A la recherche de la continuité iranienne : de la tradition zoroastrienne à la mystique islamique: Recueil de textes autour de l'oeuvre de Marijan Molé (1924-1963)
 9782503600222, 2503600220

Table of contents :
Front Matter
Samra Azarnouche. INTRODUCTION
Samra Azarnouche. CHRONOLOGIE DE LA VIE DE MARIJAN MOLÉ
Samra Azarnouche. BIBLIOGRAPHIE DE MARIJAN MOLÉ
Gianroberto Scarcia. SOUVENIR DE MARIJAN MOLÉ
Anna Krasnowolska. MARIJAN MOLÉ’S EARLY WORKS AND HIS STUDY OF PERSIAN EPICS
Jean Kellens. 1956-1964 : LE PRINTEMPS DES ÉTUDES GÂTHIQUES
Philippe Swennen. MARIJAN MOLÉ À L’AUBE DU NOUVEAU COMPARATISME INDO-IRANIEN
Shaul Shaked. A ZOROASTRIAN ANTHROPOLOGICAL THEOLOGY
Antonio Panaino. LE GĒTĪG DANS LE MĒNŌG ET LE SYSTÈME CHILIADIQUE MAZDÉEN SELON LA RÉFLEXION DE MARIJAN MOLÉ
Pierre Lory. MARIJAN MOLÉ, ‘AZÎZ NASAFÎ ET L’HOMME PARFAIT
Michel Tardieu. LES MYSTIQUES MUSULMANS DE MARIJAN MOLÉ : CONTEXTES ET ENJEUX
Florence Somer. MARIJAN MOLÉ ET LA « TRADITION JAMASPIENNE » : LE TRAITÉ APOCALYPTIQUE INÉDIT DES AḤKĀM Ī JĀMĀSP
Alexey Khismatulin. DESTINY OF THE UNPUBLISHED WORKS BY MARIJAN MOLÉ ON THE NAQSHBANDIYA
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À LA RECHERCHE DE LA CONTINUITÉ IRANIENNE DE LA TRADITION ZOROASTRIENNE À LA MYSTIQUE ISLAMIQUE

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES

SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

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Illustration de couverture : Plafond de bois peint d’un des iwâns du mausolée de Bahā’uddīn Šāh Naqšband (xive s., Qasr-e ‘Ārifān, région de Boukhara, Ouzbékistan). Cliché Samra Azarnouche, 2019. Tous droits réservés. Photographie p. 5 : Marijan Molé à Téhéran. Cliché Gianroberto Scarcia, sans date. Tous droits réservés.

À LA RECHERCHE DE LA CONTINUITÉ IRANIENNE DE LA TRADITION ZOROASTRIENNE À LA MYSTIQUE ISLAMIQUE

Recueil de textes autour de l’œuvre de Marijan Molé (1924-1963)

Réunis par

Samra A zArnouche

H

F

Collection « Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses » Cette collection, fondée en 1889 et riche d’environ deux-cents volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études – PSL (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (enseignantschercheurs à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités). Directeurs de la collection : Mohammad Ali Amir-moezzi, Ivan Guermeur Éditeurs : Morgan GuirAud, Cécile GuivArch, Anna WAide Comité de rédaction : Andrea Acri, Constance Arminjon, Jean-Robert ArmoGAthe, Samra AzArnouche, Marie-Odile Boulnois, Marianne BujArd, Vincent GoossAert, Andrea-Luz Gutierrez-choquevilcA, Patrick henriet, Christian jAmBet, Vassa KontoumA, Séverine mAthieu, Gabriella Pironti, François de PoliGnAc, Ioanna rAPti, Jean-Noël roBert, Arnaud sérAndour, Judith törszöK, Valentine zuBer Les ouvrages publiés dans cette collection ont été soumis à une évaluation par les pairs à simple insu, par un membre spécialiste du comité éditorial et un spécialiste externe. Method of peer review: single-blind undertaken by a specialist member of the Board and an external specialist. © 2022, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2022/0095/239 ISBN 978-2-503-60022-2 e-ISBN 978-2-503-60023-9 DOI 10.1484/M.BEHE-EB.5.128910 Printed in the EU on acid-free paper.

Lettre de Marijan Molé à Jean de Menasce, datée du 10 décembre 1957 (voir infra p. 311, note 1) Fonds « Jean de Menasce », Institut des études iraniennes, BULAC. Droits réservés.

AVANT-PROPOS

A

Avant-propos

u printemps 2014, le hasard voulut qu’une partie importante du Nachlass de Marijan Molé soit découverte parmi les archives de son maître, Jean de Menasce, déposées par l’Institut des études iraniennes à la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations (BULAC), dont nous préparions alors l’inventaire.

Le volume de ce Nachlass est certes modeste comparé au riche « fonds Molé » de la Section arabe de l’Institut de recherche et d’histoires des textes (IRHT). Il s’agit d’une sélection faite près d’un an après le décès de M. Molé par J. de Menasce, pour lui-même et pour ses étudiants – ainsi qu’il le précise dans une lettre à Madame Éliane Molé (datée du 9 août 1964) –, parmi les éditions et traductions des textes moyen-perses préparées par son époux en vue d’une publication ou pour un usage pédagogique. Grâce aux efforts de J. de Menasce, trois ouvrages posthumes purent être publiés à partir des papiers laissés par son ancien élève : L’Iran ancien, Bloud et Gay, Paris 1965 ; Les mystiques musulmans, Puf, Paris 1965 et La légende de Zoroastre selon les textes pehlevis, C. Klincksieck, Paris 1967. Le reste ne tomba pas tout de suite dans l’oubli : plusieurs cahiers recouverts de sa fine et dense écriture tracée à l’encre bleue furent catalogués et mis à la disposition du public de la Bibliothèque des études iraniennes, avant d’être retirés des rayons et déposés aux archives. Ce Nachlass méconnu de l’Institut des études iraniennes, aujourd’hui regroupé dans un nouveau « fonds Molé » à la BULAC, nous permet de mieux percevoir l’ampleur exceptionnelle des travaux philologiques de Molé sur la littérature zoroastrienne en moyen-perse.

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Avant-propos Pratiquement tous les textes exégétiques les plus notables (dont le Yasna et la quasi totalité du Dēnkard) avaient été lus et transcrits de sa main, et de nombreux chapitres traduits en français. Mais il y a plus encore. La correspondance de J. de Menasce révèle que la part la plus large des papiers de Molé concernant le zoroastrisme avait été déplacée vers Jérusalem, avant d’être restituée à Paris dans une « grande caisse métallique » vers la fin des années 1960. Malgré de multiples tentatives, nous avons aujourd’hui perdu tout espoir de retrouver plus de soixante ans après sa disparition la trace de cette mystérieuse malle… Cette quête inaboutie explique en partie le retard de la publication de cet ouvrage ; nous avions en effet espéré pouvoir y rendre compte de ces papiers et présenter pour la première fois la totalité de l’héritage inédit, morcelé et indûment ignoré de cet iranisant. Le présent volume rassemble les contributions présentées à la journée d’étude internationale intitulée « Entre le mazdéisme et l’islam », dédiée à l’œuvre de Molé qui s’est tenue le 24 juin 2016 à Paris. L’organisation de cette journée a été rendue possible grâce au soutien de la section des Sciences religieuses de l’École pratique des hautes études, de la fondation Hugot du Collège de France, du Centre de recherche sur le Monde iranien (CNRS, UMR 8041) et de l’École française d’Extrême-Orient que nous avons l’honneur de remercier, ainsi que tous les participants et intervenants de cette journée. Parmi ceux-ci, il nous est particulièrement agréable de remercier Monsieur Christian Molé pour nous avoir accordé le droit de publier des inédits de son père. Enfin, nos travaux sur les archives de Marijan Molé et de Jean de Menasce sont redevables à l’inestimable assistance de Mesdames Muriel Roiland (IRHT) et Farzāneh Zāreie (BULAC) et du frère Jean-Michel Potin (bibliothèque du Saulchoir). Samra AzArnouche

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INTRODUCTION Introduction

Marijan Molé et l’étude de l’Iran ancien Le projet d’organiser une journée d’étude consacrée à l’œuvre de l’iranisant slovéno-polonais Marijan Molé (1924-1963) est né d’une conversation avec Jean Kellens en 2012 lors de la préparation d’un dossier sur le zoroastrisme destiné au grand public, pour la revue Religions et Histoire (n° 44, mai/juin 2012, p. 12-57), dossier que nous avions intitulé « Le rite pour l’éternité ». Jean Kellens énonçait ainsi le choix de mettre en lumière cet aspect particulier de la religion iranienne plutôt qu’un autre : « Des origines à nos jours, le zoroastrisme n’a cessé de changer, c’est-à-dire d’oublier et de créer, mais il a survécu à toutes les influences par sa fidélité paradoxale à ce qui fait la singularité de son premier développement : une puissante philosophie du rituel » (p. 13). Déjà un demi-siècle plus tôt, Marijan Molé avait été le premier à mettre en exergue une « idéologie ritualiste » qui aurait été à la base des représentations religieuses du zoroastrisme et, corollairement, cette conception d’une perpétuation du rituel comme fil conducteur d’une tradition religieuse avait été l’idée directrice de la plupart de ses écrits. Parmi ses nombreux travaux, deux ouvrages présentent la forme la plus aboutie de sa lecture des rites comme clefs d’interprétation des mythes iraniens : Culte, mythe et cosmologie de l’Iran ancien. Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne (1963) et La légende de Zoroastre (1967), dont l’approche mise en œuvre consistait à reconstruire généalogiquement les paradigmes doctrinaux du rite cosmique de la Rénovation, du rite haomique et du rite initiatique. Cette vision de la continuité qui fut la sienne s’accompagnait nécessairement d’un effort méticuleux et fécond pour résorber ou expliquer les ruptures apparentes, les dissonances et les oublis.

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Introduction Déjà quelques années plus tôt, deux événements scientifiques avaient démontré que, de toute évidence, les spécialistes de l’Iran ancien n’en avaient pas fini avec Marijan Molé, dont la carrière aussi fulgurante que fugace (environ une quinzaine d’années) avait laissé des empreintes durables : la parution d’un ouvrage, en 2006, et un cycle de conférences organisées au Collège de France en mai 2008. Le livre, sans doute le seul jamais consacré à l’épistémologie des études zoroastriennes, est la Quatrième naissance de Zarathushtra où, à propos de la dimension liturgique des Gāthās, l’auteur, Jean Kellens, qui affirme « emboîter le pas de Molé », situe avec acuité la place de ce dernier dans l’horizon des études zoroastriennes et principalement avestiques 1. Marquées elles aussi par la tétrade, les conférences données par Albert de Jong au Collège de France étaient intitulées « Les quatre phases de la religion mazdéenne » où, loin de talonner Molé, l’orateur reprenait ses interrogations fondamentales sur l’histoire du zoroastrisme comme point de départ d’une réflexion critique 2. Enfin, à l’occasion d’une rencontre avec Bruce Lincoln en 2015 à Chicago, il nous apparut que l’approche comparatiste et structuraliste qu’il mettait en œuvre aboutissaient peu ou prou aux mêmes résultats que ceux de Molé : les disparités des sources iraniennes anciennes, entre les inscriptions achéménides en vieux-perse, le corpus vieil-avestique, l’Avesta récent et la littérature exégétique en moyen-perse, ne pourraient, selon lui, être comblées que si l’on tente de mettre en évidence les composantes d’une doctrine unitaire et d’un discours homogène qui sous-tendrait un système harmonieux 3. « Harmonisante » est précisément la dénomination qu’Albert de Jong avait choisie pour l’une des trois catégories d’historiens du zoroastrisme dans laquelle il situait Marijan Molé, aux côtés d’Ilya Gershevitch, Gherardo Gnoli et Mary Boyce 4. Dans la première catégorie, 1. 2. 3. 4.

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J. Kellens, La quatrième naissance de Zarathushtra, Paris 2006 (La Librairie du siècle), p. 141-143. Pour résumé de ces conférences voir A. de Jong, « Les quatre phases de la religion mazdéenne », Annuaire du Collège de France 108 (2008), consulté le 15 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/annuaire-cdf/272. Voir entre autres B. Lincoln, Politique du paradis. Religion et empire en Perse achéménide, éd. D. Barbu et N. Meylan, Genève 2015. Les trois catégories établies par A. de Jong sont les « fragmentizing views », « harmonizing view » et « diversifying views » (A. de Jong, Traditions of the Magi. Zoroastrianism in Greek and Latin Literature, Leyde-NewYorkCologne 1997, p. 39-75), qui se comprennent mieux à la lumière des réajustements xxie

Introduction caractérisée par une approche « fragmentante », se trouvent principalement des linguistes français (Antoine Meillet et Émile Benveniste) et des savants d’Uppsala (Henrik Samuel Nyberg, Geo Widengren et Stig Wikander). Leur reconstruction de l’histoire religieuse donnait à voir une mosaïque de sectes et de mouvements hétérodoxes ; pour ce qui concerne le zoroastrisme « orthodoxe », on lui appliquait un schéma dialectique strict avec, comme thèse, un polythéisme pré-zoroastrien, comme antithèse, un monothéisme centré sur le dieu suprême Ahura Mazdā et prôné par un Zarathushtra « réformateur » et enfin, comme synthèse, le retour à un polythéisme teinté de zoroastrisme. À cette approche succéda au début des années soixante la catégorie « harmonisante » et, implicitement, on bascula « des religions de l’Iran ancien » vers « la religion de l’Iran ancien » 5. L’attention portée exclusivement sur la partie la plus ancienne de l’Avesta, les Gāthās, se déplaça alors vers le corpus moyen-perse sassanide et post-sassanide que l’on admit désormais comme le prolongement et l’ultime dépositaire d’une tradition que l’on pouvait légitimement appeler « zoroastrienne ». Les disparités apparentes dans ses différentes strates textuelles n’étaient plus à comprendre comme des ruptures dans la tradition religieuse, mais comme des développements organiques internes. Marijan Molé s’avère la figure la plus originale de cette deuxième catégorie d’historiens, car il est le seul à proposer du zoroastrisme une interprétation empreinte de structuralisme. C’est objectivement dans le structuralisme qu’il puisa les outils les plus novateurs pour rejeter radicalement le schéma analytique classique et tenter de percevoir les contours d’un « système » cohérent qui maintient des paradigmes mythologiques et doctrinaux, avec, à une extrémité, la religion indo-iranienne et, à l’autre bout de la chronologie, les trois religions abrahamiques. Or la réception de cette reconstruction auprès de ses contemporains fut loin d’être positive. Comme déconcertés par le caractère singulier de sa méthode, ils lui adressèrent les mêmes

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apportés par J. Kellens, « Sur quelques grandes tendances des études avestiques et mazdéennes au xxe siècle », dans C. G. Cereti, M. Maggi et E. Provasi (dir.), Religious Themes and Texts of Pre-Islamic Iran and Central Asia, Wiesbaden 2003, p. 213-222. H. S. Nyberg, Irans forntida religioner, Stockholm 1937 ; H. S. Nyberg, H. H. Schaeder (trad.) Die Religionen des alten Iran, Leipzig 1938 ; J. Duchesne-Guillemin, La religion de l’Iran ancien, Paris 1962.

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Introduction critiques qu’il était alors de coutume de faire aux structuralistes : une perspective anhistorique, et plus spécifiquement, la négation de l’historicité de Zarathushtra, qui semble transparaître dans le titre de sa « petite thèse » publiée à titre posthume par son maître à l’École pratique des hautes études, Jean de Menasce, La légende de Zoroastre (1967) : le Zoroastre que les sources nous donnent à voir n’est que légende, et cette légende a un arrière-fond rituel. Vers la fin de la version publiée de sa « grande thèse », Culte, mythe et cosmologie de l’Iran ancien, il ressent le besoin de répéter, sans doute en réaction à la polémique qu’il suscite, que son approche lui a été dictée par les sources elles-mêmes : Nous avons vu que rien, ou à peu près, dans les textes étudiés, ne permet de tirer des conclusions d’ordre historique. Nous n’en savons pas plus sur la vie réelle de Zoroastre et de son protecteur que lorsque nous tracions la première ligne de notre premier chapitre ; nous en savons – ou croyons en savoir – moins encore. Tout ce que nous pouvons dire est que le dialecte des Gāthā indique une province de l’Iran oriental, peut-être le Xwārizm, mais c’est tout, absolument tout. Le reste est mythique, rituel, symbolique ; et la méthode que nous avons choisie, l’interprétation que nous avons adoptée, tiennent compte avant tout de ce fait. Certes, il ne s’agit pas de réduire le zoroastrisme à des réalités liturgiques et mythiques, bien que ce sont elles dont vit une religion. Leur réalité, leur existence ne sont pas moins vraies que celles d’un événement unique et irremplaçable : elles sont même plus durables. Le problème de la réalité historique du Prophète se pose sur un plan différent et doit être résolu avec des méthodes différentes. Pour les mazdéens, il a son importance, mais ils n’envisagent la vie de leur fondateur qu’à travers une image archétypique qui traduit une expérience spirituelle 6.

Un apport décisif de son usage de « méthodes différentes » et de l’approche « harmonisante » fut de remettre en question l’existence des sectes zoroastriennes et d’une hétérodoxie instituée, opposée à une orthodoxie, ce qui le conduit à régler la question de la supposée secte « zurvaniste » 7. Son œuvre se situe aussi à la confluence d’autres courants de pensée de son temps, et elle est profondément marquée par le comparatisme et par la thèse de la trifonctionnalité de Georges 6. 7.

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Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien : Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne, Paris 1963, p. 524. Voir ci-dessous : « Molé et ses contemporains ».

Introduction Dumézil. Les deux hommes entretiennent d’ailleurs des relations fécondes, et Dumézil ne manque pas de recourir à des nouvelles traductions de textes moyen-perses que Molé met à sa disposition. L’une des principales implications de sa lecture trifonctionnelle est la distinction entre les trois grandes catégories du savoir sacré zoroastrien que les textes pehlevis, notamment le Dēnkard VIII.1-23, nomment dādīg « légale », hādmānsarīg « incantatoire ; rituelle » et gāhānīg « gâthique », et que Molé analyse respectivement comme des manifestations socio-légale, rituelle et théologique 8, qui correspondraient aux trois fonctions sociales mais intériorisées et ramenées à un degré éthique. Ainsi, on aurait selon lui une gradation entre une religiosité la plus ésotérique (gâthique) jusqu’à la plus exotérique (légale). L’une et l’autre de ces manifestations religieuses, celle des Mages d’un côté et celle des rois achéménides de l’autre, sont nécessairement différentes mais elles restent dans le cadre d’une même tradition zoroastrienne. La religion des Achéménides serait de type dādīg, commune à toute la nation iranienne, tandis que la religion gāhānīg serait une doctrine d’élite réservée aux initiés. Il faut constater qu’en dépit de l’inventivité et de la brillante inspiration qui l’animent, cette idée de la trivalence fonctionnelle du corpus religieux et, plus généralement, le modèle de « la structure de la religion iranienne » que propose Molé 9 ne connurent aucun retentissement. Au moins deux de ses thèmes de prédilection semblent avoir été inspirés par l’école d’Uppsala : d’abord celui des rites initiatiques, réservés à un cercle restreint tel qu’une élite religieuse 10. C’est ainsi qu’il analyse la conversion de Vištāspa dont l’initiation servirait de modèle aux autres zoroastriens et aurait pour projection le rite actuel du Nawzôt (Navjote ou Sedre-puši). L’initiation présente aussi de fortes implications eschatologiques : le salut est réservé à des « élus » initiés qui échappent aux forces du mal et atteignent le paradis 11, et c’est la daēnā – une notion fondamentale dont Molé avait déjà perçu la sémantique kaléidoscopique :

8. Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, p. 60-81. 9. Ibid., p. 37-81. 10. Ibid., p. 70, où Molé tente d’établir un parallèle entre la doctrine gâthique et une doctrine à mystères. 11. M. Molé, « Daēnā, le pont Činvat et l’initiation dans le mazdéisme », Revue de l’histoire des religions 157 (1960), p. 158.

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Introduction vision ; âme pérégrinante ; représentation des actions sur terre ; corpus religieux ; doctrine religieuse, etc. – qui détermine le sort posthume de l’âme franchissant le Pont du Činvat comme un rite de passage. Le second thème amplement mis en valeur par Molé est celui de la fête annuelle. Sa lecture du rite cosmique comme fête iranienne du Nowrouz à l’équinoxe du printemps rejoint par certains aspects celle de son contemporain et collègue F. B. J. Kuiper qui tentait de montrer que le sacrifice védique est une cérémonie du Nouvel An et une réactivation annuelle du mythe cosmogonique 12. Pour Molé, deux éléments coexistent dans la fête annuelle de l’Iran, ce qui la distingue du schéma indien : l’aspect cosmogonique et l’aspect eschatologique. Dans les Védas comme dans les Gāthās, on se remémore une victoire sur les forces du mal, mais tandis que les premiers parlent d’une victoire passée, les seconds préfigurent une victoire future dont les conditions ont été mises en place au début du monde 13. Il n’est pas improbable que ce soit aux émanations tardives de l’école « Myth and ritual » de Cambridge qu’il emprunta le schéma interprétatif du mythe de la naissance de Zarathushtra : ce récit est selon lui une paraphrase narrative de l’enchaînement des actes rituels du Paragṇā qui intervient dans la phase préliminaire du sacrifice du Yasna pour préparer la boisson sacrée du parāhōm, faite de suc du haōma pressuré, mélangé à de l’eau ou du lait. Cette découverte est, selon nous, tout à fait représentative de l’importance qu’il attache au phénomène évolutif et à la généalogie des composantes mythologiques, ainsi qu’à la continuité d’une doctrine qui doit sans cesse se réinventer pour survivre. Cette réinvention passe aussi par l’invention de nouveaux mythes. Dû à l’influence décisive de l’école d’Erlangen 14, un autre apport essentiel est son interprétation des Gāthās – sans toutefois déboucher sur une traduction intégrale – qui marque une rupture nette avec celle de son temps : d’abord, il établit que chaque Gāthā forme une unité organique cohérente, et que l’on ne peut pas parler de dix-sept Gāthās mais de cinq. Cette thèse de « l’unité gâtique » révèle un autre aspect du texte vieil-avestique : ce ne sont pas des sermons, mais le récitatif

12. F. B. J. Kuiper, « The Ancient Aryan Verbal Contest », Indo-Iranian Journal 4 (1960), p. 217-281, comme le remarque J. Duchesne-Guillemin, « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme : Structure et évolution », Numen 8 (1961), p. 49. 13. Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, p. 527-528. 14. J. Kellens, La quatrième naissance de Zarathushtra, p. 142.

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Introduction liturgique d’une cérémonie sacrificielle ancienne reposant sur une doctrine bien établie. Il fallut attendre 1986 et l’analyse de Johanna Narten pour que la thèse de la fonction rituelle du corpus vieil-avestique soit corroborée et, c’est à Jean Kellens que nous devons d’avoir rendu explicite, y compris dans le présent ouvrage 15, cette réhabilitation tardive de la théorie de Molé, bien que son interprétation de l’office gâthique comme rite de la rénovation du monde ne soit, selon lui, pas tenable 16. Quoi qu’il en soit, les avancées de Molé sont encore au cœur des discussions sur l’usage et la formation des Gāthās. De l’Iran à l’Inde Arrivé à Téhéran en 1955 comme boursier de l’Institut français d’iranologie, Marijan Molé semble n’avoir eu aucun mal à se faire une place au sein du milieu académique iranien du milieu et de la fin des années cinquante 17. Il côtoyait entre autres Mohammad Mo’in, Sa’id Nafisi (qui le premier attira son attention sur l’importance de la confrérie soufie des Naqshbandis) 18, Bahrâm Faravashi (sans doute déjà depuis Paris), Ehsân Yârshater ou Parviz Nâtel Khânlari ; il fréquentait assidûment les bibliothèques iraniennes et avait tissé d’étroites collaborations avec différentes institutions, dont certaines avaient déjà abouti à des publications en Iran 19, tandis que d’autres étaient encore en cours au moment de sa disparition en 1963. Il fut très tôt reconnu

15. Voir ci-dessous sa contribution, et également J. Kellens, « Pourquoi comprenons-nous si mal les Gâthâs ? Keynote lecture au 9e colloque de la Societas Iranologica Europaea », Estudios Iranios y Turanios 4 (2020), p. 51-59. 16. L’unité gâthique est également admise par Prods Oktor Skjærvø (P. O. Skjærvø, « The Gāthās as Myth and Ritual », dans M. Stausberg et Y. S.-D. Vevaina (dir.), The Wiley Blackwell Companion to Zoroastrianism, Chichester 2015, p. 59-67). 17. Cette partie est la version remaniée de l’intervention du Professeur Jaleh Amuzegar (université de Téhéran) à la journée d’étude de 2016. Nous la remercions pour ces détails fort utiles sur la postérité de l’œuvre de Molé en Iran. 18. M. Molé, « Autour du Daré Mansour : L’apprentissage mystique de Bahā’ al-Dīn Naqšband », Revue des études islamiques 27 (1959), p. 66, n. 147. 19. M. Molé, « La version persane du Traité des dix principes de Najm al-Dīn Kobrā par ‘Alī b. Shihāb al-Dīn Hamadānī », Farhang-e Irān Zamīn 6 (1337/1958), p. 38-66 ; « Naqšbandiyāt I : Quelques traités naqšbandis », Farhang-e Irān Zamīn 6 (1337/1958), p. 273-284 ; « Naqšbandiyāt II : Tarjomeh-ye Tālebīn va Īzāh-e Sālekīn, Mohammad ‘Awaz Bokhārī », Farhang-e Irān Zamīn 8 (1339/1960), p. 72-132 ; « Naqšbandiyāt III », Farhang-e Irān Zamīn 8 (1339/1960), p. 132-134.

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Introduction en Iran pour ses travaux sur la mystique islamique et pour son effort à faire connaître les traités persans kubrawis, au point d’avoir été invité, au printemps 1958, par les cercles de la confrérie des Dahabī de Shiraz à publier leurs manuscrits. Cette reconnaissance iranienne semble s’être inversée par la suite car, après sa mort, seule son œuvre sur le zoroastrisme trouva une audience fidèle et s’imposa même progressivement comme une référence incontournable. Il y eut d’abord la traduction persane du petit livre consacré à l’« idéologie de base » de la religion zoroastrienne, L’Iran ancien (1965), dont Jaleh Amuzegar publia une traduction persane aux Presses de l’université de Téhéran en 1977 20. Bien qu’il fût destiné à l’origine à un lectorat français de non spécialistes, l’aspect synthétique, l’architecture originale de l’ouvrage ainsi que son riche dossier iconographique – bien que parfois quelque peu détonnant par rapport au texte – contribuèrent à un succès rapide et durable parmi les lecteurs iraniens. Autant le format que la matière ont dû être appréciés pour leur surprenante modernité. Molé ne manque pas d’y disséminer quelques-unes de ses idées personnelles, comme sa théorie du Nouvel An comme fête cosmique, le caractère liturgique des Gāthās, la nature prototypique de Zoroastre comme prêtre officiant, les modalités du passage du mythe à l’épopée, ou encore la tripartition fonctionnelle et, bien sûr, sa vision des rituels zoroastriens. Jaleh Amuzegar a également fait état des connaissances de Molé dans un domaine qui était resté alors peu exploité dans l’histoire du zoroastrisme, celui de la littérature zoroastrienne en langue persane 21. Elle poursuivit, en l’élargissant, l’analyse pionnière de Molé 22 sur un traité en vers qui fait le récit d’une disputatio entre Zarathushtra et

20. M. Molé, L’Iran ancien, Bloud et Gay, Paris 1965 (Religions du monde), 118 p. [traduit en persan par Jāleh Āmuzegār, Irān-e bāstān, Entešārāt-e Dānešgāh-e Tehrān, Téhéran 2536/1977]. Cette traduction persane du petit livre de Molé a longtemps été au programme du concours national d’entrée en Master d’études iraniennes anciennes (kāršenāsī aršad). Elle semble en avoir été retirée depuis seulement une dizaine d’années. 21. J. Amuzegar-Yeganeh, « Études sur la langue et la littérature mazdéennes en persan : le Ṣad Dar Nas̱ r et le Ṣad Dar Bondaheš », thèse de doctorat de l’École pratique des hautes études, dirigée par Jean de Menasce, Paris 1967 (inédite), J. Amuzegar, « Adabīyyāt-e zardoštī be zabān-e fārsī » [La littérature zoroastrienne en persan], Majalleh-ye dāneškadeh-ye adabīyyāt va ʿolūm-e ensānī 17 (1969), p. 172-199. 22. M. Molé, « Deux aspects de la formation de l’orthodoxie zoroastrienne », Annuaire

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Introduction un sage hindou du nom du Čangranghāče, récit ayant pour objectif de faire valoir la nature universelle de la parole avestique et de la sagesse iranienne. Ce n’est que récemment que sa grande thèse Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien a été traduite en persan, par Mohammad Mirzāyi (Āyīn, ostureh va keyhān-šenāsi dar Irān-e bāstān. Mas’aleh-ye sonnat-e zartošti va mazdāyi, Negāh-e mo‘āṣer, Téhéran 1395/2016). Quant à son ouvrage sur les textes de ‘Azīzoddīn Nasafī (viie/xiiie siècle), Le Livre de l’Homme Parfait (Kitāb al-Insān al-Kāmil), publié d’abord par le Département d’iranologie de l’Institut franco-iranien de Téhéran et Adrien Maisonneuve en 1962, puis repris aux éditions Ṭahuri de Téhéran à partir de 1983, il en était à sa 15e réédition en 2019. Comme le révèle Gianroberto Scarcia dans la biographie intellectuelle de Molé qu’on lira plus loin (p. 59-68), il était venu à Téhéran à la recherche de la continuité iranienne en islam. Mais cette quête s’avéra illusoire, car il ne trouva nulle trace des structures caractéristiques du zoroastrisme dans l’islam iranien. On peut même dire qu’au moins pour un cas, c’est l’inverse qui se produisit : il transposa en effet le schéma de l’Homme Parfait de la mystique islamique et de la gnose à la figure de Zarathushtra. Il peut ainsi la décrire, dans le troisième chapitre de sa thèse, comme l’archétype fondamental et le pivot humain jouissant d’une dignité cosmique assez exceptionnelle pour lui permettre de dépasser le dualisme 23. Cette rencontre décisive avec la mystique islamique sera aussi fructueuse que son travail acharné sur les textes zoroastriens : il parvient en très peu de temps à révéler un pan ignoré des textes mystiques et de produire des synthèses dont certaines continuent jusqu’à nos jours à faire autorité. Son intérêt se situe surtout autour de deux confréries mystiques majeures : les Kubrawis et les Naqshbandis. « Sa passion pour la documentation de première main », comme l’exprime Georges Vajda 24, le pousse à rassembler une documentation exceptionnelle sur ces deux tarīqa, qui constituera plus tard le fonds de manuscrits et de microfilms

de l’Institut de Philologie et d’Histoire Orientales et Slaves 12 (Mélanges Henri Grégoire, 4) (1952), p. 289-324. 23. Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, p. 469-525. 24. G. Vajda « Compte rendu de M. Molé, Les mystiques musulmans, Paris 1965 », Revue de l’histoire des religions 170 (1966), p. 99.

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Introduction conservé à la section Arabe de l’IRHT. Pas moins de quatre spécialistes du soufisme se sont intéressés de près à différents aspects de ce fonds et en ont établi l’inventaire (Franco Coslovi 25, Stéphane Ruspoli 26, Jürgen Paul 27 et Alexey Khismatulin 28), en tentant d’y mettre de l’ordre ou d’identifier les traités acéphales. Comme le note le premier 29, l’accumulation de nombreuses copies d’un même traité indique que Molé avait la volonté de préparer des éditions critiques – dont aucune ne vit le jour –, mais surtout qu’il avait entrepris un travail de dépouillement systématique de documents en persan qui furent d’ailleurs employés dans plusieurs de ses articles en traduction française. Les aspects historiques et sociologiques des mouvements mystiques ne retiennent que modérément son attention et il y préfère toujours l’étude des origines des silsila et des rituels 30. Son célèbre article écrit entre Istanbul et Téhéran, intitulé « Autour du Daré Mansour : L’apprentissage mystique de Bahā’ al-Dīn Naqšband », Revue des études islamiques 27 (1959), p. 35-66, reste le témoin le plus significatif de cette démarche. C’est encore de nos jours l’un des meilleurs écrits en langue occidentale sur les origines de la Naqshbandiyya et sur la vie de la figure éponyme de Bahā’ al-Dīn, même si les échos hallâgiens inspirés par Louis Massignon paraissent déroutants

25. F. Coslovi, « Liste des manuscrits arabes et persans microfilmés (fonds Molé) de l’Institut de recherche et d’histoire des textes », Studia Iranica 7 (1978), p. 117-156, F. Coslovi, « Seconde liste des manuscrits arabes et persans du fonds Molé », Studia Iranica 14 (1978), p. 245-254. 26. S. Ruspoli, « Notice sur les manuscrits Naqshbandi du fonds Molé », dans M. Gaborieau, A. Popovic, Th. Zarcone (dir.), Naqshbandis. Cheminements et situation actuelle d’un ordre mystique musulman, Istanbul-Paris 1990, p. 57-59. 27. J. Paul, « À propos de quelques microfilms du fonds Molé », Studia Iranica 18 (1989), p. 243-245. 28. A. Khismatulin et S. Azarnouche, « The Destiny of a Genius Scholar : Marijan Molé (1924-1963) and his Archives in Paris », Manuscripta Orientalia 20 (2014), p. 45-56, A. Khismatulin, « Description of Fonds Molé », Paris 2016, IRHTCNRS (https://f-origin.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/2757/files/2016/09/ IRHT-Mole-Catalogue.pdf). Voir également sa contribution au présent volume. 29. F. Coslovi, « Liste des manuscrits arabes et persans microfilmé (fonds Molé) de l’Institut de recherche et d’histoire des textes », p. 125. 30. S. Ruspoli, « Réflexions sur la voie spirituelle des Naqshbandi », dans M. Gaborieau, A. Popovic, Th. Zarcone (dir.), Naqshbandis. Cheminements et situation actuelle d’un ordre mystique musulman, Istanbul-Paris 1990, p. 95-96.

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Introduction pour un lecteur d’aujourd’hui 31. Le « Dâr-e Manṣūr » réfère au gibet de Manṣūr Ḥallāj et l’entrée dans le meydān initiatique représente pour les Bektashis l’acquisition d’un certain degré mystique. On reconnaît généralement à Molé le mérite d’avoir identifié les sources primaires et étudié un vaste ensemble de manuscrits sur la confrérie des Naqshbandis. Projetait-il d’appliquer à cette doctrine la même approche structurale qu’il avait déjà expérimentée pour le zoroastrisme ? Cela pourrait expliquer son intérêt particulier pour les rites initiatiques, leurs pratiques (comme les différents degrés du ḏikr et la liturgie ésotérique), les représentations hagiographiques de la figure fondatrice, la généalogie initiatique du isnād, et leur différence par rapport aux Bektashis, autant de paradigmes qu’il aurait pu observer par le prisme structural, mais avec davantage de liberté, moins de « sujétion académique » 32. La négation de la figure historique de Zoroastre qu’on lui reprocha – et dont il se défendit 33 – et son emploi quasi exclusif du français dans ses écrits ne devaient pas le rendre particulièrement populaire dans le milieu conservateur des Parsis d’Inde. Pourtant un vaste projet de traduction de ses articles sur le zoroastrisme était en cours, au K. R. Cama Oriental Institute de Bombay 34. Plus connu comme traducteur de la Qeṣṣa-ye Sanjān (Bombay 1991), le Dr. Homi E. Eduljee (m. 2005),

31. H. Algar, « The Present State of Naqshbandi Studies », dans M. Gaborieau, A. Popovic, Th. Zarcone (dir.), Naqshbandis. Cheminements et situation actuelle d’un ordre mystique musulman, Istanbul-Paris 1990, p. 47. 32. Nous empruntons l’expression à J. Kellens, « Sur quelques grandes tendances des études avestiques et mazdéennes au xxe siècle », p. 214, n. 2. 33. Molé n’a en effet jamais affirmé que Zoroastre n’était pas une figure historique, mais seulement que le cadre où le plaçaient les Gāthās n’était pas de l’ordre de l’histoire. Voir entre autres M. Molé, « Réponse à M. Duchesne-Guillemin », Numen 8 (1961), p. 53, M. Molé, « Une histoire du mazdéisme est-elle possible ? Notes et remarques en marge d’un ouvrage récent (1) », Revue de l’histoire des religions 162.1 (1962), p. 62, puis M. Molé, Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien : Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne, p. vii, p. 532 : « Loin de nous de vouloir nier la réalité historique du Prophète iranien et de son entourage ; mais cette réalité ne nous apparaît que transformée conformément à un schéma rituel. C’est ce schéma que nous voulons analyser ici, sa structure et sa fonction ». 34. Nous devons cette information à Burzine K. Waghmar (SOAS) que nous remercions chaleureusement. Les extraits fournis par notre collègue permettent d’apprécier l’excellente qualité de la traduction faite par H. E. Eduljee.

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Introduction avait préparé dans les années quatre-vingt une anthologie des articles de Molé, intitulée « The Zoroastrian Papers of Marijan Molé », pour une publication dans le Journal of the Cama Oriental Institute. Ces traductions ne virent jamais le jour. Peut-être n’étaient-elles finalement destinées qu’à quelques Parsis éclairés qui fréquentaient l’Institut. L’inventaire ci-dessous laisse entendre que la sélection, très équilibrée, avait été faite par un bon connaisseur de l’ensemble de l’œuvre de Molé : 1. The Historical Implications of the Prologue to the Book of Arta Viraz (« Les implications historiques du prologue du Livre d’Artā Vīrāz », Revue de l’histoire des religions 139 [1951], p. 35-44), p. 1-10 ; 2. The Structure of the First Chapter of the Videvdat (« La structure du premier chapitre du Vidēvdāt », Journal asiatique 239 (1951), p. 283-298), p. 11-30 ; 3. Kersasp and the Sagsar (« Garshâsp et les Sagsâr », La Nouvelle Clio 3 [1951], p. 128-138), p. 31-45 ; 4. The Division of the World in the Iranian Tradition (« Le partage du monde dans la tradition iranienne », Journal asiatique 240 [1952], p. 455-463), p. 46-56. 5. A Persian Poem by Count de Gobineau (« Un poème “persan” du comte de Gobineau », La Nouvelle Clio 4 [1952], p. 116-130), p. 57-77 ; 6. The Iranian Epic after Firdusi (« L’épopée iranienne après Firdōsī », La Nouvelle Clio 5 (Mélanges André Dupont-Sommer, 1953, p. 377-393), p. 78-96 ; 7. The War of the Giants according to the Sutkar Nask (« La guerre des Géants selon le Sūtkar nask », Indo-Iranian Journal 3 [1959], p. 282-305, p. 97-127 ; 8. A Moral Ascetism in the Pehlevi Books ? (« Un ascétisme moral dans les livres pehlevis ? », Revue de l’histoire des religions 155 [1959], p. 145-190) p. 128-180. 9. The Zurvanite Problem (« Le problème zurvanite », Journal asiatique 247 [1959], p. 431-469), p. 181-241. 10. Daena, the Chinvat Bridge and Initiation in Mazdaism (« Daēnā, le pont Činvat et l’initiation dans le mazdéisme », Revue de l’histoire des religions 157 [1960], p. 155-185), p. 242-277. 11. Ritual and Eschatology in Mazdaism (« Rituel et eschatologie dans le mazdéisme », Numen 7 [1960], p. 148-160), p. 278-300. 12. Reply to M. Duchesne-Guillemin (« Réponse à M. Duchesne-Guillemin », Numen 8 [1961], p. 51-63), p. 301-(??).

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Introduction Les projets inachevés Dans le tout dernier paragraphe de la nécrologie signée par Gianroberto Scarcia, l’auteur évoque « le regret de ce qu’il aurait pu nous dire et ne nous a pas dit ». Une partie de ce qu’il aurait pu écrire s’éclaire grâce à une note datée du 20 février 1963, qui était jointe à un dossier de candidature pour une promotion du grade de chargé de recherches à celui de maître de recherches au CNRS (fonds Molé, BULAC). Il annonce trois livres prêts à paraître : Témoignages sur la vie et la doctrine de Bahā al-Dīn Naqšband, à paraître en Iran (env. 700 pages) 35, Deux Vies de ‘Alī Hamadānī (env. 200 pages) 36, et La Tuhfat al-barara de Majd al-Dīn Baghdādī (m. 1219), à paraître au Liban (env. 180 pages) 37. Pour l’année 1964, il avait projeté de poursuivre ses travaux sur les congrégations soufies et de revoir les éditions d’Anīs al-Tālibīn et du traité kubrawi de Tuḥfat al-barara, sur la base de nouveaux manuscrits qu’il avait découverts à Istanbul en 1962. Une bibliographie critique de ’Alā al-dawla Simnānī (1261-1336) figurait également à son programme, comme première étape à l’édition de ses œuvres et à une étude globale de sa doctrine 38, ainsi que l’édition de quelques opuscules de Najm al-Dīn Kubrā. L’édition des textes de ‘Azīzoddīn Nasafī dont le premier volet, Le Livre de l’Homme Parfait, était paru en 1962, devait également être complémentée par de nouveaux manuscrits. À plus long terme, Molé projetait de travailler

35. Il s’agit d’une étude des deux recensions de l’hagiographie Anīs al-Ṭālibīn, conservée dans le fonds Molé de l’IRHT. 36. Il s’agit probablement du Khulāṣat al-manāqib dar manāqib-i mīr-sayyid-i ‘Alī b. Shihāb al-Dīn al-Hamadānī, dont seule la transcription du texte a été conservée dans le fonds Molé de l’IRHT. 37. Une partie de l’édition critique de ce texte arabe a été retrouvée dans le fonds Molé de l’IRHT. Sur ces trois manuscrits, voir la contribution d’A. Khismatulin au présent volume. 38. Il a fallu attendre plus de trente ans pour qu’une monographie doit dédiée à (presque) l’ensemble de l’œuvre de ce penseur particulièrement prolifique, par J. J. Elias, The Throne Carrier of God. The Life and Thought of ‘Alā’ ad-Dawla as-Simnānī, State University of New York Press, 1995. Un travail récent sur Simnānī (G. M. Martini, ‘Alā al-Dawla al-Simnānī between Spiritual Authority and Political Power : A Persian Lord and Intellectual in the Heart of the Ilkhanate, Leyde 2018, p. xiii, xiv-xv) reconnaît Molé comme le premier chercheur à avoir analysé l’empreinte d’un environnement chiite sur la pensée des Kubrawiya à partir de Simnānī.

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Introduction sur des soufis naqshbandis plus récents, depuis Makhdūm-i A‘ẓam (ou selon ses propres termes, Mawlānā Khwājagī) (1461-1542) jusqu’à Aḥmad Sarhindī (1564-1624) et Mawlānā Khālid (1779-1827). Il envisageait en outre un retour vers le xe siècle et des auteurs kubrawis comme Kamāl al-Dīn Khwārazmī, mais ne disposait pas encore des matériaux nécessaires. Les études zoroastriennes apparaissent assez marginales, voire fastidieuses, après l’énumération enjouée de toutes ces pistes nouvelles vers différents auteurs soufis, quand il évoque en fin de liste, comme à bout de souffle, son envie de « terminer [son] édition du neuvième livre du Dēnkard ». Scarcia conjecture « Son intérêt pour la Naqšbandīya l’aurait bientôt conduit en Inde ». Dans un certain sens, il y était déjà. Marijan Molé et ses contemporains La petite communauté académique des historiens du zoroastrisme est connue pour ses divisions et ses oppositions d’opinions, souvent radicales, parfois véhémentes. L’époque de Molé est celle où il n’était pas rare que les comptes rendus critiques prennent la forme d’attaques ad hominen 39. Sans jamais tomber dans cet extrême, Molé fut tour à tour l’auteur et l’objet de critiques néanmoins vives. D’abord en 1959, dans un article qui semble avoir remporté l’adhésion unanime de ses collègues 40, « Le problème zurvanite » 41, où non seulement il

39. Voir M. Stausberg, « On the State and Prospects of the Study of Zoroastrianism », Numen 55.5 (2008), p. 568. J. de Menasce s’est même vu une fois contraint d’intervenir et de sommer directement ses collègues d’abandonner cette rhétorique : dans une lettre à H. S. Nyberg (20.11.1961, fonds de Menasce, Bibliothèque du Saulchoir) portant sur une polémique contre R. C. Zaehner, il écrit : « Il règne dans les études iraniennes un climat empoisonné. Le fait que nous avons peu de documents, et d’une interprétation difficile, nous oblige tous de recourir à des hypothèses de travail avec les risques, mais aussi les progrès, que cela comporte. Si l’on s’injurie, si l’on se tourne en dérision, non seulement on ne fait rien avancer, mais on blesse la politesse et la charité [...]. Je serais heureux que l’on mette en vogue un ton généralement courtois dans nos études : l’esprit de querelle règne depuis trop longtemps ». 40. Au point de faire dire à MacKenzie que Molé avait pu apporter « a good measure of common sense » à une discipline qui en manquait cruellement (D. N. MacKenzie, « Review of Culte, Mythe et Cosmologie dans l’Iran ancien, by M. Molé, pp. xxxi, 579. Annales du musée Guimet ; Bibliothèque d’études, tome LXIX, Paris, 1963. F. 36 », Journal of the Royal Asiatic Society 65 [1963], p. 135). 41. M. Molé, « Le problème zurvanite », Journal asiatique 247 (1959), p. 431-469.

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Introduction corrige de nombreuses lectures pehlevies de H. S. Nyberg (Uppsala) et R. C. Zaehner (Oxford), mais réinterprète à nouveaux frais les textes supposés « zurvanites » et défend l’unité de la tradition cosmologique des textes moyen-perses contre l’idée d’une secte hétérodoxe 42. Trois ans plus tard, dans deux longs articles 43, il vise plus directement le projet irréaliste de R. C. Zaehner de vouloir « donner une histoire du zoroastrisme de l’origine jusqu’à la chute de l’Empire sassanide. La façon dont est exécutée cette entreprise rend plus tangibles non seulement son impossibilité intrinsèque, mais aussi les faiblesses de la conception ‟classique” du zoroastrisme ». Molé n’est bien sûr pas le seul à avoir fait des objections à Zaehner – en qui par ailleurs il reconnaît un excellent spécialiste du pehlevi – ; d’autres comme Mary Boyce (1957) et Ugo Bianchi (1958) s’y étaient essayés avant lui, mais il est assurément le seul à avoir tenté de donner un sens à la matière « zurvanite » précisément à partir de la doctrine qui en aurait été l’origine et à l’appui des exégèses des Gāthās dans le Waršmānsar nask. L’impact de la contribution majeure de Molé à la révocation de l’hypothèse zurvaniste a sans doute été obscurci par les critiques dirigées contre sa thèse pendant la même période. Débats avec Jacques Duchesne-Guillemin Une vive discussion qui l’opposa à Jacques Duchesne-Guillemin (1910-2012) entre 1957 et 1961 a laissé de profondes traces dans l’histoire de la discipline 44, notamment en raison de la forme écrite qu’elle 42. Voir R. C. Zaehner, Zurvan, A Zoroastrian Dilemma, Oxford 1955. 43. M. Molé, « Une histoire du mazdéisme est-elle possible ? Notes et remarques en marge d’un ouvrage récent (1) », Revue de l’histoire des religions 162.1 (1962), p. 45-67, « Une histoire du mazdéisme est-elle possible ? Notes et remarques en marge d’un ouvrage récent (2) », Revue de l’histoire des religions 162.2 (1962), p. 161-218. L’« ouvrage récent » en question est R. C. Zaehner, The Dawn and Twilight of Zoroastrianism, Londres 1961. 44. M. Stausberg et Y. S.-D. Vevaina, « Scholarship on Zoroastrianism », dans M. Stausberg et Y. S.-D. Vevaina (dir.), The Wiley Blackwell Companion to Zoroastrianism, Chichester 2015, p. 12 ; P. O. Skjaervø, « The Gathas, a Forgotten Masterpiece », dans K. Seigneurie (dir.), A Companion to World Literature, Chichester 2019, p. 12. Lors d’une rencontre à Téhéran en 2015, l’académicien iranien, Fathollāh Mojtabāyi, contemporain et lecteur de Molé, nous fit part de sa conviction que les critiques de Duchesne-Guillemin avaient été la principale cause du sentiment d’ostracisme qui aurait, selon lui, conduit Molé vers sa fin tragique. Il se souvenait encore de sa rencontre avec Molé chez Parviz Nâtel

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Introduction prit vers sa fin dans la revue Numen 45 avant d’aboutir à la rupture dont témoigne une lettre de J. Duchesne-Guillemin (datée du 14 mai 1963) 46. Celui-ci ne cache pas son admiration pour Molé (de quatorze ans son cadet) et le reconnaît comme un savant dont les travaux, parmi d’autres, peuvent conduire à une présentation globale de la religion zoroastrienne 47. Dans cette lettre de condoléance à son ami Jean de Menasce qui lui avait annoncé le décès de Molé, il se dit impatient de lire une version remaniée de la thèse 48 : « Il nous reste son œuvre, qui m’a déjà rendu tellement service. Je suis curieux d’en voir la forme définitive ». Or la thèse paraîtra sans les modifications auxquelles il semble ici s’attendre 49. Avant la publication de sa thèse doctorale et la diffusion de ses opinions à un lectorat plus vaste, Molé avait eu l’occasion de présenter ses théories dans le cadre de colloques internationaux. Au moins

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Khânlari et le décrivait comme un jeune homme timide, doué d’une intelligence hors du commun. J. Duchesne-Guillemin, « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme : Structure et évolution », Numen 8 (janvier 1961), p. 46-50 est une critique de l’article de M. Molé, « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme », Numen 7 (décembre 1960), p. 148-160 (et plus largement de sa thèse présentée en 1958), critique à laquelle répond Molé dans le même numéro : M. Molé, « Réponse à M. Duchesne-Guillemin », Numen 8 (janvier 1961), p. 58-59. Voir également, dans la même revue, M. Stausberg, « On the State and Prospects of the Study of Zoroastrianism », Numen 55.5 (2008), p. 565. Lettre reproduite à la fin de cet ouvrage, dans l’appendice 2, n° 11. Dans l’épilogue de ses Ratanbai Katrak Lectures, il signale parmi les travaux récents les plus notables la thèse que Molé était sur le point de soutenir en 1958 : « Marian Molé is shortly to defend a thesis in Paris, in which the Gāthās are considered as essentially cultic: the theory which [Sigmund] Mowinckel and others evolved in explaining the Psalms as reflecting New Year festivals is for the first time applied to our Iranian texts. This entirely new approach may well mark a turning point in the history of our response to Zoroaster » (J. Duschesne-Guillemin, The Western Response to Zoroaster, Oxford 1958, p. 103). Dans sa contribution au présent ouvrage, Michel Tardieu revient sur les conditions du rejet de la thèse principale – qui s’intitule Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne – par Émile Benveniste, et c’est par sa « petite thèse », La légende de Zoroastre, qu’il se voit décerner un doctorat de la Sorbonne. Ainsi qu’il le constatera lui-même un peu plus tard : J. Duchesne-Guillemin, « Compte rendu de Marijan Molé, Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien : Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne, Puf, Paris 1963 (Annales du musée Guimet. Bibliothèque d’études 69, xxxii-598 p. Prix : 36 F. », Revue de l’Histoire des Religions 169 (1966), p. 69.

Introduction deux occasions nous sont connues : la première, précédant la soutenance de la thèse, est le congrès des orientalistes de Munich (28 août-4 septembre 1957), où Jacques Duchesne-Guillemin était intervenu pour « souligner l’importance et la nouveauté de sa thèse » 50. La seconde eut lieu à Leyde, à la Société orientale néerlandaise (Dutch Oriental Society) le 29 mars 1960, et sa conférence fut publiée à la fin de la même année sous le titre « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme » (dans Numen 8 [1960], p. 148-160). Le ton est offensif et clair, les arguments sont percutants. L’article souligne d’emblée un fait fondamental : plutôt que d’expliquer la supposée discordance des textes zoroastriens – avec les Gāthās d’une part et l’Avesta récent de l’autre – en faisant l’hypothèse d’une réforme conduite par un prophète qui aurait rejeté un polythéisme pour lui substituer un dualisme éthique, on peut mieux comprendre le système du zoroastrisme comme une religion ayant subi une évolution interne. Il ne s’étend pourtant pas sur la critique de la théorie de la réforme (comme il le fit ailleurs), mais se recentre sur la théorie qui lui tient à cœur, et qui est sans doute celle dont on retient encore aujourd’hui certains aspects : le rite cosmique. Son analyse se fonde bien entendu à la fois sur des textes avestiques (certains dans des traductions révisées de Helmut Humbach) et des textes pehlevis, mais aussi sur une approche héortologique qui caractérise l’ensemble de sa thèse : les six fêtes saisonnières des Gāhānbār, la fête du Nouvel An, et toutes les célébrations et les rituels qui impliquent une offrande par ou pour des dieux (sacrifices sanglants ou non) sont des actes cosmogoniques avec une valeur autonome, et dont l’espace sacré et la durée sont déterminés par la liturgie. Si la création du monde s’est opérée par un sacrifice, il ne peut en être autrement de son parachèvement. Ce dernier sacrifice cosmique qui est une réplique de l’histoire du monde aura pour autel le monde entier et il est célébré par les sept officiants placés sur les sept continents de la terre, les représentants des sept Amǝšạ Spǝṇta 51. Dans sa réponse à J. Duchesne-Guillemin qu’il met face à ses contradictions, Molé précise davantage sa pensée en invoquant le Yasna 43.5 52. La fête du Nouvel An, dont la fonction est de revenir au point de départ de l’année, représente à la fois un moment cosmogonique et un moment eschatologique. C’est l’articulation entre le temps 50. J. Duchesne-Guillemin, « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme : Structure et évolution », Numen 8 (1961), p. 46-50. 51. La même idée est formulée aussi dans L’Iran ancien, Paris 1965, p. 65. 52. M. Molé, « Réponse à M. Duchesne Guillemin », Numen 8 (1961), p. 58-59.

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Introduction linéaire et le temps cyclique. Il conclut que c’est précisément parce que la notion de temps linéaire prévaut en Iran, par rapport à l’Inde, que l’aspect eschatologique – avec pour point culminant, le jugement final – est dominant. Il précise ses vues sur les dernières Gāthās et la place qu’y tient Zoroastre, bien mieux qu’il n’a pu le faire dans l’article de 1960 : le Yasna 51 insiste sur la valeur exemplaire de l’office de Zoroastre 53 et de l’initiation de Vištāspa : « l’office qui répète la création en préparant la rénovation reproduit celui que Zoroastre a célébré en initiant Vištāspa [...]. La fonction des deux dernières Gāthās est de souligner le caractère paradigmatique de ce dernier ». Zoroastre devient donc le prototype du prêtre et Vištāspa celui de l’initié. L’une des grandes nouveautés de la thèse de Molé se situe dans le rejet de l’idée que ce développement serait le fruit d’une réforme personnelle. Il y supplée une explication plus raisonnable, celle de la spéculation sur le temps. C’est selon lui la nature de la conception du temps qui est à l’origine des développements postérieurs des figures mythiques. Zoroastre serait ainsi « devenu » historique : « On voit aisément comment a pu s’opérer la transformation de cette image de Zoroastre en celle d’un Prophète. Elle est liée à l’évolution de la doctrine du temps. Du moment où celui-ci est devenu linéaire, la confirmation périodique de la validité du rituel est devenue révélation unique, et davantage : révélation d’une nouvelle religion ». Contre l’idée de la réforme, il affirme qu’il n’est nul besoin de voir dans la différence du panthéon un « reflux vers la religion prégâthique », comme le veut Duchesne-Guillemin. Selon lui, la différence ne se situe pas au niveau de la doctrine mais au niveau social : les cérémonies gâthiques auraient été le rite d’une élite initiée. À notre époque, la communauté scientifique demeure divisée sur le problème d’un Zarathushtra historique – décidément insoluble dans l’état actuel de notre documentation –, mais la solution offerte par Molé semble avoir gagné du terrain, notamment parmi la jeune génération des chercheurs.

53. Ibid., p. 61-62.

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Introduction Réception de la thèse par Mary Boyce et Gherardo Gnoli Le premier compte rendu de l’ouvrage de 1963 paraît à Londres et ne dépasse pas deux paragraphes. Ils sont dus à David Neil MacKenzie (1926-2001), sollicité en sa qualité de spécialiste du moyen-perse. Il observe en effet que près de soixante-dix pages du livre sont occupées par des citations de textes traduits, mais ces traductions ne lui inspirent guère une confiance absolue, car elles ne sont pas « justifiées linguistiquement ». Il relève la nouveauté de l’interprétation par la trifonctionnalité dumézilienne sans la commenter, mais la quête d’un rituel centré exclusivement sur la rénovation lui paraît « too single-minded ». Son constat général est négatif, (« In a sense the book here falls between two stools », bien qu’il reconnaisse que Molé a pu apporter à la discipline des religions iraniennes anciennes « a good measure of common sense, beside considerable expertise » 54. Comme en témoigne son abondante correspondance avec Jean de Menasce, Mary Boyce (1920-2006) a toujours été une lectrice fidèle de Marijan Molé, surtout après la disparition de ce dernier. Fidèle certes, mais sévère. Elle fait un résumé critique de quelques-unes de ses théories exposées dans Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, dans son article « On Mithra’s Part in Zoroastrianism », Bulletin of the School of Oriental and African Studies 32 (1969), p. 10-34. Attachée elle aussi à la permanence de la tradition religieuse et donc disposée à admettre l’idée d’une continuité entre la doctrine gâthique et l’Avesta non-gâthique et d’un développement ininterrompu de la doctrine, elle se montre naturellement tentée par la négation de la théorie de la réforme, mais, comme on peut s’y attendre, pas au prix du sacrifice du Zoroastre historique, « great prophet but a mortal man ». Elle rejette aussi la théorie du rite gâthique comme office du renouvellement du temps (elle ne sera pas la seule à le faire), et déplore plus que tout que Molé se soit aventuré dans « that curious world dominated by the ‘trois fonctions’, in which men and gods, history and myth merge in a misty twilight of correspondences, and precision and clarity are lost » (p. 11). Un peu plus loin, elle porte le coup de grâce, quand elle

54. D. N. MacKenzie, « Review of Culte, Mythe et Cosmologie dans l’Iran ancien, by M. Molé, pp. xxxi-579. Annales du musée Guimet, Bibliothèque d’études, t. LXIX, Paris, 1963. F. 36 », Journal of the Royal Asiatic Society 65 (1963), p. 135.

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Introduction écrit à propos de la tripartition religieuse : « These abstract speculations, bewildering in themselves, lose all validity if tested against the realities of the Zoroastrian faith » (p. 12). Sans jamais l’avoir rencontré, Gherardo Gnoli (1937-2012) est sans doute celui qui a le plus écrit sur la thèse de Molé, mais pas toujours dans des termes constants, car l’image qu’il s’en fait évolue au fur et à mesure que s’affirme sa propre vision d’un Zoroastre historique. Sa critique se déploie en crescendo. Dans son premier compte rendu, « Considerazioni sulla religione degli Achemenidi alla luce di una recente teoria », Studi e Materiali della Storia delle Religioni 5 (1964), p. 239-250, il s’intéresse avant tout aux conclusions qui touchent à la question de la religion des Achéménides 55. La « recente teoria » est celle de Molé, dont il souligne l’originalité à plus d’une reprise, « Alludo all’intelligente a dotto lavoro del compianto Marijan Molé, nel quale con grande originalità e pari acume esegetico sono state veramente poste nuove e – io penso – solidissime basi per lo studio della religiosità iranica preislamica ». La principale remarque de Gnoli est que la tradition vieil-avestique et l’environnement culturel de la Perse achéménide ne peuvent être unitaires, car on ne peut ignorer l’influence de la culture du Proche-Orient sur les tribus perses installées dans la région, dont dépend largement la conception achéménide de la royauté. Bien qu’il ne puisse se rallier aux conclusions concernant la religion achéménide, il reconnaît le mérite du livre sur de nombreuses questions touchant à la religion ancienne et notamment sur la conception de la continuité : « il sua risultato piu apprezzabile è quello di fornire un quadro organico della dottrina zoroastriana, considerata nel suo aspetto di tradizione unitaria e coerente ». Un second compte rendu paraît l’année suivante, où Gnoli fait cette fois l’éloge de l’intégrité intellectuelle du savant récemment décédé 56, de son sens critique et de sa « sensibilità exe55. À notre époque, Bruce Lincoln semble être le seul à penser que les reconstructions de Molé ont une implication importante dans notre compréhension de la religion achéménide (B. Lincoln, Religion, Empire and Torture. The Case of Achaemenian Persia, with a Postscript on Abu Ghraib, Chicago-Londres 2007, p. xiv). Les historiens actuels spécialistes de cette période l’ignorent pour la plupart. 56. Gh. Gnoli, « Compte rendu du Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien : Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne, Annales du musée Guimet, Bibliothèque d’études, Tome LXIXe, Puf, Paris 1963, pp. XXXII+600 », Rivista degli Studia Orientali 40 (1965), p. 334-343. Il semble touché par la dévotion scientifique du jeune savant : « Molé è stato uno di quegli studiosi nei quali la

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Introduction getica », en reconnaissant dans son livre la plus grande anthologie religieuse de textes pehlevis parue à ce jour. Comme tous les autres lecteurs, il retient la critique de l’idée d’une réforme éthique antiritualiste dominée par la figure d’un prophète et l’instauration d’un culte mental dénué de sacrifice. Le calque du système gâthique sur le système achéménide, motivé par le terme commun fraša, ne semble pas le scandaliser outre mesure 57. Il voit le principal apport de Molé dans son analyse de l’héritage gâthique à travers la tradition postérieure, « un mirabile modello di ricostruzione organica e coerente » (p. 342), sensiblement en progrès par rapport aux théories de l’école suédoise. Il soupçonne que cette discordance d’opinion soit la raison pour laquelle Geo Widengren (Die Religionen Irans, Stuttgart 1965) fait silence sur le compte sur Molé 58. Sa seule critique est implicitement anti-structuraliste (p. 341) : l’ouvrage ne présente pas la religion dans une perspective historique adéquate et ne met pas en parallèle le système des textes pehlevis du ixe s. avec le système achéménide. Pour Gnoli, cela s’explique par le fait que Molé veut avant tout réagir contre la tendance envahissante d’une historicisation excessive dans le domaine des études religieuses iraniennes, qui finit, en fin de compte, par desservir la recherche historique. Il relève comme un point faible l’application de l’idéologie

separazione fra la vita e la scienza, degradata a mestiere, non si è mai prodotta » (p. 335). En tout cas, le ton est loin d’être « dédaigneux » ou « agressif », contrairement à ce que B. Lincoln croit percevoir (Religion, Empire and Torture. The Case of Achaemenian Persia, with a Postscript on Abu Ghraib, Chicago-Londres 2007, p. 110), comme l’avait déjà noté M. Stausberg dans son compte-rendu (« The Lure of Empire. Review of B. Lincoln, Religion, Empire and Torture. The Case of Achaemenian Persia, with a Postscript on Abu Ghraib », Numen 56 [2009], p. 476). 57. Il y revient dix ans plus tard pour réfuter cette fois l’analyse de Molé qui examine les nuances de l’usage du mot en avestique et en vieux-perse, en relation avec l’orientation de chaque corpus. Gnoli y voit au contraire une évolution sémantique « déterminée par un processus historique » qui transforme une notion technique religieuse en une notion séculière et politique (Gh. Gnoli, « Politique religieuse et conception de la royauté sous les Achéménides », Commémoration Cyrus, vol. II, Acta Iranica 2 [1974], p. 176). 58. Dans son compte rendu de l’ouvrage de Widengren, J. Duchesne-Guillemin en vient à regretter que l’auteur suédois n’ait pas pu tenir compte des avancées apportées par Molé et Zaehner (J. Duchesne-Guillemin, « Compte rendu de Geo Widengren. Die Religionen Irans, Kohlhammer, Stuttgart, 1965 », Revue de l’histoire des religions 170 [1966], p. 87).

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Introduction trifonctionnelle dumézilienne car elle dégénère – comme nous l’avons déjà précisé ci-dessus – dans une tripartition structurelle du corpus religieux (p. 342). Dans une synthèse épistémologique fondamentale 59, Gnoli signale une nouvelle fois l’originalité de la thèse de Molé et son mérite d’avoir substitué définitivement l’idée d’évolution à celle de réforme, mais il lui reproche d’avoir laissé la structure prendre le pas sur l’histoire, ce qui aurait entraîné selon lui un « static levelling » ou un aplatissement général des faits historiques (p. 81). Enfin, en 1974, il réitère son scepticisme à propos de la théorie du Nouvel an (qui pour lui est le reflet de la fête babylonienne de l’akītu de Nisānu), car « cet usage iranien caractéristique » ne peut pas ne pas être replacé dans son milieu naturel et sur son arrière-plan historique 60. « Le rapprochement fait par Molé, de motifs idéologiques reconstruits dans les Gāthās est symptôme encore une fois d’une excessive tendance à négliger les réalité historiques » (p. 126) 61. C’est dans une brève synthèse parue en 1968, dédiée à l’historiographie des études zoroastriennes, que J. de Menasce – d’habitude très modéré – consacre une page entière à la thèse de Molé où il ne voit que les progrès. En qualifiant sa méthode, jugée sûre, de stratigraphie textuelle, il met en avant quelques-unes de ses principales avancées, dont le rejet de la théorie de la réforme personnelle de Zarathushtra, le caractère liturgique des Gāthās, la substitution des spéculations sur les âges du monde à la réalité historique, et enfin la dépendance « midrashique » de la tradition moyen-perse vis-à-vis du corpus vieil-avestique : Avec ce dernier auteur [Molé], le plus récent, le plus radical au premier abord, mais certainement celui qui a le mieux tenu compte de tous les documents de la tradition mazdéenne à travers les âges, on rompt avec la notion d’un zoroastrisme en réaction contre la religion ancienne : les gāthā-s ne sont ni une prédication ni une « prophétie » ; elles retracent les étapes du sacrifice rituel dont Zarathushtra,

59. Gh. Gnoli, « Problems and Prospects of the Studies on Persian Religion », dans U. Bianchi, C. J. Bleeker et A. Bausani (dir.), Problems and Method of the History of Religion, Leyde 1972, p. 67-101. 60. Gh. Gnoli, « Politique religieuse et conception de la royauté sous les Achéménides », Commémoration Cyrus, vol. II, Acta Iranica 2 (1974), p. 117-190. 61. Son opinion demeure inchangée dans Gh. Gnoli, Zoroaster’s Time and Homeland. A Study on the Origins of Mazdeism and Related Problems, Naples 1980, p. 4-5.

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Introduction inaccessible historiquement (ce qui ne veut pas dire que son existence soit niée), est le prêtre archétypique. Son message « moral » exprimerait d’abord les exigences de l’exactitude rituelle, à peu près dans le sens où les Brahmanas règlent le sacrifice védique. La légende de Zarathushtra à laquelle la tradition parsie, et même, peu ou prou, la science moderne sont redevables, est construite comme un midraš (le mot est de Schaeder) sur les textes gāthiques dans le cadre de notions très anciennes (celles des âges du monde par exemple) et avec l’appoint d’une tranche d’allure « historique », le récit de la conversion de Vištāsp et des guerres de religion, dont l’historicité nous échappe tant est forte la stylisation. Molé a édifié sa thèse en partant de la légende pehlevie de Zartušt dont il fit une édition solidement commentée (parue après sa mort, en 1967). Il était remonté du plus récent au plus ancien, s’efforçant de dégager celui-ci de celui-là. Et c’est une méthode qui nous paraît en définitive aussi sûre que celle qui consistait à partir du fond gāthique interprété vaille que vaille pour lui-même en rejetant par principe toute « tradition ». Elle permet, en l’étudiant plus largement, dans les traductions de l’Avesta et dans les livres religieux, de retrouver la manière dont la tradition « pehlevie » s’appuie constamment sur les textes anciens, les versions étant moins infidèles, quitte à être plus « codées » qu’on ne croyait, et l’interprétation relevant d’une systématisation déjà ancienne dont il s’agit de retrouver les appuis textuels et les étapes théoriques. Ce travail marque, croyons-nous, une étape dans les études mazdéennes telles que nous en concevons le progrès. Il s’agit somme toute de stratigraphie, et comme les archéologues, on commence par le texte le plus récent 62.

Il semblerait que J. de Menasce ne se soit jamais exprimé publiquement sur d’autres aspects plus controversés de l’œuvre de Molé, tels que la thèse du rite cosmique du Nouvel An ou les reconstructions reposant sur l’idée fixe des trois fonctions. Il faut rappeler que le maître et l’élève étaient liés par un attachement sincère que les biographies du premier n’ont pas manqué de souligner 63. Par ailleurs,

62. J. de Menasce, « Religions de l’ancien Iran », Problèmes et méthodes d’histoire des religions, Mélanges publiés par la Section des sciences religieuses à l’occasion du centenaire de l’École Pratique des Hautes Études, Paris 1968, p. 109 [rééd. J. de Menasce, Études iraniennes, Association pour l’avancement des études iraniennes, Paris 1985, p. 45]. 63. Entre autres voir R. Curiel, « En souvenir de Jean de Menasce (1902-1973) »,

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Introduction à partir de l’année 1954, ils collaboraient à un projet de dictionnaire du moyen-perse et le grand nombre de transcriptions de textes pehlevis préparées par Molé devaient en constituer la toute première étape. Face à cette succession de réactions fort animées, on ne peut s’empêcher de penser que, par une perverse ironie du sort, la condition de Molé était alors une réplique structurelle exacte de celle du Zoroastre historique qu’il s’était tant acharné à déconstruire : sa « réforme rencontre une opposition de la part des puissants du jour » 64, et il finit par trouver l’appui d’une seule éminente figure, celle de Jean de Menasce. Aperçu du contenu de ce volume La bibliographie de Marijan Molé qui contient six ouvrages et cinquante-neuf articles et comptes rendus nécessitait une mise à jour, étant donné qu’aucune des trois versions publiées jusqu’à présent n’était exempte de lacunes ni d’erreurs 65. Cette nouvelle liste ne tient compte que d’un seul inédit, la thèse de l’Université Jagellonne de Cracovie, et des quelques traductions publiées dont nous avons eu connaissance : celles de trois livres, les n° 3, 4, et 5 en persan, italien et slovène, et d’un article (le n° 45) en allemand. Lors de la préparation de la journée d’études dédiée à Molé, Gianroberto Scarcia – qui ne pouvait alors se déplacer à Paris – nous avait donné son accord pour reproduire dans les actes une traduction française de sa notice nécrologique intitulée « Ricordo di Marijan Molé » ainsi qu’une photo qu’il avait prise de lui à Téhéran. Cet ouvrage paraît trop tard pour l’en remercier Studia Iranica 7 (1978), p. 290, J.-M. Roessli, « Jean de Menasce (1902-1973), historien des religions, théologien et philosophe. Avec un aperçu de sa correspondance avec Franz Cumont (1868-1947), Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques 101 (2017), p. 650 et A. Lévy, « Jean de Menasce (1902-1973) : trajectoire d’un juif converti au catholicisme. Entre mission et science des religions », thèse de l’École pratique des hautes études, dirigée par Denis Pelletier, Paris 2016 (inédite), p. 632. 64. M. Molé, « Une histoire du mazdéisme est-elle possible ? Notes et remarques en marge d’un ouvrage récent (1) », Revue de l’histoire des religions 162.1 (1962), p. 54. 65. G. Scarcia, dans « Ricordo di Marijan Molé », Annali dell’Istituto Universitario Orientale di Napoli 13 (1963), p. 323-325, reprise dans A. Khismatulin et S. Azarnouche, « The Destiny of a Genius Scholar : Marijan Molé (1924-1963) and his Archives in Paris », Manuscripta Orientalia 20 (2014), p. 45-56, et dans Ph. Gignoux, « Molé, Marijan », Encyclopædia Iranica, online edition, 2018, URL : http://www.iranicaonline.org/articles/mole-marijan.

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Introduction publiquement, mais nous tenons à lui rendre un hommage posthume, entre autres pour nous avoir laissé entrevoir, par ce texte saisissant qui surpasse de loin une nécrologie classique, les choix intellectuels (et spirituels ?) de Molé qui avaient réorienté sa trajectoire vers les études mystiques. Les contributions sont réparties autant que possible en fonction du parcours chronologique de la carrière de Marijan Molé. Anna Krasnowolska (« Marijan Molé’s Early Works and his Study of Persian ») nous éclaire sur ses débuts et sur sa double formation universitaire à Cracovie (en linguistique et en études orientales), marquée par les influences de professeurs formés à Paris, en particulier l’indianiste Helena Willman-Grabowska qui fut la suppléante de Louis Finot à l’École pratique des hautes études dans les années vingt. Molé est le premier chercheur en Pologne à relier l’étude du persan moderne aux textes préislamiques et à percevoir la continuité entre le passé zoroastrien et l’Iran islamique. Il se concentre très tôt sur l’épopée post-ferdowsienne de Garšāsp où il perçoit un mythe indo-iranien qu’il examine au prisme de l’école scandinave, en tentant de montrer la continuité de la légende depuis les strates « pré-zoroastriennes » jusqu’à l’épopée persane d’époque islamique. Il est également le premier à appliquer la méthode comparative et l’approche structurale. À la fin des années quarante, Molé brisait radicalement les codes académiques de l’orientalisme polonais, ce qui pourrait expliquer que ses traces aient été effacées après son départ pour la France. Jean Kellens (« 1956-1964 : le printemps des études gâthiques ») analyse une parenthèse importante dans l’histoire de l’interprétation des Gāthās. Elle s’ouvre avec le début de l’année 1956 où Molé, alors en mission à Téhéran, rédigea les pages de sa thèse consacrées à ce corpus et à la reconstruction de la cérémonie qu’il sous-tend, et elle se referme avec 1964, année où Helmut Humbach mit au jour l’élément irréfutable de la fonction liturgique des Gāthās. Entre les deux, l’interprétation des Gāthās par Humbach (Die Gathas des Zarathustra, 1959) était parue, mais sans que Molé puisse en tirer tout le profit possible pour son ouvrage de 1963. La rencontre entre les deux savants, même si elle a bien eu lieu – physiquement et intellectuellement –, nous apparaît alors comme un rendez-vous manqué. C’est à la saison suivante, dans l’été des études gâthiques, qu’elle portera pleinement ses fruits. 35

Introduction Philippe Swennen (« Marijan Molé à l’aube du nouveau comparatisme indo-iranien ») se concentre sur l’apport du comparatisme à la méthode de Molé. Par la thèse qu’il soutient et les travaux qu’il publie à la fin des années cinquante et au début des années soixante, Molé préfigure le renouvellement profond que l’exégèse de l’Avesta connaîtra dans les décennies suivantes. Il perçoit aussitôt que le nouveau cadre interprétatif qu’il propose pour l’Avesta en général et les Gāthās en particulier a besoin d’un ancrage dans le comparatisme indo-iranien. Il se fraie ainsi un chemin entre l’interprétation traditionnelle, notamment celle que représente Jacques Duchesne-Guillemin, les thèses duméziliennes et le schéma indo-iranien classique perpétué depuis Martin Haug. Les deux contributions suivantes proposent une relecture des doctrines zoroastriennes à partir des analyses de Molé sur la littérature moyen-perse. Shaul Shaked (« A Zoroastrian Anthropological Theology ») revient sur les réflexions de Molé à propos de la légende de Yima/Jam à partir du Mēnōg ī Xrad 27 et sur les caractéristiques des premiers hommes et leur rôle au début de l’histoire du monde. Il s’interroge sur la nature ambiguë des premiers hommes/souverains de l’histoire humaine avant Wištāsp. Sur la base de textes traduits par Molé, nous pouvons observer que le seul outil théologique qui permettait de concilier la création parfaite d’Ohrmazd et l’imperfection humaine était l’invocation du sort et d’une fatalité héréditaire. Antonio Panaino (« Le gētīg dans le mēnōg et le système chiliadique mazdéen selon la réflexion de Marijan Molé ») nous rappelle que dans sa critique de la théorie zurvaniste, Molé pointait du doigt un élément fondamental de la doctrine cosmologique mazdéenne que nul avant lui n’avait repéré : entre la phase initiale de la création immatérielle (mēnōg) et celle de l’établissement des créatures matérielles (gētīg) se situe une phase intermédiaire de 3 000 ans où les créatures du gētīg sont créées par Ohrmazd à l’état de mēnōg avant d’être transférées dans la dimension matérielle du monde. Prenant appui sur les intuitions de Molé, l’auteur développe cette thématique qui permet de comprendre la supériorité ontologique d’Ohrmazd sur son antagoniste, Ahreman, pour qui le combat est perdu d’avance. C’est à Molé que l’on doit d’avoir mis en exergue les conséquences théologiques de cette phase centrale du drame cosmique. 36

Introduction Les quatre contributions suivantes se consacrent à l’œuvre publiée ou inédite sur la mystique islamique. Pierre Lory (« Marijan Molé, ‘Azîz Nasafî et l’Homme Parfait ») revient sur le problème important de la dialectique entre le soufisme et le chiisme duodécimain, en montrant le rapport entre le discours du soufisme et celui du chiisme tel que l’incarne l’œuvre d’Azîz al-Dîn Nasafî (xiiie siècle), dans un moment charnière du développement de la mystique islamique. Dans son édition du recueil des traités de Nasafî (1962), Molé adoptait une position modérée sur la controverse autour de la présence d’éléments du chiisme dans les doctrines de cet auteur. Il interprétait cette influence, ou plutôt ces « affinités duodécimaines », notamment en déplaçant le débat sunnite/chiite non pas sur la question des origines de l’islam, mais plutôt sur celle de sa fin ultime, sur l’eschatologie. L’Homme Parfait est en effet la finalité de la mission des envoyés et des saints, le pivot, qui donne sens à la doctrine. La position mesurée de Molé nous semble encore valable aujourd’hui, bien qu’elle ait été nuancée par d’autres savants. Michel Tardieu (« Les Mystiques musulmans de Marijan Molé : contextes et enjeux ») analyse l’ouvrage posthume Les Mystiques musulmans (1965) dont les implications sont non moins importantes que celles de Culte, mythe et cosmologie en Iran ancien (1963). Le premier chapitre (« les origines ») revient entre autres sur des parallèles entre les messaliens et les soufis (sur la base des hypothèses de Goldziher) et conjecture que le soufisme naissant ne peut s’aborder qu’une fois que les mystiques chrétiens et l’histoire de l’origénisme, notamment dans son rôle de transmission d’éléments néoplatoniciens à l’islam, seront étudiés en profondeur. Replaçant Les Mystiques musulmans dans un contexte épistémologique, l’auteur révèle la portée critique de cet ouvrage qu’il évalue comme un réel accomplissement dans un immense chantier des sciences religieuses. Il retrace au passage le parcours de Molé, sa conversion intellectuelle à l’islam, et ses attaches avec l’École pratique des hautes études et les savants de son temps, ainsi que ses divergences conceptuelles avec Louis Massignon et Henry Corbin, et ses dialogues avec des historiens des religions comme Alessandro Bausani. Une note finale éclaire l’état de nos connaissances sur le messalianisme.

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Introduction Florence Somer (« Marijan Molé et la ‟tradition jamaspienne” : le traité apocalyptique inédit des Aḥkām ī Jāmāsp) présente pour la première fois un traité astrologico-apocalyptique en persan intitulé Aḥkām ī Jāmāsp, copié de la main de Molé et découvert dans son Nachlass, sans que l’on puisse encore déterminer le manuscrit sur lequel il s’est appuyé. Au sein d’un discours apocalyptique dont les acteurs sont des personnages zoroastriens et en premier lieu le sage visionnaire Jāmāsp, se développe une théorie astrologique dont l’auteure nous révèle toute l’originalité : un récit visionnaire qui s’achève sur une prévision antédiluvienne, et où la destinée des souverains iraniens est liée aux conjonctions de Saturne et Jupiter. Elle s’interroge aussi sur les visées politiques et idéologiques de la rédaction du texte ainsi que sur les motifs intellectuels et épistémologiques qui auraient pu conduire Molé à se pencher sur ce texte atypique et ses parallèles attribués à Jāmāsp, éminente figure de continuité entre la tradition apocalyptique zoroastrienne et les traditions ésotériques islamiques. Alexey Khismatulin (« Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé on the Naqshbandiya ») revient sur la description du fonds Molé de l’IRHT qui fut constitué à la fin de l’année 1968 à partir des papiers inédits et des microfilms et leur version imprimée de manuscrits que Molé avait collectés dans des bibliothèques iraniennes, turques, égyptiennes ou européennes. On y trouve plusieurs textes naqshbandis dont l’édition critique avait été préparée dès la fin des années cinquante par Molé. L’auteur retrace la destinée de ces textes dont certains sont parus plus tard sans que l’on ait pu tenir compte des avancées de Molé. Un inventaire complet du fonds est donné en annexe. Les appendices Cet ouvrage se clôt sur trois appendices. Le premier est une reproduction d’un long essai inédit (conservé à l’IRHT) de mythologie comparée intitulé « Les origines de la geste sistanienne », dont les dernières pages sont manquantes, sans que cette lacune nuise à la compréhension générale du propos. Nous ignorons tout des intentions de son auteur quant à sa publication, mais il est certain qu’une partie de sa matière provient de la traduction française de sa thèse de doctorat inédite, soutenue à Cracovie en 1948. Dans un rapport des travaux scientifiques de l’année 1953 fait pour le CNRS (daté du 14 février 1954), 38

Introduction en parallèle à la préparation de ses éditions du Dēnkard VII et de l’Anthologie de Zādspram, Molé annonce la mise au point de son travail sur les origines de la geste sistanienne qu’il espère publier prochainement. Il écrit : « Il s’agit là de la superposition des deux éléments constitutifs de la geste, l’historique et le mythique, et des conditions de leur rencontre autour du feu de Karkōy dans le Sistan, et de la dynastie locale du Sistan. Le rapprochement avec le Kr̥ śāśva indien mentionné dans le Rāmāyana nous a permis de préciser le caractère du culte rendu à Kr̥ sāspa à Karkōy et de son rôle dans la constitution de la geste ». Dans l’essai retrouvé dans ses papiers, il tente en effet de dresser une généalogie du mythe de Kr̥ sāspa/Karšāsp (c’est la distinction phonétique qui nous indique la strate textuelle avestique ou persane), en démontrant en parallèle le caractère authentiquement ancien des épopées dites « secondaires », soit le cycle du héros sistanien Rostam et les sagas des membres de sa famille. On y retrouve des idées déjà abordées dans son article « L’épopée iranienne après Firdōsī », La Nouvelle Clio 5 (Mélanges André Dupont-Sommer) (1953), p. 377-393. Même si le lecteur contemporain ne manquera pas d’être impressionné par la grande diversité des langues employées et l’étendue du corpus, entre les textes iraniens anciens et les épopées persanes dont un large pan est alors complètement inédit, il aura certainement grand mal à adhérer à la thèse de la continuité d’un « système » ancien ancré dans le schéma fondamental des fonctions sociales. Mais ce n’est pas pour ses résultats que nous devons lire ce texte aujourd’hui. Nous le lirons pour ce qu’il nous dit d’une pensée et d’une méthode en train de se constituer dans un dialogue omniprésent avec Georges Dumézil, Arthur Christensen et Stig Wikander et dans la quête résolue d’une continuité dans les ruptures. Parmi ces dernières, l’évolution du Kr̥ sāspa avestique en Karšāsp persan, la transformation du mythe en épopée, la localisation et l’historicisation du mythe qui se fixe dans une région, le Sistan, associée à la fonction guerrière et à l’origine d’une « saga » épique locale. Une attention particulière est portée à ce qui est primitif et à ce qui est secondaire, à ce qui est innovant dans le Livre des rois de Ferdowsi et à ce qui est archaïque dans les épopées sistaniennes indépendantes de cette tradition. L’essai propose entre autres l’identité mythique de Kr̥ sāspa/Karšāsp avec Rostam sur la base de leurs combats respectifs avec le Vent/Vayu et le Dēw blanc, et leur « antagonisme » religieux qui s’inscrit dans 39

Introduction la nature de la fonction guerrière 66. Cette équation permet aussi d’observer que le cycle d’Isfandiyār pourrait être une variation indépendante du mythe de Kr̥ sāspa. On ne peut que regretter que ce texte n’ait pas pu être diffusé plus tôt, non pas tant pour sa méthode qu’on peut juger obsolète, mais pour la lumière qu’il apporte sur les cycles « sistaniens ». Le regain d’intérêt pour cette littérature, du moins chez les iranologues européens, ne remonte pas plus haut que les années 2010 67. Dans le second appendice, nous publions une sélection de lettres écrites entre 1957 et 1963, toutes provenant du fonds « Jean de Menasce » qui a appartenu au fonds de l’ancienne bibliothèque James Darmesteter de l’Institut d’études iraniennes, aujourd’hui conservé à la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations (BULAC). La plupart de ces lettres avaient été rassemblées par Jean de Menasce luimême dans un dossier indépendant, dédié à la recherche d’un poste fixe pour Molé, à ses différentes candidatures et aux lettres de condoléances qui lui furent adressées après son décès brutal et tragique. Cette correspondance est particulièrement révélatrice des efforts désespérés déployés par J. de Menasce pour « situer le jeune savant », tantôt à l’EPHE, tantôt, provisoirement, dans le « frigidaire » du CNRS selon ses propres termes, tantôt à la Bibliothèque nationale, et même à Leyde et aussi loin qu’en Inde. Ses différentes aptitudes, allant de la philologie à l’histoire comparée des religions, du zoroastrisme à la

66. Le contraste de la fonction guerrière avec la première fonction, entièrement positive et protectrice, permet à Molé d’expliquer le « mécanisme de la démonisation des daiva », par opposition aux asura qui seraient les dieux souverains. Sur les différentes lectures de la condamnation des daiva, voir J. Kellens, Le Panthéon de l’Avesta ancien, Wiesbaden 1994, p. 11-34, et plus particulièrement p. 28-29, n. 30. 67. On peut mentionner en particulier les vastes travaux entrepris par Gabrielle van den Berg (Leyde) qui jette un pont entre la tradition manuscrite et la transmission orale (R. Rahmoni et G. van den Berg (éd.), The Story of Barzu as Told by Two Storytellers from Boysun, Uzbekistan, Leyde 2013 ; G. van den Berg, « Rustam’s Grandson in Central Asia: The Sistan Cycle Epics and the Shahnama Tradition », dans G. R. van den Berg et C. P. M. Melville (dir.), Shahnama Studies III – The Reception of the Shahnama, Leyde-Boston 2018, p. 94-107). En 2017, nous avions organisé en collaboration avec Frantz Grenet un séminaire intitulé « Le Livre des Rois de Ferdowsi et les épopées sistaniennes : strates textuelles, strates iconographiques », au Collège de France (https://www.college-de-france. fr/site/frantz-grenet/course-2016-2017.htm), pour tenter de comprendre les articulations entre l’épopée de Ferdowsi et les traditions rostamiennes.

