Le retour du citoyen [Paperback ed.]
 2749121507, 9782749121505

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LE RETOUR DU CITOYEN

du même auteur au cherche midi La Parole donnée, 2008.

Jean Lassalle

LE RETOUR DU CITOYEN

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cherche

midi

© le cherche midi, 2012 23, rue du Cherche-Midi 75006 Paris Vous pouvez consulter notre catalogue général et l'annonce de nos prochaines parutions sur notre site: www.cherche-midi.com

A tous les miens,

A tous ceux qui me sont venus en aide.

Introduction

A

près des mois d'une réflexion tantôt enthou­ siaste, tantôt douloureuse, je me lance dans la rédaction d'un nouveau livre. Son propos, si j'arrive à l'exprimer avec la justesse que je souhaiterais dans un contexte aussi complexe, m'engagera. Je veux m'efforcer de m'y livrer pleinement, espérant parvenir à dire ma vérité qui, peut-être, intéressera une partie d'entre vous. Je veux vous raconter une vie d'homme. Celle d'un député traversant avec passion son temps et son histoire. j'aimerais faire partager l'amour porté à mon petit village de Lourdios-Ichère, à mes Pyrénées, à notre France chérie et à l'ensemble des habitants de ce monde. Ce témoignage n'est pas que le récit d'un député, d'un homme qui aime la vie, et qui souhaite aider ses semblables. Il se veut aussi une modeste contri­ bution au débat relatif aux préoccupations qui nous assaillent, nous qui ne demandons rien, sinon de vivre en paix et en harmonie. Je ne souhaite pas présenter un programme de plus. Ce n'est ni ma mission ni mon 9

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désir. Je n'en ai ni le besoin ni les moyens. Je ne suis pas entouré d'experts, ce qui me permet d'en consulter beaucoup. Le monde a changé; la France a changé. Elle est confrontée à une multitude d'agressions et de dysfonctionnements, qu'il convient de comprendre et de dépasser. Je caresse l'espoir enthousiaste mais lucide que ma démarche soit porteuse de réflexions nouvelles et apaisées pour notre pays. Il est à la croisée des chemins. Le monde aussi. Il recherche éperdument une lueur traçant son avenir, entre aurore et crépuscule. Je réaffirme ma reconnaissance à l'égard de tous ceux qui ont bien voulu me confier une parcelle de la repré­ sentation nationale. Comme beaucoup d'entre vous, je reste animé par la conviction qu'il existe un chemin. Comme dans toutes les périodes difficiles de notre longue histoire, il est peut-être à tracer entièrement. Il suffit peut-être plus simplement de le retrouver. Quoi qu'il en soit, il nous conduira à bon port, comme toujours. Je veux marcher avec vous. C'est mon rôle d'élu. Mon combat d'homme engagé. j'aimerais tant contribuer à réveiller le citoyen engourdi pour qu'il redonne une âme à une nouvelle génération d'élus.

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Le vieux chêne

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a sueur coule en perles fines le long de mon corps. Je ressens des picotements autour du cou et mes yeux s'embrument. Je me redresse pour éponger mon front avec un mouchoir taché par un peu de terre. La tête me tourne, comme si le sol se dérobait soudain sous mes pieds. j'ai posé la tronçonneuse en équi­ libre instable sur la pente, bien que les vibrations du moteur la fassent irrésistiblement glisser vers le bas; le plus simple est de la coincer entre deux branches. Son moteur tourne au ralenti comme une horloge, troublant à peine le silence de la montagne. Je contemple avec satisfaction les troncs que je viens de scier, éparpillés entre les ronces gelées. Xynthia, la tempête maudite, a terrassé ce gros chêne au mois de janvier et je profite de cette semaine séparant Noël du jour de l'an pour remplir notre réserve de bois de chauffage. Cette pause me permet d'admirer le paysage, à la fois sauvage et familier. 11

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La limpidité du ciel bleu s'étend au-dessus des gorges encore plongées dans l'ombre, tranchant sur le vert très pâle des prairies environnantes et la masse jaunâtre que forment par endroits, en touffes disparates, les ronces, les fougères et les branches de bois mort. En baissant les yeux, j'essaie de suivre le cours paisible du Gave de Lourdios. L'espace d'un instant, je me sens serein. Je suis chez moi, sur ces terres aimées. Il me semble même que je n'ai plus aucun souci. Le froid se fait mordant. Ce matin, le thermomètre affiche moins 9 degrés. Si je ne veux pas attraper la mort, il me faut enfiler des vêtements secs avant de continuer l'ouvrage. En contrebas, deux voitures descendant à vive allure sur la petite départementale 241 en direction d'Oloron-Sainte-Marie me klaxonnent, alors qu'elles s'apprêtent à négocier le virage de Toutifaüt. Je lève le bras pour les saluer. Je ressens maintenant plus nette­ ment les premières irritations du froid; la seule attitude raisonnable consiste à reprendre l'ouvrage. Le vieux chêne subit donc son deuxième assaut de la matinée, tandis que le soleil commence à monter. Il fait à présent un peu plus chaud. Je reste concentré sur ce travail fami­ lier depuis mon plus jeune âge, à la seule différence que, pendant très longtemps, la hache et le passe-partout m'ont servi de partenaires, avant l'arrivée de cette tron­ çonneuse aussi bruyante qu'efficace. Dans le feu de l'action, et tout en restant aussi prudent et méthodique que l'exige pareil exercice, je ressens les douleurs qui remontent de mon dos endolori, mes jambes qui tirent 12

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un peu, tandis que mon regard parfois vacille, surtout lorsque je me baisse un peu trop rapidement. La dureté du vieux chêne, le fouillis de ses branches tombées au sol à cause de la violence de la tornade, commencent à m'opposer une certaine résistance. D'autant, et les bûcherons chevronnés le savent bien, qu'il faut faire preuve d'une extrême vigilance quand on découpe du bois abattu par la tempête. Il faut bien observer le sens des branches tordues, entre le tronc et le sol; une mauvaise appréciation peut vous valoir un accident, tout comme une branche brusquement libérée vous décapiter ou vous ouvrir la poitrine. Je redouble d'attention. Le travail des muscles, retrouvant peu à peu force et souplesse, me permet de récupérer progressive­ ment de l'assurance. De nouveau, je me sens heureux. Soudain, le moteur de la tronçonneuse s'arrête net. Panne sèche. À travers les gouttes de sueur brouillant mon regard et piquant mes yeux, je constate à la montre qu'il est presque midi. Je suis plutôt fier de moi et me félicite en mon for intérieur: «Tu n'es pas si rouillé, pour la vie que tu mènes. Et sans entraînement, abattre un tel labeur en trois heures, ma foi, ce n'est pas si mal!» Il fait vraiment chaud maintenant. Le soleil est à son faîte. Je décide de souffler quelques minutes, de laisser mon cœur reprendre son battement habituel. De nouveau, ce sentiment de joie un peu confus, que j'ai déjà ressenti par deux fois au cours de la matinée, m'enveloppe. C'est décidément toujours la même chose pour moi, lorsque je reprends brutalement, à mes 13

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moments perdus ou pendant les vacances, ce travail physique. Ce n'est pas comme mon frère Julien, rompu à cette vie rude, qui a choisi à ses 18 ans de s'occuper de la redoutable exploitation familiale, après que je l'y eus précédé quelques mois, lorsque notre père s'est brutale­ ment vu contraint de cesser toute activité. La propriété familiale est l'une des plus pentues et des plus raides de cette petite vallée, où seules les tables sont plates. Une grande partie des habitants de Lourdios-Ichère ont comme lui, à la fin des années 1970, fait ce choix difficile et admirable de rester sur leurs terres. Je viens, l'espace d'une froide matinée, de tutoyer leur quotidien. Tous mes amis du village ne font pas que tronçonner, comme ce bûcheron du dimanche; ils sont agriculteurs de montagne et plus précisément bergers. Au moment où tant d'autres ont choisi l'option de rejoindre la ville, eux ont décidé crânement, avec l'amour et la fidélité chevillés au corps, de prendre la suite de leurs pères, sur la terre de leurs ancêtres. Je ne sais pas pourquoi je pense irrésistiblement à eux, avec une réconfortante tendresse, chaque fois que je me trouve dans pareille posture. À cause de leur courage peut-être, et aussi pour leur attachement à cette terre et à leurs maisons, à leur acharnement tranquille. Il en faut pour arracher sa subsistance à ce sol âpre et difficile! Grâce à eux, Lourdios-Ichère n'est pas mort, nos enfants y ont à leur tour grandi, égayant l'unique rue de notre village des cris joyeux d'une jeunesse exubé­ rante, si prompte à se retrouver dès les premiers jours 14

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de vacances, éclairant nos vies comme ce soleil qui tape décidément trop fort désormais. Je songe à Thibault, mon solide fils aîné, rugbyman de l'équipe d'Agen, qui a lui aussi, malgré son jeune âge et le changement brutal imposé par les années qui viennent de s'écouler, gardé ce sentiment d'appartenance, cette identité, comme vissées au cœur. Et l'amour des mêmes travaux simples de la ferme, qu'il pratique aussi à ses moments perdus. C'est avec fierté qu'il a acquis une partie de la propriété de Bellocq, qu'il a immédiatement entrepris de remettre en état, avant de s'y installer plus tard lorsque le hasard, la bonne ou mauvaise fortune des stades, lui permet­ tront de mener à bien le projet qu'il mûrit en secret. Je sens des larmes me monter aux yeux- et ce coup-ci, ce n'est pas la sueur- en pensant à Geoffray et Amaury, mes deux autres fils, eux aussi irrémédiablement tombés dans la marmite du rugby, qui depuis long­ temps est dans nos régions beaucoup plus qu'un sport d'origine anglo-saxonne. Et à Alizée, notre unique fille, aussi féline et féminine que sont déjà musclés ses frères. Elle a plutôt opté pour le handball et la danse, qu'elle affectionne sous toutes ses formes. « Les filles veulent aller au bal, il n'y a rien de plus normal... » Mes pensées glissent alors vers Pascale, mon épouse, leur mère. Cette Parisienne admirable, qui après plusieurs générations solidement ancrées dans la capitale, a décidé un jour de la quitter pour me rejoindre dans ce tout petit village à la frontière espagnole, où se blottit depuis tant et tant d'années ma famille. 15

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À Lourdios-Ichère, nous avons eu la chance incroyable

de maintenir une génération à la ferme, contrairement à d'autres lieux. Et notre petit village a pu continuer à vivre au rythme des cris d'enfants à la sortie des écoles. Plus tard, après des années de combat, nous allions réussir à en conserver une, sous forme de regroupe­ ment pédagogique, avec la création d'une maternelle partagée avec le village voisin d'Issor. Je n'oublierai jamais l'intensité et la force que parents d'élèves, ensei­ gnants et amis développèrent des années durant, pour avoir l'honneur et le droit de garder un instituteur de la République au village. C'est tout aussi naturellement que chacun a fini par fonder sa propre famille, prenant sa place comme il se doit dans une société au sein de laquelle il avait le sentiment de se sentir attendu et utile. Oh, certes, et malheureusement, nos campagnes et nos villages continuaient à fondre comme neige au soleil, tandis que mes rares allers et retours à Paris ou à Bordeaux, à l'époque, me faisaient toucher du doigt, un peu plus à chaque fois, les changements qui s'opé­ raient. Il me semblait que Paris, que j'avais pourtant découvert à 20 ans, changeait très vite. Que sa popula­ tion s'éloignait de plus en plus du centre-ville au profit de sa périphérie, et que les faubourgs joyeux et colorés chers à mes souvenirs commençaient à devenir plus impersonnels, désertés comme dans nos villages, par le gardien de la paix, l'îlotier ou le postier, de moins en moins présents, de moins en moins disponibles pour dire bonjour et prendre des nouvelles de chacun. Petit 16

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à petit, je ne sais pas comment au juste, ni quand, mais tout cela a changé. Disparu. De nouveau, je me change, afin d'être présentable pour rejoindre les miens à l'heure du déjeuner. Je ne peux m'empêcher, l'espace d'un instant, de me rappeler avec bonheur tout ce chemin parcouru. Moi, ce petit garçon, si heureux dans sa famille et si désespéré dès qu'il s'en éloignait. Moi qui avais dû attendre mes 20 ans avant que la route n'arrive jusqu'à la ferme et pouvoir ainsi y monter avec la première et unique voiture de la famille. Mon père l'avait achetée aussitôt après l'obten­ tion de mon permis; le premier obtenu par un membre de la famille Lassalle de Lourdios-Ichère! Mon élection à la mairie, en 1977, alors que je n'avais que 21 ans, me permit d'achever la réalisation des routes condui­ sant aux fermes. De même, elle nous permit d'achever leur desserte en eau potable, de désenclaver les cols, les hameaux et les propriétés très éloignées. Sans oublier le téléphone et... la télévision. Je repense avec tendresse au cheminement de la si solidaire équipe qui accompagnait les premiers pas de ce jeune maire. En dévalant la pente raide, chargé comme un baudet de tout mon matériel, usant des précautions d'usage pour ne pas glisser sur le sol gelé, les pensées continuent d'affluer. Je me répète, mais je me sens décidément heureux. Je n'ai pas encore atteint un âge canonique, bien qu'ayant dépassé la cinquantaine, mais j'ai le sentiment d'avoir déjà vécu plusieurs vies, toutes aussi pleines et enthousiasmantes. j'en veux pour preuve ce grand écart qu'il me faut faire 17

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au quotidien entre la réalité si rupestre, rugueuse et chaleureuse de mon village et cette Assemblée natio­ nale, bruissant de ses mille secrets et confidences, de ces millions de mots prononcés au nom du peuple. Et je dois avouer que cette incroyable difficulté à établir u:n lien entre ces deux mondes rend encore plus excitante la vie que je mène. Parvenu maintenant au fond de la vallée, je fais halte sur le pont et regarde l'eau torrentielle du gave couler dans son lit. Ma pensée s'arrête sur la vingtaine de livres qu'il me faut dédicacer dans la soirée, quand tous les miens seront couchés, avant d'attaquer ma « séance carte de vœux » qui constitue la seule figure imposée de ces quelques jours de vacances mais que j'accomplis de bon cœur. Je repense à La Parole donnée, mon premier livre. Cette période de bouillonnement intérieur m'a marqué. Je me souviens encore des jours et des jours de travail, qui étaient d'ailleurs la plupart du temps des nuits, auxquelles je m'étais astreint pour l'écrire. Après coup, j'ai découvert combien j'ai aimé ces moments de réflexion. Je les ai vécus pleinement, savourant chaque instant, chaque rencontre, comme un privilège, comme une chance inouïe. Je n'ai rien oublié de l'espace qu'il m'offrit pour parler des conditions de vie de mes semblables, de leurs difficultés à s'adapter à cette société en pleine mutation, à ce monde en perpé­ tuel mouvement. Le bruit régulier mais soutenu du gave tumultueux me ramène à la réalité. Il est temps d'aller retrouver 18

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ma famille, sans la faire attendre une fois encore - une fois de plus-, alors que rien ne justifie aujourd'hui ce retard. Sur le chemin du retour, l'idée me traverse de nouveau: oui, décidément, il faudrait que j'entre­ prenne d'écrire un second ouvrage. Les innombrables contacts, ces confidences parfois furtives que j'avais recueillies, ces sentiments que j'avais décelés dans le regard de ceux que j'avais eu alors l'occasion d'appro­ cher, m'avaient profondément marqué. Les propos échangés, souvent empreints d'une grande pudeur, m'avaient fait toucher du doigt un monde de souffrance que l'espérance n'avait pourtant pas encore déserté. Trois ans plus tard, où que j'aille, des hommes et des femmes, connus ou inconnus, continuent de m'inter­ peller, avec les mêmes questions: «Alors, Jean Lassalle, qu'es-tu devenu? Et cette grève de la faim? Pourquoi as-tu chanté à l'Assemblée nationale?» D'autres, plus complices, me glissent un « Surtout, ne change pas!» qui me va droit au cœur car je suis certain de ne pas être devenu un autre, ou de jouer un rôle. C'est sans doute ce qui m'a valu le qualificatif de député atypique. Lorsqu'on évoque mon nom et ma responsabilité, mes attitudes et mes provocations me valent bien des incompréhensions, mais depuis trente-cinq ans main­ tenant, elles ont été encouragées par le vote positif de mes compatriotes à chacune des innombrables échéances électorales auxquelles je me suis présenté. La plus émouvante d'entre elles étant certainement ma réélection de député dans l'une des plus grandes 19

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circonscriptions de France, à l'issue de la seule triangu­ laire ayant eu lieu en 2007. j'étais resté, moi le berger de Lourdios-Ichère, le seul député au monde des Basques et des Béarnais... Je m'arrête de nouveau. Le sublime paysage qui

m'entoure brille à présent de ses mille feux, au soleil

d'hiver. Que c'est beau. Pourquoi est-il donc devenu si difficile d'expliquer encore et sans cesse la vie d'ici, là-bas, et réciproquement? Quels mots trouver, à qui, et comment les dire pour marier deux modes de vie aussi contemporains que résolument différents? La densité, l'épaisseur du temps d'ici favorisent travail et réflexion apaisés. Là-bas, il me semble plus furtif, tellement rapide avec ses questions et ses réponses à formuler sur l'ins­ tant. Ce sont pourtant les mêmes hommes, sur la même terre, ils s'efforcent les uns comme les autres d'animer

leur vie, à défaut de lui trouver un sens. Le sens. Le sens et la mesure, voilà peut-être ce qui nous fait le plus défaut à tous, dans ce monde engagé à marche rapide. Décidément, cette longue matinée au grand air m'a fait du bien. Elle m'a régénéré. J'aurais presque envie de commencer à l'écrire ici, un peu comme pour faire

partager le sentiment de sérénité qui m'habite en ce moment. Oui, j'aurais envie de continuer à raconter dans un même mouvement ma vie d'homme, ma vie d'élu citoyen, de tenter de faire partager ma vie de combattant, ma vie d'amoureux de la terre, avec ce désir profond et sincère, cette nécessité impérieuse de témoi­ gner, de convaincre, de rechercher du sens. 20

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Je refais le plein de la tronçonneuse, d'essence mais aussi d'huile pour lubrifier la chaîne, affûtée le matin même par Armand. Elle coupe comme un rasoir. Les copeaux de ce chêne ont giclé pendant toute la durée du combat, à l'avant et à l'arrière de la machine, en flots réguliers. Cette cadence, ajoutée au bruit lancinant du moteur, a eu sur moi un effet hypnotique. Plutôt que de me concentrer sur mon travail, j'ai laissé mon esprit vagabonder, pensant à cette réflexion future en me disant que des mots bien choisis, des phrases bien cise­ lées, peuvent avoir la puissance et la précision de cette chaîne attaquant le bois. Cette réflexion, ces instants ont quelque chose de rassurant pour l'homme politique que je suis. Tant que les mots auront encore un sens et le pouvoir de toucher les personnes, d'influer sur le cours des événe­ ments, il sera permis de penser qu'il n'est jamais vain d'espérer, jamais vain de croire en l'homme. Je repose la tronçonneuse, soudain désireux de ne plus entendre que le silence de la montagne à peine troublé par la rumeur montant de la vallée. Je me redresse, face à la masse imposante de la roche, respi­ rant à pleins poumons l'air vif et piquant. Il y aura toujours des sommets à franchir, me dis-je, et c'est tant mieux. Ce besoin d'aller toujours plus loin, plus haut, c'est ce qui fait la grandeur de l'homme. Il est temps de rentrer.

