Le Tour de France et le vélo: histoire sociale d'une épopée contemporaine

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Collection" Espaces et Temps du sport" dirigée par Pierre Arnaud Le phénomène sportif a envahi la planète. Il participe de tous les problèmes de société qu'ils soient politiques, éducatifs, économiques, sociaux, culturels, juridiques, ou démographiques. Mais l'unité apparente du sport cache mal une diversité aussi réelle que troublante: si le sport s'est diffusé dans le temps et dans l'espace, s'il est devenu un instrument d'acculturation des peuples, il est aussi marqué par des singularités locales, régionales, nationales. Le sport n'est pas éternel ni d'une essence transhistorique, il porte la marque des temps et des lieux de sa pratique. C'est bien ce que suggèrent les nombreuses analyses dont il est l'objet dans cette collection qui ouvre un nouveau terrain d'aventures pour les sciences sociales.

- Pierre ARNAUD(ed.), Histoire du sport ouvrier en Europe, 1994. - Joël GUffiERT,Joueurs de boules en pays nantais. Double charge avec talon, 1994. - David BELDEN,L'alpinisme un jeu ?, 1994.

" LE TOUR DE FRANCE ET LE VELO

Histoire sociale d'une épopée contemporaine

Éditions L'Harmattan, 1995 ISBN: 2-7384-3507-6

Philippe GABORIAU

LE TOUR DE FRANCE ET LE VÉLO Histoire sociale d'une épopée contemporaine

Éditions L'Hannattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris

AVANT-PROPOS

L'histoire du Tour de France et du vélo forme-t-eUe une épopée contemporaine? Le Tour de France cycliste est-il un révélateur majeur de la culture populaire française? Le vélo, objet historique, peut-il éclairer de manière originale les métamorphoses de la société actuelle? Pour essayer de répondre à ces questions, j'ai écrit ce livre qui se divise en deux grandes parties. Dans la première partie, j'ai cherché à voir la singularité du Tour de France. QueUe est la place de cet événement à l'intérieur de la société française? Grande fête du vélo, le Tour de France, fer de lance d'une certaine forme de capitalisme, mobilise depuis le début du vingtième siècle des millions de spectateurs sur le bord des routes. Il produit, par le biais des mass-média (journaux, radio, télévision), une littérature insolite, orale et populaire. Dans la deuxième partie, afin de mieux cerner et contextaliser mon interrogation, je relate et construis une histoire sociale du vélo à l'intérieur de la France des dix-neuvième et vingtième siècles. De la draisienne au bicycle, du vélocipède de grand-mère au vélo de course, du VTT au bi-cross, la biographie de la bicyclette paraît prendre racine dans plusieurs espaces culturels fortement contrastés. L'histoire du Tour de France et du vélo va nous donner un regard inhabituel sur la société actuelle et ses transformations. Elle va nous aider à mieux percevoir les désirs et les espérances des divers milieux sociaux de la France moderne. L'étude des pratiques et des spectacles sportifs, l'analyse de la diffusion des moyens de locomotion peuvent offrir des informations singulières et mettre en relief des valeurs et des modes de vie populaires, ouvriers ou paysans, trop souvent silencieux et oubliés. Le vélo constitue le thème central de ce livre. C'est un instrument que nous connaissons tous, et qui est, pour reprendre la définition du dictionnaire Le Robert..., une bicyclette, c'est-à-dire: un appareil de locomotion formé d'un cadre portant à l'avant une roue 7

directrice commandée par un guidon, et, à l'arrière, une roue motrice, entraînée par un système de pédalier. L'ouvrage est la rencontre de deux formes de savoirs: une connaissance de type universitaire que j'ai acquise en étant étudiant en sciences sociales puis chercheur-sociologue au CNRS (Centre National de Recherche Scientifique) depuis 1984 et une expérience d'un autre type que j'ai acquise en pratiquant le cyclisme depuis mon enfance. Le cadre méthodologique et théorique de ma recherche se réfère à un ensemble de lectures qui approfondit les trois grandes approches des sciences sociales (la sociologie, l'histoire, l'anthropologie): la sociologie historique allemande (Max Weber, Norbert Elias), le néomarxisme russe (Mikhaïl Bakhtine), l'école sociologique française (Emile Durkheim), l'école des Annales (Fernand Braudel), l'anthropologie anglo-saxonne (Bronislaw Malinowski), le structuralisme (Claude Lévi-Strauss, Georges Dumézil), la sociologie française actuelle (Pierre Bourdieu)... La recherche essaie d'adopter une posture scientifique qui s'exprime à travers enquêtes et concepts. Elle tente de mélanger les méthodes d'objectivation: études des documents d'époque (archives, journaux, livres), observations directes, entretiens non directifs, analyses statistiques. Ce texte se veut une histoire sociale, c'est-à-dire une approche à la fois sociologique et historique qui recherche les comparaisons et la construction de concepts typologiques (idéaux-types). Une histoire conceptuelle. En cela, je suis proche des démarches épistémologiques de Jean-Claude Passeron et de Paul Veynel. L'ouvrage fait largement appel à mon expérience autobiographique, au savoir acquis depuis l'enfance et l'adolescence. Aux écrits qui étudient l'histoire de la bicyclette (comme Baudry de Saunier, Kobayashi, Jeanes, Seray); aux livres, aux articles des revues ou des journaux sportifs qui racontent le Tour de France (comme Blondin, Chany, DUfry, Laget; ou les revues Vélo, Miroir du Cyclisme, Le Cycle ou le journal L'Equipe ). Né dans une famille ouvrière de l'Ouest de la France amatrice de cyclisme, coureur de quatorze à vingt-deux ans, j'effectue toujours, chaque année, plusieurs milliers de kilomètres sur mon vélo ou mon VTT et découvre, aux beaux temps, les cols des Alpes et des Pyrénées. L'approche théorique a pris naissance ainsi dans la pratique et cela influence, je pense, le ton de ce livre. Le texte peut de cette façon toucher deux catégories de lecteurs: les étudiants et les universitaires, 1 Voir J.-C. PASSERON, Le raisonnement sociologique, Paris: Nathan, 1992; P. VEYNE, "Foucault révolutionne l'histoire", Comment on écrit l'histoire, Paris: Seuil, 1978. pp. 201-242; P. VEYNE, L'inventaire des différences. Paris: Seuil, 1976.

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mais aussi les passionnés de cyclisme. J'ai eu la chance de rencontrer au cours de ma formation à l'Université de Nantes, au milieu des années 1970, un professeur attentif et intelligent, Michel Verret, qui a permis la symbiose de ces deux démarches1. Deux auteurs fondamentaux ont principalement influencé mon travail sur le Tour de France et le vélo: Norbert Elias et Mikhaïl Bakhtine. Ils m'ont aidé à mieux percevoir les notions de fête sportive et de culture populaire. Les recherches de Norbert Elias (1897-1990)2 permettent de penser l'histoire des sports à l'intérieur des transformations de la civilisation occidentale. Le sport, né au dix-neuvième siècle en Angleterre, est à voir comme une forme de combat qui donne du plaisir sans choquer la conscience. Exercice contrôlé de la violence, le sport est vu par Norbert Elias comme une invention sociale rare qui va à l'encontre de l'évolution du processus de civilisation occidentale (dans nos sociétés où l'inégalité entre les groupes diminue, un plus grand contrôle sur soi-même devient nécessaire pour maitriser les excès, la violence, les plaisirs incompatibles avec une vie sociale qui se veut démocratique). L'approche de Mikhaïl Bakhtine (1895-1975)3 m'a été utile pour appréhender la fête sportive et médiatique du Tour de France. L'hypothèse de Bakhtine à propos des influences réciproques des cultures populaires et des cultures dominantes apparaît fructueuse. En effectuant la biographie sociale de Rabelais, Bakhtine étudie ce qu'il appelle le processus de carnavalisation, dynamique par laquelle la culture populaire pénètre et imprègne la culture dominante et sérieuse. Le carnaval représente l'expression la plus complète et parfaite de la vision du monde qu'a le peuple. Au Moyen-âge, la riche culture populaire du rire a vécu et évolué en dehors de la sphère officielle de

1 Michel Verret m'a aidé à penser et à contextualiser les valeurs de mon milieu d'origine. Je renvoie à ses livres, et tout particulièrement à : M. VERRET, L'espace ouvrier, Paris: A. Colin, 1979 et M. VERRET, La culture ouvrière, Saint-Sébastien: ACL Edition Société Crocus, 1988. 2 Voir N. ELIAS, La société de cour, 1933, Paris: CaIman Lévy, 1974; N. ELIAS, La civilisation des moeurs, 1939, Paris: CaIman Lévy, 1973; N. ELIAS, La dynamique de l'Occident, 1939, Paris: CaIman Lévy, 1975; N. ELIAS, "Sport et violence", Actes de la Recherche en Sciences sociales, 6, déco 1976, pp. 2-22; N. ELIAS, E. DUNNING, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris: Fayard, 1994. 3 Voir M. BAKHTINE, L'oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris: Gallimard, 1970; A. BELLEAU, Notre Rabelais, Montréal: Boréal, 1990; C. GINZBURG, Préface, Le fromage et les vers. L'univers d'un meunier du XVIe siècle, Paris: Flammarion, 1980, pp. 7-22.

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l'idéologie et de la littérature dominantes, sur la place publique, au cours des fêtes et dans la littérature récréative. En écrivant ce livre, j'ai essayé de jouer avec la polyphonie, le dialogue entre commentaires et documents d'époque. J'ai tenté de créer des espaces de points de vue, une pluralité de perspectives, de donner de l'importance à l'écoute des voix dominées, afin de préserver leur originalité fragile. Et puis, un peu à la manière d'Arlette Farge ou de Mikhail Bakhtine, j'ai eu envie d'éclabousser le présent de fragments d'événements jaillis d'hier et de donner un sens à cette rencontre 1. J'ai voulu, illusion surréaliste, ouvrir des fenêtres temporelles. Retrouver par exemple l'atmosphère effervescente de l'année 1891, si importante pour comprendre l'histoire de la bicyclette. J'ai désiré faire toucher du doigt (ailleurs que dans les commentaires) la puissance épique de la littérature cycliste. J'ai voulu montrer, donner à voir, offrir des textes... Présenter des matériaux décalés de plus d'un siècle... Et leur laisser le dernier mot... LE VÉLOCIPÈDE ILLUSTRÉ, 22 AVRIL 1869, p. 1 Les vélocipédistes, dans leurs promenades ou leurs excursions, doivent préférer les terrains plats aux terrains en pente, car si ces derniers ont du bon quand ils descendent, ils sont souvent très rudes à remonter. Si leur inclinaison atteint un décimètre par mètre, il est sage de mettre pied à terre et de continuer sa route, en conduisant le Vélocipède en laisse par le gouvernail. C'est alors un appui, une sorte de canne roulante, au moyen de laquelle on atteint le point culminant des montées, sans dépenser des forces inutiles. LE PETIT JOURNAL, 5 JUIN 1869, p. 1 ...Qu'est-ce que le vélocipède, qui fait fureur aujourd'hui? C'est une satisfaction donnée à ce besoin universel d'aller vite. Les chemins de fer ont un grand défaut. Ils ne se prêtent ni au caprice, ni à la fantaisie de l'individu. Ce sont de grandes machines collectives partant et arrivant à heure fixe, avec des points d'arrêt inflexiblement déterminés. Le cheval est d'un entretien coûteux, il mange, il exige des soins. Le vélocipède ne mange pas, on l'a sous la main; on l'enjambe et l'on va où l'on veut, vite ou lentement, à son gré! Telle est la vrai raison d'être du vélocipède, qui n'est encore d'ailleurs qu'à l'état d'embryon. Nous en verrons bien d'autres! 1 A. FARGE. Le cours ordinaire des choses, Paris: Seuil, 1994. 10

LE PETIT JOURNAL, 6 MARS 1890, p. 1 Quand on est là-dessus, lancé à une vitesse moyenne, sur une route bien lisse et bien déserte, où le silence est grand, quand on se sent emporté dans la solitude par cette chose à frottement mystérieux, frêle, qui va dans l'espace toujours frôlant le sol, on a des sensations d'oiseau. Ne me traitez pas de serin, je vous certifie que cette impression est exacte. Il semble qu'on ait des ailes et qu'on vole. C'est délicieux. Jean-sans-terre, "Bicycles et tricycles".

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Première partie

L'ÉPOPÉE

SPORTIVE DU TOUR DE FRANCE

Introduction LE TOUR DE FRANCE, UN ÎLOT DANS LE TEMPS SOCIAL Il ne peut y avoir de société qui ne sente le besoin d'entretenir et de raffermir, à intervalles réguliers, les sentiments collectifs et les idées collectives qui font son unité et sa personnalité. Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, conclusion, 1912.