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Introduction mystique islamique, auraient théoriquement pu lui ouvrir toutes les portes. Elles restèrent cependant immuablement closes face aux trop profondes divergences qui opposèrent J. de Menasce, L. Massignon et H.-I. Marrou à É. Benveniste, H. Corbin et H. Massé. On observe que le « cas difficile et embarrassant » que leur pose cette personnalité clivante n’est à aucun moment de nature scientifique et que ses talents exceptionnels de chercheur constituent sans doute le rare point sur lequel tous ses savants sont unanimes. On semble en revanche lui reprocher de ne pas avoir affiché assez nettement son opposition politique au régime de la jeune République populaire de Pologne, sans quoi certains auraient encore pu maintenir l’illusion d’une ultime solution : le retour dans le pays qui, dix ans plus tôt, avait offert au jeune docteur un poste en études slaves. Les lettres de Molé indiquent qu’il informait consciencieusement son maître de tous ses travaux et des nombreuses sollicitations dont il était l’objet, en lui demandant conseil pour toutes choses. Il lui fait part, entre autres, de son attachement inaltérable pour la mythologie comparée (et en particulier le parallèle Yama-Dahaka-Θraitauna/Ouranos-Chronos-Zeus, à la suite de Stig Wikander) et pour les influences du dualisme sur des mythes anciens. Dans la toute dernière phase de la préparation et de la correction de sa thèse en hiver 1957, lors de son voyage vers Téhéran, il contracte la grippe asiatique, une pandémie mondiale particulièrement meurtrière qui dura de 1956 à 1958. Cela aurait expliqué un certain retard dans l’achèvement de son doctorat, mais il poursuit aussi en parallèle ses publications de traités naqshbandis et amorce son travail sur Nasafi. Dès 1957, il est question de la publication de sa thèse dans les Annales du musée Guimet. La collection de la Bibliothèque d’études où elle parut finalement en 1963 n’avait toutefois accueilli que très peu d’ouvrages sur la religion iranienne (Les Parsis de Delphine Menant, 1898 et La vie future d’après le mazdéisme à la lumière des croyances parallèles dans les autres religions : étude d’eschatologie comparée de Nathan Söderblom, 1901 ; Georges Dumézil y fit également paraître en 1924 son Festin d’immortalité : étude de mythologie comparée indo-européenne).

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Introduction Au printemps 1958 où il se « plonge dans le soufisme », il se dit très marqué par les séances de ḏikr auxquelles il assiste en fréquentant la confrérie kubrawi des Dahabī 68. Il espère renforcer ses liens avec celle-ci afin d’être en mesure de publier des manuscrits que ses membres avaient en leur possession. Sans en préciser la cause, il invoque la nécessité d’agir vite et en toute discrétion. Ses lettres nous informent également sur l’état des publications en cours qui sont restées sans lendemain : l’Anthologie de Zādspram, dont les feuilles manuscrites du livre destiné à être publié par l’université de Téhéran ont été retrouvées dans son Nachlass, une édition du Dēnkard (sans doute le livre IX), et le Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn de Salāh b. Mubārak Bukhārī, promis également à la faculté des lettres de Téhéran. La nouvelle de sa mort, survenue le 6 mai 1963 dans son appartement parisien, fut un choc pour la communauté scientifique, sans parler de l’épreuve personnelle qu’elle fût pour son maître Jean de Menasce, qui avait déjà perdu trois ans plut tôt son élève André Maricq (1925-1960). De Menasce se chargea alors de gérer ses affaires en cours, classer ses papiers, vendre une partie de sa bibliothèque et publier deux de ses livres (La légende de Zoroastre selon les textes pehlevis, avec l’aide de ses deux élèves Ahmad Tafazzoli et Philippe Gignoux, et L’Iran ancien, grâce aux illustrations fournies par Louis Vanden Berghe). Longtemps après la mort de Molé, les collègues s’entretinrent encore de lui avec de Menasce. Cinq ans plus tard, Mary Boyce qui cherche à se procurer l’ouvrage de Molé sur Zoroastre, écrit « One so often wishes to go on discussing with him, alas » (lettre du 1er mai 1968). Le 18 février 1971, depuis Los Angeles, Georges Dumézil s’enquiert auprès de J. de Menasce de l’état du jeune Christian Molé. Le troisième appendice de cet ouvrage donne un aperçu du contenu du fonds Molé de la BULAC, créé en 2016 à notre initiative et complété en 2019, avec le soutien de Madame Farzaneh Zareie. Parmi les transcriptions de textes moyen-perses qui auraient dû s’y retrouver mais 68. Il a recours à ses observations d’alors dans son article, qui est en réalité presque un petit livre, « La danse extatique en islam », Sources orientales VI : Les danses sacrées, Paris 1963, p. 150 : « De nos jours, les Dhahabis de Chiraz, et certains autres ordres chiites, ont des séances de dhikr silencieux en commun qui se terminent par une sorte de samâ’ où l’on récite quelques poèmes sans accompagnement de musique ni danse ».

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Introduction semblent avoir disparu (ils sont mentionnés dans un rapport sur travaux scientifiques présentés au CNRS en 1954) figurent plusieurs textes de grande ampleur dont l’un – le dernier – reste inédit à ce jour : les Épîtres de Manuščihr, le Bundahišn, le Wīdēwdād pehlevi, et le Dēnkard IV 69. Comme on l’aura compris, cet ouvrage n’a pas, ne pouvait avoir comme objectif la « réhabilitation » scientifique de Marijan Molé, mais en faisant l’état des lieux de son héritage riche et éclectique, il propose de mettre en lumière l’originalité de sa démarche et son apport à l’histoire des idées et au débat intellectuel sur les religions de l’Iran, en dégageant à la fois les acquis et les impasses, les innovations et les prolongements. Paraissant près d’un siècle après sa naissance, il est souhaitable qu’il puisse contribuer à réparer une infime part de l’injustice que lui infligea une époque qui n’était ni intellectuellement ni institutionnellement prête à l’accueillir.

Samra AzArnouche Paris, avril 2021.

69. L’édition de ce texte en actuellement en préparation (S. Azarnouche, Le Dēnkard IV. Édition, traduction et commentaire d’un traité zoroastrien en moyen-perse, à paraître).

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Introduction Bibliographie N.B. Cette bibliographie ne tient pas compte des publications de Marijan Molé citées dans l’introduction, pour lesquelles on se reportera à la bibliographie complète établie aux pages 51-57.

Algar, Hamid. « The Present State of Naqshbandi Studies », dans M. Gaborieau, A. Popovic, Th. Zarcone (dir.), Naqshbandis. Cheminements et situation actuelle d’un ordre mystique musulman, Isis, Istanbul-Paris 1990, p. 45-56. Amuzegar-Yeganeh [Amouzgar-Yeganeh], Jaleh. « Études sur la langue et la littérature mazdéennes en persan : le Ṣad Dar Nas̱ r et le Ṣad Dar Bondaheš », thèse de doctorat de l’École pratique des hautes études, dirigée par Jean de Menasce, Paris 1967 [inédite]. — « Adabīyyāt-e zardoštī be zabān-e fārsī » [La littérature zoroastrienne en persan], Majalleh-ye dāneškadeh-ye adabīyyāt va ʿolūm-e ensānī 17 (1969), p. 172-199. Azarnouche, Samra. Le Dēnkard IV. Édition, traduction et commentaire d’un traité zoroastrien en moyen-perse, à paraître. Azarnouche, Samra, et Jean Kellens (dir.) Dossier « Le rite pour l’éternité », Religions et histoire 44 (2012), p. 13-57. van den Berg, Gabrielle. « Rustam’s Grandson in Central Asia: The Sistan Cycle Epics and the Shahnama Tradition », dans G. van den Berg et C. P. M. Melville (dir.), Shahnama Studies III – The Reception of the Shahnama, Brill, Leyde-Boston 2018 (Studies in Persian Cultural History, 12), p. 94-107. Boyce, Mary. « On Mithra’s Part in Zoroastrianism », Bulletin of the School of Oriental and African Studies 32 (1969), p. 10-34. Coslovi, Franco. « Liste des manuscrits arabes et persans microfilmés (fonds Molé) de l’Institut de recherche et d’histoire des textes », Studia Iranica 7 (1978), p. 117-156. — « Seconde liste des manuscrits arabes et persans du fonds Molé », Studia Iranica 14 (1978), p. 245-254. Curiel, Raoul. « En souvenir de Jean de Menasce (1902-1973) », Studia Iranica 7 (1978), p. 289-291. Duschesne-Guillemin, Jacques. The Western Response to Zoroaster, Clarendon Press, Oxford 1958 (Ratanbai Katrak Lectures, 1956). — « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme : Structure et évolution », Numen 8 (1961), p. 46-50. — La religion de l’Iran ancien, Puf, Paris 1962 (Mana). 44

Introduction — « Compte rendu de Marijan Molé, Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien : Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne. Paris, Puf, 1963 (Annales du musée Guimet. Bibliothèque d’études 69, xxxii-598 p. Prix : 36 F. », Revue de l’histoire des religions 169 (1966), p. 69-71. — « Compte rendu de Geo Widengren. Die Religionen Irans, Kohlhammer, Stuttgart 1965 », Revue de l’histoire des religions 170 (1966), p. 87-91 Dumézil, Georges. Le festin d’immortalité : étude de mythologie comparée indo-européenne, Geuthner, Paris 1924 (Annales du musée Guimet, Bibliothèque d’études, 34). Elias, Jamal J. The Throne Carrier of God. The Life and Thought of ‘Alā’ ad-Dawla as-Simnānī, State University of New York, New York 1995. Eduljee, Homi E. Kisseh-i Sanjan [Qeṣṣa-ye Sanjān], K. R. Cama Oriental Institute, Bombay 1991. Gignoux, Philippe. « Molé, Marijan », Encyclopædia Iranica, online edition, 2018. Disponible sur : http://www.iranicaonline.org/articles/mole-marijan (consulté le 29 novembre 2021). Gnoli, Gherardo. « Considerazioni sulla religione degli Achemenidi alla luce di una recente teoria », Studi e Materiali della Storia delle Religioni 5 (1964), p. 239-250, — « Compte rendu du Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien : Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne, Annales du musée Guimet, Bibliothèque d’études, Tome LXIXe, Puf, Paris 1963, pp. XXXII+600 », Rivista degli Studia Orientali 40 (1965), p. 334-343. — « Problems and Prospects of the Studies on Persian Religion », dans U. Bianchi, C. J. Bleeker et A. Bausani (dir.), Problems and Method of the History of Religion, Brill, Leyde 1972 (Studies in the History of Religion, 19), p. 67-101. — « Politique religieuse et conception de la royauté sous les Achéménides », Commémoration Cyrus, vol. II, Acta Iranica 2 (1974), p. 117-190. — Zoroaster’s Time and Homeland. A Study on the Origins of Mazdeism and Related Problems, Instituto Universitario Orientale, Naples 1980 (Seminario di Studi Asiatici, Series Minor, 7), p. 4-5. de Jong, Albert F. Traditions of the Magi. Zoroastrianism in Greek and Latin Literature, Brill, Leyde-New York-Cologne 1997 (Religions in the Graeco-Roman World, 133). — « Les quatre phases de la religion mazdéenne », Annuaire du Collège de France 108 (2008). Disponible sur : http://journals.openedition.org/ annuaire-cdf/272 (consulté le 15 mars 2021). Kellens, Jean. Le Panthéon de l’Avesta ancien, Reichert, Wiesbaden 1994.

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Introduction Puf, Paris 1968, p. 107-111 [rééd. J. de Menasce, Études iraniennes, Association pour l’avancement des études iraniennes, Paris 1985 (Studia Iranica, cahier 3), p. 43-47]. Nyberg, Henrik S. Irans forntida religioner, Svenska Kyrkan Diakonistyrelses Bokförlag, Stockholm 1937 (Olaus-Petri-föreläsningar vid Uppsala Universitet). — Die Religionen des Alten Iran, trad. en allemand par Hans H. Schaeder, J. C. Hintichs, Leipzig 1938 (Mitteilungen der Vorderasiatisch-Aegyptischen Gesellschaft, 43). Paul, Jürgen. « À propos de quelques microfilms du fonds Molé », Studia Iranica 18 (1989), p. 243-245. Rahmoni, Ravshan, et Gabrielle van den Berg (éd.) The Story of Barzu as Told by Two Storytellers from Boysun, Uzbekistan, Leiden University Press, Leyde 2013 (Iranian Studies Series). Roessli, Jean-Michel. « Jean de Menasce (1902-1973), historien des religions, théologien et philosophe. Avec un aperçu de sa correspondance avec Franz Cumont (1868-1947), Revue des sciences philosophiques et théologiques 101 (2017), p. 611-654. Ruspoli, Stéphane. « Notice sur les manuscrits Naqshbandi du fonds Molé », dans M. Gaborieau, A. Popovic, Th. Zarcone (dir.), Naqshbandis. Cheminements et situation actuelle d’un ordre mystique musulman, Isis, Istanbul-Paris 1990, p. 57-59. — « Réflexions sur la voie spirituelle des Naqshbandi », dans M. Gaborieau, A. Popovic, Th. Zarcone (dir.), Naqshbandis. Cheminements et situation actuelle d’un ordre mystique musulman, Isis, Istanbul-Paris 1990, p. 89-102. Scarcia, Gianroberto. « Ricordo di Marijan Molé », Annali dell’Istituto Universitario Orientale di Napoli 13 (1963), p. 323-325. Skjærvø, Prods Oktor. « The Gāthās as Myth and Ritual », dans M. Stausberg et Y. S.-D. Vevaina (dir.), The Wiley Blackwell Companion to Zoroastrianism, John Wiley and Sons, Chichester 2015, p. 59-67. — « The Gathas, A Forgotten Masterpiece », dans K. Seigneurie (dir.), A Companion to World Literature, John Wiley and Sons, Chichester 2019, p. 1-13. Söderblom, Nathan. La vie future d’après le mazdéisme, à la lumière des croyances parallèles dans les autres religions : étude d’eschatologie comparée, Leroux, Paris 1901 (Annales du musée Guimet, Bibliothèque d’études, 9). Stausberg, Michael. « On the State and Prospects of the Study of Zoroastrianism », Numen 55.5 (2008), p. 561-600. 47

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CHRONOLOGIE DE LA VIE DE MARIJAN MOLÉ (1924-1963) Samra AzArnouche

1924

Naissance de Marijan Stanislas Molé, le 28 juillet à Ljubljana (Slovénie). 1925-1939 La famille Molé s’installe à Cracovie (Pologne). 1939 En septembre, au début de la guerre, la famille fuit à Lvov, puis retourne le 8 novembre à Cracovie. 1940 Retour à Ljubljana. Marijan retourne à l’école. 1942 Obtient son baccalauréat. 1942-1943 Étudie le slave et la linguistique indo-européenne à l’université de Ljubljana. 1945 Nouveau départ de la famille pour Cracovie. 1947 Étudie la philologie et l’histoire des religions à l’université Jagellonne de Cracovie. Obtient une maîtrise en linguistique indo-européenne avec un mémoire sur le genre grammatical en hittite, et devient assistant du séminaire d’études orientales de la faculté des lettres (1947-1950). 1948 Obtient au mois d’octobre un doctorat en philologie iranienne avec une thèse intitulée « Gäršāsp-nāmä ‘Asadī’ego z Tūs a legenda o Kr̥ sāspie: Przyczynek do badań nad formacją i rozwojem epopei irańskiej » [« Le Garšāsp-nāme d’Asadī Tūsī et la légende de Kr̥sāspa : Contribution à l’étude de la formation et du développement de l’épopée iranienne »], université Jagellonne de Cracovie, dirigée par T. Kowalski, puis par J. Kuryłowicz.

10.1484/M.BEHE-EB.5.130792

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Chronologie de la vie de Marijan Molé 1949

Est nommé assistant de slovène au département des études slaves de l’université Jagellonne de Cracovie. Ayant obtenu une bourse du gouvernement polonais, il part pour Paris en octobre pour poursuivre ses études et obtient par la suite une bourse française. 1952 Reçoit le titre d’élève diplômé de l’École pratique des hautes études (section des Sciences religieuses) avec un mémoire intitulé « Recherche sur les origines du dualisme zoroastrien ». 1953-1955 En tant qu’attaché de recherches au CNRS, il travaille sur la légende de Zoroastre et sur les épopées, dont les origines de la geste sistanienne, et achève sa traduction de l’Anthologie de Zādspram. 1955-1958 Pensionnaire scientifique de l’Institut français d’iranologie de Téhéran. Visite entre autres Isfahan et Varāmīn. Se rend également en Turquie et en Azerbaïdjan. 1958 Soutient le 3 juillet à Paris (Sorbonne) sa thèse de doctorat intitulée « Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne ». 1959-1960 Attaché de recherches au CNRS, puis chargé de recherches à partir de 1960. Donne des conférences à l’École pratique des hautes études en remplaçant Jean de Menasce et suit des séminaires dont ceux de Henri-Charles Puech et Henry Corbin. 1962 Parution de ‘Azīzoddīn Nasafī (viie/xiiie siècle), Le Livre de l’Homme Parfait (Kitāb al-Insān al-Kāmil). Recueil de traités de soufisme en persan publiés avec une introduction, Département d’iranologie de l’Institut franco-iranien-A. Maisonneuve, Téhéran-Paris (Bibliothèque iranienne, 11). 1963 Parution de sa thèse de doctorat sous le titre Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien : Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne, Puf, Paris (Annales du musée Guimet, Bibliothèque d’études, 69). Mort le 6 mai à Paris, dans le xive arrondissement. 1965 Parution de deux ouvrages : Les Mystiques Musulmans, Puf, Paris (Mythes et religions, 54) et L’Iran ancien, Bloud et Gay, Paris (Religions du monde). 1967 Parution de La légende de Zoroastre selon les textes pehlevis, C. Klincksieck, Paris (Travaux de l’Institut d’études iraniennes de l’université de Paris, 3).

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BIBLIOGRAPHIE DE MARIJAN MOLÉ Samra AzArnouche

Cette bibliographie complète et corrige la liste établie par Gianroberto Scarcia, dans « Ricordo di Marijan Molé », Annali dell’Istituto Universitario Orientale di Napoli 13 (1963), p. 323-325 (reprise dans A. Khismatulin et S. Azarnouche, « The Destiny of a Genius Scholar : Marijan Molé and his Archives in Paris », Manuscripta Orientalia 20 [2014], p. 45-56, et dans Ph. Gignoux, « Molé, Marijan », Encyclopædia Iranica 2018, en ligne : http:// www.iranicaonline.org/articles/mole-marijan).

Ouvrages 1. Gäršāsp-nāmä ‘Asadī’ego z Tūs a legenda o Kr̥sāspie: Przyczynek do badań nad formacją i rozwojem epopei irańskiej [Le Garšāspnāme d’Asadī Tūsī et la légende de Kr̥sāspa : Contribution à l’étude de la formation et du développement de l’épopée iranienne], Ph.D. diss., Archiwum UJ, sygn. WHum. 197, 1948 [thèse de doctorat inédite de l’Université Jagellonne de Cracovie]. 2. ‘Azīzoddīn Nasafī (viie/xiiie siècle), Le Livre de l’Homme Parfait (Kitāb al-Insān al-Kāmil). Recueil de traités de soufisme en persan publiés avec une introduction, Département d’iranologie de l’Institut franco-iranien, Adrien Maisonneuve, Paris-Téhéran 1962 (IFRI-Éditions Ṭahuri, Téhéran 19832 ) (Bibliothèque Iranienne, 11), LX+608 p. (rééd. LVIII+556 p.) 3. Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien : Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne, Puf, Paris 1963 (Annales du Musée Guimet, Bibliothèque d’études, 69), XXXI+597 p. [traduit en persan par Mohammad Mirzāyi, Āyīn, ostureh va keyhān-šenāsi dar Irān-e bāstān. Mas’aleh-ye sonnat-e zartošti va mazdāyi, Negāh-e mo‘āṣer, Téhéran 1395/2016]. 10.1484/M.BEHE-EB.5.130793

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Bibliographie de Marijan Molé 4. L’Iran ancien, Bloud et Gay, Paris 1965 (Religions du monde), 118 p. [traduit en persan par Jāleh Āmuzegār, Irān-e bāstān, Entešārāt-e Dānešgāh-e Tehrān, Téhéran 2536/1977]. 5. Les mystiques musulmans, Puf, Paris 1965 (Mythes et religions, 54) (Les Deux Océans, Paris 19822, 20003), 126 p. [traduit en italien par Giovanna Calasso, I mistici musulmani, Adelphi, Milan 1992 (Piccola Biblioteca, 286), et en slovène par Vesna Velkovrh Bukilica, Muslimanski mistiki, KUD Logos, Ljubljana 2003]. 6. La légende de Zoroastre selon les textes pehlevis, C. Klincksieck, Paris 1967 (Peeters, Louvain 19932) (Travaux de l’Institut d’études iraniennes de l’Université de Paris, 3), 324 p. Articles 1946-1950 1. « Na pograniczu czterech światów » [À la frontière des quatre mondes], Młoda Rzeczypospolita 27 (1946), p. 8-15. 2. « Kilka uwag o rozwoju prasłowiańskiego systemu wokalicznego w porównaniu z niektórymi innymi językami indoeuropejskimi » [Quelques remarques sur l’évolution du système vocalique de l’ancien slave en comparaison avec d’autres langues indo-européennes], Sprawozdania Polskiej Akademii Umiejętności 49, n° 1 (1948), p. 18-21. 3. « Z historii prasłowiańskiego ě w słoweńskim » [Sur l’évolution du ě slave ancien en slovène], Rocznik Slawistyczny 16 (1948), p. 24-27. 4. « Contributions à l’étude du genre grammatical en hittite », Rocznik Orientalistyczny 15 (1948), p. 25-62. 5. « Rustam a Kr̥ sāspa. Przyczynek do badań nad formacją eposu irańskiego » [Rostam versus Kr̥ sāspa : contribution à l’étude du développement de l’épopée iranienne], Sprawozdania Polskiej Akademii Umiejętności 49, n° 6 (1948), p. 269-272. 6. « Legenda o Yamie w 2. fargardzie Vendidād i początki dualizmu irańskiego » [La légende de Yama dans le deuxième fargard du Vendidād et les origines du dualisme iranien], Sprawozdania Polskiej Akademii Umiejętności 49, n° 7 (1948), p. 355-359. 7. « Iranian Notes », Lingua Posnaniensis 1 (1949), p. 244-251. 52

Bibliographie de Marijan Molé 8. « O Magach ze Wschodu » [À propos des Mages de l’Orient], Ruch Biblijny i Liturgiczny 2.6 (1949), p. 441-446 1. 9. « Problem lokalizacji jȩzyka awestyjskiego » [Le problème de la localisation de l’avestique], Biuletyn Polskiego Towarzystwa Jȩzykoznawczego 10 (1950), p. 156-157. 1951-1952 10. « Garshâsp et les Sagsâr », La Nouvelle Clio 3 (1951), p. 128-138. 11. « Les implications historiques du prologue du Livre d’Artā Vīrāz », Revue de l’histoire des religions 139 (1951), p. 35-44. 12. Résumé de « Les implications historiques du prologue du livre d’Artā Vīrāz », dans C. J. Bleeker, G. W. J. Drewes, K. A. H. Hidding (éd.), Proceedings of the 7th Congress for the History of Religions, North-Holland publishing, Amsterdam 1951, p. 135-137. 13. « La structure du premier chapitre du Vidēvdāt », Journal asiatique 239 (1951), p. 283-298. 14. « Le partage du monde dans la tradition iranienne », Journal asiatique 240 (1952), p. 455-463. 15. « Un poème ‟persan” du comte de Gobineau », La Nouvelle Clio 4 (1952), p. 116-130. 16. « Deux aspects de la formation de l’orthodoxie zoroastrienne », Annuaire de l’Institut de Philologie et d’Histoire Orientales et Slaves 12 (Mélanges Henri Grégoire, 4) (1952), p. 289-324. 1953-1958 17. « Some Remarks on the Nineteenth Fargard of the Vīdēvdāt », Rocznik Orientalistyczny 17 (Mélanges Tadeusz Kowalski) (1953), p. 281-289. 18. « L’épopée iranienne après Firdōsī », La Nouvelle Clio 5 (Mélanges André Dupont-Sommer) (1953), p. 377-393. 1.

Dans la bibliographie établie par G. Scarcia, « Ricordo di Marijan Molé », p. 324, n° 8, figure un titre qui s’est avéré introuvable (« Wyrazy irańskie w Piśmie św. » [Mots iraniens dans la Bible], Ruch Biblijny i Liturgiczny, Kraków, 1950). Elle omet en revanche cet article sur les Mages de l’Orient, que nous restituons dans cette liste.

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Bibliographie de Marijan Molé 19. « Le partage du monde dans la tradition iranienne. Note complémentaire », Journal asiatique 241 (1953), p. 271-273. 20. Compte rendu de Sven S. Hartman, Gayōmart. Étude sur le syncrétisme dans l’ancien Iran, Uppsala 1953, Revue de l’histoire des religions 146 (1954), p. 228-231. 21. « La religion iranienne et le zoroastrisme », dans Atti dell’VIII Congresso Inernazionale di Storia delle Religioni, Roma, 17-23 aprile 1955, G. C. Sansoni, Florence 1956, p. 206-209. 22. « La version persane du Traité des dix principes de Najm al-Dīn Kobrā par ‘Alī b. Shihāb al-Dīn Hamadānī », Farhang-e Irān Zamīn 6 (1337/1958), p. 38-66. 23. « Naqšbandiyāt I : Quelques traités naqšbandis », Farhang-e Irān Zamīn 6 (1337/1958), p. 273-284. 1959 24. « Un traité de ‘Alā’ Al-Dawla Simnānī sur ‘Alī b. Abī Ṭālib (= Kubrawīyāt IV) », Bulletin d’études orientales 16 (1958-1960), p. 61-99. 25. « Un ascétisme moral dans les livres pehlevis ? », Revue de l’histoire des religions 155 (1959), p. 145-190. 26. « L’ordre des Gāthās », dans H. Franke (dir.), Akten des 24. internationalen Orientalisten-Kongress (Munich, 28 août-4 septembre 1957), Deutsche Morgenländische Gesellschaft, Wiesbaden 1959, p. 474. 27. « La naissance du monde dans l’Iran préislamique », Sources orientales I : La naissance du monde, Seuil, Paris 1959, p. 299-328. 28. « La guerre des Géants selon le Sūtkar nask », Indo-Iranian Journal 3 (1959), p. 282-305. 29. « Autour du Daré Mansour : L’apprentissage mystique de Bahā’ al-Dīn Naqšband », Revue des études islamiques 27 (1959), p. 35-66. 30. « Le problème zurvanite », Journal asiatique 247 (1959), p. 431-469.

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Bibliographie de Marijan Molé 1960 31. « Deux notes sur le Rāmāyaṇa », Hommages à Georges Dumézil (Latomus 45), Bruxelles 1960, p. 140-150. 32. « Daēnā, le pont Činvat et l’initiation dans le mazdéisme », Revue de l’histoire des religions 157 (1960), p. 155-185. 33. Compte rendu de L.-I. Ringbom, Paradisus Terrestris. Myt, Bild och Verklighet, Helsinki 1958, Revue de l’histoire des religions 157 (1960), p. 250-251. 34. Compte rendu de J. Aubin, Matériaux pour la biographie de Shāh Ni‘matullāh Walī Kermānī, Téhéran 1956, Revue de l’histoire des religions 157 (1960), p. 253-256. 35. Compte rendu de A. Gölpinarli, Vilâyet-nâme. Manâkïb-ï Hünkâr Bektas-i Velî, Istanbul 1958, Revue de l’histoire des religions 157 (1960), p. 256. 36. « Vīs u Rāmīn et l’histoire seldjoukide », Annali dell’Istituto Orientale di Napoli, NS 9 (1960), p. 1-30. 37. Compte rendu de H. Humbach, Die Gāthās des Zarathustra, Heidelberg 1959, Revue de l’histoire des religions 158 (1960), p. 83-89. 38. « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme », Numen 7 (1960), p. 148-160. 39. « Naqšbandiyāt II : Tarjomeh-ye Tālebīn va Īzāh-e Sālekīn, Mohammad ‘Awaz Bokhārī », Farhang-e Irān Zamīn 8 (1339/1960), p. 72-132. 40. « Naqšbandiyāt III », Farhang-e Irān Zamīn 8 (1339/1960), p. 132-134. 1961 41. « Religions de l’Iran ancien », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études, Section des Sciences religieuses 68, 1960-1961 (1961), p. 93-95. 42. « Le problème des sectes zoroastriennes dans les livres pehlevis », Oriens 13-14 (1960-1961), p. 1-28.

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Bibliographie de Marijan Molé 43. « Le jugement des morts dans l’Iran préislamique », Sources Orientales IV : Le jugement des morts, Seuil, Paris 1961, p. 145-175. 44. « Kubrawiyāt II : ‘Ali b. Ṣihābeddīn-i Hamadānī’nin, Risāla-i Futuwwatiya’si », Ṣarkiyet Mecmuasi 4 (1961), p. 33-72. 45. « Réponse à M. Duchesne-Guillemin », Numen 8 (1961), p. 51-63 [traduit en allemand par Ursula Weisser, « Antwort an J. Duchesne-Guillemin », dans B. Schlerath (dir.), Zarathustra, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt 1970, p. 320-335]. 46. Compte rendu de A. Bausani, Persia Religiosa da Zaratustra a Bahâ’ullâh, Milan 1959, Revue de l’histoire des religions 159 (1961), p. 225-230. 47. Compte rendu de J. Rypka, Iranische Literaturgeschichte, Leipzig 1959, Revue de l’histoire des religions 159 (1961), p. 250-252. 48. « Temps et sacrifice dans la religion zoroastrienne », Bulletin de la Société Ernest Renan, NS 10 (1961), p. 124-126. 49. « Les Kubrawiya entre sunnisme et shiisme aux huitième et neuvième siècles de l’hégire », Revue des études islamiques 29 (1961), p. 61-142. 1962 50. « Professions de foi de deux Kubrawīs : ʿAlī-i Hamadānī et Muḥammad Nūrbaẖš », Bulletin d’études orientales de l’Institut français de Damas 17 (1961-1962), p. 133-204. 51. « Une histoire du mazdéisme est-elle possible ? Notes et remarques en marge d’un ouvrage récent (1) », Revue de l’histoire des religions 162.1 (1962), p. 45-67. 52. « Une histoire du mazdéisme est-elle possible ? Notes et remarques en marge d’un ouvrage récent (2) », Revue de l’histoire des religions 162.2 (1962), p. 161-218. 53. « La lune en Iran ancien », Sources orientales V : La lune. Mythes et rites, Seuil, Paris 1962, p. 219-229. 54. «Yasna 45 et la cosmogonie mazdéenne », Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft 112 (1962), p. 345-352.

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Bibliographie de Marijan Molé 1963-1964 55. « Traités mineurs de Nağm al-Dīn Kubrā », Annales islamologiques 4 (1963), p. 1-78. 56. « Entre le zoroastrisme et l’islam : la bonne et la mauvaise religion », dans G. C. Anawati et al. (dir.), Mélanges d’orientalisme offerts à Henri Massé à l’occasion de son 75e anniversaire, Université de Téhéran, Téhéran 1963, p. 303-316. 57. « La danse extatique en islam », Sources orientales VI : Les danses sacrées, Seuil, Paris 1963, p. 147-280. 58. « There is a time for every activity », dans K. M. JamaspAsa (dir.), Dr J. M. Unvala Memorial Volume, Linden House, Bombay 1964, p. 25-29. 59. Compte rendu de J. K. Teufel, Eine Lebensbeschreibung des Scheichs ‘Ali-i Hamadānī (gestorben 1385). Die Xulāsat ulmanāqib des Maulānā Nur ud-Dīn Ca‘far-i Badaxši, Leyde 1962, Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft 114 (1964), p. 437-438.

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SOUVENIR DE MARIJAN MOLÉ* †

Gianroberto scArciA

Université Ca’ Foscari de Venise Traduit de l’italien par Alessia zubAni Université de Bologne et Alberto bernArd École pratique des hautes études - PSL, CeRMI

s

i nos Annali [dell’Istituto Universitario Orientale di Napoli] voulaient commémorer comme il se doit, dans son aspect « technique », la figure de ce jeune mais grand chercheur du mazdéisme, leur collaborateur occasionnel disparu cette année, il ne serait pas convenable de donner la parole à un homme qui, quant au mazdéisme, n’a que des fautes objectives sur la conscience. Cela déprécierait Molé au lieu de l’exalter. J’espère donc qu’une personne davantage digne de confiance se consacrera bientôt à cette tâche. Quant à moi qui ai été l’ami de Molé, je ne me vante pas seulement d’avoir assisté de près, sur le sol perse, à la genèse de plusieurs de ses travaux, au perfectionnement de sa méthode, à l’épanouissement soudain de plusieurs de ses intuitions, à la lente maturation de ses idées soit dans une réflexion

*

G. Scarcia, « Ricordo di Marijan Molé », Annali dell’Istituto Universitario Orientale di Napoli 13 (1963), p. 319-325, essai reproduit ici en français avec l’aimable permission de l’auteur. La pagination originale est indiquée entre crochets droits.

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Gianroberto Scarcia patiente, soit dans le vif d’une discussion et d’un débat. Il n’y a pas que cela : j’ai été le premier, dans l’année pas si éloignée de 1955, à semer le « doute islamique » dans l’esprit de ce « zoroastrien » venu à la recherche de la « continuité iranienne », à l’inciter à considérer l’Iran comme l’un des foyers les plus féconds de la civilisation religieuse musulmane, à lui montrer ce que pouvait y trouver de véritablement grand, au-delà de la « profession », quiconque possède – comme c’était son cas – une sensibilité religieuse authentique et profonde. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, je lui ai alors appris quelque chose. Je ne le dis pas par orgueil, ni pour rappeler aux sceptiques qu’à propos de tout ce que j’affirme depuis quelques années en matière d’islam, une personne m’a peut-être même donné raison. Je le dis seulement pour que l’on se rende compte à quel point Molé était encore novice concernant l’islam en 1955 et qu’en très peu de temps il put pénétrer, en surpassant d’un seul bond son « conseiller » d’alors et plusieurs autres avec lui, dans un monde presque totalement nouveau, au point d’être capable de formuler des choses fondamentales sur l’islam iranien. Je l’ai rencontré à Téhéran pendant l’hiver 1955-1956, lorsque nous bénéficiions tous deux d’une bourse universitaire. Nous sautions souvent le déjeuner pour pouvoir traîner en taxi jusqu’à la maison notre cargaison de livres poussiéreux achetés au bazar. Une fois de temps en temps nous nous accordions un répit, et sans rien acheter nous nous invitions à tour de rôle dans l’un de ces délicieux restaurants russo-iraniens de Téhéran, qui n’étaient que peu fréquentés par les Occidentaux. Là, nous aimions nous sentir isolés d’eux. Comme il disait « nous passions la moitié de notre temps à critiquer les Occidentaux qui disent du mal des Persans et l’autre moitié à critiquer nous-mêmes les Persans ». Nous n’accordions qu’à nous-mêmes le droit de critiquer un pays que nous aimions, dont tant de choses nous plaisaient et tant d’autres nous déplaisaient (comme d’ailleurs dans nos propres pays), car à l’époque nous étions les seuls « non colonialistes » parmi les hôtes européens de l’université. Nous prenions d’habitude le thé chez moi, et le café (« la seule chose turque qui me plaît », disait-il, car à l’époque il croyait encore, mais plus pour longtemps, à l’opposition Iran-Turan) dans sa chambre. Au restaurant de l’université, trois groupes se distinguaient : les « colonialistes », les « neutralistes » et nous. Des premiers, qui étaient des Turcs justement, ainsi que des Allemands, un épais mur d’Indiens nous séparait. Il y avait aussi un fougueux boursier égyptien qui, en 1956, n’adressait 60

Souvenir de Marijan Molé plus la parole à aucun français hormis Marijan. Cela aussi je le dis car il le faut. Pendant un certain temps, Molé (à la faveur de la sonorité de son nom) se faisait passer, même avec moi, pour un Français de naissance, bien que j’aie remarqué non pas un certain accent dans son français, mais plutôt une singulière absence d’accent français dans sa manière de prononcer certains mots italiens, ainsi que quelques « el » slaves trop [p. 320] bien « taillés ». Cela l’exposait à une question très agaçante pour lui, car en entendant seulement son nom certains lui demandaient s’il était parent d’un homme politique avec lequel il ne voulait rien avoir à faire 1. Ainsi ils lui épargnaient au moins une autre question, insupportable « de la part des ḫārigites » : une question ridicule à laquelle il aurait dû répondre constamment et patiemment comme l’aurait fait un Thomas Mann à une question opposée mais analogue : « Cette suspicion me ferait du tort, ou si l’on veut, trop d’honneur » 2. C’est seulement lorsqu’il fut certain – il ne lui fallut guère beaucoup de temps – que jamais je ne lui aurais posé une telle question, qu’il me parla de lui. Il est né le 28 juillet 1924 à Ljubljana, où son père, Vojeslav, écrivain slovène et historien de l’art, était professeur des universités. Lorsqu’un an plus tard il reçut une invitation de l’université Jagellonne de Cracovie et déménagea en Pologne, Marijan se retrouva dans le pays natal de sa mère, et il dut y rester jusqu’au début de la guerre en 1939. Enfant, Marijan se fit déjà remarquer pour sa passion précoce pour la culture et très tôt sa vocation et son aptitude pour la recherche scientifique se révélèrent. Ses intérêts étaient essentiellement orientés dans deux directions : la linguistique et les mathématiques ; mais la linguistique l’attirait peut-être davantage. Au déclenchement de la guerre, le 1er septembre 1939, sa famille dut fuir à Lvov. Pendant les bombardements aériens des Allemands sur la ville assiégée, il refusait toujours de descendre au refuge et, dans leur demeure de fortune, ses parents qui devaient aller le chercher le trouvaient plongé dans l’étude du latin ou en pleine résolution d’un problème mathématique. Ceci est bien sûr un

1. 2.

Il s’agit du socialiste Guy Mollet qui était à cette époque président du Conseil des ministres (1956-1957) (N.d.T.). En reprenant cette citation de Der Künstler in der Gesellschaft, l’auteur tente d’établir un parallèle elliptique entre la prise de position de Thomas Mann face à l’émigration intellectuelle allemande et aux accusations de communisme et celle de Molé face aux interrogations toutes aussi soupçonneuses des « ḫārigites » (« étrangers », persan khārejī) à son égard (N.d.T.).

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Gianroberto Scarcia épisode que je connais grâce à son père et non par lui-même. Bien que l’anecdote ressemble à un stéréotype de la littérature hagiographique, je la rapporte quand même car, d’une part, contrairement à une vieille tradition d’hostilité frivole envers les premiers de la classe, on a tort de penser que les grands érudits n’ont pas commencé à étudier sérieusement dès leur enfance, et, d’autre part, cette étonnante capacité de travail, et de travailler comme un « spécialiste », devint par la suite un trait caractéristique de la personnalité de Molé. Moi-même, par exemple, qui m’intéressais à toute chose de l’Iran mais seulement en dilettante, j’aurais trouvé insupportable de passer une journée « entièrement bibliothèque », comme l’étaient les journées téhéranaises de Molé : je réussis à peine une seule fois à l’entraîner jusqu’à la mosquée de Varāmīn. À Téhéran, du temps passé en dehors de la bibliothèque Malek était pour lui du temps perdu ; à Isfahan où, sans entendre raison, je le contraignis à visiter toutes les ruines seldjoukides, il se réfugiait toujours à la bibliothèque [Dr Caro Owen] Minasian, en regrettant toutefois l’hospitalité exquise du propriétaire avec ses somptueuses réceptions car il le détournait de son incessante activité de recherche. Afin d’éviter que l’on pense qu’il n’était qu’un rat de bibliothèque, j’ajoute sur-le-champ qu’il lisait tous les journaux et qu’il était, par exemple, bien plus au courant que moi de la situation politique interne de l’Italie. Afin d’éviter que l’on pense qu’il était pédant, j’ajoute ensuite que jamais il n’apprit à corriger convenablement ses brouillons, et qu’il était tellement pris par la substance des choses, qu’il ne pouvait céder à l’ennui de donner des indications bibliographiques complètes dans ses citations. C’était toujours un peu délibéré, avec la malice innocente de celui qui feint de croire que le spécialiste est toujours au courant de ce qu’on écrit partout dans le monde sur son domaine et, dès lors, indiquer la date de parution d’un livre célèbre serait une insulte envers l’érudit lecteur. Quant à lui, il lisait toujours les ouvrages des autres avec attention, en contrôlant toujours leurs citations sans manquer de s’apercevoir si elles étaient inexactes ou de seconde main, même quand elles laissaient prétendre le contraire. De Lviv, les Molé retournèrent à Cracovie. Ils y parvinrent deux jours après l’arrestation des professeurs d’université et leur déportation au camp de concentration d’Oranienbourg-Sachsenhausen [le 6 novembre 1939]. Grâce au ministre [plénipotentiaire de diplomatie] de la Yougoslavie à Berlin, le futur prix Nobel Ivo Andrić, le père de Marijan obtint un passeport yougoslave pour lui et sa famille

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Souvenir de Marijan Molé et put repartir pour Ljubljana, où l’université l’accueillit en lui offrant la chaire d’études byzantines. Ainsi Marijan et sa petit sœur Jadwiga retournèrent à l’école [p. 321]. Pour le jeune Molé, la prédilection pour les problèmes linguistiques se développa de manière encore plus nette pendant ces années : il apprit le grec en autodidacte et, dans la huitième classe du « gymnase », il pouvait lire Platon et les tragiques. En 1941, lorsque Ljubljana devint ridiculement « la 99e et plus jeune province du Royaume d’Italie », faute de pouvoir faire autre chose, Marijan opposait aux parades et aux fanfares l’étude furieuse de la Vergleichende Grammatik der indogermanischen Sprachen de Hirth 3. En 1942, après son examen de baccalauréat, il s’inscrivit à la faculté de philosophie, où il étudia le slave avec le prof. Ramovš et la linguistique indo-européenne avec le prof. Oštir, jusqu’à la fermeture de l’université par les Allemands à l’automne 1943. Malgré cette dernière mesure, il poursuivit ses études en gardant un étroit contact avec ses professeurs, avant de devenir, en secret, assistant du séminaire d’indo-européen. Juste après la guerre, le prof. Vojeslav Molé, en acceptant une nouvelle invitation de la Pologne, affronta avec sa famille un périlleux voyage vers Cracovie, où Marijan put finalement continuer ses études à l’université Jagellonne : linguistique indo-européenne avec Safarewicz, philologie orientale avec Kowalski et Willman-Grabowska. En mars 1947, il abandonna définitivement la linguistique pour se consacrer surtout à la philologie iranienne et à l’histoire des religions. Son intérêt pour les études iraniennes pourrait s’expliquer en partie, dans ses premiers élans, par le fait que son père possédait de nombreux ouvrages dédiés à l’art iranien. Mais l’art en lui-même ne l’intéressait qu’à un certain point. Son sens figuratif était touché par le paysage persan, « inspirateur de la cosmogonie mazdéenne », bien qu’une fois, au pied du Menār-e ʻAlī d’Isfahan, il confessât sa nostalgie de la « forme européenne » et de ce « milieu du milieu [en français dans le texte] de la forme européenne », dont le siège par excellence se trouvait justement entre Ljubljana et Cracovie. L’encouragement pour le domaine iranien vint plutôt de la lecture du beau livre Religie Wschodu de l’orientaliste polonais décédé, Jaworski. 3.

Probablement une erreur pour H. A. Hirt, auteur de l’Indogermanische Grammatik, 7 vol., C. Winter, Heidelberg 1927-1937. L’ouvrage mentionné ici pourrait être le Grundriss publié entre 1886 et 1916 par K. Brugmann et B. Delbrück, K. J. Trübner, Strasbourg (N.d.T.).

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Gianroberto Scarcia Une autre raison pour laquelle il est devenu iranisant – il le disait en souriant, car il ne cachait pas quelque intolérance antiacadémique, ni son désir d’explorer des voies nouvelles – résidait en fin de compte dans le fait qu’il avait été élève d’un turcisant. Sous la direction de Kowalski, il écrivit sa thèse doctorale, le Garšāsp-nāme de Asadī de Tūs et la légende de Kr̥sāspa, grâce à laquelle – seulement après la mort de Kowalski – il obtint un doctorat en philologie iranienne. Ce travail qui aurait dû être publié dans la Polska Akademia Umiejetnosci de Cracovie ne parut jamais : « un fait opportun, tout bien considéré, car ce n’était pas l’œuvre d’une personne mature ». L’université Jagellonne était certes un centre d’éminentes études, mais ce n’était pas le monde, et le jeune Molé était impatient d’entendre la voix de nouveaux pīr, de nouveaux quṭb [« guides spirituels »]. Ainsi, Marijan, à l’époque assistant du séminaire de philologie orientale et lecteur de slovène, accepta avec joie, en 1949-1950, une bourse d’études du gouvernement français pour une période de perfectionnement à Paris. Et c’est finalement à Paris qu’il s’établit pour de bon. Il existe des moments singuliers, dans l’histoire humaine, dans lesquels une chose aussi évidente qu’affirmer son droit propre de chercheur à la libre recherche passe « objectivement » par un « choix ». Mais le « choix », cet ingrédient pseudo-héroïque de l’éthique primordiale de ceux qui « n’étant rien, cherchent en vain à être enfin “eux-mêmes” », était un concept « subjectivement » détesté par Molé qui aurait préféré passer d’abord dix ans à Paris à écouter Benveniste, de Menasce, Corbin, Massignon et Laoust, puis encore dix ans à fouiller parmi les manuscrits naqšbandī de Taškent, si seulement une myriade de chicanes bureaucratiques ne l’en avait empêché. Les bureaucrates, disait-il, « sont comme les Rawāfiḍ, bien que l’existence des Rawāfiḍ ne soit pas un argument en faveur des Ḫārigites, encore moins au détriment de la dévotion à ʻAlī ». Selon ʻAlā al-daula Simnānī 4 : « Deux groupes ne cessent de m’étonner : celui qui [après le Prophète,] regarde comme le plus noble quelqu’un d’autre que ʻAlī d’une façon absolue, et ceux qui prétendent être son Parti ». Le sage est dévoué à ʻAlī, mais il hésite aussi à descendre [p. 322] dans la rue pour manifester contre ʻUmar ; il admet la mort du 4.

64

Voir Bibl. n. 39, p. 92 dans M. Molé, « Un traité de ‘Alā’ Al-Dawla Simnānī sur ‘Alī b. Abī Ṭālib (= Kubrawīyāt IV) », Bulletin d’études orientales 16 (1958-1960), p. 61-99.

Souvenir de Marijan Molé douzième Imām mais, en même temps, il « croit » à son occultation 5. D’autre part, protester et faire du bruit autour de soi sont dans certains cas socialement dénués de sens, tout comme la manifestation primitive d’un individualisme creux : Toutes les fois qu’un musulman sent qu’il vaut mieux pour lui et pour la communauté d’abandonner la lutte, il n’est pas réprouvé à cause de cette pensée et de ses semblables, car cette pensée découle de la miséricorde envers lui-même et envers la communauté 6.

Plutôt que combattant à Cracovie, voilà donc Marijan « intellectuel de gauche » à Paris, et murīd [« disciple »] des muršid [« maîtres »] que je viens d’évoquer. À Paris, il obtint le diplôme de la Ve section de l’École des Hautes Études avec un mémoire sur la « Troisième fonction dans le zoroastrisme » 7, et fonda une famille. Son fils, Christian, aujourd’hui orphelin à six ans, naquit quand il était au loin, à Téhéran. Il se rendit la première fois à Téhéran avec la bourse d’études mentionnée plus haut, puis il y resta trois ans comme pensionnaire [en français dans le texte] de l’Institut franco-iranien. Pendant ces trois années, il mena à bien sa thèse pour la Sorbonne, et surtout il se laissa conquérir par le charme de l’islam. En tant qu’une forme de civilisation humaine, l’islam a nourri plus d’un humaniste, mais en tant que religion, il paraît maigre, sec, pauvre en folklore et débordant de verbalisme ; il ennuie les ethnologues et demeure le plus souvent abandonné aux mains fiables mais inertes des philologues. Percer l’essence intime de ces enthousiasmes cérébraux platoniciens avec lesquels la mystique islamique emplit « le grand vide que toute religion a créé autour de Dieu », saisir la valeur religieuse profonde du bon sens optimiste et sceptique, matérialiste et monothéiste, des catalogues et des casuistiques de la chari‘a, saisir

5. 6. 7.

Voir n. 45, p. 108 dans M. Molé, « Les Kubrawiya entre sunnisme et shiisme aux huitième et neuvième siècles de l’hégire », Revue des études islamiques 29 (1961), p. 61-142. Voir Bibl. n. 39, p. 92 dans M. Molé, « Un traité de ‘Alā’ Al-Dawla Simnānī sur ‘Alī b. Abī Ṭālib (= Kubrawīyāt IV) », Bulletin d’études orientales 16 (19581960), p. 61-99. Le mémoire s’intitule en réalité « Recherche sur les origines du dualisme zoroastrien » (Annuaire EPHE-SR 1952-1953 [1952], p. 18). Voir : https://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0002_1951_num_64_60_21101 (consulté le 4 janvier 2022) (N.d.T.)

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Gianroberto Scarcia la poésie de la liberté infinie de l’intellect qui transforme en « vision sublime de Dieu » l’humilité quotidienne de la règle, voilà le privilège réservé seulement à certains. Molé était religieux d’une manière qui se situe entre le théisme spontané du spiritualiste et l’athéisme loyal d’une personne honnête et franche, entre la sérénité éminente d’une raison qui ne se fait pas d’illusion et la capacité de sentir chaque aspect et moment de la vie réelle comme une tension et une émotion humaine inestimable, sans jamais céder à la mystification théosophique. Ainsi sont religieux tous les rares êtres religieux de l’ère moderne. Molé « vivait le kalām » comme Mullā Ṣadrā Šīrāzī, et résoudre un problème historique ou religieux était pour lui la même chose que de gravir un échelon dans sa propre maturité spirituelle. Il était éminemment sérieux, timide et digne dans ses rapports sociaux ; parfois maussade en apparence, et pour beaucoup d’un caractère difficile. Mais combien plus honnête que tant d’autres, animés seulement par une curiosité colonialiste, dans son déguisement « jafarite » qui lui permit de faire le pèlerinage à Mašhad ! Je revins une fois de Hérat et l’ai trouvé méconnaissable. Il avait étudié le lebās-e ğaʻfarī du moment avec une minutie digne d’un grand réalisateur : crâne rasé, barbe de moğtahed, c’est-à-dire une barbe de quinze jours, peu soignée ; chemise en nylon avec col boutonné, sans cravate ; pantalons noirs élimés ; chaussettes en nylon noires elles aussi, mais portant une marque américaine à fleurs bien visible ; chaussures marrons aux dos rabattus portées comme des pantoufles. À cette minutieuse et impeccable préparation physique à la ziyārat, contribua aussi un tout petit détail chirurgical, invisible, qui l’avait empêché pendant plusieurs jours, malgré la chaleur, de s’immerger dans les eaux troubles mais toujours tentantes de la piscine de l’Institut franco-iranien. Ainsi transformé, il pénétra dans le ḥaram et commença à crier à tue-tête vers l’Imām ʻAlī al-Riḍā (« en arabe, mais avec un esprit aryen-mazdéen », disait-il avec ironie) : « Maudit soit celui qui t’a tué ! » Bien entendu il n’en voulait nullement à al-Ma’mūn mais il agissait ainsi par « miséricorde envers la communauté » qui l’entourait, et d’ailleurs « il ressentait l’imâmisme ». (Peu avant sa mort, au début de l’année 1963, il devait aussi se rendre en Syrie et au Liban, en particulier pour visiter le Ğabal ʻĀmil). À la même époque, précisément parce qu’à travers l’imâmisme et en en approfondissant le sens [p. 323], il avait découvert l’universalité de l’islam, il perdait peu à peu son « antipathie touranienne » 66

Souvenir de Marijan Molé préconçue. Une autre fois encore, je le vis à la mosquée de Haci Beyram à Ankara ; peut-être réfléchissait-il, peut-être priait-il, ou presque. Venu en Iran pour vérifier s’il était vrai que le mazdéisme survivait encore dans la šīʻa, comme quelque quṭb parisien le lui avait affirmé, il découvrait dans l’imâmisme un aspect parmi d’autres de l’expérience religieuse musulmane. Toutefois, comme par une aptitude spontanée de son esprit à échapper à tout sectarisme, il avait commencé à étudier les moments les plus nuancés [en français dans le texte] de cette expérience : ces moments de la pensée religieuse persane dans lesquels tant de catégories asphyxiantes, fabriquées par les hérésiographes et longtemps acceptées par les spécialistes des études islamiques, se dissolvent en une harmonie universelle, dans mille nuances et mille replis de l’âme. En tant qu’islamisant, son principal mérite est précisément ceci : avoir détruit, dans ses travaux sur le soufisme, des idoles méthodologiques aussi fausses que fossilisées. Avec sa doctrine du « juste milieu », ʻAlā’ al-daula Simnānī lui confirmait avec force la valeur éthique profonde des règles sur lesquelles il avait fondé sa vie. Ou alors, inversement, était-il destiné à rencontrer Simnānī précisément parce que lui aussi – en homme de ce siècle et en Européen, bien sûr – était un adepte de ce milieu du milieu [en français dans le texte] qui a toujours et partout été la patrie de l’homme civilisé. L’Insān-i kāmil [« l’Homme Parfait »] est en effet « l’homme du juste milieu », non pas l’homme moyen, l’homme médiocre, mais celui qui, engagé de la manière la moins académique possible dans la voie droite du culte « juste » des Imām, celui qui comprend l’insanité, sans doute inconsciente, à la fois des Rawāfiḍ et des Ḫārigites, et qui non seulement s’abstient de prendre part aux conflits mais œuvre comme il peut pour y mettre fin. Parmi les œuvres orientalistes de Molé, celles dédiées à l’islam, bien que déjà substantielles, sont relativement peu nombreuses, mais elles nous laissent en héritage une approche très affûtée des problèmes, un ensemble d’indications précises et de véritables découvertes qui sont de nature à servir de guide sûr à tout chercheur. Lorsqu’il mourut, l’Iran était pour lui déjà lointain, dépassé, absorbé, dissout dans l’islam. Son intérêt pour la Naqšbandīya l’aurait bientôt conduit en Inde. Chez ceux qui l’ont connu, le regret de ce qu’il aurait pu nous dire et ne nous a pas dit est moins grand que le regret de qui il était, l’une 67

Gianroberto Scarcia de ces deux ou trois personnes – elles ne sont jamais guère plus nombreuses – que chacun de nous a la chance de rencontrer dans sa vie et qui nous donnent la fierté – pour une fois si sincère – de nous sentir redevables de quelque chose de fondamental.

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MARIJAN MOLÉ’S EARLY WORKS AND HIS STUDY OF PERSIAN EPICS Anna KrAsnowolsKA Jagiellonian University, Kraków

i

first discovered Marijan Molé’s works during my student years (1967–72), at Jagiellonian University, Kraków. The University Library had some of his works in French and English, as well as his first short articles published in Polish, all of them very inspiring. His name looked foreign, thus his articles in Polish seemed puzzling. I was unable to learn much about Molé from the people who had known him. In a way he was absent from Polish Iranian studies. The University Archives preserved a certain amount of documentation, which allows one to reconstruct the course of Molé’s studies and work at the Jagiellonian University in the years 1945–49, a short but decisive period for the development of his interests. 1 Molé came back to Poland from Slovenia with his family in 1945, after two years of Indo-European and Slavic linguistic studies at the University of Ljubljana (1942–43) 2 and after two years of self-education and infor-

1. 2.

It should be noted that in Polish documents his name is written as Marian Stanisław. Molé’s interest in Slavic linguistics is seen in some of his early articles published in Poland: “Z historii prasłowiańskiego ě w słoweńskim” (“On the history of the proto-Slavic ě in Slovenian”), Rocznik Slawistyczny 16 (1948), 24–27; “Kilka uwag o rozwoju prasłowiańskiego systemu wokalnego” (“A Few Remarks on the Development of the Proto-Slavic Vocal System”), Sprawozdania Polskiej Akademii Umiejętności 49.1 (1948), 18–21.

10.1484/M.BEHE-EB.5.130795

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Anna Krasnowolska mal work as an assistant during the underground activity of that university, closed during the German occupation in 1943. The documents at my disposal give no details on this part of his education. Back in Kraków, Molé continued his studies at two departments of the Faculty of Humanities: Indo-European and General Linguistics and, simultaneously, Oriental Studies. At that time the Indo-Iranian languages (Sanskrit, Avestan, Old Persian) were taught as part of the linguistic curriculum, while the languages of classical Islamic studies (Arabic, Ottoman Turkish, Persian) were taught at the Seminar of Oriental Studies. As a student in 1946, Molé undertook the duties of a voluntary assistant at the Seminar of Oriental Studies. In March 1947, he obtained his Master’s in Indo-European Linguistics with a dissertation entitled Kategoria rodzaju gramatycznego w języku hetyckim (The Category of Grammatical Gender in the Hittite Language). 3 He also passed all the exams required for a degree in Oriental Studies but wrote no dissertation. In the academic year 1947–48, Molé was employed as a senior lecturer at the Seminar of Oriental Studies for thirty hours a week, the contract being subsequently extended to the next academic year. In October 1948, he defended his doctoral dissertation Gäršāsp-nāmä ‘Asadī’ego z Tūs a legenda o Kr̥sāspie. Przyczynek do badań nad formacją i rozwojem epopei irańskiej (Asadi Tusi’s Garšāsp-nāme and the Legend of Kr̥sāspa: A Contribution to the Study of the Formation and Development of Iranian Epic). 4 Having obtained a Polish government scholarship for his habilitation research, Molé left for Paris in October 1949. There he was granted a French scholarship as well. According to his CV, in Paris Molé studied at the École pratique des hautes études, the École nationale des langues orientales vivantes, 5 and the Collège de France with such masters as Émile Benveniste, Jean de Menasce, and Jules Bloch. He apparently considered returning to Poland, since a request for the prolongation of his employment at the Seminar of Oriental Studies, Jagiellonian University, is dated to May 1950. No reply for the application can be found in his files. It is not clear whether it was rejected

3. 4. 5.

70

Published as: “Contributions à l’étude du genre grammatical en hittite,” Rocznik Orientalistyczny 15 (1948), 25–62. Archive of the Jagiellonian University, the file signed WHum. 197. The “École nationale des langues orientales vivantes” changed its name into “Institut national des langues et civilisations orientales” (Inalco) in 1971.

Marijan Molé’s Early Worksand his Study of Persian Epics by the University or whether Molé himself decided to stay in France. In 1949 (before his departure to Paris?) he additionally obtained the post of lecturer in Slovenian language at the Department of Slavic Studies, Jagiellonian University, which was eventually cancelled because of his absence. The archival resources give an insight into the curriculum of Marijan Molé’s studies in Kraków. 6 His final exams in linguistics were as follows: - General Linguistics; - Historical Grammar of Greek (Jan Safarewicz); - Historical Grammar of Latin (Jan Safarewicz); - A Comparative Grammar of Indo-European Languages (Jan Safarewicz); - Old Persian and Avestan with an Introduction to Old Iranian Philology (Helena Willman-Grabowska); - Sanskrit Grammar including the Reading of Easy Texts (Helena Willman-Grabowska); - Principles of Philosophy (Roman Ingarden); - Historical grammar of the Old Church Slavonic Language. The subject of Molé’s final exams (oral and written) was “The Historical Grammar of the Hittite Language (Extended Scope)” with the examiners Tadeusz Milewski and Jan Safarewicz. These two linguists wrote reviews of Molé’s Master’s thesis. The courses taken by Molé in Oriental Philology were as follows: - Descriptive Grammar of Ottoman Turkish; - Descriptive Grammar of Arabic; - Descriptive Grammar of New Persian (his main subject); - An Outline of the Geography, Ethnography and History of the Muslim East; - An Outline of Classical Persian Literature. All these lectures were, most probably, given by Tadeusz Kowalski. 6.

A file signed KM 56, which contains the documentation of Molé’s Master’s degree program.

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Anna Krasnowolska The postwar years were a transitional period in Poland, full of paradoxes and inconsistencies. The Communist Party was tightening its ideological grip on cultural and educational institutions. On the other hand, a number of outstanding intellectuals and scholars of the older generation who survived the war were anxious to rebuild academic life and to resume their interrupted research. In spite of the misery of the Jagiellonian University in the postwar years, with its modest library resources and limited contact with the outside world, Molé was lucky to have brilliant professors. Jan Safarewicz (1904–1992), a former student of Benveniste, Meillet, and Ernout, among others, professor at Stefan Batory Wilno University (1930–35) and Jagiellonian University of Kraków (1937–39 and 1945–64), was a specialist in Classical, Roman, Balto-Slavic, and general linguistics. 7 Roman Ingarden (1893–1970) was a famous phenomenologist (Edmund Husserl’s disciple), author of studies in ontology and epistemology as well as in literary theory and aesthetics. 8 A person who probably had an impact on Molé’s interest in ancient Iran was Helena Willman-Grabowska (1870–1957), an Indologist who studied linguistics in Paris. On her return to Poland in 1927, she established the Department of Indian Studies, becoming the first female professor at the Jagiellonian University. Besides Sanskrit and Pali, she lectured on Old and Middle Iranian languages and had some interest in comparative Avestan-Vedic mythology. After the reopening of the University in 1945, Willman-Grabowska undertook her teaching, but in autumn 1947 she was dismissed, Indian studies having been considered “idealistic” and not compatible with Marxism. 9 The Chair of General and Indo-European Linguistics of Jerzy Kuryłowicz (former professor of Jan Kazimierz University in Lwów), was established instead. Still, Willman-Grabowska informally continued her lectures

7. 8.

9.

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W. Smoczyński, ‟Jan Safarewicz (1904-1992),” in Uniwersytet Jagielloński. Złota Księga Wydziału Filologicznego, eds. J. Michalik and W. Walecki (Kraków, 2000), 597–604. A. Thomasson, “Roman Ingarden,” Stanford Encyclopedia of Philosophy (online), first published June 12, 2003, revised August 31, 2020, https://plato. stanford.edu/entries/ingarden/. Ingarden’s views were considered incompatible with Marxism, and his right of teaching and publishing was suspended between 1950 and 1956. R. Czekalska, ‟Helena Willman-Grabowska (1870-1957),” in Uniwersytet Jagielloński, Złota Księga Wydziału Filologicznego, 223–30.

Marijan Molé’s Early Worksand his Study of Persian Epics for several years. It was she who introduced Molé’s lectures at the Oriental Commission of the Polish Academy of Sciences, of which she remained an honorary member. Jerzy Kuryłowicz (1895–1978), an outstanding Indo-European and general linguist, 10 replaced Tadeusz Kowalski after his death (May 1948) as supervisor of Molé’s doctoral work, although he probably had little influence on its shape. Tadeusz Kowalski (1889–1948), educated in Austrian and German universities (a student of Theodor Nöldeke, among others), was the founder and first person to hold the Chair of Oriental Studies at the Jagiellonian University (1919–39 and 1945–48). Although Arabic and Turkish languages and literatures were Kowalski’s principal fields of research and teaching, he also lectured on Persian grammar and classical Persian literature. 11 It was with Tadeusz Kowalski that Molé begun to work on his doctoral thesis about the Garšāsp-nāme. As Molé mentions in the introduction to this work, Kowalski expected him to write something similar to his own Studies on the Šāh-nāme, 12 being a rather superficial, descriptive study of the text. Kowalski’s two-volume work consists of a detailed summary of the Šāh-nāme and a series of essays on its particular topics (composition of the poem, Ferdowsī’s religious views, battles and feasts, women, hunting, Turks and Arabs in the Šāh-nāme, etc.), with a number of passages from the poem translated in prose. Kowalski refers mainly to the Islamic context of Ferdowsī’s work, being not much interested in its pre-Islamic background. Molé, on the contrary, perceives the “secondary” epic of Garšāsp as a continuation of an old, genuine Indo-Iranian myth, partly preserved in Zoroastrian religious literature.

10. W. Smoczyński, ‟Jerzy Kuryłowicz (1895-1978),” in Uniwersytet Jagielloński. Złota Księga Wydziału Filologicznego, 477–90. 11. A. Zaborski, ‟Tadeusz Kowalski (1889-1948),” in Uniwersytet Jagielloński. Złota Księga Wydziału Filologicznego, 409–17; Tadeusz Kowalski 1889-1948. Materiały z posiedzenia naukowego PAU w dniu 19 czerwca 1998, ed. R. Makowska (Kraków, 1999). 12. T. Kowalski, Studia nad Šāh-nāme (Études sur le Šāh-nāme) avec résumé français, 2 vols. (Kraków, 1952–53).

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Anna Krasnowolska Molé’s dissertation falls in four parts: 1. The older layer of the Sāma family legend: Kr̥sāspa in the Avesta and in religious tradition; 2. The younger (Sistānī) layer of the legend: Garšāsp, Sām and Rostam in national tradition; 3. The contents of Asadi’s Garšāsp-nāme; 4. The sources of the Garšāsp-nāme. Molé’s work is strongly influenced by the ideas of the Scandinavian school (Henrik Samuel Nyberg, Geo Widengren, Stig Wikander). In particular, he adopts Wikander’s concept of a so-called “Vayistic (or Vayic) religion”, with its warriors’ associations, of which Kr̥ sāspa was supposed to be a cultic hero. 13 Molé believes the Garšāsp-nāme to represent a forgotten, Vayic tradition, not incorporated in the Xwadāy-nāmag, thus older and, in a way, more interesting, than that of Ferdowsī’s Šāh-nāme. Here, as in his other early works, Molé concentrates on the religious background of the myth and tries to single out and reconstruct its consecutive chronological levels—that of the Vayu religion, then Mithraic, then orthodox Zoroastrian and finally what he calls a “national” (non-religious) version of the Kr̥ sāspa/Garšāsp story, shaped in the Sistānī/Saka milieu and incorporating some elements of the actual history of the region. Molé is basing himself on the Avestan texts (in particular the Yašts 5, 13, 15, 19; the Hōm Yašt, Yasna 9-11, and Vidēvdād I) in which the three above layers are intermingled together, then on a number of Pahlavi texts (in Edward William West’s translation, the originals not being available to him at that time), and finally on Ferdowsī’s epic and early Islamic historical works. Molé’s other objective is to demonstrate the continuation of the Kr̥ sāspa tradition from pre-Zoroastrian beliefs up to the Islamic Persian epic, and thus the survival of the hero’s many original features distributed among several characters of the “Sistānī” clan, most importantly Rostam and Sām. As he notices, the identity of Rostam and Kr̥sāspa had been already put forward by such scholars as Joseph Marquart and Ernst Herzfeld, however no convincing arguments were adduced by them. He himself presents such proofs, the most important of them 13. Molé refers most importantly to S. Wikander’s Der arische Männerbund (Lund, 1938), and his Vayu (Uppsala, 1941).

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Marijan Molé’s Early Worksand his Study of Persian Epics being the identification of Div-e Sepid (“the White Demon”) of the Šāh-nāme with Vayu in Zoroastrian texts, and that of the witch killed by Rostam with the pairīkā Xnąϑaitī of the Avesta. Another argument for the identity of Rostam and Kr̥ sāspa are the similarities of their respective fathers, Zāl and ϑrīta, both being magicians and healers. Molé qualifies Asadī’s epic as “secondary,” i.e. more recent, secularized, and Islamicized than Ferdowsī’s work, yet containing some very old elements, absent elsewhere. These are the motifs concerning the interrelations between Garšāsp, Jamšīd, and Zahāk (the three-headed dragon Ažī Dahāka in the Avesta), in particular the close mutual relationship of Garšāsp with Zahāk which, as Molé believes, goes back to the Vayic tradition. In the Garšāsp-nāme, Garšāsp is the commander of Zahāk’s army. In his name, he conquers countries and performs other exploits. As Molé observes, the evaluation of Zahāk in Asadī’s poem is ambivalent. In some instances, the influence of the Šāh-nāme is apparent, but generally an older version of the myth prevails. Among the many adventures of Garšāsp in the epic, Molé tries to identify those which have their prototypes in the oldest layers of the myth and finds them still identifiable, even if they are deprived of their original importance and meaning. As for the younger, “Sistānī” layer of the legend, the campaign against the shāh of Kābul is analyzed as a memory of the wars led by the Saka king Gondophares on the one hand, and of those by Ya‛qūb b. Laith on the other. Another motif belonging to the same chronological stratum is Garšāsp’s expedition to India, patterned, as Molé supposes, on the conquests of Gondophares and Mahmud Ghaznavi. Some motifs common to the legend of Garšāsp and Vištāsp, as related in the Šāh-nāme, are discussed as well. Another narrative component, attributed to the younger chronological layer, is the pattern of exotic travels, borrowed, as Molé believes, from the Alexander Romance of Pseudo-Callisthenes, possibly in its three different versions. 14 In his work, Molé heavily relies on the Vayic theory developed by Wikander, but his approach to the work of his predecessors is, in many instances, critical. He polemicizes against Friedrich Spiegel, Arthur Christensen, Ernst Herzfeld, and others on particular issues. 14. An insightful study of the geographical sources of Asadi’s work appeared recently: M. Michalak, Konteksty kulturowe średniowiecznego eposu irańskiego Garšāspnāme i ich źródła [Cultural Contexts of the Medieval Iranian epos Garšāspnāme and their sources] (Warszawa, 2020).

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Anna Krasnowolska Jerzy Kuryłowicz, in his review, is far from uncritically enthusiastic of Molé’s work. He does not think it to be terribly innovative or revealing, yet he praises it for bringing together and putting in order the results of earlier research on the subject and for putting forward a number of new arguments corroborating the old hypothesis of the identity of Rostam with Kr̥ sāspa. Kuryłowicz appreciates the amount of literature used (“for the post-war conditions, quite substantial”) 15 and the author’s good command of linguistic and philological methodology, which allow him to move firmly through the “sleepy ground of religious, folkloristic and literary speculations.” Kuryłowicz considers the fourth part of the dissertation, the analysis of Asadī’s poem proper, the most valuable and original. 16 Molé’s unedited doctoral thesis, the longest of his early works, should be considered in the context of his other works on Iranian mythology and religion from that period, such as: - “Rustam a Kr̥ sāspa. Przyczynek do badań nad formacją eposu irańskiego” (Rostam and Kr̥sāspa: A Contribution to the Study of the Formation of Iranian Epic), Sprawozdania Polskiej Akademii Umiejętności 49, no. 6 (1948): 269–72. - “Legenda o Yamie w 2 fargardzie Vendidād i początki dualizmu irańskiego” (The Legend of Yama in the 2nd Fargard of the Vendidād and the Origins of Iranian Dualism), Sprawozdania Polskiej Akademii Umiejętności 49, no. 7 (1948): 355–59. - “Some Remarks on the Nineteenth Fargard of the Vīdēvdāt,” Rocznik Orientalistyczny 17 (1953), Memorial Book of Tadeusz Kowalski: 281–89 (written in 1948). - “Iranian Notes,” Lingua Posnaniensis 1 (1949): 244–51. - “O Magach ze Wschodu” (On the Magi of the East), Ruch Biblijny i Liturgiczny 2.6 (1949): 441–46. - “Garshâsp et les Sagsâr,” La Nouvelle Clio 3 (1951): 128–38. - “La structure du premier chapitre du Vidēvdāt,” Journal asiatique 239 (1951): 283–98. 15. The bibliography has 95 entries. 16. The other review, by Father Aleksy Klawek, a specialist in biblical studies, is very short (1/2 handwritten page) and superficial; it is clear that he has no grasp of the subject.

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Marijan Molé’s Early Worksand his Study of Persian Epics - “Le partage du monde dans la tradition iranienne,” Journal asiatique 240 (1952): 455–63. - “Un poème ‘persan’ du comte de Gobineau,” La Nouvelle Clio 4 (1952): 116–30. - “L’épopée iranienne après Firdōsī,” La Nouvelle Clio 5 (1953): 377– 93. - “Deux notes sur le Rāmāyaṇa,” in Hommages à Georges Dumézil, eds. Émile Benveniste and Emmanuel Laroche (Bruxelles: Latomus, 1960), 140–50. Some of these articles are just elaborated fragments of Molé’s doctoral dissertation, but others are studies of Avestan texts (the initial and final, mythological chapters of the Vidēvdād) in which Molé looks for the stages of the development of Iranian religion (Vayism versus Mithraism) and for the original functions of its heroes (Yima, ϴraētaona). In the articles on the first and the second fargard of the Vidēvdād, as well as in “Le partage du monde dans la tradition iranienne” one can see the influence of Geroges Dumézil’s tripartite theory of the Indo-European society and pantheon. 17 The interpretation of Vd. I is especially interesting, since Molé does not try to geographically identify the Iranian lands listed in the fargard, but rather to understand their theological order and their affiliation with particular categories of deities. Similarly, in his analysis of the second fargard, he pays attention to Yima’s forgotten role as creator of the world and founder of a three-class human society. In all of these works, one witnesses an effort to reconstruct a primitive (pre-Zoroastrian) Iranian religion in all its complexity and diversity. If New Persian material is used, as in the article on the Sagsārs, it complements and corroborates the pre-Islamic sources. Molé challenges the stereotypical idea of the inferior value of “secondary epics”. Not only his research on Garšāsp but also his long article on the Persian epic after Ferdowsī and that on the “Persian” poem by de Gobineau (inspired, as Molé demonstrates, by the

17. Molé refers to G. Dumézil’s “La préhistoire indo-iranienne des castes,” Journal asiatique 216 (1930), 109–30, and Jupiter, Mars, Quirinus. Essai sur la conception indo-européenne de la société et sur les origines de Rome (Paris, 1941); also to “Traditions indo-iraniennes sur les classes sociales,” by É. Benveniste, Journal asiatique 230 (1938), 529–49.

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Anna Krasnowolska Kuš-nāme) reveal the most ancient roots of the epic stories. In the last of the above-listed texts, Molé reaches even deeper into the Indo-Iranian past, pointing to some striking similarities between the deeds of Indian Rāma and the Iranian heroes of the Sāma house. He continues his inquiry into common motifs of the Rāmāyana and Persian epic mythology in his article “Deux notes sur le Rāmāyaṇa” of 1960. In Molé’s file one comes across information about his lectures and his works prepared for publication or only planned. Some of them never came into existence, but the titles give some additional idea of his interests. As such they can be named: - A French translation of his doctoral dissertation: Le Garšāsp-Nāma d’Asadi de Tus et la légende de Kr̥sāspa to be published in the Oriental proceedings of the Polish Academy of Sciences (a French manuscript entitled “Les origines de la geste sistanienne” seems to be a part of this project). 18 - “Naturalistyczne podstawy dualizmu irańskiego” (The Naturalistic Roots of Iranian Dualism), read at the Congress of the Polish Folkloristic Society (PTL) in Toruń, 1949 (to be published in Lud and in Anthropos, Switzerland), not found. - “O lokalizacji języka awestyjskiego” (On the Localization of the Avestan Language), read at the congress of Polish Linguists and Orientalists, Wrocław, 1949, published as « Problem lokalizacji jȩzyka awestyjskiego » (The problem of the localization of the Avestan Language), Biuletyn Polskiego Towarzystwa Jȩzykoznawczego 10 (1950): 156–57. - A popular study on Iranian religions for Wiedza i życie (Knowledge and Life) monthly, not found. - Habilitation book on the Dēnkard (planned in 1950); Molé’s French doctorate Culte, mythe et cosmologie (1963) seems to be an implementation of this project. - Slovenian-Polish and Polish-Slovenian dictionary (together with his father Wojslav Molé).

18. This unfinished article found in IRHT’s archives is published in the present volume. See below Appendix 1, pp. 269–305.

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Marijan Molé’s Early Worksand his Study of Persian Epics What the post-war Polish university could offer to Molé was a solid foundation in linguistics and in the methodology of philological research. But it could not give him close contact with modern Iranian studies, briskly developing in the West and almost non-existent in Poland. Molé was apparently the first in Poland to combine the study of New Persian and Zoroastrian texts and to consequently perceive Iranian culture as a continuity from its pre-Zoroastrian to its Islamic stage. He also was the first in Poland to draw inspiration from the works of modern European scholars who studied Indo-European myths and religions in a comparative and structural perspective. Molé’s early works can be, in some instances, criticized for their excessive fascination with attractive new theories, but they are both erudite and imaginative, reaching far beyond the canon of traditional academic works by the Polish Orientalists of that time. It is unsurprising that he migrated West and, consequently, his works remained forgotten in Poland for many years. Bibliography Benveniste, Émile. “Traditions indo-iraniennes sur les classes sociales.” Journal asiatique 230 (1938): 529–49. Czekalska, Renata. ‟Helena Willman-Grabowska (1870-1957).” In Uniwersytet Jagielloński. Złota Księga Wydziału Filologicznego, edited by J. Michalik and W. Walecki, 223–30. Kraków: Jagiellonian University, 2000. Dumézil, Georges. “La préhistoire indo-iranienne des castes.” Journal asiatique 216 (1930): 109–30. — Jupiter, Mars, Quirinus. Essai sur la conception indo-européenne de la société et sur les origines de Rome. Paris: Gallimard, 1941. Kowalski, Tadeusz. Studia nad Šāh-nāme (Études sur le Šāh-nāme) avec résumé français, 2 vols. Kraków: Nakładem Polskiej Akademii Umieje̜tności, 1952–53. Makowska, Rita, ed. Tadeusz Kowalski 1889-1948. Materiały z posiedzenia naukowego PAU w dniu 19 czerwca 1998. Kraków: Polska Akademia Umiejętności, 1999. Michalak, Mirosław. Konteksty kulturowe średniowiecznego eposu irańskiego Garšāspnāme i ich źródła [Cultural Contexts of the Medieval Iranian Epic Garšāspnāme and their sources]. Warszawa: Wydawnictwa Uniwersytetu Warszawskiego, 2020.

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Anna Krasnowolska Molé, Marijan. “Kilka uwag o rozwoju prasłowiańskiego systemu wokalicznego w porównaniu z niektórymi innymi językami indoeuropejskimi” [A Few Remarks on the Development of the Proto-Slavic Vocal System]. Sprawozdania Polskiej Akademii Umiejętności 49, no. 1 (1948): 18–21. — “Z historii prasłowiańskiego ě w słoweńskim” [On the history of the proto-Slavic ě in Slovenian]. Rocznik Slawistyczny 16 (1948): 24–27. — “Contributions à l’étude du genre grammatical en hittite.” Rocznik Orientalistyczny 15 (1948): 25–62. — “Rustam a Kr̥ sāspa. Przyczynek do badań nad formacją eposu irańskiego” [Rostam and Kr̥ sāspa: A Contribution to the Study of the Formation of Iranian Epic]. Sprawozdania Polskiej Akademii Umiejętności 49, no. 6 (1948): 269–72. — “Legenda o Yamie w 2. fargardzie Vendidād i początki dualizmu irańskiego” [The Legend of Yama in the second fargard of the Vendidād and the Origins of Iranian Dualism]. Sprawozdania Polskiej Akademii Umiejętności 49, no. 7 (1948): 355–59. — “Problem lokalizacji jȩzyka awestyjskiego” [The problem of the localization of the Avestan Language]. Biuletyn Polskiego Towarzystwa Jȩzykoznawczego 10 (1950): 156–57. — “Some Remarks on the Nineteenth Fargard of the Vīdēvdāt.” Rocznik Orientalistyczny 17 (1953), Memorial Book of Tadeusz Kowalski: 281–89. — “Iranian Notes.” Lingua Posnaniensis 1 (1949): 244–51. — “O Magach ze Wschodu” [On the Magi of the East]. Ruch Biblijny i Liturgiczny 2.6 (1949): 441-46. — “Garshâsp et les Sagsâr.” La Nouvelle Clio 3 (1951): 128–38. — “La structure du premier chapitre du Vidēvdāt.” Journal asiatique 239 (1951): 283–98. — “Le partage du monde dans la tradition iranienne.” Journal asiatique 240 (1952): 455–63. — “Un poème ‘persan’ du comte de Gobineau.” La Nouvelle Clio 4 (1952): 116–30. — “L’épopée iranienne après Firdōsī.” La Nouvelle Clio 5 (1953): 377–93. — “Deux notes sur le Rāmāyaṇa.” In Hommages à Georges Dumézil, edited by Émile Benveniste and Emmanuel Laroche, 140–50. Bruxelles: Latomus, 1960. — Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien : Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne. Paris: Puf, 1963 (Annales du musée Guimet, Bibliothèque d’études, 69).

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Marijan Molé’s Early Worksand his Study of Persian Epics Smoczyński, Wojciech. ‟Jerzy Kuryłowicz (1895-1978).” In Uniwersytet Jagielloński. Złota Księga Wydziału Filologicznego, edited by J. Michalik and W. Walecki, 477–90. Kraków: Jagiellonian University, 2000. — ‟Jan Safarewicz (1904-1992),” In Uniwersytet Jagielloński. Złota Księga Wydziału Filologicznego, edited by J. Michalik and W. Walecki, 597–604. Kraków: Jagiellonian University, 2000. Thomasson, Amie L. “Roman Ingarden.” Stanford Encyclopedia of Philosophy (online), first published Jun 12, 2003, revised Aug 31, 2020, https:// plato.stanford.edu/entries/ingarden/. Wikander, Stig. Der arische Männerbund. Studien zur indo-iranischen Sprachund Religionsgeschichte. Lund: Håkan Ohlssons Buchdruckerei, 1938. — Vayu. Texte und Untersuchungen zur Indo-Iranischen Religionsgeschichte, Teil I: Texte. Uppsala: A. B. Lundequistska Bokhandeln; Leipzig: Otto Harrassowitz, 1941. Zaborski, Andrzej. ‟Tadeusz Kowalski (1889-1948).” In Uniwersytet Jagielloński. Złota Księga Wydziału Filologicznego, edited by J. Michalik and W. Walecki, 409–17. Kraków: Jagiellonian University, 2000.

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1956-1964 : LE PRINTEMPS DES ÉTUDES GÂTHIQUES Jean Kellens Collège de France

l

A thèse de Marijan Molé a été rédigée au début de 1956 (selon l’auteur lui-même) 1, soutenue en juillet 1958 2, préfacée en octobre 1958 (p. xii) ; elle est parue sous le titre Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien en 1963 aux Presses universitaires de France 3. On sait qu’elle se distingue par une interprétation du texte des Gâthâs radicalement innovante, que l’on a souvent voulu réduire, pour des raisons polémiques, à la négation de l’historicité de Zarathushtra. La conception des Gâthâs qui a tendu à se constituer en opinio communis dans la première moitié du xxe siècle est exactement définie par le titre que Christian Bartholomae a donné à sa traduction de 1905, Die Gatha’s des Awesta. Zarathustra’s Verspredigten, et à la brochure de 1924 qui l’explicitait, Zarathustras Leben und Lehre. Les Gâthâs sont les sermons où un homme vivant prêche une doctrine religieuse nouvelle. La traduction de Bartholomae a été refaçonnée plusieurs fois jusqu’à l’époque où travaillait Molé, mais jamais l’idée qu’il s’agissait de sermons n’a été mise en doute. Au contraire, chaque intervenant s’est efforcé d’y découvrir toujours un peu plus de Leben et toujours

1. 2. 3.

M. Molé, Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, Paris 1963, p. 266. J. Duchesne-Guillemin, « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme : structure et évolution », Numen 8 (1961), p. 46-50. Ce calendrier pose quelques problèmes. Comment J. Duchesne-Guillemin (« Rituel et eschatologie dans le mazdéisme : structure et évolution », p. 46) put-il avoir connaissance en août 1957 d’une thèse soutenue en juillet 1958 ? Comment s’explique le long délai de parution, annoncée par Molé, en 1961 (« Réponse à M. Duchesne-Guillemin », Numen 8 [1961], p. 51, n. 2), pour l’année même ?