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De la solitude du coureur de fond

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e soir est tombé. Je me trouve dans mon bureau de l'Assemblée nationale qui donne sur la rue de Lille. j'ai largement ouvert les fenêtres de ce minuscule refuge. Il est en effet deux fois plus exigu que celui dont je disposais lors de mon mandat précédent, rue de l'Université. Lors du dernier renouvellement, François Bayrou et moi nous sommes vu attribuer les deux plus petits bureaux de l'Assemblée: moins de huit mètres carrés, sans le moindre lavabo, ni toilettes, ce qui n'était pas le cas auparavant. Pour me laver les mains, il me faut traverser un long couloir et pour me doucher le matin, descendre de trois étages et changer deux fois d'ascenseur... Ce n'est pas forcément le meilleur moment de la journée, lorsque, encore à moitié endormi par une trop longue nuit de présence dans l'hémicycle, on n'a séjourné que deux ou trois heures dans son lit. S'agissant de lit, précisément, il n'y en a pas non 23

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plus. Malgré tout, ayant gardé l'habitude prise lors de mon premier mandat, j'ai continué à dormir dans mon bureau, ce qui est bien plus commode et fait gagner beaucoup de temps. Mais à présent, je dors de façon spartiate sur trois couvertures, empilées l'une sur l'autre, en guise de matelas, et sous une couette. J'aime les petits commerces qui sont ouverts toute la nuit. Je peux y aller à toute heure, acheter mes pommes, mes yaourts, un saucisson, et un petit trois quart. Ce local trop petit pour l'activité normale d'un député dans la journée, travaillant avec son ou ses collaborateurs, devient franchement un peu sommaire le soir à l'heure du coucher, d'autant que, aux heures ouvrables, les visites se sont succédé à un rythme cadencé et qu'il est difficile d'y remettre un semblant d'ordre au moment du coucher. Alors avec son accord et je l'en remercie, je squatte depuis quatre ans le bureau voisin, celui de François Bayrou. Je suis conscient de la gêne que cela lui occasionne, mais il m'est difficile d'agir autrement. Mes collaborateurs travaillent ainsi dans le bureau qui m'était initialement dévolu et je me retrouve un peu protégé durant la journée, avant de dormir le soir dans celui de François Bayrou. Ma jeunesse de berger m'a habitué à des conditions de vie susceptibles d'être parfois un peu singulières. Et au fond, cette situation n'est pas pour me déplaire. On frappe à ma porte qui est pourtant ouverte. Je n'aime pas les portes fermées. Je me lève et me trouve nez à nez avec l'un des huissiers du bâtiment qui 24

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m'apporte un pli urgent qu'un «Monsieur » très pressé, mais qui avait l'air inquiet, vient de lui remettre à mon intention. Nous échangeons quelques mots. L'Assemblée nationale dispose d'un personnel de très haut niveau trié sur le volet. Leur vie est entièrement rythmée par les trépidations de la grande maison du peuple français. Leur dévouement et leur compétence sont une chance. Ils sont vraiment au service du député. Vous pouvez disposer, à votre demande, d'une note souvent brève mais très étayée sur la situation du pays, l'état d'avancement de tel texte de loi, la situation de telle entreprise en difficulté, les convulsions du CAC 40. On vous fait venir un taxi plus vite que vous ne l'avez demandé. Ces hommes et ces femmes font honneur à l'idée que je me fais de servir avec compétence et honneur. Le soleil a disparu et l'ombre annonçant une nuit paisible commence à s'épaissir. La fraîcheur du soir commence aussi à se faire ressentir rapidement. La longue rue de Lille s'est éclairée, mettant en évidence ses imposants immeubles se dressant fièrement entre chien et loup. Je reste méditatif, accoudé à la fenêtre. Je pense à la chance qui est la mienne, à l'honneur qui m'a été fait par les électeurs du Pays basque et du Béarn, en m'élisant comme leur député à l'Assemblée nationale. Ils m'ont ainsi permis de détenir une parcelle de la souveraineté nationale et de devenir l'un des cinq cent soixante-dix-sept représentants du peuple siégeant dans cette mythique enceinte. Je ressens de nouveau le 25

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sentiment de reconnaissance à leur égard me monter à la gorge. J'ai une pensée pour mon si lointain petit village de Lourdios-Ichère, perdu là-bas, tout là-bas, dans les Pyrénées. Je pense à ma famille qui s'y trouve et dont je suis si souvent privé. Je referme les fenêtres et m'installe à mon bureau. Dans une heure, la session de nuit va commencer. Drôle d'existence que celle d'un député! Une vie de transhumance, ce qui finalement n'est pour moi qu'un juste retour aux origines, à cette différence que mes déplacements ne tiennent pas compte des saisons. Prenons les choses dans l'ordre et commençons par le mardi. Lever 6 heures du matin pour attraper l'avion de 9 h 20, à Pau- ou à 3 h 30, quand je prends le vol de 6 h 50. Dans les deux cas, il faut que je sois à l'aéroport une demi-heure avant, au plus tard; ironie de l'histoire, l'avion a toujours un peu de retard quand je suis à l'heure, et n'en a aucun quand j'ai le malheur d'avoir une minute de retard. Il arrive cependant que mes amis de l'aéroport de Pau-Pyrénées réalisent quelques miracles... L'aéroport de Pau n'est pas à l'autre bout du monde, environ quatre-vingts kilomètres, mais depuis Lourdios­ Ichère il me faut bien une heure et demie par les petites routes et raccourcis que j'emprunte à cette heure-là; méandres étroits serpentant dans la vallée, puis dans la plaine. Ils ont néanmoins le mérite d'être peu fréquentés. D'autant qu'il me faut faire attention, n'étant pas au-dessus des lois, au respect du code de la 26

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route et en particulier aux limitations de vitesse. J'ai certainement été le seul député à avoir vu son permis de conduire annulé faute de points et dans l'incapa­ cité de le repasser avant deux ans. N'ayant jamais eu de chauffeur, il m'a fallu par conséquent improviser et trouver une réponse immédiate. Heureusement, un ami du village, à la retraite, m'a véhiculé durant toute cette période, été comme hiver, à 5 heures du matin comme à minuit, avec une humeur toujours égale et un sérieux total. Lui, il respecte les limitations. Lui a su me faire partir à l'heure nécessaire et limiter, pour ne pas dire exclure totalement, les courts arrêts dont j'étais coutumier, notamment pendant la journée. Seul, j'ai toujours eu l'habitude de m'arrêter de temps à autre, lorsque je croisais, parfois à pied, en tracteur ou même en voiture, tel ou tel ami dont le visage me paraissait un peu triste. Quelques mots échangés, et je repartais le cœur léger, mais... en retard. Durant cette période, finis les arrêts spontanés; j'ai pourtant croisé parfois ces mêmes regards sans m'arrêter et l'une de ces personnes a constaté un jour dans une conversation, non sans humour, que «Jean Lassalle, depuis qu'il n'a plus le permis, il ne s'arrête plus... ». Pour le récupérer, il m'a fallu pratiquer un contrôle psychotechnique à l'hôpital de Pau, que j'ai trouvé d'ailleurs bien compliqué. J'ai dû m'y reprendre à deux fois, à trois mois d'intervalle, pour y satisfaire, puis ai repassé le code, que par miracle j'ai obtenu du premier coup- au point près. Mais mon fidèle Jeannot 27

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a continué à m'assister, notamment pour les dépla­ cements les plus longs. Après ces péripéties, je suis reparti avec un permis « jeune » doté de six points, ce qui me va fort bien. Je les ai malheureusement très vite reperdus, pour des dépassements de vitesse mineurs et presque toujours sur les mêmes radars fixes pourtant signalés. J'ai eu de nouveau très chaud lorsqu'on m'a fait observer qu'il ne me restait plus qu'un point. Il m'a fallu alors, toutes affaires cessantes, effectuer un stage de récupération sur deux jours, qui m'a permis d'en récupérer quatre. Comme on dit en Amérique, « So far, so good », pour l'instant, tout va bien. Toute expérience est utile et j'ai pu me rendre compte, à l'occasion de cet examen imposé, de l'un des aspects de l'effort sécuritaire et salvateur indis­ cutable engagé par le gouvernement sur nos routes. J'ai été stupéfait du nombre de personnes de tous âges qui perdaient leur permis. J'ai découvert les situations souvent insupportables dans lesquelles elles se trou­ vaient; j'en ai vu préoccupées par leur job, pas de permis, pas d'emploi... J'en ai vu d'autres dans l'incapacité financière de couvrir les frais d'un nouvel examen. J'ai rencontré des personnes encore jeunes, incapables pour d'innombrables raisons de satisfaire humainement et techniquement à cette épreuve. J'ai été impressionné de voir le désarroi causé par ces situations désastreuses, accentuées par le paiement des amendes. Enfin, j'ai eu un aperçu du nombre de nos concitoyens qui, pour toutes ces raisons et d'autres encore, conduisent sans permis... 28

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Arrivé à Paris, je saute dans un taxi, qui se fraie un chemin dans les embouteillages. j'aime les taxis, à la fois solitaires, indépendants, et conviviaux. Ils constituent une autre manière de servir. Ils savent se faire totale­ ment oublier si vous êtes occupé au téléphone, ou si vous n'avez pas envie de parler. Si, au contraire, vous engagez ou donnez suite à la conversation, ils ont l'art de transformer l'habitacle de leur véhicule en dernier salon où l'on cause. Ils sont au courant de tout et paraissent avoir besoin de tout savoir. À 11 h 30, je pose enfin mon barda dans mon bureau de l'Assemblée nationale. Il est alors plus que temps de faire le point avec mes collaborateurs. Le respon­ sable de mon bureau parisien, Gérard Derbois, est l'un des anciens patrons du groupe Accor. J'ai fait sa connaissance et celle de sa femme en Corse, dans une chaleureuse auberge du bord de mer, voici quelques années. Il m'avait abordé et parlé avec une infinie gentillesse, me racontant sa nouvelle situation de jeune retraité et son désir de travailler pour moi. Je lui ai indiqué que tant les moyens mis à ma disposition par l'Assemblée que mes ressources personnelles ne me permettaient plus de rémunérer qui que ce soit, à mon très grand regret. Plongeant son beau regard, pétri de bonté, dans le mien, il me répondit qu'il n'était en quête d'aucune rémunération, mais souhaitait être utile à son pays et en particulier se mettre à mon service. Nous nous retrouvâmes, le lendemain, avec nos familles respectives. Le courant est passé. Et c'est ainsi que, 29

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Lassalle

depuis trois ans, cet homme ayant une grande expé­ rience des relations humaines travaille bénévolement pour moi, dans mon bureau du deuxième étage du 3, rue Aristide-Briand. Le second personnage important de mon dispositif est un étudiant en sciences politiques de Toulouse. Il effectue un stage d'un an à mes côtés. j'ai la chance de bénéficier de cette pratique depuis huit ans main­ tenant. C'est un vrai bonheur de pouvoir travailler dans de telles conditions, avec deux êtres dont l'âge, l'expérience de l'un et l'enthousiasme de l'autre, se complètent à merveille. Cela est d'autant plus appré­ ciable que mon étudiant est présent tous les jours et si nécessaire vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C'est beau, d'être jeune et volontaire! Le seul problème, c'est que le système me fait changer de collaborateur tous les ans, avec l'un partant en juin, tandis que son successeur ne prend ses fonctions que début septembre. C'est toujours le même déchirement de voir partir celle ou celui qui a partagé ma vie de député, à Paris, pendant tous ces mois, et une perte de savoir considérable, car le partant connaît les dossiers, les démarches en cours ou les projets de loi en chantier. Une séparation d'au­ tant plus douloureuse qu'il assure le contact permanent avec mon équipe de circonscription dont l'essentiel se trouve au siège de ma permanence à Oloron-Sainte­ Marie. Aucun de ceux qui m'ont accompagné ne m'a jamais déçu, chacun ayant fait preuve de compétence et d'efficacité, en faisant pénétrer un souffle de jeunesse 30

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et d'énergie dans mon petit bureau. L'initiative de cette grande école, l'Institut d'études politiques, est vrai­ ment judicieuse. Pas seulement parce qu'elle rend à l'élu un service considérable, mais parce que ce passage d'un an à l'Assemblée, cette immersion totale dans la vie bouillonnante, trépidante d'un parlementaire, au sein même du fonctionnement de nos institutions, sont primordiaux pour la formation de ces responsables de demain. Notre programme est immuable : tous les trois, pendant plus de deux heures, parfois en grignotant au bureau, d'autres fois autour d'une table du Bourbon ou du restaurant de l'Assemblée, nous faisons le point sur les problèmes, sujets et dossiers en cours. Ce n'est pas une mince affaire, car depuis les dernières élections je fais partie des députés non inscrits qui ne disposent pas d'un groupe parlementaire. Ayant connu la législature précédente avec un groupe UDF fort de trente députés et d'une bonne vingtaine de collaborateurs, je suis bien placé pour mesurer à présent toute la différence. Mais, d'un autre côté, ce statut me confère, dans le prolon­ gement de la dernière élection gagnée sous forme de triangulaire contre un UMP et un PS, une liberté de parole et d'action beaucoup plus importante. Voyons d'abord le courrier : depuis ma grève de la faim au sein même de l'Assemblée, en 2006, je reçois des lettres des quatre coins de France et même de plus loin. Il est vrai que j'ai un profil un peu inhabituel, à la fois député de base et connu d'un grand nombre de Français. Que je 31

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sois l'un des trois députés du MoDem ajoute au fait que je sois très sollicité. Mais revenons au courrier : on y trouve les démarches et interventions que la circonscription a transmises au bureau parisien pour une action directe auprès des ministères, parfois du ministre en personne. Puis, la liste de demandes de rendez-vous, impressionnante celle-là. Parisiens, originaires du pays vivant dans la capitale ou sans lien organique avec ma circonscrip­ tion, ceux qui désirent me rencontrer sont légion. Sans oublier les demandes de rendez-vous «institutionnels », en provenance d'organismes locaux ou nationaux et les réunions à organiser sur des sujets sensibles avec un ministère. Il y a enfin le travail dans la lumière, la vie parlementaire, intense, saccadée, des semaines entières, ponctuées de nuits blanches. Il me faut étudier le projet de loi, préparer les amendements, repérer les articles sur lesquels il serait bon d'intervenir. Mon duo, souvent en relation avec d'autres attachés parlementaires, s'acquitte parfaitement de ce travail de soutier. Passons sur les déjeuners, les dîners, les réunions politiques, les séances de l'Assemblée, sans oublier les groupes d'étude, auxquels les députés peuvent choisir d'appartenir. Par désir de bien faire, je me suis malheureusement inscrit dans plusieurs d'entre eux, sans hélas avoir pu y assumer ma présence, car, à Paris comme à Lourdios-Ichère, les journées n'ont que vingt-quatre heures. Chaque groupe se réunit sur un sujet précis, par exemple sur le sida, et invite régulièrement des spécialistes de la question, 32

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l'objectif étant de sensibiliser l'opinion sur ce fléau, d'encourager la recherche, de préparer les projets de loi. Le mardi est sans conteste la journée la plus lourde. Il faut ingurgiter les textes examinés dans la semaine et sur lesquels l'équipe va plancher. Ensuite, il y a la séance des questions d'actualité, à 1 5 heures, la réunion de la commission à laquelle on appartient qui généralement se réunit le mercredi aussi. Chaque député doit impé­ rativement appartenir à une commission. La mienne se préoccupe du développement durable. Auparavant, j'ai appartenu pendant deux ans à la Commission des affaires économiques, puis à celle des finances. Parfaite démonstration de la polyvalence du député. Habituellement, chaque réunion dure au moins deux heures et peut se prolonger à l'envi. Le mardi soir est consacré, la plupart du temps, à mon mouvement, au parti. Personnellement, je ne vais pas souvent au siège. Je me sens suffisamment proche de François Bayrou qui me fait l'amitié de m'excuser, pour m'exempter de réunions supplémentaires. Je n'en profite pas pour baguenauder, puisque les sollicitations sont légion: réunions, débats avec les syndicats, les coopératives, les chambres d'agriculture, des métiers, tout ce qui a trait à l'immense domaine du culturel, du social ou de la santé. Il n'est pas rare d'être invité simultanément, au cours d'une seule journée, à une dizaine de réunions différentes, toutes - bien évidemment - importantes. Être député, si l'on ne veut blesser personne, être le plus efficace possible, consiste en permanence à choisir, 33

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participer et... s'excuser. On dénonce souvent notre absentéisme. C'est un mauvais procès. Nous sommes beaucoup plus présents et nombreux qu'on ne l'ima­ gine à l'Assemblée nationale. Les mardis et mercredis par exemple, 80 % des députés sont sur place, mais chacun doit impérativement arbitrer ses propres prio­ rités. Ce n'est guère évident de faire acte de présence dans l'hémicycle, sous l'œil impitoyable des caméras et celui assidu d'un grand nombre de Français, quand dans le même temps se tient une réunion de votre commis­ sion ou celle de l'un des nombreux groupes de travail, ou que vous tentez de résoudre un problème souvent crucial pour un individu au bout du rouleau, ou pour un groupe à assister ! Ce matin, j'ai participé aux travaux de la Commis­ sion du développement durable consacrés à une évaluation de l'avancement du Grenelle de l'environne­ ment. Le constat est sévère : la mise en œuvre et la sortie des décrets d'application sont jugées bien trop lentes. Pendant une demi-heure, une jeune femme du minis­ tère, brillante et passionnée, a démêlé devant nous l'écheveau à peine imaginable des difficultés auxquelles se heurte cette loi, pourtant votée. Après cet exposé, chaque responsable de groupe l'a pressée de questions. Pour ma part, j'ai rappelé que cette démarche, a priori intéressante, avait été conduite beaucoup trop vite, en ignorant comme d'habitude le terrain. Si les Français comprennent le bien-fondé de l'idée, ils ont le senti­ ment que le Grenelle de l'environnement constitue une 34

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source supplémentaire de complications inextricables. Dans ma circonscription, il résonne comme la promesse d'une nouvelle batterie de lois et réglementations, qui viendront s'empiler sur toutes celles, innombrables, qui brident déjà toute initiative. Il est temps de quitter cette réunion pour me rendre à celle de la Commission nationale du débat public, avenue de Ségur, à laquelle j'ai l'honneur de participer. j'en suis même le seul député. Née en 1998 de la loi justice et proximité due à Lionel Jospin, elle a été mise en place fin juin 2002. L'UMP puis le PS, consultés les premiers, étant donné la prééminence de leurs groupes politiques, laissèrent passer. Le groupe UDF de l'époque décida au contraire d'en être. Mon nom fut avancé : « Pourquoi pas Jean Lassalle pour une commission de débat public ? Lui peut parler et écouter des heures durant», suggéra-t-on avec un brin d'ironie et de déri­ sion. j'acceptai sans barguigner, rompu à ce genre d'exercice pour avoir participé à bon nombre d'instances de concertation, ou de recherche de consensus. Après tout, cela allait dans le sens de ce que j'ai toujours le plus aimé faire tout au long de ma vie d'élu : échanger, organiser le dialogue en dehors de cet esprit partisan qui pourrit la relation humaine. Cette commission s'est depuis imposée comme une des toutes nouvelles instances susceptiblès de susciter du sens commun, de faire participer l'ensemble des acteurs souvent opposés, dans un univers frag­ menté et tellement complexe de projets ou de grandes 35

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réalisations de niveau national. Je suis intimement convaincu que la peur de détruire la planète, le carac­ tère désormais insupportable de tout aménagement dans notre espace de vie, et l'absence totale de réflexion organisée sur des solutions de bon sens, à caractère alternatif, rendront désormais tout nouveau projet inac­ ceptable et irréalisable. C'est un domaine sur lequel il nous faut beaucoup réfléchir et apprendre à travailler ensemble, dans un souci de recherche d'intérêt et de bien commun. J'ai eu l'occasion de proposer la création de nouveaux métiers touchant la sociologie et la facili­ tation des relations pour organiser l'échange et le débat afin de sortir de l'impasse actuelle. En ce mois de juillet maussade, l'ordre du jour porte sur des sujets encore inconnus du grand public, mais qui ne devraient pas tarder à nourrir la polémique, tant dans nos régions qu'au niveau national. Déjà, lors de cette séance, les projets de développement et d'amé­ nagement ont suscité de vives réactions, provoquant de longues discussions. Il faut dire que la matière n'a pas manqué. Il a été question du raccordement entre le RER D et le RER B, du projet de continuité autoroutière au droit d'Arles, du transfert de l'École centrale de Paris, du projet de reconstruction de la ligne de grand transport d'électricité, entre Avelin et Gavrelle, de l'extension du stade Roland-Garros et enfin de la ligne à grande vitesse Paris-Orléans-Clermont-Ferrand-Lyon. Ouf ! Pour chaque projet, un responsable est nommé, qui aura la tâche de mettre en œuvre, sur le terrain, la 36

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commission locale du débat public chargée d'instruire ce dossier. Retour à Pau le jeudi, à 1 5 heures ou 19 heures, en fonction de mes engagements parisiens, ou des obliga­ tions de terrain. Chaque fois que je le peux, j'organise une réunion à Pau, Oloron ou Bayonne, pour faire avancer localement, avec les services concernés, certains dossiers. Ainsi ai-je participé à de nombreuses réunions de comité de suivi sur les entreprises en difficulté, que j'avais mises en place avec le préfet. L'implication simultanée de tous les acteurs concernés, aux côtés du patron, bien souvent avec la participation du comité d'entreprise, du syndicat, a permis de trouver des solu­ tions pour stabiliser certaines entreprises, leur permettre de reprendre leur souffle, de redémarrer. En d'autres circonstances, il s'agit d'un projet de reprise, exigeant tout autant la mobilisation de tous. Parfois, il s'agit malheureusement de la mise en œuvre ou de l'applica­ tion d'un plan social. Dans tous les cas, il faut s'efforcer de rassurer, donner courage aux malheureux licenciés, tenter de les aider à trouver un nouvel emploi, ce qui est de plus en plus difficile. Le jeudi me permet généra­ lement de retrouver ma demeure, à une heure pas trop tardive, pour dîner et partager la soirée avec ma femme et nos enfants non internes. Les vendredis et les lundis sont généralement consa­ crés aux réunions du conseil général. Réunions de commission, de groupe de travail, commission perma­ nente, session plénière. N'en déplaise à tous ceux qui 37

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sont convaincus de la nécessité du mandat unique, je considère que l'exercice combiné d'un mandat national et d'un mandat local est non seulement utile, mais nécessaire, si l'on veut à la fois garder les pieds solide­ ment ancrés dans la vie et les préoccupations de son territoire, tout en se donnant toutes les chances d'une action parlementaire fortement inspirée par le peuple. Le fait d'habiter une commune de moins de cinq cents habitants m'a aussi permis d'en rester le maire. Je ne m'en lasse pas. Cette confiance et cette amitié témoi­ gnées par les miens constituent pour moi un immense motif de satisfaction et de réconfort. Certes, les adjoints et les conseillers municipaux de Lourdios-Ichère sont mis à contribution ; je ne peux m'empêcher d'avoir une pensée affectueuse pour eux et plus particulièrement pour Marthe, ma fidèle et exceptionnelle première adjointe. Elle partage tout de ma vie publique depuis le premier jour. Les vendredis, mais aussi - souvent - les samedis et les lundis soir, sont consacrés aux réunions de la communauté de communes, du conseil municipal, de l'institution patrimoniale du Haut-Béarn, de notre maison de retraite, Automne en Aspe, lorsque ne vient pas se glisser une assemblée générale d'un organisme voulant s'assurer de la présence du député. Les samedis sont entièrement consacrés, de même que les dimanches matin, aux inaugurations, fêtes de village et commémorations diverses. Inutile de dire combien elles sont nombreuses, et combien elles 38