De toutes les grandes épreuves sportives que compte le vingtième siècle, le Tour de France cycliste est, dans notre pays, l'une des plus appréciée. Créé en 1903, le Tour de~France forme, chaque mois de juillet, une grande fête du vélo. Evénement médiatique rassemblant, chaque année, de nombreuses équipes internationales de coureurs cyclistes professionnels qui espèrent conquérir le maillot jaune de leader, !e Tour est une course cycliste qui dure environ trois semaines. Etape après étape, il traverse la France sous forme de caravane itinérante (vélos, motos, voitures) qui regroupe organisateurs, concurrents cyclistes, véhicules publicitaires, aides techniques et journalistes. Les péripéties de la course sont retransmises, en direct ou en différé, par de nombreux médias (télévisions, radios, journaux), en France, en Europe et par le monde. Et des foules, immenses, souvent en vacances, attendent ceux qu'on dénomme les géants de la route tout le long du parcours. Le Tour de France peut être considéré comme un summum saisonnier du calendrier des épreuves cyclistes professionnelles, comme l'apogée des milliers de courses cyclistes qui sont organisées 15

dans notre pays. La fête du Tour de France est proche, c'est notre hypothèse, d'un symbolisme nouveau lié aux valeurs industrielles et rationnelles qui s'est diffusé, depuis le début du vingtième siècle, par l'intermédiaire des milieux dominants de l'industrie de la bicyclette et de l'automobile jusqu'aux milieux populaires. Chaque année depuis sa création en 1903, il réactualise un événement primordial: le moment crucial où le progrès industriel de la société contemporaine est entré en contradiction avec la dure condition de vie imposée aux milieux populaires. La réactualisation de cet événement s'appuie sur le symbolique vélo. Objet industriel type, fruit du travail industriel et ouvrier, dont le prix tend à baisser et le nombre à croître et qui devient peu à peu, durant tout le vingtième siècle, accessible à ceux qui le produisent. Cette réactualisation s'effectue dans une représentation, un spectacle. Sur la scène du Tour de France (feuilleton vivant), les coureurs (héros issus du peuple), cyclistes professionnels (excessifs et fiers, aux formes à moitié chevalines), se heurtent au système mis en place par les organisateurs (institution totale, exacte, réglée, juridique). Le Tour de France est à voir comme un substitut du désir de libération des milieux populaires. Désir de libération qui s'exprime face et par le système en place. Le Tour de France est un gaspillage d'efforts. Une dépense ostentatoire et joyeuse de forces de travail, de valeurs de métiers, au moment des vacances. Le potlatch se termine par la victoire de l'homme exemplaire: le porteur du maillot jaune. Homme-soleil qui a surmonté les difficultés imposées. Le Tour de France - fête du vélo - est, historiquement, une fête de vitesse populaire, une fête de conquête: un espace initialement interdit est dominé, bouclé. Cette conquête s'effectue à l'intérieur d'un système imposé et par l'intermédiaire de représentants ascétiques, les coureurs de l'épreuve. Les spectacles sportifs constituent une des régions les moins étudiées des sciences sociales. Dans les innombrables études scientifiques consacrées aux rites et aux mythes, le spectacle sportif n'occupe jamais que la place la plus modeste. Pourtant, son ampleur et son importance sont considérables dans notre société contemporaine. Le monde des formes et des manifestations des spectacles sportifs semble s'opposer à la culture officielle, lettrée, au ton sérieux et dominant. Le sport, dans son principe, écrit Bernard Jeul, contredit la société. C'est un négatif idéologique. On y découvre: une anti-tragédie où le destin est convoqué, provoqué, maîtrisé; une contre-religion où l'on contrefait (...) la possession de l'immortalité et celle de la toute-puissance; et, tout 1 B. JEU, "La contre-société sportive et ses contradictions", Esprit, nOlO, octobre 1973, p. 392. 16

compte fait, une contre-société où se projette avec force un idéal qui vient de la société mais que la société se révèle précisément incapable de réaliser elle-même. Les formes de spectacles organisées par le système sportif présentent une différence extrêmement marquée, avec les formes de cultes et cérémonies officielles des religions traditionnelles (chrétiennes entre autres). Elles donnent un aspect du monde, de l'l1omme et des rapports humains différent, extérieur aux valeurs des Eglises et des religions. Elles semblent avoir édifié à côté du monde officiel un second monde et une seconde vie auxquels tous les hommes du vingtième siècle sont mêlés dans une mesure plus ou moins grande, dans lesquels ils vivent à des dates déterminées. Cela crée une sorte de dualité du monde et nous affirmons que, sans la prendre en considération, on comprend mal la conscience culturelle du vingtième siècle. L'ignorance et la sous-estimation des spectacles sportifs faussent le tableau des transformations historiques de la société industrielle. Quels sont les traits spécifiques des formes de spectacles sportifs du vingtième siècle? Elles sont proches des jeux et des loisirs, en font partie dans une certaine mesure. Elles se situent aux frontières de l'art et de la vie. En réalité, c'est la vie-même présentée sous les traits particuliers du jeu dans un univers séparé du travail. Le jeu place l'individu dans une situation qui suppose un rapport avec le monde différent de celui qui est habituel dans une vie sociale normale. Le jeu, écrivait Huizinga 1,n'est pas la vie 'courante' ou 'proprement dite'. Il offre un prétexte à s'évader de celle-ci pour entrer dans une sphère provisoire d'activité à tendance propre [...J. Il constitue un accompagnement, un complément, voire une partie de la vie en général. Il pare la vie, il en compense les lacunes, et à cet égard est indispensable [...]. Il réalise dans l'imperfection du monde et la confusion de la vie, une perfection temporaire et limitée. Annulation des contraintes de la réalité, le jeu est, pour les milieux dominés, un monde fictif dans lequel sont supprimés les avantages des milieux dominants. Par et dans le jeu, le faible peut trouver une force dans la place même du fort. Les spectacles sportifs sont aussi proches du théâtre. Ils font une distinction entre acteurs et spectateurs mais ils ignorent la rampe. Ils représentent une fuite provisoire hors des modes de vie ordinaires. Les spectacles sportifs forment avant tout des fêtes populaires. Les fêtes sont une forme première et marquante de la civilisation humaine. Elles ont un contenu essentiel, un sens profond; elles

1 J. HUIZINGA, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Paris: Gallimard, 1951, p. 26, 28 et 30.

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expriment une conception du monde. /1 convient, écrit Roger Caillois1, de se rappeler les caractères principaux de la fête primitive. C'est un temps d'excès. On y gaspille des réserves quelquefois accumulées durant plusieurs années. On viole les lois les plus saintes, celles sur qui paraît fondée la vie sociale elle-même. Le crime d'hier se trouve prescrit, et à la place des règles accoutumées s'élèvent de nouvelles prohibitions. Une nouvelle discipline s'installe, qui ne semble pas avoir pour but d'éviter ou d'apaiser les émotions intenses, mais au contraire de les provoquer et de les porter à leur comble. L'agitation croît d'ellemême, l'ivresse s'empare des participants. Les autorités civiles ou administratives voient leurs pouvoirs diminuer ou disparaître passagèrement au profit non point tellement de la caste sacerdotale régulière, mais plutôt des confréries secrètes ou des représentants de l'autre monde, des acteurs à masques qui personnifient les dieux ou les morts. Cette ferveur est aussi le temps des sacrifices, le temps même du sacré, un temps hors du temps, qui recrée la société, la purifie et lui rend la jeunesse. On procède alors aux cérémonies qui fertilisent le sol et font de la génération adolescente une nouvelle promotion d'hommes et de guerriers. Tous les excès sont permis, car des excès mêmes, des gaspillages, des orgies et des violences, la société attend sa régénération. Elle espère une vigueur neuve de l'explosion et de l'épuisement. Les fêtes ont un rapport marqué avec le temps. On retrouve à leur base une conception déterminée et concrète du temps naturel (cosmique), biologique et historique. Les fêtes, dans toutes leurs phases historiques, se rattachent à des périodes de crise, de bouleversement, dans la vie de la nature, de la société et de l'homme. La mort et la résurrection, l'alternance et le renouveau constituent les aspects marquants de la fête. Dans le vingtième siècle de la civilisation occidentale, ce caractère de fête, c'est-à-dire le rapport de la fête avec les desseins supérieurs des cultures humaines, la résurrection et le renouveau, peut être atteint dans toute sa plénitude, dans le spectacle sportif. La fête devient en l'occurrence la forme que revêt la seconde vie du peuple qui pénètre temporairement dans le royaume utopique de l'universalité, de la liberté, de l'égalité et de l'abondance. Le Tour de France cycliste, fête sportive,fête athlétique pleine de mérites et de racines païennes 2, peut être vu à la fois comme une 1 R. CALLOlS, L'homme el le sacré, Paris: Gallimard, 1950, p. 216. 2 A. BLONDIN, op. cil., 1988, p. 240. Au fil du temps, le symbolisme du Tour de France tend à s'internationaliser. En 1903, lors du premier Tour de France, sur les 88 partants, 72 étaient français et 16 étrangers (11 belges, 3 suisses et 2 italiens). En 1947, sur les 100 partants, 60 étaient français et 40 étrangers (I2 italiens, 11 belges, 6 hollandais, 6 suisses, 4 luxembourgeois. 1 polonais). En 1992, sur les 198 partants, 36 seulement 18

fête officielle et une fête utopique (fête populaire). Une fête moderne, étroite association où l'antithèse même assure la collaboration. Dans leur ouvrage Le savant et le populaire (1989), Claude Grignon et Jean-Claude Passeron constatent l'existence de deux manières de lire les cultures dominéesl. Première manière: l'analyse culturelle met en relief l'autonomie symbolique; deuxième manière : l'analyse idéologique étudie les effets de la domination. Les deux systèmes d'analyse sont producteurs de sens. La difficulté propre des sciences sociales étudiant le symbolisme dominé, c'est que les traits et les comportements dominés ne sont jamais purement autonomes ou purement réactifs. Selon que l'on se place dans la problématique de l'alternance ou au contraire dans la problématique de l'ambivalence, un même ensemble de pratiques, et à la limite une même observation, peuvent faire l'objet de deux lectures antagonistes. Le Tour de France cycliste peut être vu comme produit d'une culture autonome. Il s'inscrit alors dans une série, fort riche, historiquement et sociologiquement, de réactions idéologiques par lesquelles des groupes dominés ont - à défaut d'autres armes culturelles et en l'absence de toute possibilité de révolte réelle - réussi à

faire de la domination subie un objet symbolique à la fois distancé et apprivoisé. Les cultures populaires, par le Tour de France, font une "nique", un "pied-de-nez" symbolique à la domination. C'est là une réponse symbolique des dominés dont s'accommodent au mieux les dominants. L'étude du Tour de France permet de prospecter les terrains de l'insoumission culturelle qui sont plus vastes que ceux de la révolte. Le Tour de France peut aussi être lu d'une autre manière, pour mettre en valeur les effets de la domination. Fête officielle, le Tour n'arrache pas le peuple à l'ordre existant, ne crée pas une seconde vie. Il ne fait que consacrer, sanctionner le régime en vigueur, le fortifier. Il valide la stabilité, l'immuabilité et la pérennité des règles régissant le monde. A l'opposé de la fête officielle, le Tour de France, vu comme fête populaire, est le triomphe d'une sorte d'affranchissement provisoire de la vérité dominante et du régime existant, d'abolition provisoire de tous les rapports hiérarchiques en place. Un moment fécond de l'oubli de la domination. C'est l'authentique fête du temps, celle du devenir, des alternances et des renouveaux. La fête populaire sont français; les proches pays européens sont fortement représentés (30 Espagnols, 26 Italiens, 24 Belges, 17 Hollandais, 14 Allemands, 8 Suisses, 7 Danois, 3 Irlandais, 2 Anglais, I Autrichien, I Portugais, 1 Norvégien). 5 Américains, 4 Australiens, 1 Canadien, 10 Colombiens, 1 Mexicain, 1 Polonais, 2 lituaniens et 4 Russes complètent le peloton. Les pays d'Afrique et d'Asie ne sont pas représentés. 1 C. GRIGNON, J.-C. PASSERON, Le savant et le populaire: populisme en sociologie et en littérature, Paris: Seuil, 1989.

