Le devenir-autre de l'existence: Étude sur la phénoménologie contemporaine en France
 9791037022233

Table of contents :
couverture
Préface par Renaud Barbaras
Introduction
I. L’eidétique de Husserl
II. Après Husserl. Sur la voie d’une phénoménologie du devenir
III. La phénoménologie de l’événement chez Henri Maldiney : compléter Heidegger
IV. La phénoménologie de l’événement chez Claude Romano : dépasser Heidegger
V. La finitude de l’existant chez Jean-Luc Marion
VI. La finitude métaphysique de l’existant chez Renaud Barbaras
VII. Le contact de soi à soi dans le « moment » du sublime chez Marc Richir
VIII. Sur le primat du devenir sur l’événement
IX. Synthèse
En guise de conclusion
Note
Index
Table des matières
Dans la collection « Le Bel Aujourd’hui »

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Le devenir-autre de l’existence

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Cette publication est l’aboutissement du projet « Être digne de l’événement : une méta-éthique phénoménologique comme solution de la crise des sciences » (n° L300092102), réalisé à l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences de la République tchèque dans le cadre de soutien aux sources humaines d’avenir – chercheurs postdoctoraux.

www.editions-hermann.fr ISBN : 979 1 0370 2223 3 © Filosofický ústav AV ČR, v. v. i., 2022 © 2023, Hermann Éditeurs, 6 rue Labrouste, 75015 Paris. Toute reproduction ou représentation de cet ouvrage, intégrale ou partielle­, serait illicite sans l’autorisation de l’éditeur et constituerait une contrefaçon. Les cas ­strictement limités à l’usage privé ou de citation sont régis par la loi du 11 mars 1957.

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Collection « Le Bel aujourd'hui », fondée et dirigée par Danielle Cohen-Levinas

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Le devenir-autre de l’existence Étude sur la phénoménologie contemporaine en France

Préface de Renaud Barbaras

Depuis 1876

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Petr Prášek

Préface

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L’ouvrage de Petr Prášek réalise la prouesse de rendre compte de manière cohérente, dans un espace relativement restreint, de la quasi-totalité du champ de la phénoménologie française contemporaine. Ceci suppose non seulement une connaissance approfondie de tous les auteurs mais encore une distance et une lucidité philosophiques remarquables, en quoi l’auteur fait œuvre de philosophie tout autant que d’histoire de la philosophie. Il s’agit bien en effet pour lui, de « construire le champ phénoménal de la phénoménologie contemporaine en France 1 », dont la figure emblématique est celle d’Henri Maldiney, pour autant qu’il lui revient d’avoir introduit le moment pathique au cœur du Dasein. Plus précisément, la ligne directrice du livre, qui lui donne sa forte cohérence et lui permet d’articuler tous les auteurs selon un ordre qui n’est pas d’abord chronologique, est la relation essentielle entre le devenir-autre du sujet et l’événement en sa concrétude et son imprévisibilité, relation dont il faudrait dire qu’elle est la nouvelle figure de la corrélation pour les phénoménologies que l’auteur prend en considération. On pourrait ainsi avancer, à la suite de celui-ci, que le lien ou le tissu corrélationnel doit désormais être envisagé comme crise plutôt que comme visée intentionnelle. C’est cette hypothèse qui lui permet d’ordonner

1. Cf. p. 273 de ce livre.

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par Renaud Barbaras

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les phénoménologues contemporains selon un axe original, dont je voudrais souligner rapidement les principales inflexions. Ce qui est radicalement mis en question est ce que l’auteur nomme la « phénoménologie de l’identité », qui articule le sujet à une présence en droit donnée exhaustivement et met donc l’intuition à la source de la corrélation : la conscience est Bewusst-sein, être-su de l’objet. Dans une telle perspective, le devenir demeure impensable : l’autre est toujours déjà assujetti à la mêmeté de l’ego transcendantal et le phénomène à l’identité de l’objet. On pourrait néanmoins nuancer cette présentation en soulignant, comme l’auteur lui-même le suggère 2, qu’il y a au cœur de la conscience elle-même une altération fondamentale, un devenir-autre constitutif puisque c’est dans l’écart originaire ouvert par la rétention que la conscience comme telle advient : le recul dans le passé immédiat est identiquement venue à soi et venue du soi. La pensée de Heidegger fonctionne alors d’une certaine façon comme une transition puisque si, d’un côté, celui-ci découvre l’événement sous la figure du « pur fait d’exister », comme le dit Levinas, de l’autre, l’affection (ou disposition) est toujours déjà subordonnée au comprendre, de sorte que la dimension pathique et donc charnelle, pour autant qu’elle impliquerait un véritable devenir du Dasein, n’est pas prise en compte. Autrement dit, comme Patočka l’a parfaitement compris de son côté, l’ontologie de l’existence est trop formelle et une détermination existentiale de la chair lui fait cruellement défaut. Comme l’écrit très bien l’auteur, « une description plus concrète de l’existence dans laquelle des événements de notre devenir-autre ne sont pas absorbés par le seul événement de l’exister ou par plusieurs événements époquaux de l’être, doit thématiser le vivre spontané lié à la sensibilité la plus primitive. Tout le problème consiste en ceci que, chez Heidegger, la sensibilité ou l’affection sont toujours déjà un comprendre, un sens, car la situation-affective de la 2. Ibid., p. 55-56.

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tonalité et la compréhension sont deux existentiaux unis dans la structure du souci 3 ». Il ne fait pas de doute que, dans le dispositif proposé, l’œuvre de Straus joue un rôle décisif : c’est en vérité avec lui que le devenir-autre fait son apparition au sein du sujet. En effet, le sentir n’y est plus pensé comme renvoyant à un contenu, précisément à un vécu mais à une relation dynamique entre le sujet et le monde, c’est-à-dire exactement un devenir : plus profond que le contenu sensible, il y a le mouvement, qui prend originairement la forme de l’approche et de l’éloignement, d’une rencontre dynamique entre le vivant et son Umwelt, que Petr Prášek nomme une crise vitale. Comme il le résume très bien, « les impressions singulières du sujet ne constituent pas des données hylétiques immanentes liées aux qualités objectives des choses transcendantes mais révèlent des transformations ou délimitations de la relation entre le je et le monde, elles ne sont que leurs “modes variés de communication” 4 ». Le sujet n’a pas d’autre contenu que cela qui advient dans et par la relation avec son monde : son identité est subordonnée à une altération fondamentale, un devenir-autre. À juste titre, l’auteur situe Merleau-Ponty dans la postérité de Straus et je pense en effet que l’on ne saurait minimiser l’apport de celui-ci pour la pensée du phénoménologue français. Il a également raison de souligner que, d’une certaine façon, l’œuvre de Merleau-Ponty demeure en retrait par rapport à l’avancée strausienne. En effet, en essayant de penser la relation du sujet au monde à travers le concept de chair, en tentant donc de mettre au jour l’univocité d’un tissu ontologique sous-jacent à la relation perceptive au monde et condition de cette relation, Merleau-Ponty s’interdit de rendre compte de la dimension de la rencontre et de la crise, de l’événementialité par-delà la familiarité originaire avec le monde. En d’autres termes, dès lors que le sentir dont ma chair est le 3. Ibid., p. 85-86. 4. Ibid., p. 100.

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Préface 7



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siège s’inscrit dans la chair du monde, que mon ouverture au monde est l’envers d’un devenir-sensible du monde, force est de conclure que le devenir-autre demeure un devenir-même, que l’altérité à elle-même de ma chair s’abolit dans l’identité d’une chair ontologique. L’auteur montre alors très bien, en pleine conformité avec la logique de sa démonstration, comment la pensée de Patočka représente une avancée considérable puisque, sur la base de sa critique du caractère formel de l’analytique existentiale, il parvient à intégrer la chair au Dasein, au titre d’existential primordial, et à penser par conséquent la chair existentialement comme capacité de se mouvoir. Il réalise ainsi une forme de synthèse accomplie entre Heidegger et Merleau-Ponty puisqu’il parvient à ressaisir le pâtir au niveau même de l’existence : « le devenir qu’est le sentir est désormais conçu comme la base du Dasein, au sens où il fait “concrétiser” le seul événement qu’est l’existence chez Heidegger sous la forme d’un devenir-autre. Le mouvement de l’existence est la réalisation corporelle des possibles sans qu’il y ait de substrat ou substance inchangeable et sous-tendant ce mouvement 5. » Autrement dit, en l’adossant à une mobilité concrète qui ne repose pas sur un substrat préalable mais produit son propre substrat, selon un geste de radicalisation de la conception aristotélicienne du mouvement, Patočka parvient à surmonter la clôture du Dasein heideggerien sur le comprendre et y introduire ainsi la possibilité d’un authentique devenir-autre. L’auteur n’en reste cependant pas là puisque c’est dans la pensée de Levinas, qui apparaît bien comme le point d’aboutissement de cette ligne tracée au sein de la seconde génération de phénoménologues, qu’il trouve ce qu’il nomme les deux conditions fondamentales de la naissance de la phénoménologie contemporaine. En effet, il s’agit pour Levinas, dans la perspective d’une déformalisation du temps, de mettre au 5. Ibid., p. 116.

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Préface 9

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jour des événements qui ouvrent dans l’économie de l’Être une dimension qui brise les structures intentionnelles en les confrontant à une transcendance « d’un type totalement différent de la projection d’un pouvoir », à savoir la transcendance métaphysique qui sera celle du visage. De là les deux conditions évoquées. Tout d’abord, il n’y a pas de devenir-autre de l’existence sans cette séparation radicale, qui est l’envers de la transcendance métaphysique. En d’autres termes, il n’y a pas de véritable devenir du sujet sans cet espace de jeu radicalement incomblable qu’est celui d’une transcendance qui ne peut d’aucune façon être totalisée, reconduite au Même : l’altération dynamique du sujet a pour condition une altérité métaphysique. Comme l’écrit l’auteur, « la relation avec la vraie transcendance ne se contente pas de déchirer l’unité de l’ego transcendantal de Husserl, elle a la force de perturber l’autoconsistance du Dasein, et cette perturbation, en tant qu’elle est métaphysique, est encore plus puissante que le processus décrit comme co-devenir du sujet sentant et du monde dans la sensation 6 ». En quoi la démarche de Levinas représente, à l’instar de celle de Straus, un point d’inflexion majeur de la courbe que le livre dessine. La seconde condition procède en droite ligne de l’événementialité de cela qui vient déchirer la clôture du sujet. Comme l’écrit en effet Levinas, sa méthode « consiste bien à chercher la condition des situations empiriques, mais elle laisse aux développements dits empiriques où la possibilité conditionnante s’accomplit – elle laisse à la concrétisation – un rôle ontologique qui précise le sens de la possibilité fondamentale, sens invisible dans cette condition 7 ». C’est de cette concrétisation que s’occupe la phénoménologie contemporaine. Cette restitution du champ phénoménologique à la lumière de la question du devenir-autre me semble tout à fait éclairante. 6. Ibid., p. 130. 7. Levinas Emmanuel, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, Paris, Le Livre de poche, coll. « Biblio essais », 2000, p. 188-189.

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Les lignes qu’elle dégage convergent toutes vers la pensée de Maldiney, dont l’auteur restitue avec une grande rigueur l’ensemble des coordonnées, pour ainsi dire l’équation dont elle est la solution, la situant par là-même à une hauteur à laquelle nous n’étions pas habitués. D’une certaine façon, sa pensée concentre et concilie la découverte du moment pathique de l’existence, le sentir corrélatif de l’événement, que Heidegger n’a pas su prendre en compte, avec la prise en compte de l’altérité levinassienne en tant qu’elle échappe par essence à tout projet, à ceci près que, aux yeux de Maldiney, à la différence de Levinas, autrui n’est qu’un des exemples de la manifestation de la transcendance métaphysique, l’œuvre d’art jouant le rôle majeur que l’on sait. Ceci permet enfin à l’auteur de restituer l’originalité de la pensée de Claude Romano et de clarifier la position de celui-ci vis-à-vis de Maldiney. J’en viens à la dernière étape du livre, celle qui porte sur la phénoménologie exactement contemporaine, ce qui ne va pas sans un certain embarras dès lors que je deviens pour ainsi dire juge et partie. Il semble que cette ultime étape trouve sa motivation dans une réserve que l’auteur manifeste vis-à-vis des œuvres de Maldiney comme de Claude Romano. En effet, selon lui, la phénoménologie de l’événement développée par Maldiney puis Romano n’abandonne pas complètement la question classique de la persistance personnelle, de cela qui résiste aux événements. Elle la présuppose au contraire, dans l’idée d’« ancrage permanent » chez Maldiney ou celle d’« histoire personnelle » chez Romano et la laisse ainsi largement inexpliquée. Comme Petr Prášek le rappelle à propos de Claude Romano : « Il n’y a pas d’abord un fait objectif qui, en un second temps, bouleverserait mes possibles : l’événement n’est rien d’autre que cette reconfiguration impersonnelle de mes possibles et du monde qui advient en un fait et par laquelle il ouvre une faille dans ma propre aventure 8 ». C’est donc la 8. Romano Claude, L’événement et le monde, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épimethée », 1998, p. 45.

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radicalité de la position de ces deux auteurs, pour qui l’advenant n’est finalement rien d’autre que ce qui lui advient – ce que Petr Prášek résume sous le vocable d’empirisme événemential – qui semble contrevenir à ce qui est exigé pour penser le devenir-autre. En effet, si le sujet phénoménologique est exclusivement pensé à partir de l’altérité de l’événement, à partir de l’autre du devenir-autre, nous perdons de vue l’autre condition sans laquelle il ne peut y avoir de devenir-autre (de devenir tout court), à savoir sa distance vis-à-vis de l’événement, ou encore l’écart entre le sujet et l’objet. Bref, il n’y a pas de devenir-autre sans quelque chose comme un pôle de ce devenir, d’abord distinct de ce qui lui advient par l’événement, sans quoi rien ne peut lui advenir car aucune altération n’est pensable faute d’un minimum d’identité. L’une des conséquences de l’approche de Romano est alors « l’absence de thématisation de la corporéité de l’existant dans ses livres sur l’événement, de cette corporéité dont nous savons déjà qu’elle pourrait nous donner la réponse à la question de la différence subjective […] Or, même si Romano affirme avoir radicalisé, en se détachant davantage du cadre heideggérien, le programme ébauché par Maldiney, ses réflexions sur l’événement demeurent influencées par la phénoménologie existentielle telle qu’elle fut pour la première fois élaborée par Heidegger, en tant que l’événement est défini comme la reconfiguration de l’ensemble des possibles et non comme l’événement du sentir propre à Maldiney. Il nous semble que la tâche de Romano, c’est-à-dire l’intégration des “acquis fondamentaux de Heidegger tout en abandonnant définitivement la perspective transcendantale qui continue à prévaloir dans Sein und Zeit” fait ressurgir certains problèmes que nous avons identifiés chez Heidegger, notamment le fait que celui-ci fasse l’économie de la corporéité de l’existant 9 ». C’est la prise en compte de cette dimension de la séparation, de l’identité et de la corporéité, à rebours de l’empirisme 9. Cf. p. 175 de ce livre.

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Préface 11



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événemential, qui donne sens à la seconde partie de l’ouvrage (à partir du chapitre V). En vérité, pour pertinente que me paraisse cette critique, je ne suis pas sûr que le champ qu’elle dessine en creux soit suffisant pour rendre compte de la communauté entre les trois phénoménologues qui sont évoqués en dernier lieu (J.L. Marion, R. Barbaras, M. Richir), sinon de manière négative et, pour ainsi dire, minimale. Non pas que cette proposition soit fausse mais on a le sentiment que cette unité négative ne permet pas de souligner suffisamment ni d’articuler les différences, qui demeurent très profondes, entre les trois auteurs. Ainsi, même si le dialogue que l’auteur organise entre l’œuvre de Richir et mon propre travail m’a beaucoup éclairé et même ému car j’y entends l’écho lointain des dialogues réels que j’ai eus avec lui au début des années 1990, je demeure plutôt frappé par la différence pour ainsi dire abyssale entre nos perspectives, ne serait-ce que parce que, du point de vue foncièrement transcendantaliste qui était le sien, mes réflexions de l’époque lui paraissaient déjà flirter dangereusement avec une philosophie de la nature, voire un naturalisme. Comme je suis beaucoup moins compétent que Petr Prášek sur les deux autres auteurs et à peu après autant que lui sur moi-même, je me limiterai à sa présentation de ma propre perspective. Je tiens d’abord à dire qu’elle me paraît être d’une puissance synthétique et d’une justesse remarquables, jusqu’aux critiques qu’il m’adresse, critiques qui anticipent le remaniement profond auquel je procède dans mon ouvrage intitulé L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, paru en 2019 chez Peeters. Je me contenterai donc de quelques remarques. 1. Tout d’abord, même si la relation à Sartre mise en évidence par l’auteur n’est pas absente, relation sur laquelle je me suis expliqué, en vérité le concept d’archi-événement provient plus directement de cette expulsion hors de la totalité que Patočka ressaisit au plan cosmologique comme source de l’existence humaine, par différence avec l’animal, encore

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Préface 13

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en continuité avec la totalité. Le concept d’archi-événement procède alors du souci de ressaisir le rapport de l’existence humaine et des autres vivants à la totalité sur un mode résolument non-téléologique, ce que, me semble-t-il, Patočka ne parvient pas à faire complètement. 2. Dans le cadre de la confrontation qu’il organise, l’auteur est conduit à mettre au jour dans mon propre travail des occurrences de l’événementialité qui ne s’inscrivent pas dans la théorie de l’archi-événement et permettent de réduire jusqu’à un certain point ma distance avec Romano ou Maldiney. Il s’appuie notamment sur ma description de l’amour comme modalité empirique de ce que je nomme sentiment. L’amour est au désir ce que le sentiment est à l’ouverture dynamique du monde : il initie immédiatement à l’objet du désir, tout comme le sentiment ouvre d’emblée au monde que le désir transcendantal phénoménalise. Or, il est vrai que « cette ouverture dont la portée transcende celle de mon monde, au sens des étants mondains familiers, va nécessairement de pair avec une forme d’effondrement de ce monde et donc avec une perte de ma consistance 10 ». 3. Je souscris pleinement à la manière dont l’auteur situe ma théorie du désir, ou plutôt dessine l’espace théorique au sein duquel elle prend place. Il précise en effet : « La tâche consiste donc à penser une réceptivité du sujet sentant qui ne prend pas la forme d’une anticipation ou d’un projet mais qui est ouverte aux événements dont parle Romano et ne se rabat pourtant pas sur ce qu’elle reçoit 11. » Il dessine ici la voie étroite d’une authentique réceptivité, distincte de ce qu’elle reçoit sans pour autant relever de quelque visée que ce soit : en tant que rien ne le comble, le désir n’est désir de rien et, dans cette mesure, il peut tout accueillir. 4. Concernant le concept d’archi-événement, je suis d’autant plus enclin à souscrire aux réserves formulées par l’auteur 10. Barbaras Renaud, Le désir et le monde, Paris, Hermann, 2016, p. 226. 11. Cf. p. 212 de ce livre.

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que j’ai été conduit à y renoncer, au moins au sens que je lui confère dans Dynamique de la manifestation. En effet, comme il le rappelle, l’archi-événement renvoie à l’archi-mouvement puisqu’il est ce qui l’affecte sans en procéder d’aucune façon, à quoi il objecte que, dans un cadre corrélationniste plutôt que moniste, il est difficile de rabattre la différence subjective sur un mouvement dans le mouvement, de telle sorte que, à ses yeux, le pôle subjectif doit simplement être compris comme un archi-fait. L’auteur a sans doute raison mais la question est précisément de savoir si ma perspective est strictement corrélationniste, comme il l’affirme, ou moniste, ou plutôt s’il n’y a pas une vérité moniste du corrélationnisme, autrement dit un fond univoque de la corrélation, qui serait précisément l’archimouvement en tant qu’il est affecté par cet infléchissement événemential. À mes yeux, la question, qui dessine aussi la limite de cette approche, est bien de savoir si cela a un sens de fonder le sujet sur un événement compris de cette manière, car cela revient finalement à entériner l’impossibilité d’en rendre raison, à le décréter impensable au lieu de lui faire une place, quitte à se contenter d’en reconnaître l’archi-facticité, comme le voudrait en effet la prise en compte de la corrélation. 5. Ce qui fait en effet problème est que, avec ces deux concepts, je produis une sorte de maquette abstraite de la corrélation, assignant à chacune des deux dimensions – archimouvement et archi-événement – respectivement la charge de la continuité du sujet avec le monde et celle de la différence sans laquelle il n’y a pas de sujet (objection adressée à Romano). C’est ce qui conduit Florian Forestier à affirmer que je me contente de dialectiser l’Ereignis, ce qui n’est évidemment pas un compliment. C’est aussi ce qui autorise Petr Prášek à affirmer que je thématise, à travers deux termes nécessairement abstraits n’ayant rien en commun, le mouvement corrélationnel concret et, plus précisément encore, comme il le dit avec une grande justesse, « avec l’archi-événement, on ne se situe pas en phénoménologie, parmi les phénomènes, mais dans une métaphysique phénoménologique qui n’existe

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que comme envers d’une ontologie phénoménologique, et que ces deux disciplines ne sont phénoménologiques que dans leur jonction 12 » . C’est en vérité de cette jonction qu’il faut partir et qui, en tant que phénomène originaire, n’est justement plus une jonction. J’ai en effet mesuré assez vite le coefficient d’abstraction de ma démarche et donc la nécessité de penser, plus profondément que le partage de l’archi-mouvement et de l’archi-événement, leur source commune, ou plutôt leur identité originaire. C’est notamment ce à quoi je me suis attaché dans mon dernier ouvrage L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, dont l’auteur mesure, sur ce point, la portée en des termes particulièrement lucides et éclairants : « la “déhiscence” originaire est désormais l’archi-événement qui affecte le monde non plus de l’extérieur mais de l’intérieur, ce qui revient à dire que Barbaras forge un nouveau concept du monde qui n’est plus ontologique mais métaphysique. Ce dont il retourne, c’est de l’archi-mouvement portant l’archiévénement toujours déjà dans son cœur, c’est-à-dire non plus de l’archi-mouvement abstrait affecté par l’archi-événement abstrait mais de l’archi-mouvement de l’apparaître primaire du monde dans lequel l’archi-événement de l’apparaître subjectif a toujours déjà eu lieu et est encore à venir. Autrement dit, de la sorte, il n’y a pas de sens à distinguer l’archi-mouvement et l’archi-événement, ils ne font qu’un au sein d’un archimouvement métaphysique du monde 13. » 6. Or, comme l’auteur l’aperçoit très bien, le démenti phénoménal infligé à ce dispositif, le phénomène originaire qui conteste la jonction comme telle n’est autre que celui du corps. En effet, de par sa dimension organique, c’est-à-dire matérielle, celui-ci relève bien de l’archi-mouvement et donc de l’individuation par délimitation, alors que, par ailleurs, en tant que vivant, il est affecté par l’archi-événement et relève de l’individuation par séparation. Dès lors, si on veut penser 12. Ibid., p. 256. 13. Ibid., p. 257.

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l’unité originaire du corps, le corps propre comme phénomène irréductible, il faut renoncer à cette dualité et creuser plus profond. L’auteur le voit à nouveau parfaitement lorsqu’il écrit : « le sujet est un mouvement à la fois corporel (appartenance) et psychique (différence), soit un mouvement qui apparaît comme un mélange entre l’archi-mouvement et l’archi-événement au sein de l’unité de la Vie 14. » C’est bien à nouveau cette unité qu’il s’agit de penser. La conséquence de tout cela est qu’il faut partir du corps mais en neutralisant les dualités et donc les abstractions auxquelles il nous conduit. C’est pourquoi j’ai montré que celui-ci n’était pas tant une question qu’une réponse, réponse à une question qui demeure sous-jacente et qui n’est autre que celle de l’appartenance. Ce n’est pas parce que nous avons un corps que nous appartenons au monde ; c’est au contraire dans la mesure où nous appartenons au monde que nous avons un corps. Ceci nous conduit à une théorie univoque de l’appartenance qui a pour envers une cosmologie dont le concept central, auquel l’auteur fait allusion à la fin de l’ouvrage, est celui de déflagration éternelle : c’est en cette déflagration que s’abolit la différence entre archi-mouvement et archi-événement. Ceci a notamment pour conséquence un profond remaniement du concept d’événement, qui va être désormais identifié avec ce que je nomme topophanie, c’est-àdire avec le lieu déployé par tout étant, aussi fruste soit-il. Dès lors, le mouvement apparaît comme une modalité particulière de l’événement, celle-là seule dont les vivants sont capables, avec lesquels le lieu se fait monde, la topophanie cosmophanie. On l’a compris, cette discussion est une manière de rendre hommage à la profondeur et la lucidité philosophiques dont Petr Prášek fait preuve dans cet ouvrage original et puissant, assurément incontournable pour qui veut s’orienter dans le champ de la phénoménologie contemporaine.

14. Ibid., p. 221.

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Réagissant au livre de H. Gondek et L. Tengelyi consacré à la nouvelle phénoménologie en France 1, Jean-Luc Marion ouvre la voie à une thématisation prometteuse de ce qui s’est produit dans la phase la plus récente de la phénoménologie : « S’il y a eu une rupture et s’il y a des accords ou des désaccords, ceux-ci restent beaucoup plus secrets et bien différents que ce que l’on croit. Je pense, pour prendre un exemple, que ce que Jocelyn Benoist appelle (voudrait pouvoir appeler) le réalisme a un rapport étroit avec la notion de donné, que cette notion de donné a un rapport étroit avec l’événementialité privilégiée dans la redéfinition du phénomène, et ceci quels que soient les placements sur l’horizon des convictions et des idéologies des protagonistes. Il vaudrait mieux, je pense, essayer de préciser quelques points non pas de rupture, mais de décision, qui permettraient de redéfinir le réseau dans lequel chacun des auteurs que vous avez sélectionnés joue un rôle 2. »

Notre étude s’inspire de cette proposition. En prenant pour fil conducteur un problème systématique, elle s’efforce d’ébaucher, dans les strictes limites de ce problème, « le réseau dans lequel chacun des auteurs […] joue un rôle ». Le problème choisi est un nouveau paradigme du phénomène partagé non seulement par tous les auteurs français dont nous parlerons dans 1. Gondek Hans et Tengelyi László, Neue Phänomenologie in Frankreich, Berlin, Suhrkamp, 2011. 2. Marion Jean-Luc, « Quelques précisions sur la réduction, le donné, l’herméneutique et la donation », in Sommer Ch., Nouvelles phénoménologies en France, Paris, Hermann, 2014, p. 217. Nous soulignons.

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Introduction

Le devenir-autre de l’existence

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ce livre mais également par leurs interprètes, y compris Gondek et Tengelyi : le phénomène est conçu comme événement et la subjectivité comme instance de réception de cet événement qui la fait transformer ou devenir-autre. Il faut le préciser. Le contexte de ce travail est un incontestable tournant qui s’est produit dans la phénoménologie française après la première réception de Husserl et Heidegger et qui a débouché sur la version de la phénoménologie pratiquée en France aujourd’hui. Or, comme nous le montrerons dans les passages concernant l’hypothèse célèbre de D. Janicaud, il est absolument certain qu’il n’y a pas eu de tournant théologique consistant à « rompre avec la phénoménalité immanente 3 ». Plus précisément, Janicaud soutient à maintes reprises qu’il ne critique pas l’inspiration théologique de certains auteurs mais le fait qu’ils emploient des concepts transférés de la théologie ou de la métaphysique qui n’ont aucune signification phénoménologique 4. Le problème majeur de cette hypothèse consiste cependant en ceci que les auteurs qu’il critique (avant tout Levinas, Marion, Henry 5), ou d’autres encore qui se focalisent sur les phénomènes religieux aujourd’hui (Lacoste, Falque 6), développent leurs projets philosophiques de manière rigoureusement phénoménologique. De plus, il existe toute une série d’auteurs n’ayant rien ou presque rien à voir avec la théologie et qui participent eux aussi de ce tournant ayant eu lieu dans la phénoménologie française : Maldiney, Richir, Franck, Dastur, Barbaras, Depraz, Romano, etc. Comme l’écrit Marion, la vraie essence du tournant consiste plutôt dans l’intérêt porté à une dimension relativement ignorée 3. Cf. Janicaud Dominique, Le tournant théologique de la phénoménologie française, Paris, Éditions de l’Éclat, coll. « Tiré à part », 2001, p. 8. 4. Cf., par exemple, ibid., p. 39-40. 5. Cf. le chapitre sur Levinas et celui sur Marion dans ce livre. 6. Cf. Gschwandtner Christina, « Turn to Excess: The Development of Phenomenology in Late Twentieth-Century French Thought », in Zahavi D., Oxford Handbook of the History of Phenomenology, Oxford, Oxford University Press, 2018, p. 462.

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par Husserl ou Heidegger 7, irréductible à l’intentionnalité de la conscience ou à la compréhension du Dasein et qui comprend, par exemple, les phénomènes de l’affectivité, de l’invisible, de l’altérité, de l’excès, ou ceux de l’événement et sa temporalité, c’est-à-dire des phénomènes qui sont tous liés à l’émergence ou à la donation autonome du sens, indépendante de toute subjectivité. On peut donc dire que la phénoménologie dans sa version pratiquée en France aujourd’hui est caractérisée par le fait qu’elle considère le phénomène en vertu de son sens évasif, qu’elle comprend le phénomène sur la base de son dynamisme, de sa spontanéité et de son imprévisibilité – c’est-à-dire des traits qui le transforment en un événement 8. Cela ne veut pas dire que l’on devrait considérer les phénomènes comme des changements au niveau des faits visibles, qui se répètent dans une certaine mesure et que l’on perçoit comme ressemblant l’un à l’autre. Les événements visibles servent de modèle pour les phénomènes pour autant qu’il y a – outre leur répétabilité – un excès de sens en chacun d’eux, c’est-à-dire quelque chose de nouveau que l’on ne peut pas prévoir. Même si je suis, par exemple, assez bien préparé à l’événement visible de la rencontre avec un ami (Heidegger pourrait dire que l’espace-temps de la rencontre est déterminé par mes projets existentiaux englobant 7. Marion Jean-Luc, « Un moment français de la phénoménologie », Rue Descartes, no 35(1), 2002, p. 11. 8. Cf. Gondek Hans et Tengelyi László, Neue Phänomenologie in Frankreich, op. cit. ; Tengelyi László, « La formation de sens comme événement », Eikasia. Revista de Filosofia, no 34, 2010, p. 149-172 ; Tengelyi László, « New Phenomenology in France », The Southern Journal of Philosophy, no 2, 2012, p. 295-303 ; Sommer Christian, Nouvelles phénoménologies en France, Paris, Hermann, 2014 ; Virri Federico, « Essai d’une cartographie de la notion d’“événement” dans la phénoménologie française contemporaine », Methodos, no 17, 2017, p. 1-25 ; Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 1991, p. 316 ; Romano Claude, L’événement et le monde, op. cit., p. 5 ; Marion Jean-Luc, Reprise du donné, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épimethée », 2016, p. 179 ; Barbaras Renaud, L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, Louvain-la-Neuve, Peeters, 2019, p. 43 ; etc.

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la familiarité avec mon ami), je ne saurais être préparé à l’apparaître même de la personne rencontrée qui transforme le « là » de mon « être-là » (Da-sein) – l’émergence de l’ami constitue, à chaque fois, le point d’origine d’un nouvel espace-temps 9. Et c’est justement cet excès qui transforme les événements visibles en phénomènes autonomes ou événements de sens. De là, un événement de sens est caractérisé par le fait que l’on ne saurait déterminer par avance ses conditions d’apparition : l’événement amène ces conditions en se déployant – il est porteur de ses propres conditions d’apparition ; un événement de sens est une rencontre réelle qui ne survient qu’une fois – toujours pour la première fois. Cette nouvelle conception du phénomène a conduit à la reconsidération de tous les concepts cruciaux de la phénoménologie, y compris celui de transcendance et son rôle dans l’apparaître. Plus précisément, elle a incité les phénoménologues français à libérer définitivement les phénomènes de leur captivité dans tous les types de subjectivisme. Suivant les traces de Heidegger et celles de la première génération des phénoménologues en France, en particulier celles de Levinas, ils affirment que l’événement de sens n’est ni l’œuvre de l’intentionnalité ni celle de la capacité de comprendre l’être, mais l’œuvre de ce qui se manifeste soi-même dans et par l’événement – un événement étant d’abord et avant tout une expression de la transcendance apparaissante 10. En d’autres termes, le sens évasif des phénomènes, par exemple la déficience ou la nonprésence qui caractérise la donation par esquisses des choses perçues chez Husserl, ne sont plus décrites par rapport aux significations provenant de la conscience intentionnelle 11, 9. Cf. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 406-408. 10. Cf. Forestier Florian, « The phenomenon and the transcendental, Jean-Luc Marion, Marc Richir, and the issue of phenomenalization », Continental Philosophy Review, no 45, 2012, p. 382. 11. Cf. Richir Marc, La crise du sens et la phénoménologie, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 1990, p. 200.

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c’est-à-dire comme des esquisses de telle ou telle chose. Au lieu de subordonner l’apparaître à la subjectivité et de le considérer comme un pré-projet vide à remplir, la déficience devient un trait essentiel de l’autonomie de l’apparaître qui se situe du côté de la transcendance 12. La phénoménologie française effectue donc un nouveau « retour aux choses mêmes », à l’apparaître même, qui refuse le subjectivisme de Husserl mais aussi celui du Heidegger d’Être et temps. C’est pourquoi le tournant pourrait être appelé, par exemple, le tournant « anti-copernicien 13 ». Mais le nom que nous lui donnons 14 importe peu, ce qui compte c’est de le décrire de manière pertinente. Conformément à cette conception du phénomène et du rôle de la transcendance, la subjectivité doit être reconsidérée comme instance de réception de la transcendance (et du phénomène). Même si les phénomènes apparaissent d’une manière qui n’est pas contrôlable par la subjectivité, il n’en reste pas moins qu’ils apparaissent toujours à quelqu’un, à un soi nécessairement caractérisé par la capacité d’accueillir l’inappropriable transcendance. Or, il s’agit d’un accueil qui ne transmue pas le phénomène en Même de la subjectivité mais qui transforme (en revanche) la subjectivité elle-même – il la fait devenir-autre. C’est pourquoi les auteurs français caractérisent la subjectivité comme l’adonné qui se reçoit de ce qui se donne (Marion), comme l’existant transpassible à l’événement (Maldiney),

12. Cf. Şan Emre, « Phenomenological Crossings : Givenness and Event », in Apostolescu I., The Subject(s) of Phenomenology, Rereading Husserl, Dordrecht, Springer, 2020, p. 330. 13. Thomas-Fogiel Isabelle, « La tournure empiriste de la phénoménologie française contemporaine », Revue philosophique de la France et de l’étranger, no 4, 2013, p. 535 ; Romano Claude, Au cœur de la raison, la phénoménologie, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2010, chap. XXIII. 14. D’autres noms qualifiant ce tournant sont énumérés dans : Gschwandtner Christina, « Turn to Excess: The Development of Phenomenology in Late Twentieth-Century French Thought », op. cit., p. 445.

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comme l’advenant (Romano), comme le soi en mouvement désirant (Barbaras) ou en aspiration infinie (Richir). Tout le problème consiste en ceci que ces auteurs, malgré l’utilisation des mêmes concepts, désignent parfois des choses différentes. Par exemple, l’événement dont parle Maldiney est très loin de l’archi-événement de Barbaras, et pourtant, ces deux notions sont systématiquement liées l’une à l’autre. C’est pourquoi nous avons décidé de nous laisser inspirer par le propos de Marion cité de manière liminaire. Notre objectif est donc beaucoup plus modeste que celui de Gondek et Tengelyi, il n’est pas de créer un inventaire historique des auteurs ni d’étudier tout ce qu’ils ont rédigé ou dit et puis de chercher ce qui les lie l’un à l’autre. Nous prenons notre point de départ dans un trait essentiel de la phénoménologie contemporaine française déjà bien connu par ses interprètes : l’événementialité du phénomène et de la subjectivité. Ce faisant, nous allons parcourir les textes des principaux auteurs ayant écrit sur ce problème. L’objectif propre de cette étude est donc, premièrement, de thématiser un problème systématique, celui de l’événementialité de l’apparaître et de la subjectivité, et, deuxièmement, dans les strictes limites de ce problème, de présenter et de confronter dans un champ phénoménologique unifié dont les contours se dessineront au fur et à mesure de notre exposé, cinq représentants majeurs de la phénoménologie contemporaine en France : Henri Maldiney, Claude Romano, Jean-Luc Marion, Renaud Barbaras et Marc Richir 15. Notre intention n’est pas de créer une hiérarchie entre tous les 15. Notre choix d’auteurs est, dans une certaine mesure, arbitraire : il est guidé par l’exigence d’entrer dans la phénoménologie contemporaine en suivant la question de l’événementialité de l’existence. C’est pourquoi nous commençons, dans le troisième chapitre, par l’œuvre de H. Maldiney portant sur l’événement. Même si la vie de Maldiney (1912-2013) couvre plusieurs générations de phénoménologues et s’étend jusqu’à la génération contemporaine, son œuvre éminemment actuelle a tout particulièrement suscité l’intérêt des interprètes dans les dernières années. C’est la raison pour laquelle Maldiney compte parmi les auteurs contemporains, tout aussi bien

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auteurs choisis ou de suggérer une évolution quelconque, mais d’observer comment, en prenant des décisions différentes, ils investissent tous les cinq peu à peu un seul et même champ phénoménologique et comment ils contribuent à la solution du problème central de ce livre. Notre thèse est la suivante : l’événement de l’apparaître et le devenir-autre ou la transformation de la subjectivité dans et par cet événement ne sont qu’une manifestation – quoiqu’une manifestation première – du devenir encore plus originaire de l’ek-sistence conçu comme mouvement de la subjectivité au monde. En d’autres termes, nous essaierons de montrer que l’événement ne peut être pensé que comme la rencontre des deux pôles autonomes de la corrélation phénoménologique que sont la subjectivité et le monde. Pour ce qui concerne notre méthode, il est déjà absolument clair qu’il s’agira d’une étude phénoménologique, d’une description des phénomènes mis au jour par une épochè radicalisée par rapport à celle de Husserl. Plus précisément, même si certains de nos auteurs parlent de l’épochè ou de la réduction radicalisées (Maldiney, Marion, Barbaras, Richir), il est clair que le sens méthodologique de leurs descriptions phénoménologiques consiste plutôt – à l’instar de Heidegger suivi par Romano – dans une interprétation herméneutique à travers laquelle l’existant formule sa compréhension inchoative de l’existence. Comme nous l’avons déjà dit, l’horizon de ce qui apparaît n’est plus la conscience mais l’existence en son devenir. Cela revient à dire que la phénoménologie contemporaine française substitue l’investigation de l’existence en son devenir (l’investigation des « choses mêmes » peut-on dire) à l’idéal husserlien de la certitude et de l’évidence pour la conscience. Or, puisque la phénoménologie demeure une philosophie, et que l’on ne peut décrire les phénomènes que par l’argumentation, c’est-à-dire en confrontant toute description à l’histoire que M. Richir qui était belge mais vivait en France, et qui a contribué de manière décisive à la phénoménologie pratiquée aujourd’hui en France.

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de la phénoménologie (ou même à l’histoire de la philosophie en général), nous nous efforcerons de traiter un problème systématique, celui de l’événementialité de l’apparaître et de la subjectivité, en confrontant des concepts de plusieurs auteurs majeurs de la phénoménologie contemporaine. Notre objectif est de présenter la phénoménologie contemporaine de la manière la plus claire possible, nous ne voulons pas perturber l’exposé des projets philosophiques des auteurs contemporains – qui constitue le sujet principal de ce travail – par des détours historiques, et c’est pourquoi nous avons décidé de procéder chronologiquement dans la première partie, en nous focalisant néanmoins d’emblée sur le problème du devenir de l’existence. Ainsi, le premier chapitre qui nous permet d’entrer dans la phénoménologie doit nécessairement porter sur Husserl. Il nous faut montrer pourquoi, au juste, celui-ci ne dispose pas des moyens adéquats pour thématiser l’événementialité de l’apparaître. Malgré ses réflexions sur la facticité de l’ego ou sur l’essence du fait, dans lesquelles il a pour objet le devenir de l’expérience, son eidétique est basée sur l’ego transcendantal qui transforme tout devenir-autre en devenir-même. À rebours de la phénoménologie husserlienne, une phénoménologie du devenir-autre de l’existence doit être en mesure de décrire l’expérience dans sa singularité, c’est-à-dire en tant qu’elle n’est pas d’avance limitée par la mêmeté de la subjectivité. Une telle phénoménologie serait impensable sans les deux générations de philosophes qu’incarnent avant tout M. Heidegger, J.-P. Sartre, E. Straus, M. Merleau-Ponty, J. Patočka ou E. Levinas. Dans le deuxième chapitre, nous ne pouvons ni ne voulons rendre compte des travaux de tous ces phénoménologues dans le détail mais nous devons obligatoirement présenter les concepts originaux qui jalonnent la voie menant à la phénoménologie contemporaine. Il s’agit surtout du primat de la pratique chez Heidegger, de la notion de conscience non-positionnelle chez Sartre, de l’importance de la corporéité de l’existant chez Straus et Merleau-Ponty,

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de la notion de mouvement chez Patočka ou de celle de vraie transcendance chez Levinas. Nous nous en tenons donc à introduire les concepts qui servent de point de départ aux auteurs dont nous parlerons dans les chapitres suivants. Cela nous permettra, comme nous l’avons déjà signalé, de ne pas perturber l’exposé de leurs propres projets philosophiques, qui constitue le cœur de notre entreprise. Par souci de clarté, soulignons une fois encore que toute la partie historique de ce travail est subordonnée à une seule question systématique – nous ne prétendons donc pas à l’exhaustivité de nos exposés historiques. La construction même d’un champ unique pour la phénoménologie contemporaine pourrait paraître un peu arbitraire, en particulier le fait de consacrer le troisième et le quatrième chapitres à la phénoménologie existentielle de l’événement chez Henri Maldiney et Claude Romano. Nous avons préféré cette démarche à une démarche chronologique Maldiney – Richir – Marion d’abord pour des raisons historiques, puisqu’avec la notion d’événement, Maldiney synthétise l’œuvre des auteurs traités dans le deuxième chapitre ; mais aussi pour des raisons systématiques : la notion de l’événement chez Maldiney et Romano décrit le mouvement propre de l’apparaître ; le lien entre les deux termes de la corrélation phénoménologique n’est pas une activité constituante de la subjectivité mais la crise de celle-ci suivante la rencontre avec la transcendance du monde. Dans les chapitres suivants, nous nous orienterons selon les points de repère de la phénoménologie du devenir-autre acquis dans le deuxième chapitre. Étant donné que l’existence qui devient-autre dans et par l’événement est nécessairement une existence finie faisant face à la vraie transcendance métaphysique, et dès lors que le problème de la finitude essentielle, celui de la finitude comme telle, n’est pas suffisamment élucidé dans la phénoménologie de l’événement chez Maldiney et Romano, nous sommes obligés de passer, dans le cinquième chapitre, au projet phénoménologique de Jean-Luc Marion qui s’approche de celui de Romano en pensant le sujet à partir

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de sa relation avec l’« infini » (l’événement chez Romano, la donation chez Marion) tout en soulignant le fait que le sujet ne se réduit pas à cette relation, et que sa différence (ou sa finitude) est irréductible à son retard par rapport à la donation imprévisible du sens. Or, pour Marion, le fait que le destinataire de l’apparaître constitue une limite de la donation est un archi-fait de la phénoménologie. Cela revient à dire que toute thématisation de cette limite qu’est la finitude « essentielle » de l’existant n’est possible que par-delà les frontières de la phénoménologie, au sein d’une métaphysique. Et pourtant, dans la mesure où l’existant ne peut devenir-autre par l’événement que parce qu’il est fondamentalement séparé de la transcendance avec laquelle il est pourtant en relation, ces questions sont d’une importance considérable pour notre tâche visant à éclaircir l’événementialité de l’existence. C’est la raison pour laquelle nous entrerons, dans le sixième et le septième chapitres, dans la métaphysique phénoménologique de Renaud Barbaras et Marc Richir. Nous renouerons avec la discussion qu’ils avaient entamée dans les années 1990, puis interrompue, et qui n’avait pas trouvé de prolongement dans leurs projets phénoménologiques propres. Nous nous focaliserons sur deux problèmes décisifs que nous résoudrons dans le huitième chapitre : le primat du devenir sur l’événement et l’« ici absolu » du corps en tant que noyau de l’identité subjective de l’existence, c’est-à-dire base de son autonomie par rapport aux événements. C’est ainsi que nous arriverons à formuler les conditions suffisantes de l’événementialité de l’apparaître et de la subjectivité – du devenir-autre de l’existence dans et par l’événement. Or, nous entendons également observer comment les auteurs choisis, quoique prenant des décisions différentes, investissent un seul et même champ phénoménologique, un champ que nous tenterons d’esquisser de manière synthétique dans le neuvième chapitre. Nous y proposerons un tableau systématique où nous chercherons à définir le mieux possible tous les concepts clés : le monde, la subjectivité, le devenir et

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l’événement. Il faudra par exemple décider quel concept (l’advenant de Romano, l’adonné de Marion, le désir de Barbaras, etc.) est le plus pertinent pour décrire le destinataire de l’apparaître et le justifier. Enfin, dans la conclusion, nous aimerions soulever l’une des questions révélées par cette investigation de la phénoménologie contemporaine, l’un des problèmes qui semblent être urgents pour cette dernière : celui d’une méta-éthique phénoménologique. C’est Gilles Deleuze, un des plus grands auteurs de l’événement, qui a rendu possible l’articulation d’une question méta-éthique que nous considérons comme phénoménologique : comment être digne de ce qui nous arrive ? Même si Husserl a consacré toute sa vie à la question de l’a priori corrélationnel, son élaboration n’était que la première partie de la solution à cette crise qu’il constatait. De fait, la découverte de la subjectivité absolue donne également un nouveau sens à l’existence dans le monde spatio-temporel. Nous souscrivons à cette thèse, à l’exception du fait que nous disposons, avec la phénoménologie contemporaine, d’une nouvelle instance absolue. Étant donné que la phénoménologie contemporaine substitue à la subjectivité absolue le devenir événementiel, nous reformulons le problème de Husserl ainsi : comment le sujet, en tant qu’être à la fois séparé (intentionnel, conceptuel, objectivant) et appartenant à l’apparaître même (grâce au sentiment chez Barbaras, à l’intuition saturée chez Marion, à la phantasía chez Richir ou à l’ouverture à l’événement chez Maldiney et chez Romano), comment ce sujet peut-il vivre phénoménologiquement ? Comment le sujet peut-il être digne de l’événement de l’apparaître ?

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I

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1. L’attitude naturelle et l’épochè accomplie par la réduction La phénoménologie, c’est selon son fondateur une science purement descriptive des phénomènes dans lesquels se situe la source de tout ce qui fait sens pour nous. Cependant, si l’on parle assez communément de tel ou tel « phénomène », ce n’est qu’en un sens dérivé par rapport à celui qu’Edmund Husserl confère à ce terme. Notre approche quotidienne de la réalité, y compris de tel ou tel phénomène scientifique ou sportif, n’est pas celle du phénoménologue ; nous l’abordons en vertu de ce que Husserl appelle l’attitude naturelle : « J’ai conscience d’un monde qui s’étend sans fin dans l’espace, qui a et a eu un développement sans fin dans le temps. Que veut dire : j’en ai conscience ? D’abord ceci : je le découvre par une intuition immédiate, j’en ai l’expérience. Par la vue, le toucher, l’ouïe, etc., selon les différents modes de la perception sensibles, les choses corporelles sont simplement là pour moi, avec une distribution spatiale quelconque ; elles sont « présentes » au sens littéral ou figuré, que je leur accorde ou non une attention particulière, que je m’en occupe ou non en les considérant, en pensant, sentant ou voulant.

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L’eidétique de Husserl

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Le monde spatio-temporel des choses, des animaux, des humains, des valeurs, des activités théoriques ou pratiques, etc., le monde qui gît là-devant moi en tant qu’être conscient, je le considère (ou, en termes de Husserl, je le « pose ») – et, au-delà de moi, toute personne saine d’esprit – comme existant. J’y crois. C’est encore plus fort qu’une croyance car je ne peux cesser de croire à son existence : il va de soi que le monde existe. Ainsi, il va de soi que je suis assis sur une chaise assez peu confortable dans une bibliothèque à Paris, entouré par d’autres chercheurs, que je me suis assigné, juste pour aujourd’hui, la tâche d’entrer dans la philosophie de Husserl, et que tout cela fait partie de mes études à l’université. Bien que l’on puisse mettre en cause telle ou telle donnée au sein du monde (une illusion perceptive peut arriver à tout le monde), on ne saurait imaginer que le monde même, ce monde qui nous offre telles données, telles possibilités, ne soit pas là 2. Tout ce que l’on fait s’appuie sur la croyance inébranlable dans le monde ; le monde de l’attitude naturelle ne disparaît jamais. Et pourtant, Husserl affirme : en principe, on peut adopter une autre attitude vis-à-vis de la réalité. S’il est vrai que l’on ne saurait faire disparaître le monde, on peut toutefois douter de n’importe quoi et par là, du moins, modifier la thèse de l’existence du monde, c’est-à-dire ébranler doucement ce qui est inébranlable. Husserl ne nous incite pas à répéter le doute cartésien consistant à nier le monde sensible pour aborder un plan ontologique qui se dérobe à tout doute. Il souscrit à la 1. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre premier, Introduction à la phénoménologie pure, traduit par Ricœur Paul, Paris, Gallimard, 1950, p. 87-88. 2. Comme l’écrit C. Romano, toute illusion est une entorse locale de la cohésion globale du monde. Cf. Romano Claude, « La phénoménologie doit-elle demeurer cartésienne ? », Les Études philosophiques, no 1, 2012, p. 46.

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Les êtres animés également, tels les hommes, sont là pour moi de façon immédiate 1… »

L’eidétique de Husserl 31

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thèse selon laquelle la philosophie ne peut s’identifier méthodologiquement avec les sciences de l’empirique, mais il ne vise pas non plus, avec la phénoménologie, à révéler une sphère inébranlable de prémisses dont on pourrait déduire le reste des connaissances 3. En quoi consiste donc la modification de l’attitude vis-à-vis de la réalité qu’est l’épochè phénoménologique ? Tout ce qui va de soi pour nous, dit Husserl, nous pouvons le « mettre hors jeu », « hors circuit » ou « entre parenthèses ». Le monde est toujours là mais, dans l’épochè, en mettant hors jeu « toutes les attitudes que nous pouvons prendre vis-à-vis du monde objectif 4 », on s’abstient de se comporter comme on le fait dans l’attitude naturelle, on cesse de vivre sur le mode quotidien. En tant que phénoménologue, je ne me considère par exemple plus comme un chercheur dans une bibliothèque équipée de chaises inconfortables. Or, étant donné que l’on ne supprime aucun contenu de l’expérience « naturelle » (par exemple l’impression de manque de confort demeure), ce dont il s’agit dans cette suspension de l’attitude naturelle, c’est précisément d’une prise de recul presque invisible par rapport à la vie spontanée, c’est-à-dire de l’adoption d’une attitude différente, réflexive ou philosophique vis-à-vis du contenu de l’expérience. Il s’agit de laisser le monde paraître dans l’expérience sans le décrire dans les termes de l’attitude naturelle (« je suis assis sur une chaise inconfortable »), pour qu’il puisse, pour ainsi dire, venir tout seul, pour qu’il puisse se montrer comme phénomène. Le monde devient pour nous « un simple phénomène élevant une prétention d’existence

3. Husserl Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, traduit par Granel Gérard, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1976, § 55, p. 215. Cf. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre premier, Introduction à la phénoménologie pure, op. cit., § 31. 4. Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, introduction à la phénoménologie, traduit par Peiffer Gabrielle et Levinas Emmanuel, Paris, Vrin, 1992, p. 46.

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(Seinsanspruch) 5 ». Et c’est seulement en prenant une telle distance par rapport à lui que nous pouvons comprendre ou étudier le monde naturel et notre vie en son sein 6. Mais alors la question se pose de savoir ce que nous avons obtenu au juste en accomplissant l’épochè. Qu’est-ce qui se soustrait à l’épochè ? Que subsiste-t-il de ce que l’on éprouve dans l’attitude naturelle et qui s’offre maintenant au regard du philosophe ? La réponse est brève : tout. Il faut rappeler encore une fois que l’on vient de changer d’attitude vis-à-vis du monde et de sa propre vie en général mais que le contenu de cette vie ne s’en trouve nullement modifié. J’éprouve toujours le vécu d’inconfort et d’autres impressions encore qui témoignent – pour l’exprimer dans la langue propre à l’attitude naturelle – de ce que je me trouve dans la bibliothèque mentionnée. Il est remarquable que même Descartes (dont le doute comporte, contrairement à l’épochè husserlienne, la négation du monde sensible) affirme que le monde des qualités sensibles ne disparaît pas tout simplement 7. En effet, ce qui est mis hors jeu chez Descartes, ce n’est pas simplement supprimé mais doit être élucidé dans la suite des Méditations : dans la deuxième et troisième méditation, la res cogitans ne se présente que comme une certitude temporaire dans la connaissance mais nullement comme une substance absolue 8. On doit cependant ajouter que la démarche de Descartes, y compris dans les deux méditations 5. Ibid., p. 43. 6. Cf. Husserl Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., § 39, p. 168. 7. « Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses… » Descartes René, Œuvre philosophiques, Tome II – 1638-1642, Paris, Éditions Classiques Garnier, coll. « Textes de philosophie », 2010, p. 430. Nous soulignons. 8. Cf. Marion Jean-Luc, Questions cartésiennes, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « philosophie d’aujourd’hui », 1991, p. 60-61 ; Carriero

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mentionnées, n’est pas phénoménologique car la res cogitans, que ce soit une certitude temporaire ou absolue, fait partie du monde, il s’agit d’une res, à savoir de quelque chose de réel. Il en va tout autrement pour un phénoménologue qui renonce à tout jugement sur l’existence du monde. Il n’est pas autorisé à dire : le résidu de l’épochè est une chose ou un sujet pensant, ayant en l’occurrence les impressions d’une bibliothèque avec une chaise inconfortable. Dans son universalité, l’épochè touche tous les étants du monde, y compris celui qui pense, faisant s’estomper les frontières du fossé cartésien entre l’immanence et la transcendance, le dedans et le dehors, le Je pensant et le monde matériel. En effet, interpréter le Je pensant comme une certitude équivaut à demeurer dans le monde naturel qui se donne incontestablement à ce Je qui le perçoit, l’envisage ou peut douter de son existence. L’épochè est au contraire une méthode qui conduit à perdre l’ensemble du monde naturel, y compris celui qui le connaît, et à découvrir un nouveau monde et un nouveau sujet, c’est-à-dire le monde apparaissant non pas à un sujet-étant du monde mais au sujet transcendantal conçu comme conscience pure ou non-mondaine en un sens très précis : c’est une conscience qui, après avoir opéré l’épochè, n’est plus enfoncée dans le monde et dans la vie en son sein, ce qui équivaut à en prendre une distance infime permettant de les étudier. La conscience pure n’est plus le moi psychologique de l’homme naturel qui se renferme en lui-même ou la substantia cogitans de Descartes 9 ayant un rapport mystérieux à son propre corps situé au monde, pas plus que l’intuition mystique des choses en soi de Kant ; il s’agit plutôt d’un flux de vécus dans lequel se constituent les transcendances de tout sujet mondain et de tout objet mondain, c’est-à-dire d’un flux qui se situe entre le sujet et l’objet. L’hypothèse célèbre de John, Between two worlds, a reading of Descartes’s Meditations, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2009, p. 100-103. 9. Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, introduction à la phénoménologie, op. cit., p. 51.

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l’anéantissement du monde 10 n’a pas tant pour but de révéler l’absoluité de la conscience par opposition au monde que de montrer que toute transcendance se constitue dans cette sphère de purs vécus – relativement à la conscience qui n’appartient à personne (ce qui veut dire : à telle ou telle personne empirique mise hors jeu dans l’épochè). Ce qui fait l’objet de la recherche phénoménologique, c’est donc le monde pour la conscience tout court, le monde en tant que corrélat de la conscience, c’est-à-dire le monde tel qu’il est vécu (il est perçu, pensé, jugé, etc.) par la conscience naturelle et qui est devenu maintenant l’objet d’une réflexion philosophique mise en œuvre par la conscience pure : « [I]nterceptons dans son principe général l’opération de toutes ces thèses cogitatives ; c’est-à-dire “mettons entre parenthèses” celles qui ont été opérées et “ne nous associons plus à ces thèses” pour les nouvelles investigations ; au lieu de vivre en elles, de les opérer, opérons des actes de réflexion dirigés sur elles ; nous les saisissons alors elles-mêmes comme l’être absolu qu’elles sont. Nous vivons désormais exclusivement dans ces actes de second degré dont le donné est le champ infini des vécus absolus – le champ fondamental de la phénoménologie 11. »

Si Husserl en conclut que l’existence du monde dépend de celle de la conscience pure ou absolue plutôt que de celle de la conscience empirique, c’est parce que la conscience pure, en réfléchissant le flux des vécus, arrive à dépasser les limites de la conscience naturelle qui ne vit qu’un sens particulier au lieu d’intuitionner le flux absolu de tout sens. Le savant naturaliste, par exemple, considère sa connaissance de la nature et sa possibilité comme évidentes et vit dans cette évidence, tout en 10. Cf. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre premier, Introduction à la phénoménologie pure, op. cit., § 51. 11. Ibid., § 50, p. 166-167.

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« Au cours de ces dernières considérations, nous avons fait usage du droit de la réduction phénoménologique 12 et c’est le résultat salutaire de cette méthode fondamentale, d’une validité incontestable et qui nous conduit à la détermination du sens la plus originaire, que de nous affranchir des limites du sens de l’attitude naturelle et, par là, de toute attitude relative. L’homme en tant qu’être naturel, et tout particulièrement le savant naturaliste, ne remarque pas ces limites, il ne remarque pas que ses résultats sont affectés d’un certain indice qui précisément manifeste le caractère purement relatif de leur sens 13. »

Voilà déjà une différence majeure entre la phénoménologie de Husserl et la phénoménologie contemporaine que nous avons l’ambition de considérer dans ce travail. Si elles sont d’accord pour dire que le sens du monde n’est pas séparable de la conscience (ou plutôt : de l’expérience du monde), et c’est ce qui fait d’ailleurs que l’on parle, dans les deux cas, de phénoménologie, elles ne sont pas du tout d’accord sur la réponse à la question de savoir s’il s’agit d’une conscience 12. À maints endroits, Husserl confond l’épochè avec la réduction car l’épochè s’accomplit pour lui dans la réduction à la conscience pure (ce que critiqueront, à l’instar de Patočka, tous les auteurs contemporains dont nous parlerons plus tard). Cf. par exemple un passage de L’idée de la phénoménologie où Husserl décrit ce que nous avons désigné jusqu’ici l’« épochè » comme « réduction gnoséologique » : « [E]n toute recherche gnoséologique, qu’elle porte sur tel ou tel autre type de connaissance, il faut accomplir la réduction gnoséologique, c’est-à-dire marquer toute transcendance qui y entre en jeu, de l’indice de mise hors circuit… » Husserl Edmund, L’idée de la phénoménologie, traduit par Lowit Alexandre, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épimethée », 1993, p. 64-65. 13. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre second, Recherches phénoménologiques pour la constitution, traduit par Escoubas Éliane, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épimethée », 1982, § 49, p. 254.

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laissant dans l’obscurité la question de savoir comment cette transcendance particulière d’une chose connue (ou de la nature tout court) se constitue dans la conscience pure :

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naturelle immergée dans le monde (on peut parler déjà d’un être-au-monde) ou d’une conscience absolue douée de réflexion absolue. Pour Husserl, dont nous nous occupons dans ces pages, la chose est claire : bien qu’elle ne fasse rien d’autre que réfléchir la conscience naturelle, c’est la conscience absolue qui constitue le monde parce qu’elle seule arrive à prendre du recul par rapport à la vie et dépasse ainsi les restrictions de sens propres à la conscience naturelle. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Husserl parle de l’ego pur : l’ego en tant que réflexion comme telle, l’ego de tout sens possible, qui n’existe pas hors des vécus particuliers mais les dépasse en même temps, ne saurait être empirique 14.

2. La phénoménologie en tant que science de la corrélation Au grand déplaisir des phénoménologues post-husserliens, l’épochè s’accomplit chez Husserl par le geste de la réduction phénoménologique transcendantale 15. L’objet propre de la phénoménologie après le tournant transcendantal, ce sont les actes de la conscience – non l’« activité » mais les vécus liés à une signification – et leurs corrélats objectifs qui se constituent en corrélation avec ces actes au sein des vécus purs de la conscience absolue. En d’autres termes, le but de l’épochè ne consiste pas à limiter le champ des phénomènes à l’« immanence réelle » des vécus de conscience, c’est-à-dire à ce qui peut être donné de manière adéquate (par opposition au monde transcendant qui ne se donne que par esquisses, dans

14. Cf. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre premier, Introduction à la phénoménologie pure, op. cit., § 80. 15. Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, introduction à la phénoménologie, op. cit., p. 47.

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telle ou telle perspective 16), ce qui était à peu près la position de Husserl dans les Recherches logiques avant son « tournant transcendantal ». Bien au contraire, ce qui est réellement immanent, à savoir la matière des vécus, les contenus primaires sensuels tels que les données de couleur, les données de son, les données d’inconfort que j’éprouve, etc., qui sont qualifiés par Husserl de hylè sensuelle, tout cela est toujours intentionnellement animé et transformé en une morphé intentionnelle : on ne perçoit jamais les data de couleur mais la qualité colorée d’une chose ; on n’éprouve jamais la sensation d’inconfort mais celle d’une chaise inconfortable, etc. L’épochè ne nous conduit donc pas à l’immanence trop étroite des vécus mais à l’immanence intentionnelle dans laquelle tout vécu de conscience est un vécu de quelque chose. Selon Husserl, dans la réflexion de la conscience absolue, le flux des vécus, y compris les moments intentionnels de la donation de sens (Sinngebung), ce flux « peut être saisi et analysé de façon évidente 17 ». La phénoménologie s’assigne dès lors la tâche d’étudier comment les actes noétiques de la conscience animent ou donnent un sens à la matière brute des vécus en constituant les sens noématiques correspondants, relatifs au monde de l’attitude naturelle 18. C’est donc l’intentionnalité qui se trouve au cœur de la phénoménologie husserlienne 19. 16. Cf. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre premier, Introduction à la phénoménologie pure, op. cit., § 44. 17. Ibid., § 78, p. 252. 18. Notons que l’acte noétique n’est pas un acte de perception propre à l’attitude naturelle : l’acte noétique, en animant les data issus d’une perception, « produit » la perception d’une chose rouge. Ainsi, on peut dire que, dans une perception (par exemple de la chose rouge), entrent en corrélation l’acte noétique, la hylè et le sens noématique. Le noème est le sens objectif qui se trouve vécu de manière différente dans les différents actes de la conscience naturelle : une même chose rouge peut être perçue, imaginée, on peut en avoir un souvenir, etc. Pour le concept de noème, cf. ibid., § 91, 131. 19. Ibid., § 84.

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Résumons à grands traits : la phénoménologie s’occupe de la manière dont le monde, l’objet intentionnel, se donne subjectivement, relativement, soit selon des perspectives. La subjectivité elle-même, le plus grand danger pour toute science objective, devient l’objet d’une nouvelle science – la science des phénomènes. Le phénomène de la phénoménologie n’est rien d’autre que la corrélation intentionnelle elle-même, c’està-dire le flux de vécus subjectifs et ce qui se montre à travers lui, soit la corrélation entre la noèse et le noème : comme l’écrit Husserl, « le mot phénomène a ce double sens en vertu de la corrélation essentielle entre l’apparaître et ce qui apparaît 20 ». Mais alors, une question décisive s’impose : Comment étudier de manière scientifique ce qui ne cesse de se bouger et se transformer, c’est-à-dire la vie de la conscience ? Il est clair qu’une simple réflexion de l’expérience dans son caractère changeant n’équivaut pas à la science recherchée car un vécu concret est un « apeiron » que l’on ne peut déterminer scientifiquement 21. Si la phénoménologie peut être une science, il ne s’agira pas d’une science descriptive du flux de vécus à l’instar des sciences empiriques de faits. À ce sujet, Husserl écrit : « Même le philosophe particulier ne peut, dans l’épochè, procéder sur lui-même à aucune constatation de ce genre concernant le flux insaisissable de la vie, il ne peut répéter sans cesse le même contenu et acquérir la certitude de son quid et de son quod de telle sorte qu’il

20. Husserl Edmund, L’idée de la phénoménologie, op. cit., p. 116. 21. « Dans son immanence, le singulier ne peut être posé que comme ce “là” – cette perception, ce souvenir fluants, etc. – , et, tout au plus, subsumé sous les concepts rigoureux, appropriés aux essences, et qui proviennent de leur analyse […] Pour elle [la phénoménologie], le singulier sera toujours un ἄπειρον. » Cf. Husserl Edmund, La philosophie comme science rigoureuse, traduit par de Launay Marc, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épimethée », 1989, p. 53.

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Comment décrire, dès lors, le flux héraclitéen de vécus n’ayant pas de relations et d’éléments stables que l’on pourrait saisir par des concepts fixes ? En cherchant la réponse, on ne doit pas oublier le deuxième pôle de la corrélation. S’il est vrai que les données subjectives s’écoulent, il n’en reste pas moins que la synthèse intentionnelle de ce flux est guidée par des structures essentielles, susceptibles d’être exprimées par des concepts rigoureux 23. Comme Husserl l’affirme dans la Krisis : « Mais cependant la pleine factualité concrète de la subjectivité transcendantale universelle est saisissable scientifiquement en un autre sens, parfaitement légitime, précisément par le fait qu’il est effectivement possible et nécessaire dans la méthode eidétique de proposer la grande tâche suivante : soumettre à la recherche la forme d’essence […] de la subjectivité transcendantale dans ses prestations 24… »

Il va de soi que Husserl, en cherchant à établir la phénoménologie comme science dans laquelle une communauté de savants pourra produire et partager des connaissances sur les phénomènes, s’appuie sur ce qui demeure stable dans la conscience, à savoir un objet intentionnel, un donné, pour remonter ensuite au mode de conscience correspondant. « La “réduction” transcendantale exerce l’épochè à l’égard de la réalité : mais c’est à l’élément qu’elle conserve de cette réalité qu’appartiennent les noèmes avec l’unité noématique qui réside 22. Husserl Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., § 52, p. 202-203. 23. Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, introduction à la phénoménologie, op. cit., p. 91. 24. Husserl Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., § 52, p. 203.

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pourrait le décrire dans des énoncés solides et (ne serait-ce que pour sa propre personne) en donner pour ainsi dire le document 22. »

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en eux-mêmes 25… ». Cela revient à dire que l’objet intentionnel sert de « guide transcendantal 26 » pour se repérer dans le flux du champ phénoménal : l’expérience subjective, le « comment » de l’apparaître n’est pas, dans son changement, un chaos total car il se différencie selon les catégories de l’étant. Dès que le phénoménologue se met à suivre l’apparaître de l’apparaissant, dit Husserl, une typique solide surgit devant lui : « l’étant, quel qu’en soit le sens concret ou abstrait, réel ou idéal, a ses façons de se donner lui-même 27… ». C’est donc non seulement la corrélation entre le monde et la conscience tout court, mais cette corrélation en tant qu’elle est régie par des lois nécessaires a priori qui constitue l’objet propre de la phénoménologie : « La première percée de cet a priori corrélationnel universel de l’objet d’expérience et des modes de donnée (tandis que je travaillais à mes Recherches logiques, environ l’année 1898) me frappa si profondément que depuis le travail de toute ma vie a été dominé par cette tâche d’élaboration de l’a priori corrélationnel 28. »

Or, si l’on veut entrer en phénoménologie, on ne peut pas s’arrêter ici. Si le phénomène n’est rien d’autre que la corrélation dirigée par des lois a priori, il va de soi que la phénoménologie en tant que science descriptive des phénomènes ne vise à décrire que cette typique. Mais alors, on doit se demander : Où faut-il chercher cette typique ? Ou plutôt : De quelle manière convient-il aborder l’objet intentionnel pour dégager ses lois a priori ? En quoi consiste au juste le travail de la phénoménologie ? Cette nécessité a priori qui règne au 25. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre premier, Introduction à la phénoménologie pure, op. cit., p. 340. 26. Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, introduction à la phénoménologie, op. cit., p. 91. 27. Husserl Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., § 48, p. 189. 28. Ibid., § 48, p. 189.

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sein de la conscience absolue et, par là même, au sein de toute conscience empirique, répond Husserl, peut être transformée « par une méthode appropriée en des généralités d’essence, en un puissant système de vérités aprioriques d’un genre nouveau et suprêmement étonnant 29 ». Il nous incombe alors de nous appliquer à cette « méthode appropriée » qui n’est rien d’autre que la fameuse variation eidétique, une constante de la phénoménologie de Husserl depuis les Recherches logiques jusqu’à la phénoménologie transcendantale telle qu’elle se présente dans la Krisis. En effet, seule cette variation peut accomplir l’épochè et nous conduire à la description phénoménologique recherchée : « Nous arrivons donc à la vue méthodique suivante : à côté de la réduction phénoménologique, l’intuition eidétique est la forme fondamentale de toutes les méthodes transcendantales particulières ; elles déterminent donc ensemble le rôle et la valeur d’une phénoménologie transcendantale 30. »

3. La science eidétique On doit donc s’appuyer sur ce qui est donné (un objet intentionnel) et puis remonter « au mode de conscience correspondant et aux horizons de modes potentiels impliqués dans ce mode, puis aux autres modes d’une vie de conscience possible dans lesquels l’objet pourrait se présenter comme “le même” 31 ». C’est ainsi, pour la caractériser brièvement, que l’on effectue une variation eidétique dans laquelle, en ayant comme point de départ un objet actuel, on s’attache à le transformer en objet possible, en présentant tous les modes fondamentaux d’une conscience possible de cet objet intentionnel. Autant dire que l’ego pur ne vit pas dans l’actuel mais dans le possible ; la 29. Ibid. Nous soulignons. 30. Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, introduction à la phénoménologie, op. cit., p. 124-125. 31. Ibid., p. 91.

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« [C]e n’est pas seulement l’environnement chosique constitué effectivement en tant qu’arrière-plan, apparaissant effectivement ou même seulement présentifié, qui est mien, mais c’est le “monde” tout entier qui est mien, qui est monde environnant de l’ego pur – le monde tout entier avec toutes les choses, tous mes congénères, tous les animaux qui adviennent en lui et me sont encore inconnus, mais dont je peux faire l’expérience 32… »

Cela signifie que la phénoménologie comme science eidétique ne s’occupe pas des faits mais des possibilités idéales, étant entendu que la variation eidétique est une voie directe conduisant vers cette idéalité. Ce dont il retourne avec la variation, présentée très clairement dans Expérience et jugement, ce n’est pas de l’altération d’une chose réelle avec une identité stable ni de la comparaison des objets analogues, pas plus que de la généralisation empirique. À la différence de ces démarches, la variation eidétique produisant des essences pures présuppose l’épochè de toute position de réalité (et, partant, de toute identité) ; elle exige une possibilité de progrès à l’infini (ce qui n’est pas possible dans une comparaison empirique), et les eidé obtenus sont des nécessités qui précèdent tous les faits 33. Husserl distingue trois étapes principales de ce processus de variation ou d’idéation : 1) On sait déjà que les essences phénoménologiques prescrivent des règles pour toute expérience possible d’un objet 32. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre second, Recherches phénoménologiques pour la constitution, op. cit., p. 162. 33. Husserl Edmund, Expérience et jugement, traduit par Souche-Dagues Denise, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épimethée », 1991, p. 422-429.

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conscience ne se réduit pas à l’actualité de ce qui est posé sous le regard actuel d’un phénoménologue mais s’élargit à toutes les potentialités de son regard :

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intentionnel. Pour se libérer de la contingence de toute généralisation empirique, par exemple celle des maisons réelles, dont le point de départ est une maison contingente donnée dans l’expérience, et obtenir par là des nécessités a priori, il faut certes être guidé par une donnée ou par un fait (en l’occurrence, notre maison de famille dont j’ai le souvenir alors que je me trouve dans une bibliothèque à Paris) mais ceux-ci doivent être ensuite soumis à variation ou à métamorphose dans l’imagination pure. De la sorte, on produit d’autres exemplifications de la maison, analogues à l’image originelle de la maison, une multiplicité absolument libre de variantes qui peut même comporter des images de la maison s’excluant dans l’expérience actuelle (une maison actuellement grise peut être pensée aussi comme bleue, etc.), et qui pourrait en droit continuer à l’infini (c’est justement ce qui nous permet de surmonter la contingence de l’empirique : la voie de l’actuel vers le possible passe par l’imagination). 2) Dans la juxtaposition de toutes les variantes imaginées, d’une variation à une autre, on voit qu’elles se recouvrent au point de faire ressortir un invariant ; c’est bel et bien « une même maison » ou plutôt une généralité « maison » qui parcourt toutes les images. 3) C’est grâce à ce recouvrement que l’on peut faire un pas supplémentaire et saisir activement le congruent par opposition à toutes les différences entre les variantes : la conscience absolue conserve la multiplicité des images qui se recouvrent et puis regarde vers la congruence et obtient ou intuitionne le pur eidos (de maison) 34. La variation eidétique est donc la réduction des choses à leurs essences ; on abandonne l’identité d’un individu factuel, par exemple une maison perçue, et on le fait se transformer en individu idéal que l’on peut rencontrer dans toute expérience possible de maison. Or, rappelons encore une fois que les 34. Ibid., p. 412-418.

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essences ainsi mises au jour ne sont que les essences des choses en relation avec la conscience absolue. Il importe de le souligner parce qu’il existe d’autres types d’eidétique qui ne peuvent pas être désignées comme phénoménologiques. L’eidétique qualifie toute science qui, dans ses démarches, ne pose pas les faits. La logique ou la mathématique pures peuvent être définies comme des eidétiques formelles, l’ontologie de la nature ou de l’animalité comme des eidétiques matérielles ou régionales 35. Quant à la phénoménologie, elle fait partie de ce dernier type, puisqu’il s’agit d’une eidétique ou d’une ontologie d’une région particulière, celle de la conscience pure qui se montre cependant comme l’Ur-region dans laquelle toutes les autres régions se constituent 36. En entrant dans la phénoménologie, on met hors jeu non seulement toutes les sciences de fait mais aussi toutes les sciences eidétiques et, par conséquent, toutes les essences dont elles s’occupent, à l’exception justement des essences de la conscience pure : « Quant aux sphères matérielles eidétiques, il en est une qui se distingue, de telle façon qu’il ne peut être question de toute évidence de la mettre hors circuit : c’est la sphère eidétique de la conscience elle-même après sa purification phénoménologique 37. » Dès lors, quand on parlera maintenant de variation eidétique, il s’agira de cette variation dans la conscience pure, au 35. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre premier, Introduction à la phénoménologie pure, op. cit., § 7-8. 36. La démarche de Husserl dans les Idées I peut nous servir d’autre preuve de la différence entre l’eidétique en général et la phénoménologie. Il y opère une eidétique de la conscience avant l’effectuation de l’épochè : « Pour commencer, et sans encore opérer les exclusions phénoménologiques du jugement, soumettons la conscience à une analyse eidétique systématique quoique nullement exhaustive. » Ibid., § 33, p. 107. Cf. aussi l’interprétation claire de cette démarche par Barbaras Renaud, Introduction à la philosophie de Husserl, Paris, Chatou, 2008, p. 84-103. 37. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre premier, Introduction à la phénoménologie pure, op. cit., § 60, p. 196-197.

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« Or, toute vision évidente ontologique, clarifiante et accomplie dans le cadre d’une clarté axiomatique qui n’est pas directement phénoménologique, le devient grâce à une simple conversion du regard, comme inversement dans l’univers des visions évidentes phénoménologiques, il en surgira qui deviendront ontologiques par une simple conversion du regard 39. »

Cette conversion n’est rien d’autre que l’épochè ou la réduction phénoménologique. Il résulte de tout cela que la phénoménologie n’est pas la science de l’être en tant qu’être (l’ontologie au sens classique) et que – si elle s’intéresse aux essences noématiques – ces essences sont inséparables des actes noétiques 40. La phénoménologie n’est pas la science de l’être en tant qu’être mais la science de l’a priori corrélationnel ; elle n’est ni une science des essences de la réalité en soi, ni une science des essences de la conscience en tant que sphère de l’immanence réelle des vécus, mais la science des essences de la conscience intentionnelle dans laquelle la noèse est inséparable du noème : « [I]l importe aussi de noter que les essences de noème et de noèse sont inséparables l’une de l’autre : toute

38. Cf. Ibid., p. 196. 39. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre troisième, La phénoménologie et les fondements des sciences, traduit par Tiffeneau Dorian et Kelkel Arion L., Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épimethée », 1993, § 20, p. 125. 40. Cf. Holzhey Helmuth et Röd Wolfgang, Filosofie 19. a 20. století II, traduit par Pokorný Martin, Praha Oikoymenh, 2006, p. 206-207, 217-219.

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sein de la phénoménologie : toutes les essences obtenues sont les essences immanentes, intuitionnées par la conscience pure, par opposition aux essences transcendantes (par exemple celles de chose empirique, d’homme, de mouvement) 38. Il n’en reste pas moins que l’on peut très facilement passer des essences transcendantes aux essences immanentes :

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différence ultime du côté noématique renvoie, sur le plan eidétique, aux différences ultimes du côté noétique 41. » L’a priori corrélationnel désigne donc une typique ayant deux ou plutôt trois facettes qui équivalent à trois orientations possibles de la recherche phénoménologique : l’ego – le cogito – le cogitatum. Husserl se situe ici aux antipodes de Descartes : il n’a pas comme point de départ l’ego mais ce qui est donné (un objet, quelque chose, cogitatum), et il remonte, après avoir effectué l’épochè, à la diversité de ses modes d’apparition (l’apparition de quelque chose, cogitationes) pour finir, dans une nouvelle orientation de son regard, au pôle égologique (orientation de l’ego sur quelque chose) 42. Pour mieux illustrer la démarche de la réflexion husserlienne, prenons un des exemples concrets fournis par Husserl : la perception d’un cube 43. Dans la réflexion pure rendue possible par l’épochè, on voit que le cube est donné comme une unité objective dans une multiplicité variable (modes de présentations de ce cube). Le cube se présente sous des aspects divers (je peux le toucher, le voir sous telle ou telle face, je peux m’en éloigner, etc.) mais toujours comme une unité de ces multiplicités qui s’écoulent. Le cogitatum ou le noème, soit le sens objectif, est en corrélation avec la multiplicité de ces cogitationes. Mais la description phénoménologique qui travaille avec la méthode de variation eidétique est indépendante du cours de la perception réelle : le phénoménologue « élucide ce qui est “impliqué” par le sens du cogitatum sans être intuitivement donné (par exemple l’“envers” de l’objet), en se représentant les perceptions potentielles qui rendraient le non-visible visible 44 ». C’est ainsi 41. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre premier, Introduction à la phénoménologie pure, op. cit., § 128, p. 434. 42. Husserl Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., § 50, p. 195. 43. Cf. Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, introduction à la phénoménologie, op. cit., § 18. 44. Ibid., § 20, p. 88.