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induisent aussi des choix souvent douloureux, compte tenu du fait qu'elles se déroulent souvent à la même heure. Quiconque affirmerait qu'il s'agit là de sujets secondaires aurait tort. Une inauguration, quelle qu'elle soit, constitue un moment important dans la vie d'une cité, le point culminant pour le maire et son conseil municipal qui concrétise le travail de dizaines de personnes, du citoyen bénévole jusqu'au député, en passant par le préfet, le président du conseil régional et du conseil général. Une inauguration, c'est l'aboutisse­ ment d'une idée, la réponse à un besoin, une obligation représentant un coût très lourd pour des communes ne disposant souvent que de peu de moyens. Le député se doit donc de participer, au nom de tous, à ces moments si particuliers, attachants et porteurs d'espoir. Comment oublier les rencontres sportives dans un pays où le sport est une deuxième nature ? Avec des dizaines d'équipes de rugby, de football, de handball, j'ai pris la cadence d'assister à au moins un match par semaine, soit le samedi après-midi, soit le dimanche. Mais le passage obligé reste bien la cancha où se jouent nos inénarrables parties de pelote basque. S'il est un sport qui réclame un total don de soi, une adresse et une souplesse à vous couper le souffle, une rage de vaincre hors du commun, c'est bien cette discipline si singulière et identitaire. Un champion de pelote est chez nous une légende vivante. Mais la pelote basque n'est pas la seule originalité de ce territoire aussi trempé d'histoire et de culture; ce serait méconnaître l'exceptionnelle aptitude 39

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des Basques et des Béarnais à chanter en polyphonie, comme les Corses, en groupes amateurs toujours plus raffinés. Mais s'ils chantent, ils dansent aussi dans des chorégraphies anciennes ou modernes, qui exigent de la part de ces artistes des mois d'entraînement, de prépa­ ration, de vie partagée. Avec la pastorale, les kantaldis, la Garburade, les fêtes de bergers, le festival de Siros ou celui des Vallées, celui de la force basque, notre région a su demeurer le véritable creuset d'une culture multi­ séculaire, servie par des langues comme le basque, dont l'origine reste encore aujourd'hui une énigme pour les spécialistes. Ma circonscription est l'une des plus étendues de France. Elle est aussi l'une des plus identitaires, à la fois unie et tranchée dans ses différences. Heureusement, Michel Inchauspé, mon prédécesseur, avait bien voulu me dévoiler un peu de son savoir-faire pour espérer être à même de la servir au mieux. Il n'est malheureusement pas possible d'être partout à la fois. C'est d'autant plus regrettable que nous sommes ici au pays des Basques et des Béarnais, montagnards et piémontais, dans un département de mer et de montagne. Plus de deux cent cinquante kilomètres de routes tortueuses et souvent montagneuses séparent les deux points extrêmes de ma circonscription. Ces moments que j'évoque, souvent très populaires et festifs, sont indispensables pour une bonne relation entre le député et ses concitoyens. Après les discours et les messages de circonstance, les apartés avec le maire de la commune, les maires avoisinants, le 40

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conseiller général, ce contact direct avec la population permet, à condition d'y consacrer le temps nécessaire, de s'imprégner de l'ambiance d'ensemble de la localité ou de la petite région concernée, des préoccupations personnelles parfois intimes de nombreux citoyens. Il donne aussi l'occasion de prendre en compte les suggestions, les doléances, parfois même les incompré­ hénsions et les colères des électeurs, devant une vie qui leur apparaît de plus en plus difficile. Le pays des Basques et des Béarnais est aussi resté l'un des lieux les plus privilégiés de France pour la qualité et la beauté de ses sites, avec cette architecture si par­ ticulière et si élégante de ses maisons, de ses bourgs et de ses villages restés coquets où il est agréable de vivre. Cette zone, qui ne constitue pourtant que le quart de la cordillère pyrénéenne, continue à produire à elle seule 60 % des fromages estampillés AOC ossau-iraty, des viandes bovines et ovines bénéficiant du Label rouge, des volailles, de crus connus bien au-delà de nos fron­ tières, le jurançon et l'irouléguy. Il en est de même pour la production d'énergie renouvelable, hydraulique, ses piscicultures à même l'eau vive. Bien que cette branche ait aujourd'hui à faire face à une aussi incroyable qu'inac­ ceptable série de contraintes légales ou administratives, rendant la vie de ses promoteurs quasiment insuppor­ table, elle n'en constitue pas moins une source d'énergie et des revenus appréciables. La transhumance, le pastora­ lisme, les produits raffinés induits, l'entretien de l'espace assuré, sont ici une véritable signature d'authenticité, car 41

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portés par tout un peuple. Cette agriculture de montagne et de piémont a su aussi engendrer de très nombreuses unités de transformation et de commercialisation du lait, du fromage, des viandes et en particulier de celle du porc. Des centaines d'emplois ont été créés dans ces structures souvent flambant neuves. Ces produits naturels d'exceptionnelle qualité sont aujourd'hui aussi connus en France qu'à l'étranger. Ils s'appuient sur une plus-value identitaire sans équivalent. Nos nombreuses exploitations familiales tiennent le choc, en faisant preuve d'originalité et d'un sens du commerce hors pair. Point noir toutefois : l'exploitation de la forêt, si présente chez nous, et qui assurait, voilà une quinzaine d'années, 50% de nos budgets communaux est aujourd'hui en très grande souffrance. Il existe aussi des usines et des ateliers de fabrication de pièces d'excellence, comme par exemple les trains d'atterrissage de Messier à Oloron­ Sainte-Marie/Bidos, qui équipent une bonne partie des Airbus et des Boeing. On trouve également l'usine américaine de PCC France, fabriquant d'autres pièces pour l'aéronautique, une demi-douzaine d'autres entre­ prises, avec leurs ateliers de sous-traitance proposant sur Oloron et le Haut-Béarn plus de quatre mille emplois de haut et très haut niveau. Je n'oublie pas la chocolaterie Lindt, appartenant à un groupe suisse, qui en assure une gestion aussi méticuleuse que rigoureuse, avec notam­ ment ses fameux et délicieux « Pyrénéens ». Quelques entreprises de travaux publics, dont deux employant chacune plus de quatre cents personnes, ont 42

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non seulement réussi à survivre, mais aussi à se déve­ lopper. Ce n'est pas une mince affaire que de suivre au

quotidien les Basques et les Béarnais du piémont et des hautes terres, jouxtant sur des centaines de kilomètres la frontière espagnole. Leurs relations sont anciennes et profondes avec les provinces mythiques d'Euskadi, de

Navarre, d'Aragon, de Catalogne, sans oublier l'Andorre. Leur député se doit, et j'en fais un point d'honneur,

d'être à la hauteur des aspirations de ces deux peuples si singuliers, pétris d'histoire, de démocratie, d'indépen­

dance et d'esprit. Les dossiers « chauds » ne manquent pas : les aléas de la question basque, concernant le.s deux côtés de la frontière, l'extrême difficulté des dossiers à

caractère écologique en Béarn, . la construction récente et controversée du tunnel routier du Somport, l'impos­

sible modernisation de la route nationale y conduisant côté français. Ajoutons l'incroyable saga, vieille de quarante ans, que constitue le projet de réouverture de la ligne de chemin de fer Paris-Madrid

via Pau et

Canfranc, la cohabitation d'ours à l'état de fauves, avec des montagnards libres sur les grands espaces pyrénéens et vous aurez une petite idée des problèmes à résoudre... C'est ainsi qu'arrive à grands pas la fin de la semaine, au cours de laquelle il a fallu, tant bien que mal, tenir

les promesses d'un agenda rempli à ras bord ! Je ne sais pas trop, parfois, si elle se termine ou si elle commence...

Le domicile familial apparaît alors comme le seul havre

de paix possible, malgré la pile de parapheurs qui m'attend. Je les signerai et signerai encore, jusqu'à la 43

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crampe, alors que ma famille sera couchée au terme de la soirée passée tous ensemble. La vie de famille souffre forcément de ce rythme effréné. Cela dit, aujourd'hui, je fais des efforts pour essayer d'arriver de temps en temps un peu plus tôt à la maison en y faisant totalement abstraction de ma vie publique. En ce lundi matin de juillet pluvieux, je pénètre dans ma permanence d'Oloron-Sainte-Marie, du 2, rue Saint-Grat, qui fait modestement face à la cathédrale Notre-Dame. Il n'est que 9 h 30, c'est pourtant déjà une ruche. Il est vrai qu'elle constitue le cœur de mon organisation de parlementaire. Catherine et Lysiane, mes fidèles collaboratrices qui l'animent depuis mon tout premier mandat, ne savent déjà plus où donner de la tête : les appels téléphoniques qui se succèdent, une délégation du personnel de la polyclinique d'Oloron, inquiète pour l'avenir de leur établissement, et une bonne demi-douzaine d'autres personnes s'y trouvent, malgré l'heure matinale. Certaines sont venues compléter leur dossier de demande d'emploi, d'autres s'inquiètent à propos du non-versement de leurs vitales primes agricoles, une autre veut me parler de la réforme des retraites. Je me ferai un devoir de voir tout le monde. André Forcade me rejoint; lui d'un naturel si gai, je le sens cette fois un peu tendu. Il a remarqué que les deux jeunes femmes risquent d'être vite débordées, aussi s'efforce-t-il de rassurer les visiteurs dont elles n'ont pas pu encore s'occuper. j'ai fait sa connaissance durant ma grève de la faim, pendant laquelle il est venu me voir 44

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à plusieurs reprises. D'emblée, j'avais été frappé par sa bouleversante humanité. Après quinze jours passés à la

clinique de Garches, où j'avais été l'objet de soins très attentifs, et avais refusé de prolonger mon séjour d'une quinzaine supplémentaire, il m'avait proposé de se mettre à mon service. Béarnais d'origine, il est monté dès sa prime jeunesse faire carrière à Paris. Et quelle carrière ! Non content d'assurer de hautes responsabilités au sein de l'ancienne Régie Renault, il s'était fait élire par deux fois à Rueil-Malmaison, sur la liste du député­ maire Jacques Baumel, compagnon de la Libération et ancien ministre de Georges Pompidou. André m'apprit qu'il était libéré de ses responsabilités parisiennes, puisqu'il avait fait valoir ses droits à la retraite, et qu'il aspirait avec sa compagne à revenir au pays. ]'avais eu l'occasion de le croiser lors des réunions du Réveil basco-béarnais ou de la Garburade, deux institutions parisiennes bien de chez nous, dont il s'était occupé. Sa nature optimiste, sa grande simplicité, sa facilité à s'exprimer et la grande confiance qu'il dégageait me le rendaient fort sympathique. Je lui indiquais que sa proposition m'intéressait, mais que malheureusement je n'étais plus en mesure de le rémunérer. Par chance, ce n'était pas sa préoccupation : il voulait continuer à servir son pays, en accompagnant ma tâche. Depuis, bénévole­ ment donc, il assure en mon absence ma représentation, et a pris en charge quelques-uns des dossiers les plus sensibles, participant à la plupart des réunions concer­ nant les entreprises en difficulté, et en rendant visite à 45

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des personnes confrontées à des situations kafkaïennes que notre époque a le don de générer. Il joue sans l'avoiI recherché le rôle de grand frère au sein de mon équipe, grâce à sa capacité d'analyse et sa rapide compréhension des dossiers. Son jugement très fin sur les hommes et les affaires me l'ont rendu indispensable. François Briot pousse la porte et se joint à nous. Ancien consultant d'entreprise, il est en situation d'inva­ lidité, ce qui ne l'a pas empêché d'ouvrir avec succès, en compagnie de sa délicieuse épouse, des chambres d'hôte à Estialescq, un des villages autour d'Oloron. Il a passé sa vie à défendre des causes impossibles, à soutenir les entreprises en difficulté, à supporter les victimes d'une société qui ne ménage rien, ni personne. Lui aussi s'est placé dans les mêmes conditions qu'André à Oloron et Gérard à Paris, en situation de me faciliter la tâche. Il ne compte ni ses heures ni son temps pour trouver d'improbables solutions et donner l'espoir à ceux qui l'ont définitivement perdu. Je me garderai bien d'oublier mes trois attachés parlementaires (bénévoles), exem­ plaires travailleurs à devoir payer pour se rendre à leur travail, et régler de leur poche frais d'essence et repas. L'activité de ces trois personnes montre les immenses services que peuvent rendre aujourd'hui de jeunes seniors à la retraite. Je ne peux que regretter que l'état de nos finances publiques et notre manque d'imagination ne permettent pas à notre pays de trouver des solu­ tions motivantes et des moyens de rémunérer les frais qu'ils engagent, pour ces bénévolats haut de gamme. 46

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Quelle perte pour notre société, quelle perte pour notre pays! Des hommes tels que ceux-là n'aspirent pas à recommencer une deuxième carrière; ils veulent simplement servir et transmettre leur expérience en un moment où elle fait si cruellement défaut. Je n'ai rien d'un esclavagiste sans vergogne et n'ai aucune propension naturelle à profiter de quiconque, mais leur présence constitue pour moi une chance irremplaçable. Qu'on se rassure, comme tous mes collègues, j'emploie aussi des salariés- trois maximum-, dont le contrat est pris en charge par l'Assemblée natio­ nale. Bien que l'effort de notre Assemblée soit loin d'être négligeable, il est dans mon cas largement insuf­ fisant, même si mes collègues maires d'une grande ville, présidents ou vice-présidents d'un conseil général ou régional en jugeront autrement. Pour ma part, dans ma petite PME de service public, comme l'a défini François Briot, je n'y arrive pas et malgré mes trois retraités de luxe, et mon étudiant en sciences politiques, j'ai dû compléter avec quatre autres salariés. Je détiens certai­ nement le record français. ]'ai, par conséquent, été contraint de passer à quatre reprises devant le bureau de la questure de l'Assemblée nationale pour obtenir son accord. C'est la règle. A chaque fois que l'on crée un poste supplémentaire, on engage automatiquement l'Assemblée. Même si le député assure le salaire et les charges sociales afférentes, avec les deniers prévus à cet effet, mais prévus pour trois agents seulement, et qu'il complète pour les autres sur son indemnité propre de 47

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député, pour des emplois à temps plein ou à temps partiel, l'Assemblée se trouve engagée en cas d'accident ou d'imprévu. Catherine, la plus ancienne de mon équipe malgré son jeune âge, qui m'a rejoint dès que je suis devenu député suppléant frappe à son tour à la porte. Souriante comme à l'habitude, elle nous rappelle qu'il convien­ drait de les aider à faire face à la petite foule, dont le nombre a encore augmenté. Elle constitue avec Lysiane un duo étonnant qui me remplit de fierté. Je n'ai pas affaire à deux collaboratrices, mais à deux amies sincères. Leur savoir-faire, leur dévouement, le temps qu'elles passent à la permanence, bien qu'elles soient toutes deux de jeunes mamans, sont reconnus de tous et constituent pour moi une grande chance. Mes quatre autres collaborateurs, dont Jacky Coumet, mon suppléant fidèle, et Yvette Germain qui fut aussi l'assistante de mon prédécesseur et ami, ancien ministre du général de Gaulle et député Michel Inchauspé, se répartissent la tâche directement sur le terrain, essen­ tiellement à l'intérieur du Pays basque. Ils sont tous animés du même esprit de dévouement et de service. À toutes, à tous, merci, du fond du cœur.

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Le choc des can tonales

J

e n'ai jamais ressenti pareil sentiment au cours de ma vie publique, une existence mobilisée pour ma commune, ma vallée, puis ma circonscrip­ tion et aujourd'hui le pays tout entier, arpentant les marchés, écoutant tout un chacun, partageant les joies et les peines, tentant de comprendre les uns et les autres, et de les aider dans la mesure de mes moyens à améliorer leur quotidien. À tout cela s'ajoutent des réunions durant lesquelles on expose, on écoute, on échange des idées, des projets de développement la plupart du temps locaux. On respire ensemble, on mûrit ensemble. Parfois même, on se fâche avant de se retrouver à l'auberge pour en rire. Des jours et des nuits passés à rechercher fiévreusement les financements nécessaires à la création de la crèche, de la cantine, de la piscine, à l'embellissement du village. Des jours encore pour mettre sur pied la maison de retraite, puis celle des handicapés, à faciliter l'installation d'un jeune 49

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agriculteur malgré tant de complications, à rechercher un très hypothétique artisan qui pourrait reprendre la suite, à sauver l'école... Des mois, des années à mûrir un projet plus ambi­ tieux, telle la création d'un lotissement, d'un centre social, culturel, d'un équipement touristique. Sans cesse reprendre les mêmes mots d'espoir pour encourager l'un puis l'autre, parfois les deux. j'ai eu la chance de vivre d'intenses et fugitifs moments de bonheur ; j'ai enduré de longues journées de déception, noué par le deuil, la douleur et la séparation. j'ai passé des heures dans les bistrots, dans des bals de places publiques, dans les stades et sur tant de marchés ! j'ai vécu plusieurs alternances au plus haut sommet de l'État, des coha­ bitations, le contrecoup des grands accidents survenus sur la planète, en France ou dans notre région, le contrecoup exaspéré, aussi, des prolongements sans fin de scandales ressassés nuit et jour. j'ai eu peur le soir du tremblement de terre d'Arette dans les Pyrénées­ Atlantiques qui endommagea gravement notre maison. j'ai appris par la radio, et plus tard par la télévision, l'assassinat des frères Kennedy, de Martin Luther King, l'avènement de Jean-Paul Il, l'avancée de Solidarnosc, les attentats du 11 septembre, la chute du mur de Berlin et de Dominique Strauss-Kahn. Des années durant, j'ai tremblé à l'idée que notre pays puisse être détruit par une bombe atomique. j'ai communié à l'indicible bonheur collectif en « Black Blanc Beur », dans le géné­ reux sillage des champions du monde de 1998 ; j'ai 50

LE CHOC DES CANTONALES

vécu le passage tant espéré ou redouté de l'an 2000 par une heureuse nuit de Saint-Sylvestre, j'ai présidé au dépouillement d'une multitude de scrutins locaux, nationaux, européens, toujours dans le calme et la solennité de circonstance. j'ai eu la chance de parti­ ciper à des dizaines de campagnes électorales, tant les miennes que celles des autres, souvent émaillées d'évé­ nements mineurs, parfois plus importants. Et puis il y eut ce printemps 2011, ces élections cantonales qui me laissent et me laisseront encore long­ temps un goût amer dans la bouche, bien que je n'aie pas été candidat. j'avais simplement entrepris d'aider mes amis des Pyrénées-Atlantiques, et d'aller apporter mon soutien dans quelques autres départements à des candidats de notre famille, qui avaient beaucoup insisté pour que je fasse le déplacement, comme je le fais depuis quelque temps à l'occasion de chaque scrutin. Cela me permet aussi de prendre le pouls de nos compa­ triotes et de «sentir » l'ambiance en région parisienne, dans les Alpes, l'Aveyron, la côte méditerranéenne, la Bretagne... Que s'est-il passé qui m'ait autant surpris ? Un phéno­ mène qui a pris forme dès le début de la campagne, dès les premiers contacts. Un malaise profond, voilà ce que j'ai éprouvé pour la première fois. Oh ! Ce n'est certes pas le premier. Mes rendez-vous électoraux deviennent de plus en plus durs, et pas seulement en raison de l'affrontement classique entre adversaires politiques. Cette situation, je l'ai toujours vécue, et elle fait partie 51

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du salutaire et vivifiant exercice démocratique. Mais cette fois-ci, j'ai ressenti quelque chose de plus profond, de plus difficile à cerner, et par conséquent à formuler. Je suis pourtant avantagé par la gentillesse et l'empa­ thie dont font preuve à mon égard la plupart des inconnus que je rencontre durant ces périodes. Je suis au contraire plutôt mieux traité que la plupart de ceux que j'accompagne et que je soutiens... Cette fois-ci, en ce mois de mars 2011, c'était différent, pour la première fois, je me heurtais à des murs d'hostilité. Je pressentais chez la plupart des gens croisés tout au long de cette campagne une violence larvée, bouillonnante, si diffici­ lement contenue qu'elle en était impressionnante. Je sentais certains se cabrer au simple fait de nous apercevoir. Je sais vite distinguer dans le regard de l'autre s'il a un message à me transmettre, amical ou hostile. Un inconnu peut me transmettre son angoisse qu'il cherche pourtant à me dissimuler, à ne surtout pas exprimer: je la prends, je l'ingère presque sans le vouloir. Il émane des ondes des êtres vivants. Certains d'entre nous les captent mieux que d'autres. Je dois appartenir à cette catégorie qui les reçoit bien. Il m'arrive d'être à quelques centaines de mètres d'un groupe et d'en ressentir déjà l'hostilité, sans qu'aucun signe extérieur la trahisse. De même, montant au pied levé sur une estrade, je pressens, avant même d'être devant le micro, la focalisation dans une partie de la salle d'un petit noyau de contestataires silencieux mais déterminés. Je sens quand je suis considéré comme un 52