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Misérabilisme

et

s'oppose à toute perpétuation, à tout parachèvement et terme. Elle porte ses regards en direction d'un avenir inachevé. L'individu y semble doté d'une seconde vie qui lui permet d'entretenir des rapports nouveaux, proprement humains, avec ses semblables. L'aliénation disparaît provisoirement. L'homme revient à lui et se sent être humain parmi des humains. L'idéal utopique et le réel se fondent provisoirement dans la perception sportive du monde1. Résumons-nous. La qualité majeure du Tour de France est d'être lié, plus étroitement et plus profondément que les autres épreuves sportives, aux sources populaires. Le Tour apparaît comme un symbole fort des cultures populaires de nos sociétés. Ce symbolisme attaché aux cultures dominées s'exprime à l'intérieur et grâce aux structures du système sportif en place. Hot dans le temps social, univers mi-réel mi-utopique, véhiculant une ambiance spécifique, temps joyeux, temps de déviance qui permet à l'homme de sortir de l'ornière de la vie quotidienne, microcosme à l'intérieur duquel une vie en miniature éclairée par tous les regards se déroule - vie concentrée où le bonheur côtoie le malheur, l'ascension la chute, le couronnement le détrônement -, le Tour de France est une fête qui donne dans la joie collective de la foule une nouvelle sensation historique et exprime un rapport capital avec le temps, le changement, l'avenir. Sa fonction sociale peut être comparée à celles des carnavals du moyen-âge. Le Tour de France, c'est une seconde vie du peuple fondée sur le principe du sport. C'est sa vie de fête. Le sociologue-historien Norbert Elias percevait les pratiques sportives - pratiques nées au dix-neuvième siècle, en Angleterre comme des exercices contrôlés de la violence. Une manière de réguler, collectivement, la violence sociale. Les sports forment, disait-il, des combats non-violents qui donnent des plaisirs guerriers sans choquer la conscience des humains de la société occidentale que nous sommes. Les spectacles sportifs peuvent être vus, à partir de cette hypothèse, comme de vastes entreprises de métamorphose de la violence sociale. Des rites de violence originaux produits par nos sociétés contemporaines. Des guerres non-violentes2. 1 M. BAKHTINE, L'oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris: Gallimard, 1970. 2 L'histoire du sport est à mettre en relation avec l'histoire du contrôle de la violence. Voir sur ce sujet les textes de N. ELIAS: "Sport et violence", Actes de la Recherche en Sciences sociales, 6, déco 1976, pp. 2-22 et Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Paris: Fayard, 1994 (écrit en collaboration avec E. DUNNING). A propos de l'approche de Norbert Elias relative à l'histoire des sports, voir l'article de R. CHARTIER: "Questions sur l'histoire du sport", dans Sciences sociales et sports. Etats et perspectives. Actes des 20

Le Tour de France cycliste - fête populaire, récit journalistique apparaît, alors, comme une mise en scène de cette violence sportive, symbolique et rituelle, de notre société industrielle. Une mise en scène qui a son histoire.

journées d'études de Strasbourg (13-14 novembre 1987), textes réunis par B. MICHON avec l'aide de C. FABER, Laboratoire APS et Sciences Sociales, UFR STAPS, Université des sciences humaines de Strasbourg, 1988, pp. 485-493.

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Chapitre Un L'HISTOIRE

DE L'ÉPREUVE

La naissance du Tour de France se situe dans le contexte parisien et bourgeois de la Belle Époque. Le Tour de France fait partie des faits extraordinaires du début du vingtième siècle qui suscitent admiration et stupéfaction... Nous sommes, écrit Octave Uzanne en 1911, les spectateurs émerveillés d'invraisemblables changements à vue sur un théâtre de féerie où les surprises se multiplient et se font plus prodigieuses à chaque heure nouvelle 1. Épanouissement de la société industrielle, métamorphose des moyens de locomotion, agonie de la civilisation aristocratique et rurale du cheval, essor du patriotisme transforment les modes de vie. Le Tour de France est, en ces dates, une fête du progrès. Les coureurs des premiers temps, à la veille de la guerre de 1914-1918, sont vus comme des soldats du sport. L'épreuve cycliste, qui constitue une grande boucle et se termine toujours à Paris, forme un encerclement processionnel du pays qui manifeste ostentatoirement les valeurs de la France moderne et industrielle, le dynamisme et la santé éclatante de la jeunesse sur le chemin de ronde de la France2. Troupe d'élite, bataillon sacré du sport, les coureurs du Tour de France qui, 1 O. UZANNE, La locomotion à travers le temps, les moeurs et l'espace. Résumé pittoresque et anecdotique de l'histoire générale des moyens de transports terrestres et aériens, Paris: Ollendorff, 1911. 2 Avec le Tour, triomphe l'idée d'une France unifiée par le sol. Les images des cols quasiinfranchissables donnent une totale unité à la France, intallée et protégée par mers et montagnes. Cf sur ce point: G. VIGARELLO, "Le Tour de France", Les lieux de mémoire, III, Les France, 2. Traditions (sous la dir. de P. NORA), Paris: Gallimard, 1992, pp. 886925.

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répandent sur le beau sol de France la bonne semence sportive, sont accueillis dans les villes-étapes comme des amis et comme des soldats. Il n'est pas niable, écrit Georges Rozet en 1911, qu'avec deux roues et une paire de pneumatiques, les coureurs du 'Tour' donnent aux jeunes gens de leur âge une salutaire leçon d'énergie. On a soutenu gravement et maintes fois imprimé que la guerre -par ce qu'elle comporte d'efforts physiques et de souffrances- était pour les nations une nécessaire morale. Qui sait si le sport, lutte pacifique, ne la remplacera pas un jour et ne deviendra pas laforme atténuée de la guerre en gardant la même valeur éducative 1. A cette époque, le Tour de France, c'est Paris qui visite les provinces françaises. Les coureurs, gavroches errants, véhiculent les valeurs de la capitale à travers le pays. Le Tour de France représente le progrès en marche qui frôle l'univers sédentaire de la foule. Vélo et auto y forment deux groupes antagonistes et complémentaires. Dans la poussière des routes, les coureurs muets

- tête

modeste du cortège assourdissant

- surgissent.

L'Auto (journal, moyen de locomotion, symbole) suit la bicyclette. J'ai vu passer devant nous, écrit Colette en 1912, tout de suite avalés par des tourbillons lourds, trois coureurs minces: dos noirs et jaunes, chiffrés de rouge, trois êtres qu'on dirait sans visage, l'échine en arceau, la tête vers les genoux, sous une coiffe blanche... Ils ont disparu très vite, eux seuls muets dans le tumulte.. leur hâte à foncer en avant, leur silence semble les isoler de ce qui se passe ici. On ne dirait 1 G. ROZET, La défense et l'illustration de la race française, Paris: Félix A1can, 1911. Sur ce thème, voir G. Vigarello, 1992 et N. Elias, 1994. Les images épiques, comparant les coureurs aux soldats, sont nombreuses... L'AUTO, 20 MAI 1902, p.l: Ils montent ce calvaire, ce long calvaire sportif, comme des soldats, enregimentés par la loi, vont à l'assaut, en hommes que l'âpreté de la lutte transforme en héros inconscients (après la course Marseille-Paris). L'AUTO, 15 JUILLET 1913: Nos 32 'grognards' n'ont plus une once à perdre. Ils ont la figure recuite de vieux soldats qui ont bataillé sous tous les climats, mais ils ont aussi un peu de la fierté, et aussi beaucoup de la bonne humeur (R. Desmarets, p. 3). Les valeurs sportives sont alors très proches des valeurs militaires. Le texte d'Henri Desgrange paru le 3 août 1914 en première page du journal L'auto est particulièrement éclairant: Le grand Match. Mes p'tits gars! Mes p'tits gars chéris! Mes p'tits gars français! Ecoutez-moi! Depuis quatorze ans que l'Auto paraît tous les jours, il ne vous a jamais donné de mauvais conseils. Hem? Alors! Ecoutez-moi! Les Prussiens sont des salauds.(...) C'est un gros match que vous avez à disputer: faîtes usage de toute votre répertoire français. La tactique n 'est-ce-pas? n'est pas pour vous effrayer. Une feinte, et l'on rentre. Un démarrage et l'on part. Vous savez tout cela, mes p'tits gars, mieux que moi qui vous l'enseigne depuis bientôt trois lustres. Mais, méfiez-vous! Quand votre crosse sera sur leur poitrine, ils vous demanderont pardon. Ne vous laissez pas faire. Enfoncez sans pitié! Il faut en finir avec ces imbéciles malfaisants qui, depuis quarante-quatre ans, nous empêchent de vivre, d'aimer, de respirer et d'être heureux. Dans cet article, Henri Desgrange est optimiste; il envisage, dès août 1914, de faire passer le Tour 1915 par Strasbourg, Colmar, Mulhouse... Pierre Giffard, son ennemi politique d'hier, est en accord avec lui: les sports éducateurs de la jeunesse, moyens efficaces de servir, le jour venu, la revanche de la Patrie. Nous y sommes, écrit-il dans L'Auto du 6 août 1914, p. 1.

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pas qu'ils rivalisent entre eux, mais qu'ils nous fuient et qu'ils sont le gibier de cette escorte où se mêlent, dans la poussière opaque, des cris, des coups de trompe, des vivats et des roulements de foudre 1. Les valeurs parisiennes du Tour de France originel se diffusent dans toute la France et entrent en contact avec les cultures populaires, urbaines puis rurales. Ce contact s'effectue grâce aux caractéristiques des coureurs professionnels et de l'objet vélo. L'AUTO, 1ER JUilLET 1903 : Du geste large et puissant que Zola dans la Terre donne à son laboureur, L'AUTO, journal d'idées et d'action, va lancer à travers la France, aujourd'hui, les inconscients et rudes semeurs d'énergie que sont nos grands routiers professionnels. (...) Une telle épreuve, plus que toutes les grandes courses de vélodrome, frappe le peuple, car elle s'adresse directement à lui. C'est sur sa route, au milieu de ses champs, devant sa chaumière, que le paysan verra combattre les concurrents du Tour de France. [Henri Desgrange, p. 1.] L'AUTO, 30 JUILLET 1906 : La gigantesque épopée sportive dont le dernier acte s'est joué hier évoque en moi des souvenirs d'école. Elle me rappelle ces formidables batailles rangées dont le fracas de tonnerre traverse les pages de notre histoire, et où des régiments entiers disparaissent dans la fournaise. A peine reste-t-il quelques survivants dont les récits perpétuent le souvenir de ces chocs effroyables. Pour avoir été livrée sur un terrain plus pacifique -dieu merci! la longue bataille dont nous fûmes les témoins n'en aura pas moinsfait des victimes, lesquelles se porteront heureusement fort bien avec deux ou trois bonnes nuits de sommeil. Sur l'imposant escadron roulant de 77 combattants qu'aligna l'aube du 4 juillet, 14 seulement reviennent à bon port après avoir mené à bien la plus terrible tâche athlétique qu'on ait jamais imposée à des hommes. Les autres sont restés sur la route, vaincus par la fatigue, terrassés par l'immensité d'un effort jamais terminé. Toutes les bornes kilométriques de nos routes de France ont vu tomber des traînards, comme ceux que laissent derrière elles les armées en déroute. Et c'est véritablement une belle sélection de vieux grognards de la pédale, de 1 COLEITE, Dans la foule, Paris: Grès, 1918, p. 83 et s. (Colette raconte l'arrivée du Tour de France en région parisienne, le 28 juillet 1912). Les journalistes qui suivent l'épreuve vantent aussi les prouesses des automobiles: Une fois de plus, la vaillante '28 chevaux Pipe' nous a menés sans un raté de bout en bout. Croirait-on que depuis 3000 kilomètres nous n'avons pas eu à entr'ouvrir le capot une seule fois même pour chatouiller le flotteur, Aujourd'hui. nous étions six à bord et pesions 2400 kilos. L'Auto, 19 juillet 1906.