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que le phénoménologue met au jour ce que Husserl appelle l’horizon intérieur du cube, c’est-à-dire l’horizon ouvert de perceptions possibles de ce cube, par opposition à l’horizon extérieur de ce cube constitué par le champ des autres choses qui l’entourent et sont perçues simultanément avec le cube, par exemple un stylo situé juste à côté du cube vers lequel le phénoménologue peut orienter son regard 45. Enfin, ce regard intentionnel, la vision dirigée vers le cube et réfléchie par la conscience absolue, n’est rien d’autre qu’un acte noétique (un cogito) de l’ego en tant que corrélat du noème (cogitatum), c’est-à-dire l’acte qui synthétise des présentations (cogitationes) diverses du cube en un seul cube : quelles que soient ses présentations actuelles, je-perçois-le-cube, ego-cogito-cogitatum. Cette synthèse particulière, comme toutes les autres synthèses, est rendue possible par le fait que la vie psychique est unifiée par une synthèse ultime ou « une forme nécessaire qui lie des vécus à des vécus 46 » – en bref, par la conscience immanente du temps 47. Cela revient à dire que l’ego transcendantal n’est pas le dernier mot de Husserl ; il se constitue soi-même et prend sa source dans un absolu véritable : celui de la temporalité. C’est grâce à elle que tous les états de la vie psychique sont ordonnés dans une seule structure de l’ego que l’on peut considérer comme « le réalisateur identique de toutes les validations 48 ». Chez Husserl, il y a donc trois possibilités ou orientations principales de la recherche phénoménologique, qui sont néanmoins inséparables les unes des autres : le pôle égologique – le subjectif en tant qu’apparitions toujours synthétisées – le pôle objectif. 45. Cf. Husserl Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., § 47, p. 184. 46. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre premier, Introduction à la phénoménologie pure, op. cit., § 81, p. 275. 47. Cf. Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, introduction à la phénoménologie, op. cit., § 18, p. 81. 48. Husserl Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., § 50, p. 194.

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4. Les limites de la phénoménologie husserlienne La phénoménologie, que ce soit chez Husserl ou chez les auteurs contemporains, est avant tout une prise de distance qui permet d’observer comment on vit au sein du monde de l’attitude naturelle. C’est justement pourquoi elle suspend, par l’épochè, la vie – pour que nous puissions nous éloigner de nous-mêmes et par là nous voir nous-mêmes. Mais par conséquent une question cruciale s’impose : est-ce que la phénoménologie élaborée en tant qu’eidétique husserlienne correspond à ce que l’on observe après l’épochè ? Est-ce que cette eidétique est à même de décrire de manière adéquate la vie que nous avons à étudier après l’épochè ? Étant donné que la tâche que nous nous sommes assignée dans cette étude est d’esquisser les contours d’une nouvelle phénoménologie qui s’adresse de manière critique à Husserl, la réponse négative ne nous réserve aucune surprise. Pourquoi Husserl ne parvient-il pas à décrire « les choses mêmes » ? Tout simplement parce que nous ne vivons pas au sein d’un monde idéal de pures possibilités intuitionnées par la conscience absolue mais au sein d’un monde qui ne cesse de bouger. Quand on cherche à s’approprier la méthode phénoménologique et à entrer dans la phénoménologie, il arrive que l’on 49. Cf. Husserl Edmund, Expérience et jugement, op. cit., § 86, p. 413, et § 90, p. 430.

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Pour notre propos, il n’est pas nécessaire de s’occuper davantage de cette thématique de l’a priori corrélationnel. Pour l’instant, il importe que l’on soit déjà entré dans la phénoménologie qui, dans sa version classique, étudie les lois essentielles et universelles qui déterminent d’avance le sens possible de toute assertion empirique portant sur le monde : toute réalité empirique est soumise aux conditions a priori qui prescrivent des règles – avant toute expérience – à son cours ultérieur 49.

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s’étonne de ce que les descriptions de phénomènes élaborées par Edmund Husserl ne correspondent pas exactement à ce que l’on éprouve. Par exemple dans son analyse célèbre du son ou de la mélodie 50, Husserl se focalise sur la constitution de l’objet temporel, de son identité dans la conscience qui unit plusieurs phases ou moments d’une même mélodie. Dès lors que la conscience de tout nouveau présent de la mélodie est en même temps une conscience des présents passés, dès lors qu’elle retient ainsi les phases écoulées (rétention) tout en anticipant la suite de la mélodie (protention), on ne perçoit pas les phases détachées l’une de l’autre mais justement la durée d’une même mélodie. À première vue, il s’agit d’une description incontestable. Et pourtant, en essayant de reproduire une telle analyse, on peut être frappé par exemple par le fait (connu par Husserl) que tout présent de l’expérience réelle de la mélodie n’est pas seulement un présent de la mélodie mais tout autant celui des bruits arrivant de la rue où passent des voitures et gazouillent des oiseaux. En outre, tout présent de la mélodie et de ces bruits, pour le dire brièvement, tout présent du champ acoustique, est en même temps un présent du champ visuel, du champ tactile, etc., qui quant à eux n’ont rien à voir avec la constitution de l’identité de la mélodie. Bien au contraire, la source incontrôlable de la nouveauté qu’est le présent, l’impression originaire de Husserl (Urimpression), est à même de nous faire oublier que nous avons voulu effectuer une analyse de la mélodie. Tout « maintenant » de l’expérience comporte plusieurs couches ou horizons, plus ou moins actuels, selon lesquels on peut lire et décrire ce qui est en réalité vécu, à ceci près que toute couche est capable de changer radicalement le cours de la perception actuelle de telle ou telle chose et même de toute l’existence. Pour donner un exemple : Tandis que la mélodie d’une chanson populaire ne cesse de durer, quelqu’un 50. Husserl Edmund, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, traduit par Dussort Henri, Paris, Presses Universitaire de France, coll. « Épimethée », 1983.

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frappe à la porte en pleurant à chaudes larmes, et ces larmes, qui signalent un événement fatal, vont transformer le monde de celui qui écoutait la mélodie 51. Certes, Husserl parle souvent d’un « flux héraclitéen » de vécus mais il ne croit pas que l’on puisse le thématiser dans le cadre de la phénoménologie qu’il construit lui-même, à savoir dans le cadre d’une science des phénomènes. Il veut construire sa phénoménologie comme une science basée sur les idées de certitude et d’évidence. C’est justement pourquoi il a décidé de faire de la subjectivité (plongée dans le monde transcendant qui co-constitue les phénomènes) la sphère de l’immanence de la conscience absolue et d’y déplacer tout apparaître 52. Et c’est aussi la raison pour laquelle il a décidé de compléter la réduction à la conscience pure par la variation eidétique, celle-ci lui permettant de purifier le flux des phénomènes du singulier. En bref, Husserl s’intéresse d’abord à la connaissance théorique des phénomènes : il en fait l’objet d’une recherche scientifique 53. Mais alors, en se concentrant sur ce qui est stable et, partant, saisissable dans le flux, soit l’identité (de la mélodie), le propre mouvement autonome du phénomène, de l’apparaître même qui ne se réduit pas à l’apparaître d’un apparaissant, lui glisse entre les doigts. À l’instar des phénoménologues auxquels nous nous consacrerons dans la suite de cette étude, nous croyons que si la phénoménologie est une discipline portant sur la vie et sur les phénomènes, elle devrait devenir une discipline de l’expérience dans sa singularité, c’est-à-dire une phénoménologie du flux héraclitéen – une phénoménologie du devenir. Néanmoins, Husserl a eu raison de dire que le singulier du flux phénoménal 51. Nous parlerons de ces événements bouleversants dans les chapitres consacrés à la phénoménologie de l’événement de Maldiney et Romano. 52. Cf. Barbaras Renaud, L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, op. cit., p. 84-85. 53. Cf. McNeill William, The Fate of Phenomenology. Heidegger’s Legacy, London, Rowman & Littlefield, 2020, p. 18-21.

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est un ἄπειρον et que l’on ne peut le décrire phénoménologiquement que via une eidétique. Il est en effet vrai que la phénoménologie – que ce soit la phénoménologie classique de Husserl ou la phénoménologie contemporaine française – ne peut exister en tant que discipline philosophique que comme une description des essences. Tout le problème de Husserl consiste cependant dans la manière dont il a défini ce qu’est une essence. Comme nous le verrons plus tard, d’après les phénoménologues contemporains, on peut saisir les essences du flux des phénomènes sans devoir pour cela réduire ces essences à celles de la conscience pure : l’apparaître ne consiste pas dans la constitution des objets dans les actes de la conscience pure ; il y a des structures essentielles de l’apparaître qui le guident dans son autonomie, indépendamment de toute conscience. Pour l’instant, nous nous en tenons à cette caractérisation négative de la critique principale adressée à Husserl. Son côté positif se déploiera au fur et à mesure de notre exposé et d’abord dans le deuxième chapitre consacré aux premières générations de phénoménologues post-husserliens, plus précisément à Heidegger, Sartre, Straus, Merleau-Ponty, Patočka et Levinas, qui développent leurs propres projets en direction de ce que nous appelons la phénoménologie du devenir. On doit cependant remarquer que Husserl lui-même semble parfois aller en cette direction. Certes, la phénoménologie transcendantale est une philosophie des essences intuitionnées par la conscience absolue mais c’est également une philosophie du devenir, de la genèse, du flux temporel : Husserl parle, par exemple, de la subjectivité personnelle dont « le monde environnant est d’une certaine manière toujours en devenir, dans une production de soi incessante, par des mutations de sens et des formations de sens toujours nouvelles 54… » Ce sont donc ces passages dans l’œuvre de Husserl auxquels nous voudrions nous attacher 54. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre second, Recherches phénoménologiques pour la constitution, op. cit., § 50, p. 262. Cf. Derrida Jacques, « “Genèse

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« Nous avons ici un cas remarquable en ce qui concerne la relation du factum à l’eidos. L’être d’un eidos, l’être des possibilités eidétiques et de l’univers de ces possibilités est libre vis-à-vis de l’être ou du non-être d’une quelconque réalisation de ces possibilités, il est ontologiquement indépendant de toute réalité, à savoir de la réalité correspondante “à l’eidos”. Mais l’eidos de l’ego transcendantal est impensable sans l’ego transcendantal en tant que factice […] Toutes les nécessités d’essence sont des moments de son factum, sont des modes de son fonctionnement en relation à lui-même – ses manières de se comprendre ou de pouvoir se comprendre lui-même 55. »

Ainsi, dans les Méditations cartésiennes, si la phénoménologie est toujours définie comme une science eidétique, elle est qualifiée de « science d’une singularité inouïe ». Husserl ajoute qu’ « elle a pour objet la subjectivité transcendantale concrète en tant que donnée dans une expérience transcendantale effective ou possible 56 ». Autrement dit, l’objet de cette science est

et structure” et la phénoménologie », in Derrida J., Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 232. 55. Husserl Edmund, Husserliana XV, p. 385-386, cité par Romano Claude, Mémoire de synthèse présenté en vue d’habilitation à diriger des recherches, 2009, p. 5 (le texte est accessible sur http://paris-sorbonne. academia.edu/ClaudeRomano). Cf. Barbaras Renaud, Dynamique de la manifestation, Paris, Vrin, 2013, p. 284-287. 56. Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, introduction à la phénoménologie, op. cit., § 13, p. 60.

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tout d’abord. Nous n’avons pas l’intention d’identifier tous les passages où Husserl parle du devenir, mais en nous focalisant sur trois exemples majeurs, nous entendons indiquer l’attitude générale de Husserl face à cette problématique. À partir des années 1920 environ, on peut constater que la relation entre le fait et l’eidos change et que Husserl commence à souligner la dépendance de l’eidos du fait originaire de l’ego transcendantal :

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l’« ego de fait, avec ses contenus monadiques concrets, comme l’ego absolu, seul et unique 57 ». Or, bien que l’intérêt de Husserl porte ici sur l’ego empirique, ceci ne saurait néanmoins être analysé, comme nous le savons déjà, « d’une manière véritablement scientifique que par un recours aux principes apodictiques qui appartiennent à l’ego en tant qu’ego en général 58 ». Même si l’on se focalise sur une analyse scientifique de l’ego de fait, cette science de l’ego factuel sera de nouveau une eidétique au sein de laquelle tout fait n’est plus qu’un exemple d’une pure possibilité intuitionnée par l’ego transcendantal. Et pourtant, par opposition aux Idées II (citées supra) ce Husserl plus tardif approfondit ses recherches portant sur la subjectivité « en devenir » en ajoutant une analyse de sa genèse. Il se rend compte du fait que toutes les possibilités pures ne sont pas compatibles dans un même ego 59, et que tout ego concret en tant qu’unité compossible de ces possibilités typiques et de son flux héraclitéen de vécus résulte d’une forme génétique universelle : « Le fait qu’une nature, qu’un monde de la culture et des hommes, avec leurs formes sociales, etc., existent pour moi, signifie que des expériences correspondantes me sont possibles, c’est-à-dire que, indépendamment de mon expérience réelle de ces objets, je puis à tout instant les réaliser et les dérouler dans un certain style synthétique […] Un habitus fermement établi, acquis par une certaine genèse soumise à les lois essentielles, y est impliqué 60. »

Il s’agit d’un approfondissement considérable de la phénoménologie transcendantale dont le noyau n’est plus la variation eidétique guidée par un objet intentionnel donné. La phénoménologie génétique s’efforce de redescendre en-deçà de la 57. Ibid., § 34, p. 120. 58. Ibid., § 34, p. 124. 59. Cf. ibid., § 36, p. 127. 60. Ibid., § 37, p. 129-130.

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corrélation pour saisir la genèse des possibilités pures, soit l’histoire des objets que l’ego transcendantal factuel constitue dans son flux de vécus : ainsi même la possibilité de percevoir les choses « renvoie elle-même à sa formation première. Tout ce qui est connu renvoie à une prise de connaissance originelle ; et même ce que nous appelons inconnu a la forme structurelle du connu, la forme de l’objet et, plus précisément, la forme d’objet spatial, culturel, usuel, […] etc 61. ». Il résulte de tout cela, encore une fois, que la phénoménologie génétique ne porte pas sur la genèse comme telle mais sur la genèse des formes objectives et que, tout en essayant d’élucider la formation du système des possibilités ou des formes typiques, à savoir des possibilités unifiées dans un ego par la forme universelle du temps 62, elle demeure une eidétique « classique ». En d’autres termes, « le fait est irrationnel, mais il n’est possible qu’intégré au système des formes aprioriques qui lui appartiennent en tant que fait égologique. A ce propos, il ne faut pas perdre de vue que le fait lui-même, avec son irrationalité, est un concept structurel dans le système de l’a priori concret 63 ». Cela revient à dire que Husserl n’abandonne pas la thèse selon laquelle c’est l’ego transcendantal qui constitue le monde ; la différence entre la phénoménologie génétique et la phénoménologie statique qui procède à l’analyse de la donation des objets – tout faits ou accomplis – dans les modes subjectifs de donnée, consiste en ceci que les formes objectives mêmes (y compris la possibilité pure de « vivre » quelque chose comme un fait) sont désormais considérées comme issues d’une genèse au sein de la sphère transcendantale 64. 61. Ibid., § 38, p. 135. Quant à la perception des choses, Husserl écrit : « Le champ de la perception que nous trouvons “donné” dans notre “première enfance” ne contient donc rien encore de ce qu’un simple coup d’œil pourrait expliciter en “chose”. » Ibid., § 38, p. 134. 62. Cf. ibid., § 39. 63. Ibid., § 39, p. 137. 64. Quant au rapport entre la phénoménologie statique et celle génétique, cf. Bernet Rudolf et Kern Iso et Marbach Eduard, An introduction

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Mais Husserl ne s’en tient pas aux analyses génétiques de la sphère transcendantale de l’ego et en vient à décrire la possibilité même d’une vraie genèse, soit d’un devenir toujours nouveau de la réalité factuelle. Et, dans le cadre de ces analyses, il semble toucher de nouveau aux limites de sa phénoménologie. Plus précisément, il parle d’« une autre différenciation qui n’est pas spécifique 65 », de l’individuation d’une espèce par l’intermédiaire de différenciations spatiales et temporelles, hic et nunc, à l’intérieur d’une espace et d’un temps, c’est-à-dire d’un monde réel – par opposition à la variation eidétique qui ne se limite pas à ce monde là-devant moi actuellement. Il semble que nous découvrons là ce que nous cherchions : il s’agit de la différence individuelle ou factuelle à l’intérieur d’une essence. Par exemple la différence entre moi qui est assis dans la bibliothèque de Paris et mon frère qui se trouve en République tchèque, nos différences spatio-temporelles à l’intérieur de l’essence « homme ». Quelle est donc l’essence phénoménologique de cette différenciation factuelle selon Husserl ? La différence factuelle est de nouveau liée à la temporalité de l’ego : « [U]n contenu qui est spécifiquement le même est pour la conscience comme étant “en fait”, dans son être-là, différent, comme étant dans son individualité conti­nuel­ lement un autre dans la suite des présents […] C’est ici le point d’origine de l’individualité, de la facticité, de la différence dans l’être-là 66. » Plus précisément, la différence individuelle « se présente sous la forme de l’être-actuel-dans-le-maintenant. Un second caractère possible, l’être-ici, le présuppose 67 ». L’essence de l’être factice ou individuel réside donc dans un maintenant toujours nouveau, c’est-à-dire dans l’impression originaire (Urimpression) qui constitue « le point-source vivant to Husserlian Phenomenology, Evanston, Northwestern University Press, 1993, chap. VII. 65. Husserl Edmund, Expérience et jugement, op. cit., § 91, p. 432. 66. Ibid., appendice I, p. 467. 67. Ibid., appendice I, p. 468.

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« Tout ce qui est est en tant que devenant à l’infini, et s’abîmant dans le continuum des passés correspondants. C’est l’identique dans le flux du changement du présent en passés se dégradant continûment. “Durer” se constitue dans le flux d’un devenir toujours nouveau, dans le flux du devenir d’un être toujours nouveau, c’est-à-dire dans le surgissement et l’effacement continuels 70. »

Il semble donc que Husserl thématise un vrai devenirautre dont la source se trouve dans l’impression originaire, c’est-à-dire dans l’ouverture essentielle du flux héraclitéen de vécus. Toute la difficulté consiste néanmoins en ceci que l’ouverture du flux est sous la dépendance du mouvement d’objectivation, ce qui a pour conséquence, comme l’affirme Jean-Luc Marion, que la nouveauté ne surgit que dans le cadre d’un horizon déjà défini : « [L]a nouveauté irrépressible du flux des vécus, donc de l’intuition, reste, en droit, toujours comprise dans un horizon déjà défini, où des vécus non encore donnés pourront seulement venir s’unifier aux vécus déjà donnés (ou déjà passés et confiés au souvenir) dans une même et seule visée d’objet 71. » 68. Husserl Edmund, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit., p. 90. Cf. commentaire de Franck Didier, « Au-delà de la phénoménologie », in Franck D., Dramatique des phénomènes, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épimethée », 2001, p. 118-119. 69. Husserl Edmund, Expérience et jugement, op. cit., appendice I, p. 474. 70. Ibid., appendice I, p. 471. 71. Marion Jean-Luc, Étant donné, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 2013, p. 305-306. Cf. aussi Dastur Françoise,

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de l’être 68 » et ne se donne cependant comme telle que dans l’unité continuelle de l’ego qui traverse la continuité des passés fluents (« des avoir-été intérieurement des maintenants 69 »). L’être factice se constitue à travers la continuité sans fin des rétentions, comme unité des apparitions et des disparitions d’un maintenant donné une première fois :

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De ce fait, même si l’on pouvait être frappé de voir Husserl parler d’un devenir, il est clair qu’en réalité, il n’abandonne pas son projet eidétique de la conscience absolue et parle de l’essence du devenir des objets empiriques, c’est-à-dire du devenir qui se constitue sur le sol de la conscience intentionnelle. Mais s’agit-il d’une description correspondant à la singularité ou à l’autonomie de l’impression originaire, la vraie source du devenir-autre ? Il semble que l’on puisse à bon droit conclure que non, et que Husserl ne parle que d’un devenirmême de l’ego transcendantal. Venons-en cependant à une autre réflexion qui paraît encore plus radicale du point de vue de la phénoménologie du devenir-autre. Husserl ajoute au paragraphe 51 des Idées I une remarque à laquelle doit se confronter, nous semble-t-il, quiconque envisage la possibilité d’une phénoménologie du devenir : « C’est un fait que le cours de la conscience présente un ordre donné dans ses différenciations en individus ; or cette facticité et la téléologie immanente à ces formes individuelles donnent une occasion légitime de s’interroger sur les fondements qui rendent raison de cet ordre précis [nous soulignons] ; si on recourt au nom de la raison à l’hypothèse d’un principe théologique, des raisons eidétiques nous interdisent d’y voir une transcendance au sens où le monde en est une […] C’est dans l’absolu lui-même et dans une considération radicalement absolue qu’il faut trouver le principe qui confère à cet absolu un ordre 72. »

« Phénoménologie de la surprise : horizon, projection et événement », Alter, no 24, 2016, p. 34 : « On peut donc affirmer que […] l’analyse intentionnelle peut être considérée comme la base d’une véritable phénoménologie de l’attente, de la tension vers un objectif qui demeure par là même ouvert à la confirmation ou à l’infirmation de ses propres anticipations par le déploiement de toujours nouveaux horizons… » 72. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre premier, Introduction à la phénoménologie pure, op. cit., § 51, p. 169.

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Cela signifie qu’il est légitime de s’interroger sur le fondement de cet ordre précis de la facticité de la conscience absolue. Il n’importe pas que Husserl s’efforce de répondre à cette question dans les termes théologiques, en sortant de la phénoménologie 73. Ce qui compte, c’est qu’il pose cette question d’un « principe » à la fois transcendant (qui ne saurait être immanent au sens de vécus) et immanent (il s’agit du principe de la conscience absolue) qui se cache derrière la singularité du flux héraclitéen, y compris tout ce qui se constitue en son sein. E. Housset, qui a bien compris la teneur phénoménologique de cette « théologie », écrit à ce propos : « En montrant dans le § 51 des Idées I que Dieu ne peut ni être immanent au sens du vécu, ni transcendant au sens du monde, Husserl met en évidence qu’il possède la transcendance de l’Idée, notamment l’Idée d’une connaissance parfaite du monde. Dieu est l’homme infiniment éloigné, une Idée régulatrice, une limite idéale. Il n’est donc pas du tout un simple invariant d’une expérience empirique, mais il est un a priori de toute connaissance. Autrement dit, l’auto-élucidation de la subjectivité montre qu’il appartient à l’essence de la connaissance d’être polarisée par l’Idée de Dieu et ainsi la réduction phénoménologique dévoile cette Idée comme un a priori de l’autoconstitution du sujet 74. »

Il s’agit plus précisément d’une Idée téléologique au sens kantien de fondement de l’enchaînement ordonné par rapport auquel la nature peut se constituer : « Il s’agit d’élucider la rationalité de ce fait en se demandant quelle téléologie règne de façon à constituer un seul et même monde 75. » Mais si les réflexions précédentes se situaient encore dans le cadre de l’eidétique de l’ego, l’idée de Dieu quant à elle n’est pas un 73. Cf. ibid., § 51, p. 170. 74. Housset Emmanuel, « Prolégomènes à la constitution de Dieu », Transversalités, no 130, 2014/2, p. 160. 75. Housset Emmanuel, Husserl et l’idée de Dieu, Paris, Cerf, 2010, p. 80.

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« La phénoménologie ne dit pas qu’elle s’arrête devant “les dernières questions les plus hautes”. […] à l’intérieur de toute sphère monadique effective, et, à titre de possibilité idéale, à l’intérieur de la sphère monadique imaginable, réapparaissent tous les problèmes de la réalité contingente, de la mort, du destin, le problème de la possibilité d’une vie “authentiquement” humaine et ayant un “sens” dans l’acception la plus forte de ce terme et, parmi ces problèmes, ceux de “sens” de l’histoire et ainsi de suite, en remontant toujours plus haut. Nous pouvons dire que ce sont là les problèmes éthiques et religieux, mais posés sur un terrain où doit être posée toute question qui peut avoir un sens possible pour nous 77. »

Certes, tous ces problèmes apparaissent, une fois de plus, « à titre de possibilité idéale, à l’intérieur de la sphère monadique imaginable », mais on assiste quand même à un élargissement du rôle de la métaphysique par rapport à l’eidétique. Comme nous l’avons indiqué, les réflexions sur la facticité de l’ego produites dans les années 1920 impliquaient déjà une transformation de la relation entre le fait et l’eidos. Si la métaphysique était auparavant subordonnée à l’eidétique, alors, maintenant, l’eidos dépend absolument du fait de l’ego transcendantal, et par voie de conséquence, de la nouvelle métaphysique qui se 76. Cf. Bernet Rudolf et Kern Iso et Marbach Eduard, An introduction to Husserlian Phenomenology, op. cit., chap. X. 77. Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, introduction à la phénoménologie, op. cit., § 64, p. 250.

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simple invariant mais un a priori de toute eidétique. Comme l’expliquent Bernet, Kern et Marbach, ces réflexions téléologiques ou théologiques participent d’une nouvelle métaphysique que l’on doit distinguer de celle conçue comme deuxième philosophie, c’est-à-dire de la science de faits fondée par la philosophie première qu’est la phénoménologie 76. Ce dont il retourne dans cette nouvelle métaphysique, c’est de l’élucidation des questions ultimes de la vie factuelle de l’homme :

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pose « les dernières questions les plus hautes » et, parmi elles, celle sur Dieu comme un telos de l’ordre précis de la facticité de l’ego, comme un a priori de toute sphère eidétique.

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Dans toutes les réflexions sur la facticité de l’ego, sur l’essence­du fait et sur Dieu, Husserl a pour l’objet le devenir de l’expérience. Or, bien que son intérêt se porte sur l’ego factuel, il affirme que celui-ci ne peut être analysé « d’une manière véritablement scientifique que par un recours aux principes apodictiques qui appartiennent à l’ego en tant qu’ego en général 78 ». Bien qu’il s’efforce de décrire phénoménologiquement le fait, il finit par dire que l’être factice se constitue dans la conscience intime du temps, ce qui est la base de l’ego transcendantal et, par conséquent, d’un devenir-même 79. Et lorsqu’il s’agit de poser une des questions les plus hautes, celle sur la facticité originaire de l’ego lui-même, on sort de la phénoménologie et entre dans la métaphysique dont l’objet principal est un telos solide qui permet à Husserl de s’approprier, une fois pour toutes, toute genèse sauvage des phénomènes 80. En bref, le devenir tel qu’il est analysé par Husserl, que ce soit le devenir des objets intentionnels avec leurs essences stables ou, plus généralement, le devenir de l’ego transcendantal, ce devenir n’est finalement rien d’autre qu’un devenir-même et nullement un devenir-autre 81 (tel qu’il est indiqué chez Husserl notamment sous le terme de l’impression originaire et, dans la phénoménologie contemporaine, sous le terme d’événement). 78. Ibid., § 34, p. 124. 79. Cf. Husserl Edmund, Expérience et jugement, op. cit., p. 470. 80. Derrida Jacques, « “Genèse et structure” et la phénoménologie », op. cit., p. 232 et 248-251. 81. Cf. Zourabichvili François, Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, coll. « Vocabulaire de… », 2003, p. 39.

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5. La voie vers une phénoménologie du devenir

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Plus précisément, c’est comme si Husserl voyait davantage que ce qu’il parvenait à décrire. D’un côté, il se bat contre le naturalisme et le psychologisme, c’est-à-dire contre la tendance des philosophes à décalquer le transcendantal sur les figures de l’empirique ; de l’autre, lorsqu’il décrit l’apparaître comme la constitution des objets dans les actes de la conscience, quoique transcendantale et non-mondaine, il conserve l’essentiel de l’empirique, à savoir sa forme : la différentiation du monde aux objets de la conscience 82. Quelles qu’en soient les raisons précises (il faut mentionner notamment le projet de la fondation des sciences auquel nous reviendrons dans le dernier chapitre), Husserl, en s’appuyant sur des points stables (les deux pôles de la corrélation, l’intuition des essences, etc.), cherche à élaborer une philosophie de l’identité 83. Quoique le flux singulier des phénomènes témoigne du rôle-clé de la transcendance dans la constitution, les essences décrites par Husserl sont celles de l’ego transcendantal. Or, comme le souligne Richir, le procès de la formation du sens ne débouche pas sur une corrélation dans laquelle le sens se constitue comme unité noématique par un acte intentionnel de la conscience. Un sens émergeant « dans une tête », par exemple, une idée (« avoir une idée »), n’est pas un objet intentionnel ; il n’est pas situé dans le « maintenant » momentané pas plus qu’il n’est cet instant lui-même. Le sens des phénomènes est un procès évasif ou un mouvement. Richir renoue avec ce que Husserl a découvert dans ses Manuscrits de Bernau où il 82. Cf. Richir Marc, « Qu’est-ce qu’un phénomène ? », Les Études philosophiques, no 4, 1998, p. 441 ; Richir Marc, Phantasia, imagination, affectivité, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 2004, p. 228 ; Richir Marc, Phénomènes, temps et être/Phénoménologie et institution symbolique, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 2018, p. 29-30, etc. ; Deleuze Gilles, Logique du sens, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1969, p. 119. 83. Cf. Derrida Jacques, La voix et le phénomène, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 2007, p. 4 ; de Beistegui Miguel, « Toward a Phenomenology of Difference ? », Research in Phenomenology, no 30, 2000, p. 55-61.

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s’est focalisé sur les dimensions temporelles pré-immanentes de la conscience transcendantale. Rétentions et protentions s’entrecroisent dans ce que Richir appelle la « présence sans présent assignable ». Autrement dit, ce ne sont pas les rétentions et protentions d’un présent vivant (d’une idée déjà présente) mais les rétentions et protentions inhérentes au procès progressif du déploiement de l’idée – l’idée (le sens des phénomènes) ne constitue rien d’achevé, elle est ce procès en tant qu’intervalle entre rétentions et protentions 84. À rebours de l’analyse de Husserl, Richir refuse de circonscrire ce procès « mathématiquement », c’est-à-dire de le comprendre comme un flux uniforme et monotone de « points-limites » (« de maintenants ») situés dans le temps interne de la conscience. Dans toute expérience présente du sens, il y a un excès du procès de phénoménalisation qui se manifeste phénoménologiquement par des événements de sens (« impressions primaires » de Husserl) capables de reconfigurer ce qui se donnait dans le procès jusqu’à présent et, par là, de faire mêler toute description particulière d’expérience avec les descriptions de toutes les autres expériences. En bref, notre expérience est un procès incessant 85. Du point de vue traditionnel (qui est celui de Husserl), ces événements de sens ne sont rien de plus que des accidents non-essentiels du sens, causés par la finitude humaine. Pour Richir cependant, ils sont constitutifs du sens et sans eux, il n’y aurait aucun sens mais seulement des « constellations de significativités identitaires 86 » ; ces événements donnent au sens son rythme, un rythme qui demeure invisible dans la succession homogène

84. Richir Marc, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 2006, p. 20-21. 85. Cf. Richir Marc, Le corps: Essai sur l’intériorité, Paris, Hatier, 1993, p. 71. 86. Richir Marc, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit., p. 27, 38-44.

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des « maintenants » au sein de laquelle des objets intentionnels « identiques » sont constitués par la conscience transcendantale. Ces événements témoignent du fait qu’une intentionnalité plus primitive – constituant la raison ultime de la modification permanente de la conscience intentionnelle – sous-tend le flux husserlien des « maintenants » successifs. En d’autres termes, l’impression primaire de Husserl (en tant que source de modification permanente) est déjà une abstraction : son contenu provient du flux pré-intentionnel de la phénoménalisation, un flux qui se compose, d’après Richir, de la pluralité des affections schématisées par les « essences sauvages » (Wesen sauvages) du monde. Nous parlerons de la phénoménologie richirienne de manière détaillée plus tard. Ce qui compte pour le moment, c’est l’une des implications de cette description : le phénomène est constitué tant par l’immanence (entendue comme affectivité chez Richir) que par la transcendance du monde 87. Et c’est justement ce rôle de la transcendance que les auteurs contemporains et leurs prédécesseurs soulignent. Chez Husserl, presque tout le poids de l’apparaître est porté par l’un des étants dans la relation – c’est-à-dire par le sujet, en dépit du fait, comme le souligne Patočka, que les actes ou intentions de la conscience ne soient pas donnés et qu’ils ne soient peutêtre qu’une projection de l’unité donnée du noème dans la sphère de la noèse 88. En dépit du fait également, accentué cette fois-ci par Derrida, que le noème est bien donné mais qu’il n’appartient pas réellement à la conscience, et que ce qui appartient réellement à la conscience, à savoir la hylè, n’est

87. Cf. par exemple ibid., p. 23, 26-27 ; Richir Marc, Phantasia, imagination, affectivité, op. cit., p. 522-523. 88. Cf. Patočka Jan, « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence d’une phénoménologie asubjective », in Patočka J., Qu’est-ce que la phénoménologie ?, traduit par Abrams Erika, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 2002, p. 189-216.

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pas intentionnelle 89. L’impression originaire surgit à partir de l’impossible, affirme Maldiney. Et Barbaras continue en affirmant que, comme en témoigne la donation par esquisses propre à la perception, à savoir une sorte de recul originaire de l’apparaissant, le propre du perçu réside en ceci qu’il transcende toute apparition possible – le perçu n’apparaît certes que par elle mais il est aussi ce qui l’excède, la transcendance pure qui témoigne de l’irréductibilité de l’apparaître à toute subjectivité 90. C’est ce que l’on aurait peut-être découvert si l’on avait posé la question heideggérienne sur le mode d’être de l’ego intentionnel 91. On aurait d’abord découvert, à l’instar de Merleau-Ponty, que l’ego transcendantal, et partant toute réflexion, font intégralement partie de l’attitude naturelle, de l’existence conçu comme être-au-monde, c’est-à-dire un être qui transcende soi-même vers le monde : « Les actes du Je sont d’une telle nature qu’ils se dépassent eux-mêmes et qu’il n’y a pas d’intimité de la conscience. La conscience est de part en part transcendance 92… ». Toute la structure de la phénoménologie husserlienne s’en trouve bouleversée : il se peut, écrit Levinas, que la conscience ne vise à quelque chose qu’en essayant de faire bouger le corps situé dans un monde qui bouge lui-même 93 ; il se peut, cette fois-ci dans les termes de Marion, que l’apparaître (du côté de la conscience) et l’étant

89. Derrida Jacques, « “Genèse et structure” et la phénoménologie », op. cit., p. 242-243. 90. Cf. Barbaras Renaud, La perception. Essai sur le sensible, Paris, Vrin, 2009, p. 67-74. 91. Cf. Heidegger Martin, Être et temps, traduit par Martineau Emmanuel, Paris, Édition numérique hors-commerce, 1985, § 10. 92. Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2001, p. 431. Cf. Merleau-Ponty Maurice, « Le philosophe et son ombre », in Merleau-Ponty M., Signes, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2003, p. 267. 93. Cf. Levinas Emmanuel, « Intentionnalité et sensation », in Levinas E., En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 2001, p. 214-225.

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apparaissant (du côté de la chose) soient mis en corrélation dans l’unique donation du monde, « le premier vaut comme un donné donné par et selon le second, la donation elle-même 94 ». Tout cela fera l’objet de notre exposé plus tard. Pour l’instant, nous devons nous contenter d’affirmer que l’apparaître est irréductible à la constitution des objets par la subjectivité transcendantale, et que c’est très probablement cet excès nonobjectif du phénomène, situé du côté de la transcendance de l’apparaissant, qui est la source du devenir au sens du devenirautre. La présence (au sens de l’évidence dans l’intuition) en vertu de laquelle Husserl construit une phénoménologie de l’identité est sans cesse compromise par la non-présence au sens où l’entend Derrida, par l’ouverture de l’apparaître, par son devenir-autre. L’Idée régulatrice de Dieu ne devrait pas être comprise comme ce qui réconcilie la genèse sauvage avec l’eidétique mais, bien au contraire, comme ce qui ouvre à jamais la structure de l’ego transcendantal – ce qui la fait bouger et la subordonne au devenir-autre. En effet, si l’on prend la facticité, le devenir-autre, l’ouverture de l’apparaître au sérieux, il s’avère que l’on doit abandonner l’idée de savoir absolu de l’ego transcendantal. Malgré ses nombreuses analyses dans lesquelles il littéralement dépasse lui-même, Husserl ne l’a jamais fait car s’il l’avait fait, il aurait dû reformuler toute sa phénoménologie.

94. Marion Jean-Luc, De surcroît, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 2010, p. 25. Nous soulignons.

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« Selon notre analyse la phénoménologie se donne comme une science à ses débuts. Combien parmi les résultats des analyses tentées ici sont-ils définitifs ? Seul l’avenir peut l’apprendre. Il est certain qu’un grand nombre de nos descriptions devraient être faites autrement sub specie aeterni. Mais une seule chose est permise et nécessaire, c’est que nous nous efforcions à chaque pas de décrire fidèlement ce que nous voyons réellement de notre point de vue et après l’étude la plus sérieuse. Notre démarche est celle de quelqu’un qui ferait un voyage d’études dans une partie inconnue du monde : il décrit soigneusement ce qui s’offre à lui sur les chemins non frayés et non pas toujours les plus courts qu’il emprunte. Il peut avoir l’assurance que ce qu’il énonce c’est ce qui devait être dit étant donnés le temps et les circonstances ; ses descriptions conserveront toujours leur valeur, parce qu’elles sont une expression fidèle de ce qu’il a vu, – même si de nouvelles études doivent donner le jour à de nouvelles descriptions considérablement améliorées. Dans le même esprit que ce voyageur, nous voulons être par la suite de fidèles témoins des configurations phénoménologiques et pour le reste garder une attitude de liberté intérieure, même à l’égard de nos propres descriptions 95. »

95. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre premier, Introduction à la phénoménologie pure, op. cit., § 96, p. 334.

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Quoi qu’il en soit, en essayant de thématiser le devenirautre, on pourra se positionner à la frontière de la phénoménologie husserlienne, comme le font d’ailleurs ses nombreux critiques dont nous allons parler dans le deuxième chapitre. On peut s’y positionner car le champ phénoménal mis au jour par Husserl est toujours pertinent – même si sa description doit être améliorée. Husserl l’a du reste anticipé :



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Le premier philosophe qui nous permettra de développer la thèse relative à une phénoménologie du devenir-autre, celui qui a pris au sérieux la facticité et abandonné la phénoménologie transcendantale au sens husserlien, s’appelle Martin Heidegger.

II

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1. Heidegger : l’événement de l’existence La phénoménologie du devenir, telle qu’elle s’esquisse dans l’œuvre des phénoménologues contemporains en France, serait impensable sans les deux générations de philosophes que furent notamment Heidegger, Sartre, Straus, Merleau-Ponty, Patočka ou Levinas. Dans ce chapitre, nous ne pouvons ni ne voulons exploiter toute la richesse de l’œuvre de ces phénoménologues. Nous nous contenterons d’exposer, parmi les concepts originaux qu’ils forgèrent, ceux qui ont bouleversé la phénoménologie husserlienne et ont frayé la voie à la phénoménologie contemporaine. Il serait impossible d’avancer dans notre quête de la phénoménologie du devenir sans tenir compte du tournant heideggérien vers le « pratique ». Comme l’affirme I. Thomas-Fogiel, l’originalité de Heidegger dans l’histoire de la philosophie réside non seulement dans la question de l’être ou dans l’intérêt­porté à l’existence « concrète » mais plutôt dans « un radicalisme de la destruction » qui fait apparaître – à partir de cette concrétude de l’existence quotidienne, à partir de la compréhension moyenne de l’être – ce qui a été oublié dans la conceptualité

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Après Husserl. Sur la voie d’une phénoménologie du devenir

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philosophique traditionnelle 1. Il est bien vrai que le dernier Husserl analyse lui aussi l’existence concrète, l’individualité corporelle qui existe dans le monde de la vie (Lebenswelt) avec d’autres humains mais il s’agit de nouveau d’une existence constituée dans l’immanence de la subjectivité ou plutôt l’intersubjectivité transcendantale 2. La critique de Heidegger se focalise avant tout sur le concept de constitution, sur la limitation de la phénoménologie à une philosophie théorique ou à une théorie de la connaissance qui donne à la subjectivité un pouvoir majeur en ce qui concerne la signification ou le sens des phénomènes 3. Nous avons déjà indiqué qu’une telle phénoménologie n’est pas possible en raison de la transcendance du monde qui conditionne autant la manifestation des objets apparaissants que celle de la subjectivité même. Husserl distingue l’immanence et la transcendance, coupe l’ego en deux (l’ego transcendantal et l’ego mondain) sans examiner ce qui les relie l’un à l’autre, ce qui rend possible l’intentionnalité au sens de la constitution du deuxième ego par le premier. C’est pourquoi Heidegger se pose la question du mode d’être de l’ego transcendantal 4. Or, pour dévoiler ce mode d’être, il faut abandonner l’approche­théorique de Husserl et lui substituer une nouvelle méthode, celle de l’interprétation herméneutique de l’existence,

1. Thomas-Fogiel Isabelle, « Qu’est-ce que la philosophie de Heidegger a d’original ?  », Revue philosophique de la France et de l’étranger, no 2, 2017, p. 195-214. 2. Cf. Bernet Rudolf, « Subjectivity: From Husserl to his Followers (and Back Again) », in Zahavi D., Oxford Handbook of the History of Phenomenology, Oxford, Oxford University Press, 2018, p. 497-499. 3. Ibid., p. 503-506 ; Luft Sebastian, « Husserl’s Concept of the “Transcendental Person”: Another Look at the Husserl-Heidegger Relationship », International Journal of Philosophical Studies, no 13(2), 2005, available at https://www.researchgate.net/publication/39712561_ Husserl%27s_Concept_of_the_%27Transcendental_Person%27_Another_ Look_at_the_Husserl-Heidegger_Relationship, p. 2-3. 4. Heidegger Martin, Être et temps, op. cit., § 10.

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qui permet de dévoiler ce qui restait caché à la réflexion de l’ego. C’est grâce à cette méthode que Heidegger détermine le mode d’être de l’ego comme « être-là » (Da-sein) ou « êtreau-monde ». Dès lors, puisque la monstration du phénomène à partir de soi-même 5 consiste dans l’être de l’étant apparaissant, l’intentionnalité de Husserl ne peut plus reposer sur les actes immanents de la conscience mais au contraire sur un dépassement de la conscience vers le monde, c’est-à-dire sur la compréhension de l’être par celui qui ek-siste. En d’autres termes, il faut substituer à l’intuition de Husserl le comprendre de l’existence qui est une transcendance de part en part. Il faut le préciser. Pour Heidegger, l’ego théorique n’est qu’une abstraction de l’ego concret qui s’enfonce dans le monde : il ne reflète pas les objets situés autour de lui avec une distance théorique mais les comprend dans les significations qu’ils ont pour sa vie quotidienne : les choses ne sont pas présentes pour lui thématiquement mais sous la forme des possibilités qu’elles offrent de les utiliser dans tel ou tel but. En d’autres termes, comme le Dasein, en tant qu’ « un étant pour lequel, en son être, il y va de cet être même 6 » comprend le mot « être », c’est-à-dire le fait qu’il est et que les choses sont, il est libéré de la contingence (à la fois de son propre être factuel et de celui des choses) et emporté dans la sphère des possibilités (à la fois du Dasein et des étants intramondains) qu’il effectue en les existant. Exister en tant que se pro-jeter (Ent-werfen) signifie pour l’existant être arraché à son « jet », soit à l’être-jeté (Geworfenheit) ou à la contingence de l’étant donné, et être emporté dans la sphère de la possibilisation (Ermöglichung) ou du pouvoir-être (Seinkönnen) au sein de laquelle l’existant est « au-delà de soi » (au sens de l’étant contingent) 7. Et cette sphère des possibilités 5. Cf. la définition heideggérienne du phénomène : « ce-qui-se-montreen-lui-même, le manifeste. » ibid., § 7, p. 43. 6. Ibid., § 41, p. 159. 7. Cf. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 309-310.

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« [P]ar exemple, avec cet étant à-portée-de-la-main que nous appelons, et pour cause, un marteau, ce dont il retourne, c’est de marteler ; avec ce martèlement, il retourne de consolider une maison ; avec cette consolidation, de se protéger des intempéries ; cette protection “est” en vue de l’abritement du Dasein, autrement dit en vue d’une possibilité de son être 8. »

N’entrons-nous pas alors dans une phénoménologie du devenir ? D’après Levinas, c’est le cas : « [J]e pense que le “frisson” philosophique nouveau apporté par la philosophie de Heidegger consiste à distinguer être et étant, et à transporter dans l’être, la relation, le mouvement, l’efficace qui jusqu’alors résidaient dans l’existant. L’existentialisme, c’est ressentir et penser l’existence – l’être-verbe – comme événement. Événement qui ne produit pas ce qui existe, qui n’est pas l’action de ce qui existe sur un autre objet. C’est le pur fait d’exister qui est événement 9. »

Or, d’après Heidegger, tout le problème consiste en ceci que l’existant oublie qu’il est un tel événement. Comme il est un étant concret plongé dans le monde de son engagement pratique, un monde qu’il partage avec les autres 10, le Dasein tend initialement à se comprendre soi-même à partir du monde dont il prend soin ; le plus souvent donc, le Dasein quotidien est dispersé ou absorbé par le monde public de son engagement et ne parvient pas à se voir soi-même au sens de 8. Heidegger Martin, Être et temps, op. cit., § 18, p. 85. 9. Levinas Emmanuel, Les imprévus de l’histoire, Montpellier, Fata Morgana, 1994, p. 112. 10. Heidegger Martin, Être et temps, op. cit., § 26.

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n’est justement rien d’autre que l’ouverture du monde comme ensemble des structures de renvoi dans lequel tout étant se présente comme un outil renvoyant à tous les autres, et dont le Dasein, qui s’intéresse à son être, est la finalité dernière :

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l’étant qu’il est 11. Par conséquent, le « qui » du Dasein n’est pas une existence toujours concrète et singulière de tel ou tel Dasein mais une existence publique : « Le “qui” est le neutre, le On (das Man) 12. » C’est pourquoi le problème majeur de la deuxième section d’Être et temps n’est pas tant l’existence concrète dans son devenir que la question suivante : comment est-il possible d’établir une relation authentique et directe avec soi-même si le Dasein est jeté et déchu dans le « On » public 13 ? Heidegger répond : le Dasein obtient l’accès à soi-même dans l’effon­ drement de son identité publique qui survient dans l’angoisse éprouvée face à la mort. Autrement dit, c’est la mort qui individue le Dasein de telle sorte qu’elle lui révèle son être individuel (événementiel). C’est grâce à la mort qu’il voit que la signification des objets dépend de son existence individuelle 14. Plus précisément, dans l’angoisse : « [L]’à-portée-de-la-main intramondain, et en général l’étant intramondain, sombre. Le “monde” ne peut plus rien offrir, et tout aussi peu l’être-Là-avec d’autrui. L’angoisse ôte ainsi au Dasein la possibilité de se comprendre de manière échéante à partir du “monde” et de l’être-explicité public. Elle rejette le Dasein vers ce pour-quoi il s’angoisse, vers son pouvoir-être-au-monde authentique. L’angoisse isole le Dasein vers son être-au-monde le plus propre, qui, en tant que compréhensif, se projette essentiellement vers des possibilités 15. »

11. Ibid., § 27, § 64. 12. Ibid., § 27, p. 115. 13. Escudero Jesús Adrián, « Heidegger on Selfhood », American International Journal of Contemporary Research, no 4(2), 2014, p. 13. 14. Cf. McManus Denis, « Anxiety, choice and Responsibility in Heidegger’s Account of Authenticity », in McManus D., Heidegger, Authenticity and the Self. Themes from Division Two of Being and Time, London, Routledge, 2015, p. 173. 15. Heidegger Martin, Être et temps, op. cit., § 40, p. 156.

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Le Dasein en tant qu’individu est donc le Dasein qui se comprend soi-même à partir de ses possibilités existentielles dévoilées par la mort. Or, le soi authentique n’est pas ainsi achevé une fois pour toutes. Au contraire, ce n’est pour le Dasein qu’une possibilité qui ne peut s’accomplir que s’il prend la responsabilité de sa vie – c’est-à-dire s’il choisit ce qui a été dévoilé dans l’angoisse 16. Ainsi, je n’existe authentiquement ou « en personne » qu’à condition d’écouter l’appel de la conscience (Gewissensruf) et de faire résolument face à la mort, à condition d’être cohérent au lieu de dépendre de l’« On » et de toutes les contingences de ma vie dans le monde public. Cette attitude de fermeté que l’on peut adopter face à la mort est nommée « la résolution devançante » (Entschlossenheit) 17. Ce qui compte pour nous, du point de vue de la question du devenir de l’existence, c’est que, pour Heidegger, le noyau de l’existence individuelle ou personnelle se situe dans la constance du soi (Selbst-ständigkeit) qui consiste dans la résolution anticipante face à la mort. Exister authentiquement en tant que personne signifie être un constant procès d’unification du soi, un procès qui donne à mes possibilités existentielles une cohérence ou une stabilité se manifestant « dans un certain style reporté d’une situation à une autre 18 ». Il n’en reste pas moins que la mort individue le Dasein seulement de telle sorte qu’elle lui révèle son être « en première personne » qui était perdu dans son interprétation publique, 16. McManus Denis, « Anxiety, choice and Responsibility in Heidegger’s Account of Authenticity », op. cit., p. 164-165 ; Guignon Charles, « Authenticity and the Question of Being », in McManus D., Heidegger, Authenticity and the Self. Themes from Division Two of Being and Time, op. cit., p. 15-16 ; Crowell Steven, « On What Matters. Personal Identity as a Phenomenological Problem », Phenomenology and the Cognitive Sciences, no 20, 2021, p. 275. 17. Heidegger Martin, Être et temps, op. cit., § 64, p. 249. 18. Wrathall Mark, « Autonomy, Authenticity, and the Self », in McManus D., Heidegger, Authenticity and the Self. Themes from Division Two of Being and Time, op. cit., p. 213.

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« Comment ce possible insubstituable du Dasein, le pouvoir-mourir, peut-il conférer à l’existence son individualité, à moins de l’avoir reçue déjà, au préalable, de celle-ci ? La mort ne peut-elle pas être déterminée comme ma possibilité ultime et indépassable seulement à la condition que l’existence se définisse déjà, principiellement, par la mienneté (Jemeinigkeit) 19? »

Autrement dit, si nous nous posons la question de la singularité de l’existence, l’individuation par la mort ne saurait être la réponse ultime – Heidegger lui-même en était bien conscient : « Le se-projeter devançant vers la possibilité indépassable de l’existence, la mort, garantit seulement la totalité et l’authenticité de la résolution. Cependant, les possibilités facticement ouvertes de l’existence ne sauraient être empruntées à la mort 20… ». Le Dasein en tant qu’individu est le Dasein de ces possibilités effectivement révélées : il se comprend soi-même à partir de ses possibilités existentielles singulières. Or, si nous avions voulu explorer davantage ces possibilités effectives ou factuelles, nous nous serions trouvés aux limites de l’analytique de Heidegger, voire par-delà ces limites : « Ce pour quoi le Dasein se décide à chaque fois facticement, l’analyse existentiale est fondamentalement incapable de l’élucider, aussi bien la présente recherche n’exclut-elle pas moins de son champ le projet existential de possibilités factices de l’existence. » On peut seulement se demander : « d’où en général peuvent être 19. Romano Claude, L’événement et le monde, op. cit., p. 190. 20. Heidegger Martin, Être et temps, op. cit., § 74, p. 289. Nous soulignons.

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et qu’elle garantit (dans le cas de l’attitude de fermeté face à la mort) la constance d’être une personne singulière. Par conséquent, notre questionnement ne s’interrompt pas ici et nous devons soulever une question importante : qu’est-ce qui individue le Dasein dans sa singularité ? Les questions de Claude Romano sont tout à fait pertinentes à nos yeux :

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puisées les possibilités vers lesquelles le Dasein se projette facticement 21 ? » D’après Heidegger, les possibilités individuelles du Dasein sont héritées. Jusqu’à présent, nous avons parlé de l’existence du Dasein seulement en ce qui concerne son existence « en avant » ou vers la mort sans mentionner la seconde direction de son mouvement qui se rapporte justement à son individuation factuelle : le Dasein est également un « êtrevers-l’origine » (Sein zum Anfang). L’individuation factuelle du Dasein réside dans ses conditions factuelles particulières, ses conditions historiques, sociales et autres, qui sont prises en charge par la résolution en tant qu’elles sont jetées. C’est pourquoi Heidegger dit que les possibilités révélées factuel­lement sont héritées et pourtant choisies – le Dasein authentique peut choisir entre elles, il peut « choisir ses héros 22 ». Ainsi, on voit que la constance du Dasein est un mouvement ou un devenir (Geschehen) 23 entre la naissance et la mort faisant du Dasein un être historique appelé destin (Schicksal). Or, il est évident – et c’est ce que nous aimerions souligner – que dans

21. Ibid., § 74, p. 289. 22. Ibid., § 74, p. 290. 23. Comme le rappelle C. Abettan, le terme Geschehen soulève un grand problème de traduction. Puisque nous voulons indiquer la mobilité essentielle de l’existence, et puisque, comme le souligne C. Romano, la thématisation de l’événement est réduite chez Heidegger au seul événement de l’existence, nous ne pouvons pas adopter la traduction de C. Abettan comme « devenir-événementiel » et traduisons simplement comme « devenir ». Cf. Abettan Camille, « L’événement et l’historicité de l’existant chez Heidegger et Maldiney », Alter, no 23, 2015, p. 278 : « Le terme de Geschehen pose dans ce contexte un redoutable problème de traduction, déjà soulevé par J. Greisch […] et auparavant par P. Ricoeur […] E. Martineau traduit par “provenance”, F. Vezin par “aventure”, tandis que H. Corbin préférait “historial”, M. Simon “être-historial” et J.-F. Courtine “devenirhistorial”. Nous proposons “devenir-événementiel” afin de conserver le lien avec l’idée d’un devenir tout en faisant apparaître la référence à la notion d’événement, qu’il faut conserver dans la mesure où das Geschehen, dans la langue allemande usuelle, c’est avant tout l’événement, au sens de ce qui survient, ce qui arrive, ce qui se produit. »

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la dialectique de ces deux mouvements, c’est le mouvement vers la mort qui joue le rôle décisif car seul ce mouvement donne lieu à la constance du Dasein :

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C’est ainsi que l’individuation factuelle du Dasein, son devenir singulier, perd de son importance dans Être et temps. D’abord et avant tout, Heidegger voit le noyau du Dasein authentique dans l’auto-constance du soi (Selbst-ständigkeit), c’est pourquoi il ne prête pas attention aux « circonstances et événements 25 » : ceux-ci ne sont pas ontologiquement adéquats pour comprendre la constance du Dasein. Tout ce qui arrive au Dasein participe d’une compréhension inadéquate et inauthentique du Dasein 26. Le Dasein peut être n’importe quoi dans son être-jeté mais il ne devient un soi authentique qu’en transformant son être-jeté en sa propre possibilité 27. Par conséquent, nous devons poser une question décisive pour notre recherche relative au devenir de l’existence : qu’estce qui fait du Dasein une existence individuelle ou singulière ? D’après Être et temps, ce doit être le libre choix du Dasein entre les possibilités dont il hérite. Mais en vertu de quoi le Dasein choisit-t-il telle ou telle possibilité ? En quoi l’individualité qui est la sienne et qui se manifeste dans ce choix purement 24. Heidegger Martin, Être et temps, op. cit., § 74, p. 291. 25. Ibid., § 73, p. 288. 26. Romano Claude, L’aventure temporelle, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 2010, p. 22-25. 27. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 387-394. Romano Claude, L’événement et le monde, op. cit., § 3.

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« Mais si le destin constitue l’historialité originaire du Dasein, alors l’histoire n’a son poids essentiel ni dans le passé, ni dans l’aujourd’hui et dans son “enchaînement” avec le passé, mais dans le provenir authentique de l’existence, lequel jaillit de l’avenir du Dasein. […] L’être authentique pour la mort, c’est-à-dire la finitude de la temporalité, est le fondement retiré de l’historialité du Dasein 24. »

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singulier consiste-t-elle ? C’est un mystère pour Heidegger 28, même s’il est clair que ce choix individuel – au-delà du fait qu’il soit possible grâce à la clairvoyance de la résolution – est d’une façon ou d’une autre lié à la situation particulière historique et sociale de tel ou tel Dasein concret. C’est tout que l’on peut trouver au sujet du devenir dans Être et temps car 1) la question du devenir singulier de l’existence n’était pas au centre de l’investigation heideggérienne quant à la question de l’être ; 2) le problème de Heidegger était d’établir la relation directe avec l’existence propre du Dasein perdue dans le « On » public ; 3) le noyau de l’existence authentique réside dans la constance de cette relation assurée par le mouvement vers la mort ; 4) l’individuation factuelle ou réelle du Dasein appartient à la compréhension inauthentique de l’existence. En conséquence, l’entreprise philosophique d’Être et temps semble constituer un autre projet de « solipsisme », cette fois-ci ontologique, comme l’exprime Marion 29, parce que l’individuation factuelle du Dasein est conditionnée par ce dernier compris comme destin. Rien ne peut mieux l’illustrer que, de nouveau, les paragraphes 72 à 76 d’Être et temps consacrés au devenir (Geschehen) du Dasein. D’après l’un de ces passages, un événement malheureux, tel qu’une maladie grave, peut échoir au Dasein précisément parce qu’il est, en tant qu’êtrepour-la-mort, cette capacité de comprendre les événements heureux ou cruels : « Si le Dasein peut être frappé par les coups du destin, c’est uniquement parce qu’au fond de son être il est destin au sens qu’on vient de caractériser. Existant destinalement dans la résolution auto-délivrante, le Dasein comme être-au-monde est ouvert à la “survenue” des circonstances “heureuses” et à la cruauté des hasards. Ce n’est

28. Cf. Abettan Camille, « L’événement et l’historicité de l’existant chez Heidegger et Maldiney », op. cit., p. 286. 29. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 423.

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Cela revient à dire que tout événement ou devenir est pensé par Heidegger, dans Être et temps, à partir de l’auto-constance ou totalité du Dasein. Par conséquent, si Levinas parle de l’événement de l’existence, et si Heidegger lui-même parle d’un « devenir essentiel de notre Dasein » (das Grundgeschehen unseres Da-seins) dont le noyau se trouve dans la situation-affective de la tonalité (Die Befindlichkeit der Stimmung) qui nous dévoile « chaque fois à sa manière l’existant en son ensemble 31 », force est de conclure qu’il s’agit d’un grand événement ontologique qu’est l’existence comme telle, à savoir l’événement par lequel l’être-au-monde transcende l’étant qu’il est factuellement. Comme l’affirme Claude Romano, le Dasein ne peut subir qu’un seul événement, à savoir l’événement tel qu’il est déjà, soit l’événement de son existence 32. Mais si nous ne pouvons rencontrer quelque chose qu’à la lumière d’un projet de monde, s’agit-il là d’un vrai événement et d’un devenir-autre ? Ne faut-il pas considérer avec Derrida tout événement à la hauteur de son nom comme ce qui arrive « verticalement » et, par conséquent, d’une manière irréductible à tout horizon, y compris l’horizon du projet 33 ? En effet, à l’époque d’Être et temps, la description heideggérienne du devenir de l’existence ne semble pas à la hauteur des phénomènes car, en tant que subordonnée au devenirmême du Dasein, elle demeure, tout comme chez Husserl, 30. Heidegger Martin, Être et temps, op. cit., § 74, p. 290. 31. Heidegger Martin, « Qu’est-ce que la métaphysique ? », in Heidegger M., Question I et II, traduit par Corbin Henry, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 57. Traduction légèrement modifiée. 32. Cf. Romano Claude, L’événement et le monde, op. cit., p. 27-29. 33. Derrida Jacques, « Mes chances. Au rendez-vous de quelques stéréophonies épicuriennes », Tijdschrift voor filosofie, Leuven, Peeters, no 1, 1983, p. 9. Cf. l’interprétation de ce texte par Petříček Miroslav, Co je nového ve filozofii ?, Praha, Nová beseda, 2018, p. 33-36.

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nullement du concours des circonstances et des événements que naît un destin 30. »

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subjectiviste. D’après Maldiney, les descriptions de Heidegger sont symptomatiques de la priorisation excessive de la subjectivité humaine, d’où une éthique « héroïque » qui intériorise le destin de l’être 34. Ou comme l’exprime Levinas : dans la mesure où le possible apporté par l’événement de l’être devient pouvoir, « le sujet se reconnaît. Il s’y retrouve, il le maîtrise. Sa liberté écrit son histoire qui est une, ses projets dessinent un destin dont il est maître et esclave. Un existant demeure le principe de la transcendance du pouvoir 35 ». Richir, de son côté, écrit que le Dasein authentique n’est rien d’autre qu’une structure métaphysique idéale dépourvue de réalité phénoménologique 36. L’existence du Dasein ne saurait être totalisée par la signification authentique de la mort parce que le Dasein ne possède aucune réalité au-delà de ses possibilités factuelles, lesquelles trouvent leur source dans le procès original de la phénoménalisation. C’est ce procès qui fait s’effondrer tout fondement (Grund) métaphysique 37. En d’autres termes, le procès de la phénoménalisation ou celui des événements de sens est irréductible à l’« être-jeté » qui peut être pris en charge par le Dasein. C’est tout le contraire, les événements posent un défi au destin (Schicksal) – ils ne sont qu’un élément anhistorique auquel l’historicité du Dasein est subordonnée 38. Comme Richir, Maldiney et Romano – deux philosophes de l’événement auxquels nous consacrerons un chapitre de ce livre – affirment que l’événement possède son propre statut existential. En tant qu’irréductible à l’être-jeté, l’événement doit être considéré comme un nouvel existential 34. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 419. 35. Levinas Emmanuel, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 308. 36. Richir Marc, Phantasia, imagination, affectivité, op. cit., p. 164-181. 37. Ibid., p. 228, 237 ; cf. p. 185-186 ; cf. Richir Marc, Phénomènes, temps et être/Phénoménologie et institution symbolique, op. cit., p. 23. 38. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 421. Cf. Abettan Camille, « L’événement et l’historicité de l’existant chez Heidegger et Maldiney », op. cit., p. 288.

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qui forme – chaque fois de manière singulière – le Dasein dans son authenticité. C’est évident dans le cas d’événements traumatiques menant à des troubles mentaux sévères : l’événement possède même le pouvoir de déstabiliser ou de détruire la constance de la personne affectée 39. Dans la schizophrénie, par exemple, les possibilités existentielles des patients sont rigidement déterminées par un événement traumatique dans lequel ils restent coincés 40. De là, le titre du livre le plus signifiant de Maldiney sur l’événement : Penser l’homme et la folie. Heidegger s’intéressait lui-même à ces questions psychiatriques. Il est connu qu’il s’est largement prononcé à ce sujet dans les Séminaires de Zollikon organisés entre 1959 et 1969 par son ami M. Boss, le fondateur de la « Daseinsanalyse thérapeutique 41 ». Néanmoins, comme le démontre P. Kouba, la Daseinsanalyse se focalise sur la description des modes perturbés et non-perturbés d’être-au-monde sans être capable d’expliquer les raisons ou conditions qui mènent à l’effondrement du Dasein, d’expliquer pourquoi le Dasein devient fou 42. Pour qu’on puisse décrire suffisamment une telle désintégration, on devrait prendre en considération le procès impersonnel d’individuation humaine capable de déstabiliser l’auto-constance du Dasein 43. Et c’est exactement ce que fait Maldiney, ainsi que d’autres auteurs dont nous parlerons plus tard. Or, il semble que tout change déjà avec Heidegger après la fameuse Kehre, comme le note entre autres Patočka : « Heidegger retourne la situation : l’événement de l’être, l’éclosion du domaine phénoménal, la “temporalisation” du temps et l’éclaircie 39. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 6. 40. Cf. ibid., p. 277, 316, 400. 41. Cf. Heidegger Martin, Zollikon Seminars. Protocols – Conversations  – Letters, Boss M. (éd.), traduit par Mayr Franz et Askay Richard, Evanston, Northwestern University Press, 2001. 42. Kouba Petr, The Phenomenon of Mental Disorder. Perspectives of Heidegger’s Thought in Psychopathology, Dordrecht, Springer, 2015, p. 113. 43. Ibid., p. 52-53.

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Cela veut dire que l’espace et le temps ek-statiques du Dasein sont conditionnés par un site entièrement a-subjectif, par « la libre clairière de l’Ouvert 45 » (Lichtung, Alétheia) conçu comme un archi-phénomène qui « laisse advenir l’être et la pensée dans leur présence l’un à l’autre 46 ». Heidegger était mécontent de donner l’impression, dans Être et temps, qu’il sous-estimait le fait que l’être soit en retrait. C’est pourquoi il précisait plus tard : le Dasein n’est pas un étant prêt à être décrit, le projet n’est pas un donné qui se serait seulement perdu dans le « On » public ; l’essence du Dasein ne réside pas dans l’existence mais elle s’y passe, dans le saut à l’ouverture du « là » du Dasein (être-là). Le projet est conditionné par l’« événement » de l’être (Ereignis) 47. Comme l’écrit J. Michálek dans un article portant sur le terme Ereignis sous lequel Heidegger pense l’Ouvert 48, il convient de traduire le mot Ereignis employé par Heidegger 44. Patočka Jan, « Le monde naturel dans la méditation de son auteur trente-trois ans après », in Patočka J., Le monde naturel comme problème philosophique, traduit par Abrams Erika, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 2016, p. 221. 45. Heidegger Martin, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », in Heidegger M., Questions III et IV, traduit par Lauxerois Jean et Roëls Claude, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2002, p. 296. 46. Ibid., p. 299. 47. McNeill William, The Fate of Phenomenology. Heidegger’s Legacy, op. cit., chap. V-VI. 48. Michálek Jiří, « Heideggerovo slovo “das Ereignis” », Filosofický časopis, no 6, 2017, p. 957-965. Pour notre interprétation de l’Ereignis, cf. aussi Röd Wolfgang, « M. Heidegger », in Holzhey H. et Röd W., Filosofie 19. a 20. století II, op. cit., p. 322-349.

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du monde (monde = lumière) sont ce qui rend possible l’humanité, la naissance de l’homme […] L’être n’est pas l’étant humain, ni ne repose sur lui ; l’être n’est ni notre perception, ni notre pensée, notre affectivité, etc. ; au contraire, l’humanité – l’étant humain – n’est possible que parce que notre pensée, notre perception, notre affectivité se passent toujours à la lumière du monde, à la lumière de l’être 44. »

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entre 1936 et 1946 par « événement » parce qu’il s’agit, par exemple dans les Beiträge zur Philosophie (1936-1938), de décrire l’accord de l’être et de la pensée comme un saut de l’étant dans l’être. Cela revient à considérer, sur fond de la différence ontologique, que le Dasein et l’être sont deux choses différentes dont la relation doit s’établir par ce saut 49. Au contraire, dans la dernière phase de la pensée de Heidegger (par exemple dans la conférence Temps et Être de 1962), il faudrait chercher une autre traduction parce que « nous ne pouvons plus représenter ce qui se nomme par ce nom d’Ereignis au fil conducteur de la signification courante du nom ; car celle-ci entend Ereignis au sens de “ce qui arrive”, “ce qui se passe”, l’événement – et non à partir du Eignen – faire advenir à soimême en sa propriété – comme éclaircie sauvegardante de la porrection et destination 50 ». Ce dont il retourne, nous dit Michálek, ce n’est plus du saut mais plutôt du réveil (Erwachen) de l’oubli de l’être car nous sommes déjà « dans » l’être conçu comme Ereignis des Gevierts : « La terre et les divins et les mortels se tiennent, unis d’eux-mêmes les uns aux autres, à partir de la simplicité du Quadriparti uni 51. » Quoi qu’il en soit, ce qui compte pour notre investigation sur le devenir de l’existence est que chez le dernier Heidegger l’homme ne saurait être un subiectum de l’apparaître parce que la compréhension du Dasein dépend d’un envoi (époqual) de l’être (Seinsgeschick). Étant donné que l’horizon du projet en accord avec lequel le Dasein peut rencontrer quelque chose est postérieur à l’Ouvert 52, entendu radicalement comme le premier phénomène de la phénoménologie qui n’apparaît 49. Michálek Jiří, « Heideggerovo slovo “das Ereignis” », op. cit., p. 963. 50. Heidegger Martin, « Temps et Être », in Heidegger M., Questions III et IV, traduit par Lauxerois Jean et Roëls Claude, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2002, p. 220. 51. Heidegger Martin, « La chose », in Heidegger M., Essais et conférences, traduit par Préau André, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1958, p. 213. Cf. Michálek Jiří, « Heideggerovo slovo “das Ereignis” », op. cit., p. 964. 52. Cf. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 112.

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qu’à partir de soi-même, il semble que le dernier Heidegger ait mis au jour un site qui pourrait servir de base pour penser le devenir-autre de l’existence. Maldiney lui-même remarque que le dernier Heidegger abandonne son concept central de projection et le remplace par le concept de « laisser-être » (Gelassenheit) comme comportement approprié des êtres humains face à l’Ouvert de l’apparaître, soit un comportement consistant dans l’attente de l’ouverture de la libre étendue (die freie Weite) 53. Tout le problème consiste en ceci que le dernier Heidegger devient un penseur si radical de l’événement de l’être qu’il abandonne non seulement la priorité de la notion de projet mais également toute l’ontologie phénoménologique, considérant cette dernière comme une science transcendantale qui projette l’être sur l’arrière-fond de l’horizon donné par avance (la compréhension ou la temporalité originaire du Dasein) 54. En conséquence, il y a au moins une différence importante entre le dernier Heidegger et la phénoménologie contemporaine en France. Tandis que la phénoménologie contemporaine partage avec Heidegger son tournant vers l’événement (de l’être), soit l’ouverture de la projection du Dasein, elle demeure pourtant une phénoménologie en tant qu’elle tente de décrire les structures universelles des événements en relation avec l’existence individuelle (qui constitue un pôle nécessaire de la corrélation phénoménologique). Tandis que Heidegger essaie de surmonter les insuffisances de l’approche transcendantale-ontologique d’Être et temps et de penser l’événement même de l’être dans le cadre d’un « thoughtful poetizing 55 » (denkerische Dichtung), 53. Cf. Heidegger Martin, Discourse on Thinking, traduit par Anderson John M. et Freund Hans E., New York, Harper and Row Publishers, 1966, p. 74 ; Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 113 ; Maldiney Henri, L’art, l’éclair de l’être, Paris, Cerf, 2012, p. 204, 280-281. 54. McNeill William, The Fate of Phenomenology. Heidegger’s Legacy, op. cit., p. 45-46. 55. Ibid., p. 93.

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les auteurs de la phénoménologie contemporaine développent certaines des idées du dernier Heidegger avec l’intention de construire une phénoménologie de l’existence événementielle. En outre, chez le dernier Heidegger, le « moment pathique » de l’existence caractérisant son devenir-autre est thématisé non seulement poétiquement (plutôt que phénoménologiquement) mais aussi trop formellement comme un envoi (époqual) de l’être. Par conséquent, on a du mal à comprendre le rapport entre le Dasein ouvert à l’événement de l’être et l’homme concret. Ce que Patočka reproche au premier Heidegger vaut donc aussi bien pour le second : « [I]l semblerait que l’analytique rende l’ontologie heideggérienne de l’existence trop formelle. La praxis est, certes, la forme originelle de la clarté, mais Heidegger ne prend jamais en considération le fait que la praxis originelle doit être principiellement l’activité d’un sujet corporel, que la corporéité doit donc avoir un statut ontologique qui ne peut être identique à l’occurrence du corps comme présent donné ici et maintenant. L’éclaircie qui caractérise l’existence est l’éclaircie d’un étant corporel 56. »

Il semble donc qu’une description moins formelle de l’existence dans laquelle des événements de notre devenir-autre ne sont pas absorbés par le seul événement de l’ek-sister ou par 56. Patočka Jan, « Le monde naturel dans la méditation de son auteur trente-trois ans après », op. cit., p. 215. De manière similaire, D. Franck écrit très justement à ce sujet : « La détermination ekstatique de l’essence de l’homme implique l’exclusion totale de son animalité vive et jamais, dans l’histoire de la métaphysique, l’être de l’homme n’a été aussi profondément désincarné. Si, pour poser la question de l’être et comprendre notre être dans cette question, il pouvait être nécessaire de réduire ce que la définition traditionnelle de l’homme comme animal rationnel concède à l’obnubilation, il n’en demeure pas moins que la disparition de la chair, du corps, est le prix phénoménologique de l’apparition de l’être. » Franck Didier, « L’être et le vivant », in Franck D., Dramatique des phénomènes, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épimethée », 2001, p. 55.

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« En vérité, cette analyse de l’affection correspond à une théorie existentiale de la sensibilité et vient donc en lieu et place d’une esthétique transcendantale. Il s’agit au fond de comprendre ce que peut bien signifier la sensibilité […] dans une perspective qui fait l’économie de toutes les catégories généralement sous-jacentes à la sensibilité, à savoir celles de corps, d’organe des sens, de conscience sensible. Comprise depuis l’existence elle-même, comme une possibilité de cette existence, la sensibilité doit être affection ou disposition car celle-ci est en effet une manière singulière d’être indistinctement à soi et au monde 58. »

Cela revient à dire, encore une fois, que le Dasein est déterminé ontiquement (en tant que corps) par son existence ontologique ; le sentir a toujours déjà un sens : « “De prime abord”, nous n’entendons jamais des bruits et des complexes sonores, mais toujours la voiture qui grince ou la motocyclette. Ce qu’on entend, c’est la colonne en marche, le vent du nord, le pivert qui frappe, le feu qui crépite 59. » Tout le problème de cette conception consiste en ceci que la facticité du Dasein n’est pas la même chose que la factualité du Dasein en tant qu’homme ontique. C’est pourquoi, comme l’écrit Romano à bon droit, Heidegger ne résout pas l’énigme de l’archi-facticité 57. Cf. Richir Marc, « Qu’est-ce qu’un phénomène ? », op. cit., p. 436. 58. Barbaras Renaud, Métaphysique du sentiment, Paris, Cerf, 2016, p. 217. Cf. Patočka Jan, Tělo, společenství, jazyk, svět, Praha, Oikoymenh, 1995, p. 95. 59. Heidegger Martin, Être et temps, op. cit., § 34, p. 140.

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plusieurs événements époquaux de l’être, doit thématiser le vivre spontané lié à la sensibilité « la plus primitive 57 ». Chez Heidegger, la sensibilité ou l’affection sont toujours déjà un comprendre, un sens, car la situation-affective de la tonalité (Die Befindlichkeit der Stimmung) et la compréhension sont deux existentiaux unis dans la structure du souci. Barbaras l’exprime clairement :

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du sujet phénoménologique et de sa résistance au discours eidétique 60. Certes, Heidegger a raison en disant que nous écoutons la motocyclette mais nous devons nous demander si cela vaut pour tous les aspects de l’existence quotidienne. Il nous semble que non et que l’expérience vécue ne se réduit pas au maniement des outils. Lorsque l’on fait du sport, par exemple lorsque l’on joue au tennis, l’expérience réelle est telle que l’on est littéralement plongé dans le jeu, de sorte que la raquette est un prolongement du corps vivant en communication immédiate avec le monde, c’est-à-dire en rapport avec un monde qui se transforme par les sentiments les plus infimes du joueur sur le court de tennis. La sensation n’est-elle donc pas, en tant qu’elle implique le changement de direction (sens) de notre rapport au monde, le sens le plus originaire de l’existence ? Ne pourrait-elle pas constituer le noyau du devenir réel ou concret du Dasein ? Heidegger souligne lui-même que l’analytique du Dasein dirigée par la question de l’être « ne peut prétendre fournir une ontologie complète du Dasein 61 ». Il se peut qu’en suivant la question de la corporéité de l’existant nous soyons capables, à l’instar des auteurs de la phénoménologie contemporaine, de compléter l’ontologie du Dasein en indiquant à quoi se résout chaque fois facticement le Dasein, ce qui est, comme nous l’avons déjà dit, une énigme insoluble pour Heidegger : « Ce pour quoi le Dasein se décide à chaque fois facticement, l’analyse existentiale est fondamentalement incapable de l’élucider 62. » C’est pourquoi nous devons nous tourner maintenant vers les auteurs qui « concrétisent » l’existence telle qu’elle était décrite par Heidegger : tout d’abord vers Jean-Paul Sartre qui souligne que le Dasein est également une conscience concrète, quoique non-positionnelle, ensuite vers deux auteurs pour qui 60. Romano Claude, Mémoire de synthèse présenté en vue d’habilitation à diriger des recherches, op. cit., p. 9. 61. Heidegger Martin, Être et temps, op. cit., § 5, p. 35. 62. Ibid., § 74, p. 289.