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intrus. Je sais quand on essaie de m'éviter, avant même d'établir le contact. L'élu de proximité est là pour se faire « engueuler ». Quoi de plus normal, les gens ont besoin d'exprimer leurs sentiments et leur ras-le-bol. Je parlais d'une violence larvée, d'une colère rentrée. Peut-être serait-il plus juste de parler d'indifférence à notre égard. Et l'indifférence touche davantage. Elle est plus difficile à capter que la colère. Tous ces gens, connus ou inconnus, croisés dans la rue, les marchés ou les commerces, étaient au-delà de la colère. Comme lassés des promesses non tenues, fatigués du mépris qu'ils croient déceler chez les hommes de pouvoir poli­ tique et autres responsables de la planète économique et financière. Oui, une indifférence blessante pour peu qu'on ait un peu d'amour-propre, et la conviction profonde d'œuvrer pour le bien commun. Très vite, j'ai compris qu'un grand nombre n'irait pas voter. Très vite, j'ai eu le sentiment que ceux qui avaient envie de voter le feraient à l'extrême et que les autres, ceux n'ayant pas perdu leurs convictions - pas encore -, s'abstiendraient massivement de prendre le chemin des urnes. À qui la faute? À nous, les politiques ? Sans doute. En tout état de cause, jamais, je le répète, je n'avais ressenti aussi fort ce sentiment de rejet à notre égard. Ce tsunami de l'abs­ tention record, ajouté à la percée du Front national, je l'ai vu venir, ne croyant pas néanmoins qu'il atteindrait ces sommets. 56 %, un record absolu pour une élection cantonale, presque autant que lors des européennes de 2004. Le taux d'abstention avait alors dépassé les 5 7 %. 53

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Pourtant, traditionnellement, les cantonales sont des élections pour lesquelles les Français, surtout en milieu rural, avaient l'habitude de voter très fortement. Il n'y a pas si longtemps, une abstention de 50% aurait paru inimaginable. Et que disaient les gens, du moins ceux qui daignaient nous adresser la parole ? Que nous demandaient-ils ? Rien, justement. Et c'est bien ce qui m'a inquiété. D'habitude, les cahiers de doléances sont grands ouverts et particulièrement bien remplis. Là, aucun souhait, aucune requête, comme si tout cela ne servait plus à rien. Pas de demandes mais beaucoup de plaintes traduisant une souffrance réelle et profonde. Cette même phrase répétée à l'envi, d'une ville à l'autre, d'un village à l'autre : « On n'y arrive pas. Vous n'avez pas idée des difficultés qu'on a à joindre les deux bouts. » Depuis les débuts de la ve République, les Français ont fortement participé aux scrutins présidentiels et législatifs. De même, les élections locales étaient-elles très prisées, par les électeurs qui savaient encore, et très précisément, ce qu'était un conseil général et à quoi il servait. Ils avaient conscience que ce scrutin était impor­ tant, car il aurait un impact décisif sur leurs vies de tous les jours. Ils n'ignoraient pas que, par exemple, 60% du budget était consacré à l'aide sociale. Ils savaient que le conseil général s'occupait de l'infrastructure du dépar­ tement, des routes, des ponts, de l'assainissement, des collèges, etc. Aujourd'hui, j'ai l'impression - plutôt la certitude - que nos concitoyens ne savent plus. On leur 54

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demandait de voter pour un conseiller général, tout en leur expliquant qu'il allait disparaître à tout jamais dans trois ans. L'absence de lisibilité sur la suite annoncée à grands coups de tambour et trompette, de l'arrivée du conseiller territorial dès 2014, siégeant à la fois au conseil général et au conseil régional. Le fait que ce futur conseiller territorial déserte systématiquement les zones les plus en déshérence, de larges territoires rela­ tivement peu peuplés, mais à forte identité, et que ce même conseiller se retrouve en nombre trois fois plus important à la région, à Bordeaux, au point d'avoir à élargir les murs en cette période de crise, multiplier les bureaux, tripler la taille de l'hémicycle. Tous ces éléments réunis ont certainement joué un rôle beau­ coup plus important qu'on ne l'a dit. Avec un autre : le plus dur. Le plus terrible. Le moins avouable. Je l'ai lu dans leurs yeux. Nos interlocuteurs avaient le sentiment que nous n'étions plus rien. J'ai d'ailleurs vécu, aussi impuissant que malheu­ reux, la défaite, à quelques voix près, de quelques-uns de mes amis proches. Ironie du sort, ils me paraissaient pourtant être ceux qui avaient le moins démérité, ceux qui, au contraire, étaient restés au plus proche du terrain, en contact quasi permanent avec leurs administrés. Ils avaient de beaux bilans à leur actif. Cela vient-il de la relation équivoque qui s'est installée progressivement et maintenant en profondeur entre les Français et leurs élus ? Ce sentiment de promesses jamais tenues, le fait que l'élu accède à une caste qui 55

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lui confère gloire, avantages et impunité. Qu'il s'éloigne de plus en plus d'eux et de leurs problèmes. L'intense médiatisation des événements nationaux et internatio­

naux, le fait de ne parler quasiment plus et de manière

presque obsessionnelle du président de la République n'amène-t-il pas à élever irrémédiablement leur regard

sur un monde virtuel, auquel ils n'accéderont jamais? N'accrédite-t-on pas à leurs yeux que la seule fonction qui compte, la seule qui vaille, la seule personnalité à

même de trouver des solutions est le seul président de la République? Malgré les efforts quotidiens originaux, sans cesse renouvelés des élus locaux. Ceux des médias,

de la presse écrite, régionale dont les titres sont restés, fort heureusement, si nombreux dans notre pays, de

la télévision régionale et de la radio les touchent aussi.

Mais ils ont acquis la conviction que le pôle d'intérêt

central est monté dans les écrans. L'image subliminale

est nationale et mondiale. Le quotidien et la souffrance sont restés chez eux. Sans solution.

Les régionales de 2010 La chance et le hasard ont voulu que je vive aussi en mars 2010 une autre grande élection territoriale : les élections régionales. À cette époque-là, notre mouve­ ment, le MoDem, traversait une période difficile dans

l'opinion et, à travers les sondages, l'échec relatif de nos

listes lors des dernières européennes. Le joyeux tumulte semblait s'être définitivement emparé du cœur de notre 56

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mouvement qui avait connu il n'y a pas si longtemps encore les grandes heures d'un parti sans militant et pourtant représenté par des centaines et des centaines d'élus à tous les niveaux et dans toute la France. On avait alors parlé du « parti des notables ». La volonté d'affirmer une totale indépendance envers les autres partis (et en particulier de l'UMP), incarnée par François Bayrou, ajoutée aux séparations, aux départs, à la constitution de nouveaux mouvements centristes et concurrents, nous avaient affaiblis à un niveau que beaucoup jugeaient insurmontable. Pourtant des militants étaient venus nombreux, puis très nombreux, de tous horizons, dans la dyna­ mique et l'euphorie du premier tour des présidentielles de 2007. Mais l'absence de visibilité nationale - autre que celle de notre leader -, les difficultés à expliquer les mille et une raisons d'une bataille pour l'auto­ nomie et l'indépendance, l'alliance objective UMP-PS, par ailleurs accréditée par l'absence de débats de fond, décourageaient chaque jour un peu plus un électorat qui ne cherchait pourtant qu'à naître. La déficience de sortants, le manque de notoriété de nos candidats dans la plupart des régions avaient poussé notre mouve­ ment à faire l'impasse sur les régionales. Mais nous étions en Aquitaine, à l'intérieur de laquelle se trouve le département des Pyrénées-Atlantiques. La région et le département de François Bayrou, dont il avait été président du conseil général pendant dix ans, conseiller régional et tête de liste de notre famille lors des 57

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élections régionales de 2004. Nous disposions encore sur ces terres fidèles d'un nombre important d'élus et des échéances décisives s'annonçaient avec le combat pour la reconquête de la présidence du conseil général des Pyrénées-Atlantiques et des sénatoriales. Pouvait-on vraiment, malgré des vents si contraires, faire l'impasse sur cette échéance ? Ses lieutenants avaient-ils le droit de rester inertes comme s'ils étaient à la recherche d'un confort personnel ? Certes, l'engagement était risqué. Un mauvais score à Bordeaux et en Aquitaine aurait plongé encore un peu plus nos troupes dans le doute. En ce mois de décembre 2009, je venais d'être opéré d'une hernie discale au Tripode, l'un des grands hôpi­ taux de Bordeaux. Après des semaines et des semaines d'atroces souffrances, je m'étais retrouvé, un soir, tota­ lement immobilisé, réduit à ne plus pouvoir marcher. Mon épouse m'avait alors emmené d'autorité à Bordeaux où je devais être opéré par le professeur Le Huec. Ma chambre se trouvait non loin du très fameux stade Chaban-Delmas des Girondins de Bordeaux et, à cette époque, l'équipe de Laurent Blanc gagnait tout : cham­ pionne de France, ses joueurs avaient fait mordre la poussière aux plus imposantes machines européennes dans le cadre de la Ligue des champions. Quelque part entre douleur, absence et retour de lucidité, j'entendais les milliers de spectateurs sortir du stade en chantant. Ce soir-là, je crois bien que c'est l'imposante Juventus qui avait capitulé. Je ne sais pourquoi ce mélange de douleur, d'immobilité totale, de rares moments de 58

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soulagement à l'idée d'avoir été enfin opéré, le senti­ ment de fête que je percevais à l'extérieur me mirent en tête qu'il me fallait me présenter à ces élections. Les jours qui suivirent ne furent pas franchement des plus encourageants. Ceux qui ont connu semblable opéra­ tion comprendront sans difficulté ce que cela représente sur le plan physique. On m'avait ramené à Lourdios­ Ichère au cours d'un long périple, durant lequel j'avais eu le sentiment que chaque millimètre de macadam me pénétrait dans la moelle épinière. j'avais immédiatement entrepris ma convalescence et ma rééducation à marche forcée. Ma participation quelques heures après ma sortie à un enterrement puis à une réunion publique de trois heures à propos de la liaison routière Pau-Oloron avait été un calvaire comme je crois n'en avoir jamais vécu de semblable. Au cours des quelques brefs moments où je l'avais côtoyé, je m'étais lié d'amitié avec le professeur Le Huec, l'un des meilleurs dans sa spécialité. j'ai beaucoup apprécié aussi l'ensemble de son équipe. La formidable complicité, l'amitié qui les unissait profondément, le respect cordial qu'ils portaient tous à leur patron m'avaient profondément impressionné. Je n'avais pas pu m'empêcher de penser avec bonheur qu'il existait fort heureusement encore des services où l'on se sentait bien et où l'on prenait plaisir à faire du bon travail. La qualité humaine du chirurgien y était certainement pour beaucoup, mais l'attitude de l'équipe était au diapason. La qualité de la relation humaine continue 59

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à jouer un rôle bien plus important qu'on ne le pense. Surtout dans toutes ces professions qui touchent à l'aide et aux soins de la personne. Je suis frappé par les cadences auxquelles ils sont la plupart du temps confrontés. On leur demande le maximum en toujours moins de temps. Mais gare à l'erreur ou simplement à la petite nuance dans l'appréciation délivrée sur l'ins­ tant. Elle ne pardonne pas. Ce milieu a besoin d'être encouragé. Il a besoin d'un signal fort. Il est impératif, dans notre intérêt à tous, je veux dire dans l'intérêt de chacun d'entre nous qui, dans ce monde moderne, aura un jour ou l'autre rendez-vous avec le besoin sinon la dépendance, de renforcer leurs rangs. Le professeur me recommanda un repos absolu, la reprise de la marche à pied dès que possible, et surtout... pas de voiture. Mes premières sorties m'avaient convaincu de l'acuité de son diagnostic, d'autant que, à la même époque, Johnny Hallyday, qui venait de subir la même opération à Paris, venait d'atterrir en Californie entre la vie et la mort. Sa douloureuse épopée faisait la une des journaux et m'incitait fortement à la prudence. Toutefois, quelques amis bordelais continuaient à prendre régulièrement de mes nouvelles, titillant mon envie d'en découdre... Ma relation avec le président sortant, Alain Rousset, en apparence cordiale, était pourtant loin d'être au beau fixe. Nous avons très sensiblement les mêmes origines, mis à part qu'il avait vécu toute sa jeunesse dans une vallée reculée du bas Massif central. Nous nous étions connus jeunes, alors qu'il dirigeait déjà le cabinet 60

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d'André Labarrère, le président du conseil régional de l'époque qui venait, à la surprise générale, de «sortir » l'icône Jacques Chaban-Delmas. Il m'avait même rendu à l'époque quelques services. j'avais conçu pour lui de l'amitié. Quelques années plus tard, nous avons adopté, alors qu'il était devenu président du conseil régional et moi député, une attitude radicalement opposée vis­ à-vis du dossier Toyal-Total. j'avais compris son point de vue, bien qu'il m'apparaisse totalement insuppor­ table. En revanche, j'avais été profondément blessé par son attitude lors de ma grève de la faim, et encore plus lors de son aboutissement. À la clinique de Garches, au lendemain de la fin de mon jeûne, mon médecin me suivait du coin de l'œil, tandis qu'Alain Rousset tenait à la télévision des propos extrêmement durs sur l'action que je venais de conduire. C'est le moment où il s'interrogeait sur le fait de savoir si je garderais des séquelles d'ordre psychiatrique. À la fin du reportage que je venais de suivre sans ciller, il déclara néanmoins qu'il était certain qu'il ne me resterait aucune trace. Six mois plus tard, il prit l'initiative de se rendre au Japon pour aller présenter ses excuses à propos de mon atti­ tude. Il accréditait ainsi l'idée que l'empire du Soleil levant tout entier s'était senti humilié par ma grève de la faim, et qu'il était le seul à pouvoir « rattraper le coup ». Je l'y suivis, à mes frais. Son acte m'avait alors fait l'effet d'un gant que j'aurais reçu en pleine figure lors d'un bal à la cour au xvme siècle. Les duels armés n'existant plus, je savais dans mon for intérieur que 61

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je ne retrouverais la paix que procure la réparation de l'outrage qu'après l'avoir combattu politiquement, en combat singulier. j'étais donc persuadé que, quoi qu'il arrive, je l'affronterais. Pas à fleurets mouchetés, mais complètement, afin de lui ravir la présidence du conseil régional d'Aquitaine, que je pressentais pouvoir gérer mieux que lui. Non pas que je considère qu'il s'agis­ sait d'un mauvais président, loin de là, mais j'avais la conviction qu'on pouvait agir autrement, afin de faire de ce conseil régional un véritable laboratoire pour une politique nouvelle et différente. Profitant d'un léger mieux à la Noël, j'allais voir Thibault, mon fils aîné, qui venait de subir lui aussi une très grave opération du genou à l'hôpital de Libourne. Son genou droit avait en effet été brisé à l'occasion d'un match de rugby disputé avec le SU Agen. Lui aussi souffrait mille morts, et nous avions décidé, avec mon épouse, de regrouper toute la famille à son chevet pour cette grande fête de la Nativité. Un ami de longue date, Tito Alfonso, et son épouse avaient hébergé toute la famille à Langon. Le 24 décembre, des proches étaient venus me prendre en voiture pour mieux me faire découvrir Bordeaux. j'avais eu un si long échange avec les sans-logis et domicile fixe que la municipalité avait rassemblés pour les fêtes, que je m'étais mis en retard, au point d'avoir quasiment perdu toute chance de trouver un restaurant pour réveillonner en famille. Ce n'est qu'à '1 heure du matin, après avoir assisté à la sortie de plusieurs cérémonies religieuses de minuit, 62

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dans la plupart des villages du Saint-Émilion, que nous sommes miraculeusement tombés sur le seul restau­ rant qui servait encore à cette heure-là. Le lendemain, je refis une escapade et à la fin des vacances passées à Lourdios-Ichère, ma décision était définitivement ancrée dans ma tête, j'allais me présenter à ces fameuses élections, avec la ferme intention de les gagner. Il me semblait qu'un conseil régional, et en particulier le nôtre, avec autant de possibilités et d'atouts, pouvait être un bon niveau de reconstruction politique, avec une équipe déterminée, un élan nouveau qui suscite­ rait un mouvement engagé et volontariste de toute une région. À partir du 1 5 janvier 2010, les choses allaient s'enchaîner de manière quasi providentielle et en tout cas beaucoup plus facilement que je ne l'avais imaginé. Après avoir longuement échangé avec François Bayrou sur les avantages et les inconvénients de cette démarche dans le contexte actuel, je pris contact avec Jean­ Jacques Lasserre, lui aussi ancien président du conseil général et compagnon de route de François. j'avais rencontré également Geneviève Darrieussecq, qui avait créé une grande sensation en prenant la mairie de Mont-de-Marsan et, quelque temps après, la présidence de sa communauté urbaine, Marc Mattera, conseiller régional sortant de la Dordogne, partisan résolu de la bataille, et Denise Saint-Pé, elle-même conseillère régionale sortante, engagée et courageuse. Depuis deux ans, je côtoyais un jeune prodige de la politique, Joan Taris, président de la fédération de la Gironde, ancien 63

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attaché au conseil régional. Il était monté à l'Assemblé nationale pour y devenir l'attaché parlementaire de notre troisième et dernier député MoDem de Mayotte, Abdoulatifou Aly. Tout se mit en route un lundi matin de fin janvier à Mont-de-Marsan. Je découvris que Jean­ Jacques Lasserre et Geneviève Darrieussecq, notamment, avaient conduit avec Marc Amestoy un long et minu­ tieux travail d'expertise sur la situation de la région, le bilan de la majorité sortante et les perspectives d'avenir. Il fut immédiatement décidé d'en faire la base de notre démarche. Une tête de liste fut désignée pour chacun des départements, à charge pour elle de constituer en quelques jours l'équipe hommes-femmes la plus équilibrée possible. Patrick Beauvillard prit en main le Lot-et-Garonne, tandis que Martine Moga allait me seconder en Gironde où je pris le premier rôle pour bien démontrer ma volonté présidentielle. Tout président doit gagner sa capitale. La matinée se terminait par une séance de photo et je fus impressionné par la qualité de l'entourage de Geneviève Darrieussecq et celle d'un certain nombre de jeunes spontanément accourus de toute l'Aquitaine, en particulier de la Gironde, sous l'égide de Joan Taris, qui allait devenir mon directeur de campagne. Notre premier contact avec la presse eut lieu quelques jours plus tard dans un grand hôtel du centre de Bordeaux en présence de trois journalistes. Nous commencions à aborder les mots-clés de notre campagne que nous avions placée sous le symbole de « région amie ». Oui, 64

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dans ce monde de brutes, une collectivité territoriale importante pouvait redevenir la complice instigatrice, accompagnatrice d'un grand projet, mobilisant tous ses habitants en les galvanisant par sa proximité et sa simplicité. Nous avions, sous l'égide de Geneviève Darrieussecq et en y associant les « forces vives » de la région, travaillé à un programme que nous voulions à la fois ambitieux et cohérent. L'un de ses points clés était un parcours permanent de formation, orientation, insertion pour tous les jeunes dès la fin de la troisième. La région ayant en charge les lycées et l'enseignement secondaire, cela était parfaitement cohérent. L'ambition consistait en un suivi au cas par cas, avec l'ensemble de la communauté éducative et les parents du jeune, afin de le mettre en confiance. En fonction de ses apti­ tudes, il pourrait choisir, changer d'avis, et choisir de nouveau. Soit par un enseignement au long cours, soit par une formation plus courte, réhabilitant les métiers de l'intelligence de la main. L'arrivée massive, sur ce créneau, d'une jeunesse décomplexée, ayant appris à travailler dans l'entreprise ou à la ferme, autant qu'à lire et compter, allait constituer un beau réservoir d'emplois pour l'avenir. Autres points du programme : la mise en place d'un dispositif d'ingénierie participative pour les grands projets, avec l'avènement de nouveaux métiers, tels des facilitateurs et médiateurs sociologiques, inscrivant leur action entre les concepteurs des projets, surtout en matière d'infrastructures, et les populations sur le 65

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terrain. Une reprise en main résolue des grandes acti­ vités traditionnelles en relation avec l'État et l'Europe, en matière d'industrie. Notamment l'aéronautique et l'aùtomobile très durement touchées en Gironde, avec les cas, hélas très révélateurs, de la Sogerma à Mérignac et de Ford à Blanquefort, l'agriculture, la forêt dévastée par la tempête, les nouvelles technologies de la commu­ nication et de l'énergie. j'avais proposé la candidature de Bordeaux et de Saragosse, c'est-à-dire de la mon­ tagne pyrénéenne entre Aragon et Aquitaine, pour l'organisation des Jeux olympiques d'hiver et l'organi­ sation d'une Exposition universelle à Bordeaux. L'un de nos projets phares consistait en la mise en œuvre de l'autoroute de la Mer, entre le port de Rotterdam aux Pays-Bas et celui de Bilbao au Pays basque. De par sa position géographique, l'ensemble de notre pays est très durement touché par l'augmentation exponen­ tielle du passage de marchandises, dans le sens nord/ sud, entre la puissante Europe du Nord et la péninsule Ibérique, avec le Maghreb. L'Aquitaine constitue l'une de ses deux voies de passage essentielles, avec la vallée du Rhône de l'autre coté. L'idée étant de décharger nos réseaux routiers sursaturés, devenus en réalité effrayants pour leurs utilisateurs, et la même saturation prévisible pour le réseau ferré présent ou avenir, avec la ligne à grande vitesse (LGV), une des grandes priorités, à juste titre, d'Alain Rousset. Nous avions acquis l'intime conviction, que compte tenu de la sensibilité écolo­ gique de plus en plus exprimée par nos concitoyens, 66

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la peur et l'embarras que suscitaient ces montagnes d'acier, nous devions les dégager des transports terrestres afin de redonner à ces derniers une dimen­ sion enfin humaine des transports de voyageurs et des trafics de proximité. Encore une fois, très sensibilisé� par l'insertion des jeunes dans la vie et le changement d'attitude que nous devions opérer à leur égard pour mieux les inviter à nous rejoindre, puis à prendre notre suite, nous pensions que le sport, si présent dans notre région, devait être un vecteur de premier plan de cette orientation. Afin de mettre le sport, professionnel et amateur, en première ligne, nous décidâmes d'intégrer en position éligible, en cas de victoire, quatre sportifs ayant évolué au plus haut niveau dans chacune de leur discipline respective. Il ne s'agissait pas moins que de représenter les quatre sports d'équipe majeurs si popu­ laires et si rassembleurs. Marouane Chamakh, perceur de toutes les défenses avec les Girondins de Bordeaux dont il était devenu l'icône vivante, allait représenter le football. François Gelez, ancien ouvreur de l'équipe de France de rugby ayant remporté un grand chelem, allait porter les couleurs du rugby tandis que Thierry Gadou, cent vingt sélections en équipe de France de basket-ball, nous avait rejoints, tout comme Bruno Riskwait, qui portait le flambeau du handball, en pleine ascension en France grâce aux exploits réguliers de ses équipes natio­ nales successives. L'idée était, grâce à ces champions, d'établir un lien privilégié avec la jeunesse et l'ensemble de la population pour une grande politique du sport de 67

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tous les niveaux. Bien sûr; aucun d'entre eux ne serait élu en cas de défaite. Mais, avions-nous besoin de telles personnalités s'il s'agissait de se trouver dans l'opposi­ tion? Tout cela ne manquait pas d'allure.