10.1484/M.BEHE-EB.5.130796

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Jean Kellens un peu plus de Lehre, c’est-à-dire d’y reconnaître des éléments de biographie et de repérer les étapes successives d’une pensée religieuse. La thèse de Molé se trouve en situation de rupture totale avec cette unanimité. Pour lui, le texte gâthique ne relate aucun fait que l’on puisse considérer comme historique et, loin de refléter la formation progressive d’une doctrine nouvelle, organise les divers éléments d’un système complet et déjà parfaitement constitué. Pourtant, à cette époque, Molé n’est pas le seul à avoir des doutes. Une œuvre qui présente avec la sienne certains points de convergence est en train de se constituer : celle de Helmut Humbach. En 1956, Molé ne le savait pas et ne pouvait pas le savoir. Les premiers articles de Humbach sur les Gâthâs étaient parus en 1952 dans une nouvelle revue, les Münchener Studien zur Sprachwissenschaft, dont l’impression était produite par la technique de la miméographie. Molé a relaté, dans deux notes d’ailleurs étrangement redondantes (Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, p. 4, n. 2 et p. 150, n. 2), comment il en a pris connaissance. Il rencontra Humbach au congrès de la Deutsche Morgenländische Gesellschaft de Münich en août 1957 et celui-ci lui offrit les tirages-à-part de la réédition stencylée de 1956. Molé put donc intégrer la matière des articles dans la version définitive de sa thèse, mais ne put faire un usage parcimonieux du livre définitif de 1959, Die Gathas des Zarathustra, que durant le long intervalle qui sépara la clôture du manuscrit de la parution en 1963. Humbach a su reconnaître, et en a fait l’idée maîtresse de son analyse, que les Gâthâs ne sont pas des sermons, mais des hymnes analogues à ceux du Rigveda. L’hypothèse est étayée par la collecte foisonnante de parallèles formulaires entre les deux corpus, qui contraignent à une révision fondamentale de la sémantique et de la morphologie gâthique. Pour autant, Humbach ne met pas en doute, et ne le fera jamais, l’historicité de Zarathushtra et l’originalité innovante de sa pensée religieuse. Que ses paroles s’adressent aux dieux et non aux hommes, elles sont son œuvre, c’est lui qui les prononce et elles proclament une doctrine nouvelle, de sorte que le poète est aussi prophète (Humbach ne sera jamais avare du mot). Molé était très clairement conscient du fait que l’analyse de Humbach confortait la sienne, mais il a su la mener plus loin parce qu’il a perçu trois facteurs supplémentaires d’une importance capitale.

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1956-1964 : Le printemps des études gâthiques 1. L’unité des Gâthâs. Les cinq Gâthâs ou « Chants » sont composées de 17 hāitis ou « sections » introduites au cœur des 72 sections du Yasna (Y). La première en comporte 7 (Y28-34), la deuxième et la troisième 4 (Y43-46 et Y47-50), la quatrième et la cinquième une seule (Y51 et Y53). Il y a donc trois Gâthâs polyhâtiques contre deux monohâtiques et l’ensemble est disposé en ordre de longueur décroissante. L’opinio communis considérait la hâiti comme l’unité textuelle du corpus gâthique, 17 textes indépendants ayant été distribués en cinq ensembles d’après le seul critère de la similitude métrique. L’hypothèse de l’unité hâtique fut présentée comme une certitude et entraîna l’utilisation impropre de « Gâthâ » pour désigner aussi bien la Gâthâ que la hâiti, de sorte que l’on parlait de manière décomplexée, mais inadmissible scientifiquement, des 17 Gâthâs de Zarathushtra 4. Dans sa thèse, Molé défend vigoureusement l’unité organique des Gâthâs (Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, p. 176-189). Ses arguments se ramènent à deux remarques difficilement contestables. La première est que chaque Gâthâ passe invariablement, et une seule fois, par quelques motifs obligés, comme le catalogue des noms propres, et la dernière strophe de chaque Gâthâ polyhâtique fait, dans une formule parallèle, la constatation d’un monde devenu fraša. La seconde remarque est que la connexion interstrophique par répétition d’un mot – un procédé des littératures orales que H. P. Schmidt baptisera en 1985 « concaténation lexicale » – s’établit parfois entre la dernière strophe d’une hâiti et la première de la suivante (ainsi Y30.11-31.1 uruuata- et Y49.12-50.1 auuah-). 2. En corollaire, Molé a su percevoir que l’unité gâthique impliquait nécessairement la fonction liturgique des Gâthâs. Pour Humbach, qui s’en tient à l’hypothèse de l’unité hâtique et à la similitude fonctionnelle avec les hymnes védiques, les Gâthâs sont de la poésie rituelle. La catégorie est vague, mais Molé est en mesure de la préciser. C’est que cinq textes de longueur inégale, variant de 101 à 10 strophes, ne peuvent avoir la même fonction que 17 poèmes de 14 ou 15 strophes en moyenne, car la différence quantitative avec les hymnes védiques est éclatante. Seule l’unité gâthique permet de

4.

Molé dénonce cette absurdité avec une vivacité critique dont il n’était pas coutumier : « Une de ces confusions terminologiques dont les études iraniennes paraissent avoir le secret… » (Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, p. 176).

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Jean Kellens discerner que les Gâthâs sont des récitatifs liturgiques au service d’une cérémonie déterminée et, une fois la démonstration faite, la thèse de Molé sera consacrée à reconstruire cette cérémonie. La reconstruction de Molé restera toutefois essentiellement conceptuelle et n’évoquera que rarement d’éventuelles manipulations cultuelles. En 1964, Humbach, dont les études gâthiques n’étaient plus la préoccupation centrale, découvrit dans le Y34.2-3 la trace évidente du sacrifice sanglant 5. 3. Second corollaire, l’organisation d’une cérémonie structurée suppose une doctrine fermement constituée. C’est dans ce passage de la doctrine en formation à la doctrine déjà formée que se dissout l’historicité de Zarathushtra. Le rendez-vous entre Molé et Humbach a bien eu lieu à Münich en août 1957. Les deux hommes se sont rencontrés et se sont, m’a-t-on dit, beaucoup entretenus. Toutefois, ce fut d’une certaine manière un rendez-vous manqué. Pour Molé, c’était trop tard. Sans nul doute conforté dans ses analyses par celles de Humbach, il n’eut pas le temps d’organiser les convergences en arguments convaincants. Le plus souvent, Molé a pu faire place aux réajustements sémantiques des premiers articles de Humbach 6. Il pose l’équivalence de maga- et de scr. maghá- en dépit de la petite embrouille de genre du Y53.7 (Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, p. 148-164) 7 ; il traduit sauuah- par « croissance » plutôt que par « profit » parce qu’il dérive d’une racine intransitive (p. 251), hudāh- par « généreux » plutôt que par « intelligent » parce qu’il est l’équivalent de scr. sudā́ s(p. 203). Et il arrive qu’il ait lui-même de belles intuitions, comme à propos de ratu-, qu’il n’entend pas séparer de scr. r̥ tú- « temps liturgique » (p. 238, n. 1). Sa morphologie, par contre, n’est pas mise à jour : il maintient les fonctions tous azimuts de l’instrumental qui défigurent et souvent invalident les traductions dérivées de Bartholomae (e.g. p. 238).

5.

6. 7.

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Son analyse fut reprise et approfondie en 1975 (H. Humbach, « Zarashustra und die Rinderschlachtung », dans B. Benzing, O. Böcher et G. Mayer (dir.), Wort und Wirklichkeit, Studien zur Afrikanistik und Orientalistik. T. II : Linguistik und Kulturwissenschaft Eugen Ludwig Rapp zum 70. Geburtstag, Meisenheim-am-Glan 1975, p. 17-29). Surtout H. Humbach, « Gast und Gabe bei Zarathustra », Münchener Studien zur Sprachwissenschaft 2 (1952), p. 5-34 (rééd. de 1956). Mais le sens de « don » n’est sûr ni pour l’un, ni pour l’autre.

1956-1964 : Le printemps des études gâthiques Pas plus qu’un autre à l’époque, Molé ne pouvait se rendre compte que l’œuvre de Humbach était hantée par l’énigme absolue du système verbal gâthique et s’y heurtait comme la mouche à la vitre 8. L’usage massif de l’injonctif, pour le dire simplement d’imparfaits ou d’indicatifs aoristes sans augment, et la fréquente similitude formelle de cet injonctif avec le subjonctif 9 défient toute analyse des fonctions et font que chacun opte pour le passé, le présent ou le futur selon le seul critère de la divination contextuelle. Ni Humbach ni Molé n’ont pu échapper à cette pratique arbitraire. Alors que leurs prédécesseurs privilégient le futur par parti-pris eschatologique, le premier opte souvent pour un présent qu’il présente comme intemporel, ce qui est une manière de ne pas se décider, et le second préfère le passé, conforme à sa visée cosmogonique. D’une manière générale, Molé n’a pas pu tirer profit de l’œuvre achevée de 1959. Dès lors, un méchant paradoxe voulut qu’il cherchât à démontrer une thèse radicalement innovante en se fondant sur les traductions convenues de ceux qui étaient le moins disposés à l’accepter. Il en résulte un déficit fatal en force de persuasion. La thèse de Molé, dont la soutenance fit, comme nous savons, quelque difficulté, ne pouvait ni plaire, ni convaincre. Ne fût-ce que pour une raison d’ordre théorique : le refus crispé, qui persiste aujourd’hui et que je n’ai jamais compris, de reconnaître dans le zoroastrisme des origines autre chose qu’une réforme ou révolution monothéiste, antiritualiste et éthique. Jacques Duchesne-Guillemin était trop honnête intellectuellement pour sanctionner un travail académique dont il reconnaissait le mérite. Mais, s’il était trop compétent pour ne pas comprendre que l’interprétation hymnologique et les avancées grammaticales de Humbach étaient des données irréversibles 10, il était aussi trop viscéralement attaché à l’interprétation biographique, dont sa traduction de 1948 avait marqué l’acmé, pour

8.

Cela n’apparaîtra clairement que lorsque Karl Hoffmann publiera enfin, en 1967, sa thèse sur l’injonctif védique (Der Injunktiv im Veda, Heidelberg 1967). Duchesne-Guillemin s’en rendra compte le premier (« La religion des Achéménides », G. Walser [dir.], Beiträge zur Achämeniden Geschichte, Historia Einzelschriften 18 [1971], p. 73). 9. Ni Humbach, ni Molé n’auront le temps de tirer parti de l’article de Kuiper (« Avestan mazdā », Indo-Iranian Journal 1 [1957], p. 86-95) qui permet de les distinguer. 10. Dans un compte rendu, dès 1960 (J. Duchesne-Guillemin, « Compte rendu de

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Jean Kellens admettre que les Gâthâs n’étaient pas constituées de 17 poèmes personnels, mais de cinq récitatifs liturgiques. Il manifesta clairement sa position dans l’article polémique de 1961, où il unissait son approbation – un peu traînaillante – apportée à Humbach à son désaccord total avec Molé. Humbach lui-même ne réagit pas publiquement au livre de Molé et il ne m’en parla jamais. Lorsqu’il revint systématiquement aux Gâthâs, en 1991, en 1993 et en 2010, il choisit toujours pour titre, dans des langues et sous des orthographes diverses, « Les Gâthâs de Zarathushtra ». Il persista à insister sur la fonction de « poésie rituelle » sans franchir le pas entre cette définition et celle de récitatif liturgique, si bien que les diverses hâitis apparaissent ici comme des proférations doctrinales (le Y32 contre les daivas), là comme des moments du rite (le Y29 et la plainte de l’âme de la vache). À la fin des années 1970, l’opinio communis avait réussi à digérer l’interprétation de Humbach et à exclure celle de Molé du domaine du « discutable » au sens allemand du terme. En 1975, Stanley Insler terminait l’introduction d’une nouvelle édition – traduction – commentaire des Gâthâs menée dans le sillage de Humbach en concluant que des hymnes peuvent aussi bien servir à la prédication que des sermons et que ceux-ci avaient une dimension spirituelle qui reléguait au second plan la dimension ritualiste : « Furthermore, I have tried to emphasize in these introductions the moral and ethical character of Zarathustra’s teachings, which, to my mind, has been seriously neglected in the recent misplaced fascination with the ritualistic background of these exalted lyrics » (S. Insler, The Gāthās of Zarathustra, Téhéran-LiègeLeyde 1975, p. 22). Bref, Humbach a raison sur la définition du genre littéraire et Bartholomae sur son utilisation pratique. Un an auparavant, Gherardo Gnoli, séduit au début de sa carrière, avait abjuré résolument en développant de façon magistrale l’exclamation finale dont Duchesne-Guillemin avait accablé Molé : « Structure, sans doute ; mais aussi : évolution ! » 11. La version de Gnoli : « Le rapprochement, fait par Molé, de motifs idéologiques reconstruits, liés au Nouvel An achéménide, avec le milieu et la mentalité reflétés dans les Gāthā est symptôme encore une fois d’une excessive H. Humbach, Die Gathas des Zarathustra, Heidelberg 1959 », Kratylos 5 [1960], p. 41-44). 11. J. Duchesne-Guillemin, « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme : structure et évolution », p. 50.

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1956-1964 : Le printemps des études gâthiques tendance à négliger les réalités historiques » (Gh. Gnoli, « Politique religieuse et conception de la royauté sous les Achéménides », Commémoration Cyrus, vol. II, Acta Iranica 2 [1974], p. 126) est plus amplement développée p. 188-189. Comme si la mise en opposition des structures et de l’histoire était le problème ! Que faire d’autre, quand tout document historique fait défaut, que mettre en perspective historique ceux qui révèlent les structures ? Mais l’argument frappe aussi savamment au défaut de la cuirasse, car il est vrai que la pratique de Molé, qui traite l’ensemble des documents mazdéens, des Gâthâs aux Rivâyats persanes, comme une masse achronique, suscite de sérieuses réserves méthodologiques 12. Le réveil fut lent. En 1986, Johanna Narten publiait une étude concluant que le Yasna Haptaηhāiti, le texte en prose inséré entre la première et la deuxième Gâthâ (Y35-41), puis répété entre la quatrième et la cinquième, était rédigé dans la même langue archaïque que les Gâthâs et jouissait d’un non moindre prestige théologique. Cette découverte essentielle renvoyait à la thèse de Molé, si on voulait bien l’entendre, un écho ambigu. Le Yasna Haptaηhāiti, autodéfini comme sacrifice et paraissant à l’évidence le récitatif d’une cérémonie, invitait à étendre ce caractère au corpus vieil-avestique tout entier. Mais, en même temps, il révélait le vice majeur de l’analyse de Molé : à un moment donné de son raisonnement, le principe de l’unité gâthique se mue en celui de l’unité du corpus vieil-avestique tout entier, sans qu’intervienne aucun indice formel, sur la seule base du processus présumé de la cérémonie. Non seulement ce saut conceptuel 13 contrevient à l’argument de la récurrence des thèmes, mais voici que l’insertion du Yasna Haptaηhāiti crée une importante lacune dans le cours de la cérémonie reconstruite par Molé 14. Il n’appartenait pas à Johanna

12. Mais l’article de 1960 (« Rituel et eschatologie dans le mazdéisme ») commence par une belle mise en perspective historique, qui, il est vrai, ne se retrouve nulle part dans le livre de 1963. 13. Il se produit dans le passage du chapitre III « L’ordre des Gâthâs » au chapitre IV « L’office gâthique » : « Le premier chapitre de la Gāthā Ahunauuaiti se présente ostensiblement comme une introduction, non seulement à la Gāthā dont il fait partie mais à tout l’ensemble gâthique » (M. Molé, Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, p. 190). 14. Duchesne-Guillemin avait su en faire argument, à une époque où ni le caractère vieil-avestique du Yasna Haptaηhāiti, ni son importance liturgique n’avaient encore été reconnus (« Rituel et eschatologie dans le mazdéisme : structure et évolution », p. 47).

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Jean Kellens Narten, qui travaillait dans le cadre de l’unité hâtique, de se préoccuper de cela. Elle devait d’ailleurs désamorcer elle-même la problématique du Yasna Haptaηhāiti en l’attribuant au même auteur que les Gâthâs, celui qu’il ne nomme jamais : Zarathushtra. La suite m’obligerait à parler de moi comme si je parlais d’un autre. C’est difficile. Je me bornerai donc à mentionner les deux étapes du débat qui finira, je l’espère, par rendre un destin à la thèse de Molé. Dans Les textes vieil-avestiques parus entre 1988 et 1991, Éric Pirart et moi, stimulés par le travail de Narten et peu sensibles à sa pirouette finale, avons pris position entre Humbach et Molé. Les seuls à ma connaissance à l’avoir jamais fait, nous avons approuvé et défendu l’hypothèse de l’unité gâthique, mais sans comprendre encore qu’elle conduisait inéluctablement là où elle conduisit Molé. Nous avons aussi pris parti pour la fonction rituelle du texte, mais en insistant sur son caractère « spéculatif », si bien que le rite gâthique apparaît moins comme une pratique que comme une réflexion théorique. Je pris conscience par la suite que la réticence, confinant à la phobie, envers l’unité gâthique s’expliquait du fait que cette unité impliquait une cérémonie et que cette cérémonie impliquait une doctrine déjà pleinement constituée. Le débat s’est amorcé en 2002, puis ouvert en 2007 15 et on verra bien son issue. J’ai donc finalement rejoint Molé, quoique je ne crois pas que l’« office gâthique » soit un rite de rénovation du monde à l’occasion du Nouvel An, mais que chaque Gâthâ correspond à un temps rituel qui reste à identifier et à discuter. Je conclurai en disant combien j’admire et approuve la définition que Molé donne du sacrifice gâthique, à condition de remplacer « de la rénovation » par « final » et « Sauveur futur » par « dernier saošiiaṇt » (Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, p. 262, n. 1) : Les Gâthâs se déroulent ainsi sur trois plans chronologiques différents : 1) le moment précis de leur récitation pendant l’office ordinaire ; 2) répétition de celui qui est censé avoir été célébré pour la première fois par Zoroastre ; 3) et symbole du grand office de la Rénovation. Cet état de chose explique la triple identité entre l’officiant, Zoroastre et le Sauveur futur.

15. Hintze en 2002, puis Jamison et Kellens en 2007 (A. Hintze, « On the Literary Structure of the Older Avesta », Bulletin of the School of Oriental and African Studies 65 [2002], p. 31-51 ; S. Jamison, The Rig Veda between Two Worlds, Paris 2007 ; J. Kellens, « Controverses actuelles sur la composition des Gâthâs », Journal asiatique 295.2 [2007], p. 415-438).

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Jean Kellens Kuiper, Franciscus B. J. « Avestan mazdā », Indo-Iranian Journal 1 (1957), p. 86-95. Molé, Marijan. « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme », Numen 7 (1960), p. 148-171. — « Réponse à M. Duchesne-Guillemin », Numen 8 (1961), p. 51-63. — Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, Puf, Paris 1963. Narten, Johanna. Der Yasna Haptaηhāiti, Ludwig Reichert, Wiesbaden 1986. Schmidt, Hanns-Peter (avec les contributions de Wolgang Lentz et Stanley Insler). Form and Meaning of Yasna 33, American Oriental Society, New Haven 1985.

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MARIJAN MOLÉ À L’AUBE DU NOUVEAU COMPARATISME INDO-IRANIEN Philippe swennen Université de Liège

A

u milieu des années cinquante, l’approche de l’Avesta en général, et celle des Gāthās en particulier, font l’objet d’un large consensus dans la communauté des exégètes spécialisés. Si des nuances plus ou moins importantes caractérisent les spécificités des différentes écoles en présence, nuances qu’un Henning entendait contraindre à rester dans les limites de ce qu’il tenait pour le débat raisonnable 1, certains points paraissaient aller de soi. Marijan Molé les énonce clairement à plusieurs reprises. C’est le cas dès la première page de Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, monographie reflétant la thèse qu’il avait soutenue en Sorbonne en 1958.

Les termes dans lesquels on envisage d’habitude le problème zoroastrien sont ceux d’une réforme. Au moment où les Aryens s’établissent dans le pays qui va devenir l’Iran, leur religion est sensiblement analogue à celle que nous font connaître les Védas, un polythéisme caractérisé, entre autres, par des sacrifices sanglants. À une époque indéterminée et en un endroit inconnu, apparaît le prophète Zoroastre qui condamne les sacrifices sanglants offerts aux dieux du polythéisme considérés comme des démons maléfiques. À leur place, il adore un dieu unique, Ahura Mazdā, entouré d’un groupe de six Entités qui, par la suite, prennent la place des divinités « païennes » condamnées. Plus tard,

1.

W. B. Henning, Zoroaster : Politician or Witch-Doctor ?, Londres 1951.

10.1484/M.BEHE-EB.5.130797

93

Philippe Swennen certaines de ces divinités ont été réintroduites dans le panthéon de la religion réformée, et adorées par ses adhérents » (M. Molé, Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, Paris 1963, p. 3).

Il l’avait déjà dit autrement dans l’article intitulé « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme », qu’il avait donné à la revue Numen en 1960, donc après la soutenance de sa thèse, mais avant la parution de la monographie, cet article constituant ainsi la première publication ouvrant le débat au sein de la communauté scientifique des iranologues prise dans sa globalité. Un prophète du fond des âges s’attaque au polythéisme environnant pour lui substituer un dualisme éthique. Tels les prophètes d’Israël, ses contemporains ou à peu près, il abolit tous les sacrifices sanglants, sinon tout rituel. Tel Muḥammad, il ne trouve pas d’adhérents dans sa patrie et la quitte. Il trouve un patron royal qui accepte sa religion et contribue à la propager. Sa réforme triomphe, mais bien vite les forces anciennes reprennent le dessus. Le zoroastrisme sombre dans un ritualisme exorbitant, rétablit les dieux du polythéisme et les rites que le Prophète a condamnés et, comble d’horreur : il fait naître ce dernier de l’offrande du lait et du Haoma, offrande que de son vivant il aurait condamnée (M. Molé, « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme », Numen 7 [1960], p. 149).

Les étapes successives à l’issue desquelles ce schéma de base s’est installé sont bien connues de tous les spécialistes. Dans le dernier tiers du xviiie siècle, Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron met sous les yeux des élites intellectuelles occidentales une tentative de traduction de l’Avesta, texte qu’il a lui-même ramené du nord-ouest de l’Inde où il se l’est fait expliquer par certains membres des communautés parsies 2. Conformément à la doctrine qui y est en vigueur, l’ensemble du texte est réputé refléter l’enseignement de Zarathushtra. Il paraît donc naturel de supposer que l’Avesta témoigne d’une doctrine personnelle, de caractère prophétique, nécessairement inscrite dans l’Histoire. C’est en réalité l’affirmation doctrinale de base qu’il incombera à l’érudition occidentale de critiquer, ce qu’elle éprouvera tant de difficultés à faire.

2.

94

A. H. Anquetil-Duperron, Zend-Avesta, ouvrage de Zoroastre, contenant les idées théologiques, physiques et morales de ce législateur, les cérémonies du culte religieux qu’il a établi et plusieurs traits importants relatifs à l’ancienne histoire des Perses, 3 vol., Paris 1771.

Marijan Molé à l’aube du nouveau comparatisme indo-iranien Une première étape substantielle est franchie au milieu du siècle, quand Martin Haug, approfondissant la description linguistique de l’Avesta scientifiquement entreprise sous l’impulsion d’Eugène Burnouf, établit la diversité dialectale de ce monument littéraire et identifie au corpus des textes portant le titre de Gāthās « chants » la strate archaïque, dont il postule une antériorité de plusieurs siècles sur le reste du canon, cet espace temporel lui paraissant nécessaire à l’évolution linguistique significative qu’il constate. Apparemment, la doctrine parsie vient de s’écrouler. Pourtant, Martin Haug lui-même prend l’option de la sauvegarder, au moins en partie, mais en la confinant aux seules Gāthās, qui sont présentées comme la production personnelle et authentique de Zarathushtra 3. Haug construit ce reformatage radical de la dogmatique mazdéenne en forgeant de toutes pièces un schéma dialectique dont il est inutile de rappeler l’incidence sur la description de l’Avesta, puisque la parole vient d’être donnée à Molé pour ce faire. Ce schéma s’inscrit dans un cadre indo-iranien sur lequel il faudra revenir sans tarder. Il reste à préciser que le discours de Haug sera nuancé sur certains points techniques, notamment, au début du xxe siècle, par Christian Bartholomae, à partir duquel les Gāthās seront perçues comme des sermons en vers 4. Ces deux savants partagent la conviction que les Gāthās reflètent l’enseignement personnel que Zarathushtra délivre à un auditoire humain, ce qu’il fait en développant une doctrine dont il inscrit la découverte et la propagation jusque dans son propre parcours personnel, opinion qui fonde la conviction de l’érudition occidentale selon laquelle les Gāthās peuvent servir de source pour tracer la biographie de Zarathushtra. Pour des raisons relevant de la théorie linguistique, Haug comme Bartholomae inscrivaient ce schéma dialectique dans une chronologie longue impliquant que les Gāthās étaient approximativement contemporaines des hymnes du Rigvéda, c’est-à-dire qu’elles n’avaient pas pu être produites avant l’aube du premier millénaire avant notre ère. Dans l’entre-deux-guerres, emblématiquement à partir de 1925 5, l’espace temporel est considérablement raccourci, et la nouvelle mise en valeur d’une datation proposée par la littérature pehlevie, en xixe

3. 4. 5.

M. Haug, Essays on the Sacred Language, Writings and Religion of the Parsis, Bombay 1862. Ch. Bartholomae, Zarathuštra’s Leben und Lehre, Heidelberg 1924. A. Meillet, Trois Conférences sur les Gâthâs de l’Avesta, Paris 1925.

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Philippe Swennen l’occurrence par le Bundahišn, place la supposée réforme zoroastrienne 258 ans avant Alexandre, donc juste avant l’émergence de la dynastie achéménide. Bref, l’Avesta tel que nous le lisons est le montage contraint et parfaitement paradoxal de textes relevant de deux strates dialectales distinctes reflétant deux systèmes religieux ontologiquement incompatibles. Cela, Marijan Molé n’en croit pas un mot, et c’est avec limpidité qu’il explique les raisons de son scepticisme. Sa méthode a consisté à repartir de la littérature ultérieure, en particulier celle qui a été composée en langue pehlevie. Ce qui l’a frappé est qu’il s’en dégage une forte cohérence conceptuelle d’ensemble, parfaitement mise en œuvre par le truchement des cérémonies cultuelles complexes qui scandent les articulations multiples de l’année liturgique mazdéenne. Or, l’unité doctrinale unifiant la littérature pehlevie avec l’Avesta récent saute aux yeux. Elle reflète une continuité qui n’a même pas besoin d’être débattue. Le mazdéisme est une religion cultuelle classique bien avant d’être un discours moral. La place qu’y occupe le culte est en tous points justifiée par un discours mythologique portant sur la nature, les limites et surtout la raison d’être du temps, cet espace défini comme lieu du conflit entre forces du bien et forces du mal, où chaque épisode décisif correspond à un moment précis, à une fraction quantifiable de l’ensemble temporel, systématiquement mise en exergue par l’accomplissement, à ce moment isolé, d’un culte sacrificiel. Se pose alors le problème difficile, celui des Gāthās. C’est là que Molé innove le plus et conteste radicalement le schéma dialectique consensuel. Car à mieux y regarder, il n’y a pas plus de rupture conceptuelle entre les Gāthās et le reste du matériel textuel qu’il n’y en avait entre l’Avesta récent et la littérature pehlevie. Toutes les notions fondamentales de la culture sacrificielle sont présentes dans les Gāthās, et ce n’est en aucune manière pour les invalider. C’est vrai aussi lorsqu’il est question de la définition du temps, de son architecture structurée, et du rôle que l’exécution des cérémonies religieuses joue dans l’accomplissement du plan divin, c’est-à-dire la résorption du mal à travers la rénovation finale qui conclura le conflit. Selon Molé en effet, les Gāthās se laissent lire comme un « texte liturgique » (« Rituel et eschatologie dans le mazdéisme », p. 151), et en aucun cas comme des sermons en vers. La difficulté méthodologique à laquelle se heurte le commentateur du synopsis cérémoniel tient précisément à la suspension de toute action durant la récitation des Gāthās, en tout cas à partir de la fin du Yasna 34. Sans doute parce 96

Marijan Molé à l’aube du nouveau comparatisme indo-iranien qu’elles ont été abstraites de leur habillage cérémoniel originel, les Gāthās paraissent étrangères au mécanisme sacrificiel, ce qui suscite l’illusion qu’elles se situent sur un autre plan. Pourtant, objecte Molé, si on les lit d’une traite, ce qui impose de renoncer à l’argument du caractère secondaire de l’ordre de rangement des hāitis au sein des Gāthās, on prend conscience du fait qu’elles sont elles-mêmes un résumé serré du schéma temporel dans lequel se déploie toute la mythologie mazdéenne. Ainsi le synopsis gâthique constitue-t-il un « ensemble parfaitement cohérent » (M. Molé, « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme », p. 152). Tout au long de la Gāthā Ahunavaitī, une demande inaugurale introduit une présentation du sacrifice offert, que suit la réclamation insistante d’un enseignement qui, portant sur les modalités de la création, indiquerait quelles sont les lois à suivre. La parenthèse que forment Y 29-32 est fermée par la première strophe du Y 33 mentionnant « les lois de la première existence » et les conséquences qui s’ensuivent. Ce chapitre, ainsi que le chapitre suivant, traitent du sacrifice offert, de l’eschatologie et demande avec insistance un enseignement, un enseignement des paroles et des actions, et prie pour que le monde soit rendu fraša (ibid., p. 152).

Le temps de la révélation advient avec la Gāthā Uštauuaitī. Désormais apte à s’identifier à Zarathushtra, le prêtre dialogue avec Mazdā et obtient la compréhension des « trois moments essentiels de la cosmologie mazdéenne, la création du monde, la révélation de la religion, la rénovation finale » (ibid., p. 152). Les dernières Gāthās reflètent quant à elles une réflexion sur « les modalités de la rénovation finale » (ibid., p. 153). La cohérence du tout procède d’un parallélisme entre le synopsis sacrificiel et le schéma général du temps : l’attente d’une révélation irriguée par un rappel des origines conduit à la révélation même, que suit l’anticipation de la rénovation. Le caractère visiblement mythique du récit sous-tendant le récitatif suffit à prouver que c’est dans cette dimension que doit être projeté ce que Molé appelle « la légende de Zoroastre » (ibid., p. 153). L’intervention de Molé dans le débat gâthique porte donc deux affirmations fortes. La première concerne la redéfinition du genre littéraire des Gāthās, un point sur lequel l’intervention de Humbach

97

Philippe Swennen s’imposera comme la pièce décisive 6. Du reste, Molé connaît ces travaux et s’en prévaut : « Des recherches récentes, celles de M. Humbach par exemple, ont tendu à souligner la parenté étroite de la partie la plus archaïque de l’Avesta avec les hymnes rituels du Véda » (ibid., p. 151). La deuxième porte sur la place naturelle des Gāthās dans l’Avesta récent, et la technique de lecture appropriée résultant de la prise de conscience de cette unité substantielle. Ces propositions ne devaient pas laisser indifférente la communauté des spécialistes de l’exégèse gâthique. C’est à Jacques Duchesne-Guillemin que revint la mission de les discuter. Rétrospectivement, sa contribution, parue dans le numéro 8 de Numen, est à la fois inégale et révélatrice. Elle est inégale parce qu’il utilise, toujours brièvement, des arguments très hétérogènes, mais aussi parce qu’il ne se révèle pas un lecteur très attentif du texte auquel il réagit. C’est le cas quand il écrit : « De tels traits nous dissuadent de chercher dans Zarathuštra une émanation ou personnification du rite. Et il faut se féliciter de voir Molé faire maintenant allusion, fût-ce discrètement, à un Zarathuštra vivant quand, p. 153, à propos du Y 53, il parle de ‟l’époque du Prophète” qui ‟semble désormais passée” » (J. Duchesne-Guillemin, « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme : structure et évolution », Numen 8 [1961], p. 48). Molé est alors totalement fondé à lui répondre : « À aucun moment Zoroastre n’apparaît ici à la première personne, ni même comme contemporain des récitants : c’est en ce sens que j’ai écrit que (pour les récitants) l’époque du Prophète semblait passée. Il s’agit, bien entendu, exclusivement de Y 51 ; dans la deuxième Gāthā, par contre, le récitant s’identifie à Zoroastre au moment où il aborde Vohu manah » (M. Molé, « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme », p. 54). Outre une sorte d’indolence, la note de Duchesne-Guillemin est surtout révélatrice de la difficulté qu’il a à suivre la logique de son contradicteur. Au-delà de la conviction personnelle qu’il a de l’historicité de Zarathushtra, Duchesne-Guillemin se méfie des arguments de Molé parce qu’il a le soupçon qu’ils reviennent à reconnaître l’organisation du récitatif liturgique comme aussi authentique que les Gāthās elles-mêmes, ce qui revient à nier l’antériorité de ces dernières et, conséquemment, à renoncer à la principale avancée de l’érudition occidentale, celle que matérialisèrent d’abord les travaux de Haug.

6.

98

H. Humbach, Die Gathas des Zarathustra, 2 vol., Heidelberg 1959.

Marijan Molé à l’aube du nouveau comparatisme indo-iranien Sa réticence ne repose pas seulement sur les arguments grammaticaux, qu’il n’invoque d’ailleurs pas, mais surtout sur la conviction, qu’il partage du reste avec la grande majorité de sa communauté scientifique, que l’Avesta que nous connaissons est le fruit d’un aménagement secondaire : c’est ce qu’il veut dire par « quand l’Avesta a été mis dans l’ordre où nous l’avons » (J. Duchesne-Guillemin, « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme : structure et évolution », p. 47). Dans son esprit, cet aménagement touche jusqu’à la disposition des hāitis gâthiques, certitude exprimée par la liberté qu’il avait prise de modifier l’ordre des textes dans la traduction qu’il en avait donnée. Cet aménagement secondaire, il en voit la preuve dans deux données 7. La première est la suspension de l’action durant la récitation des Gāthās, qu’il interprète paradoxalement comme le reflet d’une pratique authentique. La deuxième est l’interruption du récitatif en Yasna 35 à 42, puis en Yasna 52. En 1961, c’est évidemment un argument habile et de bonne foi. À la lumière de tous les travaux conduits sur le Yasna Haptaŋhāiti depuis 1982, c’est pourtant lui qui nous convainc le plus aujourd’hui que Molé allait dans la bonne direction. Si le Yasna 52 reste l’incontestable manifestation d’une intervention secondaire de liturgistes, l’intégration du Yasna Haptaŋhāiti dans le corpus archaïque, qui est aujourd’hui consensuelle, au moins sur le plan dialectal, minore considérablement la légitimité des arguments servant à plaider le caractère extra-liturgique des Gāthās. Au fond, c’est à l’héritage de Haug que Duchesne-Guillemin se heurte : il ne voit pas que Molé, en dépassant l’hypothèse de l’historicité de Zarathushtra et celle du caractère autobiographique des Gāthās, libère la pensée critique du principal dogme mazdéen qui la contraint encore. Ses deux affirmations principales, qui sont alors proprement révolutionnaires, Molé les inscrit pourtant dans un cadre plus large à propos duquel il reste relativement prudent. Ce dernier peut être caractérisé par quelques lignes de force. Tout d’abord, le schéma nouveau proposé par Molé reste lui aussi assujetti à un cadre dialectique hérité du schéma de Haug. L’ensemble liturgique cohérent que constitue le total du Yasna et du Visprad, ensemble incluant donc les Gāthās et s’organisant autour d’elles,

7.

J. Duchesne-Guillemin, Zoroastre, Essai critique, avec une traduction commentée des gâthâs, Paris 1948.

99

Philippe Swennen donne à lire un synopsis comparable à celui résultant de la description yajurvédique d’un rite, augmentée des indications permettant d’y insérer les interventions des autres équipes sacerdotales. Bref, deux complexes liturgiques fondamentalement semblables sont mis en présence de part et d’autre de l’isoglosse indo-iranienne. Le vrai comparatisme doit porter sur l’analyse de ces récitatifs, non sur un improbable dialogue entre les Gāthās et les hymnes du Rigvéda. L’illusion prophétique dissoute, les genres littéraires correctement identifiés, toutes les conditions sont réunies pour établir l’acte de décès du schéma dialectique de Haug. Ce document, Molé ne le trace pas. Il pressent la nature du comparatisme liturgique indo-iranien, sans aller jusqu’au bout du raisonnement : Mais la parenté entre les Gāthās et le Véda a ses limites. Les Gāthās ne sont pas un recueil d’hymnes isolés comme le Rgvéda, mais forment partie du missel zoroastrien du Yasna, peut-être le noyau dur autour duquel ce dernier s’est formé. Il semble a priori peu probable que les hymnes isolés, rangés au hasard d’après leur mètre, aient pu être intégrés dans le rituel de cette façon (M. Molé, « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme », p. 151).

Molé continue donc à postuler l’antériorité fondamentale du témoignage indien, et à plaider l’innovation iranienne : « Il importe de souligner que l’évolution en question s’accomplit à l’intérieur du zoroastrisme et que l’image de cette religion en sort totalement transformée » (ibid., p. 149). Quelle est la nature de cette transformation ? Par rapport aux « représentations indiennes analogues », ce qui fait l’originalité de « l’idéologie de base » du rituel zoroastrien ancien est « sa liaison étroite avec l’eschatologie » (ibid.). Molé donne une grande importance à l’eschatologie : selon lui, c’est le trait distinctif des croyances mazdéennes, ce qui constitue leur personnalité par contraste avec le paysage brahmanique. Pourtant, ce qu’il désigne ainsi concerne davantage la dogmatique mazdéenne telle qu’il la perçoit que le mécanisme sacrificiel proprement dit. Pour le dire autrement, l’importance qu’il donne au scénario des fins ultimes procède davantage des lectures qu’il a faites de la littérature pehlevie que de sa description du culte sacrificiel. Molé est le premier à percevoir à quel point la pratique cultuelle mazdéenne est indissolublement solidaire d’une spéculation raffinée sur le temps, défini comme un ensemble fermé dont la structure symétrique est jalonnée d’une 100

Marijan Molé à l’aube du nouveau comparatisme indo-iranien multitude d’étapes intermédiaires dont la mise en exergue appelle l’exécution des rites. C’est parce qu’il se focalise sur la fin du récit que chaque reproduction liturgique complexe rassemble en un noyau serré qu’il qualifie la spécificité mazdéenne d’eschatologique, alors que chaque sacrifice rappelle autant les origines qu’il annonce les fins ultimes, et que le scénario sacrificiel de base consiste d’abord à offrir au sacrifiant l’occasion de proclamer le choix fondamental qui l’intègre dès à présent aux forces du bien. On peut de ce fait reprocher à Molé de ne pas caractériser avec une précision suffisante et surtout une force optimale l’originalité mazdéenne, car le sacrifice védique comporte lui aussi, à n’en pas douter, une intention eschatologique dont le bénéficiaire doit être le sacrifiant, mais il ne l’inscrit pas dans ce schéma extrêmement volontaire de la définition du temps qui est le socle doctrinal du sacrifice avestique. Pourquoi Molé continue-t-il à supposer l’innovation mazdéenne et l’archaïsme brahmanique ? Il ne donne pas de réponse définitive à cette question. C’est pour partie, peut-être, comme il l’écrira un peu plus tard, une évolution interne au mécanisme religieux mazdéen, qui reposerait sur un surcroît de prix accordé à la vie, évidemment identifiée aux forces du bien, dans un environnement naturel moins généreux que celui du bassin de l’Indus : Par rapport à l’ancienne religion indienne, celle de l’Iran apparaît transformée par une idéologie spécifique qui lui confère son orientation. Les mêmes oppositions et les mêmes antagonismes y sont présents, mais l’idéologie de base n’est pas la même, ni leurs rapports mutuels. L’idée de base du système est l’exaltation de la vie sous toutes ses formes, condamnation sans appel de la destruction, protection de la fécondité, valorisation favorable de la richesse. L’idée n’est pas absente de la religion védique, tant s’en faut, mais elle n’y est qu’un élément parmi d’autres. En Iran, au contraire, c’est elle qui est la clef de voûte ; tout est jugé d’après son attitude envers la vie et sa protection. D’où vient cette différence ? On ne sait. Il est peut-être permis d’invoquer la différence du milieu naturel, la différence entre la forêt tropicale indienne et le désert iranien, ce qui permet de comprendre beaucoup de choses (M. Molé, L’Iran ancien, Paris 1965, p. 46).

Ceci étant, un point particulier gêne Molé : c’est le thème de la démonisation des daēvas. La polarité entre daēvas et asuras est présentée comme un trait indo-iranien, pareillement inscrit au cœur des deux mécanismes dont la réalisation diachronique s’accomplit de part 101

Philippe Swennen et d’autre de l’isoglosse. Jamais Molé ne présente la démonisation des daēvas comme le trait distinctif de la mutation mazdéenne : il sait qu’il ne doit pas le faire et, du reste, ceci participe à nouveau de l’héritage de Haug. Molé cherche la clé du problème quelque part entre l’interprétation du contenu de la strate indo-iranienne et, autre socle de sa pensée auquel il faut venir, dans le crédit qu’il accorde à la théorie dumézilienne. Dans les Gāthās, les daēvas ne représentent pas tant les démons que des dieux anciens hérités du monde indo-iranien dont le culte persiste en dehors des cercles sociaux de ceux qui promeuvent le culte gâthique : Un fait domine la scène : l’opposition contre le culte des daiva. Ici encore, il faut distinguer, cette opposition n’a pas partout le même sens. Dans les Gāthā, les daiva ce sont probablement encore certaines divinités indo-iraniennes dont le culte est opposé au culte gâthique. Des antagonismes sociaux y jouent sans doute un rôle non négligeable ; dans certains milieux, tout au moins, les daiva sont adorés en tant que dieux. Cette forme de culte est opposée à celle admise par le zoroastrisme, mais existe indépendamment de lui. Ce n’est pas parce que les daiva sont condamnés par les Gāthā qu’on les adore, mais plutôt parce qu’on ignore les Gāthā (M. Molé, Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, p. 14).

C’est par une note de bas de page qu’il précise : « Il s’agit d’une opposition rituelle à l’intérieur d’un système unique » (ibid., n. 3). En fait, deux données d’actualité influent sur la pensée de Molé. D’une part, les modalités de la démonstration par laquelle Frans Kuiper, dans son article de 1960 intitulé « The Ancient Aryan Verbal Contest », tente de rendre compte des origines de l’opposition entre devas et asuras dans le cadre conceptuel unifiant les hymnes du Rigvéda lui semblent fondamentalement compatibles avec la description qu’il donne du sacrifice solennel mazdéen comme préfiguration et mise en œuvre annuelle de la Rénovation, là ou Kuiper liait la polarité du panthéon védique au culte de la célébration de la première aurore annuelle. Il pense qu’il prend le même point de départ que Kuiper, par exemple quand ce dernier écrit : It has long been recognized by several students of Vedic mythology that the Rigvedic myth of Indra’s combat with the dragon Vṛtra has no bearing on natural phenomena such as thunderclouds and rain, but represents an Aryan myth of creation. Indra slays with his vájra the power 102

Marijan Molé à l’aube du nouveau comparatisme indo-iranien of resistance (vṛtrá-) of the inert Chaos, which power is conceived as residing on the primordial hill that floats on the surface of the cosmic Waters. Indra, while slaying this vṛtrá-, at the same time splits the hill, which is now riveted to the bottom of the Waters, and Fire and Water (Agní-Sūrya and Āpaḥ-Sóma) are forced to leave the undifferentiated world of inertia and to join the ranks of the heavenly Gods (RS. X. 124.2,6). Indra further separates by the same Vṛtra-slaying Heaven from Earth, by which act a cosmic dualism of upper world and nether world (represented by Devas and Asuras-Dānavas respectively) is constituted. To Varuṇa, the ancient god of the waters of Chaos, a new function is now assigned as guardian of the cosmic law (ṛtá-), which remains hidden in the nether world (e.g. RS. V. 62.1). As a result of this process of differentiation, the undifferentiated Chaos now constitutes itself as a nether world in opposition to the upper world, but as such continues to be the « older » world with its « older » gods, in contrast with the younger dynasty of the heavenly Gods (devás) (…). This myth is apparently an inheritance from the primitive Indo-Iranian religion. (F. B. J. Kuiper, « The Ancient Aryan Verbal Contest », Indo-Iranian Journal 4 [1960], p. 218-219).

D’autre part, le crédit qu’il donne à la théorie dumézilienne amène Molé à la conviction que la disgrâce des devas reflète surtout celle des valeurs guerrières traditionnelles liées à la deuxième fonction héritée de la période antérieure, c’est-à-dire celles qui avaient pour bannière la figure divine d’Indra, paraît-il définissable comme perturbateur de l’ordre cosmique, ṛta. La tripartition fonctionnelle est recouverte, dans les Védas, par une bipartition qui paraît avoir dominé la religion indo-iranienne : l’opposition entre les daiva et les asura. Le premier 8 groupe comprend les dieux souverains, Varuna, Mithra et leurs acolytes, ainsi que des personnages de moindre calibre, héros, démons ou demi-dieux, qui leur sont liés. Les daiva sont toutes les autres divinités, au premier plan celles de la fonction guerrière, Indra en tête. Mais très souvent, daiva a la même valeur que le latin deus qui lui est apparenté, celle de « dieu » en général ; et c’est cette valeur qui finira par prévaloir dans la tradition indienne (M. Molé, L’Iran ancien, p. 44).

L’évaluation de ces arguments, aujourd’hui obsolètes, me paraît devoir se faire par le cumul de deux remarques. La première porte

8.

Sic. Molé a probablement voulu écrire « Ce dernier ».

103

Philippe Swennen sur l’importance que Molé donne à la théorie dumézilienne : elle me semble aujourd’hui constitutive d’un paradoxe dont Molé lui-même n’aurait apparemment pas eu conscience. Dans Naissance d’archanges, Georges Dumézil avait pris les entités gāthiques pour point de départ de sa recherche d’un noyau dur représentant la persistance structurale des trois fonctions parce que la thèse réformatrice lui paraissait aller de soi. Parce qu’il est resté inscrit dans une sorte de schéma dialectique atténué, Molé n’a apparemment pas vu qu’il avait considérablement affaibli le point de départ méthodologique de Dumézil. Ce que l’on pourrait appeler le paradoxe de Molé est d’avoir accepté de servir de passerelle entre le schéma dialectique de Haug et la théorie trifonctionnelle de Dumézil alors qu’il avait rassemblé les principaux arguments critiques qui, au niveau de la lecture des Gāthās, permettaient d’invalider les deux théories en soustrayant Zarathushtra à quelque schéma historique que ce soit et, par conséquent, à toute intervention interprétative supposée d’un impalpable panthéon antérieur. L’équité commande de rappeler que Molé n’est nullement le seul à achopper sur la question des modalités de la mutation du panthéon mazdéen : c’est un point qui reste à résoudre. Mais il semble rétrospectivement permis de dire qu’il n’a pas dégagé toutes les conséquences logiques de sa lecture des Gāthās. Comme il a été suggéré un peu plus haut, l’Avesta, en tout cas s’il est ramené au rite Visprad, se présente exactement comme l’équivalent d’un récitatif liturgique védique : le montage des textes récités permet de suivre le synopsis d’une cérémonie sacrificielle, dont le point culminant est identifiable à la récitation des textes les plus archaïques, les Gāthās d’une part, les grands śastras de l’autre. Le point de départ apparemment le plus simple consiste à mettre en regard du Yasna ou du Visprad le synopsis liturgique de l’agniṣṭoma védique tel qu’il a été si brillamment synthétisé par Caland et Henry 9. Comme on vient de voir, Molé hésitait à oser cette confrontation. Le pas fut franchi plus tard par Xavier Tremblay 10, dont les tentatives indiquent la voie à suivre.

W. Caland et V. Henry, L’agniṣṭoma. Description complète de la forme normale de sacrifice de Soma dans le culte védique, 2 vol., Paris 1906-1907. 10. Lorsque fut à nouveau formulée l’idée du caractère liturgique de l’Avesta, emblématiquement à partir de l’article de Jean Kellens, « Considérations sur l’histoire de l’Avesta », Journal Asiatique 286.2 (1998), p. 451-519, Xavier Tremblay fut celui qui perçut le plus vite les enjeux indo-iraniens, posant cette fois les bases que Molé n’avait osé définir fermement. On trouve une première formulation de 9.

104

Marijan Molé à l’aube du nouveau comparatisme indo-iranien Le processus à l’œuvre des deux côtés de l’isoglosse indo-iranienne est exactement équivalent : la mutation des représentations mythologiques est exprimée dans la spéculation rituelle par interprétation de la strate archaïque. Ce qui compte est l’évaluation de la dynamique interne, qui montre comment la réflexion portant sur la nature originelle du sacrifice alimente le discours relatif à la cosmogonie et au caractère de l’intervention de la divinité qui y joua le rôle principal. C’est une erreur de perspective que de croire que la dimension conservatrice du rite védique, finalement confinée à une poignée de considérations étymologiques, nous permet de mieux cerner la nature de la religion indo-iranienne commune, s’il en exista jamais une, car le culte pratiqué par les producteurs des hymnes rigvédiques n’est finalement pas mieux perceptible dans les brāhmaṇas, ou même dans les collections du Yajurveda, que ne l’est celui des producteurs des Gāthās à la lecture d’un synopsis avestique récent. Tout ce que nous pouvons caractériser, c’est la dynamique des réinterprétations. De ce point de vue, il est exact que l’identité du culte mazdéen ancien se trouve quelque part au cœur du paradoxe qui veut que le temps fini, inséré dans un temps sans limite défini comme immuablement lumineux même avant l’ouverture du temps fini, ce qui a toutes les apparences d’une originalité, soit combattu par des figures mythiques que leur nom solidarise originellement de l’ordre diurne, les devas. Ce n’est pas forcément par réaction à un culte antérieur ou à un panthéon hérité que cet ensemble de représentations s’est imposé, et c’est ce que Molé pressentait sans parvenir à s’y tenir complètement. Cette mutation a pu tout simplement émerger par approfondissement d’une réflexion qui, à force de segmenter le temps, a fini par se convaincre que son caractère quantifiable en exprimait les limites, ce qui semblait rendre logique l’affirmation de sa dimension symétrique. Les catégories existantes s’en sont trouvées déplacées, mais nous n’avons strictement aucune preuve du fait que les auteurs de ces changements avaient la moindre perception de l’étymologie

recherches malheureusement restées à l’état d’ébauche (X. Tremblay, « Le Yasna 58 FšušƏ̄ Mąθra haδaoxta », Annuaire du Collège de France 2006-2007 [2008], p. 685-688). Le manuscrit par lequel Tremblay mit une première fois de l’ordre dans ses idées est désormais publié dans É. Pirart (dir.), Études de linguistique iranienne in memoriam Xavier Tremblay, Louvain-Paris-Bristol 2016, p. 19-88.

105

Philippe Swennen des mots qu’ils utilisaient ou des systèmes de leurs voisins, et nous n’avons conséquemment aucune preuve qu’ils ont voulu se déterminer par opposition, hostile ou pas, à tout cela. Que Molé n’ait pas perçu immédiatement l’ampleur de ses propres opinions ne doit pas conduire à la dépréciation de sa profonde intuition et de la remarquable capacité d’anticipation dont il a fait preuve. Avec la perspective que donne le passage du temps, rien n’est plus facile que d’identifier l’argument clé qui lui a manqué : c’est la caractérisation chronologique, conceptuelle et cultuelle du Yasna Haptaŋhāiti, texte archaïque, antérieur à la clôture de la liste canonique des Amǝš ̣a Spǝṇta, occupant dans le récitatif liturgique une place centrale si ancienne que nous sommes incapables d’en démontrer le caractère secondaire. Chacun sait que la réponse viendra une vingtaine d’années plus tard, sous la plume de Johanna Narten 11. L’accélération de l’exégèse de l’Avesta qui en a indirectement résulté nous permet de bien mesurer aujourd’hui la sagacité de la lecture qu’en avait faite Marijan Molé, qui ne fut finalement freiné que par le contexte scientifique de son époque, sur lequel il avait quarante ans d’avance. Bibliographie Anquetil-Duperron, Abraham H. Zend-Avesta, ouvrage de Zoroastre, contenant les idées théologiques, physiques et morales de ce législateur, les cérémonies du culte religieux qu’il a établi et plusieurs traits importants relatifs à l’ancienne histoire des Perses, 3 vol., N. M. Tilliard, Paris 1771. Bartholomae, Christian. Die Gatha’s des Avesta, Zarathushtra’s Verspredigten, K. J. Trübner, Strasbourg 1905. — Zarathuštra’s Leben und Lehre, C. Winter, Heidelberg 1924 (Kultur und Sprache, 4). Caland, Willem, et Victor Henry. L’agniṣṭoma. Description complète de la forme normale de sacrifice de Soma dans le culte védique, 2 vol., E. Leroux, Paris 1906-1907. Duchesne-Guillemin, Jacques. Zoroastre. Essai critique, avec une traduction commentée des gâthâs, G.-P. Maisonneuve, Paris 1948.

11. J. Narten, Die Amǝṣ̌a Spǝṇtas im Avesta, Wiesbaden 1982 ; Id., Der Yasna Haptaŋhāiti, Wiesbaden 1986.

106

Marijan Molé à l’aube du nouveau comparatisme indo-iranien — « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme : structure et évolution », Numen 8 (1961), p. 46-50. Dumézil, Georges. Naissance d’archanges. Essai sur la formation de la théologie zoroastrienne, Gallimard, Paris 1945. Haug, Martin. Essays on the Sacred Language, Writings and Religion of the Parsis, Bombay Gazette, Bombay 1862. Henning, Walter B. Zoroaster : Politician or Witch-Doctor ? Oxford University Press, Londres 1951 (Ratanbai Katrak Lectures, 1949). Humbach, Helmut. Die Gathas des Zarathustra, 2 vol., Carl Winter, Heidelberg 1959 (Indogermanische Bibliothek, 1). Kellens, Jean. « Considérations sur l’histoire de l’Avesta », Journal asiatique 286.2 (1998), p. 451-519. Kuiper, Franciscus B. J. « The Ancient Aryan Verbal Contest », Indo-Iranian Journal 4 (1960), p. 217-281. Meillet, Antoine. Trois Conférences sur les Gâthâs de l’Avesta, P. Geuthner, Paris 1925. Molé, Marijan. « Rituel et eschatologie dans le mazdéisme », Numen 7 (1960), p. 148-160. — « Réponse à M. Duchesne-Guillemin », Numen 8 (1961), p. 51-63. — Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien : Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne, Puf, Paris 1963 (Annales du Musée Guimet, Bibliothèque d’études, 69). — L’Iran ancien, Bloud et Gay, Paris 1965 (Religions du monde). Narten, Johanna. Die Amǝṣ̌a Spǝṇtas im Avesta, O. Harrassowitz, Wiesbaden 1982. — Der Yasna Haptaŋhāiti, L. Reichert, Wiesbaden 1986. Pirart, Éric (dir.) Études de linguistique iranienne in memoriam Xavier Tremblay, Louvain-Paris-Bristol 2016 (Acta Iranica, 57). Tremblay, Xavier. « Le Yasna 58 Fšušǝ̄ Mąθra haδaoxta », Annuaire du Collège de France 2006-2007 (2008), p. 683-693.

107

A ZOROASTRIAN ANTHROPOLOGICAL THEOLOGY * †

Shaul shAKed

The Hebrew University of Jerusalem

t

he theme of Yima (Vedic Yama) and his adventures has occupied the minds of scholars over more than a century, and several noteworthy analyses and interpretations have been published on the sequence of Yima/Jam legends. 1 Arthur Christensen (1934) published a rich dossier of texts from different periods in India and Iran. Marijan Molé was also among those who tried to make sense of the Jam traditions. Among the puzzling passages that Molé discussed in his magnum opus Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien is

* 1.

This paper is based on materials studied and stored in the Middle Persian Dictionary Project database, supported by the Israel Science Foundation grant 1223/14. To mention some of them: J. Darmesteter, Le Zend-Avesta. Traduction nouvelle avec commentaire historique et philologique (Paris, 1892–93), vol. 1, 86, vol. 2, 629; A. Christensen, Les types du premier homme et du premier roi dans l’histoire légendaire des Iraniens, 2e partie : Jim (Stockholm–Leiden, 1934); B. Lincoln, “The Indo-European Myth of Creation,” History of Religion 15 (1975), 131ff.; B. Lincoln, Priests, Warriors, and Cattle. A Study in the Ecology of Religion (Berkeley-Los Angeles-London, 1981), 76–79; Sh. Shaked, “First Man, First King. Notes on Semitic-Iranian Syncretism and Iranian Mythological Transformations,” in Gilgul. Essays on Transformation, Revolution and Permanence in the History of Religions Dedicated to R. J. Zwi Werblowsky, eds. Sh. Shaked, D. Shulman and G. G. Stroumsa, 238-256 (Leiden, 1987); S. Azarnouche, “Le séjour de Jam en enfer,” in Yama/Yima. Variations indo-iraniennes sur la geste mythique, eds. S. Azarnouche and C. Redard, 29–44 (Paris, 2012); A. Panaino, “Mortality and Immortality. Yama’s/Yima’s Choice and the Primordial Incest (Mythological Indo-Iranica I),” in Disputationes iranologicae vindobonenses II, eds. V. Sadovski and A. Panaino, 47–221 (Vienna, 2013).

10.1484/M.BEHE-EB.5.130798

109

Shaul Shaked the following section from the book Dānāg ud mēnōg ī xrad (MX). 2 I propose to examine this figure by looking at this passage and its implications. 3 [1] Question (MX 27:1-7) 4 [27:1] pursīd dānāg ō mēnōg ī xrad

The sage asked the Spirit of Wisdom:

[27:2] kū čē rāy mardōm ī az gayōmard ud ān-ez ī az hōšyang ī pēšdād xwadāyān ud dahibedān tā ō wištāsp ī šāhān-šāh ēdōn kām-kardār būd hēnd

What is the reason that the people, from Gayōmard and those from Hōšang the Pēšdād, lords and rulers, up until the King of Kings Wištāsp, could accomplish their will to such (an extent)?

[27:3] u-šān az yazdān nēkīh wēš windād

And (why) did they get more bounty from the deities?

[27:4] ud frahist ān ī andar yazdān anaspās būd hēnd,

And (why) were they mostly among those (who were) ungrateful to the deities,

[27:5] ud ast-iz kē abēr anaspās ud mihrōdruz ud wināhgār būd hēnd,

and (why) were there (among them) even some who were exceedingly ungrateful, unfaithful to their oath, and sinful?

[27:6] ēg awēšān jud-jud čē nēkīh rāy dād būd hēnd

Well, for what good was each one of them created?

[27:7] u-šān bar ud sūd aziš čē raft?

What profit and benefit proceeded from them?

This, indeed, is a paradoxical situation. The answer follows:

2. 3.

4.

110

M. Molé, Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien (Paris, 1963), 429–32. Earlier discussions are in Sh. Shaked, “First Man, First King. Notes on Semitic-Iranian Syncretism and Iranian Mythological Transformations,” and Sh. Shaked, “Zoroastrian Views on Suffering,” in Studia Philologica iranica. Gherardo Gnoli Memorial Volume, eds. E. Morano, E. Provasi and A. V. Rossi, 435–48 (Rome, 2017). I shall be incorporating in the following a number of important observations and references kindly supplied privately by Samra Azarnouche. MX, T. D. Anklesaria, ed., Dânâk-u manyô-i khard. Pahlavi, Pazand and Sanskrit texts (Bombay, 1913), begins with a long introductory chapter, which we (like most scholars) call chapter 1. The chapters following it carry the title pursišn, followed by an ordinal number of the question. The pursišn chapter 1 is here referred to as ch. 2, and so on.

A Zoroastrian Anthropological Theology [2] Reply (MX 27:8-13) [27.8] mēnōg ī xrad passox kard

The Spirit of Wisdom replied:

[27.9] kū ān ī awēšān rāy pad nēkīh ayāb pad juttarīh pursē āgāh bāš ud bē dān čē

concerning that which you ask with regard to their goodness or evil, be aware of (the following), and know:

[27.10] kār ī gēhān hāmōyēn pad brēh *ī a zamānag ud wizīr ī brīn rawēd ī xwad ast zurwān ī pādixšā ud dagrand-xwadāy,

All the affairs of the world move ahead by the Destiny *of Time and the Decree of fate, which is no one else than Zurvan himself, ruler and Lord of long-dominion.

[27.11] čeōn andar āwām āwām ō harw kē rāy baxt ēstēd ān ī abāyēd madan abar rasēd,

Just as there comes about in each era that which is appropriately allotted to it,

[27.12] čeōn az-iz ham-paywand ī awēšān pēšēnīgān ī widardag paydāg

as is even manifest from the descendants of those late ancestors,

[27.13] kū abdom ān nēkīh ī az awēšān ō dāmān ī ohrmazd abāyist madan bē mad.

namely, the bounty that had to come from them b did ultimately reach the creatures of Ohrmazd.

a. The printed edition has ud. | b. At first sight it is not entirely clear whether “from them” refers to the forefathers or to their descendants, but the text that follows leaves no room for doubt that the former are meant.

The passage is not so much concerned with recounting the stories of the early ancestors of humanity, as with establishing a general theory of the origins of humanity, the benefits that were given to humanity by these origins as well as the paradox that accompanied the figures of early humanity. The insight gained by this listing of the benefits derived from each one of the ancestors of humanity is surprisingly frank in admitting that these exalted figures were in nearly all cases not exactly perfect, but that what had to come about did happen, due to the decree of fate.

111

Shaul Shaked [3] MX 27.14-18 [27.14] čē az gayōmard sūd ēn būd

For the benefit (derived) from Gayōmard was this:

[27.15] fradom ōzadan ī arzūr ud abespārag kardan ī tan ī xwēš mehdādestānīhā ō ahreman.

First, the slaying of Arzūr, a and delivering his own body to Ahreman, in conformity to the highest justice. b

a. Little is known of the demon Arzūr; cf. A. Tafazzoli, Mīnūy-e Xerad (Tehran, 1354 HS/1976), 115–16; J. P. Asmussen, “Arzūr,” in Encyclopædia Iranica II/7 (1987), 691–92. | b. On the expression meh-dādestānīhā, cf. D. Agostini, E. Kiesele, and Sh. Secunda, “Ohrmazd’s Better Judgement (meh-dādestānīh): A Middle Persian Legal and Theological Discourse,” Studia Iranica 43 (2014): 177–202, and further below in this article.

The collective humanity that is given the task of preparing the road for the world-to-come not only derives from the body of Gayōmard, but is also called here by the heavily loaded term frawahr, Av. frauuaš ̣ī-. This is a term which designates the disembodied existence of the righteous, the pre-existent mēnōg entities. Here however it would seem to blend together with the actual bodily existence of human beings. Gayōmard is obviously not merely a frawahr, but a body, and he is made to hover between the two modes of existence, gētīg and mēnōg. The blending of mēnōg and gētīg into a unified entity is typical of the way human beings will exist after the resurrection in the world to come. 5 Gayōmard as a prefiguration of humanity is the prototype of the eschatological existence of humanity in the two modes of being, mēnōg and gētīg, with humans living without death and without descendants. 6 It may be in place to comment briefly on the term that qualifies the action of Gayōmard when he delivered his body to Ahreman. The adverb used is meh-dādestānīhā, which can be roughly rendered as meaning “conforming to the greatest justice”. 7 This usually implies

5. 6. 7.

112

Sh. Shaked, “The Notions mēnōg and gētīg in the Pahlavi Texts and their Relation to Eschatology,” Acta Orientalia 33 (1971), 59–107. See “The Notions mēnōg and gētīg in the Pahlavi Texts,” 85–87. The legal term is most often expressed by the nearly synonymous expression weh-dādestānīh “(using) the best judgement.”

A Zoroastrian Anthropological Theology going beyond the legal requirement, doing more than is expected by the letter of the law, out of clemency or extra devotion, as a supererogatory act. 8 The idea corresponds, I would suggest, to the Hebrew expression ‫לפנים משורת הדין‬, usually uderstood as meaning literally “(an action done) inside the line of the law,” but it may be preferably vocalized lefanim miššurat haddin, which would give the translation “in advance of the line of the law”. This interpretation would come close to the sense of the Middle Persian term. In general, any action taken in the direction of extra piety or devotion beyond what is specified by the law may be qualified by this expression. 9

8.

9.

Molé’s translation here (M. Molé, Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien [Paris, 1963], 431), “le plus conformément à la loi” is inaccurate. The translation given in D. Agostini, E. Kiesele, and Sh. Secunda, “Ohrmazd’s Better Judgement (meh-dādestānīh): A Middle Persian Legal and Theological Discourse”, “Ohrmazd’s better judgement”, strikes me as not quite adequate. A. Tafazzoli, Glossary of Mēnōg ī Xrad, Bonyād-e Farhang-e Irān (Tehran, 1348HS/1969), 216: “be xāter-e amr-e bozorgi ; barāye bedast āvardan-e natijeh-ye bozorgi”, or in English: “for an important purpose”, “expediently” (p. 19 in the same book). My own translation in Dēnkard VI (Sh. Shaked, The Wisdom of the Sasanian Sages [Boulder, 1979], p. 53f., no. 127) is also wrong. This legal term is most thoroughly and accurately analyzed by Macuch (M. Macuch, “A Pahlavi Legal Term in Jesubōxt’s Corpus Iuris,” in Irano-Judaica 7: Studies Relating to Jewish Contacts with Persian Culture Throughout the Ages, eds. G. Herman and J. Rubanovich [Jerusalem, 2019], 73–101), as already done earlier in M. Macuch, “Ein mittelpersischer Terminus technicus im syrischen Rechtskodex des Išō‘bōht und im sasanidischen Rechtsbuch,” in ‫חכמות בנתה ביתהח‬. Studia Semitica necnon Iranica Rudolpho Macuch septuagenerio ab amicis et discipulis deducata, eds. M. Macuch, Ch. Müller-Kessler and B. G. Fragner (Wiesbaden, 1989), 149–60. The explanation of this legal term is made possible thanks to the legal treatise of Išōˁbōxt (E. Sachau, Syrische Rechtsbücher, vol. 3. [Berlin, 1914], p. 4, ll. 19–20; p. 12, l. 24). Išōˁbōxt’s Syriac text, the only version to survive, may have been composed in the viiith century CE, and yet it reflects the main concepts and legal terminology of the Sasanian administration (E. Sachau, Syrische Rechtsbücher, vol. 3; M. Macuch, “A Pahlavi Legal Term in Jesubōxt’s Corpus Iuris”). I should like to take the opportunity to comment on one small point that seems to me problematic in Sachau’s edition. Išōˁbōxt makes a distinction between two types of meritorious activity. One of them he calls psyd, and the other he identifies by the Persian term behdādestānīh “(acting according to) the best justice”. The first term, psyd, was emended by Sachau to read passand (the letters yod and nūn are easily confused in Syriac). The result gives a Persian word meaning generally “approbation, approval,” this being a present stem of a verb meaning “to like” (E. Sachau, Syrische Rechtsbücher, vol. 3., 289–90). The Persian word

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Shaul Shaked Gayōmard’s death has a unique interpretation here. He is not a mere victim of Ahreman’s violence, but a self-sacrificing martyr. Zoroastrianism is a religion that does not extol martyrdom and does not regard suffering as a virtue. 10 But Gayōmard’s sacrifice enabled humanity to be engendered from his semen, and the cooperation of humanity in the cosmic battle makes the Renovation possible. This interpretation of the voluntary act of Gayōmard is borne out by the next “advantage”: [4] MX 27.16-17 [27.16] ud didīgar sūd ēn būd

The second benefit was this:

passand is however unattested in any form of Middle or New Persian in the legal sense that Sachau attributes to it, e.g., ‘clemency, leniency’. To understand more closely the usage of these two terms, I should like to summarize the explanation given by Išōˁbōxt. Term A, psyd, is equivalent to the Syriac expression ḥasirut dīnā, ‘deficiency (as applied to) the law’, and is illustrated by the following legal case: a person has borrowed money from another person. When the date of repayment comes up, the borrower does not have enough means to pay the capital and the interest, and the creditor allows him to pay only the capital, without demanding the interest. This pious deed is called psyd. Term B, behdādestānīh “(acting according to) the best judgement,” applies to a legal case in which a man dies and leaves a son and an unmarried daughter. By law, the daughter gets half of the share of a male offspring. The son of the deceased, however, wishes to alleviate the hardship of his sister, who has to live as an unmarried woman, and lets her get a full share of the inheritance, like himself. This is called by Išōˁbōxt yattirut dīnā “(acting in) excess of the law”. Given this context, it does not seem likely that psyd should be emended to mean “clemency” or “approbation”. Although the root PSD is unattested in Syriac, it is widely used in other forms of Aramaic current in Babylonia in the Sasanian period (e.g. Jewish Babylonian Aramaic and Mandaic). This verb denotes “to spoil, lose; be deficient”; psīd, passive participle from this root, is also used as a noun in the sense of “loss” (E. S. Drower and R. Macuch, A Mandaic Dictionary, Oxford 1963, 375; M. Sokoloff, A Dictionary of Jewish Babylonian Aramaic of the Talmudic and Geonic Periods [Ramat-Gan, Baltimore, London, 2002], 917b; the Comprehensive Aramaic Lexicon site, http://cal.huc.edu, consulted on 2/9/2018). The exact opposite of yattirut dīnā could be *psīdūt dīnā, of which the abbreviated form psīd may have been adopted in Syriac as a legal term. 10. Sh. Shaked, “Zoroastrian Views on Suffering,” where further materials on Gayōmard’s death are considered.

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A Zoroastrian Anthropological Theology [27.17] kū mardōmān ud hamāg frawahr Human beings, as well as all the fraī frašegird-kardārān ahlawān a narān uuaš ị̄ s of those righteous entities, male ud nārīgān az tan ī ōy dād and female, who will bring about the eschatological world, were created b from his body. a. This word does not exist in the Pahlavi version, and is added by Anklesaria following the Pazand version (where it is spelled ašōān). | b. It may be noted that this phrase is a rare case of a passive being expressed by the passive participle, when no agent is expressed to create an ergative phrase.

The noteworthy element in this passage is that all the next generations, which include not only humans, who will be born from his semen, but also the immaterial entities, called in Pahlavi frawahrs (Avestan frauuaš ̣ī-), are derived from Gayōmard’s body. The new world which will follow the current phase of “mixture” (of good and evil), will be distinguished by the fact that mēnōg and gētīg will be fused together. Hence the surprising statement that the frawahrs of the righteous will be derived from the body of Gayōmard. 11 [5] MX 27.18 [27.18] ud sidīgar ēn kū ayōxšust-iz az tan ī ōy brēhēnīd.

The third (benefit) was this: The metals were also shaped from his body.

The third point in the benefits of Gayōmard is the fact that metals were derived from his body, alluding presumably to the combative element of the final confrontation between good and evil. Gayōmard is not merely a passive sufferer. He takes part in the battle waged by the hosts of Ohrmazd, and his body provides some of the ammunition for the combat. The theme of the metals that are part of the earthly constitution of Gayōmard is known from other texts as well. 12 It is noteworthy that in this list of the great founders of humanity, most of them worthy religious personalities, and greatly successful in

11. As Samra Azarnouche kindly reminds me, A. Tafazzoli, Mīnūy-e Xerad, p. 44, refers here rightly to the thirty men and women who come to the assistance of the Sōšyāns. However, the statement that all the frauuaš ̣īs are derived from the body of Gayōmard makes a broader statement. 12. GBd VI.f8; XIV.2.

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Shaul Shaked their enterprise, everyone is said to have had a serious flaw, and yet they were highly favoured by the deities. All of them are apparently in the category of being “ungrateful” to the deities, while some of them were even “very ungrateful, breakers of their treaties (with others), and sinners” (MX 27.4-5). Most of them were, besides being virtuous and beneficial, also harmful or sinful (these two English terms are equally valid as rendering the Middle Persian word wināhgār). We find ourselves here in an unusual situation for Zoroastrian thinking: a position of moral ambiguity. The only other case of such an internal moral conflict within the same person is attested not in a human but in a deity. This is the borderline deity of wind, Wāy, who had to undergo a dissection, becoming two separate entities, “the Good Wāy” and “the Evil Wāy”. In this manner, the two new personae were admitted into the dualistic framework of Zoroastrianism without disrupting the system. 13 It may be easier to accomplish such a dissection with regard to mēnōg entities, but less readily common with regard to the flesh-and-blood persons of the mythological cycle. Cutting them in two can be a very messy affair. There again, we do have at least one example of such a physical tearing apart. This happened to another mythical hero who figures in our present list, Jamšēd. Jamšēd was hiding in the stem of a tree, but Dahāk, having been alerted by Ahreman to Jamšēd’s hiding place, applied a saw to the tree, and cut Jamšēd’s body in two. 14 This

13. See W. W. Malandra, “Vāyu,” Encyclopædia Iranica (2014), available at http:// www.iranicaonline.org/articles/vayu. R. C. Zaehner, Zurvan. A Zoroastrian Dilemma (Oxford, 1955), 82–86 describes in fair detail the split of Wāy in two, although he writes about this from the doubtful perspective of the Zurvanite religion that he tries to establish. 14. J. Darmesteter, Le Zend-Avesta, vol. 2, 629 n. 76. The versified Persian version is available in M. R. Unvala, ed., Dârâb Hormazyâr’s Rivâyat (Bombay, 1922), vol. 2, 208–10; a prose summary in English is in B. N. Dhabhar, trans., The Persian Rivayats of Hormazyar Framarz and others (Bombay, 1932), 581. See also A. Christensen, Les types du premier homme et du premier roi dans l’histoire légendaire des Iraniens, 2e partie: Jim (Stockholm, Leiden, 1934), 71–73, where another source is quoted for this text. A parallel to the story concerning Jamšēd’s manner of death occurs in Jewish sources with regard to the Prophet Isaiah. He is said to have been sawed in two by the evil powers when he was hiding in a cedar tree (Talmud, Sanhedrin 10.2; the Apocryphal composition ‘Martyrdom and Ascension of Isaiah’, ch. 5:14, see J. H. Charlesworth, ed., The Old Testament Pseudepigrapha, 2 vols. [New York, 1983–85], vol. 2, 164). This story is also quoted in Bal‘amī’s version of Ṭabarī’s history (see H. Zotenberg, Chronique de

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A Zoroastrian Anthropological Theology however does not have the same sense as having an ethical dichotomy in the person. It is not meant to emphasize the duality within Jamšēd, but to enable justice to be done, and to facilitate Jamšēd’s ultimate repentance and purification. In the present context, however, we are dealing with an unexpected awareness of duality within a human being, even when it affects some of the most upright and highly venerated figures in the Zoroastrian narrative of early humanity. In aid of a theologian who may seek to reconcile the disturbing conflicts between the perfect creation of Ohrmazd and the imperfect goodness of the ancestors of humanity, there exist some useful intellectual instruments, which are not invoked here. One of them is the notion of the decree of fate, and the other is the principle of heredity, which represents an element over which the individual has no power, one that operates as it were outside the system of good and evil. Both of these instruments are well known from other sources. 15 They may help reduce the heavy weight of ethical dualism as sole explanation of human behaviour, but they are not normally applied in any historical situation, and the author of the present tractate does not allude to them. There is a genetic continuity between Gayōmard and the first human couple, Mašyē and Mašyānē, but not through the channels of human procreation. Gayōmard is an unattached individual, a sexually undefined creature with male semen. Before dying by the onslaught of the Evil Spirit he emits semen which is absorbed into the earth and is conserved there, and thus the birth of the first male-female couple is made possible. The fertilization by the semen follows the model of a plant being sprouted. Even the name of the plant is given: rhubarb. It has two stems, which, when separated, represent a male and a female human being, thus creating for the first time a distinct separation of genders. At this stage the transformation of the first human Abou-Djafar-Moʼhammed-Ben-Djarir-Ben-Yezid Tabari, traduite sur la version persane d’Abou-ʻAli Mohammed Belʻami, d’après les manuscrits de Paris, de Gotha, de Londres et de Canterbury [Paris 1867], vol. 1, 490–91). M. A. Knibb, (in The Old Testament Pseudepigrapha, ed. J. H. Charlesworth, vol. 2, p. 151) does not believe that the Jewish Isaiah legend could have derived from the Iranian traditions concerning Jamšēd (the Jewish sources are earlier than the extant Zoroastrian accounts). Darmesteter and Christensen (see above) seem to think differently. 15. Dēnkard VI, section D1a, with an exensive discussion in Sh. Shaked, The Wisdom of the Sasanian Sages, 297–300.

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Shaul Shaked from vegetational to animal existence takes place, a transformation which is postulated also by the modern theories of evolution. 16 The Zoroastrian tradition takes advantage of this occasion to recommend the favourite Zoroastrian form of marriage, based on next-of-kin marriage. The Zoroastrian xwēdōdah is applied both horizontally, for a brother-sister association, and vertically, through an inter-generational union of father-daughter and mother-son. The development of the first human couple is punctuated by a series of acts which, though not sinful, give an impression of degradation, or at least of a certain malaise. The first humans move from vegetal nourishment to nourishment by milk, and later to meat consumption, though Zoroastrianism never preaches avoidance of animal flesh. 17 Skipping some of the next names of heroes of early humanity, we come to hear about Jamšēd, the somewhat enigmatic twin deity of the Indo-Iranian mythology. He is the legendary first king of the world, and, as we know from the Vendidad, he made it possible for humanity and the animal world to increase threefold, and he was instrumental in causing the surface of the world to stretch so that it could accommodate the influx of population. 18 Here we have a peculiar view of this 16. The texts dealing with this transformation, especially GBd XIV, 7-11, are very interesting and somewhat intriguing. In private correspondence, Samra Azarnouche made a tentative translation and interpretation of this section, and it may be hoped that she will develop this material in a special study. 17. The text where this theme is developed is in GBd XIV, 17 (see S. Azarnouche, “Pratiques et tabous alimentaires dans le zoroastrisme tardo-antique,” in Jaleh Amouzegar Homage Volume, eds. S. Azarnouche, T. Daryaee and Sh. Farridnejad [Wiesbaden, forthcoming, 2022]). The biblical creation narrative seems also to be critical of the change of diet by the first human couple. After the resurrection, there is a disadvantage for meat eaters: mardom a-marg ud a-zarmān be bawēnd, ka pas az ān xwarišn nē abāyēd; ud ka gōšt xward ēstēd, pad dād ī 40 sālag abar hangēzēnd, ud ka gōšt nē xward ēstēd pad dād ī 15 sālag ul hangēzēnd (PhlT 107, MahF § 40–41) “Men will be immortal and ageless if they will have no need for food. If they have eaten meat, they will be resurrected at the age of forty, and if they have not eaten meat, they will be resurrected at the age of fifteen.” (A. V. Williams, The Pahlavi Rivāyat accompanying the Dādestān ī dēnīg [Copenhagen, 1990], vol. II, 234, translates somewhat differently. M. Molé, Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, 99, seems to take the text in the sense suggested above). The implication of this distinction may be that meat consumption causes aging or early maturity; in any case, it is less desirable than a vegetarian diet (another explanation may be that it is assumed that full consumption of meat only begins around the age of 15, but this is less likely). 18. P. O. Skjærvø, “Jamšid. 1. Myth of Jamšid,” Encyclopædia Iranica XIV/5

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A Zoroastrian Anthropological Theology process. For three hundred years Jamšēd enabled all living beings to be free from death, pain, decrepitude and adversity. This sounds like a challenge to the order of the universe earlier established at the time of Gayōmard. According to that order, humanity (through the person of Gayōmard) gave up the option of immortality in order to take active part in the cosmic battle against evil, thus contributing towards the achievement of the basic condition for eschatology. The struggle for instilling recognizable human characteristics starts all over again with the saga associated with Jamšēd. This summary of events is given from the point of view of a Zoroastrian who may wonder what the moral of the story may convey. The main benefits attributed to Jamšēd in the Mēnōg ī xrad are the following: [6] MX 27:24-26 [27.24] ud az hu-ramag jamšēd ī wiwanghān sūd ēn būd

And the benefit (deriving) from Jamšēd son of Wiwanghān, of good flocks, was this:

[27.25] kū-š sē sad sāl a-margīh pad hāmōyēn dām ud dahišn ī dādār ohrmazd be winnārd

that he provided immortality (for) three hundred years to the whole living creation of the Creator Ohrmazd

[27.26] ud a-dard ud a-zarmān ud a-petyārag kard hēnd,

and he made them free from pain, decrepitude and adversity.

The kingship of Jamšēd, given here a mark of distinction, is in fact not so innocent if it is viewed from the perspective of the cosmogonical evolution. Immortality was given to the entire living creation of Ohrmazd, but without the counterbalancing measure of stopping procreation. The earth had to be stretched out so as to accommodate the great influx of humanity and animals, and the radical solution that was somehow imposed (although this is not presented in these terms) was the flood, that eliminated most of humanity and most of the rest of creation. The flood is not attributed to the evil powers, nor is it given an ethical explanation. Following the inevitable consequence of what

(2012), 501–22, presents a critical discussion of the vast bibliography of studies concerning Yima/Jamšēd.

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Shaul Shaked we may term a failed experiment in immortality, the world now went back to the earlier pattern of existence: human mortality counter-balanced by human joy in offspring. The way that this is presented in the present text is as follows: [7] MX 27:27-31 [27.27] ud dudīgar ēn kū-š war ī jamkard kard

The second (benefit) was this, that he built the structure (known as) “the war built by Jam,”

[27.28] ī ka ān wārān ī malkōsān bawēd čeōn pad dēn paydāg kū mardōm ud abārīg dām ud dahišn ī ohrmazd ī xwadāy ān ī frahist be abesīhēd,

(so that) when the Malkōsān rain would come, as it is revealed in the scripture: “Humans and the other creatures of the Lord Ohrmazd would be annihilated for the most part,

[27.29] pas ān war ī jam-kard dar be wišāyēd

and then the gate of ‘the war built by Jam’ would be opened,

[27.30] ud mardōmān ud gōspandān ud and humans and cattle and the rest of abārīg dām ud dahišn ī dādār ohrmazd the creatures of Ohrmazd the Creator would come out of that war, az ān war bē āyēnd [27.31] ud gēhān abāz ārāyēnd.

and they would re-adorn the world.”

[8] MX 27:32-33 [27.32] ud sidīgar

And the third (benefit, is this):

[27.33] kū paymān ī gētīgīg ī ōy dušdānāg druwand a ōbārd ēstād ā-š az aškom abāz āwurd.

He retrieved from the belly (of Ahreman) the measure relating to the tangible world b that the ignorant adherent of the lie c had swallowed.

a. The Pazand text adds here i aharman (= Phl. ī ahreman), presumably a scribal gloss. | b. This translation seems to make the best sense. The adjective gētīgīg may alternatively allude to the contents of the treaty, i.e. “[the treaty] (dealing with) the material world”. Paymān can of course also mean “the measure” in the sense of “the right measure”, but that would not give a coherent sense. See also S. Azarnouche, “Le séjour de Jam en enfer,” in Yama/Yima. Variations indo-iraniennes sur la geste mythique, eds. S. Azarnouche and C. Redard (Paris, 2012), 37. | c. That Ahreman is meant is made explicit in the Pazand version (see note a).

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A Zoroastrian Anthropological Theology “The measure” alludes presumably to the agreement reached by Ohrmazd and Ahreman concerning the time limit imposed on the battle between the two parties. It sealed the outcome of the hostilities and created the framework for the subsequent history of the world. The present text assumes that it was not merely a verbal exchange (as it is described in the GBd 19), but a written document, a formal treaty, and so it could be physically devoured by Ahreman when he realized that he was duped by Ohrmazd. We know from other accounts of this story that Jamšēd pursued Ahreman and retrieved the treaty by extracting it from his buttock. This act of valour performed by Jamšēd demonstrates the ambiguity of his person. The bottom of the devil is probably the most impure place that can be imagined in the defiled person of Ahreman, according to the Zoroastrian notion, a religion known for being deeply preoccupied with purity. In other versions of this story we can read how this defilement affected Jamšīd. 20 The next section in the text may be baffling at first sight. It says: [27:33a] ud čahārom ka-š gōspand pad guhrīg ī pīl ō dēwān nē dād.

And the fourth (benefit was this): when he did not give cattle to the demons in exchange for elephants.

This is an allusion to a story that is recounted in more detail in the Pahlavi Rivāyat (PRiv). After narrating that Jam falsely claimed to be the creator of the universe, and as a result of this falsehood his xwarrah (or divine splendour) and kingship departed from him, we are told that his body fell into decay at the hands of the demons. The narrative continues as follows: Zoroaster asked of Ohrmazd this too: ‘What good did Jam do for the well-being of the world?’

19. GBd 1, §27; cf. C. G. Cereti and D. N. MacKenzie, “Except by Battle: Zoroastrian Cosmogony in the 1st Chapter of the Greater Bundahišn,” in Religious Themes and Texts of pre-Islamic Iran and Central Asia. Studies in honour of Professor Gherardo Gnoli on the occasion of his 65th birthday on 6th December 2002, eds. C. G. Cereti, M. Maggi and E. Provasi (Wiesbaden, 2003), 35–59. 20. Leprosy is mentioned in one of the sources. See A. Christensen, Les types du premier homme et du premier roi dans l’histoire légendaire des Iraniens, 1re partie: Gajōmard, Mašjaγ et Mašjānaγ, Hōšang et Taxmōruw (Stockholm, 1917), 188.