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2. Sartre : le devenir de l’existence comme « néantisation » Tout comme Heidegger dans Être et temps, Sartre thématise la relation entre l’existant et le monde par l’intermédiaire d’analyses du comportement concret des êtres humains au monde : « Le concret, c’est l’homme dans le monde avec cette union spécifique de l’homme au monde que Heidegger, par exemple, nomme “êtredans le monde” […] chacune des conduites humaines, étant conduite de l’homme dans le monde, peut nous livrer à la fois l’homme, le monde et le rapport qui les unit, à la condition que nous envisagions ces conduites comme des réalités objectivement saisissables et non comme des affections subjectives qui ne se découvriraient qu’au regard de la réflexion 63. »

Or, à la différence de Heidegger, Sartre souligne que la description de l’existence ne saurait éviter totalement l’approche théorique. Il s’agit d’une objection déjà adressée à Heidegger par Husserl, puis par de nombreux interprètes : Être et temps ne questionne pas ce Dasein qui décrit le Dasein quotidien, il exclut la question du Dasein qui « fait de la philosophie », qui

63. Sartre Jean-Paul, L’être et le néant, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2003, p. 37-38.

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la concrétude de l’existence revêt la figure du sensible et de la corporéité – Erwin Straus et Maurice Merleau-Ponty –, puis vers Jan Patočka qui thématise la transcendance du Dasein comme un mouvement, et enfin, vers Emmanuel Levinas dont l’existant, solidement enraciné dans son corps, rencontre un nouveau type de transcendance inappropriable. C’est par là que nous compléterons la présentation des conditions de base de la naissance de la phénoménologie contemporaine.



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« Heidegger, voulant éviter ce phénoménisme de la description [husserlienne] qui conduit à l’isolement mégarique et antidialectique des essences, aborde directement l’analytique existentielle sans passer par le cogito. Mais le “Dasein”, pour avoir été privé dès l’origine de la dimension de conscience, ne pourra jamais reconquérir cette dimension. Heidegger dote la réalité-humaine [Dasein] d’une compréhension de soi qu’il définit comme un “pro-jet ek-statique” de ses propres possibilités. Et il n’entre pas dans nos intentions de nier l’existence de ce projet. Mais que serait une compréhension qui, en soi-même, ne serait pas conscience (d’) être compréhension ? Ce caractère ek-statique de la réalité-humaine retombe dans un en-soi chosiste et aveugle s’il ne surgit de la conscience d’ek-stase 65. »

D’après Sartre, l’existant est tout d’abord une conscience non-thétique ou non-réflexive, c’est-à-dire une conscience qui ne se pose pas comme un Je substantif. L’existant s’enfonce bien dans le monde, est une transcendance ou un être-au-monde, mais il se situe également « en face » ou « devant » le monde : « Quand je cours après un tramway, quand je regarde l’heure, quand je m’absorbe dans la contemplation d’un portrait, il n’y a pas de Je. Il y a conscience du tramway-devant-être-rejoint, etc., et conscience non-positionnelle de la conscience 66. » Même si je ne me suis pas posé de manière réflexive comme un Je en voyageant par le train hier et regardant le paysage, c’était quand même mon expérience et je peux maintenant me rappeler que

64. Luft Sebastian, « Husserl’s Concept of the “Transcendental Person”: Another Look at the Husserl-Heidegger Relationship », op. cit., p. 22. 65. Sartre Jean-Paul, L’être et le néant, op. cit., p. 109-110. 66. Sartre Jean-Paul, La transcendance de l’ego, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1966, p. 32.

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s’appuie d’une façon ou d’une autre sur l’approche théorique 64. Sartre, quant à lui, souligne que l’ek-stase du Dasein est de prime abord celle de la conscience :

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je voyais ce paysage 67. Autrement dit, je suis la conscience de ce monde physique devant moi dans lequel les choses ont des essences immuables, qui comprend également tout ce qui se manifeste de moi-même, particulièrement tout le passé qui est le mien et qui contient toutes mes identités empiriques. La conscience non-positionnelle n’est donc qu’une « fissure dans l’être », elle n’est rien d’autre que la conscience du monde mais elle ne saurait pourtant être réduite au monde car elle est le monde sur le mode du n’être-pas. La conscience (l’être pour-soi) se caractérise par la néantisation du monde (l’être en-soi), elle est le monde néantisé. Cela revient simplement à dire que la conscience n’est jamais ce qu’elle est actuellement au monde mais plutôt ce qu’elle veut être – elle se projette vers ses possibilités existentielles 68. La concrétisation de l’existence telle qu’elle était décrite par Heidegger consiste donc chez Sartre dans l’analyse d’exemples concrets de la dialectique qui se joue entre la conscience nonpositionnelle (le pour-soi) et le monde (l’en-soi). Et c’est justement la manière dont Sartre décrit le devenir de l’existence : le devenir est la néantisation de ce qu’est la conscience (du monde). La conscience ne saurait se constituer comme ce qu’elle est dans tel ou tel moment. En tant que conscience de l’être, son être propre consiste dans un « faire » sans qu’il ne lui soit possible d’atteindre une identité quelconque avec elle-même. Comme nous le verrons plus tard de manière plus détaillée, la conscience est pour ainsi divisée en deux parties irréductibles l’une à l’autre. Par exemple, lorsque l’on se pose comme telle ou telle personne possédant telle ou telle identité empirique, on excède en même temps cette identité par le simple fait d’être la conscience de cette identité posée :

67. Ibid., p. 27. 68. C’est pourquoi Sartre répète que la conscience « est ce qu’elle n’est pas et n’est pas ce qu’elle est ». Cf. Sartre Jean-Paul, L’être et le néant, op. cit., p. 107, 224, etc.

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« La structure originelle du “n’être pas ce qu’on est” rend d’avance impossible tout devenir vers l’être en soi ou “être ce qu’on est”. Et cette impossibilité n’est pas masquée à la conscience : au contraire elle est l’étoffe même de la conscience, elle est la gêne constante que nous éprouvons, elle est notre incapacité même à nous reconnaître, à nous constituer comme étant ce que nous sommes, elle est cette nécessité qui veut que, dès que nous nous posons comme un certain être par un jugement légitime, fondé sur l’expérience interne ou correctement déduit de prémisses a priori ou empiriques, par cette position même nous dépassons cet être – et cela non pas vers un autre être : vers le vide, vers le rien 69. »

Ce qui importe pour notre recherche, c’est que la conscience – le pour-soi – n’est pas simplement dérivée du mouvement de la transcendance. Il s’agit d’un trait essentiel de l’existence, aussi important que le mouvement de la transcendance – nous le répétons à maintes reprises dans ce livre, en commençant avec Sartre, en passant par Levinas, et finissant avec Richir. Comme nous l’avons vu, en essayant à la fois d’éclairer la relation entre l’immanence et la transcendance, c’est-à-dire l’intentionnalité, et d’éviter la solution de Husserl situant le noyau de la relation dans la constitution de l’expérience par l’ego transcendantal, Heidegger thématise le mode d’être de cet ego. Le noyau de la relation mentionnée consiste d’après Heidegger dans le mouvement ek-statique de l’immanence dans la transcendance. Or, Sartre souligne que l’immanence ne se dissout complètement pas dans la transcendance, que l’existant ne cesse pas d’être la conscience se situant « en face » du monde – quoique la distance entre lui et le monde ne soit plus la distance du Je intentionnel mais plutôt une distance minimale telle qu’elle est maintenue par le cogito non-positionnel sans qu’aucun Je substantif ne demeure dans l’arrière-fond. 69. Ibid., p. 97.

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Cette différence cruciale par rapport au Heidegger d’Être et temps consiste en ceci que le devenir de l’existence ne repose pas sur le mouvement unifiant vers l’avenir (vers la mort) mais sur le mouvement de la présence, il réside dans la non-coïncidence fondamentale qu’est la conscience en tant que telle. Il s’agit d’un point crucial pour notre interprétation du devenir car, comme nous le verrons mieux plus tard, on ne saurait penser le devenir-autre de l’existence sans cette distance ou cet écart irrémédiable situé au cœur de l’apparaître et qui atteste de l’autonomie des deux pôles de la corrélation phénoménologique : la subjectivité et le monde. Sartre décrit quant à lui cet écart comme une fissure de non-être dans la totalité du temps : « Présent, passé, futur à la fois, dispersant son être dans trois dimensions, le pour-soi, du seul fait qu’il se néantise, est temporel. Aucune de ces dimensions n’a de priorité ontologique sur les autres, aucune d’elles ne peut exister sans les deux autres. Toutefois il convient malgré tout de mettre l’accent sur l’ek-stase présente – et non comme Heidegger sur l’ek-stase future – parce que c’est en tant que révélation à lui-même que le pour-soi est son passé, comme ce qu’il a à-être-pour-soi dans un dépassement néantisant, et c’est comme révélation à soi qu’il est manque et qu’il est hanté par son futur, c’est-à-dire par ce qu’il est pour soi là-bas, à distance. Le présent n’est pas ontologiquement “antérieur” au passé et au futur, il est conditionné par eux tout autant qu’il les conditionne, mais il est le creux de non-être indispensable à la forme synthétique totale de la temporalité 70. »

Néanmoins, du point de vue de notre recherche relative à l’événementialité de l’apparaître et de la subjectivité, cette analyse pose problème en ceci que Sartre, même s’il insiste sur l’impossibilité de totaliser l’existence par sa relation avec la mort, finit par lier l’écart mentionné exclusivement à la conscience. Cela donne l’impression, tout comme chez Heidegger dans 70. Ibid., p. 177. Nous soulignons.

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Être et temps, qu’il ne décrit qu’un devenir-même, une totalité ou une unité proche de celle de la subjectivité transcendantale. En effet, Sartre soutient qu’il n’y a de limite à la liberté du pour-soi que cette liberté même 71. Il est bien vrai que la liberté est absolue seulement dans la mesure où le choix de soi-même n’est pas un choix conscient, que ce choix équivaut à l’archi-fait d’être une conscience non-thétique. Mais ce choix est considéré comme atemporel et conditionnant tout choix empirique 72. Il s’ensuit que tout devenir de l’existence, tout changement dans l’existence, n’est envisagé par Sartre que comme la révélation du projet fondamental que je suis en tant qu’être pour-soi. Tous les faits contingents de ma situation concrète sont éclairés par – et ne font sens qu’à la lumière de – mes projets qui se déploient eux-mêmes sur l’arrière-fond de mon projet fondamental, soit sur la base de la liberté que je suis en tant que conscience du monde. C’est pourquoi Sartre affirme paradoxalement que nous sommes responsables du monde entier, de tout ce qui peut nous arriver en son sein, y compris des événements les plus atroces comme les situations de guerre. Il n’y a pas d’accidents dans la vie, tout ce dont l’existence souffre, elle l’a choisi dans la mesure où elle en est consciente. « La conséquence essentielle de nos remarques antérieures, c’est que l’homme, étant condamné à être libre, porte le poids du monde tout entier sur ses épaules : il est responsable du monde et de lui-même en tant que manière d’être. Nous prenons le mot de “responsabilité” en son sens banal de “conscience (d’) être l’auteur incontestable d’un événement ou d’un objet”. En ce sens, la responsabilité du pour-soi est accablante, puisqu’il est celui par qui il se fait qu’il y ait un monde ; et, puisqu’il est aussi celui qui se fait être, quelle que soit donc la 71. Ibid., p. 484. 72. Ibid., p. 506. Cf. Röd Wolfgang, « Jean-Paul Sartre », in Thurnher R. et Röd W. et Schmidinger H., Filosofie 19. a 20. století, III, Filosofie života a filosofie existence, traduit par Petříček Miroslav, Praha, Oikoymenh, 2009, p. 385.

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situation où il se trouve, le pour-soi doit assumer entièrement cette situation avec son coefficient d’adversité propre, fût-il insoutenable ; il doit l’assumer avec la conscience orgueilleuse d’en être l’auteur, car les pires inconvénients ou les pires menaces qui risquent d’atteindre ma personne n’ont de sens que par mon projet ; et c’est sur le fond de l’engagement que je suis qu’ils paraissent. Il est donc insensé de songer à se plaindre, puisque rien d’étranger n’a décidé de ce que nous ressentons, de ce que nous vivons ou de ce que nous sommes. Cette responsabilité absolue n’est pas acceptation d’ailleurs : elle est simple revendication logique des conséquences de notre liberté. Ce qui m’arrive m’arrive par moi et je ne saurais ni m’en affecter ni me révolter ni m’y résigner […] Ainsi n’y a-t-il pas d’accidents dans une vie ; un événement social qui éclate soudain et m’entraîne ne vient pas du dehors ; si je suis mobilisé dans une guerre, cette guerre est ma guerre, elle est à mon image et je la mérite. Je la mérite d’abord parce que je pouvais toujours m’y soustraire, par le suicide ou la désertion : ces possibles ultimes sont ceux qui doivent toujours nous être présents lorsqu’il s’agit d’envisager une situation. Faute de m’y être soustrait, je l’ai choisie 73… »

Il est donc clair que l’analyse de Sartre réduit elle aussi l’altérité des événements et les pense à partir de l’unité de l’existence : je suis responsable de tout ce qui m’arrive 74. Malgré cela, elle constitue un avancement du point de vue de notre recherche : Sartre met en exergue un des aspects cruciaux du devenir qui demeurait chez Heidegger éclipsé par l’ekstase future, c’est-à-dire l’ek-stase présente ou la fissure dans l’être qui apparaît sous la forme de la distance minimale de la conscience. On verra que cet accent mis par Sartre sur l’absoluité de la conscience n’est pas une faute parce qu’on ne saurait penser le devenir-autre de l’existence sans les deux pôles absolus irréductibles l’un à l’autre que sont la subjectivité et la 73. Sartre Jean-Paul, L’être et le néant, op. cit., p. 598-599. 74. Cf. Raffoul François, Thinking the event, Bloomington, Indiana University Press, 2020, p. 5.

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transcendance du monde. Or, et c’est ce que nous reprocherons à Sartre, l’absoluité ou l’autonomie de la subjectivité, le rapport de soi à soi qui caractérise le pour-soi, est impensable sans l’intervention de la transcendance absolue, sans ce que Richir appellera la fuite infinie de la transcendance absolue et que Sartre thématise – d’une manière plutôt dogmatique que phénoménologique, on le verra plus tard – comme l’évé­ nement absolu de la naissance du pour-soi et qui procède d’une tentative de l’en-soi pour se fonder 75. Nous le soulignerons à plusieurs reprises car c’est cette transcendance absolue qui seule peut transformer ce que Sartre désigne comme la liberté absolue. Il n’y a qu’elle qui fasse devenir-autre l’existence dans l’événement de sens. Si Sartre situe très justement le noyau du devenir dans un « instant » hors du temps et de l’espace, menaçant perpétuellement l’unité ek-statique de l’existence, puis explique que c’est la subjectivité qui produit cet instant en tant que point infiniment petit dans lequel l’existence se transforme 76, nous interpréterons cet « instant » comme la rencontre « instantanée » du pour-soi « absolu » avec la transcendance « absolue » qui ont – pour ainsi dire, du point de vue d’une phénoménologie génétique – le même âge. Quoi qu’il en soit, il est clair qu’il nous faudra le préciser et arriver à une meilleure description de ces deux conditions du devenir et de leur articulation dans l’existence. Bien que Sartre considère la conscience non-positionnelle du monde comme une spontanéité apersonnelle précédant autant le Je que le monde, et bien qu’il forge ce concept pour dépasser le dualisme cartésien du sujet et de l’objet, sa dialectique du néant et de l’être demeure un dualisme proche de celui de Descartes car je suis le monde tout en n’étant pas le monde (en 75. Cf. p. 206-207 de ce livre. 76. Sartre Jean-Paul, L’être et le néant, op. cit., p. 510 : « [N]ous sommes perpétuellement menacés par l’instant. C’est-à-dire que nous sommes tels, par le choix même de notre liberté, que nous pouvons toujours faire apparaître l’instant comme rupture de notre unité ek-statique. »

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« Ainsi le corps comme facticité est le passé en tant qu’il renvoie originellement à une naissance, c’est-à-dire à la néantisation première qui me fait surgir de l’en-soi que je suis de fait sans avoir à l’être. Naissance, passé, contingence, nécessité d’un point de vue, condition de fait de toute action possible sur le monde : tel est le corps, tel il est pour moi. Il n’est donc nullement une addition contingente à mon âme, mais au contraire une structure permanente de mon être et la condition permanente de possibilité de ma conscience comme conscience du monde et comme projet transcendant vers mon futur 77. »

Or, le problème avec Sartre consiste de nouveau en ceci que je suis mon corps tout en n’étant pas mon corps (en tant que conscience de ce corps). Comme l’exprime Merleau-Ponty, le néant et l’être ne sont pas vraiment unis chez Sartre 78 ; pour les unir dans leur isolement, il faut penser l’existence non à partir de ces deux concepts abstraits que sont le pour-soi et l’en-soi mais, dès le début de l’analyse, comme une existence incarnée : « [A]lors, je ne suis plus le négatif pur, voir n’est plus simplement néantiser, entre ce que je vois et moi qui vois, la relation n’est pas de contradiction […] les choses attirent mon regard, mon regard caresse les choses […] Quant à l’être, je ne peux plus le définir comme un noyau dure de positivité sous les propriétés négatives 77. Ibid., p. 367. 78. Merleau-Ponty Maurice, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2001, p. 96.

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tant que conscience du monde qui le néantise). Il nous faudra donc mieux expliquer la source du mouvement perpétuel du pour-soi, de la distance infime qu’il entretient avec lui-même et avec le monde. Sartre, lui aussi, indique que la fissure de la subjectivité, sa différence par rapport au monde comme son appartenance à celui-ci, passe par la question de la corporéité de l’existence. Il écrit plus précisément :



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Cela revient à dire que Merleau-Ponty ira si loin qu’il intégrera à l’être la distance minimale de la subjectivité car c’est justement ce qui caractérise selon lui l’être sensible 80. Il nous faut donc continuer à concrétiser davantage l’existence telle qu’elle était décrite par Heidegger et par Sartre. Ce n’est pas par hasard que même d’autres auteurs venant après Sartre – parmi lesquels nous choisissons Erwin Straus et Jan Patočka en plus de Maurice Merleau-Ponty –, pensent l’existence concrète à partir de son incarnation.

3. Straus et Merleau-Ponty : l’incarnation de l’existence Comme l’écrit E. Straus, dans le cadre des conceptions classiques du sujet, celles de Descartes ou encore Husserl, le sujet (transcendantal) est un subiectum extra-mondain soustendant le flux héraclitéen des vécus, à savoir le sujet identique à lui-même et soustrait au temps et au devenir, dont « la relation au sentir est celle d’un pur “avoir” ; il a des sensations, mais il ne sent pas 81 ». En bref, ajoute-t-il, la sensation n’est qu’un mode imparfait ou dérivé de la connaissance 82. Nous avons 79. Ibid., p. 106. 80. Cf. l’interprétation de la critique de Sartre par Merleau-Ponty d’après Novozámská Jana, Existoval existencialismus ? Výzva a ztroskotání J.-P. Sartra, Praha, Filosofia, 1998, p. 34-38. 81. Straus Erwin, Du sens des sens, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 2000, p. 34. Cf. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre second, Recherches phénoménologiques pour la constitution, op. cit., § 54. 82. Straus Erwin, Du sens des sens, op. cit., p. 19.

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qui lui viendrait de ma vision […] Les négations, les déformations perspectives […] il me faut maintenant les réintégrer à l’être, qui donc est échelonné en profondeur, se cache en même temps qu’il se dévoile, est abîme et non plénitude 79. »

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vu que Heidegger, en posant la question de l’être et celle sur le mode d’être du sujet capable de poser cette question, a rendu ce dernier au monde en le déterminant comme « êtreau-monde », ce qui l’a conduit néanmoins à élaborer une théorie de la sensibilité nécessairement formelle car construite à partir de l’existant qui transcende son corps – faisant partie de son être-jeté (Geworfenheit) – vers le pro-jet (Entwurf). C’est ainsi que le corps ne joue presque aucun rôle dans l’analytique existentiale du Dasein ; le corps n’est pas un existential 83. Par conséquent, on a du mal à dire ce qui lie exactement le Dasein à l’homme concret. Dans notre questionnement relatif au devenir concret de l’existence, nous avons avancé avec Sartre qui voyait le noyau de l’existence dans la présence qu’est la conscience non-positionnelle. Mais c’est à Merleau-Ponty qu’il revient d’avoir souligné que la distance minimale de la subjectivité, c’est-à-dire le fait qu’elle se positionne « en face » du monde, équivaut à la profondeur de son corps 84. Ainsi, Merleau-Ponty offre une solution au problème de l’analytique heideggérienne : ce qui est au fond l’être, c’est le monde perceptif ou sensible 85 que nous habitons par notre corps. L’ek-sistence n’est que la foi perceptive, c’est-à-dire une fréquentation naïve du monde par « un Soi aliéné ou en ek-stase dans l’être 86 ». On peut dire que Merleau-Ponty et son prédécesseur E. Straus inventent une nouvelle théorie existentiale de la sensibilité mais, à la différence de Heidegger, leur point de départ ne réside pas dans la question de l’être, ils découvrent un sens encore plus originaire et irréductible à l’être-jeté (que le Dasein sait reprendre). Comme l’existant est un être incarné, le sens

83. Cf. Barbaras Renaud, L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, op. cit., p. 22. 84. Cf. Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 294-296. 85. Cf. Merleau-Ponty Maurice, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 221. 86. Ibid., p. 76.

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est d’abord une direction sans cesse changeante du rapport entre lui et le monde :

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Dans les termes de Maldiney, les possibilités existentiales de l’existant (ses pro-jets) dépendent de sa communication changeante avec le monde (de « jet » toujours singulier résultant de leurs rencontres). Et c’est pourquoi nous nous adressons à Straus et à Merleau-Ponty : ce qui nous intéresse, ce n’est pas l’auto-constance du Dasein mais son devenir-autre, c’est-à-dire non la facticité mais plutôt la factualité ou la singularité de l’être-au-monde, qui déterminent les configurations toujours singulières de l’ensemble de ses possibles. L’existant est donc l’être incarné dont l’ek-sistence est déterminée tout d’abord par son « moment pathique », c’està-dire par l’aspect inhumain ou animalier du Dasein : le sujet sentant n’a pas à être, l’être pour lui « n’existe pas encore 88 ». La « relation continue » entre l’existant et le monde (l’êtreau-monde, le sujet en tant qu’il est au monde) ne cesse de changer 89, s’actualise de manières différentes, prend différentes

87. Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 250. 88. Patočka Jan, Tělo, společenství, jazyk, svět, op. cit., p. 98. 89. « [L]a relation je-monde envahit la durée entière de notre existence individuelle ; c’est donc dégressivement que nous atteignons les moments individuels en particularisant cette relation […] ce processus de discrimination et de détermination progressives s’accomplit dans le domaine du sentir… » Straus Erwin, Du sens des sens, op. cit., p. 369.

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« Chaque fois que j’éprouve une sensation, j’éprouve qu’elle intéresse non pas mon être propre, celui dont je suis responsable et dont je décide, mais un autre moi qui a déjà pris parti pour le monde, qui s’est déjà ouvert à certains de ses aspects et synchronisé avec eux. Entre ma sensation et moi, il y a toujours l’épaisseur d’un acquis originaire qui empêche mon expérience d’être claire pour elle-même 87. »

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directions (sens) 90 : le « dans » devient-autre. Le sujet et le monde ne sont pas donnés, ils co-deviennent, l’unité ouverte de la subjectivité correspond à l’unité ouverte du monde 91. Les impressions singulières du sujet ne constituent pas les données hylétiques immanentes liées aux qualités objectives des choses transcendantes mais révèlent des transformations ou délimitations de la relation entre le Je et le monde, elles ne sont que leurs « modes variés de communication 92 » ou « des modalités de l’existence 93 ». Dans ce co-devenir qu’est le sentir, tout se passe comme si le sujet et le monde, formant le couple inséparable, re-naissaient toujours de nouveau : « Chaque sensation, étant à la rigueur la première, la dernière et la seule de son espèce, est une naissance et une mort. Le sujet qui en a l’expérience commence et finit avec elle 94… ». Le sujet du sentir n’est donc pas un sujet souverain et identique à soi-même pas plus qu’il ne disparaît de sorte à se dissoudre dans l’événement du monde car le sujet et le monde surgissent l’un avec l’autre, le sujet « co-naît à un certain milieu d’existence

90. Cf. Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 489-492 ; Kouba Pavel, Život rozumění, Praha, Oikoymenh, 2014, p. 106-108. 91. Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 465. 92. Straus Erwin, Du sens des sens, op. cit., p. 245. 93. Cf. Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 270. 94. Ibid., p. 250. En toute rigueur, il ne s’agit que de la deuxième naissance qui dépend de la première « naissance » établissant la « relation continue » du sujet et du monde. Merleau-Ponty aborde ce sujet dans le passage suivant : « Le sujet de la perception n’est pas ce penseur absolu, il fonctionne en application d’un pacte passé à notre naissance entre notre corps et le monde, entre nous-mêmes et notre corps, il est comme une naissance continuée… » Merleau-Ponty Maurice, « Un inédit de MerleauPonty », in Merleau-Ponty M., Parcours deux, 1951-1961, Paris, Verdier, 2000, p. 40-41.

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« En sentant, nous nous éprouvons nous-mêmes dans le monde et avec le monde. La préposition “avec” n’est pas composée d’une partie d’expérience, le “Monde” et d’une autre, le “Je”. Le phénomène unitaire de la sensation se déploie toujours vers les pôles du Monde et du Je. La relation du Je à son monde est, dans la sensation, une manière d’être-relié que l’on doit séparer radicalement de la façon dont la connaissance se trouve en face du monde 97. »

Le sujet tout autant que le monde peuvent donner lieu à une re-naissance des deux pôles dans le phénomène unitaire qu’est la sensation. De même que le dormeur peut faire venir le sommeil « quand une certaine attitude volontaire reçoit soudain du dehors la confirmation qu’elle attendait 98 », de même la couleur provoque « une certaine attitude du corps qui ne convient qu’à elle 99 ». De la sorte, l’un ou l’autre fait venir le deuxième pôle du couple, ils appellent la rencontre du sujet et du monde dans le sentir qui est « émergence d’un pré-objet

95. Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 245. Cf. Straus Erwin, Du sens des sens, op. cit., p. 417. 96. Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 243. 97. Straus Erwin, Du sens des sens, op. cit., p. 245. 98. Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 245. 99. Ibid., p. 244.

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ou se synchronise avec lui 95 ». L’existant n’est pas un observateur calme de telle ou telle couleur transcendante parce que celles-ci « s’offrent avec une physionomie motrice, elles sont enveloppées d’une signification vitale 96 ». Le sujet se sent dans cette couleur mais sent également l’arrivée, l’irruption d’une altérité qu’est le monde. On verra tout à l’heure en quel sens le monde présente, au sein du couple qu’il forme avec le sujet, une altérité, mais pour l’instant, focalisons-nous sur « le commun » au sein de leur relation :

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« Moi qui contemple le bleu du ciel, je ne suis pas en face de lui un sujet acosmique, je ne le possède pas en pensée, je ne déploie pas au devant de lui une idée du bleu qui m’en donnerait le secret, je m’abandonne à lui, je m’enfonce dans ce mystère, il “se pense en moi”, je suis le ciel même qui se rassemble, se recueille et se met à exister pour soi, ma conscience est engorgée par ce bleu illimité 102. »

En d’autres termes, l’expérience réelle du sentir, à savoir l’expérience singulière qui se définit par opposition à toute expérience possible (et donc répétable 103), passe entre les identités fixes du sujet et du monde, les faisant communiquer dans une multiplicité toujours singulière : «… “réel” ne signifie donc pas que quelque chose s’est passé dans le monde mais bien 100. Merleau-Ponty Maurice, Notes de travail inédites de 1958-1960, Bibliothèque Nationale de France, vol. VIII. 2, in Robert F., Phénoménologie et ontologie. Merleau-Ponty lecteur de Husserl et Heidegger, Nice, Université de Nice, 2002 (thèse), Annexe 4, note [198, 198’] (36b). Je tiens à remercier R. Barbaras de m’avoir fourni cette transcription des notes non publiées par C. Lefort à la suite du Le visible et l’invisible. 101. Cf. Deleuze Gilles et Guattari Félix, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1980, chap. Devenir-intense, devenir-animal… ; cf. Merleau-Ponty Maurice, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 86. 102. Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 248. G. Bachelard en analysant la rêverie – dont on peut dire qu’elle correspond phénoménologiquement au sentir de Merleau-Ponty ou de Straus – donne de très beaux exemples de ce devenir-autre ou de cette co-naissance dans le sentir. Cf. Bachelard Gaston, La poétique de la rêverie, Paris, Presses Universitaire de France, 1989, chap. Le « cogito » du rêveur. 103. Pour la définition de l’expérience réelle, cf. par exemple Deleuze Gilles, Logique du sens, op. cit., p. 300.

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pour un pré-individu : devenir d’une perspective 100 ». On pourrait même dire avec Deleuze et Guattari que je-devienscouleur au sens où le sujet sentant, n’ayant aucune identité fixe et préalable, n’est rien d’autre que ce qui lui arrive dans le sentir, il n’est que son corps et sa situation 101. Comme l’exprime Merleau-Ponty :

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que quelque chose m’est arrivé dans le monde 104 » ; « l’unité du sujet ou celle de l’objet n’est pas une unité réelle, mais une unité présomptive à l’horizon de l’expérience, il faut retrouver, en deçà de l’idée du sujet et de l’idée de l’objet, le fait de ma subjectivité et l’objet à l’état naissant, la couche primordiale où naissent les idées comme les choses 105 ». Il faut retrouver un-être-à-un-monde, une couleur ou un son comme à la fois une facette du monde et un état du sujet s’éprouvant soi-même. Il faut retrouver l’expérience du sentir enjambant l’abîme entre le sujet et l’objet, dans laquelle le monde se donne avec la même certitude que l’être du sujet, c’est-à-dire avant tout doute possible. Le sentir précède la possibilité de négation, c’est un vivre-avec immédiat, un micro-événement perceptif dans lequel s’ouvre, pour un sujet sentant, le sens originaire, à savoir le monde en tant que transcendance dont dépend la perception des objets ou des faits. Selon Straus et Merleau-Ponty le sentir « anime et organise leur facticité 106 ». Ce qui s’ouvre dans le sentir, c’est donc un champ a-subjectif, proche de l’Ouvert de Heidegger, dans lequel l’être et la pensée s’approprient l’un l’autre, comme le soulignera d’ailleurs Maldiney en radicalisant Straus 107. Il est clair que le devenir-autre de l’existence est impensable si l’on ne tient pas compte du sentir. Si nous n’étions que parmi les faits, le seul « événement » qui pourrait se produire serait une modification du monde des faits (à savoir une modification de ce qui est déjà fait ou achevé), ce qui est de l’ordre de répétition (du même) et aucunement de l’ordre de devenir-autre du sentir. Cependant, ne nous méprenons pas, 104. Straus Erwin, Du sens des sens, op. cit., p. 422. 105. Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 254. Cf. ibid., p. 263 : « [U]n son atmosphérique qui est entre l’objet et mon corps, un son qui vibre en moi “comme si j’étais devenu la flûte ou la pendule”. » 106. Merleau-Ponty Maurice, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 146. Cf. ibid., p. 182 ; cf. Straus Erwin, Du sens des sens, op. cit., p. 262. 107. Voir chap. III de ce livre.

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Le devenir-autre de l’existence

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nous ne devons pas confondre la théorie phénoménologique du devenir-autre avec une forme d’empirisme impliquée dans la co-naissance du sujet et du monde dans le sentir. En effet, nous avons dit que tout se passe comme si le sujet et le monde co-naissaient toujours de nouveau. En réalité, c’est la « relation continue » qui se transforme, c’est-à-dire l’être-au-monde ou l’enracinement du sujet dans le monde. Si le sujet et le monde pouvaient être rabattus sur leur rencontre dans la sensation, nous ne serions jamais autorisés à parler d’un devenir-autre. Si le sujet demeurait limité à ses sensations, comment pourrait-il devenir-autre ? Qu’est-ce qui en lui pourrait se transformer ? Mais alors, on est en droit de se poser la question de savoir ce qui constitue un certain arrière-fond quasi-stable sur lequel nous pourrions entrevoir un devenir au sens d’un changement. Cela signifie-t-il que nous sommes obligé de revenir à l’ego transcendantal de Husserl ? Ou plutôt à la conscience non-positionnelle de Sartre ? Or, la même question se pose du point de vue du deuxième pôle de la relation, ce qui demeure éclipsé chez Sartre par l’absoluité de la liberté : comment le sujet pourrait-il devenir-autre sans rencontrer une vraie altérité, c’est-à-dire un monde irréductible à l’unité qu’il forme avec le sujet dans la sensation, un monde aussi absolu que la conscience ? Il s’ensuit qu’il faudrait envisager le sujet sentant comme, en quelque sorte, un vrai sujet qui ne se limite pas à ce qu’il rencontre mais ce qui rencontre doit en même temps être en mesure de le transformer radicalement. La prise en compte de ce deuxième aspect nous empêche de revenir à l’ego transcendantal de Husserl : le sujet sentant est une unité comme chez Husserl mais une unité ouverte au point qu’elle peut être transformée ou même complètement déstabilisée dans son ensemble. Il semble que l’ontologie de l’être charnel de Merleau-Ponty, qui s’esquisse déjà dans la Phénoménologie de la perception et dont l’élaboration incomplète se trouve dans Le visible et l’invisible, nous permet de penser un tel sujet incarné faisant face à l’altérité du monde : la foi perceptive, l’expérience du fait que nous

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habitons le monde par notre corps n’exclut pas l’occultation (la transcendance) du monde. La philosophie a justement pour tâche de dire, selon les termes de Merleau-Ponty : « comment il y a ouverture sans que l’occultation du monde soit exclue 108 ». Voilà la raison pour laquelle il fallait passer par Merleau-Ponty de la phénoménologie de la perception (de la conscience) à la phénoménologie de l’être charnel : si c’est l’intransparent et l’irréfléchi qui prédominent dans la conscience, la conscience cesse en quelque sorte d’être conscience ; en tant que chair, le sujet devient moins une conscience qu’un corps. Et c’est précisément parce que nous sommes dans le monde en tant que sujet incarné que la rencontre avec le monde peut nous transformer, que celui-ci peut nous surprendre : pour pouvoir être sur-pris, écrit E. de Saint Aubert, il faut être en prise sur le monde 109. Mais cette prise sur le monde, comme nous l’avons déjà dit, ne signifie pas une possession. Si c’est bien la chose que nous percevons là devant nous, elle ne saurait être thématisée comme un obiectum, à savoir comme ce qui est jeté devant nous (ob-jet) et par là optiquement saisissable, déterminable, accessible et disponible 110, mais plutôt comme la chose en tant qu’elle appartient au monde dont la relation avec nous change sans cesse dans le sentir. Cela revient à dire que la sensation singulière laisse surgir la chose d’une nouvelle manière, mettant la distance objective entre parenthèses, sans pour autant réduire la différence entre le sujet et le monde. Il en va d’un approchement paradoxal, dans lequel la profondeur du monde sensible n’est pas réduite 111. La chose visible n’est pas constituée par la conscience absolue mais plutôt par le corps 108. Merleau-Ponty Maurice, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 48. 109. de Saint Aubert Emmanuel, « Endurer la surprise », Alter, no 24, 2016, p. 124. 110. Cf. Hejdánek Ladislav, Nepředmětnost v myšlení a ve skutečnosti, Praha, Oikoymenh, 1997, p. 74-75. 111. Cf. Barbaras Renaud, La perception. Essai sur le sensible, op. cit., p. 95-103.

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« Une certaine orientation de mon regard par rapport à l’objet signifie une certaine apparence de l’objet et une certaine apparence des objets voisins. Dans toutes ses apparitions, l’objet garde des caractères invariables, demeure invariable lui-même, et il est objet, parce que toutes les valeurs possibles qu’il peut prendre en grandeur et en forme sont d’avance renfermées dans la formule de ses rapports avec le contexte 112. »

Comprendre une chose équivaut donc non pas à la subsumer à une opération intellectuelle mais à reprendre « à notre compte le mode d’existence [de la chose] que les signes observables esquissent devant nous 113 ». Il s’ensuit que la chose émerge devant nous en demeurant pourtant immergée dans le fonds du monde ; elle est pleine d’indéterminités, possédant un côté invisible qui fait d’elle une véritable altérité et par lequel elle peut nous surprendre 114. Le sensible « est l’être qui m’atteint au plus secret, mais aussi que j’atteins à l’état brut ou sauvage, dans un absolu de présence qui détient le secret du monde, des autres et du vrai 115 ». Entre la chose visible et nous, il y a donc une « proximité par distance 116 ». En bref, le co-devenir du sujet et du monde n’exclut pas leur différence, et ce n’est rien d’autre que le corps qui les fait communiquer et les tient à distance à la fois. C’est la 112. Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 347. 113. Ibid., p. 369. 114. Cf. de Saint Aubert Emmanuel, « Endurer la surprise », op. cit., p. 140. 115. Merleau-Ponty Maurice, « Le philosophe et son ombre », op. cit., p. 278. 116. Merleau-Ponty Maurice, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 168.

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qui s’enfonce dans l’épaisseur inépuisable du monde sensible. La signification est un résultat de l’activité motrice du corps. Le corps forme avec les choses du monde un système où chaque moment réfère à tous les autres :

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conception du sujet en tant que corps qui nous permet de penser à la fois le devenir-autre de l’existant et de dépasser l’empirisme du co-devenir sans avoir pourtant à revenir vers l’unité stable du sujet husserlien. Le corps, cette « lacune dans le tableau du monde 117 », n’est donc pas un voile entre le sujet et le monde mais la condition de son apparition qui ne saurait compromettre sa transcendance. Ainsi, Merleau-Ponty nous présente une condition ontologique cruciale du devenir-autre de l’existant : celle de la chair en tant que ce qui est commun au sujet et au monde et qui permet à l’un et l’autre de devenirautre dans leur rencontre qu’est le sentir. Mais s’agit-il d’une condition suffisante ? La chair conçue de manière univoque est-elle suffisante pour décrire ce qui se déroule réellement dans le sentir humain ? Est-elle suffisante, c’est-à-dire suffisamment sauvage pour décrire la rencontre parfois douloureuse de l’homme avec la profondeur du monde ? Tous les événements bouleversants tels qu’une catastrophe naturelle ou une maladie grave, qui reconfigurent de part en part notre existence, ne témoignent-ils pas d’un écart beaucoup plus grand entre nous et le monde que de celui exprimé par l’idée de la réversibilité du corps 118 ? Cette ontologie de la chair, ne représente-t-elle pas seulement l’une des deux faces de la phénoménologie et ne devrait-elle pas en ce sens être complétée par une seconde face, « transcendantale » dans les termes de Barbaras, consacrée à la différence inexorable entre le sujet et le monde telle qu’elle était soulignée par Sartre dans sa dialectique du pour-soi et de l’en-soi ? Si la réversibilité du corps n’est jamais réalisée en fait 119, la relation du sujet et du monde, n’est-elle pas plus compliquée que la relation des deux corps de la même étoffe ? L’existant, comme le savaient Straus et Merleau-Ponty, n’est-il pas plus que l’être charnel l’être 117. Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 240. 118. Merleau-Ponty Maurice, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 178-179. 119. Ibid., p. 191.

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vivant, c’est-à-dire l’être radicalement séparé du monde dont il vit pourtant ? D’après R. Barbaras qui, à l’instar de Straus et Patočka, se démarque sur ce point de Merleau-Ponty, la chair témoigne de l’appartenance au monde mais cette appartenance n’est pas une simple continuité, inclusion spatiale ou matérielle 120. Merleau-Ponty « met en avant un concept univoque de la chair, auquel la distinction même du sentant et du senti, c’est-à-dire finalement la distance intentionnelle doit pouvoir être rapportée 121 ». Même si on peut distinguer chez Merleau-Ponty deux sens de la chair, celle du monde au sens figuré en tant que dimension du corps et celle du monde au sens propre qui ne se réduit pas à l’homme 122, l’ontologie de la chair n’interroge pas le sens d’être du sujet sentant en tant qu’il diffère ou se sépare du monde senti 123. Or, le devenirautre conçu comme le devenir d’une seule chair du monde ou comme le procès de la nature dont le corps humain fait partie 124, n’est-il pas finalement, encore une fois, un devenirmême, quoique cette fois-ci un devenir-même de l’être sensible et non plus un devenir-même de la subjectivité ? Autrement dit, pour décrire le devenir-autre de l’existant, ne faut-il pas penser l’existant en tant que vie séparée et autonome, comme l’a indiqué Sartre et comme le développera Levinas ?

120. Cf. Barbaras Renaud, La vie lacunaire, Paris, Vrin, 2011, p. 18-19. 121. Ibid., p. 20. 122. Cf. Larison Mariana, L’être en forme. Dialectique et phénoménologie dans la dernière philosophie de Merleau-Ponty, Paris, Mimésis, coll. « L’œil et l’esprit », 2016, p. 174-179. 123. Merleau-Ponty pense la naissance ontologique du corps mais « l’idée de naissance ontologique est inadéquate pour dire la survenue de l’homme dans le monde qui excède les structures de l’être lui-même. » Jacquet Frédéric, Patočka. Une phénoménologie de la naissance, Paris, CNRS, 2016, p. 31. 124. Cf. Merleau-Ponty Maurice, La nature, Notes, Cours du Collège de France, Paris, Seuil, 1995, p. 159-160 ; Toadvine Ted, « Sense and Non-Sense of the Event in Merleau-Ponty », in Rölli M., Ereignis auf Französisch, Von Bergson bis Deleuze, München, Wilhelm Fink Verlag, 2004, p. 131-133.

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Voilà ce qui nous reste à élucider avant de pouvoir nous tourner vers la phénoménologie contemporaine. Il nous faut en effet rappeler l’arrière-plan sur lequel se sont constitués le concept contemporain d’événement bouleversant l’existence individuelle ou celui de sujet conçu comme désir, soit comme être vivant radicalement séparé du monde. Cet arrière-plan comporte l’analyse de l’être vivant comme être sentant et se mouvant dans le monde (Straus, Patočka) mais aussi la thématisation de la séparation radicale de cet être vivant du monde et celle de l’autonomie de sa demeure d’où il sort pour rencontrer une transcendance d’un nouveau type dont la figure par excellence est le visage d’autrui (Levinas).

4. Patočka : le mouvement de l’existence Comme le dit Barbaras, Merleau-Ponty envisage la vie à partir du corps. Or, la tâche que nous nous sommes assignées nous semble prescrire d’avancer de manière inverse et d’envisager le corps comme une modalité de la vie : « Si tout est chair ou relève de la chair, la singularité de ma chair, c’est-à-dire du corps comme propre devient impensable : “l’anonymat de moi-même” bascule dans l’anonymat du monde et, quant à la question du sujet, plus rien ne distingue cette position de celle du naturalisme 125. » Mais que signifie envisager le corps à partir de la vie ? En principe, c’est simple : le corps du sujet sentant est un corps vivant qui se meut. Cela revient à dire que la profondeur inépuisable du monde sensible ne se donne pas « de manière statique » : le sujet sentant, en rapport avec le monde comme transcendance et, par conséquent, irréductible à toute modification particulière de leur relation continue, se vit transitivement d’un ici-maintenant à un là-après qui est autre

125. Barbaras Renaud, Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris, Vrin, 2008, p. 81-82.

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« L’être sentant vit dans le monde et est voué, comme partie de ce monde, à s’unir à certaines autres parties ou à se séparer de celles-ci. Tout acte de séparation ou d’union est déjà, à l’ordre de l’immanence, un être-mû, mieux, un être-en-mouvement. En conséquence, le mouvement et la sensation sont liés l’un à l’autre par une relation intime 129… »

On ne peut plus séparer le sentir du se-mouvoir : ce sont deux modes de l’être-au-monde qu’est l’être vivant. Le sujet sentant ne sent une attraction qu’en étant capable de se rendre là et de s’unir à l’objet attrayant, et il ne se meut qu’en vivant la possibilité de sentir (devenir-autre en rejoignant un objet là) 130. 126. Cf. Straus Erwin, Du sens des sens, op. cit., p. 295. 127. « L’être-incomplet dans la particularité du moment actuel, constitue la possibilité ontologique fondatrice d’une transition d’un ici à un là, d’une particularité à une autre. Seul ce caractère existentiel rend possible le mouvement spontané, c’est-à-dire l’exploration animale et l’interrogation humaine. » ibid., p. 315. 128. Cf. Barbaras Renaud, L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, op. cit., p. 42-48. 129. Straus Erwin, Du sens des sens, op. cit., p. 235. 130. « Seul celui qui, comme être en devenir, fait l’expérience vécue de la possibilité de devenir autre, peut se-mouvoir et vouloir-se-mouvoir. C’est pourquoi je ne puis vouloir escalader la montagne que quand je suis dans la vallée. Vu de l’endroit actuel que j’occupe, le sommet de la montagne est un but possible, parce que cet endroit actuel peut être changé […] Seul peut

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que l’ici-maintenant 126 ; le monde comme autre s’ouvre devant le vivant – en tant qu’être actuellement incomplet – comme but possible 127. La négativité de la conscience non-positionnelle de Sartre, cette négativité qui équivaut à son pouvoir d’être le lieu de l’apparaître du monde, s’avère donc enracinée non seulement dans le corps en tant que tel mais avant tout dans sa mobilité provoquée par l’incomplétude de ce corps par rapport au monde 128. Le vivant vit la profondeur du monde et se vit comme un être en devenir en tant qu’il est capable de se mouvoir :

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Straus et également Merleau-Ponty savaient, certes, que l’être-au-monde est l’être vivant qui à la fois (se) sent et se meut. Néanmoins, Straus n’était pas un phénoménologue systématique et Merleau-Ponty construisait, par son étude de la rencontre entre l’organisme et l’Umwelt, une ontologie de la chair qui, semble-t-il, n’est pas en mesure de saisir notre manière d’exister : elle ne tient pas suffisamment compte de la motricité du sujet sentant qui va de pair avec l’équivocité de la chair. Voilà où commence l’une des plus grandes interventions de Jan Patočka dans l’histoire de la phénoménologie. Nous avons déjà mentionné le fait qu’il reproche à l’analytique heideggérienne du Dasein d’être trop formelle. Heidegger, en interprétant l’existence à partir de la question de l’être, thématise la condition ontologique de l’affection. Selon lui seul un étant qui s’intéresse à son être peut être affecté parce que l’affection lui montre où il en est 131. C’est pourquoi Patočka parle d’un « dépassement de beaucoup » du problème du monde naturel, c’est-à-dire d’un dépassement qui équivaut à l’omission de notre enracinement corporel dans le monde : « [I]l nous semble que les analyses présentées par Heidegger dans Sein und Zeit, ayant pour l’objectif principal de préparer une reprise du problème de l’être, dépassent de beaucoup le problème du monde naturel et, pour cette raison même, ne suffisent pas à en cerner les structures maîtresses 132. » C’est d’ailleurs pourquoi nous nous sommes adressés à Straus et à se-mouvoir un être qui, en raison de son devenir constitutif, vit transitivement de l’ici au là. Comme les moments du temps ne sont que des limitations de sa totalité, l’individu humain ou l’animal a toujours l’expérience vécue de soi en transition. » ibid., p. 311-312. 131. Cf. Patočka Jan, Tělo, společenství, jazyk, svět, op. cit., p. 97. 132. Patočka Jan, « Postface à la première traduction française », in Patočka J., Le monde naturel comme problème philosophique, op. cit., p. 253. Patočka écrit ailleurs : « Tout en soulignant le caractère indispensable du mouvement de dessaisissement, Heidegger n’examine pas le fondement dernier de cette nécessité : la corporéité, la “naturéité” de l’être humain. » Patočka Jan, « Le monde naturel et la phénoménologie », in Patočka J., Le

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Merleau-Ponty qui se sont rendu compte de ce que le sentir n’est pas une affection (car « la corporéité de l’existence ne relève pas seulement de son être-en-situation… »). Or, selon Patočka, la description de la corporéité de l’existant chez ces auteurs « ne va pas jusqu’au bout 133 ». Ce qu’il entend précisément par là est exprimé clairement dans une lettre adressée à R. Campbell : « [C]e sont les choses que Heidegger a négligées dans Sein und Zeit où il n’inclut pas l’incarnation dans la structure du Dasein […] Les analyses n’ont été tentées que par Merleau. Un jour il faudra les intégrer dans la structure d’ensemble du Dasein, ce que Merleau n’a pas pu parfaire pour sa part 134. » Autant dire que Straus et Merleau-Ponty ne vont pas jusqu’au bout parce qu’ils n’intègrent pas l’incarnation dans la description heideggérienne de l’existence. S’ils font un pas en avant par rapport à Heidegger – ou rendent possible la concrétisation de ce qui chez Heidegger est trop formel – en thématisant le sens originaire de l’existence comme direction sans cesse changeante du rapport entre le sujet sentant et le monde, Patočka quant à lui se focalise non seulement sur cet aspect pour ainsi dire animal du Dasein, qu’il décrit pour sa part comme le premier mouvement affectif-instinctif de l’existence, mais également sur son prolongement dans le deuxième et le troisième mouvement, c’est-à-dire dans l’existence « proprement humaine 135 ». Le phénoménologue tchèque décrit non monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, traduit par Abrams Erika, Dordrecht/Boston/London, Kluwer Academic Publishers, 1988, p. 48. 133. Patočka Jan, Tělo, společenství, jazyk, svět, op. cit., p. 100. 134. Lettre du 1er mai 1964, in Patočka J., Correspondance avec Robert Campbell et les siens, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 2019, p. 152. Cf. Barbaras Renaud, Introduction à une phénoménologie de la vie, op. cit., p. 103. 135. Notons que Straus et Merleau-Ponty savaient bien que l’existence humaine ne s’épuise pas dans le sentir : Straus caractérise l’homme par le percevoir dans lequel le sentir se trouve refoulé ; Merleau-Ponty s’occupe de la question de savoir comment l’universalité propre à l’humanité peut provenir de l’universalité du sentir.

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seulement le « jet » de l’existence mais aussi le « pro-jet » à la lumière de la corporéité. D’après lui, l’ek-sistence désigne comme chez Heidegger la transcendance de l’expérience passive des sens 136. Mais à la différence de Heidegger, Patočka se concentre sur le « Dasein in concreto qui est le devenir hic et nunc 137 », c’est-à-dire sur le « devenir réel » (reální dění) 138 de notre individuation qui n’est rien d’autre que « la réalisation corporelle de nos possibilités existentiales 139 ». Il vise donc à effectuer une analyse de « la corporéité vivante et vécue, qui est en même temps réellement opérante, qui est ce par quoi l’existence prend racine dans le monde des actions opérantes en général 140 ». Du coup, l’existant est bien l’être-au-monde, dit Patočka, mais le monde est défini comme « le champ phénoménal “là-devant” moi 141 » ou « les champs sensoriels dans lesquels peuvent apparaître les choses vers lesquelles l’énergie centrifuge [qu’est l’existant] se dirige et dans lesquelles elle se jette 142 ». Autrement dit, l’existant est conçu comme dynamique incarnée dirigée vers le monde et la compréhension n’est rien d’autre que ce mouvement lui-même : c’est le mouvement s’enfonçant

136. Cf. Patočka Jan, « Le platonisme négatif », in Patočka J., Liberté et Sacrifice, traduit par Abrams Erika, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 1990, p. 79. 137. Patočka Jan, Tělo, společenství, jazyk, svět, op. cit., p. 114. 138. Ibid., p. 109. 139. Cf. Patočka Jan, « Le monde naturel dans la méditation de son auteur trente-trois ans après », op. cit., p. 227 ; cf. Patočka Jan, « Notes de travail », in Patočka J., Papiers phénoménologiques, traduit par Abrams Erika, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 1995, p. 157. 140. Patočka Jan, « Le monde naturel dans la méditation de son auteur trente-trois ans après », op. cit., p. 228. 141. Patočka Jan, « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence d’une phénoménologie asubjective », op. cit., p. 205. 142. Patočka Jan, « Leçons sur la corporéité », in Patočka J., Papiers phénoménologiques, op. cit., p. 66.

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Le devenir-autre de l’existence

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dans le monde qui « projette des possibilités 143 ». Il s’ensuit que l’existence telle qu’elle est décrite par Heidegger et que Patočka désigne comme le deuxième mouvement de l’existence, soit le monde de la praxis, se trouve précédé d’un premier mouvement, celui de l’enracinement corporel dans le monde par lequel nous devenons un sujet sentant et se mouvant. Le deuxième mouvement où il en va de l’être de l’existant ne serait pas pensable sans ce premier mouvement : « Qu’acquéronsnous, que gagnons-nous en nous rendant maîtres de notre corps récepteur et intervenant, percevant et moteur, pénétrable et pénétrant ? Rien d’autre que la possibilité que les choses étantes se montrent à nous en ce qu’elles sont 144. » Ce qui nous intéresse dans l’analyse de Patočka pour l’instant, c’est justement le premier mouvement de l’existence en tant qu’il se prolonge dans le deuxième mouvement, c’est-à-dire le mouvement en tant que réalisation corporelle de nos possibles ; c’est le caractère indissociable du sentir et du se-mouvoir dont parle Straus mais conçu cette fois-ci sur fond de l’analytique de Heidegger. Ainsi, l’existant n’est pas un simple voyant mais une force voyante, une activité dynamique qui s’enfonce dans la profondeur du monde et fait par là apparaître les choses en ce qu’elles sont dans leur être, en tant qu’elles appartiennent au monde. Le mouvement se substitue à l’« intention animatrice des données » de Husserl entendue comme ce qui traverse ou synthétise les différentes perspectives des choses perçues. Les choses présentées là-devant moi, comme nous l’avons déjà vu chez Straus, m’attirent ou me repoussent par une dimension qui n’est pas encore présentée tout en demeurant donnée, par une profondeur qui est la profondeur du monde sensible. Et c’est exactement ce qui constitue mes possibilités existentiales

143. Patočka Jan, « Phénoménologie et métaphysique du mouvement », in Patočka J., Papiers phénoménologiques, op. cit., p. 26. 144. Patočka Jan, « Le monde naturel dans la méditation de son auteur trente-trois ans après », op. cit., p. 232.

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« Le corps propre en tant qu’égologique répond à un appel phénoménal, satisfait ou cherche à satisfaire à une exigence, posée par la chose apparaissante, qui s’ouvre devant moi […] Les choses apparaissantes “ont quelque chose à me dire” ; elles me disent ce que j’ai à faire. La présence, ce qui en elles est présenté, s’entoure d’un halo de ce qui n’est pas présent, mais possible, et qui, en tant que possible, m’attire, me laisse indifférent ou me repousse à l’avance. On voit ainsi que les choses apparaissantes sont originairement ce qui peut être manipulé, conservé, modifié, utilisé, ce qui peut faire l’objet d’une préoccupation (Besorgen). Elles ne sont rien d’autre, en premier lieu, que les possibilités pragmatiques d’une action qui sait “s’y prendre” avec elles et se rapporte à elle-même à travers ce fonctionnement actif. J’apparais donc à moi-même dans le champ phénoménal comme complexe non explicite de moyens et de fins à l’intérieur duquel les choses apparaissantes et le corps fonctionnant comme réalisateur figurent des moments de sens incontournables, liés par un rapport d’appartenance réciproque 145. »

Cela signifie que l’existant lui-même ne saurait se donner par un regard intérieur, l’égoïté n’est jamais expérimentée immédiatement mais seulement dans le monde comme un « centre d’organisation d’une structure universelle de l’apparition 146 », c’est-à-dire dans le mouvement de manipulation avec les choses se déroulant « dans le champ phénoménal là-devant » : « Nous ne sommes pas auprès de nous-mêmes. Nous sommes à l’ouvrage, et pourtant ce “n’être-pas-auprèsde-soi” n’est pas un néant, mais une présence du corps propre en tant que sujet, sa prise en main, sensorielle et motrice, 145. Patočka Jan, « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence d’une phénoménologie asubjective », op. cit., p. 213-214. 146. Patočka Jan, « Epokhé et réduction », in Patočka J., Qu’est-ce que la phénoménologie ?, op. cit., p. 225.

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et déclenche encore et encore le mouvement. Il s’agit des possibilités de mon corps qui sait manipuler les choses :

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de la chose. » La compréhension est donc impliquée dans le mouvement lui-même :

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Du point de vue de notre recherche, il résulte de tout cela que le devenir tel que Patočka le décrit n’est plus le seul événement de l’existence qu’est l’être-au-monde, cet événement dans lequel se dissolvent tous les évènements ontiques que le Dasein subit, pas plus que le devenir au sens de co-devenir du sujet sentant et le monde. Le devenir qu’est le sentir est désormais conçu comme la base du Dasein, au sens où il fait « concrétiser » le seul événement (qu’est l’existence chez Heidegger) sous la forme d’un devenir-autre. Le mouvement de l’existence est la réalisation corporelle des possibles sans qu’il y ait de substrat ou substance inchangeable et sous-tendant ce mouvement. Toute synthèse de ce mouvement se déroule dans le mouvement lui-même qui est inséparable de la situation dans laquelle il se déroule, ce qui revient à dire qu’il se déroule à partir de l’avenir, qu’il implique les possibilités de ce qui n’est pas encore là 148. Et c’est exactement ce qui devrait, semble-t-il, qualifier le devenir-autre, c’est-à-dire non seulement le devenir en tant que durée ou constance mais le devenir en tant que durée et changement qui seul peut provenir de la profondeur du monde sensible : « Seule est mouvement la durée d’un changement continu (de lieu). Dans le mouvement, la durée et le changement sont donc synthétisés, et cela à l’aide de quelque chose 147. Patočka Jan, « Phénoménologie et métaphysique du mouvement », op. cit., p. 26. 148. Cf. Patočka Jan, Tělo, společenství, jazyk, svět, op. cit., p. 101-104.

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« La compréhension cependant n’est au fond rien d’autre que le mouvement virtuel, anticipé, lui-même. C’est donc le mouvement qui est le fondement de la compréhension, et non pas inversement. Le mouvement compréhensif, qui projette des possibilités, est simplement un mouvement intérieurement riche, enrichi. Il est à chaque instant davantage qu’il ne réalise 147. »

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qui change continûment 149. » Cela étant, nous croyons que l’importance attribuée par Patočka au troisième mouvement de l’existence – celui qu’il qualifie d’auto-compréhension, dans lequel l’existence se rapporte à elle-même dans sa totalité – ne marque pas un retour à l’idée d’auto-constance du Dasein car ce à quoi l’existence se rapporte n’est aucunement l’être-aumonde constant mais justement l’être-au-monde qui dure en changeant. En ce sens, le troisième mouvement « de percée » ne fait qu’intégrer dans l’existence ce qui était jusqu’ici vécu mais non pas « vu », c’est-à-dire les deux premiers mouvements de l’existence dont le premier constitue le « moment pathique » par lequel la transcendance du monde sensible reprend le rôle principal dans l’apparaître 150. Enfin, ajoutons qu’une telle théorie du devenir-autre implique une explication satisfaisante de l’équivocité de la chair. L’existence comme mouvement permet de penser comment le sujet peut être à la fois situé dans le monde et en différer 151, comment notre propre individuation par le mouvement, qui nous transforme en « centre 152 » de ce champ phénoménal 149. Patočka Jan, « Phénoménologie et ontologie du mouvement », in Patočka J., Papiers phénoménologiques, op. cit., p. 36. 150. Patočka Jan, Tělo, společenství, jazyk, svět, op. cit., p. 107 et 113. Cf. Patočka Jan, « Le monde naturel dans la méditation de son auteur trente-trois ans après », op. cit., p. 245 : « L’affrontement de la finitude n’a pas dans cette nouvelle attitude le sens d’un enchaînement à soi-même, rapportant tout ce que l’on rencontre à la personne propre, accepté une fois pour toutes et que l’on s’obstine à consolider. » 151. Cf. Barbaras Renaud, Introduction à une phénoménologie de la vie, op. cit., p. 93. 152. Le monde « est ce dans quoi il me faut m’insérer, ce qui, de son côté doit fournir un sol à mon insertion. Le sol apparaît comme le foyer chaleureux du monde environnant dans le mouvement organique de la génération et de l’accueil par une communauté humaine d’acceptation et de soutien mutuel. […] C’est dans ce mouvement que l’homme devient d’abord un centre. » Patočka Jan, « Le tout du monde et le monde de l’homme (Remarques sur un essai contemporain de cosmologie) », in Patočka J., Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, op. cit., p. 269.

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« Notre propre individuation ferait elle aussi partie de cet univers de l’individuation originelle, englobant tout ce qui dévoile initialement dans sa simple advenue, dans son déploiement, sa génération et son périssement, sans participation intime à, ni intérêt pour l’être. Nous-mêmes, avec la manière spécifique dont nous nous mettons à part du monde en nous rapportant intérieurement à lui, serions participants à cette individuation première. Comme toutes les autres choses, notre étant aussi serait un mouvement se dirigeant de la génération vers le périssement, d’un commencement vers une fin. La caractéristique du mouvement qui nous est spécifique serait cependant la non-différence à l’être, l’intérêt pour l’être propre et, conjointement, pour l’être de l’étant en général, et cela sur le fondement d’une manière nouvelle dont l’être conditionne l’étant – non plus simplement dans sa génération et son périssement, mais plutôt en tant que clarté, rendant possible une rencontre au-dedans, dans l’intériorité de l’univers, clarté qui dévoile l’univers dans sa connexion avec la vie. Tel serait en définitive le sens de la tentative pour comprendre l’existence en tant que mouvement – le mouvement serait ici le moyen terme entre les deux manières fondamentales dont l’être découvre l’étant et, par là, se révèle comme son origine et la puissance qui le gouverne, son ἀρχή 153. »

Cette individuation de l’être vivant et se mouvant qui comprend l’être n’est-elle donc pas, en plus de la profondeur de la chair, une autre condition nécessaire liée à notre devenirautre ? Or, ce mouvement, n’est-il pas conditionné par une séparation plus profonde du monde, irréductible à la distance qui peut être parcourue par le mouvement ? Par suite, les événements reconfigurant l’ensemble de nos possibles évoqués précédemment et que nous développerons plus avant par la 153. Patočka Jan, « Le monde naturel dans la méditation de son auteur trente-trois ans après », op. cit., p. 223.

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là-devant qu’est le monde, se déroule à l’intérieur du monde en nous mettant cependant à part de lui :



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5. Levinas : la séparation de l’existant et la transcendance métaphysique Quand Levinas dit que « l’habitation et l’intimité de la demeure […] suppose[nt] une première révélation d’Autrui 154 » (plus précisément, de l’altérité accueillante de la mère), que « le maniement et l’utilisation d’outils […] s’achève[nt] en jouissance 155 », et que le corps est « un nœud où se rencontrent un mouvement d’intériorisation et un mouvement de travail 156 », c’est comme si Patočka lui-même formulait sa théorie du premier mouvement de l’accueil (sous l’aspect de la communauté humaine et de l’enracinement corporel) en tant qu’il se prolonge dans le deuxième mouvement du travail. Or, puisque Levinas se concentre non seulement sur le mouvement de l’être vivant mais aussi plus particulièrement sur un événement conditionné par ce mouvement, soit la relation avec la vraie transcendance métaphysique, c’est lui qui nous permettra d’aborder la dernière condition fondamentale de la naissance de la phénoménologie contemporaine. En effet, le projet 154. Levinas Emmanuel, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 161. 155. Ibid., p. 140. 156. Ibid., p. 176.

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suite, ne doivent-ils pas être considérés comme si « bouleversants » justement en raison du fait qu’ils se produisent pour un être qui se sépare du monde et qui se voit par là isolé en sa demeure dans une quasi-autonomie, selon les termes de Levinas ? Il nous semble en effet que le point crucial sur lequel Levinas se focalise et qui constitue selon Maldiney l’une des figures de l’événement, c’est-à-dire la force de la transcendance du visage d’autrui, est intrinsèquement lié à la séparation radicale de l’existant telle qu’elle était déjà indiquée dans la théorie sartrienne du pour-soi qui se situe « en face » du monde.

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de Levinas consiste à libérer les événements qui demeurent dissimulés dans les structures intentionnelles chez Husserl et ontologiques chez Heidegger (ou chez Merleau-Ponty) 157. Nous nous tiendrons à la présentation de deux d’entre eux, que l’on peut considérer comme majeurs. Ce sont les événements définis comme ouvertures d’une dimension dans l’économie de l’être 158 qui brisent ces structures-là en les confrontant avec une transcendance « d’un type totalement différent de la projection du pouvoir 159 », à savoir la transcendance métaphysique qui, n’étant limitée à aucun a priori préalable, se révèle au sens fort du terme et par là libère l’existence de l’unité de l’existant et substitue le devenir à l’être 160. C’est justement pourquoi nous devons nous attacher maintenant à l’œuvre de Levinas. Celui-ci s’est assigné la tâche de décrire le rapport entre l’existant et la transcendance conçue comme une altérité absolue qui entraîne un devenir-autre de l’existant. Le premier événement qui rend possible l’établissement de ce rapport est la séparation du Moi ou du Même par rapport à l’Autre. Comme nous l’avons vu, l’autre est d’abord le monde dont le sujet sentant vit, mais qui possède également une dimension qui peut le surprendre et même menacer. La menace et la nourriture, l’existence des objets effrayants et attirants sont deux possibilités de base qu’a l’être vivant (à la fois sentant et se mouvant) dans le monde. L’être-au-monde possède selon Levinas l’ambiguïté d’un élément qui est à la 157. Ibid., p. 13-14. 158. Cf. ibid., p. 268. Il est donc immédiatement clair qu’il ne s’agit pas des événements se déroulant devant nos yeux au sein d’un monde de l’expérience pour ainsi dire « statique », mais plutôt des événements qui ouvrent de nouvelles dimensions de cette expérience, ce qui, chez Husserl, fait partie de la phénoménologie génétique. 159. Levinas Emmanuel, « Parole et silence », in Levinas E., Œuvres complètes, tome 2 : Parole et silence et autres conférences inédites, Grasset, Paris 2011, p. 88. 160. Cf. Levinas Emmanuel, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 56 et 307.

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fois la source de la jouissance et de la menace : « La jouissance semble toucher à un “autre”, dans la mesure où un avenir s’annonce dans l’élément et le menace d’insécurité 161 ». Tout se passe comme si « le fait universel de l’il y a, qui embrasse et les choses et la conscience 162 », soit l’être anonyme et « inhumainement neutre 163 » que l’on éprouve, par exemple, dans l’insomnie, désignait ce que nous avons nommé, à l’instar de Straus, « la relation continue » entre le sujet et le monde dans sa pure matérialité (« la matière est le fait même de l’il y a 164 »). Comme s’il désignait la facticité même du corps dans le monde, sans que ce rapport s’actualise comme telle ou telle direction singulière de leur communication, sans qu’il y ait une intériorité. C’est pourquoi l’il y a est si menaçant : il est absolument hors d’atteinte du sujet. Quand Levinas dit « il y a », il parle d’une situation-limite, d’une « localisation de la conscience 165 » (dans une tête) ou de son « assise dans l’être 166 » en tant que condition du surgissement de l’intériorité du sujet sentant. Il parle non pas de l’expérience du corps propre mais de l’épaisseur matérielle du corps qui constitue, semble-t-il, la facticité même du destinataire de l’apparaître 167. Il n’en reste pas moins que la matérialité du corps constitue déjà une base permettant de s’arracher à la neutralité de l’être. Elle permet le surgissement d’une subjectivité qui s’appuie sur le corps pour gagner sa quasi-indépendance au sein de l’être anonyme : « Le corps, la position, le fait de se tenir… Je suis moi-même, je suis ici, chez moi, habitation, immanence au 161. Levinas Emmanuel, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 145. 162. Levinas Emmanuel, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1986, p. 109. 163. Cf. ibid., p. 11. 164. Ibid., p. 92. 165. Ibid., p. 117-118. 166. Levinas Emmanuel, « Parole et silence », op. cit., p. 88. 167. Cf. Novotný Karel, Relevance subjektivity, Tělo a duše z hlediska fenomenologie afektivity, Červený Kostelec, Pavel Mervart, 2016, p. 129-135.

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monde. Ma sensibilité est ici. Il n’y a pas dans ma position le sentiment de la localisation, mais la localisation de ma sensibilité 168 ». Comme nous l’avons déjà dit, le sujet sentant est non seulement ouverture à l’autre mais aussi un vrai sujet dont l’indépendance s’achève chez Levinas par la construction de la maison autour de son corps. La maison présuppose une relation avec quelque chose dont le sujet ne vit pas : une première présence d’autrui sous la forme de « l’accueil hospitalier 169 » par la femme dans sa propre maison. Une fois cette condition remplie, la demeure s’édifie graduellement, de telle sorte que l’Autre du monde se mue en Même de la subjectivité dans la jouissance, dans le bonheur égoïste. Enfin, c’est par le travail et par la possession que le sujet sentant, en se recueillant dans sa demeure, devient capable de résister à l’insécurité de la vie dans l’élément. Ce qui distingue le plus Levinas des auteurs dont nous avons parlé plus haut et nous permet de développer nos réflexions sur l’événementialité de l’existence, c’est l’idée que cette menace venant du côté nocturne de l’élément, c’est-à-dire de la part de ce qu’il appelle l’il y a dont le corps fait partie et dont la source la subjectivité ne peut pas posséder, ne constitue pas « la vraie transcendance 170 ». Certes, il est vrai que le sujet sentant – dans les termes de Levinas, l’« être-dans-l’élément » – est soumis au flux de sensations singulières et par là devient-autre 171, ne peut se renfermer en soi-même : « Être-dans-l’élément, dégage, certes, l’être de la participation aveugle et sourde à un tout, mais diffère d’une pensée qui se dirige vers le dehors. Ici au contraire, le mouvement vient incessamment

168. Levinas Emmanuel, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 146. 169. Ibid., p. 166. 170. Cf. ibid., p. 151. 171. Cf. ibid., p. 54 ; Levinas Emmanuel, « Intentionnalité et sensation », op. cit., p. 216.

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Or, dans la mesure où le sujet vit de ce qui l’engloutit, dans la mesure où le côté nocturne du monde est une « modalité de la jouissance et de la séparation », il ne s’agit pas de « l’intervalle absolu à partir duquel peut surgir l’être absolument extérieur 173 ». C’est comme s’il n’y avait aucune transcendance : dans la jouissance, le monde, quoique non totalement contrôlable, est accessible. On sait bien que, chez Levinas, la transcendance « absolument extérieure » se manifeste dans la rencontre avec le visage d’autrui mais il faut noter que la notion de transcendance ne se limite pas chez lui au rapport éthique. Rappelons-nous, par exemple, qu’autrui se situe « dans la région d’où vient la mort 174 » comme une autre manifestation de la transcendance métaphysique, et que l’éthique elle-même est désignée comme « la voie royale » à la transcendance et non comme la voie unique : « L’opposition traditionnelle entre théorie et pratique, s’effacera à partir de la transcendance métaphysique où s’établit une relation avec l’absolument autre ou la vérité, et dont l’éthique est la voie royale 175. » Quoi qu’il en soit, l’extériorité absolue d’une telle transcendance ne signifie pas qu’elle ne se donne d’aucune façon. Bien au contraire, elle se révèle à partir de l’intériorité dont la séparation ou finitude est nécessaire pour établir le rapport à l’Infini ; elle se révèle de manière à « trancher sur la sensibilité 176 ». Et pourtant, malgré cette relation de la subjectivité avec la transcendance, l’altérité 172. Levinas Emmanuel, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 142. 173. Ibid., p. 208. 174. Ibid., p. 259-260. 175. Ibid., p. 15. 176. Ibid., p. 201. Cf. ibid., p. 126.

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sur moi comme l’onde qui engloutit et avale et noie. Mouvement incessant d’afflux sans répit, contact global sans fissure et sans vide d’où pourrait repartir le mouvement réfléchi d’une pensée 172. »

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« Égoïsme, jouissance et sensibilité et toute la dimension de l’intériorité – articulations de la séparation – sont nécessaires à l’idée de l’Infini – où à la relation avec Autrui qui se fraie à partir de l’être séparé et fini. Le Désir métaphysique qui ne peut se produire que dans un être séparé, c’est-à-dire jouissant, égoïste et satisfait, ne découle donc pas de la jouissance. Mais si l’être séparé – c’est-à-dire sentant – est nécessaire à la production de l’infini et de l’extériorité dans la métaphysique, il détruirait cette extériorité en se constituant comme thèse ou comme antithèse, dans un jeu dialectique. L’infini ne suscite pas le fini par opposition. Tout comme l’intériorité de la jouissance ne se déduit pas de la relation transcendante, celle-ci ne se déduit pas, en guise d’antithèse dialectique, de l’être séparé, pour faire pendant à la subjectivité, à la manière dont l’union fait pendant à la distinction entre deux termes d’une relation quelconque. Le mouvement de la séparation ne se trouve pas sur le même plan que le mouvement de la transcendance 177. »

Cela revient à dire que les deux termes de la relation sont issus de mouvements positifs et, partant, constituent deux pôles positifs ou absolus dans l’être sans avoir de « patrie commune 178 ». Mais alors, comment la transcendance se donnet-elle, au juste ? Comment tranche-t-elle le plan sur lequel le sujet sentant vit de l’autre du monde sensible ? Comment entre-t-elle dans la relation avec l’être-au-monde, avec le monde en tant que « champ phénoménal là-devant moi », y compris avec sa dimension nocturne ? Il est clair qu’Autrui au sens Levinassien ne saurait être considéré comme un des organes d’une même intercorporéité du monde, soit comme un autre moi-même, comme c’est le cas chez Merleau-Ponty qui écrit :

177. Ibid., p. 158. 178. Ibid., p. 28.

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d’Autrui demeure en lui, elle est plus qu’un opposé du Moi séparé, elle est irréductible à leur rapport :



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Levinas ne refuse pas une telle dimension de la relation avec autrui mais il souligne que la rencontre avec la transcendance d’Autrui est celle de deux êtres-corporels-au-monde irréductibles à la chair univoque du monde 180 qu’ils partagent – leur séparation est insurmontable. La transcendance d’Autrui dépasse le monde dans lequel je rencontre un autre moimême – et dans lequel le meurtre est possible 181. Mais comment envisager à la fois l’expression du visage dans le sensible, le déchirement du sensible par cette expression et son excès irréductible au sensible ? Cette question est absolument cruciale. C’est en répondant à une telle question que D. Janicaud formule l’hypothèse d’un « tournant théologique » dans l’œuvre de Levinas, un tournant ayant influencé négativement le destin de la phénoménologie contemporaine. C’est la raison pour laquelle nous devons faire un petit détour et montrer pourquoi Janicaud a tort. Certes, lorsque Levinas parle des conditions de la subjectivité et de la rencontre avec la transcendance métaphysique, il se situe aux frontières de la phénoménologie qui s’occupe de la corrélation entre la subjectivité et ce qui lui apparaît (la transcendance du monde). Néanmoins, nous nous inscrivons radicalement en faux contre Janicaud, lorsqu’il affirme que la philosophie de Levinas n’a pas de signification phénoménologique, que 179. Merleau-Ponty Maurice, La prose du monde, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2008, p. 190. 180. Cf. Levinas Emmanuel, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 225-227. 181. Cf. ibid., p. 215-218.

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« Depuis le premier moment où j’ai usé de mon corps pour explorer le monde, j’ai su que ce rapport corporel au monde pouvait être généralisé, une infime distance s’est établie entre moi et l’être qui réservait les droits d’une autre perception du même être […] l’expérience que je fais de ma prise sur le monde est ce qui me rend capable d’en reconnaître une autre et de percevoir un autre moi-même 179… »

Le devenir-autre de l’existence

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la rencontre avec la transcendance ne se manifeste d’aucune manière – qu’elle est donc un fantôme théologique. Appuyonsnous sur un passage concret commenté par Janicaud pour étayer ce point. Levinas écrit : « L’Aimée, à la fois saisissable, mais intacte dans sa nudité, au-delà de l’objet et du visage, et ainsi au-delà de l’étant, se tient dans la virginité 182. » Janicaud précise qu’il s’agit de l’idéal d’« Eternel Féminin » et affirme que l’expérience est appauvrie au maximum par le fait que cet idéal se situe « au-delà de l’objet et du visage, et ainsi au-delà de l’étant ». Janicaud continue à réfléchir : s’il y a un sens derrière ce que Levinas dit, alors la « virginité » est absolument inaccessible et aucunement, comme affirme Levinas, révélée aussi bien que cachée. Si la pure extériorité était en quelque sorte présente dans l’expérience, alors le terme « extériorité » ne ferait pas sens – la pure expérience de l’extériorité serait une antilogie. Et s’il s’agit d’une simple intention de la transcendance, pourquoi Levinas prétend-il dépasser la phénoménologie 183 ? On pourrait dire en effet que Levinas s’intéresse à la transcendance dans l’immanence : il explore le concept phénoménologique de transcendance pure, c’est-à-dire la manière dont cette transcendance apparaît. Il n’est donc pas surprenant qu’il déclare d’elle qu’elle est présente car si elle ne l’était pas, il s’agirait effectivement d’un dépassement de la phénoménologie. Tout le problème avec la lecture de Janicaud consiste en ceci que Levinas ne prétend pas dépasser la phénoménologie comme telle, il prétend dépasser la conception totalisante de la subjectivité (l’ego de Husserl ou le Dasein de Heidegger). Qu’est-ce qui apparaît donc de l’Aimée ? L’expérience de l’amour est ambiguë. Elle se déroule aux frontières de l’immanence et de la transcendance car l’amoureux atteint son Aimée qui demeure pourtant inaccessible. Il pense à elle, en rêve, la rencontre, la voit, la touche. Dans le toucher surmontant la distance du voir 182. Ibid., p. 289. 183. Cf. Janicaud Dominique, Le tournant théologique de la phénoménologie française, op. cit., p. 29-31.

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se produit même un miracle au cours duquel l’un passe dans l’autre sur le bout des doigts parce que le toucher équivaut à sentir en même temps le corps de l’Aimée et le sien propre. On peut aller encore plus loin : l’amoureux atteint l’Aimée aux frontières mêmes de l’immanence, dans sa passivité, fragilité et impuissance, dans tous les moments de la relation où l’expérience de l’amoureux ne se constitue pas par l’immanence mais par l’Aimée, par sa transcendance ; par exemple, dans la souffrance de l’amoureux ou dans la jouissance qui transforme la souffrance en plaisir au gré de l’Aimée, ou dans la manifestation par excellence de la transcendance métaphysique qu’est le discours de l’Aimée. Selon Levinas, la transcendance déchire la totalité d’un être-corporel-au-monde par le son. La relation avec la vraie transcendance se joue d’abord dans le langage, c’est dans le discours que le Même sort de soi-même : « En tant que qualité sensible, en tant que phénomène, le son est lumière ; mais c’est un point de lumière où le monde éclate, où il est débordé. Ce débordement de la qualité sensible par elle-même, son incapacité de tenir son contenu – c’est la sonorité même du son […] le son est élément de l’être comme être autre et comme cependant inconvertible en identité du moi 184. »

C’est ainsi que l’absolu s’impose. Par la sonorité du son qui est porteur d’une signification qui « ne se produit pas comme une essence idéale, il est dit et enseigné par la présence, et l’enseignement ne se réduit pas à l’intuition sensible ou intellectuelle, qui est la pensée du Même. Donner un sens à sa présence est un événement irréductible à l’évidence. Il n’entre pas dans une intuition 185 ». Il est donc clair que ce que Janicaud critique, à savoir la « pureté de l’expérience » ne signifie pas, en réalité, chez 184. Levinas Emmanuel, « Parole et silence », op. cit., p. 90. 185. Levinas Emmanuel, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 61-62.