Au cours du premier point presse, je fus longue­ ment titillé par une journaliste, correspondante du journal Le Monde. Quoique très sympathique, elle ne supportait pas le fait de me voir parler en président déjà élu, alors que les sondages nationaux créditaient notre mouvement de 3 % d'intentions de vote. Elle me demanda à plusieurs reprises comment j'allais résoudre cette équation et comment je pouvais avoir

le culot d'espérer gagner dans ces conditions. À bout d'arguments, je finis par lui répondre que les Aquitains agiraient comme elle : ils ne le savaient pas encore, mais ils allaient voter pour moi. Par l'incroyable réac­ tivité de la jeune troupe qui formait notre équipe de campagne, cette phrase devint dès le lendemain notre slogan, notamment sur nos affiches. Pendant un mois, nous avons fait feu de tout bois, du Médoc au Haut­ Béarn, de la Soule au Périgord noir, de Saint-Jean-de-Luz à Périgueux, en passant par Agen et Mont-de-Marsan.

La taille des articles augmentait de jour en jour dans la presse et en particulier dans le journal Sud-Ouest, le grand quotidien régional, tandis que notre présence devenait de plus en plus régulière sur les ondes et devant les écrans de la télévision régionale. Je redé­

couvrais Bordeaux. Cette si belle et majestueuse ville en pleine renaissance sous la férule d'un Alain Juppé, 68

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décidément très inspiré. J'y retrouvais les traces encore toutes chaudes du long passage de Jacques Chaban­ Delmas. Les très nombreux contacts que je nouais tous les jours avec sa population se transformaient parfois même en bains de foule improvisés, et quelques-uns de ses très nombreux intellectuels me rappelaient combien cette cité si singulière restait marquée par l'empreinte indélébile de ces trois « M » de légende, Montaigne, Montesquieu, Mauriac. La soirée électorale du premier tour fut pleine de suspense. Arrivant de Lourdios-Ichère en cette fin d'après-midi de dimanche, après avoir passé la journée avec mon épouse à m'occuper de son élevage de porcs en liberté, je pris connaissance du premier score donné par la préfecture à notre liste : 17 %. Mais la soirée a vu ce score baisser et baisser encore pour nous placer à 5 000 voix au-dessus de la barre des 10% nécessaires pour se maintenir au second tour (10,43 %). Je fus alors partagé entre la déception et la conscience de notre « exploit » par rapport aux autres listes de notre mouvement, éliminées dans toutes les régions, sans aucune exception. La campagne du second tour fut pleine de surprises, dont une au goût amer, avec ce sondage à 12 % publié le jeudi précédent le second tour, qui ne me parut absolument pas représenter la réalité de l'engouement et de l'enthousiasme que nous ressentions de toutes parts autour de nous. ]'appris qu'il avait été réalisé durant la journée du lundi et la matinée du mardi suivant le premier tour. Les électeurs n'ayant encore eu aucune raison objective de changer d'avis, 69

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la magie du second tour, qui m'a si souvent réussi, était stoppée net. j'eus beaucoup de mal à surmonter, en quelques heures, cette immense déception, mais la force d'entraînement de l'équipe, ce « blé en herbe», me renflamma presque immédiatement. Bien que j� sache que la présidence était malheureusement perdue, je jetais toutes mes forces dans la bataille au cours du débat à trois (avec Alain Rousset et Xavier Darcos) organisé par France 3 Aquitaine. Nous eûmes, dans la foulée, une magnifique réunion à Talence avec les frères Alain et Didier Cazabonne, en présence de plusieurs centaines de personnes. François Bayrou nous y avait rejoints. j'en conserve un très beau souvenir de ferveur et d'émotion. Nous étions les seuls à avoir l'honneur de porter le flambeau de notre famille. Je mesurais pleine­ ment notre responsabilité, les sportifs en état de grâce, prenant tour à tour la parole, furent sublimes. Ce fut une belle soirée. Le dimanche du second tour, la joie, sinon la victoire, fut au rendez-vous ; avec 15,5 % des voix, nous faisions entrer dix de nos copains au conseil régional d'Aquitaine. Nous n'avions certes pas remporté la victoire, mais j'avais surtout été rassuré par les vertus d'une campagne électorale engagée, dénuée de toute fioriture, résolument tournée en toutes circonstances vers nos concitoyens. La conviction s'est ancrée encore un peu plus profon­ dément en moi que, avec un leader, une équipe de feu, soudée et sans arrière-pensée, présentant un programme simple et lucide, il est possible non seulement d'intéresser 70

LE CHOC DES CANTONALES

de nouveau les gens à la politique, mais plus encore de les engager eux-mêmes à la reconquête d'un destin dont ils recommencent à entrevoir les formes. Quant à l'outrage personnel, il était lavé. Je n'avais pas gagné, mais l'arbitre suprême, c'est-à-dire le peuple, l'avait arrêté au premier sang... Je suis heureux d'avoir, pour ma part, retrouvé, au-delà de cette aventure, ma relation amicale avec Alain Rousset.

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Malaise a u travai l

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e suis contraint de me rendre, bien malgré moi, dans les bureaux de France Télécom ou Orange. Un signe indien semble s'être abattu sur mes téléphones portables depuis que j'en possède. Quelques soudains autant que brutaux moments d'inattention, la plupart du temps dus à la prise de conscience d'avoir trop fait attendre quelqu'un, ou de m'être inconsidérément retardé, en sont le plus souvent à l'origine. Ils ont pour la plupart connu des fins aussi brutales que cruelles. Un certain nombre sont tombés de plusieurs étages, parfois même du haut d'un immeuble, et se sont brutalement écrasés au sol. Une bonne demi-douzaine d'entre eux ont fini tellement aplatis sous les roues de ma voiture, que j'aurais pu les glisser comme une lettre sous la porte de l'agence Orange. Je ne crois pas qu'il y en ait eu un seul qui ait pu arriver normalement au terme de sa vie. L'un a même péri dans un feu de forêt. Un autre dans une brusque montée des eaux. Un troisième 73

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a été écrasé par un camion qui me suivait, alors que je venais de le laisser tomber par inadvertance de la vitre ouverte de ma portière. Il avait enregistré sa propre agonie : sa chute, le bruit de l'arrivée du camion, avant de terminèr par un bruit effrayant, tandis qu'une voix féminine m'indiquait que la conversation avec mon interlocuteur avait été interrompue. Trois ou quatre d'en eux se sont noyés dans la cuvette des W-C, dont un alors que j'échangeais une conversation lourde de sens avec un interlocuteur qui n'a jamais voulu croire à la version que je lui ai donnée, et qui a toujours cru que je lui avais raccroché au nez! L'un d'entre eux, le plus performant que j'aie jamais eu, a terminé dans ma poche de maillot de bain au fond d'une piscine, pour cause d'empressement à rejoindre mon épouse après une conversation qui n'avait que trop duré. Seules mes lunettes, de type loupes, que j'achète régulièrement en pharmaçie subissent un sort encore plus cruel. Du temps déjà lointain de ma jeunesse, certaines de mes amies m'avaient fait l'honneur de me comparer à Pierre Richard, le talent en moins. À chacun de mes passages, et quelle que soit l'agence de France ou de Navarre où le hasard m'a conduit, je suis toujours impressionné par le nombre de clients qui se trouvent dans l'agence, ils paraissent pour la plupart impatients, et parfois même un peu bougons. J'imagine les efforts de patience et de courtoisie des commerciaux chargés de les accueillir et de les satisfaire. Pour ce que j'ai constaté, les demandes sont souvent les mêmes : 74

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achat d'un premier portable, changement de modèle,

ou problèmes techniques manifestement non imaginés dans le mode d'emploi. On retrouve le clivage de

clients sachant prendre leur mal en patience, tandis que d'autres apparaissent comme un peu agacés. Je rends grâce aux collaborateurs de cette grande entreprise,

comme aux autres, qui, stoïques, gardent leur calme en

toutes circonstances et arrivent à trouver des solutions aux problèmes les plus compliqués, du moins pour moi,

plus à l'aise comme on le sait avec une tronçonneuse qu'avec un ordinateur. Je suis incapable de rester quelque part, ne serait-ce que trente secondes, sans échanger quelques mots

avec ceux qui m'entourent, même si engager une vraie conversation relève parfois de la gageure. D'un

autre côté, ma médiatisation un peu forcée a fait beau­ coup pour ma notoriété : il y a toujours quelqu'un qui me reconnaît, ou qui est persuadé de m'avoir « vu

quelque part, mais où déjà? ». C'est le cas aujourd'hui dans cette agence téléphonique où je me trouve ; mais cette fois, ce ne sont pas les usagers qui désirent

s'épancher sur mon épaule, mais des salariés de France Télécom. En aparté, loin des yeux des clients, certains se lâchent. Pas de fureur, pas de mot plus haut qu'un

autre, mais une énorme résignation. L'un m'avoue son « extrême fatigue », visible sur son visage, l'autre parle de « stress permanent », de « cadence infernale ». « On »

leur demande de « donner le meilleur d'eux-mêmes », expression à la mode qui sert autant dans les émissions 75

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de crochets musicaux à la télévision que dans l'entre­ prise, où la rentabilité doit constituer la ligne de mire. Le « on », c'est une hiérarchie invisible et impitoyable, qu'il est impossible d'approcher et encore moins d'interroger. C'est pourquoi ils se tournent vers le député, comme on se confiait autrefois en confiance au curé, et livrent en vrac des flots d'angoisse et de mal­ vivre. Comme en boucle revient le « changement de statut » qui a surtout changé leur vie. Une vraie révo­ lution culturelle, à laquelle ces hommes et femmes qui croisent mon regard, et qui n'ont sans doute pas encore atteint la quarantaine, n'étaient absolument pas préparés. « Il n'y a pas si longtemps, chacune de nos agences possédait une certaine indépendance. Du coup, elle était bien plus libre et motivée pour repré­ senter avec conviction l'agence régionale, et l'enseigne nationale. » L'ambiance se tend par ma faute, car j'ai le malheur de leur répondre que le leitmotiv du « c'était mieux avant » ne constitue pas un argument, et encore moins un facteur d'avenir. Alors, ils m'expliquent. Il y a quelques années encore, les effectifs étaient bien plus importants. De plus, le téléphone portable n'était pas encore devenu un phénomène de société, induisant pour eux des cadences frénétiques. Oui, hier, c'était différent, à défaut d'être mieux. On prenait le temps de s'occuper des clients, ou plutôt du client, en lui donnant le sentiment qu'il n'était pas un numéro parmi d'autres, un anonyme de la file d'attente. Paradoxalement d'ailleurs, il n'y avait pas d'attente, et 76

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le temps passé avec chaque client avait moins d'impor­ tance. Mais c'est déjà l'heure de la fermeture et je suis le dernier client du jour. J'ai presque oublié la raison pour laquelle je suis venu ici, tellement je suis « inter­ pellé » par leurs témoignages. D'autant qu'ils sont tous convaincus que le pire est à venir: la crainte de la charrette, ou de la mutation dans des régions sans rapport avec leurs attaches. Je tends mon appareil, qui ne recharge plus régulièrement. L'un des agents le met en charge. Le verdict tombe: « C'est votre chargeur qui est HS ... » Il va m'en chercher un neuf et reprend: « Monsieur le député, comment avez-vous pu aban­ donner à ce point notre grande maison au service de tous ? Nous croyons savoir de notre direction générale, avec laquelle nous n'avons plus de contact, que notre seul objectif réside maintenant dans la réduction des coûts, face à une concurrence forcément impitoyable... » Je sors, l'air vif de la rue me fait du bien. ]'avance, songeur. Voilà une entreprise de service public à l'ori­ gine, dont l'État possède encore plus de 26 % du capital, qui s'est lancée dans la course à l'échalote du profit à tout prix. Une course effrénée, dans laquelle l'usager devenu client n'est plus qu'un faire-valoir, tout juste bon à régler ses factures, et à la fermer. Je n'ai pas changé d'opérateur. J'ai donc pu constater, de visu, les change­ ments de comportement dans les différentes agences de la marque. J'ai partagé l'interrogation et l'angoisse des salariés, en apprenant les vagues de suicides ayant boule­ versé l'entreprise : 28 en 2000, 29 en 2002, 1 7 en 2008, 77

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18 en 2009 et 23 en 2010. Des chiffres effrayants et irré­ futables, pour lesquels direction et syndicats sont pour une fois d'accord. Une étude interne, dont les conclu­ sions sont publiées fin 2009, fait état d'un « ressenti général très dégradé, notamment en ce qui concerne les conditions de travail, la santé, le stress », ainsi que d'une « ambiance de travail tendue, voire violente », pointant du doigt « la grande défaillance du management (...] . Les personnels de France Télécom semblent plus que jamais orphelins de sens et de leaders ». Un désintérêt, voire une indifférence qui n'ont rien d'étonnant, puisque le 25 septembre 2010, un ancien directeur régional a dévoilé le pot aux roses: l'objectif du management de l'entreprise consisterait à provoquer la démission volon­ taire de 22 000 employés. Mais dans quel monde vit-on ? Combien de temps encore va-t-on tolérer que l'on traite avec autant de mépris nos semblables ? Jusqu'à quelles limites laisserons-nous piétiner ainsi la dignité de nos concitoyens ? Où est donc passé ce respect mutuel, sans lequel l'équilibre risque de se rompre ? Et ne croyez pas que je sois obsédé par France Télécom. Le constat est également accablant dans un nombre croissant d'entre­ prises ayant connu le même sort. Cela ne pourra pas durer éternellement, gare à l'explosion de la cocotte­ minute ! En attendant, je me suis rendu compte, une fois de plus, combien le malaise s'installe dans notre société. Plus profondément que jamais. 78

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Le drame des délocalisations S'il faut chercher d'autres sources à ce malaise que ressentent nos compatriotes, en voilà une ! Je crois avoir été parmi les premiers à exprimer mon inquiétude sur ce phénomène, entré dans le jargon tant administratif que populaire, sous le terme barbare de délocalisation. Cette plaie du troisième millénaire « mondialisé » est sans aucun doute celle qui provoque la plus grande souf­ france. Je tenterai d'évoquer un peu plus loin les grands mécanismes, qui, selon moi, en ont été le déclencheur. Je voudrais simplement trouver les mots pour exprimer le très grand désordre que vit notre société et qui rejaillit sur le cours de tant de vies qu'on laisse à l'abandon. Dans un premier temps, il y a une quinzaine d'années, la délocalisation a surpris tout le monde et a totalement désarçonné les acteurs traditionnels de l'organisation du travail: gouvernement, patronat, syndicats et salariés. Bref, la société tout entière. Il n'y a pas si longtemps, le patron établi de longue date avait un visage et un nom. On le connaissait, on le côtoyait. On le reconnaissait lorsqu'il allait acheter ses journaux au tabac du coin; ses enfants fréquentaient les nôtres au collège, puis dans le lycée de la ville. Les syndicats et les comités d'entreprise étaient alors beaucoup plus étroi­ tement associés aux orientations, aux performances de l'entreprise, et avaient institué ce qu'il est convenu d'appeler un dialogue social, certes parfois musclé mais qui avait ses codes, une sorte de rituel. Il reste 79

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fort heureusement des patrons de ce type et beaucoup d'entreprises aussi. Grâce leur soit rendue. Mais comment réagir, lorsque, d'un seul coup d'un seul, le patron change deux ou trois fois de suite, allé­ geant au passage le personnel et les salaires, amenant avec lui une nouvelle espèce de dirigeants : les mana­ gers? L'incompréhension augmente encore d'un cran quand, dans de nombreuses entreprises, le nouveau patron, dernier arrivé en date, annonce tout de go que, sous couvert de rentabilité, il va falloir transférer une grande partie des activités de la société dans une autre région, afin de regrouper plusieurs filiales à la maison mère. Mais le pire est à venir, car après avoir parlé d'expédier nos entreprises locales dans une autre région française, la question a été de tout transférer à l'étranger, aux États-Unis ou au Japon, puis en Chine et bientôt dans les pays de l'ex-bloc de l'Est, de l'Asie du Sud-est, ou en Afrique, où les salaires de misère consentis à ce nouveau lumpenproletariat vont permettre de produire à moindre coût et augmenter les bénéfices, laissant sur le carreau nos propres travailleurs. Je me souviens des premiers actes de cette nouvelle ère. Certains très célèbres par l'ampleur des effectifs touchés avaient même déclenché un débat national, voire européen. Ce fut le cas de la fermeture de l'usine Renault à Vilvoorde, en Belgique. Et les exemples se sont multipliés à l'infini, un peu partout, sur l'ensemble de notre territoire. À chaque fois, après une assez longue séquence d'atermoiement et de rumeurs, le 80

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couperet implacable finit par tomber. Et quelles que soient l'ampleur des combats menés et la force de la résistance, la plupart ont invariablement connu le même épilogue : le démontage et le transfert progressif des machines et des actifs, d'abord en catimini, dans le dos des employés et des pouvoirs publics, puis au grand jour quand le tribunal de commerce est contraint de prononcer la fermeture, entraînant un nombre de licenciements souvent important. Seuls quelques rescapés ont réussi à sauver leur emploi, en acceptant des déplacements de centaines et parfois de milliers de kilomètres. On imagine les drames vécus dans ces familles touchées par ces délocalisations impitoyables. Certes, pendant quelque temps, la mise· en œuvre de plans sociaux, souvent âprement défendus par les syndicats avec l'appui des élus politiques et des auto­ rités concernées, permet des reclassements et quelques renégociations de prêts pour les plus endettés. Mais, très vite, la longue descente aux enfers s'enclenche. Plus de salaire, plus d'indemnité. Ou si peu. Plus la moindre opportunité d'honorer les traites de sa maison ou de son appartement construit ou acquis dans l'effort, et qu'il faut finalement revendre, le nœud au ventre, pour une bouchée de pain. Oui, combien de drames éclatent ainsi dans des milliers de foyers où les difficultés vont grandissant à cause du manque d'argent, jusqu'à semer la discorde à l'intérieur du couple et provoquer une séparation ! Séparation souvent ressentie comme un terrible traumatisme par les enfants dont le monde, le 81

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seul qu'ils aient connu jusqu'alors, s'est soudainement écroulé, sans espoir de rémission. De telles situations humaines, j'en traite tous les jours dans ma permanence d'Oloron-Sainte-Marie. Mes collaborateurs sont en relation quasi permanente avec les services sociaux pour tenter de résoudre ou d'adoucir ce drame, car il s'agit invariablement d'un drame. Tous les jours, nous devons avoir recours à des trésors d'imagination, faute de moyens, pour aider autant que faire se peut des familles elles aussi « délo­ calisées», atterrissant au milieu de nulle part, là où il va falloir tout recommencer à zéro et trouver un hypo­ thétique nouvel emploi. Que de familles, d'hommes et de femmes, d'enfants sont ainsi déracinés, perdant en quelques semaines tout ce qui jusqu'alors a fondé leur univers! Quelle ville, quel département, quelle région de France peut aujourd'hui se targuer de ne pas avoir connu pareille épreuve? Voilà ce qui se cache derrière chaque délocalisation, la plupart réalisées au nez et à la barbe des pouvoirs publics, qui ne peuvent rien pour empêcher ces déser­ tions. De doctes experts parleront d'aggravation du chiffre du chômage, d'appauvrissement de notre tissu industriel, d'économie saccagée. Ils auront raison. Moi, j'y vois surtout des drames humains. Le malaise, ou les interrogations suscitées par l'avenir, n'épargne décidément personne. Voici quelque temps, de passage chez un médecin de mes amis, je lui demandais de bien vouloir contrôler ma tension 82