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Shaul Shaked Ohrmazd said: ‘(He did) that, (namely,) when the demons said to humans: “Kill the cattle, and we shall give you (in exchange) elephants. They are beneficial, +for they require no owner or protector.” The humans said: “No, 21 we shall act under the authority of Jam.” They acted (in this manner), and, in order to prevent humans from killing cattle and accepting elephants from the demons, Jam fought so (hard) against the demons that he overpowered (? ēraxt) them 22 and made them liable to death and punishment.’23

In simple terms, the exchange of cattle for elephants would have been, if it had taken place, a sinful act, one that would have gone against the religion. Elephants are impure demonic creatures, like other dangerous animals (such as serpents or lions). 24 Trading elephants for cattle—the Zoroastrian adjective of “sacred” or “blessed” (spand) is part of their name (gōspand)—would be a grievous act of impiety, especially if the deal involves the killing of cattle. The Zoroastrian admonition is not to kill cattle before their maturity. Jews are blamed polemically for encouraging a free slaughter of cattle. 25 It may be remarked that the negative attitude to elephants as demonic creatures never stopped Zoroastrian kings in the Sasanian period from using them as powerful combat animals. 26

21. The Pahlavi text has ny, which normally reflects the aramaeogram ˁD, and is read as the preposition tā. In this phrase the reading tā makes little sense, and a plain phonetic reading, ny, representing the negative particle, seems called for. Williams understands the phrase differently. Tafazzoli retains the reading tā and translates: “we shall do this only by Jam’s order” (A. Tafazzoli, “Elephant: a Demonic Creature and a Symbol of Sovereignty,” in Monumentum H. S. Nyberg [Tehran, Liège, Leiden, 1975], 395–98). 22. Thus also in Tafazzoli’s translation, or possibly, that he put the blame on them. An earlier (erroneous) discussion of this text is in Sh. Shaked, “First Man, First King. Notes on Semitic-Iranian Syncretism and Iranian Mythological Transformations,” 243, n. 15. 23. PRiv 31b:1-2; A. V. Williams, The Pahlavi Rivāyat accompanying the Dādestān ī dēnīg, vol. 1, 136–37; vol 2, 57–58; A. Tafazzoli “Elephant: a Demonic Creature and a Symbol of Sovereignty,” 396. 24. A. Tafazzoli “Elephant: a Demonic Creature and a Symbol of Sovereignty”; F. de Blois, “Elephant. i. In the Near East,” Encyclopædia Iranica VIII/4 (1998), 360. 25. Dēnkard 3, ch. 288, §9 ; Sh. Shaked, “Zoroastrian Polemics against Jews in the Sasanian and Early Islamic Period,” in Irano-Judaica 2, eds. Sh. Shaked and A. Netzer (Jerusalem, 1990), 102–3. 26. Cf. also A. Tafazzoli, “Elephant: a Demonic Creature and a Symbol of

122

A Zoroastrian Anthropological Theology Other literary discussions of the story of Jam in the later cycles of the tradition involve the theme of immortality, requested by Zoroaster among other heroes of antiquity. Humanity was ultimately granted longevity—not through continuous existence of the individual in the material world, but through the offspring that perpetuate the life of the family. 27 A somewhat perssimistic andarz view of the matter, which emphasizes the limited extent of even a long line of family existence, 28 is found in the Ayādgār ī Wuzurgmihr: As the things of the material world are all transience, decay and impermanence, so that even for one to whom the world is wide open, 29 and to whom fortune gives a hand in enjoying it, even an effort that he makes without taking too much pains assists him, and he amasses great wealth, and reaches to the highest position of power, does the most exalted things and seeks the greatest name, and achieves the most illustrious work, illuminating the (name of) his house and family, and has a long life, an abundance of children (which constitutes) the continuity of great hope, and good fortune in all his affairs, … and he is most far-reaching in his thinking concerning the stability of these several things, even when he goes down (in time) as much as is possible—within a span of one hundred years the body comes to its end and power comes to nothing. Within the span of four hundred years the family comes to decay, fame comes to be forgotten and is left out of memory … and power falls into the hands of the lords of the time. 30

27.

28. 29. 30.

Sovereignty”. On elephant corps in the Sasanian army, see M. B. Charles, “The Rise of the Sassanian Elephant Corps. Elephants and the later Roman Empire,” Iranica Antiqua 42 (2007), 301–46. This has been discussed in detail and with penetrating insights by a number of scholars, see especially G. König, Geschlechtsmoral und Gleichgeschlechtlichkeit im Zoroastrismus (Wiesbaden, 2010) and A. Panaino, “Mortality and Immortality. Yama’s/Yima’s Choice and the Primordial Incest (Mythological Indo-Iranica I),” in Disputationes iranologicae vindobonenses II, eds. V. Sadovski and A. Panaino (Vienna, 2014), 47–221. With particular emphasis, of course, on royal dynasties. That is, one who conquers the world. Sh. Shaked, “The Sayings of Wuzurgmihr the Sage. A Piece of Sasanian Wisdom Transmitted into Arabic,” in Exchange and Transmission across Cultural Boundaries: Philosophy, Mysticism and Science in the Mediterranean World, eds. H. Ben-Shammai, Sh. Shaked and S. Stroumsa (Jerusalem, 2013), 237–39.

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Shaul Shaked In that context it is no longer a discussion of the joy brought upon the parent by the offspring, or the despondency of a person lacking family continuation, but the time-span of a dynasty, which can be measured quantitatively according to the experience of past history. This is a more gloomy look at human achievement, individual or collective (through the lineage and family), and it emphasizes as a result the need to concentrate on devotion to the tenets of the Zoroastrian religion. What we may retain from this brief and selective survey of the mythology concerning the ancestors of humanity is that, although the figures discussed are definitely among the most prominent figures of early humanity, they are not viewed as devoid of failure. In fact, their sins are plainly displayed and leave a mark on the perception of the golden age of human history and probably on the very conception of humanity. The narrative of Mēnōg ī xrad establishes the fragility of human righteousness as it is manifest in the person of Jamšēd. The opening phrases of this discussion 31 indeed describe a kind of fall from grace for humanity in its formative period. This is not necessarily a continuation of an ancient heritage in the Zoroastrian tradition. It looks rather like a development that took place at a late phase of theological reflection, which leads to the theological generalization according to which the leaders of early humanity, who were favoured by the deities and got great bounty from the divine powers, were “mostly among those who were ungrateful to the deities”. Such a dark perception of early humanity is not really borne out by the evidence of the narrative traditions quoted in the Mēnōg ī xrad. Are we here in presence of a school of thought that is unusually pessimistic about the virtues of humanity?

31. See above, Text 1, MX 27:4.

124

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128

LE GĒTĪG DANS LE MĒNŌG ET LE SYSTÈME CHILIADIQUE MAZDÉEN SELON LA RÉFLEXION DE MARIJAN MOLÉ Antonio pAnAino Université de Bologne

l

qui se sont consacrés à l’étude de la cosmologie iranienne et ont abordé le problème de la double articulation (mēnōg et gētīg) de la création dans le contexte du système chronologique mazdéen (parfois avec une référence directe à la question de la séquence chiliadique ou millénariste de 9 000 ou 12 000 ans) sont étonnamment nombreux 1. Certes – et il faut le souligner d’emblée –, les

1.

es irAnisAnts

Parmi ceux-ci se distinguent de nombreux savants, dont nous limitons la liste au xxe siècle et au début du siècle présent, tels que H. Junker, « Über iranische quellen der hellenistischen Aion-vorstellung », Vorträge der Bibliothek Warburg 1 (1923), p. 125-177; É. Benveniste, The Persian Religion according to the Chief Greek Texts, Paris 1929 ; H. S. Nyberg, « Questions de cosmogonie et de cosmologie mazdéennes », Journal asiatique 219 (1931), p. 1-134 ; 193-244 ; I. Scheftelowitz, « Neues Material über die manichäische Urseele und die Entstehung des Zarvanismus », Zeitschrift für Indologie und Iranistik 4 (1926), p. 317-344 ; I. Scheftelowitz, « Die Zeit als Schicksalsgottheit in der indischen und iranischen Religion (Kāla und Zruvan) », Beiträge zur indischen Sprachwissenschaft und Religionsgeschichte 4 (1929), p. 1-58 ; A. Christensen, « A-t-il existé une religion zurvanite ? », Le Monde Oriental 25 (1931), p. 29-34 ; A. Christensen, L’Iran sous les Sassanides, Copenhague 19442 ; O. G. von Wesendonk, « The Kālavāda and the Zervanite System », Journal of the Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland 1 (1931), p. 53-109 ; H. H. Schaeder, « Der iranische Zeitgott und sein Mythos », Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft 95 (1941), p. 268-299 ; R. Ch. Zaehner, Zurvan, a Zoroastrian Dilemma, Oxford 1955 (réimpr. New York 1972) ; U. Bianchi, Zamān i Ōhrmazd : lo Zoroastrismo

10.1484/M.BEHE-EB.5.130799

129

Antonio Panaino contributions scientifiques de Marijan Molé méritent une place d’honneur dans ce répertoire bibliographique, en vertu de la pertinence et l’originalité de certaines de ses interprétations qui nous ont libéré d’un grand nombre de discussions polémiques sur la doctrine des premiers chapitres du Bundahišn et sa cosmologie. Dans le cadre de cet exposé, il sera fait référence en particulier à l’étude de Molé de 1959 dédiée au « problème zurvanite » (Journal asiatique 247, p. 431-469), qui représente sans doute l’une des études les plus innovantes et les plus décisives sur le zurvanisme et le chiliasme iranien. Du point de vue de l’histoire des études, il faut noter que Molé avait surtout focalisé son attention critique sur les travaux alors très récents de Henrik Samuel Nyberg et de Robert Charles Zaehner, en utilisant seulement dans une phase plus tardive ceux d’Ugo Bianchi et de Mary Boyce sur le zurvanisme 2. En regard des sujets très profonds qu’il

2.

130

nelle sue origini e nella sua essenza, Turin 1958 ; G. Scarcia, « Zurvanismo subcaucasico », dans Zurvān e Muhammad. Comunicazioni iranistiche e islamistiche presentate al Primo Simposio Internazionale di Cultura Transcaucasica, Napoli– Bergamo–Venezia, 12-15 giugno 1979, Venise 1979, p. 15-21 ; M. Boyce, « Some Reflections on Zurvanism », Bulletin of the Society of Oriental and African Studies 19 (1957), p. 304-316 ; M. Boyce, A History of Zoroastrianism, vol. II. Under the Achaemenians, Leyde 1982 ; M. Boyce, « Some Further Reflections on Zurvanism », dans D. Amin, M. Kasheff et A. Sh. Shahbazi (dir.), Iranica Varia. Papers in Honor of Professor Ehsan Yarshater, Leyde 1990, p. 20-29 ; Gh. Gnoli, « Un particolare aspetto del simbolismo della luce nel Mazdeismo e nel Manicheismo », Annali dell’Istituto Orientale di Napoli, N.S. 12 (1962), p. 95-128 ; Gh. Gnoli, « Osservazioni sulla dottrina mazdaica della creazione », Annali dell’Istituto Orientale di Napoli, N.S. 13 (1963), p. 163-193 ; Gh. Gnoli, « L’évolution du dualisme iranien et le problème zurvanite », Revue de l’histoire des religions 201 (1984), p. 115-138 ; Sh. Shaked, « The Notions mēnōg and gētīg in the Pahlavi Texts and Their Relation to Eschatology », Acta Orientalia 33 (1971), p. 59-107 ; Sh. Shaked, « The Myth of Zurvan: Cosmogony and Eschatology », dans I. Gruenwald, Sh. Shaked et G. G. Stroumsa (dir.), Messiah and Christos: Studies in the Jewish Origins of Christianity, presented to David Flusser, Tübingen 1992, p. 219-240 ; et plus récemment K. Rezania, Die zoroastrische Zeitvorstellung. Eine Untersuchung über Zeit- und Ewigkeitskonzepte und die Frage des Zurvanismus, Wiesbaden 2010 ; A. de Jong, « Zurvanism », Encyclopædia Iranica (2014), version en ligne http://www.iranicaonline. org/articles/zurvanism, et moi-même en dernier lieu (A. Panaino, « Light, Time, Motion and Impulse in the Zoroastrian Pahlavi Texts », Iran & the Caucasus 24 [2020], p. 243-285). On n’aurait eu aucun mal à donner une liste beaucoup plus longue et plus détaillée. Voir M. Molé, « Le problème zurvanite », Journal asiatique 247 (1959), p. 468-469.

Le gētīg dans le mēnōg et le système chiliadique mazdéen avait abordés dans cet article exceptionnel, nous ne trouvons pas seulement la question de l’ordre chronologique, c’est-à-dire l’origine du système avec trois périodes de 3 000 années chacune pour un total de 9 000 ans, en comparaison avec celui à quatre périodes (pour un total de 12 000 ans) et dont l’origine a parfois été considérée comme mazdéenne orthodoxe ou zurvanite, mais aussi la question de la relation entre les deux dimensions mēnōg et gētīg dans le cadre de la succession de ces différentes époques. Cette contribution m’offre l’occasion propice de m’attarder tout particulièrement sur cette deuxième question. En ce qui concerne le premier argument je crois, exactement comme le pensais Molé, que le problème de l’attribution au zoroastrisme orthodoxe ou, inversement, au zurvanisme de l’un ou de l’autre de ces deux cycles chiliadiques est basé sur des prémisses fausses et n’est par conséquent pas tenable. En réalité, les deux systèmes de 9 000 ou 12 000 ans ne sont pas en opposition, car ils reflètent simplement deux modes de comptage différentes. Le premier comprend la période primordiale, tandis que l’autre n’en tient pas compte et met exclusivement l’accent sur le moment exact du pacte entre Ahreman et Ohrmazd, c’est-à-dire sur le début de la bataille cosmique, bataille qui a, en réalité, déjà été initiée avec la perception divine par Ohrmazd de l’existence de son principal antagoniste, Ahreman 3. Dans un contexte orthodoxe, en effet, cette même perception divine de l’altérité ou du mal, serait la cause efficiente qui génère en Dieu la nécessité de créer un temps fini parallèle à l’infini, 4 qui continue à s’écouler dans une dimension différente. Dans ce cas, la création du temps fini dans lequel se déroule la rencontre directe entre Ahreman et Ohrmazd devait nécessairement être précédée par une phase pendant laquelle les deux forces avaient eu la possibilité de déployer,

3.

4.

À propos de ce sujet, Molé (« Le problème zurvanite », p. 447) observait de manière hypothétique et problématique, mais sans y croire, que : « [...] la thèse de M. Benveniste selon laquelle le chiffre de 9 000 ans serait “zurvanite” et celui de 12 000 ans “mazdéen” paraît à priori la plus probable que l’inverse » (avec référence à É. Benveniste, The Persian Religion according to the Chief Greek Texts, Paris 1929, p. 106-107). Comme je pense l’avoir précisé, Ohrmazd n’interrompt pas du tout le temps infini (qui en lui-même n’est pas sujet à interruption), mais opère une sorte de doublage, avec l’activation d’un temps limité parallèle, comparable à une « poche temporelle », dans lequel il peut mener à bien la bataille cosmique et historique contre les forces du mal (voir A. Panaino, « Light, Time, Motion and Impulse in the Zoroastrian Pahlavi Texts », Iran & the Caucasus 24 [2020], p. 243-285).

131

Antonio Panaino au moins sous forme embryonnaire, leurs créations antagonistes. Pourtant cette période ne peut pas être incluse dans la phase temporelle de gestation au cours de laquelle le dieu Zurwān avait offert à lui-même un sacrifice millénaire afin d’obtenir un enfant, selon le récit bien connu des sources chrétiennes arméniennes et syriaques. Par conséquent, il apparaît comme une évidence que le récit contenu dans les sources chrétiennes à propos du mythe de Zurwān est incompatible avec la structure profonde du millénarisme mazdéen, puisque sans la séquence mēnōg, gētīg dans le mēnōg et le transfert du gētīg « mēnōgien » dans la création, tout le schéma devient incompréhensible. C’est ce que nous allons démontrer ci-dessous en suivant les intuitions de Molé. L’attribution d’un sacrifice millénaire à Zurwān, vraisemblablement dérivée d’une spéculation fondée sur des matériaux mythologiques plus anciens (et comparables, par certains aspects, au récit concernant l’émission des dévas et des ásuras de la Śatapatha Brāhmaṇa 11,1, 6, 6-9) 5 équivaut à escamoter la signification de la compétition engagée par Ohrmazd et Ahreman et l’ordre logique de leurs actions et réactions. Cet ordre logique est perdu si l’on substitue le millénaire sacrificiel de Zurwān aux trois millénaires de la première phase de la création mēnōg. Ainsi, envisager une forme banalisée d’un des deux modèles chiliadiques comme le fruit d’une spéculation orthodoxe et l’autre comme le produit d’une solution hérétique ou hétérodoxe me semble totalement insoutenable et Molé lui-même nous a démontré à plusieurs occasions que cette piste d’investigation était insuffisante et fallacieuse. En revanche, on peut affirmer que le système des 12 000 ans est pleinement cohérent, tandis que celui des 9 000 ans s’explique uniquement comme une simplification du précédent, dans lequel l’accent a été mis sur le thème de la bataille entre les deux Esprits et non sur ses étapes primordiales. Une telle conclusion devient inévitable surtout si l’on considère qu’une période cosmique millénariste a dû trouver un modèle correspondant très simple, dans la nature ou dans la réalité, et que le schéma de l’année (luni-solaire) de douze mois (de 30 jours chacun, comme dans la tradition avestique la plus ancienne) était certainement le plus accessible et il doit par conséquent être considéré dans sa plate

5.

132

A. Panaino, Rite, parole et pensée dans l’Avesta ancien et récent. Quatre leçons au Collège de France, Vienne 2004, p. 92-94.

Le gētīg dans le mēnōg et le système chiliadique mazdéen simplicité comme très archaïque 6. En résumé, nous pouvons observer que l’interprétation proposée ici n’est pas seulement très simple, mais qu’elle avait déjà été postulée par Molé, quand – dans le cadre de ses réflexions sur la cosmologie zoroastrienne développées dans son livre magistral Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien – il écrivait 7 : [...] soulignons ici que l’idée de l’année mēnōk qui est le terme du temps limité se rattache directement aux spéculations issues de Y 44.5. C’est l’image de l’année, du changement des saisons, de l’alternance des jours et des nuits qui est à la base de la représentation de la grande année cosmique, de la période de douze mille ans entre la création à l’état mēnōk et la Rénovation. Nous avons vu l’importance de ces images chez Zātspram ; ce ne sont pas des arguments mais des symboles ou des manifestations concrètes de l’image archétypale : toute année concrétise la Grande Année, l’année mēnōkienne qui correspond à la durée du temps limité.

L’observation de Molé, ayant atteint sa pleine maturité dans son ouvrage de 1963, avait déjà été bien présentée et argumentée dans son article sur le zurvanisme de 1959, sur la base de sa rigoureuse défense de l’unité théologique du récit du Bundahišn en démontrant que : « Rien, dans la structure du premier chapitre du Bundahišn, ne nous oblige d’admettre une interpolation » 8. En outre, Molé avait également souligné le fait que 9 :

6.

7. 8. 9.

Les références avestiques aux millénaires sont au moins triples : Vd 2.19-20, dans la version sāde, mais aussi dans le commentaire pehlevi ; dans Yt 9.10 et Wištāšp Yašt 1.5, voir A. Panaino, « Philologia Avestica VI. The Widēwdād Fragment about the Millennium of Yima », dans C. G. Cereti, B. Melasecchi et F. Vajifdar (dir.), Varia Iranica. Orientalia Romana 7, Rome 2004, p. 19-33 ; A. Panaino, « Between Astral Cosmology and Astrology. The Mazdean Cycle of 12,000 Years and the Final Renovation of the World », dans S. Stewart et A. Hintze (dir.), The Zoroastrian Flame: Exploring Religion History and Tradition, Londres-New York 2016, p. 113-133 ; A. Panaino, « Liturgies and Calendars in the Politico-Religious History of Pre-Achaemenian and Achaemenian Iran », dans W. Henkelman et C. Redard (dir.), Persian Religion in the Achaemenid Period, Wiesbaden 2017, p. 69-95. Il faut aussi considérer le récit de Théopompe (ive siècle avant notre ère), rapporté par Plutarque, dans son De Iside et Osiride 46-47 (M. Molé, « Le problème zurvanite », p. 448). M. Molé, Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, p. 404 ; voir aussi id., « Le problème zurvanite », p. 454. M. Molé, « Le problème zurvanite », p. 444. Ibid., p. 454.

133

Antonio Panaino La production de l’année mēnōkienne impliquée par celle de l’Ahuvar détermine d’avance l’issue du conflit. Dans l’état du mélange, cette année est mi-ténèbres, mi-lumières. Les deux créations sont lancées dans la bataille : celle d’Ōhrmazd apparaît dans le bonheur, souveraine, conforme à l’ordre, supérieure, tandis que l’autre, plongée dans le malheur, montre les qualités opposées.

Selon le récit du Bundahišn, une fois conclu le pacte entre les deux esprits primordiaux, Ahreman tomba, pratiquement paralysé, dans un état de stupéfaction (stardīh), tandis qu’Ohrmazd eut 3 000 ans à sa complète disposition pour déployer sa création dans une dimension que, techniquement, nous définissons, en suivant les textes pehlevis selon l’analyse proposée par Molé, comme le mēnōg dans le gētīg. Nous savons que selon le schéma millénariste, dans la première phase de 3 000 ans, Ahreman et Ohrmazd avaient déjà été en mesure de réaliser leurs deux créations antagonistes 10. Cette période avec la deuxième phase de 3 000 ans de la création mēnōg avant l’activation physique du gētīg forment la première étape de la bataille cosmique. Après le réveil d’Ahreman et son irruption dans le monde jusqu’alors immobile, la création devient mobile et active, à partir du mouvement des étoiles qui bloquent et ferment le trou ouvert dans le ciel de l’hémisphère septentrional, à travers lequel Ahreman et ses démons avaient pénétré dans le monde gētīg. En résumé, nous pouvons décrire le système cosmologique mazdéen comme structuré de la manière suivante : deux périodes symétriques de 6 000 années pour un total de 12 000 années, divisibles aussi en quatre sous-périodes de 3 000 années. Si la deuxième période de 6 000 ans dans le mēnōg est après tout la plus simple, puisqu’aucun changement radical du statut ontologique n’y survient, si ce n’est à la fin du temps limité, avec la défaite totale d’Ahreman et son annihilation, la première phase est évidemment bien plus complexe. Cette complexité est due au fait que la première des deux sous-périodes est seulement mēnōg, alors que dans la seconde, Ohrmazd, – et j’insiste sur cette différence qui semble n’être qu’un détail –, seulement Ohrmazd peut opérer le passage de la création mēnōg à la création gētīg, en générant le gētīg suspendu dans le mēnōg. Il s’agit d’une distinction qualitative et ontologique, à mon avis fondamentale pour une

10. Molé (ibid., p. 442) observait à juste titre qu’avec sa création Ohrmazd se rend meilleur, tandis qu’Ahreman se rend pire.

134

Le gētīg dans le mēnōg et le système chiliadique mazdéen analyse plus profonde de la cosmologie et de la théologie mazdéenne et c’est l’un des grands mérites de Molé d’avoir souligné son importance avec une attention que n’avait jamais portée sur ce sujet particulier qui pourrait passer pour un détail. À propos de cette particularité doctrinale, Molé est à la fois très précis et en même temps tranchant et synthétique quand il remarque que la distinction traditionnelle entre mēnōg et gētīg se révèle insuffisante dans le cadre du développement de la cosmologie mazdéenne, en soulignant que 11 : La distinction entre le mēnōk proprement dit et le gētē créé tout d’abord à l’état mēnōk semble avoir échappé à M. Nyberg (et aussi à M. Zaehner) ; elle commande en réalité l’interprétation du chapitre [du Bundahišn]. Nous devons nous attendre à un triple récit de la création : celle du mēnōk ; celle du gētē à l’état mēnōk ; le transfert du gētē dans le gētē. Et c’est effectivement ce que nous avons.

C’est la finesse interprétative de Molé qui nous conduit à une compréhension la plus détaillée du texte pehlevi et nous montre que, avec l’introduction d’une phase intermédiaire entre la première période de la création mēnōg et la troisième (et aussi la quatrième) de l’activation du mēnōg dans le gētīg, il y a trois millénaires durant lesquels Ohrmazd crée déjà le gētīg, mais encore dans un état mēnōg 12. Cette finesse apparemment de détail est fondamentale, parce qu’elle permet d’expliquer clairement la supériorité ontologique d’Ohrmazd sur Ahreman. Le Mauvais Esprit demeure incapable d’agir pendant cette période et lorsqu’il se réveille grâce à l’opération de séduction déployée par Jeh, la démone de la féminité négative, il attaque immédiatement la bonne création, mais il se trouve alors dépourvu d’une armée véritablement symétrique à celle d’Ohrmazd. Ses forces, seulement « mentales », ou mēnōg, qu’il a fabriquées et organisées exclusivement pendant la première phase des 3 000 ans, se révèlent être des « faiblesses » en comparaison et en compétition avec les créatures d’Ohrmazd, qui, elles, sont douées simultanément d’une condition ontologique mēnōg et gētīg. La clé fondamentale pour comprendre la différence substantielle entre la création d’Ohrmazd et l’anti-création ahrémanienne demeure ainsi dans ce petit passage logique qui

11. M. Molé, « Le problème zurvanite », p. 443. 12. Sh. Shaked, « The Notions mēnōg and gētīg in the Pahlavi Texts and Their Relation to Eschatology », Acta Orientalia 33 (1971), p. 66 a aussi souligné l’importance de cette distinction.

135

Antonio Panaino renforce l’importance de la récitation de l’Ahunwar par Ohrmazd en exaltant sa fonction stratégique dans l’économie de la guerre contre Ahreman. Grâce à cette prière, Ohrmazd a obtenu la possibilité de déployer une double articulation de l’être et de la création, puisqu’il a obtenu 3 000 ans d’action supplémentaires, pendant lesquels il a arrangé le gētīg à l’état mēnōg. À l’opposé, Ahreman, paralysé par la puissance de la prière de son adversaire, reste bloqué dans les limites de la dimension mēnōg et, par conséquent, son attaque future sera dépourvue d’une partie substantielle de sa force. En soulignant l’importance du passage du Dādestān ī Dēnīg 37.66, Molé remarquait aussi la supériorité de la création d’Ohrmazd. Voyons le contenu de ce passage pehlevi selon sa traduction 13 : ēk ēn kū dām ī ohrmazd mēnōg ud gētīg-iz ōy ī druz nēst gētīg bē wad ī mēnōgīg abyōzēd ō gētīg, čiyōn andar hāwandīh čār āz andar ēk ōwōn abarwēzīh paydāg ī mēnōgān ud gētīgān ī weh abar mēnōgān ī wad. Une (raison) : la création d’Ōhrmazd est aussi bien mēnōk que gētē, mais la druj n’a pas de gētē et c’est du mauvais mēnōk qui se joint au gētē. Ainsi, comme il arrive quand les moyens sont de la même importance et la concupiscence est chez un seul (adversaire), la victoire des mēnōkiens et gētīkiens bons sur les mēnōkiens 14 méchants est manifeste.

13. M. Molé, « Le problème zurvanite », p. 453. Voir aussi l’édition et la traduction du même passage par Shaked (Sh. Shaked, « The Notions mēnōg and gētīg in the Pahlavi Texts and Their Relation to Eschatology », p. 71-72) avec ses différences : « The creation of Ohrmazd is both mēnōg and gētīg, while that of the demon has no gētīg : but the evil of mēnōg is joined to gētīg. Just as there is long fear of (their) having equal power in one (of the contenders), so the victory of the good mēnōg and gētīg beings over the evil mēnōg ones is manifest ». Selon l’édition de Jaafari-Dehaghi (M. Jaafari-Dehaghi, Dādestān ī Dēnīg. Transcription, Translation and Commentary, Paris 1998, p. 130-131), il s’agit du chapitre 36.51, dont la traduction donnée par le savant iranien est quelque peu différente : « One is this, that the creation of Ohrmazd is spiritual and also material, while that of the druz is not-material, (he can only) join spiritual evil to the world. As in analogy of four (?) against one, so also the supremacy of the good spirits and wordly beings over the Evil Spirit is assured ». 14. Par une faute évidente d’inattention, Molé a écrit « gētīkiens », mais le texte pehlevi a bien mēnōgān. Sur l’importance de cette terminologie voir Sh. Shaked, « The Notions mēnōg and gētīg in the Pahlavi Texts and Their Relation to Eschatology », p. 64-65.

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Le gētīg dans le mēnōg et le système chiliadique mazdéen Sans entrer dans une discussion de détails sur certaines lectures proposées par Molé à propos de ce passage (surtout son identification du démon Āz qui est vraisemblablement improbable) 15, et qui sont dans certains cas au moins discutables, la question principale évoquée dans ces lignes est très claire. Selon Zādspram (WZ 1.25) 16, Ohrmazd créa les créatures avec un corps dans l’état gētīg, en commençant par le ciel et jusqu’à l’homme et le feu. Le théâtre et les acteurs du monde sont simultanément gētīg et mēnōg. Dans son commentaire, Molé continuait ainsi 17 : [...] Ne possédant pas de gētē, les forces du mal ne peuvent qu’assaillir la création en se servant de moyens mēnōk par lesquels ils parviennent à souiller le gētē.

À ces remarques de Molé, il faut ajouter une autre considération concernant la différence substantielle entre Ohrmazd et Ahreman et leur statut divin différent, qui se dégage de cette situation particulière : avec la création du gētīg dans le mēnōg, Ohrmazd a bâti une double dimension, une vitalité enracinée dans la réalité qui devient un pénible objet d’attraction pour Ahreman. Quand Ahreman et ses créatures mentales se jettent dans le monde qui était resté sans bouger et provoquent, par leur violence, le mouvement de la sphère céleste, 18 des étoiles, du soleil et de la lune, le gētīg, encore immobile et suspendu dans le mēnōg, se transfère définitivement dans le gētīg 19, ou mieux, il devient actif et autonome. À ce moment précis, c’est à Ahreman d’entrer dans le gētīg et d’attaquer la bonne création, laquelle est le

15. Shaked lit : ce’ōn sam ī hāwandīh-ez drāz andar ēwag [...] et traduit : « Just as there is long fear of (their) having equal power in one (of the contenders) » (Sh. Shaked, « The Notions mēnōg and gētīg in the Pahlavi Texts and Their Relation to Eschatology », p. 71). Jaafari-Dehaghi lit : čiyōn andar *hāwand [ī] *čahar-iz andar ēk et traduit : « As in the analogy of four (?) against one » (M. Jaafari-Dehaghi, Dādestān ī Dēnīg. Transcription, Translation and Commentary, p. 130-131). La lecture de Molé était : čēgōn andar *hāwandīh čar Āz andar ēvak [...]. 16. Ph. Gignoux et A. Tafazzoli, Anthologie de Zādspram. Édition critique du texte pehlevi traduit et commenté, Paris 1993, p. 33-35. 17. Ibid. 18. Sur le concept de sphère céleste dans le monde iranien ancien, voir A. Panaino, A Walk through the Iranian Heavens. Spherical and Non-Spherical Cosmographic Models in the Imagination of Ancient Iran and Its Neighbors, Irvine 2019. 19. Cf. M. Molé, « Le problème zurvanite », p. 438-439.

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Antonio Panaino lieu cosmique d’exaltation de toutes les qualités qui sont contraires et antagonistes au Mauvais Esprit. Dès lors, l’Esprit Mauvais n’est pas seulement pris au piège, comme cela a été plusieurs fois remarqué, mais il est enfermé dans le temps fini et déterminé par la dimension du gētīg enfin activé dans toute sa puissance. En revanche, Ohrmazd, malgré sa création volontaire du temps limité, reste entièrement maître de son temps infini et continue à vivre dans une dimension illimitée, à partir de laquelle il surveille la lutte contre le mal et se prépare – avec l’arrivée de la fin du dernier millénaire – à entrer lui-même dans le temps fini et limité, mais seulement pour anéantir l’ennemi et dissoudre ce temps limité, cette fois pour toujours. De même, les êtres divins, les yazatas, comme il a été souligné par Jean Kellens 20 au regard des textes avestiques (notamment des passages pertinents dans le Mihr Yašt et le Tištar Yašt), ont le pouvoir d’entrer et de sortir des limites du temps fini, qui reste en revanche un obstacle insurmontable pour Ahreman et ses démons. Je voudrais également souligner un autre aspect remarquable que nous révèle l’analyse proposée par Molé : tandis que le transfert du mēnōg dans le gētīg donne à la création d’Ohrmazd une double dimension, qui se traduit très vite par une force dédoublée contre l’unilatéralisme de la création du Mauvais Esprit, le transfert du mēnōg ahrémanien dans l’espace-temps mēnōg-gētīg au début de la seconde période chiliadique de 6 000 ans aura deux conséquences : d’une part, un déséquilibre patent entre les deux puissances en combat, et d’autre part une évacuation totale du mal qui paradoxalement sort de l’univers infini et éternel, où il occupait une partie obscure et limitée (tout en limitant l’espace d’Ohrmazd) pour se jeter dans la création/piège d’Ohrmazd. Avec cette invasion, la bataille a, en réalité, déjà été gagnée du point de vue stratégique par Ohrmazd, puisque c’est Ahreman qui a abandonné pour toujours sa dimension originale et en principe partagée à distance – mais en tous cas partagée avec son adversaire –, pour descendre dans une dimension autre, fermée dans l’espace et dans le temps, où il ne possède qu’une moitié des armes nécessaires à la lutte. Ainsi, le moment de

20. J. Kellens, « L’ellipse du temps », dans Anusantatyai : Festschrift für Johanna Narten zum 70. Geburtstag, Münchener Studien zur Sprachwissenschaft, Beiheft 19 (2000), p. 127-131 ; A. Panaino, « Short Remarks about Ohrmazd between Limited and Unlimited Time », dans A. van Tongerloo (dir.), Iranica Selecta. Studies in honour of Wojciech Skalmowski on the occasion of his seventieth birthday, Turnhout 2003, p. 195-200.

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Le gētīg dans le mēnōg et le système chiliadique mazdéen l’attaque d’Ahreman coïncide pratiquement avec sa défaite, puisque son transfert mēnōgien dans l’espace-temps du gētīg a libéré le mēnōg infini dans lequel Ohrmazd demeure à présent seul. La fin, on peut le dire, est seulement une question, secondaire, de temps limité. Or, dans la discussion développée par Molé, il y a une question très importante qui, en dépit des études menées sur le sujet, n’a pas encore reçu une interprétation satisfaisante. Dans le contexte du Bundahišn I.46-48 21, nous trouvons un passage normalement interprété comme se référant à un gētīg ī tārīgīh, littéralement « la matière des ténèbres » ou comme gētīg tārīgīh « ténèbres du gētīg », à partir de quoi Ahreman aurait façonné sa création 22. Mais l’existence d’une matière obscure est totalement en contradiction avec la conception professée dans la cosmologie mazdéenne. Si Ahreman était paralysé dans la deuxième période de 3 000 ans, comment aurait-il été en mesure de créer son gētīg obscur en opposition au gētīg de lumière ? Par chance, l’analyse la plus récente de la tradition manuscrite, donnée par Fazlollah Pakzad 23, a démontré qu’en réalité le syntagme en question peut être lu sans difficultés comme stī ī tārīgīh « l’existence obscure », une alternative à mon avis plus correcte 24. Dès lors, on peut éliminer le concept de gētīg tārīgīh du tableau des catégories conceptuelles du mazdéisme sassanide et post-sassanide.

21. F. Pakzad, Bundahišn. Zoroastrische Kosmogonie und Kosmologie. Band I. Kritische Edition, Téhéran 2005, p. 20 ; R. Ch. Zaehner, Zurvan, a Zoroastrian Dilemma, Clarendon Press, Oxford 1955, p. 281 (texte), p. 316 (traduction ; voir paragraphes 27 et 28). Cf. aussi D. Agostini et S. Thrope, The Bundahišn. The Zoroastrian Book of Creation. A New Translation, Oxford 2020, p. 9. 22. M. Molé, « Le problème zurvanite », p. 451-452. 23. Voir F. Pakzad, Bundahišn. Zoroastrische Kosmogonie und Kosmologie. Kapitel I-VI. Dissertation zur Erlangung des akademischen Grades eines Doktors der Philosophie der Universität Tübingen, Tübingen 2003, p. 29-30 (paragraphe I.27), p. 157. 24. J’avais dédié une discussion à ce sujet dans A. Panaino, « Ahreman and Narcissus », dans D. Durkin-Meisterernst, Ch. Reck et D. Weber (éd.), Literarische Stoffe und ihre Gestaltung in mitteliranischer Zeit. Kolloquium anlässlich des 70. Geburtstages von Werner Sundermann, Wiesbaden 2009, p. 202-203, n. 8 ; A. Panaino, « The Triadic Symbolism of Yima’s vara- and Related Structures and Patterns », dans S. Azarnouche et C. Redard (éd.), Yama/Yima. Variations indo-iraniennes sur la geste mythique, Paris 2012, p. 111-130 ; A. Panaino, « Mortality and Immortality: Yama’s/Yima’s Choice and the Primordial Incest », dans A. Panaino et V. Sadovski (dir.), Disputationes Iranologicae Vindobonenses, II. Teil 2, Vienne 2013, p. 111, n. 242, mais la lecture stī résout le problème.

139

Antonio Panaino En conclusion, nous pouvons dire que c’est précisément grâce à l’asymétrie de la deuxième phase 25, avec la création du gētīg dans le mēnōg, privilège exclusif d’Ohrmazd, que l’infériorité d’Ahreman est rendue manifeste et définitive. À Molé revient le mérite d’avoir souligné et nuancé toutes les implications théologiques dérivant directement de cette étape dans l’histoire du drame cosmique. Dans toute son amplitude, la complexité et la profondeur de la spéculation zoroastrienne sur l’articulation de l’espace-temps deviennent évidentes. Malgré le fait que le rôle de Zurwān a été renforcé par une certaine école théologique mazdéenne, tant dans les traditions clairement zoroastriennes que dans celles que par convention on doit définir comme zurvanites, le temps, divinisé ou non, assume un rôle pour ainsi dire neutre. Pour reprendre les mots de Zādspram (WZ 1.28) 26 : Zurwān fut incapable de faire avancer les créatures d’Ohrmazd sans qu’avancent (aussi) les créatures d’Ahreman, car les Principes étaient préjudiciables et s’opposant l’un à l’autre.

En pratique, c’est seulement l’intelligence supérieure d’Ohrmazd qui peut déterminer la débâcle finale du Mauvais Esprit. Sans l’action préventive d’Ohrmazd le temps illimité, divinisé ou non, serait resté comme un espace continu de latence du bien et du mal, comme un océan cosmique où les eaux claires et les eaux sombres resteraient dans un équilibre instable dans l’attente d’un incident primordial. Comme dans un jeu d’échecs où, si le joueur qui joue le premier coup (normalement les blancs) est un maître, il est certain que c’est lui qui gagnera la partie car il a l’« avantage du trait ». Ici aussi on observe que c’est Ohrmazd, évidemment le blanc, qui a porté le premier coup, un coup terrible ayant déterminé toutes les conditions suivantes de la partie : le choix du terrain (le monde gētīg), des pièces (des créatures mēnōg et gētīg en même temps contre des créatures seulement mēnōg) et enfin de la durée totale du jeu. Il faudrait encore noter que le temps infini, aussi dans la version de Zādspram, qui a plusieurs fois été considérée comme para-zurvanite, présente Zurwān lui-même comme incapable de sortir d’un état de semi-neutralité physique, d’une condition immanente, dans laquelle il

25. Cf. aussi M. Molé, « Un ascétisme moral dans les livres pehlevis », Revue de l’histoire des religions 155 (1959), p. 147. 26. Ph. Gignoux et A. Tafazzoli, Anthologie de Zādspram. Édition critique du texte pehlevi traduit et commenté, p. 34-35.

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Le gētīg dans le mēnōg et le système chiliadique mazdéen reste comme un moteur immobile, une tabula rasa à priori sur laquelle c’est la capacité stratégique et téléologique d’Ohrmazd qui fait la différence. Comme Molé l’avait déjà remarqué 27 : C’est Ōhrmazd qui, à partir du Temps illimité, créa le Temps limité dont le pouvoir s’étend aussi bien sur la création de son adversaire ; il constitue le cadre nécessaire de la bataille et est plus fort que les deux créations. Cela n’implique pas que le Temps soit supérieur à Ōhrmazd et à Ahreman, mais seulement qu’aucune de leurs créatures n’échappe à son pouvoir.

S’il y a une puissance intrinsèque du temps infini, qui domine l’ensemble des parties en jeu, la capacité rationnelle et stratégique d’en faire bon usage est l’apanage d’Ohrmazd, qui se conforme à la structure et à la qualité du temps et connaît sa nature. C’est pourtant de cette façon qu’il peut convertir la perception divine de l’existence du principe antagoniste, d’Ahreman, dans une interruption de l’infini, action qui produit une incorporation de son adversaire direct, sans que celui-ci réalise ce changement radical. Alors, malgré le postulat de l’autonomie du temps, on peut penser que, dans la théologique mazdéenne, la pensée divine était considérée comme conforme à la structure de l’infini temporelle ou, au moins, capable de se conformer très vite à ses règles, afin de contrôler et d’éliminer les forces du chaos qui habitaient temporairement dans un espace-temps infini. Ahreman, qui était aussi dans l’infini, n’avait pas conscience de cette condition, ni de l’existence d’Ohrmazd, conscience qu’il acquit a posteriori et, en réalité, son rapport avec le temps reste un rapport de subalternité. Ainsi, il abandonne l’infini avec sa création qui est un crescendo de négativité pour tomber finalement dans le piège d’Ohrmazd, dans l’espace-temps fini dépourvu d’une armée gētīg. De toute évidence, comme le dit un vieux proverbe italien : Il diavolo fa le pentole, ma non i coperchi : « Le diable forge les casseroles, mais non les couvercles ».

27. M. Molé « Le problème zurvanite », p. 451.

141

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145

MARIJAN MOLÉ, ‘AZÎZ NASAFÎ ET L’HOMME PARFAIT Pierre lory École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses - PSL

A

u cours de ses pénétrantes investigations sur la mystique musulmane, Marijan Molé s’était intéressé avec beaucoup d’érudition sur la tradition kubrâwiyya en particulier 1. Dans ce cadre, Molé avait abordé l’œuvre de l’important maître mystique du xiiie siècle ‘Azîz al-dîn Nasafî. Nasafî n’était pas à proprement parler un kubrawî ; mais il fut le disciple de Sa‘d al-dîn Hamûyeh, lui-même disciple direct de Najm al-dîn Kubrâ. Le travail principal de Molé en la matière fut l’édition et la publication d’un recueil de traités de Nasafî sous le titre Le Livre de l’Homme parfait 2. Même si ce titre n’est à vrai dire pas assuré, il exprime bien le contenu de l’ensemble. Ces travaux de Molé faisaient suite à plusieurs publications pionnières de Fritz Meier sur ‘Azîz al-dîn Nasafî 3. Il sera suivi par plusieurs études universitaires

1. 2.

3.

M. Molé, « Les Kubrawiya entre sunnisme et shiisme aux huitième et neuvième siècles de l’hégire », Revue des études islamiques 29 (1961), p. 61-142. M. Molé, ‘Azīzoddīn Nasafī (VIIe/XIIIe siècle), Le Livre de l’Homme Parfait (Kitāb al-Insān al-Kāmil). Recueil de traités de soufisme en persan publiés avec une introduction, Téhéran-Paris 1962 (19832) (ici : al-Insân al-kâmil). Le texte persan lui-même a été traduit en français par Isabelle de Gastines (I. de Gastines, Azizoddin Nasafī, Le Livre de l’Homme Parfait, Paris 1984, ici : L’Homme Parfait). En particulier F. Meier, « Das Problem der Natur im esoterischen Monismus des Islams », Eranos-Jahrbuch 14 (1946), p. 149-227 – commentaire étendu sur la portée de la notion de wahdat chez Nasafî ; voir également F. Meier, « Die Schriften des ‘Azîz-i Nasafî », Wiener Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes 52 (1953), p. 139-147.

10.1484/M.BEHE-EB.5.130800

147

Pierre Lory sur le même auteur, notamment une dense mise au point de James W. Morris 4, des analyses poussées de Hermann Landolt 5, les ouvrages de synthèse de Lloyd Ridgeon 6, et la thèse doctorale de Sima Orsini-Sadjed 7. Nous voudrions revenir sur un point précis des conclusions de Molé, celui de l’adhésion de Nasafî aux doctrines chiites, au chiisme duodécimain plus précisément. Il a suggéré cette thèse à propos de plusieurs passages de l’œuvre de Nasafî 8. Il conclut : (…) Nasafî apparaît comme le représentant d’un de ces mouvements chiites dont le bouillonnement est si caractéristique pour les deux siècles qui séparent l’époque des Mongols de celle des Safavides, et qui préparent le terrain pour le shî’isme safavide 9.

Cette idée d’une adhésion doctrinale au chiisme fut admise par plusieurs autres chercheurs, dont Henry Corbin 10 et, avec des nuances, Hermann Landolt 11. Une telle affiliation a cependant été profondément relativisée, voire niée, par d’autres spécialistes, notamment par

J. W. Morris, « Ibn ‘Arabî and his Interpreters », Journal of the American Oriental Society 106 (1986), p. 745-751 ; passage bien documenté, où l’auteur pointe avec précision le manque de cohérence de certaines positions doctrinales de Nasafî par rapport à d’autres maîtres en soufisme contemporains, et à Ibn ‘Arabî. Sans doute faut-il toutefois tenir compte que, aux yeux de Nasafî, toute élaboration doctrinale est limitée et vouée à la contradiction, car la structure même du monde est hors de sa portée. La mise en parallèle avec Ibn ‘Arabî introduit ici une asymétrie. 5. H. Landolt, « Le paradoxe de la ‘Face de Dieu’ : ‘Azîz-e Nasafî (VIIe/XIIIe siècle) et le ‘monisme ésotérique’ de l’islam », dans H. Landolt, Recherches en spiritualité iranienne, Téhéran 2005, p. 127-154 ; et « ‘Azîz-i Nasafî and The Essence-Existence Debate », ibid., p. 119-125. 6. L. Ridgeon, ‘Azîz Nasafî, Richmond 1998 ; L. Ridgeon (trad.), Persian Metaphysics and Mysticism. Selected Treatises of ‘Azīz Nasafī, Richmond 2002 ; ainsi que plusieurs articles. 7. S. Orsini-Sadjed, « Aziz Nasafi, un penseur éminent dans l’Iran du XIIIe siècle. L’œuvre et l’enseignement, métaphysique de la semence », thèse soutenue à l’université Paris III, 2003 (inédite). 8. Résumé dans l’Introduction à al-Insân al-kâmil, p. 20-27. 9. Ibid., p. 27. 10. H. Corbin, En Islam iranien : aspects spirituels et philosophiques I : Le shî’isme duodécimain, Paris 1971, p. 278 ; H. Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Paris 1986, p. 412. 11. H. Landolt, « Le paradoxe de la ‘Face de Dieu’ », dans H. Landolt, Recherches en spiritualité iranienne, Téhéran 2005, p. 132-133, 137, 153-154. 4.

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Marijan Molé, ‘Azîz Nasafî et l’Homme Parfait Lloyd Ridgeon 12. Un mouvement de remise en cause de cette « chiitisation » du soufisme iranien est discernable de façon générale. Nous voudrions toutefois reprendre ici ce débat. Non pas pour tenter de trancher la question posée de façon trop simple voire simpliste, à savoir si oui ou non, ou à quel degré, Nasafî « était chiite » ; mais bien plutôt pour préciser quel était le rapport exact de Nasafî aux idées chiites, à quoi renvoient les mentions des douze Imams et du Maître du Temps que l’on trouve dans ses écrits. Et pour ce faire, nous allons revenir aux remarques de Molé précisément. Il les avait exposées de façon très lapidaire, et nous voudrions en souligner la pertinence, car elles viennent éclairer les « formes d’esprit » trans-confessionnelles que l’on trouve dans l’œuvre de Nasafî. La walâyat selon Nasafî Le point de départ de l’ontologie de Nasafî est la distinction entre Dieu Lui-même et son premier Emané. Celui-ci est appelé « l’Intellect Universel » 13 et il est identifié à l’Esprit de Muhammad, à sa Lumière 14. Une « structure ismaélienne » peut être discernée 15 – notamment, l’identification de l’Intellect Premier avec l’Imam en ismaélisme fatimide : on comprend en tout cas que certains ismaéliens aient pu adopter les œuvres de Nasafî 16. Aucune allusion explicite à l’ismaélisme ne peut toutefois être repérée dans l’ensemble de son œuvre 17. Il semble que Nasafî ait ignoré pour l’essentiel les idées de la da‘wa septimaine. À noter du reste que des conceptions analogues à celles que nous venons d’évoquer se retrouvent ailleurs dans le soufisme, notamment chez Ibn ‘Arabî. Nasafî professe, à la suite de son maître Sa‘d al-dîn Hamûyeh, l’idée que cet Esprit muhammadien a deux faces : l’une tournée vers Dieu et

12. L. Ridgeon, ‘Azîz Nasafî, p. 190-195. 13. Voir al-Insân al-kâmil, p. 70-74 ; L’Homme Parfait, p. 68-72. 14. Chap. V du Maqsad al-aqsâ, trad. Molé dans son Introduction à al-Insân al-kâmil, p. 15-18 ; voir L. Ridgeon (trad.), Persian Metaphysics and Mysticism. Selected Treatises of ‘Azīz Nasafī, Richmond 2002, p. 82-85. 15. M. Molé, Introduction à al-Insân al-kâmil, p. 27 ; H. Corbin, Histoire de la philosophie islamique, p. 412. 16. H. Landolt, « Le paradoxe de la « Face de Dieu », p. 132-133 ; F. Daftary, The Ismâ‘îlîs. Their History and Doctrines, Cambridge 1990, p. 454. 17. Comme le remarque M. Molé lui-même, Introduction à al-Insân al-kâmil, p. 26-27.

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Pierre Lory recevant l’influx divin, c’est la « sainteté », walâyat, l’autre, transmettant cet influx aux créatures, et c’est la prophétie, nubuwwat. Le lieu de manifestation parfaite de la nubuwwat est le Sceau des prophètes – le Muhammad historique, donc. Chaque prophète depuis Adam avait été doté d’une conscience en quelque sorte « biface », composée à la fois de la prophétie (législatrice) et de la connaissance ésotérique de la walâyat 18. En tant que prophète, il est limité dans l’expression de son message, mais en tant que walî, non. La question de la walâyat, nous dit Nasafî, était l’objet de discussions intenses dans son milieu 19. Mais que représente ici ce terme ? Nasafî, notons-le d’emblée, l’utilise ici à la fois dans son acception cosmologique « chiite » dont nous venons de parler, comme face ésotérique de la prophétie ; et également dans son acception « sunnite », comme désignation de la qualité d’Homme parfait chez les mystiques non prophètes. Nasafî professe également un élément doctrinal sur la walâyat qu’il reprend de Sa‘d al-dîn Hamûyeh. Les religions antérieures étaient dépourvues de walî-s. À ces époques, à la suite des prophètes législateurs (sâhib-e sharî‘at), des prophètes (nabî-s) venaient instruire les croyants dans le cadre placé par les législateurs. Or Muhammad étant le Sceau des prophètes, il ne saurait y avoir de prophète (nabî) après lui 20. C’est le cycle de la walâyat qui commença alors ; d’où l’interprétation du hadith « Les savants de ma communauté sont comme les prophètes des Fils d’Israël », où les « savants » sont rapportés aux Imams. On voit que cette conception s’éloigne de celle du chiisme classique. Elle ne rejoint pas non plus celle, plus récente, d’Ibn ‘Arabî, car il n’est pas question de walâya générale distinguée de la walâya muhammadienne 21.

18. M. Molé, Introduction à al-Insân al-kâmil, p. 16 ; al-Insân al-kâmil, p. 315-316 ; L’Homme Parfait, p. 256-257 ; et synthèse sur cette notion de walâyat dans L. Ridgeon, ‘Azîz Nasafî, p. 171-190. 19. Voir Manâzil al-sâ’irîn, dans al-Insân al-kâmil, p. 316 ; L’Homme Parfait, p. 257. Traduction anglaise de L. Ridgeon, ‘Azîz Nasafî, p. 172. 20. Voir al-Insân al-kâmil, p. 320-321 ; L’Homme Parfait, p. 260-261. 21. Voir M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la pensée d’Ibn ‘Arabî, Paris 1986, p. 145-179 ; J. W. Morris, « Ibn ‘Arabî and his Interpreters », p. 748-750. M. Molé note que S. D. Hamûyeh avait envoyé une lettre à Ibn ‘Arabî, portant notamment sur des questions de walâya ; et à laquelle le destinataire ne semble pas avoir répondu, voir Introduction à al-Insân al-kâmil, p. 8 ; et H. Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, Paris 1958

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Marijan Molé, ‘Azîz Nasafî et l’Homme Parfait Une conséquence logique de cette affirmation est que la période eschatologique inaugurée par l’investiture des Imams commence dès la mort de Muhammad. Muhammad était le lieu de manifestation de la prophétie exotérique. Le lieu de manifestation de la walâyat est le Maître du Temps (sâhib al-zamân) 22. Le Maître du Temps « est » le prophète Muhammad, mais sous son aspect ésotérique, supérieur, plus divin. Hamûyeh est explicite : douze Imams complètent la mission muhammadienne. Leur nom n’est pas donné, mais on ne peut guère douter qu’il s’agisse des Imams duodécimains. Quelle est la position de Nasafî, qui semble avaliser ici la doctrine de son maître ? Nasafî, précisons-le, a développé par ailleurs une hagiologie de type mystique, avec une hiérarchie de 356 saints ordonnés sous la personne d’un Pôle 23. Molé note que ce rôle des douze Imams ne se superpose pas à celui des 356 saints ; car pour Nasafî, ces derniers sont des abdâl, ils ont une fonction sotériologique sans doute, mais pas une fonction d’enseignement 24. Ce sont les Imams seuls, souligne Molé, qui prolongent, enseignent et expliquent le sens du message muhammadien. Nous saisissons mieux ici l’originalité de la position de Nasafî, qui combine en quelque sorte la conception soufie de la sainteté avec l’autorité religieuse des Imams. Les Imams complètent la mission de Dieu envers les hommes, ils ont un rôle d’instruction envers la communauté musulmane. Les walî-s de l’ordre mystique, eux, accomplissent la mission des hommes envers Dieu. Ridgeon minimise toutefois la mention de ces idées, et insiste sur deux points d’une claire importance : 1. le faible nombre de mentions d’idées chiites dans l’œuvre nasafienne. Les allusions au chiisme y sont éparses, fragmentaires, sibyllines, ou encore neutres 25 ;

22. 23. 24. 25.

[rééd. 2006], p. 51. Voir également H. Corbin, En Islam iranien : aspects spirituels et philosophiques I : Le shî’isme duodécimain, Paris 1971, p. 265, 278. M. Molé, Introduction à al-Insân al-kâmil, p. 16. Voir al-Insân al-kâmil, p. 317sq. ; L’Homme Parfait, p. 258 sq. Introduction à al-Insân al-kâmil, p. 19-20 ; L. Ridgeon, ‘Azîz Nasafî, p. 188, 189. Notamment la mention des thèses chiites dans son Kashf al-haqâ’iq, A. Mahdavi Dâmghâni (éd.), ‘Azīzoddīn b. Moḥammad Nasafī, Kashf al-haqâ’iq, Téhéran 1965, p. 82 ; et également al-Insân al-kâmil, p. 62 ; L’Homme Parfait, p. 61. Notons cependant que Molé discerne au contraire dans ces remarques de Nasafî une inclination pro-chiite : les chiites sont explicitement mentionnés et non ignorés, ils sont désignés comme ahl-e shî‘at et non comme rawâfid, leur

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Pierre Lory 2. la sympathie pour les ahl al-bayt n’est pas exclusive du chiisme. Par ailleurs, l’eschatologie mentionnée, le concept de sâhib al-zamân peut apparaître dans le sunnisme également 26. Bref, si Ridgeon n’exclut pas complètement des affinités chiites 27, il estime qu’elles n’ont en tout état de cause pas d’incidence sur l’ensemble de l’enseignement nasafien. Les deux remarques sont certes valides ; signifient-elles pour autant que les passages précités soient dénués de signification ? Molé était conscient des ambiguïtés du corpus nasafien, aussi préféra-t-il parler d’« affinités duodécimaines » 28. Il nous semble fécond d’aller au-delà, et rappeler que d’autres facteurs expliquent également l’originalité de l’attitude de Nasafî. Une posture originale Il serait imprudent ici de prendre parti ou de tirer des conclusions définitives. En fait, on s’aperçoit que Nasafî faisait fréquemment siennes des doctrines très variées et souvent peu conciliables entre elles. Le point ici est à souligner. Il constitue une des originalités de l’approche de Nasafî. Dans le Kashf al-haqâ’iq (et ailleurs) il mentionne des opinions différentes voire divergentes 29 ; puis donne sa préférence aux ahl-e wahdat. La supériorité des ahl-e wahdat ne réside pas dans l’exactitude plus grande de leur théorie, mais dans le fait que leur attitude leur permet d’inclure l’ensemble des autres opinions. Dieu est tout en tout, plus exactement il se manifeste en chaque être 30. Dès lors, la prise en considération de doctrines divergentes n’est contradictoire qu’en apparence, comme l’illustre la fameuse parabole de « l’éléphant et des aveugles », explicitement avancée par Nasafî 31.

26. 27. 28. 29.

30. 31.

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opposition aux ahl-e sonnat se place exclusivement au niveau de l’exotérique (sharî‘at) ; aucune désapprobation apparente n’accompagne la référence. L. Ridgeon, ‘Azîz Nasafî, p. 190-195. Ibid., p. 199. Introduction à al-Insân al-kâmil, p. 27. À savoir les partisans de la sharî‘at (sunnites et chiites) ; de la hikmat (philosophes et réincarnationnistes) ; de la wahdat (ceux qui l’ont bien comprise et les autres). Voir également al-Insân al-kâmil, p. 62 ; L’Homme Parfait, p. 61, ainsi que H. Landolt, « Le paradoxe de la ‘Face de Dieu’ », p. 139-140. Citation du Kashf al-haqâ’iq dans M. Molé, Introduction à al-Insân al-kâmil, p. 11-12. Voir à ce sujet le développement de F. Meier (F. Meier, « Das Problem der Natur

Marijan Molé, ‘Azîz Nasafî et l’Homme Parfait Nasafî se donne comme un humble disciple de Sa‘d al-dîn Hamûyeh et se situe dans la mouvance de la pensée d’Ibn ‘Arabî, mais sans s’enfermer du tout dans une posture de disciple 32. Du coup, les typologies des attitudes religieuses établies dans Kitâb-e tanzîl et le Kashf al-haqâ’iq peuvent servir de base à une forme de science des religions, comme l’a proposé Landolt, car elles ne sont nullement exclusives 33. Quoiqu’il en soit, l’opposition entre sunnisme et chiisme se trouve ainsi bien relativisée. « L’opposition confessionnelle se situe pour lui uniquement sur le plan de l’exotérique de la sharî‘at », note Molé 34. Il faut nécessairement voir au-delà des dogmes, depuis la perspective des « gens de l’unité », qui sont au sens strict les vrais monothéistes, ceux qui se tournent vers Dieu en tant qu’Il est Unique vis-à-vis de chaque être singulier. Et enfin, tout cela se résorbera, se découvrira à la venue du sâhib al-zamân 35. Insistons en second lieu sur la dimension eschatologique du discours. Si Nasafî parle de l’Homme Parfait, c’est parce que c’est lui la finalité, le pivot. C’est en fonction de l’Homme Parfait que le reste de la doctrine – de toutes les doctrines dont il fait état – prennent sens. Le fondement de l’Histoire, ce n’est pas le déroulement des destins humains, même des plus grands et des plus saints, mais bien le déploiement des virtualités divines, comme l’a bien décrit Landolt 36. Il importe de garder ces fondements ontologiques à l’esprit. Nasafî emploie les mêmes termes pour désigner les deux types de fonction « imamique » et « de sainteté ». Pourquoi ? Il en donne une réponse dans Le Livre de l’Homme Parfait : « On l’appelle “Imam”, “Calife”, “Pôle”, on l’appelle “le Maître du Temps” (…) Il est toujours

im esoterischen Monismus des Islams », p. 170-180). 32. Voir J. W. Morris, « Ibn ‘Arabî and his Interpreters », p. 747-750 ; H. Landolt conclut : « L’influence du shaykh al-akbar même en Transoxiane, à peine une trentaine d’années après sa mort, est, certes, indéniable. Mais il est également évident que cette influence n’en est qu’une parmi d’autres » (H. Landolt, « Le paradoxe de la ‘Face de Dieu’ », p. 152). 33. H. Landolt, « ‘Azîz-i Nasafî and the Essence-Existence Debate », dans H. Landolt, Recherches en spiritualité iranienne, p. 120-121 ; « Le paradoxe de la ‘Face de Dieu’ », ibid., p. 141. Cf. également F. Meier, « Das Problem der Natur im esoterischen Monismus des Islams », p. 150-151. 34. Introduction à al-Insân al-kâmil, p. 21. 35. Ibid., p. 20. 36. H. Landolt, « ‘Azîz-i Nasafî and the Essence-Existence Debate », p. 124 ; « Le paradoxe de la ‘Face de Dieu’ », p. 152.

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Pierre Lory au monde un Homme Parfait et il n’en est qu’un à la fois parce que tous les êtres sont comme un seul corps dont l’Homme Parfait est le cœur ; que le corps sans le cœur ne peut subsister. De même qu’il n’est au corps qu’un seul cœur, il n’est au monde qu’un seul Homme Parfait » 37. L’Homme Parfait assume en lui-même toutes ces fonctions d’enseignement (envers les hommes) et de louange (envers Dieu). À l’origine de l’univers se situe la « Réalité Muhammadienne », première création divine et germe de tout ce qui doit venir à l’existence. Cette « Réalité » n’est que virtuelle. Elle se déploie à travers la sainteté des individus élus, les walî-s terrestres, les prophètes, et les Imams. Les hommes réellement parfaits furent Muhammad, mais aussi Salomon, Khadir, Jésus 38. Pour le reste, la « perfection » humaine n’est bien sûr que très relative 39. Et cela est inévitable et nécessaire. Non seulement les saints « ordinaires » ne le sont que partiellement, mais les ténèbres des hommes imparfaits sont nécessaires au déploiement des attributs divins. Les hommes parfaits individuels accomplissent une alchimie consistant à séparer les ténèbres de la lumière 40. Il s’agit là de l’accomplissement parcellaire d’un processus cosmique. Mais fondamentalement, l’Homme Parfait au sens absolu, c’est le déploiement des virtualités divines ; ce n’est pas un état « humain » au sens usuel. C’est lui la finalité même de la mission des envoyés et des saints : « L’Homme parfait est en effet le lieu-tenant (khalîfeh) de Dieu ; le prophète (nabî) et le saint (walî) sont les lieu-tenants du lieu-tenant de Dieu » 41. Dans ce sens-là, on peut avancer que l’Homme Parfait « est » la Résurrection. De façon explicite, l’œuvre de Nasafî se situe elle-même dans la préparation de cet accomplissement eschatologique 42. Dans le chapitre 5 du Maqsad al-aqsâ, il prend explicitement ses distances avec Sa‘d al-dîn Hamûyeh qui voyait cette Parousie du Maître du Temps comme très proche, et il affirme que le moment de son advenue 37. Al-Insân al-kâmil, p. 4-5 ; L’Homme Parfait, p. 16-17. 38. L. Ridgeon, ‘Azîz Nasafî, p. 175. 39. al-Insân al-kâmil, p. 30-31 ; L’Homme Parfait, p. 37-38 ; L. Ridgeon, ‘Azîz Nasafî, p. 173. 40. L. Ridgeon, ‘Azîz Nasafî, p. 176 ; L’Homme Parfait, p. 33. 41. Nasafî, Bayân al-tanzîl, ‘A. A. Mîrbâqerî Fard (éd.), Téhéran 1391 AHS/2012, p. 222. 42. Point sur lequel insiste H. Landolt (« Le paradoxe de la ‘Face de Dieu’ », p. 136-137) ; mais peut-être en prêtant ici à Nasafî des ambitions spirituelles restant assez implicites.

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Marijan Molé, ‘Azîz Nasafî et l’Homme Parfait exacte n’est pas connu. Mais Nasafî indique par contre très clairement que le passage de l’ère de la nubuwwat à celle de la walâyat est en cours : l’ésotérique va être manifesté, et l’exotérique sera caché. Nasafî est explicite : « C’est maintenant le temps de la manifestation de la walâyat. Lorsque la walâyat deviendra manifeste, les réalités intérieures deviendront apparentes, tandis que la forme intérieure deviendra cachée » 43. Lorsque cela sera accompli, « ce sera la résurrection ; car c’est cela, le jour de la résurrection : le jour où les secrets deviendront manifestes (Coran LXXXVI 9) » 44. Supplantée par la walâyat, la dimension ésotérique aura-t-elle encore une apparence ? C’est une question. Nasafî fait allusion à un rêve reçu à Abarqûh, où le Prophète lui demande de retarder la diffusion d’une partie d’un ouvrage jusqu’après l’an 700 de l’Hégire 45. Rappelons qu’en ce xiiie siècle, beaucoup de musulmans avaient la conviction de vivre un moment eschatologique. Ceci dit, Nasafî ne s’aventure jamais en politique, contrairement à d’autres maîtres de la kubrawiyya, ainsi que le note Landolt 46. Je voudrais conclure en rappelant la position très mesurée de Molé, que l’on peut à mon sens considérer comme toujours valable. Il suggère plusieurs points. Il rappelle tout d’abord que le chiisme de Nasafî devait être discret, par prudence 47. Il s’appuie sur de solides

43. Introduction à al-Insân al-kâmil, p. 17. 44. M. Molé, Introduction à al-Insân al-kâmil, p. 17-18 (citation du chap. 5 du Maqsad-e aqsâ). 45. Sur ce rêve mentionné dans l’avant-propos du Kashf al-haqâ’iq, p. 3-5, voir M. Molé, Introduction à al-Insân al-kâmil, p. 8-10 ; et dans le Maqsad, ibid., p. 23-24. La partie qu’il aurait fallu voiler pourrait-elle correspondre aux trois chapitres manquants du Kashf al-haqâ’iq, signalés en introduction, mais manquants dans l’ensemble des manuscrits ? C’est ce que pense Molé, qui note qu’ils devaient traiter précisément de questions d’eschatologie (ibid., p. 25). Ce rêve l’établit en outre comme continuateur et vulgarisateur de l’enseignement de Hamûyeh. 46. H. Landolt, « Le paradoxe de la ‘Face de Dieu’ », p. 139 ; L. Ridgeon, ‘Azîz Nasafî, p. 198-199, fait mention de ses mises en garde très sévères de Nasafî contre les gouvernants et les classes supérieures (dont les oulémas), et les évalue avec nuance dans le cadre historique du soufisme iranien de l’époque. 47. Introduction à al-Insân al-kâmil, p. 18. J. W. Morris fait toutefois remarquer que durant la période historique où vivait Nasafî, la règle était à une assez grande tolérance religieuse, dans les régions iraniennes (J. W. Morris, « Ibn ‘Arabî and his Interpreters », p. 747, n. 39).

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Pierre Lory références pour cela. Mais il a bien vu qu’il s’agit surtout de situer Nasafî sur un plan encore différent. Non seulement sur un plan ésotériste – celui d’une eschatologie purement spirituelle – mais aussi sur celui d’un accomplissement mystique qui échappe à l’homme. L’histoire du monde appartient à Dieu, c’est par elle qu’Il S’accomplit. Les humains sont des instruments de ce dessein, à savoir la réalisation de l’Homme Parfait, qui est le miroir des Attributs divins. Ils ne sont pas en position de tracer leur propre destin. Alors, comment évaluer l’adhésion de Nasafî au chiisme ? Nasafî n’« appartenait » sans doute pas au chiisme, il n’y « adhérait » pas comme à une communauté sociale, terrestre ; il a sans doute simplement traversé le ciel des Imams comme un nuage. Pourquoi dès lors a-t-il mentionné cette eschatologie de type chiite ? Sans doute pour mieux faire comprendre cet étrange projet divin que les humains ont tant de mal à déchiffrer, vu qu’en bonne doctrine soufie, ils n’en sont ni les auteurs, ni même vraiment les destinataires. Bibliographie Chodkiewicz, Michel. Le Sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la pensée d’Ibn ‘Arabî, Gallimard, Paris 1986. Corbin, Henry. L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, Flammarion, Paris 1958 [rééd. 2006]. — En Islam iranien : aspects spirituels et philosophiques I : Le shî’isme duodécimain, Gallimard, Paris 1971. — Histoire de la philosophie islamique, Gallimard, Paris 1986. Daftary, Farhad. The Ismâ‘îlîs. Their History and Doctrines, Cambridge University Press, Cambridge 1990. Gastines (de), Isabelle. Azizoddin Nasafī, Le Livre de l’Homme Parfait, Fayard, Paris 1984 (L’Espace intérieur). Landolt, Hermann. Recherches en spiritualité iranienne, IFRI-Presses universitaires d’Iran, Téhéran 2005 (Bibliothèque iranienne, 60). Mahdavi Dâmghâni, Aḥmad (éd.) ‘Azīzoddīn b. Moḥammad Nasafī, Kashf al-haqâ’iq, Bongâh-e Tarjomeh va Nashr-e Ketâb, Téhéran 1965. Meier, Fritz. « Das Problem der Natur im esoterischen Monismus des Islams », Eranos-Jahrbuch 14 (1946), p. 149-227. — « Die Schriften des ‘Azîz-i Nasafî », Wiener Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes 52 (1953), p. 139-147.

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Marijan Molé, ‘Azîz Nasafî et l’Homme Parfait Mîrbâqerî Fard, Ali-Asgahr (éd.) ‘Azīzoddīn b. Moḥammad Nasafī, Bayân al-tanzîl, Sokhan, Téhéran 2012. Molé, Marijan. « Les Kubrawiya entre sunnisme et shiisme aux huitième et neuvième siècles de l’hégire », Revue des études islamiques 29 (1961), p. 61-142. — ‘Azīzoddīn Nasafī (VIIe/XIIIe siècle), Le Livre de l’Homme Parfait (Kitāb al-Insān al-Kāmil). Recueil de traités de soufisme en persan publiés avec une introduction, Département d’iranologie de l’Institut franco-iranien/ Adrien Maisonneuve, Téhéran-Paris 1962 (Bibliothèque Iranienne, 11) ; IFRI-Éditions Tahuri, Téhéran 19832. Morris, James W. « Ibn ‘Arabî and his Interpreters », Journal of the American Oriental Society 106 (1986), p. 745-751. Orsini-Sadjed, Sima. « Aziz Nasafi, un penseur éminent dans l’Iran du XIIIe siècle. L’œuvre et l’enseignement, métaphysique de la semence », thèse soutenue à l’université Paris 3, 2003 (inédite). Ridgeon, Lloyd. ‘Azîz Nasafî, Curzon, Richmond 1998 (Curzon Sufi Series). — (trad.) Persian Metaphysics and Mysticism. Selected Treatises of ‘Azīz Nasafī, Curzon, Richmond 2002.

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LES MYSTIQUES MUSULMANS DE MARIJAN MOLÉ : CONTEXTES ET ENJEUX Michel tArdieu Collège de France

Le tournant d’une œuvre Les Mystiques musulmans de Marijan Molé 1 posent un double problème, historique et doctrinal. Il s’agit d’abord de préciser les circonstances dans lesquelles ce livre de cent-vingt-six pages a été élaboré et rédigé, puis édité à titre posthume (1965) dans une collection destinée à un large public, deux ans après la mort tragique de son auteur. Sur le fond, le livre se veut une méthodologie de la recherche sur les concepts des débuts de la mystique musulmane. Il n’est pas une histoire du soufisme car Molé juge celle-ci prématurée en raison du grand nombre d’inédits. L’essai est parfois jugé comme constituant un appendice aux travaux d’iranologie de l’auteur, éminent spécialiste du zoroastrisme et de la littérature en moyen-perse et persan. En réalité, art de se fonder soi-même, ce petit livre est une sorte d’accomplissement dans un immense chantier de sciences religieuses. Molé ouvre ce chantier avec l’édition de traités naqshbandis, mais il disparaît sans l’avoir achevé. Pouvait-il l’être, tant l’étendue des matériaux accumulés dépasse toute mesure 2 ? Pour nous, l’œuvre prend fin

1. 2.

M. Molé, Les Mystiques musulmans, Paris 1965 (Mythes et religions, 54) ; réimp. avec pagination identique, Les Deux Océans, Paris 1982. Les inventaires des archives Molé par A. Khismatulin et S. Azarnouche, « The Destiny of a Genius Scholar : Marijan Molé (1924-1963) and his Archives in

10.1484/M.BEHE-EB.5.130801

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Michel Tardieu avec La Légende de Zoroastre en 1967. Dans ce parcours hors norme, quelle place pour Mystiques musulmans ? Vers quels contextes nous oriente une bio-bibliographie scientifique aujourd’hui en voie de renouvellement 3 ? Né en 1924 dans une famille d’universitaires slovènes, Molé obtient en 1949 (il réside à Cracovie) une bourse d’étude du gouvernement français pour se perfectionner à Paris en philologie iranienne pendant l’année universitaire 1949-1950. Inscrit comme « Polonais » à l’École pratique des hautes études (EPHE) 4, il est assidu aux séminaires d’Émile Benveniste (direction d’études « Iranien », IVe section, Sciences philologiques et historiques) et de Jean de Menasce (« Religions de l’Iran ancien », Ve section, Sciences religieuses) 5. Il est nommé « élève diplômé » de l’EPHE, Ve section en 1952 pour un mémoire intitulé « Recherches sur les origines du dualisme zoroastrien » 6. L’ambiance intellectuelle de l’École lui plaît 7, il décide de rester à Paris. Il fréquente quantité de cours et séminaires tant à la Sorbonne qu’à l’EPHE et au Collège de France. Entre autres personnalités parisiennes de la philosophie et de l’orientalisme : Henry Corbin, Louis Massignon, Henri-Charles Puech, Georges Dumézil,

3. 4.

5.

6. 7.

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Paris », Manuscripta Orientalia 20 (2014), p. 50-55 [45-56], et par A. Khismatulin, « Description of Fonds Molé », Paris, juin 2016, IRHT-CNRS (irht.hypotheses.org), donnent une idée saisissante de l’étendue du chantier de sciences religieuses ouvert par Molé. Apports récents dans l’enquête de A. Khismatulin et S. Azarnouche, « The Destiny of a Genius Scholar : Marijan Molé (1924-1963) and his Archives in Paris », p. 45-48. Sur l’EPHE de cette époque et son originalité par rapport à l’Université et au Collège de France, voir mes « Postionnements socio-culturels de la correspondance Doresse-Puech 1947-1970 », dans E. Crégheur, J. M. Robinson, M. Tardieu (dir.), Histoire des manuscrits coptes. La correspondance Doresse-Puech 1947-1970, Québec-Louvain 2015, p. 110-111. Émile Benveniste (1902 Alep-1976 Versailles) est directeur d’études à la IVe Section de 1927 à 1969, professeur au Collège de France de 1937 à 1969 ; Jean de Menasce (1902 Alexandrie-24 novembre 1973 Neuilly) est directeur d’études à la Ve Section de 1948 à 1970. Mentions du titre décerné et de l’intitulé du mémoire dans Annuaire EPHE-SR 1952-1953, p. 18. Sur le prestige scientifique de l’EPHE auprès des universitaires de culture slave et/ou germanique, lire le mémorandum d’Alexandre Koyré publié dans la Deutsch-französische Rundschau, juillet 1931, p. 579-586 ; Marie-France Thivot l’a traduit en français : A. Koyré, De la mystique à la science. Cours, conférences et documents 1922-1962, édités par P. Redondi, Paris 1986, p. 6-17.

Contextes et enjeux de l’ouvrage Les Mystiques musulmans Henri Laoust. Mais, ainsi que le montrent les Annuaires de l’EPHE, ce sont deux enseignements qui le retiennent et auxquels il est assidu, axes de ses propres recherches : les séminaires de Benveniste et de J. de Menasce. Chez ce dernier, Molé côtoie Shlomo Pines, André Maricq, Marie-Louise Chaumont, Gilbert Lazard. En 1953-1954 et les années suivantes, il ne figure plus parmi les auditeurs de Benveniste et de J. de Menasce, alors que Lazard y est présent. 1955-1956, 1956-1957, et 1957-1958 : trois années où Molé réside à Téhéran, pensionnaire de l’Institut français de recherche en Iran (IFRI), créé par Henry Corbin en 1947 sur le modèle de l’Institut français d’archéologie orientale du Caire (IFAO). En décembre 1957, ses deux thèses sont achevées 8. Au printemps 1958, Molé rentre à Paris préparer la soutenance du doctorat ès-lettres à la faculté des lettres (actuelle Sorbonne). Celle-ci eût lieu le 3 juillet 1958. La thèse principale, « Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne » 9 n’est pas acceptée par Benveniste. Jacques Duchesne-Guillemin est critique mais courtois 10. La ligne d’arguments de J. de Menasce à l’appui du candidat est connue par le volume Problèmes et méthodes en histoire des religions

8.

Lettre de Molé à de J. de Menasce du 10 décembre 1957 dans A. Khismatulin et S. Azarnouche, « The Destiny of a Genius Scholar : Marijan Molé (1924-1963) and his Archives in Paris », p. 51, lignes 5-10. 9. Thèse parue en 1963 sous le titre Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien. Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne, Puf, Paris 1963, 597 p. L’intitulé de la thèse inscrite en Sorbonne est passé en sous-titre dans la publication posthume. 10. Dans son livre La religion de l’Iran ancien (collection Mana, Puf, Paris 1962), Duchesne-Guillemin semble plutôt positif. Il écrit en effet : « L’un de ces élèves [à J. de Menasce], M. Marian Molé, dans sa thèse soutenue en Sorbonne en 1958, Le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne, à paraître dans Ann. du Mus. Guimet, a formulé hardiment et en termes neufs les grandes questions du développement religieux de l’Iran » (p. 398-399). Rendant compte de l’ouvrage de Duchesne-Guillemin, de Menasce reconnaît l’exemplarité de son collègue belge : « Il est indispensable de relever le ton courtois avec lequel l’auteur discute ou réfute les opinions de ses collègues : le fait est assez rare en matière d’iranisme pour qu’on y insiste et pour qu’on s’en inspire à l’avenir » (J. de Menasce, « Compte-rendu de J. Duchesne-Guillemin, La religion de l’Iran ancien, Paris 1962 », Revue de l’histoire des religions 166 [1964], p. 70). La mention de la collection des Annales du musée Guimet comme lieu de publication de la thèse principale est confirmée par la lettre de Molé à de Menasce du 10 décembre 1957 en fac-similé chez A. Khismatulin et S. Azarnouche, « The Destiny of a Genius Scholar : Marijan Molé (1924-1963) and his Archives in Paris », p. 51, ligne 23.

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Michel Tardieu publié en 1968 par l’EPHE 11. Le directeur officiel de la thèse pour la Sorbonne, Henri-Irénée Marrou, obtient que le doctorat soit décerné car la « petite » thèse sur les vies de Zoroastre fait l’unanimité 12. Quant à la thèse principale, le jury demande qu’elle soit profondément remaniée en vue de l’impression définitive. Molé ne tiendra aucun compte de cet avis 13. Le 22 août 1959 14, alors que de Menasce (57 ans) est en Suisse et s’apprête à se rendre au monastère bénédictin de Toumliline (Maroc) où il doit retrouver ses proches du cercle thomiste (Charles Journet, le P. Cottier, Olivier Lacombe, et « frère André » alias Louis Gardet), il subit une attaque cérébrale qui le rend hémiplégique (côté droit), et temporairement aphasique et amnésique. Dès qu’il recouvre l’usage partiel de la parole, J. de Menasce demande à Molé de le remplacer pour son enseignement à l’EPHE lors de la rentrée qui suit 15. Après accord du bureau et vote de l’assemblée de l’EPHE-Ve Section, Molé donne durant l’année universitaire 1959-1960 une série de conférences dans la direction d’études de J. de Menasce en remplacement

11. J. de Menasce, « Religions de l’Iran ancien », dans Problèmes et méthodes d’histoire des religions, Mélanges publiés par la Section des sciences religieuses à l’occasion du centenaire de l’EPHE, Puf, Paris 1968 (hors collection), p. 108-109 [107-111] ; repris dans J. de Menasce, Études iraniennes, Paris 1985, p. 44-45. 12. Thèse complémentaire parue posthume en 1967 sous le titre La légende de Zoroastre selon les textes pehlevis, Klincksieck, Paris, 323 p., coll. Travaux de l’Institut d’études iraniennes de l’université de Paris 3. L’ouvrage porte la dédicace : « À mon Maître, le R. P. de Menasce O.P. ». 13. Il est difficile de penser que ce refus d’obtempérer ait pu être pris par Molé sans l’accord de J. de Menasce. Dans son compte-rendu de l’ouvrage dans la Revue de l’histoire des religions 169 (1966), p. 69-71, Duchesne-Guillemin constate effectivement que l’édition imprimée ne présente aucune rétractation par rapport à la thèse de 1958 : « Il est regrettable, écrit-il, que l’auteur, entre le moment de la soutenance et celui de l’impression, n’ait pas su prendre le recul nécessaire pour nous la présenter sous une forme qui l’eût rendue acceptable » (p. 71). 14. Cette date est fournie par une lettre de Charles Journet à Jacques Maritain, du 23 août 1959, voir Ch. Journet et J. Maritain Correspondance, t. V, 1958-1964, Saint-Maurice (Suisse) 2006, p. 286-287. 15. De Menasce subit une seconde attaque en juillet 1969. Cinq mois plus tard (6 décembre 1969), Benveniste est victime d’une attaque cérébrale similaire. De Menasce décrit avec précision la visite que son ami Benveniste [non nommé] lui a faite à l’hôpital et les modes de langage que ces deux grands linguistes privés de parole inventèrent par la suite entre eux pour signifier, « Observations d’un dysarthrique sur ses moyens de communication », Journal de psychologie (janvier-juin 1973), p. 217-218.