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routiers endurcis et éprouvés que Paris a fêté hier comme il fête les héros, c'est-à-dire de façon à leur faire oublier en une minute toutes les âpres heures du calvaire. [Victor Breyer, p. 1.] Les meilleurs coureurs du Tour de France sont des coureurs professionnels. Souvent issus avant 1914 du prolétariat parisien; de 1918 à 1940 du prolétariat urbain; après la seconde guerre mondiale, des milieux ruraux (ouvriers ou paysans). A la fois sportmen, de l'univers libre et séparé du loisir, et travailleurs, reprenant les valeurs compagnonniques en voie de disparition: travail bien fait, voyage formateur, secrets techniques liés à la formation, les coureurs du Tour de France fascinent les milieux populaires. La tendance au professionnalisme s'accentue au fil du temps et après 1914 les amateurs isolés ne participent plus à l'épreuve. De Maurice Garin, premier vainqueur en 1903, surnommé le petit ramoneur, à Miguel Indurain, fils de paysan espagnol, vainqueur en 1994, la liste des enfants de prolétaires vainqueurs du Tour est longue: Henri Pélissier, apprenti mécanicien, Fausto Coppi, apprenti charcutier, Louison Bobet, apprenti boulanger, Jacques Anquetil, futur ajusteur, Eddy Merckx, fils d'un épicier belge, Bernard Hinault, fils de cheminot breton... Le vélo, objet industriel type, séduit les milieux populaires. Son histoire est originale, nous la développerons plus loin. Au commencement, la bicyclette puisait ses valeurs dans l'univers séparé de la classe de loisirs. Au dix-neuvième siècle, elle était liée aux consommations excédentaires d'argent et de temps (loisirs, sport, tourisme) et symbolisait le progrès bourgeois, l'aisance sociale; mais, peu à peu, au cours de notre siècle, par la logique du marché (son prix baisse de façon spectaculaire par rapport aux salaires), elle va se populariser et devenir un symbole d'espérance: l'amie de l'homme, le premier moyen de locomotion utile, qui éloigne l'ouvrier de l'usine, rapproche le paysan de la ville et ouvre l'horizon des vacances et des congés payés. Machine qui libère, elle est pour l'enfant et l'adulte un instrument d'appropriation familière de l'espace du non-travail. Peu de courses, écrit Marcel Viollette en 1912, sont aussi populaires que le Tour de France. Il n'en est pas une qui suscite un tel mouvement. Pensez aux régions qu'elle traverse, dont quelques-unes ne connaissent pas, de toute l'année, d'autre épreuve sportive! Pendant des mois, à l'avance, on escompte la course qui va venir et, pendant des mois après, on en commente les résultats et on discute sur les coureurs que l'on a vu passer. Il faut avoir suivi la course pour se rendre compte de la foule qui se presse dans les contrôles, de la surprise joyeuse des bons paysans à la vue de ce peloton de gais jeunes gens qui traversent à trente~cinq à l'heure les rues de leurs villages,

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trouvant le temps de lancer une plaisanterie en passant ou d'envoyer un baiser à quelque jolie fille. Et il n'en manque pas sur la route 1! Le système du Tour de France a été créé par un homme de forte personnalité: Henri Desgrange. Homme charismatique, jeune, compétent, ancien sportif. C'est un être audacieux capable d'imaginer une formule sportive inédite, un homme de médias capable de mettre en scène son épreuve, un homme d'affaire aussi, capable d'associer rentablement sport, commerce et spectacle. Directeur du journal L'Auto, organisateur du Tour de France, Henri Desgrange est un homme tourné vers l'avenir, un partisan convaincu des innovations industrielles. Ancien clerc de notaire passionné par le cyclisme, c'est un ex-champion des années 1890, le premier recordman français de l'heure sans entraîneur. Il a créé en 1900 un quotidien sportif L'Auto- Vélo, quotidien anti-dreyfussard qui bénéficiera, au détriment de son concurrent Le Vélo, du soutien politique et financier des deux industries en pleine expansion que sont l'automobile et la bicyclette. La création du Tour de France, en 1903, permettra à L'Auto (nouveau nom du journal après un procès perdu) de supplanter définitivement Le Vélo. Et le journal organisera peu à peu toutes les grandes épreuves cyclistes en France. Homme de progrès, Henri Desgrange est aussi un meneur d'hommes quelque peu paternaliste et conservateur. Cherchant par la course cycliste à explorer les possibilités humaines, il va essayer sur le coureur cycliste professionnel, inconscient et rude semeur d'énergie pour reprendre ses propres termes, un système, une méthode, une technique qu'il exposait déjà dans son livre publié en 1894, La tête et les jambes. Henri Desgrange et ses successeurs à la tête de l'épreuve (Jacques Goddet et Félix Lévitan, après la seconde guerre mondiale, Jean-Marie Leblanc et Jean-Pierre Carenso depuis 1989) gèrent une véritable caravane itinérante. Le système Tour de France forme ce qu'on pourrait appeler, en reprenant une expression conceptuelle du sociologue américain Erving Goffman, une institution totale. Une institution, qui prend en charge concurrents et suiveurs pendant trois semaines, qui impose son rythme: horaires, parcours, mais aussi son ordre: classements, règlements, pénalisations. Erving Goffman appelle 'institution totale' un lieu de résidence ou de travail où un grand nombre d'individus placés dans la même situation coupée du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une

1 M. VIOLLETIE et al., Le cyclisme, 1912, p. 110.

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vie recluse dont les modalités sont réglées par une organisation bureaucratique qui prend en charge tous les besoinsl. Depuis l'origine, Le Tour de France cycliste constitue une caravane itinérante, un univers séparé, qui regroupe organisateurs, concurrents, aides techniques et journalistes. La caravane publicitaire a été créée en 1930. Et, actuellement, plusieurs milliers de personnes suivent l'épreuve. Le Tour de France, écrit Antoine Blondin, est une parcelle itinérante de territoire français, neutralisé sur soixante kilomètres de long et cent mètres de large, qui se déplace à quarante à l'heure 2. Coureurs et suiveurs appartiennent au même monde. Du départ jusqu'à l'arrivée, nous éprouvons le sentiment d'émarger à un même système, remarque ce même Antoine Blondin3, le Tour de France est notre tour d'ivoire: durant trois semaines, il nous soustrait au train commun du monde et fait du journaliste beaucoup plus qu'un témoin, à peine moins qu'un participant. Face à l'ascétisme des coureurs, les suiveurs représentent le pôle joyeux de l'épreuve. L'histoire du Tour de France est marquée par

1 E. GOFFMAN, Asiles, Paris: Minuit, 1968. Le Tour de France est à voir comme un exemple d'institution totale capitaliste. Institution où l'ordre est en quelque sorte militaire, où l'exactitude et la discipline sont de règle; mais institution néanmoins ouverte sur le futur et le neuf que les organisateurs cherchent aussitôt à adapter aux valeurs du système mis en place. Après la deuxième guerre mondiale, les nouveaux organisateurs du Tour, les journaux L'Equipe et Le Parisien Libéré, essayent d'adapter le Tour de France au rythme intense de l'époque. L'évolution capitale, écrit Jacques Goddet, nouveau directeur de l'épreuve (Henri Desgrange est mort en 1940), a été l'effort produit pour accélérer la bataille, pour répartir et maintenir l'intérêt, pour éviter la rupture de la cadence, pour lutter contre ces trois fléaux: l'engourdissement général, l'acceptation de la défaite, le blocage de la course par les vedettes (cf. L'Equipe, numéro spécial, juillet 1978, Le Tour a 75 ans, p. 7). Le rythme de l'épreuve s'accélère d'autant plus qu'une double mutation technique s'est effectuée: les routes se sont améliorées (la route goudronnée remplace maintenant la poussièreuse route de terre) et le dérailleur est autorisé pour tous les concurrents depuis 1937. Cette intensification de la cadence entraîne la suppression, par exemple, des arrêts aux contrôles de signature, obligatoires avant-guerre en cours d'étape. Depuis 1962, les équipes de marques extra-sportives remplacent les équipes nationales et régionales. La publicité entre partout dans la compétition. Les coureurs tendent à devenir des véhicules publicitaires, des hommes-sandwichs à vélo (voir sur ce thème J. CALVET. Le mythe des géants de la route. Grenoble: P.U.G., 1981). Depuis 1989, les nouveaux directeurs de l'épreuve essaient de réduire le nombre des sponsors. 2 A. BLONDIN, Sur le Tour de France, Paris: Mazarine, 1979, p. 21. Le Tour de France, réappropriation symbolique d'un espace social, est lié à la paix. Durant les deux guerres mondiales (de 1915 à 1918 et de 1940 à 1946), l'épreuve sportive du Tour de France ne s'est pas déroulée. 3 A. BLONDIN, L'ironie du sport, Chroniques de L'Equipe. 1954-1982, Paris: Bourin, 1988.

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cette complémentarité qui mélange le sérieux et le rire, créant ainsi une ambiance originale. Le sérieux ascétique des coureurs professionnels s'oppose aux rires des joyeux drilles que sont les suiveurs du Tour et aussi (à une certaine époque) les derniers du peloton (les lanternes rouges). Cette complémentarité originale se retrouvait dans la structure traditionnelle des étapes: le sérieux de la compétition effrénée des fins de course s'opposait au premier cent kilomètres des étapes, dites de transition, où le peloton rigolait, chantait et plaisantait avec les sUiveurs. Les valeurs gargantuesques étaient présentes dès les premiers Tours de France. Aux contrôles et durant les journées de repos, les coureurs avaient un appétit énorme. Il faut avoir vu ces repas, note Georges Rozet en 19111, pour comprendre certains chapitres de Rabelais. Depuis longtemps, les suiveurs, dans leur accoutrement de Tourdefranceur, ont une réputation de bons vivants, de dragueurs en goguette, amateurs de bonnes bouteilles et de jolies filles. Tous les suiveurs ont un point commun, écrit Pierre Lorme en 19372, on n'en voit aucun vêtu de façon raisonnable. C'est le triomphe du costume burlesque, de la coiffure inattendue, chapeau de paille ou bonnet marin; des chemises aux couleurs inimaginables et des pull-overs aux dessins d'Apocalypse. Ainsi, le Tour, dans les villages, apparaît chaque année, comme un immense carnaval bien propre à surprendre, à étonner, à offusquer les attentions. Les suiveurs sont perçus, en ces années, comme des parisiens qui visitent la province. Les chauffeurs sont vus comme de remarquables as du volant. La caravane fait partie de la course. Le visage cuit par le soleil, une petite rumeur épique au fond de l'oreille, coureurs et suiveurs appartiennent à la même bande, fragment d'un petit monde qui fascine3. 1 G. ROZET, op. cit., 1911, p. 115. 2 P. LORME, L'envers du Tour, 1937, p. 92. 3 Mieux que tout autre Antoine BLONDIN a su l'écrire: Ax-Les-Thermes. Juillet 1955. J'ai été ce petit garçon, le nez collé à la vitre, qui me regarde écrire avec un respect patient, et quand je lève un peu la tête j'ai l'impression de me regarder moi-même à travers le miroir sans tain du souvenir. Ce que pense cet enfant, je l'ai pensé aussi, comme j'ai attendu ce qu'il espère encore, à l'heure où la porte des chambres en veilleuse s'est refermée sur le dernier coureur. Posé sur un pied, pour quelque marelle immobile, avec toute la ville en liesse derrière lui, il butte inlassablement aux carreaux de notre univers, flaire le vent que lui apporte un parfum d'embrocation et gobe l'air que nous respirons. Sur nos visages; il guette un reflet de la course et tente d'en surprendre l'écho dans nos propos. 11n'écarquille les yeux que pour chiper en fraude les confitures du prestige que les champions endormis nous ont déléguées... A. BLONDIN, L'ironie du sport, Chroniques de L'Equipe. 19541982, Paris: Bourin, 1988, p. 27. 29

Les derniers du Tour de France avaient la réputation de tout prendre à la rigolade. Porteurs d'eau, ils devaient souvent faire la chasse à la canette et, sur la route du Tour, dans les cafés, souvent un verre de rouge était déjà prêt. Ils aimaient boire du vin, disait-on. L'image de la lanterne rouge Zaaf, que la rumeur d'après-guerre a dit saoul, écroulé dans un fossé, et repartant en sens inverse de la course, s'ajoutait à la légende. Maintenant le Tour devient de plus en plus sérieux. Néanmoins, dans la dernière étape, avant Paris, la tradition veut que le peloton s'amuse et roule en facteur au début de la journée: on chante, on fait des farces, le plus grand coureur prend le plus petit vélo et le plus petit coureur prend le plus grand vélo, un coureur monte sur une moto, etc... La course marque une trêve, objectivée par les photographes, avant l'arrivée triomphale des rescapés, dans la capitale. Edgar Poe, dans une de 'ses histoires extraordinaires': le système du Professeur Plume et du Docteur Goudron, analyse le trouble d'un visiteur qui, dans un asile, est reçu, à son insu, par les fous, maîtres de la maison. Il y a un peu de ça dans l'esprit du voyageur qui, de la vie quotidienne normale, équilibrée, rejoint brusquement pour s'y incorporer, cette caravane bruyante, bariolée, paradoxale, extravagante qui s'appelle le Tour de France, écrit Pierre Lorme en 19371. Là, l'outrance est la règle. On y vit dans le baroque, on s'y nourrit d'hyperboles. 'Ceux du Tour', au bout de deux semaines, ont perdu tout sens de la relativité. Ils ont oublié tout ce qui n'est pas le cortège monstrueux et mugissant qui encombre les routes de France depuis deux semaines. La France, ses provinces, ses paysages, ça n'est qu'une piste. Ses villes grandes ou petites, coquettes ou sordides, ce sont des villes d'étape, de ravitaillement, de contrôle ou des points stratégiques, rien de plus. On croirait, à les entendre, les gens du Tour, que rien de tout cela n'existe qu'en fonction des performances de telle ou telle équipe, de tel ou tel coureur. Autre sujet de surprise: on se demande, tout d'abord, s'il y a bien véritablement des coureurs dans le Tour. On ne les voit pas. Serait-ce un bluff gigantesque? Pourtant, depuis le départ de Paris, la presse et la T.S.F. ont claironné aux oreilles de tout le pays leurs moindres faits et gestes. Mais où sont-ils? Personne n'en sait rien. Dans son bourdonnement incessant, le Tour de France semble se passer d'eux fort bien, avec ses six douzaines de voitures, de cars, de camionnettes, avec ses deux cents suiveurs, tous vêtus de façon à ne point passer inaperçus. Les coureurs au milieu de ce tintamarr~, font