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et mon rythme cardiaque. j'aime les toubibs et les infirmières. Ils ne vivent pas un métier, mais un sacer­ doce. Ils m'ont pratiquement toujours mieux soigné avec leurs mots qu'avec leurs médicaments. Je dus lui avouer que je traînais une méchante bronchite depuis plusieurs semaines, ce qui m'était particulièrement pénible en cette période estivale. Après avoir pris l'exacte mesure des faits, il me prescrivit un traite­ ment d'antibiotiques et m'apprit qu'il était invité le soir même à une réunion où il espérait retrouver un grand nombre de ses collègues, au milieu d'autorités diverses. Il entendait bien profiter de l'occasion pour, selon son expression, « mettre les pieds dans le plat ». En effet, bien qu'il fût remarquablement organisé, avec deux de ses collègues dans une maison médicale, qui garantissait aux patients une grande qualité de soins, et aux praticiens d'excellentes conditions de travail, il avait découvert, lors d'une conversation avec un vieux confrère, la pyramide des âges des médecins du départe­ ment. Elle était tout simplement effrayante. Ce n'était plus un désert médical qui se préparait chez nous, niais le pôle Nord ou peut-être pire. Plus un seul médecin, à l'horizon 2025, dans ce département pourtant béni des dieux que constituent les Pyrénées-Atlantiques, l'un des rares de France à additionner les joies de la haute montagne et celles de la plage. Nous parlâmes forma­ tion de médecins, et l'un de ses �deux confrères qui nous avaient rejoints m'indiqua combien il avait été abasourdi de constater la différence qui était intervenue 83

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dans la formation depuis vingt ans. Il avait le senti­ ment que les étudiants étaient beaucoup plus formés en vue d'assurer des cadences infernales, il lui semblait qu'on les orientait beaucoup plus sur des formations techniques, informatiques, très fortement centrées sur la recherche du risque zéro. Il était recommandé de n'intervenir en toutes circonstances que dans des établissements équipés haut de gamme. Quant aux interventions en milieu ouvert, sans équipement de proximité, surtout la nuit, elles étaient comme systéma­ tiquement découragées. Il avait eu, pour sa part, la très nette impression que cette formation favorisait beau­ coup plus l'intervention de la technologie que l'éveil à la pratique du système D qu'il avait lui-même beaucoup travaillé. Les étudiants qu'il avait rencontrés semblaient beaucoup plus encouragés par une installation en cœur de ville, à proximité de tous les équipements. Mais ce qui l'avait le plus marqué, c'est que la formation à la relation humaine, toute simple, la recherche d'empa­ thie, le travail sur le dialogue et l'échange, en un mot, tout ce qui mettait en valeur la relation et l'échange humains étaient en très nette perte de vitesse. Il me fit partager sa grande préoccupation aux évolutions en· cours de ce métier qu'il aimait tant. Une autre de ses consœurs, professeur émérite dans les hôpitaux de Paris, chargée de la recherche sur le cancer, m'envoya une lettre que j'ai conservée, tant êlle m'a ému, sur les conditions de travail qui étaient devenues les siennes et celles de ses collègues dans des petits groupes de 84

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recherche, pourtant performants, mais qui ne bénéfi­ ciaient plus de la confiance de la hiérarchie. Ils étaient de plus en plus fréquemment conviés à de grandes assemblées où ils étaient forcés d'écouter beaucoup plus qu'ils ne pouvaient s'exprimer. Elle avait le sentiment d'une grande régression dans la pratique de son activité de très haut niveau, du fait de la remise en cause du travail par petits groupes autonomes. Enfin, un de mes amis très proches, âgé de 54 ans, qui a travaillé et entrepris dès son plus jeune âge, après avoir réussi de brillantes études, a vu son cabinet de consulting totalement asséché en quelques semaines par la perte de toutes les commandes de ses divers clients, fidèles depuis une trentaine d'années. La mort dans l'âme, il s'était vu contraint de licencier un à un ses quatre salariés qui étaient devenus des amis intimes, et même dans l'obligation de vendre sans délai le local dans lequel ils avaient exercé leurs talents et leur enthousiasme tant d'années durant. Avec trois enfants lycéens et étudiants, son épouse s'était vue contrainte, du jour au lendemain, à vendre de la lingerie. Quant à lui, malgré des dizaines de rendez-vous, il venait d'apprendre qu'il était purement et simplement radié de la Sécurité sociale. Notre pays ne peut plus continuer à subir une telle situation. Notre passé entreprene-qrial, industriel, notre savoir-faire, notre expérience, ne peuvent ainsi s'effacer en quelques années. Il faut réindustrialiser la France et produire en France. Notre pays a besoin d'un nouveau 85

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pacte industriel préparé en étroite relation avec les chefs d'entreprise et les syndicats. Il faut le faire valider par la nation. Il commence par le développement de l'apprentissage, pour relancer l'artisanat et encourager les jeunes à se mettre à leur compte. Il faut favoriser à tout prix l'intégration du jeune dans l'entreprise, le plus tôt possible, pour qu'il découvre et qu'il apprenne. Cette grande orientation engagée, la suite s'organisera d'elle-même. La créativité, la volonté de bien faire, d'une nouvelle génération bien encadrée au lieu d'être brimée et brisée par la paperasserie donnera la mesure de son talent. Ainsi, le moment venu, par exemple, le salarié, un an avant son départ à la retraite, pourrait prendre un jeune sous sa coupe et le former à son savoir­ faire à mi-temps. Le salarié qui transmet son savoir-faire reste productif à mi-temps. Le jeune qui est formé est assuré d'avoir un poste de travail dès le départ du salarié sortant. Le contrat ne coûte rien à l'État, sachant que le salarié qui a transmis son savoir-faire est exonéré de charges patronales. Cela n'entravera nullement la production de l'entreprise car c'est un gain de temps : le jeune sera opérationnel dès le départ en retraite du salarié. Le salarié qui part à la retraite sera valorisé et heureux de former un jeune, ce qui permettra de main­ tenir le savoir-faire dans les très petites entreprises (TPE). Trois millions de TPE (mqins de onze salariés) pourraient déboucher sur 300 000 contrats dans les deux ans à venir. Le coût pour l'État, comme pour l'entreprise, serait nul. Bien évidemment, je sais que 86

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pareil miracle ne pourra s'accomplir du jour au lende­ main. Il faut reconstruire un projet et susciter un nouvel état d'esprit. Il faut remettre en place concomitamment, en s'inspirant de notre passé, un grand service public chargé d'accompagner l'ensemble des missions réga­ liennes de notre pays. Sa réindustrialisation et sa remise au travail en sont une.

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Echange entre jeunes

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eunes, vous qui êtes venus au monde tant d'années après moi, chère jeunesse de mon pays, aucun d'entre nous, hommes et femmes politiques, responsables divers, ne clôture jamais un discours sans avoir pris soin de vous citer au moins une fois, voire même à plusieurs reprises. Réfléchissant à la meilleure manière de parler de vous, ici, je ne peux m'empêcher de penser aux conversations que nous avons, mes propres enfants et moi. Pour se comprendre mutuel­ lement, il faut avant tout se parler. C'est parfois plus facile à dire qu'à faire, parce qu'il faut aussi que nous ayons envie de parler au même moment. C'est loin d'être évident. Si se parler semble naturel, engager une conversation à brûle-pourpoint, et sur commande, est beaucoup moins aisé. Je remercie mes enfants d'avoir bien voulu consentir les efforts nécessaires pour que nous puissions y parvenir, allant parfois jusqu'à attendre que j'arrive, ou tout simplement que j'aie 89

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envie de parler. Grâce à eux, j'ai acquis la certitude que je pourrais échanger avec toi qui as 14, 17, 18 ou 20 ans ou même un peu plus. Pour parler de toi, ici, sans trop savoir comment m'y prendre, ni par quoi commencer, je vais me contenter d'évoquer ma propre jeunesse. Tu vas penser que, déci­ dément, je ramène tout à moi. Que de toute façon elle n'est pas comparable à la tienne, trop éloignée des soucis qui te préoccupent aujourd'hui. Tant pis, je débute par des souvenirs de mes 18 ans, ils affluent déjà dans ma tête, tous aussi vivaces. Je me rappelle surtout combien j'étais à la recherche de moi-même. Ce qui, je crois, est propre à chaque génération. Une pensée de Socrate, qui est pourtant plus vieux que moi, puisqu'il a vécu bien avant Jésus-Christ, m'avait intrigué; il déclarait déjà de son temps : « Il n'y a plus de jeunesse... » C'est te dire, plus de deux mille ans après, si je me sentais encouragé. À mes 18 ans, j'avais l'impression que tout était possible et en même temps tellement flou. Inaccessible. Et même un peu inutile. Pas fait pour moi. La préoccupation qui me rongeait, c'était de savoir ce que je ferais plus tard. Y aurait-il une place pour moi au sein de la gigantesque et nébuleuse société ? Bon, il y avait l'exploitation agri­ cole, mais papa semblait penser que mon frère avait plus d'aptitudes que moi. Il avait même le sentiment qu'il parlait aux animaux et que ces derniers le compre­ naient. Serais-je un jour capable de fonder une famille? Il me semblait, de façon intuitive, qu'elle m'apporterait force, équilibre et confiance, qu'elle pourrait constituer 90

�CHANGE ENTRE JEUNES

une source de bonheurs multiples et, en même temps, je me disais que ce n'était pas de mon âge. L'inquiétude m'accompagnait souvent, elle me collait à la peau. Ce qui me faisait le plus mal, c'était le regard des autres, ou plutôt la peur de leurs éventuels regards. J'étais habité par un tel complexe d'infériorité que je le ressentais comme une maladie. Il me semblait que mes parents avec lesquels je me sentais si bien souffraient de la modestie de leur situation. j'éprouvais comme le besoin de les réhabiliter, comme s'ils avaient besoin de moi. En revanche, je me souviens de l'enthousiasme que suscitaient en moi certaines de mes lectures. D'autres approfondissaient encore mes interrogations. Et je res­ sentais même l'abattement bien réel que faisaient naître quelques livres. La lecture! j'ai parfois, aujourd'hui, la sensation qu'il s'agit d'un plaisir démodé que Charles Aznavour a oublié de chanter. Est-ce le temps qui trouble ma mémoire, ou bien les jeunes lisaient-ils davantage autrefois ? En ce qui me concerne, c'est une certitude. Tout le monde m'encourageait dans la voie sage des découvertes littéraires, mes parents, leurs amis, et tous les professeurs que j'ai pu rencontrer. Ce n'était pas gagné d'avance. Surtout pour moi qui avais été spontanément terrorisé par l'école, même avant d'y aller, et ce dès mon plus jeune âge. Hélas, cette exceptionnelle et jamais démentie prédisposition à l'effroi devait me poursuivre tout au long de ma scola­ rité. Cependant, et dans une étrange ambivalence, un bonheur immense m'envahissait à l'idée d'apprendre. 91

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D'autant plus lorsqu'il s'agissait de matières, dont je devinais qu'elles me seraient utiles plus tard. J'aimais apprendre à lire, à écrire, à compter. Déjà, j'adorais écrire. Peut-être en réponse à ma peur de parler. Et je me souviens aussi combien je décrochais irrésistible­ ment, malgré mes meilleures résolutions, en quelques secondes seulement, lorsque telle ou telle matière ne me plaisait pas. Ou plus exactement lorsque j'étais gagné par le sentiment qu'elles ne me serviraient jamais à rien. Mes pensées, suivant mon regard, s'enfuyaient alors à travers les fenêtres, en direction des jolies col­ lines vertes, pour s'arrimer définitivement une heure durant à mon rêve. J'aime les instituteurs. Ils savent et ne rechignent pas à le montrer. Éveiller au savoir, le transmettre, constituent un art. Ce sont des artistes. Leur convic­ tion laïque, parfois volontairement poussée à l'excès, est l'un des meilleurs remparts pour la défense de ce que l'homme a voulu devenir. À l'école, j'affectionnais tout particulièrement l'histoire et la géographie, deux matières intimement liées. Mes professeurs avaient su m'expliquer que la géographie avait presque toujours donné rendez-vous à l'histoire. J'avais, hélas, capitulé très tôt devant les matières scientifiques, trop abstraites à mes yeux. Je n'étais pas le seul dans ce cas. Mais je dois reconnaître que je côtoyais aussi quelques copains très brillants, bons en tout, et qui awient, eux, une idée très précise de leur avenir. Finalement, en t'observant un peu, il me semble, à bien des égards, que ma jeunesse 92

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ressemblait un peu à la tienne. La différence entre nous n'est peut-être pas aussi grande qu'il y paraît a priori. Dans le fond, ta jeunesse et la mienne ne sont peut-être pas si étrangères l'une à l'autre... j'ai l'impression que je comprends un peu ce que tu vis, et que si l'on prenait un peu de temps tous les deux, tu comprendrais peut­ être aussi ce que j'ai connu. Évidemment, je doute que ton univers, à l'instar du mien, soit peuplé de brebis, d'immenses forêts, d'espaces sauvages à parcourir et d'écoles de campagne. Ma principale chance a certaine­ ment résidé dans le fait de découvrir peu à peu, sans que je m'en rende compte, que la vie avait un sens.. La question n'était pas de savoir s'il fallait travailler ou pas, c'était beaucoup plus simple. Chacun avait ses tâches à accomplir. Cela ne se discutait même pas. À ce sujet, les choses ont changé. Tu es tellement occupé par ton présent qui relève souvent de la galère, que tu ne parles presque pas de ton avenir. D'ailleurs, tu parles peu en général. Au moins, je sais que l'activité ne te manque pas : dès que tu as une minute, tu te précipites sur Internet pour retrouver tes «amis » sur Facebook. Entre la console et les SMS, ou plutôt l'iPhone géné­ ration X, et l'iPad Y, tu ne sais plus où donner de la tête. Un nouveau monde s'est imposé à toi. Moi, il me semble un peu virtuel, mais toi, tu n'as pas le choix. Si tu ne veux pas être déconnecté, t'es obligé de suivre. Tu n'as rien demandé et pourtant tu es devenu un peu « accro ». Il y a aussi les copains. Pour toi, ils sont devenus le refuge. Pour moi, ils comptaient beaucoup 93

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aussi, mais on ne vivait pas ensemble. On se retrouvait. Comme je n'avais pas toutes ces occupations, j'étais forcément un peu plus libre que toi. Et comme il fallait absolument faire, on ne se posait pas de questions. Faire les courses, par exemple, n'était pas une mince affaire. Mais chacun savait que c'était indispensable. Ma qualité d'aîné m'avait valu de m'y «coller» très jeune. Je les transportais sur mon dos pour toutes les raisons que tu connais. À cette période de son histoire, mon pays, la France, avait à sa tête un sacré bonhomme. Un certain Charles de Gaulle, dont tu as forcément entendu parler. Cet homme a symbolisé la Résistance avant de redresser la France, après le désastre de 1940, l'un des plus terribles qu'ait jamais connu l'Europe. Or, en quelques années seulement, la France est redevenue l'une des quatre principales puissances du monde. Nous vivions avec le sentiment d'appartenir à une grande nation. D'autant qu'elle venait d'échapper à sa disparition dans la défaite et l'humiliation. Cela nous donnait à tous une étrange assurance, une fierté teintée, comment te dire, de patrio­ tisme, voire de chauvinisme. Rends-toi compte, en ces temps-là, le général avait même mis les Américains à la porte! Certes, ils tardaient un peu à rentrer chez eux après nous avoir aidés à nous débarrasser des Allemands. Mais quel esprit d'indépendance! C'est à lui aussi que l'on doit la bombe aoomique, afin de tenir la dragée haute aux Soviétiques qui se faisaient de plus en plus menaçants. Cela nous a également permis d'assurer 94

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notre indépendance, y compris à l'égard de ces mêmes Américains. Ah! cette bombe atomique. Elle a obsédé toute ma jeunesse. Nous avions tous vu dans les jour­ naux les ravages dont elle était capable, avec ces photos terrifiantes des explosions d'Hiroshima et Nagasaki. Voilà sur quoi s'est depuis établie la paix : la terreur réci­ proque, la dissuasion. « Si tu m'attaques, je t'attaquerai en retour et je te ferai plus de mal que tu ne m'en auras fait et peut-être même périrons-nous tous ensemble. » Enfant, cette perspective me terrorisait. Mais, comme tu peux le voir, nous avons eu beaucoup de chance. Même si l'on a frôlé la catastrophe à plusieurs reprises, l'apoca­ lypse n'a jamais eu lieu. Avec le temps, de Gaulle a fini par agacer une France dont on prétendait qu'elle s'ennuyait. C'était peut-être injuste, mais c'est comme ça. Tout passe, tout lasse : l'adage s'avère peut-être encore plus drastique en poli­ tique. Le général avait surtout été pris en grippe par une partie des jeunes. Des intellectuels aussi. Il pouvait se confondre avec un homme du x1xe siècle. Il apparaissait à la fois décalé et pourtant si proche, avec ses formules lapidaires : « C'est moi ou le chaos. » C'est lui qui nous parlait de la « chienlit » ou du « machin » en désignant l'ONU. Lui qui reprochait aux impatients de la construc­ tion européenne de « sauter comme un cabri sur leur chaise ». Bref, la statue du commandeur a fini par trem­ bler sur son piédestal. C'est ainsi qu'a éclaté Mai 1968, au milieu des Trente Glorieuses et du plein-emploi. Une explosion soudaine dans une France incrédule, 95

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sur fond de grève générale et de slogans tels que « Il est interdit d'interdire» ou «Jouissez sans entraves ». Jeunes, ouvriers, enseignants y jouèrent un rôle majeur. Cela dit, l'affaire prit fin aussi vite qu'elle avait commencé, grâce à un dernier tour de magie du grand Charle::; (c'était l'un de ses surnoms), mais nous restâmes, nous, les jeunes, très politisés des années durant. Le plus grand nombre, pour ne pas dire l'immense majorité, rêvait de changement. François Mitterrand et la gauche incar­ naient un espoir de grand soir à venir, où nous allions enfin tous devenir égaux et heureux ! J'ai presque envie de m'excuser auprès de toi d'avoir connu ce rêve. Toi qui as aujourd'hui si peu l'occasion de rêver, en particulier en politique. À ce propos, il est une autre différence, pas la moindre, entre nous. Les jeunes de ma génération, moi le premier, étaient tous ou presque passionnés de politique. Dès l'âge de 1 5 ou 16 ans, une très grande majorité d'entre nous rêvait de changer le monde. À 20 ans, nous avions déjà forgé nos convictions poli­ tiques, souvent même solidement enracinées, et étions prêts à les défendre le poing levé si nécessaire. Je m'aperçois que, malgré des conditions de vie modestes, je bénéficiais de nombreux privilèges que je n'ai pas su te conserver, te léguer en bel héritage. L'avenir s'offrait à nous. Rien n'était impossible à celui qui le souhaitait vraiment. Le monde n'était pas une somme d'interdits, de peurs, et de portes fermées. Je ne suis pas certain aujourd'hui que, pour toi, les perspec­ tives soient restées aussi souriantes. 96

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L'action politique occupait presque tous nos loisirs et même plus. Des nuits entières, nous débattions et débattions encore. Ce faisant, beaucoup travaillaient, tandis que d'autres terminaient leurs études qui les conduisaient irrémédiablement vers Paris. Il en était de même pour nos jeunes postiers, gendarmes et autres fonctionnaires. Heureusement, une grande partie d'entre nous parvenait à se faire embaucher dans les nombreuses usines de la région. Ils entraient aussi comme apprentis, d'abord, avant d'être recrutés par une multitude de petits artisans de la vallée. C'était la fin des années 1970. Nombreux étaient déjà ceux qui se mariaient et fondaient leur famille. Personnellement, il m'arriva un événement que tu ne vas pas forcément vivre. Je devins maire de mon village de Lourdios-Ichère. Alors je comprends que, pour toi, les temps aient bien changé. D'abord, la politique, tu n'en as rien à cirer. Tu n'es pas forcément contre, mais ça ne te dit rien. Elle ne te parle pas. Tu es un peu plus libre de tes choix. Certains de tes amis font comme les miens à l'époque, en poursuivant des études au long cours. Ils passent des concours. Travaillent beaucoup. Pour beaucoup d'autres, les handicaps qui commençaient à se présenter à nous se sont aggravés. Tes perspectives d'avenir dépendent aujourd'hui plus souvent de ton milieu social, de tes origines ou de ton réseau de connaissances. Quant au travail, que ce soit à Paris, ou ailleurs, il ne court pas les rues. Tu es de plus en plus souvent invité à faire un stage, et même un autre... Aujourd'hui, on t'affirme que 97

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le jeune se forme tout en étudiant. Que de très nom­ breuses écoles sont prêtes à t'accueillir. J'ai pu me rendre compte que ce n'était malheureusement pas aussi systé­ matique, ni même très courant. Au cours de ce seul mois de juillet, une quarantaine d'entre vous sont venus m� voir. Vous étiez inscrits dans des instituts universitaires technologiques (IUT), dans des centres de formation en apprentissage (CFA), dans la formation de brevet de technicien supérieur (BTS). Dès la rentrée, vous enga­ geriez vos études dans votre établissement. Hélas, il manquait le nom de l'entreprise qui accompagnerait toute votre formation. Malgré les efforts obstinés de mes collaborateurs, nous n'avons pu trouver que quelques maîtres de stage seulement. C'était un investissement trop lourd pour eux. Les entreprises n'avaient ni les moyens ni l'organisation suffisante, à leur grand regret, pour pouvoir vous accueillir. Ça les aurait pourtant bien arrangées, parce qu'à la fin de ta formation elles t'auraient embauché. Vous auriez eu le temps de faire connaissance, de répondre à vos attentes mutuelles, de vous préparer ensemble. Puis, un jour, on te dit que tu devrais t'inscrire au revenu de solidarité active (RSA). Il t'ouvrira au moins les portes de la Sécurité sociale. Pour un emploi, c'est autre chose. Là, on te demande impérativement une expérience. Quelle expérience ? Tu n'as pas encore pu travailler ! Bon, tu as peut-être- décroché un job d'été. Mais c'est insuffisant. Alors, je comprends que tu ne sois pas franchement passionné ni par la politique ni 98

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par le boulot. Finalement, des différences, on a quand même fini par en trouver un certain nombre. C'est moins facile pour toi que ça ne l'a été pour moi. Alors, étant plus âgé que toi, je me permets de te

dire de ne surtout pas baisser les bras. La vie est extra­ ordinaire et mérite d'être vécue pleinement. Moi, je vais

m'effacer progressivement, et la suite, c'est toi. Je sais bien que je n'ai pas fait grand-chose pour t'y préparer, ou tout simplement pour t'accueillir. T'inviter à me rejoindre. Mais, il faut qu'on s'y mette maintenant.