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Contextes et enjeux de l’ouvrage Les Mystiques musulmans de ce dernier 16 : 1re heure « Symbolisme du rituel mazdéen, sa signification eschatologique » ; 2e heure « Exégèse mazdéenne des Gâthâs ». Durant la même année 1959-1960, Molé est assidu au séminaire de Puech à l’EPHE, qu’il avait fréquenté dix ans plus tôt 17. L’année suivante (1960-1961), il figure à nouveau sur la liste des auditeurs du P. de Menasce 18 et, pour la première fois, dans le même fascicule, le nom de Molé est mentionné parmi les auditeurs de Corbin à l’EPHE. En 1962, paraît l’ouvrage de Molé sur l’édition des traités de soufisme de ‘Azīz Nasafī, Le Livre de l’Homme parfait 19 ; il constitue le tome 11 de la collection fondée par Corbin à l’Institut Franco-Iranien de Téhéran (Bibliothèque Iranienne). Le 6 mai 1963, Molé met fin à sa vie chez lui. Il avait 39 ans. Fonction critique d’un petit livre Comment interpréter le sommaire précédent ? Sur la réorientation de la pensée et de l’œuvre de Molé à partir de 1955, nous possédons un témoignage unique, écrit aux lendemains de sa disparition. Son auteur, Gianroberto Scarcia (11 mars 1933-1er juillet 2018), de presque dix ans le cadet de Molé, est un élève d’Alessandro Bausani et le condisciple de Molé dans ses années à Téhéran 20. Le « Ricordo di

16. Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études, Section des Sciences religieuses 68, 1960-1961 (1961), p. 93-95. L’article liminaire du même fascicule de l’Annuaire est signé H. Corbin, « L’École shaykhie en théologie shî‘ite », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études, Section des Sciences religieuses 68, 19601961 (1961), p. 3-59 17. Sur ce point, voir ma notice sur Puech, Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études, Section des Sciences religieuses 94, 1985-1986 (1985), p. 34. 18. De Menasce, qui ne peut plus se déplacer, obtint l’autorisation de l’EPHE et du ministère de donner son enseignement à son domicile, au rez-de-chaussée du pavillon Wurtemberg (Institution Saint-Dominique, 28 avenue Sainte Foy, Neuilly-sur-Seine). 19. Sur l’apport de cette œuvre à la réflexion de Molé, voir supra la contribution de Pierre Lory dans le présent volume. 20. G. Scarcia, « Ricordo di Marijan Molé », Annali dell’Istituto Universitario Orientale di Napoli, N.S. 13 (1963), p. 322 : « (Molé resta) trois ans comme pensionnaire de l’Institut franco-iranien [de Téhéran], années durant lesquelles il mena à terme sa thèse pour la Sorbonne, mais surtout (où) il se laissa gagner par le charme de l’Islam ». Je remercie Samra Azarnouche de m’avoir procuré ce texte. Parmi les œuvres de Scarcia, je signale deux petits livres pleins de subtilités :

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Michel Tardieu Marijan Molé » est d’une écriture dense 21. Tournant le dos aux nécrologies d’illusion biographique, il tente une analyse de la représentation de soi et des processus sociaux-culturels qui s’exercent à l’insu du chercheur. Sont ainsi mises en lumière les phases du bouleversement de la personnalité de l’auteur de Mystiques musulmans au contact de l’Islam persan. Ce qu’écrit Scarcia donne à penser que la rédaction de Mystiques musulmans concrétisa en quelque sorte pour son auteur, par un retour sur lui-même, le mouvement de conversion intellectuelle qui avait consisté au départ à tenir pour inséparables l’histoire comparée des religions de l’expression mystique de l’Islam iranien, domaines préislamique et islamique 22. D’après J. de Menasce, ainsi qu’il m’en fit part durant les trois mois de l’été 1966 où je vécus près de lui 23, Mystiques musulmans aurait Storia di Josaphat senza Barlaam, Soveria Mannelli (Catanzaro) 1998 et Scirin, la regina dei Magi, Milan 2004. 21. Voir le texte, traduit en français, publié au début du présent volume. 22. « Comme forme de civilisation humaine, l’Islam a nourri plus d’un humaniste, mais comme religion il apparaît chose émaciée, sèche, pauvre en folklore et riche en pinailleries verbales, qui indispose les ethnologues et gît le plus souvent abandonnée entre les mains sûres mais inertes des philologues. Pénétrer dans leur essence intime ces enthousiasmes cérébraux platoniciens par quoi le mysticisme islamique comble “le grand vide que cette religion a créé autour de Dieu”, saisir la valeur religieuse profonde du bon sens optimiste et sceptique, matérialiste et monothéiste des catalogues et casuistiques de shari‘a, comme saisir la valeur de la poésie de la liberté infinie de l’intellect transformant en “vision sublime de Dieu” l’humilité quotidienne de la règle, voilà le privilège de peu de gens. Molé était religieux à cette façon d’être entre le théisme spontané du spiritualiste et l’athéisme loyal de la personne honnête et sincère, entre la sérénité supérieure d’une raison qui ne se fait pas d’illusions et la capacité de percevoir comme tension et émotion humaine irremplaçable chaque aspect et moment de la vie réelle, mais sans aucune concession à la mystification théosophique. Ainsi sont religieux tous les rares êtres religieux de l’époque moderne » (G. Scarcia, « Ricordo di Marijan Molé », p. 322). 23. À cette date j’appartenais au même ordre que lui et résidais à Toulouse. Il me proposa de m’héberger pour que je puisse travailler à la rédaction de ma thèse de théologie sur la pensée de Plotin en conflit avec les gnostiques. J’ai tiré de ce travail de jeunesse quelques éléments publiables, que j’ai insérés dans mon étude fleuve, « Les gnostiques dans la Vie de Plotin. Analyse du chapitre 16 », L. Brisson et al. (dir.), Porphyre. La Vie de Plotin 2, Paris 1992 (Histoire des doctrines de l’Antiquité classique, 6), p. 503-563. L’objet de mes conversations avec de Menasce portait exclusivement sur nos études respectives, lui parlant de Molé dont il préparait l’édition de La légende de Zoroastre, moi des gnostiques qui fréquentaient l’École de Plotin. J’évitais d’aborder avec lui les

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Contextes et enjeux de l’ouvrage Les Mystiques musulmans pu servir aussi d’utile vade-mecum lors des démarches de Molé dans sa quête d’un poste à l’EPHE, voire au Collège de France. Un ami de J. de Menasce, Georges Dumézil, déjà sollicité pour faire paraître aux Presses universitaires de France Culte, mythe et cosmologie, se chargea de prendre le manuscrit pour la collection « Mythes et religions » qu’il dirigeait aux Puf. Les renvois bibliographiques des « notes » qui parsèment le volume montrent que Molé les a rédigées, bien après le texte, en 1962-1963. Comme J. de Menasce envisageait depuis longtemps d’avoir Molé pour successeur à l’EPHE et qu’il s’efforçait de déminer le terrain électif, il lui conseilla de se rapprocher de Corbin et de fréquenter son séminaire 24. D’où la présence de Molé aux cours de Corbin, mais aussi chez Puech dans les années qui suivirent la soutenance. Le renvoi de la publication de Mystiques musulmans aux calendes grecques relève probablement de la même stratégie. Rien ne marcha comme prévu. Quel eût été autrement le « choix » de Molé 25 ? Concernant les causes du suicide, la version constante de J. de Menasce consista à dire que Molé avait été victime d’un harassement au travail 26. J’ai des doutes là-dessus. De la même façon, je

questions de philosophie générale ou de théologie contemporaine. Arc-bouté sur le néothomisme de l’époque de sa conversion au catholicisme, il était hostile au réformisme de Vatican II (la constitution Gaudium et spes venait d’être votée), et peu enclin à comprendre mon intérêt d’alors pour Schelling et Hegel. De Menasce me fit rencontrer Alessandro Bausani, qui m’impressionna beaucoup. J’étais alors un lecteur enthousiaste d’Henry Corbin, mais c’est grâce à Mai 68 que je l’ai connu personnellement. Je raconte l’épisode dans : « Comme si j’avais marché sur la lune… », dans M.-A. Amir Moezzi et al. (dir.), Pensée grecque et sagesse d’Orient. Hommage à Michel Tardieu, Turnhout 2009, p. 17. 24. Dans sa lettre à de Menasce du 10 décembre 1957, fac-similé chez A. Khismatulin et S. Azarnouche, « The Destiny of a Genius Scholar: Marijan Molé (1924-1963) and his Archives in Paris », p. 51, ligne 24, Molé demande à de Menasce s’il « a parlé de [lui] à M. Laroche », sous-entendu pour une éventuelle candidature à l’EPHE. À cette date, en effet Emmanuel Laroche, hittitologue, n’est pas encore passé au Collège de France (1973). 25. Critique de cette notion de « choix » chez Scarcia. Molé, écrit-il, « aurait aussi volontiers passé d’abord dix ans à Paris à écouter Benveniste, de Menasce, Corbin, Massignon et Laoust, et puis dix autres années à fouiller parmi les manuscrits naqshbandi de Tashkent, si seulement ne l’en avait empêché une myriade de chipotages bureaucratiques » (G. Scarcia, « Ricordo di Marijan Molé », p. 321). 26. C’est ce que de Menasce déclara aussi à Philippe Gignoux, si j’en crois du moins la structure de la phrase suivante : « Surely excessive work was not a contributing factor to this tragic ending, as Molé was accustomed to working day and night » (Encyclopaedia Iranica, online edition, 2018). La négation not me semble être

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Michel Tardieu ne pense pas fondée l’hypothèse selon laquelle il aurait mis fin à ses jours en conséquence de la soutenance 27. Les choses me paraissent plus complexes. Grand savant et saint homme, de Menasce n’a jamais devant moi émis la moindre parole désobligeante à l’égard d’un collègue de l’établissement auquel il appartenait, y compris Corbin, que pourtant il n’appréciait guère. Il estimait de son devoir de protéger l’École. En la défendant, il se préservait. Benveniste était un ami très proche, tous les deux sont nés la même année dans la diaspora juive de l’Empire ottoman, Benveniste rendait souvent visite à de Menasce à Neuilly, il était une autorité incontestée 28. Le lien de J. de Menasce avec Molé était fort, également. Il y avait en permanence une photographie de Molé sur le bureau de J. de Menasce. Au moment de sa messe, il la posait sur son autel portatif, à l’entrée du rez-de-chaussée de sa résidence, comme une sorte de figure christique. « Je n’ai rien pu faire », me répétait-il. Sous-entendu : pour lui obtenir un poste à la hauteur de sa science. Là est le problème 29. La section des Sciences religieuses resta fermée à Molé à cause de Corbin, Benveniste lui

une coquille typographique. Ou bien Gignoux a-t-il voulu construire une phrase à double négation : ne fut pas un facteur qui a peu contribué, etc., construction restée incomprise lors de la traduction anglaise ? 27. Pour B. Lincoln, c’est le rejet de sa thèse principale qui aurait conduit Molé au suicide (Religion, Empire, and Torture. The Case of Achaemenian Persia, with a Postscript on Abu Ghraib, Chicago 2007, p. XIII-XV). A. Khismatulin et S. Azarnouche rejettent cette hypothèse avec un argument chronologique certain, voir « The Destiny of a Genius Scholar : Marijan Molé (1924-1963) and his Archives in Paris », p. 48. 28. Voir F. Bader, « Une anamnèse littéraire d’É. Benveniste », Incontri linguistici 22 (1999), p. 11-55 ; id., « Une lettre d’Émile Benveniste à Louis Renou », Incontri linguistici 32 (2009) p. 139-158 ; également Julia Kristeva, préface à Benveniste, Dernières leçons. Collège de France (1968-1969), Paris 2012, JK.http:// wwww.kristeva.fr/benveniste.html. Bader (F. Bader, « Une anamnèse littéraire d’E. Benveniste », p. 157) fait remonter les liens entre Benveniste et de Menasce à l’époque de la guerre (aide apportée par de Menasce, en poste à Fribourg, à Benveniste qui avait fui les persécutions nazies et s’était réfugié dans la même ville suisse). 29. Ainsi que le montre la correspondance éditée par Samra Azarnouche dans l’Appendice II. Ces lettres, dont Mme Azarnouche m’a permis de prendre connaissance le 18 décembre 2020, confirment ce que j’explique dans la présente contribution (rédigée en 2016), à savoir que la fin tragique de Molé fut la conséquence de l’incapacité de la collectivité scientifique parisienne dans le domaine de l’orientalisme iranisant à surmonter ses dissensions intestines pour trouver un poste à Molé. On découvre dans ces lettres que Massignon ne parle pas la langue

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Contextes et enjeux de l’ouvrage Les Mystiques musulmans obstruait la section des Sciences historiques et philologiques 30. Quant au Collège de France, où cumulait Benveniste depuis 1937 et qui n’avait pas voulu d’une candidature de Corbin au départ de Massignon (1954), l’établissement lui était inaccessible. En 1962-1963, face à son œuvre immense, où pour être édités attendaient quelques-uns des plus grands textes de l’histoire de la pensée humaine, chantier béant, sans relais institutionnel, Molé n’a, à mon avis, pas pu se défaire d’une insécurité subjective généralisée : la précarité l’a atteint dans sa capacité à se projeter dans l’avenir. Allāhu a‘lam. Aujourd’hui, les spécialistes de mystique musulmane reconnaissent dans Mystiques musulmans un livre qui renouvelle les questions 31. Mais comment fut-il reçu en 1965 ? Sa petite dimension et l’absence de notes de bas de pages risquaient de faire passer l’ouvrage pour un livre de vulgarisation. Une reconnaissance éclatante vint avec le jugement d’une des plus hautes autorités de l’époque en matière de sciences religieuses : Georges Vajda. Rien d’important n’échappait à Vajda. Dans son compte-rendu 32, il fait mieux que l’éloge académique du livre. Il l’insère dans une histoire de la recherche sur la mystique avec un art consommé de l’ironie et de l’antiphrase. Il met par là en évidence la fonction critique du petit livre par rapport à Massignon et Corbin, collègues de Vajda à la section des Sciences religieuses de l’EPHE, sommités incontestées de la discipline dans laquelle Molé cherchait à se frayer une voie propre : [...] Ces pages ne peuvent certes pas rivaliser avec les travaux d’un Louis Massignon ou de M. Henry Corbin, ni quant à l’éclat du style, ni quant à la profondeur de la pensée, d’ailleurs fortement affectée du coefficient personnel de leurs auteurs, mais leur relative simplicité découragera moins beaucoup de lecteurs, nullement méprisables, sans

de bois : « Je ne puis, écrit-il en 1959, abandonner cet iranisant à la misère ». Or, c’est bien ce qui s’est passé quatre ans plus tard. 30. Corbin et Benveniste étaient proches l’un de l’autre, ainsi que le montre F. Bader, « Une lettre d’Émile Benveniste à Louis Renou », p. 149. Dès 1930, Corbin suit le séminaire de Benveniste à l’EPHE-IVe Section. 31. Je pense en particulier aux jugements d’A. Schimmel, Mystical Dimensions of Islam, Chapel Hill 1975, p. 86 et p. 368. 32. G. Vajda, « Compte-rendu de M. Molé, Les mystiques musulmans, Paris 1965 », Revue de l’histoire des religions 170 (1966), p. 99-100. Directeur d’études à l’École pratique des hautes études dans une direction d’études intitulée « Judaïsme post-biblique », Georges Vajda (1908-1991) couvrait le champ presque entier des études hébraïques et arabes dans les domaines de la philosophie et de la religion.

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Michel Tardieu appartenir à l’élite peu nombreuse capable de tirer un réel profit des grandes œuvres que nous venons de nommer (G. Vajda, compte-rendu de M. Molé, Les mystiques musulmans, Paris 1965, p. 100).

On ne peut être plus clair. Les antiphrases de Vajda sont réussies. Massignon et Corbin sont de grandes œuvres, certes. Molé n’en est pas moins aussi une œuvre magistrale et originale. Il se démarque d’abord par dix-neuf pages consacrées à la « Préhistoire » des mystiques musulmans 33. Il n’y est pas question, comme chez Corbin, de « composante iranienne et gnostique ». Ce que Molé entend par « préhistoire » est le monachisme chrétien oriental et les théoriciens nestoriens de la mystique. En outre, douze pages sur dix-neuf portent sur le modèle messalien accessible, quoiqu’édulcoré, grâce aux traités du corpus pseudo-macarien 34. Restés inconnus de Massignon et de Corbin, ces traités n’ont été explorés du point de vue de l’histoire de la mystique qu’à partir des années 1970 par Robert Beulay dans ses travaux sur Joseph Ḥazzāyā et Jean de Dalyātā 35. Question récurrente dans Mystiques musulmans : l’unité de l’être, waḥdat al-wujūd. Molé s’écarte de la formulation philosophique reçue chez les orientalistes. La conception à l’œuvre dans l’école d’Ibn al-‘Arabī représente pour lui « un progrès » par rapport à l’interprétation reçue dans l’école ascétique de Bagdad, « en ce sens qu’elle prend conscience des virtualités propres à l’islam et les développe » 36. Molé vise ici Massignon. L’auteur de la Passion d’al-Ḥallāj (1922) assimile, en effet, la pensée d’Ibn al-‘Arabī sur la waḥdat al-wujūd à une sorte de « monisme existentiel », à l’origine de la décadence de la mystique islamique 37. Molé conclut son exposé sur les notions

33. M. Molé, Les Mystiques musulmans, p. 3-21. 34. Voir infra mon appendice « Note brève sur le messalianisme ». 35. Voir en particulier R. Beulay, La Lumière sans forme. Introduction à l’étude de la mystique chrétienne syro-orientale, Chevetogne s. d. (1987 ?), 356 p. 36. M. Molé, Les Mystiques musulmans, p. 51. L’approche novatrice de l’unité de l’être par Molé est soulignée par G. Vajda, « Compte-rendu », p. 100, ainsi que par Marie-Claire Lambrechts-Baets dans son compte-rendu du livre de Molé pour la Revue philosophique de Louvain 73 (1975), p. 584. 37. L. Massignon, La Passion d’al-Hallâj, Paris 1922 (19752), t. I, p. 21 (« monisme existentiel panthéiste », « monisme panthéiste et gnostique » ; t. II, p. 173 (« monisme de l’être »), p. 318 (« monisme existentiel statique »). Pierre Rocalve est prudent avec ces formules, sans les exclure totalement, « Louis Massignon et Louis Gardet, mystique(s) en dialogue », dans J. Keryell (dir.), Louis Massignon et ses contemporains, Paris 1997, p. 135-137 ; pour W. C. Chittick, « Waḥdat

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Contextes et enjeux de l’ouvrage Les Mystiques musulmans qui servent à particulariser les degrés de l’union avec le divin : « La waḥdat al-wujūd n’est pas simplement l’unicité de l’être, mais aussi celle de son existenciation et de sa perception : wujūd est quasi synonyme de shuhūd » 38. L’existence ne peut se concevoir hors du témoignage. Annemarie Schimmel s’exprime dans les mêmes termes que Molé 39. Pour Christian Jambet, il s’agit d’un mouvement de « l’unité profonde du sujet qui connaît et de l’objet connu, de celui qui témoigne de l’être et de cet être qu’il contemple » 40. Une dizaine d’années après Mystiques musulmans, Henry Corbin lors de son intervention à Eranos sur Le paradoxe du monothéisme s’aligne sur la position de Molé, en s’en prenant à la conception de la waḥdat al-wujūd par la « mystique naturelle » ou « panthéisme ». Le pluriel d’indétermination désigne Massignon et la collectivité de ses disciples : La catastrophe se produit, lorsque des esprits débiles ou inexpérimentés en philosophie confondent cette unité de l’être avec une soi-disant unité de l’étant. Il est même arrivé que des orientalistes soient pris au piège et aient parlé de « monisme existentiel », c’est-à-dire d’un monisme qui serait au niveau de l’étant ou existant, le niveau même du multiple, le niveau auquel le théomonisme fonde lui-même le pluralisme des êtres (des étants) 41.

La divergence entre Corbin et Molé vient des présupposés philosophiques. Corbin met en avant la situation des hénades chez Proclus 42. Leur particularité métaphysique en tant que classes des dieux intelligibles, intellectifs, hypercosmiques, encosmiques est de tenir leurs subsistances, leurs perfections et leurs générations du pouvoir paternel

38. 39. 40. 41. 42.

al-shuhūd », Encyclopédie de l’islam (seconde éd.), t. XI (2005), p. 42, il s’agit d’étiquettes d’érudits (indéterminés) qui ne peuvent aider à éclaircir les textes. M. Molé, Les Mystiques musulmans, p. 61. A. Schimmel, « Mystical Dimensions of Islam », p. 267. Ch. Jambet, L’acte d’être : la philosophie de la révélation chez Mollâ Sadrâ, Paris 2003, p. 42. H. Corbin, Le paradoxe du monothéisme, Paris 1981, p. 15. L’intervention de Corbin à Eranos se place lors de la session de 1976 sur l’un et le multiple. H. Corbin, Le paradoxe du monothéisme, p. 14 : « situation qui est celle du grand néoplatonicien Proclus, dans son commentaire du Parménide, comme harmonie parfaite du Dieu-Un et des Dieux multiples ». Sur la théorie des hénades : Proclus, Éléments de théologie, propositions 150-159 ; id., Commentaire au Parménide, VI 2, dans G. R. Morrow et J. M. Dillon (trad.), Proclus’ Commentary on Plato’s Parmenides, Princeton 1987, p. 403-410.

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Michel Tardieu du Dieu-Un. Molé, quant à lui, très éloigné de se référer à d’hypothétiques antécédents dans l’onto-théologie néoplatonicienne, fonde son interprétation de la waḥdat al-wujūd sur la notion coranique de toute-puissance 43. Ceci me semble très remarquable. Il s’agit, en effet, d’une notion qui a une longue histoire, suscité de vifs débats dans les différentes cultures religieuses, amené à diverses solutions concernant le libre-arbitre, la prédestination, l’origine du mal, le possible et le nécessaire. Selon Molé, la non-limitation de la puissance divine, qui découle de la profession de foi islamique, est au fondement de ce qui amène la présence à se dissoudre dans l’être, autrement dit l’expérience mystique 44. Le doute islamique Le témoignage de Scarcia sur la conversion intellectuelle de Molé et le bouleversement de sa personnalité au contact de l’islam persan ne sont guère contestables. L’esprit critique qui animait Molé dans le domaine de l’Iran préislamique s’est renforcé au seuil de l’Islam persan. Le doute islamique (dubbio islamico) embrasse l’œuvre entière. Scarcia revendique d’avoir été l’artisan de ce doute et, par là, celui de l’élargissement des recherches de son ami vers une « continuité iranienne » plus en profondeur. Il écrit : J’ai été le premier, dans l’année pas si éloignée de 1955, à semer le « doute islamique » dans l’esprit du « zoroastrien » venu à la recherche de « continuité iranienne », à l’inciter à regarder l’Iran comme un des foyers les plus féconds de la civilisation religieuse musulmane, à lui indiquer ce que de véritablement grand peut trouver là [à Téhéran], au-delà du « métier », quiconque aurait – comme il l’avait – une sensibilité religieuse authentique, profonde. Si invraisemblable que cela puisse paraître, je lui ai alors appris quelque chose. Je ne dis pas cela par orgueil, ni pour rappeler aux personnes sceptiques, à propos de tout ce que je ne cesse depuis quelques années de soutenir concernant l’Islam, à savoir que quelqu’un m’a peut-être bien aussi donné raison. Je le dis seulement pour qu’on comprenne qu’en 1955 Molé ne connaissait encore presque rien des choses islamiques et pour qu’on

43. M. Molé, Les Mystiques musulmans, p. 58. 44. Ibid., p. 61 : « le wujûd de Dieu apparaît après l’extinction de la nature humaine (ou inversement) » ; voir également p. 58 à propos du « sentiment du caractère illusoire de l’existence humaine ».

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Contextes et enjeux de l’ouvrage Les Mystiques musulmans se rende compte du si peu de temps qu’il lui a fallu, en dépassant d’un bond le conseiller occasionnel d’alors – et avec lui de nombreux, très nombreux (conseillers) – pour pénétrer un monde presque totalement nouveau, au point de pouvoir dire sur l’Islam persan des choses fondamentales 45.

« Le zoroastrien venu à la recherche de continuité iranienne » est Molé. L’histoire des religions de l’Iran comme objet d’étude est inséparable de la mystique musulmane. Ce qui ne fut ni la perspective de Massignon ni celle de Corbin. Mais c’est ce dernier seul qui est visé en filigrane par Scarcia. En conclusion du Ricordo, l’auteur revendique à nouveau son rôle d’émancipateur : « Arrivé en Iran pour vérifier si c’était vrai que le mazdéisme se survivait dans la shi‘a, comme le lui avait dit quelque quṭb de Paris, [Molé] avait découvert dans l’imâmisme un aspect, un parmi bien d’autres, de l’expérience religieuse musulmane 46 ». En mettant Corbin en point de mire – alors qu’il n’est nullement l’autorité dont dépend Molé ni son mentor –, Scarcia met en garde contre ce qu’il appelle les « idoles méthodologiques, inconsistantes et fossilisées 47 », pluriel d’indétermination visant l’Islam idéal, que représente à ses yeux la célébrité parisienne dans le domaine des études iraniennes et de la mystique. À l’époque du séjour de Molé à Téhéran, Scarcia travaille à la rédaction d’un mémoire de méthodologie critique sur la pensée d’Henry Corbin, dans lequel il cherche à mettre en place un certain nombre de catégories : mythologie de l’intermédiarité ou « baroque angélologique », transfert à l’imâmologie de la théorie du Logos, conception métaphysique de l’Iran. Ce mémoire pour se démarquer de Corbin sera honoré d’une publication prestigieuse, puisqu’il paraît dans l’organe de l’école italienne d’histoire des religions, fondé par Raffaele Pettazzoni et dont la direction est entre les mains d’Alessandro Bausani, Angelo Brelich et Ernesto De Martino 48.

45. G. Scarcia, « Ricordo di Marijan Molé », p. 319. 46. Ibid., p. 323. 47. Ibid., p. 323 : « Le mérite principal [de Molé] en tant qu’islamologue est précisément celui-ci : avoir détruit, dans ses travaux sur le soufisme, des idoles méthodologiques, inconsistantes et fossilisées ». 48. G. Scarcia, « Iran ed eresia musulmana nel pensiero del Corbin (Spunti di una polemica sul metodo) », Studi e Materiali di Storia delle Religioni 29 (1958), p. 112-127. L’idée de continuité iranienne telle que Corbin l’imagine reviendrait

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Michel Tardieu Le doute islamique concerne aussi les recherches de Molé sur l’Iran préislamique. En 1958, la rédaction de ses thèses est pratiquement achevée, Molé s’apprête à rentrer à Paris en vue de la soutenance. Si l’analyse avancée dans le Ricordo est fondée, la portée du doute, autrement dit l’esprit critique, est partout vérifiable. La thèse principale construit un édifice dont le rituel s’emboîte dans le mythe par des liens de causalité, le mythe dans la doctrine, le tout aboutissant aux Vies du Prophète, l’Homme parfait. Des Vies de Zoroastre et de Mani ont été écrites, pense Molé, pour y proclamer la continuité de la prophétie depuis les origines. Les enseignements des prophètes antérieurs, écrit-il, « ne différaient pas tellement de ceux des écoles soufies contemporaines ; y était adopté, par ailleurs, un ta’wīl [une herméneutique] pour expliquer les gestes des prophètes connus du mazdéisme. Le résultat en fut un éclectisme soufi-ishrāqī, sous un déguisement mazdéen 49 ». À son retour de Téhéran, Molé écrit son article sur l’« ascétisme moral dans les textes pehlevis 50 ». L’originalité du positionnement ici a été soulignée par Ugo Bianchi lors du colloque de Messine sur les origines du gnosticisme : Molé a eu le mérite d’insister « sur le caractère eschatologique (et non pas simpliciter [sic] anti-cosmique) de certaines positions mazdéennes envisageant l’abstention de la nourriture et de la vie sexuelle, et un retour du cosmos à ses origines “spirituelles” 51 ». Concernant l’écriture des visions dans les Vies prophétiques, Molé souligne le « syncrétisme bizarre de mazdéisme et de soufisme », qu’offre par exemple le Vičīrkard ī dēnīg 52. Selon le narrateur fictif, Mēdyomāh, cousin germain de Zoroastre et son premier disciple, lorsque Zoroastre à une date précise du calendrier liturgique 53 changea de monde, en passant de l’invisible au visible, de mēnōg en gētīg, par

49. 50. 51. 52. 53.

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aux yeux de Scarcia à « identifier l’histoire de l’Islam avec l’histoire de la destruction de l’Islam » (p. 113-114). Cette dernière affirmation ne concerne en réalité que la secte d’Āzar Keyvān (M. Molé, Culte, mythe et cosmologie, p. 12, n. 1). M. Molé, « Un ascétisme moral dans les livres pehlevis », Revue de l’histoire des religions 155 (1959), p. 145-190. U. Bianchi, « Perspectives de la recherche sur les origines du gnosticisme », dans U. Bianchi (dir.), Le origini dello gnosticismo. Colloquio di Messina 13-18 Aprile 1966. Testi e discussioni, Leyde 1967, p. 723. M. Molé, La légende de Zoroastre selon les textes pehlevis, Klincksieck, Paris 1967, p. viii. Au mois de Frawardîn (1er mois), jour de Hordâd (6e jour), à l’aube.

Contextes et enjeux de l’ouvrage Les Mystiques musulmans une descente à travers le toit fendu du palais de Kay Vištāsp, il portait avec lui trois choses : les vingt-et-un livres (nask) de l’Avesta, le feu Burzēn Mihr, et un plant de cyprès 54. Dans son commentaire aux paragraphes précédents sur la traversée de la mer Abāyak et la séparation des eaux en deux tronçons (§ 15-16), Molé notait qu’ici l’influence de la tradition judéo-chrétienne et musulmane du miracle de la traversée de la mer Rouge en vue d’atteindre la Terre promise n’était pas à exclure, ce qui l’amène à mentionner avec un léger correctif l’interprétation de Corbin, selon laquelle le désir zoroastrien de Terre promise ou Ērān-Vēj est désir de la terre des visions 55. À la différence de ce qu’il observe concernant la séquence de la traversée de la mer, les remarques de Molé à propos de la descente de Zoroastre se limitent à indiquer les parallèles de l’épisode dans les littératures moyen-perse et arabo-persane 56 ; pour le commentaire doctrinal, il renvoie au Muḥammad de Geo Widengren 57. Celui-ci a bien noté, en effet, l’intérêt de l’apocryphe zoroastrien pour l’histoire de la notion de livre céleste. Les traditions biographiques relatives à Mani connues aujourd’hui grâce au mini-codex grec de Cologne sur parchemin (fin ive siècle de notre ère) permettent de s’en faire une idée plus précise : la caution de l’écrit sacré n’est pas un original humain produit par le talent du fondateur, mais l’exemplaire céleste copié par les anges scribes à partir d’un original préservé dans le monde divin et dont la descente du ciel est assurée par l’ange de la révélation ou son double prophétologique 58. Outre le corpus avestique, descend du ciel 54. Vičīrkard ī dēnīg (L’acte de décision religieuse) § 17, éd. et trad. : M. Molé, La Légende de Zoroastre selon les textes pehlevis, p. 130-131. 55. M. Molé, La Légende de Zoroastre selon les textes pehlevis, p. 253 ; H. Corbin, « Terre céleste et corps de résurrection d’après quelques traditions iraniennes (Mazdéisme, Ishrâq, Shaykhisme) », Eranos-Jahrbuch 22/1953, (1954), p. 131, repris dans Terre céleste et corps de résurrection : de l’Iran mazdéen à l’Iran shî‘ite, Paris 1961, p. 58. Aux yeux de Molé, la doctrine de base de ce genre de texte « est un monothéisme intégral, nettement opposé au dualisme explicite de la tradition mazdéenne plus ancienne » (p. 253). 56. M. Molé, La Légende de Zoroastre selon les textes pehlevis, p. 254 ; dans le Codex manichéen de Cologne 98, 9-99, 9 (L. Koenen et C. Römer, Der Kölner Mani-Kodex. Kritische Edition, Opladen 1988, p. 68-69), les feuilles de palmiers parlent. 57. G. Widengren, Muhammad, the Apostle of God, and his Ascension (King and Saviour V), Wiesbaden 1955, p. 115-139. 58. Ce thème est étudié par A. M. Piemontese, « Doctrina e arte di Mani secondo le scrittore ‘Oufi, con una glossa sul libro “Gemello” », dans Istituto Universitario

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Michel Tardieu un plant de cyprès, dont Zoroastre sera le jardinier et sur les feuilles duquel apparaît en lettres pures l’inscription : « O Vištāsp, accepte la Bonne Religion 59 ! » Ni Widengren ni Molé ne commentent le motif. Il est pourtant présent dans le Coran LIII (al-Najm, l’Étoile), versets 13-16, où le signe botanique du lieu des visions est figuré par la présence d’un jujubier à proximité du jardin d’al-Ma’wā 60. Pareillement, dans le quatrième Esdras, à celui qui s’apprête à entrer en vision pour entendre les paroles du Très-Haut, il est demandé d’aller dans un champ de fleurs à l’écart des maisons et de se nourrir sept jours durant des fleurs de ce champ 61. Le visionnaire est herbivore. Ces débats ont beaucoup enrichi l’histoire des religions. En 1966, Bausani, dans une contribution sur le concept de gnose iranienne, a observé que Corbin et Molé avaient des analyses quasi similaires concernant les traditions zoroastriennes sur la descente de Zoroastre, mais qu’ils divergeaient sur le contenu philosophique à attribuer au mazdéisme en tant que catégorie historique. Bausani n’était pas hostile à ranger cette catégorie sous le fanion gnostique, mais plutôt à la façon de Molé, parce que celui-ci tenait compte « des nombreuses influences de la gnose hellénistique-chrétienne (gnosticisme), autrement dit du manichéisme 62 », alors que chez Corbin manichéisme et

59. 60.

61.

62.

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Orientale (dir.), Un ricordo che non si spegne. Scritti di docenti e collaborati dell’Istituto dell’Universitario Orientale di Napoli in memoria di Alessandro Bausani, Naples 1995, p. 298-299 ; voir aussi mon étude « La notion manichéenne d’auteur », dans M. Gorea et M. Tardieu (dir.), Autorité des auteurs antiques : entre anonymat, masque et authenticité, Turnhout 2014, p. 143-145. M. Molé, La Légende de Zoroastre selon les textes pehlevis, p. 133. L’épisode du « cyprès de Kāšmar » est surtout connu par le Shāhnāmeh de Ferdowsi, P. Lecoq (trad.), Paris 2019, p. 840-841. Je suis l’interprétation de R. Blachère, Le Coran, Paris 1957, p. 560-561. Arbre et jardin laissent supposer la présence d’une source. Identification botanique des arbres sidr (jujubier sauvage, lote-tree) chez M. Meyerhof, Šarḥ asmā’ al-uqqār, L’explication des noms des drogues. Un glossaire de matière médicale composé par Maïmonide, Le Caire 1940, p. 131, n° 269. Par ailleurs, Encyclopédie de l’islam (seconde éd.), t. IX (1998), p. 571-572 (articles de R. Kruk, « Sidr » et A. Rippin « Sidrat al-Muntahā »). IV Esdras 9, 23-26 et XII, 51 (A. Dupont-Sommer et M. Philonenko, La Bible. Écrits intertestamentaires, Paris 1987, p. 1439-1440 et p. 1454) ; sur ces passages, voir V. Dobroruka, « Chemically-Induced Visions in the Fourth Book of Ezra in Light of Comparative Persian Material », Jewish Studies Quarterly 13 (2006), p. 1-26. A. Bausani, « Letture iraniche per l’origine e la definizione tipologica di gnosi »,

Contextes et enjeux de l’ouvrage Les Mystiques musulmans gnosticisme relèveraient de l’abstraction. Il est reconnu aujourd’hui que Persia Religiosa, le livre phare de Bausani paru en 1959, est « une réponse oblique à Henry Corbin » 63. Les deux penseurs partagent l’idée de « continuité iranienne ». Mais, alors que pour Bausani la continuité est conçue comme réinvention des modèles du passé à chaque assimilation d’éléments hétérogènes, en somme une ré-archaïsation dialectique du pluralisme, chez Corbin la ré-archaïsation est envisagée plutôt comme une herméneutique cyclique, dont le fondement est le comparatisme, ce que Corbin dès 1939 appelait « un discours en similitudes » 64. La continuité est conçue chez Bausani selon la phénoménologie hégélienne 65, chez Corbin c’est le modèle heideggerien qui domine. Dans son compte-rendu de Persia Religiosa, Molé trouve « pondérée et réfléchie » l’analyse de Bausani sur l’idée de continuité iranienne, bien qu’il n’y ait pas passage direct entre l’Iran préislamique et l’Islam persan 66. La structure de versets coraniques (en particulier sourate VII 172), présentée par Bausani comme tributaire de motifs mazdéens, est rejetée par Molé pour des raisons philologiques 67. Son double regret est que Bausani ne dise rien des créations originales du

63.

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66. 67.

dans U. Bianchi (dir.), Le origini dello gnosticismo, p. 253 : « con ampi influssi di quella “ellenistico-cristiana” (gnosticismo), il manicheismo ». « The book can be regarded as an oblique response to Henry Corbin’s view, outlined in many of his works dating from 1954-59 » (B. Scarcia Amoretti, « Bausani, Alessandro », dans Encyclopaedia Iranica, online edition, 2008 ; A. Bausani, Persia Religiosa : da Zaratustra a Bahâ’u’llâh, Il Saggiatore, Milan 1959, 542 p. H. Corbin, Suhrawardî d’Alep, fondateur de la doctrine illuminative (ishrâqî), Paris 1939, p. 42. La pensée de Suhrawardî apparaît « comme la volonté de continuer l’héritage du prophète et des Sages de l’Iran, c’est-à-dire dans sa conversion à une doctrine de la lumière qui face à la physique aristotélicienne du ciel, s’exprime dans le lexique de l’angélologie de l’ancienne Perse ; puis nous avons vu comment cette Sagesse exige et engendre un discours en similitudes, parce qu’elle est un événement réel dans lequel l’âme est prise et comprise par la lumière qui la devance et la gouverne, et non point une vision théorique » (p. 42-43). Comme en témoigne aussi, dans la perspective bausanienne de l’émotion religieuse, le rapport dialectique qui met en continuité la conception chrétienne de Christ et la notion islamique de Dieu, voir A. Bausani, « Islam e cristianesimo : divergenze e convergenze di fondo », dans F. Gabrieli (dir.), Tavola rotonda sul tema : Cristianesimo e islamismo, Roma, 17-18 Aprile 1972, Rome 1974, p. 23. M. Molé, « Compte-rendu d’A. Bausani, Persia Religiosa da Zaratustra a Bahâ’ullâh, Milan 1959 », Revue de l’histoire des religions 159 (1961), p. 226-230. Ibid., p. 228.

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Michel Tardieu sunnisme persan, qui fut « la religion de la majorité du peuple pendant neuf siècles » et que, de l’autre, les causes doctrinales du passage de l’Iran au shi‘isme n’aient pas été approfondies 68. Cette tâche de renouvellement des perspectives qui devait conduire à la perception de « la shî‘itisation intérieure du sunnisme » (l’expression est de Claude Cahen) 69 par l’étude des milieux mystiques kubrāwiyya, est l’œuvre de Molé commencée deux ans auparavant (1959) 70.

68. Ibid., p. 226. 69. C. Cahen, « Le problème du shî‘isme dans l’Asie mineure turque préottomane », dans T. Fahd (dir.), Le shî‘isme imâmite, Paris 1970, p. 118-119 : « Le regretté Marian Molé l’a très bien montré [= le mouvement de shî‘itisation intérieure du sunnisme] dans le cas des Kubrâwî : il s’agit d’un ordre qui, certes, comme tous les ordres mystiques, est assez indifférent à l’appartenance théologique, mais enfin, quand la question se pose, se dit sunnite ; mais en même temps il adopte, en les réinterprétant selon sa symbolique propre, des thèmes de la religiosité shî‘ite, en attendant, plus tard, de devenir alors officiellement shî‘ite ». Dans le même sens que Cahen et en se référant pareillement aux travaux de Molé : Irène Mélikoff, Hadji Bektach. Un mythe et ses avatars, Leyde 1998, p. 48-49. 70. Ainsi que le montre l’ensemble de ses articles publiés dans la Revue des études islamiques de 1959 à 1963. Sur les thèmes de la religiosité dans la littérature des ordres mystiques, voir en particulier M. Molé, « Les Kubrāwiya entre shî‘isme et sunnisme aux huitième et neuvième siècles de l’hégire », Revue des études islamiques 29 (1961), p. 61-142.

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Appendice

NOTE BRÈVE SUR LE MESSALIANISME Courant interne à l’histoire du monachisme des Églises d’Orient, le messalianisme apparaît à l’époque des empereurs Valentinien et Valens (364-375) dans la région d’Édesse en Mésopotamie 71. Les origines du mouvement sont obscures. L’hypothèse d’une influence du gnosticisme sur les messaliens, parfois évoquée, ne repose sur aucun texte précis. Pour Épiphane de Salamine (fin ive siècle de notre ère), qui observe les premiers succès du messalianisme, ce courant hétérodoxe serait la christianisation d’une forme de spiritualité propre à l’hellénisme païen. Cette explication n’est pas retenue par les spécialistes, qui pensent plutôt à un mouvement spontané, apparu au sein du monachisme vagabond et affleurant dans les grandes compilations homilétiques syriaques anonymes, que sont le Livre des degrés et le corpus pseudo-macarien 72. Les messaliens étaient des moines gyrovagues, attachés à un maître de vie (et non à un lieu, le monastère), vivant et couchant dans les rues, pratiquant la prière continue, réfractaires au travail manuel et au prosélytisme. L’idéal de perfection résidait dans le détachement de tout lien et de toute possession, condition absolue de l’enthousiasme religieux ressenti comme irruption soudaine en soi-même de la divinité. Cette conception de l’errance pour Dieu, qui définit le messalien, a suscité la calomnie et les caricatures, jusqu’à les faire passer pour une survivance des vieux gnostiques libertins. Les autorités des Églises orientales poursuivirent sans relâche le messalianisme comme la pire des hérésies et des pratiques. Chassés de la région d’Antioche au ve siècle, ils fuient en Égypte, en Pamphilie (Asie mineure), en Arménie et en Perse, où le mouvement reste vivace jusqu’au viiie siècle.

71. Dénomination provenant du surnom syriaque donné aux adeptes de ce mouvement : mesalleyanê, « ceux qui prient », d’où en traduction grecque les « euchites ». 72. Édition du Pseudo-Macaire grec (épuré des expériences mystiques des milieux messaliens) : V. Desprez, Pseudo-Macaire. Œuvres spirituelles, tome 1, Homélies propres à la collation III, Cerf, Paris 1980 (Sources chrétiennes, 275), 400 p. Introduction : « Alors qu’Évagre édifie une théorie ascétique et mystique très intellectualiste, centrée sur la doctrine stoïcienne des vertus et de l’impassibilité, Macaire développe la mystique de lumière reçue d’Origène » (p. 56).

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Michel Tardieu L’anthropologie messalienne se fonde sur la présence substantielle (ousiódes) du démonique dans le corps humain dès la naissance sous la forme d’humeurs visqueuses tenaces. On s’en libère seulement à l’âge adulte par la morve et le crachat. Le baptême d’eau et les sacrements, pourtant réputés dans la pratique commune pour conjurer des démons, étaient tenus pour inefficaces. Seule, la concentration de la prière continue favoriserait l’écoulement des passions et des humeurs par les narines, l’espace vacant étant réoccupé de façon visible et sensible par l’Esprit-Saint, jusqu’à ce que, grâce aux jeûnes et aux mortifications, le dévot atteigne au degré supérieur de la perfection en devenant impassible (apathés). Cette doctrine faisait dire aux adversaires que l’idéal messalien consistait à dormir. D’après les catéchismes messaliens transmis par les auteurs syriaques et byzantins, l’impassibilité donne accès à la vision de la Trinité sensible en soi-même, et de celle de l’Esprit-Saint comme baptême de feu (cf. Mt 3.11). La Trinité est par elle-même convertible, pouvant se changer et se transformer en ce qu’elle veut pour se mêler aux âmes, à la façon du pneuma intellectif et igné des philosophes stoïciens. Pareillement convertible en souffle (pneuma) ou en corps subtil de semence (sperma), il y a la part de l’humain divinisé que Jésus tient de Marie, corps transfiguré, par essence « incirconscriptible », autrement dit non charnel. Tout en étant façonné d’en-haut par l’Esprit et le Logos, le corps de Jésus s’est imprégné aussi en Marie de toutes sortes de démons qu’il ne peut expulser qu’à l’âge adulte. Le baptême consiste pour lui à se défaire du corps démonique d’eau et de terre provenant de la parenté pour revêtir celui, léger et aérien, qui renaît de l’Esprit et du feu. Les messaliens tenaient Jésus pour le modèle de toute pérégrination qui atteint à l’impassibilité par la résurrection. Friands de traditions relatives à Jésus, ils ont été des colporteurs d’agrapha (paroles absentes des matériaux évangéliques). L’une de ces paroles, recueillie dans le Livre des degrés (III 3), promet à l’ascète « victorieux » (euphémisme pour dire qu’il est mort) que dans l’au-delà chacune de ses défaillances d’ici-bas sera oubliée.

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MARIJAN MOLÉ ET LA « TRADITION JAMASPIENNE » : LE TRAITÉ APOCALYPTIQUE INÉDIT DES AḤKĀM Ī JĀMĀSP Florence somer École pratique des hautes études, Section des sciences historiques et philologiques - PSL, Institut français d’études anatoliennes

1. Introduction Marijan Molé nous a légué une liste étonnante d’ouvrages, de réflexions et d’études de manuscrits qui ont fait avancer les études iraniennes dans ses aspects philologiques, historiographiques, philosophiques, mystiques et religieux. Dans les années soixante, ses recherches sur l’ordre mystique des Kubrawis, pendant la période troublée des invasions mongoles, a mis en exergue le syncrétisme qui pouvait se développer entre les tendances shiʿites et sunnites au sein d’un même territoire, avant d’être évincé par l’établissement de l’orthodoxie shiʿite sous les Safavides 1. Il a voyagé longuement en Iran pour trouver des manuscrits et établir scrupuleusement leur parenté, recenser les variantes, détailler les colophons.

1.

M. Molé, « Les Kubrawiya entre sunnisme et shiisme aux huitième et neuvième siècles de l’hégire », Revue des études islamiques 29 (1961), p. 61-142 ; M. Molé, « Professions de foi de deux Kubrawīs : ʿAlī-i Hamadānī et Muḥammad Nūrbaẖš », Bulletin d’études orientales de l’Institut français de Damas 17 (1961-1962), p. 133-204.

10.1484/M.BEHE-EB.5.130802

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Florence Somer Ce savant précis et rigoureux a pourtant laissé derrière lui des énigmes déroutantes dont celle qui nous occupe est un flagrant exemple. Au cours de ses recherches, sans doute en Iran, Marijan Molé a copié de sa main un texte astrologique attribué au sage astrologue zoroastrien Jāmāsp, un texte dans la lignée de la littérature de vision. Copier et traduire des textes entiers étaient pour Molé une manière d’en faire une lecture approfondie. Issu d’une tradition apocalyptique élaborée dans l’Antiquité, connue et encore éprouvée par les zoroastriens aujourd’hui, le traité des Aḥkām ī Jāmāsp, « Prophéties de Jāmāsp » (ci-après PJ), s’en écarte délibérément dès les deux premières pages. Comme dans le Jāmāsp-nāma ou l’Ayādgār ī Jāmāspīg 2, Jāmāsp et son roi sont les protagonistes du discours puis du monologue savant de l’astrologue visionnaire, opposant à l’angoisse existentielle du roi la connaissance issue de la contemplation de l’ordre céleste et universel. En revanche, le contenu de son savoir, la vision de l’origine et de la marche du monde jusqu’au dénuement diluvien, se distingue totalement d’une vision eschatologique zoroastrienne pour présenter une théorie astrologique originale et quasi inédite. Après une présentation de ce texte, suivra une description du manuscrit retrouvé dans le fonds Molé ainsi que de son contenu. La figure de Jāmāsp et la littérature citant son nom sera alors évoquée. Pour essayer de situer la première mise par écrit de ce texte, nous mettrons l’accent sur deux particularités, l’une iconographique et l’autre divinatoire. Le choix de ce texte sera alors replacé dans le contexte de l’œuvre de Molé et de son entourage académique. 2. Le texte et le manuscrit 3 Voici ce que dit le traducteur de ce livre : Jāmāsp était un sage de son époque. En ce temps-là, aucune créature n’était aussi experte dans la science des astres que lui. Il excellait plus que tous les autres sages en astrologie. Il était également le mowbed des mowbeds, c’est-à-dire le plus grand vizir parmi les vizirs, il formait les sages et les fréquentait 4 .

2. 3. 4.

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Mémorial de Jāmāsp, voir D. Agostini, Ayādgār ī Jāmāspīg : un texte eschatologique zoroastrien, Rome 2014. M. Molé, inédit, s.d. Aḥkām ī Jāmāsp, IRHT section arabe, fonds Molé. Ibid., fol. 2.

Marijan Molé et la « tradition jamaspienne » Ainsi débutent les PJ, traité d’astrologie apocatastasique attribué au mage des mages Jāmāsp, sage visionnaire, figure emblématique incontournable de l’Iran ancien, astronome et astrologue au service du premier roi zoroastrien, Guštāsp. Bien qu’il ait été inlassablement recopié, de l’Antiquité tardive au moins jusqu’à nos jours, et qu’il se soit répandu dans les milieux zoroastriens ou dans le Moyen-Orient islamisé, les prescriptions visionnaires de Jāmāsp n’ont jamais fait l’objet d’une traduction ni d’une analyse systématique. Ce texte, que Molé reporte dans une graphie persane un peu maladroite, va être annoté et comparé à une autre version de ce texte reprise dans les Revāyāt de Dârâb Hormazdyâr édités par Unvala 5 que Molé nomme « D ». Chose surprenante, il n’a laissé aucune indication sur la provenance de ce texte, le moment de sa copie ou les circonstances qui l’ont amené à le prendre en considération. Pourtant, il est certain qu’il avait commencé une investigation sérieuse sur son contenu, ainsi qu’il le note dans l’édition de sa monumentale thèse intitulée Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien 6. Dans l’analyse faite de la troisième Gāthā, il met en avant la prescience accordée par Zoroastre à Jāmāsp. Dans le cadre de la répétition continuelle du moment attendu de la Rénovation célébrée par les offices gāthiques, le sacrifice célébré ici est celui de Zoroastre. Molé met alors en parallèle ce sacrifice avestique et celui qui est célébré par Zoroastre, dans le cadre de la conversion du roi Guštāsp 7, par la tradition zoroastrienne postérieure, dans le Zartušt i Bahrām et le Wizīrgerd ī dēnīg. Alors que Guštāsp conditionne sa décision d’adhésion au zoroastrisme à la réalisation de quatre vœux pour son bien personnel, Zoroastre objecte qu’il lui faudra n’en choisir qu’un seul alors que les trois autres devront aller à des membres de son entourage. Guštāsp choisit alors de contempler le paradis alors que c’est à Jāmāsp, le mowbedān mowbed que le don de préscience et de connaissance des choses cachées sera distribué. Il recevra, pour le symboliser, une rose. Se penchant sur le cas particulier de Jāmāsp, Molé écrit que « la prescience de Jāmāsp est une tradition constante qui a donné naissance à toute une littérature prophétique, en pehlevi, en pārsī et en persan, et qui se perpétue

5. 6. 7.

M. R. Unvala, Dârâb Hormazyâr’s Rivâyat, vol. 2, Bombay 1922, p. 111-120. M. Molé, Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien : le problème zoroastrien et la tradition mazdéenne, Paris 1963. Ibid., p. 255.

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Florence Somer en pleine époque islamique » 8. Il ajoute alors en note qu’il prépare l’édition des « Oracles de Jāmāsp » 9, notant que c’est ainsi que Javād Nūrbaḵš (1926-2008), maître de la confrérie soufie des Neʿmatollāhi, cite Jāmāsp parmi les témoins de la tradition fixant l’apparition de l’Imām attendu pour son époque 10 d’après un poème persan attribué à Naṣīr ul-dīn Tūsī et préservé dans un manuscrit d’Aya Sofya. 3. Description du manuscrit Ce document inédit se trouve dans le fonds légué par la famille Molé depuis 1969 à la section arabe de l’IRHT à Paris, qui a été répertorié par Samra Azarnouche et Alexey Khismatulin 11 et classé dans des boîtes numérotées. Dans le cadre de notre étude, deux d’entre elles nous intéressent : la boîte II contenant les textes copiés et préparés pour la publication dans laquelle se trouve le manuscrit des PJ. Parmi les documents, elle inclut 67 pages de format A3, composée de 18 lignes disposées horizontalement sur la page. La moitié droite est laissée libre pour des notes en vue d’une édition critique et la moitié gauche comprend le texte en persan copié par Molé. De la première page jusqu’à la quatrième ligne de la page 10 de son manuscrit, dans cette marge, il amende en persan et au crayon les variantes, ajouts et suppressions, issues du manuscrit D. Sur un papier de format A4, Molé a ébauché neuf pages d’une traduction qui s’arrête à la ligne 15 de la page 18 de son manuscrit. Et deux pages manuscrites sont écrites en persan sur les lignes horizontales du papier. Molé titre ces deux pages : « les planètes selon D. (p. 112, l. 15-113, l. 17) » et les numérote 69 et 70. Il s’agit d’une explication théorique sur la composition des planètes, leurs influences et la façon dont celles-ci s’exercent sur le monde matériel. Dans la boîte n° XXIII, se trouvent les références aux textes utilisés ou cités par Molé. Sur la première page du début de sa traduction

8. 9. 10. 11.

188

Ibid., p. 256. Ibid., p. 256, n. 7. Ms Fātih 5367 f.104b ; Ms. Esad Efendi 3702 fr.87 b. A. Khismatulin et S. Azarnouche, « The Destiny of a Genius Scholar: Marijan Molé (1924-1963) and his Archives in Paris », Manuscripta Orientalia 20 (2014), p. 45-56.

Marijan Molé et la « tradition jamaspienne » se trouve agrafé un papier dactylographié mentionnant les références de deux manuscrits dont la tradition se rapproche du texte copié de sa main : Avec la mention « à rappeler » : Arabe 2487. Avec la mention « à commander » : Supplément persan 380.1-63 : Recueil de prédictions astrologiques ; British Museum Add. 7714 : Kitāb Jāmāsp fī Tawāli‘ al-Anbiā’.

4. Contenu du texte Les PJ commencent avec les salutations d’usage à Dieu, Muḥammad et sa famille. Le traducteur anonyme introduit l’astrologue Jāmāsp, mowbedān mowbed, comme un sage de son époque qui formait les savants et les fréquentaient. Jāmāsp se rend devant son souverain Guštāsp et s’en suit un dialogue tenant à la fois de la littérature de sagesse et de vision. Pour répondre au roi qui s’inquiète de l’avenir de son trône et apaiser ses craintes quant à la gouvernance du monde d’en bas après lui, Jāmāsp va lui révéler la science qu’il tient des dieux, celle de l’herméneutique de l’histoire du monde corporel, mû par le principe de l’impermanence, à l’inverse du monde spirituel. Il établira le commencement de son calcul depuis l’époque du déluge et de la naissance du roi Afrīdūn, soit 554 années avant l’apparition de la conjonction de planètes qui a annoncé la venue de leur prophète Zoroastre. Jāmāsp annonce au roi qu’il parlera des conjonctions qui ont présidés à la naissance des prophètes et des rois qui, sans être fils de rois, se sont emparés des meilleurs royaumes. Ces révélations sont néanmoins cachées afin que les non-initiés ne puissent les comprendre ou tenter de les interpréter. Cette particularité est une constante dans la littérature dédiée à l’astrologie orientale puis transmise aux corpus occidentaux tels que le Liber Nemroth ou le Liber Astrologiae. L’interprétation astrologique est une science qui, en théorie, ne se dévoile qu’oralement, du maître à l’élève afin que son secret soit préservé. Nous verrons qu’une série d’écrits minutieusement descriptifs ont transcendé les âges et permis d’élucider une partie des théories astrologiques à l’œuvre dans notre corpus. S’en suit un chapitre didactique mais synthétique et incomplet sur les rapports du monde d’ici et d’en haut. Depuis la création divine du mouvement, cinq planètes errantes et deux luminaires tournent 189

Florence Somer dans les douze maisons et conditionnent le devenir du monde par leurs conjonctions et leurs dispersions. Jāmāsp décrit alors succinctement les attributs de quelques planètes et certaines de leurs caractéristiques : Saturne représente l’ancienneté, elle est la plus éloignée et se trouve au 7e ciel qu’elle parcourt en trente ans. Elle est masculine et funeste, possède six mains et dans chacune d’elles, un attribut. Tantôt elle tient une chaîne pesante, tantôt une défense d’éléphant 12, une queue de souris, une tête d’homme, une couronne, ou un couteau tendu. Mars possède quatre mains et quatre attributs : le feu, une tête coupée, un couteau et une épée. Le Soleil est pourvu de six mains ; dans la première il tient une couronne, dans la deuxième un encrier et un qalam, dans la troisième un livre, dans la quatrième de la poussière, dans la cinquième un vêtement de femme et dans la dernière, il tient un joyau. Après cette introduction, Jāmāsp annonce, au moyen des conjonctions de planètes et de leur place dans les maisons du zodiaque, l’épiphanie du monde, la venue des prophètes et des rois, dont l’existence et le caractère seront conditionnés par le signe du zodiaque sous l’ascendant duquel le personnage est né. Son récit visionnaire se clôt par une prévision antédiluvienne : « Et le monde deviendra comme une mer et le monde entier sera submergé. Dans le monde, il ne restera plus aucune créature, ni sur terre ni dans les airs ; aucune ne subsistera » 13. Comme il est de tradition dans les récits apocalyptiques, les personnages sont rarement cités nommément, et l’auteur fait plus volontiers référence à leur sobriquet ou une caractéristique physique ou morale pour les distinguer. La nouveauté offerte par ce texte réside dans l’association des destinées des personnages, historiques ou mythiques, avec les prédictions généthlialogiques, basée sur les conjonctions de Saturne et Jupiter et la description de la position des planètes dans les maisons du zodiaque permettant de prédire, dès leur naissance, l’influence de leurs actions dans l’histoire. La description du caractère et de la morphologie des individus correspond à la description qu’en donne al-Bīrūnī dans le second chapitre de son Introduction aux principes de l’art de l’astrologie (Kitāb al-tafhīm li-awā’il ṣināʿat al-tanjīm) 14. La relation 12. Molé écrit tāj « couronne » mais il semblerait plus vraisemblable qu’il s’agisse de ‘āj « défense (d’éléphant) ; ivoire », puisque la couronne est mentionnée plus loin. 13. M. Molé, inédit, s.d. Aḥkām ī Jāmāsp, fol. 66, IRHT section arabe, fonds Molé. 14. al-Bīrūnī, trad. R. Ramsay Wright, The Book of Instruction in the Elements of

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Marijan Molé et la « tradition jamaspienne » entre le corps et les planètes, entre le microcosme et le macrocosme, est un héritage grec dont l’exemple le plus frappant reste le Timée de Platon, inspiré des théories présocratiques d’Empédocle, Héraclite ou Anaxagore, puis incorporé dans les préceptes philosophiques que l’on trouve dans la littérature syriaque, zoroastrienne ou gnostique comme celle de la tradition hermétique à laquelle se réfèrent les Iḵwān al-Safā’ 15. Les qualités des douze signes du zodiaque, leurs relations géométriques et les liens d’amitié ou d’inimitié entre les planètes en syzygie de part et d’autre de l’axe Bélier-Balance, sont semblables aux notions développées par le pseudo-Manilius dans son poème astrologique 16. Et comme dans le Traité du ciel d’Aristote ou le Timée de Platon, les planètes sont des entités vivantes auxquelles est attribuée une divinité éternelle. Dans un effort synthétique d’intégration des données scientifiques dans la somme de leurs connaissances, les Iraniens de l’époque sassanide ont certainement hérité de ce modèle auquel se greffe une structure philosophique inspirée d’une vision aristotélicienne ou néoplatonicienne de l’influence de l’environnement sur l’individu, du monde supralunaire sur le monde sublunaire. Une théorie de la corrélation mathématique entre macrocosme et microcosme qui veut que chaque contrée de la terre, chaque partie de l’individu, soit régie par l’une des sept planètes et l’un des douze signes du Zodiaque, que les conjonctions astrales dans les maisons célestes provoquent des révolutions sur la terre, des maladies et des évolutions de la pensée chez l’homme 17. Ce modèle a été réapproprié par les savants astronomes/ astrologues à l’époque islamique qui ont pu y ajouter des influences juives et sabéennes. Un traité d’astrologie intitulé Kitāb Zarādošt indique également sans ambigüité que les sciences astrales sassanides étaient issues d’un syncrétisme grec et indien 18.

15. 16. 17. 18.

the Art of Astrology (Kitāb al tafhīm li-awā’il ṣinā‛at al-tanjīm), Francfort 1998, p. 530. G. de Callataÿ, « Magia en al-Andalus : Rasāʾil Ijwān al-Ṣafāʾ, Rutbat al-ḥakīm y Gāyat al-ḥakīm (Picatrix) », al-Qantara 34 (2013), p. 297-344. J. H. Abry, « L’astrologie à Rome : les Astronomiques de Manilius », Pallas 30 (Astres, astrologie, religions astrales dans l’Antiquité) (1983), p. 49-61. E. Blochet, « Études sur le gnosticisme musulman », Rivista degli studi orientali vol. 4, fasc. 2 (1911), p. 299. D. Pingree, C. J. Brunner, « Astrology and Astronomy in Iran », Encyclopædia Iranica II, fasc. 8 (1987), p. 858-871.

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Florence Somer 5. Jāmāsp et Guštāsp b. Lohrāsp : le sage et son roi Le roi s’interroge sur le devenir du trône de l’Iran après sa mort et la survie des Kayanides et de la religion zoroastrienne au pouvoir. Jāmāsp, le chef des mages, son astrologue et savant visionnaire l’apaise en lui révélant, avec l’aide de Dieu, l’histoire de la succession des rois et des prophètes dans le monde selon l’interprétation des conjonctions planétaires depuis l’époque de Zoroastre. Zoroastre est associé à Abraham à la suite d’un triple processus d’assimilation de son nom à un prophète dans les littératures chrétiennes et juives dès l’antiquité tardive et dans la littérature zoroastrienne en vue de légitimer cette religion face à l’Islam et de la rapprocher d’une pensée monothéiste, par rapport à l’idéologie messianique shiʿite 19. Nous sommes désormais loin d’un rapport au divin envisagé principalement sous l’angle sacrificiel tel que les livres de l’Avesta en attestent. Le dialogue entre le roi et son sage est un genre de fiction littéraire en soi, un logos de révélation étalant un hermétisme non plus populaire mais savant, révélation indirecte du sage au détenteur du pouvoir, soit du pouvoir divin intemporel au pouvoir temporel. Le but politique poursuivi par ce texte astrologico-apocalyptique est indubitable : légitimer, par le jugement des astres et la configuration qu’a pris le ciel pour produire les rois, le pouvoir de ceux qui, tout en n’étant pas issus de lignée royale, sont amenés à gouverner. La généalogie des prophètes permet d’établir une parenté céleste avec un souverain né sous la même disposition conjoncturelle que celle du prophète élu de dieu.

19. S. Azarnouche, « Les Gaures zoroastriens », appendice au point IV de « Gabriel de Chinon, missionnaire dans l’Empire safavide (1647-1668) » par J.-P. Mahé, Journal des savants 2 (2018), p. 412-413.

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Marijan Molé et la « tradition jamaspienne » 5.1. La figure de Jāmāsp et la littérature le mettant en scène 20 Étymologiquement, le nom avestique Jāmāspa signifie « celui qui possèdent des chevaux puissants » ou « celui qui bride les chevaux » 21. Personnage mythique investi de la fonction sacerdotale suprême, Jāmāsp, le mage des mages, est le précepteur et informateur royal par excellence. Tout le savoir mythique, cosmologique et scientifique est concentré entre ses mains et c’est lui qui distille la sagesse et les connaissances dans l’âme du prince et du roi. En tant que mowbed suprême, au même titre que tous ceux qui lui succèderont à ce rang dont Wirāz et Kirdīr sont les plus connus dans la littérature zoroastrienne, il possède la capacité de vision 22 dans l’Au-delà, dans le monde mēnōgien aussi bien que gētīgien ainsi que dans le futur. De ce pouvoir de vision découle directement celui de pratiquer l’astrologie interrogative 23, très prisée par les souverains iraniens depuis l’époque sassanide. Il est celui qui calcule la distance des astres entre eux et par rapport à la terre et son enclitique, prédit les temps de l’avancée du monde et son terme, et lit, dans les conjonctions et les horoscopes, les caractéristiques physiques et morales des grandes figures de l’Histoire, leurs destinées, leur ascension et leur chute. On lui attribue la rédaction de plusieurs écrits historiques et astrologiques, souvent sous forme d’un dialogue où il enseigne au roi l’histoire des prophètes et des peuples mais lui révèle aussi des informations sur l’avenir au moyen de visions mystiques ou d’observations astronomiques.

20. Parmi les principaux textes mentionnant son nom se trouvent l’Avesta Y 12.7, Y 46.17, Y 49.9, Y 51-18, Yt 5.68-69, Yt 13, Y 23.2, Y 24.3 ; le Wizīdagīhā ī Zādspram 25.7, 8 ; 35.12 ; l’Ayādagār ī Zarērān 5, 35, 40, 43, 45, 51, 53, 62, 63, 66, 90, 109 ; l’Ardā Wīrāz Nāmag 11.2, 9 ; le Dēnkard III.7 ; V 2.12, 3.5 ; VIII 38.68 ; IX 24.17, 42.9, 45.5, 69.59, le Dādestān ī Dēnīg 43.16 ; ainsi que de nombreuses occurrences dans le Šāhnāma. 21. W. W. Malandra, « Jāmāspa », Encyclopædia Iranica XIV, fasc. 5 (2008), p. 456-457. Néanmoins, certains auteurs lui donnent un sens autre : « Celui qui mène des chevaux lumineux, splendides ou des chevaux de tête, ou encore des chevaux bridés ». Voir F. Justi, Iranisches Namenbuch, Marburg 1895, p. 379 : Zamaspes, ou p. 109 : Jāmāspa. 22. Sur le pouvoir de vision des mowbed, voir S. Azarnouche et O. Ramble, « La Vision zoroastrienne, les yeux dans les yeux. Commentaire sur la Dēn selon Dēnkard III.225 », Revue de l’histoire des religions 3 (2020), p. 331-395. 23. Ibid., p. 348.

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Florence Somer Dans le Yašt 5.68, il sacrifie à la déesse des eaux Anāhītā alors qu’il reçoit le don de percevoir l’approche d’une armée de démons. La cérémonie de préparation de l’eau sacrée (Āb-o Pādyāb) peut également être associée à cette idée selon laquelle cette eau permet au sacrifiant d’atteindre cette perception. Les talents visionnaires et la sagesse de Jāmāsp sont mis en avant dans la littérature pehlevie notamment dans l’Ayādagār ī Zarērān – ainsi que dans le Šāhnāma – où il prédit la bataille avec Arjāsp et continue à prodiguer ses conseils à Wištāsp/ Guštāsp, le premier roi zoroastrien, dont il reste le vizir, le sage astrologue et le modèle de zoroastrien juste par excellence. L’omniscience dont il fait preuve est liée à la consommation d’un liquide, que ce soit de l’eau (Zand ī Wahman Yasn 3.6) ou du vin dans le Zarātušt nāma. Son don de voyance trouve son origine dans le parfum qu’il inhale, selon le récit du Zarātušt nāma et du Wizīrgerd ī dēnīg. Les sources arabes font également référence à la sagesse de Jāmāsp dont l’évocation du nom est presque systématiquement précédée de l’adjectif ḥakīm « sage, philosophe ». Dans l’al-Fihrist, achevé en 987-988, Ibn al-Nadīm le représente comme un philosophe aux côtés d’Hermès et de Platon 24 et mentionne le Kitāb jāmāsb fī al-ṣanʿa (« Livre de Jāmāsp sur la création ») parmi les livres écrits par les Anciens 25. Al-Masʿūdī fait également mention du sage Jāmāsp, et le géographe ottoman Muṣṭafā bin ʿAbdullāh (alias Kātib Çelebi ou Haji Khalifa 1609-1657) mentionne un ouvrage intitulé « Prophétie de Jāmāsb, scribe et philosophe du roi Ardashir 26 qui excellait dans la sagesse de l’art de l’alchimie. Ainsi commence (le texte) : “Oh Dieu, je vous demande la vérité dans la parole et dans l’action” » 27. Les œuvres plus tardives compilées par les Parsis indiens contribuent également au maintien de son importance dans la littérature zoroastrienne. Le Dasātīr met en avant le don d’accès aux secrets de

24. F. Justi, Iranisches Namenbuch, p. 109 ; Ibn al-Nadīm, The Fihrist (Kitāb al-Fihrist) : A Tenth-Century Survey of Muslim Culture, B. Dodge (trad.), 2 vol., New York 1970, p. 1149 (pagination continue), p. 353.25, 354.28. 25. Ibn al-Nadīm, The Fihrist (Kitāb al-Fihrist) : A Tenth-Century Survey of Muslim Culture, p. 354. 26. Ardashir Ier (224-241), fondateur de la dynastie sassanide. 27. F. Justi, Iranisches Namenbuch, p. 109 ; Katib Jelebi, Lexicon Bibliographicum et Encyclopædicum (Kashf az-Zunun) (in Arabic and Latin), G. Flügel (trad.), vol. 3, R. Bentley, Leipzig-Londres 1842, p. 384. Ce manuscrit était donc à Istanbul au xviie siècle mais demeure introuvable à ce jour.

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Marijan Molé et la « tradition jamaspienne » toutes les sphères célestes fait à Jāmāsp 28 et le Dabistān-i madhāhib rappelle que l’omniscience et la prévoyance lui sont octroyées grâce à l’inhalation d’un parfum, comme dans le Zarātušt nāma et le Wizīrgerd ī dēnīg. Dans la tradition manichéenne, toutefois, la figure de Jāmāsp est abordée négativement et il est considéré comme un calomniateur et un usurpateur du message de Zoroastre 29. Les textes qui ont été particulièrement consacrés à Jāmāsp ou censés avoir été écrits de sa main sont, quant à eux, construits sur le schéma ancien d’un dialogue où les réponses du sage visent à apporter une information scientifique fiable de nature philosophique, historique, apocalyptique ou, comme c’est le cas dans les Aḥkām ī Jāmāsp, astrologique. La question de savoir si cette figure mythique repose sur un personnage historique a fait l’objet de nombreux débats. Le plus emblématique pose la question de l’historicité des figures présentées dans l’Avesta. Zoroastre, Wīštāsp et Jāmāsp sont-ils des modèles archétypiques ou étaient-ils les premiers zoroastriens ? Selon Molé, rien, dans les documents que nous possédons, ne nous permet d’en atteindre la réalité historique 30. Dans les textes préislamiques, il est fait référence à son nom sous des formes diverses, « Iāmāsp » ou « Zāmāsp », alors que la littérature arabe donne les transcriptions « Jāmāsb », « Jāmās » et « Jāmāsf ». Un dernier point intéressant concerne le parallèle que l’on peut opérer entre les connaissances divinatoires de Jāmāsp et celles de ‘Alī, le premier imam shi‘ite qui, selon les croyances mystiques, a prédit sa propre mort ainsi que celle de ses enfants, Ḥasan et Ḥusayn.

28. E. G. Browne, A Literary History of Persia, vol. 1, Cambridge 1902, p. 171. 29. D. Agostini, Ayādgār ī Jāmāspīg : un texte eschatologique zoroastrien, p. 26 ; W. Sundermann, « Manichaean Traditions on the Date of the Historical Buddha », dans H. Bechert (dir.), The Dating of the Historical Buddha. Die Datierung des historischen Buddha I, Göttingen 1991, p. 426-438 ; W. Sundermann, « Bruchstüke einer manichäischen Zarathustralegende », dans C. Reck, D. Weber, C. Leurini et A. Panaino (dir.), Manichaica Iranica. Ausgewählte Schriften von Werner Sudermann, vol. 1, Rome 2001, p. 865-866. 30. M. Molé, « Réponse à M. Duchesne-Guillemin », Numen 8 (1961), p. 53.

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Florence Somer 6. Origine et période de rédaction Le texte commence par la référence à un traducteur, mais nous ignorons la nature de la langue source, arabe ou moyen-perse. Deux manuscrits en notre possession mentionnent un original en moyen-perse 31 : celui de Molé et un manuscrit en arabe de la bibliothèque ambrosienne de Milan 32 mais nous n’en possédons pas encore de trace. Le vocabulaire nominatif ou astrologique n’utilise aucun emprunt au moyenperse, de sorte qu’il est difficile de dire si tel est le cas. L’utilisation et la mise en forme des prédictions d’événements futurs d’après les conjonctions des astres sont directement inspirées de l’astrologie byzantine 33, alors que l’astrologie historique, l’explication d’évènements religieux et politiques en fonction des cycles millénaires tels qu’ils ont été synthétisés par Abū Maʿshar de son Kitāb al-ūluf 34 remontent à une tradition indienne 35. La nature et les caractères des planètes empruntent à l’astrologie grecque, reprise en détail par Ptolémée dans son Tetrabiblos 36. S’il est indubitable que les textes zoroastriens moyen-perses forment le cadre du récit, la rédaction même de ce texte pourrait être plus tardive et se situer dans la lignée des traités d’astrologie écrits en arabe qui ont vu le jour durant les premiers siècles de l’Islam et ont été assemblés dans des ouvrages traitant du domaine astrologique. Néanmoins, une des versions arabes de 31. Le mot est illisible sans y ajouter des points diacritiques. En faisant l’hypothèse qu’il s’agit de šarḥ « commentaire », il faudrait alors faire fi du al qui suit le mot, ce qui permettrait de lire : « les prophéties de Jāmāsp, d’après le commentaire en pehlevi ». Il se pourrait également que l’allusion au pehlevi soit plutôt faite pour décrire une langue ancienne qui n’est plus usitée et donner ainsi de la légitimité au texte. 32. Ambros. C 86/3 (101b-117b) : Tirāz ad-dahr fī asrār al-ḵalq wa-l-mar fi l-aḥkām al-Ǧāmāsbīya ʿala l-qirānāt al-ʿulwīya traduit d’un original pehlevi par Muḥammad b. Abī Bakr al-Fārisī (m. 1279). Voir T. Hockey et al. (dir.), The Biographical Encyclopedia of Astronomers, New York 2007, p. 357-359. 33. É. Blochet, « Études sur le gnosticisme musulman », Rivista degli studi orientali 4, fasc. 2 (1911), p. 278. 34. Voir J. Lippert, « Abû Maʿšar’s Kitâb al-Ulûf », Wiener Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes 9 (1895), p. 351-358. 35. Ž. Vesel, « Asie centrale : questions d’iconographie astrale », dans É. de la Vaissière (dir.), Islamisation de l’Asie Centrale : processus locaux d’acculturation du VIIe au XIe siècle, Paris 2008, p. 164. 36. Pour une synthèse sur les emprunts de l’astrologie iranienne aux diverses sources grecque, indienne ou sogdienne, voir A. Panaino, « Zodiac », Encyclopaedia Iranica (2009) : https://iranicaonline.org/articles/zodiac#prettyPhoto.

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Marijan Molé et la « tradition jamaspienne » ces prophéties sur laquelle nous avons travaillé et qui est analysée par Blochet 37 donne à la fois le nom persan puis arabe des planètes et est empreinte de trop de persianismes et de calques du persan pour que nous puissions, à la suite de Pingree 38, affirmer que la tradition persane découle de l’arabe. Par ailleurs, des éléments matériels nous donnent des indices d’une tradition plus ancienne. 6.1. Images des planètes La description particulière des planètes dans les PJ est largement différente de l’iconographique anthropomorphe répandue au Moyen-Âge à partir du xie siècle et héritée des Grecs que l’on retrouve notamment dans la peinture seldjouqide. Telles des devatas indiennes, elles sont dotées de quatre à six mains et autant d’objets portés par chacune d’entre elles (Tableau 1). Pour comprendre comment la représentation de ces planètes a pu se faire dans le texte des PJ, mon hypothèse postule que l’étude des représentations de divinités que l’on trouve en Asie centrale et particulièrement en Bactriane et en Sogdiane à partir du ve siècle de notre ère ainsi que dans le Sud Caucase permettrait de deviner l’étendue des courants religieux et culturels qui se sont entrelacés pour produire une iconographie planétaire aussi particulière. L’importance des divinités astrales et des attributs astraux dans le panthéon iranien est particulièrement visible en Asie centrale, dans l’art kouchan et l’art de la Sogdiane. Le Sud du Caucase (actuels Arménie, Géorgie et Azerbaïjan) est également resté très proche culturellement de l’Iran sassanide au vu de son incorporation à l’empire perse. Par ailleurs, le substrat préchrétien arménien est largement influencé par les divinités iraniennes et leurs représentations 39. Certains textes qui nous sont parvenus via leur traduction en arabe ont été rédigés en moyen-perse, ce qui assure d’une transmission du savoir astrologique sassanide à l’époque abbasside, notamment concernant l’importance des conjonctions de Saturne et Jupiter.

37. É. Blochet, « Études sur le gnosticisme musulman », p. 278-291. 38. D. Pingree, From Astral Omens to Astrology: from Babylon to Bikaner, Rome 1997, p. 43. 39. Voir M. Shenkar, Intangible Spirits and Graven Images: The Iconography of Deities in the Pre-Islamic Iranian World, Leyde 2014 ; J. Russel, Zoroastrianism in Armenia, Cambridge (MA) 1987.

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Florence Somer Les apports bouddhiques issus de la circulation des tribus turques venues du Turkestan chinois puis celle des Mongoles attireront particulièrement notre attention 40. L’iconographie des planètes décrite dans le traité induit une influence syncrétique entre hindouisme, bouddhisme, cultes locaux et zoroastrisme propre à l’Asie centrale. Tableau 1 : Tableau comparatif des attributs des planètes 41 Saturne

Jupiter

Mars

Soleil

Vénus

Mercure

BnF Pers. 174/ T.208

- couronne - clefs - poignard - petit animal - panier - fruit rond

- petite aiguière - livre - chapelet - canne

- tête coupée - sceptre à tête de lion - épée - bête sauvage

- lame - fiole - bâton - couronne (texte : couronne, couteau, bougie allumée et clefs

- daf (sorte de tambourin) - flûte - luth

-coupelle de feu - livre - turban (tissu) - qalam et encrier

PJ

- chaîne - défense d’éléphant - queue de souris - tête d’homme - couronne - couteau - bracelet a

- livre couronne - perle - instrument de musique

- feu - tête coupée - couteau - épée

- couronne - qalam et encrier - livre - poussière (terre ou argile) - vêtement de femme - joyau - harpe/ instrument de musique

- vêtement de femme - épée - couronne - joyau - bijoux - fuseau

- livre - eau (rivière) - vêtement de femme - joyau - instrument de musique

40. Voir A. Caiozzo, Images du ciel d’Orient au Moyen Âge : une histoire du zodiaque et de ses représentations dans les manuscrits du Proche-Orient musulman, Paris 2003 ; Ž. Vesel, « Asie centrale : questions d’iconographie astrale », p. 161-173. Voir également les travaux d’Emel Esin et Günel Öney. 41. La signification attenante aux objets et les raisons des variations des objets d’un texte à l’autre reste à définir.

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Marijan Molé et la « tradition jamaspienne »

TSM H. 1703 b

- pioche couronne - pelle - collier - queue de souris - brandon de feu - tamis

CBL 434

- épée - bougie - clefs - instrument de musique - tête coupée - couronne

- tête coupée - épée - brandon de feu - couronne - scorpion

- livre

- épée - tête coupée d’homme - tête coupée de femme - bougie

- ceinture dorée dont les extrémités remontent vers la tête

- harpe avec une tête de dragon

- qalam, encrier, écritoire, papier

a. Une seule occurrence. | b. Non vidi. Le tableau sera complété quand le manuscrit sera disponible.

Sous les Ilkhāns, la peinture persane hérite de la rencontre entre l’hellénisme et le bouddhisme qui a vu le jour en Inde et s’est acheminée dans la steppe au sud du haut plateau de l’Asie centrale entre le vie et le xe siècle. Elle est alors réceptionnée par des centres locaux qui élaborent des figures similaires et originales, notamment sous l’influence des représentations chinoises diffusées sous les Tang. Dans l’ancien royaume ouïgour, l’importance religieuse accordée aux peintures murales est extrêmement importante et se transmettra aux successeurs mongols qui permettront qu’une conception de l’image proprement extrême orientale transite vers l’ouest 42. Pour pouvoir l’appréhender, nous aurons recours aux représentations dessinées et peintes sur deux pans de mur dans un temple et dans les miniatures de manuscrits représentant des divinités zoroastriennes car il semble que les planètes y soient associées aux dieux. La représentation figurée par deux fragments de peinture représentant une divinité féminine identifiée comme la déesse Nana dans le temple II de Penjikent évoque la description des planètes contenue dans notre texte. Cette divinité a été incorporée au panthéon zoroastrien principalement en Sogdiane et au Khorezm. Les images dateraient de 42. Pour une appréhension du voyage de la conception des images de l’Extrême-Orient à l’Occident, voir M.Ş. Ipşiroğlu, Meisterwerke aus dem Topkapı: Gemälde und Miniaturen, Fribourg 1980.

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Florence Somer la période de construction du temple (soit vers 500 de notre ère) et leur style rappelle les traditions de l’Iran sassanide. Les multiples bras de cette divinité ainsi que la représentation d’un lion pour véhicule – héritage proche-oriental de l’attribut d’Ištar – font écho aux traditions de représentation des divinités indiennes qui se sont diffusées en Sogdiane pendant la période de domination hephtalite au début du vie siècle avant que cette dynastie ne soit mise en déroute par les Sassanides alliés aux Turcs en 577 43. Ce fleuron de l’art sogdien monumental 44 illustre le lien ténu qui existe entre la tradition textuelle liée à Jāmāsp et la tradition textuelle zoroastrienne pour permettre de visualiser et contextualiser les concepts développés par l’écrit et faire défiler sous nos yeux les trames narratives décrites dans les manuscrits. De manière générale, les textes zoroastriens iraniens sont très peu enclins à décrire les dieux à l’exception de la déesse des eaux, Anāhītā, qui est dépeinte dans le Yašt 5.126-129 avec des motifs influencés par l’image de la déesse babylonienne Ištar-Nana 45. C’est également cette même déesse dont s’inspire la représentation précitée et c’est son véhicule, le lion, qu’elle emprunte. Quant aux autres dieux, ils sont le plus souvent représentés dans les scènes d’investiture des rois, en miroir de leurs compétences et pour justifier de leur protection mais on ne trouve ni statue, ni représentation modelée des divinités dans le monde sassanide, hormis en Arménie, et dans l’empire kouchan qui hérite des Grecs et de la culture mésopotamienne antérieure leur habitude statuaire et illustre les monnaies avec un quinzaine de dieux directement inspirés d’équivalents grecs. Deux dieux ont des modèles indiens, Wahman et Vayu, alors qu’en Sogdiane, ce n’est pas moins de vingt-trois ou vingt-quatre dieux honorés dans le calendrier zoroastrien qui ont été identifiés dans l’art sogdien 46. À la différence de la Bactriane, la Sogdiane n’a jamais été bouddhiste, mais elle a 43. G. Azarpay, Sogdian Painting: The Pictorial Epic in Oriental Art, Berkeley 1981, p. 43, 71, 212 ; F. Grenet et B. Marshak, « Le mythe de Nana dans l’art de la Sogdiane », Arts asiatiques 53 (1998), p. 5-18 ; M. Shenkar, Intangible Spirits and Graven Images: The Iconography of Deities in the Pre-Islamic Iranian World, Leyde 2014, p. 116-128. 44. Voir M. Mode, « Sogdiana iv. Sogdian art », Encyclopædia Iranica (2016) : http://www.iranicaonline.org/articles/sogdiana-vi-sogdian-art. 45. F. Grenet, « Iranian Gods in Hindu Garb: The Zoroastrian Pantheon of the Bactrians and Sogdians, Second–Eighth Centuries », Bulletin of the Asia Institute (2006), p. 87-99. 46. Ibid., p. 88.

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Marijan Molé et la « tradition jamaspienne » utilisé l’art indien dans un but religieux zoroastrien via l’intérêt porté à cet art par les Hephtalites qui ont dominé la région au vie siècle et en conséquence des échanges avec l’Inde opérés par les marchands sogdiens. Ainsi que l’a soulevé Antonio Panaino, l’association des divinités indiennes et zoroastriennes aurait avant tout été possible par l’action des Maga Brāhmanas immigrés dans l’ouest de l’Inde qui ont adapté le calendrier zoroastrien au panthéon indien 47 et ont donné aux artistes sogdiens un modèle qu’ils ont adaptés à leur environnement religieux. Tīr, le dieu archer est associé à l’étoile Tištrya mais aussi à Mercure, et l’arc qu’il tient est représenté sous forme d’un symbole astral rond 48. Anāhītā est, à l’instar de Nana et de Sarasvatī, la maîtresse des eaux et est associée à la planète Vénus. Ces représentations nous permettent également de faire remonter à l’époque sassanide, si pas la tradition textuelle, du moins le syncrétisme iconographique opéré autour des divinités entourant le rite funéraire zoroastrien. Frantz Grenet mentionne également, dans les ossuaires d’Asie centrale, des représentations de dieux zoroastriens tenant divers éléments tels que des coupes ou des cuillers à libation, des sacs de graines d’encens, des clefs ou encore des vases à feu 49. Les attributs que l’on retrouve dans les mains des planètes tels que décrits par les PJ se retrouvent également sporadiquement dans le sillage des divinités zoroastriennes représentées sur les monnaies et l’art monumental sassanide notamment les scènes représentant la déesse Anāhītā. Sur une monnaie de Wahrām II, une figure féminine, souvent assimilée à cette déesse, est représentée arborant une couronne, une longue robe et un bonnet se terminant par une tête d’animal, alors que sur une monnaie d’Ōhrmazd, elle tend un diadème vers le roi 50. La déesse Nana, que l’on assimile souvent à Anāhītā, est également

47. Ibid. ; A. Panaino, « The Year of the Maga Brāhmaṇas », La Persia e l’Asia centrale da Alessandro al X secolo, Rome 1996, p. 39-57. 48. F. Grenet, « Iranian Gods in Hindu Garb: The Zoroastrian Pantheon of the Bactrians and Sogdians, Second-Eighth Centuries », p. 94. 49. A. Caiozzo, Images du ciel d’Orient au Moyen Âge : une histoire du zodiaque et de ses représentations dans les manuscrits du Proche-Orient musulman, p. 157. 50. Pour une étude extensive des différents objets accompagnant les représentations de cette divinité, voir M. Shenkar, Intangible Spirits and Graven Images: The Iconography of Deities in the Pre-Islamic Iranian World, Leyde 2014. Une investigation sur le lien entre les objets astraux proposés par les PJ et les objets entourant les divinités reste en cours. J’espère proposer une synthèse convaincante prochainement.