1 P. LORME, op. cir.. 1937, pp. 99-101.

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figure de mince prétexte: ils sont une centaine, les pauvres, montés sur leur grêle machine, noyés dans une foule bruyante au tumulte agressif. Et puis, voilà qu'après un départ passé inaperçu dans la cohue et le bruit, on apprend que, sur leur vélo, les coureurs sont dans la montagne aux prises avec les raides côtes d'une rude étape. On part, on traverse à force d'audace et de virtuosité le solide agglomérat des voitures des suiveurs et l'on s'installe en haut de la côte signalée comme la plus meurtrière. Et puis, soudain l'on comprend. On voit l'un après l'autre les coureurs aux casquettes blanches, raidis par l'effort, l'oeil fixe, grimper, coup de pédale après coup de pédale, des rampes devant lesquelles renâclaient tout à l'heure, les chevaux mécaniques des voitures. On les voit, crispés par une indomptable volonté, surmonter les défaillances, bander leurs muscles, se hisser au prix d'une indicible fatigue jusqu'aux cols redoutables auxquels depuis leur départ ils songeaient silencieusement. C'est un spectacle profondément émouvant et qui bouscule, définitivement, les premières pensées sceptiques de tout à l'heure. Et l'on pense alors, très profondément et très sincèrement que, malgré les suiveurs, malgré son tonitruant cortège, malgré la publicité agressive qui l'exploite de façon presque incongrue, le Tour de France c'est tout de même du Sport! A l'intérieur du système Tour de France, s'expriment les concurrents sportifs, en lutte contre le temps. L'épreuve leur permet de mettre en relief la valeur de leurs machines originales, machines qui brisent les distances, machines ludiques liées à la vitesse. Dans les premiers temps, les concurrents se divisaient en deux catégories: les professionnels et les amateurs. Les professionnels, qui visaient la victoire finale, étaient regroupés en équipes de marque et assistés techniquement. Les amateurs vivaient leur participation comme une aventure et cherchaient avant tout à aller jusqu'au bout de l'épreùve:, aVo.ir fait le Tour situe son homme. Ces amateur's se divisaient eux-mêmes en deux groupes: quelques dilettantes fortunés et beaucoup de passionnés possédant une forte compétence technique. Jusqu'en 1914, court qui veutle Tour de France. Les meilleurs coureurs sont des professionnels du cyclisme, équipés par les marques de cycle pour lesquelles ils courent tout au long de l'année. Comme tous les concurrents du Tour, ils doivent participer en individuel et réparer seuls leurs vélos. Ils sont en général d'origine populaire, comme Garin, premier vainqueur, ancien ramoneur; Trousselier, vainqueur en 1905, ancien fleuriste; Pottier, vainqueur en 1906, ancien apprenti boucher; Petit-Breton, vainqueur en 1907 et 1908, ancien groom; Faber, vainqueur en 1909, ancien docker; Lapize, vainqueur en 1910, ancien employé de bureau; Garrigou, vainqueur en 1911, ancien fruitier à Pantin. Tous français, sauf Faber, luxembourgeois. Les autres coureurs sont ceux que l'on appelle les 'isolés'. Soit des 31

fanatiques du vélo, qui s'équipent à leurs propres frais: derniers adeptes bourgeois de la vélocipédie qui disparaîtront après la première guerre mondiale. Soit des mécaniciens, maçons, paysans, des rois de village, de canton, de département à qui l'on a remis le fruit d'une collecte pour monter à Paris prendre le départ 1. Les isolés forment la grande masse du Tour de France: en 1910, par exemple, cent dix sur cent trente six concurrents. Chaque année, les organisateurs augmentent le niveau des difficultés à franchir. Ils cherchent à reculer les limites de l'impossible. Innovation majeure: Henri Desgrange introduit.1es étapes de montagne. En 1905, les coureurs montent le Ballon d'Alsace; en 1910, les cols pyrénéens (Tourmalet, Aubisque, Aspin, surnommés le cercle de la mort); en 1911, les cols alpins (Galibier et AlIos). Les difficultés trouvées par les organisateurs valorisent des terrains originaux (les montagnes), des régions difficiles d'accès, des contrées vides, loin des villes et des spectateurs, perçus par les journalistes comme des décors divins et impitoyables. L'AUTO, 20 juillet 1910 : La nuit prochaine, les routiers du Tour de France 1910, se remettront en route avec pour mission d'accomplir le raid le plus fantastique qui ait jamais été organisé. De Bagnères-de-Luchon, ils devront gagner Bayonne par la route des cols, c'est-à-dire par les cols de Peyresourde, d'Aspin, de Tourmalet, de Soulon, de Tortes et d'Aubisque; c'est une tâche effroyable que nous leur demandons d'effectuer. (...) Oui, c'est un véritable calvaire que vont avoir à gravir, demain, nos vaillants routiers du Tour de France, à qui nous avons déjà pourtant, tant demandé jusqu'ici. L'épreuve qu'ils vont accomplir est la plus formidable qui ait jamais été organisée depuis la création de notre sport, et, ce qui ajoute encore à l'énormité de la tâche, c'est que, à l'heure actuelle, nos braves gars ont dans les jambes 2750 kilomètres, en chiffres ronds. (...) Vous savez comme moi aujourd'hui que nos routiers vont avoir à gravir, dans cette fameuse route, des côtes atteignant parfois le 15%, et vous savez également que, dans les descentes qui ne le cèdent en rien aux cotes pour le pourcentage, ils vont continuellement frôler la chute dans les précipices, à cause de virages invraisemblables, à cause de routes défoncées par la récentefonte des neiges. (...) Quels prodigues d'énergie devront-ils accomplir pour passer ces 150 premiers kilomètres d'une étape qui en comporte au total 326! Quelle bataille incessante, non pas entre eux, mais contre la nature elle-même, ils devront livrer pour atteindre, enfin, les derniers contreforts pyrénéens! C'est fou! C'est inimaginable tout simplement! 1 Voir P. LORME, op. cil., 1937.

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C'est un combat comme jamais encore nous en avons vu, et il est même permis de se demander, à la veille de ce choc passionnant, de cette rencontre des pygmées que sont nos 'Tour de France' contre ces géants que sont les cols pyrénéens, si, cette fois nous n'avons pas trouvé le moyen de les obliger à nous donner l'extrême limite de leurs moyens. D'aucuns trouveront que le créateur de l'épreuve, notre rédacteur en chef, Henri Desgrange, aura été trop loin; en ce qui me concerne, j'admire sa conception; je trouve sublime cette idée de faire traverser par nos coureurs des régions réputées inaccessibles; je trouve grandiose l'étape monstre des Pyrénées, qui sera l'apothéose du Tour de France, et qui demeurera chaque année comme l'épisode le plus passionnant de la grande randonnée. Il manquait au Tour de France cette pièce à grand spectacle; aujourd'hui qu'elle existe, nous n'avons plus rien à souhaiter; nous n'avons plus qu'à attendre sa sensationnelle première et qu'à nous préparer à faire une chaleureuse ovation aux héros, dignes de l'Antique, qui auront réussi à couvrir, à 15 kilomètres à l'heure, l'étape effroyable, s'étendant de Bagnères-de-Luchon à Bayonne et empruntant la route des cols. (...) Demain, dans la dixième étape du Tour de France (...), des champions de la route, pilotant une frêle bicyclette, donneront au monde entier la plus belle démonstration de vaillance qu'on puisse imaginer. Suivons cette bataille homérique avec attention. Plaignons, par avance, ceux qui ne pourront surmonter la terrible épreuve. Préparons-nous à acclamer ses vainqueurs. Le Tour de France est arrivé à la plus dramatique de ses phases, à l'étape monstre que tous les sportmen attendent impatiemment et qui soulèvera un enthousiasme universel. Pygmées contre géants! J'ai dans l'idée que les pygmées étonneront le monde! (p. 3) L'AUTO, 1ER JUILLET 1924: Les concurrents sont invités, sur tout le parcours de montagne, à redoubler de prudence, car nombre de chevaux, de mulets, d'ânes, de boeufs, de veaux, de chèvres, de moutons, de porcs, errent en liberté le long des routes. Nous appelons particulièrement l'attention des intéressés sur les descentes longues et sinueuses des cols. (...) Les routes de montagne, en général, sont étroites et parfois d'un entretien assez difficile. Quelques unes sont coupées de profonds caniveaux. Le sol est fiable et raviné. Les descentes deviennent dangereuses pour les imprudents. Elles sont souvent encaissées entre les parois rocheuses et un mur qui sépare la route du précipice. Les virages sont excessivement courts et brusques, quelquefois cachés par des arbres. La plus grande prudence est recommandée, non seulement aux coureurs, mais aussi aux conducteurs des voitures automobiles qui suivent la course. 33

Il est également assez fréquent de rencontrer sur ces mêmes chemins des attelages non surveillés ou encore des convois de bois dont le déplacement est lent: dans ces cas, la prudence doit aller, pour les cyclistes, jusqu'à mettre pied à terre et, pour les automobilistes, jusqu'à arrêter leur voiture, voire même leur moteur, afin de ne pas effrayer les animaux qui sont habitués à ne pas être dérangés. (p. 3 ) Henri Desgrange est l'organisateur, le patron du Tour. Il est aussi le directeur du journal qui détient le quasi-monopole, jusqu'en 1930, de l'information sur la course. Pour être lu, compris, entendu, pour célébrer avec enthousiasme les exploits du vélo et des coureurs, il s'exprime dans une forme de langage proche de la langue orale des milieux populaires 1. , La forme-même du média journal est nouvelle. Elaboré collectivement, lié à l'actualité, mélangeant écriture et photo, articles et données chiffrées objectives, le journal est constitué d'une multitude de simultanéités qui fragmente le regard du lecteur. Dans le journal L'Auto, les articles, parlant du sport et des nouveaux moyens de locomotion sont écrits dans un langage lyrique, gonflé, outré, démesuré, où le superlatif domine. Tout tend à être exagéré, excessif, spontané. Cri. Celui qui écrit, parle, est solidaire du lecteur. Il admire en même temps que lui. Dans le ton, dans la forme, un nouveau type de communication se développe: le reportage en direct. Tous les propos, toutes les extravagances du récit, sont totalement optimistes, francs, hardis, orientés vers l'avenir. La parole s'affranchit des catégories de pensée du passé, froides et se tourne, vivante, résolument vers le futur en construction. L'homme peut vaincre le monde. Henri Desgrange et ses collaborateurs crient leur admiration pour les coureurs du Tour de France. La nature se personnalise. Les cols deviennent des géants que l'on interpelle. Des monstres que les héros mythologiques vainquent. Dans des récits grandiloquents, la montagne devient, pour le lecteur imaginatif, le lieu de communication entre le ciel et la terre, entre l'inaccessible et le réel, un centre où le futur est, de manière symbolique, construit. Tout ceci dans une atmosphère festive et joyeuse. Desgrange, en tant qu'organisateur de l'épreuve, suit les coureurs dans sa voiture2.