Toi, tu ne peux pas rester comme ça, et moi. je ne peux

pas quitter la piste non plus. Le monde a énormément évolué au cours de ces trente dernières années. Je n'ai pas su t'en parler à temps, parce que, moi-même, je ne comprenais pas très bien ce qui se passait. Tout compte

fait, j'ai le sentiment que tu es quand même beaucoup plus fort pour faire face que tu ne le crois, et que je ne ' le croyais moi-même à ton âge. Tu as appris à vivre avec ton temps. Tu connais mieux que personne les nouvelles technologies qui sont en train de transformer le monde, et cela te plaît. Il faut absolument que nous poursuivions ensemble cette réflexion. Ce sera enrichis­ sant pour tous les deux. Oui, c'est ça, il faut qu'on parle.

Il faut qu'on débatte. Il faut même qu'on apprenne à dialoguer, surtout à s'écouter, et qu'on n'arrête plus d'échanger. Tu as plein de choses à m'apprendre, et

moi, j'en ai plein à te raconter. Sinon, tu finiras par imiter ces milliers de jeunes Espagnols qui ont campé à la Puerta del Sol, la place 99

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centrale de Madrid, manifestant leur désespoir de ne pas trouver de travail. D'accord, la situation économique n'est guère comparable entre nos deux pays : l'Espagne subit de plein fouet la crise économique et accuse un taux de chômage record de plus de 21 %! Il n'empêche, tu pourrais bien reprendre à ton compte, un de ces jours prochains, ces mots d'ordre adressés par les Indignés de Madrid à la classe politique : « Vous ne nous repré­ sentez pas! Nous voulons que les politiques nous écoutent! Changez le système! Nous voulons prendre nous-mêmes les responsabilités!» Mais sois tranquille, on va y arriver. Parce que tu es le printemps et que je suis l'automne. Les choses commencent toujours par le printemps, j'en ai vu des très tardifs, mais c'est toujours le printemps qui avait raison. Parce que sans printemps, il ne peut pas y avoir d'automne. Tu vois, j'ai confiance. Pour tout te dire, cela fait longtemps déjà que la question de notre avenir commun me préoccupe. Cela s'est accentué encore quand j'ai vu que tu étais très peu présent durant les périodes électorales. Pratiquement jamais dans des réunions ou forums si à la mode aujourd'hui pour les gens de ma génération. Lors de ma campagne des régionales à Bordeaux, l'an passé, je me suis bien promis de te rencontrer. En plus, je voulais que tu votes pour moi. Cela a très bien commencé. Les jeunes de mon équipe de campagne (oui, oui, il y en avait... Ils étaient même sacrément accros et archi doués) m'ont orga­ nisé une conférence à l'Institut d'études politiques de 100

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Bordeaux. La salle était pleine à craquer. j'en étais fier. J'ai fait mon exposé. Puis, on m'a posé des questions. Beaucoup de questions. C'était vraiment très sympa. Il y avait des professeurs aussi. Et ça a duré beaucoup plus longtemps que je ne l'avais imaginé. Je me suis mis en retard pour toute la soirée. Mais les jours qui ont suivi, je ne t'ai plus revu. Même pas dans la rue (ni même au marché). Je me demandais où est-ce que tu avais bien pu passer. Quelques jours plus tard, un jeudi soir, peu avant minuit, rentrant d'un meeting, je remarquai une foule de jeunes, agglutinés sur la place de la Liberté, à Bordeaux. Tous ces jeunes, tant de jeunes, je n'en revenais pas! Alors, tu vois comment je fonctionne maintenant. L'occasion était trop belle pour que je n'en profite pas pour rencontrer enfin des jeunes, leur parler et surtout les entendre, aller au contact. Après une fausse manœuvre, je me retrouvai avec ma voiture au beau milieu d'une véritable ruche d'étudiants. Ils n'en revenaient pas de ma présence dans cet espace piéton­ nier. Ils riaient, s'interpellaient joyeusement. Certains m'interrogèrent sur ce que je cherchais. Je leur répondis que je souhaitais discuter de la campagne des élections régionales. Mes interlocuteurs partirent d'un grand éclat de rire, m'expliquant que je m'étais trompé d'adresse, que cela ne les concernait vraiment pas. Un petit groupe prit tout de même l'initiative de.m'aider à sortir de là et à garer mon véhicule. Quelques-uns d'entre eux, origi­ naires du Pays basque, du Béarn, et même des Landes, 101

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me reconnurent. Deux jeunes filles me questionnèrent alors sur mon programme. Je les remerciai très chaleu­ reusement et leur demandai comment ils s'organisaient puisque, de part et d'autre de la rue, des bistrots restaient ouverts, et les mouvements incessants de nombreux petits groupes se prêtaient apparemment peu à ce genre de manifestation. Elles me conduisirent alors vers un recoin, hélant, interpellant, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, un bon nombre d'autres jeunes. C'est ainsi que je me suis retrouvé avec un audi­ toire d'une centaine de personnes devant moi. L'une des jeunes filles, à mon grand étonnement, exhorta le silence et annonça d'une voix forte et claire : «Jean Lassalle veut nous parler des régionales ! » S'ensuivit une explosion d'exclamations joyeuses, trahissant leur peu d'envie de m'écouter. Après tout, ils n'étaient pas là pour faire de la politique, mais pour se retrouver entre eux. La jeune fille s'impatienta et dit : « Monsieur Lassalle, allez-y, prenez la parole ! » Je ne savais pas du tout par quoi commencer. Le plus simple était d'aller droit au but et, de ma voix la plus forte et la plus assurée possible, je me mis à déclamer : «Je suis Jean Lassalle et je veux devenir votre président du conseil régional. - Président de quoi ? - C'est quoi, le conseil régional ?» Je ne sais par quel miracle cette jeune fille réussit de nouveau à instaurer un silence de cathédrale. Mais je voyais les rangs de mon public s'éclaircir peu à peu. Nous réussîmes tout de même assez rapidement, avec la 102

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petite trentaine d'obstinés, à nous engager dans un jeu de questions/réponses. « Combien vous allez gagner ? m'interrogea un autre. - Qu'est-ce que vous pouvez faire pour nous ? - Est-ce que vous allez nous aider à financer nos études ?» Finalement, les questions pleuvaient, je répondais aussi bien et précisément que le permettaient les cir­ constances. Puis, l'idée me vint de faire un sondage pour savoir combien d'entre eux s'apprêtaient à aller voter : seulement trois ou quatre. Quelques futurs abstentionnistes m'expliquèrent leurs raisons. L'un serait chez un copain à Pau, un autre se rendrait chez des amis à Montflanquin, d'autres n'avaient pas prévu de rentrer ce week-end-là, d'autres encore m'indiquèrent que, généralement, c'était «les vieux qui s'occupaient de ça à la maison». Quant au dernier, il déclara très gentiment que, comme il n'avait aucune idée de ce qu'était un conseil régional, il ne voyait vrai­ ment pas pourquoi il irait voter. Au bout d'un moment, il se demanda tout haut s'il en avait même le droit... Il était opportun d'en profiter pour expliquer ce qu'est le conseil régional, en exposant rapidement ses prin­ cipales prérogatives. L'heure n'était plus aux grandes déclarations emphatiques. Au bout d'un moment, le débat s'instaura. D'autres jeunes vinrent nous rejoindre. Quelqu'un décréta alors qu'il fallait s'installer ailleurs. Je repris donc la route en compagnie de quatre ou cinq téméraires, dont les deux jeunes filles du début. 103

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Et c'est ainsi que nous nous assîmes à la terrasse d'un troquet, où la discussion reprit de plus belle. J'ai ainsi effectué deux ou trois nuits blanches lors de forums où j'ai pu sommairement, je le reconnais, appréhender leurs craintes et leurs souhaits. En l'occurrence, pour la majorité d'entre eux: trouver un travail en évitant de préférence ces stages non rémunérés, ou si peu qu'ils confinent à l'esclavage. Pour le reste, ils semblaient partager ce même mot d'ordre: carpe diem, profiter du jour présent sans se soucier du lendemain. Je ne sais pas combien de voix j'ai pu ainsi gagner. Mais peu importe, car j'ai peut-être ramené quelques jeunes à la poli­ tique, aussi peu nombreux soient-ils. Ce sont les petites rivières qui font grossir les fleuves... N'est-ce pas le sentiment d'abandon que je crois discerner chez nos concitoyens en général, et plus par­ ticulièrement chez les jeunes? Je n'ai eu de cesse de vouloir abattre cette muraille se dressant entre les autres et moi-même, sans toujours y parvenir. Mais lorsque le mur s'effrite, les confidences ne tardent jamais. Il faut du temps, de la patience, du tact et accepter de se confier également. Peu à peu, j'ai compris ce que nous avions perdu au fil des années, sans en avoir conscience, sans y prendre garde. Jamais nous n'avions été aussi démunis et désorientés devant cet éternel prolongement de nous-mêmes que sont les jeunes. On a beau retourner le sujet dans. tous les sens, les faits sont têtus : nous sommes coupés de notre jeunesse, par ailleurs totalement dépolitisée. Il existe bien entendu 104

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des exceptions à la règle, mais une minorité ne doit pas cacher cette réalité. Je le répète : quelle différénce avec les années 1960-19 70, où les jeunes se battaient bec et ongles pour acquérir de nouveaux droits ! Nous en sommes très loin aujourd'hui. Un plan Marshall pour la jeunesse et l'éducation Refonder dans les meilleurs délais un nouveau pacte de l'instruction publique en France est une prio­ rité. Il convient de remettre l'éducation, la formation, l'apprentissage au cœur de cette nouvelle approche citoyenne et républicaine. Avec l'ensemble des acteurs, enseignants et syndicats d'enseignants. Les parents d'élèves aussi, qui ont tant besoin d'être soutenus, encou­ ragés, replacés pour nombre d'entre eux dans leur véri­ table rôle de parents. Leurs syndicats également. Il faut associer les grandes branches socioprofessionnelles et d'abord évaluer précisément le nombre de jeunes selon leur tranche d'âge et leur formation. Cela nous permettra de mettre en perspective les emplois à pourvoir par le simple mécanisme des départs à la retraite. D'où l'impor­ tance, avec tous nos centres de recherche, de définir la nature et le nombre d'emplois envisageables dans un futur proche et les formations adéquates. Dans le même temps, il est e-ssentiel de relancer un programme ambitieux de recherche, à la hauteur des besoins de notre pays, en vue de son redressement. 105

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La notion de priorité absolue doit être clairement affichée, avec et au nom de tous les Français. Il faut que les programmes et les formations s'inspirent de la longue expérience qui est la nôtre, mais aussi des immenses perspectives qu'offrent les nouveaux moyens de recherche, de communication, et les technologies nouvelles. C'est ainsi que nous parviendrons à former une nouvelle génération de Français ambitieux et responsables. L'évolution de notre société, avec les changements très profonds intervenus depuis cinquante ans, notamment avec l'exode rural et le phénomène d'empilement des banlieues, doit être bien sûr prise en compte, avec la volonté d'aménager autrement le terri­ toire, dans sa globalité. Il s'agit de mettre un terme à quelques principes qui, même s'ils partaient d'un bon sentiment (ah! les bons sentiments, quel mal font-ils!), nous ont entraînés dans une vraie désolation. Cessons de parler de ne remplacer qu'un fonctionnaire sur deux. Rien n'est bon dans cette formule. Il n'est plus possible d'entendre ce concept vide de sens de désert médical, que ce soit en ville ou à la campagne, ou de numerus clausus bloqué pour je ne sais quelle raison à un niveau inacceptable. De la même manière, une relation très étroite doit s'instaurer avec les entreprises, grandes, moyennes, petites ou très petites. Il convient de définir un modèle qui sera pris en charge par l'État seul, ou par l'État et la région, afin que toutes les entreprises puissent rece­ voir, sans coûts supplémentaires, des stagiaires, sur.des 106

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périodes aussi longues que les programmes d'études mis en œuvre l'exigeront. Combien de jeunes aujourd'hui se trouvent bloqués dans leur projet, à cause de cette inca­ pacité absolue à trouver une entreprise pouvant prendre en charge leur stage et les accompagner, dans un esprit d'éthique bien compris et partagé ? Un enrichissement réciproque. Le stage doit être gagnant-gagnant autant pour l'apprenti, le lycéen, le DUT ou l'étudiant au long cours, que pour l'entreprise qui peut rencontrer ainsi un talent et un futur collaborateur. En ce sens, il convient de mettre en place, à partir de la classe de quatrième, un dispositif systématique d'orientation/suivi, d'enver­ gure nationale et concernant tous les jeunes Français. Aujourd'hui, on affirme que le jeune se forme tout en étudiant, qu'il va faire des stages. Les écoles sont demandeuses, mais le stage ne suit pas, et le dispositif est presque toujours grippé. Deux orientations apparaîtront certainement très rapidement. L'une concernant les jeunes souhaitant entreprendre de longues études, et une seconde pour ceux souhaitant une formation rapide, technique, manuelle ou technologique, pour exercer un métier à court terme. À ce propos, il est urgent de réhabiliter par une grande campagne nationale les métiers qui font honneur à l'intelligence de la main, courroie de trans­ mission directement reliée au cœur, et qui impose son talent à la matière. Et si ce talant est reconnu, il doit l'être aussi au niveau de la rémunération. Il ne peut pas y avoir de France sans bâtisseurs au sens plein du terme. 107

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Autre paradoxe à harmoniser, les formateurs en CFA et professeurs en lycées professionnels constatent sur le terrain que, pour certaines filières, les entreprises reçoivent assez aisément des subventions du conseil régional pour soutenir la formation d'un apprenti. Cependant, elles n'assurent pas un suivi suffisant du jeune, garant de son avenir, et se limitent le plus souvent à employer cette aide pour la durée de son contrat d'embauche. Il pourrait dans ce cas-là être inté­ ressant d'attribuer une bourse d'études directement au

jeune en contrat d'apprentissage ou de professionna­ lisation. Ainsi, cela lui permettrait de gérer lui-même

son parcours de formation sur le long terme, durant ses études, voire pendant sa carrière professionnelle. Qu'il soit engagé dans une formation de longue

haleine ou dans une formation plus courte, chacun doit être honoré et respecté à l'aune du service qu'il s'apprête à rendre au pays. Pour ceux qui mettront un

peu plus longtemps à trouver leur voie, il faut, sans que ce soit un drame, qu'ils puissent changer d'orien­ tation, selon leur rapidité ou difficulté à discerner progressivement leurs propres aspirations et leur

avenir. Il faut absolument dédramatiser ce genre de situa­

tion, et au contraire considérer cette possibilité de

changement comme une chance. Si chacun participe

en conscience, et avec le sentiment de contribuer à la résurrection du pays, les résultats devraient très vite apparaître et permettre l'amélioration du dispositif. 108

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Nous devons nous donner les moyens de combattre l'angoisse et l'incertitude qui pèsent aujourd'hui sur nos jeunes, trop souvent désemparés, parce que mal orientés, mal préparés, face à des choix cruciaux. Il n'y a rien de pire que le désespoir. Un présent obscur rend le futur illisible, incertain, et source de toutes les peurs. Voilà pourquoi cette situation ne peut pas durer. L'absence de solution, notre incapacité à trouver des réponses, finirait par déclencher une explosion de colère. Comme l'a si bien exprimé Alain Peyrefitte : « Quand il n'est plus possible de parler, ni de comprendre, quand on ne veut plus subir, alors naît la violence, pour affirmer que l'on existe. » L'homme, parfois, ne sait pas manifester autrement ses angoisses les plus profondes. Que peut-il se passer d'autre avec des gens qui sont exclus de la vie active, parce que soi-disant trop vieux, ou avec des jeunes trop jeunes qui ne peuvent pas y entrer, obligés d'accepter des contrats d'intérimaires ou autres COD mal payés et sans lendemain ? Nous n'avons plus le choix. L'État, les pouvoirs publics doivent à nouveau peser sur les grandes orientations. L'argent est essentiel, mais il n'est pas tout. Il y a aussi un nouvel état d'esprit à instaurer. Je pense, par exemple, à l'enseignement, dont on ne cesse de nous dire qu'il n'est pas adapté, qu'il envoie plus de futurs chômeurs à Pôle emploi que de gens dont la formation 'séduira les entreprises. Comment se fait-il qu'il y ait autant d'offres d'emploi non satisfaites dans ce pays ? Pôle emploi recense 109

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ainsi 440000 offres sans réponses, sur le total de celles passant par ses services. Cela me paraît beaucoup, et d'ailleurs certaines associations contestent ces chiffres; il n'y en aurait que la moitié, ce serait déjà trop et prouverait que notre enseignement n'est pas adapté à la réalité du marché du travail. Il faudrait beaucoup plus de collèges et de lycées professionnels spécialisés, adaptés à la demande du marché, comme il y en a dans la cuisine, et arrêter de faire croire qu'on a raté sa vie si l'on n'a pas les capacités suffisantes, ou l'envie, pour suivre des études de médecine ou faire son droit. Quand je vois qu'on en est réduit à donner un an de RSA à des jeunes qui ne travaillent pas et qu'on les abandonne à la fin de ce délai... j'en appelle à une réflexion partagée et solidaire, «patrimoniale», de ce que nous avons en commun. Mais cela ne peut se faire qu'avec l'accord de tous. Car je ne cesserai jamais de croire en la politique, en la République. La France se doit de porter au plus haut les valeurs de son triptyque que sont la Liberté, l'Égalité et la Fraternité. Elle le doit d'abord à son histoire, aux anciens qui se sont battus pour qu'elle ne perde pas son âme. Mais elle le doit surtout à ses enfants, à la jeunesse, au nom du vivre ensemble, comme une mère veille à l'union de sa famille. Mon devoir d'homme politique se fonde sur la nécessité d'accompagner, d'enfoncer le clou sur cette impérieuse obligation qui commence à fàire sens et décidera de notre futur, en passant par celui de nos jeunes. Pour eux et avec eux.