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Florence Somer présente sur différents ossuaires dont celui de Khirmentepa, dans le sud de la Sogdiane, où elle est représentée avec quatre mains 51. Dans ses deux mains droites elle tient un sceptre supplanté par la figure d’un oiseau et le disque solaire et dans ses mains gauches, un objet assimilé à un sabre. Lui faisant face, un dieu représenté de profil, qui pourrait figurer Tištrya ou Tīr 52, tient un bouclier et porte une cotte de maille. De sa main droite il tient un anneau sur lequel est perché un oiseau et de sa main gauche, un objet rond. Parmi les représentations de divinités encore non identifiées, Michael Shenkar mentionne également une déesse munie de quatre bras et assise sur un dragon dépeinte sur les murs des salles 5 et 6 du temple II de Panjikent 53. Ces images se perpétueront en Asie mineure malgré l’islamisation ainsi qu’en attestent les miniatures présentes dans le Daqā’iq al-ḥaqā’iq wa kitāb-i mū‛nis al-ʿawārif 54 (vers 1272), un étonnant manuscrit comprenant divers traités de magie et de talismanique 55. Deux manuscrits de cet ouvrage nous sont connus : le BnF Pers. 174 et le T. 208 daté du xviiie siècle de la bibliothèque de l’université d’Istanbul 56, qui représentent les planètes dotées de plusieurs bras, tenant en leurs mains des objets qui varient de ceux des planètes décrites dans les PJ. Toutes les figures planétaires sont représentées en position assise, sauf Mars qui est debout, ou chevauchant une monture. Elles regardent vers l’Occident et chacune d’elle est entourée par deux arbustes qui évoquent des cyprès 57. Signalons également de très belles miniatures contenues dans deux manuscrits dont l’un est hébergé à la bibliothèque du Palais de Topkapi (Fālnāme, TSM H. 1703) 58 et l’autre à la bibliothèque Chester Beatty (Gurrenāme, CBL 434) 59 qui diffèrent également des objets décrits dans le PJ. Dans tous les manuscrits, la Lune n’a pas de main ni d’attribut car elle est avant tout représentée en conjonction avec chacune des planètes. Dans le manuscrit de la bibliothèque de Topkapi, elle est accompagnée 51. M. Shenkar, Intangible Spirits and Graven Images: The Iconography of Deities in the Pre-Islamic Iranian World, p. 125. 52. Ibid., p. 125 et p. 150-151. 53. Ibid., p. 170. 54. Ce manuscrit sera désormais rappelé par les initiales DḤ. 55. F. Richard, Catalogue des manuscrits persans, anciens fonds, Paris 1989, p. 193-195. 56. A. Caiozzo, Images du ciel d’Orient au Moyen Âge, p. 153. 57. Ibid. 58. M. And, Minyatürlerle Osmanlı-İslâm Mitologyası, Istanbul 2012, p. 351 et 354. 59. Ibid., p. 352 et 353.

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Marijan Molé et la « tradition jamaspienne » d’un lion 60 alors qu’elle arbore un disque en face du visage et porte une longue ceinture dont les extrémités remontent vers ses bras dans le manuscrit CBL 434 61. 6.2. Pratique du ǧafr 62 Cette pratique eschatologique et ésotérique vise à la connaissance des évènements qui doivent ébranler la communauté religieuse jusqu’à la fin du monde et qui fut transmise par le prophète Muḥammad à ʿAlī. Par cette pratique, souveraineté, histoire, cosmologie et astrologie sont intimement liées. Un texte, Šaǧara al-nuʿmāniyya fīl-dawla al-ʿuṯmāniyya, mettant en œuvre cette pratique est également lié aux intérêts de Molé par le déplacement qu’il propose entre tendances sunnites et shiʿites dans le cadre d’une tradition attachée à des maîtres soufis 63. La transmission de la vision à ʿAlī et ses descendants est évoquée mais la ligne directrice sunnite n’est nullement mise en cause. Le plus étonnant dans ce traité d’astrologie politique réside dans la chronologie particulière empruntée par ce texte issu d’une tradition linéaire et exposant les péripéties de souverains et de prophètes relayées par les chroniques. Le schéma circulaire du développement du texte fait revenir son auteur sur des légendes qui illustrent la symbolique du cycle et parle des signes annonciateurs du cycle suivant ou y mêlent les récits traditionnels de la fin des temps. À la différence du Kitāb al-Kāmil de Musa ibn Nawbaḵt, traitant des horoscopes historiques 64 de manière chronologique, la succession des évènements cités par les PJ sont à la croisée entre le temps historique et le temps eschatologique. Quel que soit l’auteur de ce texte, il s’inscrit dans la lignée de l’héritage donné à ʿAlī par Muḥammad ; et de la préscience, le don

Ibid., p. 356. Ibid., p. 359. T. Fahd, « Djafr », Encyclopédie de l’Islam II (1965), p. 386-388. Ce texte attribué à Ibn ʿArabī (1165-1240) a vraisemblablement pour auteur ʿAbd al-Rāḥman al-Bisṭāmī (1393-1454), voir D. Gril, « L’énigme de la Šaǧara al-nuʿmāniyya fi l-dawla al-ʿuṯmāniyya, attribuée à Ibn ʿArabī », dans B. Lellouch et S. Yerasimos (dir.), Les Traditions apocalyptiques au tournant de la chute de Constantinople, Paris 1999, p. 133-151. 64. Voir A. Labarta (éd.), Mūsā Ibn Naubajt, Al-Kitāb al-Kāmil: horóscopos históricos, Madrid-Bellaterra 1982.

60. 61. 62. 63.

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Florence Somer de vision et la pratique des sciences ésotériques donné à Jāmāsp par Zoroastre, ce qui signale une volonté de rattacher cette tradition au passé zoroastrien. 7. Molé et l’astrologie : les raisons du choix 7.1. Les affinités électives Molé ne nous a pas facilité la tâche : non seulement il ne nous a laissé aucun indice sur la provenance, la date ou le lieu de production de ce texte mais le manuscrit original demeure introuvable à Paris où l’iranologue s’était établi depuis son inscription à l’École pratique des hautes études en 1950 sous la direction du Père Jean de Menasce. Le document pourrait se trouver parmi les documents épars qu’il a laissé suite à sa disparition mais tout laisse à penser que si le texte avait été en sa possession, il l’aurait scrupuleusement répertorié et associé à ce texte manuscrit sur lequel il avait commencé ses investigations. L’explication la plus plausible voudrait que ce manuscrit se trouve en Iran, peut-être dans les archives de l’Institut français où Molé a passé six mois lors de l’hiver 1955-1956 puis trois années dans l’effervescence de ses études liées au soufisme et au shiʿisme 65. La tradition zoroastrienne retient surtout le caractère visionnaire de Zoroastre à qui la tradition hellénistique a attribué une série de traités astrologiques dont l’Asteroskopika ou Apotelesmatika, un assemblage de différentes traditions divinatoires célestes en provenance de Babylone, d’Anatolie, de Syrie, d’Égypte ou d’Iran 66. Enfin, les PJ ne s’attachent pas à décrire l’apocalyptique zoroastrienne traditionnelle et sont au contraire orientées par l’apocatastase du monde qui reviendra au point où il a commencé, alors qu’un déluge similaire à celui de l’origine recouvrira le monde entier. Cette notion, associée au sceau de la sainteté, est présente dans le soufisme d’Ibn ʿArabī qui hérite de la pensée d’al-Ḥākim al-Tirmidhī (m. 930), laquelle puise aux traditions hellénistique, hermétiste, juive et chrétienne 67. 65. Ne pouvant pas me rendre en Iran, j’ai contacté le bibliothécaire de l’IFRI qui m’assure ne pas trouver trace d’un document qui pourrait nous éclairer sur ce point. 66. M. Boyce et F. Grenet, A History of Zoroastrianism. Zoroastrianism under Macedonian and Roman Rule, Leyde 1991, p. 531. 67. Voir notamment G. Gobillot, « Une solution au problème de la prédestination en Islam : les essences prédisposées d’Ibn ʿArabî (première partie) », Revue

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Marijan Molé et la « tradition jamaspienne » L’histoire énigmatique de la production particulière de ce texte et l’accointance de Molé avec les traditions mystiques a certainement encouragé sa recherche. En réécrivant une version de ce texte et en cherchant à la comparer avec le passage des Revāyāt, il était également conscient de la dimension unique de cette tradition qui s’écarte totalement de la version zoroastrienne des écrits associés à Jāmāsp. 7.2. Le contexte académique L’époque de Molé était à l’engouement pour les études iraniennes et la mystique islamique ainsi qu’en témoignent les travaux de Louis Massignon (1883-1962), le testamentaire d’al-Ḥallāj ibn Manṣūr au Caire, puis de Henry Corbin (1903-1978) qui travaille lui aussi sur la mystique soufie. Les savants contemporains de Molé travaillent également sur l’alchimie et l’astrologie comme en témoignent les ouvrages de Jābir ibn Ḥayyān présents dans son fonds éponyme. Dans un long et érudit article intitulé « Étude sur le gnosticisme musulman », et publié par tranches dans cinq volumes de la Rivista degli studi orientali au début du xxe siècle, Edgard Blochet avait déjà balisé le terrain et catalogué tous les manuscrits de sa connaissance concernant l’hermétisme 68. Pour Blochet, l’astrologie iranienne n’est pas héritée des Grecs tout comme la philosophie néoplatonicienne ne serait pas à l’origine de la doctrine cosmogonique mazdéenne 69. Les connaissances astrologiques héritées de la Mésopotamie ancienne ne se sont pas développées dans une tradition linéaire même si le traité de Bérose pourrait nous renseigner. L’influence de l’occultisme égyptien puis des prêtres de Babylone sur les mages aurait permis le développement d’une doctrine originale qui se serait étendue de la Chine à la Grèce et aux rives de la Méditerranée. Donc d’après Blochet, c’est la gnose orientale qui

Philosophique de Louvain 105, n° 3 (2007), p. 333-360. Cette question importante, liée à celle de la prédestination divine en laquelle croient les mystiques, liée à une tradition néoplatonicienne transmise via Origène (m. 254) et Évagre, fera l’objet d’un débat étayé lors d’un prochain article. 68. Voir E. Blochet, « Études sur le gnosticisme musulman », Rivista degli studi orientali, vol. 2, fasc. 4 (1908-1909), p. 717-756 ; vol. 3, fasc. 2 (1910), p. 177-203 ; vol. 4, fasc. 1 (1911), p. 47-79 ; vol. 4, fasc. 2 (1911), p. 267-300 ; vol. 6, fasc. 1 (1913), p. 5-67. 69. E. Blochet, « Études sur le gnosticisme musulman », vol. 6, fasc. 1, p. 15.

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Florence Somer influence la gnose hellénique (et non l’inverse) et il développe la thèse de l’origine pour partie au moins iranienne de l’occultisme grec en faisant notamment référence au traité d’Ibn Waḥshiyya 70. À la fin des années 1950, André-Jean Festugière (1898-1982) vient de publier son immense monument, « la Révélation d’Hermès Trismégiste » (1944-1949), traduisant et commentant en quatre volumes le Corpus Hermeticum, écrit en grec ancien et regroupant la naissance, les sources et le développement des sciences hermétiques, à la fois philosophiques et magico-religieuses, compilant, sinon l’ensemble, du moins un nombre impressionnant de textes ressortissant à l’astrologie, l’alchimie et la magie dans l’Antiquité tardive et le monde médiéval 71. Alors que Molé travaille sur les mouvements d’obédience soufie, Festugière inventorie les éléments qui ont permis la naissance de l’Epinomis, le culte des astres dieux, mettant en avant la primauté de la contemplation du monde et des astres sur le rôle de démiurge, relégué dans les limbes du mythe. À cet ouvrage, Louis Massignon ajoute un inventaire sur la littérature hermétique arabe 72. Les raisons qui avaient amené Molé à travailler sur notre texte faisaient partie des interrogations de son temps. Associés au savoir gréco-égyptien pour le lien qu’ils tissent entre l’astrologie et les caractéristiques des planètes, les Aḥkām ī Jāmāsp replacent le sage en centre du discours et évacue la dimension eschatologique zoroastrienne. Cette tradition « jāmāspienne » n’est pas sans rappeler le corpus de textes relié à la divinité psychopompe et messagère des deux Hermès, lui aussi, sage visionnaire. 8. Conclusion De toutes les relations entre macro- et microcosme, l’astrologie est le domaine qui a le plus poussé le propos. Le principe d’impermanence nécessaire semble diriger le présent et le futur proche mais force est de constater qu’il y a, dans la tradition astrologique qui a parcouru les siècles, une certaine récurrence, un certain retour du même

70. Ibid., p. 23. 71. Voir A. J. Festugière, La révélation d’Hermès Trismégiste, édition revue et corrigée par N. Roudet, Paris 2014. 72. L. Massignon, « Inventaire de la littérature hermétique arabe », dans A. J. Festugière, La révélation d’Hermès Trismégiste, édition revue et corrigée par N. Roudet, Paris 20142, p. 400-416.

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Marijan Molé et la « tradition jamaspienne » au sens nietzschéen qui rythme les époques et se présente inlassablement ; là résiderait la loi de l’histoire du monde et de l’univers. Beaucoup d’encres, de divergences de points de vue et d’observations nous séparent de l’époque dans laquelle Molé et ses collègues ont travaillé et nombres de problèmes soulevés par ces savants ont aujourd’hui trouvé réponse. Les traités astrologiques associés à la vision de Jāmāsp qui se sont répandus dans diverses zones culturelles et linguistiques pouvant aller de l’Asie centrale à la Turquie en passant par l’Iran et les terres califales sont des témoins précieux des influences culturelles, religieuses et politiques qui se sont entrelacées entre les différents souverains iraniens, arabes et turcs. Si les astrologues ont ce pouvoir de lire dans les secrets des astres médiateurs, les souverains peuvent leur donner ce crédit pour accéder à une légitimité au-dessus de toute objection et faire des écrits de leurs sages visionnaires, des traités politiques prestigieux. La longue destinée du texte des Aḥkām ī Jāmāsp en est le témoin.

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211

DESTINY OF THE UNPUBLISHED WORKS BY MARIJAN MOLÉ ON THE NAQSHBANDIYA Alexey KhismAtulin Institute of Oriental Manuscripts of the Russian Academy of Sciences, Saint Petersburg, Russia

m

of the papers presented in this volume are dedicated to Marijan Molé’s significant contribution to pre-Islamic Iranian studies. This paper is related to his achievements in post-Islamic Iranian studies or, more precisely, to his work on Islamic mysticism or Sufism as well as his research on manuscript studies. 1 Generally, there are two different approaches in manuscript studies. Some scholars prefer to study unpublished medieval texts in their manuscript form, while others devote their lives to the preparation of critical editions of these texts. Both approaches have their advantages and disadvantages. In the first case, a scholar can cover far more sources—for he simply reads them—and based on these can write much more research papers than his/her colleagues. However, if these manuscripts are unavailable to other scholars, any criticism of his/

1.

ost

For general information on M. Molé’s life and scholarly activity see A. Khismatulin and S. Azarnouche, “The Destiny of a Genius Scholar: Marijan Molé (1924–1963) and His Archives in Paris,” Manuscripta Orientalia 20.2 (2014), 45–56; G. Scarcia, “Ricordo di Marijan Molé,” Annali dell’Istituto Universitario Orientale di Napoli, N.S. 13 (1963), 319–25; Ph. Gignoux, “Molé, Marijan,” Encyclopædia Iranica, online edition, available at: https://iranicaonline.org/articles/mole-marijan (accessed on 10 December 2021).

10.1484/M.BEHE-EB.5.130803

213

Alexey Khismatulin her works remains impossible and his/her conclusions are not easily accessible. That is why it is so important to edit and publish original texts in order to put them into wider scholarly usage. The editing process typically consists of several stages. A scholar begins with the idea of publishing a medieval text which only exists in its manuscript form. Then, he/she has to find the text in the different catalogues of the world’s largest manuscript collections. In the project’s third stage, copies of the text have to be ordered from these collections. It is noteworthy, that this latter stage does not solely depend on the scholar’s personal efforts, especially when a manuscript collection is located outside Europe. Even today, if one is lucky, it can take up to 6 months to receive a copy from these collections—but one may not receive it at all. The fourth stage is to choose the most reliable manuscript from the copies received—the one which contains the most trustworthy version of the text—and to select other copies intended for variant readings or even different redactions of the text. The fifth stage is to type the text with its variant readings in order to prepare a critical edition. At the same time, the scholar has to find a local or foreign publisher who is interested in publishing the text. This short introduction has a single goal in mind: to serve as a reminder that even in our Digital Age it takes time and effort to critically edit and publish any medieval text. Minimizing the time and efforts required to publish texts was one of the reasons for establishing the Franco-Iranian Institute in Tehran, which was founded in 1947 and headed by Henry Corbin (1903–1978) 2. A whole team of scholars was involved in preparing and editing medieval texts in Persian. Marijan Molé was a member of this team. As far as I can judge from his archive materials, he intended first to publish the key texts related to the Kubraviya Sufi order, active in Central Asia and Iran starting from the 13th century AD, and then to publish the major texts related to the Naqshbandiya Sufi order. His method of preparing these texts was always the same. First, he copied by hand an original text based on a reliable manuscript, numbering textual fragments and leaving blank about one third of

2.

214

See D. Shayegan, “Corbin, Henry,” Encyclopædia Iranica, VI/3 (1993), 268–72, online edition, available at: https://iranicaonline.org/articles/corbin-henry-b (accessed on 10 December 2021).

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé a page for variant readings. Next, he entered the variant readings in the blank space according to other copies of the same text. Sometimes, when a more reliable manuscript was discovered, he had to rewrite the text from the beginning. But this was not a problem for the scholar that he was and his extraordinary work capacity. In this way, he published, for example, essays of the founder of the Kubraviya Sufi order Najm al-Dīn al-Kubrā (d. 618 AH/1221 AD), 3 as well as his followers ‘Alā al-Dawla al-Simnānī (d. 736 AH/1336 AD), ‘Alī al-Hamadānī (d. 786 AH/1384 AD) and ‘Azīz al-Nasafī (d. at the end of 7th c./13th c. AD). Therefore, with a few exceptions, the first part of his scholarly plan can be considered successfully completed. The few exceptions I mention include some texts prepared by Molé for publication but published by other scholars, such as a hagiography of ‘Alī al-Hamadānī entitled the Khulāṣat al-manāqib and found in the “fonds Molé”: the basic Persian text was copied by Molé, and its critical edition left incomplete. 4 This particular text was published by J. K. Teufel, Eine Lebensbeschreibung des Scheichs ‘Ali-i Hamadani (gestorben 1385). Die Xulāsat ul-manāqib des Maulānā Nur ud-Din Ca‘far-i Badaxši (Leiden: Brill, 1962), while Molé only wrote a review on this publication in the Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft. 5 Due to lack of information exchange, it could happen—especially during the 20th century—that two scholars were studying the same text at the same time in different countries without being aware of each other’s research. As for the second part of Molé’s project concerning the Naqshbandiya Sufi order, he published some of the texts in the late 50s in the Farhang-i Irān-zamīn, an Iranian journal, along with a study on the extant hagiographies of Bahā’ al-Dīn Naqshband himself

3.

4. 5.

See H. Algar, “Kobrawiya i. The Eponym,” Encyclopædia Iranica (2009), online edition, available at: https://iranicaonline.org/articles/kobrawiya-i-the-eponym (accessed on 10 December 2021). See Appendix to this paper: Description of “fonds Molé” Box VI-C-D; for the MSS used, see Box XV-B-C-D. See M. Molé, Review of J. K. Teufel, Eine Lebensbeschreibung des Scheichs ‘Ali-i Hamadānī (gestorben 1385). Die Xulāsat ul-manāqib des Maulānā Nur ud-Dīn Ca‘far-i Badaxši (Leiden, 1962), Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft 114 (1964), 437–38; and also: Description of “fonds Molé”, Box I-P.

215

Alexey Khismatulin (d. 791/1389). 6 But a considerable number of these texts unfortunately remained unpublished. According to a letter (April 26, 1961) written by Molé to ‘Alī Akbar Siyāsī (1896–1990)—who was then Dean of the Faculty of Literature of the University of Tehran—and a note attached to the letter and obviously addressed to Muḥammad Mu‘īn (1914–1971)—the compiler of the famous Persian dictionary—Molé had by then already prepared the critical editions of five key Naqshbandiya texts: - the Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (“The Companion of the Seekers and Provider of the Followers”) in its two redactions known as the shorter and the longer ones (henceforth Anīs-1 and Anīs-2 correspondingly)—a famous hagiography of Bahā’ al-Dīn Naqshband; - the Risāla-yi qudsiyya (“The Essay on the Holy Sayings”) by Muḥammad Pārsā (d. 822 AH/1420 AD)—a disciple of Naqshband; - the Risāla-yi unsiyya (“The Essay on Intimacy”) by Ya‘qūb Charkhī (d. 851 AH/1447 AD)—another disciple of Naqshband; - and the Uṣūl-i Naqshbandiyya (“The Principles of the Naqshbandīya”) by Fakhr al-Dīn ‘Alī b. Ḥusayn Kāshifī (d. 939 AH/1533 AD). A copy of the letter is found in his archives 7 and is presented below for the first time. M. Molé 12 rue Lecuirot Paris 14e

Paris ce 26 avril 1961

à Monsieur le Docteur Siyasi Doyen de la Faculté des Lettres de Téhéran Monsieur le Doyen, Depuis plusieurs années déjà, plus exactement depuis le temps qu’il m’a été donné de passer à Téhéran comme boursier de l’Université de Téhéran, je travaille à l’édition critique du livre Anīs al-tālibīn wa-‘uddat al-sālikīn de Salāh b. Mubārak Bukhārī et de quelques autres petits textes relatifs à la vie et à la doctrine de Baha’ al-Dīn Naqšband. Ce travail est maintenant heureusement terminé.

6. 7.

216

M. Molé, “Autour du Daré Mansour: l’apprentissage mystique de Baha’ al-Din Naqšband,” Revue des études islamiques 27 (1959), 35–66. See Description of “fonds Molé”, Box XXIV-A.

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé Je me permets de vous solliciter en vue de sa publication éventuelle dans la série de l’Université de Téhéran et de transmettre ma demande à la commission compétente. Je serais très reconnaissant d’avoir à ma disposition un certain nombre d’exemplaires d’auteur. Comme je ne dispose actuellement que d’un seul exemplaire de l’écrit en question, je suis en train de le transcrire et vous enverrai ce second exemplaire le plus tôt possible. En attendant une réponse favorable, je vous assure, Monsieur le Doyen, de mes sentiments les plus respectueusement dévoués.

Note pour M. Moïn Titre du recueil: Témoignages sur la vie et la doctrine de Baha’ al-Dīn Naqšband Ce recueil comprend les écrits suivants: 1. Anīs al-tālibīn wa-‘uddat al-sālikīn Auteur: Salāh b. Mubārak al-Bukhārī Composée vers 800 h Manuscrits dont je me suis servi: U: Istanbul Üniversitesi F 430, daté 831 h — quelques lacunes, M: Bibliothèque Malek 4252, daté 849 h — lacunes différentes, S: Sehit Ali Pasa 1182, 10-11 siècles (?) — lacunes, parfois fortement abrégé et fautif, C: Calcutta, Asiatic Society of Bengal, Curzon 64, daté 992 h — lacunes, parfois abrégé, B: Bankipore 1376, daté 994 h — le plus complet, N: Nafiz Pasa 1204, daté 1027 h — proche de U, mais composé de plusieurs fragments dont certains s’approchent de M. 220 pages de 21 lignes 2. Anīs al-tālibīn..., version brève Postérieure à 1; due peut-être à Jāmī. Ordre de paragraphes changé, plusieurs passages omis ou abrégés, beaucoup de matériel additionnel. Manuscrits dont je me suis servi: A: Bankipore 1377, daté 856 h, copié par Jāmī — taches d’humidité, à la 2 pl -īt pour -īd, 217

Alexey Khismatulin N: ms. moderne copié pour M. Saïd Nafisy sur un mss. daté 886 h, O: Oxford, Bodléienne, pers. e 37, copié en 921 h à Constantinople, I: Isfahan, Minasian 388, date inconnue — incomplet du début, F: Fatih 2560. Offert en waqf des deux Haramayn par le sultan ottoman Mahmud (II ou III?) — proche de O, en général plus correct, C: Calcutta, Asiatic Society of Bengal, 244, daté 952 h, U: Istanbul Üniversitesi F 731, 10-11 siècles (?) — proche de A, même particularité orthographique, D: Delhi University Library, daté 947 h, P: Paris, Supplément persan 968, daté 1009 h. 125 pages de 21 lignes 3. Risāla-i qudsīya Composée avant 1 par le Khwāja Muḥammad Pārsā Mss. dont je me suis servi: M: Bibliothèque Malek 4252, daté 849 h, T: Bibliothèque de M. Muhit Tabataba’i, fin du dixième siècle, B: Université de Téhéran, Bastani 982, P: Paris, Supplément persan 968, I: India Office, Ethé 1923, S: Bibliothèque de M. Saïd Nafisy — récent et très fautif, Deux lithographies: Delhi 1343 (D) et Kalabad 1328 (K). 52 pages de 21 lignes 4. Risāla-i unsīya Composée après 802 h par Ya‘qūb Charkhī Manuscrits dont je me suis servi: T: ms. de M. Muhit Tabataba’i, O: Oxford, pers. e 37, S: Sehit Ali Pasa 1182, E: India Office, Ethé 1919, L: India Office, Ethé 1920, I: India Office, Ethé 1923, D: Lithographie Delhi 1343 (D). 30 pages de 21 lignes 5. Usūl-i Naqšbandīya Auteur: ‘Alī b. al-Husain Kašifī Mss. Paris, Supplément persan 968 25 pages de 21 lignes

218

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé Il faut prévoir en plus env. 120-150 pages d’apparat critique; des indexes (50? pages) et peut-être deux fois trente pages pour l’introduction française et l’introduction persane. En tout: 220 125 52 30 25 150 50 60 752 pages 8 J’enverrai le texte sans variantes qui ne seront définitivement rédigées qu’après l’impression du texte. Pour cela les lignes devraient être numérotées comme dans la Bibliothèque Iranienne.

Excluding the two redactions of the Anīs al-ṭālibīn—both of which are kept in Molé’s archive 9—among the other mentioned texts, only the beginning of the Risāla-yi unsiyya is recorded there. However, there is no doubt that these were prepared by the scholar and got dispersed before the end of 1968 at the latest—the date when Molé’s archive on Islamic Iranian studies was given over by his wife, Éliane Molé, to the Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT), Section Arabe—since Molé refers to the exact number of pages in the note presented above. Perhaps these manuscripts were sent by him with the letter (or later), and then were not published due to unclear reasons, and are today kept somewhere in Tehran. Publication of these texts Later, the first four of these texts were published independently by four foreign scholars from Turkey, India, Iran, and Pakistan. They had absolutely no idea and no information about the work done by Molé, and prepared their texts without a reference to his archive. Altogether, it took over 30 years for them to bring about their publication.

8. 9.

Miscalculation by Molé. Altogether it should have been 712 pages. See Description of “fonds Molé”, Box IV-C-D-E-F, Box V-A-B.

219

Alexey Khismatulin 1. Only in 1992 did an independent critical edition of Anīs-2 came out in print, thanks to the efforts of Khalīl Ibrāhīm Sārī-ūghlī. Of the 14 copies collected by Khalīl Ibrāhīm, mostly taken from the manuscript depositories of Turkey, he chose just three as the base for his edition, including the oldest known copy of 823 AH/1420 AD which had remained unavailable to Molé. Although some of the copies used by both editors are the same, the difference between their respective editions is striking. 2. In 1996, an Indian scholar, Muḥammad Dhākir Ḥusayn, edited and published Anīs-1 using just a manuscript mentioned by Molé in his letter and copied by the famous Persian poet and Naqshbandi shaykh ‘Abd al-Raḥmān Jāmī in 856 AH/1452 AD. The manuscript is kept in the Khudā Bakhsh Oriental Public Library in Patna (India) and was described in the Library catalogue. Following the description made by Abdul Muqtadir—the compiler of the Khudā Bakhsh Library catalogue—the editor checked the handwriting used in the manuscript against an authentic sample of Jāmī’s handwriting and compared this redaction of Anīs-1 with a copy of Anīs-2 also kept in the library and described in its catalogue. 10 The comparison led him to an unexpected conclusion: that the text was not only transcribed by Jāmī but also rearranged and abridged by him. That is why Muḥammad Dhākir attributed Anīs-1 to the poet and entitled it the Khulāṣa-yi Anīs al-ṭālibīn. His baseless attribution misled some scholars 11, who began to consider the text as an authentic redaction by Jāmī. 12 3–5. As for the three other risālas planned by Molé for publication, a reliable critical edition of the Risāla-yi qudsiyya was printed by the late Aḥmad Ṭāhirī ‘Irāqī in Iran in 1975, while the Risāla-yi unsiyya, based on a copy of 909 AH/1504 AD, was published along with an Urdu translation by a Pakistani scholar Muḥammad Nazīr Rānjhā

10. Abdul Muqtadir, Catalogue XVI, 44–46 (Nos 1376 and 1377). 11. H. Algar, “Jāmī ii. and Sufism,” Encyclopædia Iranica XIV/5 (2008), 475–79, online edition, available at: http://www.iranicaonline.org/articles/jami-ii (accessed on 10 December 2021). The statements related to Anīs-1 in the article need to be revised. 12. This redaction of Anīs-1 is available online at the site of the Digital Library of India, however, with unique transliteration of its title and author’s name.

220

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé in 1984 and then reedited by him in a volume of collected works by Charkhī in 2009. 13 To my knowledge, the Uṣūl-i Naqshbandiyya is still in its manuscript form. Authorship of Anīs-1 and Anīs-2 The most important problem, which has been raised in relation to Bahā’ al-Dīn Naqshband’s hagiography, concerns the authorship of both redactions of the Anīs: Anīs-1 looks like an anonymous one since its compiler does not identify himself, while Anīs-2 is attributed to a certain Ṣalāḥ b. Mubārak al-Bukhārī—a figure absolutely unknown from the famous Naqshbandi hagiographies written in the first and second generations after Naqshband. The problem has been discussed by the specialists involved in Naqshbandi studies for over 60 years. It was Marijan Molé who first addressed this problem in 1959. From then on, the issue was examined by several scholars, but no definite conclusions have been brought forward thus far. 14 The most recent research on the issue was published by two Iranian scholars. 15 Nevertheless, without deep content analysis of the Naqshbandi sources that have been published, their conclusion on the authorship of both redactions of the Anīs al-ṭālibīn appears to be more of an informed guess than a probative argument. There is a foreword composed in rhymed prose (saj‘) by ‘Abd al-Raḥmān Jāmī heading one of the versions of Anīs-1 (perhaps, the unique one, see Fig. 1) entitled the Anīs al-ṭālibīn dar sharḥ-i maqāmāt-i Sulṭān al-‘ārifīn Khwāja-yi Bahā’ al-Ḥaqq wa’l-Dīn and preserved in the manuscript collection of the Faculty of Asian and

13. See Bibliography in the end of this paper. 14. For more details and bibliography, see J. Paul, Doctrine and Organization. The Khwajagan/Naqshbandiya in the first generation after Baha’uddin, Halle-Berlin, 1998; D. DeWeese, “The Legitimation of Bahā’ ad-Dīn Naqshband,” Asiatische Studien/Études asiatiques 50, no. 2 (2006), 261–305; H. Algar, “Anīs al-tālebīn wa ‘oddat al-sālekīn,” Encyclopædia Iranica II/1 (1985), 76–77. A short article by Hamid Algar in the Encyclopædia Iranica does not touch upon the questions discussed below. The article was then translated into Persian by Mas‘ūd Anṣārī Khūshābar and ‘Alī-Rezā Dhukāwatī Qarāgizlū and was published in Farhang-i āthār-i īrānī-islāmī 1 (1385/2007), 348. 15. Ḥusayn Āghā Ḥusaynī, Aḥmad-Riḍā Yalamihā, “Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn az kīst?” Muṭāla‘āt-i ‘Irfānī, no 17 (Dānishkada-yi ‘ulūm-i insānī-yi Dānishgāh-i Kāshān), (1392/2013), 5–20.

221

Alexey Khismatulin African Studies of the St. Petersburg State University Library (Russia). 16 Jāmī’s foreword together with the results of the textual comparison of both redactions show that Anīs-1 and Anīs-2 were compiled by one person, that is, by a prominent deputy of Naqshband and one of the first Sufi shaykhs of Jāmī, Muḥammad Pārsā al-Bukhārī. The textual history of these redactions also sheds light on the issue of Naqshband’s successor and the hidden agendas related to it, answering the question: Why did Pārsā intentionally keep his primary shorter redaction unauthorized, then revise it and attribute the final longer redaction to an abstract Ṣalāḥ al-Bukhārī? This history allows us to come closer to understanding the role of any medieval maqāmāt in legitimating its compiler and attesting his right to be the true transmitter of his master’s teachings. Indeed, for his late master, a posthumous maqāmāt was of no importance, and the after-the-fact legitimation did not make any sense. However, we cannot say the same about his followers for whom compiling a hagiography of their holy shaykh not only represented an honourable duty but also asserted their own special place within the tradition they represented. 17 The unique copy of Anīs-1 edited by Jāmī was prepared for publication and is planned to be supplemented with: Anīs-2; the Risāla-yi Bahā’yya by Abū’l-Qāsim b. Mas‘ūd; the Maqāmāt of Bahā’ al-Dīn Naqshband by Abū’l-Muḥsin Muḥammad Bāqir; the Risāla-yi qudsiyya by Pārsā (with extensive comments by ‘Abd al-Raḥmān Jāmī on its margins); the Risāla-yi unsiyya and the Risāla-yi abdāliyya both by Charkhī. Apart from the Risāla-yi Bahā’yya and the Maqāmāt of Bahā’ al-Dīn Naqshband, all the other texts are taken from the same

16. MS 386 was described by the late Soviet Iranist Abdurahman T. Tagirdzhanov (1907–1983) but obviously did not reach Molé. The manuscript contains 29 original texts; most of them were compiled by the Naqshbandiya masters and transcribed between 944–51 AH/1538–45 AD in Bukhārā by one scribe whose name was Luṭf Allāh Ḍīyā al-Dīn b. Abū’l-Ma‘ālī al-Sanūjirdī. See A. Tagirdzhanov, Opisanie tadjikskikh i persidskikh rukopisei vostochnogo otdela biblioteki LGU (“Description of Tajik and Persian MSS at the Oriental department of the library of the Leningrad State University”), Leningrad 1962, 286–310. 17. For further details see: A. Khismatulin, “Jāmī’s statement on the authorship of the Anīs al-Tālibīn,” in Jāmī in Regional Contexts: The Reception of ʿAbd al-Raḥmān Jāmī’s Works in the Islamicate World, ca. 9th/15th-14th/20th Century, eds. Th. d’Hubert and A. Papas, Leiden 2018, 309–42.

222

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé St. Petersburg MS. Thus, Molé’s hope of publishing these major Naqshbandi texts under one cover and in two volumes, hopefully will not remain unfulfilled.

Fig. 1. A foreword written in saj‘ by Jāmī to a version of Anīs-1 (MS 386, fol. 168a).

223

Appendix

DESCRIPTION OF “FONDS MOLÉ” (IRHT, PARIS)* Alexey KhismAtulin

Box I (Off-prints and copies of the published works) A Title: Muḥammad ‘Iwaḍ Bukhārī. Tarjuma-yi ṭālibīn wa-īḍāḥ-i sālikīn, edited by Marijan Molé. Farhang-i Irān-zamīn 8 (1339/1960): 72–132 (2 off-prints, p. 1–61). Note: the text is based on MS 48 held by the Bodleian Library (Oxford). B Title: “Le partage du monde dans la tradition iranienne.” Journal asiatique 240 (1952): 455–63 (2 off-prints). C Title: “La version persane du Traité des dix principes de Najm al-Dīn Kobrā par ‘Alī b. Shihāb al-Dīn Hamadānī.” Farhang-i Irān-zamīn 6 (1337/1958): 38–66 (1 off-print). Note: the critical edition of the Persian text of the Dah qā‘ida published by Molé with his French introduction.

*

224

Final description of the archive was made possible thanks to the grants of the Fondation de la Maison des sciences de l’homme (Fall 2014 and Summer 2016). I express my sincere gratitude to Maria Szuppe, Gianroberto Scarcia, Christian Molé, Jacqueline Sublet for their invaluable help in this project and to Christian Müller and Muriel Roiland for the immeasurable amount of support they have provided throughout description of Molé’s archive at the IRHT. The description is complete and differs from the one published earlier: Khismatulin, Azarnouche, “The Destiny,” 53–54; also online at: https://f-origin.hypotheses.org/wp-content/ blogs.dir/2757/files/2016/09/IRHT-Mole-Catalogue.pdf

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé D Title: “Les Kubrawiya entre sunnisme et shiisme aux huitième et neuvième siècles de l’hégire.” Revue des études islamiques 29 (1961): 61–142 (1 off-print). E Title: “Réponse à M. Duchesne-Guillemin.” Numen, 8, fasc. 1 (1961): 51–63 (1 off-print). F Title: “Antwort an J. Duchesne-Guillemin.” In Zarathustra, edited by Marijan Molé, 320–35. Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1970 (1 off-print). Note: “Réponse à M. Duchesne-Guillemin.” Numen 8, fasc. 1 (1961): 51–63, ins Deutsche übersetzt von Ursula Weisser. G Title: “Yasna 45 et la cosmogonie mazdéenne.” Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft, 112, Hf. 2 (1962): 345– 52 (2 off-prints). Note: Vortrag, auf dem XV. Deutschen Orientalistentag zu Göttingen am 31. Juli 1961 gehalten. H Title: “Une histoire du mazdéisme est-elle possible? Notes et remarques en marge d’un ouvrage récent.” Revue de l’histoire des religions 162, no 1 (1962): 45–67 (Pt. 1; 2 off-prints). I Title: “Une histoire du mazdéisme est-elle possible? Notes et remarques en marge d’un ouvrage récent.” Revue de l’histoire des religions 162 (1962): 161–218 (Pt. 2; 2 off-prints). 1

1.

A review of R. C. Zaehner, The Dawn and Twilight of Zoroastrianism, London

225

Alexey Khismatulin J Title: “Le problème des sectes zoroastriennes dans les livres pehlevis.” Oriens, 13–14 (1961): 1–28 (1 off-print). K Title: “Le jugement des morts dans l’Iran préislamique.” In Le Jugement des Morts, edited by Jean Yoyotte, Jeanne-Marie Aynard, Henri Cazelle et al., 145–75. Paris: Seuil, 1961 (Sources Orientales, 4) (1 off-print). L Title: “La lune en Iran ancien.” In La Lune. Mythes et Rites, edited by Philippe Derchain, Maurice Lambert, Marcel Leibovici et al., 219–29. Paris: Seuil, 1962 (Sources Orientales, 6) (4 off-prints). M Title: “Traités mineurs de Nağm al-Dīn Kubrā.” Annales islamologiques, 4 (1963): 1–78 (5 off-prints). 2 N Title: “Professions de foi de deux Kubrawīs: ‘Alī-i Hamadānī et Muḥammad Nūrbakhsh.” Bulletin d’études orientales de l’Institut français de Damas 17 (1961–62): 133–204 (1 off-print). Note: the Persian critical edition.

2.

226

1961 is available at: http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1962_num_162_1_7783, http://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1962_num_162_2_7814. An introduction by Molé (pp. 1–13) and the critical editions in Arabic and Persian of: i. al-Usūl al-‘ashara (pp. 14–22); ii. Risāla ila’l-hā’im al-khā’if min lawmat al-lā’im (pp. 23–37); iii. al-Risālat al-sāir al-hāir al-wājid ila’l-sātir al-wāhid al-mājid (pp. 39–59, in Persian); iv. Kitāb ādāb al-sulūk ila hadra mālik al-milk wa-milk al-mulūk (pp. 61–78) are available at: h t t p s : / / i a 8 0 1 5 0 1 . u s . a r c h i v e . o r g / 3 0 / i t e m s / TA S A U W U F / N a m Ad-dnAl-kubrAl-ulAl-aaraRislaIlL-himAl-ifMinLaumatAl-lim.MarijanMolTraitsMineursDeNamAl-dnKubrInAnnalesIslamologiques419631-73..pdf (access 10 December 2021)

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé O Title: “Un traité de ‘Alā’ al-Dawla Simnānī sur ‘Alī b. Abī Tālib (= Kubrawiyāt IV).” Bulletin d’études orientales de l’Institut français de Damas 16 (1958–60): 61–99 (1 off-print). Note: the Arabic critical edition. P Title: Review of J. K. Teufel, Eine Lebensbeschreibung des Scheichs ‘Ali-i Hamadani (gestorben 1385). Die Xulāsat ul-manāqib des Maulānā Nur ud-Din Ca‘far-i Badaxši, Brill, Leiden 1962, Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft 114, Hft. 2 (1964), p. 437-438 (1 off-print). Q Title: Le Président Itzhak Ben-Zvi son activité scientifique et ses recherches à l’Institut Ben-Zvi (Jerusalem: Institut Ben-Zvi, 1963) (1 off-print). Note: an off-print given to M. Molé. R Title: Darío Cabanelas Rodríguez (and others). Juan de Segovia y el problema islámico (Madrid, 1951), i—xix (prólogo), + 373 p. Note: the book given to M. Molé. Box II (Texts copied or prepared for publication) A Title: Le “Livre de Karšāsp” d’Asadī de Tūs et le mythe de Krsāspa. Études sur la formation de la tradition épique iranienne Note: the French edition (partially handwritten and typed) of Molé’s Polish PhD dissertation defended in Krakow in 1948 (200 p. + Introduction).

227

Alexey Khismatulin B Title: Les origines de la geste sistanienne Note: a handwritten unpublished paper in 60 pages and the same paper typed on 52 pages. 3 C Title: a Persian text by ‘Ammār b. Muḥammad al-Bidlīsī (d. between 590–604 AH/1194–1207 AD) Note: the text was transcribed by Molé in 11 pages, for the MS used see Box XVI-E. D Title: Ṣafwat al-‘urwa li’l-ikhwa min ahl al-ṣafwa (‫صفوة العروة لإلخوة من‬ ‫ )اهل الصَّفوة‬by ‘Alā al-Dawla al-Simnānī (d. 1336 AD) Note: the Arabic text was copied by Molé in 61 pages (incomplete, bāb 1 and 2). E Title: Aḥkām-i Jāmāsp (‫)احکام جاماسپ‬ Note: an edition by Molé in 70 pages plus 9 pages of his French introduction; for the MSS used see Box XXIII-C-D 4. Box III A Title: Sām-nāma (‫)سام نامه‬ Note: the Persian text copied in 21 handwritten pages.

3. 4.

228

This text is published at the end of the present volume. On this text, see the article above by F. Somer Gavage.

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé B Titles: Jahāngīr-nāma (‫ ;)جهانگيرنامه‬Ādharburzīn-nāma (‫آذربرزين‬ ‫—)نامه‬the Persian texts supplied with the paraphrased translation into French; Sām-nāma (‫—)سام نامه‬a paraphrased French translation. C Title: Bahman-nāma (‫)بهمن نامه‬ Note: the Persian text copied in 221 handwritten pages. D Title: Khāwar-nāma (‫)خاورنامه‬ Note: a paraphrased French translation in 89 handwritten pages. E Title: Kūsh-nāma (‫)کوش نامه‬ Note: a paraphrased French translation in 44 handwritten pages. F Titles: Farāmarz-nāma (‫ )فرامرزنامه‬and a fragment of Dāstān-i shabrang (‫)داستان شبرنگ‬ Note: a paraphrased French translation in 32 and 4 handwritten pages correspondingly. G Title: Bahman-nāma (‫)بهمن نامه‬ Note: a paraphrased French translation in 46 handwritten pages. H Title: Kūsh-nāma (‫)کوش نامه‬ Note: the Persian text copied in 92 handwritten pages.

229

Alexey Khismatulin Box IV A Title: Anīs al-ṭālibīn Pers.: ‫انيس الطَّالبين‬ Author: Qāsim b. Muḥammad Shahr-Ṣafā’yi mashhūr ba Kātib Note: an incomplete Persian edition without Molé’s introduction and notes in 33 pages based on a MS held by the Delhi University (no 34291, d/c 947 AH) and mentioned by Molé in his “Traités mineurs,” 3 (fn. 1). See also Box I-M. B Title: Dhikr-i khwāja ‘Abd al-Khāliq Ghijduwānī Pers.: ‫ذکر خواجه عبد الخالق غجدواني‬ Author: unknown Note: the Persian basic text copied in 15 pages; for MS see Box XVII-D. C Title: Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (Anīs-2) Pers.: ‫انيس الطَّالبين و ُع َّدة السَّالکين‬ Author: ascribed to Ṣalāḥ b. Mubārak al-Bukhārī, but written by Muḥammad Pārsā al-Bukhārī 5 Note: a handwritten basic text in 232 pages with Molé’s introduction in 6 pages; the text is known as Anīs-2 (the longer redaction); the text was published: Ṣalāḥ b. Mubārak al-Bukhārī. Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn. Edited by Khalīl Ibrāhīm Sārī-ūglī. Tehran, 1371/1992. D Title: Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (Anīs-2)

5.

230

See A. Khismatulin, “Jāmī’s statement on the authorship of the Anīs al-Tālibīn” in Jāmī in Regional Contexts: The Reception of ʿAbd al-Raḥmān Jāmī’s Works in the Islamicate World, ca. 9th/15th-14th/20th Century, eds. Th. d’Hubert and A. Papas, Leiden 2018, 309–42.

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé Pers.: ‫انيس الطَّالبين و ُع َّدة السَّالکين‬ Author: ascribed to Ṣalāḥ b. Mubārak al-Bukhārī, but written by Muḥammad Pārsā al-Bukhārī Note: the first part (qism-i awwal: dar ta‘rīf-i wilāyat wa walī) of the same redaction in five pages with their own pagination. E Title: Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (Anīs-2) Pers.: ‫انيس الطَّالبين و ُع َّدة السَّالکين‬ Author: ascribed to Ṣalāḥ b. Mubārak al-Bukhārī, but actually written by Muḥammad Pārsā al-Bukhārī Note: two additional stories of “Z-copy” in the second part of the same redaction (in three duplet pages); see poch. 25132, Coslovi 1, 155 (No 114) – Upsala, Univers. Lib., No 380, Zettersteen, 472. F Title: Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (Anīs-2) Pers.: ‫انيس الطَّالبين و ُع َّدة السَّالکين‬ Author: ascribed to Ṣalāḥ b. Mubārak al-Bukhārī, but actually written by Muḥammad Pārsā al-Bukhārī Note: the complete critical edition of Anīs-2 without Molé’s introduction and notes, p. 1-316 (altogether 417 accounts ending with a story by Ya‘qūb Charkhī): Pt 1 (p. 2), Pt 2 (p. 20), Pt 3 (p. 56), Pt 4 (p. 118); the edition is based on 6 reliable manuscripts, of which the oldest one was dated Ṣafar 831 AH/December 1427 AD; for the MSS used see his letter to a publisher, Box XXIV-A. Box V A Title: Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (Anīs-2) Pers.: ‫انيس الطَّالبين و ُع َّدة السَّالکين‬ Author: ascribed to Ṣalāḥ b. Mubārak al-Bukhārī, but actually written by Muḥammad Pārsā al-Bukhārī Note: one more critical edition of Anīs-2; incomplete: altogether 28 accounts-Pt. 1 (complete), Pt. 2 (just the beginning, accounts 24-28). 231

Alexey Khismatulin B Title: Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (Anīs-1) Pers.: ‫انيس الطَّالبين و ُع َّدة السَّالکين‬ Author: Muḥammad Pārsā al-Bukhārī Note: the complete critical edition by Molé of Anīs-1 known as the shorter redaction and compiled by Muḥammad Pārsā al-Bukhārī, the outstanding disciple of Bahā’ al-Dīn Naqshband; altogether 239 accounts in 97 pages ending with a story told by a “reliable friend” about Jalāl al-Dīn Khālidī Kishī and his impression of Naqshband; without Molé’s introduction and notes; the edition is based on a copy transcribed by ‘Abd al-Raḥmān Jāmī in 856 AH/1452 AD (kept in the Khudā Bakhsh Oriental Public Library in Patna, India) with using eight more reliable copies for comparison with it; for the MSS used see his letter to a publisher, Box XXIV-A; the text was published on the base of Jāmī’s copy and wrongly ascribed to him: ‘Abd al-Raḥmān Jāmī. Khulāṣa-yi Anīs al-ṭālibīn. Edited by Muḥammad Dhākir Ḥusayn. Patna, 1996. Box VI A Title: Manqabat al-jawāhir Pers.: ‫منقبة الجواهر‬ Author: Ḥaydar Badakhshī, a disciple of ‘Abd Allāh Barzishābādi Note: the basic Persian edition in 77 pages without Molé’s introduction and notes plus 12 pages of his critical edition; for the MS see Box XV-A. B Title: Tuḥfat al-barara fī’l-masā’il al-‘ashara Arabic: ‫تحفة البررة في المسائل العشرة‬ Author: Majd al-Dīn al-Baghdādī Note: the Arabic critical edition prepared by Molé without his introduction and notes; pp. 1, 8–177, 179; for the MS see Box XVI-J.

232

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé C Title: Khulāṣat al-manāqib: dar manāqib-i mīr-sayyid-i ‘Alī b. Shihāb al-Dīn al-Hamadānī Pers.: ‫خالصة المناقب در مناقب مير سيِّد علی بن شهاب الدِّين الهمدانی‬ Author: Nūr al-Dīn Ja‘far Badakhshī Note: an incomplete critical edition in 41 duplet pages; the text was published by J. K. Teufel (see his Eine Lebensbeschreibung and Molé’s review in Box I-P); for the MSS used see Box XV-B-C. D Title: Khulāṣat al-manāqib: dar manāqib-i mīr-sayyid-i ‘Alī b. Shihāb al-Dīn al-Hamadānī Pers.: ‫خالصة المناقب در مناقب مير سيِّد علی بن شهاب الدِّين الهمدانی‬ Author: Nūr al-Dīn Ja‘far Badakhshī Note: the same basic Persian text transcribed by Molé in 167 pages; the text was published by J. K. Teufel (see his Eine Lebensbeschreibung and Molé’s review in Box I-P); for the MSS used see Box XV-B-C. E Title: Risāla dar ‘ishq wa-‘aql Pers.: ‫رساله در عشق و عقل‬ Author: Najm al-Dīn Rāzī Note: the basic Persian text copied by Molé without his introduction and notes in 18 pages; the text was published later: Najm al-Dīn Rāzī, Risāla-yi ‘ishq wa-‘aql. Edited by Taqī Tafazzulī. Tehran, 1345/1966; in addition to two other MSS, the basic MS for this edition is the same as used by Molé, that is the Kitābkhāna-yi Majlis No 598 copied from a copy of 704 AH; for the MS used see Box XVI-F. F Title: Zubdat al-ḥaqā’iq – Maqṣad al-aqṣā Pers.: ‫زبدة الحقائق – مقصد االقصی‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Note: these two texts were copied by Molé in 13 pages. 233

Alexey Khismatulin Box VII A Title: Rawḍat al-sālikīn: Maqāmāt-i ḥaḍrat-i Mawlānā Muḥammad b. Muḥammad ‘Alā al-Dīn Abīzhī Kūhistānī Pers.: ‫ مقامات حضرت موالنا مح َّمد بن مح َّمد عالء الدِّين ابيژی‬:‫روضة السَّالکين‬ ‫کوهستانی‬ Author: ‘Alī b. Muḥammad Abīwardī Kūrānī Note: the complete basic Persian text transcribed by Molé without his introduction and notes in 204 pages; for the MS used see Box XX-A-B. B Title: Kashf al-ḥaqā’iq Pers.: ‫کشف الحقائق‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Note: the basic Persian text of five risālas transcribed by Molé without his introduction and notes in 272 handwritten pages: Fātiḥa (1–40); 1. Dar bayān-i wujūd wa ān chi ta‘alluq ba wujūd dārad (41–99); 2. Dar bayān-i insān wa ān chi ta‘alluq ba insān dārad (101–76); 3. Dar bayān-i sulūk wa ān chi ta‘alluq ba sulūk dārad (177–220); 4. Dar bayān-i tawhīd wa ān chi ta‘alluq ba tawhīd dārad (221–52); 5. Dar bayān-i ma‘ād wa ān chi ta‘alluq ba ma‘ād dārad (253–72, incomplete or mixed with other parts). Box VIII (Photocopies of manuscripts) A Title: Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (Anīs-1) Pers.: ‫انيس الطَّالبين و ُع َّدة السَّالکين‬ Author: Muḥammad Pārsā al-Bukhārī Coll.: Istanbul, Süleymaniye Kütüphanesi, Fatih 2560 Photos: 1–169 (complete) Mf.: poch. 25159, Coslovi 1, p. 127 (No 1)

234

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé B Title: Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (Anīs-1) Pers.: ‫انيس الطَّالبين و ُع َّدة السَّالکين‬ Author: Muḥammad Pārsā al-Bukhārī Coll.: Ivanow, Curzon 244, d/c 952 AH Photos: 1–42 (complete, ff. 1–11 verso, 12–42 verso-recto) C Title: Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (Anīs-1) Pers.: ‫انيس الطَّالبين و ُع َّدة السَّالکين‬ Author: Muḥammad Pārsā al-Bukhārī Coll.: Oxford, the Bodleian Lib., pers. e 37, d/c 921 AH Photos: 1–99 (complete; with 34 duplets) D Title: Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (Anīs-1) Pers.: ‫انيس الطَّالبين و ُع َّدة السَّالکين‬ Author: Muḥammad Pārsā al-Bukhārī Coll.: Istanbul Üniversitesi, F 731, d/c X–XI cent. AH Photos: 1–57 (complete) E Title: Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (Anīs-1) Pers.: ‫انيس الطَّالبين و ُع َّدة السَّالکين‬ Author: Muḥammad Pārsā al-Bukhārī Coll.: Bankipore, Or. Pub. Lib., No 1377, d/c 856 AH copied by Jāmī Photos: 1–56 (complete) + 16 duplets Mf: poch. 24904, Coslovi 1, p. 127 (No 3) Note: the text was published on the base of this MS and wrongly ascribed to Jāmī: Jāmī, ‘Abd al-Raḥmān. Khulāṣa-yi Anīs al-ṭālibīn. Edited by Muḥammad Dhākir Husayn. Patna, 1996.

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Alexey Khismatulin F Title 1: Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (Anīs-1) Pers.: ‫انيس الطَّالبين و ُع َّدة السَّالکين‬ Title 2: Dhikr-i ḥaḍrat-i Quṭb al-awliyā khwāja ‘Alā al-Dīn ‘Aṭṭār (fol. 164) Pers.: ‫ذکر حضرت قطب االوليا خواجه عالء الدِّين عطَّار‬ Author: Muḥammad Pārsā al-Bukhārī Coll.: Isfahan, Minasian No 388 Photos: 1–118 (incomplete in the beginning) G Title: Silsilat al-ṣādiqīn wa-anīs al-‘ushshāqīn Pers.: ‫سلسلة الصَّادقين و انيس الع َّشاقين‬ Author: Dūst Muḥammad b. Nawrūz Muḥammad al-Akhsīkatī Coll.: Istanbul Üniversitesi, F 691 Photos: 1–93 (complete) Mf: poch. 25150, Coslovi 1, p. 138 (No 69) Box IX A Title: Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (Anīs-2) Pers.: ‫انيس الطَّالبين و ُع َّدة السَّالکين‬ Author: ascribed to Ṣalāḥ b. Mubārak al-Bukhārī, but written by Muḥammad Pārsā al-Bukhārī Coll.: Istanbul Üniversitesi, F 430, d/c 831 AH Photos: 1–254 (with duplets) Mf.: poch. 25137, Coslovi 1, p. 136 (No 55) entitled Maqāmāt and ascribed to Naqshband B Title: Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (Anīs-2) Pers.: ‫انيس الطَّالبين و ُع َّدة السَّالکين‬ Author: ascribed to Ṣalāḥ b. Mubārak al-Bukhārī, but written by Muḥammad Pārsā al-Bukhārī 236

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé Coll.: Bankipore, Or. Pub. Lib., No 1376, d/c 994 AH Photos: 1–220 Mf.: poch. 25157, Coslovi 1, p. 128 (No 4) C Title: Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (Anīs-2) Pers.: ‫انيس الطَّالبين و ُع َّدة السَّالکين‬ Author: ascribed to Ṣalāḥ b. Mubārak al-Bukhārī, but written by Muḥammad Pārsā al-Bukhārī Coll.: Istanbul, Süleymaniye Kütüphanesi, Şehit Ali Paşa No 1182, d/c X–XI cent. AH Photos: 1–110 Mf.: poch. 25146, Coslovi 1, p. 153 (No 105) entitled Maqāmāt and ascribed to Naqshband Note: the MS was identified by Stéphane Ruspoli. See his “Notice sur les manuscrits Naqshbandi du fonds Molé,” 58. D Title: Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (Anīs-2) Pers.: ‫انيس الطَّالبين و ُع َّدة السَّالکين‬ Author: ascribed to Ṣalāḥ b. Mubārak al-Bukhārī, but actually written by Muḥammad Pārsā al-Bukhārī Coll.: Ivanow, Curzon 64, d/c 992 AH Photos: 1–80 (ff. 1–10 recto; 11–80 recto-verso) E Title: Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn (Anīs-2) Pers.: ‫انيس الطَّالبين و ُع َّدة السَّالکين‬ Author: ascribed to Ṣalāḥ b. Mubārak al-Bukhārī, but actually written by Muḥammad Pārsā al-Bukhārī Coll.: Istanbul, Süleymaniye Kütüphanesi, Nafis Paşa No 1204, d/c 1027 AH Photos: 1–158 (with duplets) Mf.: poch. 25144, Coslovi 1, pp. 128–29 (No 10)

237

Alexey Khismatulin Box X A Title: Majmū‘a Pers.: ‫مجموعه‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Coll.: Istanbul, Süleymaniye Kütüphanesi, Şehit Ali Paşa No 2802 Photos: 1–181 (ff. 1–176 with duplets) Mf.: poch. 24896, Coslovi 1, p. 142-143 (No 78) B Title: Kashf al-ḥaqā’iq Pers.: ‫کشف الحقائق‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Coll.: Istanbul, Süleymaniye Kütüphanesi, Şehit Ali Paşa No 1387, d/c 1018 AH? Photos: 1–257 (ff. 1–240 with duplets) C Title: Insān-i kāmil Pers.: ‫انسان کامل‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Coll.: Istanbul Üniversitesi, F 896, d/c 890 AH Photos: 1–190 (ff. 7–181 with duplets) Mf.: poch. 25166, Coslovi 1, p. 141 (No 75) D Title: Majmū‘a Pers.: ‫مجموعه‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Coll.: n/i Photos: 1–105

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Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé E Title: Maqṣad al-aqṣā Pers.: ‫مقصد االقصی‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Coll.: Istanbul, Süleymaniye Kütüphanesi, Atif Efendi No 1401 Photos: 1–82 (ff. 1–80 + 81–82 the beginning of an unknown risāla) Mf.: poch. 25170, Coslovi 1, p. 139 (No 72) F Title: Dar lawḥ al-maḥfūẓ Pers.: ‫در لوح المحفوظ‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Coll.: Istanbul, Beyazit Devlet Kütüphanesi, Veliyüddin Efendi No 1812, d/c 1054 AH Photos: 1–56 (ff. 1–53 with duplets) Box XI A Title: Rasā’il li-‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Pers.: ‫رسائل لعزيز الدِّين النَّسفي‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Coll.: Istanbul, Beyazit Devlet Kütüphanesi, Veliyüddin Efendi No 1685, d/c 1146 AH Photos: 1–172 Mf.: poch. 25586?, Coslovi 1, p. 131 (No 26?) Note: the texts were published. See ‘Azīzoddīn Nasafī, Le Livre de l’Homme Parfait. Téhéran: Département d’iranologie de l’Institut franco-iranien; Paris: Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien-Maisonneuve, 1962. B Title: Kulliyyāt (Kashf al-ḥaqā’iq + 28 other risālas) Pers.: ( ‫کليَّات ) کشف الحقائق و رسائل ديگر‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī 239

Alexey Khismatulin Coll.: Istanbul, Beyazit Devlet Kütüphanesi, Veliyüddin Efendi no 1767, d/c 981 AH Photos: 1–348 Mf.: poch. 25587-25588, Coslovi 1, p. 140-141 (No 74) entitled Majmū‘a with a detailed description Note: the texts were published. See ‘Azīzoddīn Nasafī, Le Livre de l’Homme Parfait. Téhéran: Département d’iranologie de l’Institut franco-iranien; Paris: Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien-Maisonneuve, 1962. C Title: Insān-i kāmil? Pers.: ‫انسان کامل؟‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Coll.: Leyde, Cod. Or. 778 (Nasafī) Photos: 1–134 (with duplets) Note: the text was published. See ‘Azīzoddīn Nasafī, Le Livre de l’Homme Parfait. Téhéran: Département d’iranologie de l’Institut franco-iranien; Paris: Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien-Maisonneuve, 1962. D Title: Bayān al-tanzīl Pers.: ‫بيان التنزيل‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Coll.: Tehran, Kitabkhana-yi danishgah, Mishkat No 405, d/c 1283 Photos: 1–107 Note: the text was published. See ‘Azīzoddīn Nasafī. Le Livre de l’Homme Parfait. Paris, 1962. Box XII A Title 1: n/i (ff. 15v–16r, 28v–32r) Pers.: n/i Author: n/i 240

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé Title 2: Ijāza ‘āmma muṭlaqa wa-ijāza khāṣṣa mukhtaṣṣa (ff. 42v–48r, 81v–87r) Arab.: ‫اجازة عا ّمة مطلقة و اجازة خاصّة مختصّة‬ Author: n/i Coll.: Berlin, National Bibl., or. 40 127 Photos: 1–18 B Title: Maqṣad al-aqṣā Pers.: ‫مقصد االقصی‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Coll.: Isfahan, Minasian 192-F, d/c 1253 AH Photos: 1–130 (complete, with duplets) C Title: Rasā’il Pers.: ‫رسائل‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Coll.: Istanbul, Nuruosmaniye, 4899, d/c 1088 AH Photos: 1–114 (ff. 105v–219r) Mf.: poch. 22456 D Title: Kashf al-ḥaqā’iq Pers.: ‫کشف الحقائق‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Coll.: n/i Photos: 1–116 E Title 1: Tarjuma wa-sharḥ-i risāla-yi Qudwa asḥāb ṣafā wa-quṭb arbāb wafā (ff. 1v–14v) Pers.: ‫ترجمه و شرح رساله قدوة اصحاب صفا و قطب ارباب وفا‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī (or Najm al-Dīn al-Kubrā) 241

Alexey Khismatulin Title 2: Maqṣad al-aqṣā (ff. 15v–35v) Pers.: ‫مقصد االقصی‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Title 3: Bayān al-tanzīl (ff. 38v–84v) Pers.: ‫بيان التنزيل‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Title 4: Insān al-kāmil (ff. 85v–152v) Pers.: ‫انسان الکامل‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Coll.: Manchester, J. Rylands Lib., Arab. No 734 (Mingana 112), d/c 1085 AH Photos: 160 (with duplets) Mf.: poch. 24901, Coslovi 1, p. 143 (No 79) F Title: Insān al-kāmil fī-ma‘rifat al-wāfir Pers.: ‫انسان الکامل في معرفة الوافر‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Coll.: Wien, Österreich National Bibl., NF 374 Photos: 1–116 (complete, 5 faṣls + 20 risālas) G Title: Bayān al-tanzīl Pers.: ‫بيان التنزيل‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Coll.: Oxford, the Bodleian Lib., pers. e 35 Photos: 1–42 (ff. 2v–37 with duplets) Mf.: poch. 24712-24718, Coslovi 1, p. 130 (No 22) entitled Risāla dar sharḥ-i Shaṭṭāriya by ‘Alī al-Hamadānī H Title: Maqṣad al-aqṣā Pers.: ‫مقصد االقصی‬ Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī Coll.: Tehran, xf Majlis 1302, coll. Tabataba’i No 994 242

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé Photos: 1–79 (complete, ff. 145–310, foliation recto-verso) Box XIII A Title: al-‘Urwa li-ahl al-khalwa wa’l-jalwa Pers.: ‫العروة الهل الخلوة والجلوة‬ Author: ‘Alā al-Dawla al-Simnānī Coll.: Tehran, Kitabkhana-yi Majlis? Photos: 1–130 (disordered with duplets) B Title: al-‘Urwa li-ahl al-khalwa wa’l-jalwa Arab.: ‫العروة الهل الخلوة والجلوة‬ Author: ‘Alā al-Dawla al-Simnānī Coll.: Istanbul, Süleymaniye Kütüphanesi, Reis-ül-küttap, no 482 Photos: 1–97 Mf.: poch. 24877, Coslovi 1, p. 132 (No 30), entitled Safwa al-‘urwa C Title: Faḍl al-sharī‘a (ff. 46r–117v) (1. Kitāb fī-adab al-‘uzla; 2. Kitāb fī-sharā’iṭ al-khalwa) Arab.: ‫فضل ال َّشريعة‬ Author: ‘Alā al-Dawla al-Simnānī Coll.: Istanbul, Bibl. Millet, Feyzullah No 2135 Photos: 1–71 + 1 duplet Mf.: poch. 24888, Coslovi 1, p. 148 (No 89) D Title 1: Ṣadāyif alṭāyif li-man fī-bahr al-dunyā bi-ka‘ba al-qalb ṭāyif Pers.: ‫صدايف الطايف لمن في بحر الدنيا بکعبة القلب طايف‬ Author: ‘Alā al-Dawla al-Simnānī? Title 2: Tarjuma wa-sharḥ-i risāla-yi Qudwa asḥāb ṣafā wa-quṭb arbāb wafā (ff. 1v-14v) Pers.: ‫ترجمه و شرح رساله قدوة اصحاب صفا و قطب ارباب وفا‬ 243

Alexey Khismatulin Author: ‘Azīz al-Dīn al-Nasafī (or Najm al-Dīn al-Kubrā) Title 3: n/i Coll.: n/i Photos: 1–55 (with duplets) Note: the photos are disordered and unnumbered E Title 1: Ghāyat al-imkān fī-dirāyat al-makān (ff. 213–43) Pers.: ‫غاية االمكان في دراية المكان‬ Author: Tāj al-Dīn Maḥmūd al-Ushnuhī Title 2: Sirr al-bāl fī-aṭwār sulūk ahl al-ḥāl (ff. 244–63) Pers.: ‫سرالبال في اطوار سلوک اهل الحال‬ Author: ‘Alā al-Dawla al-Simnānī Title 3: Salwat al-‘āshiqīn wa-saktat al-mushtāqīn (ff. 264–82) Pers.: ‫سلوة العاشقين و سکتة المشتاقين‬ Author: ‘Alā al-Dawla al-Simnānī Title 4: Risāla (ff. 283–308) Pers.: ‫رساله‬ Author: ‘Alā al-Dawla al-Simnānī Coll.: Tabriz, Bibl. Sayyid Nafisi? Photos: 1–112 (with duplets) Mf.: poch. 25574?, Coslovi 1, p. 132 (No 34?) F Title: Mashāri‘ abwāb al-quds (compiled in 711 AH/1312 AD) Arab.: ‫مشارع ابواب القدس‬ Author: ‘Alā al-Dawla al-Simnānī Coll.: Istanbul, Süleymaniye Kütüphanesi, Şehit Ali Paşa No 1378 Photos: 1–47 (ff. 9–51 with duplets) Mf.: poch. 24653-24661, Coslovi 1, p. 132 (No 32) entitled Mashāri‘ al-abwāb and referred to No 378

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Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé G Title: Mashāri‘ abwāb al-quds (compiled in 711 AH/1312 AD) Arab.: ‫مشارع ابواب القدس‬ Author: ‘Alā al-Dawla al-Simnānī Coll.: Tehran? Photos: 1–38 Box XIV A Title: Ma‘āsh al-sālikīn Pers.: ‫معاش السَّالکين‬ Author: Muḥammad Nūrbakhsh Coll.: n/i Photos: 1–12 (ff. 58–69) B Title 1: Risāla fī’l-ṭarīqa (ff. 1r–8r) Arab.: ‫رسالة في الطَّريقة‬ Author: Najm al-Dīn al-Kubrā? Title 2: Risāla fī’l-taṣawwuf (ff. 8r–15r) Arab.: ‫صوف‬ ُّ َّ‫رسالة في الت‬ Author: Najm al-Dīn al-Kubrā? Title 3: Min tafsīr al-shaykh Najm al-Dīn al-Kubrā (ff. 20r–21r) Arab.: ‫من تفسير ال َّشيخ نجم الدِّين الکبری‬ Author: Najm al-Dīn al-Kubrā Title 4: Nuskha ijāza kutubha al-shaykh Najm al-Dīn al-Kubrā (ff. 21r) Arab.: ‫نسخة اجازة کتبها ال َّشيخ نجم الدِّين الکبری‬ Author: Najm al-Dīn al-Kubrā Title 5: Kitāb kataba al-Shiblī ila’l-Junayd (ff. 28v) Arab.: ‫کتاب کتب ال ِّشبلی الی الجنيد‬ Author: Abū Bakr al-Shiblī Title 6: Nuskha kataba Najm al-Dīn al-Kubrā ila Sa‘d al-Dīn (ff. 29v–30v) Arab.: ‫نسخة کتب نجم الدِّين الکبری الی سعد الدِّين‬ 245

Alexey Khismatulin Author: Najm al-Dīn al-Kubrā Title 7: Risāla al-hā’im al-khā’if min lawmat al-lā’im (ff. 31r–40r) Pers.: ‫رساله الهائم الخائف من لومة الالئم‬ Author: Najm al-Dīn al-Kubrā Coll.: n/i Photos: 1–48 C CA Title: Risāla al-hā’im al-khā’if min lawmat al-lā’im Arab: ‫رسالة الهائم الخائف من لومة الاليم‬ Author: Najm al-Dīn al-Kubrā Coll.: Istanbul, Aya Sofya Lib., No 2052, d/c 686 AH Photos: 1–14 (ff. 141–150) Mf.: poch. 24647-24649, Coslovi 1, p. 129 (No 12) Note: the MS was mentioned by Molé in his “Traités mineurs,” 10. See Box I-M. CB Title: Risāla al-hā’im al-khā’if min lawmat al-lā’im Arab: ‫رسالة الهائم الخائف من لومة الاليم‬ Author: Najm al-Dīn al-Kubrā Coll.: Paris, BNF, Arabe No 1343, 2, d/c X cent. AH Photos: 1–18 (ff. 14v–29r) Mf.: poch. 24747-24750, Coslovi 1, p. 129 (No 13) Note: the MS was mentioned by Molé in his “Traités mineurs,” 10. See Box I-M. CC Title: Risāla al-hā’im al-khā’if min lawmat al-lā’im Arab: ‫رسالة الهائم الخائف من لومة الالئم‬ Author: Najm al-Dīn al-Kubrā Coll.: Istanbul, Aya Sofya Lib., No 4837, 3, d/c 751 AH Photos: 1–9 (ff. 75v–82r) Mf.: poch. 24683-24684, Coslovi 1, p. 129 (No 11) 246

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé Note: the MS was mentioned by Molé in his “Traités mineurs,” 10. See Box I-M. CD Title: Risāla al-sā’ir al-ḥā’ir al-wājib ila’l-sātir al-wāḥid al-mājid Pers.: ‫رساله السَّائر الحائر الواجب الی السَّاتر الواحد الماجد‬ Author: Najm al-Dīn al-Kubrā Coll.: Istanbul, Süleymaniye Kütüphanesi, Şehit Ali Paşa No 1393, d/c 770 AH Photos: 1–17 (ff. 25r–38v) Mf.: poch. 24669-24671, Coslovi 1, p. 129 (No 16) Note: the text was mentioned by Molé in his “Traités mineurs,” 11. See Box I-M. CE Title: Risāla al-hā’im al-khā’if min lawmat al-lā’im Arab: ‫رسالة الهائم الخائف من لومة الالئم‬ Author: Najm al-Dīn al-Kubrā Coll.: Istanbul, Süleymaniye Kütüphanesi, Şehit Ali Paşa No 1395 (?), d/c 719 AH Photos: 1–12 (ff. 126r–136r) Note: the MS was mentioned by Molé in his “Traités mineurs,” 10. See Box I-M. CF Title: Risāla al-hā’im al-khā’if min lawmat al-lā’im Arab: ‫رسالة الهائم الخائف من لومة الالئم‬ Author: Najm al-Dīn al-Kubrā Coll.: Istanbul, Süleymaniye Kütüphanesi, Şehit Ali Paşa, No 2721 Photos: 1–15 (ff. 88–100, plus one duplet) Note: the MS was mentioned by Molé in his “Traités mineurs,” 10. See Box I-M.

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Alexey Khismatulin CG Title: Risāla al-sā’ir al-ḥā’ir al-wājib ila al-sātir al-wāḥid al-mājid Pers.: ‫رساله السَّائر الحائر الواجب الی السَّاتر الواحد الماجد‬ Author: Najm al-Dīn al-Kubrā Coll.: Istanbul, Süleymaniye Kütüphanesi No 1028 Photos: 1–8 (ff. 212v–219r) Note: the text was mentioned by Molé in his “Traités mineurs,” 12. See Box I-M. CH Title 1: al-Uṣūl al-‘ashara (ff. 172r–173r) Arab.: ‫االصول العشرة‬ Author: Najm al-Dīn al-Kubrā Title 2: n/i, a fragment from an Arabic risāla (ff. 173v–174v?) Arab.: n/i Author: n/i Coll.: Istanbul, Hekimoğlu 939, d/c 959 AH Photos: 1–5 Note: the MS was mentioned by Molé in his “Traités mineurs,” p. 5, see Box I-M. CI Title: al-Uṣūl al-‘ashara Arab.: ‫االصول العشرة‬ Author: Najm al-Dīn al-Kubrā Coll.: ? Photos: 1–4 (ff. 1v–4r) CJ Title: Risāla al-hā’im al-khā’if min lawmat al-lā’im Arab: ‫رسالة الهائم الخائف من لومة الالئم‬ Author: Najm al-Dīn al-Kubrā Coll.: Istanbul, Aya Sofya Lib., No 2910, d/c 706 AH Photos: 1–15 (ff. 148r–160r) 248

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé Note: the MS was mentioned by Molé in his “Traités mineurs,” p. 10, see Box I-M. CK Title: Martabat al-ḥaywa Pers.: ‫مرتبة الحيوة‬ Author: Yūsuf b. Ayyūb al-Hamadānī Coll.: Istanbul, Aya Sofya Lib., No 2910 Photos: 1–35 (ff. 256r–288v) CL Title: al-Uṣūl al-‘ashara Arab.: ‫االصول العشرة‬ Author: Najm al-Dīn al-Kubrā Coll.: Istanbul, Rağip Paşa 660, d/c 786 AH Photos: 1–3 (ff. 817v–819r) Note: the MS was mentioned by Molé in his “Traités mineurs,” 5. See Box I-M. CM Title: al-Qudsiyyāt al-muqaddasāt al-nafisiyyāt Arab.: ‫القدسيات المقدسات النفيسيات‬ Author: Awḥad al-Dīn Coll.: Istanbul, Süleymaniye Kütüphanesi, No 1028 Photos: 1–7 (ff. 219r–225r) Note: Extracts from al-Qudsiyat al-Baghdādiya (‫ )القدسية البغدادية‬by Kubrā. D Title: Risāla Arab.: ‫رسالة‬ Author: Abū ‘Abd Allāh Aḥmad b. ‘Umar al-Ṣūfī Coll.: Istanbul, Süleymaniye Kütüphanesi, Şehit Ali Paşa, No 1395 Photos: 1–77 (ff. 48r–126v) 249

Alexey Khismatulin E Title: al-Uṣūl al-‘ashara Arab.: ‫االصول العشرة‬ Author: Najm al-Dīn al-Kubrā Coll.: Paris, BnF, Arabe 3954 Photos: 1–17 (ff. 59v–75v) Box XV A Title: Manqabat al-jawāhir Pers.: ‫منقبة الجواهر‬ Author: Ḥaydar Badakhshī, a disciple of ‘Abd Allāh Barzishābādī Coll.: n/i Photos: 1–98 Note: the text was copied by Molé. See Box VI-A. B Title: Khulāṣat al-manāqib dar manāqib-i mīr-sayyid-i ‘Alī b. Shihāb al-Dīn al-Hamadānī Pers.: ‫خالصة المناقب در مناقب مير سيِّد علی بن شهاب الدِّين الهمدانی‬ Author: Nūr al-Dīn Ja‘far Badakhshī Coll.: Istanbul, Rağip Paşa? Photos: 1–38 (ff. 90–127) Note: the text was transcribed by Molé (see Box VI-C-D) but published by J. K. Teufel (see his Eine Lebensbeschreibung and Molé’s review in Box I-P). C Title: Khulāṣat al-manāqib dar manāqib-i mīr-sayyid-i ‘Alī b. Shihāb al-Dīn al-Hamadānī Pers.: ‫خالصة المناقب در مناقب مير سيِّد علی بن شهاب الدِّين الهمدانی‬ Author: Nūr al-Dīn Ja‘far Badakhshī Coll.: Oxford, the Bodleian Library, MS Pers. no 1264 (Walker 93) Photos: 1–115 (ff. 2–113) 250

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé Mf.: poch. 24912, Coslovi 1, p. 130 (no 21) ascribed to ‘Alī al-Hamadānī Note: the text was transcribed by Molé (see Box VI-C-D) but published by J. K. Teufel (see his Eine Lebensbeschreibung and Molé’s review in Box I-P). D Title: Khulāṣat al-manāqib: dar manāqib-i mīr-sayyid-i ‘Alī b. Shihāb al-Dīn al-Hamadānī Pers.: ‫خالصة المناقب در مناقب مير سيِّد علی بن شهاب الدِّين الهمدانی‬ Author: Nūr al-Dīn Ja‘far Badakhshī Coll.: n/i Photos: 1–75 (ff. 678–752) Note: the text was transcribed by Molé (see Box VI-C-D) but published by J. K. Teufel (see his Eine Lebensbeschreibung and Molé’s review in Box I-P). Box XVI A Title: Risāla-yi Dah qā‘ida Pers.: ‫رساله ده قاعده‬ Author: ‘Alī b. Shihāb al-Dīn al-Hamadānī Coll.: Isfahan, Minasian 1083 Photos: 1–6 Note: the text was published, see Molé, “La version persane du Traité des dix principes de Najm al-Dīn Kobrā par ‘Alī b. Shihāb al-Dīn Hamadānī,” Farhang-i Iran-zamin 6 (1337/1958): 38–66. See also Box I-C. B Title: Risāla-yi Dah qā‘ida Pers.: ‫رساله ده قاعده‬ Author: ‘Alī b. Shihāb al-Dīn al-Hamadānī Coll.: Isfahan, Minasian 653? Photos: 1–10 251

Alexey Khismatulin Note: the text was published, see Molé, “La version persane du Traité des dix principes de Najm al-Dīn Kobrā par ‘Alī b. Shihāb al-Dīn Hamadānī.” Farhang-i Iran-zamin 6 (1337/1958): 38–66. See also Box I-C. C Title: Tarjuma wa-sharḥ-i risāla-yi Kubrā Pers.: ‫ترجمه و شرح رساله کبری‬ Author: ‘Abd al-Ghafūr Lārī Coll.: Istanbul, Süleymaniye Kütüphanesi, Şehit Ali Paşa No 1386 Photos: 1–19 (ff. 32v–48v) Mf.: poch. 25149, Coslovi 1, p. 149 (No 94) entitled Majmū‘a and unidentified Note: the text was mentioned by Molé under the title Sharḥ-i shuṭṭār (‫ )شرح شطَّار‬in his “Traités mineurs,” 4. See also Box I-M. D Title 1: ‘Arā’is al-wuṣūl fī-sharḥ al-uṣūl (ff. 1-12r) Arab.: ‫عرائس الوصول في شرح االصول‬ Author: a disciple of Muḥyī al-Dīn al-Nuqtajī Title 2: Risāla (ff. 12v—14v) Arab.: ‫رسالة‬ Author: n/i Coll.: Istanbul, Süleymaniye Kütüphanesi, Fatih 2891 Photos: 1–16 Mf.: poch. 24674-24676, Coslovi 1, p. 149-150 (No 95) entitled Sharḥ risāla al-uṣūl al-‘ashara Note: text 1 was mentioned by Molé under this title in his “Traités mineurs,” 4. See also Box I-M. E Title: n/i Pers.: n/i Author: ‘Ammār b. Muḥammad al-Bidlīsī Coll.: n/i 252

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé Photos: 1–11 Note: the text was copied by Molé. See Box II-C. F Title: Risāla dar ‘ishq wa-‘aql Pers.: ‫رساله در عشق و عقل‬ Author: Najm al-Dīn Rāzī Coll.: Tehran, Kitabkhana-yi Majlis, No 598, a copy from MS d/c 704 AH Photos: 1–7 (recto-verso) Note: the text was copied by Molé (see Box VI-E) and published later: Najm al-Dīn Rāzī, Risāla-yi ‘ishq wa-‘aql, edited by Taqī Tafazzulī, Tehran, 1345/1966; in addition to two other MSS, this MS was basic for this edition. G Title: Risāla-yi futuwwatiya – Risāla-yi dhikriya? Pers.: ‫رساله فتوَّتيه – رساله ذکريه‬ Author: ‘Alī b. Shihāb al-Dīn al-Hamadānī? Coll.: Istanbul, Beyazit Devlet Kütüphanesi, Veliyüddin Efendi, No 1767? Photos: 1–21 H Title: Risāla al-‘āshiq ila’l-ma‘shūq Arab.: ‫رسالة العاشق الي المعشوق‬ Author: Najm al-Dīn ‘Abd Allāh Shāhāwūr al-Asadī al-Wāzī Coll.: Paris, BnF, Arabe 760 Photos: 1–7 (incomplete, ff. 47–49; 60–61) I Title: [Two Letters] Pers.: ‫منقول من خطّ مجد الدِّين البغدادي‬ Author: Majd al-Dīn al-Baghdādī Coll.: Tehran, Kitabkhana-yi Majlis, No? 253

Alexey Khismatulin Photos: 1–9 (with duplets) J Title: Tuḥfat al-barara fī’l-masā’il al-‘ashara Arab.: ‫تحفة البررة في المسائل العشرة‬ Author: Majd al-Dīn al-Baghdādī Coll.: Tehran, Kitabkhana-yi Majlis, No? Photos: 1–141 (with duplets) K Title 1: al-Kashf wa’l-bayān ‘an asrār al-adyān fī-kitāb al-insān al-kāmil wa-kāmil al-insān ‘Abd al-Karīm al-Jīlī Arab.: ‫الکشف والبيان عن اسرار االديان في کتاب االنسان الکامل و کامل االنسان عبد‬ ‫الکريم الجيلي‬ Author: ‘Abd al-Ghanī al-Nābulsī Coll.: Berlin, National Bibl., Sprenger, 820 (Ahlwardt 2318) Photos: 1–10 Title 2: n/i Arab.: n/i Author: n/i Coll.: Berlin, National Bibl., Minutoli 187 (Ahlwardt 1017) Photos: 1 (fol. 807v) Box XVII A Title 1: Risāla (ff. 140r–145v) Arab.: ‫رسالة‬ Author: Abū Sa‘īd al-Khādimī Title 2: Risāla (ff. 145r–148v) Arab.: ‫رسالة‬ Author: Muftī al-Khādim Title 3: Risāla fī-ḥaqā’iq al-‘ulūm li-ahl al-fuhūm (fol. 150r–the beginning) Arab.: ‫رسالة في حقائق العلوم الهل الفهوم‬ 254

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé Author: Muḥammad al-Ghazālī Coll.: Paris, BnF, Arabe No 1337, x, xi, xii Photos: 1–11 Mf.: poch. 24729-24731, Coslovi 1, p. 153 (No 107) Note: no 3 is, in fact, al-Risāla al-laduniyya (‫ )الرِّ سالة اللدنية‬by Muḥammad al-Ghazālī. B Title: Risāla-yi qudsiyya Pers.: ‫رساله قدسيَّه‬ Author: Muḥammad Pārsā al-Bukhārī Coll.: n/i Photos: 1–17 (recto-verso + 1 duplet) C Title: Irshād al-mu’minīn Pers.: ‫ارشاد المؤمنين‬ Author: Muḥammad b. shaykh ‘Alī al-Bīdwāzī mulaqqab ba Shaykh Rashīd (d. 877 AH) Coll.: n/i, d/c 977 AH Photos: 1–30 D Title: Dhikr-i khwāja ‘Abd al-Khāliq Ghijduwānī Pers.: ‫ذکر خواجه عبد الخالق غجدواني‬ Author: n/i Coll.: n/i Photos: 1–17 Note: the text was copied by Molé. See Box IV-B. E Title: Silsilat al-‘ārifīn wa-tadhkirat al-ṣiddīqīn Pers.: ‫سلسلة العارفين و تذکرة الصِّديقين‬ Author: Muḥammad b. Burhān al-Dīn mushtahar ba Muḥammad al-Qāḍī 255

Alexey Khismatulin Coll.: Tehran, Kitabkhana-yi Majlis 1112 Photos: 1–332 (with duplets) Mf.: poch. 25128-25129, Coslovi 1, p. 135 (No 51) entitled Kitāb al-musamma bi-silsila al-‘ārifīn… and attributed to Zayn al-Dīn Muḥammad Note: Jürgen Paul revised the title and attribution, see Jürgen Paul, “À propos de quelques microfilms du fonds Molé,” Studia Iranica 18, 2 (1989): 243–44. F Title: al-Sayr wa’l-sulūk ila malik al-mulūk Arab.: ‫السَّير و السلوک الي ملک الملوک‬ Author: Qāsim al-Khānī Coll.: India Office, pers. e 48 (?), d/c 1224 AH Photos: 1–80 (ff. 59–139) Box XVIII A Title 1: [An anonymous alchemical fragment] (ff. 1r–3v) Arab.: n/i Author: n/i Title 2: Mukhtaṣar min mufradāt Ibn Jazla [al-kitāb] al-mawsūm bi’lBayān (ff. 4r–54r) Arab.: ‫مختصر من مفردات ابن جزلة ]الكتاب[ الموسوم بالبيان‬ Author: presumably, Abū ‘Alī Yahyā b. ‘Isā Ibn Jazla Title 3: Mulaffaq min al-Bayān (ff. 54v–64v) Arab.: ‫ملفَّق من البيان‬ Author: presumably, Abū ‘Alī Yahyā b. ‘Isā Ibn Jazla Title 4: Fī-ḥajar (ff. 65r–68r) Arab.: ‫في حجر‬ Author: n/i Title 5: Amrāḍ al-ra’s [wa] dā al-tha‘lab wa’l-suf‘a wa’l-qara‘ wa-jamī‘ qurūḥ al-ra’s (68v–74r) Arab.: ‫امراض الرَّأس و دا الثعلب والسُّفعة والقرع وجميع قروح الرَّأس‬ Author: n/i 256

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé Title 6: Tadbīr al-aṭfāl min Kitāb al-Bayān (74r–75v) Arab.: ‫تدبير االطفال من كتاب البيان‬ Author: n/i Title 7: Jumlat al-adwiyat al-mufradat al-mustahila li-kull wāḥid min al-akhlāṭ (76r–96v) Arab.: ‫جملة االدوية المفردة المستهلة لك ّل واحد من االخالط‬ Author: n/i Title 8: [Fī-duhn] (97r–100r) Arab.: ‫في دهن‬ Author: n/i Title 9: Kanz al-‘ulūm wa’l-durr al-manẓūm fī-ḥaqā’iq ‘ilm al-sharī‘a wa-daqā’iq ‘ilm al-ṭabī‘a (100v–121r) Arab.: ‫كنـز العلوم والد ّر المنظوم في حقايق علم ال َّشريعة ودقايق علم الطَّبيعة‬ Author: Ibn Tūmart al-Maghribī al-Andalusī. Title 10: [Alphabetical list of simple medicaments] (121v–125r) Arab.: n/i Author: n/i Title 11: Kitāb ta‘līq naẓīf ‘ala mabda’ī al-manẓūma fī-uṣūl ‘ilm al-ṭibb (125v–140v) ِّ ‫كتاب تعليق نظيف على مبدئى المنظومة في اصول علم ال‬ Arab.: ‫طب‬ Author: n/i Title 12: Kitāb al-Ḥāwī fī-‘ilm al-tadāwī (140v–142r) Arab.: ‫كتاب الحاوى في علم التَّداوى‬ Author: Najm al-Dīn al-Shīrāzī Title 13: [On medicine, magic, and divination] (142v–157v; 159r–172r) Arab.: n/i Author: n/i Title 14: [On Prognostication] 172v–174r Arab.: n/i Author: n/i Title 15: [Extracts from medical writings] (174v–175r) Arab.: n/i Author: n/i Title 16: Tafsīr anwā‘ al-riyāḍa (175r–181v) Arab.: ‫تفسير انواع ال ِّرياضة‬ 257

Alexey Khismatulin Author: n/i Title 17: Dā’ir muḥibb fī-‘ilm al-ṭibb (182a–184b) ِّ ‫داير المحبّ في علم ال‬ Arab.: ‫طب‬ Author: n/i Title 18: [On the numerical value of letters and the production of magic squares] (185r–186v) Arab.: n/i Author: n/i Coll.: Cleveland, the National Medical Library (former: the Army Medical Library), see Dorothy M. Schullian and Francis E. Sommer, A Catalogue of Incunabula and Manuscripts in the Army Medical Library. New York: Henry Schuman [1950]. Photos: 1–187 (+ 10 duplets) Note: https://www.nlm.nih.gov/hmd/arabic/concordancea60a89.html B Title: Tanqīḥ al-abḥāth li’l-milal al-thalāth Arab.: [ ‫] تنقيح األبحاث للملل الثالث ]اليهودية –المسيحية –اإلسالم‬ Author: Sa‘d b. Manṣūr b. Kammūna al-Yahūdī Coll.: Rome, Biblioteca Angelica, 15 Photos: 1–21 Note: see Molé’s summary of this text in Box XXIV-A. Box XIX A Title: Kitāb fī’l-manṭiq Arab.: ‫کتاب في المنطق‬ Author: Abū Naṣr al-Fārābī Coll.: Berlin, National Bibl., Sprenger, 790 Photos: 1–255 (+ 2 duplets)

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Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé Box XX A Title: Rawḍat al-sālikīn: Maqāmāt-i ḥaḍrat-i Mawlānā Muḥammad b. Muḥammad ‘Alā al-Dīn Abīzhī Kūhistānī Pers.: ‫ مقامات حضرت موالنا مح َّمد بن مح َّمد عالء الدِّين ابيژی‬:‫روضة السَّالکين‬ ‫کوهستانی‬ Author: ‘Alī b. Muḥammad Abīwardī Kūrānī Coll.: Calcutta, Buhar, 186, d/c 948 AH Photos: 1–207 (with duplets) Note: the text was prepared by Molé for publication. See Box VII-A. B Title: Rawḍat al-sālikīn: Maqāmāt-i ḥaḍrat-i Mawlānā Muḥammad b. Muḥammad ‘Alā al-Dīn Abīzhī Kūhistānī Pers.: ‫ مقامات حضرت موالنا مح َّمد بن مح َّمد عالء الدِّين ابيژی‬:‫روضة السَّالکين‬ ‫کوهستانی‬ Author: ‘Alī b. Muḥammad Abīwardī Kūrānī Coll.: London, India Off. Lib., Mss. Pers. No 698 (Ethé, No 632) Photos: 1–178 Mf.: poch. 24899, Coslovi 1, p. 138 (No 66) Note: the text was prepared by Molé for publication. See Box VII-A. C Title: Rawḍat al-sālikīn? (Yasawiyya, two risālas) Turk.: n/i Author: n/i Coll.: Istanbul Üniversitesi, Türkçe Yağma 3893 Photos: 1–179 (with duplets)

259

Alexey Khismatulin Box XXI A Title: n/i Arab.: n/i Author: n/i Coll.: Istanbul, Istanbul Üniversitesi, Beyazat (?) 3750 Photos: 1–4 (ff. 214v–215; 219v–220; 255v–256; 293v–294) B Title: Kitāb-i Durustūr (Dastūr?)-nāma ba nām-i Maḥmūd-Pāshā-yi A‘ẓam Turk.: ‫کتاب درستورنامه بنام محمود پاشای اعظم‬ Author: n/i Coll.: Smyrne, Bibl. Nat. No 16114 Photos: 1–69 (incomplete, ff. 2–7; 94–223; 262) C Title: [Rasā’il-i mukhtalifa] Pers.: [‫]رسائل مختلفه‬ Author: n/i Coll.: London, British Lib., Add. 7453 Photos: 1–16 (ff. 75v–89v) D Title: Waṣīyat al-Qaṭār li-waladihi Arab.: ‫وصية القطار لولده‬ Author: Abū’l-Manī b. Abī Nuṣayr b. Janāṭ al-ma‘rūf bi’l-Kūhī al-Qaṭār Coll.: Oxford, the Bodleian Library, Bruce 50 Photos: 1–6 (ff. 22v–28r)

260

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé E Title: n/i Ebric: n/i Author: n/i Coll.: T.-S. Arabic 43254 Photos: 1–2 F Title: [Risāla fī’l-tawḥīd] Arab.: ‫فتح الرحمن بشرح رسالة الولي رسالن؟‬ Author: Zayn al-Dīn Abū Yaḥyā Zakarī al-Anṣārī Coll.: Manchester, John Rylands Lib., Arabic 776 (827) [Mingana 122] Photos: 1–8 (ff. 293v–300v) G Title: Mu‘jam shuyūkh Arab.: ‫معجم شيوخ‬ Author: ‘Abd al-Mu’min b. Khalaf al-Dimyāṭī Coll.: Tunis, Bibl. de la Grand Mosquée, 911 Photos: 1–108 (ff. 1r–55v); + 277 (81r–226r) Note: the text was published: Le Dictionnaire des Autorités (Mu‘ğam aš-šuyūḫ) de ‘Abd al-Mu’min ad-Dimyātī, edited by Georges Vajda. Paris: CNRS, 1962 (Publications de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes. Documents, Études et Répertoires, VII). Box XXII A Title: al-Majmū‘ fī’l-muḥīṭ Arab.: ‫المجموع في المحيط‬ Author: ‘Abd al-Jabbār b. Aḥmad, coll. by Abū Muḥammad al-Ḥasan b. Aḥmad Coll.: BN Berlin, Glaser 52 Photos: 1–217 (ff. 1, 5–220) 261

Alexey Khismatulin Box XXIII A Title: al-‘Uqūd al-Mawlawiyya fī-ṭarīq al-sādat al-Mawlawiyya Arab.: ‫العقود المولويَّة في طريق السَّادة المولويَّة‬ Author: ‘Abd al-Ghanī al-Nābulsī Coll.: n/i Photos: 1–46 B Title: n/i, a fragment from a Turkish lithography Turk.: n/i, the beginning: ‫ سماعک انواعنی و فقرانک سماعده اوالن‬- ‫باب تاسع‬ ‫ آداب‬... Author: n/i Coll.: n/i Photos: 1–18 (pp. 60–77) C Title 1: Kitāb Jāmāsb (ff. 39–55) Arab.: ‫کتاب جاماسب‬ Author: ascribed to Jāmāsb Title 2: Kitāb al-qirānāt (ff. 56–106) Arab.: ‫کتاب القرانات‬ Author: ascribed to Zardusht Coll.: Paris, BnF, Arabe No 2487, iii, iv Photos: 1–68 Mf.: poch. 24913, Coslovi 1, p. 154 (No 110) D Title: Jāmāsb fī-ṭawāli‘ al-anbiyā Pers.: ‫جاماسب في طوالع االنبيا‬ Author: ascribed to Jāmāsb Coll.: London, British Lib., MSS Pers., Add. 7714 Photos: 1–47 Mf.: poch. 24719-24728, Coslovi 1, p. 154 (No 108) 262

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé E Title: “Candélabre du sanctuaire touchant les fondements de l’Église” Syr.: title in Syriac Author: Bar Hebraeus (d. 1286 in Maragha) Coll.: Paris, BnF, Syr 210 Photos: 1–26 (ff. 331–344: Dixième fondement) F Title: n/i Arab.: n/i Author: n/i Coll.: Berlin BN Arabe 8o 1230 Photos: 1–25 G Title: n/i Pers.: n/i Author: n/i Coll.: n/i Photos: 1–5 (ff. 34v–39r) D130–D134 H Title: a fragment from Dīwān Shams al-Tabrīzī Pers.: ‫پاره ای از ديوان شمس التَّبريزي‬ Author: Jalāl al-Dīn Rūmī Coll.: n/i Photos: 1–16 (ff. 166–182) D113 Box XXIV (papers and notebooks) A Title 1: Temps et sacrifice dans la religion mazdéenne Pages: 1–9 (+ one copy) 263

Alexey Khismatulin Title 2: La vie des derviches au temps des Timourides Pages: 1–30 (a draft) Title 3: Le problème d’influences dualistes dans le shiisme ancien Pages: 1–3 (+ one copy, incomplete) Title 4: Introduction Pages: 1 (+ 2 copies, incomplete) Title 5: A letter (dated of April 26, 1961) addressed to Dr Siyāsī about publication of the Naqshbandiya texts 6 Pages: 1–5 (+ one duplet page) Title 6: A summary of Tanqīḥ al-abḥāth li’l-milal al-thalāth (see Box XVIII-B) Pages: 1–15 (handwritten) Title 7: Risāla-yi Unsiyya by Ya‘qūb Charkhī Pages: 1 (+ 1 copy, the beginning of a critical edition) B Some MSS note cards Box XXV (dossier of the “fonds”) A Title 1: Coslovi, Franco. “Liste des manuscrits arabes et persans microfilmés (fonds Molé) de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes.” Studia Iranica 7/1 (1978): 117–56 (2 off-prints). Title 2: Coslovi, Franco. “Seconde liste de microfilms des manuscrits arabes et persans du fonds Molé.” Studia Iranica, 14/2 (1985): 245– 54 (2 off-prints). B Title: Ruspoli, Stéphane. “Notice sur les manuscrits Naqshbandi du fonds Molé.” Naqshbandis. Cheminements et situation actuelle

6.