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Levinas, que l’expérience est vide, mais qu’elle est irréductible à l’anticipation de l’intentionnalité immanente ou à la compréhension de l’être – il en va d’une expérience de l’excès par rapport aux projets existentiels de l’amoureux : « Dès lors l’Eros est un ravissement au-delà de tout projet 186… » En d’autres termes, l’Aimée « échappe sans cesse de sa forme vers un avenir jamais assez avenir » ; elle reviendra vers l’amoureux de l’avenir radical irréductible au passé et au présent. C’est pourquoi il ne reste à l’amoureux qu’à tendre vers l’Aimée parce qu’à l’horizon de toute expérience qu’il fait avec elle se dessinent déjà d’autres expériences, et il ne désire justement que ces nouvelles expériences ou plutôt l’Aimée comme telle. Or, l’Aimée est si fragile qu’il n’existe qu’une seule façon de tendre vers elle sans compromettre sa transcendance : la tendresse. Le désir, la tendresse, ou le discours de l’Aimée sont trois exemples (entre autres) de la manifestation de la « vraie transcendance » de Levinas 187. Cela fait sens, relativement à ce que nous venons de dire, que Levinas parle d’un « empirisme radical » de l’amoureux – et plus généralement, de toute subjectivité – comme conséquence du désir métaphysique de l’Aimée (de l’Autre) 188. Est-il vraiment si incompréhensible que l’expérience de la transcendance s’accomplisse dans l’éthique, c’est-à-dire dans la bonté ? Il n’en est rien, car il ne s’agit en aucun cas d’un choix métaphysique comme l’affirme Janicaud 189, il ne s’agit que de la conséquence principale de la passivité de la subjectivité qui se heurte à ce 186. Ibid., p. 296. 187. Cf. ibid., p. 284-299. 188. Ibid., p. 213 : « Le désir métaphysique de l’absolument autre qui anime l’intellectualisme (ou l’empirisme radical confiant dans l’enseignement de l’extériorité) déploie son én-ergie dans la vision du visage ou dans l’idée de l’infini. L’idée de l’infini dépasse mes pouvoirs (non pas quantitativement, mais […] en les mettant en question). Elle ne vient pas de notre fond a priori et, par là elle est l’expérience par excellence. » 189. Cf. Janicaud Dominique, Le tournant théologique de la phénoménologie française, op. cit., p. 34-35.

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qui lui résiste. La seule réponse possible à l’appel d’Autrui est en effet l’attention 190, c’est-à-dire un empirisme radical de la part de l’existant qui consiste à se laisser enseigner hors de tout a priori préalable car « le transcendant, c’est ce qui ne saurait être englobé 191 ». Somme toute, on peut dire que Levinas a découvert le rôle-clé de la transcendance dans l’apparaître, un rôle insuffisamment remarqué dans les deux versions « trop orientées vers la subjectivité » de la phénoménologie classique de Husserl et Heidegger. L’ambiguïté soulignée par Levinas se trouve dans la définition même de la relation et, par conséquent, de la corrélation phénoménologique. La relation est, tout logiquement, composée de deux termes qui partagent quelque chose mais cet « appartenir l’un à l’autre » ne devient jamais une fusion parce que celle-ci mettrait fin à la relation – il n’y aurait plus deux termes mais seulement une entité. La philosophie de Levinas, nous semble-t-il, est une méditation de cette logique. De ce fait, l’hypothèse de Janicaud s’en trouve invalidée. Il y a bien eu un tournant dans la phénoménologie française mais son trait le plus saillant n’a rien à voir avec la théologie. Comme le montre l’œuvre de Levinas, le tournant se joue dans le transfert du poids de l’apparaître du côté de la transcendance et donc de l’altérité cachée au cœur de la subjectivité. Le sujet, dit Levinas, est alors arraché à soi-même : « Cet arrachement à soi, au sein de son unité, cette absolue noncoïncidence, cette dia-chronie de l’instant signifie en guise de l’un – pénétré-par-l’autre 192. » Nous pouvons maintenant revenir à notre problème central et résumer en quoi consiste la contribution de Levinas à la question du devenir de l’existence. Levinas parle d’un devenir-autre 190. Cf. Levinas Emmanuel, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 102. 191. Ibid., p. 326. 192. Levinas Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le Livre de poche, coll. « Biblio essais », 1990, p. 84-85.

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de l’existence tel qu’il ne saurait être subordonné à l’unité ou à la totalité de l’existence. La relation avec la vraie transcendance ne se contente pas de déchirer l’unité de l’ego transcendantal de Husserl, elle a la force de perturber l’auto-constance du Dasein, et cette perturbation, en tant qu’elle est métaphysique, est encore plus puissante que le processus décrit comme co-devenir du sujet sentant et du monde dans la sensation. C’est ainsi que Levinas rompt avec Heidegger. Même s’il qualifie la philosophie du premier Heidegger de « philosophie du devenir 193 », dans la mesure où le possible apporté par l’événement de l’être devient pouvoir, « le sujet se reconnaît ». Nous avons déjà cité le passage suivant : « Il s’y retrouve, il le maîtrise. Sa liberté écrit son histoire qui est une, ses projets dessinent un destin dont il est maître et esclave. Un existant demeure le principe de la transcendance du pouvoir 194. » Et par rapport à la description du devenir dans les phénoménologies de l’incarnation, il faut dire que cette perturbation, en tant qu’elle est métaphysique, est encore plus puissante que le devenir du sentir. Tout se passe comme s’il s’agissait de la rencontre entre deux « relations continues » radicalement séparés par la matière de deux corps. La relation avec la vraie transcendance révèle la dimension extatique de la chair, à savoir l’équivocité de celle-ci. Dans cette relation, on ne s’ouvre pas à l’être universel (l’être neutre de l’il y a), on est exposé à Autrui et par là amené chez soi dans sa singularité de subjectivité séparée, soit dans sa liberté, laquelle, après avoir été mise en cause par une autre liberté, n’est plus arbitraire. Il s’ensuit, nous semble-t-il, que, si deux corps séparés se rencontrent et parlent, leur contact n’est pensable qu’au sein d’un monde à même de faire naître et mourir deux corps singuliers, et qu’il ne s’agit plus du monde de la relation continue entre le sujet 193. Cf. Levinas Emmanuel, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 307. Cf. aussi p. 72 de ce livre. 194. Levinas Emmanuel, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 308.

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sentant et le monde dont il vit. Si nous voulions substituer à la métaphysique de Levinas une théorie plus phénoménologique, il faudrait forger une notion de monde en mesure d’approfondir la théorie du co-devenir du sujet et du monde. Il faudrait donner au monde une profondeur encore plus profonde que celle du monde sensible, c’est-à-dire précisément la profondeur métaphysique dans laquelle est née la phénoménologie entendue comme corrélation du sujet sentant et du monde sensible. Levinas lui-même semble thématiser un tel monde comme le « monde » de la création : « Le décalage absolu de la séparation que la transcendance suppose, ne saurait mieux se dire que par le terme de création, où, à la fois, s’affirme la parenté des êtres entre eux, mais aussi leur hétérogénéité radicale, leur extériorité réciproque à partir du néant 195. » Nous verrons plus tard que Renaud Barbaras travaille à l’élaboration d’une telle cosmologie métaphysique capable de produire la phénoménologie. L’autonomie de l’existant joue également un rôle-clé dans la critique du Heidegger tardif. C’est ce que nous avions en tête en affirmant que la pensée poétique de Heidegger n’est plus phénoménologique dès lors qu’elle pense l’événement même de l’être sans sa relation avec l’existence individuelle concrète. Plus précisément, Levinas reproche au Heidegger tardif qui introduit « une impossibilité pour le pouvoir, de se maintenir comme monarchie, d’assurer sa maîtrise totale 196 », il lui reproche de perdre de vue le fait que la transcendance n’entre en relation qu’avec l’étant séparé : « Placer le Neutre de l’être au-dessus de l’étant que cet être déterminerait en quelque façon à son insu, placer les événements essentiels à l’insu des étants – c’est professer le matérialisme. La dernière philosophie de Heidegger devient ce matérialisme honteux. Elle pose la révélation de l’être dans l’habitation humaine entre Ciel et 195. Ibid., p. 326. 196. Ibid., p. 308.

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En somme, à l’opposé de Heidegger, Levinas souligne que le devenir-autre de l’existence est indissociable de l’étude du rapport entre l’étant séparé et la transcendance métaphysique. Aux antipodes de Straus, Merleau-Ponty ou Patočka, il montre que la séparation, l’étantité de l’étant que nous sommes, possède déjà sa racine dans le fait même du corps qui nous ouvre à une altérité bien plus radicale que celle du monde dont nous vivons – qui nous transforme en désir de l’Infini. C’est donc, semble-t-il, en considérant l’existant comme un être vivant et se mouvant, radicalement séparé de ce dont il vit pourtant – ce en quoi consiste la profondeur métaphysique du monde – que nous serons en mesure de penser l’événementialité de l’existence, son devenir-autre. Un des premiers phénoménologues à avoir relevé ce défi et fait ainsi avancer la phénoménologie du devenir-autre s’appelle Henri Maldiney, le premier des auteurs contemporains auxquels nous allons nous consacrer dans les pages qui suivent. Sartre, Straus, MerleauPonty, Patočka et Levinas approfondissent certes la recherche du devenir-autre en examinant, dans les termes de Levinas, les événements dans l’être que sont le sentir, le mouvement ou la séparation du corps, c’est-à-dire les événements fondant certaines possibilités de l’existence, ces possibilités dissimulées par les structures intentionnelles ou ontologiques qui ne sont que les structures du Même. Mais les phénoménologues contemporains semblent parfois aller encore plus loin dans ce qui constitue la tâche propre de la phénoménologie. Ils décrivent les phénomènes, c’est-à-dire ce qui apparaît à partir de soi-même, sans que cette description se borne à découvrir les événements mentionnés en tant que conditions préalables 197. Ibid., p. 333.

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Terre, dans l’attente de dieux et en compagnie des hommes et érige le paysage ou la “nature morte” en origine de l’humain. L’être de l’étant est un Logos qui n’est verbe de personne 197. »

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de l’apparaître ; ils décrivent les structures phénoménologiques des événements mêmes de sens. En d’autres termes, si Levinas écrit que la méthode pratiquée dans la Totalité et Infini « consiste bien à chercher la condition des situations empiriques, mais elle laisse aux développements dits empiriques où la possibilité conditionnante s’accomplit – elle laisse à la concrétisation – un rôle ontologique qui précise le sens de la possibilité fondamentale, sens invisible dans cette condition 198 », nous pensons que la phénoménologie contemporaine s’occupe et doit s’occuper non seulement des conditions des situations empiriques mais également et même prioritairement de cette concrétisation, c’est-à-dire du phénomène dans sa singularité, dans son devenir réel. C’est seulement ainsi que s’achève, en quelque sorte, la phénoménologie.

198. Ibid., p. 188-189. Nous soulignons.

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III

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1. Qu’est-ce que l’événement ? Le premier phénomène d’une phénoménologie du devenirautre est nécessairement l’événement en tant que singularité qui ne se manifeste qu’à partir de soi-même, c’est-à-dire l’événement tel que Maldiney le conçoit en puisant à l’œuvre des auteurs dont nous avons parlé dans le chapitre précédent. L’événement est défini comme la vraie transcendance (Levinas) de l’existence conçue comme être-au-monde (Heidegger, Sartre), une transcendance qui se manifeste de manière privilégiée dans l’œuvre d’art (Heidegger), mais aussi dans la rencontre du visage d’autrui (Levinas), dans l’événement personnel ou collectif que peut être une catastrophe naturelle, ou encore même, dans la moindre sensation par laquelle le sujet vivant communique avec le monde (Merleau-Ponty, Straus, Patočka). Plus précisément, la phénoménologie existentielle doit selon Maldiney faire droit à une transcendance autre que celle du projet, soit à une transcendance semblable à celle dont Levinas investit le rapport à Autrui. Mais la différence avec Levinas consiste en ceci que, pour Maldiney, la rencontre avec un autrui qui échappe à notre projet et dont le projet nous échappe ne constitue qu’un des exemples de la manifestation de

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La phénoménologie de l’événement chez Henri Maldiney : compléter Heidegger

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la transcendance métaphysique. Comme Maldiney se focalise sur une telle transcendance qui opère dans le devenir-autre de l’existence, et qui est en même temps irréductible à la transcendance du projet, il rassemble, sous le terme d’événement, ce que Levinas distingue fermement : la transcendance d’autrui et celle propre à l’élément anonyme (« vivre de ») qui correspond à la transcendance du sentir chez Straus ou Merleau-Ponty 1. De là plusieurs « types » d’événement : comme on l’a déjà vu, outre l’événement le plus simple qu’est le sentir, l’existant peut subir des événements sensoriels rares tels que la rencontre avec un humain ou un animal mais aussi des événements radicalement bouleversants comme une catastrophe collective ou personnelle (par exemple une maladie grave ou un traumatisme). Dans la discussion avec Heidegger, nous avons déjà mentionné le livre le plus signifiant de Maldiney sur l’événement : Penser l’homme et la folie, dans lequel il montre que l’événement possède même le pouvoir de déstabiliser ou de détruire la constance de la personne affectée 2. Dans la schizophrénie, par exemple, les possibilités existentielles des patients sont rigidement déterminées par un événement traumatique dans lequel ils restent coincés 3. Il n’en reste pas moins qu’une vraie rencontre avec autrui, un événement sensoriel ou traumatique sont plutôt rares et que le sentir non-intentionnel se trouve refoulé par le percevoir intentionnel. Comme l’exprime Maldiney, « l’homme n’existe pas toutes les minutes de sa vie 4 ». 1. De plus, Levinas n’emploie pas le terme d’événement pour un événement individualisant mais pour un « événement de l’être, comme ouverture d’une dimension indispensable, dans l’économie de l’être, à la production de l’infini ». Cf. Levinas Emmanuel, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 268. 2. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 6. 3. Cf. ibid., p. 277, 316, 400. 4. Maldiney Henri, « Entretien avec Henri Maldiney », Conférence, no 12, 2001, p. 357, cité par Jacquet Frédéric, La Transpassibilité et l’événement. Essai sur la philosophie de Maldiney, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2017, p. 409.

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Et c’est pourquoi l’événement privilégié par lui, l’événement qui, à l’instar de la réduction phénoménologique mais cette fois-ci sous la forme d’une épochè esthétique, possède la force de nous révéler notre existence réside dans l’œuvre d’art : « [A] ccommodé à l’intentionnalité des actes perceptifs, le sentir est démis de lui-même : impression originaire dépouillée de son originarité. On ne peut retrouver son bruit de source qu’en suivant la seconde voie : celle de l’art 5… » C’est ainsi que l’art est « l’éclair de l’être », comme l’exprime le titre d’un des livres de Maldiney, « l’art est la vérité du sentir 6 ». En effet, par l’intermédiaire de son abstraction de ce que Husserl appelle l’attitude naturelle, l’art est susceptible de refouler le refoulement, de dépasser la structure sujet-objet de la perception, dans laquelle l’apparaître disparaît au profit de ce qui apparaît, et de saisir par là l’événementialité de l’existence. Le tableau d’un peintre génial, par exemple un des tableaux de la montagne Sainte Victoire de Cézanne, ne constitue aucune imitation ou représentation mais une configuration ou une forme en train de se former dans la rencontre du peintre avec la montagne au sein du champ opérationnel ouvert : « Quand Cézanne aborde la Sainte Victoire, il ne la circonscrit pas dans son regard pour en donner la formule. Il s’envisage à elle et son regard s’éploie en même temps que l’espace de la montagne. Chaque touche est un amer à partir duquel l’espace se traverse 5. Maldiney Henri, Ouvrir le rien, l’art nu, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Encre marine », 2010, p. 57-58. Comme le rappelle J.-L. Chrétien, avant de devenir un philosophe connu, Maldiney était respecté dans les cercles artistiques et psychiatriques. Cf. Chrétien Jean-Louis, « Introduction aux “Œuvres philosophiques” », in Maldiney H., Regard, parole, espace, Paris, Cerf, 2012, p. 7-29. Sa conception de l’existence humaine doit beaucoup à ses rencontres avec des amis et des connaissances des deux disciplines : par exemple, avec des artistes comme Tal Coat, J. Bazaine, F. Ponge ou A. du Bouchet, et des psychiatres comme J. Schotte, L. Binswanger, L. Szondi ou R. Kuhn. 6. Maldiney Henri, L’art, l’éclair de l’être, op. cit., p. 245.

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La phénoménologie de l’événement chez Henri Maldiney 137

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La rythmicité des couleurs, ainsi que celle de leurs tensions, rendent visible l’invisible rythme de l’existence de Cézanne : par elles, le tableau existe littéralement. Le rythme articule la donation événementielle des choses sensibles sans les objectiver. Or, que ce soit l’événement traumatique, artistique ou un autre, Maldiney le situe dans le sentir humain et la considère comme une crise existentielle ne pas suffisamment prise en considération par Heidegger. Comme nous l’avons vu, Heidegger de l’Être et temps thématise la mobilité du Dasein en s’appuyant sur sa détermination comme destin (Schicksal) qui ne devient clairvoyant pour ce qui lui arrive qu’en devançant la mort. De la sorte, comme le rappelle Maldiney, il aborde l’événement à partir du projet qu’est l’existant : « La possibilité pour l’être-là de rencontrer et pour l’étant intramondain de faire encontre est fondée sur une préoccupation prévoyante qui ressortit au souci. Cette prévoyance circonspecte (umsichtige) fait le tour de tout ce qui peut être donné à voir et concerner l’être-là. C’est seulement à l’intérieur du monde dont il a ouvert le projet et au registre duquel il se trouve tonalement accordé, que l’être-là peut rencontrer quelque chose 8. »

7. Maldiney Henri, Existence : crise et création, La Versanne, Fougères, Encre Marine, 2001, p. 105-106. Cf. Maldiney Henri, Regard, parole, espace, Lausanne, l’Age d’Homme, coll. « Amers », 1973, p. 173-193 ; cf. Escoubas Éliane, « Henri Maldiney », in Cabestan P., Introduction à la phénoménologie contemporaine, Paris, Ellipses, 2006, p. 72-77. 8. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 394. Cf. Heidegger Martin, Être et temps, op. cit., § 29.

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lui-même, se transforme en lui-même à travers cette lacune et cette jointure que constitue ce qu’on appelle improprement des formes : un flux coloré ou une succession de touches colorées qui sont des événements constituant des rencontres 7. »

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Le problème de cette théorie de la rencontre ou de l’événement 9 consiste en ceci qu’elle ne permet pas de cerner le sens phénoménologique propre de l’événement en tant qu’il est irréductible à l’horizon du projet : « L’accueil de l’événement suppose une ouverture à l’apparaître qui n’a pas la structure du projet. L’horizon d’où il surgit, lequel s’ouvre avec lui, n’est pas celui d’un monde dont je serais l’ouvreur. L’événement n’est pas en mon pouvoir 10. » L’événement (dans tous ces types mentionnés) est l’expérience réelle ou le « réel réel qui ne nous est donné qu’en lui-même, dans l’instant même de son émergence 11 ». Car rien n’est plus réel que ce qui ne se produit qu’une fois, c’est-à-dire une singularité ou nouveauté qui ne saurait provenir de l’attente et qui précède ou plutôt excède ce qui est possible, soit toutes les configurations préalables de la pensée représentative ou de nos possibilités existentiales. Maldiney aime citer von Weizsäcker : « Nous ne croyons pleinement qu’à ce que nous n’avons vu qu’une fois […] Toute répétition affaiblit la croyance. Elle éveille le soupçon d’une légalité, non d’une réalité. Ce qui est légal doit être mais n’a pas besoin d’être 12. » Ce qui ne se passe qu’une fois, le réel, ne saurait provenir d’une loi, par exemple du sujet transcendantal et des conditions a priori de toute expérience possible et par là substituable. La réalité provient de ce qui excède ces conditions et charrie ses propres conditions d’apparition. La raison, pour ainsi dire, suffisante de la réalité (« besoin d’être », 9. Notons que le concept de rencontre est étroitement lié à celui d’événement : rencontrer signifie être confronté à l’altérité, à ce qui se montre à partir de soi-même. Cf. Petříček Miroslav, « Fenomenologie bez Husserla. Od setkání k události », Reflexe, no 32, 2007, p. 43-63 ; Jacquet Frédéric, La Transpassibilité et l’événement. Essai sur la philosophie de Maldiney, op. cit., p. 232. 10. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 321. 11. Maldiney Henri, Existence : crise et création, op. cit., p. 93. 12. Von Weizsäcker Victor, Anonyma, Bern, Francke, 1946, p. 18, cité par Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 417. Cf. aussi ibid., p. 316 ; Maldiney Henri, L’art, l’éclair de l’être, op. cit., p. 24 ; etc.

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dans les termes de von Weizsäcker) consiste dans ses conditions d’apparaître toujours singulières, comme la rencontre avec un chamois sur un chemin de montagne qui surprend le vieux chasseur quand bien même ce dernier l’a cherchée : « On ne l’a pas vu venir, tout d’un coup il est là, comme un souffle, comme un rien, comme un rêve 13. » C’est ainsi que l’événement déchire la trame de l’objectité (l’animal surgit sans cause, « tout d’un coup il est là ») et du projet existential (l’apparition de l’animal excède le sens de la quête). Avant la représentation au niveau de la perception intentionnelle (le chasseur observe un chamois), avant le projet (la préoccupation du chasseur), il y a le miracle de l’il y a, le miracle de la donation d’un monde 14, et l’événement n’est rien d’autre que « l’opérateur de l’avènement d’un monde, de la naissance d’une détermination à partir de l’indétermination originelle 15 ». Certes, cet événement surprenant de la rencontre avec un chamois n’est pas absolument incompréhensible : le chasseur peut bien le comprendre dans le cadre de son projet de chasse. Tout est bien préparé dans ce monde de la chasse dont l’espace-temps est déterminé par le projet de chasser, et puis, tout à coup, un chamois surgit. Tout est préparé à l’exception de l’apparaître de l’animal qui transforme le « là » de l’« être-là » (Da-sein) du chasseur – le surgissement de l’animal constitue le point d’origine d’un nouvel espace-temps 16. C’est donc l’événement lui-même qui ouvre un nouveau monde à la lumière duquel nous nous comprenons. Car l’événement, le « jet » du monde dans le pro-jet 17, est ce qui reconfigure l’ensemble des possibilités de l’existant. Il constitue une déchirure ou une « crise du projet constitutif de la présence par 13. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 406. 14. Maldiney Henri, Existence : crise et création, op. cit., p. 101. 15. Jacquet Frédéric, La Transpassibilité et l’événement. Essai sur la philosophie de Maldiney, op. cit., p. 374. 16. Cf. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 406-408. 17. Cf. ibid., p. 284.

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laquelle celle-ci s’ouvre à soi 18 », étant entendu que cette crise n’est rien de pathologique. Bien au contraire, comme nous l’avons déjà dit, ne sont pathologiques que les situations dans lesquelles l’existant ne peut supporter l’ouverture d’un nouveau monde et demeure attaché au monde ancien 19. C’est seulement dans la crise que l’existant, frappé d’impuissance, « éprouve soudain son injustification, celle d’un être fini qui ne peut se comprendre que dans son rapport à un fondement qu’il ignore, et dont la finitude ne peut s’entretenir que de l’intermédiaire d’une transcendance dans laquelle elle s’abîme 20 ». Eu égard à cette transcendance, différente de celle du projet, l’être-au-monde de Heidegger ressemble plutôt à un être-avecle-monde 21 ; l’existence est plus large que l’être-au-monde du Heidegger d’Être et temps : « Dans Heidegger, ce qui s’ouvre dans le projet c’est la significativité de ce qui nous est à chaque fois monde et conjointement notre présence propre comme être au monde à dessein de soi […] Mais est-ce que cela épuise l’intégralité de l’existence ? Non, car il y a quelque chose d’extraordinairement simple qui échappe au projet, qui n’est pas de son ordre : l’événement 22. »

En bref, Maldiney avance l’idée selon laquelle la conception phénoménologique de l’existence au sein d’un monde qui advient de manière à briser le projet constitutif de cette dernière, devrait refléter un type de transcendance dans la passivité qui diffère de la transcendance du projet et constitue l’altérité propre à l’existence 23. Il est vrai, comme le répète 18. Maldiney Henri, Existence : crise et création, op. cit., p. 74. 19. Ibid., p. 75 et 94 ; Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 316-320. 20. Maldiney Henri, Existence : crise et création, op. cit., p. 91. 21. Cf. Jacquet Frédéric, La Transpassibilité et l’événement. Essai sur la philosophie de Maldiney, op. cit., p. 192. 22. Maldiney Henri, Existence : crise et création, op. cit., p. 103. 23. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 344-346.

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La phénoménologie de l’événement chez Henri Maldiney 141

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Maldiney à l’instar de Heidegger, qu’ « ex-ister, c’est tenir l’être hors de soi, hors de toute contenance », à ceci près que cette sortie de soi (qui est en même temps un retour à soi) doit aller plus loin, jusqu’à « une transcendance dans laquelle l’existence s’abîme ». Ce que Heidegger n’avait pas pris en compte, affirme Maldiney, c’est le « moment pathique » de l’existence, le moment lié à la vie (Leben) du Dasein. La première forme du subir et, par conséquent, le premier lieu de l’événement est le sentir dont le sens a été élucidé par E. Straus 24. Comme nous l’avons vu, le sentir se présente comme une communication originaire et immédiate (indissociable de l’auto-mouvement) avec le fond du monde : la donation sensible des choses précède la constitution des choses en tant qu’objets. La crise dont nous avons parlé réside d’abord dans le contact singulier entre l’organisme et son Umwelt, et ce n’est qu’à partir de cette crise que le sujet-objet de la perception et l’espace-temps objectif voient le jour 25. Mais l’existant n’est pas un simple vivant, rappelle Maldiney inspiré de Heidegger. Le sentir animal et le sentir humain diffèrent en sorte que l’homme « se sent être et le monde être. Le pli dans lequel soi et monde sont originairement impliqués est celui d’un y être […] Chaque événement transforme notre y être 26… ». Autrement dit, une crise vitale majeure se présente aussi comme une crise existentielle, une déchirure de la trame de l’être-au-monde, soit à la fois de l’existant et du monde dont l’existant est le là 27. Il en va du sens, non de la vie, souligne Maldiney 28. La vérité du sentir, c’est l’ouverture d’un nouveau monde. Tandis que le projet n’est qu’un côté 24. Ibid., p. 123 ; Maldiney Henri, Regard, parole, espace, op. cit., p. 136-146. 25. Cf. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 282-283. 26. Ibid., p. 123. 27. Maldiney Henri, Existence : crise et création, op. cit., p. 89. 28. Cf. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 384.

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de l’Ouvert de l’apparaître tournée vers nous, l’événement est la manifestation de son côté détourné de nous 29. Le côté sombre de l’Ouvert de l’apparaître donne lieu à l’événement dans lequel le Rien de la transcendance absolue (le non-être) passe à l’être, sous sa forme du chamois rencontré par le vieux chasseur, par exemple 30. L’essence de l’événement n’est donc aucunement l’apparaître de quelque chose mais « l’impossible possibilité de l’apparaître 31 ». C’est par là que Maldiney se démarque non seulement du Heidegger mais aussi de Straus : l’espace apertural de l’événement ne saurait être décrit comme l’espace opérationnel du vivant. L’espace opérationnel dépend de l’activité de l’organisme tandis que l’espace de l’événement n’existe pas avant l’événement. C’est un espace de co-naissance du sujet et de l’objet sans coordonnées préalables, soit l’espace de leur naissance à partir du Rien 32 : « [L]e sentir n’est pas analysable en ces a priori de la conscience de…, que sont le sujet, l’objet de et la représentation, ni même en termes de moi et de monde. Il n’est en lui encore ni moi ni monde, ni même d’être au monde. Simplement il y a, indiscernable de j’y suis […] Ce qui s’ouvre c’est le y, comme lieu d’être qui appelle à être, sans savoir encore quoi ni même ce que cela veut dire 33. »

Ce dont il retourne dans le sentir, c’est donc de l’ouverture ou de l’accueil de la transcendance du monde, de la totalité de l’espace sans qu’un « ici » ou un « là » ne soient encore produits (du point de vue génétique s’entend). Plus précisément, le sentir est un espace d’ouverture de la réalité autant qu’un espace d’ouverture à la réalité, c’est-à-dire un espace où l’être et la 29. Maldiney Henri, L’art, l’éclair de l’être, op. cit., p. 204. 30. Maldiney Henri, Existence : crise et création, op. cit., p. 107. 31. Maldiney Henri, L’art, l’éclair de l’être, op. cit., p. 282. 32. Maldiney Henri, Existence : crise et création, op. cit., p. 106 et 109. 33. Maldiney Henri, Ouvrir le rien, l’art nu, op. cit., p. 452.

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La phénoménologie de l’événement chez Henri Maldiney 143

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pensée s’approprient l’un l’autre, qui s’appelle, tout comme chez le dernier Heidegger, l’Ouvert : « L’Ouvert est le où absolu en deçà de l’être et du sens. Il est l’apertural qui appelle à être. Tout ce qui répond à cet appel a lieu d’être, et son entrée en présence dans l’Ouvert ne fait qu’un avec l’avènement de son essence 34. » Avoir un sens, c’est être inscrit dans un système de possibles du Dasein, mais « il faut un là pour qu’il y ait (le là est ce y) non-sens ou sens, étant ou inétant 35 ». Nous avons déjà dit que Maldiney lui-même remarque que le Heidegger tardif abandonne son concept central de projection et le remplace par celui de « laisser-être » (Gelassenheit) comme comportement approprié des êtres humains face à l’Ouvert de l’apparaître 36. Or, nous avons également décrit la différence cruciale entre le dernier Heidegger et Maldiney : tandis que la phénoménologie de l’événement de Maldiney partage avec Heidegger son tournant vers l’événement (de l’être) ou l’ouverture de la projection du Dasein, elle demeure pourtant une phénoménologie en tant qu’elle tente de décrire les structures des événements en relation avec l’existence individuelle (qui constitue un pôle nécessaire de la corrélation phénoménologique). Autrement dit, malgré cette proximité avec le dernier Heidegger, l’Ouvert tel qu’il est décrit par Maldiney se déploie dans le sentir humain. De la sorte, Maldiney échappe à l’objection que nous avons adressée à Heidegger. L’Ouvert n’est pas un concept trop formel en tant qu’il s’agit du champ propre à l’événement (de tous les types mentionnés), c’est-à-dire du champ du réel qui ne se produit qu’une fois. Il en résulte une nouvelle description du devenir-autre de l’existence.

34. Ibid., p. 455. 35. Maldiney Henri, Art et existence, Paris, Klincksieck, coll. « Esthétique », 1985, p. 210. 36. Cf. p. 84 de ce livre.

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Tout ce que nous venons d’énumérer, à savoir le sentir, la rencontre avec l’autrui, des événements sensoriels rares tels qu’un chamois dans les montagnes ou une catastrophe naturelle, enfin l’œuvre d’art, tous ces phénomènes sont intrinsèquement liés l’un à l’autre : ce sont des exemples du réel, du premier phénomène de la phénoménologie qui, en tant qu’il est imprévisible, qu’il n’est précédé par aucun a priori, sourd de Rien. Et c’est justement la raison pour laquelle l’événement ne saurait être réduit à un monde ouvert dans un projet, c’est justement pourquoi il est l’opérateur du devenir-autre de l’existence. Nous en venons donc à la question suivante qu’il faut poser à présent à Maldiney : comment le processus de devenir-autre de l’existant se déroule-t-il au juste ? Il résulte de tout ce qui précède que l’analytique du Dasein devrait être complétée sinon remplacée par l’analytique de l’existant qui s’ouvre aux événements. À la différence d’autres interprètes, nous aimerions soutenir la thèse selon laquelle si Maldiney s’efforce bien de refaire l’analytique heideggérienne, il procède plutôt de manière à compléter Heidegger 37 et non à rompre radicalement avec lui en concevant l’existence purement à partir de l’événement 38 – ce qui sera le projet de

37. L’analyse phénoménologique de l’événement peut en effet être considérée comme un complément de l’analyse de Heidegger qui reconnaît lui-même ses limites : « Ce pour quoi le Dasein se décide à chaque fois facticement, l’analyse existentiale est fondamentalement incapable de l’élucider. » Heidegger Martin, Être et temps, op. cit., § 74, p. 289. C. Abettan parle à cette occasion d’une énigme que Heidegger ne développe pas davantage : « Qu’est-ce qui détermine que tel Dasein reconnaisse dans tel “fait”, et pas dans tel autre, une possibilité enfouie mais néanmoins réactivable ? » Abettan Camille, « L’événement et l’historicité de l’existant chez Heidegger et Maldiney », op. cit., p. 286. 38. Comme l’affirme, nous semble-t-il, F. Jacquet. Cf. Jacquet Frédéric, La Transpassibilité et l’événement. Essai sur la philosophie de Maldiney, op. cit., p. 14-16.

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2. Le devenir-autre de l’existence

Le devenir-autre de l’existence

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Claude Romano dans ses premiers livres portant sur l’événement. De quelle manière concrète Maldiney avance-t-il dans sa tentative de compléter la conception heideggérienne pour qu’elle puisse faire droit à la transcendance mentionnée ? Quels « existentiaux » décrit-il, hormis celui de l’événement, pour compléter la description de l’existence chez Heidegger dans l’Être et temps ? Le sentir, la base de tout événement, est compris non comme une capacité du corps subjectif mais d’abord comme une ouverture absolue de l’existence, soit une ouverture dépassant le projet, une ouverture hors de tout rapport au possible, par-delà toute anticipation possible qui s’appelle transpassibilité et qui « consiste à n’être passible de rien qui puisse se faire annoncer comme réel ou possible. Elle est une ouverture sans dessein ni dessin, à ce dont nous ne sommes pas a priori passibles 39 ». La transpassibilité est donc « cette paradoxale capacité d’attente de la surprise 40 ». C’est justement par l’addition de ce nouvel existential que Maldiney « introduit dans le Dasein le Soi 41 ». Plus précisément, Maldiney et d’autres phénoménologues ont appris de Heidegger que le soi, c’est-àdire l’existant en tant qu’il se rapporte à son existence, est un être humain concret et historiquement situé. En conséquence, si l’on veut analyser le soi, on doit prendre en considération ses expériences mondaines 42. Néanmoins, à la différence de Heidegger et en harmonie avec tout ce que nous venons de dire de l’événement, Maldiney remarque que c’est l’événement qui constitue l’expérience la plus réelle, toujours singulière, dans laquelle un soi unique naît. Un événement imprévisible et même impossible vient à l’existence et ouvre un nouveau monde 39. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 421. Cf. ibid., p. 114 ; Maldiney Henri, Existence : crise et création, op. cit., p. 103. 40. Dastur Françoise, « Phénoménologie de la surprise : horizon, projection et événement », op. cit., p. 45. 41. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 323. 42. Cf. Escudero Jesús Adrián, « Heidegger on Selfhood », op. cit., p. 11.

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à partir duquel le Dasein doit se comprendre de manière différente. Un événement, advenant chaque fois pour la première fois, confère à l’existence un nouveau sens, reconfigure la totalité des possibilités héritées de manière personnelle, révèle les possibilités factuelles de tel ou tel Dasein. Le soi repose sur la manière dont le Dasein accueille les événements qu’il éprouve dans sa vie ; le soi unique du Dasein réside dans la manière dont celui-ci endure l’invasion de ces événements dans la constance de sa personnalité 43. Ainsi, le soi, c’est-à-dire ce qui est unique dans le Dasein, n’est rien de constant ou identique, il est ce qui est toujours remis en jeu : « L’identité n’est pas l’ipséité. L’ipséité, c’est le soi-même qui est toujours en jeu. L’identité, c’est déjà quelque chose d’établi, à quoi on ramène le reste […] C’est l’ipséité qui compte : l’identité, c’est tout ramener au même 44. » En d’autres termes, mon identité devient personnelle quand je sacrifie ce qui est identique (dans le sens de ma continuité) en faveur de mon devenir-autre, un devenir à travers lequel je deviens tout paradoxalement moi-même (ipse) 45. La raison en est que je suis une existence telle qu’elle inclut l’altérité radicale des événements. Exister signifie non seulement transcender au monde mais tout d’abord au Rien en tant que source des événements imprévisibles et surprenants auxquels je fais face dans ma vie 46. C’est pourquoi mon identité personnelle (au 43. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 322-323, 351-352, 422-423. 44. Maldiney Henri, Avenèment de l’œuvre, Saint Maximin, Théétète, coll. « Des lieux et des espaces », 1997, p. 113. Cf. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 351. 45. Maldiney Henri, Existence : crise et création, op. cit., p. 92 ; Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 71 ; Maldiney Henri, Avenèment de l’œuvre, op. cit., p. 95. 46. Maldiney Henri, Ouvrir le rien, l’art nu, op. cit., p. 456. Cf. Housset Emmanuel, « Henri Maldiney: Le moi inimaginable », in Meitinger S., Henri Maldiney, une phénoménologie à l’impossible, Paris, Cercle Herméneutique, 2002, p. 47-65.

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La phénoménologie de l’événement chez Henri Maldiney 147

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sens de l’énumération des traits particuliers permettant aux autres de m’identifier) ne saurait être une identité de chose 47. Mon identité n’est unique que dans la mesure où je subordonne sans cesse toutes les constantes de ma vie à ce que j’éprouve pour la première fois. Il s’ensuit que le Dasein est non seulement ouvert à la crise mais aussi capable de la surmonter en se transformant, en intégrant le nouveau sens apporté par un événement, et reconfigurant ses possibilités existentielles : « Exister est se tenir hors, dans l’ouvert, et intérioriser ce hors 48 » ; « Résoudre la crise c’est intégrer l’événement en se transformant 49. » Cette transformation incessante de notre pouvoir-être, ce devenirautre à partir de l’événement qui « s’effectue selon le rythme singulier qui intègre les fractures événementiales sans en réduire la puissance insurrectionnelle 50 », cette transformation est désignée comme transpossibilité. Comme l’écrit Maldiney : le « pouvoir-être est, par-delà tous les possibles, transpossibilité 51. » Transpossible, c’est-à-dire hors de toute possibilité, est l’événement aussi bien que l’existence qui le subit. L’existant est pouvoir-être infini ou pouvoir-être en transformation infinie 52. Or, comme nous l’avons indiqué, cette transformation ayant lieu spontanément dans l’existence saine n’est pas toujours perceptible. Dans la plupart des cas, elle est inconsciente parce

47. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 422. 48. Maldiney Henri, « Rencontre avec H. Maldiney : Nature et cité », in Younès Ch., Ville contre-nature, Philosophie et architecture, Paris, La Découverte, 1999, p. 22. 49. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 320. 50. Jacquet Frédéric, La Transpassibilité et l’événement. Essai sur la philosophie de Maldiney, op. cit., p. 269. 51. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 81. Cf. Maldiney Henri, Regard, parole, espace, op. cit., p. 288. 52. Cf. Cazal Raphaëlle, « Henri Maldiney : la transpassibilité, l’Ouvert­ », article accessible sur https://www.henri-maldiney.org/sites/default/files/ imce/raphaelle_cazal_-_henri_maldiney_la_transpassibilite_louvert_corrige. pdf, p. 2.

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La phénoménologie de l’événement chez Henri Maldiney 149

qu’il existe plusieurs types d’événement et certains se produisent dans des sensations infimes. C’est dans le cas d’événements rares tragiques que la transformation est la plus perceptible. La mort d’une personne proche à laquelle je dois adapter tout le reste de ma vie constitue une telle crise existentielle, elle est poursuivie par une transformation très lente de moi-même, par mon devenir-autre 53.

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On peut conclure que Maldiney ébauche une recherche phénoménologique à partir d’un moment décisif de l’existence humaine. Il s’agit d’une recherche qui permettra, au moyen de l’analyse des bouleversements ou des transformations de l’existence, d’enrichir l’analytique heideggérienne du Dasein sans pour autant créer un système philosophique – d’après Maldiney, en raison du premier phénomène qu’est l’événement, la phénoménologie doit toujours demeurer à l’état naissant 54. Car c’est le Rien qui, se dérobant à tout système, joue désormais un rôle clé dans la phénoménologie ; le Rien devient une dimension constitutive de l’être défini comme rapport entre le Rien et l’étant apparaissant : « Je ne dirai même pas que du vide sort l’être, car ce qui sort du vide ou du Rien c’est l’étant ; et l’être, pour finir, c’est le rapport du

53. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 81. Cf. Jacquet Frédéric, La Transpassibilité et l’événement. Essai sur la philosophie de Maldiney, op. cit., p. 269-278. 54. « La philosophie n’est pas une discipline à part. Elle ne vise pas l’établissement d’un système de pensée. Elle est une attitude, un comportement à la fois interrogatif et, avant tout, exclamatif. Le moment même de l’exclamation, c’est l’étonnement. C’est être saisi. » Maldiney Henri, « Rencontre avec Henri Maldiney », Chimères, no 44, 2001, p. 170, cité par Jacquet Frédéric, La Transpassibilité et l’événement. Essai sur la philosophie de Maldiney, op. cit., p. 18.

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3. Compléter Heidegger

Le devenir-autre de l’existence

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Rien à l’étant 55. » L’événement, de son côté, n’est rien d’autre que le passage du Rien (du non-être) à un étant, ce qui veut dire que l’être est presque identique à l’événement. Le Rien fait partie intégrale de l’être qui devient dès lors l’être événementiel, étant entendu que le champ propre de cet être au sein duquel se réalise, dans le rythme de l’exister, la mutation du Rien en étant, le passage de la béance à la patence (pâtir) du sentir, s’appelle l’Ouvert : « L’Ouvert est le où de ce qui a lieu d’être. Ce qui se lève en lui, c’est cette présence d’absence à laquelle s’envisage notre transpassibilité 56. » Si le Dasein, après avoir subi un événement, s’ouvre à lui-même à travers l’ensemble reconfiguré de ses possibles, c’est bien en raison de sa détermination existentielle comme destin mais également, et même tout d’abord, en raison de sa transpassibilité, laquelle devient une nouvelle détermination existentielle (irréductible à tous les autres) de l’être-au-monde : « Il existe une transcendance dans la passivité, qui n’est pas celle du projet et qui est constitutive de l’existant comme personne. La marque propre d’une personne ne peut être distincte d’elle-même. C’est une certaine façon d’être à autrui et, plus généralement, à l’altérité […] Il s’agit de réintroduire dans l’existence se comprenant comme telle la surprise de l’événement. Tout autant que la situation, le comprendre et la parole, l’événement est un existential 57. »

Il faut bien souligner que la transpassibilité est un existential parmi d’autres. Cela revient à dire que Maldiney ne conçoit pas l’existence purement à partir de la transpassibilité et que, par conséquent, il ne refuse pas tout ce que Heidegger dit dans l’Être et temps. Comme nous l’avons déjà indiqué, son projet consiste plutôt à compléter l’analytique du Dasein en 55. Maldiney Henri, Existence : crise et création, op. cit., p. 107. 56. Maldiney Henri, Ouvrir le rien, l’art nu, op. cit., p. 459. 57. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 351. Nous soulignons.

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y ajoutant d’autres existentiaux tels que l’événement ou la transpa/transpossibilité : « L’événement nous advient en tant que nous devenons nous-mêmes. Indivises l’épreuve et la transformation. Que nous apprennent-elles de qui nous sommes ? Elles nous obligent d’introduire dans le Dasein le Soi 58. » En d’autres termes, l’existant n’est pas une pure réceptivité (transpassibilité) de ce qui lui advient : bien au contraire, c’est ce qu’il faut introduire dans le Dasein pour que la conception de l’existence soit complète. L’événement est défini comme une déchirure de la trame de l’être-au-monde. On peut dire, à l’instar de Straus, que l’événement ne fait que changer le sens de la « relation continue » entre le sujet sentant et le monde. C’est pourquoi il doit y avoir, même dans la philosophie maldinéenne, un fond permanent qui ne se trouve que reconfiguré par l’événement. Et Maldiney en parle effectivement : « En deçà de toute expérience ou attention centrale, nous sommes présents à un fond de monde où nous avons notre ancrage permanent. Ce que nous attendons d’un ancrage sans pouvoir nous dérober à cette foi originaire, à cette Urdoxa, c’est sa stabilité […] Un événement bouleversant est celui qui déstabilise sans retour cet ancrage. Celui qu’il atteint ne peut plus reprendre fond 59. »

Ceci correspond à ce que nous avons déjà dit dans le deuxième chapitre : le sentir (l’événement) ne constitue pas la naissance du monde et de nous-mêmes tout court mais plutôt une deuxième naissance parce que nous sommes solidement ancrés dans le monde. Il s’agit donc dans le sentir, nous semblet-il, de « co-devenir » plutôt que de « co-advenir 60 », à ceci près que ce devenir doit être qualifié de devenir-autre – en raison du 58. Ibid., p. 323. Nous soulignons. 59. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 270-271. Nous soulignons. 60. Cf. Jacquet Frédéric, La Transpassibilité et l’événement. Essai sur la philosophie de Maldiney, op. cit., p. 74.

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La phénoménologie de l’événement chez Henri Maldiney 151

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surgissement de l’événement à partir du Rien, soit à partir de ce que nous avons appelé la profondeur métaphysique du monde. Puisque l’événement (à l’exception de l’événement de la mort, bien évidemment) ne saurait nous débarrasser de notre être-au-monde, de notre ancrage permanent dans le monde, il apparaît déjà clairement qu’une phénoménologie qui entend radicaliser les réflexions de Maldiney et concevoir l’existence purement à partir de l’événement, comme celle de Claude Romano, sera obligée de forger le terme d’un archi-événement qui donne le monde, pour ainsi dire, pour la première fois, qui établit la « relation continue ». De plus, une telle phénoménologie de l’existence événementielle devra forger une nouvelle théorie de l’histoire personnelle pensée purement à partir de l’événement. Il convient de préciser ce point. Il semble que l’événement est un opérateur de la singularité de notre devenir. La singularité de tel ou tel Dasein dépend de la manière dont il accueille ou endure l’invasion de l’altérité de l’événement dans la constance de sa personnalité. Plus précisément, la singularité du Dasein dépend de son appropriation singulière de l’événement et non pas de l’événement comme tel. La plupart des événements sont impersonnels ou partageables : même l’événement le plus privé et intime tel qu’une maladie grave est impersonnel en tant qu’il est partagé par la famille ou les amis du patient et son expérience ne peut pas être attribuée seulement au patient mais appartient à chacun d’entre eux. Il s’ensuit que ce qui individue l’existence n’est pas l’événement comme tel mais plutôt l’appropriation singulière de son nouveau sens. Or, cela ne revient-il pas à dire que l’existant doit déjà être une personne pour s’approprier personnellement l’événement et devenir une autre personne après cette expérience ? N’y a-t-il pas là un cercle vicieux ? Comment les événements peuvent-ils constituer la source de la singularité de l’existant s’ils présupposent que l’existant est déjà singulier ? Il nous semble que la contribution principale de Claude Romano à la question du devenir de l’existence et de sa singularité consiste à élucider ces questions-là.

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IV

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1. Dépasser Heidegger et Maldiney L’œuvre de Romano croise celle de Maldiney en employant la même définition de l’événement en tant que bouleversement d’une existence individuelle. Dans le mémoire de synthèse inédit qu’il a présenté en vue de son habilitation à diriger des recherches en 2009, Romano avoue que Maldiney a « le plus inspiré » ses travaux sur l’événement et en précise la raison principale : « Le sens de l’événement qui me concerne dans mes ouvrages est beaucoup plus déterminé et circonscrit. Je me contente d’envisager sous ce vocable les bouleversements d’une existence individuelle qui la font entrer en crise et lui confèrent par après sa configuration de sens unique et irrépétable. Ce sens est aussi bien celui privilégié par Maldiney 1. »

Le point de départ de Romano dans son premier livre sur l’événement, L’événement et le monde, est comme chez Maldiney 1. Romano Claude, Mémoire de synthèse présenté en vue d’habilitation à diriger des recherches, op. cit., p. 16.

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La phénoménologie de l’événement chez Claude Romano : dépasser Heidegger

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la critique d’un « transcendantalisme » ou « idéalisme » de Heidegger. Comme il l’exprime plus tard :

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Quand Romano écrit qu’il faut penser le Dasein comme Dasein-dans-le-monde, il cherche à le penser à partir de la transcendance de Levinas ou Maldiney qu’il appelle lui-même « excendance 3 », c’est-à-dire à partir de sa fragilité par rapport à l’événement qui advient en bouleversant ses projets. Le Dasein ne possibilise pas le monde en tant que totalité de ses possibilités, il reçoit au contraire une partie de ses possibilités de leur possibilisation par des événements. Si l’horizon indépassable de l’ego transcendantal de Husserl est son être factice ou factuel, la même chose vaut pour le Dasein qui est passible des événements ontiques et tout d’abord d’un événement fondateur qui ouvre le monde pour la première fois et fait de l’existant un être-au-monde 4. Le Dasein n’est pas tant conditionné par la mort que par la naissance, cet événement inaugural qui ouvre en lui un écart indépassable (correspondant à la transpassibilité de Maldiney), et le transforme, en l’exposant à tous les autres événements, en l’advenant. La naissance constitue donc le décalage originaire de l’existence (dès lors appelée aventure) selon lequel l’a priori du monde déterminé comme totalité des possibilités à partir desquelles l’existant se comprend lui-même 2. Romano Claude, Au cœur de la raison, la phénoménologie, op. cit., p. 637. 3. Cf. Romano Claude, Il y a, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épimethée », 2003, p. 361. 4. Romano Claude, L’événement et le monde, op. cit., p. 97-98.

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« L’être-au-monde n’est pas à penser comme une structure transcendantale, c’est-à-dire comme une caractéristique ontologique intrinsèque d’un étant, le Dasein, abstraction faite de la question de savoir si cet étant existe ou non en fait, et abstraction faite de la question de savoir s’il y a ou non de l’étant pour ce Dasein. L’être-aumonde est une structure relationnelle du Dasein-dans-le-monde – si l’on peut s’exprimer ainsi – et non du Dasein conçu isolément 2. »

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« Mais la naissance n’est-elle pas, précisément, l’inassumable, si assumer signifie prendre en charge, prendre sur soi, ne pas laisser en oubli ? Quel est précisément ce “Soi” qui pourrait prendre sur soi d’être né ? Une telle prise en charge supposerait, au demeurant, que ce fût moi, au sens existential, qui naisse – un “Soi” capable, dans la résolution anticipatrice de la mort, d’accéder à son pouvoir-être total, et d’assumer son être-jeté comme un moment de son destin 6. »

Un tel Soi n’existe pas. La naissance délivre à l’existant un destin qui ne peut pas être son destin : il ne saurait répondre de l’infinité de possibles qui le précède, à savoir le monde des possibles telles qu’une langue, une culture, une histoire de sa famille etc., qui sont les possibles des autres plutôt que les siens 7. La naissance en tant que passé immémorial et inassumable constitue un non-fond absolu qui ouvre l’existence à l’avenir imprévisible et fait d’elle une énigme 8 : « Or, cette pré-histoire qui confère à mon histoire ses possibles initiaux, cette pré-histoire jamais advenue pour moi, irréductible à tout avoir-eu-lieu, que j’ai à m’approprier selon l’in-finité d’une tâche à jamais ouverte sans pouvoir jamais entièrement le faire, ne se tient pas seulement “derrière moi”, me surplombant depuis un passé imprésentable ; elle se tient “devant moi”, “en avant” de tout

5. Ibid., p. 98. 6. Ibid., p. 100. 7. Ibid., p. 101-103. Romano Claude, L’événement et le temps, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 2012, p. 274-277. 8. Romano Claude, L’événement et le monde, op. cit., p. 107.

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lui est conféré ou apparaît a posteriori 5. Ce qui importe réside dans le fait que ce décalage est irréductible à la facticité en tant que moment de l’être-au-monde, c’est-à-dire à l’être-jeté (Geworfenheit) qui devrait être assumé ou repris par le Dasein :

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Cela revient à dire que même la mort comme événement (non pas au sens heideggérien) ne peut être séparée de la naissance qui est la source de la certitude et de l’imprévisibilité de la mort. Seul celui qui naît en recevant le don du monde peut le perdre. Or, l’anticipation résolue de sa possibilité ultime, soit la certitude de la mort, demeure vide, ne donne jamais accès à la mort en tant que telle (en tant qu’événement) qui reste imprévisible 10. Ce dont il retourne avec la naissance, c’est donc d’un archi-événement 11 qui empêche l’existence de se refermer sur elle-même, de se totaliser sous l’horizon de la mort au sens heideggérien. Celui qui naît ne saurait être la mesure de son existence, de ce qui lui arrive. Les possibilités (dans les termes de Romano, « éventualités ») anonymes configurées par les événements 12 sont plus originaires que la possibilité configurée par le projet (par le devancement vers la mort). La compréhension de l’advenant est marquée par l’excès du sens, par l’infinité du sens correspondant à la finitude de celui qui est né. C’est pourquoi Romano affirme que l’herméneutique de l’advenant précède l’herméneutique du Dasein : « Et si l’être même est quelque chose qui, à son tour, ad-vient, il ne saurait plus être considéré comme originaire. Préordonné à une herméneutique du Dasein est dès lors l’herméneutique de l’advenant 13. » Dans le champ phénoménologique, son travail témoigne d’une tentative originale de penser l’existence événementielle 9. Romano Claude, L’événement et le temps, op. cit., p. 280. 10. Ibid., p. 282-283. 11. Romano Claude, L’événement et le monde, op. cit., p. 186. 12. Ibid., p. 112 sqq. À la différence de Heidegger selon lequel la possibilisation (Ermöglichung), soit la possibilité de rendre possible, appartient au projet, dans l’herméneutique événementiale de Romano, la possibilisation est un caractère de l’événement, son « éventualité ». Cf. ibid., p. 117. 13. Ibid., p. 33.

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projet, et me surplombe depuis un avenir radicalement in-disponible qui renvoie, ultimement, à l’avenir de la mort 9. »

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« Maldiney continue à approcher l’événement au fil conducteur des existentiaux de Sein und Zeit, sans jamais remettre entièrement en cause le cadre conceptuel qu’ils fournissent, bien que l’œuvre d’art, par exemple, ne se laisse pas comprendre à partir de l’opposition entre projet et facticité, c’est-à-dire à la lumière du souci heideggérien. En fait, la pensée de Maldiney est traversée par une tension, sinon une aporie. D’un côté, l’œuvre d’art, l’événement par excellence, y apparaît “hors de portée de l’intentionnalité et du projet”, donc irréductible au souci comme détermination de l’être du Dasein ; de l’autre, Maldiney lui attribue malgré toutes les caractéristiques mêmes de l’existence, qui sont celles de l’être-au-monde 15… »

La différence entre Maldiney et Romano peut être résumée ainsi : si le premier envisage l’événement comme une rupture dans l’existence telle qu’elle était décrite par Heidegger, le second prétend penser l’existence uniquement à partir de l’événement 16. À première vue, Romano adopte une position aussi extrême que celle du premier Heidegger, mais il s’engage dans le sens inverse : tandis que la thématisation de l’événement 14. À l’instar de Heidegger, Romano emploie l’adjectif l’« événemential » pour souligner que l’événement transcende le niveau de faits (« événementiel »). Tandis que le premier néologisme réfère à la définition existentielle de l’événement, le deuxième réfère aux événements en tant qu’ils ont lieu comme des faits dans le monde. Cf. ibid., p. 48. 15. Romano Claude, Mémoire de synthèse présenté en vue d’habilitation à diriger des recherches, op. cit., p. 16. 16. Cf. Canullo Carla, « Claude Romano au carrefour de la phénoménologie française », Journal of French and Francophone Philosophy – Revue de la philosophie française et de langue française, No. 21(2), 2013, p. 91.

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de manière systématique : dans son « herméneutique événementiale 14 », il s’efforce de développer une phénoménologie de l’être humain en ayant pour fil conducteur l’événement. D’après ses propres mots, son projet est plus radical encore que celui de Maldiney, resté selon lui tributaire de la conceptualité heideggérienne :

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dans Sein und Zeit se réduit à l’auto-constance du Dasein, à sa dimension historique qui conditionne tout événement, et que Maldiney, de son côté, décrit l’événement comme à la fois survenant dans le cadre de cette continuité et le transcendant, ce qu’il exprime par le préfixe trans- dans son couple transpassibilité – transpossibilité 17, Romano insiste justement sur ce trans-, il n’entend penser l’existence qu’à partir de l’événement. Sa position par rapport à Heidegger et Maldiney est formulée clairement dans le préface récent à la nouvelle édition de son livre majeur sur l’événement : « L’Evénement et le Monde se donnait ainsi pour but, sur la base de cette critique de l’ontologie fondamentale, non pas d’ajouter de nouveaux existentiaux à ceux décrits par Heidegger, mais de refondre entièrement l’analytique du Dasein pour faire droit à la dimension “événementiale” (intrinsèquement ouverte à des événements) de l’existence elle-même 18. »

2. L’herméneutique événementiale L’advenant est celui qui est ouvert à l’événement et, par là même, capable de répondre de ce qui lui arrive, de se rapporter à sa passibilité et de s’advenir lui-même singulièrement. Toute son aventure consiste à comprendre ce qui lui advient. C’est l’objet propre de l’herméneutique que l’advenant effectue tandis que l’herméneutique événementiale effectuée par Romano, c’est-à-dire son interprétation de l’existence à partir de l’événement, constitue une herméneutique de l’herméneutique, soit 17. Nous ne sommes donc pas d’accord avec la conclusion de C. Abettan selon laquelle la radicalisation du rôle de l’événement chez Maldiney débouche sur un abandon problématique de la dimension historique de l’homme. Cf. Abettan Camille, « L’événement et l’historicité de l’existant chez Heidegger et Maldiney », op. cit., p. 289. 18. Romano Claude, « Préface à l’édition révisée », in Romano C., L’événement et le monde, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épiméthée », 2021, p. 16.

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« La mise en lumière phénoménologique de l’aventure humaine ne peut plus s’accomplir, en effet, en se réglant sur la forme de la question ontologique, ou plutôt ousiologique : “qu’est-ce que… ?”, puisque ce qui est recherché ici, ce ne sont ni des essences, ni des existentiaux, mais des modalités de l’aventure – ou événementiaux – c’est-à-dire des manières, pour l’advenant, de s’advenir. La question directrice pour l’interprétation serait plutôt la suivante : “qu’en advient-il de… ?” ou encore : “comment (l’advenant) s’advient-il 20 ?”  »

Ainsi, Romano, comme Maldiney, suit les traces de Heidegger. Même si Maldiney parle d’épochè esthétique ou artistique, soit une réduction radicalisée par rapport à celle de Husserl, il est clair que le sens méthodologique de sa

19. Notons que, dans ses deux livres sur l’événement, Romano affirme que l’advenant n’a pas d’essence pour autant qu’elle lui échoit dans l’événement constamment en sursis. Cf. Romano Claude, L’événement et le monde, op. cit., p. 217. Plus tard, il écrit plus précisément : « L’advenant ne peut rien être d’autre que l’homme lui-même considéré eu égard à son essence ; et la mention de cette essence ne doit nous entraîner dans aucun platonisme. Certes, l’advenant n’a pas d’essence si l’on entend par là une entité supra-temporelle indifférente à son expérience telle qu’elle se décline historiquement à partir d’événements fondateurs. Mais une herméneutique événementiale, si elle est phénoménologique, ne peut s’affranchir de toute description d’essence… » Romano Claude, Mémoire de synthèse présenté en vue d’habilitation à diriger des recherches, op. cit., p. 43. 20. Romano Claude, L’événement et le monde, op. cit., p. 76.

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une description réflexive (phénoménologique) de la manière dont l’advenant comprend lui-même de ce qu’il lui arrive. L’herméneutique événementiale est une phénoménologie du devenir-autre pour autant qu’elle a comme point de départ l’excès inépuisable du sens donné par l’événement et que, par voie de conséquence, elle abandonne l’intuition des essences au profit d’une élucidation du sens de l’aventure humaine (des structures nécessaires de l’existant qui advient 19), élucidation qui consiste en une interprétation herméneutique :

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description phénoménologique réside plutôt – à l’instar de Heidegger – dans l’interprétation herméneutique à travers laquelle l’existant formule sa compréhension existentielle. Or, chez Maldiney et Romano, c’est l’événement en tant qu’irréductible au projet qui constitue le nouveau fil conducteur de cette herméneutique. L’horizon de ce qui apparaît, chez Maldiney comme chez Romano, n’est plus la conscience comme c’était le cas chez Husserl (ou Sartre) mais l’existence en son devenir événementiel. Ce que Romano appelle « la conception événementiale du soi » est basé sur un concept original d’histoire personnelle qui diffère de la biographie conçue comme suite d’événements objectivement perçus que l’on peut narrer. La différence réside dans ce que les histoires narrées d’une vie prennent leur sens dans le contexte explicatif d’une chaîne causale de faits, tandis que les histoires personnelles puisent leur sens dans des évènements qui ne se laissent pas éclairer par un quelconque contexte. Les événements illuminent tout contexte préalable « rétrospectivement », soit par le nouveau sens qu’ils apportent eux-mêmes 21. Autrement dit, à la lumière de l’événement qui nous arrive, par exemple une maladie grave, le monde au sens événementiel, c’est-à-dire comme contexte signifiant à partir duquel tout événement spatio-temporel peut être couramment compris ou avoir un sens 22, éclate : la maladie n’atteint pas seulement certains de nos possibles, elle bouleverse leur racine même, soit le monde en tant que totalité des possibles, le monde au sens événemential dans lequel nous sommes nés. Le monde des faits ne disparaît pas mais toutes les constantes de notre vie seront désormais comprises à la lumière de cette nouvelle constellation. Pour donner un exemple concret et clair, Romano parle d’une maladie grave :

21. Cf. ibid., p. 84-90. 22. Cf. Romano Claude, L’événement et le temps, op. cit., p. 47, et note 311.

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« Quand bien même je pourrais, par exemple, expliquer une maladie – en épuiser toutes les causes bactériologiques, génétiques, allergiques, etc. –, quand bien même, par impossible, je pourrais dater avec précision son commencement, déterminer et énumérer toutes ses étapes, relever tous les faits, symptômes, réactions psychologiques qu’elle a entraînés chez le malade, je n’en aurais pas pour autant exhibé la teneur proprement événementiale de ce phénomène, ni compris le sens d’une telle ex-pér-ience pour celui qui l’a subie ; car l’événement n’est, à proprement parler, rien de tout cela : il n’est que la reconfiguration de mon aventure et du monde – et l’ex-pér-ience que j’en ai faite, cette traversée de “vécus” (Erlebnisse) psychologiques précis : souffrances corporelles, sentiments de peur, d’anxiété, d’abandon, ne se réduit elle-même à aucun d’eux. Pas plus que “faire une expérience” ne signifie “avoir des vécus”, pas davantage, en effet, la transformation, qui est ici indissociable de la compréhension, ne signifie le passage d’un “vécu” à un autre à l’intérieur d’un certain “sujet”. Elle est ce qui fait, après coup, que je puis dire de cette maladie qu’elle m’a changé, m’a donné à comprendre le monde, autrui, moi-même autrement, ce qui fait qu’après l’avoir subie, endurée, je ne serai plus jamais le même. S’il y a bien “altération”, celle-ci ne porte pas sur des vécus, mais seulement sur le sens qu’ils peuvent avoir pour l’advenant : elle porte uniquement sur sa compréhension de lui-même et du monde 23. »

En tant qu’advenant, nous ne pouvons nous comprendre qu’à travers l’épreuve, soit toujours après-coup, après avoir fait une expérience dont la compréhension constitue le mouvement intérieur. C’est ainsi que Romano réélabore et enrichit le concept de transpossibilité de Maldiney. L’expérience n’est rien d’autre que la traversée de soi à soi par l’advenant, la traversée depuis l’irruption de l’événement jusqu’à l’advenant transformé, qui lui permet de comprendre ce qui s’est passé 23. Romano Claude, L’événement et le monde, op. cit., p. 200-201. Notons que Romano écrit « ex-pér-ience » pour indiquer le sens premier de l’expérience dérivé de son étymologie. Cf. ibid., p. 193-201.

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La phénoménologie de l’événement chez Claude Romano 161

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et comment il s’est transformé : « Comprendre un événement passé, en effet, ce sera aussi bien comprendre ce qui m’en sépare, comprendre ce qui, par un mouvement de l’ex-pér-ience elle-même en elle-même, a pris un certain sens pour moi, depuis la faille que l’événement a introduite dans ma propre aventure 24. » Il s’ensuit, tout comme chez Maldiney, que l’ipséité ne consiste pas dans l’identité à soi mais dans la capacité à devenirautre. L’advenant ne peut advenir à soi de manière singulière qu’en tant qu’il est impliqué dans les événements qui lui arrivent. Comme nous l’avons déjà signalé dans le sous-chapitre sur Heidegger, l’ipséité ne signifie pas une constance de la tenue de soi-même du Dasein dans le devancement de la mort. La mort ne peut conférer à l’existence son individualité qu’à la condition que l’existant soit né et qu’il se soit par là ouvert à tous les événements dont l’appropriation par l’advenant constitue son individualité 25. Jusque-là, Romano décrit le soi événementiel de manière très similaire à celle de Maldiney, à l’exception du fait qu’il introduit le concept important d’histoire personnelle. Comme nous l’avons affirmé à la fin du chapitre précédent, Maldiney ne rend pas suffisamment compte de la relation qui existe entre l’ancrage permanent dans le monde et les bouleversements de l’existant dans des événements. Plus précisément, il n’explique pas comment il est possible que l’existant à la fois possède une histoire personnelle, liée à son ancrage permanent, et obtienne un nouveau soi dans l’événement qui lui survient à partir de l’avenir imprévisible. Pour répondre à cette question, il a fallu que Romano approfondisse la conception de l’existence

24. Ibid., p. 201. 25. Cf. p. 75 de ce livre et Romano Claude, L’événement et le temps, op. cit., p. 190. Sur l’ipséité cf. Romano Claude, L’événement et le monde, op. cit., p. 123-137 ; Romano Claude, L’événement et le temps, op. cit., p. 292-303.

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événementielle de Maldiney par ce qu’il appelle une herméneutique de la temporalité 26. Étant donné que la nouvelle reconfiguration de l’existence produisant l’ipséité ne se déroule pas comme un changement de fait intramondain, qui est attendu, perçu et puis retenu 27, et que l’aventure humaine ne saurait être conçue comme une simple succession de faits ou de vécus immanents, l’herméneutique de l’advenant ne peut s’achever que si elle débouche sur une herméneutique de la temporalité, constituant alors la deuxième moitié de l’interprétation de l’existence à partir de l’événement. Les déterminations existentielles de l’advenant, c’est-à-dire les modalités de l’aventure, ses « événementiaux 28 », sont les manières dont il s’advient temporellement. Le problème de la métaphysique traditionnelle du temps, y compris Husserl et Heidegger, consiste d’après Romano en ceci qu’elle pense le temps en le projetant dans le temps, à l’aide de concepts de changement, de devenir, de permanence, etc., qui sont liés à ce qui se trouve dans le temps 29. Or, de la sorte, la nouveauté ou singularité – qui est le trait le plus important de l’événement – est perdue car l’avenir est ce qui devient présent, ce qui chez Husserl et Heidegger, comme nous l’avons vu, constitue un devenir-même. C’est pourquoi Romano distingue « le devenir » de la métaphysique et « l’advenir » de l’herméneutique événementiale : « Le temps de la métaphysique est un temps où tout “passe” parce que rien ne s’y passe vraiment ou, ce qui revient au même, parce que tout ce qui s’y passe ne fait que devenir, est déjà là virtuellement avant d’advenir et, par conséquent, n’advient en 26. Cf. Romano Claude, L’événement et le monde, op. cit., p. 76 et 286-287. Notons que la temporalité de l’existence est également thématisée chez Maldiney mais la portée de ses analyses sur ce point ne saurait être comparée à celle des analyses effectuées par Romano. 27. Romano Claude, L’aventure temporelle, op. cit., p. 73. 28. Romano Claude, L’événement et le monde, op. cit., p. 76 ; Romano Claude, L’événement et le temps, op. cit., p. 193 sqq. 29. Ibid., p. VIII.

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aucune manière 30. » En dépit de sa manière de s’exprimer qui, à première vue, contredit ce que nous soutenons nous-mêmes, le but de Romano est bien d’élucider le sens du temps à partir de l’événement entendu comme ce qui advient toujours de manière différente, qui instaure le devenir-autre de l’existence. À la différence de la survenue d’un fait intramondain, l’événement n’advient pas dans le temps mais ouvre le temps, il le temporalise en rassemblant les trois dimensions que l’on peut distinguer au niveau événementiel : l’événement n’est présent que comme toujours déjà passé, c’est-à-dire à la lumière du futur qu’il ouvre (les possibles qu’il ouvre sont à venir) 31. Autrement dit, l’expérience de l’événement, déterminée par Romano comme une « traversée », excède l’effectuation de l’événement au présent, soit l’événement tel qu’il se passe au niveau de faits : par exemple les premières traces objectives de la maladie dans l’organisme ou le diagnostic de la maladie. Mais ce qui s’est passé phénoménologiquement dans ce présent du temps objectif ne sera visible qu’après-coup, l’événement est à la fois toujours déjà passé et encore à venir pour autant que le sens qu’il apporte semble inépuisable : même si le malade se rétablit, la maladie grave a marqué sa vie de telle sorte qu’il ne sera jamais plus le même, et qu’il aura à déchiffrer sa transformation dans les mois qui viennent ou même jusqu’à la fin de sa vie. C’est pourquoi Romano dit que le temps de l’événement est le futur intérieur : « Un événement n’est pas ; il aura été un événement 32 ». Force est de conclure selon Romano que l’événement, en produisant les trois dimensions du temps, n’est rien d’autre que le temps lui-même : « Il est son propre avoir-lieu-comme-à-venir-se-présentant. Il n’est rien d’autre que sa survenue-en-sursis, ce qui revient à dire

30. Ibid., p. XI. 31. Ibid., p. 186-191. 32. Romano Claude, L’aventure temporelle, op. cit., p. 79.

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« Si le temps […] est une description de l’apparaître de l’événement dans sa survenue-en-sursis, la temporalité est une détermination de l’expérience articulant les modalités de réponses (ou événementiaux) à travers lesquelles, à chaque fois, l’advenant advient à soi à partir de ce qui lui advient 34. »

Et c’est justement ici que se trouve la contribution majeure de Romano au problème de l’ipséité, plus précisément, à la question du rapport entre l’histoire personnelle et le nouveau soi qui naît dans un événement. Romano distingue trois événementiaux : l’advenant n’a jamais été contemporain de l’événement en tant qu’ « avoir-lieu-comme-à-venir-se-présentant 35  » ; pour lui, l’événement ne se passe pas une fois pour toutes dans un moment présent où l’advenant pourrait le regarder (l’éprouver ou le vivre empiriquement), et dont il pourrait garder un souvenir. Et pourtant, quand il l’éprouve, l’événement s’est toujours déjà passé et s’est inscrit dans l’advenant : « “Aussitôt” qu’il survient, il est “toujours déjà passé” : cela signifie qu’il ne se manifeste comme tel qu’après coup ; il apporte avec soi, en survenant, son propre horizon de passé, d’un passé absolu, irréductible au présent et à la présence de l’advenant à travers le temps 36… ». L’avoir-eu-lieu de l­’événement, le 33. Ibid., p. 81. Cf. Romano Claude, L’événement et le temps, op. cit., p. 191-192. 34. Ibid., p. 194. 35. Ibid., p. 201. 36. Ibid., p. 202.

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qu’il “est” intrinsèquement temps. Ou encore : il ne survient pas dans le temps, il le temporalise 33. » Toutefois, l’analyse du temps n’est pas épuisée par là. À cette force temporalisante de l’événement correspondent la temporalité de l’advenant ou ses « événementiaux », c’est-àdire la manière dont l’événement advient dans la perspective de l’existant :

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premier événemential « temporel », est ainsi une sorte d’oubli transcendantal « déposé » dans une mémoire transcendantale qui n’appartient pas à un homme empirique. Il s’agit de la manière dont l’événement au sens événemential ne cesse de se rapporter à nous et à déterminer nos projets présents, par exemple la manière dont nous nous projetons un an après la guérison déclarée par les médecins 37. Romano donne un autre exemple : l’événement « apprendre à marcher » fait partie de ce passé absolu qui ne cesse d’influencer nos vies mais dont nous ne nous souvenons pas, « il revient vers nous depuis le monde de nos conduites possibles 38 ». Cela signifie que la mémoire transcendantale se situe dans le monde plutôt qu’en nous, qu’elle correspond à la manière dont nous sommes au monde. L’événement « apprendre à marcher » nous a apporté un possible qui demeurera ouvert probablement jusqu’à la fin de nos vies ou jusqu’à ce qu’un autre événement (tragique) reconfigure nos possibles. C’est ainsi, à l’aide de ce concept de mémoire transcendantale, que Romano rend compte de l’événement en tant que nouveauté ou singularité, ce qui constitue la tâche fondamentale de toute philosophie de l’événement. Si l’événement se répète, c’est toujours d’une manière différente, et donc comme un autre événement. C’est pour cette raison que toute grande théorie de l’événement atteint son point culminant lorsqu’elle parvient à décrire les conditions de la nouveauté : pensons par exemple à la durée de Bergson ou à la troisième synthèse du temps chez Deleuze. Et c’est justement la mémoire transcendantale qui, en rassemblant les événements passés mais toujours actuels pour l’advenant au sein de son « histoire », empêche la répétition des événements : « Pour que la nouveauté de l’événement se manifeste, il faut qu’il y ait mémoire et, par

37. Cf. ibid., p. 202. 38. Ibid., p. 204.

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là, expérience 39. » C’est donc la mémoire qui rend l’advenant disponible pour un nouvel événement. Elle conditionne ainsi le deuxième événemential qu’est la disponibilité qui tient l’existant ouvert à l’avenir 40 et qui constitue un événemential proche de la transpassibilité de Maldiney 41. Enfin, le troisième événemential – cette fois-ci systématiquement proche de la transpossibilité – par lequel l’advenant se rapporte au présent où surgit l’événement est qualifié par Romano de transformation dans laquelle l’advenant s’expose au pouvoir de l’événement de bouleverser son système de possibles. C’est la « décision » de l’advenant précédant toute décision factuelle, le dernier pas (en plus de la disponibilité conditionnée par la mémoire) constituant son ipséité, la décision de « la déposition de tout pouvoir originaire sur le possible 42 ». Le nouveau monde à partir duquel l’advenant se comprend lui-même ne surgit donc qu’en contraste avec le monde ancien 43. Comme chez Maldiney, l’événement ne transforme que ce que je suis déjà. Il est vrai qu’une nouvelle histoire commence avec un nouvel événement, comme celui d’« apprendre à marcher », mais son appropriation singulière, dont dépend le soi singulier, consiste en ceci que cet événement bouleverse ou reconfigure les histoires précédentes, soit la totalité des possibilités existentielles « conservées » dans la mémoire. L’appropriation singulière ou personnelle d’un événement consiste en ce qu’il bouleverse la manière dont je suis au monde. Romano en donne plusieurs exemples :

39. Romano Claude, Il y a, op. cit., p. 283. Cf. Romano Claude, L’événement et le temps, op. cit., p. 250. 40. Cf. ibid., p. 227-238. 41. Cf. ibid., p. 234. 42. Ibid., p. 244. 43. Cf. MacKinlay Shane, « Phenomenality in the Middle, Marion, Romano, and the Hermeneutics of the Event », in Leask I.G. et Cassidy E.G., Givenness and God: Questions of Jean-Luc Marion, New York, Fordham University Press, 2005, p. 178.

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Dans la plupart des cas, un nouvel événement clôt certaines histoires précédentes et rend inactuelles certaines possibilités, comme c’est le cas dans la rencontre amoureuse, mais il arrive qu’un événement survienne de telle sorte qu’il développe les possibilités ouvertes par les événements précédents, comme la naissance d’un enfant développe l’histoire de l’amour de ses parents 45. Ainsi, la notion d’histoire personnelle ne semble pas très éloignée de celle de personne transcendantale (ou d’ego dans sa concrétude pleine) tels que les pense le dernier Husserl 46 : un événement ouvre dans l’histoire personnelle une nouvelle dimension qui se manifeste dans la manière dont l’existant éprouve le monde environnant. Or, Maldiney et Romano suivent les traces de Heidegger de telle sorte qu’ils se démarquent du paradigme de la conscience et de l’approche théorique de Husserl 47. De là, on peut dire que l’histoire personnelle de Romano est une sorte d’« histoire transcendantale de la 44. Romano Claude, L’événement et le temps, op. cit., p. 296. 45. Cf. ibid., p. 296-298. 46. Cf. Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, introduction à la phénoménologie, op. cit., § 32-33; Luft Sebastian, « Husserl’s Concept of the “Transcendental Person”: Another Look at the HusserlHeidegger Relationship », op. cit., p. 10-15 ; Jacobs Hanne, « Towards a Phenomenological Account of Personal Identity », in Iena C. et Jacobs H. et Mattens F., Philosophy, Phenomenology, Sciences: Essays in Commemoration of Edmund Husserl, Dordrecht, Springer, 2010, p. 333-361. 47. Cf. Luft Sebastian, « Husserl’s Concept of the “Transcendental Person”: Another Look at the Husserl-Heidegger Relationship », op. cit.,

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« La mort d’un ami proche, une rencontre amoureuse, l’irruption d’une maladie incurable, la naissance d’un enfant, un accident brutal, la découverte d’une vocation : autant d’événements qui font époque, suspendent le sens de mes péripéties, les rendent soudain insignifiantes ; et, du même coup, ouvrent un chapitre nouveau dans mes histoires, signifient, au plan événemential, à la fois le commencement et la fin d’une ère 44. »

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personnalité du Dasein », à l’exception du fait que le rôle décisif est joué, à la différence d’Être et Temps de Heidegger, par les événements provenant de l’avenir imprévisible, et est irréductible à la relation du Dasein à sa mort. C’est pourquoi la mémoire – base de la continuité de l’existence – ne saurait être la seule condition de notre singularité. Dès lors qu’ils sont irréductibles à ce qui s’est déjà passé, les nouveaux événements ont au moins la même importance que les événements passés. C’est pourquoi Romano définit le soi plus généralement : Dans la mesure où tout événement se caractérise par un excès de sens, l’ipséité doit être définie comme la capacité de l’advenant d’être ouvert à des événements nouveaux, aux nouvelles possibilités que ces derniers apportent. Cette capacité implique tous les trois « événementiaux » mentionnés (mémoire, disponibilité, transformation). C’est dans cette capacité que s’enracinent l’unité de l’histoire personnelle et son caractère fondamentalement mouvant : « La singularité, c’est-à-dire l’ensemble des désirs, des projets, des constantes de ma vie affective, etc., qui sont susceptibles d’apporter une réponse à la question qui… ?, selon lesquels ou conformément auxquels je puis me comprendre moi-même comme moimême – cette singularité est déterminée par sa foncière mobilité : elle ne cesse de se transformer à la lumière des constellations des sens inaugurées, à chaque fois, par des événements fondateurs 48. » p. 28 ; Housset Emmanuel, « La dramatique de la personne ou l’ipséité comme paradoxe », Les Études philosophiques, no 2, 2007, p. 222. 48. Romano Claude, L’événement et le temps, op. cit., p. 300. Nous devons remarquer cependant que la théorie de l’ipséité chez Romano est en train de se développer et que la relation entre ses thèses présentées dans les livres sur l’événement et la théorie qu’il soutient aujourd’hui n’est pas tout à fait claire. Eu égard à son ouvrage d’habilitation de 2010 (sur lequel nous reviendrons) on peut dire que tandis que le soi événementiel est toujours pertinent pour sa théorie actuelle, Romano prend en considération deux autres aspects importants de l’existence qu’il avait négligés dans ses premiers livres, soit les capacités naturelles (la corporéité de l’existant) et la culture.