1 Henri DESGRANGE, père fondateur du Tour de France, est un être antithétique, à la fois organisateur et journaliste. Positions contradictoires qui le rend en même temps impitoyable et bienveillant, admiratif. 2 Tout est fait pour que la course devienne une épopée populaire et donne naissance à un mythe (cf. J. CALVET, Le Mythe des géants de la route, Grenoble: Presses Universitaires de Grenoble, 1981, p. 164). 34

HENRI DESGRANGE,

JOURNAL L'AUTO, Il JUILLET

1911 : Voici, que du geste vainqueur de leurs muscles légers, ils se sont élevés si haut qu'ils semblaient, de là-haut, dominer le monde! Apôtre des religions profanes et des belles santés aussi, la montagne les acclame de l'adorable chanson de ses sources nacrées, du fracas de ses cascades irisées, du tonnerre de ses avalanches, et de la stupeur figée de ses neiges éternelles! D'abord, et lentement, du heurt puissant de leurs cuisses, nos hommes se sont élevés, et les vallées retentissaient des 'han!' formidables qu'ils poussaient. Et, dans le bas, Saint-Michel-de-Maurienne, qui diminuait à vue d'oeil, se demandait si quelque avalanche n'allait pas lui rejeter tous ces mécréants qui violaient la montagne. Et ils arrivèrent tous à 1500 mètres, au col du Télégraphe, et, comme ils soufflèrent un peu à la descente, ils reprirent des forces pour emporter d'assaut le Galibier. Oh! Sappey! Oh! Laffrey! Oh! Col Bayard! Oh! Tourmalet! je ne faillirai pas à mon devoir en proclamant qu'à côté du Galibier vous êtes de la pâle et vulgaire 'bibine', devant ce géant, il n'y a plus qu'à tirer son bonnet et à saluer bien bas! Comme ils nous semblaient que nous escaladions ce géant depuis des heures, nous avons demandé à des paysans, au seuil de leurs chaumines enfouies au creux des rocs: 'Le sommet est-il loin?' 'Plus que douze kilomètres', nous ont-ils répondu. Et, dans les virages innombrables de la route, nous apercevions au-dessous de nous, très bas, au-dessus de nous, très haut, des fourmis qui avançaient: c'étaient nos hommes occupés à grignoter le monstre des dents de leurs pédales. Enfin, le sommet fut en vue, au moment où les neiges commençaient à nous entourer de toutes parts. Une dernière résistance de la nature; quelques edelweiss; quelques héliotropes que nous tendent d'adorables petits sauvages savoyards; puis la neige figeant tout de son linceul silencieux. Notre route s'ouvre à peine entre deux murailles de neige, route écorchée, cahoteuse depuis le bas. Il fait, là-haut, un froid de canard et, lorsque Georget passe, après avoir mis son pied vainqueur sur la tête du monstre, lorsqu'il passe près de nous, sale, la moustache pleine de morve et des nourritures du dernier contrôle, et le maillot sali des pourritures du dernier ruisseau où, en nage, il s'est vautré, il nous jette, affreux mais auguste: 'ça vous en bouche un coin'. ROBERT COQUELLE, L'AUTO, 29 JUILLET 1906: Le calvaire tire à sa fin. Dans quelques heures le peuple de Paris, assemblé sur les routes de l'Ouest et dans cette superbe arène du Parc des Princes, fera aux héros du grand Tour de France la réception que nos ancêtres eussent réservée jadis aux seuls rois et généraux, retour de triomphales mêlées. 35

(...) L'Auto peut être fier dès à présent du formidable coup d'épaule qu'il vient de donner au sport qui nous est cher, et du même coup à l'industrie qui en dépend. (..) Gloire à vous, intrépides athlètes! Sans doute la tâche a été dure. Nous-même avons été les premiers à trouver votre labeur audessus des forces humaines. (p. 1) HENRI DES GRANGE, L'AUTO, 2 JUILLET 1924 : C'est dans ce décor chaotique, aux altitudes où ne pousse plus aucun arbre, où le rocher seul meuble le paysage, que se jouent les grands drames émouvants de la route. J'en ai plein la mémoire. (...) Je revois tous ces regards de pitié tendus vers nous pour nous dire: 'Voyez quelle tâche vous m'imposez, et voyez mon courage!'. Je pense à ce vélo exécré qu'ils traînent comme Sisyphe poussait son caillou, qu'ils doivent toute la course toucher toujours, ne jamais quitter et qu'ils aiment pourtant puisqu'il lesfait vivre. (p. 1) Pour arriver à franchir les difficultés du Tour de France, la terrible route qui monte, semble-t-il, vers le ciel l, les concurrents doivent montrer leur savoir-faire et la fiabilité de leur machine. Le public voit les coureurs du Tour de France comme des hommes de métier, capables de se débrouiller seuls dans les pires conditions, des hommes qui refusent de capituler face aux pires difficultés. Espérer et lutter jusqu'au bout est un devoir 2. Les valeurs techniques de la réparation, le poids des contraintes institutionnelles et l'entraide entre concurrents sont mis particulièrement en relief. Les récits légendaires sur les premiers Tour de France abordent souvent le thème de la réparation. L'image la plus connue est celle du courageux Christophe, surnommé le vieux gaulois, ancien serrurier parisien. En 1913, il casse sa fourche en pleine descente du Tourmalet. Alors, prenant sa machine sur le dos, à la manière d'un cyclo1 Henry Decoin, L'auto, 2 juillet 1924, p. 2. 2 Maxime tiré du livre de G. BRUNO, Le Tour de France par deux enfants, Paris: Librairie classique Eugène Belin, réed 1976. Ce célèbre petit livre, tiré à plusieurs millions d'exemplaires, était enseigné dans les classes primaires au début du vingtième siècle. Le Tour de France du journal L'auto a, semble-toil, une ambition pédagogique du même ordre. Le voyage y est un parcours initiatique à l'intérieur du territoire et des valeurs de la France: Quand on veut être un homme, il faut apprendre à se tirer d'affaire soi-même (p. 17)... La vie entière pourrait être comparée à un voyage où l'on rencontre sans cesse des difficultés nouvelles (p. 22)... Est-ce que la vie n'est pas faite toute entière d'obstacles à vaincre? (p. 23)... Si tu as du courage, si tu ne te désoles pas, tout se passera mieux que tu ne penses. N'avons-nous pas traversé bien des épreuves. Va, nous nous tirerons encore de celle-ci (p. 167)... Ne vous laissez pas briser par les peines de la vie, et, après chacune d'elles, sachez vous redressez toujours, toujours prêts à la lutte (p. 197)... Le courage rend égaux les riches et les pauvres, les grands et les petits, dans la défense de la patrie (p. 262)...

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crossman, Eugène Christophe, coupant les lacets, traversant les champs, descendit à pied jusqu'à Sainte-Marie-de-Campan. 'Compagnon, fait chauffer taforge, que je répare mon vélo et que je les rattrape'... Et Eugène Christophe, le plus tranquillement du monde, répara safourche, enfourcha son vélo et repartit, laissant le compagnon

muet d'admiration 1.

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L'article Les forçats de la route, écrit par Albert Londres en 19242, montre la lutte des coureurs contre l'institution Tour de France. Se rebellant contre un commissaire tatillon, Henri Pelissier, vainqueur du Tour précédent, abandonne en compagnie de son frère Francis. Albert Londres, qui suit l'épreuve pour le journal Le Petit Parisien, va les interviewer dans le café où ils se sont réfugiés. Il publie un article qui se nomme Les forçats de la route où on entend le fier Henri Pélissier gueuler: On n'est pas des fainéants; mais, au nom de dieu, qu'on ne nous embête pas. Nous acceptons le tourment, mais nous ne voulons pas de vexations. Je m'appelle Pélissier et non pas Azor. Les coureurs se battent contre un système imposé: Un jour viendra où ils nous mettront du plomb dans les poches, parce qu'ils prétendront que Dieu a fait l'homme trop léger... Les Pélissiers représentent une aristocratie du travail; des êtres responsables qui refusent d'être de bons ouvriers dociles dont les qualités sont vantées par le paternaliste Henri Desgrange3. L'entraide entre concurrents, interdite par les organisateurs des origines, formera le thème essentiel des récits journalistiques des multiples journaux et de la radio des années 1930 qui couvrent maintenant l'événement sportif. Première image légendaire: l'équipe de France 1930 qui sauve, grâce à sa solidarité, le maillot jaune d'André Leducq, attardé et blessé dans le Galibier. Deuxième image de légende: celle du jeune René Vietto de 1934, ancien groom cannois, âgé seulement de vingt ans, qui, sacrifiant ses propres chances pour permettre la victoire de son leader, passe sa roue, en plein col à son 1 A. MICHEA, E. BESSON, Cent ans de cyclisme, Paris: Arthaud, 1969. La suppression des entraîneurs a été la grande originalité du premier Tour de France. En se séparant ainsi de l'idée de record (record de vitesse), les courses cyclistes sur route ont pu se métamorphoser et mettre en valeur le courage des coureurs et la solidité des bicyclettes. 2 A. LONDRES, "Les forçats de la route", Le petit Parisien, juillet 1924. 3 Cf. G. VIGARELLO, "Le Tour de France", Les lieux de mémoire. III. Les France. 2. Traditions, (sous la dir. de P. NORA), Paris: Gallimard, 1992, pp. 886-925, p. 920 et s. Les Pélissier représentent un nouveau type de coureur qui ne correspond plus aux vaillants routiers d'avant-guerre, mis en valeur par le journal L'Auto (nos braves gars, endurcis par l'épreuve; nos rudes routiers, soldats du sport, dociles et courageux). On surnommait, au début du siècle, Maurice Garin, Le Bouledogue; Henri Pélissier, lui, est dénommé le Uvrier.

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chef de file, le paysan Antonin Magne, accidenté. Ces gestes-là ont marqué, dit-on, toute une génération 1. Les coureurs professionnels sont admirés à la fois par les milieux industriels (Desgrange utilise le terme nos hommes pour parler des coureurs) et par les milieux populaires. Avec leur fougue, leur éthique de métier et leur vélo, ils reprennent un ensemble de valeurs artisanales en voie de disparition. Dans les récits du Tour, le métier est décrit comme un moyen de se dépasser sans cesse, une méthode d'ascèse mise en relief par les journalistes. Le vélo est vu comme un outil de travail maîtrisé à la perfection par les coureurs qui doivent souvent le réparer... Pèlerins du travail, artisans du vélo, ouvriers de la peine, les coureurs véhiculent, dans un voyage formateur, des valeurs artisanales proches des valeurs compagnonniques... Le Tour de France cycliste semble être un gaspillage joyeux de force de travail, un potlatch d'énergie corporelle, qui prouve la santé de l'industrie et la force des travailleurs. Un coup de pistolet, dans une jeune matinée d'été, ouvre les digues qui maintiennent lefleuve, le plus étrange que l'on puisse concevoir, écrit Pierre Mac Orlan en 19362. C'est une force qui se libère entre les arbres d'une belle avenue, une force pittoresque où les gais maillots aux couleurs de l'Europe précèdent les accessoires du lyrisme publicitaire. Ce spectacle sportif dépasse le cadre réservé aux jeux de l'athlétisme. C'est une des formes les plus récentes de l'esprit de foule. Rien n'est plus étroitement adapté au goût populaire de l'époque. C'est une fête citadine et rurale, une fête nationale... Un spectacle d'une qualité si exactement conforme au désir des masses ingénieusement sportives, qu'il offre l'apparence d'une puissance à peu près irrésistible. Le Tour de France, fête gratuite, passe près de chez soi et met la France entière sur le pas de la porte. Il forme une période utopique, héroïque, qui échappe aux contraintes sociales. La rue, espace clos, populaire et urbain, devient la route, ouverte sur la campagne et l'ailleurs... Le Tour passe comme une bacchanale, écrit Jacques Perret en 19373,jaisant monter lafièvre jusqu'au fond des hameaux. La paix des montagnes et la vertu des provinces en sont bouleversées pendant

1 L. NUCERA, Le roi René, Paris: Editions du Sagittaire, 1976. 2 P. MAC ORLAN, 1936, cité par J. MARCHAND, Pour le Tour de France, Paris: BergerLevrault, 1967, pp. 60-61. 3 J. PERRET, Articles de sport, Paris: Julliard, 1991, p. 29.

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quelques heures; tout semble possible et permis; c'est une queue de comète qui balaye la route. Depuis l'origine, le Tour de France forme une fête du soleil, une préfiguration des vacances populaires... Une fête qui possède, avec le maillot jaune, son héros solaire... Maillot jaune comme l'or, la fortune qui sourit aux audacieux, jaune comme la moisson, comme le soleil de ces mois de juillet... Le leader de la course est un homme-or, un homme-soleil, au pouvoir fécondant...1. Cérémonie de renouveau glorifiant le temps (la belle saison), le travail (la moisson), la communauté et la nation, le Tour poursuit sa route dans une France en fête. L'un des agréments du Tour de France, remarquait Antoine Blondin2, suiveur assidu de l'épreuve, tient à ce qu'il se déroule dans une ambiance de fête champêtre, parfois imprégnée de l'odeur des foins... La France est belle quand elle se déplie sous vos pas, comme un tapis qu'on déroule. Un pays se masse au seuil des maisons... Comme pour une immense photo de famille...

1 Le "maillot jaune", qui permet de reconnaître le premier, reprend en fait la couleur jaune du journal organisateur L'Auto. Il a été porté, pour la première fois, par Eugène Christophe, lors du Tour de France 1919, dans l'étape Grenoble-Genève. 2 A. BLONDIN, op. cit., 1979, p. 64 et A. BLONDIN, L'ironie du sport, Chroniques de L'Equipe. 1954-1982, Paris: Bourin, 1988, p. 127.