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Changement de monde

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e me souviens de l'arrivée de l'an 2000. La longue période qui l'a précédé m'a profon­ dément marqué. Je crois me souvenir qu'elle était très présente aussi dans l'esprit de chacun. j'avais eu la chance d'effectuer, au cours des quinze dernières années du siècle, plusieurs voyages dans toutes les parties du monde. j'avais été étonné de constater ce même sentiment d'attente, aux quatre coins de la planète. Cela était d'autant plus marquant pour moi que je me rendais bien compte des grandes différences qu'induisaient a priori les organisations calendaires ou les religions. Les divers paliers de développement et de ressources chez les peuples avaient encore accentué ma curiosité à l'égard de ce phénomène. À l'orée de l'an 2000, mille espoirs agitaient les êtres : de l'espérance pure et parfois crédule aux rêves de progrès salvateurs, de réconciliations multiples entre peuples et ethnies bigarrées, aux développements technologiques 111

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et culturels. C'était un peu comme si la grande espérance d'un monde nouveau, avec l'arrivée du troisième millé­ naire, venait atténuer un profond sentiment d'angoisse, parfois même de malaise, que j'avais si souvent ressenti. Bien sûr, les populations les plus sous-développées, à la plus faible espérance de vie, aux conditions d'existence et cte travail les plus rudimentaires, m'avaient toutefois paru étrangères à ce double phénomène. Il est vrai que nombre d'entre elles continuaient à vivre sous l'égide de communautés dont je ne comprenais pas toujours le sens, mais dont je pressentais la grande ancien­ neté. Beaucoup d'entre elles vivaient leurs conditions humaines, à peine concevables à mes yeux, dans une forme de fatalisme à toute épreuve. D'autres, et parfois les mêmes, étaient portées par une foi divine inébranlable. Il me semblait qu'elles étaient moins chargées de préoc­ cupations existentialistes, d'angoisses, que les autres. Certaines le vivaient avec une solennité nonchalante, dans une exubérance de sentiments avec des expressions de rire et de bonne humeur, qui me frappaient. Toutes proportions gardées, et avec l'humilité qui sied dans la circonstance, j'avais l'impression d'y retrouver un peu de ma jeunesse dans mes Pyrénées natales. Pour celles possédant un niveau de développement semblable à celui de cette fin de siècle en France, c'était bien une peur mise entre parenthèses qu'incarnait ce très prochain passage au nouveau millénairt!. La souffrance morale que j'avais pourtant ressentie chez le plus grand nombre m'avait profondément marqué. ]'en percevais facilement 112

CHANGEMENT DE MONDE

les raisons pour la majorité d'entre elles, touchées par la famine, et en situation de grand dénuement. Elle allait de soi dans les pays ravagés par la guerre. j'avais pris de plein fouet l'anxiété de ceux qui vivaient dans des conditions comparables aux nôtres. Ils avaient une famille, du travail, de l'argent, la possibi­ lité de se déplacer. Or, ils ne me paraissaient pas heureux. j'avais eu l'occasion de lire, d'échanger, ou d'entendre parler de la « conscience des peuples ». Je me souviens, à cette époque, de m'être fait une raison devant tant de situations paradoxales, en me disant que lorsque la majorité d'un peuple ne possède pas les conditions de vie suffisantes, ou vit dans le malheur, cela induit un profond sentiment d'angoisse pour toute la commu­ nauté. Mais l'an 2000 approchait, la notion de progrès ininterrompu et salvateur prenait un nouvel élan. Avec le nouveau millénaire, tout allait s'arranger. Je me dois aussi de dire, pour être le plus près possible du senti­ ment qui m'habitait alors, que j'avais perçu ici ou là une grande peur à l'approche de cette date emblématique. Certains m'avaient parlé de la fin du monde, d'autres de la fin des temps. De la punition qu'allait recevoir l'homme qui depuis trop longtemps jouait aux apprentis sorciers. Les derniers, enfin, imaginaient la relance des grandes conquêtes de l'Univers, une accélération sans précédent des progrès de la science, à tous les stades : la fin des maladies incurables, let possibilité de voyages fulgurants à travers la planète et, en tout état de cause, une grande amélioration des conditions de vie pour tous. 113

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Jean Lassalle

L'an 2000 est passé. Une décennie plus tard, j'ai la sensation que, mis à part les rares et quelques domaines qui ont vu la vérification de leurs attentes ou de leurs prédictions, l'état du monde n'a pas tellement changé. Encore que la mondialisation soit devenue une réalité, les grands sentiments se forgent davantage à l'aune du village mondial qu'au niveau des peuples nations. Que de bouleversements pourtant sont intervenus autour de nous et dans le vaste monde, au cours de ces trente der­ nières années ! En ce qui nous concerne, en France et en Europe, tout a changé. L'histoire a connu un bascule­ ment majeur, avec la chute du mur de Berlin. L'URSS m'intéressait et même me fascinait bien avant le mois de novembre 1989. Je me demandais toujours comment le noble sentiment que constituait la perspective du partage absolu et du pouvoir direc­ tement exercé par le peuple, théorisés de si longue date et mis en œuvre par la révolution rouge de 1917, avait à ce point pu dériver pour en arriver à ce fiasco. Le monde était bipolaire. D'un côté, Moscou et ses satellites vainqueurs à l'Est de la terrifiante ère nazie, de l'autre, Washington, Londres, et finalement Paris, s'étaient retrouvés au beau milieu d'un Berlin en flammes. Le mur, érigé en 1961 par la RDA, allait marquer pour toute une génération la redoutable ligne de démarcation des deux visions du monde, qui désor­ mais se défieraient jour et nuit, des décennies durant. La dictature du prolétariat, face à !'Oncle Sam et à son capitalisme. Chacune des parties voulait conquérir le 114

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monde, et bien entendu entraîner la ruine de l'autre. L'apocalypse d'Hiroshima et de Nagasaki, et, à un degré moindre, de la bataille de Stalingrad, hantaient mes 20 ans. Quand donc viendrait le premier jour de la « guerre des mondes» qui marquerait peut-être la fin de l'humanité? Bien que peu fortuné, j'avais entrepris une série de voyages à l'Est. j'avais d'abord découvert Moscou, parce que Gilbert Bécaud m'avait enthousiasmé avec sa guide aux cheveux blonds... Certes, j'avais eu quelques diffi­ cultés pour y arriver, mais pas autant que l'on me l'avait dit. Je ne sais pas si c'est en raison de son histoire, de son imposante stature, de sa place Rouge, mais j'avais été très impressionné par Moscou. Puis j'avais eu l'occa­ sion de m'enfoncer à l'intérieur des terres. Parfois très loin, jusqu'au Kazakhstan. La différence de conditions de vie m'avait marqué. Moscou ressemblait à Paris, ou à Londres, en plus froid, mais la Russie profonde, ce n'était pas le Bassin aquitain. Quelle misère! Quelle pauvreté ! Un peuple de serfs, de pauvres gens, mal nourris, accablés par un fatalisme poignant. j'avais pourtant été frappé par le fait que les soins soient gratuits pour tous, tout comme les activités culturelles. L'absence de voitures, une vie moyenâgeuse, mais assez organisée, m'avaient convaincu d'une très grande dispa­ rité de développement de la petite partie de la grande Russie que j'avais visitée. Sauf ,que j'avais eu l'impres­ sion de croiser, avec une émotion toujours égale, des milliers de Nathalie aux cheveux blonds... 115

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Et puisque les voyages forment la jeunesse, c'est

tout naturellement que j'avais continué à visiter l'autre côté du rideau de fer. Il fallait que je constate de visu à quoi cela ressemblait. C'est ainsi que j'ai découvert la

Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, ·mais aussi

la Pologne, en 1984, d'où j'étais revenu, paradoxalement, avec la certitude que la nation, sous la botte du général Jaruzelski, allait se soulever. Il s'en dégageait une curieuse sensation : tandis que Jean-Paul II était assis sur le trône

de saint Pierre, le syndicaliste et futur président Lech Walesa se trouvait en résidence surveillée. Il régnait une foi immense que je n'avais trouvée nulle part ailleurs. D'accord, il y avait les Tchécoslovaques et les Hongrois

qui ne se cachaient presque pas de détester viscéralement l'URSS. Mais ils ne m'étaient pas apparus comme ayant

la moindre envie d'en découdre. Pour comprendre cette résignation, il faut garder à l'esprit les terribles punitions qui furent infligées à Budapest en 1956 et à Prague en 1968. j'étais donc fasciné par cette partie de l'Europe. Je m'étais attardé en Yougoslavie avant qu'elle n'éclate dans le sang et l'horreur. Elle constituait de loin le pays le plus développé. Il m'avait semblé que son niveau de vie était plus proche du nôtre. Rien ne m'avait laissé présager le terrible malheur, qui, très

peu de temps après seulement, allait s'abattre sur elle. Les gens étaient heureux, la jeunesse éclatante. Il s'agis­ sait de toute évidence d'un pay's plus émancipé que les autres « à l'Est » et qui avait depuis longtemps ouvert ses portes au tourisme. Une situation due à Tito qui avait 116

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su résister aux tentatives de mainmise des Soviétiques, à l'époque stalinienne. On y retrouvait des gens de partout, aussi bien de l'Ouest que de l'Est. Les visas pour cette destination étant un peu plus faciles à obtenir, les pays frères avaient intensifié avec cette sœur plus libre des relations beaucoup plus fortes. Non, je n'imaginais pas un seul instant que, quelques mois plus tard, après la mort de Tito et le long mais irrésistible effondrement du pouvoir central, les nationalismes et les rivalités reli­ gieuses rejailliraient plus exacerbés que jamais, livrant le pays au chaos de la guerre civile, avec son cortège d'atrocités fratricides. En ce temps-là, je ne pus m'empêcher d'établir un parallèle avec une autre guerre civile, plus proche de moi, et qui avait marqué notre région des Pyrénées. Celle de 1936, qui avait ravagé l'Espagne. Mon père l'évoquait souvent : « Une des grandes surprises de ma vie, disait-il, c'est d'avoir vu comment l'Espagne, en l'espace de six mois, s'est transformée en un univers de haine. » Il évoquait plus particulièrement le cas de ces deux bergers espagnols, deux frères avec lesquels il avait travaillé et qui s'étaient retrouvés dans deux camps différents : l'un mobilisé dans l'armée républicaine, et l'autre affecté dans une unité sous l'autorité du général Franco. « La guerre est toujours une chose terrible, m'avait dit mon père. Mais elle l'est encore davantage quand elle pénètre au cœur des i"amilles et que la haine devient compagne de longtemps. C'est terrifiant. » Et ce constat de terreur, je fus contraint de l'établir en 117

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retournant en Yougoslavie au début des années 1990. Les jeunesses serbes, croates ou monténégrines, que je n'avais pas su distinguer, étaient en train de s'entre­ tuer. j'ai à mon tour découvert la haine chez les mêmes jeunes gens croisés quelques années auparavant.

Ceux-là mêmes qui, alors, affichaient leur insouciance joyeuse, leurs musiques endiablées que j'ai tant aimées, et leur irrésistible beauté, aux touristes de mon genre.

Toujours dans le désir de comprendre, mais là dans un contexte totalement différent, j'avais également

visité le Canada et les États-Unis. C'était l'époque où les conseils généraux visitaient durant quinze jours ou trois semaines, pour des sommes tout à fait abordables, les pays en vue pour s'inspirer des clés de leur développe­

ment. Le décalage m'était apparu si immense, le fossé si large, entre les deux protagonistes de la « guerre des étoiles », que l'éventualité d'un affrontement s'affichait

comme hautement improbable. Mais il n'en reste pas

moins vrai que la guerre froide, qui semblait avoir figé

l'histoire pour des siècles dans l'équilibre précaire mais efficace de la terreur, était toujours là bien présente. Et même oppressante. La puissance politique, financière et industrielle des États-Unis m'avait laissé bouche bée.

Leur abondance de tout, le gigantisme de New York, des grandes villes, les trésors de la Californie, le sentiment de liberté, l'esprit de patriotisme de ce peuple m'avaient

confondu. J'ai déjà dit quel plaisir je prenais à plonger dans les livres d'histoire. Un sujet en particulier me passionnait 118

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réellement : la chute des empires. D'Athènes à Rome, en passant par l'Autriche-Hongrie, et la ffa de l'épopée napoléonienne, pour ne citer que ceux-là. Fasciné, vous dis-je, car j'étais toujours étonné de la façon dont de pareilles puissances avaient pu dominer sans partage, avant de sombrer et disparaître corps et biens. Évidemment, j'étais loin de penser que l'époque moderne me ferait assister à une similaire « chute de nos certitudes ». C'était oublier comment l'histoire, tel un métronome bien réglé, est en mouvement perpétuel, tout en se répétant inlassablement. Un rythme établi depuis et pour la nuit des temps, tant qu'existeront cette planète et les petits bonhommes qui la peuplent. Ainsi, un devin m'aurait prédit que j'allais assister, comme des millions d'autres femmes et d'hommes, à la chute du rideau de fer et à la fin de l'Empire soviétique, je ne l'aurais pas cru. Pourtant, le 9 novembre 1989, c'est ce qui arriva. Il y a vingt-deux ans. Rien à l'échelle de l'humanité. Mais beaucoup dans la vie d'un homme. Surtout quand je constate à quel point cet événement a bouleversé la physionomie du continent et l'exis­ tence de millions d'individus. Beaucoup prédirent ce tournant de !'Histoire... après coup! Avant, hormis Hélène Carrère d'Encausse pour de fausses raisons, je n'ai pas souvenir d'avoir lu ou entendu, sauf dans les tout derniers jours, quiconque l'annoncer. Tout se passa si vite ! Quelques heures, quelqMes jours, à la faveur de dirigeants abasourdis et déjà vaincus, suffirent à faire ployer l'extraordinaire machine soviétique et tous ses 119

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satellites. Soixante-dix ans d'un régime d'airain, d'une dictature sans comparaison possible dans !'Histoire, servi par une police politique à la redoutable efficacité sur des territoires immenses. La chute du mur de Berlin précédait un élan de joie sans pareil. Tous les peuple:-; asservis étaient submergés d'une nouvelle espérance. Les autres aussi. Nous avons pensé que le monde était sauvé, que les guerres étaient terminées, parce qu'il n'y avait plus qu'un seul modèle. On ne se dispute pas avec soi-même, voyons! Comble du bonheur, ce modèle, celui qui avait survécu, c'était le nôtre. On se crut revenus au temps des Trente Glorieuses, avec croissance exponentielle à la clé et baisse durable du chômage. À cette époque-là, la Communauté européenne était encore la réunion de quelques États-nations s'efforçant de se construire un destin commun, sans y perdre leurs particularités politiques. Dans l'esprit des pères fonda­ teurs, qui après avoir réussi l'impensable, réconcilier la France et l'Allemagne, il s'agissait de travailler en commun l'acier et le charbon. La grande idée qui sous­ tend le rêve avant qu'il ne devienne réalité est de mettre en place un nouveau mode de vie, une relation totale­ ment nouvelle entre les nations. L'objectif suprême est d'éviter que jamais plus le dérapage sordide ne puisse se renouveler. Les images des rencontres entre le président de Gaulle et le chancelier Adenauer, et vingt ans plus tard entre le président Mitterrand et le chancelier Kohl, ont fait le tour du monde. j'ai l'honneur et la chance d'appartenir à cette toute première génération qui n'a 120

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jamais été appelée sous les drapeaux. Nous n'avons plus jamais connu la guerre sur notre terre. Je n'ai pas été contraint, à l'âge de 20 ans, de quitter ma famille, le fusil sur l'épaule. L'Union européenne a décroché le tocsin de nos campagnes. Elle nous a dispensés des affres de la mobilisation générale qui nous laissait exsangues, seuls face à l'horreur et à la douleur d'avoir perdu des millions d'enfants. L'idée de départ des pays européens était de joindre leurs vigueurs pour réaliser ce qu'ils étaient incapables de faire seuls. Les peuples de ces pays, encore totalement indépen­ dants, avaient au gré des élections tout loisir de se lancer dans l'orientation politique qui correspondait le mieux à la situation. Et la politique de la France, de l'Allemagne, du Royaume-Uni, de l'Italie, pour ne citer qu'eux, était d'inspiration tantôt démocrate sociale, tantôt d'ins­ piration plus libérale. Ces pays avaient jalousement conservé leurs prérogatives, se gardant bien de s'engager dans l'excès de l'un ou l'autre des deux modèles domi­ nants. Cette démocratie était basée sur l'idée de nations souveraines disposant chacune de leur propre monnaie. L'Europe était composée de pays distincts, dont chacun déterminait son organisation propre, et la place de son État qui intervenait largement sur sa propre économie. La Grande-Bretagne continuait à vivre sa relation privilégiée avec les États-Unis, et son Commonwealth. La République fédérale d'Allemàgne s'était reconstruite en un temps record, grâce à la puissante aide améri­ caine; elle avait vite retrouvé une économie florissante, 121

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et sa monnaie avait déjà repris place parmi les plus fortes du monde. Et pour cause, dégagée de toute préoccu­ pation militaire, elle avait immédiatement engagé la réorganisation de ses outils de production et notamment l'industrie. Le mark était régulièrement réévalué, le fram: tout aussi régulièrement dévalué, quant aux monnaies des autres principaux États européens, elles faisaient du yoyo, à l'image de la livre sterling. Chacun avait alors le sentiment de tenir son destin en main. Les États-Unis tenaient leur place de premier de cordée du monde libre. L'URSS conduisait aux destinées du monde communiste. L'un et l'autre engagés dans le sourd combat de position et d'influence à travers le monde, les États européens de l'Ouest goûtant à la paix retrouvée se délectaient de leur âge d'or. Ailleurs, les choses étaient simples, du moins en appa­ rence : le Japon, encore placé sous étroite surveillance, avait relancé sa puissante économie comme si de rien n'était, tandis que la Chine immense songeait à s'éveiller. L'Inde commençait à y voir clair avec son indépen­ dance, mais était encore totalement enlisée dans sa sanglante division avec le Pakistan. Au Moyen-Orient, Israël, à qui on avait donné naissance, créant de facto le problème palestinien, s'était développé avec une fulgu­ rance qui avait sidéré le monde entier, et profondément agacé le panarabisme de Nasser, qui ne supportait pas la présence de l'intrus. La guerre éclair des Six-Jours allait régler la question pour quelque temps, mais en laissant en germe la tragédie sanglante des décennies à venir. 122

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Mais revenons à notre France. Sortie de la guerre, exsangue, mais au quatrième rang des nations les plus importantes du monde, elle avait engagé un impo­ sant programme militaire, et s'était dotée de la bombe atomique. Ayant procédé à sa décolonisation, elle vivait ses Trente Glorieuses. Déjà largement esquissée par l'Ancien Régime, elle s'est construite en réunissant des peuples, des nations et même des États. Une de ses singularités vient de cet ancien et judicieux équilibre entre son État centralisé et indiscuté, et l'originalité, la forte identité de ses provinces ; le balancement harmo­ nieux entre ces deux entités. La Révolution et ses suites l'ont faite laïque et indépendante. Elle s'est organisée autour de valeurs aussi fondamentales que l'égalité des chances pour tous, et ce sur l'ensemble de son terri­ toire. Elle s'est fabriqué une Sécurité sociale, des services publics efficaces longtemps imperméables à toute idée de profit. Elle a exporté dans une très grande partie du · monde la trilogie qui a construit sa légende, et les droits de l'homme. Que nous est-il donc arrivé pour que quelques années aient suffi pour nous retrouver dans le cauchemar dans lequel nous nous débattons aujourd'hui? Comment les . pays les plus riches de la planète se sont soudaine­ ment retrouvés endettés, au point d'être contraints de continuer d'emprunter aujourd'hui au quotidien pour rembourser à des taux usuriers lel.us intérêts d'emprunt? Comment des peuples si anciens et jaloux de leurs prérogatives démocratiques ont-ils brutalement été 123

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relégués au rang d'immenses troupeaux sans berger ? Que s'est-il donc passé pour que l'égalité des chances pour tous, la sécurité, l'engagement solidaire de toute une société au service de chacun, se soient ainsi dilués, laissant un univers où des individus hébétés, perdus, sans repères, ne trouvent plus les moyens de croire en le prochain, en Dieu ou en l'homme? Comment se peut-il que certains d'entre eux, très loin de gagner un euro par jour, se soient soudain retrouvés confrontés à celui qui n'a plus l'ombre d'une chance de compter ce qu'il détient, avant qu'il ne soit, peut-être, totalement dépos­ sédé lui-même à son tour ? Que nous est-il arrivé pour que l'homme choisi, celui chargé d'inspirer, d'animer, de guider l'ensemble de ses concitoyens, se retrouve soudain les mains nues, sans l'ombre d'un pouvoir, alors que des puissances financières incalculables ont créé un nouvel ordre terrifiant ? Je ne suis ni un écono­ miste ni un expert, et je n'ai nullement l'intention de seulement tenter de le devenir. j'en ai en revanche rencontré tellement, me livrant tous leur implacable analyse dont le caractère le plus affirmé était la diffé­ rence totale de jugement des uns par rapport aux autres. Hélas, la chute du mur de Berlin n'avait pas été qu'une bonne nouvelle. Par contrecoup, elle amplifia, en quelques années, des prédispositions à l'indivi­ dualisme, à l'égoïsme, qui étaient apparues dès les années 1960. La valeur homme, dans son caractère sacré, unique, et fraternel, fut vite basculée, submergée, par la valeur argent. On parla alors argent, pas de celui 124

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facilitant les échanges de biens, sur lequel il était censé être basé, mais comme cela avait été le cas à d'autres époques de la vie des hommes, une fin en soi, celle qui substituait la richesse du travail de l'homme à la spéculation ou le moyen de faire de l'argent sur l'argent. Sans doute trop occupée par son nouveau et décisif

leadership mondial, la démocratie américaine avait baissé la garde, ne portant qu'un regard distrait sur l'augmentation abyssale de sa dette. La Russie essaya de se faire une raison pour survivre et passa directement du communisme au capitalisme.

L'Europe, qui avait entrepris sa pacifique construc­

tion, fut totalement débordée, allant même jusqu'à

confondre l'esprit humaniste des pères fondateurs

avec un brutal processus de financiarisation de son économie. Encore une fois emportée par son vertige

américain, elle entreprit à la hâte, pour tenter de revenir au niveau de démocratie que son histoire imposait, et au lieu de tenter de définir son propre modèle

respectant l'originalité et l'ampleur de son histoire, de « singer » l'Amérique au point de prétendre - sans rire -

vouloir construire « les États-Unis d'Europe ». Sans être désobligeant pour nos cousins