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3. Les limites de la phénoménologie de l’événement par rapport au problème du devenir-autre Maldiney et Romano soutiennent que le devenir-autre de l’existence réside dans la capacité d’être impliqué dans ce que l’on éprouve. Nous ne sommes pas des personnes identiques. Nous sommes des individus singuliers parce que nous reconfigurons sans cesse nos possibilités existentielles à la lumière du sens nouveau apporté par les événements. Le soi singulier repose sur la manière dont nous accueillons les événements que nous éprouvons dans la vie, sur la manière dont nous endurons l’invasion de ces événements dans la constance de notre personnalité. Un événement inattendu entre dans l’existence et ouvre un nouveau monde à partir duquel on se comprendra différemment. Un événement, advenant une fois, confère à l’existence un nouveau sens singulier et révèle les possibilités factuelles de tel ou tel existant. Or, malgré un livre récent sur l’ipséité (Romano Claude, Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2019), Romano n’éclaire pas encore suffisamment la relation entre les trois capacités de l’existant que sont les capacités naturelles, les capacités liées à la culture humaine, et les capacités de l’être au sens heideggérien. 49. Cf. Romano Claude, L’événement et le temps, op. cit., p. 244. 50. Cf. ibid., p. 302.

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Voilà une fois de plus, et en d’autres termes, la différence majeure par rapport à l’auto-constance du Dasein qui se rassemble dans le devancement vers la mort 49, ce qui le soustrait, dans un sens, au devenir-autre. L’unité de l’existence ne réside pas dans une constance ou dans une identité quelconque mais dans la naissance qui nous ouvre à plus que nous-mêmes, à des événements qui bouleversent sans cesse ce que nous sommes 50.

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Et pourtant, ce procès du devenir-autre s’effectuant par l’invasion d’une inappropriable altérité ne conteste pas notre continuité personnelle. La conception de l’histoire personnelle de Romano démontre comment il est à la fois possible de changer drastiquement et de maintenir une continuité personnelle – non seulement au sens de l’identité empirique (nom, sexe, nationalité, etc.) mais au sens de notre histoire la plus profonde. Il est vrai que « l’enfant que j’étais n’est assurément pas le “même” […] que le vieillard que je serai 51 » mais il est également vrai que je ne serai pas une personne absolument différente de celle que j’étais en tant qu’enfant ; je ne serais pas ce vieillard sans cette histoire personnelle qui est la mienne et dans laquelle mes événements passés, y compris mon enfance, sont sédimentés, ne cessant d’affecter qui je suis. Ainsi, l’idée d’histoire personnelle confirme que les événements ne peuvent pas être le seul trait définissant qui nous sommes. La notion de « mémoire » développée par Romano fait remarquer un autre trait du devenir de l’existence, relatif non à la singularité de l’existence mais à sa continuité ou persistance. Car la mémoire est quelque chose qui résiste – dans une certaine mesure – au changement. En plus de sa théorie d’histoire personnelle, Romano indique cette « différence subjective » à travers la notion de la naissance : la naissance établit le retard de l’advenant par rapport à ce qui survient. Rappelons-nous que l’analyse de la naissance vise à décrire un événement immémorial et inappropriable 52 qui introduit, dans l’aventure, un sens inassimilable. Ce sens n’est rien d’autre que le décalage originaire de l’existence selon lequel l’a priori du monde déterminé comme totalité des possibilités à partir desquelles l’existant se comprend lui-même lui est conféré ou apparaît a posteriori 53, soit le décalage qui ne permet pas à l’existence de se replier sur elle-même à l’instar de l’autarcie 51. Romano Claude, L’événement et le temps, op. cit., p. 300. 52. Ibid., p. 274-277. 53. Romano Claude, L’événement et le monde, op. cit., p. 98.

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du Dasein conçu comme l’être-vers-la-mort (Sein zum Tode) 54. La naissance, qui ne peut jamais devenir un thème, se donne phénoménologiquement de manière à être « co-impliqué a priori dans tout apparaître […] appartient structurellement à la manière dont l’advenant est donné à lui-même », c’est-à-dire justement « sur fond de ce non-fond inassumable 55 ». Or, il n’en reste pas moins que l’objet propre de Romano n’est pas la naissance et ce non-fond inassumable, soit le phénomène-limite qui fait l’existant devenir-autre, mais justement l’interprétation de l’existence en tant qu’elle devient-autre dans l’événement, en tant qu’elle ne saurait être la mesure de son existence. Or, si nous voulons rendre compte du problème du devenirautre, nous devrons examiner non seulement les structures de l’existence liées à l’avènement de l’événement mais aussi celles de la continuité personnelle en tant qu’elle est son arrière-fond nécessaire. Il est clair que le noyau de cette continuité – suffisamment souple pour permettre l’invasion d’événements ayant le pouvoir de déstabiliser la subjectivité – ne saurait être constitué par l’ego transcendantal ou par la constance du Dasein. Qu’est-ce qui constitue donc ce noyau à la fois flexible et solide, cette base de l’histoire personnelle que les événements laissent intacte ? Qu’est-ce qui constitue cette dimension proprement subjective de l’existence événementiale ? Quelle est cette « chose sous-jacente » (ὑποκείμενον) irréductible à ce qui arrive à cette existence ? Comment est-il possible que les événements se sédimentent dans le cadre de l’histoire personnelle ? À quoi les événements s’attachent-ils précisément ? Quelles que soient les réponses à ces questions, elles indiquent que la phénoménologie de l’événement développée par Maldiney et par Romano n’abandonne pas complètement la question classique de la persistance personnelle 56. Elle la 54. Cf. Romano Claude, L’événement et le temps, op. cit., p. 278-280. 55. Ibid., p. 279-280. 56. Rappelons que John Locke a donné une nouvelle impulsion aux discussions philosophiques sur l’identité personnelle qu’il considérait comme

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présuppose au contraire et la laisse largement inexpliquée. La raison en est que la phénoménologie de Maldiney et de Romano donne la priorité à l’infini (l’être événemential lié à la vraie transcendance) vis-à-vis du fini (l’apparaître d’un monde, des étants ou même des objets en son sein se donnant à un sujet intentionnel) 57. Cela ne revient pas à dire qu’ils évitent la question de la finitude humaine mais qu’ils la pensent à partir de l’infini : au lieu de décrire l’existant sur la base de son autonomie par rapport à la transcendance, ils le pensent à partir de sa relation avec cette transcendance. Si la phénoménologie est censée avancer rigoureusement en considérant l’apparaître comme la source du sens, elle est obligée de considérer l’événement en son sens événemential, soit l’événement tel qu’il bouleverse les possibles de l’existant, comme le premier phénomène 58. Romano sait très bien que l’événement peut également être décrit en tant que fait intramondain, comme une action qui entre dans le monde, qui est explicable en termes causaux, en vertu de l’horizon de ce monde, et qui, en raison de la distance intentionnelle que nous conservons par rapport à lui, ne nous transforme quasiment pas. Mais il met l’accent sur le fait que l’événement est irréductible à ce niveau-là, que l’événement est en première ligne, en son sens « proprement phénoménologique », en son sens « événemential », ce qui bouleverse le monde comme la trame d’explication : « Il n’y a pas d’abord un fait objectif qui, en un second temps, bouleverserait mes possibles : l’événement n’est rien d’autre que cette reconfiguration impersonnelle de mes possibles et du monde qui advient en un fait et par laquelle il ouvre une faille

la continuité ou la persistance de la personne à travers le temps. Cf. Locke John, An Essay concerning Human Understanding, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 208-209. 57. Cf. Chrétien Jean-Louis, « Introduction aux “Œuvres philosophiques” », op. cit., p. 23. 58. Cf. Romano Claude, L’événement et le monde, op. cit., p. 70.

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Le devenir-autre de l’existence

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dans ma propre aventure 59 ». En d’autres termes, Romano ne pense pas l’événement par rapport à ce qui lui résiste en nous en tant qu’êtres intentionnels ; il affirme – à juste titre – que l’événement intentionnellement éprouvé est secondaire par rapport à l’événement au sens événemential. Or, comme le sujet phénoménologique est purement pensé à partir de l’altérité de l’événement, c’est-à-dire à partir de cet « autre » du devenir-autre, nous perdons de vue un autre aspect fondamental du sujet, à savoir sa distance par rapport à l’événement, une distance qui se manifeste d’ailleurs au niveau événementiel sous la forme d’écart entre le sujet et l’objet, et qui seul pourrait suffisamment expliquer la transformation de l’existence dans et par l’altérité de l’événement. Comme nous l’avons indiqué dans le deuxième chapitre, nous pensons que le devenir-autre de l’existence devrait plutôt être décrit sur la base de la rencontre du sujet autonome (pensé comme la conscience non-positionnelle de Sartre ou comme la demeure de Levinas) avec l’être radicalement différent et tout aussi autonome qu’est le monde. Plus précisément, l’existant doit résister ou se situer « en face » de ce qui lui arrive, il ne saurait naître de l’événement, sinon au sens d’une deuxième naissance. Et pourtant, l’existant est susceptible d’être déstabilisé par l’événement au point même de perdre la cohérence de sa personnalité, comme c’est le cas dans les événements traumatiques. Il s’agit donc bien de cette distance minimale entre la subjectivité et le monde que nous cherchons. Une autre conséquence de l’approche de Romano est l’absence­de thématisation de la corporéité de l’existant dans ses livres sur l’événement, de cette corporéité dont nous savons déjà qu’elle pourrait nous donner la réponse à la question de la différence subjective. Rappelons-nous, par exemple, que Sartre thématise la naissance en relation avec l’émergence de la perspective du corps, ou que Merleau-Ponty affirme que 59. Ibid., p. 45.

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l’être-au-monde se positionne entre l’existence personnelle et l’existence anonyme du corps, à ceci près que celle-ci se trouve refoulée par celle-là, sans pour autant être complètement dépassée : « Pendant que je suis accablé par un deuil et tout à ma peine, déjà mes regards errent devant moi, ils s’intéressent sournoisement à quelque objet brillant, ils recommencent leur existence autonome 60. » Or, même si Romano affirme avoir radicalisé, en se détachant davantage du cadre heideggérien, le programme ébauché par Maldiney, ses réflexions sur l’événement demeurent influencées par la phénoménologie existentielle telle qu’elle fut pour la première fois élaborée par Heidegger, en tant que l’événement est défini comme la reconfiguration de l’ensemble des possibles et non comme l’événement du sentir propre à Maldiney. Il nous semble que la tâche de Romano, c’est-à-dire l’intégration des « acquis fondamentaux de Heidegger tout en abandonnant définitivement la perspective transcendantale qui continue à prévaloir dans Sein und Zeit 61 » fait ressurgir de certains problèmes que nous avons identifiés chez Heidegger, notamment le fait que celui-ci fasse l’économie de la corporéité de l’existant. Lorsque Maldiney écrit : « De même que c’est à partir du Ici et du Maintenant constitués en Présent qu’est engendré l’espacetemps du vivant, de même c’est à partir de l’événement qu’est engendré le monde d’un existant 62 », force est de constater que Romano ne se concentre que sur la deuxième partie de la phrase dans ses premiers ouvrages sur l’événement, comme il le reconnaît du reste lui-même. Pour le dire plus précisément, dans L’événement et le monde, on peut trouver, tout comme chez Heidegger, une thématisation de la sensibilité dans laquelle celle-ci se trouve toujours déjà subordonnée au comprendre 60. Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 100. 61. Romano Claude, Au cœur de la raison, la phénoménologie, op. cit., p. 722. 62. Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 284.

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La phénoménologie de l’événement chez Claude Romano 175

Le devenir-autre de l’existence

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de l’existant. Dans ce que Romano appelle « sentiment », l’advenant « se sent lui-même face à ce qui lui arrive 63 ». Ainsi, par exemple, le désespoir manifeste le rapport originaire à l’événement dans son caractère neutre 64. Dans les années qui ont suivi la publication de ses livres sur l’événement, Romano a reconnu une telle insuffisance et cherché à la corriger : « Alors que L’événement et le monde ne s’engageait guère dans une réflexion sur la sensibilité en tant que telle, Au coeur de la raison s’efforce de pallier cette insuffisance 65. » Son travail d’habilitation publié sous le titre Au cœur de la raison, la phénoménologie implique en effet une inflexion majeure : Romano y développe une conception de l’être-au-monde corporel dans laquelle la capacité d’affronter les événements n’est qu’une des capacités de l’existant. Quoique Romano n’affirme pas explicitement que la naissance est l’événement de l’enracinement corporel dans le monde, il la décrit de cette façon. Les deux caractéristiques fondamentales de la finitude et de l’inépuisabilité du monde qui, dans les livres sur l’événement, étaient liées au phénomène de la naissance sont désormais deux caractéristiques du corps : « Appelons “être-au-monde”, à la suite de Heidegger, cette ouverture aux choses qui n’est pas pensable selon les dichotomies traditionnelles entendement/sensibilité, théorie/pratique. Cet être-au-monde est rendu possible, à son tour, par notre inhérence au monde en tant que corps ; il est solidaire d’une finitude dans notre accès aux choses au regard de laquelle le monde lui-même se révèle inépuisable 66. »

63. Romano Claude, L’événement et le monde, op. cit., p. 138. 64. Ibid., p. 138-155. 65. Dika Tarek R. et Hackett William C. et Romano Claude, « Les concepts fondamentaux de la phénoménologie, entretien avec Claude Romano », Journal of French and Francophone Philosophy – Revue de la philosophie française et de langue française, no 2, 2012, p. 201. 66. Romano Claude, Au cœur de la raison, la phénoménologie, op. cit., p. 615. Cf. ibid., p. 638 et 672.

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De manière générale, l’être-au-monde est désormais entendu comme doué de trois types de capacités à la lumière desquelles les choses prennent sens pour l’existant : 1) les capacités naturelles (perception), 2) les capacités culturelles (appartenance à une culture) et 3) les capacités existentiales (capacités de l’advenant d’affronter l’événement). Or, si Romano parle des capacités de l’être-au-monde, cela ne signifie pas qu’il restaure le paradigme transcendantal. Ce n’est pas la conscience qui attribue le sens aux choses ; le sens est plutôt la signification inhérente à la chose et s’offre à la compréhension pratique de l’être-au-monde, c’est-à-dire dépend toujours du contexte d’une situation : « [A]ffirmer que le bureau m’apparaît vaguement, c’est à la fois faire appel à des paramètres de la situation, appelons-les “objectifs”, l’intensité de l’éclairage par exemple, et à des caractères de l’observateur, son acuité à voir plus ou moins distinctement dans la pénombre. Les modes de présentation ne sont ni objectifs ni subjectifs (si on veut dire par là : intrinsèquement subjectifs ou intrinsèquement objectifs), ils sont relationnels : ils spécifient des propriétés-de-la-chose-pour-un-observateur 67. »

Que la pomme m’apparaisse appétissante, que la mer m’invite­à la baignade, cela ne peut donc pas être décrit comme une Sinngebung par laquelle la conscience anime les données brutes issues de la perception, « il s’agit des significations vitales [Merleau-Ponty], des vecteurs appétitifs [Straus] qui s’adressent aux potentialités de mon corps 68 ». Or, pour rendre compte du sens, on ne doit pas se limiter aux capacités « naturelles », le vivant est également un être doué d’une culture et d’une histoire individuelle et collective ponctuées par des événements, et le sens mis au jour dans la compréhension présuppose, soulignons-le encore une fois, ces capacités aussi bien que l’existence 67. Ibid., p. 601. 68. Ibid., p. 608.

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La phénoménologie de l’événement chez Claude Romano 177

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« Loin qu’il soit possible d’isoler différentes strates de la phénoménalité correspondante à autant de “mondes” (naturel, psychophysique, spirituel), c’est ici un seul et même monde, le monde un et commun, qui est compris à la lumière de différentes capacités, les unes qui présentent une continuité avec le règne du vivant, les autres qui nous en séparent de manière radicale. En outre, à l’encontre de Heidegger, il faut affirmer que les possibles existentiaux reposent sur les possibles naturels et ne les remplacent pas ; le monde existential n’annule pas le monde naturel mais provient de la prise en considération de capacités et de possibilités de niveau supérieur 69. »

Mais alors, on est en droit de se poser la question suivante : si les possibilités de l’advenant reposent sur les possibilités naturelles, si l’existant est d’abord corporel, si la naissance doit d’abord être décrite comme enracinement corporel de l’existant dans le monde, ce qui conditionne sa passibilité des événements, alors quel est au juste le rapport entre le corps et l’événement, soit entre les capacités naturelles et les capacités existentiales ? N’en revient-on pas à Maldiney qui considérait le sentir comme une base de l’événement ? Si Romano luimême parle de l’événementialité de l’apparaître en général 70, ne faudrait-il pas parler – au lieu de l’existence passible de l’événement – de l’existence passible du devenir (sentir) qui 69. Ibid., p. 725. 70. Romano Claude, Il y a, op. cit., p. 350.

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d’un monde dans lequel les capacités s’appliquent. On en revient de la sorte à la critique de Heidegger dans les livres sur l’événement. Les possibilités de l’existant correspondent à ces trois types de capacités et, par conséquent, ne sont pas toutes des possibilités au sens existential, c’est-à-dire des possibilités possibilisées par les projets du Dasein. Les possibles existentiaux reposent sur les possibles naturels (ce qui correspond à l’importance du sentir chez Maldiney) et sont vulnérables à l’événement (ce qui était accentué déjà dans les livres sur l’événement) :

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est irréductible à l’événement en tant que bouleversement radical de la totalité de l’existence ? Ne faudrait-il pas inclure la phénoménologie de l’événement dans une phénoménologie plus large du devenir ? Nous affirmerons en effet que la phénoménologie du devenir n’est pas nécessairement une phénoménologie de l’événement en tant que bouleversement radical de l’existant, que le flux ou la temporalité de l’existence peuvent être pensés sans le surgissement soudain du temps par l’événement, ou plutôt que l’événement, la rencontre entre l’existant autonome et la transcendance du monde, ne fait que régénérer ou renouveler le temps de l’existence qui est, quant à lui, un devenir ek-statique au commencement duquel se trouve la fuite infinie de la transcendance absolue. Pour formuler davantage cette idée, nous devons abandonner le projet de Romano qui pense l’infinie finitude de l’existence, c’est-à-dire l’existence à partir de ce qui lui advient – à partir de sa relation avec l’infini­ – sans rendre compte de son autonomie ou de sa finitude « essentielle », comme l’exprime Marion 71. Quoique cet aspect apparaisse implicitement dans les descriptions que Maldiney et Romano donnent du phénomène de l’ancrage permanent, de la naissance et de l’histoire personnelle, il n’en demeure pas moins qu’il est impensé comme tel par ces deux auteurs. C’est pourquoi nous devons passer à un autre phénoménologue qui nous permettra d’avancer dans notre recherche de la phénoménologie du devenir-autre : Jean-Luc Marion s’approche de Romano en pensant le sujet à partir de l’infini (de la donation) mais en même temps souligne le fait, l’archi-fait pour ainsi dire, que le sujet ne se réduit pas à sa relation à l’infini, et que sa différence ou sa finitude est irréductible à son retard par rapport à la donation imprévisible du sens. Autrement dit, il nous faut maintenant accomplir un pas similaire à celui que nous avons déjà franchi entre les sous-chapitres consacrés à 71. Voir chap. V de ce livre.

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La phénoménologie de l’événement chez Claude Romano 179

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Heidegger et à ses successeurs, c’est-à-dire franchir le pas qui mène de l’être-au-monde à sa concrétisation. Même l’advenant en tant qu’être-au-monde événemential ne peut qu’être une conscience située « en face » de la source de l’apparaître (l’événement, le monde), et c’est justement ce que Jean-Luc Marion nous permettra d’élucider davantage. Or, ce n’est pas tout, l’advenant doit également avoir un corps compris comme la base de son autonomie et qui soit cependant suffisamment flexible pour endurer les événements. C’est pourquoi notre présentation de la phénoménologie contemporaine ne sera accomplie que dans la discussion de Renaud Barbaras et Marc Richir sur ces questions, des questions qui se manifesteront comme « métaphysiques ».

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V

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1. L’infini finitude Si pour Romano dans ses livres sur l’événement la phénoménologie équivaut à un « empirisme événemential » dans lequel il pense l’existence purement à partir de l’événement, Marion la définit de manière similaire comme un empirisme qui se tient « à la stricte empirie de […] la donation 1 ». De même que Romano s’efforce de penser l’existant à partir de la transcendance, c’est-à-dire envisage sa finitude à partir de son rapport à l’infinitude, de même Marion, en essayant d’élargir la phénoménalité de Husserl et Heidegger (limitée à l’objectité et à l’étantité), se focalise sur l’« infinie finitude 2 » de l’existant 3 qu’il pense à partir de la donation du phénomène. Or, ce faisant, il souligne à plusieurs reprises que l’existant, en tant qu’il transforme ce qui se donne comme événement en ce qui se montre à la conscience (intentionnelle), constitue en même temps une limite de la donation. C’est pourquoi nous allons 1. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 198. 2. Marion Jean-Luc, Reprise du donné, op. cit., p. 186. 3. Même si Marion n’utilise pas souvent ce terme, il est clair, comme nous le verrons, que le sujet tel qu’il le définit, à savoir l’« adonné », est un sujet défini à partir de la transcendance du monde, c’est-à-dire le sujet qui ek-siste.

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La finitude de l’existant chez Jean‑Luc Marion

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maintenant nous occuper de la phénoménologie de la donation. Dans la mesure où elle représente un élargissement de la phénoménalité décrite par Husserl, elle nous permettra – on l’espère – de compléter le champ phénoménal esquissé par Maldiney et Romano en y intégrant un aspect essentiel du sujet phénoménologique qui ne se trouve pas explicitement thématisé par ces derniers, à savoir la finitude (non pas l’infinie finitude) du sujet, sa différence ou son autonomie (dont parlait Levinas) par rapport à la transcendance. L’empirisme de Marion ressemble à celui de Romano en tant qu’il travaille avec une seule instance de la corrélation husserlienne : « La corrélation entre apparaître et apparaissant, donc la définition même du phénomène, repose toute entière sur la donation : elle seule peut investir les modes d’apparaître d’une dignité phénoménologique suffisante pour qu’il assume le rôle des apparitions d’un apparaissant, bref pour qu’ils donnent l’objet apparaissant. Aussi bien, Husserl n’hésite-t-il pas à penser la dualité interne du phénomène, donc l’apparaissant comme l’apparaître, à partir de l’unique donation 4. »

De même que chez Husserl « l’apparence (certes immanente réellement) n’apparaît jamais que toujours déjà ordonnée à son objet par intentionnalité 5 », ce qui signifie que la conscience fait apparaître l’apparaissant en tant qu’elle devient, pour ainsi dire, intentionnellement immanente dans son objet transcendant, de même chez Marion « l’apparaître (du côté de la conscience) et l’apparaissant (du côté de la chose), ne s’articulent selon le principe d’une “corrélation admirable” que parce que le premier vaut comme un donné donné par et selon le second, la donation elle-même 6 ». Marion affirme que l’intentionnalité husserlienne s’appuie nécessairement sur la donation (Gegebenheit) – de la 4. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 36. 5. Ibid., p. 41. 6. Marion Jean-Luc, De surcroît, op. cit., p. 25. Nous soulignons.

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transcendance dans la conscience – qui est un autre nom pour l’ensemble de la corrélation 7. Tout se passe donc comme si Marion faisait basculer l’équilibre de la corrélation au profit de la transcendance – particulièrement dans son aspect insaisissable – au profit de son recul dans lequel repose son autonomie. Si l’on peut parler d’une corrélation chez Marion, il s’agit d’une corrélation fortement asymétrique entre l’apparaître et la donation 8 et, par conséquent, parler de corrélation ne paraît pas exact. La relation entre l’apparition et le donné (la donation constitue la source dernière de l’autonomie du donné) se caractérise par le fait qu’il n’y a d’apparition que pour autant qu’elle se donne 9. Mais pour qu’il puisse y avoir une vraie corrélation et non seulement une « union réciproque 10 », la part « subjective » de la relation ne devrait pas être totalement épuisable dans la deuxième part, dans la donation, ce que soulignait Levinas en insistant sur l’autonomie de l’intériorité. Il faut donc conclure, au moins à première vue, que Marion met entre parenthèses tout ce qui ne concerne pas la donation, tout ce qui nous en débarrasse – soit la différence subjective comme telle. Et c’est justement cette asymétrie qui rapproche Marion de Romano : le rôle de la transcendance de la donation (ou de celle de l’événement chez Romano) est tellement décisif qu’il recouvre complètement celui de la conscience. Ce qui nous mène vers la donation, c’est la réduction, dont Marion exprime le caractère de premier 11 principe de la 7. Cf. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 37. 8. Cf. Tákács Ádám, « L’idée de corrélation et la phénoménologie de l’objet chez Jean-Luc Marion », in Camilleri S. et Tákács A., Jean-Luc Marion: Cartésianisme, Phénoménologie, Théologie, Budapest, Les cahiers de philosophie de l’Institut français de Budapest, 2012, p. 61-73. 9. Cf. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., § 6, p. 103-118. 10. Marion Jean-Luc, Reprise du donné, op. cit., p. 58. 11. Mais il parle aussi du « dernier » principe en tant qu’il pose le dernier, c’est-à-dire le « paraître dans sa fragilité métaphysique supposée ». Marion Jean-Luc, De surcroît, op. cit., p. 32.

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p­ hénoménologie par l’expression : « autant de réduction, autant de donation 12 ». La différence entre Marion et Romano s’esquisse dès ce point. Romano se demande comment la donation en tant que principe de l’autonomie du phénomène pourrait se révéler à travers un acte subjectif 13. Il choisit l’herméneutique comme « méthode » en tant qu’elle est une interprétation du sens apporté par l’événement et non dévoilé par une réduction, ce qui compromettrait déjà son autonomie 14. Or, comme nous le montrerons, Marion a besoin de la réduction car tandis que tout ce qui se montre se donne, l’inverse n’est pas vrai : tout ce qui se donne (l’événement ou la donation absolue) ne se montre pas à la conscience. Autant dire que pour Marion la donation du sens par l’événement de Romano ne saurait être l’objet d’une herméneutique (événementiale) tant que le phénoménologue demeure la conscience (au niveau événementiel) en tant que limite de la donation 15. Nous y reviendrons plus tard, dans ce chapitre ainsi que dans un des chapitres suivants 16. Pour l’instant, soulignons que cette limite liée à la conscience en tant que scène de la monstration de ce qui se donne de manière autonome n’est finalement rien d’autre que la différence au cœur du sujet phénoménologique qui nous a conduit à s’intéresser à l’œuvre de Marion. Toutefois, nous ne sommes pas encore au niveau de notre exposé consacré à ce

12. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 23-30. 13. Romano Claude, « Remarques sur la méthode phénoménologique dans Étant donné », Annales de philosophie, no 21, 2000, p. 12. Cf. Romano Claude, « Le don, la donation et le paradoxe », in Capelle-Dumont P., Philosophie de Jean-Luc Marion, Paris, Hermann, coll. « Rue de la Sorbonne », 2015, p. 20. 14. Cf. chap. IV de ce livre et Tardivel Émilie, « Monde et donation. Une révision du quatrième principe de la phénoménologie », Revue de métaphysique et de morale, no 1, 2013, p. 122. 15. « [L]’apparition ne se donne ainsi parfaitement du seul fait qu’elle apparaît, qu’autant qu’elle se réduit à sa donation pour la conscience » Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 27. 16. Cf. p. 286-287, 294-295 de ce livre.

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La finitude de l’existant chez Jean‑Luc Marion 185

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« Elles entretiennent un rapport de méthode à opération : la réduction suit une méthode, c’est-à-dire qu’elle emprunte, dans tous ses travaux, le chemin indiqué par l’épochè, en sorte qu’à tout moment de la mise au jour de la donation, la réduction pratique encore et toujours la suspension, la retenue et la mise entre parenthèses de ce qui ne se trouve pas encore absolument donné (ou du moins vu et reçu comme il se donne). L’épochè ne rivalise pas avec la réduction, elle la sert 18. »

Qu’est-ce donc que la réduction à la donation ? C’est le revers de la donation, c’est « l’acte de reconduire l’ego au donné en tant que donné 19 ». Réduire quelque chose au donné signifie le « voir » comme se donnant, éliminer de l’apparaître tout ce qui ne se donne pas sans réserve. Si nous prenons un exemple de l’Étant donné : il faut laisser le tableau s’imposer par lui-même, à partir de son autonomie, en personne, le laisser survenir dans la visibilité depuis l’invisibilité de sa donation : « [L]’effet comme le choc que provoque le visible, l’effet comme l’émotion qui envahit le regardant, l’effet aussi comme l’indescriptible combinaison des tons et des lignes qui individualisent irré­ duc­ti­blement le spectacle. Cette complexité des effets mêlés atteste

17. Cf. Tardivel Émilie, « Monde et donation. Une révision du quatrième principe de la phénoménologie », op. cit., p. 130-136. 18. Marion Jean-Luc, Reprise du donné, op. cit., p. 55. 19. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 45.

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problème, nous nous occupons maintenant de ce que Romano et Marion partagent et c’est justement la donation du sens qui se donne à partir de soi-même. La seule différence qui témoigne d’une rupture plus profonde à thématiser plus tard, c’est que Marion, pour atteindre ce qui se donne, effectue la réduction qui est, comme il le précise après la suggestion de É. Tardivel 17, intrinsèquement liée à l’épochè :

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Il faut réduire le tableau à son propre effet qui pèse sur notre âme en dehors de toute objectité, étantité et ustensilité 21. Ainsi, il va de soi que nous n’avons pas devant nous, dans le cas du tableau réduit, un objet pleinement constitué. Même si le tableau est donné, il n’est pas pleinement déterminé. Accepter le donné comme donné signifie en rendre compte à partir de la donation, soit à partir d’un pli énigmatique de la donation 22 qui s’y trouve indiscutablement grâce à la « complexité des effets », grâce à la distribution imprévisible et incontrôlable de ces effets donnés, grâce à l’impossibilité de penser ce qui y est à penser « tout de suite ou d’emblée 23 ». Ce que nous avons devant nous après la réduction, s’appelle­ – sur fond de la définition traditionnelle du phénomène comme synthèse de l’intuition et du concept, et en raison de l’excès de l’intuition pour lequel nous ne disposons d’aucun concept correspondant – le phénomène saturé. Comme chez Romano, il s’agit du phénomène libre de tout ce qui pourrait limiter sa monstration (les conditions de toute expérience possible), c’est-à-dire du phénomène saturé par l’intuition saturante qui le sature au nom de la donation. Il s’agit d’une nouvelle figure normative du phénomène 24. La plupart des phénomènes de notre vie, y compris ceux d’une phénoménalité pauvre ou commune, c’est-à-dire les phénomènes objectifs 25, peuvent être interprétés comme des phénomènes saturés qui 20. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 83. 21. Cf. ibid., p. 83. 22. Cf. ibid., p. 108-111. 23. Marion Jean-Luc, « Quelques précisions sur la réduction, le donné, l’herméneutique et la donation », op. cit., p. 224. 24. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 359. 25. Cf. Marion Jean-Luc, « La banalité de la saturation », in Bousquet F. et Capelle P., Dieu et la raison, Paris, Bayard, 2005, p. 170 ; Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 364-370.

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qu’un sens – un effet de sens – autonome et irréductible s’impose, désignant le fonds propre d’où surgit, comme d’un soi, le visible 20. »

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ressemblent ainsi à ce que nous avons décrit avec Straus et Merleau-Ponty comme co-devenir du sujet et du monde dans le sentir 26. Dans le cas de la saturation, il n’y a même pas d’objet à voir car l’intuition saturante dépasse les contours d’un objet visible en y ajoutant sans cesse ce qui nous rend aveugles. Plus précisément, nous ne voyons qu’à une seule condition : laisser paraître le tableau 27 en tant qu’il se donne, non plus comme tableau visible expliqué par un cartel mais comme ce même tableau passible de multiples autres explications qui le font voir autrement, et qui toutes puisent à sa donation invisible. Ici nous devons revenir pour la dernière fois sur l’hypothèse du « tournant théologique » car Janicaud considère Marion comme le successeur principal de Levinas, ce qui jette une lumière négative non seulement sur Marion mais aussi sur tous les auteurs qui en sont systématiquement proches et dont nous nous occupons dans ce livre. Certes, Marion puise beaucoup, comme Levinas, dans la théologie ; on peut même dire, à l’instar de Janicaud, que l’une des tâches philosophiques qu’il s’était données résidait dans la construction d’une « théologie non représentative de l’amour christique 28 ». Or, nous devons ajouter immédiatement que l’inspiration théologique le force, tout comme Levinas, à découvrir de nouveaux phénomènes qui échappaient à l’attention de la phénoménologie classique de 26. Cependant, il ne s’agit pas de privilégier l’intuition ou la sensibilité : « [L]’intuition qui le sature le sature uniquement au nom de la donation : le phénomène saturé l’est d’abord de donation. » ibid., p. 325. La donation n’a même pas toujours besoin de l’intuition : « donner le temps », « donner la parole », etc. Cf. ibid., p. 400-403. Cf. aussi Benoist Jocelyn, « Qu’est-ce qui est donné ? La pensée et l’événement », in Benoist J., L’idée de phénoménologie, Paris, Beauchesne, 2001, p. 57. 27. Notons que, en plus de l’événement (historique), de la chair et de l’icône (le visage d’autrui), le tableau désigné comme « idole » compte parmi les quatre types de phénomènes saturés. Cette typique est néanmoins peu importante pour notre propos. Cf. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 374-383 ; Marion Jean-Luc, De surcroît, op. cit. 28. Cf. Janicaud Dominique, Le tournant théologique de la phénoménologie française, op. cit., p. 40.

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« La métaphysique ou la philosophie admettent aisément la finitude de l’entendement (Descartes), de la sensibilité (Kant), de l’être (Heidegger). Mais une tout autre finitude peut surgir, pourvu que l’on prête attention à une instance absolument critique (quoique inattendue, et pour bien des lecteurs, sans doute incongrue), qui s’imposa peu à peu à mon travail théorique : la théologie, ou du moins ce dont elle traite, le théologique. Il s’agit là, en effet, de ce champ du donné que ne parvient pas à prendre en charge le discours métaphysique ou philosophique, justement parce qu’il se trouve donné absolument. […] La philosophie a donc une définition […] à venir selon la phénoménologie : toute pensée qui obéit au surcroît de la possibilité sur l’effectivité par un empirisme enfin radical : voir ce qui se donne, regarder ce que cela donne et admirer que cela (se) donne 29. »

Cette citation pourrait à première vue donner l’impression de confirmer l’hypothèse de D. Janicaud selon laquelle on assisterait à un tournant théologique dans la pensée de Marion. Cependant, comme l’affirme A. Pabst, il n’en est rien : ce n’est pas la théologie qui se trouve à la source de la phénoménologie de la donation mais, bien au contraire, la phénoménologie de la donation qui représente une source de clarté pour la théologie en tant qu’elle la libère de la métaphysique classique 30. La théologie inspire quant à elle la phénoménologie en la poussant à élargir son champ d’investigation pour inclure, en plus des phénomènes définis en vertu de la finitude de la 29. Marion Jean-Luc, « De l’“histoire de l’être” à la donation du possible », Le Débat, no 72, 1992/5, p. 171 et 176. 30. Cf. Pabst Adrian, « Jean-Luc Marion », in Cabestan P., Introduction à la phénoménologie contemporaine, Paris, Ellipses, 2006, p. 84.

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Husserl et Heidegger. En 1992, alors que le cœur de son travail se situe désormais – après deux décennies d’explorations métaphysiques et théologiques – dans la phénoménologie, Marion explique son itinéraire philosophique de la manière suivante :

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subjectivité ou de l’existence (la finitude de l’entendement, par exemple), des phénomènes dont la finitude n’est pas liée à la limitation de la subjectivité mais à ce qui la dépasse, soit à la transcendance. C’est pourquoi, dans le même article, Marion finit par parler de la philosophie de l’avenir qu’il essaiera luimême de développer dans les années à venir : « La philosophie a […] une définition à venir selon la phénoménologie : toute pensée qui obéit au surcroît de la possibilité sur l’effectivité par un empirisme enfin radical : voir ce qui se donne, regarder ce que cela donne et admirer que cela (se) donne 31. » Malgré cela, Janicaud affirme que la donation du phénomène saturé demeure un concept théologique, vide phénoménologiquement. Sa discussion avec Marion est vaste, nous n’en restituons ici que l’aspect principal. Marion lui-même réfléchit aux objections de Janicaud de la manière suivante : comme il n’est pas possible d’exclure le concept de donation de la phénoménologie – parce que tout phénoménologue met entre parenthèses toutes les transcendances, y compris celle de Dieu, pour aborder la donation du phénomène –, l’affirmation de Janicaud selon laquelle la donation est un concept lié à la transcendance de Dieu ne peut s’expliquer que d’une façon. Janicaud – à l’inverse de Marion – comprend la donation sur fond d’une métaphysique specialis, son modèle de fondation des étants communs supposant des étants par excellence. Janicaud – à l’inverse de Marion – considère Dieu comme l’instance de la donation, comme sa causalité efficiente 32. Au contraire, Marion écrit que la donation est un concept qui délivre le donné (le phénomène) de l’exigence de cause – le donné apparaît à partir de lui-même 33. Comme nous l’avons 31. Marion Jean-Luc, « De l’“histoire de l’être” à la donation du possible », op. cit., p. 176. 32. Cf. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 120-123. Janicaud refuse cette interprétation. Cf. Janicaud Dominique, La phénoménologie éclatée, Paris, Éditions de l’Éclat, coll. « Tiré à part », 1998, p. 52. 33. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 124.

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« Du fait qu’au sein de la phénoménalité se produisent des “excès” ou des “débordements” des conditions analysées par le jugement déterminant (ce que Kant a parfaitement reconnu et étudié en sa troisième Critique) s’ensuit-il qu’on ait licence de se libérer de la “condition d’un horizon” ? L’excès du sublime, par exemple, est lui-même conditionné-inconditionné : il ne se produit nullement hors de tout horizon. Confondre ce type d’excès avec une “donation intuitive absolument inconditionnée”, c’est annuler d’un coup tout le travail critique et réintroduire sous l’étiquette de “phénomène saturé” … le noumène 34 !  »

Tout en posant des questions intéressantes, Janicaud déforme le propos de Marion. Marion ne dit nulle part que le phénomène saturé se libère complètement des conditions de toute expérience possible et que nous éprouvons un noumène. De manière très similaire à celle de Levinas, il met l’accent sur le fait que la phénoménalité est plus large que « toute expérience possible ». Or, il ne veut en aucun cas dénier les phénomènes objectifs ou courants ; son intention est simplement de souligner que nous faisons également et avant tout l’expérience d’un certain phénomène « non objectif » au sens d’un excès par rapport à l’objectivité et c’est pourquoi il parle de la saturation des phénomènes objectifs ou de la « contre-expérience 35 ».

34. Janicaud Dominique, La phénoménologie éclatée, op. cit., p. 66. 35. Cf. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 353-355 ; Marion Jean-Luc, « La banalité de la saturation », op. cit., p. 178.

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dit, son entreprise consiste à décrire le phénomène libéré de toute condition de sa manifestation, y compris les conditions traditionnelles que sont l’ego transcendantal chez Husserl ou les catégories kantiennes. C’est là néanmoins un autre point que critique Janicaud : les catégories de Kant ne limitent pas le phénomène car elles conditionnent la corrélation existant entre la subjectivité transcendantale et l’objectivité. Il écrit :

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Nous avons déjà donné l’exemple d’un tableau dans une galerie mais les phénomènes saturés sont partout. Marion donne un autre exemple que l’on ne considérait probablement pas comme un cas de saturation : il parle d’une salle à l’École normale supérieure à Paris dans laquelle il donne une conférence. La salle apparaît comme un simple objet : quatre murs, un faux plafond, un podium, des chaises, etc. Où peut-on donc trouver les signes de la saturation ? Selon Marion, dans la permanence de ces étants visibles qui signalent le contraire d’une disponibilité objective. La salle ne se donne pas comme un objet mais comme un événement selon le passé, le présent et le futur, c’est-à-dire qu’elle s’impose à nous comme étant sans nous, venant d’un passé incontrôlable ; qu’elle n’est pas une salle comme telle mais la salle de ce présent, de cette soirée, remplie pour une occasion singulière, par tels ou tels orateurs, etc. ; et qu’aucun témoin ne sera à même de décrire à l’avenir ce qui se passe à l’instant présent, c’est-à-dire l’intention de Marion derrière son discours, la manière dont il est compris ou non, etc 36. C’est ainsi que la salle apparaît comme un objet dont les traits permanents sont pourtant saturés par la complexité des effets à travers laquelle cet objet se donne comme un événement. Il est donc clair qu’il n’y a aucune théologie en jeu et qu’il s’agit en revanche d’une description phénoménologique visant à formuler l’expérience maximalement concrète 37. 36. Cf. Marion Jean-Luc, De surcroît, op. cit., p. 39-42. 37. Ajoutons que le fait que Marion parle aussi du phénomène de révélation ne confirme pas la critique de Janicaud. Janicaud reconnait d’ailleurs que la révélation n’est conçue dans la phénoménologie de la donation que comme un « paradoxe des paradoxes », c’est-à-dire comme un phénomène saturé hypothétique dans lequel la saturation atteindrait son maximum. C’est donc une possibilité pure de la phénoménalité, dont Marion n’évoque pas la réalité (explorée par la théologie). Cf. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 383-387 ; Janicaud Dominique, La phénoménologie éclatée, op. cit., p. 18. Janicaud essaie donc de sauver son hypothèse en affirmant que Marion renoue avec l’ambition métaphysique de construire la phénoménologie comme une philosophie première. Cf. Janicaud Dominique, La phénoménologie éclatée,

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Si nous revenons au problème central de ce chapitre, soit la finitude de la subjectivité, une question cruciale s’élève, qui ne se présentait qu’à l’état implicite chez Romano, celui-ci ne se focalisant que sur la donation : qu’est-ce qui assure la médiation entre l’invisible de la donation (la salle en tant qu’événement) et le visible de la manifestation pour la conscience intentionnelle (la salle en tant qu’objet) ? Marion répond : l’acceptation d’un objet en tant que donné nous dirige inévitablement et toujours vers de nouveaux horizons d’interprétation 38 et prépare, par conséquent, une herméneutique d’un autre type que celui de Romano. L’herméneutique événementiale est tout d’abord une interprétation philosophique de l’existence humaine à partir de la donation (de l’événement au sens événemential) ou bien encore une interprétation qu’opère tout advenant à partir de ce qui lui advient 39, tandis que l’herméneutique de Marion tient à la limite de cette donation qu’est la conscience op. cit., p. 67-70. Or, Marion réfléchit certes sur la phénoménologie en termes de philosophie première mais Janicaud déforme une fois de plus son propos : la phénoménologie n’est pas « première » en tant qu’elle est construite en vertu d’un principe premier ou d’un système des principes déterminés a priori (par exemple, le Je transcendantal), mais en tant qu’elle respecte la priorité ou l’initiative du phénomène à partir duquel elle dérive tous ses concepts. Cf. Marion Jean-Luc, De surcroît, op. cit., p. 30-32. Si cela est vrai, si le titre de philosophie première ne fait référence qu’à la priorité de l’apparaître, il nous semble que la phénoménologie de Marion est aussi « minimaliste » que celle de Janicaud. Cf. Gschwandtner Christina, « Turn to Excess: The Development of Phenomenology in Late Twentieth-Century French Thought », op. cit., p. 463. 38. Cf. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 347. 39. Comme nous l’avons déjà dit, Romano distingue deux types de l’herméneutique : « Il y a une compréhension qui s’accomplit spontanément dans notre expérience même des choses et du monde, et qui ne met pas nécessairement en jeu une compréhension réflexive d’elle-même et des propres conditions, méthodiques et non méthodiques. Il y a aussi une compréhension plus réflexive qui peut revendiquer le nom d’“herméneutique”. L’herméneutique événementiale est une herméneutique en ce dernier sens : c’est une conception philosophique particulière, qui a ses propres attendus et doit chercher à les rendre explicites. » Prášek Petr et Romano Claude,

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(qui se situe au niveau du sens événementiel chez Romano). Chez Marion l’interprétation s’effectue par l’attributaire de la donation qui est en même temps le lieu de la manifestation du donné, qui transmue donc la donation en manifestation 40. En tant qu’ « activité » entre l’invisible et le visible, l’herméneutique est assurée par soi-disant « adonné », le sujet défini à partir de la donation, purement en vertu du « soi » du phénomène s’attestant dans son appel, dans un excès qui précède toute intention et tout projet : « Ainsi naît l’adonné, que l’appel fait succéder au “sujet” comme ce qui se reçoit entièrement de ce qu’il reçoit 41. » Voilà une autre grande proximité entre Marion et Romano : de même que l’advenant est défini en vertu de ce qui lui échoit, de même l’adonné se reçoit de ce qui se donne. Il y a donc un retard constitutif du sujet conçu comme advenant ou comme adonné et ce n’est pas par hasard que les deux philosophes identifient sous ce retard le phénomène ultime de la naissance. Quoique Marion parle de la naissance dès Étant donné 42, l’importance que revêt ce phénomène dans De surcroît témoigne de l’influence de Romano dont Marion cite le premier livre sur l’événement. Nous reviendrons plus tard à cette influence. Ce qui nous importe ici, c’est le fait que la naissance est caractérisée par Marion comme un phénomène privilégié parce qu’elle se donne sans se montrer (à celui qui naît), ce qui introduit dans le sujet phénoménologique un écart qui l’ouvre, tout comme chez Romano, à l’avenir de la

« Fenomenologie v dialogu s analytickou filosofií » (entretien), Reflexe, no 55, 2018, p. 131. 40. Cf. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 430. 41. Ibid., p. 436. 42. « L’adonné retarde dès sa naissance, précisément parce qu’il naît ; il retarde de naissance, précisément parce qu’il doit d’abord naître […] Toute ma lente prise de conscience, telle qu’elle s’obstine à remonter vers le Je = Je du “je [me] pense”, n’ambitionne rien d’autre que de résorber mon retard à répondre de ma naissance (appel) et de contenir l’excès initial par la fragile pauvreté du solipsisme. » ibid., p. 471-472.

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« 1) L’adonné s’expose non seulement à ce qui se montre en tant qu’il se donne (phénomène en général), mais plus essentiellement à un paradoxe (phénomène saturé), dont il reçoit un appel et un appel indéniable. 2) L’adonné, laissant ainsi surgir sans réserve le donné, le reçoit si radicalement (attributaire), qu’il y dégage de surcroît la donation comme telle : il se signale donc comme le seul donné, où se déplie évidemment le pli de la donation. 3) L’adonné, se livrant sans restriction à la donation au point de la délivrer comme telle, y atteint enfin son ultime détermination – se recevoir lui-même en recevant le donné déplié par lui suivant la donation. Par conséquent, l’adonné se définit sans reste selon la donation 44… »

2. La finitude « essentielle » Il n’en reste pas moins que l’adonné de Marion n’est pas seulement cette ouverture maximale à la donation, cette ouverture qui peut être décrite comme une pure réceptivité car il n’y a aucune instance de réception qui menacerait la liberté absolue du phénomène, qui lui prescrirait un horizon de manifestation 45. Cette ouverture n’est qu’un aspect de l’adonné qui se caractérise également par un écart par rapport à la donation – l’herméneutique de Marion a deux phases. Et c’est précisément là que Marion prend une certaine distance vis-à-vis de Romano, du point de vue systématique s’entend, et là que s’atteste ce que nous avons désigné comme différence au cœur du sujet phénoménologique par rapport à ce qui

43. Cf. Marion Jean-Luc, De surcroît, op. cit., p. 51-54. 44. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 460-461. 45. Cf. ibid., p. 468.

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donation 43. C’est donc cet écart qui fait du sujet l’adonné, c’est-à-dire l’attributaire pur de la donation :



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lui arrive 46. L’adonné de Marion ne peut pas être réduit à sa « réception » de l’appel pour autant que cet appel ne s’entend que dans une réponse manifeste :

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Cela revient à dire que l’adonné rend l’appel phénoménal, et ce, dès qu’il ouvre les yeux et prête l’oreille. L’adonné se caractérise donc non seulement par un retard par rapport à l’appel mais aussi par un autre retard entre l’appel et le répons 48. Si l’on revient à l’exemple du tableau, l’adonné n’est pas seulement l’attributaire de la complexité des effets éblouissants du tableau en tant que phénomène saturé, c’est également un homme regardant un tableau déterminé dans un musée, à ceci près qu’il regarde ce tableau à partir des effets qu’il reçoit de ce tableau, lesquels ne cessent de lui parvenir. Ce retard entre l’appel et le répons date de la naissance mais ce dont il retourne dans la deuxième phase de l’herméneutique, ce n’est plus de l’écart entre l’advenant (l’adonné) et l’événement (l’appel) à partir duquel il se comprend. Il ne s’agit plus de l’écart dans le cadre de l’infinie finitude du sujet mais d’un écart d’un autre 46. Il est clair que nous ne suivons pas ici l’opinion de F. Raffoul qui considère comme erroné le fait que Marion prenne comme point de départ le paradigme de la subjectivité intentionnelle et, par conséquent, ne pense pas la subjectivité purement à partir de l’événement (de la donation). Cf. Raffoul François, Thinking the event, op. cit., p. 114-115. 47. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 468-469. 48. Notons que le répons est un trait phénoménologique de l’adonné qui précède toutes les réponses concrètes à l’appel. Cf. ibid., p.  468-471 ; Marion Jean-Luc, De surcroît, op. cit., p. 61-63 ; Marion Jean-Luc, Reprise du donné, op. cit., p. 90-91.

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« Mais il [l’appel] se transcrit pourtant dans la visibilité par le biais de la réponse […] L’adonné tient lieu d’horizon de visibilité pour le paradoxe qui se donne ; il fait voir l’appel en l’acceptant dans sa propre visibilité, il manifeste l’a priori dans le prisme de son a posteriori. Ce qui se donne (l’appel) devient phénomène – se montre – par ce qui lui répond et le met ainsi en scène (l’adonné) 47. »

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« L’adonné se caractérise donc par la réception. La réception implique certes la réceptivité passive, mais exige aussi la contenance active ; car la capacité (capacitas), pour s’accroître à la mesure du donné et pour en maintenir l’arrivée, doit se mettre en travail – travail du donné à recevoir, travail sur soi-même pour recevoir. Le travail, que le donné demande à l’adonné à chaque fois et aussi longtemps qu’il se donne, explique pourquoi l’adonné ne se reçoit une fois pour toutes (à la naissance), mais ne cesse de se recevoir de nouveau à l’événement de chaque donné 49. »

Ce qui s’atteste ici, ce n’est plus l’infinie finitude de l’adonné mais « la finitude essentielle de l’adonné 50 », laquelle a pour 49. Marion Jean-Luc, De surcroît, op. cit., p. 60. C’est cette activité de l’adonné qui nous empêche de souscrire à l’interprétation de S. MacKinlay. L’adonné n’est pas une pure passivité mais une activité de l’herméneutique qui ne saurait être décrite comme « “subsequent interpretation” – after phenomena have already appeared ». MacKinlay Shane, « Phenomenality in the Middle, Marion, Romano, and the Hermeneutics of the Event », op. cit., p. 172. Selon Marion, même si l’on peut pour ainsi dire « génétiquement » distinguer la donation et la manifestation, le phénomène n’apparaît jamais avant l’herméneutique de l’adonné, le phénomène est ce qui se manifeste grâce à l’herméneutique ; ce qui se donne sans se manifester n’est pas un phénomène. Enfin, la thèse de MacKinlay selon laquelle l’adonné est un sujet passif tandis que l’advenant est un sujet actif, n’est pas non plus exacte. Par rapport à l’événement, même l’advenant est un pur destinataire, comme nous l’avons vu, l’ex-pér-ience est une « traversée » depuis la faille introduite par l’événement jusqu’à l’advenant transformé. Ce qui manque à l’« empirisme » de Romano autant qu’à celui de Marion (nous le verrons tout de suite), c’est une thématisation du sujet, pour ainsi dire, avant l’événement – et c’est justement ce que nous tenterons d’envisager dans le chapitre prochain (et ce que nous avons déjà indiqué en parlant de la corporéité du sujet sentant et de sa finitude). 50. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 502.

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type qui s’atteste par le fait que l’adonné s’éloigne encore plus de ce qui se donne en le transmuant en objet qui lui fait face. C’est en raison de cet écart que l’adonné n’est pas passivité absolue mais doit « s’accroître à la mesure du donné » :

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conséquence le fait que l’adonné peut abandonner le donné. Cela est inimaginable pour l’advenant et l’événement : l’advenant est défini purement à partir de l’événement comme celui qui advient. Au contraire, l’adonné est défini à partir de la donation mais aussi comme celui qui « garde toujours ses limites 51 ». Cela revient à dire que la figure de l’abandonné ne saurait signifier la perte absolue du donné : l’adonné est toujours l’adonné mais il n’est pas toujours capable, en raison de sa finitude essentielle, de phénoménaliser tout ce qui se donne. Ainsi, l’adonné est présenté comme un désir proche du désir qu’est le sujet sentant de la « relation continue » avec le monde : « [J]amais le répons ne pourra, même démultiplié à l’indéfini, rendre justice à l’anonymat de l’appel […] L’appel excite le répons, mais ne l’apaise jamais ; chaque avancée reste un commencement, et le répons n’en finit jamais de recommencer (comme le désir). Lui seul commence à dire ce que tait l’appel, mais il ne parvient jamais à le dire jusqu’au terme. Ainsi s’ouvre son historicité 52. »

Même s’il ne parvient pas à le phénoménaliser, l’adonné en tant que désirant est l’attributaire de tout ce qui se donne, c’est-à-dire de « l’étant-donné en totalité 53 » et pourtant intotalisable et imprévisible, soit le monde comme archi-scène de l’apparaître qui ne se montre pas elle-même. En tant qu’il est un désir du monde, il s’approche de l’advenant, mais en tant qu’il peut abandonner le donné (sans le perdre absolument) 51. Ibid., p. 517. 52. Ibid., p. 493-494. 53. Marion Jean-Luc, Le visible et le révélé, Paris, Cerf, 2005, p. 92. Comme il y a toujours un écart entre le monde en tant que « l’étant-donné en totalité » et la donation, Marion, révise, en s’inspirant de Patočka, la définition citée : « le monde ne constitue aucune totalité, mais plutôt une réserve intotalisable du donné ». Cf. Marion Jean-Luc, « La donation, dispense du monde », Philosophie, no 118, 2013, p. 90 ; Marion Jean-Luc, Reprise du donné, op. cit., p. 144-146.

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Le devenir-autre de l’existence

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en phénoménalisant toujours une seule partie du monde, il témoigne de sa finitude essentielle, ce qui le rapproche de la conscience chez Husserl ou chez Sartre. Il résulte de tout cela une différence entre Romano et Marion dans la définition de l’événement. Tandis que chez Romano l’événement ne désigne que le phénomène premier qui bouleverse l’existence individuelle, l’événement chez Marion caractérise tout phénomène en tant que résultat de l’herméneutique de l’adonné qui fait apparaître le phénomène à partir de son propre sens, en tant qu’il se donne de manière événementielle, comme un événement : « [L’herméneutique] reprend la fonction que la constitution ne peut plus assumer dans les limites de la simple objectité : la signification intervient avec un retard essentiel et le phénomène restera auréolé d’une frange sans doute jamais estompable d’imprécision conceptuelle. Cette imprécision n’implique pourtant aucune inintelligibilité ou irrationnalité, puisqu’elle atteste une réserve de rationalité et d’intelligibilité encore à venir – une phénoménalité qui vient à l’idée parce qu’elle se temporalise. L’herméneutique, en la déployant dans le temps de l’invention, transforme le phénomène (saturé) d’objet en événement 54. »

L’adonné est donc celui qui s’ouvre à l’énigme du donné et en qui se déroule la conversion de la donation à la manifestation, soit une vraie Sinngebung, mais qui ne doit pas être entendue au sens de la synthèse kantienne ou de la constitution husserlienne. L’herméneutique « ne donne pas un sens au donné en le lui fixant et le lui imposant, mais elle lui donne son sens, c’est-à-dire celui qui fait apparaître ce donné comme luimême, comme un phénomène qui se montre en soi et par soi 55 ». Et donner au phénomène son sens équivaut justement à le voir 54. Ibid., p. 93. 55. Marion Jean-Luc, « Quelques précisions sur la réduction, le donné, l’herméneutique et la donation », op. cit., p. 229-230.

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comme un événement dont la phénoménalité spécifique a été précisément décrite par Maldiney et par Romano. Il est vrai que Marion détermine le phénomène comme un événement dès Étant donné, lequel fut publié avant L’événement et le monde de Romano 56. Mais en soulignant cette détermination, en particulier la temporalisation événementielle du phénomène 57, et en allant jusqu’à définir le phénomène directement à partir de son événementialité comme ce qui « n’apparaît que pour autant qu’il advient 58 », Marion s’inspire manifestement du livre de Romano. Or, par cette insistance sur l’événementialité de tout phénomène, tout se passe comme si Marion – et c’est le paradoxe qui nous fait avancer dans notre quête de la phénoménologie du devenir-autre liée à une thématisation de la différence subjective – ne s’inspirait pas de Romano mais plutôt de Maldiney pour qui l’événement, on l’a vu, est plus largement le « réel réel qui ne nous est donné qu’en lui-même, dans l’instant même de son émergence 59 ».

56. Cf. § 17 du livre, par exemple le passage suivant : « Le soi du phénomène se marque dans sa détermination d’événement : il vient, survient et part de lui-même et, se montrant, il montre aussi le soi qui prend (ou retire) l’initiative de se donner. L’événement, je peux l’attendre (quoique le plus souvent il me surprenne), je peux m’en souvenir (ou l’oublier), mais je ne puis ni le faire, ni le produire, ni le provoquer. » Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 264. 57. Cf. Marion Jean-Luc, De surcroît, op. cit., p. 39-54. 58. Marion Jean-Luc, Certitudes négatives, Paris, Grasset, coll. « Figures », 2010, p. 308. 59. Maldiney Henri, Existence : crise et création, op. cit., p. 93. Notons que, dans les livres les plus importants de Marion, nous n’avons trouvé aucune référence à l’œuvre de Maldiney, ce qui signifie que la proximité est purement systématique, et c’est justement ce type de proximité qui nous intéresse dans ce travail. Pour faire droit à Romano, ajoutons encore que, même si son projet consiste à élucider l’événement comme une rupture dans l’existence individuelle, lui aussi parle de l’événementialité de tout apparaître, mais cette mention est plutôt rare dans ses textes. Cf. par exemple Romano Claude, Il y a, op. cit., p. 349-350.

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« Cette événementialité ne définit d’ailleurs pas seulement un type parmi d’autres de phénomènes (les événements de l’histoire, collective et individuelle), ni les seuls phénomènes saturés (selon la topique de l’événement, de l’idole, de ma chair et de ma face d’autrui) ; elle caractérise essentiellement la propriété des phénomènes d’apparaître toujours, quoiqu’à des degrés différents […] Ici devient possible une herméneutique : elle tend à retranscrire tous les phénomènes de prime abord considérés comme des objets (ou comme des étants) en phénomènes originairement donnés, parce que se donnant en soi. Cette herméneutique des horizons opère le premier élargissement de la phénoménalité 61. »

3. La finitude « métaphysique » L’herméneutique de Marion se rapproche de celle de Romano en ceci que le sens à interpréter dépasse largement toute herméneutique finie liée à un Je qui « donne le sens » dans une constitution ou une synthèse. Le sens à interpréter est littéralement ce qui submerge l’herméneute qui se définit à partir 60. Dans la mesure où l’événement, dans son appel, surprend l’adonné, il conviendrait peut-être distinguer encore l’événement en tant que phénomène donné, issu de l’herméneutique, et l’événement en tant que pur excès lié à la donation du donné. Cf. Marion Jean-Luc, « Remarques sur la surprise, la méprise et la déprise », Alter, no 24, 2016, p. 25-29. 61. Marion Jean-Luc, Reprise du donné, op. cit., p. 179.

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En bref, il faut distinguer au moins deux sens du terme d’événement : l’événement est à la fois la détermination du phénomène tout court pensé à partir de la donation (et en ce sens inséparable de l’herméneutique de l’adonné) et un type de phénomène, c’est-à-dire le premier phénomène au sens de Romano envisagé comme ce qui bouleverse l’existence individuelle (dans son sens événemential) 60. Marion l’exprime clairement :

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de lui : comme l’advenant ou l’adonné. La différence majeure entre ces deux « sujets » post-classiques tient à ce que l’adonné résiste à la saturation et se positionne, pour ainsi dire, contre elle, en la phénoménalisant sous la forme d’un objet faisant face à une conscience. Cela nous permet d’interconnecter la phénoménologie de la donation à la phénoménologie intentionnelle de Husserl et à celle de tous les innovateurs qui assignent à la corporéité du sujet le rôle décisif dans l’intentionnalité. En effet, le phénomène qui se donne comme un événement n’est rien d’autre que la rencontre du sujet sentant avec le monde de la « relation continue », soit la rencontre entre la conscience en tant que limite de la donation avec le monde en tant que totalité intotalisable du donné 62. Mais alors, comment décrire exactement cette relation entre le sujet et le monde dans laquelle le sujet n’est plus seulement l’attributaire de la donation du monde mais également sa limite ? Nous nous trouvons là, semble-t-il, à la limite de la phénoménologie de la donation et peut-être à la limite de la phénoménologie tout court. Si l’essence du sujet est le désir fini, si « la donation donne souvent le donné sans mesure, mais [que] l’adonné garde toujours ses limites 63 », il faut en conclure que le vrai sujet de la phénoménalisation ne peut pas être déterminé purement à partir de la donation, c’est-à-dire comme l’adonné. Le terme « adonné », la corrélation adonné/donné (donation) n’est qu’une sorte de tautologie : il énonce l’union de deux pôles de l’apparaître (le sujet est déterminé à partir de la donation de la chose même) mais pas du tout de ce qui y constitue une différence incontournable, un écart entre le sujet et la chose transcendante. C’est pourquoi Marion, malgré ses descriptions 62. Remarquons que Marion, à l’instar de Husserl, rappelle à bon droit que la donation du phénomène est irréductible à la sensibilité et qu’il faut, par conséquent, thématiser la sensation (la rencontre) autrement que comme sens data. Cf. Marion Jean-Luc, « Quelques précisions sur la réduction, le donné, l’herméneutique et la donation », op. cit., p. 226. 63. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 507-508.

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de la deuxième partie de l’herméneutique et en dépit du fait que l’adonné est aussi la conscience, peut être qualifié d’empiriste 64. Marion ébauche un projet audacieux, il voudrait examiner le cœur de l’apparaître même, la donation comme le caractère le plus autonome du phénomène. Mais cela, dans une certaine mesure, malgré notre finitude, qui n’est pas, encore une fois, suffisamment prise en compte : comme nous l’avons montré, Marion sait très bien que l’adonné est « essentiellement fini » mais il ne se focalise que sur la thématisation de cette finitude à partir de l’infini, il ne s’intéresse pas, en premier lieu, à la finitude parce que son objet propre est une fois de plus l’infinie finitude du sujet 65. En d’autres termes, pour Marion, la finitude du sujet « ne signifie pas tant une défaite de la pensée, que l’excès du pensable 66 ». En témoigne aussi le fait que Marion n’explore pas le corps en tant que limite de la donation mais en tant que chair, laquelle constitue un des types du phénomène saturé 67. Le but propre de l’herméneutique consiste dans un élargissement de la phénoménalité par la recherche de la phénoménalité des phénomènes saturés, ce qui présuppose la mise entre parenthèses de tout ce qui pourrait contrevenir à la liberté du phénomène (à sa donation absolue), c’est-à-dire la mise entre parenthèses de la conscience intentionnelle (Husserl) ou non-positionnelle (Sartre) en tant que limite de la donation. Malgré l’archi-fait de la différence entre le sujet et la donation qui s’atteste par exemple dans la « qualité » différente de toute herméneutique qui « varie elle-même avec le talent, l’éducation, le courage 68 », Marion détermine le sujet à partir 64. Cf. ibid., p. 198 ; Thomas-Fogiel Isabelle, « La tournure empiriste de la phénoménologie française contemporaine », op. cit., p. 536. 65. Marion Jean-Luc, Reprise du donné, op. cit., p. 186. 66. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 263. Nous soulignons. Cf. ibid., p. 219-221. 67. Cf. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p.  378-380 ; Marion Jean-Luc, De surcroît, op. cit., p. 103-129 ; Serban Claudia, « L’erôs ou le corps devenu chair », FILOZOFIJA I DRUŠTVO, no 4, 2016, p. 808-809. 68. Marion Jean-Luc, Reprise du donné, op. cit., p. 95.

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de la donation comme l’adonné et sa perte du donné comme l’abandonné. Mais nous devons nous demander : comment penser phénoménologiquement le talent, l’éducation, le courage, etc., en bref, la résistance de l’adonné vis-à-vis du donné dans le cadre d’une phénoménologie du devenir qui s’assigne la tâche d’élucider le devenir-autre de l’existence, ce trait du sujet phénoménologique qui comme le soulignait notamment Levinas s’avère fondamental pour tout devenir-autre ? Comment penser la différence qui, au cœur du sujet, conditionne la phénoménologie de la donation (étant donné que tout phénoménologue soucieux d’aborder le donné doit en passer d’abord par la réduction) ? Et s’agit-il de surcroît seulement d’une question phénoménologique ? Pour Marion, le fait que l’adonné se reçoive à partir du donné et le rende visible en tant que conscience n’est qu’un archi-fait de la phénoménologie. On peut certes mettre en cause le terme « adonné » qui ne reflète pas la deuxième partie de la définition du destinataire de l’apparaître mais peut-on reprocher à Marion de ne pas avoir examiné le fait même de la finitude essentielle du sujet ? Ne s’agit-il pas d’une limite de la phénoménologie qui ne saurait être davantage thématisée ? Cette thématisation, n’est-elle pas située derrière les frontières de la phénoménologie, dans une métaphysique ? Il faut répondre par l’affirmative. Et pourtant, dans la mesure où il s’agit d’une métaphysique phénoménologique censée envisager un aspect crucial du destinataire de l’apparaître, toutes les questions que nous venons de poser s’avèrent absolument légitime. En outre, dans la mesure où l’existant ne peut devenir-autre que parce qu’il est fondamentalement séparé de la transcendance avec laquelle il est pourtant en relation, ces questions revêtent une importance considérable pour notre tâche visant à éclaircir le devenir-autre de l’existence. C’est pourquoi nous devons dépasser les frontières de la phénoménologie et entrer dans une métaphysique phénoménologique qui s’esquisse dans le dialogue entre Renaud Barbaras et Marc Richir.

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1. Le dogmatisme sartrien Pourquoi ne peut-on pas fixer le « moment » du sublime comme un (archi-)événement ? Cette question basée sur une affirmation de Marc Richir 1 peut être considérée comme l’énoncé d’un débat implicite 2 que nous aimerions rendre explicite, c’est-à-dire de la discussion entre Marc Richir et Renaud Barbaras relative aux couches les plus archaïques de la subjectivité. Ce faisant, nous tentons de thématiser la problématique de la séparation ou de la « finitude métaphysique » que nous avons souligné, d’abord avec Sartre et Levinas, dans le deuxième chapitre, cette problématique qui s’avère cruciale pour notre projet d’esquisser une phénoménologie du devenir-autre. Les réflexions qui suivent feront plus précisément partie de ce que Barbaras appelle une métaphysique phénoménologique dont l’objet principal est – depuis Husserl, comme l’avons 1. Richir Marc, De la négativité en phénoménologie, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 2014, p. 178. 2. Pour autant que nous sachions, les deux auteurs ne se sont pas lus mutuellement (du moins n’ont-ils manifestement pas lu les ouvrages où la notion d’archi-événement a vu le jour et la notion de « moment » du sublime a été considérablement développée).

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La finitude métaphysique de l’existant chez Renaud Barbaras

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vu – la facticité originaire du pôle subjectif 3. Dans le cadre de cette métaphysique où s’inscrit également, du moins partiellement, la phénoménologie génétique de Richir, la discussion entre nos auteurs s’effectue tout d’abord par l’intermédiaire de la référence à Sartre qui forge, en s’efforçant d’éclairer l’origine du sujet, une théorie originale. En effet, lorsque Richir renonce à maintes reprises à décrire le contact archaïque de soi à soi (la conscience archaïque) comme un événement, et lorsque Barbaras est obligé de parler d’un archi-événement au sens singulier de la séparation du sujet d’avec ce qu’il appelle l’archi-mouvement ontologique, c’est sans aucun doute en référence aux passages de L’être et le néant où Sartre désigne la genèse du pour-soi à partir de l’en-soi comme « événement absolu » : « [L]e néant est ce trou d’être, cette chute de l’en-soi vers le soi par quoi se constitue le pour-soi. Mais ce néant ne peut “être été” que si son existence d’emprunt est corrélative d’un acte néantisant de l’être. Cet acte perpétuel par quoi l’en-soi se dégrade en présence à soi, nous l’appellerons acte ontologique. Le néant est la mise en question de l’être par l’être, c’est-à-dire justement la conscience ou pour-soi. C’est un événement absolu qui vient à l’être par l’être et qui, sans avoir l’être, est perpétuellement soutenu par l’être 4. »

Barbaras et Richir sont d’accord pour refuser le dogmatisme sartrien : après avoir décrit le « moment » du sublime comme un déluge de l’affectivité jusqu’à la pointe ultime qui engendre sa réflexion, Richir ajoute qu’ « il n’y a pas d’affectivité en soi – ce serait là un point de vue dogmatique 5 » ; Barbaras, de son côté, souligne l’incompréhensibilité phénoménologique de la tentative de l’en-soi de se fonder ainsi que l’existence 3. Barbaras Renaud, Dynamique de la manifestation, op. cit., p. 284. 4. Sartre Jean-Paul, L’être et le néant, op. cit., p. 115. 5. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 2010, p. 90.

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d’un cercle chez Sartre puisque « l’en-soi ne saurait donner naissance au pour-soi qu’à la condition d’être déjà pour soi 6 ». Ils sont donc d’accord sur la nécessité d’aborder le problème dans les strictes limites de la phénoménologie. Cependant, lorsqu’il s’agit d’élaborer leurs propres analyses quant à l’écart qui réside au cœur du sujet, Barbaras et Richir proposent des solutions à première vue différentes : tandis que le premier invente le terme d’archi-événement, le second refuse de parler d’événement quel qu’il soit. Dans ce qui suit, nous tenterons d’exposer aussi bien l’archiévénement de Barbaras que le « moment » du sublime de Richir, et ce, en vue de dégager une définition minimale de la subjectivité archaïque qu’ils partagent : un écart ou une différence minimale hors temps et hors espace qui permet à soi d’entrer en contact avec soi ou avec ce qu’il « phénoménalise » en tant que sujet intentionnel. De la sorte, nous dégagerons un espace phénoménologique (à savoir « le phénomène » correspondant à la définition partagée), dans lequel les deux descriptions pourront rejoindre les descriptions présentées dans les chapitres précédents, et par là compléter le champ dans lequel les auteurs contemporains discutent le problème du devenir de l’existence.

2. Un a priori de l’a priori husserlien Renaud Barbaras s’inscrit dans le champ de la phénoménologie par sa tentative d’élaborer l’a priori corrélationnel de Husserl. Depuis plus de vingt ans, il ne cesse de critiquer la corrélation husserlienne dans laquelle presque tout le poids de l’apparaître est porté par un des étants en relation – par le sujet ou plutôt par l’être absolu des vécus subjectifs qui assurent tout le rapport à l’objet transcendant, de jure pleinement 6. Barbaras Renaud, Dynamique de la manifestation, op. cit., p. 279.

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déterminable. Barbaras affirme que Husserl a trahi, par cette caractérisation, sa propre découverte phénoménologique, à savoir la donation par esquisses qui atteste de l’autonomie originaire du phénoménal et, par conséquent, de l’irréductibilité du problème de la perception au problème de la connaissance de l’objet 7. Dès lors, Barbaras tente de rendre compte de la corrélation correspondant à l’apparaître même, à la perception dont l’essence consiste dans une sorte de recul de l’apparaissant originaire qu’est le monde, dans sa profondeur ou sa distance ineffaçable. Il part donc de la corrélation husserlienne et en cherche les conditions transcendantales, se mettant donc en quête d’un « a priori de l’a priori 8 » husserlien. Autrement dit, en termes d’É. Bimbenet : « Si c’est cette corrélation qui est le vrai, et qui l’est indubitablement, alors quel mode d’être doivent posséder et le sujet de l’apparaître, et l’étant apparaissant 9 ?  » Voilà la question principale de Barbaras, celle qui ressurgit toujours à nouveau dans ses livres. Dans son Essai sur le sensible, il y répond et établit son programme pour la vingtaine d’années suivantes : il faut penser le sujet de la perception comme être vivant (sentant et mouvant) et le perçu comme monde 10. Comme en témoigne la donation par esquisses propre à la perception, à savoir une sorte de recul originaire de l’apparaissant, le propre du perçu réside en ceci qu’il transcende toute esquisse actuelle – le perçu n’apparaît certes que par elle mais il est aussi ce qui l’excède, la transcendance pure ou le monde au sens phénoménologique plus profond. Corrélativement, le mode d’être du sujet qui fait apparaître le monde toujours en retrait, comme ce qui se donne tout en nous échappant, doit être précisé. C’est la question directrice de Barbaras. 7. Barbaras Renaud, La perception. Essai sur le sensible, op. cit., p. 67-74. 8. Barbaras Renaud, Dynamique de la manifestation, op. cit., p. 7. 9. Bimbenet Étienne, « Le seul absolu, c’est la phénoménalité même », in Sommer Ch., Nouvelles phénoménologies en France, Paris, Hermann, 2014, p. 138. 10. Barbaras Renaud, La perception. Essai sur le sensible, op. cit., p. 76.

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L’élaboration systématique de cette tâche se trouve dans l’Introduction à une phénoménologie de la vie d’après laquelle le sujet de la corrélation avec le monde – un sujet qui à la fois appartient au monde et en diffère pour pouvoir le phénoménaliser – est un mouvement incessant vers le monde, il est le désir comme essence du vivre originaire au double sens d’un Leben et d’un Erleben, d’un être en vie (mouvement vivant) et d’une épreuve (la conscience) 11. Nous avons déjà vu chez Straus et Patočka (dont Barbaras est un lecteur attentif) qu’un tel sujet est loin d’être un sujet substantiel, un sujet clos sur lui-même : au contraire, par son mouvement, il s’enfonce dans l’altérité du monde qu’il fait paraître de telle manière que l’accès à ce qu’il vise en tant que désir (soit l’accès à un monde objet de son expérience actuelle, une sensation) l’exacerbe au lieu de l’apaiser, car ce qu’il vise vraiment (le monde de la relation continue, la transcendance comme telle) s’y dérobe, la présence du monde n’est qu’un défaut de présence 12. C’est seulement ainsi que le sujet devient intentionnel au sens de conscience d’objet : l’intentionnalité husserlienne est une modalité de l’intentionnalité originaire de la vie en tant qu’ouverture à la transcendance illimitée du monde 13. Pour pouvoir être sujet d’un étant apparaissant (d’un visible), le sujet doit être en mesure de synthétiser toutes les déterminations de l’étant et, comme l’étant appartient à la profondeur sensible du monde, comme il ne se donne qu’en esquissant, le sujet doit être un sujet en mouvement vers et dans le monde (dans l’invisible). On peut dire que le désir (terme déjà utilisé mais non pas élaboré systématiquement par Straus) est le sujet sentant de la « relation continue » (Straus) avec la totalité du monde non donnée et pourtant présent (Patočka) qui ne se réduit pas à ses 11. Barbaras Renaud, Introduction à une phénoménologie de la vie, op. cit., p. 255-256. 12. Cf. Barbaras Renaud, La vie lacunaire, op. cit., p. 68. 13. Cf. Barbaras Renaud, Introduction à une phénoménologie de la vie, op. cit., p. 236.