264

The letter is presented above, pp. 216–17.

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé d’un ordre mystique musulman, edited by Marc Gaborieau, Alexandre Popovic, and Thierry Zarcone, 57–59. Istanbul-Paris: Isis, 1990 (1 off-print). C Title: Paul Jürgen, “À propos de quelques microfilms du fonds Molé.” Studia Iranica 18/2 (1989): 243–45 (2 off-prints + one typed copy). D Title: A few letters to the Head of “Section arabe” and correspondence.

265

Alexey Khismatulin Bibliography Abdul Muqtadir-Khan, Bahadur, ed. Catalogue of Arabic & Persian Manuscripts in the Khuda Bakhsh Oriental Public Library, Vol. XVI (Sufism, Prayers, Hinduism, History of Creeds and Sects, Persian), 44–46. Patna: Khuda Bakhsh Library, 1994, available online at: http://kblibrary.bih.nic. in/Vol16/BP044.htm (accessed on 10 December 2021). Āghā Ḥusaynī, Ḥusayn, and Yalamihā Aḥmad-Riḍā. “Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn az kīst?” Muṭāla‘āt-i ‘Irfānī 17 (Dānishkada-yi ‘ulūm-i insānī-yi Dānishgāh-i Kāshān, 1392/2013): 5–20. Algar, Hamid. “Anīs al-tālebīn wa ‘oddat al-sālekīn.” Encyclopædia Iranica II/1 (1985), 76–77, available online at: https://www.iranicaonline.org/articles/anis-al-talebin (accessed on 10 December 2021). — “Jāmī ii. and Sufism.” Encyclopædia Iranica XIV/5 (2008), 475–79. An updated version is available online at: http://www.iranicaonline.org/articles/jami-ii (accessed on 10 December 2021). — “Kobrawiya i. The Eponym.” Encyclopædia Iranica, online edition, 2009, available at: https://iranicaonline.org/articles/kobrawiya-i-the-eponym (accessed on 10 December 2021). al-Bukhārī, Ṣalāḥ b. Mubārak. Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn, edited by Kh. I. Sārī-ūghlī. Tehran: Kayhān, 1371/1992. Charkhī, Ya‘qūb. “Unsiyya.” In Rasā’il-i ḥaḍrat-i mawlānā Ya‘qūb-i Charkhī, edited in Persian and translated into Urdu by M. N. Rānjhā, 207– 37. Kundian: Khanqah Sirajia Naqshbandia Mujaddidia, 1430/2009. Coslovi, Franco. “Liste des manuscrits arabes et persans microfilmés (fonds Molé) de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes.” Studia Iranica 7/1 (1978): 117–56. — “Seconde liste de microfilms des manuscrits arabes et persans du fonds Molé,” Studia Iranica 14/2 (1985): 245–54. DeWeese, Devin. “The Legitimation of Bahā’ ad-Dīn Naqshband.” Asiatische Studien/ Études asiatiques 50/2 (2006): 261–305. Jāmī, ‘Abd al-Raḥmān. Khulāṣa-yi Anīs al-ṭālibīn, edited by M. Dhākir Ḥusayn. Patna: Khuda Bakhsh Library, 1996. Gignoux, Philippe. “Molé, Marijan.” Encyclopædia Iranica, online edition, 2018, available online at: https://iranicaonline.org/articles/mole-marijan (accessed on 10 December 2021). Khismatulin, Alexey. “Jāmī’s statement on the authorship of the Anīs al-Tālibīn.” In Jāmī in Regional Contexts: The Reception of ʿAbd al-Raḥmān Jāmī’s Works in the Islamicate World, ca. 9th/15th-14th/20th Century, edited by Th. d’Hubert and A. Papas, 309–42. Leiden: Brill, 2018.

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Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé Khismatulin, Alexey, and Samra Azarnouche. “The Destiny of a Genius Scholar: Marijan Molé (1924–63) and His Archives in Paris.” Manuscripta Orientalia 20/2 (2014): 45–56. Khushābar, Mas‘ūd Anṣārī, and ‘Alī-Riḍā Dhukāwatī Qarāgizlū. “Anīs al-ṭālibīn wa-‘uddat al-sālikīn.” Farhang-i āthār-i īrānī-islāmī 1 (1385/2007): 348. Molé, Marijan. “Autour du Daré Mansour: l’apprentissage mystique de Baha’ al-Din Naqshband,” Revue des études islamiques 27 (1959): 35–66. — Review of J. K. Teufel, Eine Lebensbeschreibung des Scheichs ‘Ali-i Hamadani (gestorben 1385). Die Xulāsat ul-manāqib des Maulānā Nur ud-Din Ca‘ far-i Badaxši (Leiden: Brill, 1962). Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft 114, Hft. 2 (1964), 437–38. Pārsā, Muḥammad. Qudsiyya, edited by Aḥmad Ṭāhirī ‘Irāqī. Tehran: Kitābkhāna-yi Ṭahūrī, 1354/1975. Paul, Jürgen. Doctrine and Organization. The Khwajagan/Naqshbandiya in the first generation after Baha’uddin. Halle, Berlin: Das Arabische Buch, 1998 (ANOR, 1). — “À propos de quelques microfilms du fonds Molé.” Studia Iranica 18/2 (1989): 243–45. Rāzī, Najm al-Dīn. Risāla-yi ‘ishq wa-‘aql, edited by T. Tafazzulī, Tehran 1345/1966. Ruspoli, Stéphane. “Notice sur les manuscrits Naqshbandi du fonds Molé.” In Naqshbandis. Cheminements et situation actuelle d’un ordre mystique musulman, edited by M. Gaborieau, A. Popovic and Th. Zarcone, 57–59. Istanbul, Paris: Isis, 1990. Scarcia, Gianroberto. “Ricordo di Marijan Molé.” Annali dell’Istituto Universitario Orientale di Napoli, n.s., 13 (1963): 319–25. Shayegan, Daryush. “Corbin, Henry.” Encyclopædia Iranica VI/3 (1993), 268–72. An updated version is available online at https://iranicaonline.org/ articles/corbin-henry-b (accessed on 10 December 2021). Tagirdzhanov, Abdurahman. Opisanie tadjikskikh i persidskikh rukopisei vostochnogo otdela biblioteki LGU (‘Description of Tajik and Persian MSS at the Oriental department of the library of the Leningrad State University’). Leningrad: Izdatel’stvo Leningradskogo universiteta, 1962.

267

APPENDICE I LES ORIGINES DE LA GESTE SISTANIENNE Marijan molé

N.B. Cet essai inédit est conservé dans le fonds Marijan Molé à l’IRHT (voir A. Khismatulin et S. Azarnouche, « The Destiny of a Genius Scholar : Marijan Molé [1924-1963] and his Archives in Paris », Manuscripta Orientalia 20 [2014], p. 53). L’auteur reprend très probablement les deux premiers chapitres de sa thèse de doctorat polonaise (1948) dont la traduction française destinée à être publiée par l’Académie polonaise des sciences n’est jamais parue. Le texte, incomplet, comprend 52 feuilles dactylographiées. Les pages finales qui devaient contenir la conclusion, les 229 notes et la bibliographie n’ont pas été retrouvées. Le texte ci-dessous reproduit les transcriptions adoptées par l’auteur sans modification, ainsi que les corrections appliquées de sa main. Quelques ajouts et corrections mineurs apportés au texte original figurent entre crochets droits [ ]. Pour plus de commodité, les poèmes d’Asadī Tusī et de Ferdowsī, écrits à la main en persan, sont ici reproduits en translittération.

t

ous les lecteurs du Šāh-nāma savent quelle place considérable y occupent les récits des exploits de Rustam ; c’est, depuis les derniers Pēšdādiens jusqu’à Kai Guštāsp, le premier des héros, celui dont l’intervention décide souvent de la victoire des Iraniens, voire même de l’existence et du salut de l’État iranien1. Ce sera lui qui délivra Kā’us captif dans le Māzandarān, qui ira le chercher dans le Hamāvarān, qui ramènera d’Arménie Bēžan après l’avoir retiré du puits où l’aura jeté Afrāsyāb ; ce sera encore lui qui jouera un rôle important lors de l’intronisation de Kai Xusraw. Sa fin tragique, et la destruction de la race sistanienne qui la suivra de près, marqueront le

10.1484/M.BEHE-EB.5.130804

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Marijan Molé dernier acte de l’histoire mythique. La partie de l’épopée qui commence avec le règne de Dārāb n’a plus le même caractère, c’est de l’histoire travestie en saga, non du mythe devenu histoire. Sous les premiers Pēšdādiens, non plus, nous n’entendons pas parler de Rustam qui naît sous le règne de Manūčihr seulement ; ses ancêtres ne jouent qu’un rôle épisodique et d’arrière-plan, exception faite pour Zāl dont l’histoire forme un tout avec celle de son fils2. C’est que la période proprement héroïque de la légende iranienne n’avait pas encore commencé. Le problème dont s’occupent les mythes pēšdādiens est celui de la royauté3 : ses lois sont définies par Hōšang ; la monarchie montre son côté bienfaisant sous Jamšēd, la tyrannie s’épanouit sous Dahāk4 ; Frētōn met fin aux excès et établit l’ordre des choses définitives. Entre autres, il procède au partage du monde en trois royaumes, partage qui engendrera automatiquement le conflit millénaire de l’Iran et du Touran5. C’est seulement maintenant que se trouvent réunies les conditions d’une geste héroïque, le conflit durera assez longtemps pour fournir maintes occasions à des exploits guerriers. Le renversement de Jamšēd par Dahāk se fait sans combat et celui de Dahāk par Frēdōn ne donne pas lieu à une guerre en règle. C’est que l’intérêt de ces mythes se place ailleurs que dans le déroulement des combats6. Tout changera au moment de l’invasion d’Afrāsyāb ; désormais nous allons assister à des guerres longues et pénibles, aux combats singuliers, aux expéditions guerrières. C’est maintenant la description des batailles et de leurs suites qui occupe vraiment le poète. Il lui faut des héros, des chevaliers véritables dont la seule raison d’être soit de mener le combat ; l’heure de Rustam a sonné, il ne tardera pas d’entrer en scène. Il est peu question de Manūčihr dans la section du poème consacrée à son règne, tout entière occupée par le récit des origines de Rustam7. On nous parle de la naissance de Zāl, de son éducation par Sīmurγ, de sa réconciliation avec Sām, de ses amours avec Rōdāba. Nous entendons ensuite parler de la naissance de Rustam, de ses premiers exploits tels la conquête de la forteresse Spand. Le héros est formé, il n’a qu’à prendre part dans la lutte qui continue désormais pendant des siècles. La guerre touranienne terminée, Rustam s’en va ; non seulement ce ne sera pas lui qui jouera un rôle dans la guerre contre Arjāsp, mais bien plus, il apparaîtra comme opposé à l’ordre installé par Guštāsp qui enverra contre lui son fils. Ainsi se déclenche la lutte tragique entre Rustam et Isfandyār qui aboutira à la mort de celui-ci, mort entraînant 270

Les origines de la geste sistanienne avec elle la guerre d’extermination de Bahman contre les Sistaniens. Les exploits de Rustam dominent la scène pendant toute la période héroïque de l’épopée iranienne. Son père Zāl l’accompagne, mais il est beaucoup moins guerrier que conseiller royal ; la distinction fonctionnelle entre le père et le fils est ici nettement tranchée8. Mais à côté d’eux on aperçoit, dans le récit même du Šāh-nāma, des personnages dont le rôle a dû être, on le devine, analogue à celui de Rustam. Ainsi, derrière Zāl, il y a Sām dont Firdōsī ne parle pas beaucoup, derrière celui-ci se promène l’ombre de Narīmān, et celle de Karšāsp, ancêtre prestigieux dont on apprend tout juste le nom et la gloire lointaine. À l’autre extrémité, nous apprenons l’existence de Farāmurz, mais l’épisode de sa carrière dont on nous parle abondamment est sa mort tragique et – somme toute – injuste, mort qui consomme la ruine de la race sistanienne. L’épopée secondaire9 s’empare de ces personnages, développe les épisodes, conçoit des gestes nouvelles qu’elle rattache à eux. À de rares exceptions près10, tous les héros de l’épopée secondaire sont Sistaniens. Il y a une épopée exaltant Karšāsp, un Sām-nāma, un Nārīmān-nāma[11]. Il y a aussi un Bānūgušasp-nāma et deux Farāmurznāma. Et Suhrāb périssant de la main de son père dans le Šāh-nāma, on exalte les exploits de Barzō fils de Suhrāb12 et ceux de Šahryār fils de Barzō13. Comme si cela ne suffisait pas, on introduit deux fils de Farāmurz, Āḏarbarzēn (mais celui-ci apparaît parfois aussi comme fils de Zāl)14 et un Sām qui retrouve le nom de son lointain ancêtre15. Ainsi, pour l’épopée secondaire, même la guerre d’extermination de Bahman contre la famille de Rustam ne marque pas l’élimination définitive de la race sistanienne : celle-ci renaîtra dans les fils de Farāmurz qui accomplissent les mêmes exploits que leurs aînés. Ceci est bien la tradition vivante, car, comme le dit le Tārīx i Sīstān, les descendants de Rustam auraient survécu jusqu’à la conquête arabe, princes toujours du Sīstān et connétables des rois sassanides16. Mais l’épopée va plus loin encore en associant le Sīstān et la fonction guerrière. L’auteur inconnu du Jahāngīr-nāma écrivant probablement vers la fin du xiie siècle17 et se proposant de glorifier un héros originaire du Nord-Est de l’Iran en fait néanmoins un fils de Rustam. Fou de douleur après la mort de Suhrāb, le vieux héros erre dans la forêt de Māzandarān où il rencontre la fille de l’ermite Masīḥā et engendre avec elle Jahāngīr. Élevé dans le Māzandarān, celui-ci

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Marijan Molé portera le surnom de « māzandarānien » ou celui de « gurgānien » ; il mourra dans le Sīstān mais, après sa mort, Rustam ramènera son corps dans le Māzandarān. C’est un fait : dans l’épopée, les expressions de « héros », « guerrier », et de « Sistanien » sont presque synonymes. La localisation de la geste de Rustam et des siens dans le Sīstān est fondamentale ; celle-ci se présente comme une saga locale adoptée par la tradition nationale. C’est au moins l’impression qu’on en a au premier abord, et Nöldeke18 suivi ici par Christensen19 ont pu soutenir qu’il s’agissait en effet d’un cycle local n’ayant rien à voir, à l’origine, avec le mythe iranien ; notamment le rapprochement avec le mythe de Kr̥ sāspa aurait été « artificiel » et il serait plus ou moins vain d’en chercher l’explication. Marquart20 et Herzfeld21, d’autre part, proposent de voir dans la légende de Rustam une forme rajeunie du mythe de Kr̥ sāspa, transformée sous l’influence de l’histoire de Gondopharès ; et sur ce dernier point, Christensen22 paraît avoir rejoint l’opinion de Herzfeld. Il ne s’agit pas de discuter ici les mérites ni le bien fondé des deux thèses ; nous y reviendrons au cours de cette étude. Pour le moment il nous importe de dégager le problème tel qu’il se trouve impliqué par les hypothèses avancées et de le formuler en des termes qui seraient susceptibles de nous acheminer vers une solution. Dès que nous décidons de quitter le domaine de la légende pour aborder celui de sa formation, le problème se pose en termes d’une alternative : l’importance accordée au Sīstān par l’épopée et sa connexion avec le métier d’armes est-elle un fait historique ou légendaire ? Autrement dit, le développement de la geste sistanienne s’explique-t-il par des circonstances historiques et politiques (les Sistaniens jouant un rôle éminent dans les guerres menées par les rois iraniens à une certaine époque), ou par des faits d’ordre mythique (les mythes guerriers auraient été localisés dès le début dans le Sistan23 ou peut-être des mythes locaux sistaniens se seraient distingués par un caractère guerrier plus prononcé) ? Il nous paraît que l’alternative est fausse sous cette forme ; les deux éléments, le mythique et l’historique, se retrouvent dans la tradition, il s’agit seulement de faire la part de l’un et de l’autre, de déterminer leurs rapports mutuels et surtout d’essayer de définir leurs points de rencontre. Ceci est essentiel ; c’est ici le fond du problème auquel il faut avant tout s’attacher. La geste sistanienne contient au moins un élément mythique, le mythe de Kr̥ sāspa, d’autre part la localisation du 272

Les origines de la geste sistanienne mythe dans le Sīstān est non moins fondamentale. Comment leur rencontre s’est-elle opérée ? En quelles conditions est née la geste sistanienne ? Il nous semble que la réponse à la question peut être trouvée, nous essaierons maintenant de la chercher. Nous venons de le souligner : la localisation de la patrie de Rustam dans le Sīstān est capitale et elle a un tout autre caractère que celle de la résidence de tel roi mythique dans telle ville. Cette dernière détermine peut-être certains traits de sa fonction, elle n’engage que lui et surtout ne rétrécit pas son champ d’action. Vištāsp peut avoir sa capitale à Balx ou dans le Fārs, Kai Xusraw à Staxr ou à Ray, jamais ils ne seront traités comme des héros locaux. On évoquera la mort de Lōhrāsp à Balx, ville qui sera la capitale de ses descendants – mais le royaume sur lequel ils règnent, l’armée qu’ils commandent, la nation dont ils sont les chefs seront toujours qualifiés d’« iraniens ». C’est vrai même pour un souverain comme Dahāk que l’on dit arabe et qui réside à Babylone ou à Jérusalem. Dahāk est sorcier, il est détestable, son règne préfigurera pour les auteurs épiques la domination étrangère qui suivra la chute de l’empire sassanide. N’importe. Dahāk sera roi de l’Iran, et tant qu’il règnera, il ne sera jamais désigné autrement. À une époque tardive, le Bundahišn le classera parmi les Kayanides24 ; deux siècles plus tard, ’Asadī comparera le combat des Iraniens à la sorcellerie de leur roi Dahāk : ze zahhāk joz jādovī piše čist ? hamīn razm-e irāniyān jādovist

Quel est le métier de Dahāk si ce n’est la sorcellerie ? C’est de la sorcellerie également que le combat des Iraniens (Karšāsp-nāma, éd. Yaγmā’ī, p. 87, v. 53).

Si la conduite de Dahāk est condamnable, s’il incarne la tyrannie et la sorcellerie25, ceci n’a qu’un lien indirect avec sa prétendue origine étrangère. Dahāk, le prototype des sorciers, ne peut avoir de résidence qu’à Babylone, la ville par excellence des sorciers. Jérusalem succédera plus tard à Babylone, en vertu d’un processus dont il serait trop long de développer ici les étapes26. Mais en fait on n’essaie jamais de confiner Dahāk à une certaine région. Comme Jamšēd qui le précède, comme Frēdōn qui lui succédera, Dahāk règne sur le monde entier, directement ou par l’intermédiaire de ses lieutenants : Karšāsp en sera un qui, d’après le Karšāsp-nāma, soumettra l’Inde et mettra de l’ordre dans les affaires du Maghreb. Selon le Kūš-nāma, c’est à son propre frère, Kūš, que Dahāk confiera le gouvernement de la Chine. Mais dans cette perspective, c’est toujours l’Iran qui reste le centre du 273

Marijan Molé monde : il fut la patrie de Jamšēd et reste le royaume de Dahāk. Un Kūš est plutôt vice-roi que souverain, il reconnaît la suzeraineté de son frère et exécute ses ordres. Le cas de la geste sistanienne est différent. Kr̥ sāspa est un des rares héros du mythe ancien qui ne deviennent pas roi de l’Iran – ou plutôt il le devient rarement. D’ordinaire il est présenté comme l’ancêtre de la famille des héros sistaniens. Karšāsp – et non seulement Rustam – est essentiellement représentant légendaire de la province du Sīstān. Si l’un des deux héros commande parfois une armée iranienne, il s’agit d’une armée qui leur a été confiée par le roi ; leurs propres troupes sont désignées comme sistaniennes ou zabouliennes et la distinction est nette. Et pourtant, Kr̥ sāspa est à l’origine un héros franchement mythique, sans liaison directe avec le Sīstān. Sans même parler de ses parallèles indiens27, l’Avesta ne donne aucune indication permettant de rapprocher Kr̥ sāspa des environs du lac Hāmūn. Selon Yt 5.37, le héros sacrifie à Anāhītā au bord du lac Pīšinah. La tradition mazdéenne n’est pas uniforme en ce qui concerne la localisation du lac. La vallée de Pišīn près de Kaboul n’est qu’une des possibilités28 ; une autre est la plaine Pēšandas près du mont Dēmāvand29. Cette dernière identification est évidemment entraînée par la connexion de Karšāsp avec Dahāk, mais prouve au moins que la tradition n’était pas fixe sur ce point. D’autre part, la localisation aux environs de Kaboul relève déjà peut-être de la tradition sistanienne30, bien que Kaboul ne soit pas à proprement parler situé dans le Sīstān. La notice de Yt 15.27 selon laquelle Kr̥ sāspa sacrifie à Vayu au bord du fleuve guδā, un embranchement de la Rāhā, ne nous avance pas davantage. À notre sens, il s’agit d’une localisation mythique. Il n’est même pas sûr que guδā soit un nom propre ; on pourrait peutêtre traduire : « au bord d’un embranchement profond... ». En tout cas, le nom de Rāhā est amplement attesté, bien que sa signification géographique soit peu claire. Comme nom de fleuve réel, on le voit appliqué à l’Araxe, à la Volga, peut-être à l’Iaxarte. Mais dans la tradition religieuse, Rāŋhā-Arang garde toujours un caractère mythique ou semi mythique qui est probablement fondamental31. Pour ce qui est de notre problème, nous voilà de nouveau devant une alternative : ou la Rāhā de notre passage est un fleuve mythique, ou c’est le nom d’un fleuve réel, mais alors il n’a rien à voir avec l’Arachosie. Deux autres passages avestiques traitant de Kr̥ sāspa sont plus explicitement mythiques. Selon Yt 13.61, 99 999 fravarti gardent le corps 274

Les origines de la geste sistanienne du héros ; l’endroit n’est pas indiqué, mais comme il est auparavant question du lac Vurukr̥ ta, on serait tenté de le chercher dans les mêmes passages. Mais le Vurukr̥ ta, l’océan cosmique, qu’a-t-il à voir avec le Sīstān ? Nous voilà une fois de plus engagés sur une piste sans issue. On pourrait rapprocher peut-être la tradition analogue sur les fravarti veillant sur le sperme de Zoroastre (Yt 13.62) ; or, cette tradition est sans doute liée au lac Kąsanya, donc au Sīstān. On aurait ici, enfin, un lien indirect entre Kr̥ sāspa et le pays de Rustam. Mais ici encore le rapprochement n’est pas décisif, d’autant plus qu’une bonne partie des mythes avestiques semble avoir été localisée dans les mêmes parages. Sir Coyajee n’est-il pas allé jusqu’à affirmer que la famille de Rustam s’était « approprié » le pays revenant, dans les documents plus anciens, aux Kayanides32 ? Dans la liste des seize pays contenue dans le premier chapitre du Vidēvdāt, le fléau du pays de Vaēkǝrǝta (= Vāyukr̥ta)33 est la parikā Xnąθati qui avait séduit Kr̥sāspa. Il nous paraît assuré que le nom du pays a avant tout une implication fonctionnelle : c’est le pays de Vayu, dieu dont Kr̥ sāspa est le héros34. Situé entre Haraiva et Urva, le Vāyukr̥ta doit être cherché dans le Nord-Est de l’Iran. La tradition pehlevie y voit Kaboul35, ce qui peut représenter une variante de la tradition sistanienne tout comme la localisation de la plaine de Pēšyansē dont nous avons parlé plus haut. Par ailleurs, la Rivāyat pehlevie36 appelle notre héros « hērpat de Kaboul », kāpul hērpat-ē, ce qui indique une orientation plus proprement religieuse. La localisation de Kr̥ sāspa à Kaboul permettait de mettre en relief une interprétation de l’antagonisme entre lui et l’orthodoxie zoroastrienne, interprétation qui, tout en reposant sur des données anciennes, était susceptible de revêtir une forme nouvelle. L’antagonisme en question n’était pas, à proprement parler, un antagonisme de deux formes religieuses ; nulle part on n’opposait le mazdéisme à une doctrine qu’aurait professée Kr̥ sāspa ; son attitude différente était fondée par la fonction sociale qu’il représentait : en tant que guerrier, il symbolisait les forces – une partie des forces – dont l’action était contraire à celle qu’incarnait le zoroastrisme. Ceci ne supposait nullement un autre système religieux ; au contraire, l’opposition des deux fonctions faisait partie intégrante du système religieux iranien. Le fait impliquait certaines différences rituelles dont témoignent les textes mazdéens ; ainsi Kr̥ sāspa aurait alimenté le feu avec du bois humide. Bien que la signification exacte du mythe nous échappe, celui-ci ne prouve pas que Kr̥ sāspa est un nouveau venu dans 275

Marijan Molé le mazdéisme, « emprunté » à une religion rivale et condamné comme tel. Ici encore, il ne s’agit que d’une manifestation de la réalité complexe du polythéisme iranien. Le culte de tels dieux comportait des sacrifices et des rites qui n’étaient pas admis avec tels autres : Ahura Mazda ne se contentait pas de l’adoration propre à Vayu. À l’époque sassanide, cependant, l’unification ecclésiastique, liturgique et dogmatique procédait à grands pas37. Parmi les usages rituels condamnés par le Livre d’Artā Vīrāz figure l’alimentation du feu avec du bois humide, usage pratiqué jusque-là par Artā Vīrāz lui-même38. Opposition fonctionnelle et liturgique devient opposition religieuse ; non conformistes deviennent hérétiques. C’est vers cet arrière-plan qu’il faut situer la tradition sur le « paganisme » de Kr̥ sāspa telle que nous la font connaître les sources pehlevies. Le texte de base est ici la traduction pehlevie de Vd 1.7 : ... uš pat hān i ōy pityārakīh frāč-kirrēnīt gannāk mēnūk (i) purmarg parīk-kāmakīh i uzdēs-parastīh kēš apar-apākēnīt Karšāsp [kū-š hān kart ōyšān-ič kunēnd nē pat dāt]. ... et comme sa contre-création, le Mauvais Esprit très pernicieux fabriqua le désir des parik (l’idolâtrie) qui avait accompagné Karšāsp (c.-à-d. il l’a pratiquée, et ils la pratiquent, contrairement à la loi).

Ainsi la liaison – impie – de Kr̥ sāspa avec la parikā Xnąθati devient équivalente de l’idolâtrie. Les commentateurs sassanides se croient capables de déchiffrer une allusion mythique peu claire et ils mettent dans leur explication ce qui leur paraît le plus naturel ; ainsi ils interprètent tout antagonisme envers l’orthodoxie comme idolâtrie39. Ceci d’autant plus facilement que le Kaboulistan est resté longtemps siège du « paganisme ». Des cultes hindous y florissaient, [ainsi que] des cultes iraniens aberrants. À Dāwar, notamment, on pouvait voir un temple du dieu Žūn qui attirait des pélerins40. Ce Žūn, variante dialectale du nom de Zurvān41, devait représenter une forme religieuse iranienne mais non zoroastrienne. Quoi qu’il en soit, le paganisme actuel des Kabouliens ne pouvait qu’être dérivé de celui de leur hērpat, Kr̥ sāspa. Du même coup, la localisation de la patrie du héros dans un pays « païen » se trouvait renforcée, [de même que] l’interprétation religieuse de son antagonisme envers le zoroastrisme. La tradition « kaboulienne » forme ainsi un tout cohérent dont les différentes parties s’appuient mutuellement.

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Les origines de la geste sistanienne Loin de nous apprendre quelque chose sur le mythe avestique, elle a besoin d’être expliquée. Et, prise en elle-même, elle ne constitue qu’une variante de la tradition sistanienne. Nous voilà ramenés au point de départ – nos sources anciennes ne permettent pas d’affirmer un lien particulier entre le mythe de Kr̥sāspa et les marches de l’Est. Les sources récentes le disent la plupart du temps, mais elles sont à peine plus anciennes que l’épanouissement de la geste sistanienne ; elles n’expliquent donc rien. Certains motifs de base sont constants dans le mythe qui reviennent ensuite dans l’épopée. Tout d’abord Kr̥ sāspa est guerrier. Les faits sont trop connus pour qu’il soit besoin de les répéter. Selon Yt 19. [38], Kr̥sāspa était l’homme le plus fort après Zaraθuštra. C’est à lui qu’échoit la portion du xvarrah de Yama revenant à la classe guerrière42. Il a tué des monstres et des dragons et fut seul capable de s’opposer au vent déchaîné qui menaçait de détruire le monde43. Mais en même temps, peut-être à cause même de sa bravoure, il fait beaucoup de torts aux hommes44. Il a frappé le feu et l’alimente avec du bois humide45 ; il n’a pas respecté la foi gāthique46 et s’est opposé à Ohrmazd, ce qui lui a valu d’être tué par Akōman47. Adversaire du zoroastrisme, il finit par s’associer à l’idolâtrie et devient un infidèle. Autant de motifs que l’épopée reprend au compte de Rustam et de sa famille. Rustam est le héros modèle, le plus grand guerrier qu’on n’ait jamais vu. Depuis l’avènement jusqu’à la chute des Kayanides, il est le soutien du royaume iranien, « faiseur » des rois et leur appui. Maintes fois on compare, dans l’épopée, un guerrier à Rustam pour donner la mesure de sa force. Pour s’opposer à Firdōsī et montrer la supériorité de son héros, ’Asadī dit qu’il vaut plus que Rustam48. Au xve siècle encore, l’auteur du Xāwar-nāma procédera de même, lui qui exaltera en ‘Alī ibn ’Abī Ṭālib un Rustam nouveau et islamique. Cette opposition est récente et sans liaison avec le mythe ancien. Ou plutôt, si liaison il y a, c’est simplement la persistance de la structure ancienne et de la tradition voulant que Rustam soit le héros sans pareil. Mais à une époque plus ancienne, où la tradition nationale était encore toute proche de ses origines mazdéennes, on opposait déjà Rustam à un héros jugé plus orthodoxe, plus conforme en tout cas à l’idéal religieux dominant, au champion du zoroastrisme, Isfandyār49. Ici encore un trait du mythe kr̥ sāspéen se retrouve : son antagonisme avec l’orthodoxie mazdéenne sans qu’il soit possible de parler d’une opposition proprement religieuse.

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Marijan Molé À côté de ces deux traits communs, fonction guerrière et antagonisme cultuel, les différences entre les deux récits ne sont pas négligeables ; il s’agit de les expliquer, [et] avant tout de trouver les facteurs qui ont transformé le mythe de Kr̥ sāspa en geste sistanienne. Nous venons de voir que le facteur géographique ne saurait être évoqué en première ligne. Ce n’est pas le fait que le mythe de Kr̥ sāspa fut localisé dans le Sīstān qui l’a rapproché des traditions sistaniennes. Cette localisation n’est pas primitive. Elle doit être expliquée elle-même. Il faut chercher ailleurs. En effet, le problème de la genèse de la geste sistanienne fait partie d’un problème beaucoup plus vaste : celui de la transformation du mythe en épopée, de l’historicisation du mythe. Si paradoxal que cela puisse paraître, c’est même le cas qui est le plus claire et que l’on peut poursuivre avec le plus de détails. Il est indispensable cependant de formuler les problèmes tels qu’ils se posent, et en termes adéquats. La structure du mythe iranien commence à nous apparaître plus clairement grâce aux recherches de ces dernières années50. Les différents héros exaltés dans les Yašt représentent les différentes fonctions sociales, leur succession formant un système. De très bonne heure cette succession devient une suite proprement chronologique ; la conception doit être ancienne, plus ancienne en tout cas que le Yt 19 où l’on parle de la Gloire kavienne qui a accompagné tel héros pendant longtemps, dareγǝm [aipi] zrvānǝm. L’origine de cette conception ne nous occupera ici point ; elle est une des deux possibles dès qu’il s’agit de localiser les mythes, dès que le système mythique intemporel et non spatial par définition est à intégrer dans le devenir contingent. Il peut alors être disposé soit dans le temps, soit dans l’espace, et les deux conceptions se rencontrent effectivement et coexistent même parfois, ainsi à Rome51 et dans l’Inde. Le système grec est plus franchement spatial52, le système iranien plus explicitement historique. Quoi qu’il en soit de ses origines, le système est attesté de bonne heure et, dans les sources pehlevies, la suite historique ne fait pas de doute ; de ce point de vue il n’y a pas de différence essentielle entre le Dēnkart, le Bundahišn, le Dātastān i dēnīk, Dātastān i mēnōk i xrat, voire les Yašt et le Šāh-nāma. Seulement, ce n’est pas tout. L’échelonnement dans le temps des différents héros religieux n’implique pas nécessairement une conception politique de leur fonction. Il peut y avoir une interprétation proprement religieuse : c’est même celle qui 278

Les origines de la geste sistanienne prévaut dans les écrits pehlevis. Les anciens héros ont préparé l’œuvre de Zoroastre, et plus encore celle des sauveurs futurs, chacun y apporte une contribution en accord avec sa fonction propre53. C’est la doctrine mazdéenne des saušyant, doctrine dont nous avons esquissé l’interprétation ailleurs54. Il s’agit tout d’abord de leurs actions, de la part qu’ils ont prise dans le grand combat cosmique opposant les forces du bien à celles du mal, combat qui aboutira à la Rénovation. Celle-ci domine le devenir, et l’existence des êtres créés n’a pas d’autre sens que de la préparer : c’est le but pour lequel la créature fut créée55. Les héros anciens ont vaincu tels démons ou tels êtres maléfiques dont l’existence présentait un danger pour le progrès du monde et pour la Rénovation. Zoroastre est allé plus loin, il a détruit le corps des dēv56. Hōšētar fera périr la malice des loups57, Hōšētarmāh celle des serpents58, avec Sōšāns, la malice disparaîtra du monde59. À cette conception, le Dēnkart en ajoute une autre : les héros se transmettent non seulement le xvarrah qui les habilite à accomplir leurs actions, mais aussi la vaxš, la parole : il s’agit donc désormais des prophètes ayant apporté un message et instruit les hommes. Cette conception sera durable, elle persistera même dans des cercles iraniens qu’il est difficile de qualifier de proprement mazdéens, ainsi chez Suhravardī d’Alep et chez ses disciples de l’école išrāqī60. Mais pour ce qui est de l’épopée, le développement de l’interprétation politique est beaucoup plus important, c’est cette dernière seulement qui intègre vraiment le mythe à la tradition mythique. Ici la différence entre le Šāh-nāma et la tradition plus ancienne devient patente. Firdōsī – comme déjà les continuateurs du Xvatāināmak – considère franchement tous les héros du mazdéisme comme rois de l’Iran, ou au moins comme issus de la race royale. Ceci est vrai même pour un Gayōmart qui, de toute évidence, ne pouvait être roi n’ayant pas sur qui régner et Firdōsī va ici plus loin que les autres auteurs islamiques qui se souviennent parfois que Gayōmart était le nom iranien d’Adam61. À l’autre bout, l’Avesta est plutôt avare de précisions sur la fonction politique des anciens héros. Trois personnages seulement sont constamment désignés comme souverains : Haušyāha Paradāta (Yt 5.22, 19.26), Taxma Urupi (Yt 15.12, 19.28) et Yama xšaita (Yt 5.26, 15.16, 19.31ss.), les trois « premiers hommes » chez qui la souveraineté universelle constitue l’essentiel de leur fonction. On pourrait y ajouter Aži Dahāka qui veut vider d’hommes les sept

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Marijan Molé kišvar62 : ce n’est pas si mal choisi comme contre-partie de Yama qui protégeait la vie dans le monde entier. Mais, pris à la lettre, les textes ne parlent plus de domination. Plus loin, ϴraitauna pense à vaincre le dragon Dahāka et libérer les deux sœurs Arnavāk et Sanhavāk, mais on ne nous dit pas qu’il aspire à la souveraineté63. Ce n’est qu’à propos de Kavi Usana que l’on parle une fois de plus de la domination des sept kišvar (Yt 5.46), et le « mâle des pays aryens », Kavi Hausravah, est désigné avec une épithète xšaθrāi hankǝrǝmō64 qui, pour énigmatique qu’elle soit, implique néanmoins un rapport certain avec la royauté. Kr̥ sāspa n’est jamais désigné comme roi ; ses actions sont celles d’un guerrier, puissant certes et d’une importance exceptionnelle, mais pas souverain pour autant. Le grand destructeur Frahrasyan, le marya tourien n’apparaît pas non plus comme souverain : c’est en vain qu’il essaie de s’emparer de la Gloire des pays aryens65. D’autres héros [qui] ne sont pas encore rois le deviendront par la suite. Laissant de côté le chapitre 27 du Mēnōk i xrat qui propose une interprétation religieuse de la succession des héros66, ainsi que le long passage du Bundahišn67, le premier chapitre du septième livre du Dēnkart est le texte pehlevi qui présente leur histoire avec le plus de détails. Il s’agit d’un texte composite où il est relativement aisé de discerner les différentes couches de la doctrine enseignée. Nous ne pensons pas seulement à la concurrence de la doctrine du xvarrah avec celle, plus récente, du vaxš ; nous l’avons analysée ailleurs, et elle ne nous intéresse pas directement ici : il s’agit simplement de deux phases superposées de l’interprétation religieuse68. Mais il y a plus : l’interprétation religieuse (et sociale) traditionnelle y coexiste avec l’interprétation politique. Ceci revient à dire qu’aux fonctions sociales spécifiques des héros s’ajoute une dimension de plus : la politique. Et, pour compliquer les choses, les fonctions politiques des différents héros sont elles-mêmes différenciées. La différenciation politique recoupe la différenciation fonctionnelle ancienne mais ne coïncide pas avec elle. Considérons les choses de plus près. L’énumération des précurseurs de Zoroastre commence par Gayōmart ; ni lui ni ses descendants immédiats Mašī et Mašānī, ni le fils de ceux-ci, Syāmak, ne sont désignés comme rois ; et il n’en peut pas

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Les origines de la geste sistanienne être ainsi, le genre humain vient à peine de naître et la différenciation sociale ne commence qu’avec les descendants de Mašī et Mašānī qui se répendent dans tous les coins de la terre68. Elle est acquise avec Hōšang et son frère Vēkart ; le premier pose les bases de la royauté, le second celles de l’agriculture. Ce n’est qu’à partir de Hōšang que la royauté existe en tant qu’institution69. Le texte ne précise pas l’étendue du pouvoir de Hōšang ; mais la généalogie de Zoroastre70 l’appelle « seigneur des sept continents », haft kišvar xvatāy. Contrairement à l’Avesta, le Dēnkart ne parle pas de la royauté de Taxma Urupi ; mais le rôle fonctionnel du troisième « premier homme » se trouve défini avec plus de précision. Yamšēt est en effet celui qui avait réuni les attributs des quatre fonctions sociales, ce qui lui avait permis de protéger les créatures et de les rendre immortelles. Sa royauté s’étendait sur le monde entier et il fut, lui aussi, seigneur des sept continents. Le champ d’action de ses successeurs se rétrécit ensuite, tant au point de vue de leur rôle fonctionnel qu’en ce qui concerne l’étendue de leur royaume. Déjà Frētōn n’hérite que la partie du xvarrah de Yam revenant à la classe paysanne. Il tue Dahāk et élimine les géants du Xvaniras71. Ainsi il n’est plus que le seigneur du Xvaniras, xvaniras xvatāy ; encore son royaume ne restera-t-il pas longtemps indivis car il le partagera entre ses trois fils72. Parmi ceux-ci, Ēreč représentera l’Iran et c’est dans la lignée d’Ēreč que se propagera le xvarrah hérité de Frētōn. Le premier représentant de cette lignée, Manuščihr, n’est plus que roi d’Ērān, ērān dahyūpat (Dk 7.1.30, 2.70). Lui et ses descendants, dont on ne mentionne qu’Uzav fils de Tōmasp73, rendront l’Iran victorieux et fertile74. Nous n’avons pas de preuve formelle qu’il s’agit, de Frētōn à Uzav, toujours de la même partie du xvarrah, mais le fait est probable, d’autant plus que les actions attribuées aux trois héros comportent une large partie des œuvres de la paix. En tout cas le contraste est frappant avec ce qui suit. La partie du xvarrah de Yam revenant à la classe guerrière échut ensuite à Karšāsp75, héros guerrier s’il en fut. Il est probable que ses successeurs en ont hérité, mais la preuve formelle fait de nouveau défaut. La détermination politique est d’autant plus claire. Si Karšāsp ne paraît pas avoir été considéré comme roi d’Iran, il est dit expressément, en revanche, que Kai Kavāt, l’ancêtre des Kayanides, organisa le royaume iranien en s’attachant le pouvoir qui devait se propager 281

Marijan Molé dans la lignée des Kayanides. Cette limitation de la souveraineté des Kayanides à l’Iran, limitation qui suscite, d’autre part, des héros spécifiques à d’autres nations, tel Pātasrab i Ēryefšvā roi des Arabes76, ne souffre qu’une seule exception : celle de Kai Us qui se serait emparé du pouvoir sur les sept continents77. L’exception ne laisse pas d’être caractéristique, étant en contradiction avec la tradition épique qui fait, elle, de Kai Ka’us un roi de l’Iran comme tous les autres bien que son orgueil et ses prétentions soient parfois démesurés78. Mais elle s’accorde d’autre part avec les données avestiques. On remarquera, en effet, que tous les héros qui, dans les Yašt, étaient expressément désignés comme souverains – et régnaient eo ipso sur tous les pays – restent, dans le Dēnkart, seigneurs des sept continents ; c’est ici le cas de Kai Us, mais aussi celui de Hōšang, de Yamšēt (et de Taxmōruw). Les héros qui, dans les Yašt, avaient un rapport spécial avec les pays aryens, deviennent rois de l’Iran et il y a, en outre, un certain nombre d’autres qui peuvent le devenir. D’autres, en revanche, ne le deviennent que rarement. Tel est le cas de Kr̥ sāspa. Les auteurs islamiques des premiers siècles connaissent deux Karšāsp. Le premier est roi d’Iran, casé dans le voisinage d’Uzav et dont on ne sait pas grand-chose. Le seul trait saillant est son attitude belliqueuse qui trouve son expression dans l’opposition entre Karšāsp et Uzav. Celle-ci est ancienne et exprime bien la fonction du héros. À part cela, le personnage est tout à fait pâle et exsangue. Tout de même c’est le Kr̥ sāspa de la tradition religieuse faisant partie du même schéma mythique que Yama et ϴraitauna par exemple. Évhémérisé comme eux, il est devenu un roi d’autrefois. Seulement le rôle qu’il jouait dans la tradition religieuse zoroastrienne se prêtait mal à cette sorte d’interprétation80 et l’accent reposant sur sa fonction eschatologique lui fut fatal dans la tradition nationale, au moins dans le Xvatāi-nāmak et ses continuations. Selon Ṭabarī81, Karšāsf est frère ou collaborateur de Zav. Les deux versions sont répétées par Ṯa‘ālibī82. Chez Mas‘ūdī83, le successeur de Manūčihr est nommé [Sahm] dont le vrai nom est Zav et dont Karšāsf est le corégent. La même information se retrouve dans le Kitāb al-tanbīh84. Bērōnī offre trois versions distinctes. D’après la première85, Zab ben Tahmāsf avait pour corégent Karšāsf, c’est-à-dire Sām ben Narīmān avec qui il régnait ensemble six ans après qu’ils eurent chassé Frasyāb qui s’était emparé de l’Iran après la mort de Manūčihr. La seconde version, ayant pour elle l’autorité de Hamza 282

Les origines de la geste sistanienne al-Isfahānī86 dit que Zab exerça la royauté pendant neuf ans dont cinq avec Karšāsf. Dans la troisième, les deux rois règnent pendant quatre ans entre Manūčihr et Kai Kavād87. Dans le Šāh-nāma88, Karšāsp devient fils et successeur de Zav. À l’exception du Šāh-nāma et de Bērōnī qui ne donnent pas de détail, toutes les autres versions attribuent à Zav la construction des canaux et la reconstruction du pays ravagé par l’invasion d’Afrāsyāb89 ; en même temps, Karšāsp poursuit la guerre contre les Touraniens. Le schéma nous est bien connu. Ainsi dans la liste des saušyant du Hōm Yašt, le premier fils de ϴrita, Urvāxšaya, est désigné comme législateur et maître de religion et opposé à son frère Kr̥ sāspa, guerrier et meurtrier du dragon cornu90. C’est exactement la même chose que nous avons ici. Urvāxšaya a été oublié depuis longtemps, – même dans la tradition religieuse il n’apparaît que très rarement –, Kr̥ sāspa rapproché d’Uzav qui est un personnage tout différent, mais le schéma des deux frères est resté le même, [de même que] la fonction guerrière de Kr̥sāspa. Rien n’illustre mieux que cette juxtaposition la persistance de schémas mythiques anciens, leur vivacité même. Tout intégré dans la succession des rois iraniens qu’il soit, Karšāsp reste toujours le vieux gaδa qu’il était au temps du Hōm Yašt et de l’Avesta récent en général. Son caractère trouve cependant une expression nouvelle. La fonction guerrière trouve une localisation géographique : c’est la geste sistanienne qui est sur le point de naître. On peut poursuivre son développement dans les sources islamiques anciennes. Les héros s’y scindent en deux ou en trois qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau ; leur identité primitive est souvent encore assez apparente pour donner l’occasion à des identifications nouvelles qui parfois ne sont pas exactes ou ne répètent pas le schéma ancien. Dans la relation de Bērōnī, Karšāsp est identique au Sām qui est le fils de Narīmān. C’est une chose bien connue que les trois héros doivent leur existence à la fausse interprétation des épithètes de Kr̥ sāspa. La conscience de l’identité de Sām avec Kr̥sāspa survivra longtemps. À titre d’exception elle apparaît même dans un passage du Šāh-nāma passé inaperçu jusqu’ici. Avant d’envoyer Afrāsyāb en Iran, Pašang lui donne des conseils de toute sorte. Entre autres il lui recommande de se méfier de Qāren et de Karšāsp, les deux chevaliers iraniens dont il a le plus à craindre91. Or, à la page suivante (v. 145) Sām meurt, ce qui ne laisse pas de réjouir Afrāsyāb, car ainsi disparaît le dernier héros iranien dont il avait quelque chose à redouter (vv. 163s.)

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Marijan Molé Selon Ṯa‘ālibī92, Sām est le soutien du royaume de Manūčihr (une condition analogue lui est attribuée par Firdōsī). Après [l’avènement] de Nōdar à la royauté, les grands lui proposent de prendre lui-même le pouvoir, ce que le héros rejette. Mais Mas‘ūdī parle d’un Sahm b. Narīmān b. Aṯfyād n. Nōḏar b. Manučihr93 comme d’un membre de la dynastie, et ceci tout à fait indépendamment du Karšāsf mentionné plus haut. Les deux héros identiques à l’origine apparaissent ici tous deux dans le même schéma, mais cette coexistence résulte de la réunion de deux traditions différentes. La généalogie de Sām apparaît ici nettement plus archaïque que celle de Karšāsf ; au-delà du mythe iranien connu qui relègue Āθwya du cycle de Kr̥sāspa dans celui de ϴraitauna, elle évoque les Védas qui [conçoi]vent bien que Trita Āptya est une divinité une94. Les deux versions ont cependant une chose en commun : c’est qu’elles intègrent toutes les deux Kr̥ sāspa dans la suite traditionnelle des rois iraniens. Ici et là, la tradition est restée sans lendemain. Le seul cycle resté vivant est le cycle sistanien. Les anciens auteurs islamiques nous apprennent surtout les exploits de Rustam et en partie ceux de Sām. Karšāsp lui-même s’efface presque complètement. Les faits attribués à Sām sont en partie les anciens exploits de Kr̥ sāspa, d’autres se rattachent déjà aux traditions sistaniennes. Ainsi, selon le Šāh-nāma, Sām aurait combattu avec un dragon95 et avec des sorciers96. Son exploit le plus connu demeure cependant la guerre contre les Gurgsār et les Sagsār97. Ces exploits semblent avoir été localisés dans le Māzandarān, mais une tradition plus récente transfère la lutte contre les Sagsār dans l’Inde98. Les expéditions dans l’Inde dont nous entendons parler à maintes reprises99 relèvent sans aucun doute des traditions sistaniennes. Il serait vain de tenter ici un résumé tant soit peu exhaustif des exploits attribués à Rustam par Firdōsī et ses continuateurs ; ainsi il ne sera pas question ici ni de la guerre contre le Xāqān de Chine100 ni des combats avec le kouchanien Kāmūs101, de la bataille tragique avec Suhrāb102, ni même de la mort sans gloire du héros103. L’antagonisme même entre Rustam et Isfandyār, la mort de celui-ci et la fin de la race sistanienne qui en est la conséquence lointaine ne nous [occuperont] ici que par certains de [leurs] aspects. Nous concentrerons toute notre attention sur le noyau mythique de la saga, son seul élément directement

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Les origines de la geste sistanienne comparable au mythe de Kr̥ sāspa. Ce faisant, nous nous proposons d’examiner leur rapport mutuel et de dire dans quelle mesure leur identité foncière peut être assumée. Les hasards de la tradition [ont voulu] que ce noyau ne se trouve que chez Firdōsī104, mais ceci ne saurait constituer la preuve de son caractère récent. Herzfeld l’a bien vu qui soulignait que les méthodes d’histoire littéraire ne sont pas toujours à appliquer à la science mythologique105. Sur ce point au moins, nous faisons nôtres ses conclusions en lui donnant raison contre Nöldeke106 et Christensen107. Le noyau mythique de la saga de Rustam dont nous allons parler est, outre la conquête de Spand et le meurtre d’Akvān, le cycle des sept aventures. C’est lui qui nous occupera maintenant et surtout sa dernière partie, l’exploit décisif du héros qui fournit le dénouement de l’épisode et lui donne son sens : le combat avec le Dēv blanc. Voici les grandes lignes du récit de Firdōsī sur cet événement : (1) Kai Kā’us envahit le Māzandarān pour soumettre le pays et l’arracher à la domination des démons. Tout va bien d’abord. Occupant les villes, ravageant et incendiant les campagnes, l’armée de Kā’us progresse vers l’intérieur du pays. La nouvelle arrive au roi du Māzandarān. Apprenant le désastre, son cœur se remplit de soucis, sa tête devient lourde. Il envoie un des dēv pour demander du secours au Dēv blanc : ču bešnīd payghām sanjeh beraft

bar dīv farmān-e šāh bord taft

biyāmad be nazdīk-e ān sar-farāz

begoft ānče bešnīd az ān razm-sāz

čunīn pāsoxaš dād dīv-e sepīd

ke az rūzegār mašō nā-omīd

biyāyam konūn bā sepāhī garān

beborram pey-e ū ze Māzandarān

begoft īn o čun kūh bar pāy xāst

saraš gašt bā čarx-e gardandeh rāst

šab āmad yekī abr šod bar sepāh

jahān gašt čun rūy-e zangī siyāh

ču daryā-ye qārast goftī jahān

hameh rōšanāyīš gašteh nahān

yekī xeymeh zad bar sar az dūd o qār

siyāh gašt havā češmhā gašt tār

ze gardūn bas sang bārīd o xašt

parākandeh šod laškar-e Irān be-dašt

basī rāh-e Irān gereftand pīš

ze kerdār-e Kāvus del gašteh rīš

ču bogzašt šab rūz nazdīk šod

jahānjūy rā čašm tārīk šod

ze laškar do bahr šod tīreh čašm

sar-e nāmdārān az ū por ze xašm

‘Ayant ouï le message, Sanja partit ; au Dēv il transmit vite l’ordre du roi. Devant le Superbe il se présenta ; ce qu’il avait ouï du Belliqueux, il le dit. Ceci fut la réponse du Dēv blanc : « Ne perds pas la foi en la fortune » ;

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Marijan Molé J’irai sans faute avec une armée puissante, je retrancherai son pied du Māzandarān ». Il le dit et comme une montagne sur son pied se dressa, du ciel qui tourne sa tête devint égale. La nuit survint, un nuage enveloppa l’armée, noir comme le visage d’un nègre devint le monde : une mer de poix, dirais-tu, est le monde, et toute lumière s’en est retirée. Une tente s’étendit au-dessus des têtes, de fumée et de poix ; noir était le ciel et sombres devinrent les yeux. Des pierres, des briques109 tombaient du ciel en torrents, dans la plaine fut dispersée l’armée d’Iran. De l’Iran maints [empruntèrent] le chemin, le cœur brisé en morceaux par la détresse de Kā’us. La nuit était passée, le jour s’approcha et sombre était l’œil du maître du monde, aveugles étaient les deux tiers de l’armée, pleines de colère étaient les têtes des notables110.

(2) De sa captivité, Kā’us envoie un message à Zāl et à Rustam pour demander leur aide. Rustam part dans le Māzandarān. En cours de route il accomplit six exploits. Guidé par Awlād, il s’approche finalement du gîte du Dēv blanc. Awlād lui conseille d’attendre jusqu’à ce que le soleil [ait] réchauffé le monde. Le Dēv blanc sera alors endormi et le héros pourra le vaincre. Rustam accepte le conseil. Le temps venu, le Dēv s’endort et le héros peut descendre dans sa caverne. Il attaque le monstre qui succombe après une lutte acharnée. Rustam délivre le roi et les Iraniens qui recouvrent la vue après avoir été enduits avec du sang du Dēv. Le motif de l’aveuglement des ennemis n’est pas inconnu de la tradition iranienne. Dans Yt 10.48, on parle de Miθra qui décide du sort de la bataille au désavantage des miθrōdruj. Il les afflige avec plusieurs fléaux et, entre autres, il les aveugles (aθra narąm miθrōdrująm ... para daēma vārayeiti). La situation décrite par Firdōsī est tout à fait analogue. Le Dēv blanc est appelé au secours de ses adorateurs. Il décide [du] sort de la bataille en aveuglant et dissipant leurs ennemis. De toute évidence, le Dēv blanc est ici un dieu et non un simple démon. Loin d’être un simple motif de conte populaire, la lutte de Kā’us et de Rustam avec lui a un caractère nettement religieux. La localisation dans le Māzandarān souligne encore le fait. Le caractère religieux primitif du cycle de Rustam est d’ailleurs évident (cf. le meurtre de la sorcière, les luttes avec les démons etc.). Partant d’autres principes, Nöldeke est arrivé à des conclusions analogues111. Le Dēv « blanc » ne serait pas un simple démon ; son nom déjà l’indiquerait, nom qui est en contradiction avec la description de Firdōsī112. Il s’agirait en réalité d’une divinité adorée par les habitants du Māzandarān, un daiva au sens ancien du mot. Quelques divinités 286

Les origines de la geste sistanienne slaves, indiennes et grecques portant la même épithète, divinités du jour, de la lumière, de l’atmosphère, représenteraient, selon Nöldeke, l’analogie la plus proche. En lui-même, le conflit entre les Iraniens et les adorateurs du Dēv blanc, évoquerait des guerres de religion anciennes ; dans les forêts peu accessibles au sud de la mer Caspienne la religion pré-mazdéenne se serait conservée plus longtemps qu’ailleurs, tout comme après la conquête arabe les provinces au nord d’Elbourz furent parmi celles qui ont été islamisées le plus tard113. C’est le point de départ de cette hypothèse qui est discutable, l’identification pure et simple du Māzandarān avec le pays au sud de la Caspienne. L’Avesta ne connaît que les māzainya daiva associés aux varenya draugvanta114 ; mais ailleurs nous trouvons, dans le même contexte, des mainyava daiva115. Les deux expressions paraissent équivalentes et ceci suffit pour nous mettre en garde. Il y a plus. Malgré Bartholomae116, le nom des māzanya daiva n’est pas dérivé de celui de Māzandarān, mais c’est plutôt le contraire qui est vrai. Dans les fragments iraniens du Livre des géants manichéen, publié par M. Henning117, māzan traduit « géant ». L’avestique māzanya est, en conséquence, un dérivé à v̥ rddhi de māzan « grand »118 et doit se traduire proprement par « géant ». Il est vrai que nous ne savons pas grand-chose du rôle des géants dans la mythologie iranienne ; certains indices permettent pourtant de l’entrevoir, et en premier lieu la tradition relative à Frētōn. Le Dēnkart119 nous parle des attaques des māzaniens au début du règne de Frētōn, attaques qui n’avaient pas eu lieu sous la tyrannie de Dahāk. Nous apprenons ailleurs que ces attaques ont été repoussées et que la libération du Xvaniras des māzaniens fut un des principaux mérites de Frētōn120. La tradition mérite attention, d’autant plus qu’elle s’insère dans un complexe fort ancien. Comme nous avons montré dans un travail encore inédit – et M. Wikander a fourni en même temps une démonstration analogue121 – le trio Yamšēt-Dahāk-Frētōn correspond exactement au trio Ouranos-Kronos-Zeus de la théogonie grecque. Or, c’est avec les Géants que doit combattre Zeus pour établir définitivement sa domination après la chute de Kronos ; et sous le règne de celui-ci les Géants n’attaquaient pas. L’analogie des deux mythes est parfaite et elle fournit un autre argument pour la traduction de māzanya, pehlevi māzan par « géant ». La localisation du pays des démons au sud de la Caspienne peut ne pas être aussi ancienne qu’il paraît ; il est en tout cas significatif que le nom de Māzandarān appliqué à la province au nord d’Elbourz 287

Marijan Molé [n’apparaisse] pas avant l’époque islamique122. Dans ces conditions l’hypothèse de Nöldeke acceptée par Christensen123 ne saurait être maintenue telle quelle. La lutte de Rustam avec le Dēv blanc a bien une signification religieuse, mais celle-ci est d’une autre nature et n’implique pas de réminiscences historiques portant sur une guerre de religion entre les zoroastriens et les daivayasna. Ni Rustam ni Kā’us ne sont jamais représentés comme champion du zoroastrisme, voire du mazdéisme « prézoroastrien » comme Kai Xusraw. Celui-ci est le type parfait du pécheur, celui-là le deviendra sous Kai Guštāsp et il sera voué à l’enfer pour le meurtre d’Isfandyār124. Champion de l’islam, il le deviendra, mais dans une épopée aussi tardive et sans valeur pour la tradition ancienne que le Jahāngīr-nāma125. Ici, il ne fait que combattre le plus grand des démons du Māzandarān, le chef donc des « géants ». Et toute la signification religieuse de l’épisode est contenue dans cette phrase. Au-delà, il y a le mythe de Kr̥ sāspa et notamment sa version pehlevie telle qu’elle se trouve racontée dans la rivāyat, et elle repose sur un texte perdu du Sūtkar nask126 : PR 18 E (20) Karšāsp127 guft ku : Ohrmazd vahišt u garōtmān be dah ! kad-im vāt raxt um stab kart. dēvān vāt bē frēft ušān bē ō vāt guft kū : « hac har dām (u) dahišn tō pātyāvandtar ; u ah [sic] ētōn *menēh kū : kas hac man pātyāvandtar nēst. Karšāsp apar ēn zamīk rabēt u dēvān martōmān tar mēnēt u tō-c ke vāt hē āt tar menēt ». (21) vāt kad-iš hān saxvan ašnūt ētōn saxt bē raft ī-š hamāk dār u draxt ī-š apar rās būt kant uš hamāk zamīk īš apar rās būt āš parākanīhīt kart u tārīkīh bē estāt. (22) u kad ō man mat kē Karšāsp hom āš pad ī man hac zamīk apar dāštan nē tubān būt u man xast hom ūm pat zamīk bē dāt ūš par har 2 pād pat marc estāt hom tā-š pušt-ē bē kart kū : « ō hacadar zamīk šavom hān ī Ohrmazd framūt kū : zamīk asmān dār kunom ām bē nē hilēt » . (23) u hakar-im hān čiš nē kart hē ahraman apar dām ī tō pātaxšāi būt hē130. Karšāsp dit : Ohrmazd, donne-moi le paradis et le Garōtmān ! Car j’ai épuisé et paralysé le Vent. Les démons avaient séduit le Vent, ils avaient dit au Vent : « C’est toi qui a le dessus sur la création entière. Sois donc sûr que personne n’a le dessus sur toi. Pourtant Karšāsp marche sur cette terre et se moque des dēv et des hommes, et de toi aussi, ô Vent, il se moque ». Ayant entendu ces mots, le Vent s’élança avec tant d’impétuosité qu’il déracina tous les arbres et tous les buissons qui étaient sur sa route, et qu’il fit voler dans toutes les directions la terre qui était sur sa route, et il y eut [les] ténèbres. Mais lorsqu’il vint à moi, Karšāsp, il ne put soulever mon pied de la terre. Moi, je me levai, je le terrassai, je me plaçai

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Les origines de la geste sistanienne avec mes deux pieds sur son ventre ; enfin, il prit l’engagement que voici : « Je redescendrai sous la terre, ce qu’Ohrmazd a ordonné en disant : ‘Soutiens la terre et le ciel’, je le ferai, je n’y manquerai pas ». Si je n’avais pas fait cela, Ahraman serait devenu maître de ta création131.

La ressemblance du récit avec celui de Firdōsī est frappante, leurs différences pèsent beaucoup moins dans la balance. Destruction de l’armée iranienne ou destruction du monde d’Ohrmazd sont moins éloignées qu’il ne paraît au premier abord. Le souverain légitime de l’Iran, le roi pourvu de xvarnah est le défenseur naturel du monde du bien. Seuls les Iraniens professent la religion mazdéenne et zoroastrienne, les autres peuples adorent les daiva132. Ou, en d’autres termes : c’est les Iraniens qui, par la bouche d’Ēreč, leur éponyme, avaient choisi la loi et la religion, laissant aux descendants des deux autres fils de Frētōn les richesses et la puissances guerrière133. Seigneur légitime du monde entier, le roi d’Iran est en même temps détenteur naturel de la vraie religion. La localisation du récit du Šāh-nāma dans le Māzandarān souligne encore davantage le caractère religieux du cycle. Les analogies des deux récits sont loin d’être négligeables. (1) Dans les deux cas c’est poussé par les démons que l’adversaire du héros s’engage dans le combat. Le souvenir de la fonction religieuse de Vayu est, naturellement, plus fort dans la Rivāyat. Le « dieu premier » de l’ancienne mythologie134 prétend à la position du plus fort. Avec une force élémentaire, il se déchaîne sur le monde. Il ravage tout ce qu’il rencontre et ne ménage rien. La destruction qu’il sème n’est évidemment pas [au] goût du zoroastrisme qui a partie liée avec l’ordre et la vie. Kr̥ sāspa s’oppose à la destruction et se tourne contre le dieu qu’il a jadis adoré135. Mais, d’autre part, nous apprenons qu’il ne ménage pas, non plus, les dēv et les hommes. Le double caractère du héros transparaît encore. Il rachète ses torts en se tournant contre la destruction et l’empêche de poursuivre son œuvre néfaste. Le récit évhémériste de Firdōsī doit être situé dans le même contexte ; comme il va de soi, il présente certaines différences qui, dans la tradition nationale, ne sont que trop compréhensibles. C’est toute la distance qui sépare le mythe de l’épopée. Tout d’abord, la cause de l’intervention du dēv n’est pas la même ou plutôt, elle s’articule autrement que dans la rivāyat. Ici, les dēv défendent les hommes, comme les dēv, contre les excès de Kr̥ sāspa ;

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Marijan Molé là, il ne s’agit pas de la protection des māzaniens et on ne trouve de trace ni de dépendance du démon du Dieu bon, ni de son pouvoir sur le monde du bien. D’autre part, Rustam n’est pas responsable de la destruction qui provoque l’intervention du chef des démons. Avant d’être appelé au secours de Kā’us, il ignore tout de l’expédition. Il agit comme vassal du roi d’Iran et non comme un héros mythique. (2) Les termes naturalistes dans lesquels est décrite l’attaque du Dēv ne laissent aucun doute sur l’identité du dieu dont il s’agit. Pourquoi le Dēv blanc apporte-t-il avec lui les ténèbres et fait tomber sur l’armée de Kā’us des pierres et des briques ? Tout s’explique une fois admise l’identité foncière avec le récit de la rivāyat. Les phénomènes décrits s’accordent à merveille avec la nature du dieu Vāta-Vayu : le vent apporte des nuages, arrache des arbres, enlève des morceaux de terre qui volent dans l’air. Un chantre védique chante ainsi cette puissance élémentaire [RV 10.168] : 1. vā́ tasya nú mahimā́ naṃ ráthasya ruján eti stanáyan asya ghóṣaḥ divispŕ̥g yāty aruṇā́ ni kr̥ṇvánn utó eti pr̥ thivyā́ reṇúm ásyan 2. sám prérate ánu vā́ tasya viṣṭhā́ enaṃ gachanti sámanaṃ ná yóṣāḥ tā́ bhiḥ sayúk saráthaṃ devá īyate asyá víśvasya bhúvanasya rā́ jā 136

Nous ignorons tout de la nature du Dēv blanc en dehors de ce qu’on nous dit ici. Mais cela ne s’oppose pas à son identification avec Vāta-Vayu. (3) La victoire de Vāt aurait été complète si Kr̥sāspa ne s’était pas opposé à lui pour le combattre et le forcer à retourner sous la terre. Vāt soutiendra la terre comme il l’avait toujours fait selon la volonté d’Ohrmazd. Cet exploit de Kr̥ sāspa empêche Ahraman de devenir le maître de la création. Le Dēv blanc a fait prisonnier Kā’us et son armée dans le Māzandarān, pays de dēv, sujets et congénères d’Ahraman. Les Iraniens ne peuvent être libérés par personne si ce n’est par Rustam et son père137. C’est

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Les origines de la geste sistanienne Rustam qui entreprend le combat, tue le Dēv blanc et libère Kā’us et son armée. Sans lui, ils seraient restés pour toujours dans le pouvoir d’Ahraman138. (4) Si Vāt soutient la terre, la résidence du Dēv blanc se trouve également dans une grotte souterraine139. (5) Dans le Šāh-nāma, le Dēv blanc est chef et suzerain des dēv du Māzandarān. Or, le Dātastān ī dēnīk place Astōvihāt à la tête des dēv māzaniens : DD 37.81... Astōvihāt patiš kamārak vas māzanīkān. D’autre part, Astōvihāt apparaît en général en compagnie du mauvais Vayu et se trouve parfois identifié avec celui-ci : GrBd 186 12S. u astōvihāt ī vāi ī vattar kē jān stānēt « et Astōvihāt qui est le mauvais Vāi qui prend la vie ». Ainsi l’identité du Dēv blanc avec Vāta-Vayu se trouve rendue probable d’un autre côté140. Tenant compte de l’accord général des deux récits et des analogies de détail qui subsistent entre eux, on échappe difficilement à la conclusion que le récit sur la lutte de Rustam avec le Dēv blanc représente une version du mythe pehlevi. Il reste de voir si l’épithète « blanc » peut être retrouvée parmi les épithètes de Vayu. On en trouve dans le Yašt 15 quelques-unes dont le sens s’en approche. C’est saocahi (Yt 15.47) et surtout plusieurs adjectifs composés avec zaranya (ib.57). Le passage de « lumineux, clair », « brillant » à « blanc » est des plus faciles et s’explique aisément chez un dieu d’atmosphère et de lumière. Il est douteux cependant que le manteau blanc d’Ohrmazd ait appartenu primitivement à Vayu, comme l’avait autrefois supposé M. Wikander141. Le symbolisme social des trois manteaux d’Ohrmazd est encore vivant et fait partie d’un complexe bien documenté142. Plus explicite peut-être sont les textes védiques où des choses diverses appartenant à Vayu se trouvent qualifiées de « dorées, brillantes, claires » et notamment son char et ses chevaux : RV 4.46.4 : ráthaṃ híraṇyavandhuram índravāyū svadhvarám ā́ hí sthā́ tho divispŕ̥śam ; ib.4.48.1, 2, 3, 4 : vā́ yav ā́ candréṇa ráthena yāhí sutásya pītáye ; ib.4.48.3 : ánu kr̥ṣṇé vásudhitī yemā́ te viśvápeśasā ; ib.1.134.4a5b : túbhyam uṣā́ saḥ śúcayaḥ parāváti bhadrā́ vástrā tanvate dáṃsu raśmíṣu citrā́ návyeṣu raśmíṣu... ; ib.5a-b : túbhyaṃ śukrā́ saḥ śúcayas turaṇyávo mádeṣūgrā́ iṣaṇanta bhurváṇy... Rien ne s’oppose donc à l’identification du Dēv blanc avec Vāta-Vayu. Cette identité en implique une seconde, celle de Rustam avec Kr̥ sāspa. Celle-ci se trouve étayée par d’autres arguments encore. 291

Marijan Molé Avant d’aller plus loin il est indispensable de dire quelques mots au sujet de la localisation du cycle de Rustam dans le Māzandarān. Le Livre des rois mentionne une expédition de Sām en ce pays, ce qui constitue un rapprochement de plus entre le cycle de Sām-Kr̥sāspa et celui de Rustam143. Il s’agit notamment d’une guerre contre les Sagsār et les Gurgsār144. C’est pendant l’absence de son père causée par cette expédition que Zāl visite ses états, ce qui lui donne l’occasion de faire la connaissance de Rodāba. Chez Ṯa‘ālibī, l’absence de Sām est motivée par une expédition dans l’Inde pour réprimer le soulèvement d’une partie de ses vassaux145. Le Karšāsp-nāma indique comme cause de l’expédition de Karšāsp dans l’Inde le soulèvement de Bihū contre Mahrāj. Le motif de la guerre contre les Sagsār n’est cependant pas absent. Dans le Mujmal al-tawārīx146, le récit du soulèvement des vassaux se trouve combiné avec celui sur l’expédition contre les Sagsār. Le même récit consigne d’ailleurs également une tradition sur une expédition de Sām dans le Māzandarān. Il s’agit apparemment des deux versions différentes où les trois motifs de la lutte contre les Sagsār, de l’expédition dans l’Inde et de l’expédition dans le Māzandarān se trouvent combinés de manières différentes. Il paraît certain cependant que la localisation du combat avec les Sagsār et les Gurgsār dans le Māzandarān est plus ancienne. Dans le Šāh-nāma, l’expédition de Sām dans l’Inde est mentionnée147, mais elle n’est pas liée au récit sur les amours de Zāl et de Rodāba ; pour sa part, Ṯa‘ālibī ignore la lutte de Sām avec les Sagsār. Dans le Karšāsp-nāma le récit est lié d’une manière très superficielle à la description de l’expédition contre les Hindous. Les Sagsār apparaissent ici comme une des merveilles de l’île de Qālūn148. La localisation des motifs légendaires iraniens dans les pays exotiques est un trait caractéristique de l’épopée d’Asadī et de l’épopée secondaire en général149, et les Sagsār ne font pas exception150. Chez Firdōsī, en revanche, aussi bien les Sagsār que les Gurgsār sont souvent mentionnés ensemble avec le Māzandarān et les trois noms apparaissent souvent équivalents. Comme le nom des « géants », ceux des Cynocéphales et des Lykocéphales sont ainsi en passe de devenir des toponymes ; seulement ici le procès n’aboutira pas. D’autre part, nos sources, et Firdōsī [en] tout premier, confondent souvent les Sagsār et les Gurgsār. Ainsi Manučihr pose à Sām une question sur les Gurgsār et le héros lui répond en parlant des Sagsār151. À ces faits s’ajoute un autre témoignage qui présente pour nous ici un grand intérêt. Le commandant turc fait prisonnier par Isfandyār et dont le rôle dans le cycle des sept stations d’Isfandiyār est 292

Les origines de la geste sistanienne grosso modo analogue à celui d’Awlād dans le cycle de Rustam porte le nom de Gurgsār152. Contrairement à Awlād, Gurgsār manque à la parole donnée et est tué par le héros. Ce dénouement est important et nous rapproche de la solution du problème. Contrairement à la localisation du cycle de Rustam, celle du cycle d’Isfandyār n’est pas claire, au moins sous la forme où nous le connaissons. Le complexe des traditions que nous venons de dégager permet cependant certaines conjectures. Le meurtre du commandant ennemi portant le même nom que les monstres vaincus par Sām dans le Māzandarān constitue le dernier exploit d’Isfandyār avant de parvenir au château d’airain ; d’autre part, l’identité de Rustam avec Sām est probable, et le cycle de Rustam est localisé dans le Māzandarān. Tout paraît ainsi indiquer que le cycle d’Isfandyār continue une légende qui était localisée dans le Māzandarān et dont la lutte avec les Sagsār constituait un des épisodes principaux153. Il s’agit d’une version du mythe de Sām-Karšāsp, version différente de celle qui a servi de modèle au cycle des sept aventures de Rustam. Nous pouvons ici préciser davantage. Le meurtre de Sīmurγ constitue un autre exploit d’Isfandyār sans contrepartie dans le cycle de Rustam. Déjà R. Stackelberg a vu154 que nous avons affaire ici à une transformation du récit sur le meurtre de l’oiseau Kamak par Sām155. Un autre point commun entre le cycle d’Isfandyār et la version du Mēnūk ī xrat est le meurtre de deux loups156, meurtre correspondant à celui du gurg ī kapōt de l’écrit pehlevi. Si le cycle d’Isfandyār se rapproche ainsi de la version du mythe transmise par le Mēnūk ī xrat, celui de Rustam rappelle davantage la version peut-être plus orthodoxe et en tout cas plus canonique contenue dans la rivāyat pehlevie et dérivée directement de l’Avesta sassanide (des rivāyat parsies, par contre, intègrent le meurtre de Kamak dans leur récit) : le combat avec le Dēv « blanc » est là pour le prouver, qui succède à celui avec le Vent. Ainsi nous nous croyons autorisé à proposer une solution nouvelle au problème des rapports entre le cycle d’Isfandyār et celui de Rustam. Les exploits du fils de Guštāsp ne sont pas copiés sur ceux du héros sistanien157, mais l’inverse n’est pas vrai non plus. Les deux cycles constituent des transformations indépendantes des versions différentes du mythe de Kr̥ sāspa158. Le motif de cette transformation n’était pas le même dans les deux cas. Le développement de la légende d’Isfandyār s’explique par la tendance à former un cycle fonctionnel complet avec les personnages 293

Marijan Molé du cercle de Vištāspa159 parallèlement à la transformation analogue du panthéon160. Isfandyār y apparaît comme le héros guerrier. Il était donc naturel qu’il en reçoive les attributs ; sur le plan mythique ceci signifiait qu’il avait à accomplir les mêmes exploits que le héros guerrier-type, c’est-à-dire Kr̥ sāspa161. Ainsi tout le cycle des exploits de celui-ci lui a été attribué, leur localisation – dans la mesure où il est permis de parler d’une localisation précise des mythes – a été changée et le tout adapté plus tard au ton de l’épopée. La transformation des démons vaincus par Sām en chefs touraniens est particulièrement significative sous cet égard. La saga de Rustam qui suit une version plus « orthodoxe » du mythe conserve par contre plusieurs éléments religieux, et ce sont eux qui permettent d’entrevoir son identité foncière avec le mythe de Kr̥ sāspa. On sait que le cycle de Rustam n’est rapporté que par Firdōsī et que Ṯa‘ālibī l’ignore. Il y a là peut-être une indication. Tout récemment, M. Wikander a souligné que Firdōsī suit en général la tradition de Šīz162 tandis que Ṯa‘ālibī est plus proche de la tradition du Fārs163. Si l’iranisant de Lund a raison de voir dans le mōbad de Šīz les représentants par excellence de l’orthodoxie sassanide, il est concevable qu’une version plus orthodoxe de la légende ait été transmise par une tradition plus nettement orthodoxe ; ce n’est toutefois qu’une possibilité, nullement une certitude. La thèse de l’« identité » de Rustam avec Kr̥ sāspa avait été soutenue notamment par Marquart, Hüsing et Herzfeld, mais avec des arguments non suffisants. Les situations stéréotypées, les exploits « à la Héraclès », les meurtres de dragons ne prouvent rien par eux-mêmes. Ce n’est qu’à partir du moment où nous aurons trouvé dans la saga de Rustam des motifs ne pouvant être expliqués qu’en partant du mythe de Kr̥ sāspa que nous aurons une base suffisante pour affirmer l’existence de ces liens. Nous croyons en avoir trouvé un tout à l’heure, mais il y en a d’autres. Chez Firdōsī et dans la tradition nationale en général la lutte de Rustam et d’Isfandyār est provoquée par la jalousie de Guštāsp et par son désir de se débarrasser du fils rival qu’il envoie dans un combat dont il ne doit pas revenir. Le motif est très développé et l’épisode entier est parmi les plus beaux et les plus émouvants du Šāh-nāma. Le motif de la jalousie est-il cependant fondamental, et est-il primaire comme l’affirme Christensen164 ? Contrairement à l’opinion de Spiegel165, de Marquart166 et de Herzfeld167, le motif de l’antagonisme

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Les origines de la geste sistanienne religieux serait secondaire pour l’iranisant danois car il n’apparaît que chez Dinavari168 et dans le Nihāyatu ‘l-irab169 mais manque chez les auteurs qui décrivent l’épisode avec le plus de détails. Une source inconnue à Christensen combine les deux motifs : le Tārīx-i Sīstān170 : ...Karšāsp et ses descendants jusqu’à Farāmurz b. Rustam professaient la religion révélée à Adam... (suivent quelques détails sur les pratiques mazdéennes qu’ils n’observaient pas) ... et quant à la lutte qui éclate entre Rustam et Isfandyār, la cause en fut que quand Zoroastre est apparu en annonçant la religion mazdéenne (dēn i mazdēsnān), Rustam le renia et ne l’accepta pas. Et c’est pourquoi il s’insurgea contre le roi Guštāsp et ne faisait jamais de service du trône. Et quand Jāmāsp eut dit à Guštāsp qu’Isfandyār périrait de la main de Rustam, Guštāsp – qui redoutait Isfandyār – l’envoya pour qu’il fût tué...