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DOCUMENTS

HENRI

DESGRANGE,

LA TÊTE ET LES JAMBES

En 1894, le futur organisateur du Tour de France, Henri Desgrange, a écrit un livre La tête et les jambes (Paris: Imprimerie Henri Richard). Dans ce livre, souvent cité mais fort peu lu, Henri Desgrange suppose qu'un jeune homme de quinze ans, désireux de devenir coureur cycliste, vient lui exposer ses projets et lui demander conseil. L'adolescent est un jeune parisien qui prépare sa rhétorique au lycée et dont le père est chef au bureau du ministère de l'Instruction Publique. Henri Desgrange accepte de lui servir de guide dans la voie ardue de l'entraînement, mais à condition que le jeune homme lui obéisse en tout et pour tout aveuglément et sans résistance. Il faut que tes muscles, comme ton cerveau, soient animés par ma seule pensée. Il faut que tu aies peur de moi, que tu me craignes, que tu me redoutes, il faut que tu me considères comme ton maître et que tu ne t'appartiennes plus. Je veux que tufasses entre mes mains l'abandon définitif de ton être tout entier... Je veux que tu aies en moi la confiance aveugle du toutou. Le sport cycliste exige de la part de celui qui veut s'y adonner deux genres de qualités, d'ordre bien différent, qui se complètent l'un et l'autre: la tête et les jambes. On ne peut devenir un coureur complet que si l'on possède tous deux à titre égal. Henri Desgrange commence par décrire négativement le métier de coureur cycliste. Le métier de coureur est un vilain métier pour deux raisons: il fait perdre la notion de la valeur de l'argent. Il donne ['habitude de la paresse... Les courses rejettent et crachent un homme vide, anéanti, creux comme un grelot vide, plus encore: un paresseux. Et tout cela aura duré quatre, cinq ou six ans. Quel travail utile pourra produire ce débris? A quoi sera-t-il bon? Personne n'en voudra. Le futur coureur accepte les conditions draconiennes d'entraînement et commence par s'entendre défendre de monter sur un vélo avant l'âge de dix-huit ans. Henri Desgrange lui conseille de pratiquer d'ici là tous les autres sports pour fortifier sa constitution et l'amener au point voulu pour subir toutes les fatigues d'un entraînement raisonné. Commence alors, entre quinze et dix-huit ans, une période d'entraînement général, afin, dit Henri Desgrange, de faire de toi un homme de lutte. Le futur coureur pratique de nombreux sports: escrime, boxe, natation, équitation, poids et haltères, gymnastique, marche... L'entraînement, en somme, j'entends l'entraînement

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intelligent, tel que je le conçois, n'est pas autre chose que l'exercice quotidien de la volonté. L'entraînement cycliste débute, lui, à dix-huit ans. Et, fait incroyable pour nous maintenant, le futur coureur apprend à monter sur un vélo seulement à cette âge là. Entre dix-huit et vingt ans, Henri Desgrange consacre le coureur exclusivement aux courses de vitesse. Le jeune homme, qui a maintenant son baccalauréat et travaille dans une maison de commerce, pratique le cyclisme exclusivement sur la piste. Il refuse de faire du vélo hors de celle-ci, et il vient même en taxi jusqu'au lieu d'entraînement qu'est le vélodrome. Chaque année la saison cycliste dure six mois. Du quinze mars au premier octobre environ. Après deux mois de préparation, quatre mois de courses. Desgrange vante les vertus d'une vie réglée, d'un mode d'entraînement hérité des valeurs sportives de l'Angleterre. Huit heures de sommeil. Pas d'alcool. Pas de tabac. Pas de femme durant la Salson. La forme d'un coureur n'est pas un vain mot,. elle vient forcément, d'une façon presque mathématique. La nourriture doit être saine etfortifiante. Ton estomac, c'est le foyer de la locomotive. Traite ton corps comme un morceau d'acier qu'on t'aurait chargé defaire reluire. Par contre, les six mois hors saison correspondent, pour Henri Desgrange, à une période de détente. Te voilà libre pendant six mois... Amuse-toi tant que tu le voudras. De vingt à vingt-trois ans, le régiment interrompt la carrière du coureur après ses premiers succès. Trois ans se passent, enlevant au coureur ses qualités de vitesse. Après vingt-trois ans, Henri Desgrange met le coureur aux courses de demi-fond, cent kilomètres, puis six heures, douze heures, et termine la carrière de son coureur par une épreuve de vingt-quatre heures. C'est une nouvelle existence qui va commencer pour toi, et, comme jadis, il faut rentrer en toi-même, te bien consulter, faire consciencieusement le compte de ton stock d'énergie morale et voir si tu te sens le courage de recommencer la vie calme et simple que tu menais avant d'entrer au régiment. Il va falloir supprimer toutes les mauvaises habitudes du régiment, de l'existence de ramolli où tu étais plongé. Alors le coureur se marie et il va grossir les rangs des touristes. Le cyclisme lui a permis d'acquérir sagesse et passion pour le vélo. Aux temps de sa jeunesse, il a goûté aux ivresses de la piste. Tu vas devenir un bourgeois ventripotent... Désormais, plus d'applaudissements, plus de belles victoires, plus de ces riens qui vous montaient l'imagination et vous donnaient le courage de subir les 41

privations de l'entraînement. Plus de satisfactions d'amour-propre, la vie monotone, désormais, jusqu'à la fin de tes jours. Mais serait-ce la peine d'avoir lutté pendant six années avec le cochon qu'on prétend qui sommeille en nous ? Aurions~nous fait oeuvre d'homme sain et vigoureux de corps et d'esprit pour qu'il ne nous en restât rien? L'existence toute de raison et de sagesse que nous avons menée a produit deux excellents résultats qui nous demeurent acquis... Tu as pris l'habitude de ne craindre personne... L'habitude de te commander à toi-même, de faire quelque chose parce que tu as décidé de lefaire et parce que la raison l'ordonne. Ces habitudes-là, vois-tu, ne se perdent pas en un seul jour. Désormais, lorsque tu auras pris une résolution, quelle force au monde pourrait t'arrêter? Tu continueras à t'entraîner, mais dans un tout autre but, je veux dire que tu prépareras les moindres de tes actions, que tu réfléchiras avant de décider, mais qu'une fois décidé tu agiras malgré tous les obstacles. Tout cela, c'est aux courses que tu le dois et aux instincts de lutte qu'elles ont développés chez toi. SOUVENIRS D'EUGÈNE MALCHANCE

CHRISTOPHE,

SON COURAGE

ET SA

En 1919, Eugène Christophe, maillot jaune de l'épreuve 1, casse, comme en 1913, safourche. Dans l'avant-dernière étape, MetzDunkerque (468 km), il perd le Tour de France. HENRI DESGRANGE, L'AUTO, 26 JUILLET 1919 : Au cours de la 14e étape, le leader du Tour de France, Christophe, est victime d'un accident de machine dû aux ignobles pavés du Nord. Il était premier du classement général depuis dix étapes. Dunkerque, 25 juillet (par dépêche). Le ciel est triste et délavé. De grands nuages gris et sales courent encore à l'horizon. La Nature semble en deuil! Dans le faubourg de sortie de Valenciennes, Christophe est à pied, sur le trottoir, entouré de cinq ou six gamins muets de l'émotion qui va nous étreindre. Il pousse devant lui, la selle retournée vers la terre, sa machine dont la fourche est cassée! Et telle que je la vois, on dirait une grande lyre dont les cordes rompues disent la misère finale. Et lui, comme un beau guerrier vaincu par la fatalité, s'en va en regardant droit dans les yeux le Destin qui vient de s'abattre, et qui lui 1 Eugène Christophe est le premier détenteur du maillot jaune (créé lors du Tour 1919).

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ravit, après un mois d'efforts, et sur le point de toucher au but, la petite fortune et l'orgueil qui devaient l'inscrire dans la liste glorieuse des vainqueurs du Tour de France. Il faut que vous sachiez bien que Christophe a trente-cinq ans, qu'il est par conséquent voisin du terme de sa carrière musculaire. (...) (Christophe) prend une petite ruelle, entre par une porte dans une petite usine de cycle qu'un petit restant de chances a mise sur sa route, et là, je retrouve le forgeron de Sainte-Marie-de-Campan, calme, froid, méthodique. - Donnez-moi les dimensions de vos fourreaux de fourches, ditil à l'industriel. Il va les mesurer lui-même, faire lui-même sa réparation, et tout cela avec un calme si impressionnant qu'on a les paupières humides. Quand il aura fini, les 70 minutes qu'il aura perdues sur son travail de forgeron, le mettront au troisième rang du classement général, et, après-demain matin, au moment de quitter Dunkerque pour venir, à Paris, faire une entrée triomphante sur la piste, il aura dû céder à un autre le maillot jaune, désormais légendaire, qui le désignait comme premier aux applaudissements des foules. Et, pour cette magnifique simplicité, pour ce calme admirable, pour la loyauté avec laquelle il a reçu de la fortune ce rude crochet à la pointe du menton, ilfaut, et c'est un devoir pour tous les sportifs, que nous le consolions tous dimanche, à l'arrivée, de tous nos applaudissements enthousiastes, car, en vérité, je vous le dis, il n'y a pas eu dans l'histoire de notre sport d'infortune plus grande que celle qui accable Christophe aujourd'hui. TOUR 1930. JOURNAUX

"LE

DRAME

DU GALIBIER"

DANS

LES

L'AUTO: Dans la descente du Galibier, Leducq qui n'appuyait peutêtre pas assez fort a cassé sa pédale. Le malheur est vite réparé. Il remonte en machine et aperçoit Guerra à environ 600 mètres devant lui. Il s'agit donc de le rejoindre le plus vite possible. L'homme au maillot jaune en met si bien qu'à 70 à l'heure il dérape et le voici à terre bien contusionné. Moment de grand émoi dans le clan français. 22 juillet 1930, p. 1. PARIS-SOIR: André Leducq casse une pédale et perd 14 minutes dans la descente du Galibier, mais il rejoint à la sortie d'Alberville après une chasse émouvante. (...) Quelle poursuite émouvante que celle de ces quatre français! Pour ramener vers les Belges et les Italiens de tête, leur champion, victime d'un sort funeste, ils se lancèrent à près de cinquante à l'heure sur les mauvaises routes alpestres. 22 juillet 1930, p.1.

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(...) Leducq tombe et casse une pédale. Dans la descente du Galibier, au moment où avait commencé la petite escalade du col du Télégraphe, Leducq, dans un virage, tombait lourdement. Il se relevait en pleurant et constatait que la pédale de son vélo était brisé. Il s'asseyait alors sur le bord de la route et sanglotait. Les voitures s'arrêtaient. Pierre Magne, qui était dans le groupe de tête, faisant preuve d'un bel esprit sportif s'arrêtait, puis paraissait ensuite Marcel Bidot qui, avec Pierre Magne, essayait de réparer le vélo de Leducq tandis que ce dernier, assis sur le bord du fossé, pleurait à chaudes Lanneset disait à tout instant:

- C'est malheureux, la guigne me poursuit. Je perds le Tour de

France! Mais Marcel Bidot réussissait à enlever la pédale d'un vélo d'enfant et à remplacer, clef anglaise en mains, la pédale brisée. Leducq repartait, la main légèrement blessée, sanglotant, désespéré. La foule qui était autour de lui l'encourageait et lui disait: - Allons, Leducq, tu n'as pas cinq minutes de retard. Tu les reprendras. Courage, courage... Et Leducq repartait, tandis qu'autour de lui tout le monde criait: - Vive Leducq! Vive Leducq! Tu ne perds pas ton Tour de France. Minutes émouvantes, passionnantes qui devaient déclencher la grande bataille (...). Gaston Bénac, Géo Villetan, 22 juillet 1930, p. 6. L'HUMANITE: (...) Leducq dévalant à soixante kilomètres à l'heure vers la vallée de Maurienne, dérapait dans un virage, exécutait une cabriole fantastique, et se retrouvait groggy et ensanglanté à côté de son vélo. Reprenant vite ses sens, le maillot leader du Tour de France constatait bientôt qu'une de ses pédales était hors d'usage, et, le choc nerveux et la souffrance aidant, éclatait en sanglot. (...) Leducq pleurait toujours et il eut alors le mot typique du prolétaire (...): - Avoir tant travaillé! Tant de travail, tant de travail pour rien! 22 juillet 1930, p. 2. LE PETIT PARISIEN: Après l'assaut du Galibier, (..) la chasse, conduite par les français déchaînés, acheva de donner au combat d'aujourd'hui une beauté sans égal. Pensez que, morceau par morceau, l'équipe reprit son quart d'heure de retard à des hommes qui défendaient leur chance avec désespoir. Il fallait voir Bidot et Charles, et les Magne, et le petit Merviet, et Leducq lui-même, encore tout sanglant et le visage couvert de larmes, foncer en se donnant de tout leur coeur. (...) Le drame se déroula dans un décor d'une splendeur inouïe, au pied des glaciers éclatants dans le bruit sauvage des sources et des cascades. 22 juillet 1930, p. 1.