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actualisations sous la forme de telle ou telle ouverture du monde dans une sensation. Ainsi, le désir n’est qu’une autre description de l’existence incarnée qui n’a pas pour fil conducteur la question de l’être. Plus précisément, pour Barbaras, le Dasein est un étant pour qu’il y va du monde sensible dans son être. Il s’ensuit que ce qui s’appelle chez Romano « événement » ne peut être défini de la même manière dans le cadre du projet barbarassien : ce qui correspond à l’événement de Romano (un bouleversement de la totalité des possibles de l’existant) chez Barbaras, c’est une nouvelle ouverture du monde sensible ou une nouvelle donation du sens. L’existence est la vie. Toutefois, comme il s’agit du même « phénomène », la description de l’événement ne saurait trop en différer. Même Barbaras parle d’un « événement de l’apparaître 14 » et lorsqu’il décrit le sentiment empirique de l’amour, il indique la manière dont celui-ci nous transforme : « cette ouverture dont la portée transcende celle de mon monde, au sens des étants mondains familiers, va nécessairement de pair avec une forme d’effondrement de ce monde et donc avec une perte de ma consistance 15. » C’est cependant à cela (l’événement comme donation originaire du sens) que le rapprochement entre ces auteurs doit être limité. En cherchant à approfondir le projet de Heidegger à la lumière de l’événement, Romano se focalise sur l’événement en tant qu’il bouleverse l’existence et la fait devenir-autre et, 14. Cf. Barbaras Renaud, L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, op. cit., p. 43. 15. Barbaras Renaud, Le désir et le monde, op. cit., p. 226. Ajoutons cependant que Barbaras emploie le terme de sentiment avant tout pour désigner la dimension ontologique par laquelle la subjectivité appartient au monde malgré sa séparation. Dans le sentiment, la subjectivité, très proche de la conscience non-positionnelle de Sartre, est vidée et remplie par la matière du monde qui la « réveille » (au sens de ce que nous avons appelé la « deuxième naissance » de la subjectivité). Cf. Barbaras Renaud, Métaphysique du sentiment, op. cit., p. 177-195 ; Novotný Karel, « Le sentiment de la nature », manuscrit à publier dans Cuadernos di filosofía, dans la traduction espagnole de M. Larison.

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« Afin d’échapper à l’empirisme, affirme Barbaras en discutant non avec Romano mais avec Maldiney, il faudrait être en mesure de maintenir et de fonder une différence, aussi ténue soit-elle, entre l’ouverture et ce qu’elle ouvre, la réceptivité et ce qui est reçu, différence sans laquelle il n’y a ni ouverture, ni réceptivité. […] Ou bien l’ouverture ne se distingue pas de ce qu’elle ouvre, sinon après coup, de sorte que l’attente est constituée par ce qui la comble mais alors cela n’a plus aucun sens de parler de réceptivité, de sentir ou de dimension pathique et il serait plus conséquent d’assumer ce que nous pourrions nommer une forme d’empirisme événemential ; ou bien on prétend faire effectivement une théorie de la réceptivité et dévoiler l’essence du sentir mais il est alors requis de fonder la distinction entre l’ouverture et l’ouvert, l’attente et ce qui la comble, la réceptivité et ce qu’elle reçoit, bref que puisse être préservé quelque chose comme un sujet du sentir 16. »

Il faut d’abord remarquer que Maldiney ne soutient pas un tel empirisme. Comme nous l’avons vu, c’est avec l’idée d’ancrage­permanent qu’il évoque la différence subjective de ce 16. Barbaras Renaud, « L’essence de la réceptivité : transpassibilité ou désir », in Maldiney H. et al., Maldiney, une singulière présence, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 27-28. Néanmoins, nous avons souligné que l’existant chez Maldiney ne peut pas être réduit à la transpassibilité qui ne constitue qu’un des existentiaux. Voir chap. III. de ce livre.

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par conséquent, il ne thématise le sujet qu’à partir de cette épreuve. Barbaras quant à lui examine le mode d’être du sujet incarné qui est en mesure d’être ouvert à l’événement mais ne se réduit pas à cette capacité – il examine le mode d’être d’un sujet qui ne se réduit pas à ce qui lui arrive. Dans le deuxième chapitre, nous avons déjà vu que, même si le sujet sentant co-devient avec le monde, ils ne fusionnent jamais, ce qui était parfaitement décrit par Sartre dans l’idée de la conscience non-positionnelle ou par Levinas dans l’idée de séparation et de rapport entre l’intériorité et la vraie transcendance.

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qui lui advient. Tout le problème est alors de développer davantage cet aspect de la subjectivité, sa finitude essentielle (Marion), ce qui n’est pas le projet philosophique ni de Maldiney ni de Romano. En revanche, la tâche de Barbaras consiste à penser une réceptivité du sujet sentant qui ne prend pas la forme d’une anticipation ou d’un projet mais qui est ouverte aux événements dont parle Romano et ne se rabat pourtant pas sur ce qu’elle reçoit. Et c’est exactement ce qui caractérise le désir : le sujet sentant conçu comme désir ne saurait être réduit à ce qui lui arrive car il est en « relation continue » avec le monde auquel il appartient ; ce qui satisfait provisoirement le désir (un événement ouvrant un monde) ne fait qu’intensifier son mouvement vers le monde. C’est précisément la raison pour laquelle nous nous sommes tournés vers Barbaras, car il permet d’interpréter autrement le « phénomène » compris par la notion d’histoire personnelle ou celle de naissance, qui désigne chez Romano et Marion la différence vis-à-vis du monde au cœur du sujet. C’est ainsi que Barbaras pourrait élucider ce que nous avons évoqué chez Romano comme problématique : le rapport entre les capacités corporelles et existentiales, c’est-à-dire le rapport entre l’incarnation du sujet et l’événement de l’apparaître – le rapport entre le devenir (du sentir) et l’événement.

3. L’archi-mouvement Sous le nom de désir, Barbaras dépasse tous les concepts équivoques de l’être visant à articuler un objet à un sujet différent ou indépendant dans une certaine mesure de cet objet (Husserl), mais il déborde en même temps tous les concepts univoques décrivant leur sphère d’appartenance (MerleauPonty). Le désir signifie les deux à la fois parce qu’il consiste dans la détermination transcendantale du mode d’être du sujet à partir du mouvement (corrélationnel) de l’apparaître même – à partir de l’unité originaire de la Vie. Le sujet fait donc bien face à un objet comme c’est le cas de la perception

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(je vois un ordinateur ; je touche une table) mais, en tant que vivant, en sentant et se mouvant, il transcende en même temps le plan de la perception et se situe au monde au sens de la transcendance ou fond de toute perception (il y a une communication profonde entre moi et le monde par le sentir qui me permet de passer spontanément entre plusieurs perceptions actuelles mentionnées et toutes les autres). Cela revient à dire que le sujet ne saurait constituer à lui seul ce dont il est le lieu d’apparaître. Bien au contraire, tout ce qui apparaît ou peut apparaître provient selon Barbaras du monde en tant que transcendance ou Fond indifférencié auquel le sujet participe par l’intermédiaire de son mouvement désirant 17. Autrement dit, les événements de l’apparaître (faisant nous percevoir les choses de manière différente) font partie d’un procès plus large dont le vrai sujet est la Vie originaire : l’archi-mouvement du monde. Si, au début de notre réflexion, nous avons inféré de la nature phénoménologique du monde celle du sujet, nous sommes maintenant autorisés (selon Barbaras), du fait de l’appartenance ontologique du sujet au monde dans la corrélation, à déterminer de plus près le mode d’être du monde à partir de celui du sujet. Étant entendu que le sujet est un mouvement insatiable, l’horizon auquel il aspire doit également être d’ordre dynamique – le désir n’y trouvant aucun repos 18 : « Nous sommes au monde par notre désir, sans doute dans le monde des étants par notre corps objectif, mais nous sommes d’abord du monde en tant que notre propre mouvement s’inscrit dans le procès de venue à soi du monde (mondification) et en provient 19 ». Cela revient à dire que la transcendance comme telle du monde doit être pensée « dynamiquement comme une puissance, la puissance qu’ont les choses d’advenir, 17. Cf. par ex. Barbaras Renaud, Introduction à une phénoménologie de la vie, op. cit., p. 340-352. 18. Barbaras Renaud, Le désir et le monde, op. cit., p. 133-143. 19. Barbaras Renaud, La vie lacunaire, op. cit., p. 91.

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puissance où elles puisent leur mouvement d’advenir. Mais en tant que puissance nue, qui n’est assigné à rien de délimité, l’Ouvert est pur appel ou pure attente, l’imminence de tout ce qui peut survenir, c’est-à-dire l’imminence comme être 20 ». Par cette citation, nous faisons intervenir Heidegger et Maldiney : l’Ouvert est la vérité du sentir en tant qu’il s’agit de la source (aucunement statique d’après Barbaras) du co-devenir du sujet et du monde, de la source des événements qui font co-naître ces deux pôles de la corrélation. On ne peut donc envisager l’Ouvert autrement que comme ouverture du monde de notre existence à la transcendance, comme puissance non donnée du monde donné, soit une puissance inaccessible qui domine ce champ phénoménal là-devant moi dans laquelle je m’inscris par mes mouvements. C’est pourquoi Barbaras dit que « plus profondément que l’Ouvert et le monde, il y a cette tension originaire dont ils procèdent comme ses pôles à la fois antagonistes et solidaires, cette déchirure par laquelle le monde vient contenir ou circonscrire l’Ouvert et en laquelle l’Ouvert luit comme cet en-deçà du monde où le monde s’enracine, l’Espace de son espace 21 ». Et c’est justement pour élucider davantage cette tension que Barbaras forge le concept d’archi-mouvement : le sujet rapporte le monde à l’Ouvert en désirant (à travers son propre mouvement) un autre mouvement qui se déroule à un niveau supérieur de la manifestation, un archi-mouvement de la délimitation des étants de notre expérience actuelle à partir du Fond indifférencié, soit l’archi-mouvement du monde, ou pour le dire autrement le mouvement qui, en raison de la transcendance du monde, doit dépasser, malgré leur parenté, celui du sujet 22. Quand Barbaras dit que « cet archi-mouvement de la physis n’est autre 20. Barbaras Renaud, Introduction à une phénoménologie de la vie, op. cit., p. 238. 21. Ibid., p. 249. 22. Cf. Barbaras Renaud, La vie lacunaire, op. cit., p. 152-153 ; Barbaras Renaud, Métaphysique du sentiment, op. cit., p. 27-34.

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que le mouvement même de l’apparaître 23 », il ne peut pas le caractériser plus clairement : l’archi-mouvement n’est rien d’autre que le mouvement de la corrélation entre le sujet et le monde en tant que comprenant le côté nocturne du monde qui fait devenir-autre la corrélation, c’est-à-dire qui comprend « une sorte d’excès interne de l’apparaître qui est inhérent à sa dimension d’insatisfaction 24 » (l’insatisfaction du désir aussi bien que celle de l’archi-mouvement ; du point de vue ontologique, ils ne sont qu’un mouvement). Il est donc clair que le devenir-autre est intrinsèquement lié à cette insatisfaction au cœur du mouvement ontologique de l’apparaître. C’est cette insatisfaction qui témoigne de la séparation subjective qu’il faut maintenant thématiser.

4. L’archi-événement Si nous avons bien découvert la base ontologique de la manifestation, l’archi-mouvement du monde, ceci n’est qu’un premier pas, tant il est vrai que la phénoménologie basée sur la corrélation ne saurait coïncider avec l’ontologie : « Si nous en restions là, nous courrions le risque de faire basculer la phénoménologie du côté d’une philosophie de la nature et d’abandonner la perspective corrélationniste au profit d’une position moniste. Or, à ce niveau, s’il y a déjà de l’apparaître […] il n’y a pas encore de destinataire de l’apparaître et donc pas d’écart entre un pôle transcendant et un pôle subjectif, écart sans lequel on ne peut parler de la corrélation 25. »

23. Barbaras Renaud, La vie lacunaire, op. cit., p. 151. 24. Barbaras Renaud, Introduction à une phénoménologie de la vie, op. cit., p. 358. 25. Barbaras Renaud, Dynamique de la manifestation, op. cit., p. 270.

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Il est clair qu’un destinataire de l’apparaître, un sujet, est toujours déjà là quand on a comme point de départ la corrélation de l’expérience et du monde. Si Barbaras écrit qu’il n’existe pas encore, c’est parce qu’il l’a réduit pour pouvoir découvrir ce qu’il partage avec le monde, soit l’archi-mouvement auquel le sujet en tant que désir participe (et c’est comme si, dans ce mouvement, il annulait sa différence vis-à-vis du monde). Mais si l’appartenance et la différence sont pour ainsi dire au même niveau ou de même rang 26, si toute expérience se caractérise par la corrélation du donné subjectif et du monde apparaissant, il faut en conclure que la séparation du sujet et du monde accompagne toujours déjà l’archi-mouvement. Le fait que le sujet « s’oppose » au monde est aussi ancien que le monde lui-même 27 ; il en va là des deux aspects inséparables de la corrélation phénoménologique. Il s’ensuit que, tout comme la notion ontologique de chair ne suffit pas à rendre compte de la corrélation (de l’équivocité de la chair), on n’achève pas l’élaboration de l’a priori corrélationnel (d’un a priori de l’a priori) en parlant de l’archi-mouvement : il est « impossible de parcourir en sens inverse le chemin qui nous a conduit à l’archi-mouvement » et de montrer la naissance de la différence (du sujet) au sein de celui-ci 28. La différence doit procéder de la profondeur métaphysique du monde car elle « affecte l’archivie mais ne lui appartient pas 29 ». Barbaras ne prétend pas éclairer son statut dans une métaphysique au sens classique. Sa métaphysique s’occupe de la différence au cœur du sujet en tant qu’elle est le minimum que l’on doit supposer pour l’explication de la corrélation phénoménologique 30. La question se pose donc ainsi : Comment penser la différence du sujet au sein de l’archi-mouvement dont elle ne provient pourtant 26. Ibid., p. 256. 27. Barbaras Renaud, Le désir et le monde, op. cit., p. 160. 28. Cf. Barbaras Renaud, La vie lacunaire, op. cit., p. 20 et 155. 29. Ibid., p. 157. 30. Barbaras Renaud, Dynamique de la manifestation, op. cit., p. 299.

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pas ? Comment penser un écart qui ne compromettrait pas le mouvement ontologique 31 ? Comment envisager l’écart qui est toujours déjà là, et à la faveur duquel le monde se donne comme son propre avenir 32, c’est-à-dire l’écart qui fait devenir-autre l’existence en la subordonnant aux événements de l’apparaître ? C’est comme si le mouvement du monde se séparait de lui-même parce qu’il s’agit d’intégrer dans le mouvement de l’apparaître son centre qu’est le destinataire de l’apparaître qui s’oppose à lui (comme une conscience non-thétique de Sartre) et le fait paraître : l’archi-mouvement du monde se donne à quelqu’un, le mouvement de la Vie ou de l’intentionnalité originaire est enfin l’intentionnalité au sens husserlien, la donation du monde passe par l’herméneutique effectuée par le sujet essentiellement fini dont parle Marion. L’ouverture du sujet à la transcendance est toujours déjà « refoulée » : le mouvement du désir vers le monde n’est qu’un aspect du désir et ce dont il retourne maintenant, c’est de sa séparation irrémédiable avec le monde 33. En bref, on doit expliquer ce qui correspond – dans le mouvement de l’apparaître – à ce que Barbaras appelle le deuxième degré de la manifestation, soit la manifestation en tant que dévoilement par le sujet de ce qui est produit par le monde dans le premier degré de la manifestation (par l’archi-mouvement). Si l’archi-mouvement est tout le mouvement, s’il est ontologique, on ne peut penser un mouvement qui en diffère (à savoir l’écart subjectif mentionné) que comme une privation ou une limitation de l’archi-mouvement même 34, soit comme un mouvement dans l’archi-mouvement du monde, c’est-àdire comme un archi-événement métaphysique 35. Sur ce point 31. Cf. Barbaras Renaud, La vie lacunaire, op. cit., p. 106. 32. Cf. Barbaras Renaud, Dynamique de la manifestation, op. cit., p. 325-326. 33. Cf. Barbaras Renaud, La vie lacunaire, op. cit., p. 124. 34. Barbaras Renaud, Dynamique de la manifestation, op. cit., p. 245. 35. Cf. ibid., p. 256.

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Barbaras semble se rapprocher, encore une fois, de la théorie sartrienne 36 : la différence propre au pôle subjectif (pour-soi sartrien) est également pensée comme la négation du mouvement ontologique. Or, malgré l’apparence et comme le souligne Barbaras lui-même, le rapprochement entre les auteurs n’est que formel. Comme nous l’avons déjà affirmé, l’acception sartrienne du terme clé de « l’événement absolu » demeure dogmatique. Ce qui nous intéresse ici, dans notre enquête relative aux couches archaïques de la subjectivité, c’est la manière dont Barbaras confère avec le terme d’archi-événement un sens plus phénoménologique à l’événement absolu de L’être et le néant. Comme nous l’avons déjà dit, aux antipodes de Sartre, Barbaras refuse de penser le pour-soi comme procédant d’une tentative de l’en-soi pour se fonder. Car, dans une perspective strictement phénoménologique, l’événement ne saurait être ontologique, il faut tenir compte de sa nécessaire extériorité par rapport à l’ontologique. Même s’il affecte l’archi-mouvement ontologique, il n’en relève toutefois pas. Comme nous l’avons déjà souligné, l’ontologique et le métaphysique sont au même niveau ou de même rang, le fait que le sujet « s’oppose » au monde est aussi ancien que le monde lui-même. Il est donc clair que Barbaras emploie le terme d’événement de manière singulière par rapport à l’histoire de la philosophie, y compris la phénoménologie de Maldiney et Romano : 1) l’archi-événement n’est qu’un mouvement affectant iné­luc­ta­ blement le mouvement du monde (infléchissant son cours) mais n’en procédant pas – il ne vient de nulle part (c’est pourquoi l’archi-événement doit être métaphysique, mais pas du tout au sens de la métaphysique classique 37) ; 2) étant donné qu’il

36. En nous référant à la préface de R. Barbaras, ajoutons cependant que la première source de cette notion d’archi-événement est l’idée d’individuation première du monde et d’expulsion hors de la totalité, qui caractérise selon Patočka l’avènement de l’existence humaine. Cf. p. 12-13 de ce livre. 37. Barbaras Renaud, La vie lacunaire, op. cit., p. 157.

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a lieu, il ne s’agit pas d’un pur néant 38 ; 3) puisqu’il n’est pas du côté de l’ontologique, de l’essence (au sens classique) des choses déterminées dans l’archi-mouvement 39, l’événement ne peut se produire qu’une fois 40 ; 4) l’objection selon laquelle ce qui surgit une fois ne saurait être à la source de ce qui surgit de manière réitérée (des expériences concrètes subjectives) n’est pas valable puisque la temporalité n’existe pas à ce niveau de la description 41 et puisque l’archi-événement affecte l’archimouvement dans toute sa portée (nous y reviendrons). Toute la difficulté de la démarche de Barbaras consiste en ceci qu’il entend thématiser à l’aide de deux termes nécessairement abstraits n’ayant rien en commun, le mouvement corrélationnel concret (soit le mouvement du désir, de la corrélation) dans lequel tous deux, l’archi-mouvement et l’archi-événement, s’entrelacent sans cesse. Si Barbaras parle d’archi-événement, c’est justement en raison de son interrogation relative au mode d’être du sujet de la perception (de la corrélation phénoménologique) : l’archi-mouvement n’est qu’un des deux aspects du sujet et il faut par conséquent chercher le deuxième pour pouvoir déterminer complètement le mode d’être du sujet. En d’autres termes, si Barbaras s’efforce de nommer la différence du sujet depuis l’archi-mouvement (l’événement n’est qu’un mouvement dans l’archi-mouvement), c’est parce que dans le sujet l’archi-mouvement ontologique « rencontre » l’archi-événement. L’archi-événement peut être nommé « événement » puisqu’il affecte malgré tout l’archimouvement de telle sorte qu’il constitue le deuxième aspect d’un seul être : le mouvement du désir, appartenant à l’archimouvement ontologique du monde, est insatiable en raison de l’archi-événement métaphysique de la séparation. Et dans cette perspective ancrée dans une phénoménologie moniste 38. Barbaras Renaud, Métaphysique du sentiment, op. cit., p. 80. 39. Barbaras Renaud, Dynamique de la manifestation, op. cit., p. 270. 40. Ibid., p. 288. 41. Ibid., p. 260.

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au sein de laquelle l’archi-mouvement du monde est tout le mouvement, et où tout mouvement différant en quelque sorte de celui-ci doit être pensé comme sa négation, c’est-à-dire à partir de lui, il est absolument légitime de parler d’un mouvement dans l’archi-mouvement, à savoir de l’archi-événement. Le problème à première vue insoluble de Barbaras, soit la recherche d’un concept qui saurait articuler la différence du sujet tout en conservant le sol d’appartenance qu’est l’archimouvement – sol qui n’a rien à voir avec la différence du sujet – trouve donc la solution suivante : dans le cadre d’une phénoménologie moniste, on peut parler d’un événement au sens singulier de l’archi-événement. Ainsi, si la tâche de la phénoménologie consiste à élaborer l’a priori universel de la corrélation entre la conscience et le monde, on peut dire que l’œuvre de Barbaras l’accomplit dans toute sa portée. La cosmologie et la métaphysique nous expliquent suffisamment comment le sujet peut faire apparaître le monde, c’est-à-dire comment il appartient au monde sans que leur différence évidente et incontournable pour le rapport phénoménalisant ne soit compromise. Cette recherche acharnée de la logique de la corrélation est ce qui distingue Barbaras de Maldiney, Romano et Marion qui se focalisent plutôt sur l’infinie finitude du sujet, c’est-à-dire sur son aspect ontologique, sur son ouverture à la transcendance du monde (même si Marion, lui aussi, thématise le sujet comme « essentiellement fini »). Barbaras, de son côté, thématise la finitude du sujet comme un mouvement positif ou autonome qui ne saurait être réduit à sa relation avec la transcendance (même s’il constitue le point de départ de toute rencontre de la transcendance), comme chez Sartre ou Levinas, sauf que Barbaras ne décrivait pas d’abord la séparation comme un événement de l’hypostase ou de la position du corps (ce qui change avec la publication de son dernier livre sur l’appartenance dont nous parlerons plus tard). Il est bien vrai, nous dit Barbaras dans sa Dynamique de la manifestation, que le sujet doit avoir un corps pour que son mouvement soit effectif mais ce mouvement ne peut pas se

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réduire au déplacement du corps dans le monde. En effet, nous avons dit que l’archi-événement, en tant que naissance du sujet, était étranger à l’archi-mouvement de la production des étants y compris celle du corps objectif. Cela signifie que le sujet est un mouvement à la fois corporel (appartenance) et psychique (différence), soit un mouvement qui apparaît comme un mélange entre l’archi-mouvement et l’archi-événement au sein de l’unité de la Vie 42. Néanmoins, dans la mesure où Levinas ne parle pas du corps objectif mais de son poids, de sa matérialité pure qui constitue la base d’un centre « psychique », il s’avère qu’il envisage un concept plus originaire du corps qui est en réalité parfaitement compatible avec l’archi-événement ; il semble parler du corps en tant que « point zéro » décrit par Husserl : « Le corps propre possède alors, pour l’ego qui lui appartient, ce trait distinctif, unique en son genre, qu’il porte en soi le point zéro de toutes ces orientations. L’un des points de l’espace qui lui appartiennent, fût-ce même un point qui n’est pas effectivement vu, est constamment caractérisé sur le mode de l’“ici” central ultime, à savoir d’un ici qui n’en a aucun autre en dehors de soi par rapport auquel il serait un “là-bas”. De la sorte, toutes les choses du monde environnant possèdent leur orientation par rapport au corps propre, tout comme en effet toutes les expressions de l’orientation commandent un tel rapport […] j’ai toutes les choses en face de moi, elles sont toutes “là” – à l’exception d’une seule, précisément de mon corps, qui est toujours “ici” 43. »

Il semble donc que c’est le corps dans sa matérialité qui constitue la base de la subjectivité la plus primitive et la plus 42. Cf. Barbaras Renaud, Dynamique de la manifestation, op. cit., p. 310-311. 43. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre second, Recherches phénoménologiques pour la constitution, op. cit., p. 223-224.

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archaïque 44 correspondant à la subjectivité née de l’archiévénement (la subjectivité en tant que point zéro ou opposition vis-à-vis du monde). Étant donné que l’archi-mouvement est – de manière similaire – un mouvement lié à un aspect du corps, plus précisément au corps « propre » du sujet sentant qui s’enfonce par son mouvement dans le monde, il semble que l’on pourrait trouver un élément commun à ces deux conditions transcendantales abstraites du devenir-autre de l’existence (l’archi-mouvement et l’archi-événement) en prenant en considération le mouvement effectif du sujet corporel. Autrement dit, pour avancer dans notre recherche sur le devenir de l’existence, nous devons élucider davantage le concept d’archi-événement (qui ne va pas du tout de soi) puis le rôle du corps au sein de celui-ci, ce qui constitue le sujet principal du dernier livre de Barbaras ainsi que de nombreux écrits de Richir. Revenons d’abord à la notion d’archi-événement censée être au cœur de la finitude « essentielle » du sujet. Nous devons formuler la question suivante : si, pour décrire de manière pertinente un aspect de la corrélation, il faut conférer ainsi à l’événement un sens singulier (l’archi-événement) qui diffère largement tant de l’usage ordinaire du terme que de son usage phénoménologique, ne vaudrait-il pas mieux utiliser un tout autre terme ? Si l’on y regarde de plus près, il semble que la raison principale qui a conduit Barbaras à parler d’archiévénement peut être mise en question même dans le cadre de sa phénoménologie élaborée à partir de la corrélation. Comme nous l’avons indiqué plus haut, la notion d’archi-événement est forgée à partir de celle d’archi-mouvement (l’événement n’est qu’un mouvement dans le mouvement), même s’ils 44. Comme l’écrit R. Bernet : « “Ici” est la marque qui fait de cette chose mon corps, “ici” est le nom de la subjectivité la plus primitive et la plus charnelle. » Bernet Rudolf, Force – Pulsion – Désir, Une autre philosophie de la psychanalyse, Paris, Vrin, 2013, p. 311. Cf. Novotný Karel, Relevance subjektivity, Tělo a duše z hlediska fenomenologie afektivity, op. cit., p. 95-102.

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n’ont rien en commun. Il semble pourtant que, dans le cadre d’une phénoménologie strictement corrélationniste plutôt que moniste (qui est celle de Barbaras), on ne puisse rabattre la différence subjective sur un mouvement dans le mouvement (dans l’archi-mouvement). Autrement dit, il s’avère que, d’un autre point de vue que celui de l’archi-mouvement, on n’est pas obligé de parler d’événement : le pôle subjectif est un fait de la phénoménologie, le sujet accompagne toujours déjà le contenu de son expérience (le contenu créé dans le processus de l’archi-mouvement). Le noyau phénoménologique de l’archi-événement n’est qu’un archi-fait du mouvement subjectif toujours déjà accompagnant le mouvement cosmologique – une description que l’on peut également trouver chez Barbaras 45. Mais alors, si l’utilisation du terme d’archi-événement ne va pas complètement de soi, et ce, même dans le cadre de la phénoménologie corrélationniste, ne vaudrait-il pas mieux utiliser un tout autre terme, correspondant mieux au « phénomène » qu’il est censé décrire ? Marc Richir, explorant les profondeurs de la corrélation en poursuivant le mouvement du phénomène conçu comme rien que phénomène, répond affirmativement et élabore sa propre théorie dont la naissance de la subjectivité fait partie – la théorie du « moment » du sublime.

45. Barbaras Renaud, Dynamique de la manifestation, op. cit., p. 285-290.

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VII

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1. La refonte de la phénoménologie transcendantale Même si Marc Richir avance différemment de Renaud Barbaras, on trouve aussi au cœur de sa phénoménologie un certain excès non-objectif lié en dernière instance à la position de la phénoménologie entre l’immanence et la transcendance, qui se présente chez Richir sous la forme d’un dualisme entre l’affectivité schématisée d’un côté et la transcendance absolue de l’autre. Certes, à la différence de Barbaras, Richir renoue étroitement avec la perspective transcendantale de Husserl, laquelle semble n’avoir rien à voir avec le monisme du mouvement cosmologique dans lequel s’inscrit la subjectivité chez Barbaras. Mais il faut toute de suite ajouter que Richir dépasse Husserl d’une manière similaire à celle de Barbaras : les deux philosophes cherchent « un a priori derrière l’a priori de Husserl » et arrivent à des descriptions de l’existence similaires. La phénoménologie de Richir est transcendantale en tant qu’elle ne se focalise pas sur tel ou tel phénomène intentionnel mais sur ce qui fait que le phénomène apparaît, c’est-à-dire sur le procès

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Le contact de soi à soi dans le « moment » du sublime chez Marc Richir

Le devenir-autre de l’existence

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pré-intentionnel de phénoménalisation 1. De plus, comme nous le verrons plus tard, Richir situe, lui aussi, le cœur de l’apparaître non pas dans l’ego transcendantal mais dans le mouvement incessant de la subjectivité vers la transcendance inappropriable du monde. Plus précisément, la phénoménologie de Richir, inspirée par les jugements réflexifs de Kant, tente une réflexion transcendantale sans qu’aucun concept pré-donné (y compris ceux d’ego transcendantal ou d’être) ne détermine par avance le procès de la phénoménalisation 2. La tâche consiste donc à élaborer une phénoménologie génétique en un sens plus radical que celui de Husserl, à plonger dans les profondeurs du non-donné et à décrire les phénomènes comme rien que phénomènes, c’està-dire comme des procès impersonnels d’auto-génération ou d’auto-formation du sens (sens se faisant, Sinnbildung) se déroulant dans la sphère pré-immanente de la conscience transcendantale 3. Or, s’il est ainsi possible de renouer avec ce que nous venons de dire de l’œuvre de Barbaras, il semble impossible de renouer avec celle de Marion : Richir parle explicitement du « non-donné ». En effet, à première vue, il semble qu’un projet essayant de rattacher la phénoménologie de Richir à celui de Marion soit voué à l’échec. Certes, Marion s’efforce, lui aussi, d’élargir le concept de phénoménalité élaboré par Husserl et Heidegger, et ce, par le biais de la donation en tant qu’expression la plus pertinente du « soi » du phénomène, mais il semble que Richir va encore plus loin et avance jusqu’à la 1. Cf. Schnell Alexander, « Beyond Husserl, Heidegger, and MerleauPonty: The Phenomenology of Marc Richir », Symposium, Canadian Journal of Continental Philosophy, no 1, 2016, p. 213-214, 226. 2. Richir Marc, Phénomènes, temps et être/Phénoménologie et institution symbolique, op. cit., p. 15 ; Richir Marc, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit., p. 22. 3. Richir Marc, Phénomènes, temps et être/Phénoménologie et institution symbolique, op. cit., p. 13-14 ; Richir Marc, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 24.

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couche la plus profonde où il est possible, toujours phénoménologiquement, de décrire ce « soi » – et cela beaucoup plus radicalement que Marion. En effet, Richir veut saisir le phénomène comme rien que phénomène, dépasser tout ce qui est lié à la conscience et rechercher le niveau pré-immanent ou pré-intentionnel où seul peut se tracer la logique propre du phénomène, ce que Richir lui-même exprime de manière provocatrice par sa reformulation du principe marionien. Pourtant, une fois que l’on a dégagé les phénomènes cachés derrière deux descriptions à première vue différentes, il semble que dans le principe richirien « d’autant plus de réduction, d’autant moins de donation 4 » ou « autant de non-donation que de donation 5 », c’est plutôt une fausse contradiction qui s’exprime. Lorsque Richir affirme que le transcendantal (le phénomène comme rien que phénomène) n’est pas donné, cela signifie qu’il n’existe pas de « point de vue auquel on puisse s’installer pour “voir” quelque chose 6 », parce que le phénomène est toujours plus ce qu’il est en tant que déterminable, et cela correspond bien à l’acception du terme de donné reposant sur la donation. De plus, le donné marionien, comme nous l’avons vu, ne constitue aucune identité abstraite, il est par contre largement indéterminé à cause du pli de la donation. Si Richir s’intéresse aux indéterminités dans la profondeur du phénomène (à la phénoménalisation du phénomène), il faut dire que c’est justement ce processus qui est traité chez Marion par le terme de donation. Être donné ne signifie pas être disponible d’emblée à la pensée même si demeure valable le fait que « quelque chose » soit donné, que nous nous trouvons 4. Richir Marc, « Intentionnalité et intersubjectivité, commentaire de Husserliana XV (pp. 549-556) », in Janicaud D., L’intentionnalité en question, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 1995, p. 154 ; Richir Marc, « Qu’est-ce qu’un phénomène ? », op. cit., p. 447. 5. Richir Marc, La crise du sens et la phénoménologie, op. cit., p. 188. 6. Richir Marc, « Intentionnalité et intersubjectivité, commentaire de Husserliana XV (pp. 549-556) », op. cit., p. 154.

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dans la situation après un coup de dés. De même, comme nous le verrons tout à l’heure, nous pouvons trouver chez Richir, dans la partie toujours concrète de la diastole du langage une sorte d’équivalent du donné – malgré sa grande instabilité. Les deux auteurs se focalisent donc sur l’excès du phénomène qui se trouve au centre de l’intérêt de toute la phénoménologie contemporaine française. On peut dire qu’on a affaire chez Richir, au sein d’une phénoménologie métaphysique 7, d’une élaboration possible et radicale de la notion ultime de Marion, d’une recherche sur la logique de la donation qui ne se manifeste pas (intentionnellement) : tandis que Marion définit le phénomène comme le donné avec le pli de la donation, Richir le définit purement comme la donation (même s’il n’utilise pas ce terme) 8. 7. Alexander Robert, Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc Richir, Grenoble, Millon, 2013, p. 30. 8. Nous contestons donc l’interprétation fréquente qui oppose nettement Richir à Marion. Cf. par exemple Schnell Alexander, « La refondation de la phénoménologie transcendantale chez Marc Richir », Eikasia. Revista de Filosofia, no 34, 2010, p. 367 ; Alexander Robert, Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc Richir, op. cit., p. 53 ; Novotný Karel, O povaze jevů, Úvod do současné fenomenologie ve Francii, Červený Kostelec 2010, Pavel Mervart, p. 324. Il nous semble que l’on peut relever au moins deux malentendus qui mènent Richir lui-même à polémiquer avec Marion : 1) le premier malentendu concerne la réduction car, chez Marion, il ne s’agit plus d’une méthode au sens husserlien, mais plutôt d’une contre-méthode (et Richir ne conteste pas que l’on ait besoin d’une méthode radicalisée pour pouvoir découvrir le « soi » du phénomène) ; 2) le deuxième malentendu concerne les notions de saturation et de donné car, comme nous l’avons déjà indiqué, chez Marion, elles ne référent à rien de stabilisé, bien au contraire. La conséquence en est cependant que l’on pourrait discuter de la pertinence de cette notion et c’est là que nous nous situons du côté de Richir. Il est vrai, comme le formule F. Forestier, que Richir, à la différence de Marion, préfère parler d’écart plutôt que d’excès mais même chez Richir on peut trouver un contenu pour ainsi dire « positif » de la mobilité originaire : à la fuite infinie de la transcendance absolue s’ajoute la transcendance « physicocosmique » qui apparaît ou est en quelque sorte donnée (quoique seulement en marge de l’expérience) sous la forme de multiples phénomènes-de-mondes

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Richir nous permet d’avancer dans la recherche relative au devenir de l’existence par sa refondation de la phénoménologie transcendantale de Husserl. Toute la difficulté de la démarche de Husserl consiste en ceci qu’il échappe au psychologisme tout en en conservant l’essentiel déformant le procès de la phénoménalisation, c’est-à-dire la forme même avec ses points de stabilité, soit le « découpage symbolique du monde en étants, objets de la conscience » ou « une organisation téléologique de la contingence des apparitions 9 ». En effet, comme nous l’avons vu, Husserl décrit la structure de l’a priori corrélationnel comme ego – cogito – cogitatum ; l’apparaître est décrit comme la constitution des objets dans les actes de l’ego transcendantal 10. Dans le chapitre portant sur Husserl, nous avons déjà parlé de la critique richirienne : le procès de la formation du sens ne débouche pas sur une corrélation dans laquelle le sens serait constitué comme une unité noématique par un acte intentionnel de la conscience. Le sens n’est pas un objet intentionnel et n’est pas situé dans le « maintenant » momentané pas plus qu’il n’est pas ce maintenant lui-même. Le sens des phénomènes est un procès qui doit être pensé comme intervalle entre rétentions et protentions (au sens de Husserl) et qui ne saurait être décrit comme un flux uniforme et monotone de « points-limites » (« de maintenants ») dans le temps interne de la conscience 11. Le temps ne se dirige pas du passé vers l’avenir mais se temporalise dans la « présence sans présent assignable » où les deux dimensions temporelles composés des concrétudes phénoménologiques en concrescence. Cf. Forestier Florian, « The phenomenon and the transcendental, Jean-Luc Marion, Marc Richir, and the issue of phenomenalization », op. cit., p. 394. 9. Richir Marc, « Qu’est-ce qu’un phénomène ? », op. cit., p. 441. Cf. Richir Marc, Phantasia, imagination, affectivité, op. cit., p. 228 ; Richir Marc, Phénomènes, temps et être/Phénoménologie et institution symbolique, op. cit., p. 29-30. 10. Voir chap. I de ce livre. 11. Richir Marc, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit., p. 20-21. Cf. p. 62-64 de ce livre.

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s’entrecroisent. Dans toute expérience (Erlebnis) présente du sens, il y a un excès du procès de phénoménalisation qui se manifeste phénoménologiquement par des événements de sens capables de reconfigurer ce qui se donnait dans le procès jusqu’à présent, et de faire se mêler toutes les descriptions particulières d’expériences avec les descriptions de toutes les autres expériences 12. En d’autres termes, pour Richir, l’objet propre de la phénoménologie n’est pas la corrélation de deux pôles abstraits (la conscience et le monde) mais plutôt ce qui se déroule entre eux, leur unité concrète, le tout concret d’une noèsis et d’un noema, mais aussi de la hylè qui fait de l’unité noético-noématique un événement : « Ce qui intéresse Husserl, c’est l’acte de viser un objet. Mais dans cet acte, il y a toujours non seulement une noèsis et un noema, mais aussi de la hylè. Dès lors, le vécu en quoi consiste proprement le phénomène, c’est le tout concret des trois. […] cela signifie que les parties sont indissociables du tout, et que le tout est toujours plus que la somme des parties 13. »

En bref, le niveau de la chose même, c’est-à-dire de la base phénoménologique – soit les concrétudes phénoménologiques qui se trouvent au cœur même de la corrélation husserlienne, le jeu entre ses pôles – ce niveau est en mouvement incessant, inachevé ; la Sinnbildung est un processus anonyme et dynamique parce que le rapport du sens à lui-même caractérise la « distorsion originaire » par laquelle le sens est toujours plus que tout sens déterminable (intentionnel). Il y a toujours un excès indéterminé et, par conséquent, il ne s’agit pas d’un rapport d’identité ; le sens est toujours à la recherche de soi-même.

12. Cf. Richir Marc, Le corps: Essai sur l’intériorité, op. cit., p. 71 13. Richir Marc, L’écart et le rien, conversations avec Sacha Carlson, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 2015, p. 93.

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La tâche principale de la phénoménologie est donc selon Richir la surveillance de ce mouvement des instabilités. À la différence de la musique ou de la poésie, qui l’assure par la fluidité des mots 14, la phénoménologie n’a d’autre moyen d’y parvenir qu’une langue philosophique spécifique, c’est-à-dire l’architectonique : le procès du sens se faisant sous-tendant l’intentionnalité de Husserl, n’est pas un pur chaos, il est descriptible à l’aide de distinctions entre plusieurs couches architectoniques. C’est le jugement réflexif susmentionné qui décrit les registres architectoniques comme des champs de possibilité guidés par des lois que l’on peut formuler 15. Le registre est un système de coordonnées ou « une certaine façon qu’ont les phénomènes de se phénoménaliser, une certaine façon que la pluralité phénoménologique a de se lier, en une certaine structure temporelle, spatiale, etc 16. », à ceci près que ces façons sont irréductibles l’une à l’autre, ce qui empêche de les unifier dans le cadre d’une eidétique universelle 17. La raison fondamentale en est que le registre de la base phénoménologique, le procès dont nous avons parlé, même s’il se trouve transposé et déformé dans le registre de l’intentionnalité, demeure transpassible et ses possibilités transpossibles au sens que Maldiney confère à ces deux termes 18. Et c’est justement 14. Cf. Richir Marc, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p.  100 ; Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 93. 15. Richir Marc, Phénoménologie en esquisses, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 2000, p. 457-466 ; cf. Forestier Florian, « The phenomenon and the transcendental, Jean-Luc Marion, Marc Richir, and the issue of phenomenalization », op. cit., p. 398. 16. Forestier Florian, La phénoménologie génétique de Marc Richir, Dordrecht, Springer, 2015, p. 36. 17. Richir Marc, L’écart et le rien, conversations avec Sacha Carlson, op. cit., p. 198 ; Richir Marc, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 46. 18. Richir emploie les deux termes inventés par Maldiney dans le même sens que ce dernier, quoiqu’il ne décrive pas l’existence mais le mouvement du phénomène. C’est le sens se faisant qui possède la « capacité d’accueil à l’inattendu, à l’imprévisible » (Richir Marc, L’écart et le rien, conversations avec Sacha Carlson, op. cit., p. 184), et qui « n’est plus que transpassible

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pourquoi Richir doit radicaliser l’épochè de Husserl : puisque le phénomène comme rien que phénomène est caractérisé par l’excès non objectif, l’on est obligé d’effectuer l’épochè hyperbolique de l’identité, soit d’aller au-delà de tout ce qui est déterminé ou donné. En effectuant cette épochè, Richir vise à élaborer une nouvelle phénoménologie génétique qui distinguera plusieurs registres ou niveaux d’implications du vécu husserlien, en particulier le niveau de la base phénoménologique, constituée de la chose même (le procès de la phénoménalisation), et le niveau du fondement relatif aux conditions de l’expérience possible, à savoir l’expérience « constituée » par l’(inter)subjectivité transcendantale husserlienne en vertu de l’a priori corrélationnel universel qu’on appelle l’intentionnalité 19.

2. La base phénoménologique Pour entrer dans le registre de la base phénoménologique, il faut donc mettre hors circuit toutes les significations et références objectives de la langue et découvrir ainsi l’unité vivante du langage qui sous-tend toutes les langues 20. Tout comme (Maldiney) dans les registres circulaires du fondateur et du fondé, parce qu’il ne relève plus de leurs possibilités (et de leur mode de structurationtemporalisation) – parce que, eu égard à celles-ci, les possibilités (et leur mode de structuration-temporalisation) du registre fondateur originel se sont transmuées en transpossibilités (Maldiney), au-delà de la métamorphose qu’elles ont subies par la transposition architectonique qui les a réinscrites parmi les possibilités nouvelles instituées par la Stiftung à la fois dans ce qui en est fondateur et dans ce qui en est fondé ». Richir Marc, L’institution de l’idéalité. Des schématismes phénoménologiques, Beauvais, Association pour la promotion de la Phénoménologie, 2002, p. 26. 19. Cf. Richir Marc, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 24. 20. Ibid., p. 31-32. C’est précisément cette unité vivante du langage, la « parole parlante » de Merleau-Ponty, qui est l’élément propre du sens se faisant, comme l’explique Tengelyi : « Comme Merleau-Ponty, Richir suppose une co-appartenance entre l’expérience et l’expression sans perdre de vue leur différence. L’expérience nous pousse à l’exprimer ou, comme le dit

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Marion, la méthode de Richir consiste à s’ouvrir au maximum à l’autonomie du mouvement phénoménal :

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Grâce à cette méthode, on voit que le flux pré-intentionnel de la phénoménalisation se compose de la pluralité des affections schématisées par les essences sauvages (Wesen sauvages) du monde. On voit tout d’abord que le phénomène est « constitué » tant par la conscience archaïque (l’affectivité) que par la transcendance du monde. Plus précisément, le mouvement de phénoménalisation constitue un procès de schématisation de l’affectivité humaine dans lequel les sensations corporelles passent par le filtre de certains schémas préintentionnels, non-figurables et non-fixables appelés phantasíai, ce qui produit des événements de sens appelés par Richir phantasíai-affections. L’affectivité schématisée, ce flux des phantasíai-affections, n’est donc aucunement une « mise en figure », il ne s’agit pas des figures sensibles ou visibles produites par l’imagination intentionnelle mais plutôt d’une sorte d’articulation souterraine de l’affectivité (par rapport à toutes les figures de l’intentionnalité) qui s’effectue via les ombres ou

Richir, de l’incorporer dans des signes parce que, autrement, son sens reste équivoque et instable. Nous ne savons ce dont nous avons eu l’expérience que si nous en avons trouvé une expression appropriée. » Tengelyi László, « La formation de sens comme événement », op. cit., p. 152. Cf. aussi Bachelard Gaston, La poétique de la rêverie, op. cit., p. 133 : « Fleurs et fruits, beautés du monde, pour bien les rêver, il faut les dire et les bien dire. Le rêveur d’objets ne trouve que les accents de l’enthousiasme éphémère. Quel appui il reçoit quand le poète lui dit : tu as bien vu, donc tu as le droit de rêver. » 21. Richir Marc, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 197.

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« La règle d’or de la méthode est : ne pas se donner d’avance ce qu’il faut pour que “ca marche”, pour que l’explication paraisse avoir un sens, celui qui irait du début à la fin de façon “logique”. Elle est donc dans l’exclusion de toute archéo-téléologie, retrouvant le rôle essentiel mais a priori inassignable de la contingence […] 21. »

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silhouettes produites par la phantasía non-intentionnelle 22. C’est pourquoi Richir préfère la phantasía à l’imagination et parle même – en se référant à Merleau-Ponty – du « primat » de la phantasía 23. On peut dire qu’une théorie de l’appropriation du sens se substitue à la conception classique de la mise en forme de la matière sensible 24 mais il faut ajouter que les phantasíai qui forment la matière échappent infiniment à tout pouvoir de l’ego en tant qu’elles constituent des silhouettes inchoatives et indéterminées liées à la transcendance du monde. En d’autres termes, l’affectivité a déjà un monde comme référent qui, du point de vue systématique, correspond au monde du sentir dont nous avons longuement parlé. Il s’agit du monde dans lequel s’enfonce le désir au sens de Barbaras, c’est-à-dire le monde en tant que pure puissance transcendante qui rassemble des mondes en tant que fonds des expériences actuelles, ce que Richir nomme « la transcendance physicocosmique comme masse virtuelle et inchoative de mondes 25 ». De manière similaire, on peut dire que l’événement bouleversant chez Maldiney et Romano correspond à une rencontre de la transcendance physico-cosmique avec l’affectivité dont découle une schématisation autre de cette dernière. Or, la contribution principale de Richir à la fois à la phénoménologie contemporaine et à notre recherche ici consiste dans son affirmation que l’on ne peut jamais distinguer tel ou tel événement car la schématisation de l’affectivité est un devenir continuel du

22. Cf. Schnell Alexander, « La refondation de la phénoménologie transcendantale chez Marc Richir », op. cit., p. 363. 23. Richir Marc, L’écart et le rien, conversations avec Sacha Carlson, op. cit., p. 176. 24. Schnell Alexander, « La refondation de la phénoménologie transcendantale chez Marc Richir », op. cit., p. 362 ; Schnell Alexander, « Le sens se faisant, Marc Richir et la refondation de la phénoménologie transcendantale, Bruxelles, Ousia, 2011, p. 98. 25. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 91-92.

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sens se faisant – l’affectivité se trouve enfoncée dans le monde qui lui échappe infiniment. Nous y reviendrons plus tard 26. À présent, il nous faut préciser davantage l’écart qu’entretient la phénoménologie de Richir vis-à-vis des deux classiques de la phénoménologie que sont Husserl et Heidegger, parce que c’est ici que Richir forge un autre concept clé de sa refonte de la phénoménologie : celui d’institution symbolique. Le sens n’est qu’une direction changeante de la relation continue entre le sujet sentant (l’affectivité) et le monde ; le sens n’est qu’un phénomène-de-monde dont la « constitution » passe par la schématisation de l’affectivité humaine, par ce qui, chez Husserl, correspond aux synthèses passives. Autrement dit, les essences noético-noématiques de Husserl s’enchâssent dans des essences plus primitives qui affleurent à même le phénomène 27. Dans le cadre de la base phénoménologique, les profils (Abschattungen) ne sont pas des esquisses de la chose mise en parenthèses par l’épochè hyperbolique, ils « s’évanouissent dans les aspects globalement perçus de mon Umwelt 28 ». Il s’ensuit que ce que nous essayons de dire en langage nous échappe tout le temps parce qu’il ne se trouve qu’en marge de la conscience et hors du langage (la schématisation est dirigée par les essences sauvages du monde). D’après Richir, c’est ce caractère éphémère du sens qui a conduit Husserl et Heidegger (et avant eux toutes les grandes figures de la métaphysique classique) à déterminer le sens de telle sorte qu’il soit reconnaissable 29. La métaphysique s’institue quand « certaines teneurs de sens, instituées symboliquement par l’institution du langage comme logique, se muent en teneurs de sens d’être 30 ». Or, cette identité 26. Voir chap. VIII de ce livre. 27. Richir Marc, La crise du sens et la phénoménologie, op. cit., p. 179. 28. Ibid., p. 201. 29. Cf. Richir Marc, « Relire la “Krisis” de Husserl. Pour une position nouvelle de quelques problèmes phénoménologiques fondamentaux », Esprit, no 140-141, 1988, p. 140. 30. Richir Marc, La crise du sens et la phénoménologie, op. cit., p. 168.

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Le devenir-autre de l’existence

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entre la pensée et l’être, la « tautologie symbolique » – par exemple, chez Husserl, celle entre le sens remplissant (le corrélat noématique) l’intention de signification (la noèse) et le sens remplissant de ce qui paraît à même l’objet 31 – entraîne la déformation du sens se faisant. Néanmoins, Richir ajoute que cette erreur de Husserl et de Heidegger, en tant qu’elle est inhérente à la phénoménalisation même, est naturelle : l’illusion conduisant à la distorsion ou déformation du phénomène est transcendantale. L’illusion transcendantale (ou le « simulacre ontologique ») fait apparaître le transcendantal (le phénomène) comme le psychologique ; la superposition naturelle du transcendantal et de l’empirique nous fait croire que le phénomène contient de l’identique, qu’il est centré autour d’un Je, et qu’il est le phénomène de quelque chose 32. C’est justement ainsi que le phénomène apparaît à travers ce que Richir appelle l’« institution symbolique ». Il l’envisage au sens de la Stiftung chez Husserl ou de l’institution chez Merleau-Ponty, c’està-dire comme l’établissement d’une nouvelle dimension de l’expérience à la lumière de laquelle de nouvelles expériences font sens et constituent une histoire commune. L’institution est appelée « symbolique » car le symbole est ce qui intègre des parties hétérogènes de la phénoménalisation. Comme les humains sont des « animaux symboliques », tout dans leur expérience est subordonné à « l’ensemble, qui a sa cohésion, des “systèmes” symboliques (langues, pratiques, techniques, représentations) qui “quadrillent” ou codent l’être, l’agir, les croyances et le penser des hommes, et sans que ceux-ci en aient jamais “décidés” (délibérément) 33 ». Autrement dit, dans la 31. Ibid., p. 168. 32. Richir Marc, Phénomènes, temps et être/Phénoménologie et institution symbolique, op. cit., p. 19. 33. Richir Marc, L’écart et le rien, conversations avec Sacha Carlson, op. cit., p. 247. Cf. Richir Marc, Phénomènes, temps et être/Phénoménologie et institution symbolique, op. cit., p. 458-464 ; Richir Marc, Le corps: Essai sur l’intériorité, op. cit., p. 29-30.

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conscience intentionnelle, le phénomène est saisi moyennant des déterminités, des significations arbitraires qui immobilisent son mouvement et permettent de l’identifier : « je perçois une table » est une description de la perception dans laquelle la langue (le mot « table ») intervient en tant qu’elle rassemble toutes les possibilités de l’expérience de la table, y compris cette expérience contingente d’aujourd’hui 34. Cette expérience perceptuelle (symboliquement instituée) constitue notre expérience quotidienne – l’illusion est naturelle. Et pourtant, il s’agit d’une illusion parce que le phénomène est toujours plus que ce qui est donné à la conscience intentionnelle. Après l’épochè hyperbolique, à la place des identités (je perçois un ordinateur sur ma table), on y trouve des concrétudes des couleurs, formes, lignes, de leurs rapports, etc., qui sont, de manière toujours singulière, en concrescence, synthétisées par les Wesen sauvages du monde dans les synthèses passives ; les synthèses de deuxième degré font tenir ensemble une pluralité de concrétudes qui se trouvent dans un seul phénomène (mon regard actuel sur la table) tandis que les synthèses de troisième degré font communiquer un phénomène avec un autre (mon regard actuel fait écho à un autre regard, par exemple au regard que je portais hier sur ma table) 35. 34. Cf. Richir Marc, L’écart et le rien, conversations avec Sacha Carlson, op. cit., p. 96. De manière similaire, J. Benoist considère la différence entre le sentir et le percevoir (intentionnel) à partir du langage (« l’intentionnalité […] est un phénomène grammatical, fruit du pacte que les mots ont toujours déjà noué avec les choses ») et parle d’un « un devenir problématique de la norme ». Benoist Jocelyn, Le bruit du sensible, Paris, Cerf, 2013, p. 219 et 233. Ce qui le distingue des autres philosophes-phénoménologues dont nous parlons ici, et ce qui le situe à peu près entre la phénoménologie et la philosophie analytique, c’est qu’il affirme qu’il faut dépasser la phénoménologie au profit d’une ontologie ou d’un réalisme du sensible qui suppose « l’adoption d’une autre grammaire que celle de l’objet ». Ibid., p. 225. Au contraire, Maldiney, Romano, Marion, Barbaras et Richir considèrent cette ontologie du sensible comme la base de la phénoménologie. 35. Cf. Richir Marc, L’écart et le rien, conversations avec Sacha Carlson, op. cit., p. 178-181.

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Ce qui est cependant encore plus important pour notre recherche sur le devenir de l’existence, c’est que ce double mouvement du phénomène (à la fois institué symboliquement, unifié, et dispersé dans le procès de la phénoménalisation) est aussi un double mouvement du soi. Le soi humain, dépendant de ce double mouvement du phénomène, oscille ou clignote entre son identité symbolique et sa dispersion phénoménologique 36. Comme c’est le cas du phénomène, l’illusion fait apparaître le soi comme identique avec soi-même, à ceci près que ce sont les symboles qui y jouent le rôle-clef. Le procès d’identification repose sur une tautologie symbolique qui n’est rien d’autre que l’absorption de l’altérité au cœur de la subjectivité par le Même, soit l’ego transcendantal constituant son expérience ou le Dasein étant ses propres possibilités existentielles (le Dasein s’identifie avec soi-même dans sa relation avec la mort) 37. D’après Richir, le plus grand problème vient du fait que cette identité symbolique du Je éclipse la vraie nature phénoménologique du soi, la vraie relation de l’affectivité à soi-même. L’identité symbolique signifie plus que ce qui est contenu dans le contact de l’affectivité avec elle-même : c’est une identité qui donne au Je un être. Il n’en reste pas moins que l’identité n’est qu’une représentation symbolique du soi détaché de soi-même et pour toujours en jeu dans le procès de la phénoménalisation 38. Dans ce qui suit, cette vraie nature de la subjectivité humaine fera l’objet de notre analyse. Comme nous l’avons déjà dit, c’est l’épochè hyperbolique de 36. Richir Marc, Phénomènes, temps et être/Phénoménologie et institution symbolique, op. cit., p. 20. Dans les dernières années de sa vie, Richir jette une lumière nouvelle sur la relation entre mouvement de la formation du sens et sens institué symboliquement, et illustre de manière détaillée la genèse de l’expérience intentionnelle. Nous esquissons les phases les plus importantes de cette genèse dans le huitième chapitre de ce livre. 37. Richir Marc, Phantasia, imagination, affectivité, op. cit., p. 178. 38. Richir Marc, « Qu’est-ce qu’un phénomène ? », op. cit., p.  446 ; Richir Marc, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 13-23.

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toutes les identités qui nous libère du cercle de l’identité du soi et nous révèle le soi singulier comme une sorte de style de l’apparaître 39. Les êtres humains sont des animaux symboliques mais ils sont aussi ouverts aux champs phénoménaux qui nourrissent les expressions symboliques par leur contenu concret lié au sens 40. Le soi phénoménologique réel, le soi « barbare » ou « sauvage 41 » est le soi de la dispersion ou de la phénoménalisation dans laquelle il n’est plus un Je effectuant l’épochè mais un soi entendu comme réflexivité interne de la phénoménalisation. Pour élucider la fuite infinie du sens et le soi barbare, et pour aborder finalement le problème de la finitude du sujet phénoménologique, il nous faut passer par un autre registre : celui du « moment » du sublime. Nous avons déjà esquissé au moins deux registres : 1) celui propre au monde de l’attitude naturelle, l’expérience « constituée » par l’(inter) subjectivité transcendantale husserlienne en vertu de l’a priori corrélationnel universel, que l’on peut nommer simplement l’intentionnalité ou la doxa positionnelle au niveau de laquelle on parle des étants, des choses ; 2) celui plus archaïque de la base phénoménologique, des phantasiai-affections « perceptives », c’est-à-dire de l’affectivité toujours déjà schématisée. Cependant, pour articuler de manière satisfaisante le problème des phénomènes-de-mondes qui constituent la transcendance (physico-cosmique) de ce second registre, il faut encore aborder un autre registre où commence (génétiquement) la schématisation de l’affectivité – celui du « moment » du sublime. Le « moment » du sublime est un registre où le soi se sépare de soi-même et la transcendance absolue commence à fuir infiniment. C’est justement cette problématique qui requiert 39. Richir Marc, Phénomènes, temps et être/Phénoménologie et institution symbolique, op. cit., p. 529. 40. Ibid., p. 463-464 ; Richir Marc, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 31, 104. 41. Richir Marc, Phénomènes, temps et être/Phénoménologie et institution symbolique, op. cit., p. 23.

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d’être systématiquement comparée avec ce que nous avons dit au sujet de la naissance chez Romano et Marion et de l’archiévénement chez Barbaras.

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Le sublime est traditionnellement thématisé comme ce qui élève l’homme au-dessus de ses limites factuelles 42. La théorie la plus connue provient de la Critique de la faculté de juger de Kant : le sentiment du sublime se produit à la suite de la rencontre avec une « chose » qui ne peut être saisie par nos sens ; bien que nous assistions au spectacle de la nature sauvage, l’imagination en tant que faculté de la présentation n’est pas en mesure de saisir adéquatement la sublimité de cette dernière et seule l’idée de raison pourrait y correspondre 43. Dans sa théorie phénoménologique du sublime, Richir refond la théorie de Kant en situant le sublime dans le « moment » où l’affectivité pré-intentionnelle (et non l’imagination intentionnelle) rencontre une extériorité radicale qui ne peut être schématisée en elle. Or, pour Richir, il n’y a pas d’expérience du sublime parce que le « moment » du sublime constitue la condition même de toute expérience 44, y compris celle de la beauté et du sublime décrite par Kant. Le « moment » du sublime est le registre le plus archaïque où commencent l’expérience et la phénoménologie (du point de vue génétique s’entend) en tant que position entre l’immanence et la transcendance 45, ce 42. Cf. Streicher Frédéric, La phénoménologie cosmologique de Marc Richir et la question du sublime, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2006, p. 9. 43. Kant Emmanuel, Critique de la faculté du juger, Paris, Flammarion, 2015, § 23. 44. C’est pourquoi Richir écrit « moment » entre guillemets : il ne s’agit pas d’un moment dans le temps dans lequel on pourrait éprouver le sublime. 45. Cf. Richir Marc, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p.  108 ; Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 85.

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3. Le « moment » du sublime

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registre où l’affectivité commence à se schématiser et ce, par rapport à la transcendance absolue (qu’il faut distinguer, comme nous le verrons, de la transcendance physico-cosmique du monde). En effet, le motif phénoménologique de cette théorie du « moment » du sublime n’est finalement qu’un certain excès irréductible sur le tout concret des affections constituant l’affectivité, cet excès sur notre affectivité étant dû au fait que cette dernière ne constitue pas les phénomènes toute seule : le sens (le langage) doit être le sens de « quelque chose » d’autre (situé « hors langage 46 ») ; la phénoménologie se trouve entre l’immanence et la transcendance qui commence à s’enfuir infiniment dans le « moment » du sublime. C’est pourquoi Richir dépasse les frontières de la phénoménologie et puise à l’œuvre du psychanalyste D.W. Winnicott qui s’occupe du problème de la naissance de la subjectivité humaine. Sous le concept de « moment » du sublime, Richir interprète la théorie empirique de Winnicott dans le cadre de la phénoménologie transcendantale. C’est ainsi qu’il élabore une phénoménologie génétique plus radicale que celle de Husserl : partant de la théorie de Winnicott, il reconstruit les profondeurs pré-intentionnelles de la phénoménalisation. Comme il écrit, il s’agit d’un registre phénoménologique très complexe : « On s’aperçoit que le “moment” du sublime est bien plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. Il nous faut en effet articuler systématiquement l’hyperbole, l’excès, la hauteur (hypsos), la systole de l’affectivité, d’une part, et d’autre part à la fois la réflexion de l’affectivité dans cet excès même qui paraît “par instants” comme transcendance absolue soulevant et appelant la question du sens, et la réflexion qui “reprend” (diastole) le schématisme en initiant la schématisation en langage, étant entendu qu’il y a toutes les chances que tout cela se produise d’un seul coup, dans l’instabilité, et que 46. Cf. Richir Marc, Fragments phénoménologiques sur le langage, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 2008, p. 180-182.

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À l’instar de Richir, c’est-à-dire de façon analytique, nous allons essayer de nous concentrer sur la réflexion de l’affectivité par rapport à la fuite de transcendance absolue en tant qu’elle correspond, du point de vue systématique ou structural, à la notion de naissance chez Marion et Romano et à celle d’archiévénement chez Barbaras, c’est-à-dire à la différence au cœur du sujet par rapport à la transcendance. Selon Winnicott, au cours du développement mental individuel, le visage de la mère précède le fameux stade du miroir de Lacan dans laquelle le bébé se reconnaît lui-même dans l’image que lui présente le miroir. Winnicott écrit que le bébé se reconnaît lui-même en regardant le visage de sa mère 48. Que se passe-t-il alors aux yeux du phénoménologue français ? Uni à sa mère attentive et protectrice, le bébé – compris au départ comme une affectivité aveugle animale non consciente d’elle-même – constitue ce que Richir appelle, en se référant au Timée de Platon, « chôra 49 » ou « giron transcendantal » (aussi « giron maternel ») dans lequel la mère, se mettant intérieurement dans la peau de son bébé, prend soin de ses besoins. Dans ce proto-espace de l’« interfacticité transcendantale », la mère sent les besoins de son bébé (tels sa faim ou son besoin de chaleur) et la satisfaction de ces besoins dans son propre corps. Néanmoins, cette fusion affective et somatique n’est pas un espace intersubjectif partagé par deux êtres humains ; c’est plutôt un rêve qui précède la constitution de l’espace et

47. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 52-53. 48. Winnicott Donald W., Playing and Reality, London, Routledge, 2005, p. 151. 49. La chôra est le champ dans lequel le monde créé comme la copie de son modèle éternel subsiste. Cf. Platon, Timée, Critias, traduit par Brisson Luc, Garnier-Flammarion, Paris 2017, p. 49a8-9.

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c’est cette instabilité même qui peut donner lieu à des modulations, celles que nous distinguons de façon analytique 47. »

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de la réalité pour le bébé 50. Le sein de la mère, par exemple, n’est pas le sien, il appartient à tout ce qui entoure le bébé et constitue la chôra (avec la chaleur du corps de la mère, sa douceur, son odeur, etc.) 51. L’émergence du soi archaïque du bébé a lieu dans le « moment » du sublime 52. Le « moment » se prépare dès que le bébé commence à ressentir la satisfaction de ses besoins comme une jouissance liée à l’amour de sa mère. C’est justement cette affection de l’amour qui mène à l’échange des regards mentionné plus haut, puis à la naissance de la subjectivité archaïque du bébé 53. À la lumière de l’amour de sa mère, les besoins ne sont plus finis et satiables mais infinis et insatiables 54. Les besoins sont à satisfaire mais la jouissance liée à l’amour excède ou mène à une « hyper-densification » de l’affectivité du bébé 55 qui contient désormais plus que ce qu’elle est à même de supporter, ce qui conduit à ce qu’elle se scinde, c’est-à-dire entre en contact minimal avec elle-même 56. L’affectivité commence à se sentir ; le bébé se sent lui-même regardé par sa mère aimante ; il se sent regardé non pas par les yeux ou le corps physique (Körper) de sa mère, qui ne sont pas encore constitués, mais par un « quelque part » insituable au fond des prunelles, par le corps vivant (Leib) de la mère qui communique directement avec le « Leib primordial » nouveau-né du bébé 57.

50. Richir Marc, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit., p. 282. 51. Ibid., p. 279. 52. Richir Marc, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 137-142. 53. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 42-43, 55-57. 54. Ibid., p. 37-38. 55. Ibid., p. 57. 56. Ibid., p. 55 ; Richir Marc, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 138. 57. Richir Marc, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit., p. 286.

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En d’autres termes, l’affectivité aveugle animale est désormais consciente d’elle-même sans devoir se connaître ou s’observer­dans le miroir 58 ; elle se ressent elle-même non comme une somme d’affectivité condensée mais comme une pluralité d’affections ressenties « du dedans » (elle est consciente de ses affections comme étant ses affections). Or, l’affectivité ne se reflète elle-même qu’en tant qu’elle est schématisée (dans ses affections) par quelque chose qui n’est pas l’affectivité : la transcendance du monde. Autrement dit, le contact minimal de l’affectivité est coextensif avec la fuite infinie de ce que Richir appelle la transcendance absolue ; la réflexion la plus archaïque, le contact affectif de soi à soi n’est possible qu’à une condition : une distance infime hors de l’espace et du temps et liée à la transcendance doit s’engager pour ainsi dire dans l’affectivité. C’est par rapport à la transcendance absolue entendue comme horizon du radical dehors, c’est-à-dire par l’enjambement instantané de son abîme dans tout schématisme ou par le marquage que la transcendance absolue laisse dans l’affectivité, que cette dernière se « vit » comme dedans, comme intimité 59. Il n’y a pas d’autre « moment » dans lequel le soi se trouverait encore plus en dehors radical – aller plus loin signifierait se dissocier, ce qui arrive dans la psychose 60. Or, cela ne veut pas dire que Richir dépasse les frontières de la phénoménologie et trouve un absolu derrière les phénomènes : il ne fait que décrire les traces de la transcendance absolue dans l’affectivité. Le « moment » du sublime vise à articuler, tout comme l’archi-événement de Barbaras, la naissance de la distance nécessaire au sujet pour qu’il puisse être le lieu de la phénoménalisation du monde. La fuite infinie de la transcendance absolue est un archi-fait formel et vide de la 58. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 55 ; Richir Marc, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 113. 59. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 68. 60. Cf. Richir Marc, L’écart et le rien, conversations avec Sacha Carlson, op. cit., p. 217.

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phénoménologie que l’on ne peut pas davantage décrire. La transcendance absolue elle-même est irrelative. Le « moment » qui serait une sorte de jouissance absolue ou un être « plein » de l’affectivité – ce « moment » n’existe pas, il s’agirait de « l’impossible fixation affective de la transcendance absolue, irréductiblement à l’horizon, et introduisant elle aussi l’écart dans la jouissance 61 ». Autrement dit, à l’instar de la mention barbarassienne de la transcendance comme telle du monde : c’est la source de toute esquisse actuelle, elle n’apparaît qu’en esquisses mais les excède en même temps. La transcendance du monde comme telle est, en raison de l’archi-événement, en fuite – c’est une nécessité de fait. En revanche, ce qui est descriptible quant à son contenu, en tout cas dans une certaine mesure, c’est la transcendance physico-cosmique, la déclinaison de la transcendance absolue et le référent des concrétudes phénoménologiques. La vivacité du langage tient au fait que la langue est animée par les affections schématisées par les Wesen sauvages de la transcendance physicocosmique qui, à la différence de la transcendance absolue, nous « touche » en tant qu’elle est « “la face” de la transcendance absolue “tournée” vers nous […] comme si l’absolu dehors avait une “peau” 62 ». On reconnaît là l’Ouvert dont parlent, à l’instar de Rilke, Heidegger, Maldiney, Romano et Barbaras : un monde qui co-naît avec un sujet dans le sentir n’est qu’une rencontre avec le monde ouvert de la « relation continue » de Straus ; dans les termes de Richir, c’est un paysage ou une proto-phase de la transcendance physico-cosmique, un fond largement indéterminé qui ne s’ouvre que par une interruption du schématisme ; comme toute interruption ou tout excès de 61. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 60. Nous soulignons. 62. Richir Marc, L’écart et le rien, conversations avec Sacha Carlson, op. cit., p. 211. Ajoutons que cette triade le soi-le monde-la transcendance absolue correspond à trois idées métaphysiques de Kant : l’âme-le monde-le Dieu. Ibid., p. 207-209.

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telle ou telle affection provient de ce qui n’est pas l’affectivité, c’est-à-dire du « moment » du sublime et de la fuite infinie de la transcendance absolue 63, le monde ouvert par l’événement de sentir n’est rien d’autre qu’un phénomène-de-monde, à savoir une manière singulière de se « manifester » de la transcendance physico-cosmique. Autrement dit, d’après la phénoménologie génétique richirienne, au regard du registre de la fuite infinie de la transcendance absolue, tout se passe comme s’il n’y avait plus un seul monde mais une pluralité de mondes. La logique de l’identification ne vaut plus dans l’expérience « constituée » (en fin du compte) par la fuite infinie de la transcendance absolue. Les phénomènes-de-mondes ne résonnent mutuellement que par un écart irréductible en chacun d’eux ; le monde (la transcendance physico-cosmique) n’est donc que le mouvement infini vers le monde, c’est-à-dire le mouvement s’effectuant par la pluralité des phénomènes-de-mondes. Quoi qu’il en soit, ce qui importe pour nous, c’est que l’affectivité – en tant qu’elle possède cette altérité en ellemême – ne saurait jamais coïncider avec elle-même 64. Dans le « moment » du sublime, le soi se scinde irrémédiablement : le premier soi, l’affectivité en somme, la matière du corps affectif, précède génétiquement l’ego transcendantal qui observe sa propre expérience, tandis que le deuxième soi fait partie de la phénoménalisation, il est un « jet » du su-jet, soit ce qui est jeté, la pluralité des affections dans lesquelles l’affectivité ressent elle-même 65. Et c’est justement ce deuxième soi, c’est-à-dire l’affectivité en tant que schématisée par la transcendance du monde, par ses essences sauvages (Wesen sauvages), qui empêche l’affectivité de coïncider avec elle-même ou de s’identifier symboliquement avec elle-même 66. 63. Cf. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 49. 64. Ibid., p. 91. 65. Ibid., p. 67. 66. Ibid., p. 90-91. Il s’ensuit que l’affectivité ne saurait être absolue, comme l’affirme M. Henry : « L’affectivité révèle l’absolu dans sa totalité parce

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La transcendance absolue est bien irrelative et inaccessible comme telle mais il n’en reste pas moins qu’elle est corrélative de la « réflexion » de l’affectivité – la transcendance absolue s’inscrit, pour ainsi dire, dans l’affectivité. C’est pourquoi Richir nous propose une autre description du même « moment ». Le soi archaïque se constitue dans les affections fondamentales de nostalgie et d’aspiration infinie, dans la nostalgie du « moment » de la jouissance absolue, à savoir dans une réminiscence transcendantale d’un passé transcendantal, qui est « coextensif d’une prémonition transcendantale […] s’ancrant à un futur transcendantal où cet être “plein” sera toujours encore dérobé, ce qui porte du même coup la nostalgie à l’aspiration infinie, et ce qui justifie après coup le nom de Sehnsucht (aspiration infinie comme désir violent) que nous avons donné à l’affectivité 67 ». Autrement dit, le mouvement infini de soi vers soi ou l’aspiration infinie (désir, Sehnsucht) sont enracinés dans la nostalgie pour un « moment » de la jouissance absolue qui précède génétiquement la division du soi 68. On décèle – encore une fois – une grande proximité avec la philosophie de Barbaras dans laquelle la fuite de la transcendance comme telle du monde est également corrélative de l’archi-événement de la séparation. La nostalgie et l’aspiration infinie de Richir trouvent leur analogie dans le « sentiment »

qu’elle n’est rien d’autre que son adhérence parfaite à soi, que sa coïncidence avec soi, parce qu’elle est l’auto-affection de l’être dans l’unité absolue de son immanence radicale. Dans l’unité absolue de son immanence radicale l’être s’affecte lui-même et s’éprouve de telle manière qu’il n’y a rien en lui qui ne l’affecte et ne soit éprouvé par lui, aucun contenu transcendant à l’expérience intérieure de soi qui le constitue. » Henry Michel, L’Essence de la manifestation, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Épimethée », 2003, p. 858. Richir se situe entre M. Henry et E. Levinas : la subjectivité du premier est tellement dedans que l’on ne peut pas sortir, tandis que la subjectivité du deuxième est tellement dehors que l’on ne peut plus rentrer. Richir Marc, L’écart et le rien, conversations avec Sacha Carlson, op. cit., p. 224. 67. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 58-59. 68. Ibid., p. 58-61.

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Le devenir-autre de l’existence

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(entendu comme un archi-vécu, une dimension motrice du désir) et le mouvement incessant du désir 69. C’est ainsi que s’atteste la séparation fondamentale de l’existant. Il pourrait donc sembler au premier regard que Barbaras et Richir envisageaient l’existant une fois de plus dans son rapport à la transcendance (à sa fuite), ne parvenant pas, de ce fait, à penser la finitude du sujet comme telle. Or il en est tout autrement. Nous ne nous trouvons plus dans un « empirisme » phénoménologique où l’existant est pensé comme retard par rapport à l’événement mais à un niveau génétique plus profond où l’existant perd à tout jamais la transcendance, c’est-à-dire à ce niveau métaphysique où se crée la « relation continue » entre l’existant séparé et le monde, leurs rencontres étant descriptibles comme des événements (du sentir, ou, existentialement interprétés comme des bouleversements de l’existence). Qu’y-a-t-il donc de nouveau par rapport au désir dont parle Marion ? À première vue, presque rien : dans les deux cas, le désir est entendu comme le sujet phénoménologique vivant de l’excès non-objectif de l’apparaître. Cependant, même si les différences entre les auteurs contemporains que nous thématisons dans ce texte, sont ténues, elles existent : bien que Marion parle du désir, il ne considère cette détermination que comme dérivée d’une figure plus originaire (pour lui) – celle de l’abandonné en tant que possibilité de l’adonné 70, c’est-à-dire du sujet pensé à partir de son infinitude, à partir de sa relation avec le donné « en totalité » qu’est le monde. À l’inverse, Barbaras et Richir pensent la condition de la donation dans la « non-donation » (la fuite de la transcendance absolue) du monde, c’est-à-dire dans la finitude essentielle de la subjectivité séparée du monde. Leur concept de désir constitue ainsi une description plus originaire que celle de l’adonné désirant de Marion. Il ne nous reste donc que deux questions : 1) Comment faut-il envisager ce devenir du désir ? Il faut avant tout montrer 69. Barbaras Renaud, Métaphysique du sentiment, op. cit., p. 177-195. 70. Cf. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 507.

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Le contact de soi à soi 249

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qu’il ne s’agit pas d’une succession d’événements qui commence avec un archi-événement. 2) Et enfin, comment peut-on penser une dimension nécessaire de ce devenir, c’est-à-dire ce qui résiste au changement événemential et constitue la base de la subjectivité de l’existant séparé ? Ce n’est qu’en répondant à ces deux questions que nous éluciderons le problème de l’événementialité du phénomène et de la subjectivité, soit celui du devenir-autre de l’existence, parce que seulement « quelque chose » qui subit les événements de sens tout en y résistant peut devenir-autre. La première question sera élucidée dans la discussion entre Barbaras et Richir dans laquelle seront confrontés les concepts d’archi-événement et de « moment » du sublime. Après avoir suivi cette discussion, nous pourrons aborder le dernier problème d’un sujet de l’existence événementiale.