Mais même dans le Šāh-nāma, le motif religieux est-il vraiment absent du cycle de Rustam ? Nous ne le croyons point, maints passages du poème de Firdōsī y font directement allusion, bien qu’il soit indéniable que le motif ne joue pas ici un rôle de premier plan. Écoutons les paroles de Guštāsp à son fils, écoutons-les bien : be-gitī nadāram kasī rā hamāl

magar por-honar nāmvar pur-e zāl

ke u rāst tā hast zābolsetān

hamān bost o ghazneyn o kābolsetān

be-mardī hamān z-āsemān bogzarad

hamī xištan kehtarī našmarad

be-pičīd az rāy o farmān-e man

sar andar nayārad be peymān-e man

hamān piš-e kāvus key bandeh bud

ze key xosrō andar jahān zendeh bud

be-šāhi ze-goštāsp rānad soxan

ke u tāj dārad now o man kohan

Je n’ai personne dans le monde qui me soit égal, si ce n’est le vaillant Rustam, le fils glorieux de Zāl, à qui de tout temps a appartenu le Zāboulistan, et aussi Bust, Ghaznin et le Kaboulistan. Sa bravoure l’élève au-dessus du ciel et il ignore sa propre insignifiance. Mes ordres et mes conseils, il les fuit ; il n’est pas prêt à plier sa tête devant mon autorité. Pourtant, il servit Kai Kā’us, et c’est par Kai Xusraw qu’il a vécu dans le monde. Mais de la royauté de Guštāsp, il fait courir le bruit : « Nouvelle est sa couronne, la mienne ancienne »171.

Jusqu’ici tout peut être expliqué par l’influence de l’histoire de Gondofarr et son attitude envers Vologase171. Mais pourquoi Rustam qui a si vaillamment servi les anciens rois se refuse-t-il à servir Guštāsp, leur successeur pourtant légitime ? Serait-ce simplement par un orgueil 295

Marijan Molé démesuré éveillé par ses exploits ? C[’est] Guštāsp lui-même qui nous répondra avec les paroles avec lesquelles il tente de convaincre son fils : har ānkas ke az rāh-e yazdān be-gašt

hamān ‘ahd-e u o hamān bād-e dašt

šanidī hamānā ke kāvus šāh

be-farmān-e eblīs gom kardeh rāh

Si quelqu’un abandonne la voie de Dieu, son contrat est égal au vent de la plaine. Peut-être as-tu entendu parler de Kā’us qui s’est égaré du chemin en suivant l’ordre du Satan173. kasī kū ze-‘ahd-e jahāndār gašt

be pīš-e dar-e u našāyad gozašt

Si quelqu’un a violé le contrat avec le Maître du monde, il ne faut pas passer devant sa porte174.

La juxtaposition de Rustam et de Kai Kā’ūs est significative. Dans la littérature pehlevie Kāyus est, comme Karšāsp, un héros dont les exploits n’ont pas empêché la chute amenée par ses péchés175. Des allusions à une opposition religieuse entre Rustam et Isfandyār se retrouvent dans plusieurs endroits du Livre des rois. C’est ainsi que le fils de Guštāsp commence son défi : man idūn šanīdam az mubadān

bozorgān o bidār-del bexradān

ke dastān-e bad-gowhar az dīv zād

...

J’ai entendu des mōbads, grands, braves et sages que Dastān de mauvaise race naquît d’un dēv176.

En général, Zāl, entretient des relations avec des êtres démoniaques. Élevé par Sīmurγ (et nous savons, d’autre part, qu’Isfandyār a tué un Sīmurγ qui, malgré Christensen177, ne doit pas être foncièrement différent de l’ami de Zāl et de Rustam), il l’appelle au secours contre Isfandyār. C’est avec son aide qu’il guérit son fils des blessures que lui a infligées Isfandyār. Pour celui-ci, Zāl est un sorcier : čenīn goft pīš-e bešōtan ke šīr

bar mard-e jādu nabāšad dalīr

Ainsi il dit à Bēšōtan : même le lion ne saurait être héros contre un sorcier178. to az jāduy-e zāl gašti dorost va gar na kanārat hamī daxmeh jost konun raftī o jādovī sāxtī

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bedin sān suy-e razm-e man tāxtī

Les origines de la geste sistanienne L’art magique de Zāl t’a guéri. Sans lui, le tombeau aurait déjà réclamé ton corps. Maintenant tu viens après avoir pratiqué tes enchantements, et c’est ainsi que tu t’élances dans le combat contre moi179.

Ailleurs Zāl est appelé jāduparast180. Significatif entre tous ce rapprochement de la médecine et de la magie ! Tel quel il se retrouve dans le peu que nous savons du père de Kr̥ sāspa, ϴrita. Le vingtième fargard du Vīdēvdāt débute par un éloge de ϴrita, le premier médecin : Vd.20.1 : pərəsat̰ zaraϑuštrō ahurəm mazdąm ... kō paoiriiō maš́ iiānąm ϑamnaŋuhatąm varəcaŋuhatąm yaoxštiuuatąm yātumatąm raēuuatąm taxmanąm paraδātąm yaskəm yaskāi [dāraiiat̰ mahrkəm mahrkāi dāraiiat̰ vazəmnō aršti] dāraiiat̰ āϑrō tafnuš tanaot̰ haca maš́ iiehe. (2) āat̰ mraot̰ ahurō mazdā̊ ϑritō paoiriiō spitama zaraϑuštra maš́ iiānąm ϑamnaŋuhatąm ... maš́ iiehe

ϴrita, le premier médecin est désigné, entre autres, par l’épithète yātu-mant- identique, quand à son premier membre, à jādu avec lequel Isfandyār désigne le père de Rustam. C’est d’ailleurs un mot employé exclusivement en parlant des êtres daïviques ; c’est comme tel qu’il apparaît souvent à côté des parika, des kavi et des karapan. Son emploi se comprend chez un ϴrita venant du cercle d’Indra et comme tel éminemment suspect pour le zoroastrisme. Mais Zāl désigné de la même manière n’appartient-il pas au même milieu181 ? Du ϴrita avestique nous ne savons pas grand-chose, Zāl-Dastān apparaît très tardivement182. Chez ϴrita la fonction du médecin-sorcier est ancienne et évidente ; chez Zāl elle n’apparaît qu’au second plan, le père de Rustam est avant tout conseiller des rois kayanides. Tout ceci ne nous empêche pas d’affirmer que certains traits de ϴrita ont été hérités par Zāl. Le père de Rutsam est mythiquement identique au père de Kr̥ sāspa. L’identité des deux héros se trouve ainsi confirmée d’un autre côté183. Un autre récit encore raconté sur Rustam dans le Šāh-nāma indique peut-être son antagonisme avec l’orthodoxe zoroastrienne : son exploit de jeunesse, la conquête du château de Spand. C’est une ville située sur une haute montagne, ville riche en tous biens : des plantes y poussent abondamment, il y a de l’eau et des richesses, des animaux et des hommes. Il ne manque rien à ses habitants si ce n’est du sel qu’ils doivent importer184. Le nom même de la forteresse donne à penser. Il est hors de doute que ce n’est pas Firdōsī qui l’a inventé, l’opposition de Rustam envers

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Marijan Molé le zoroastrisme n’apparaît pas chez lui au premier plan. Spand correspond exactement à l’avestique spenta qui est un terme spécifiquement zoroastrien, voire un des mots-clés de la réforme gâthique185. L’antagonisme entre la race sistanienne et le Spand – déjà Narīmān avait été tué au moment où il essayait de s’emparer du château186 – est en somme analogue, quant à son contenu idéologique, à la guerre qui opposera les descendants de Rustam à Bahman fils d’Isfandiyār. Bahman = Vahu manah est le nom même d’un des Amr̥ ta Spanta, de celui d’entre eux qui s’occupe particulièrement du bétail187. La guerre s’achève par l’extermination de la famille sistanienne et, rentré en Iran, Bahman y affermit le zoroastrisme188. Le conflit que symbolise cette lutte est celui des guerriers et des agriculteurs, conflit fondamental de l’Iran ancien dont la réforme gâthique n’est qu’un des aspects189. Les détails mêmes de la description du Spand acquièrent ici de l’importance et ne laissent pas d’être significatifs. Fécondité, richesse, voilà qui caractérise bien la fonction à laquelle s’opposent les guerriers. Un autre héros guerrier, mieux vu par le zoroastrisme, Kai Xusraw, a pourtant à son actif un exploit analogue : la conquête du château de Bahman, diz i bahman. C’est un magicien redoutable et malfaisant. Pourtant, à partir du moment où le roi l’a vaincu et a pénétré dans l’enceinte de son château, celui-ci se révèle comme un pays extrêmement fertile et riche en tout bien190. L’analogie avec le château de Spand est on ne peut plus parfaite. Il ne s’agit pas ici de la destruction d’un temple d’un Vahumanah non zoroastrien191, mais bien d’une manifestation du même antagonisme entre les guerriers et les pasteurs-agriculteurs que dans le cas de la guerre de Bahman contre Farāmurz ou celui de la prise de Spand par le jeune Rustam. On voit aussi pourquoi l’interprétation religieuse n’est pas toujours mise en avant : c’est que le conflit dont les trois mythes sont l’expression dépasse la simple opposition entre la prédication zoroastrienne et le vieux « polythéisme » iranien192. Celle-ci ne peut être mise en évidence qu’à partir du moment où l’on parle de Zoroastre, mais le conflit en question se situe à tous les niveaux de l’histoire mythique. Or, jusqu’à la disparition de Kai Xusraw, la fonction guerrière n’est pas jugée comme essentiellement mauvaise en soi ; ce roi établit même un des trois feux sacrés, l’Ātur Gušasp, le feu des guerriers193. Il ne saurait donc être question, à cette époque, de condamner la destruction du diz i bahman. À plus forte raison encore ceci vaut pour la jeunesse de Rustam. Ce n’est que sous Guštāsp que les choses changeront ; fidèle à sa propre fonction, le héros qui a servi avec dévouement 298

Les origines de la geste sistanienne Kai Xusraw et son aïeul ne peut accepter l’autorité d’un Kai Guštāsp, roi qui a lié son destin à celui de Zoroastre, prophète d’une doctrine, certes non pacifiste, mais anti-guerrière194. La guerre avec Isfandyār et celle de Bahman avec Farāmurz n’en sont que la conséquence logique. L’interprétation « religieuse » de l’antagonisme peut maintenant apparaître, encore qu’elle ne soit pas nécessairement mise en avant et n’apparaît que dans les sources islamiques. La lutte de Kr̥ sāspa avec Vāt n’apparaît que dans la tradition strictement orthodoxe et constitue peut-être un des résultats de l’assimilation du héros par l’orthodoxie. Cette lutte se retrouve dans le cycle de Rustam, nous venons de le voir. Il y a peut-être un autre exploit de Rustam indiquant sa « conversion » : le meurtre d’une sorcière. Dans le Vīdēvdāt195, nous nous en souvenons, Kr̥ sāspa s’était uni à une parikā, ce qui, selon le commentaire pehlevi, équivaudrait à l’apostasie. D’autre part, une jahīkā figure parmi les adversaires de Hauma dans le Hōm Yašt196. Or, au fur et à mesure que le mythe de Kr̥ sāspa est assimilé par l’orthodoxie zoroastrienne, ses adversaires tendent à ressembler aux adversaires d’un héros orthodoxe-type tel précisément le Hauma du Hōm Yašt. Nous trouvons les premières étapes de ce procès dans les Yašt. Dans la tradition pehlevie Dahāk et Vāt apparaissent parmi les adversaires du héros selon le Šāh-nāma197, Sām lutte avec des sorciers ; c’est peut-être les aš ̣mauγa du Hōm Yašt198 et en tout cas l’opposition est nette avec la tradition faisant un sorcier du propre père du héros199. Et une zan-i jādu apparaît dans le cycle de Rustam200, contrepartie aussi bien de la pairīkā du Vīdēvdāt que de la jahīkā du Hōm Yašt201. Selon Christensen le meurtre de la sorcière prouverait que l’attitude religieuse de Rustam n’était pas la même que celle de Kr̥ sāspa202. L’observation serait valable si l’évolution du mythe avait suivi une ligne droite, mais perd toute sa validité dans le cas contraire, et il faut se garder de méconnaître le mécanisme compliqué des interactions des courants religieux opposés. Du reste, déjà dans Yt 19.41 Kr̥ sāspa tue Pitauna adonné aux parikā. D’autre part, l’argumentation de Herzfeld qui évoque la similarité des aventures d’amour des deux héros ne rend [pas] compte non plus de cet état des choses203, pas plus d’ailleurs que l’opinion de Spiegel qui soutient que les amours de Jamšēd et Paričihra dans le Karšāsp-nāma et ceux de Zāl et de Rodāba dans le Šāh-nāma évoquent l’accouplement de Kr̥ sāspa avec Xnāθati204. Ni Jam ni Zāl ne sont identiques à Kr̥sāspa et les deux récits peuvent être tardifs. Dans les deux cas il s’agit de donner une 299

Marijan Molé explication du caractère ambigu du héros (Karšāsp ou Rustam) issu, directement ou non, de cette union, vassal des rois kayanides et défenseurs de l’Iran, celui-ci sera en même temps païen impénitent. Le rapprochement de Karšāsp avec Jam, mais aussi avec un vassal fidèle de Dahāk comme celui de Rustam avec Sām mais aussi avec Mihrāb permettrait à la spéculation généalogique de trouver une explication plausible de leur caractère ambigu. Le noyau de la saga de Rustam apparaît ainsi comme identique au mythe de Kr̥ sāspa, ce qui implique une certaine identité des deux héros, nous verrons plus tard en quel sens. Cette similitude s’étend même aux traditions concernant leur généalogie, et ceci malgré le fait qu’ils ont été de bonne heure rangés dans la même succession généalogique, de manière que Rustam devient proche parent ou descendant de Karšāsp. Dans les sources relevant de la tradition nationale, la généalogie du héros nous a été transmise dans plusieurs versions différentes, versions correspondant à des lignes différentes de tradition où le degré d’assimilation du héros au schéma historique officiel est assez inégal. Dans le Šāh-nāma, un des deux Karšāsp est fils et successeur de Zav et roi de plein droit. Ce n’est qu’un cas extrême. Dans les autres continuations du Xvatāi-nāmak, Karšāsp tout en étant membre de la dynastie royale n’est cependant pas roi et appartient à une branche collatérale. C’est à cette tradition que correspond la généalogie transmise par Ṭabarī205, Mas‘ūdī206 et Bērōnī207 : Manučihr (Durasrav, manque chez Mas‘ūdī) (Racan, manque chez Ṭabarī) Narse Ašk Tahmāsp Narīmān Karšāsp

300

Les origines de la geste sistanienne De Manučihr à Tahmāsp cette généalogie208 correspond exactement à celle d’Uzav ; comme d’autre part Narīmān doit son existence à une fameuse interprétation d’une épithète de Kr̥ sāspa, l’origine de la tradition selon laquelle Karšāsp aurait été frère de Zav et non son neveu ne fait pas difficulté. Une autre version de la généalogie du héros transmise par Mas‘ūdī209 désigne un certain Sahm b. Ābān b. Aftyād b. Nōḍar b. Manučihr comme successeur de Manučihr. Comme l’indiquent les noms du père et du grand-père de Sahm, cette généalogie contient beaucoup d’éléments archaïques. Sous sa forme présente cependant, elle se trouve intégrée au schéma officiel au même titre que la précédente. Différente est la version transmise par Ṭabarī210 et le Bundahišn211 : Frētōn Tōz Durošasp Spenyasp Tūrak (Narīmān, manque dans le Bundahišn) Sām Itrit Karšāsp

Si l’on excepte Narīmān et ses descendants, la succession de noms est la même que la généalogie de Frasayāb212. Bien que Kr̥ sāspa soit ici incorporé au schéma orthodoxe, la conscience de son altérité, voire de son hostilité primitive transparaît. Le point important est ici la descendance de Tūr, ce qui ne saurait surprendre chez un héros guerrier213. Tout de même, la rencontre avec Frasyāb, l’ennemi juré de l’Iran ne laisse d’être significative. Le souvenir de l’opposition de Kr̥sāspa à l’idéologie gâthique trouve là son expression, et elle l’emporte sur son appartenance à la dynastie légitime des rois iraniens. L’altérité de Kr̥ sāspa domine dans la troisième version de la généalogie du héros, version transmise par le Karšāsp-nāma214 et, avec une variante peu importante, dans le Tārix i Sīstān215 et le Mujmal al-tawārix216. Cette version comprend aussi les descendants de Karšāsp jusqu’à Rustam ; la généalogie de celui-ci donnée par le Šāh-nāma217 et Ṭabarī 218 est analogue : 301

Marijan Molé A) Karšāsp-nāma

B) Šāh-nāma

C) Ṭabarī

Gavrang, roi de Zābul Jamšēd

Jamšēd

Tūr Šedasp Tuvurg

Naramān

Sām (= Sahm)

Sām

Itrit

Karšāsp

Itrit

Karšāsp Gavrang

Karimān

Karšāsp

Narīmān

Narīmān

Javrang

Sām

Sām

Narīmān

Zāl

Zāl-Dastān

Dastān

Rustam

Rustam

Rustam

Dans le Mujmal al-tawārix et le Tārix i Sīstān, Gavrang II est fils de Karšāsp et non son frère comme dans le Kašāsp-nāma. Jamšēd figure ici comme ancêtre de Karšāsp. Comme nous l’avons vu, le rapprochement des deux héros est attesté dans le Hōm Yašt et dans le Yt 19 (31 ss.). La version qui fait de Karšāsp le fils de Jamšēd évoque plutôt le Xvarrah Yašt où les deux héros sont rapprochés directement et sans intermédiaire ; le troisième xvarnah qui échappe à Yama est saisi directement par Kr̥ sāspa. En tout cas, Miθra, ϴraitauna et Kr̥sāspa saisissent le xvarnah indépendamment l’un de l’autre. Il est vrai que dans le Hōm Yašt non plus il ne s’agit pas, primitivement, d’une succession strictement chronologique des quatre saušyānt, il n’en est pas moins vrai, cependant, qu’elle fut de bonne heure conçue comme telle, ce qui eut comme suite que Kr̥ sāspa fut placé, dans le schéma chronologique, après ϴraitauna219. La version de la généalogie qui fait de Kr̥ sāspa le fils de Yama220 a été combinée, dans le Karšāsp-nāma, le Tārix i Sīstān et le Mujmal al-tawārix, avec une autre faisant de lui un descendant de Gavrang roi de Zābul. Voyons les choses de plus près. a) Il n’est pas du tout sûr que les noms Tūr-Šedasp-Tuvurg se trouvent ici à leur place primitive. Ils manquent chez Ṭabarī, ce qui n’est cependant pas décisif. Le fait de trouver Tūr parmi les ancêtres du guerrier Karšāsp ne saurait étonner ici plus que dans la version 302

Les origines de la geste sistanienne précédente. D’autre part, étant donné le caractère « néfaste » de Tūr, son rapprochement avec Šedasp, un des ennemis de l’Iran souvent le plus cité dans les apocalypses n’est pas plus insolite221. Leur rapprochement avec Jamšēd et surtout la localisation de Gavrang avant eux sont plus difficiles à expliquer, mais les éléments manquent ici pour pouvoir trancher la question. b) Dans le Karšāsp-nāma, Sām apparaît deux fois ; Ṭabarī connaît un Narīmān père de Sām père d’Itrit, et un autre Naramān père de Dastān. Aussi longtemps que nous considérons tout Sām et tout Narīmān des tables généalogiques comme étant identiques à Kr̥sāspa, ces faits resteront inexplicables – ou alors nous serons obligés d’admettre une confusion trop grande des différentes versions sans que toutefois nous n’arrivions à expliquer comment cela se fait-il que le père et le grand-père de Kr̥ sāspa soient identiques à lui. La confusion est un fait, mais elle a un autre caractère. Sans doute, en tant que héros mythique et épique, Sām i Narīmān est identique à Kr̥ sāspa, le seul des Sāma dont on sait quelque chose de plus que le nom. Mais ce qui est vrai de la tradition épique peut ne pas l’être de la tradition généalogique. Dans le Hōm Yašt, ϴrita, le père de Kr̥sāspa est présenté comme sāmanąm sǝvištō et le nom de famille Sāma lui appartient au même titre qu’à son fils. Or, nous savons qu’un *sāmō yō naryamanah « Sām à l’esprit viril » a abouti à « Sām le fils de Narīmān » ; de même un ancien *ϴritō yō sāmō a dû donner Itrit i Sām « Itrit fils de Sām » que nous avons en effet dans le Karšāsp-nāma, le Tārix i Sīstān et le Mujmal al-tawārix. Ṭabarī va plus loin : conformément au modèle connu ce Sām devient également fils d’un Narīmān. Le cas de la généalogie de Rustam est analogue. Si Zāl-Dastān est identique à ϴrita, il est également un Sāma. Avec le temps ce Sām(a) devient son père, et Narīmān qui le suit devient [également] son père. Chez Ṭabarī, Sām disparaît mais Narīmān reste, ce qui n’est qu’un accident de la transmission. C’est pourquoi, ainsi qu’on l’a depuis longtemps remarqué, tous ces personnages sont très pâles et ne possèdent pas d’existence épique autonome. Leurs exploits – tous empruntés à Kr̥ sāspa – restent pratiquement inconnus et c’est tout juste [si] nous connaissons leurs noms. Il ne s’agit nullement d’un cycle légendaire qui aurait perdu son importance et serait tombé dans l’oubli, c’est plutôt le contraire qui s’est passé. Bien que tous ces héros doivent, leur existence à la spéculation

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Marijan Molé généalogique, ils acquièrent quelques couleurs dans l’épopée. Le matériel épique se concentre, aussi bien à l’époque avestique que chez Firdōsī, autour des deux héros : ϴrita-Zāl et Kr̥sāspa-Rustam222. Il reste un autre personnage qui a ici une importance particulière et que représente franchement les traditions sistaniennes : Gavrang roi de Zābul. Dans la version du Karšāsp-nāma il apparaît deux fois : comme père de la femme de Jamšēd et comme celui de Narīmān. Chez Asadi, le premier est le véritable ancêtre des héros sistaniens, en tant qu’ils sont liés à cette province. Rois de Zāboul, les ancêtres de Karšāsp sont beaucoup plus successeurs de Gavrang que de Jamšēd. Comme nous l’avons vu plus haut, la tradition faisant de Jamšēd l’ancêtre de la famille de Karšāsp résulte d’une interprétation plus ou moins exacte des textes avestiques. Encore dans le Šāh-nāma, la tradition faisant de Karšāsp le fils de Jam est indépendante de celle qui fait de celui-là l’ancêtre de Rustam. Une fois Sām et Karšāsp se trouvent mentionnés dans un contexte qui laisse planer des doutes sur leur parenté : abā nāmdārān laškar be-ham čo Sām-e Narīmān o Karšāsp-e Jam Avec des chefs de l’armée comme un Sām fils de Narīmān ou un Karšāsp fils de Jamšēd 223.

Dans un autre passage cependant les deux traditions se trouvent réunies224. En tout cas leur hétérogénéité transparaît encore. La suite Tūr-Šedasp-Tuvurg est également, nous l’avons vu, étrangère à la tradition proprement sistanienne. En appliquant les conjectures sous b), nous obtenons comme forme ancienne de cette généalogie la suite : Gavrang - Itrit i Sām - Karšāsp. Or la généalogie de Rustam apparaît identique : Gavrang - Dastān i Sām - Rustam. Cette reconstruction trouve peut-être une confirmation dans la version du Tārix i Sīstān225. Identique, à quelques fautes de copiste près, à celle du poème d’Asadī, elle en diffère cependant en ce que le père de Sām père d’Itrit s’appelle ici Gavrang et non Tuvurg. La généalogie de Rustam présuppose en conséquence un prototype identique à celui de la généalogie de Karšāsp226, ce qui nous fournit un argument de plus en faveur de l’identité des deux héros. Une réserve toutefois s’impose : les sources anciennes ignorent Gavrang et nous ne savons pas la date précise de son apparition parmi les ancêtres de Kr̥ sāspa. D’autre part, cependant, le fait qu’il s’agit en tout cas d’un personnage relevant de la tradition proprement sistanienne et étranger à la tradition avestique réduit considérablement la portée de cette objection. 304

Les origines de la geste sistanienne Quoi qu’il en soit, les deux traditions ont dû coexister pendant longtemps indépendamment l’une de l’autre et leur réunion dans un schéma unique a dû avoir lieu assez tardivement. L’harmonisation des deux traditions ne s’est pas faite partout de la même façon. Asadi, le Mujmal al-tawārix, le Tārix i Sīstān, Firdōsī et Ṭabarī rapprochent Rustam du Kr̥ sāspa souverain local du Sistan. Chez Ṭabarī, dans le Mujmal et le Tārix i Sīstān, Gavrang II est fils de Karšāsp, dans le Karšāsp-nāma son frère, ce qui est peut-être plus ancien et en tout cas correspond mieux à l’indépendance primitive des deux versions. Le personnage disparaît entièrement dans le Šāh-nāma pour céder sa place de fils de Karšāsp à un Karimān. Cette diversité suffit pour prouver le caractère secondaire de la réunion des deux traditions. Al-Bērōnī227 qui ne connaît que le Kr̥ sāspa incorporé au schéma du Xvatāi-nāmak, l’identifie à Sām, le père de Zāl-Dastān. La généalogie ainsi établie a pour elle la simplicité et l’apparence de l’antiquité, mais pas plus. En réalité elle est aussi récente que les autres. L’identification de Karšāsp avec le père de Dastān est ici provoquée par le souvenir de son identité ancienne avec un autre Sām qui, lui, ne devait pas son existence uniquement à des spéculations généalogiques. Sām, le père de Dastān, n’avait pas d’existence épique indépendante. Tout ce qu’on racontait de lui venait de Sām-Kr̥sāspa. C’est cette dernière circonstance qui a favorisé la compilation de la généalogie transmise par Bērōnī. Plus simple que les précédentes, elle résulte comme elles de la confusion des lignes de traditions différentes. Il résulte de tous ces faits que, seuls parmi les héros du cycle sistanien, Kr̥ sāspa et son père ϴrita connu parfois sous les noms – ou plutôt sobriquets – de Zāl et Dastān peuvent se réclamer d’une tradition ancienne. Les autres personnages n’ont jamais joué qu’un rôle de second plan228. Il nous est encore impossible de préciser la différence entre le mythe de Kr̥ sāspa et la saga de Rustam. Une possibilité toutefois doit être maintenant écartée : que la légende de Rustam présente la version sace de la légende arachosienne de Kr̥ sāspa, plus ancienne [...].

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APPENDICE II CORRESPONDANCES Correspondances N.B. Les lettres et brouillons de lettres reproduits ici sont conservés dans le fonds « Jean de Menasce » de l’Institut des études iraniennes (BULAC) (droits réservés). Les indications complémentaires ou corrections sont signalées par des crochets droits [ ].

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16.

Marijan Molé à Jean de Menasce, Versailles, 12 mars 1957. Henri-Irénée Marrou à Jean de Menasce, [?], 21 septembre [1957]. Marijan Molé à Jean de Menasce, Téhéran, 10 décembre 1957. Marijan Molé à Jean de Menasce, Téhéran, 25 avril 1958. Jean de Menasce à Henry Corbin (brouillon), [Paris], 11 avril 1959. Henry Corbin à Jean de Menasce, Paris, 17 avril 1959. Louis Massignon à Jean de Menasce, Paris, 25 avril 1959. Louis Massignon à Jean de Menasce, Paris, 8 mai 1959. Jacques Duchesne-Guillemin à Jean de Menasce, [Liège], 1er juillet 1962. Jean de Menasce à Paul Vignaux (brouillon), [Paris], 7 février 1963. Jacques Duchesne-Guillemin à Jean de Menasce, Liège, 14 mai 1963. Antoine Guillaumont à Jean de Menasce, [Paris ?], 20 mai 1963. Ehsan Yarshater à Marijan Molé, Téhéran, 8 juin 1963. Stig Wikander à Jean de Menasce, Uppsala, 14 août 1963. Stig Wikander à Jean de Menasce, Uppsala, 31 août 1963. Alessandro Bausani à Jean de Menasce, Rome, 4 septembre 1963.

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Correspondances 1. Lettre de Marijan Molé à Jean de Menasce Versailles ce 12 mars 1957 Révérend Père et cher Maître, Je vous remercie cordialement de votre lettre qui m’a causé un grand plaisir. J’espère que vous vous rétablissez vite et que le repos qui vous a été prescrit vous fera du bien. Au demeurant je vous le souhaite sincèrement – et aussi bonnes Pâques. Quant à moi, je suis maintenant en train de rédiger le mémoire dont je vous ai parlé avant votre départ en Écosse, sur les bases du dualisme iranien. C’est en quelque sorte une reprise de mes anciennes idées sur Yama mais dans un cadre assez nouveau et beaucoup plus vaste. Pour m’expliquer : tout ça est assez dumézilien et il n’y a plus de trace de « vayisme » ni même de « yamaïsme » que j’étais autrefois assez enclin à admettre en  digne émule de l’[É]cole suédoise. Maintenant il s’agit de formuler l’idéologie de base du dualisme mazdéen. Dans le Vidēvdāt celle‑ci apparaît éminemment comme une idéologie de la troisième fonction. L’enjeu de l’opposition des deux mondes c’est la prospérité matérielle, la fécondité et la vie même. Tous les sujets traités par le Vidēvdāt rentrent sous ce chapitre. C’est aussi l’idéologie des Gāthās – et ses incidences sur le plan mythique sont assez caractéristiques. Voilà la suite des trois souverains des premiers temps légendaires  : deux  héros «  varuniens  », Yama et Dahāka – et un héros « mithrien », ϴraitauna. La suite est exactement comparable à celle de Ouranos‑Kronos‑Zeus chez Hésiode. L’analogie va jusque dans les mêmes détails : Zeus et Ferīdūn croissent à l’abri du tyran qu’ils vont abattre avec une arme prêtée ici par Kāva, là par les Tytans [sic] ; ils délivrent ceux qui ont été liés par lui : les sœurs de Yama ou les enfants d’Ouranos. Ouranos est mutilé au moyen d’une serpe – la déchéance de Yama se place également à l’arrivée de l’hiver, son dernier acte consiste dans l’élévation de l’enclos d’hiver, du vara. Ces analogies et ressemblances dont je n’ai cité que quelques‑unes ne font que mieux ressentir la transformation profonde qu’a subie le mythe iranien sous l’influence de l’idéologie dualiste axée sur la 3e fonction. Ainsi la caractéristique principale du règne d’Ouranos, celle même qui provoque sa chute c’est sa fécondité excessive. La Terre a du mal à supporter ces rejetons d’Ouranos que celui‑ci enfouit dans son sein. Yama fait croître les êtres et les empêche de mourir. La Terre a de la peine de [sic] les porter, elle devient trop petite. Mais dans notre schéma dualiste, la fécondité qui en est la base ne peut aucunement être mauvaise par elle‑même. Tant pis pour la Terre si elle ne supporte plus toutes les créatures ; par trois fois elle sera élargie. Et la limitation de la fécondité 308

Correspondances qui, sous le règne de Kronos, signifie l’établissement d’ordre naturel ne peut être dans le cas de Yama que le fait des forces du mal. Dahāk mutile et tue Jamšēd ; l’hiver créé par les daïvas tue les hommes et les animaux et cause des ravages. Kronos qui mange ses enfants est tout de même un seigneur de l’âge d’or ; la béatitude des habitants du vara se trouve refoulée au second plan par rapport à la tyrannie de Dahāk qui dévore les humains. Ainsi de suite. Je compte être prêt avec ce travail d’ici quelques semaines et je le voudrais présenter comme une thèse des Hautes Études, réservant Zoroastre pour des destinées plus hautes (je tiens de [sic] vous parler après votre retour de mes projets et de demander votre avis sur ce point). Pour les autres travaux (Zoroastre, Cangranghace etc.) j’annexe à cette lettre une copie du rapport que j’ai envoyé au CNRS avec la demande pour que vous y vous [sic] puissiez orienter pour votre rapport. Dans l’état actuel de mon travail il m’est impossible de m’en séparer, d’ici quelques semaines il en sera autrement. À  propos de ma demande d’une allocation d’attaché de recherches au CNRS : il me serait très important de l’obtenir, précisément parce qu’elle est attribuée, autant que je sache, pour une période de deux années (dans ma demande je n’ai pas précisé, je n’ai écrit que : ... « pour la période commençant le 1er octobre 1957... », pour ne pas paraître trop pressé aux yeux des gens qui pourraient s’étonner de me voir m’attacher à l’Occident « pourri » et en seraient mécontents –  et dont je me trouve en certaine mesure dépendant). Si ça réussit, je gagnerais deux années de couverture et je pourrais éventuellement songer à une certaine opération (je préfère de préciser oralement). Je vous serais en somme très reconnaissant si vous m’envoyiez une pièce à ce sujet que je pourrais joindre après coup à mon dossier au CNRS, en précisant cette promotion (de stagiaire en attaché). Il ne serait peut‑ être pas inutile d’écrire quelques mots à M. [Édouard] Dhorme, mais je ne crois pas que ce soit pressé. M.  Benveniste a envoyé un papier directement au CNRS, j’en ai parlé aussi à M. [Joseph] Vendryes qui est d’accord, seulement il le lui faut encore rappeler (c’est ce que m’a dit M. Benveniste), mais c’est plutôt à moi de le faire. Quant au travail d’intérêt collectif, on s’est arrêté finalement précisément sur ce que vous me venez d’indiquer et je vous en suis reconnaissant. Avant de finir, je vous souhaite un prompt rétablissement et je vous prie de bien vouloir accepter mes sentiments les plus dévoués. M. Molé

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Correspondances P.S. Les cours de M. [Raoul] Curiel m’ont rappelé l’existence de cette matière si importante et que j’ai négligée qu’est l’archéologie et je me promets d’attraper [sic] le retard. Au  demeurant il est possible que j’entreprenne un jour l’édition du Kūš‑nāme en collaboration avec M. Curiel pour le côté historique. Qu’est‑ce que vous en pensez ?

2. Lettre de Henri-Irénée Marrou à Jean de Menasce [Papier à en-tête de l’Université de Paris, Faculté des Lettres. Histoire ancienne du christianisme, Sorbonne]

21 septembre [1957] Mon Révérend Père et cher Ami, Votre lettre m’a rejoint à la montagne et je me hâte de vous répondre en deux mots : (1) un changement de titre aussi insignifiant [de la thèse de M. Molé] ne demande aucune formalité ; serait‑il plus important il suffit de l’accord du rapporteur (i.e. votre serviteur). (2) M. Molé étant citoyen français, il est soumis au nouveau régime : s’il veut passer sa thèse rapidement, c’est‑à‑dire sans l’avoir imprimée, ce qui va devenir obligatoire, qu’il la dépose aussitôt que possible, sans attendre d’avoir fini la complémentaire, (3) puisqu’il est français, dans les deux cas (c.à.d. impression avant ou après la soutenance) il pourra obtenir une subvention couvrant 66 à 85 % du prix de revient, (4) pour une spécialité aussi rare que l’iranisme, je ne pense pas qu’il y aura de difficulté à son inscription sur la liste ; le plus difficile sera de lui trouver une chaire... Je serai à Paris le 1er octobre, tout à votre disposition. Votre bien dévoué, H. I. Marrou

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Correspondances 3. Lettre de Marijan Molé à Jean de Menasce 1 Téhéran ce 10 décembre 1957 Mon Père, Il y a bien longtemps que j’aurais dû vous écrire. Je suis arrivé ici après un voyage plutôt fatiguant de 16 jours à travers l’Anatolie et l’Azerbaïdjan ; en cours de route j’ai eu la grippe asiatique, et plus tard elle est revenue. C’est pourquoi j’ai mis un peu plus de temps pour corriger ma thèse et y faire des coupures. J’en ai changé un peu le titre – l’accord du rapporteur suffira‑t‑il ici pour la Sorbonne [?] – et précisé un peu ceux de ses parties. Je viens de vous l’envoyer, je vous serais reconnaissant de bien vouloir la donner à Mme de Rochefort ; et il faudrait que je l’aie de nouveau vers le début du mois prochain, ainsi que la petite, pour pouvoir corriger les autres exemplaires. Il faut que je les envoie d’ici vers le 1er mars, le 15 est la date limite pour le dépôt. J’ai changé aussi un peu la préface. Autrement, je me suis mis d’accord avec M. Corbin pour préparer une édition critique de Nasafi, en commençant par le Kitāb insān i kāmil ; cela demandera plusieurs volumes. Mais je ne voudrais pas abandonner le travail sur les textes naqšbandis, qui est beaucoup plus avancé ; mais je ne crois pas que cela puisse paraître à l’Institut [français d’iranologie de Téhéran]. Il y a quelques jours, j’ai reçu une lettre de M. [Marcel] Leibovici avec une proposition de collaborer à une anthologie de textes cosmogoniques. J’ai répondu oui, mais j’aimerais en savoir un peu plus : qui en est l’éditeur, quels sont les autres collaborateurs etc. À propos, qui y a‑t‑il pour les traductions des textes persans pour l’Unesco ? Avez‑vous des nouvelles quant à la publication év. de ma thèse à Guimet ? Et avez‑vous parlé de moi à M.  [Emmanuel ?] Laroche ? J’espère que vous avez lu ma petite thèse et j’attends impatiemment de savoir ce que vous en pensez.

1.

Fac-similé publié dans A. Khismatulin et S. Azarnouche, « The Destiny of a Genius Scholar : Marijan Molé (1924-1963) and his Archives in Paris », Manuscripta Orientalia 20 (2014), p. 51. Lettre reproduite à la page 7 du présent ouvrage.

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Correspondances J’espère que cette lettre vous trouvera en bonne santé et que tout va bien pour vous ; et je vous assure de mes sentiments les plus respectueux et les plus dévoués. M. Molé

4. Lettre de Marijan Molé à Jean de Menasce Téhéran ce 25 avril 1958 Mon Père, Je viens de recevoir votre lettre du 22 et je vous en remercie. Hier j’ai écrit à [Henri‑Irénée] Marrou pour lui dire que je pourrai être [prêt] pour la soutenance vers le 25  juin ; et en partant d’ici dans les premiers jours de ce mois, je ne pourrai être prêt plus tôt – il faut toujours compter avec des retards possibles, etc. Quant à l’article pour [Paul] Garelli, il est prêt depuis quelques jours, mais il faut encore que je corrige la frappe. Je ne sais pas, d’autre part, si la longueur est exactement celle qu’il faut, et comme je n’ai pas reçu [la] «  Présentation  » dont on parle je ne sais pas si la disposition est bien conforme. Dans la bibliographie j’aurais dû citer votre livre sur le Dēnkart, mais j’en ignore le titre. On pourra peut‑être le rattraper à Paris. Autrement, je me plonge dans le soufisme. Hier soir j’ai assisté à une séance de ḏikr chez les Ḏahabī (Kubrawī), c’était assez impressionnant. C’est au fond la congrégation iranienne la moins décadente aujourd’hui ; leur centre est à Šīrāz. Il y a peut‑être deux semaines j’ai donné à Farhang‑e Irān zamīn une édition de la Risāla‑i dah qā‘ida de ‘Alī Hamadānī, d’après six mss., avec une introduction (un peu pour prendre date et indiquer le programme de mes recherches) en français. Mais hier j’ai appris que les Ḏahabī l’ont imprimée lithographiquement il y a 20‑30 ans à Šīrāz ; en dehors d’eux personne ne le sait, même  ici. Il faut que je mette une note pour annoncer cela. J’envisage de leur donner quelques traités naqšbandis de différentes époques ; dans les plus récents l’influence indienne est visible. On y trouve même des termes sanskrits. La librairie Ibn Sīnā serait disposée à publier aussi bien la vie de Bahā’ul‑dīn Naqšband que celle de ‘Alī Hamadānī, si je les lui donne (en automne). Pour la première, il n’y a aucune chance de la publier à l’Institut (c’est un livre sunnite ; mais les Iraniens font 312

Correspondances beaucoup moins d’attention à cela, et c’est de la très bonne prose). Pour la seconde, il faudrait attendre plusieurs années ; sa publication conviendrait beaucoup aux Ḏahabī, je pourrai ainsi établir avec eux un contact beaucoup plus étroit, si je reviens ici en automne. Ils ont été très contents hier soir quand je leur en ai parlé. Ils ont aussi un ms. d’une autre [verso] biographie de ‘Alī Hamadānī que je pourrais publier en même temps – mais il faut faire vite, sans attendre des années. Je vous demande de garder discrétion sur tout cela, il ne faut que cela se sache avant que ce soit conclu. D’ailleurs vous jugerez mieux. En attendant d’avoir l’honneur de vos nouvelles, et en espérant que cette lettre vous trouvera en bonne santé, je vous assure, mon Père, de mes sentiments les plus respectueusement dévoués. M. Molé Pour l’inscription de M. [‘Alī] Sami : serait‑ce l’inscription dont on m’a parlé il y a deux ans à Persépolis, trouvé à côté d’Ābāda ? Je demanderai des renseignements à M. [André] Godard. Nous avons ici depuis quelques jours M. Alain Daniélou qui fait des enregistrements de musique iranienne pour l’École Française d’Extrême Orient. Il était passé par Kaboul où l’on a découvert une autre inscription kuṣanṇa. En avez‑vous des nouvelles ?

5. Brouillon dactylographié d’une lettre de Jean de Menasce à Henry Corbin (avec des corrections manuelles) ce 11 avril 1959 Mon cher ami Massignon me fait part des griefs et reproches que vous entretenez à mon égard. Il a raison : cela permet de s’expliquer et de dissiper des malentendus. Il faut pouvoir n’être pas d’accord, mais il ne faut pas que l’on se soupçonne de mauvais procédés. Je vous en prie, si c’est le cas, ne manquez pas de me le dire : j’espère (mais se connaît‑on ?) être toujours prêt à reconnaître mes torts. Je vous ai parlé et longuement du projet qu’avait Molé de demander à être repris au  CNRS un dimanche matin à la suite d’une séance de l’EPHE au café où votre femme était venue vous rejoindre. Vous 313

Correspondances doutiez du succès, du principe même de cette démarche, en raison de l’attitude de principe que vous prêtiez aux autorités du CNRS : vous n’étiez pas opposé à la démarche elle‑même, du moins c’est ce que j’ai compris. Le succès dépendait, plutôt que de nous, de l’avis de la commission. J’ai cru comprendre que vous n’étiez pas opposé à une tentative dans ce sens. Si j’ai été trop vite, ce n’est pas par manque d’égards, c’est parce que tous deux nous sentions l’urgence d’une solution. D’autre part nous avions soulevé la question du projet d’entrée dans le cadre de la B.N. Je n’y étais nullement opposé si bien que je me suis discrètement enquis des conditions de sa réalisation : j’ai trouvé comme vous une assez sérieuse hostilité de la part des éventuels collègues de ce pauvre Molé. Et surtout l’assurance qu’il lui faudrait commencer avec un traitement très insuffisant. [verso] Enfin quand, à la réception du Norouz à l’Ambassade d’Iran vous m’avez parlé du projet d’une chaire aux Indes, je ne l’ai absolument pas mis de côté : tout au contraire, je me suis tout de suite mis à chercher à convaincre Mme Molé que, si ce projet se réalisait, il serait peut‑être bon qu’elle puisse accompagner son mari, du moins pour quelques mois. Je continue à trouver que c’est là une très bonne idée et je souhaite qu’elle puisse se réaliser au mieux. Mais je n’ai pas, en raison de malgré l’opposition que vous a manifestée Benveniste, estimé que la démarche au CNRS était nécessairement vouée à l’échec. On peut concevoir le rôle de cette institution de diverses manières : l’indignation de Benveniste me paraît exagérée, voilà tout. Alors, je vous en prie, ne me prêtez pas de sombres machinations ; nous avons, vous et moi, des doctrines fort différentes, des sensibilités qui ne le sont pas moins : raison de plus pour ne pas se laisser entraîner par les soupçons et raison de plus pour avoir le souci de les dissiper quand ils se forment. Dans le cas présent je crois que nous avons, l’un et l’autre, à cœur de trouver à « situer » au mieux notre jeune savant. J’ajoute à ce propos qu’il a été fort maladroit, à l’époque, de ne pas déclarer ouvertement à Massé et à Benveniste qu’il n’avait aucun goût pour le régime de la Pologne actuelle. Mais, à sa décharge, il faut savoir que ses parents y sont encore. Croyez bien, je vous prie, à mes sentiments d’estime et d’amitié, et à l’espoir que je forme qu’elle ne soit plus ternie par de pareils malentendus. [sans signature] 314

Correspondances 6. Réponse de Henry Corbin à la lettre de Jean de Menasce du 11 avril 1959 (avec des corrections manuelles) Vendredi 17 avril 1959 19, rue de l’Odéon Paris VI Mon cher Ami, Je vous remercie sincèrement de votre lettre. Je vous assure que les petites difficultés que nous traversons ne mettent pas en cause nos bons rapports d’estime et d’amitié. Partageant avec vous ce point de vue, je me sens d’autant plus à l’aise pour vous préciser mon appréciation de la situation. 1) Je crois en effet qu’il y a d’abord en cause une certaine interprétation de la fonction du C.N.R.S., et je crois que ma conception se rapproche davantage de celle de notre collègue Benveniste. Le retour de Marian [sic] Molé au C.N.R.S. ne me semblait souhaitable ni au point de vue carrière, ni moralement. Un homme de son âge doit avoir le sentiment d’une fonction et d’une responsabilité que ne confère pas exactement le système pour nos « sciences humaines ». Une chaire dans une université de l’Inde eût permis à Molé d’être titulaire dans le cadre des professeurs français d’enseignement supérieur à l’étranger. En tout cas, c’est maintenant trop tard pour l’an prochain. 2) Mais c’est surtout une question de fait qui a provoqué mon étonnement. L’entretien que j’avais eu avec vous, après la séance de l’EPHE, n’avait amené de votre notre part aucune conclusion. C’est à la suite de cela que j’ai enquêté auprès de Benveniste et de la Bibliothèque Nationale. Le résultat fut tel que je suggérais à Molé la démarche pour une chaire dans l’Inde, en fin de février. C’est seulement aujourd’hui que je reçois une réponse : fin de non‑recevoir polie mais un peu sophistiquée. Entre‑temps, c’est au hasard d’une conversation avec Massignon, provoquant la question que je vous adressais au hasard de notre rencontre le jour de Now‑Rouz, que j’apprends que tout a été réglé pour sa candidature au C.N.R.S. Cette manière de procéder ne me semble ni très correcte, ni très loyale, ni très courtoise. En effet, comme à vous‑même, j’avais dit à Molé que si en fin de compte il n’avait pas d’autre issue provisoire que le C.N.R.S., il conviendrait que le «  laboratoire  » auquel il se rattacherait, fût ma propre chaire 315

Correspondances à  l’EPHE. Il a entrepris des éditions de textes soufis iraniens pour la « Bibliothèque Iranienne » ; il a été à cette fin mon collaborateur pendant trois ans à Téhéran. Je crois donc qu’il était tout indiqué qu’une candidature pour études soufies se rattachât à une chaire où il est largement traité de soufisme. Que tout cela ait été réglé, et le dossier constitué, sans que j’ai même vent de la chose, me cause une vraie stupeur. Si  quelqu’un venait me proposer une thèse sur le mazdéisme, sans même parler du C.N.R.S., je vous l’enverrais à vous. S’il me parlait d’Ibn Taymiya (c’est arrivé), je l’enverrais à H. Laoust. Tel est ce qui m’apparaît conforme aux vieux usages que j’ai vu suivre chez nous depuis ma jeunesse. Je vous avoue que pour la même raison, sans parler de quelques autres, j’ai été assez étonné d’entendre prononcer son nom au dernier conseil de l’EPHE. [verso] Je sais bien que «  notre  jeune  savant  » nous pose un cas difficile et embarrassant, mais il serait souhaitable qu’il nous facilite la solution. Aucun Orientaliste n’a eu des débuts faciles. Il y a des sacrifices à faire, si l’on aime vraiment quelque chose. Je ne vous impute aucune « machination », mon cher Ami, mais je vous dis en toute franchise mon point de vue de collègue. Ce même point de vue qui me faisait vous entretenir dernièrement des intentions de l’Université de Téhéran concernant la Société des Études iraniennes et qui nous associa tous, l’an dernier, lors de la venue de [Mohammad] Mo’in. Donc, « salva amicitia », veuillez croire, je vous prie, en mes sentiments bien cordiaux. Henry Corbin

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Correspondances 7. Lettre dactylographiée de Louis Massignon à Jean de Menasce (avec des corrections manuelles) Paris, ce 25 avril 1959 21 rue Monsieur (7°) [à la main] personnel au RP. J.P. de Menasce bien cher ami, je voudrais vous revoir très bientôt, pour certaines décisions que j’ai à prendre, touchant la représentation iranisante à la 28me section du CNRS (j’ai demandé un second, ni [Charles] Virolleaud ni moins [sic] ne suffisant, l’incident [André] Maricq, l’an dernier, présenté l’an dernier au CNRS au nom de notre Institut, à mon insu, par Benveniste, avec la collusion probable de [André] Parrot, qui a déjà essayé de me vider de la section), – et la direction de l’Inst. des Études Ir., où Corbin veut s’installer sans tarder. Pour le CNRS, Molé vient de me mettre dans une fausse situation vis à vis de Benveniste (qui veut l’en vider, Corbin m’en a averti) – en me faisant envoyer son dossier, passé à la 28me section à la suite d’une lettre écrite par ledit Molé à Mlle Plin, sans passer par Corbin, ce qui a crêté contre vous et contre moi Corbin, qui estimait, assez justement que Molé est, quoique Docteur, son subordonné. J’ai ce dossier depuis ce matin, – il faut que j’écrive à Benveniste que je suis prêt à faire valoir ses objections contre Molé, si elles sont décisives. En lui demandant de m’aider, dans ce cas, à caser Molé ailleurs car, en tant que directeur de notre Institut, je ne puis abandonner cet iranisant à la misère (cf. déjà Mlle [Marie‑Louise] Chaumont, malgré mes préventions contre elle ; à fortiori Molé). Pour notre Institut, que je n’avais pas demandé à présider, certes, vous savez que j’ai demandé l’an dernier à Massé* de me remplacer. Mais il a tergiversé, pensé à un Inst. d’Ét. Turques, – et vous‑même et G. Lazard m’avez montré qu’il n’aurait pas l’unanimité. Si je ne puis aider Molé à trouver un emploi décent, je dois quitter la direction de l’Institut. Mais à qui la laisser ? À celui qui le fait fonctionner depuis cinq ans, c’est‑à‑ dire à vous. Corbin s’y opposera de toutes ses forces, et c’est Massé seul (assez anti‑Molé, soit dit entre nous) qui peut m’aider à convaincre les membres de notre Conseil de vous substituer à moi. 317

Correspondances Vous proposer de vous effacer devant Corbin, son complexe de supériorité « angélique » me l’interdit. Il s’en doute, car il s’est mis à s’occuper de Baqli pour arriver à me faire lui prêter mes mss. hallagiens fondamentaux, et Dieu sait s’il me les rendra pour mes deux derniers travaux hallagiens (2me éd. de la Passion, 2me éd. des Tawâsîn, dont je lui ai fait en vain mention). S’effacer devant les ukases de Corbin ne fait que l’entêter ; – il ne m’a su aucun gré d’avoir « barré » un article contre lui de Mlle [Amélie‑Marie] Goichon que l’astuce féminine de ladite avait passé derrière mon dos au naïf [Henri] Laoust pour ma revue, au moment où j’y associais Laoust. [Roger] Caillois m’a apporté hier la trad. fr. (acceptée par l’UNESCO) de Fouad Ruhani (ilahi namé de ‘Attâr) que Corbin n’a pas voulu préfacer ; je ne puis tout de même refuser à ce Ruhani (ne pas confondre avec le soi-disant wakîl du gd. mujtahid Ayatullah Burujirdi de Qum, Mehdi Ruhani) de la préfacer ; et Corbin sera mécontent. [Charles] Virolleaud voudrait peut‑être présider notre Institut, ce qui expliquerait son attitude dans l’affaire Maricq (que je sais homme de valeur) ? C’est moi, qui très jadis, ai fait passer Massé contre lui aux Htes Etudes Orientales et, quoi qu’il ait été toujours très courtois avec moi, il a peut‑être en ce moment une arrière‑pensée. Là  encore, il faudra que je contacte [sic]. affectueusement Louis Massignon * [écrit à la main, dans la marge gauche] Il revient du Caire vendredi prochain. [écrit verticalement à la main, dans la marge droite] PS : Rahmat Ali me téléphone que votre protégé lui a [indéchiffrable] des livres que je l’avais chargé de remettre à la bibliothèque. [indéchiffrable] les attribuer. Louis Massignon

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Correspondances 8. Lettre dactylographiée de Louis Massignon à Jean de Menasce (avec des corrections manuelles) Paris, ce 8 mai 1959 21 rue Monsieur (7°) bien cher Collègue et ami, depuis plus d’une semaine je « languis » après votre coup de fil. J’espère que vous n’êtes pas souffrant ? Des deux questions à débattre  : 1°  direction de notre IEI ; 2°  le cas Molé, – voici comment je les vois : 1° – Massé est revenu, il a agi avec patience, décision et succès au Caire, – je dois lui parler, comme je l’ai fait avec vous ; après nous être mis d’accord, vous et moi ; ce qui n’est possible qu’oralement d’ici quinze jours, je vous en prie ; 2° – Il faut que je m’explique avec Benveniste, dès que possible, sur le rôle qui me revient pour « sauver » cet iranisant, qu’il a, tout de même, contribué à équiper. Voici un projet de lettre, dont j’enverrai copies aux membres du bureau de l’IEI, et à [Charles] Virolleaud (que j’ai dû blesser, en ne venant pas à sa conférence, – par pur oubli) : au Prof. E. Benveniste, du Coll. de Fr. ... le Dr. Marian Molé, actuellement pensionnaire du Dépt d’Iranologie de Téhéran, – m’a remis pour la « Rev. des Ét. Isl. » un article intéressant et documenté sur les Naqshabandiya [sic] qui a été, après discussion, accepté à l’unanimité par le Conseil de la REI. Il m’a demandé de rapporter la demande qu’il a faite pour un an, à dater du 1er oct. 1959, de réintégration au CNRS, avec transfert à la 28me section [« Civilisations non classiques »] ; de son dossier de chercheur, – car il a été, de 1950 à 1955 à la section [23] « Philologie non classique ». Le domaine islamique qui m’incombe en son ensemble à la 28me section comprend l’Arabisme (déjà lourd), le Turquisme (j’ai obtenu qu’il passe à Mr. Jean Paul Roux), l’Iranisme ; je n’ai toujours pas l’iranisant demandé à la section, – car je n’entends traiter de l’Iran que pour les sources arabes de la religion (shi’isme) et de la mystique.

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Correspondances La décision de principe que j’ai prise du transfert du dossier Molé à la 28me section signifie que comme directeur de l’Institut des Études Iraniennes, – je crois de mon devoir, de demander la réinscription au CNRS de tout chercheur iranisant « haut‑le‑pied », pour lui donner le temps de se retourner, – et ne pas perdre un spécialiste français, et ses dix ans de formation. L’examen du dossier Molé montre qu’il a principalement été formé par nos Collègues Benveniste, Corbin, de Menasce. Je viens donc leur demander : 1° où ils pensent que M. Molé peut être techniquement le plus utile ; il a été question d’un poste aux Indes, – que M. Molé voudrait voir différer, afin de passer l’année 1959‑60 dans la métropole ; désir, après tout compréhensible ; afin de reprendre le contact avec le domaine mazdéen, où il a été déjà guidé par Benveniste et de Menasce ; sont‑ils d’accord pour un programme d’un an ; 2° qui serait responsable de lui cette année ? Comme Islamisant, je suis hors de cause et je voudrais que ce soit Henry Corbin, son directeur au Département d’Iranologie à Téhéran, qui demande à l’un des spécialistes du vieux‑perse, parmi nous, s’il veut bien s’en charger ; le premier indiqué serait le dernier directeur de M. Molé au CNRS, notre Collègue de  Menasce, muni des impressions qu’Henry Corbin aura recueillies sur l’activité scientifique de M. Molé à Téhéran. acceptez, cher Collègue et ami.... mes amitiés Louis Massignon

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Correspondances 9. Lettre de Jacques Duchesne-Guillemin à Jean de Menasce 1er juillet 62 Cher Père, Une réponse comme la vôtre m’inciterait à vous consulter encore ! Mais je n’abuserai pas, soyez tranquille, de votre obligeance – pour le moment. Il me suffit en l’occurrence, que le miθrāndruj vous soit suspect. (Et en fait, ān écrit phonétiquement n’est pas sans analogue : dans le même ms., fol. 245r., on trouve ku, écrit !). J’avais été inquiété par l’assurance avec laquelle [Robert Charles] Zaehner, D[awn] & T[wiligth of Zoroastrianism] p. 327, n. 34, invoque ce passage du Dātistān ī Dēnīk à l’appui de sa correction d’un autre, et de sa thèse sur le couple Mithra‑Yima... * Mon réexamen des travaux de Z[aehner] augmente mon admiration pour le travail fourni, tout en diminuant ma confiance, dans le détail, envers les solutions improvisées. See what I mean ? Moi aussi je vais demander le Irani Memorial Volume ! On parlera peut‑ être plus tard, dans [verso] l’histoire de nos études, des temps héroïques où on se communiquait confidentiellement des thèses inédites et des corrections de textes ! Enfin, avec les publications de Z[aehner] et de Molé, sans compter celles qu’on nous promet à Bombay, il me semble qu’on voit s’approcher le moment où on pourra écrire un « traité de zoroastrisme » ! Au plaisir de vous lire, et en tout cas au 20 octobre ! Votre JDG J’ai écrit à ce jeune guèbre de s’entendre avec les Presses pour le contrat de traductions – que je signerai aussi, je suppose. Je vais donner à l’Unvala Memorial Volume une interprétation (approuvée par Rome, si je puis dire) d’asrōk karp  : neither endless, nor priestly !

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Correspondances [Recto, dans la marge gauche] * De toute façon, traduire miθrāndruj par ‘lying against Mithra’ me paraît inadmissible, car le pluriel miθrān montre bien qu’il s’agit du nom commun mihr ‘contrat’, par ailleurs bien attesté (Riv. pahl. XII, etc.). Voir ici le dieu Mithra est simplement, comme dirait Z[aehner], perverse [en anglais dans le texte] !

10. Brouillon dactylographié d’une lettre de Jean de Menasce à Paul Vignaux (président de la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études) ce 7 février 1963 Mon cher Président Empêché par le froid d’assister à la séance extraordinaire du Conseil de l’École demain soir, je me permets de vous écrire pour rappeler ou suggérer quelques points qui peuvent se rapporter à une politique d’ensemble, notamment en ce qui concerne notre recrutement. 1. Le conseil tout entier ou en partie ayant pris conscience de certaines lacunes, d’enseignements pour lesquels il n’y a pas de candidats, il ne serait pas mauvais d’orienter vers ces spécialisations des jeunes, intelligents mais encore indéterminés, de les encourager à apprendre les langues nécessaires, à suivre les cours de tel maître à l’étranger etc. Il peut arriver en effet que de jeunes savants hésitent à s’engager dans une voie qui semble n’offrir aucun débouché et vont alors grossir les rangs des disciplines déjà pourvues. C’est notre rôle que de soutenir, et d’abord de dépister les recherches nouvelles. La préparation peut être longue (une dizaine d’années) mais le CNRS est là. Il importe avant tout de ne pas tourner en rond et de ne pas laisser incultes des terres vierges. 2. Les «  grandes religions  » devraient avoir un enseignement plus vaste : je pense à l’Inde, au Bouddhisme, à l’Islam. L’existence d’Instituts indiens et islamiques en Sorbonne n’y change rien : ils ont déjà une tâche linguistique, historique, archéologique énorme. Je trouve très regrettable que l’Islam ne soit représenté chez nous que par une seule chaire dont le titulaire assume la tâche immense et passionnante de défricher le domaine chi‘ite.

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Correspondances [verso] Que l’Inde ait deux « représentants » est déjà bon, mais il y a l’Inde dravidienne qui est absente. Tout ceci est à examiner avec les Directeurs d’Études de la même « aire religieuse » (qui ne se confond pas avec l’aire culturelle). 3. Il faut maintenir le principe ancien et souvent mis en pratique selon lequel nous avons souvent un grand avantage à nommer le représentant d’une discipline même suffisamment pourvue, s’il est un chercheur hors pair, moins doué pour un enseignement de faculté. 4. Un point plus délicat, et moins important, concerne tel jeune savant déjà prêt à assumer la succession d’un directeur d’études encore en exercice. On pourrait admettre qu’il n’est pas nécessaire de le laisser au « frigidaire » du CNRS en le privant d’un enseignement profitable : il pourrait être élu à la Section et se diviser l’enseignement avec le premier titulaire, qui, lors de sa retraite n’aurait pas à être remplacé. Pour parler en toute franchise, l’objection principale contre cette vue vient de ce que le Conseil peut n’avoir pas pour le candidat la même estime que le Directeur d’Études qui le proposerait, et souhaiterait même que la chaire change d’orientation. Mais cette objection très valable vaut pour la situation actuelle où l’on a vu le Conseil refuser le «  successeur » proposé par le Directeur d’Études sortant. Voilà les quelques principes généraux que je crois bon de souligner. Croyez bien, mon cher Président, à mes sentiments les plus cordiaux. Jean de Menasce

11. Lettre de Jacques Duchesne-Guillemin à Jean de Menasce [Papier à en-tête de l’Université de Liège. Institut supérieur d’histoire et de littératures orientales] Le 14 mai 1963 Cher Père, Cette nouvelle me navre. Votre meilleur élève ! Quel coup encore pour l’iranisme ! 323

Correspondances Nous avions perdu contact depuis Göttingen 1961. Il semblait m’en vouloir. Hélas ! Et que va devenir sa veuve ? Voulez‑vous lui faire part de mes condoléances, et croire à ma très vive sympathie ? J’avais admiré l’énorme travail du Livre de l’homme parfait. A quoi travaillait‑il maintenant ? [verso] Il aura abusé de ses forces ? Il nous reste son œuvre, qui m’a déjà rendu tellement service. Je suis curieux d’en voir la forme définitive. Affectueusement J. Duchesne‑Guillemin

12. Lettre d’Antoine Guillaumont à Jean de Menasce 20.5.63 Mon bien cher ami, Votre lettre m’apprenant la mort de Molé m’est arrivée comme j’étais cloué au lit par une violente grippe, qui nous a tous atteints successivement. J’ai dû relire votre lettre pour m’assurer que je n’étais pas victime de mon imagination fiévreuse. Je l’avais vu, me semble‑t‑il, une dizaine de jours auparavant. Son gros article dans la RHR sur le livre de Zaehner a entièrement paru. Mais il était venu me voir pour la recension de sa thèse. Il m’avait demandé de ne pas la confier à Mlle Ch[aumont] – et je suis plus décidé que jamais à respecter sa volonté. [verso] Je lui avais demandé de m’indiquer lui‑même quelqu’un. Il devait y réfléchir et me donner réponse. Voyez‑vous quelqu’un ? Bien entendu, si vous croyez pouvoir vous en charger vous‑même, ce serait de beaucoup le meilleur. Mais je n’ose vous le demander. Il serait bon que ce soit quelqu’un qui l’ait connu et puisse informer de sa mort nos lecteurs, pour qui il était un nom familier. Je joins de tout cœur mes prières aux vôtres, sans oublier sa femme et son fils. Tout à vous A. Guillaumont 324

Correspondances 13. Ehsan Yarshater à Marijan Molé 8 June 1963 Dear Dr. Molé I am writing to say that I shall be in Paris from 20th June till 23rd and shall be staying at Hotel Saxe Residence, 9 Villa Saxe Paris 7e (near the Unesco). I am looking forward to seing you and discussing with you the publication of the Zatsperem and the Denkart. Dr. [Bahrâm] Faravachi writes that the publication of ‫انيس الطالبين‬, etc. has been put in the Institutes program. The arrangement with your publisher sounds all right to me. Just in case, M. Roger Caillois would know of my whereabouts in Paris (he is the head of the literature division of the Unesco). Looking forward to seing you soon, Very sincerely E. Yarshater P.S. I shall be leaving N.Y. on the 13th and shall be in London till the 19th. My London address is : c/o Miss Yarshater 14 Eardley Crescent London S.W.5

14. Lettre de Stig Wikander à Jean de Menasce Uppsala le 14.8.63 Cher et Révérend Père, J’apprends par le dernier article de Ugo Bianchi S[tudi e] M[ateriali di] S[toria delle] R[eligioni] qu’il est arrivé quelque chose à Marjan [sic] Molé – « la scomparsa di questo segnalato, giovane studioso », et il faut bien le croire ! Cela m’a fait beaucoup de mal, Molé fut si érudit, si ingénieux, si ouvert à toutes sortes de problèmes, si loyal dans sa polémique qu’il aimait beaucoup, mais cela m’est aussi sympathique pourvu qu’elle soit franche et honnête –  les fils de la perfide Albion devraient prendre des leçons à cet égard chez les Français et les Polonais... Donc, si vous avez le temps, veuillez bien me dire en quelques lignes quand et comment cela est arrivé ! Il paraît que sa thèse paraîtra néanmoins et je suis sûr qu’il existe encore des manuscrits de lui qu’il vaudra la peine de publier et que vous vous en occuperez. Je l’ai vu 325

Correspondances la dernière fois à Münich en 1957 – il parlait avec fierté de sa famille, combien d’enfants a‑t‑il laissés et quelles sont les conditions de la jeune veuve ? Ces derniers ans, nous n’avons pas échangé beaucoup de lettres mais auparavant, j’en ai reçu plusieurs que je suis heureux d’avoir gardé[es] en souvenir de cette candida anima. Requiescat in pace. En attenant de vos nouvelles, je vous prie, Révérend Père, de croire à mes sentiments de sympathie et d’amitié. Stig Wikander

15. Lettre de Stig Wikander à Jean de Menasce Uppsala le 31 août 1963 Cher et Révérend Père, Merci de votre lettre avec la confirmation de la triste nouvelle. Je me demande surtout si la famille aura une pension car Molé n’avait pas de poste fixe dans l’enseignement ? C’est une production considérable qu’il nous a donnée, je viens de lire avec satisfaction l’étude sur Vīs ū Rāmīn où il expédie les fantaisies « parthes » de Minorsky. Vous me demandez si je continue l’étude du kurde. Je viens de passer sept mois en Turquie, mais pour étudier les inscriptions lydiennes et phrygiennes. En  juin, on a arrêté un grand nombre d’intellectuels kurdes à Istanbul (en partie les mêmes qu’on a emprisonnés en  59, mais d’autres encore) à la suite d’une provocation de police des plus dégoûtantes. Maintenant ils sont à la torture ou tués dans leurs prisons. Car la Turquie, vous le savez, est un pays progressif et démocratique qui siège dans la Société des Nations et vote pour l’exclusion de la barbare Espagne… Après, j’ai appris du Père Thomas Bois à Beyrouth que des choses analogues arrivent en Syrie où règne une terreur déchaînée contre toutes les minorités. Ceci me dégoûte un peu de philologie kurde... J’écris un livre populaire sur l’Iran en suédois. Mais je voudrais reprendre la question des titres herbad et mobad, quand je vois que les Chaumonts [sic], les Duchesne, les Frye et caetera numina ruris ont tout confondu et mal interprété, même quand ils consultent mon « Feuerpriester » sans le comprendre. Personne ne lit plus l’allemand, c’est la triste vérité…

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Correspondances Je viens de voir Folke Josephson qui se prépare pour aller à Chicago. Cinq de nos meilleurs jeunes savants, philologues et théologiens, y sont déjà allés, et je les comprends. Il n’y a que les incapables et les paresseux pour rester en Suède... Croyez, cher et révérend Père, à mes sentiments d’amitié dévouée. Stig Wikander

16. Lettre d’Alessandro Bausani à Jean de Menasce (avec corrections manuelles) Rome, le 4 sept. 1963 Mon cher Père, La nouvelle de la mort de notre cher ami M. Molé a été pour moi et pour mon ex‑élève G. R. Scarcia une bien triste surprise ! Bien que je ne l’avais jamais connu personnellement, nous étions en correspondance et j’éprouvais une très grande et sincère sympathie pour lui. M. Scarcia avait été son grand ami pendant son séjour en Iran. Nous (moi et Scarcia) nous vous prions de nous donner quelque détail sur sa mort. Était‑il malade ? Quand et où est‑il mort ? J’ai appris cette nouvelle par hasard en lisant la revue iranienne Rāhnemāy‑e Ketāb. Ce matin à la bibliothèque de l’Academie de Lincei j’ai vu son livre (Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien), qui contient une prière d’envoyer les comptes‑rendus à votre adresse. D’où j’ai aussi appris que vous êtes retourné à Paris. Comment allez‑vous ? J’espère que votre santé sera bien rétablie maintenant, inchaallah. Je voudrais faire un compte‑rendu du livre de M. Molé sur les Annali de Naples (il avait aussi collaboré avec un article à notre revue). Mais je voudrais ajouter au compte‑rendu aussi des renseignements sur son « curriculum », sa bibliographie etc., enfin, je voudrais faire une « nécrologie » la plus complète possible de cette remarquable personnalité. Est‑ce que vous pouvez me donner des informations à son sujet ? Je vous remercie beaucoup et je vous prie d’agréer, mon cher Père, mes salutations les plus cordiales. Vôtre A. Bausani Prof. A. Bausani. Via dei Carpazi 26(EUR). Rome (Italie) 327

APPENDICE III DESCRIPTION DU FONDS MARIJAN MOLÉ (BULAC) Le fonds Marijan Molé

I. Pièces retirées du « fonds de Menasce », le 28 avril 2016 - Chemise beige « Molé, Yasna Pehlevi » : transcription de l’ensemble du Yasna Pehlevi par M. Molé. - Enveloppe marron clair « Molé 2 » (écrit en rouge) : premières épreuves de « L’Iran ancien » par Molé (paru en 1965) datées de 1964 + version dactylographiée. - Cahier marron clair « Dēnkard III » : transcription du texte, I (Madan, 1-155.2) par Molé. - Cahier marron clair « Dēnkard III » : transcription du texte, II (Madan, 155.3-323.7) par Molé. - Cahier marron clair « Dēnkard III » : transcription du texte (Madan, 323.8-407.15) par Molé. - Cahier bleu « Dēnkard VII » : traduction du début du texte en français par Molé. - Chemise rose « Molé, Manuscrit, R.P. de Menasce » : version dactylographiée + correction à la main du Dēnkard VII et V + lettre de J. de Menasce à l’éditeur M. Allard Coda (1967). - Cahier à reliure spirale « Dēnkart Livre IX » : transcription intégrale par M. Molé. - Dossier rouge « Les Sélections de Zātspram, texte transcrit et traduit par Marijan Molé (en révision) » : transcription, 52 pages manuscrites de traduction, et une vingtaine de pages dactylographiées de traduction, + lettre de M. Rahāvard de Téhéran (1961) lui demandant le texte et l’index pour publication.

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Le fonds Marijan Molé à la BULAC - Chemise bleu clair « Molé » : Appendice II : « Les bases scripturaires du septième livre du Dēnkart. B. Quelques passages des nask gāthiques relatifs à la mission prophétique de Zoroastre » ; Appendice IV : Quelques autres passages du Sūtkār et du Varštmānsr Nask ; Appendice IX : Quelques autres chapitres de la rivāyat pehlevie ; Appendice VI : Quelques textes du troisième livre du Dēnkart relatifs à la légende de Zoroastre ; Appendice VIII : Le chapitre eschatologique de la rivāyat pehlevie (ch. 48) ; Appendice X : Les éphémérides du jour Hōrdat du mois de Frawartīn (PT 102-108) ; Appendice III : Les principaux passages apocalyptiques et eschatologiques des nask gāthiques d’après le neuvième livre du Dēnkart. - Lettre de Ehsan Yarshater (8 juin 1963). - Lettre de Bahman Faravachi (21 mai 1963). II. Dix cahiers à reliure spirale retrouvés en 2019 dans les archives du Centre de recherche sur le Monde iranien, CNRS, à Ivry - Dātistān ī Dēnīk I, extraits 1 à 40 (cote de l’IEI : PP 322.80.I), transcription du texte à partir de l’édition d’Anklesaria (Bombay 1913). - Dātistān ī Dēnīk II, chapitres 1 à 94 (cote de l’IEI : PP 322.80.II), transcription du texte à partir du manuscrit K35. - Dēnkart Livre V (cote de l’IEI : PP 322.81.1), transcription d’après l’édition de Madan p. 433-470. - Dēnkart Livre VI (cote de l’IEI : PP 322.81.2), transcription d’après l’édition de Madan p. 471-590. - Les Sélections de Zādspram, chapitres 12 à 14 (cote de l’IEI : PP 322.82), transcription d’après le manuscrit K35. - Zand ī Wahman Yašt (cote de l’IEI : PP 322.83), transcription d’après l’édition de Nosherwân, Poona 1899, et extraits de traduction sur feuilles séparées. - Vizirgard ī Dēnīk 1_50 (cote de l’IEI : PP 322.84), transcription d’après l’édition de Bombay 1848. - Zand ī Vištāsp Yašt, Zand ī Xurdak Avistāk (184-217) (cote de l’IEI : PP 322.85). Le Vištāsp Yašt avestique d’après l’édition de Westergaard, p. 302-312, mis en regard du Pahlavi Vištāsp Yašt, dans le Zand ī Xurdak Avistāk, transcription d’après l’édition de Dhabhar, p. 184-217. 330

Le fonds Marijan Molé à la BULAC - Extraits de la Rivāyat Pehlevie I (cote de l’IEI : PP 322.86.I), transcription d’après l’édition de Dhabhar, chapitres 46, 48, 49, 52. - Extraits de la Rivāyat Pehlevie II (cote de l’IEI : PP 322.86.II), transcription d’après l’édition de Dhabhar, chapitres 8-14, 16, 18, 32, 33, 46, 56.

331

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos

9

Introduction

11

Chronologie de la vie de Marijan Molé (1924-1963)

49

Bibliographie de Marijan Molé

51

Souvenir de Marijan Molé Gianroberto scArciA

59

Marijan Molé’s Early Works and his Study of Persian Epics Anna KrAsnowolsKA

69

1956-1964 : Le printemps des études gâthiques Jean Kellens

83

Marijan Molé à l’aube du nouveau comparatisme indo-iranien Philippe swennen

93

A Zoroastrian Anthropological Theology Shaul shAKed

109

333

Table des matières Le gētīg dans le mēnōg et le système chiliadique mazdéen selon la réflexion de Marijan Molé Antonio pAnAino

129

Marijan Molé, ‘Azîz Nasafî et l’Homme Parfait Pierre lory

147

Les Mystiques musulmans de Marijan Molé : contextes et enjeux Michel tArdieu Appendice : Note brève sur le messalianisme

159 177

Marijan Molé et la « tradition jamaspienne » : le traité apocalyptique inédit des Aḥkām ī Jāmāsp Florence somer

185

Destiny of the Unpublished Works by Marijan Molé on the Naqshbandiya Alexey KhismAtulin Appendix: Description of “fonds Molé” (IRHT, Paris)

213 224

Appendice I Les origines de la geste sistanienne Marijan molé

269

Appendice II Correspondances

307

Appendice III Description du fonds Marijan Molé (BULAC)

329

334

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES, SCIENCES RELIGIEUSES *1

vol. 170 H. Seng Un livre sacré de l’Antiquité tardive : les Oracles chaldaïques 149 p., 156 x 234, 2016, ISBN: 978-2-503-56518-7 vol. 171 Cl. Zamagni L’extrait des Questions et réponses d’Eusèbe de Césarée : un commentaire 358 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-55830-1 vol. 172 C. Ando Religion et gouvernement dans l’Empire romain 320 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56753-2 vol. 173 Ph. Bobichon Controverse judéo-chrétienne en Ashkenaz (xiiie siècle) Florilèges polémiques : hébreu, latin, ancien français (Paris, BnF Hébreu 712, fol. 56v-57v et 66v-68v) 305 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56747-1 vol. 174 (Série “Histoire et prosopographie” no 12) V. Zuber, P. Cabanel, R. Liogier (éd.) Croire, s’engager, chercher. Autour de Jean Baubérot, du protestantisme à la laïcité 475 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56749-5 vol. 175 N. Belayche, C. Bonnet, M. Albert Llorca, A. Avdeef, F. Massa, I. Slobodzianek (éd.) Puissances divines à l’épreuve du comparatisme : constructions, variations et réseaux relationnels 500 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56944-4

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Tous les ouvrages peuvent être commandés sur le site de Brepols :

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vol. 176 (Série “Histoire et prosopographie” no 13) L. Soares Santoprete, A. Van den Kerchove (éd.) Gnose et manichéisme. Entre les oasis d’Égypte et la Route de la Soie. Hommage à Jean-Daniel Dubois 970 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56763-1 vol. 177 M. A. Amir Moezzi (éd.), L’ésotérisme shi’ite : ses racines et ses prolongements / Shi‛i Esotericism: Its Roots and Developments vi + 870 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-56874-4 vol. 178 G. Toloni Jéroboam et la division du royaume Étude historico-philologique de 1 Rois 11, 26 - 12, 33 222 p., 156 x 234, 2016, ISBN 978-2-503-57365-6 vol. 179 S. Marjanović-Dušanić L’écriture et la sainteté dans la Serbie médiévale. Étude hagiographique 298 p., 156 x 234, 2017, ISBN 978-2-503-56978-9 vol. 180 G. Nahon Épigraphie et sotériologie. L’épitaphier des « Portugais » de Bordeaux (1728-1768) 430 p., 156 x 234, 2018, ISBN 978-2-503-51195-5 vol. 181 G. Dahan, A. Noblesse-Rocher (éd.) La Bible de 1500 à 1535 366 p., 156 x 234, 2018, ISBN 978-2-503-57998-6 vol. 182 T. Visi, T. Bibring, D. Soukup (éd.) Berechiah ben Natronai ha-Naqdan’s Works and their Reception L’œuvre de Berechiah ben Natronai ha-Naqdan et sa réception 254 p., 156 x 234, 2019, ISBN 978-2-503-58365-5 vol. 183 J.-D. Dubois (éd.) Cinq parcours de recherche en sciences religieuses 132 p., 156 x 234, 2019, ISBN 978-2-503-58445-4 vol. 184 C. Bernat, F. Gabriel (éd.) Émotions de Dieu. Attributions et appropriations chrétiennes (xvie-xviiie siècles) 416 p., 156 x 234, 2019, ISBN 978-2-503-58367-9 vol. 185 Ph. Hoffmann, A. Timotin (éd.) Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité 398 p., 156 x 234, 2020, ISBN 978-2-503-58903-9

vol. 186 G. Dahan, A. Noblesse-Rocher (éd.) La Vulgate au xvie siècle. Les travaux sur la traduction latine de la Bible 282 p., 156 x 234, 2020, ISBN 978-2-503-59279-4 vol. 187 N. Belayche, F. Massa, Ph. Hoffmann (éd.) Les « mystères » au iie siècle de notre ère : un « tournant » ? 350 p., 156 x 234, 2021, ISBN 978-2-503-59459-0 vol. 188 (Série “Histoire et prosopographie” no 14) M. A. Amir Moezzi (éd.) Raison et quête de la sagesse. Hommage à Christian Jambet 568 p., 156 x 234, 2021, ISBN 978-2-503-59353-1 vol. 189 P. Roszak, J. Vijgen (éd.) Reading the Church Fathers with St. Thomas Aquinas Historical and Systematical Perspectives 520 p., 156 x 234, 2021, ISBN 978-2-503-59320-3 vol. 190 M. Bar-Asher, A. Kofsky The ‘Alawī Religion: An Anthology 221 p., 156 x 234, 2021, ISBN 978-2-503-59781-2 vol. 191 Vincent Genin L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français (1905-1979) 288 p., 156 x 234, 2022, ISBN 978-2-503-59783-6 vol. 192 V. Goossaert, M. Tsuchiya (éd.) Lieux saints et pèlerinages : la tradition taoïste vivante. Holy Sites and Pilgrimages: The Daoist Living Tradition 488 p., 49 ill. n/b + 26 ill. couleurs, 156 x 234, 2022, ISBN 978-2-503-59916-8 À paraître vol. 194 (Série “Histoire et prosopographie” no 16) Sylvio Hermann De Franceschi, Daniel-Odon Hurel, Brigitte Tambrun (éd.) Le Dieu un : problèmes et méthodes d’histoire des monothéismes. Cinquante ans de recherches françaises (1970-2020) env. 912 p., 156 x 234, 2022, ISBN 978-2-503-60112-0

Réalisation : Anna Waide École pratique des hautes études Cet ouvrage a été réalisé avec la chaîne d’édition structurée Métopes (Méthodes et outils pour l’édition structurée) développée par le pôle Document numérique de la MRSH de Caen.