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VIII

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1. Pourquoi le « moment » du sublime n’est-il pas un événement ? On peut donc maintenant dégager une définition minimale du soi archaïque, partagée par Barbaras et Richir. Il s’agit d’un écart, d’une différence ou distance minimale hors espace et hors temps, étroitement liée à la fuite de la transcendance comme telle (absolue), qui permet au soi d’entrer en contact avec soi (de s’opposer à ce qu’il phénoménalise). C’est à partir de cette définition et, avant tout, à partir de ce qu’elle désigne dans le champ phénoménal, que Richir et Barbaras refusent de fixer la « naissance » génétique de la subjectivité comme un événement quelconque. Pour montrer pourquoi le terme d’événement ne correspond pas bien à ce qu’il vise à décrire, il n’est pas nécessaire d’énumérer toutes les caractéristiques qui constituent la définition phénoménologique de l’événement. Il nous suffit d’en relever quelques-unes et de les confronter avec les caractéristiques de notre « phénomène ». Tout d’abord, il n’y a pas d’événement parce que rien ne se passe lors de la séparation du sujet chez Barbaras ou dans le « moment » du sublime de Richir : « Le “se passer” fait un temps ou est susceptible de le faire : il constitue un événement (surgissement ou coupure) et peut lui-même se faire

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Sur le primat du devenir sur l’événement

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Le devenir-autre de l’existence

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Même si – comme Maldiney et Romano l’ont montré – le sens phénoménologique de l’événement dépasse largement la description suivante, l’événement tel que nous l’éprouvons au quotidien se déroule, en effet, en tant que changement intramondain dans le temps ; c’est un processus qui fait passer quelque chose d’un état à un autre. Il s’avère ainsi que le « se passer » constitutif de l’événement au sens quotidien présuppose une sorte d’arrière-plan sur lequel un événement peut surgir et ce, de manière à s’en détacher, à s’y fixer dans tel ou tel moment. La condition de tout surgissement ou changement est donc la continuité du temps (et de l’espace). Tout le problème tient à ceci qu’il n’existe pas de moment temporel auquel on pourrait attacher l’événement de la « naissance » du sujet. Ce dont il retourne avec l’archi-événement ou le « moment » du sublime, ce n’est pas du surgissement sur l’arrière-plan du temps. C’est pourquoi Richir utilise les guillemets pour écrire « moment », et distingue ensuite le « se passer » de l’événement du « passer » propre au « moment » du sublime : il « ne se passe pas mais passe dans l’instantané 2. » Le « moment » du sublime avec le commencement de la fuite infinie de la transcendance ne se déroule pas (comme un événement) précisément en raison de l’infinité de la fuite, en raison de la nécessité de fait de la fuite. Quand Richir parle d’un souffle de vent, il pense à un souffle de l’infini survenant dans l’instant hors temps au sens de l’exaiphnès de Platon 3. 1. Richir Marc, Propositions buissonnières, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 2016, p. 127. 2. Ibid., p. 86. 3. Cf. Platon, Théétète, Parménide, traduit par Chambry Émile, GarnierFlammarion, Paris 1967, p. 156c-157b ; Richir Marc, De la négativité en

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dans un temps préexistant, même par-delà des présents. Tout au contraire, le “passer” ne fait pas de temps (il ne fait que passer comme un souffle de vent), et c’est le cas du “moment” du sublime comme ressaut 1. »



Sur le primat du devenir sur l’événement 253

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« [O]n peut s’étonner que ce qui n’est arrivé qu’une fois puisse être à la source de ce qui surgit tout le temps, à savoir des sujets. Mais c’est là oublier qu’au niveau où nous nous situons, à savoir celui de l’archi-mouvement du monde, il n’y a pas encore de temporalité […] celle-ci n’advient précisément au procès du monde que par l’archi-événement 4. »

Cela confirme une fois de plus que les intuitions phénoménologiques de nos deux auteurs ne sont pas trop distantes. Il nous reste cependant à produire une réflexion sur la pertinence de la notion d’archi-événement par rapport aux notions de « moment » et d’« instantané » de Richir. L’archi-événement est encore un événement, quoiqu’il se situe dans un registre plus archaïque, dans la mesure où il n’a lieu qu’une fois : l’archiévénement, comme tout événement, est une singularité qui ne se répète pas (la deuxième et dernière caractéristique de l’événement dont nous avons besoin pour notre propos). Lorsque l’on affirme que l’événement survient ou advient, on ne parle plus de l’événement en tant que passage mais plutôt de la survenue même de ce passage, on parle de l’événement en tant que singularité. Comme l’écrit Romano, ce qui fait d’un événement un événement, ce n’est pas son processus mais la phénoménologie, op. cit., p. 178. 4. Barbaras Renaud, Dynamique de la manifestation, op. cit., p. 260.

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Mais s’il n’y a pas d’événement et que rien ne se passe, puisque l’écart subjectif est hors temps, ne pourrait-on pas parler d’un archi-événement, comme le suggère Barbaras ? Il semble en effet que Barbaras voudrait exprimer par le préfixe archi- des réserves similaires à celles de Richir par rapport au terme d’événement. Archi- signifie tout d’abord que nous ne nous trouvons pas dans le registre où un événement peut se passer mais dans un registre plus profond. C’est pourquoi il parle d’un événement au sens tout à fait singulier de l’archiévénement produisant la temporalité :

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« En raison du mode d’être de cela qu’il affecte, en ayant lieu une fois l’événement a eu lieu pour ainsi dire une fois pour toutes, ce qui veut dire qu’il est coprésent à toutes les modalités du procès mondifiant : infiniment multiplié tout en demeurant un […] l’archiévénement est multiple en étant unique, aussi multiple qu’il est un et, en toute rigueur, étranger à cette distinction 6. »

Autant dire que l’archi-événement opère dans tout ce qui nous apparaît, dans n’importe quelle esquisse de l’objet apparaissant comme corrélat du mouvement du désir : c’est ainsi que l’archi-mouvement abstrait s’entrelace avec l’archi-événement abstrait dans tout mouvement corrélationnel concret. Si Barbaras écrit que « l’archi-événement est multiple en étant unique, aussi multiple qu’il est un et, en toute rigueur, étranger à cette distinction » (nous soulignons), ou qu’il est « à la source de ce qui surgit tout le temps » (voir la citation supra) nous pourrions ajouter, à l’instar de Richir, que son unicité revire dans l’instantané (hors temps) en multiplicité. Dans les termes propres à Richir, le « moment » du sublime en tant qu’origine génétique de l’écart propre à la subjectivité est en jeu ou en fonction dans l’affectivité qui se schématise, dans toute interruption du schématisme qui a pour conséquence le surgissement 5. Romano Claude, Il y a, op. cit., p. 271. 6. Barbaras Renaud, Métaphysique du sentiment, op. cit., p. 93.

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nouveauté de ce processus par rapport à ce qui précède 5. C’est là que gît le noyau du sens philosophique de l’évé­nement. Si l’événement se répète, c’est toujours d’une manière différente. Quoi qu’il en soit, ce qui importe pour nous, c’est que l’archiévénement est une singularité en un sens proche et pourtant très distant : en n’arrivant qu’une fois, il affecte le procès ontologique du monde dans toute sa portée ou totalement, et appartient donc pour ainsi dire « éternellement » à l’archimouvement de la différentiation du monde. Pour le dire dans les termes de Barbaras :



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« Dans la diastole, la fuite infinie de la transcendance absolue ne s’est pas enfouie une fois pour toutes dans le néant, mais, dans la mesure où elle est infinie, elle est instantanée, d’un instantané (platonicien) qui creuse, hors espace et hors temps, l’écart entre la transcendance absolue et le déploiement schématique […] comme s’il ne pouvait y avoir de schématisme que par la répétition virtuelle du “moment” du sublime 11. »

2. Pourquoi le « moment » du sublime n’est-il pas un archi-événement ? Il faut alors en revenir à la question que nous avions posée plus haut : pourquoi ne peut-on pas fixer le « moment » du sublime comme un archi-événement ? Si l’archi-événement, en étant en jeu dans tout ce qui nous apparaît, se « répète », ou, plus précisément, si l’on ne peut plus préférer l’unicité de l’archi-événement à sa multiplicité, force est de reconnaître que le terme d’archi-événement désignant une singularité ou une ponctualité (par opposition à l’archi-mouvement qui lui est étranger) trouve là ses limites. Tandis que l’événement se répète comme un autre événement, on pourrait dire que

7. Richir Marc, « Le sens de la phénoménologie », in Novotný K. et Schnell A. et Tengelyi L., La phénoménologie comme philosophie première, Amiens/Prague, Mémoires des Annales de Phénoménologie/Filosofia, 2010, p. 123. 8. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 96 et 99. 9. Ibid., p. 133. 10. Ibid., p. 134. Nous soulignons. 11. Richir Marc, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 103.

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d’un autre schéma 7. Toute affection baigne (en son manque constitutif) dans l’affection du sublime 8. Dans le « devenir éternel 9 » du soi archaïque, « il se produit toujours un ou des « moments » du sublime 10 » :

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l’archi-événement se répète comme un même archi-événement et cesse par conséquent d’être « événement ». Or, nous devons en même temps insister sur ce que nous avons déjà dit : l’utilisation du terme fait sens pour autant que l’on cherche à nommer la différence subjective à partir de l’archi-mouvement ontologique du monde, c’est-à-dire dans le cadre d’une phénoménologie moniste telle celle que Barbaras propose. De fait, il présente de manière très convaincante les raisons pour lesquelles il faut parler d’événement. Cela revient-il à dire que Barbaras poursuit les phénomènes (l’événement est un mouvement dans un mouvement) tout en les perdant de vue (un événement qui se répète n’est plus événement) ? Loin s’en faut. Barbaras sait très bien qu’avec l’archi-événement, on ne se situe plus en phénoménologie, parmi les phénomènes, mais dans une métaphysique phénoménologique qui n’existe que comme un envers d’une ontologie phénoménologique, et que ces deux disciplines ne sont phénoménologiques que dans leur jonction. En d’autres termes, il sait très bien que l’archiévénement en tant que tel est (tout comme l’archi-mouvement) un terme abstrait ayant, par conséquent, ses limites par rapport aux phénomènes – les limites que nous essayions d’esquisser. Il faut ajouter que Barbaras est conscient de ces limites et c’est pourquoi il est lui-même en train de se débarrasser complètement de cette notion d’archi-événement. Dans son livre récent portant sur la spatialité 12, la notion de l’archiévénement est remplacée par la notion de « déflagration » ou « déhiscence » originaire du monde qui, en combinant l’unicité et la multiplicité liées au phénomène de la séparation du sujet phénoménologique, correspond mieux que l’archi-événement au phénomène que ce terme veut décrire ; la « déhiscence originaire » est désormais l’archi-événement qui affecte le monde non plus de l’extérieur mais de l’intérieur, ce qui revient à dire que Barbaras forge un nouveau concept du monde qui n’est 12. Barbaras Renaud, L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, op. cit.

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Sur le primat du devenir sur l’événement 257

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plus ontologique mais métaphysique. Ce dont il retourne, c’est de l’archi-mouvement portant l’archi-événement toujours déjà dans son cœur, c’est-à-dire non plus de l’archi-mouvement abstrait affecté par l’archi-événement abstrait mais de l’archi-mouvement de l’apparaître primaire du monde dans lequel l’archi-événement de l’apparaître subjectif a toujours déjà eu lieu et est encore à venir. Autrement dit, de la sorte, il n’y a pas de sens à distinguer l’archi-mouvement et l’archiévénement, ils ne font qu’un au sein d’un archi-mouvement métaphysique du monde. Plus précisément, Barbaras parle de l’archi-événement de la déflagration par lequel le monde transcendant, le « sol » originaire, s’éclate en multiplicité d’étants, à ceci près qu’une partie de sa puissance originaire passe dans ces étants qui en tirent leur mobilité, c’est-à-dire leur mouvement désirant qui débouche sur la phénoménalisation du monde 13. C’est ainsi que l’ontologique (le procès du monde) devient métaphysique (le monde est phénoménalisé par tel ou tel étant, à travers la mobilité du désir humain, par exemple). Or, ce qui compte pour nous est le fait que cet archi-événement de l’advenir des étants qui se dépose en eux est « pour ainsi dire l’être ou plutôt le nom d’un jaillissement » et, par conséquent, « n’arrive pas une seule fois et une fois pour toutes 14 ». Autrement dit, plutôt qu’un événement, cet archi-événement est l’être événementiel, le procès de la phénoménalisation 15. Si l’on revient de la cosmologie (métaphysique) à la phénoménologie et que l’on formule la même chose du point de vue de la subjectivité, l’entrelacs de l’archi-mouvement et de l’archi-événement peut être décrit très rigoureusement avec 13. Cf. ibid., p. 72-73. 14. Ibid., p. 70-71. 15. Cf. aussi l’interprétation de Novotný Karel, « Manifestation et incarnation comme conditions de l’apparaître du monde environnant », in Dufourcq A., Novotný K., Surpuissance et finitude. Barbaras aux limites de la phénoménologie, Paris, Vrin, 2022, à paraître.

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Le devenir-autre de l’existence

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Richir, comme l’enjambement instantané de notre séparation, dans le schématisme, ou comme le franchissement de l’abîme de la transcendance absolue, laquelle ne cesse pourtant pas de s’enfuir 16, ce qui veut dire que la subjectivité ek-siste sur le mode d’un « devenir éternel » ; ou avec Barbaras, comme l’accès à ce que désir vise (le monde sous la forme d’un monde) qui n’apaise pas mais exacerbe (également dans l’instant hors temps) son mouvement éternel 17. C’est ce procès de la phénoménalisation, le devenir éternel de l’existence, dont le commencement comme la continuation résident dans le « moment » du sublime, qui conditionne les

16. Richir Marc, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 103-104. 17. Ajoutons encore que si nous approfondissons la dimension métaphysique du terme de naissance (entendue comme séparation radicale de l’existant), nous pouvons bien, semble-t-il, penser le devenir de l’existence à partir de la naissance. Le concept de naissance serait donc, nous semblet-il, plus proche de celui de l’archi-événement que ne le pense E. Pommier. Cf. Pommier Eric, « La différence phénoménologique selon Barbaras et Marion (Projet, méthode et ligne de tension) », Trans/Form. Ação, no 3, 2020, p. 111-136. Ceci est clair dans l’œuvre de F. Jacquet qui reprend justement l’idée barbarassienne d’archi-événement sous le terme de « naissance métaphysique » : « La philosophie se déploie depuis l’épreuve de la finitude qu’elle porte à la réflexion ; or, seule une pensée de la naissance en livre des conditions, car elle marque l’émergence de la finitude dans l’être infini. » Jacquet Frédéric, Métaphysique de la naissance, Louvain, Peeters, 2018, p. 5. Or, n’oublions pas que le but de la discussion présentée n’était pas de penser la naissance en tant que telle mais un certain trait de ce phénomène, c’est-à-dire la différence subjective. Ainsi, même si le terme de naissance nous permet d’appréhender l’existant comme à la fois séparé de- et appartenant, par son mouvement désirant, au monde, il ne nous permet pas penser la séparation elle-même. C’est ce que Barbaras critique à bon droit chez Jacquet : « Comment penser cette séparation qui conserve l’appartenance, et est-elle même pensable ? S’il est vrai, comme j’ai tenté de le montrer, que cette équation est bien celle du concept même de naissance, cela revient à se demander si le surgissement du sujet et, par conséquent, l’ouverture de la distance corrélationnelle est bien de l’ordre d’une naissance. » Barbaras Renaud, « Préface », in Jacquet F., Patočka, une phénoménologie de la naissance, Paris, CNRS, 2016, p. XI.

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« [L]e poète ou le musicien “trouvent” dans le monde commun comme “événement” poétique ou musical, qui suscite la poésie ou la musique, “inspire” l’artiste, et en ce sens, cet événement qui frappe, qui met en branle l’esprit du poète ou du musicien […] Cet événement est donc rupture de la “distraction” quotidienne, du prosaïsme, il est discordance originaire qui demande à être accordée avec les moyens de l’art, et pour celui qui a l’esprit en éveil, il peut surgir à tout moment de l’expérience, de manière apparemment arbitraire, par surprise, celle-ci étant l’écho, chaque fois, du sublime “en fonction”. Car le sublime est un “moment”, et non pas un événement. Si le “moment” du sublime n’est pas un événement, c’est qu’il est le commencement insituable de l’expérience, qui seule peut précisément le “situer” après coup, dans un “avant” transcendantal. Ce qui est difficile à comprendre, c’est que tout, en lui, “se passe” dans l’affectivité 18. »

C’est donc le « soi “affectif” toujours déjà né et à naître, toujours encore à mourir, dans une sorte de “devenir éternel” 19 » qui nous paraît être une description adéquate du devenir-autre de l’existence dans les événements. Le sujet sentant est radicalement séparé du monde (la transcendance absolue est en fuite infinie) et pourtant il lui appartient, la transcendance physicocosmique le « touche » dans des rencontres (événements) qui font toutes parties d’un procès éternel de l’existence. Ce que Maldiney et Romano désignent comme événement se trouve donc à l’intersection de la différence et de l’appartenance, à l’intersection du monde comme transcendance et du sujet constituant la limite du procès éternelle de la « donation » du monde. 18. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 73. Nous soulignons. 19. Ibid., p. 133.

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événements de l’apparaître dont parlent Maldiney et Romano. Richir en parle dans le passage suivant :

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Il ne nous reste donc qu’à répondre à la dernière question : en quoi consiste la différence ou la séparation subjective plus « concrètement » ? Où se situe le lieu propre du devenir de l’existence dans lequel l’être séparé subit les événements le transformant sans cesser pour autant d’être séparé et autonome ? En quoi consiste la base de l’autonomie de la subjectivité, cette base à la fois suffisamment flexible pour subir les événements et suffisamment solide pour les endurer ? En quoi consiste la base de la perspectivité subjective, ce « point zéro » de Husserl ? Il est désormais possible de répondre à toutes ces questions car nous avons trouvé, dans le « moment » du sublime, tant le commencement du devenir de l’existence que son noyau solide, un noyau autour duquel le procès de l’existence peut se sédimenter.

3. Sur ce qui persiste dans l’existence L’existence n’est pas la succession des événements de l’apparaître mais le devenir éternel entendu au sens du mouvement de soi à soi. Le dernier problème à résoudre consiste à élucider le socle de ce devenir grâce auquel l’existant ne naît pas toujours de nouveau dans tel ou tel événement. Nous savons depuis le deuxième chapitre que l’existence inclut, outre le mouvement de la transcendance, une différence subjective qui est d’une façon ou d’une autre liée au corps, comme c’était le cas de la conscience non-positionnelle chez Sartre, de l’autonomie de la demeure chez Levinas ou, encore plus explicitement, du corps du sujet sentant, chez Straus, Merleau-Ponty ou Patočka, qui fait communiquer la subjectivité et le monde en les tenant à distance, permettant au sujet de phénoménaliser le monde sans que la profondeur de l’être sensible ne disparaisse. À présent, il nous faut enrichir cette discussion de nouvelles connaissances : il faut préciser le sens de ce corps qui, d’une façon ou d’une autre, résiste aux événements de sens dans lesquels il rencontre la transcendance du monde.

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Sur le primat du devenir sur l’événement 261

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Rappelons-nous d’abord très brièvement la discussion de nos auteurs contemporains. L’animation incessante du soi par les événements de sens, c’est-à-dire le fait que le soi est pour toujours en jeu, a conduit Maldiney et Romano à définir le soi à partir de ce qui lui advient. L’existant est impliqué dans des événements de sens imprévisibles n’ayant lieu qu’une fois et qui, en entrant dans l’existence, ouvrent de nouveaux mondes et apportent de nouvelles possibilités existentielles à partir desquelles l’existant se comprend lui-même de manière chaque fois différente. Dans une telle conception du soi, ce que l’on pourrait appeler la différence subjective est impliqué dans l’idée de transformation de l’existence individuelle ; il va de soi que seule une existence solidement enracinée dans le monde (Maldiney) ou une existence sédimentée dans l’histoire personnelle (Romano) peut être transformée par de nouveaux événements. Tout cela implique que l’existence événementiale possède un trait essentiel qui constitue sa propre différence par rapport à tout ce qui lui échoit de la part du monde transcendant. Cela nous conduit à poser la question suivante : qu’est-ce que cette « chose sous-jacente » (ὑποκείμενον) permettant aux événements de se sédimenter et de créer une histoire personnelle ? D’après Richir, la subjectivité archaïque, soit l’affectivité en contact avec elle-même, est une ek-sistence ou un mouvement incessant de soi vers soi, du soi conçu comme « stasis » vers le soi de la transcendance, c’est-à-dire en tant qu’il apparaît au monde. L’existence n’est donc événementielle que grâce au « moment » du sublime dans lequel la transcendance du monde (qui se manifeste dans les événements de sens) commence à fuir infiniment. En conséquence, si nous nous posons la question du sujet de l’existence, il est clair qu’il nous faut nous concentrer sur ce qui constitue le « stasis » de l’« ek-stasis ». Pour les besoins de ce chapitre, il n’importe pas que Richir n’emploie pas la terminologie de Maldiney et Romano, c’està-dire ne parle pas de l’histoire personnelle de la sédimentation des événements que l’existant subit dans sa vie, mais

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Le devenir-autre de l’existence

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parle – en se référant aux concepts d’« histoire interne de la vie » (Binswanger) et d’« histoire transcendantale » (Husserl) – de l’histoire interne de la sédimentation du procès de phénoménalisation 20. Car la question à laquelle nous essaierons de répondre est celle-ci : qu’est-ce qui soutient l’histoire personnelle (événementiale) ou interne rendant possible la sédimentation du sens et conduisant par conséquent, à telle ou telle subjectivité concrète (personne) ? En quoi consiste la dimension proprement subjective ou l’identité de l’existence ? D’après Barbaras qui considère l’existence de manière similaire à celle de Richir, c’est-à-dire comme un mouvement incessant vers le monde dont l’existant est séparé, le noyau du « stasis » de l’ek-stasis réside dans le corps entendu comme « site » de l’existant, soit comme localité et matérialité originaires 21. Plus précisément, la différence subjective consiste dans l’écart entre ce site et le sol ontologique du monde 22. Il est bien vrai que c’est aussi le mouvement du désir vers le monde qui individue davantage la subjectivité mais l’approche désirante s’inscrit dans une distance première, le mouvement implique déjà « une orientation qui suppose elle-même que le sujet soit situé au sein de la totalité afin d’embrasser ce champ 23 ». Or, dans ce livre récent, Barbaras se focalise sur les conditions cosmologiques et métaphysiques (la déflagration du monde) de la phénoménologie (le site faisant apparaître le monde) et n’explore ainsi que partiellement les questions décisives pour notre recherche phénoménologique, c’està-dire celles qui concernent spécifiquement le site humain subissant et résistant tout à la fois aux événements de l’apparaître. Autrement dit, en essayant de dépasser les dualismes âme/corps ou subjectivité/monde, Barbaras forge une seule 20. Richir Marc, Phantasia, imagination, affectivité, op. cit., p. 229. 21. Cf. Barbaras Renaud, L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, op. cit., p. 27. 22. Ibid., p. 107. 23. Ibid., p. 94.

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théorie cosmologico-métaphysique thématisant trois sens de l’appartenance de la subjectivité au monde qui lui permet d’expliquer comment le monde même est le vrai sujet de l’apparaître. L’appartenance topologique (l’étant conçu comme un site dans le monde) ; l’appartenance ontologique (l’étant comme site provenant du monde entendu comme un sol ontologique) ; l’appartenance phénoménologique (l’étant s’engage au monde et le fait être, le phénoménalise) 24. Comme nous l’avons indiqué plus haut, le site résulte de l’archi-événement/ mouvement qu’est la déflagration du monde qui s’éclate en multiplicité d’étants tout en demeurant la puissance de leur être, et débouche enfin sur la phénoménalisation du monde par eux. Dans le cas de l’existence humaine, la puissance du monde se transforme en mobilité du désir qui crée autour du site un espace phénoménal, c’est-à-dire un « lieu » où l’existant vit et où il phénoménalise le monde. Or, dans notre recherche, nous aimerions demeurer dans la phénoménologie et conserver le dualisme subjectivité/monde car c’est celui-ci qui constitue la base du devenir-autre de l’existence. Et c’est justement pourquoi la perspective transcendantale de Richir nous semble plus appropriée que celle de Barbaras. Richir décrit lui aussi la naissance de la subjectivité archaïque et de la phénoménologie au sein d’une métaphysique mais ce n’est pas une métaphysique du mouvement cosmologique du monde, il s’agit justement d’une métaphysique du site humain : elle explore comment le site animal devient un site humain et, par conséquent, le « point zéro » du corps et de son mouvement désirant. C’est ainsi que Richir nous permet de continuer dans notre recherche et d’aborder, entre autres, les questions suivantes : comment le site devient-il site du mouvement phénoménalisant ? Comment s’ouvre-t-il aux événements de sens ? Comment est-il possible que ceux-ci se sédimentent en lui ? Et quel est le lien entre la notion de site 24. Cf. ibid., p. 27-29.

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Le devenir-autre de l’existence

et les notions classiques décrivant la corporéité humaine telles que Leib, Körper ou Leibkörper ? Pour répondre à ces questions, nous allons donc passer à la perspective transcendantale de Richir qui décrit le site humain comme un « ici absolu » de la subjectivité se constituant comme une des conséquences du « moment du sublime ».

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Comme nous l’avons déjà vu, dans le « moment » du sublime, la masse animale du corps affectif du bébé, le chaos des sensations 25 sans aucun sens phénoménologique, passe par le filtre des Wesen sauvages du monde 26 pour devenir l’affectivité humaine en contact avec elle-même à travers la pluralité des phantasíai-affections. Autrement dit, c’est comme si la communauté archaïque de l’amour existant entre la mère et son bébé, soit le Leiblichkeit de la chôra, s’enroulait sur elle-même et créait ce que Richir appelle le « Leib primordial » du bébé, un siège de la chôra 27. Il est clair que la masse du corps affectif devient Leiblich en un sens plus profond que celui de Leib chez Husserl 28. Le fait que Richir circonscrive l’état archaïque de la communauté affective entre la mère et le bébé, et la genèse ultérieure du soi archaïque, c’est-à-dire qu’il circonscrive la corporéité du soi au niveau pré-conscient, permet de saisir la différence et la genèse mutuelle du Leib et du Leibkörper de Husserl 29. C’est justement sur cette genèse que nous nous focaliserons dans ce sous-chapitre. 25. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 94-95. 26. Ibid., p. 97. 27. Richir Marc, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit., p. 276. 28. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 198. 29. Forestier Florian, La phénoménologie génétique de Marc Richir, op. cit., p. 163.

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4. L’identité subjective d’après Marc Richir

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La masse du corps affectif devient leiblich en un sens du Leib archaïque et non-spatial 30, c’est-à-dire qu’il n’est pas encore le Leib de quelqu’un (Leibkörper). Même si ce Leib primordial est désigné par Richir comme un « lieu » (topos), ce n’est pas le lieu du corps physique situé dans le monde – le corps vivant du bébé n’est pas « le sac délimité par sa peau 31 » – mais plutôt le lieu du monde qui se ressent 32 ou le lieu d’un être-au-monde. Il faut rappeler ce qui a déjà été dit : le Leib primordial du bébé est un siège de la chôra dont la Leiblichkeit est celle de la chôra 33. Les flux affectifs qui se déploient entre les corps du bébé et de la mère ne sont vus que par les observateurs extérieurs, en réalité leurs sièges glissent indéfiniment les uns dans les autres 34. En effet, c’est grâce au même écart que le bébé entre en contact avec lui-même et avec les autres 35 : le Leib primordial n’est un « dedans » que dans la relation avec le dehors absolu qui fait communiquer tous les sièges de la chôra, aussi bien celui du bébé que ceux de la mère et de toutes les autres personnes qui prennent soin du bébé. Comment cette communication est-elle possible ? La réponse à cette question est claire si nous nous rappelons que la fuite infinie de la transcendance absolue est coextensive à la naissance du soi autant qu’à celle du monde apparaissant : c’est grâce à la libération des phantasíai (essences sauvages) du monde de leur lien à telle ou telle masse de l’affectivité 36 que se constitue la base pour 30. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 56, 108, 206. 31. Richir Marc, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit., p. 270. 32. Ibid., p. 285 ; Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 68. 33. Richir Marc, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit., p. 333. 34. Ibid., p. 273 ; Richir Marc, Phantasia, imagination, affectivité, op. cit., p. 249. 35. Richir Marc, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit., p. 302-303, 332. 36. Richir Marc, Phantasia, imagination, affectivité, op. cit., p. 276.

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l’Einfühlung la plus archaïque 37. Cette communication ne consiste ni dans l’imagination intentionnelle de ce qui se passe dans la tête de la mère ni dans la perception de l’expression de son corps physique, elle est une situation dans laquelle la mère est littéralement « vécue » par son bébé, et vice versa, à travers leurs affectivités interconnectées, schématisées par la même transcendance du monde 38. Cela revient à dire que le soi le plus archaïque, le Leib primordial, se présente d’un côté comme une réflexion du monde même, comme interconnecté avec les autres sièges de la chôra, c’est-à-dire comme un soi anonyme, et de l’autre côté comme fixé par la masse de l’affectivité dans un siège de la chôra, dans un « ici absolu », c’est-à-dire comme un soi singulier 39. Et c’est justement le Leib primordial en tant qu’ancré dans un ici absolu qui constitue le noyau de l’identité subjective, une sorte de persistance subjective résistant aux événements de sens, et constituant la base pour la continuité ou l’identité ultérieure (du point de vue génétique) de la conscience intentionnelle. Plus précisément, le Leib primordial ancré dans un ici absolu est une sorte d’unité invisible et infigurable des multiples « lieux du Leib » dans lesquels il est localisé. Le bébé joue avec son propre corps, il met, par exemple, son poing dans sa bouche (un des « lieux du Leib » est constitué par les « sensations internes », Empfindnisse, localisées dans la bouche), ou il essaie de faire divers gestes et touche divers objets (d’autres « lieux » sont localisés dans ses doigts), ou il « babille », c’est-à-dire imite des sons différents qui résonnent dans sa tête différemment des sons venant du dehors. Par toutes ces activités, le contact des deux soi s’intensifie et commence à constituer l’« espace du dedans » par lequel le bébé s’individualise davantage tout en demeurant

37. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 56. 38. Richir Marc, Phantasia, imagination, affectivité, op. cit., p. 517-518. 39. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 108.

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au sein du proto-espace de la chôra 40. Son identité ou son unité ne sont pas encore l’identité d’un Je mais la condition génétique la plus archaïque de ce dernier. Elles reposent sur ce que toutes ses transformations ou modulations, c’est-à-dire toutes les modulations de l’affectivité dans les événements de sens, préservent une sorte d’équilibre « homéostatique », que Richir désigne comme une « poussée » ou un « élan » absolu 41 dont la consistance est ressentie – apparaît – dans une kinesthèse archaïque unifiante, « synaisthesis », soit un « sentiment » global de tous les mouvements du Leib primordial 42. Il s’ensuit que, malgré le pouvoir transformateur des événements de sens qui animent le Leib primordial, aucun d’entre eux n’est à même de menacer l’identité de ce dernier parce que les événements n’apparaissent qu’en relation avec les lieux du Leib 43 et ne sont ressentis que « du dedans » par la synaisthesis. Ainsi, il s’avère que l’identité de l’advenant de Romano est basée sur la continuité de son Leib primordial, laquelle n’est rien d’autre que l’unité vivante ou événementiale du soi se mouvant sans cesse vers le soi. Cela revient à dire que l’identité du soi a une seule limite considérable : puisque l’ici absolu n’existe pas sans un écart coextensif à la fuite infinie de la transcendance absolue, il ne peut être conçu comme une « chose sous-jacente » (ὑποκείμενον) au sens de l’autonomie absolue. Le soi peut être détruit ou déstabilisé par un événement traumatique conduisant à la psychose, cas dans lequel il entre en contact avec la transcendance absolue et perd le contact avec soi-même. Le soi est un soi vivant à condition d’enjamber constamment l’écart de la transcendance en fuite 44. 40. Richir Marc, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit., p. 276-278. 41. Richir Marc, Phantasia, imagination, affectivité, op. cit., p. 273. 42. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 56. 43. Richir Marc, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit., p. 268. 44. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 61-62, 65, 77-78.

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À l’exception de ces événements limites, le Leib primordial ancré dans l’ici absolu préserve son unité qui devient – dans la dernière phase de la genèse transcendantale du soi intentionnel à laquelle nous allons brièvement nous consacrer dans le reste de ce sous-chapitre – l’unité du Leib chez Husserl ancrée dans le « point zéro » (Nullpunkt) entendu comme centre des orientations du corps vivant. Le Leib primordial n’apparaît donc pas initialement comme un Leibkörper, soit comme le corps physique de quelqu’un 45 ; c’est le lieu de ce qui va se constituer comme Körper, comme corps physique. Cette constitution est un mouvement très complexe dans lequel c’est l’ici absolu du Leib primordial en tant que lieu de l’histoire transcendantale, des sédimentations du sens, et des habitus kinesthésiques 46 qui joue le rôle décisif. Puisque le bébé se développe simultanément physiquement et que ses organes se différencient (sa vue commençant à distinguer les formes et parmi elles particulièrement celle du corps physique de sa mère 47) le bébé commence à se considérer lui-même – dans la nouvelle forme de cette Einfühlung intersubjective décrite de manière détaillée par Husserl – comme un ici absolu différent des autres ici absolus situés dans les autres lieux de l’espace intersubjectif 48. Cela revient à dire que les ici absolus – interchangeables dans l’interfacticité transcendantale – deviennent différents lieux dans l’espace du monde visible où sont situés les divers Leibkörper, au point que celui de la mère tend à n’en être plus qu’un parmi beaucoup d’autres. La mère devient autrui lorsque son Leib n’apparaît plus qu’avec les apparitions lui donnant une « figure », soit la forme d’un Leibkörper situé 45. Richir Marc, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit., p. 275. 46. Richir Marc, Phantasia, imagination, affectivité, op. cit., p. 275. 47. Richir Marc, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 153-156. 48. Ibid., p. 154-155 ; Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre second, Recherches phénoménologiques pour la constitution, op. cit., § 36, 46.

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là-bas, ce qui individualise en même temps davantage le Leib du bébé comme appartenant au Leibkörper situé ici 49. Or, le bébé ne dispose pas encore de son image ou de la représentation de son corps physique situé dans l’espace : son regard est le regard de son ici absolu voyant et dirigé vers le visible déployé « derrière » sa peau mais le bébé lui-même demeure invisible. Sa seule situation dans le visible est son « ici » animé : le bébé est le dedans du dehors visible 50. L’« humanisation » du bébé s’accomplit ensuite par l’institution du registre de l’intentionnalité dans lequel la temporalisation du sens se faisant devient temporalisation des présents vivants husserliens avec leurs rétentions et protentions dans le cadre du flux absolu de la conscience intime du temps. C’était notamment dans la dernière décennie de sa vie que Richir jette une lumière nouvelle sur la relation entre le mouvement de formation du sens et le donné, soit le sens institué symboliquement, et décrit de manière très détaillée comment se constitue l’expérience intentionnelle, comment les concrétudes phénoménologiques se transposent au noème et à la noèse de la conscience intentionnelle, et comment le contact spontané de l’affectivité avec elle-même se fait opposition entre le Je posant et le Je posé. C’est l’institution symbolique de l’imagination qui joue le rôle-clef, fixant et divisant les phénomènes évasifs en Bildobjekt et Bildsujet, le Bildobjekt n’étant qu’un aspect ou profil (Abschattung, (re)présentation figurative) du Bildsujet intentionnellement posé. Les concrétudes phénoménologiques, les phantasíai-affections, se transposent dans les affects venant du dehors et ne constituant qu’une matière (hylé) pour les actes de la conscience, soit un matériau qui est reconfiguré ou déformé selon les significations de la langue. 49. Richir Marc, Phantasia, imagination, affectivité, op. cit., p. 277 ; Richir Marc, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit., p. 286. 50. Richir Marc, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p.  155-156 ; Richir Marc, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit., p. 276, 290 ; Richir Marc, Phantasia, imagination, affectivité, op. cit., p. 278.

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La transcendance n’est plus absolue ; elle est réduite à ce qui est pré-donné (Vorgegeben) et sera animé par la signification intentionnelle 51. C’est à peu près ainsi que le mouvement du sens se faisant s’interrompt, et que le soi s’atteint lui-même en se posant symboliquement. Et c’est ainsi que le Leib primordial en tant que proto-espace qui garantit l’identité de l’existant devient l’ici absolu d’un corps physique (Leibkörper) ou le « point zéro » de Husserl entendu comme point central des orientations du corps vivant. L’identité du soi apparaît désormais comme celle du corps vivant, comme un lieu (Leib) ou une limite immobile du corps physique (Körper) 52. Ainsi, on voit que même la subjectivité re-pensée dans la phénoménologie contemporaine française à partir du phénomène conçu comme un événement demeure un « sujet » en tant qu’elle est un corps vivant ancré dans l’« ici absolu ». La dimension subjective propre de cette instance extrêmement dynamique qui reçoit l’apparaître – son identité – est constituée par le corps vivant qui se ressent du dedans par synaisthesis, une sorte de kinesthèse unifiante archaïque. C’est seulement grâce à cette identité que le procès de phénoménalisation, composé des événements de sens, peut se sédimenter et créer une histoire personnelle ou interne – l’ipséité au sens de la singularité personnelle 53. Et c’est seulement grâce à cette 51. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 110-135. 52. Richir Marc, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit., p. 285, 288. 53. Ajoutons que la subjectivité concrète, la personne, n’est que le résultat de la sédimentation du procès de la phénoménalisation, transformé en dernière instance par l’institution symbolique en un « récit personnel » que l’on peut narrer. Comme le mouvement de la phénoménalisation et du soi est double, l’histoire personnelle est finalement recouverte par l’histoire d’un Je institué symboliquement, par l’histoire composée des événements perçus et visibles. Cf. Richir Marc, Phantasia, imagination, affectivité, op. cit., p. 230 ; Fazakas István, Le clignotement du soi. Genèse et institutions de l’ipséité, Beauvais, Mémoires des Annales de Phénoménologie, 2020.

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identité que l’existence peut endurer l’événement et devenirautre, l’existence n’étant pas la succession des événements de sens mais le devenir éternel du corps vivant ancré dans l’ici absolu et constamment animé par des événements de sens. Il ne nous reste donc qu’à synthétiser nos acquis en essayant de définir de manière synoptique tous les concepts cruciaux, ce qui nous permettra de mieux entrevoir les contours du champ dans lequel travaille cette phénoménologie contemporaine que nous avons baptisée « phénoménologie du devenir-autre ».

IX

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1. Synthèse linéaire Nous avons commencé à construire le champ de la phénoménologie contemporaine en France (de la phénoménologie de l’événementialité de l’apparaître) avec Henri Maldiney qui s’est assigné la tâche d’introduire dans le Dasein le « moment pathique ». Comme l’ont montré Merleau-Ponty et Straus, la forme première de ce « pâtir » est le sentir en tant que communication originaire (indissociable de l’auto-mouvement) avec la profondeur du monde sensible. Le sentir consiste dans la rencontre toujours singulière du vivant et de son Umwelt, dans cette crise vitale qui fait naître, chaque fois d’une nouvelle manière, le sujet-objet de la perception et l’espace-temps objectif. Il n’en reste pas moins que l’homme n’est pas un animal mais un existant : pour lui une crise vitale majeure signifie aussi toujours une crise existentielle, une déchirure de la trame de son être-au-monde. Dans le sentir, il s’agit donc de l’événement de l’ouverture ou de l’accueil de la transcendance du monde, laquelle doit être pensée, à l’instar de Levinas, comme une transcendance plus forte que celle du projet de Heidegger. L’événement est défini par Maldiney comme le vrai réel qui ne se donne qu’à partir de lui-même, soit comme une singularité ou une nouveauté qui ne saurait provenir de l’attente et qui précède ou plutôt excède ce qui est possible, à savoir toutes les configurations préalables de la pensée représentative

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Synthèse

Le devenir-autre de l’existence

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ou des possibilités existentiales. L’événement est le premier phénomène de la phénoménologie qui, en tant qu’il n’est pas précédé par un a priori, sourd du Rien. Cela revient à dire que l’événement autant que l’existence pensée à partir de l’événement sont transpossibles. L’événement est le passage toujours singulier du Rien (non-être) à l’être, l’existant se caractérise quant à lui par son ouverture à l’événement, dont le champ propre, le lieu de tous les lieux est l’Ouvert. C’est dans l’Ouvert que se réalise la mutation du Rien en nouvelles possibilités de l’existant et que, dans les termes de Heidegger, l’être et la pensée s’approprient l’un l’autre. Cependant, en parlant du Rien, nous ne devons pas oublier que l’événement consiste toujours dans une communication singulière entre le sujet sentant et le monde, dans une rencontre entre le sujet et le fond du monde sensible dans lequel nous sommes ancrés ; l’événement est une direction (sens) de la « relation continue » de Straus. Or, comme l’affirme Claude Romano, malgré son dépassement de l’analytique du Dasein, Maldiney demeure tributaire de la conceptualité de Heidegger, ce qui ne lui permet pas de dégager toute la spécificité du phénomène premier qu’est l’événement. Si l’événement dépasse le pouvoir du pouvoirêtre, il ne suffit pas d’introduire dans le Dasein le « moment pathique » mais il faut penser l’existence à partir de sa fragilité par rapport à l’événement. Le Dasein n’est pas tant conditionné par la mort que par la naissance qui le transforme en l’advenant. L’archi-événement de la naissance situe l’existant au monde, elle fait de lui un être-au-monde et établit donc l’« ancrage permanent » (Maldiney) ou la « relation continue » (Straus) du sujet et du monde. Et surtout : la naissance – que le Dasein ne saurait reprendre – empêche l’existence de se refermer sur elle-même, de se totaliser sous l’horizon de la mort. C’est là l’objet propre de l’herméneutique événementiale de Romano : non la naissance, le phénomène-limite, mais l’interprétation d’une existence qui ne saurait être la mesure de son existence. Il s’agit donc d’une élucidation du sens de l’aventure humaine

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(des structures nécessaires de l’existence), d’une description phénoménologique de la manière dont l’advenant comprend lui-même de ce qu’il lui arrive. Étant donné que cette nouvelle reconfiguration de l’existence par l’événement ne se déroule pas comme un changement de fait intramondain dans le temps, l’herméneutique de l’advenant ne peut s’achever que si elle débouche sur une herméneutique de la temporalité dont la partie décisive porte sur la « mémoire transcendantale » qui constitue le noyau de l’histoire personnelle de l’advenant et, par conséquent, le rend disponible à un événement nouveau qui le transformera. Cela revient à dire que si nous entendons thématiser l’événementialité de l’existence, nous devons envisager ce qui se cache derrière cette notion de mémoire transcendantale, derrière le fait que les événements passés se rassemblent dans « le monde de nos conduites possibles ». Car la nouveauté de l’événement qui fait devenir-autre l’existant ne saurait surgir que sur le fond de quelque chose de plus ou moins « stable » chez l’existant, c’est-à-dire sur le fond de quelque chose d’irréductible au flux des événements. Mais parce que les notions d’enracinement corporel dans le fond du monde et d’histoire personnelle ou de mémoire, qui permettent davantage d’élucider le devenirautre de l’existence, sont des termes situés aux frontières de la phénoménologie de l’événement de Maldiney et de Romano dans laquelle l’existant est pensée à partir de sa relation avec l’événement, nous avons dû passer à l’étude d’autres phénoménologues se focalisant davantage sur la finitude de l’existant et s’efforçant de la penser, à l’instar de Sartre et notamment Levinas, comme un pôle autonome de l’apparaître, soit un pôle indépendant, dans une certaine mesure, de sa relation avec l’infini (l’être événemential). Maldiney et Romano se sont attachés au mouvement ontologique des événements dans lequel l’existant devient-autre tout en n’examinant pas toutes les conditions de ce devenir, notamment la finitude de l’existant et l’altérité du monde comme telles.

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Le devenir-autre de l’existence

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Jean-Luc Marion s’efforce, lui aussi, de penser l’existant à partir de son rapport à l’infini, c’est-à-dire à partir de la donation, mais, ce faisant, il souligne que l’existant est en même temps une limite de la donation. À l’instar de Romano, Marion définit l’existant comme « adonné », comme l’attributaire de la donation qui se reçoit de ce qui se donne, soit du phénomène saturé qui se soustrait à toutes les conditions de l’expérience possible qui pourraient limiter sa monstration. Mais l’herméneutique de Marion diffère de celle de Romano en tant qu’elle transforme ce qui se donne à partir de soi-même (au niveau événemential de Romano) en ce qui apparaît à une conscience (au niveau événementiel de Romano). Il s’ensuit que l’écart entre l’existant et ce qui se donne, thématisé par Romano et par Marion sous le terme de naissance, s’avère encore plus grand qu’un simple retard : l’adonné n’est pas seulement en retard, il peut même perdre le donné, l’abandonner, ce qui est impensable dans le cas de l’advenant et de l’événement. L’adonné demeure adonné, il se reçoit du donné, mais il n’est pas toujours capable, en raison de sa finitude essentielle, de phénoménaliser tout ce qui se donne. Or, si l’on envisage l’adonné dans sa « finitude essentielle », comme une limite de la donation, on arrive forcément à la limite de la phénoménologie de la donation et même à la limite de la phénoménologie tout court. Il est évident que l’archi-fait de la phénoménologie, le fait que l’adonné se reçoit à partir du donné et en même temps l’a toujours déjà perdu, ne saurait être élucidé dans la phénoménologie. Et pourtant, si nous voulons mettre en lumière toutes les conditions de l’événementialité de l’existence, nous sommes obligés de nous occuper de ce qui fait de l’adonné un adonné désirant, c’est-à-dire un sujet séparé radicalement du monde et pourtant lui appartenant. C’est pourquoi nous nous sommes consacrés à faire dialoguer Renaud Barbaras et Marc Richir, car leur discussion relève de la profondeur métaphysique de la phénoménologie. Barbaras se pose justement la question du mode d’être du sujet fini, lequel est en mesure d’être ouvert à l’événement

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Synthèse 277

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mais ne se réduit pas à ce qui lui arrive dans le cadre d’un « empirisme événemential ». Le sujet sentant conçu comme désir ne saurait être réduit à ce qui lui arrive car il est en « relation continue » avec le monde. Ce qui satisfait provisoirement le désir (un événement ouvrant un monde) ne fait qu’intensifier son mouvement vers le monde. Cela veut dire que la donation du sens n’est plus pensée comme une pure passivité face à l’événement de l’apparaître mais comme ce qui exige un minimum d’activité de la part du sujet. Si Marion affirme, en indiquant la finitude essentielle de l’adonné, que celui-ci n’est pas une passivité absolue mais doit « s’accroître à la mesure du donné », Barbaras envisage cette activité comme un mouvement désirant du sujet qui s’enfonce dans l’altérité du monde et participe par là à ce qu’il appelle quant à lui l’archi-mouvement de la différenciation du monde. Ainsi, les événements bouleversant l’existence font partie d’un procès plus large dont le vrai sujet est le monde et auquel l’existant participe par son mouvement désirant. C’est là que surgit une question décisive du point de vue de notre tâche d’élucider le devenir-autre de l’existence : cette insatisfaction (ou nondonation) située au cœur de la corrélation qui relance toujours de nouveau le mouvement du désir, en quoi consiste-t-elle ? Comment penser cet écart nécessaire qui ne saurait pourtant compromettre la participation du désir à l’archi-mouvement du monde ? Barbaras avance de la façon suivante : si l’archimouvement est tout le mouvement, si c’est toujours le monde qui apparaît dans l’expérience subjective, on ne peut penser de mouvement qui diffère de celui du monde (soit l’écart subjectif mentionné) que comme une privation ou une limitation de l’archi-mouvement même, plus précisément comme un mouvement dans l’archi-mouvement du monde, c’est-à-dire comme un archi-événement métaphysique de la séparation minimale du sujet d’avec le monde. Cependant, la confrontation avec la notion de « moment » du sublime tel que le pense Richir nous a révélé que le terme d’archi-événement forgé par Barbaras n’est pas pertinent pour

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Le devenir-autre de l’existence

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nommer la séparation minimale du sujet d’avec l’archi-mouvement. L’archi-événement, le phénomène situé derrière ce concept, est – tout comme le phénomène lié au concept de naissance – indissociable du devenir (de l’archi-mouvement) dans lequel l’archi-événement s’est toujours déjà passé et est encore à venir. L’archi-événement n’a pas lieu une fois pour toutes mais affecte l’archi-mouvement dans toute sa portée. Autrement dit, dans les termes phénoménologiques plutôt que cosmologico-métaphysiques : la séparation subjective consiste dans la perte du monde ou dans le commencement de la fuite infinie de la transcendance absolue, ce qui ne se manifeste phénoménologiquement que par l’aspiration infinie du désir ; l’archi-événement ne s’atteste que par le devenir éternel de l’existence. Cela revient à dire que nous avons fini par abandonner l’empirisme phénoménologique, dans lequel l’existant est pensé comme en retard par rapport à l’événement de sens, au profit d’un niveau génétique plus profond où l’existant perd à tout jamais la transcendance, c’est-à-dire un niveau métaphysique où se crée, par la fuite infinie de la transcendance comme telle du monde, la « relation continue » entre l’existant séparé et le monde en tant que transcendance physico-cosmique richirienne. Enfin, nous nous sommes demandés en quoi consiste précisément la base de l’autonomie de la subjectivité séparée qui est à la fois suffisamment souple pour subir les événements et suffisamment solide pour les endurer. En d’autres termes, nous avons dû répondre à la question principale de notre recherche, la question de savoir en quoi l’existence est elle aussi un sujet au sens de ce qui résiste d’une façon ou d’une autre aux événements, ce qui est une condition nécessaire pour qu’elle puisse devenir-autre. Et nous avons vu que même la subjectivité repensée dans la phénoménologie contemporaine française à partir du phénomène conçu comme événement est un « sujet » dans la mesure où elle est un corps vivant solidement ancré dans son site (Barbaras) ou, plus précisément, dans son « ici absolu » (Richir). C’est seulement grâce à cette

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Synthèse 279

« identité » subjective que le procès de la phénoménalisation, composé des événements de sens, peut se sédimenter et créer une histoire personnelle ou interne ; et c’est seulement grâce à cette identité que l’existence peut endurer l’événement et devenir dans et par lui autre.

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Rappelons encore une fois que notre démarche était, dans une certaine mesure, arbitraire : nous aurions pu commencer par les registres les plus archaïques ou métaphysiques de la fuite infinie de la transcendance absolue (Richir, Barbaras), pour ensuite passer par le mouvement proprement phénoménologique qui se déroule entre les pôles de la relation entre le sujet et le monde, à savoir par le mouvement ontologique du sentir et des événements (Maldiney, Romano), et finir par l’intentionnalité en tant que résultat de l’interprétation des événements invisibles dans la sphère du visible (Marion). Nous avons choisi une démarche inverse pour des raisons historiques (Maldiney synthétise l’œuvre des auteurs traités dans le deuxième chapitre) autant que systématiques (l’« empirisme » du sentir, ou l’« empirisme » événemential, est le mouvement propre de l’apparaître tandis que les autres registres ne sont distinguables que « génétiquement »). Quoi qu’il en soit, la tâche principale de cette thèse était de construire peu à peu un seul champ phénoménologique dans lequel tous ces auteurs pourraient s’inscrire, et où se dégageraient des repères permettant l’orientation dans la phénoménologie contemporaine. On peut donc à présent essayer d’esquisser un schéma très indicatif de ce champ :

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2. Synthèse systématique – schéma

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Le devenir-autre de l’existence

Esquisse de la phénoménologie du devenir-autre de l’existence Registres phénoménologiques (tous les registres fonctionnent « à la fois » !) Sujet

Rapport

Monde

L’établissement de l’écart minimal de la subjectivité par rapport au monde et à elle-même (contact de soi à soi) par le commencement de la fuite infinie de la transcendance absolue (à savoir de ce qui demeure à jamais inaccessible pour le sujet de soi-même et du monde, de ce qui lance le mouvement de la phénoménalisation)

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Registre de la relation continue de deux pôles autonomes, de l’ancrage permanent, de l’être dans le monde

Le sujet séparé du monde par la matière de son corps, par son site ancré dans son ici absolu

Le mouvement désirant vers le monde (dont le sujet vit)

Le monde comme altérité, transcendance physico-cosmique ; le monde comme Ouvert

Registre du sentir, de l’événement ; empirisme événemential ; apparaître comme mouvement entre les pôles de la relation ; affectivité schématisée ; phénomène saturé

Un sujet provisoirement apaisé, enfoncé dans le monde, par le corps synchronisé avec le monde ; une configuration singulière des possibilités existentiales

Co-naissance, co-devenir dans l’Ouvert ; une rencontre ou un sens de la relation

Un phénomène-demonde, un monde comme un fond de la perception, comme milieu d’existence où tout a une signification vitale ; possibilités existentiales réalisées par un sujet incarné

Registre de l’interruption du mouvement de l’apparaître registre très peu thématisé dans cette étude (l’institution du registre de l’intentionnalité chez Richir) Registre de l’intentionnalité, de la perception ; empirisme événementiel ; l’expérience instituée symboliquement

Sujet ; le noème et la noèse de la conscience intentionnelle

Perception ; opposition ; objectivation ; constitution

Objet ; la transcendance du monde transposée en matériau (hylé) pour les actes de la conscience

Ce schéma n’est que très indicatif. Il convient de souligner que par principe même il est impossible de créer un schéma rigoureux. Le problème consiste en effet en ceci que tous les registres fonctionnent « à la fois », chaque registre ne décrivant

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Registre le plus archaïque ou métaphysique

La modalité de la relation entre le sujet et le monde (la modalité de la corrélation)

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qu’une dimension de ce que nous vivons dans l’expérience. Et pourtant, il faut les distinguer car le devenir-autre est un mouvement phénoménal qui se phénoménalise de manières diverses : le devenir-autre pourrait bien être décrit comme un changement de quelque chose dans le temps (dans le registre de l’intentionnalité, de la perception) mais comme il existe « en même temps » un excès non-objectif de ce phénomène, cette description n’est pas suffisante. Le changement au niveau sujetobjet est conditionné par le devenir du sentir, un devenir qui pourrait même bouleverser toute l’existence (il s’agit du registre du sentir, de l’« empirisme » événemential). Or, l’empirisme n’explique pas non plus, de manière suffisante, le devenir-autre car, en décrivant la sphère d’appartenance ou de co-naissance du sujet et du monde, il ne thématise pas la différence incontournable à la faveur de laquelle le sujet, en rencontrant l’altérité du monde, peut changer. L’empirisme ne thématise pas la relation continue de ces deux pôles autonomes (même si cette relation est implicitement présente à la limite de cet empirisme – sous le terme d’ancrage permanent chez Maldiney, par exemple). Or, la relation continue ne peut pas être le dernier mot, il faut encore, dans une métaphysique phénoménologique, songer à ce qui déclenche tout le mouvement, à ce qui établit le rapport même entre le sujet et le monde, c’est-à-dire la transcendance absolue, la transcendance comme telle du monde qui « commence » à fuir infiniment. Dans ce registre, comme dans tous les autres, le devenir-autre de l’existence se phénoménalise d’une manière singulière, ce qui signifie qu’il faut forger de nouveaux concepts pour le décrire. Il est donc très difficile, voire même impossible, de définir tous les concepts de base de la phénoménologie (du devenir), dès lors que la définition du sujet et du monde, soit la définition du devenir-autre de l’existence, devrait passer par tous les registres indiqués (dont le nombre n’est d’ailleurs pas épuisé). Tout en gardant à l’esprit cette difficulté et en vue de montrer les points de repères de la phénoménologie du devenir-autre sous un autre aspect, essayons de dire de manière concise en

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Le devenir-autre de l’existence

quoi consiste le mode d’être du monde et du sujet, le devenirautre de l’existant et le rapport du devenir à l’événement.

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Le monde n’est pas un ensemble d’objets. Phéno­mé­no­ logiquement, il apparaît comme le champ dans lequel la subjectivité corporelle s’enfonce, par son activité, pour y réaliser ses possibilités existentielles. Ainsi, il ne s’agit pas d’un champ donné une fois pour toutes, quoiqu’il soit présent de manière permanente. En tant qu’il « naît » dans le « moment » où la transcendance absolue commence à fuir, le monde est, comme le sujet, divisé en deux parties inégales. La transcendance comme telle du monde (la transcendance absolue irrelative, la puissance pure du monde) ne sera jamais dévoilée mais, en tant que telle, elle est la source inépuisable du mouvement de l’apparaître et de celui de la subjectivité. C’est elle qui fait du monde comme transcendance physico-cosmique une totalité inépuisable de donné, c’est elle qui fait du monde l’Ouvert. En raison de la fuite infinie de la transcendance absolue, le monde est, tout comme le sujet, en mouvement infini vers soi. Cela revient à dire que le monde ne se « manifeste » que comme la pluralité de phénomènes-de-monde qui ne communiquent l’un à l’autre qu’à travers l’écart que laisse en eux la fuite de la transcendance absolue.

2.2. La subjectivité La subjectivité n’est pas un Je que l’on prononce et qui constituerait un sol solide de toute expérience. Dès sa « naissance » génétique dans le « moment » du sublime, la subjectivité est radicalement divisée, elle est le destinataire de l’apparaître (qui s’y oppose) tout en faisant également partie du mouvement de l’apparaître en tant qu’il n’apparaît que « dans le champ phénoménal là-devant elle », en tant qu’il vit de ce qu’il fait apparaître, à savoir du monde. C’est ce qui fait que le sujet ne

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2.1. Le monde

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s’identifie jamais à soi-même, qu’il est en mouvement incessant vers soi-même : le sujet est donc une aspiration infinie à soimême (au monde), c’est-à-dire un devenir éternel. S’il arrive bien à phénoménaliser un monde dans lequel se reflètent ses propres mouvements, ceci ne peut qu’intensifier son mouvement vers le monde. C’est justement ce mouvement vers le monde qui fait apparaître ce dernier comme un monde. En conséquence, la subjectivité ne constitue pas son expérience, elle ne fait qu’organiser – par son mouvement – le champ d’apparaître qu’est le monde. C’est aussi pourquoi nous avons refusé de désigner le sujet comme « advenant » ou « adonné ». Les deux termes accentuent trop le côté infini du sujet : l’advenant ou l’adonné est celui qui se reçoit de l’événement ou du donné, de ce qui lui arrive en raison de son rapport à la transcendance du monde. Or, étant donné que le sujet est également essentiellement fini, séparé du monde, ce qui déclenche son mouvement dans et vers lui, nous donnons notre préférence au terme utilisé par beaucoup d’auteurs dont nous avons parlé dans cette étude : le désir. Ou on pourrait aussi bien parler simplement de l’eksistence : le sujet en tant que radicalement fini est en ek-stase ou au monde sans qu’il puisse être réduit à ce « ek- » ni à ce « stasis ». La subjectivité est les deux à la fois en tant que corporelle : en tant que l’unité du corps vivant ou événemential solidement ancrée dans son ici absolu. La subjectivité concrète, la personne, n’est que le résultat de la sédimentation du procès de la phénoménalisation autour de l’ici absolu, transformé par l’institution symbolique en un « récit personnel » que l’on peut narrer.

2.3. Le devenir et l’événement Il est clair que le mouvement corrélationnel de l’apparaître, basé sur deux termes absolus qui sont pourtant en relation dynamique, ne peut être désigné autrement que comme « devenir ». Le noyau de la corrélation réside dans le mouvement incessant

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Le devenir-autre de l’existence

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de la subjectivité vers le monde, un mouvement qui débouche sur la rencontre avec la transcendance du monde, constituant pour la subjectivité l’événement ou la crise (le plus souvent invisible et inaperçue) qui la fait devenir-autre. Il s’ensuit que l’événement « se déroule » nécessairement hors de l’espace et hors du temps, dans l’exaiphnès, parce qu’en tant que lié au registre métaphysique dans lequel s’établit la relation entre le fini (le sujet) et l’infini (le monde), l’événement s’est toujours déjà passé et est encore à venir : il n’est que l’écho du procès ou du devenir éternel de l’existence. Autrement dit, c’est dans l’exaiphnès, de manière instantanée, que le désir atteint le monde, ce qui revire cependant « en même temps », tout aussi instantanément, en fuite du monde en raison de la fuite infinie de la transcendance absolue dans un autre registre. C’est donc en tant qu’il fait partie de ce devenir plus profond de l’apparaître (de l’existence) que l’événement (dans tous les sens utilisés dans cette étude : que ce soit donc au sens existential ou existentiel mais aussi au sens de tout phénomène comme un événement) se déroule. En effet, ajoutons encore que tout phénomène-de-monde est une singularité à partir de laquelle se produit un nouvel espace-temps empirique ou un événement empirique : l’événement est un segment intrinsèque du sens (un sens comme une direction de la relation continue) qui fait surgir une séquence intégrée de points empiriques (un événement empirique). Comme l’exprime Deleuze, dans la mesure où l’exaiphnès est plus petit encore que le minimum déterminable du temps, il est aussi le maximum du temps et peut par là être situé entre des moments du temps et, partant, lier l’un à l’autre 1. *** 1. Cf. par exemple Deleuze Gilles, Deux Régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, Lapoujade D. (éd.), Paris, Éditions de Minuit, coll. « Paradoxes », 2003, p. 362 ; Deleuze Gilles, Dialogues, avec C. Parnet, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 1996, p. 179.

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Le champ de la phénoménologie contemporaine que nous avons esquissé tout au long de ce travail et que nous avons tenté de résumer par le schéma indicatif et par plusieurs définitions des termes clés, implique une quantité innombrable de tâches à venir pour la phénoménologie. Nous souhaitons en indiquer quelques-unes pour finir. En effet, plus qu’une solution à un problème (celui de l’événementialité de l’apparaître), le champ lui-même est un champ problématique qui atteste que, d’un certain point de vue, la phénoménologie constitue un travail interminable. Quand bien même on s’en tiendrait à la distinction de plusieurs niveaux génétiques, les registres dont nous avons parlé auraient besoin d’être précisés tout autant que les relations qui peuvent se nouer entre eux. Si l’existant est un sujet sentant et se mouvant, il s’avère que l’étude de la spatialité (spatialisation) de l’existence est tout aussi importante que l’étude de la temporalité (ou temporalisation). On peut même renverser la priorité traditionnelle du temps et penser, à l’instar de Barbaras, le temps comme une dimension de l’espace, et la temporalité comme complètement contenue dans la spatialité originaire, c’est-à-dire dans l’événement originaire de la déflagration du monde (qui a toujours déjà eu lieu et ne cesse pourtant de se produire) 2. Cette coextensivité de la temporalité et de la spatialité est également soulignée par Richir qui, en plus de ce problème, s’est attelé à une autre question importante qu’il nous faut mentionner : comment est-il possible que le devenir-autre « s’arrête » au registre de l’intentionnalité ? Et il répond : entre le registre de la base, soit du mouvement du phénomène comme rien que phénomène, et celui de l’intentionnalité s’insinue un autre registre, celui de l’interruption du mouvement du phénomène dans ce qu’il appelle l’« instant cartésien ». Cette question est étroitement liée à celle de la différence anthropologique (traitée par Maldiney ou par Barbaras) qu’il faut 2. Cf. Barbaras Renaud, L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, op. cit., p. 74.

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Le devenir-autre de l’existence

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positionner aussi bien dans le registre du sentir (parce que le sentir de l’homme ne se réduit pas au sentir animalier) que dans le registre, mentionné tout à l’heure, de l’interruption du mouvement phénoménal où le sentir animalier devient perception humaine. La finitude essentielle, l’illusion transcendantale, l’institution symbolique, la perception humaine, tout cela empêche un phénoménologue de voir qu’il devient-autre. Même s’il ne s’agit que d’un seul registre, son rôle est si dominant qu’il refoule tous les autres, si bien qu’il est très difficile de les mettre en lumière (comme en témoigne d’ailleurs le développement même de la phénoménologie). Dans cette perspective, nous voudrions nous attacher maintenant à deux questions décisives pour la phénoménologie : tout d’abord au rôle de l’épochè (ou de la réduction) en phénoménologie (parce que nous avions laissée en suspens la discussion entre Marion et Romano sur la réduction) ; ensuite, beaucoup plus largement, à la thématisation de la possibilité d’une méta-éthique phénoménologique qui représente, nous semble-t-il, le seul achèvement possible d’une phénoménologie en principe inachevable.

3. Synthèse par une illustration La phénoménologie, toute comme, plus généralement, l’expérience humaine, est conditionnée par l’archi-fait que l’existence est un devenir éternel. C’est ainsi que l’existant transcende ce qui est immédiatement donné, ce que Patočka désigne comme l’expérience de la liberté. L’épochè phénoménologique est basée sur cette expérience de la liberté que nous sommes en tant qu’ek-sistants. Mais alors, si la possibilité de la phénoménologie est ainsi inscrite dans le mode d’être qui est le nôtre, celui de l’existence en tant que devenir éternel, est-il seulement nécessaire d’effectuer l’épochè ou la réduction ? Comme le remarque Romano dans son débat avec Marion, la méthode phénoménologique qui vise l’autonomie

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du phénomène ne saurait être une procédure de part en part subjective : « De deux choses l’une : ou bien il ne s’agit nullement ici d’un événement (ou d’un phénomène saturé) ; ou bien il faut renoncer à faire dépendre son événementialité de la procédure subjective d’une réduction 3. » Pour que le phénoménologue puisse décrire le phénomène dans sa spontanéité, le phénomène doit se donner à partir de soi-même, il doit précéder toute réduction effectuée par le phénoménologue – la réduction doit être accomplie par le phénomène lui-même 4. Cela revient justement à dire que la réduction doit être inscrite dans le mode d’être de l’existant. Ce dernier ek-siste, c’est-àdire est essentiellement ouvert à la donation ou à l’événement sans avoir pour cela à faire la réduction. La réduction s’effectue elle-même, comme en témoignent plusieurs exemples de ce que l’on peut appeler une réduction ou épochè « sauvage 5 ». On sait bien que chez Heidegger c’est l’angoisse qui joue le rôle de l’épochè, chez Merleau-Ponty et Maldiney, l’œuvre d’art. Mais cette épochè sauvage peut également s’effectuer autrement, et nous voulons donner un exemple qui, aussi trivial puisse-t-il paraître à première vue, pourrait jouer un rôle crucial dans la phénoménologie du devenir-autre : le sport 6. C’est par une analyse (très brève ici) du sport, plus précisément du jogging, 3. Romano Claude, « Remarques sur la méthode phénoménologique dans Étant donné », op. cit., p. 11. 4. Cf. Romano Claude, « Le don, la donation et le paradoxe », op. cit., p. 21. 5. Cf. Prášek Petr et Romano Claude, « Fenomenologie v dialogu s analytickou filosofií » (entretien), op. cit., p. 143-144. 6. Malheureusement, il est très rare qu’un phénoménologue majeur parle du sport, alors que ce dernier constitue l’illustration par excellence du devenir-autre de l’existence. En outre, lorsque Merleau-Ponty parle de football, Sartre de ski ou Straus de danse, il nous semble qu’ils ne montrent pas toute la portée des phénomènes liés au sport, à l’exception de Straus peut-être. Cf. Merleau-Ponty Maurice, La structure du comportement, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine, psychologie et sociologie », 1967, p. 182-183 ; Sartre Jean-Paul, L’être et le néant, op. cit., p. 627 sqq. ; Straus Erwin, Du sens des sens, op. cit., p. 277.

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que nous essayons d’illustrer une fois de plus les résultats de cette étude. Au départ d’un jogging, il n’y a rien de ce qui pourrait ressembler à l’attitude phénoménologique : je viens de finir mon travail d’aujourd’hui et j’ai besoin de me vider la tête. J’ai alors décidé d’aller courir dans un parc pas trop loin de mon appartement, pour me reposer. Je commence donc à courir en proie à l’attitude naturelle que l’on pourrait néanmoins observer par les yeux de phénoménologue. On pourrait, à l’instar de Richir, décrire la manière d’apparaître du phénomène dans ce registre et montrer qu’il est construit en vertu de l’institution symbolique qui constitue le monde de l’attitude naturelle comme le monde des identités (moi en tant que chercheur fatigué ou joggeur dans un parc) etc. Mais notre but ici est différent : nous entendons indiquer que le jogging lui-même, en effectuant une épochè sauvage ou pratique, nous fait passer de l’attitude naturelle à une attitude similaire à l’attitude phénoménologique, ou, plus précisément, que c’est le jogging lui-même qui est à même de nous dévoiler, tout comme l’épochè phénoménologique, le devenir-autre de l’existence. C’est pourquoi nous nous permettrons de parfois parler dans un langage non-phénoménologique en comparant simplement ce qui apparaît dans le jogging avec sa description dans le cadre de l’attitude naturelle. En bref, en prenant le départ de mon jogging, je n’effectue pas l’épochè. Qu’est-ce qui se passe donc quand on court ? Comme c’est souvent le cas, je suis fatigué, j’ai mal aux mollets et mes jambes sont incroyablement lourdes. J’essaie de changer le rythme de ma respiration et de faire de plus petits pas mais ça ne marche pas. Je n’ai aucune envie de continuer mais je sais qu’il faut être patient parce que l’épochè sauvage ne peut pas être appelée, je sais qu’elle vient elle-même. Je continue donc à courir en espérant oublier tous ces problèmes et faire venir l’épochè. Et là, dans quelques minutes peut-être, peu importe quand exactement, quelque chose se passe sans que je puisse dire quoi. Je me retrouve en train de courir sans y penser et sans

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savoir comment je cours. C’est plutôt mon corps qui court, ça court tout seul. Je m’aperçois que le corps courant ne souffre plus comme j’ai souffert au début. Ce qui était, encore il y a quelques instants, des jambes douloureuses que j’essayais de manier, s’est tout à coup transformé en une machine parfaite qui s’appuie sur le sol à intervalles réguliers et avec une légèreté incroyable. Une légèreté qui me force à accélérer. Ou plutôt c’est le corps courant lui-même qui accélère spontanément parce qu’il se sent bien. Ça lui procure un grand plaisir. Mais de quoi s’agit-il exactement ? Tout comme le dormeur dont parle Merleau-Ponty peut faire venir le sommeil « quand une certaine attitude volontaire reçoit soudain du dehors la confirmation qu’elle attendait 7 », j’avais l’intention de courir mais ce n’était pas possible sans que mon corps et le monde dont il vit m’y autorisent. Je faisais bouger mon corps, je me concentrais sur la bonne longueur des pas, sur le bon tempo et puis j’attendais une confirmation de la part de l’altérité du monde, ce monde dont participait aussi, quoique partiellement, mon corps en tant que matière étrangère et non maîtrisable, ce qui s’attestait, entre autres, par sa résistance au départ 8. C’est ce corps qui prend l’initiative et me permet de communiquer directement avec le monde, pourvu que je me dépouille de moi-même, du moi intentionnel qui est allé faire du jogging pour se reposer. Après avoir reçu cette confirmation que je peux bien essayer de convoquer mais qui vient finalement toute seule, sans que je puisse l’anticiper, je deviens le sujet du sentir qui fait désormais partie du devenir de sa co-naissance avec le monde. Dans la mesure où le moindre changement de mon milieu d’existence (comme, par exemple, une aspérité soudaine de la surface) s’accompagne immédiatement d’une physionomie motrice correspondante, je ne suis que mes sensations. Cette 7. Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 245. 8. Cf. Čapek Jakub, « Personal identity and the otherness of one’s own body », Continental Philosophy Review, no 3, 2019, p. 265-277.

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co-naissance ou harmonie entre la manière dont je me sens et la manière dont le monde se donne n’est possible qu’à la condition que je sois, par mon corps courant, inébranlablement ancré dans le monde. Le sens de la vue, ce sens à distance qui, dans la vie quotidienne, domine notre orientation dans le monde, perd son rôle et se transforme en organe de ce qui est le plus intime et le plus proche. À la vue dont la portée atteint normalement l’infinité de l’horizon du monde, se substitue, probablement en raison de la tendance à tourner la tête vers le sol lorsque l’on court (ce qui est d’autant plus vrai dans les phases tardives, lorsque la fatigue se fait sentir), la vue d’un tout petit monde, soit le regard fixé sur la terre à quelques mètres devant lui 9. Le champ visuel est largement rétréci et tremblotant, il ne s’agit plus du champ visuel quotidien qui nous offre, sur fond de l’espace vide créé par la lumière, soit dans une transparence maximale, les choses qui s’y trouvent déterminées sans ambiguïté, c’est-à-dire les choses comme objets que nous pourrions empoigner et manier 10. Cette domination sur le monde est perdue. La vue du joggeur n’embrasse que le monde que le joggeur traverse actuellement, un monde plein d’ambiguïtés. Ce qui rend possible mon parcours, ce qui m’enracine dans un monde qui ne cesse de trembler, ce sont mes jambes sautant et retombant de nouveau sur le sol, l’une poursuivant l’autre et assurant par là ma stabilité, une stabilité grâce à laquelle je n’ai presque pas besoin de m’occuper de ce que je vois. C’est ainsi que je pénètre dans le monde comme champ phénoménal là-devant, ce monde trop distant pour la vue quotidienne. La mise de côté du sens de la vue à travers l’ancrage par les pieds m’a libéré pour toutes les autres sensations par lesquelles ce n’est plus le monde représenté ou le monde à distance qui se donne, mais le monde lui-même : « Tant qu’on reste dans la distance du visible, on n’est pas tout à fait au monde. Si le marcheur et 9. Cf. Havlíček Jan, « Běh a melancholie », revue B, no 5, 2018, p. 159. 10. Pour l’analyse de la vision de jour, cf. Levinas Emmanuel, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 206-211.

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le coureur y sont, c’est parce que le monde est respiré et senti dans ses odeurs 11. » En effet, il va de soi que le corps qui ne se meut pas ne peut pas sentir l’air immobile. Mais il y a aussi une énigme, du moins à première vue : même si je deviens plus sensible à toute la richesse de la certitude sensible, c’est comme si celle-ci était paradoxalement unifiée dans un seul sentiment global de légèreté du mon corps courant, un sentiment de légèreté sans doute provoqué par le fait que le corps courant n’est plus une matière immobile déposée dans le monde (comme un stockage d’impressions lourdes, tantôt visuelles tantôt tactiles, ou autres) mais une matière mobile et vivante, libérée de la gravitation. Cela signifie que je me sens léger en raison d’un contact léger ou glissant de mon corps avec la surface 12, ce qui atteste encore une fois du lien entre le sentir et se mouvoir 13. Le monde du joggeur n’est plus le monde tout fait ou accompli de la vue, le monde à distance, mais un monde qui est en train de se produire avec moi : une co-naissance. Cette unité se caractérise par une spatialité et une temporalité différente de celles du monde de l’attitude naturelle. Les questions qui importaient encore au moi intentionnel au début de sa course (où vais-je ? quelle distance me faut-il parcourir ? en combien de temps ?) ne font plus sens. C’est comme si le corps restait sur place et le temps n’existait plus, s’abolissait 14. Même si, du point de vue objectif, je me déplace effectivement, en tant que je suis désormais un corps sentant et se mouvant, c’est-à-dire courant ancré fermement par des jambes tombant 11. Mengue Philippe, Marcher, Courir, Nager. Le corps en fuite, Paris, Éditions Kimé, 2015, p. 168. 12. Cf. ibid., p. 166 ; Straus Erwin, Du sens des sens, op. cit., p. 430-431. 13. Cf. ibid., p. 277-280 ; cf. chap. II de ce livre. 14. Bachelard écrit à propos de la rêverie correspondant phénoménologiquement au sentir : « Le temps est suspendu. Le temps n’a plus d’hier et n’a plus de demain. Le temps est englouti dans la double profondeur du rêveur et du monde. Le Monde est si majestueux qu’il ne s’y passe plus rien : le Monde repose en sa tranquillité. » Bachelard Gaston, La poétique de la rêverie, op. cit., p. 148.

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rythmiquement sur la terre, je suis toujours dans un même lieu dans le monde et ce, même si le corps, inscrit dans le temps cyclique de son mouvement, accélère. Qu’est-ce que ce lieu ? Je ne suis pas seulement dans le monde au sens du corps physique, je suis entré au monde, je ne suis qu’un être-au-monde. Le corps accélère spontanément car le désir se trouve apaisé en s’enfonçant dans le monde, ce qui intensifie son mouvement sur place car il ne désire rien d’autre que se maintenir dans ce lieu, dans le mouvement incessant qu’il est. Je vis du monde. Je découvre une dimension de la proximité occultée dans la perception propre à l’attitude naturelle, à savoir la dimension du contact intime avec le monde qui correspond à la baignade dans l’élément chez Levinas. Je me nourris de toutes les sensations libérées par le caractère glissant de ma mobilité sur la terre. C’est la baignade d’un joggeur radicalement séparé qui avait du mal à communiquer avec le monde à partir de sa demeure quotidienne, et qui, en laissant l’initiative à son corps déposé dans le monde, parvient à ouvrir la porte de sa maison. Et le simple fait de rester sur place dans l’élément du monde lui procure un grand plaisir. C’est pourquoi il a envie de continuer à courir même s’il dépasse déjà – à sa grande surprise – la quarantaine de minutes que son moi intentionnel a décidé de consacrer au jogging du jour. Même les joggeurs qui courent contre-la-montre ne deviennent plus rapides et ne courent plus loin qu’en faisant l’épreuve de ce mouvement sur place. Interrompre le jogging signifierait interrompre le mouvement que je suis, ce qui est le seul moyen de guérir de ma fragilité avec toutes ses douleurs aux jambes ou ailleurs, cette fragilité qui s’accompagne de tous les soucis d’un être qui se situe au seuil de sa maison face à monde à jamais trop étranger et distant pour lui. La seule chance est de courir et de transformer par là la blessure du passé en à-venir de son mouvement. En l’occurrence, cela revient à dire : transformer la distance de la vue de la représentation quotidienne (la perception) en un mouvement dans la profondeur du monde sensible.

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Le plaisir est d’autant plus grand que la baignade est, malheureusement, continuellement interrompue, ce qui me signale que je ne peux pas rester dans une telle proximité avec le monde 15. Il y a tout le temps une menace qui m’arrache au jogging : le pire se produit lorsque la communication avec le monde ne fonctionne plus et que je recommence à sentir mon corps comme un étranger, par exemple quand j’ai mal au ventre ; ou bien je m’arrache au jogging en tentant de réfléchir phénoménologiquement à ce que je suis en train de vivre ; ou bien, soudain, me vient à l’esprit le souvenir que j’ai quelque chose à faire demain ; ou bien encore, je rencontre des promeneurs qui se parlent, cela me fait automatiquement lever la tête que j’avais baissée et retourner au monde de la perception et de l’institution symbolique parce qu’ils pourraient bien me parler, comme, du reste, ce petit garçon de quatre ou cinq ans qui se met à crier en me voyant : « Arrête-toi ! Je te dis “arrête-toi !” ». Contre cette menace continuelle, je ne peux me battre autrement que par la tentative d’intensifier mes efforts physiques. Si mon corps investissait toute son énergie dans la solitude de son jogging, il n’y aurait plus de place pour parler et penser dans le cadre de l’attitude naturelle. Or, la tentative de ce dernier de demeurer plus longtemps auprès du monde finit par échouer. Pour ce corps déjà physiquement affaibli, toute sensation, soit toute reconfiguration de la relation avec le monde, requiert désormais une évaluation dans le cadre de l’expérience holistique de ma vie, comme en témoigne une sirène qui réactive ma mémoire empirique et me rappelle que nous sommes le premier mercredi du mois. C’est ainsi que l’épochè sauvage s’interrompt et que je re-deviens le moi intentionnel sorti pour courir. 15. Notons que cette interruption est encore plus marquante dans d’autres sports, par exemple dans le football ou dans le tennis où le but est de combiner des mouvements abstraits issus de la représentation du monde, soit des mouvements appris dans l’entraînement (par exemple telle ou telle solution tactique d’un problème émergeant pendant le match de football), avec le mouvement réel du corps sentant sur la pelouse.

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Tout cela semble prouver que les phénomènes se dévoilent à partir d’eux-mêmes sans que nous soyons obligés d’effectuer l’épochè. Or, l’enjeu de la discussion entre Marion et Romano, et la raison pour laquelle Marion insiste sur la réduction effectuée par un phénoménologue, c’est que vivre une telle épochè sauvage n’équivaut pas à appréhender de manière descriptive les phénomènes vécus. Le joggeur décrirait son expérience tout autrement que nous l’avons fait tout à l’heure et ce, parce qu’il n’a pas la distance philosophique, rendue possible par l’épochè, vis-à-vis de ce que Husserl nomme l’attitude naturelle. C’est parce qu’il est un adonné essentiellement fini, soit une limite de la donation – et c’est comme s’il n’était pas du tout un adonné. Cela revient à dire que, chez Marion, il y a deux facettes de la réduction : d’abord l’opération de la donation elle-même (qui peut être vécue comme une épochè sauvage) mais aussi l’opération de l’adonné par laquelle il prend du recul par rapport à sa finitude et se voit lui-même, de manière réflexive, comme un adonné. C’est par là qu’il peut devenir herméneute (au sens de Marion) et faire voir (dans une description phénoménologique du jogging) ce qui est invisible. L’adonné n’est pas seulement un pur récepteur de la donation, il en est aussi une limite causée par sa finitude essentielle qui fait dominer le registre de l’intentionnalité. Et c’est justement l’épochè qui nous permet de dépasser cette domination. En l’occurrence, l’épochè nous permet d’interpréter phénoménologiquement ce que nous avons vécu dans le jogging, ce qui est toujours, dans une certaine mesure, accessible parce que le joggeur est une conscience « non-thétique » au sens de Sartre, soit une conscience enfoncée dans le monde, qui ne cesse pourtant d’être la conscience séparée ou irréductible à ce dont elle est la conscience. Même si j’ai vécu le jogging sans y réfléchir, le jogging a laissé un souvenir non-thétique que je peux examiner

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phénoménologiquement 16. L’épochè radicalisée par rapport à celle de Husserl nous permet d’unifier toutes les épochès sauvages que nous vivons dans la vie sans les remarquer. Cependant, en tant qu’elle consiste dans une ouverture maximale à la donation, c’est comme si elle n’était pas une méthode mais plutôt une contre-méthode 17. Ainsi, on peut dire, à l’instar de Patočka, que l’épochè est une procédure a-subjective. C’est ainsi que la méthode propre à la phénoménologie du devenirautre, dont il faudrait parler beaucoup plus largement dans un autre texte, s’avère être une combinaison de l’épochè (de la réduction) entendue comme ce qui libère les phénomènes et de l’herméneutique entendue comme la mise en lumière interprétative de l’existence qui constitue le travail proprement philosophique et révisable historiquement 18. Quoi qu’il en soit, nous voulons finir cette étude en traitant un autre problème étroitement lié à la discussion sur la méthode, et qui constitue, semble-t-il, une dimension cruciale de la phénoménologie du devenir-autre que nous venons d’esquisser. Nous avons désigné ce problème comme « une méta-éthique phénoménologique ». 16. Cf. Sartre Jean-Paul, La transcendance de l’ego, op. cit., p. 30-32. Il s’ensuit que, du point de vue systématique, la conscience non-thétique de Sartre correspond au sujet du sentir qui co-naît avec son « objet » : « la conscience transcendantale est une spontanéité impersonnelle ; elle se détermine à l’existence à chaque instant, sans qu’on puisse rien concevoir avant elle » ; « le Monde n’a pas créé le Moi, le Moi n’a pas créé le Monde, ce sont deux objets pour la conscience absolue, impersonnelle, et c’est par elle qu’ils se trouvent reliés ». Ibid., respectivement p. 79 et 87. Cependant, la conscience non-thétique ne se réduit pas à cette sphère d’appartenance. À l’instar de la discussion entre Barbaras et Sartre, enrichie par une intervention de Levinas et Richir, force est de conclure que cette différence subjective n’est presque rien mais il ne s’agit pas d’un pur néant car l’archi-fait que le sujet s’oppose à ce qu’il fait apparaître (il en est le centre) est un aspect réel du champ phénoménal lié à la position du corps. 17. Cf. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 14-16. 18. Cf. Romano Claude, Au cœur de la raison, la phénoménologie, op. cit., p. 897-906.

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En guise de conclusion

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1. La fondation phénoménologique de la vie quotidienne Dès lors que nous avons synthétisé les acquis principaux de ce livre dans le chapitre précédent, nous nous permettons de finir par un problème qu’il conviendra d’élaborer davantage dans une autre étude. Pour conclure cet essai qui visait à esquisser une phénoménologie de l’événementialité de l’existence (qu’est la phénoménologie contemporaine française) et pour demeurer fidèle à Husserl et aux ambitions de départ de la phénoménologie, il faut d’abord rappeler que la question de l’a priori corrélationnel – que l’on pourrait reformuler à la lumière de nos acquis comme la question de la description de l’essence de l’existence comme devenir-autre – cette question n’épuise pas la phénoménologie quoique Husserl y ait consacré toute sa vie 1. En effet, la phénoménologie telle qu’elle se trouve 1. « La première percée de cet a priori corrélationnel universel de l’objet d’expérience et de ses modes de donnée (tandis que je travaillais à mes Recherches logiques, environ l’année 1898) me frappa si profondément que depuis le travail de toute ma vie a été dominé par cette tâche d’élaboration de l’a priori corrélationnel. » Husserl Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 189.

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Une méta-éthique phénoménologique

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« Il ne s’agit pas ici, de façon seulement abstraite, de faire de la science apodictique au sens courant, mais il s’agit que l’humanité réalise l’ensemble de son être concret avec une liberté apodictique dans une science apodictique, une science qui se réalise dans l’ensemble de la vie active de sa raison [nous soulignons] – c’est-à-dire de ce en quoi elle est humanité ; il s’agit […] d’une humanité qui se comprend elle-même rationnellement, comprenant qu’elle est rationnelle dans le vouloir-être-rationnel, que cela indique et veut dire une infinité de la vie et de la tension vers la raison, que Raison justement signifie ce que l’homme en tant qu’homme désire dans son plus intime, ce qui seul peut le satisfaire, le rendre “heureux”, que la Raison n’admet aucune séparation en raison “pratique”, “théorique”, “esthétique” et je ne sais quoi encore, qu’être-homme c’est être téléologiquement et c’est devoir-être et que cette téléologie règne dans tout ce que nous faisons et tout ce que nous avons en vue égologiquement, qu’elle peut y reconnaître toujours, par la compréhension de soi, le télos apodictique, et que cette reconnaissance de l’ultime compréhension de soi n’a pas d’autre forme que la compréhension de soi d’après des principes a priori, la compréhension de soi dans la forme de la philosophie 2. »

Même si ce sujet de la « vie phénoménologique » (philosophique) n’est devenu explicitement impératif que dans la Krisis, Husserl s’y est toujours intéressé, notamment dans le cadre de la thématisation du rapport entre la phénoménologie et les 2. Ibid., p. 304. Nous soulignons.

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définie dans l’œuvre de Husserl, en particulier dans la Krisis, dépasse largement la problématique de l’a priori corrélationnel. Cette dernière ne constitue que la première partie de la solution qu’il propose à la crise constatée. De fait, la découverte de la subjectivité absolue donne également un nouveau sens à notre vie dans le monde spatio-temporel. La découverte de la phénoménologie transcendantale nous présente une vocation nouvelle, un appel à la vie dans l’apodicticité :

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sciences empiriques (à savoir celles qui s’occupent de la réalité de fait). Comme l’écrit Romano, c’est ce rapport qui a constitué l’un des facteurs de son tournant transcendantal et a contribué, par conséquent, à la définition de la phénoménologie. Les sciences, dont la question de la fondation occupe la philosophie depuis Descartes, ne sauraient trouver leur fondement dans une science empirique comme la psychologie qui, comme d’autres sciences empiriques, fait partie d’un réseau de relations causales et, par conséquent, en dépend 3. C’est la raison pour laquelle, en effectuant l’épochè transcendantale, Husserl arrache la conscience au monde (il ne s’agit plus de l’« âme humaine » en tant qu’objet de la psychologie). Mais ce qui nous intéresse ici, c’est la deuxième direction de ce rapport entre la science et la phénoménologie : non plus la science comme inspiration pour les descriptions phénoménologiques (rappelons-nous par exemple la manière dont travaillait Merleau-Ponty) mais la phénoménologie comme projet de fondation (Begründung) ou de clarification (Klärung) des sciences empiriques. Cette idée se trouve dans le programme même de la phénoménologie transcendantale, tel qu’il se reflète par exemple dans la répartition des volumes des Ideen : les deuxième et troisième livres témoignent en effet du mouvement phénoménologique indispensable de l’eidétique à l’empirique, ou plutôt à l’empirique fondé phénoménologiquement. En outre, Husserl avoue dans la lettre qu’il adresse à K. Joël le 11 mars 1914 4 qu’il voudrait pratiquer ce qu’il appelle la deuxième philosophie ou la métaphysique, soit la science de la réalité factuelle, et qu’il doit se contenter seulement provisoirement de la première 3. Romano Claude, « La phénoménologie doit-elle demeurer cartésienne ?  », op. cit., p. 34-35. 4. Cité par Bernet Rudolf et Kern Iso et Marbach Eduard, An introduction to Husserlian Phenomenology, op. cit., p. 229-230. Cf. aussi Husserl Edmund, « Phenomenology, Edmund Husserl’s Article for the Encyclopaedia Britannica », in McCormick P. et Elliston F.A., Shorter Works, Notre Dame/ Brighton, University of Notre Dame Press/Harvester Press, 1981, p. 33.

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philosophie, soit de l’eidétique phénoménologique. De même, plus tard, dans les Méditations cartésiennes, il écrit après avoir prouvé la possibilité de l’idée cartésienne d’une science universelle qu’est la phénoménologie transcendantale, que « la seule chose qui nous reste à indiquer, c’est la ramification, facilement compréhensible, de la phénoménologie transcendantale en sciences objectives particulières 5 ». Et tout cela débouche sur la Krisis avec l’appel à vivre dans l’apodicticité que nous avons cité (voir supra), comme si Husserl voulait souligner pour la dernière fois et sous une autre perspective, en analysant la crise profonde des sciences non-fondées et de l’humanité en général, l’importance du retour de la phénoménologie à l’empirique. En effet, rappelons-le encore une fois, la phénoménologie n’a jamais abandonné l’empirique : elle ne s’en éloigne que pour mieux le voir, pour mieux comprendre comment nous vivons dans le quotidien 6. La crise consiste en ceci que le progrès de la science ne s’est pas accompagné d’une plus grande compréhension humaine mais, bien au contraire, d’une aliénation de l’homme à la réalité décrite par la science. Les sciences positives dominant la modernité conduisent l’homme à voir partout des faits, à savoir ce qui est objectivement déterminable, tandis que tout ce qui peut donner sens à l’objectivité se trouve du côté de la subjectivité abandonnée par les sciences 7. C’est ainsi que la science, dont 5. Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, introduction à la phénoménologie, op. cit., p. 245. 6. Cf. chap. I de ce livre. 7. Ce qui est mis de côté dans les sciences positives, c’est tout ce qui dépasse l’univers de faits, c’est-à-dire tous les « problèmes de la raison » liés à la réflexion, à la philosophie comme science universelle qu’est la phénoménologie transcendantale : « [C]es questions, et toutes celles que le positivisme a exclues, possèdent leur unité en ceci, qu’elles contiennent soit implicitement soit explicitement dans leur sens les problèmes de la raison, de la raison dans toutes ses figures particulières. C’est la raison en effet qui fournit expressément leur thème aux disciplines de la connaissance (c’est-à-dire de la connaissance vraie et authentique : de la connaissance rationnelle), à une

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le succès va de pair avec le déclin de la philosophie 8 – seule source de la justification de tout sens scientifique – n’a rien à dire « dans la détresse de notre vie 9 ». Constatant ceci, Husserl s’efforce de se battre contre la crise en analysant ce développement et en montrant comment la science s’est détachée du sens et comment on pourrait renverser cette tendance. Pour résumer son propos, on peut dire qu’il appelle à remettre les sciences empiriques dans l’élément absolu de tout sens – soit à les fonder phénoménologiquement 10. Par précaution, précisons toute de suite que l’élément « absolu » ne renvoie pas ici à la vérité absolue mais à la donation absolue au sens de l’origine de toute connaissance qu’est l’ego transcendantal dans lequel toutes les formations intentionnellement transcendantes du sens

axiologie vraie et authentique (les véritables valeurs en tant que valeurs de la raison), au comportement éthique (le bien-agir véritable, c’est-à-dire l’agir à partir de la raison pratique). Dans tout ceci la raison est un titre pour des idées et des idéaux “absolus”, “éternels”, “supra-temporels”, “inconditionnellement valables”. » Husserl Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 13-14. 8. Cf. ibid., § 4. 9. Ibid., p. 10. 10. Notons que Husserl élabore ce projet de diverses manières au cours des différentes phases de son œuvre. Selon E. Ströker, on peut distinguer trois conceptions différentes de la fondation des sciences : la première date de l’époque des Recherches logiques qui fondent la science en décrivant les structures intentionnelles des actes de connaissance scientifique ; la deuxième, celle des « ontologies régionales » essayant de saisir les structures d’essence d’une partie particulière du monde (et non plus seulement celles des actes), se trouve notamment dans les Idées II ; et la troisième, n’ayant plus comme point de départ la diversité pré-donnée des sciences (la diversité en tant que résultat de leur développement factuel historique) mais visant l’origine phénoménologique de cette diversité, à savoir le monde naturel dirigé par l’a priori corrélationnel, est celle de la Krisis. Cf. Ströker Elisabeth, The Husserlian Foundations of Science, Dordrecht, Springer, 1997, p. 12-17. Comme nous ne sommes pas intéressés par le problème spécifique de la fondation des sciences mais par la question plus générale d’« une vie phénoménologique », dans ce qui suit, nous allons résumer brièvement les deux dernières conceptions qui caractérisent la position de Husserl après le tournant transcendantal.

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sont constituées à travers leurs modes subjectifs de donnée 11. Or, dans la mesure où il y a toujours un excès de ce qui se donne, cet excès étant thématisé par Husserl par exemple sous le terme d’horizon, la conscience absolue ne saurait être la source de la vérité absolue. Cela revient à dire que Husserl n’entend pas assurer l’existence même de la science ou de son objectivité, comme c’est le cas des Méditations de Descartes 12. Contrairement à Descartes, à la lumière du grand succès de la science moderne, Husserl affirme qu’il n’y a aucune crise de la science et que celle-ci fonctionne bien 13, ce que l’on ne peut pas dire en revanche de la philosophie. Il n’en reste pas moins que la science n’est indépendante de la philosophie que dans une certaine mesure et qu’elle en dépend en tant qu’elle a besoin de la philosophie pour la clarification (Klärung) de son sens 14. Pour le dire dans les termes des Idées II, les découvertes scientifiques comptent parmi les formations relatives de sens dont la validité dépend de l’attitude du savant (par exemple du savant naturaliste) et

11. Cf. ibid., p. 37-38. Cf. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre premier, Introduction à la phénoménologie pure, op. cit., § 44 (sur l’être absolu de l’immanent). 12. « C’est, bien entendu, une mésinterprétation ridicule, bien qu’elle soit, hélas, habituelle, que de vouloir combattre la phénoménologie transcendantale en tant que “cartésianisme”, comme si son “ego cogito” était une prémisse, ou une sphère de prémisses, dont elle voudrait déduire le reste des connaissances (et l’on entend naïvement par là les seules connaissances objectives) dans une “assurance” absolue. Il ne s’agit pas d’assurer l’objectivité, mais de la comprendre. » Husserl Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 215. Cf. Thévenaz Pierre, « La question du point de départ radical chez Descartes et Husserl », in Edie J.M., What is Phenomenology ? and Other Essays, Chicago, Quadrangle Books, 1962, p. 99-111. 13. « La rigueur de la scientificité de toutes ces disciplines, l’évidence de leurs prestations théoriques […] sont hors de question. » Husserl Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 8. 14. Cf. ibid., § 2.

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est, par conséquent, limitée sans que le savant en soit conscient, ce qui est la source de confusion 15. En effet, toute science travaille au sein d’un certain domaine d’étants et détermine davantage tout étant appartenant à celui-ci : par exemple, la biologie s’occupe de l’être vivant, la psychologie de l’âme, la sociologie de la société et de la culture, etc. Mais tous ces domaines sont réglés sur « les articulations a priori et matérielles du “logos du monde esthétique” (Logos des ästhetischen Welt) 16 ». La fondation, entendue au sens de la clarification des formations relatives, consiste donc à décrire leurs essences phénoménologiques, c’est-à-dire les essences de la conscience absolue : les sciences ne peuvent être fondées que dans l’a priori indépassable de l’intuition originairement donatrice, le fondement (Boden) des évidences scientifiques n’étant rien d’autre que les évidences originaires 17. Il faut donc observer, dans l’intuition, l’essence d’un concept scientifique, l’essence d’un objet, ce qui nous permet ensuite de prescrire à la science correspondante sa méthode, c’est-à-dire de délimiter a priori le champ dans lequel tous les savants doivent travailler 18. Aucune science ne peut omettre les structures d’essence de son objet qui prescrivent d’avance à toute recherche « une règle absolument contraignante 19 ». Ou plutôt : telle ou telle science 15. Cf. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre second, Recherches phénoménologiques pour la constitution, op. cit., § 49, p. 254-255. 16. Pradelle Dominique, « Principes de la philosophie husserlienne des sciences: réflexivité, historicité, fondation », in Pradelle D. et Farges J., Husserl, Phénoménologie et fondements des sciences, Paris, Hermann, 2019, p. 25. 17. Cf. Husserl Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., § 34. 18. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre troisième, La phénoménologie et les fondements des sciences, op. cit., § 5, p. 27-29 ; ibid., § 19, p. 116-120 ; Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, introduction à la phénoménologie, op. cit., p. § 64, p. 247-248. 19. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, livre second, Recherches phénoménologiques

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empirique pourrait bien fonctionner sans cette fondation eidétique ou ontologique comprise comme délimitation d’un domaine particulier d’étants mais elle n’atteindrait jamais son plein développement qui présuppose la connaissance de ses frontières telles qu’elles sont préfigurées a priori dans la structure eidétique d’ensemble du monde de l’expérience préscientifique 20. L’innovation majeure de la Krisis par rapport à la théorie de la fondation dans les Ideen consiste en ceci que Husserl se dérobe au présupposé de l’existence pré-donnée des sciences respectives 21. Étant donné que l’intuition originaire de l’objet scientifique des premiers savants est recouverte par plusieurs couches de sens sédimenté et, par conséquent, invisible dans le monde actuel concret dont la science développée fait partie (le monde de la monade des Méditations), Husserl se rend compte qu’il faudrait combiner la méthode statique avec la méthode génétique (ou historique) 22. C’est ainsi que la réalité produite par l’idéalisation scientifique se rapportera de

pour la constitution, op. cit., § 19, p. 138. 20. Cf. Pradelle Dominique, « Principes de la philosophie husserlienne des sciences: réflexivité, historicité, fondation », op. cit., p. 24. 21. Cf. note 10, p. 301 de ce livre. 22. De là l’ambiguïté de la notion de monde de la vie (Lebenswelt) : la science avec toute son histoire fait partie du monde de la vie tout concret de la monade qui recouvre le monde de la vie au sens des évidences préscientifiques. Husserl écrit que « nous autres, qui sommes depuis l’école prisonniers de la métaphysique traditionnelle objectiviste, n’avons tout d’abord aucun accès à l’idée d’un a priori universel relevant purement du monde de la vie. » Husserl Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., § 36, p. 160. Pour l’aborder, Husserl utilise une nouvelle méthode que Ströker désigne comme une analyse « historique-intentionnelle » : en essayant de tracer les origines des sciences, Husserl ne s’intéresse pas aux événements historiques datables mais aux couches de sens (Sinnschichten) retrouvables seulement en relation avec ces événements ; il s’intéresse particulièrement à la couche pré-scientifique de sens. Cf. Ströker Elisabeth, The Husserlian Foundations of Science, op. cit., p. 18 et p. 192-198.

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nouveau à la réalité telle qu’elle se donne dans le monde préscientifique régi par l’a priori corrélationnel. C’est ainsi que l’homme surmontera son aliénation. Il s’ensuit que Husserl, prenant ses distances avec la conception scientifique étroite de la raison dans laquelle « la raison équivaut aux procédures théoriques et empirico-expérimentales qui servent au progrès scientifique 23 », hérite de la conception grecque selon laquelle la raison n’est pas purement théorique mais pénètre l’ensemble de la vie pratique. La crise de la science n’est qu’un point de départ. En essayant de la résoudre, Husserl découvre qu’il ne s’agit que d’un fragment du problème universel qu’est le monde naturel (Lebenswelt) en tant qu’élément absolu de tout sens 24. La problématique de la fondation ou de la clarification eidétique des sciences positives n’est donc qu’une partie d’un problème beaucoup plus large : celui de l’unité pratique de la vie de l’humanité qu’il faut envisager comme réalisation de toutes les activités humaines, y compris, par exemple, les activités politiques ou sociales 25 ou l’éthique

23. « reason became only an equivalent to the theoretical and empirical-experimental procedures that served scientific progress. » ibid., p. 285. 24. Cf. Husserl Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., § 33. 25. Cf. Husserl Edmund, « Renewal : Its Problem and Method », in McCormick P. et Elliston F.A., Shorter Works, op. cit., p. 328. Pour ce qui concerne la clarification nécessaire de la politique (mais aussi du politique), Husserl est très clair ailleurs : « Ce pessimisme sceptique et l’impudence de la sophistique politique dominant de façon funeste notre époque, qui se sert de l’argumentation socio-éthique seulement comme couverture pour les buts égoïstes d’un nationalisme complètement dégénéré, ne seraient pas même possibles si les concepts de communauté qui se sont formés naturellement n’étaient pas affublés, en dépit de leur caractère naturel, d’horizons obscurs, de médiations embrouillées et dissimulées dont l’explicitation clarificatrice dépasse totalement les forces du penseur non formé… » Husserl Edmund, Husserliana XXVII, 6, cité par Bernard Marion et Cochereau Mathieu et Maurice Thomas, « Introduction. Phénoménologie et politique : perspectives de recherche », Études Phénoménologiques/Phenomenological Studies, no 3, 2019, p. 8-9.

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26. L’éthique du dernier Husserl qui commence à s’esquisser après son tournant vis-à-vis de l’éthique axiologique en 1919-1920, est un autre exemple de la rationalisation d’une partie de la pratique humaine (un des « problèmes de la raison » que Husserl mentionne). Il s’agit d’une éthique phénoménologiquement fondée au sens où la source de ses principes sont les descriptions phénoménologiques de l’action humaine, plus précisément des actes conscients et autonomes de la volonté qui répondent à l’appel (Ruf) de la vocation (Beruf) toujours personnelle car liée au caractère singulier de toute personne. Comme si la formule de l’impératif catégorique de Kant était chaque fois unique selon la personne qui agit. Or, cela ne contredit en rien ce que nous venons de dire de la vocation universelle à la rationalité : la rationalité consiste à créer une communauté d’amour (Liebesgemeinschaft) dans laquelle les personnes se soutiennent mutuellement dans le but de réaliser, dans le monde spatio-temporel, ce qu’elles sont déjà selon la description phénoménologique (c’est-à-dire des personnes avec leurs caractères singuliers). Cf. Loidolt Sophie, « The “Daimon” that Speaks Through Love: A Phenomenological Ethics of the Absolute Ought, Investigating Husserl’s Unpublished Ethical Writings », in Sanders M. et Wisnewski J., Ethics and Phenomenology, Plymouth, Lexington Books, 2012, p. 1-29 ; cf. Donohoe Janet, Husserl on Ethics and Intersubjectivity. From static to Genetic Phenomenology, Toronto, University of Toronto Press, 2016, p. 119-177. 27. Cf. Husserl Edmund, « Phenomenology, Edmund Husserl’s Article for the Encyclopaedia Britannica », op. cit., p. 33. 28. Ajoutons qu’il s’agit bien d’une méta-éthique phénoménologique : il est bien vrai que la phénoménologie se définit comme une science purement descriptive et l’éthique comme une discipline prescriptive mais cela n’empêche pas la phénoménologie de forger une méta-éthique prescriptive en vertu d’une hiérarchie entre plusieurs descriptions. En effet, cette méta-éthique est à la fois descriptive et prescriptive au sens où elle prescrit des règles à un registre phénoménologique (l’intentionnalité du monde spatio-temporel, le monde tout concret de notre existence, y compris les formations scientifiques de sens) à partir d’un autre registre (le monde naturel au sens des évidences originaires pré-scientifiques).

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au sens étroit du terme 26, en bref comme la réalisation de l’ensemble de l’être concret de l’humanité, « avec une liberté apodictique dans une science apodictique ». L’idée de Husserl vise l’idéal (irréalisable car se donnant dans un progrès infini) d’une pratique englobant le tout de la raison, soit l’idéal d’une phénoménologie empirique 27. C’est un idéal éthique ou plutôt méta-éthique de l’authenticité 28 de l’existence dans le monde



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spatio-temporel. Quand nous parlons d’une méta-éthique phénoménologique, nous faisons donc référence au problème de la fondation ou plutôt de la clarification phénoménologique de la pratique humaine, qui peut bien constituer le point de départ de réflexions sur une éthique phénoménologique 29.

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En dépit du fait que le livre de Husserl est paru il y a plusieurs décennies et que plusieurs auteurs ont reformulé, dans leurs propres termes, son appel 30, la crise qu’il a diagnostiquée n’a pas cessé de menacer l’humanité. Et comme Husserl le savait déjà, elle ne cessera jamais car se battre contre elle représente une entreprise infinie. Or, dans le cadre de la phénoménologie contemporaine, il convient de reformuler cette entreprise infinie d’une tout autre manière : nous avons montré tout au long de ce texte que l’instance absolue n’est plus la subjectivité transcendantale mais le devenir-autre de l’existence, ce qui signifie que l’infinité du problème réside dans le mode d’être de l’homme que nous avons décrit comme « devenir éternel » de l’existant qui est à la fois fini (et donc objectivant et idéalisant) et infini (et donc ancré dans le monde de la 29. Il nous semble que J. Drummond parle d’une méta-éthique en un sens très proche : d’après lui, la méta-éthique combine les intuitions épistémologiques et ontologiques dont on peut dériver les conséquences pour la possibilité de la fondation de l’éthique phénoménologique normative. Cf. Drummond John, « Phenomenological method and contemporary ethics », Continental Philosophy Review, no 54 (2), 2021, p. 123-138. Précisons enfin que nous ne nous intéressons pas ici à l’éthique phénoménologique mais, comme il sera clair plus tard, à la possibilité d’une pratique humaine fondée sur les résultats de la phénoménologie contemporaine française. 30. Cf. par exemple Heidegger Martin, Être et temps, op. cit., §  3 ; Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. II-III, 84-86, ou Le visible et l’invisible, op. cit., p. 45-46 ; Patočka Jan, « Le monde naturel et la phénoménologie », op. cit., § 4, p. 47 ; Levinas Emmanuel, « Intentionnalité et sensation », op. cit., p. 223-225, etc.

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2. La Crise husserlienne aujourd’hui

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vie conçu cette fois-ci de manière dynamique). Il s’agit d’un problème très complexe qu’il nous faudra élaborer davantage dans d’autres études. Pour finir celle-ci, nous aimerions indiquer que la phénoménologie contemporaine, même si elle s’intéresse à la nouvelle conception dynamique du monde de la vie, ne s’occupe pas suffisamment de la deuxième partie de la crise, c’est-à-dire d’une vie phénoménologique dans le monde empirique ou spatio-temporel. La raison en est claire : si l’objet propre de la phénoménologie contemporaine est l’excès du phénomène décrit comme événement, à savoir ce qui correspond à l’infinité de l’existence humaine, la finitude essentielle ne constitue que son thème secondaire. L’exemple le plus frappant de cela se trouve dans la phénoménologie de l’événement de Maldiney et Romano. L’objectif qu’ils se sont assigné est d’élargir la phénoménalité classique de Husserl et Heidegger par la description du premier phénomène qu’est l’événement, et non la question de savoir comment le devenir événemential pourrait fonder la science en situation de crise liée à la phénoménalité limitée. De la sorte, quand Maldiney parle d’éthique, il la définit comme une esthétique censée conjurer le refoulement du sentir par la perception objectivante : « L’esthétique elle aussi est une éthique. Ethos en grec ne veut pas dire seulement manière d’être mais séjour. L’art ménage à l’homme un séjour, c’est-à-dire un espace où nous avons lieu, un temps où nous sommes présents – et à partir desquels effectuant notre présence à tout, nous communiquons avec les choses, les êtres et nous-mêmes dans un monde, ce qui s’appelle habiter 31. »

Cela revient à dire que Maldiney s’efforce de fonder la vie empirique en reconquérant le sentir, par un « refoulement du refoulement », comme l’exprime Jacquet 32. Dans l’éthique 31. Maldiney Henri, Regard, parole, espace, op. cit., p. 148. 32. Jacquet Frédéric, La Transpassibilité et l’événement. Essai sur la philosophie de Maldiney, op. cit., p. 397.

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formulée par Maldiney, ce dont il retourne, c’est du passage d’un registre à un autre, du retour du fondé à l’originaire qu’est le sentir. Mais alors, par le retour au sentir, on abandonne l’élément (de la perception) dans lequel on peut pratiquer la science fondée. Romano, de son côté, reprend brillamment le concept husserlien du monde de la vie en surmontant l’ambiguïté que nous avons mentionnée. Dans ses articles récents, il forge une conception réaliste du monde phénoménal selon laquelle l’être-au-monde corporel (sentant), subissant des événements qui bouleversent l’ensemble de son existence et ayant une culture dont la science constitue une partie, est régi par des structures a priori qui ne sauraient être réduites ni à la description ultime idéaliste pas plus qu’à la description réaliste au sens traditionnel : « Qu’il s’agisse du monde donné à l’intuition ou du monde construit de la science, aucun d’eux ne saurait prétendre au statut d’“en soi”, constituer “la” description ultime des choses, la description à laquelle toutes les autres devraient reconduire. C’est en ce sens que le réalisme du monde de la vie constitue aussi une voie moyenne entre ce qu’on pourrait appeler un réalisme absolutiste (ou métaphysique) et un idéalisme 33. »

En disant cela, Romano souligne le fait que les capacités de l’existant auxquelles correspondent les diverses figures d’un même monde ne sont aucunement des strates au sein desquelles se trouverait une hiérarchie. Ce qu’il appelle le holisme vertical correspond à l’égalité de tous les registres que nous avons indiquée dans notre schéma : « C’est donc le même monde, le monde un et indivisible, qui, compris de telle ou telle manière, à la lumière de différents intérêts, en 33. Romano Claude, « Pour un réalisme du monde de la vie », Revue de Métaphysique et de Morale, no 2, 2016, p. 284.

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Ce qui le rapproche de Husserl, c’est que, malgré ce holisme vertical, Romano aperçoit, tout comme Husserl, une inégalité (entre les registres) causée par la révolution scientifique moderne « qui nous ont rendus prisonniers de la fausse alternative entre une nature “en soi” et des apparences subjectives 35 ». Néanmoins, ce que nous voudrions souligner ici en essayant réactualiser le problème de Husserl dans le cadre de la phénoménologie contemporaine, c’est que Romano, tout comme Maldiney, ne se consacre pas à la question méta-éthique d’une vie phénoménologique dans le monde spatio-temporel en tant que dominé par la science. Tout se passe comme s’il ne faisait que décrire purement les phénomènes, comme si constatant la même crise que Husserl, il ne formulait pas pour autant de prescription méta-éthique à partir des deux descriptions phénoménologiques suivantes : celle de l’égalité entre les registres et celle de la domination de la science qui corrompt cette égalité et nous rend prisonnier des anciens dualismes. Mais on ne saurait le lui reprocher, ni à Maldiney du reste, car on se trouve une fois de plus aux frontières de la phénoménologie : chez Husserl, la pratique des sciences fondées fait partie d’une métaphysique au sens de science de la réalité de fait. Pourtant, on sent bien qu’il faut, dans le sillage de Husserl, pousser la phénoménologie vers ses limites et poser la question relative à la vie phénoménologique dans le monde de fait. Pourquoi ? Parce que toute notre réalité (l’expérience réelle composée des événements ne survenant qu’une fois) réside dans le monde phénoménal de Romano, dans les événements, dans le sentir, 34. Romano Claude, Au cœur de la raison, la phénoménologie, op. cit., p. 940-941. Remarquons que le « tantôt » correspond ici à l’exaiphnès en tant que « moment » de communication des registres phénoménologiques. 35. Ibid., p. 941.

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fonction de différentes capacités et à la clarté d’un contexte pratique d’ensemble, pourra apparaître tantôt comme un pur monde perçu et tantôt comme exhibant telle ou telle caractéristique culturelle 34. »

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sans que nous en tirions, dans la vie quotidienne, toutes les conséquences. S’ajoute à l’égalité descriptive des registres, une hiérarchie méta-éthique entre eux : on est obligé de continuer à chercher une méta-éthique phénoménologique parce que le monde quotidien est dominé par une approche « non-phénoménologique ». Si Richir parle de « non-phénoménologique » et d’« illusion », c’est tout d’abord en ce sens : l’illusoire n’est pas la perception ou l’intentionnalité comme telle (car elle fait partie, verticalement, du phénomène) mais la tendance à réduire tout le phénomène à l’intentionnalité. Il semble que ce sont notamment les auteurs mettant en exergue la finitude de l’existant qui pourraient nous aider à avancer dans notre quête. Barbaras, quant à lui, s’attache explicitement à thématiser la question de la fondation phénoménologique de la science. Bien qu’il réfléchisse tout d’abord à l’a priori de l’a priori corrélationnel, son œuvre comprend également beaucoup de passages et de textes où il relie son projet phénoménologique aux sciences empiriques : c’est le cas par exemple de son Introduction à une phénoménologie de la vie où il cherche le fondement de la biologie et discute la conception biologique de Hans Jonas ou bien encore de la quatrième partie de La vie lacunaire où il cherche la différence anthropologique entre l’homme et l’animal. Plus précisément, il montre comment la biologie et d’autres sciences sont obligées d’avoir comme point de départ une détermination transcendantale du vivant, celle du désir. Dans son dernier livre, il indique de manière similaire qu’il faudrait réformer l’ontologie de la science contemporaine (l’ontologie de la mort) qui n’est pas à même de penser le corps propre ou vivant 36. Ainsi, Barbaras répète ce que disait déjà Husserl et après lui notamment Merleau-Ponty : que les connaissances phénoménologiques s’appliquent aux sciences empiriques, qu’elles enrichissent la connaissance scientifique tandis que 36. Barbaras Renaud, L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, op. cit., p. 6.

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l’inverse n’est pas possible. Mais si Husserl voulait fonder les concepts scientifiques par l’intuition phénoménologique de leurs essences, Barbaras suggère de chercher un autre type d’intuition, à savoir celle qui correspondrait au fait que nous sommes désir. Mais cette intuition qui pourrait prescrire aux savants leur méthode, quelle est-elle ? Ou plutôt : quelles en sont les conséquences si le savant est considéré comme désir et son objet subit l’archi-mouvement du monde ? Comment le savant pourrait-il vivre en harmonie avec sa détermination transcendantale et élaborer la science fondée phénoménologiquement ? Ces questions, que Barbaras ne pose pas, sont capitales. Si on les occulte, on rejoint Maldiney et d’autres philosophes qui fondent la science de manière à abandonner la science au profit des phénomènes : l’élément du désir est le sentir et non pas la perception intentionnelle dont l’idéalisation ultérieure constitue l’élément de la science. Ce que nous suggérons, c’est, au contraire, d’élaborer la science et, plus largement, de vivre dans le monde quotidien sur ce fond des intuitions phénoménologiques. Car, comme l’exprime brillamment Straus, « la place de l’homme » se trouve entre le sentir et la science : « Le monde humain de la perception se situe entre le paysage [du sentir] et la physique […] Ce serait mal interpréter le monde humain que de le comprendre comme un pur paysage. Par ce qu’il est voisin des deux, il se situe entre les deux, il reste ambigu par lui-même et non seulement pour l’observateur. Tendu entre ces oppositions, il est dans un équilibre extrêmement instable, toujours menacé par une oscillation excessive d’un côté ou de l’autre 37… »

Cela revient à affirmer que la crise couve non seulement sous la domination de la science (de la physique chez Straus) mais tout aussi bien sous toutes les tentatives de vivre purement 37. Straus Erwin, Du sens des sens, op. cit., p. 381. Nous soulignons.

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à partir du sentir. La solution de la crise se trouve dans une science fondée par le sentir – elle se trouve dans le monde humain situé entre la science et le sentir. Si l’on pouvait parler de la fondation des sciences chez Richir, elle résiderait, comme celle de Maldiney et Romano, dans le monde naturel qui, en tant qu’il est dynamique et non pas figé par l’institution symbolique, n’est cependant pas régi par l’a priori corrélationnel de Husserl 38. Mais il s’agit alors, semble-t-il, une fois de plus de la fondation au sens de l’élargissement de la phénoménalité (par le mouvement du phénomène) sans retour à l’empirique. Or, si Richir dit que la tâche de l’artiste ou du philosophe consiste dans l’articulation des concrétudes phénoménologiques dans la langue, c’est-à-dire dans une fluidification de ce qui est institué symboliquement 39, ne s’agit-il pas de la tâche de chacun d’entre nous dans tout ce que nous faisons ? Pourrait-on envisager une « fluidification » des concepts scientifiques ? Richir répond affirmativement. Tout d’abord, son programme est de prolonger l’horizon de la Krisis de sorte à ce qu’il embrasse d’autres institutions symboliques que celles de la science et de la métaphysique (soit le sujet de l’analyse dans la Krisis). Il semble donc qu’il veut prolonger le questionnement de Husserl dans la direction de ce que nous avons appelé la méta-éthique. Dans le cadre d’un « vaste et beau programme pour l’élucidation phénoménologique 40 » ou d’« une épistémologie phénoménologique 41 », il s’intéresse à la vie interne des institutions symboliques diverses, à la manière dont le sens s’y fait. La crise ne peut être résolue une fois pour toutes mais cela ne signifie pas que l’on doive se résigner : on 38. Richir Marc, L’écart et le rien, conversations avec Sacha Carlson, op. cit., p. 98-100. 39. Richir Marc, Variations sur le sublime et le soi, op. cit., p. 93. 40. Richir Marc, « Relire la “Krisis” de Husserl. Pour une position nouvelle de quelques problèmes phénoménologiques fondamentaux », op. cit., p. 145. 41. Richir Marc, La crise du sens et la phénoménologie, op. cit., p. 7.

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peut tout au moins élucider le sens de telle ou telle institution symbolique et montrer comment le sens est déformé en elles. Or, – et c’est essentiel pour nous – Richir semble aller encore plus loin : d’après lui, on doit essayer, autant que possible, de ne pas le déformer. Dans son interprétation de l’institution de la physique, par exemple, il affirme qu’ « elle a à régler sa part déterminante sur la part réfléchissante qui surgit en elle comme rencontre d’une irréductible contingence 42 ». Autrement dit, en parlant de la fondation ou de la clarification des sciences par la phénoménologie contemporaine, nous pensions justement à l’idée richirienne d’introduire dans les sciences des concepts réfléchissants (même si, dans la pratique des sciences, ils deviennent tout de suite « déterminants »). Ce programme est lié avant tout au progrès des sciences par l’expérimentation mais celle-ci ne suffit pas : il faut, plus généralement, compléter la perspective objectiviste et neutre de la science (la perspective de la troisième personne) par une perspective phénoménologique (celle de la première personne) et interpréter les concepts scientifiques et les découvertes résultant d’une expérimentation du point de vue du sens se faisant (de la contingence). Le noyau de cette approche consiste, nous semble-t-il, dans l’interdisciplinarité dont l’idée provient de ce que les diverses théories des sciences particulières se rencontrent dans le domaine de l’expérience. L’interdisciplinarité semble constituer la possibilité par excellence d’articuler d’une façon ou d’une autre le sens se faisant, c’est-à-dire son excès par rapport à tous les concepts déterminants des sciences bien délimitées les unes par rapport aux autres. Et il est clair que c’est le phénoménologue ou l’épistémologue phénoménologique maîtrisant la perspective de la première personne qui doit jouer le rôle-clef. Mais cette « fluidification » des concepts qui est, nous semble-t-il, très proche de l’approche interdisciplinaire, ne 42. Richir Marc, La crise du sens et la phénoménologie, op. cit., p. 258. Nous soulignons.

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réside-t-elle pas dans ce que Marion a décrit comme l’hermé­ neu­tique de l’adonné ? L’herméneutique de Marion est tout d’abord, tout comme nous l’avons affirmé dans le cas de Romano tout à l’heure, une pure description de la finitude (de la crise) du point de vue de l’infini. Si l’on peut parler d’une crise (en tant que domination de cette finitude), elle se résout toute seule comme s’il n’y avait finalement aucune crise : l’adonné est celui qui, dans une herméneutique infinie qui n’est autre que la vie phénoménologique (infinie) au sein du fini, résout la crise. Celle-ci ne constitue pas, par voie de conséquence, un problème qui nous forcerait à formuler une méta-éthique phénoménologique. Plus précisément, la « situation existentielle » de l’adonné consiste à être condamné à privilégier un phénomène saturé ou non saturé – l’adonné n’est donc pas condamné, par la domination de la science positive, au phénomène non saturé 43. Comme nous l’avons dit plus haut, l’adonné, même s’il abandonne le donné, se reçoit à partir du donné, il ne le perd pas absolument. Toutefois, dans la mesure où l’adonné est « essentiellement fini », tout se passe comme s’il n’était parfois pas un adonné. Comme l’écrit Marion plus tard, la crise ne s’ouvre que par « l’exigence d’apparaître et de se donner sans reste dans la phénoménalité 44 », c’est-à-dire là où l’on perd de vue la situation existentielle de l’adonné et où l’on se penche vers les phénomènes non saturés, là où l’on arrache la chose à la profondeur du monde sensible et où on la transforme en objet. Et c’est justement cette transition de la chose à l’objet qui a permis le développement des sciences exactes 45. Comment donc envisager dans le cadre de la phénoménologie de la donation, la fondation de la science dans cet état de crise ? Est-il seulement possible de pratiquer une science « fondée », soit une science qui ne réduirait pas les choses aux objets et qui échapperait par conséquent, à la 43. Cf. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 499-500. 44. Marion Jean-Luc, De surcroît, op. cit., p. 31. 45. Cf. Marion Jean-Luc, Reprise du donné, op. cit., p. 163.

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« Dans l’histoire qui se dit (Historie), la bataille demandera d’additionner des horizons (cette fois conceptuels) en nombre indéfini : horizons militaire (stratégie depuis le retour d’exil, tactique sur place), diplomatique, politique, économique, idéologique (recours à la Révolution), etc. La pluralité des horizons interdit pratiquement de constituer l’événement historique en un objet et impose d’y substituer une herméneutique sans fin dans le temps : la narration se redouble d’une narration des narrations. Plus : dans ce travail herméneutique, la démultiplication des horizons implique aussi celle des sciences à chaque fois convoquées, comme aussi des genres littéraires 46… »

Étant donné que la démultiplication des horizons (c’est-àdire ici le travail interdisciplinaire) est une réponse approximative dans la pratique empirique des historiens au surcroît du sens impliqué dans le phénomène saturé qu’est tout événement historique, c’est elle qui peut servir d’inspiration pour une recherche phénoménologique qui s’avère aussi problématique que primordiale : la quête de la manière phénoménologique d’exister dans le monde spatio-temporel (le monde empirique, le monde de l’attitude naturelle). Il résulte de tout cela que, si l’on veut, à l’instar de Husserl, pratiquer la phénoménologie, alors l’épochè radicale et toutes les connaissances phénoménologiques (descriptions d’essence) qu’elle permet d’acquérir, doivent s’accompagner d’un retour à l’empirique, c’est-à-dire, si nous parlons de la science empirique, d’un retour à la praxis concrète scientifique. Ce n’est pas par hasard qu’une branche importante de la phénoménologie 46. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 375.

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crise ? Il semble que Marion propose une solution possible en s’occupant de la pratique propre à une science humaine : celle de l’histoire. En essayant de fonder phénoménologiquement la science historique, face au phénomène saturé de l’événement historique qu’est la bataille de Waterloo, il écrit :

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contemporaine se focalise sur le dialogue avec les sciences exactes (particulièrement avec les neurosciences). Dan Zahavi, Shaun Gallagher, Francisco Varela et d’autres philosophes s’efforcent de surmonter la crise des neurosciences, une crise qui s’appuie largement sur les conceptions philosophiques du xviie siècle quant au rapport sujet-objet, quant à la nature de la perception et de son objet, etc 47. Leurs efforts sont donc en harmonie avec l’appel du dernier Husserl : ils tentent de compléter la perspective objectiviste et neutre de la science (la perspective de la troisième personne) par une perspective phénoménologique (celle de la première personne), c’est-à-dire de compléter ce qui se passe objectivement dans l’esprit (dans le cerveau) par la description de ce qui se passe pour l’esprit. Ils s’efforcent par là de replacer l’expérimentation scientifique dans le cadre plus large de la vie subjective qui pratique la neuroscience. Dans la mesure où elle permet d’ajouter à la praxis scientifique ce que nous avons appelé plus haut l’« expérience réelle » de nous et du monde, cette stratégie ne peut pas être erronée. Au contraire, la phénoménologie s’avère très précieuse pour la science en tant qu’elle est capable de clarifier les concepts scientifiques, d’inspirer de nouvelles expérimentations ou même de proposer des changements dans les paradigmes 48. Ce que nous avons tenté d’indiquer dans ce chapitre, et qui devra être élaboré davantage dans d’autres études, c’est le fait qu’il faudrait intégrer, dans cette collaboration déjà existante entre la science et la phénoménologie, les acquis de la phénoménologie pratiquée aujourd’hui en France. C’est l’épistémologie phénoménologique de Richir et l’herméneutique de Marion qui, les premières, ont inspiré cette tentative. Fonder puis pratiquer une science fondée signifie, entre 47. Cf. Zahavi Dan, Husserl’s Legacy, Phenomenology, Metaphysics, and Transcendental Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 161. 48. Pour ce paragraphe cf. Ibid., chap. V, p. 136-169, où Zahavi résume le dialogue entre la science et la phénoménologie dans trois dernières décennies.

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autres, introduire des concepts « réfléchissants », démultiplier les horizons, travailler de manière interdisciplinaire et de la sorte, interpréter toujours d’une nouvelle manière l’objet de l’expérimentation scientifique, lequel ne sera ainsi pas détaché de la profondeur du monde dynamique auquel il appartient. Il s’agit de faire paraître le visible d’une nouvelle manière, à partir de l’excès invisible de la phénoménalisation (donation). C’est ainsi que la science pourrait être à la hauteur du phénomène qui se donne comme un événement. Et elle doit être à la hauteur de l’événement car le monde n’est pas fait une fois pour toutes : l’existence est le devenir-autre, elle est à jamais ouverte à l’avenir 49. Or, comme nous l’avons déjà indiqué, le problème que nous essayons d’esquisser est encore plus large : la phénoménologie en tant que première philosophie ne fonde seulement pas la science mais toute la vie pratique de l’homme, y compris par exemple la politique ou l’éthique au sens étroit. C’est la raison pour laquelle elle pourrait, semble-t-il, contribuer à résoudre le problème de Bruno Latour lorsque ce dernier se met en quête d’une philosophie adéquate aux formations interdisciplinaires (même au-delà des disciplines scientifiques) qu’il appelle les « hybrides », « imbroglios », « quasi-objets » ou « réseaux » : « En page six de mon quotidien, j’apprends que le virus du sida de Paris a contaminé celui du laboratoire du professeur Gallo, que MM. Chirac et Reagan avaient pourtant juré solennellement de ne pas remettre en cause l’historique de cette découverte, que les industries chimiques tardent à mettre sur le marché des médicaments réclamés à hauts cris par des malades organisés en associations militantes, que l’épidémie se répand en Afrique noire. De nouveau, des

49. Cf. Hejdánek Ladislav, Nepředmětnost v myšlení a ve skutečnosti, op. cit., p. 28-31.

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N’a-t-on pas affaire, avec les hybrides de Latour qui désorientent les savants habitués à avoir leurs objets bien délimités, à une démultiplication des horizons de ces objets ? Cette démultiplication, ne se produit-elle pas, cette fois-ci, de manière spontanée, en mettant en cause l’approche de la science non-fondée, et la segmentation des sciences selon leurs objets ? La crise de la modernité telle qu’elle est définie dans l’œuvre de Latour, et qui le pousse à forger une nouvelle philosophie « non-moderne », consiste à omettre la simultanéité de deux pratiques modernes qu’il qualifie de « purification » et de « traduction ». Dans la modernité, elles ne sont pratiquées que séparément : tandis que la première désigne la segmentation des zones ontologiquement distinctes (en particulier la science et la politique), la deuxième désigne l’empiètement de ces zones dont témoignent les hybrides 51. Mais c’est seulement par la considération de ces deux pratiques simultanément que l’on devient capable de comprendre à la fois le succès et l’échec des modernes et d’entrer par là sur la voie d’une résolution de la crise : « Le diagnostic de la crise […] saute alors aux yeux : la croissance des quasi-objets a saturé le cadre constitutionnel des modernes. Ceux-ci pratiquaient les deux dimensions mais n’en dessinaient explicitement qu’une seule, de façon à ce que la seconde demeure en pointillé. Les non-modernes doivent dessiner les deux afin de comprendre à la fois les succès des modernes et leurs récents échecs, sans sombrer pour autant dans le postmodernisme. En déployant les deux dimensions à la fois nous pourrons peut-être accueillir les hybrides et leur donner 50. Latour Bruno, Nous n’avons jamais été modernes, Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, coll. « La Découverte Poche », 1997, livre numérique, p. 9-10. Nous soulignons. 51. Ibid., p. 20.

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têtes couronnées, des chimistes, des biologistes, des patients désespérés, des industriels se trouvent engagés dans une même histoire incertaine 50. »

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Dans des termes plus phénoménologiques, la réussite des modernes va de pair avec leur échec parce que tous les registres phénoménologiques sont simultanés (fonctionnent « en même temps »). Ainsi, la domination de l’objectivisme construit sur la base de la perception de l’attitude naturelle – qui a permis à la science moderne d’arracher les choses au monde et de les maîtriser – va forcément de pair avec une menace longtemps négligée : la menace écologique (et, partant, éthique et politique) qui réside dans l’accumulation de déchets non recyclables et l’épuisement des ressources naturelles 53. Les choses ne sont pas seulement les objets mais appartiennent à jamais au monde. La science doit se rendre compte du fait que l’objectivation, qui a conduit à son succès, a des conséquences graves qui se situent au-delà de l’expérimentation des sciences respectives. Il nous faut en prendre conscience car ce qui est en jeu ici, c’est un sens beaucoup plus large que celui qui est en fonction dans les sciences non-fondées. C’est le sens (absolu) de l’existence conçue comme devenir-autre. C’est pourquoi nous croyons que, une fois appliquée à la pratique concrète de l’humanité, la phénoménologie contemporaine pratiquée en France pourrait contribuer à corriger de graves erreurs que l’homme commet 54.

52. Ibid., p. 66. 53. Cf. Marion Jean-Luc, Reprise du donné, op. cit., p. 158-170. 54. Ajoutons qu’il est vrai que Latour refuse la phénoménologie husserlienne parce qu’elle maintient la séparation des deux pôles de la corrélation mais ceci ne disqualifie pas tout apport phénoménologique à son entreprise : au contraire, nous avons vu que la phénoménologie contemporaine, qui pourrait bien rejoindre les efforts de Latour, s’empare de nouveaux moyens pour décrire l’élément plus originaire de la saturation qu’est le devenir-autre de l’existence. Cf. Latour Bruno, Nous n’avons jamais été modernes, Essai d’anthropologie symétrique, op. cit., p. 69-70.

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une place, un nom, une maison, une philosophie, une ontologie et, je l’espère, une nouvelle constitution 52. »



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Il est désormais temps d’essayer de formuler une proposition générale de méta-éthique phénoménologique qui ne consiste pas à abandonner la sphère des objets au profit de la sphère proprement phénoménologique du sentir et des événements 55 mais, au contraire, à actualiser d’une nouvelle manière ce qu’il y a de « proprement phénoménologique » dans la sphère des objets, celle de la perception et de l’attitude naturelle. Et il nous semble que la définition de l’éthique selon Gilles Deleuze y satisfait pleinement. Certes, Deleuze n’est pas un phénoménologue. Pourtant, le plan d’immanence où se situe et pense Deleuze entre en communication avec celui de la phénoménologie contemporaine. En tant que la phénoménologie contemporaine radicalise l’épochè et met ainsi entre parenthèses la naïveté de l’attitude naturelle, ce que Deleuze appelle l’« image de la pensée 56 », en tant qu’elle met en exergue le deuxième pôle de la corrélation, la transcendance du monde qui se donne (en demeurant cependant en fuite infinie), bref, en tant que la phénoménologie contemporaine devient une phénoménologie du devenir-autre de l’existence, son « plan d’immanence » (plan de la pensée) plonge dans celui de Deleuze. La phénoménologie autant que Deleuze se focalisent sur l’expérience réelle, ou plutôt sur les conditions transcendantales réelles (la virtualité chez Deleuze, 55. C’est, par exemple, F. Raffoul qui, à l’instar de Derrida, esquisse une telle éthique de l’événement consistant à accueillir ce qui advient en tant que cela advient. Cf. Raffoul François, Thinking the event, op. cit., p. 320. Comme Romano, Raffoul pense l’éthique purement à partir de l’événement au sens événemential, c’est-à-dire à partir d’un seul registre phénoménologique. À l’inverse, nous allons affirmer dans ce qui suit que l’éthique ou plutôt la méta-éthique doit être plus large, et que l’accueil de l’événement doit être complété par un deuxième pas qui correspond à la finitude essentielle de l’homme. 56. Cf. Deleuze Gilles, Différence et répétition, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Épimethée », 2003, chap. III, p. 169-217.

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3. Être digne de l’événement

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l’invisible dans la phénoménologie) de ce qui se manifeste dans toute expérience possible (l’actuel chez Deleuze, le visible dans la phénoménologie). Certes, la différence majeure – qui n’a pas échappée à Marion 57 – consiste en ceci que la phénoménologie demeure au plus près des phénomènes (quoique ces phénomènes puissent aujourd’hui être éphémères et situés aux frontières de la phénoménologie intentionnelle), tandis que Deleuze, en collaboration avec Félix Guattari, et tout en poursuivant les conditions transcendantales de l’expérience réelle, s’exprime dans un langage métaphysique enrichi par celui des sciences. Mais ceci ne saurait occulter leur grande proximité systématique 58. En outre, Deleuze, lui aussi, est sensible à la crise qui affecte l’humanité : l’homme moderne se caractérise par son incapacité à devenir-autre, à réaliser les nouvelles possibilités apportées par les événements 59, et c’est seulement la croyance en sa propre chair (sentir) et le monde qui peut le guérir 60. La tâche la plus difficile qui nous échoit aujourd’hui est selon lui de découvrir un mode d’existence en harmonie avec le devenir-autre 61. Revenons donc à la formule éthique selon Deleuze, un des plus grands auteurs de l’événement, une formule que nous traduisons directement dans un langage plus phénoménologique : il faut « devenir digne de ce qui nous arrive 62 », ce qui correspond, dans la phénoménologie, au passage vers les phénomènes, à l’événement au sens événemential, mais il faut en même temps « vouloir l’incarnation » de l’événement, 57. Cf. Marion Jean-Luc, Étant donné, op. cit., p. 198. 58. Nous nous occupons du rapport entre Deleuze et la phénoménologie de manière plus détaillée ailleurs. Cf. Prášek Petr, Člověk v šíleném dění světa, Filosofie Gillesa Deleuze, Praha, Karolinum, 2018, p. 148-156. 59. Cf. Deleuze Gilles, Deux Régimes de fous. Textes et entretiens 19751995, op. cit., p. 216-217 ; Deleuze Gilles, Cinéma 2. L’Image-Temps, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 223. 60. Ibid., p. 225. 61. Deleuze Gilles et Guattari Félix, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1991, p. 72. 62. Deleuze Gilles, Logique du sens, op. cit., p. 175.

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vouloir le représenter dans le monde spatio-temporel, au niveau événementiel 63. Pour le dire autrement, après la « contre-effectuation 64 » de l’événement, correspondant à peu près à l’épochè phénoménologique, il faut « choisir » parmi les nouvelles possibilités apportées par l’événement l’une d’entre elles et l’incarner dans un état de choses. Les forces inhumaines du devenir éternel doivent être humanisées pour que l’on puisse vivre d’elles mais il faut en même temps être très prudent afin qu’elles ne deviennent pas trop humaines, c’est-à-dire qu’elles ne se perdent pas dans la sphère de la doxa, de l’attitude naturelle. Comme Deleuze l’exprime dans son livre sur Foucault, l’existant ek-siste pour autant qu’il habite le pli du dehors dans les strates (=ce qui est déjà fait, issu de la sédimentation du devenir), c’est-à-dire pour autant qu’il devient-autre et incarne ensuite ce devenir en « produi[sant] sans cesse des couches qui font voir ou dire quelque chose de nouveau 65 ». C’est ainsi que l’homme découvre sa « ligne de fuite », comme d’ailleurs Deleuze et Guattari qui écrivent, dans la réaction à l’événement pur de

63. Deleuze, interprétant la théorie stoïcienne de l’éthique, écrit dans ce contexte : « [L]e sage stoïcien non seulement comprend et veut l’événement, mais le représente et par là le sélectionne… » ibid., p. 173. La nécessité de représenter l’événement au niveau des faits est exprimée encore plus clairement ailleurs : « Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements même petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espacestemps, même de surface ou de volume réduits. » Deleuze Gilles, Pourparlers (1972-1990), Paris, Éditions de Minuit, coll. « Reprise », 1990, p. 239. Nous soulignons. Ajoutons que le fait que la portée de l’éthique ne s’épuise pas par la libération de l’événement au sens événemential mais sollicite aussi une nouvelle effectuation dans la sphère événementielle, est confirmé, entre autres, par J. Sholtz et L. Bryant. Cf. Sholtz Janae, « Dramatization as Life Practice: Counteractualisation, Event and Death », Deleuze Studies, no 1, 2016, Deleuze, Ethics and Dramatization, p. 59 ; Bryant Lévi R., « The Ethics of the Event: Deleuze and Ethics without arché », in Jun N. et Smith D.W., Deleuze and Ethics, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2011, p. 35. 64. Deleuze Gilles, Logique du sens, op. cit., p. 176. 65. Deleuze Gilles, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Reprise », 2004, p. 127.

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mai 1968 66, leur fameux livre intitulé l’Anti-Œdipe 67 ouvrant une quantité innombrable de nouvelles voies : non seulement en philosophie mais aussi en politique, en psychanalyse, en économie, en sociologie et dans beaucoup d’autres disciplines car « incarner » l’événement dans le monde empirique des sciences (qu’elles soient humaines ou exactes) n’est possible que de manière interdisciplinaire. D’un certain point de vue, la phénoménologie ne saurait s’achever autrement. Les auteurs que l’on peut qualifier de « classiques », se consacraient déjà au devenir du phénomène (Husserl, par exemple, dans ses descriptions de l’individuation factuelle) cependant ils s’en tenaient toujours à des descriptions dans le cadre d’un devenir-même (de l’ego transcendantal chez Husserl), des descriptions qui ne pouvaient exprimer l’individuation réelle. Cela est devenu possible dans l’œuvre des auteurs contemporains, particulièrement dans celle de Maldiney et celle de Romano qui se focalisent sur l’événement en tant que singularité. Or, la phénoménologie tout court, y compris la phénoménologie du devenir-autre de l’existence, ne peut pas faire l’économie des descriptions d’essence : les descriptions de Romano de la maladie grave qui affecte singulièrement un advenant se bornent forcément à ce qui concerne tout advenant qui tombe malade. Il semble donc que la singularité du phénomène ne peut être exprimée que d’une seule manière : dans la pratique d’un advenant malade qui peut devenir un poète, un philosophe, ou tout simplement vivre d’une façon ou d’une autre en vertu de ce qui lui est arrivé. S’il en allait autrement, la singularité du phénomène serait perdue. En tant que non-exprimée, elle resterait à jamais prisonnière de son silence. C’est pourquoi il nous semble que la phénoménologie qui est une philosophie du devenir-autre de l’existence, de 66. Cf. Deleuze Gilles, Deux Régimes de fous. Textes et entretiens 19751995, op. cit., p. 215-217. 67. Deleuze Gilles et Guattari Félix, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1972.

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En guise de conclusion 325

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68. Cf. Richir Marc, La crise du sens et la phénoménologie, op. cit., p. 271. 69. Cf. Heidegger Martin, Être et temps, op. cit., § 7. 70. Straus Erwin, Du sens des sens, op. cit., p. 466.

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la singularité du phénomène, ne s’achève véritablement que dans son côté pratique, si important pour Husserl. Il semble que c’est seulement ainsi que la phénoménologie s’achève et que l’humanité devient authentique, c’est-à-dire échappe à la circularité de l’institution symbolique 68. Il semble que c’est seulement ainsi que l’on peut legein ta phainomena 69, à savoir faire paraître (legein) « la plénitude et la diversité du monde dans lequel nous vivons 70 » (phainomena).

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Les parties de plusieurs textes publiés en tchèque, en français et en anglais sont ici reprises, remaniées et intégrées dans les chapitres qui leur correspondent :

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Prášek Petr, « A Theological Turn in Phenomenology ? Janicaud and Contemporary French Phenomenology », à publier dans Studia Phaenomenologica.

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Abettan, Camille 76, 78, 80, 145, 158, 327 Alexander, Robert 228, 327 Bachelard, Gaston 102, 233, 291, 327 Barbaras, Renaud 13, 19, 22, 26, 27, 44, 50, 52, 64, 86, 98, 102, 105, 107-110, 112, 117, 131, 203, 205-223, 225, 234, 237, 240, 242, 244, 247, 248, 251, 253, 254, 256, 258, 262, 276, 277, 279, 285, 295, 311, 327, 328, 345, 355 Beistegui, Miguel de 61, 329 Benoist, Jocelyn 17, 187, 237, 328 Bergson, Henri 108, 166, 344 Bernard, Marion 305, 328 Bernet, Rudolf 54, 59, 70, 222, 299, 328 Bryant, Lévi R. 323, 328 Campbell, Robert 112, 339 Čapek, Jakub 289, 328, 355 Carriero, John 33, 329 Cézanne, Paul 137, 138 Chirac, Jacques 318 Chrétien, Jean-Louis 137, 173, 329 Cochereau, Mathieu 305, 328 Corbin, Henri 76, 79, 331

Courtine, Jean-François 76 Dastur, Françoise 56, 146, 329 Deleuze, Gilles 27, 60, 61, 102, 108, 166, 284, 321-324, 328-330, 339, 342-344 Derrida, Jacques 51, 60, 61, 63-65, 79, 330 Descartes, René 32, 33, 46, 97, 188, 299, 302, 329, 330, 343 Dika, Tarek R. 176, 330 Donohoe, Janet 306, 330 Escoubas, Éliane 35, 138, 330, 333 Foucault, Michel 323, 329 Franck, Didier 56, 85, 331 Gallagher, Shaun 317 Gallo, Robert 318 Gondek, Hans 17, 19, 331, 342 Greisch, Jean 76 Guattari, Félix 102, 322, 324, 330 Hackett, William C. 176, 330 Havlíček, Jan 290, 331 Heidegger, Martin 11, 24, 51, 64, 67, 69, 70, 72, 73-87, 98, 102, 103, 111, 112, 114, 116, 120, 130-132, 135, 138, 141, 142, 144,

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Index nominum

Le devenir-autre de l’existence

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145, 149, 150, 153, 154, 156-158, 163, 175, 176, 178, 181, 188, 210, 214, 226, 245, 273, 274, 287, 307, 308, 325, 327, 331, 332, 335, 337, 340, 343 Hejdánek, Ladislav 105, 318, 332 Holzhey, Helmuth 45, 82, 332 Housset, Emmanuel 58, 147, 169, 332 Husserl, Edmund 24, 27, 29-42, 44-49, 51-60, 63-66, 69, 70, 97, 102, 104, 114, 120, 130, 137, 154, 163, 168, 181, 182, 198, 201, 205, 207, 212, 221, 226, 229, 230, 232, 268, 294, 297-307, 310, 311, 313, 316, 317, 324, 327, 329, 330, 332, 333, 335, 337, 343, 344 Jacquet, Frédéric 108, 136, 139-141, 145, 148, 149, 151, 258, 308, 327, 334 Janicaud, Dominique 18, 125-129, 187-192, 227, 334 Joël, Karl 299 Jonas, Hans 311 Kant, Emmanuel 33, 188, 190, 226, 240, 245, 306, 334 Kern, Iso 54, 59, 299, 328 Kouba, Pavel 100, 334

Kouba, Petr 81, 334 Larison, Mariana 108, 334 Latour, Bruno 318-320, 334 Lefort, Claude 102 Lévinas, Emmanuel 9, 24, 31, 51, 64, 69, 72, 79, 80, 108, 109, 119-123, 125, 127, 129-132, 135, 136, 154, 182, 183, 203, 205, 211, 220, 273, 275, 290, 292, 295, 307, 333-335 Loidolt, Sophie 306, 335 MacKinlay, Shane 167, 196, 335 Maldiney, Henri 11, 19, 20, 22, 25, 27, 64, 71, 76-78, 80, 81, 83, 84, 99, 103, 119, 132, 135-154, 157, 158, 161, 163, 167, 175, 178, 179, 182, 199, 211, 214, 220, 231, 234, 237, 245, 252, 259, 273-275, 279, 281, 285, 287, 308, 310, 312, 313, 324, 327, 329, 330, 334-336 Marbach, Eduard 54, 59, 299, 328 Marion, Jean-Luc 17, 19, 22, 25-27, 32, 56, 64, 65, 78, 167, 179, 181-202, 220, 226, 228, 237, 240, 242, 248, 276, 277, 279, 286, 294, 295, 315-317, 320, 322, 329, 335, 336, 338, 341, 343 Martineau, Emmanuel 76

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348

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Maurice, Thomas 305, 328 Mengue, Philippe 291, 337 Merleau-Ponty, Maurice 24, 51, 64, 69, 88, 96-109, 111, 112, 114, 120, 124, 125, 132, 135, 175, 177, 187, 212, 232, 273, 287, 289, 299, 307, 334, 337, 339, 342, 344 Michálek, Jiří 82, 83, 337 Novotný, Karel 121, 210, 222, 228, 255, 257, 337, 338, 340 Pabst, Adrian 188, 338 Patočka, Jan 24, 35, 51, 63, 69, 81, 82, 85, 86, 99, 108, 109, 111-119, 132, 135, 197, 209, 258, 286, 295, 327, 334, 338, 339 Petříček, Miroslav 79, 93, 139, 339, 341, 355 Platon 242, 252, 339 Reagan, Ronald 318 Richir, Marc 22, 23, 25-27, 181, 203, 205-207, 223, 225, 226, 228, 231-234, 240-242, 244, 247, 248, 251-254, 264, 276, 277, 279, 285, 288, 311, 327, 331, 342, 343, 345 Ricœur, Paul 76, 341 Rilke, Maria Rainer 245 Röd, Wolfgang 45, 82, 93, 332, 340 Romano, Claude 10, 11, 19, 21, 22, 25, 27, 30,

Index nominum 349 52, 75-77, 79, 86, 87, 135, 146, 152-173, 175-179, 181-184, 186, 192-194, 196, 198-200, 210-212, 220, 234, 237, 240, 242, 245, 252-254, 259, 274-276, 279, 281, 286, 287, 294, 295, 299, 308-310, 313, 315, 324, 330, 335, 339, 341, 342 Saint Aubert, Emmanuel de 105, 106, 330 Sartre, Jean-Paul 88-90, 94, 95, 206, 207, 218, 287, 294, 295, 342 Schnell, Alexander 226, 228, 234, 255, 340, 342 Sholtz, Janae 323, 342 Simon, Marianna 76 Smith, Daniel W. 323, 328, 342 Sommer, Christian 17, 19, 208, 327-329, 336, 342 Straus, Erwin 24, 51, 69, 88, 97, 99, 100-103, 107, 109-112, 114, 121, 132, 135, 142, 143, 151, 177, 187, 209, 245, 273, 274, 287, 291, 312, 325, 343 Streicher, Frédéric 240, 343 Ströker, Elisabeth 301, 304, 343 Tákács, Ádám 183, 343 Tardivel, Émilie 184, 185, 343

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Le devenir-autre de l’existence

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Tengelyi, László 17, 19, 232, 233, 255, 331, 340, 342, 343 Thévenaz, Pierre 302, 343 Thomas-Fogiel, Isabelle 21, 69, 70, 202, 343 Toadvine, Ted 108, 344 Varela, Francisco 317 Vezin, François 76, 331 Virri, Federico 19, 344 Weizsäcker, Victor von 139 Zahavi, Dan 317, 344 Zourabichvili, François 60, 344

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350

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La première version de ce livre était une thèse de doctorat soutenue le 10 septembre 2019 à Prague. Je tiens à remercier tout d’abord les professeurs Renaud Barbaras et Miroslav Petříček, co-directeurs de cette thèse préparée en cotutelle à l’Université Paris 1 PanthéonSorbonne et à l’Université Charles, pour leur bienveillance et pour le soutien qu’ils m’ont apporté tout au long de mes études doctorales. Je suis également très reconnaissant aux membres du jury pour leurs remarques et leurs commentaires qui m’ont permis de préparer cette nouvelle version largement remaniée : Karel Novotný, Claude Romano (rapporteurs de thèse), Jakub Čapek, Ondřej Švec. Je souhaite également exprimer toute ma gratitude à Jakub Čapek qui, en m’intégrant à son groupe de recherche entre 2018 et 2020, m’a permis de consacrer tout mon temps à l’élaboration de la thèse. Mes remerciements vont aussi à tous ceux qui m’ont soutenu et encouragé tout au long de ces années des études doctorales : à tous mes proches et particulièrement à Monique et Patrick Roussel qui m’ont accueilli chaleureusement dans leur maison à Bry-sur-Marne à l’époque où j’en avais le plus besoin. Je suis aussi très reconnaissant à tous ceux qui, en relisant minutieusement ce texte pendant les différentes phases de sa rédaction, m’ont permis d’y apporter des corrections substantielles : à Pascaline Sordet, Mathias Goy, Octave Larmagnac, Antoine Chouan et avant tout à Lara Bonneau. Comme il s’agissait d’une thèse en régime de cotutelle, je voudrais remercier toutes les institutions qui m’ont permis, par l’attribution de bourses, de faire ma recherche à Paris : le Fond mobility de l’Université Charles (deux bourses), le gouvernement français (une bourse de stage), Erasmus+ (une bourse de stage), Nadační fond Františka Topiče (une bourse pour achever la rédaction de la première version de la thèse).

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Remerciements

Table des matières

Préface ....................................................................................................... 5

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I. L’eidétique de Husserl ........................................................... 29 1. L’attitude naturelle et l’épochè accomplie par la réduction .............................................................................. 29 2. La phénoménologie en tant que science de la corrélation .............................................................................. 36 3. La science eidétique..................................................................... 41 4. Les limites de la phénoménologie husserlienne............. 48 5. La voie vers une phénoménologie du devenir ................ 60

II. Après Husserl. Sur la voie d’une phénoménologie du devenir................................ 69 1. Heidegger : l’événement de l’existence .............................. 69 2. Sartre : le devenir de l’existence comme « néantisation » .............................................................. 88 3. Straus et Merleau-Ponty : l’incarnation de l’existence ........................................................ 97 4. Patočka : le mouvement de l’existence ........................... 109 5. Levinas : la séparation de l’existant et la transcendance métaphysique ...................................... 119

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Introduction ...................................................................................... 17

352

Le devenir-autre de l’existence

III. La phénoménologie de l’événement chez Henri Maldiney : compléter Heidegger .. 135 1. Qu’est-ce que l’événement ? ................................................. 135 2. Le devenir-autre de l’existence ............................................ 145 3. Compléter Heidegger .............................................................. 149

IV. La phénoménologie de l’événement chez Claude Romano : dépasser Heidegger ........ 153 © Hermann | Téléchargé le 04/04/2023 sur www.cairn.info via Beijing Normal University (IP: 219.224.22.200)

2. L’herméneutique événementiale ........................................ 158 3. Les limites de la phénoménologie de l’événement par rapport au problème du devenir-autre ..................... 170

V. La finitude de l’existant chez Jean‑Luc Marion .......................................................... 181 1. L’infini finitude .......................................................................... 181 2. La finitude « essentielle » ....................................................... 194 3. La finitude « métaphysique » ............................................... 200

VI. La finitude métaphysique de l’existant chez Renaud Barbaras .......................................................... 205 1. Le dogmatisme sartrien .......................................................... 205 2. Un a priori de l’a priori husserlien .................................... 207 3. L’archi-mouvement .................................................................. 212 4. L’archi-événement .................................................................... 215

VII. Le contact de soi à soi dans le « moment » du sublime chez Marc Richir ..................................................................... 225 1. La refonte de la phénoménologie transcendantale .... 225 2. La base phénoménologique .................................................. 232

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1. Dépasser Heidegger et Maldiney ....................................... 153

Table des matières 353



3. Le « moment » du sublime ................................................... 240

VIII. Sur le primat du devenir sur l’événement ... 251 1. Pourquoi le « moment » du sublime n’est-il pas un événement ? ..................................................... 251 2. Pourquoi le « moment » du sublime n’est-il pas un archi-événement ? ................................................................ 255 3. Sur ce qui persiste dans l’existence ................................... 260 © Hermann | Téléchargé le 04/04/2023 sur www.cairn.info via Beijing Normal University (IP: 219.224.22.200)

IX. Synthèse ....................................................................................... 273 1. Synthèse linéaire ........................................................................ 273 2. Synthèse systématique – schéma ....................................... 279 2.1. Le monde .................................................................................. 282 2.2. La subjectivité .......................................................................... 282 2.3. Le devenir et l’événement ...................................................... 283 3. Synthèse par une illustration ............................................... 286

En guise de conclusion. Une méta-éthique phénoménologique .................................................................. 297 1. La fondation phénoménologique de la vie quotidienne ................................................................. 297 2. La Crise husserlienne aujourd’hui .................................... 307 3. Être digne de l’événement .................................................... 321 ***

Bibliographie .................................................................................... 327 Note bibliographique ............................................................... 345 Index nominum ............................................................................... 347 Remerciements ................................................................................ 355

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4. L’identité subjective d’après Marc Richir ...................... 264

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Ascarate Luz, Imaginer selon Paul Ricœur. La phénoménologie à la rencontre de l’ontologie sociale, 2022. Audi Paul, L’Irréductible. Essai sur la radicalité en phénoménologie, 2020. Banon David, De l’être à la lettre. Philosophie et judaïsme dans l’œuvre ­d’Emmanuel Levinas, 2022. — Judaïsme et modernité. Confrontation et interlocution, 2019. Benoist Jocelyn, Logique du phénomène, 2016. Bierhanzl Jan, L’action faible. De l’éthique à la politique, 2018. Cabestan Philippe, Qui suis-je ?, 2015. Capelle-Dumont Philippe, Le Principe alliance. Phénoménologie de l’alliance, tome 1, 2021. — Études heideggériennes, 2016. Ciantelli Veronica, Le Silence des Sirènes. Walter Benjamin et le mythe, préface de Bruno Karsenti, 2020. Contou Matthieu, Avant la faute. Jocelyn Benoist et la « déthéologisation extrême du réel », 2017. Dastur Françoise, Déconstruction et phénoménologie, 2016. De Gramont Jérôme, Le commencement à venir, 2022. Deguy Michel, L’envergure des comparses. Écologie et poétique, 2017. Derrida Jacques, La solidarité des vivants et le pardon. Conférence et entretiens, précédés de « Derrida au Brésil » par Evando Nascimento, 2016. Dottori Riccardo, L’art et le jeu de l’existence, traduit de l’italien par Nicolas Bonnet, 2018. Ducros Paul, Sensibilité et imagination. L’esthétique de Hugo von ­Hofmannsthal, 2017. Dumont Augustin, Le Néant et le pari du possible. Puissances de l’idéalisme allemand – Kant, Fichte, Hegel, Schelling, Hölderlin, 2020. Faessler Marc, L’Anarchie de Dieu. Dans les pas d’Emmanuel Levinas, 2021. Fagniez Guillaume, Comprendre l’historicité. Heidegger et Dilthey, 2019.

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Dans la collection « Le Bel Aujourd’hui » Titres parus depuis 2015

Dans la collection « Le Bel Aujourd’hui » 357

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García Vivien, Le Sort de la philosophie, 2018. Gasché Rodolphe, De l’Éclat du Monde. La « valeur » chez Marx et Nancy, 2019. Gauvry Charlotte, Heidegger et Wittgenstein. Contexte, monde ambiant, arrière-plan, 2017. Gisel Pierre, Qu’est-ce qu’une tradition ? Ce dont elle répond, son usage, sa pertinence, 2017. Gourdain Sylvaine, L’Ethos de l’im-possible, dans le sillage de ­Heidegger et Schelling, 2017. Grondin Jean, Comprendre Heidegger. L’espoir d’une autre conception de l’être, 2019. Guibal Francis, Figures de la pensée contemporaine. Éric Weil et ­Emmanuel Levinas en contrastes, 2015. Hanus Gilles, Quelques usages de la parole, 2019. Haverkamp Anselm et Monod Jean-Claude, Philosophie de la métaphore. Penser avec Blumenberg, 2017. Holland Mike, Avant-dire. Essais sur Blanchot, 2015. Jullien Stanislas, Survivance(s) de l’humanité. Derrida et la question de l’homme, 2020. Lèbre Jérôme, Une pensée voisine. Lectures françaises de la pensée allemande, 2018. Legros Robert, Qu’est-ce que la phénoménologie ? Réflexions à partir de ­Husserl, Arendt et Levinas, 2022. — L’expérience de la liberté, 2019. — Hegel. La vie de l’esprit, 2016. Lindberg Susanna, Techniques de la philosophie, 2020. — Le Monde défait. L’être au monde aujourd’hui, 2016. Lisse Michel, La Machine Rousseau, 2016. Lorelle Paula, La sensibilisation du sens. De Husserl à la phénoménologie française, 2021. Margel Serge, Altérité de la littérature. Philosophie, ethnographie, cinéma, 2018. — La mémoire du présent, 2015. Marty Anton, Sur l’origine du langage, traduit et préfacé par Marc de Launay, 2017. Michaud Ginette, Derrida, Celan. Juste le poème, peut-être, 2017. Michaud Ginette et Ullern Isabelle, Sarah Kofman et Jacques ­Derrida. Croisements, écarts, différences, 2018.

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Le devenir-autre de l’existence

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