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LE JOURNAL: C'est Leducq qui malgré une chute dans la descente du Galibier a gagné l'étape Grenoble-Evian. L'équipe de France emmena Leducq qui pleurait et se rendait compte qu'il avait perdu presque autant de temps qu'il avait d'avance. C'était pour lui le désastre, la défaite. Ses équipiers, galvanisés par la détresse du porteur du maillot jaune, furent admirables et bientôt Leducq répondit à leurs efforts. Les douze minutes perdues furent rattrapées, seconde par seconde. Leducq menant souvent le train, rageusement, et à 45 kilomètres à l'heure. (...) Le leader du Tour avait été blessé, diminué. Il avait tenu à vaincre tout de même, quand il avait compris qu'un champion n'a pas le droit de désespérer. Et il était radieux, ce soir, quoique un peu douloureux. Et ses équipiers, Charles Pélissier en tête, ne l'étaient pas moins. René Bierre, 22 juillet 1930, p. 6. LE MATIN: Le drame du Galibier. Leducq, qui faillit perdre le maillot jaune, a pourtant gagné l'étape Grenoble-Evian. ...l'émouvante étape du Galibier... ...Et dès lors, la bataille était terminée. Le col des Aravis ne donnait aucun résultat. Le sprint seul devait décider de la première place. Et cette première place échut au maillot jaune. 22 juillet 1930. L'OEUVRE: L'étape du Galibier a failli être fatale à André Leducq. Evian, 21 juillet. L'étape Grenoble-Evian a été dominée par l'accident survenu à Leducq dans la descente du Galibier (...).22 juillet 1930, p. 7. Nous avons relaté, hier, les moments dramatiques - le mot n'est pas trop fort - que nous a valus l'étape du Galibier. Le double accident du détenteur du maillot jaune, symbole de la place de premier au classement général, le Français André Leducq, a donné lieu à une manifestation spontanée de solidarité de la part de ses camarades de combat. (...) On connaît la suite. Remarquable de courage et aussi ne manquons pas de l'ajouter, faisant preuve d'une valeur transcendante, la vaillante équipe refit tout son retard très brillamment. Rien n'est donc perdu pour Leducq. Et à l'arrivée, les six 'tricolores' tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Belle leçon de solidarité et d'esprit sportif. Il est à penser maintenant que Leducq ne sera plus inquiété, car il ne reste plus à courir que des étapes faciles. 23 juillet 1930, p. 6.

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SOUVENIRS PASSÉS

DE LA FÊTE

DU TOUR

DE FRANCE

DES

TEMPS

L'AUTO, 5 JUILLET 1906: Albert (184 km de Paris, 91 km de Lille) Albert est sens dessus-dessous aujourd'hui à l'occasion du passage du Tour de France. Jamais notre petite ville n'avait été à semblable fête. Aussi de bonne heure, la route d'Amiens est-elle envahie par plusieurs milliers de personnes, entre autres tous les ouvriers mécaniciens de la région. Ils sont légion! L'horaire prévoyait 11 heures pour l'arrivée des premiers. Ce n'est qu'une demi-heure après que nous voyons poindre l'automobile Pipe sur laquelle viennent les officiels. Ces messieurs nous annoncent l'approche du peloton de tête. A 11h35, passent en coup de vent: Trousselier, Marcel Cadotte, Pottier, les deux Georget, Passerieu. Ni incident, ni accident à vous signaler. Beaucoup d'enthousiasme. Ridel, p. 3. L'AUTO, 19 JUILLET 1906 : Peyrehorade (262 km de Toulouse, 37 km de Bayonne). Depuis le lever du soleil, Peyre horade est sens dessus-dessous. C'est jour de fête, car personne n'a voulu travailler en l'honneur de Dortignacq, l'enfant du pays, que l'on espère bien voir en tête de cette étape. La foule est considérable au café du Midi où est installé le contrôle tenu par MM. E. Narbonne et Apremontoise. Malgré la chaleur intense, personne ne bronche. Beaucoup de gens en oublient presque de déjeuner. L'horaire annonce 1 h 50. Et à partir de ce moment tout le monde est sur des charbons ardents. Joignez à cela l'ardeur du soleil et vous jugez du tableau. - C'est lui! Car l'on vient d'apercevoir tout là-bas le maillot de la 'gazelle'. Alors, la foule ne se tient plus. Elle rompt les barrages et se précipite au-devant de son favori pour le porter en triomphe. Mais, avec une agilité incroyable, Dortignacq s'est dégagé et a couru vers la table du contrôle où on lui a endossé, bon gré mal gré, une magnifique écharpe. Trousselier, qui est arrivé en même temps que Dortignacq, s'écrie: 'C'est pas juste: pour lui, l'écharpe et pour moi la ceinture. Alors, je m'en vais. Bonsoir m'sieurs et dames'. Et voilà les deux premiers envolés sur la route de Bayonne. (...) ALPHONSE STEINÈS, L'AUTO, 12 JUILLET, 1911 : Partout le tour de France est l'occasion de fêtes. Ainsi, à Gren()ble, comme dans les villes que nous avons parcourues jusqu'à présent, la plupart des grandes administrations, usines et manufactures avaient congés l'après-midi, et cela suit une progression d'autant plus grande que le spectacle sportif qui est offert à la foule avide, l'est gratuitement. p. 1. 46

L'AUTO, 21 JUIN 1924: Le sort en est jeté! La nuit prochaine nos routiers, pour la 18èmefois, vont s'élancer sur le Tour de France. Et ils vont avoir pour mission de lutter à outrance pendant quatre longues semaines et de batailler sans merci sur les routes extrêmes qui bordent nos mers et les frontières de notre pays. (...) Enfin, au bout de vingt-huit jours, ils entameront la marche à l'apothéose et nous les verrons, ces vaillants qui vont s'en aller tout à l'heure, revenir déprimés, c'est certain, mais fiers et heureux quand même d'avoir pu mener à bien la tâche phénoménale que nous leur aurons imposé. (...) L'heure est venu de la superbe épopée annuelle! Bon courage, messieurs, et en selle!... Et que le meilleur gagne!... p. 1. ANDRÉ BILLY, LE PETIT JOURNAL, 23 JUIN 1924: Le Tour de France constitue, à la louange de l'énergie humaine, un poème en action dont les strophes s'inscrivent tout le long de nos routes comme sur un immense parchemin où les liraient les yeux de toute une jeunesse enthousiaste. Si le nombre de bicyclette augmente sans cesse d'une façon frappante, le Tour de France et toutes les autres épreuves du même genre y sont certainement pour beaucoup. ALBERT LONDRES, LE PETIT PARISIEN, 20 JUILLET 1924 : Ils arriveront soixante. Vous pouvez venir les voir, ce ne sont pas des fainéants. Pendant un mois ils se sont battus avec la route. Les batailles avaient lieu en pleine nuit, au petit matin, sous le coup de midi, à tâtons, dans le brouillard qui donne des coliques, contre le vent, debout qui les couche par le côté, sous le soleil qui voulait comme dans la Crau les assommer sur leur guidon. Ils ont empoigné les Pyrénées et les Alpes. Ils montaient en selle un soir, à dix heures et n'en redescendaient que le lendemain soir à six heures, ainsi que l'on put le constater des Sables-d'Olonne à Bayonne, par exemple. p. 1. ALBERT LONDRES, LE PETIT PARISIEN, 9 JUILLET 1924 : On s'habitue à tout. Il suffit de suivre le Tour de France pour que lafolie vous semble un état de nature. Le 19 juin dernier, si quelqu'un m'avait dit: vous allez voir sept à huit millions de Français danser la gigue sur les toits, sur les terrasses, sur les balcons, sur les chemins, sur les places et au sommet des arbres, j'aurais dirigé aussitôt mon informateur vers une maison d'aliénés. C'eût été une erreur. Mon homme ne se serait trompé que sur le chiffre. C'est dix millions de Français qui glapissent de contentement. p.2. 47

GASTON BÉNAC, PARIS-SOIR, 8 lUILLET 1930: Sur la route de La Rochelle à Bordeaux, ce ne sont sur les bascôtés que pique-nique joyeux et toilettes claires qui égayent le paysage un peu monotone. C'est la grande fête d'été des routes charentaises. p.6. LE MATIN, 28 JUIUET 1930: Les quarante derniers kilomètres sont parcourus au milieu d'une affluence invraisemblable: aucune épreuve sportive, aucune manifestation de tout ordre n'a jamais attiré une telle cohorte de spectateurs et ilfaut se rappeler l'enthousiasme qui accueillait Lindberg au Bourget pour avoir un pâle reflet du succès délirant de ce Tour de France. p. 4. PARIS-SOIR, 29 lUIUET 1930: Les foules inouïes invraisemblables sur tout le parcours et à l'arrivée. On n'avait jamais vu ça! Des centaines de milliers d'êtres humains dans les cent derniers kilomètres ne laissent qu'un étroit couloir par lequel les coureurs eurent bien du mal à passer. p. 1. MAURICE CHOUNY, L'HUMANITÉ, 22 lUIUET 1947 : Nous voici rentrés, ivres de combats, de soleil, de couleurs, de clameurs. Tout au long de l'immense périple, nous avons vibré d'enthousiasme, à l'unisson des foules accourues au bord des routes du beau pays de France. Si le peuple a réservé à ce premier Tour d'après-guerre un pareil accueil, c'est qu'il admire sans réserve les hautes qualités viriles et humaines des champions: l'opiniâtreté d'un Robic, le dévouement d'un Fachleitner, le grand coeur d'un Vietto, la puissance d'un Brambilla, le courage du toutfragile Lazaridès. ARAGON, MIROIR-SPRINT, lUIUET 1947 : Le Tour... c'est ce soir qu'ils partent! Toutes les années de mon enfance (j'habitais Neuilly), ce soir-là était une date féerique. le m'échappais de chez mes parents pour aller me mêler à ce cheminement mystérieux qui, de toutes les directions, convergeait vers la porte du Bois. C'était pour moi sans rapport avec quoi que ce soit, une sorte de cérémonie liée avec le souvenir d'autres âges, d'autres siècles sans bicyclettes et sans sport. Le passage des concurrents avec leurs supporters, dans la nuit chaude, l'espèce de grande familiarité de la foule, tout cela avait d'abord le caractère d'une fête de l'été commençant comme la mémoire des fêtes païennes. Mais s'y mélangeaient la mythologie moderne et cette odeur d'asphalte et d'essence, qui hantait la porte Maillot. 48

Le Tour... je l'ai vu passer un peu partout en France: en Bretagne, sur la Côte-d'Azur, dans les Alpes... C'est dans les lieux déserts que le passage fou de cette caravane éperdue est surtout singulier. Il y a un étrange moment, au Lautaret ou au Tourmalet, quand les dernières voitures passent et s'époumonne le dernier coureur malheureux... Le moment du retour au silence, quand la montagne reprend le dessus des hommes. Le Tour... lafolie de l'arrivée et toutes les photos, la réclame et les affaires, l'industrie mêlés à l'héroïsme, l'enthousiasme populaire qui ne s'arrête pas à si peu... Le Tour... C'est la fête d'un été d'hommes, et c'est aussi la fête de tout notre pays, d'une passion singulièrement française: tant pis pour ceux qui ne savent en partager les émotions, les folies, les espoirs! Je n'ai pas perdu cet attrait de mon enfance pour ce grand rite tous les ans renouvelé. Mais j'appris à y voir, à y lire autre chose: autre chose qui est écrit dans les yeux anxieux des coureurs, dans l'effort de leurs muscles, dans la sueur et la douleur volontaire des coureurs. La leçon de l'énergie nationale, le goût violent de vaincre la nature et son propre corps, l'exaltation de tous pour les meilleurs... La leçon de tous les ans renouvelée et qui manifeste que la France est vivante, et que le Tour est bien le Tour de France. (Miroir Sprint, numéro spécial Le Tour de France 1947, p. 19).

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Chapitre Deux LES STRUCTURES DU RÉCIT JOURNALISTIQUE

Charivari contrôlé, le Tour de France est une fête duale, au temps ambigu, ambivalent. Carnaval moderne de l'époque industrielle et sportive du monde européen, rassemblant chaque année des dizaines de millions de spectateurs, téléspectateurs, auditeurs et lecteurs, il forme, avec l'ensemble des médias - télévision, radio, journaux élaboré collectivement, sans auteur proprement dit, une multitude de simultanés qui lie l'écriture et l'image, le reportage et le commentaire technique, l'oral et l'écrit. Une véritable littérature cycliste qui possède son originalité. Dans l'imaginaire collectif, l'épreuve est une épopée qui mélange le spontané et la légende, prend sa source dans l'oralité et vit sur un autre rythme que la culture lettrée. Par épopée, écrit Arnold Van Gennepl, on entend un récit d'une certaine longueur, divisé en parties à peu près égales, mettant en scène des personnages remarquables par leur lignage et leur ascendance, portant un nom ou un surnom personnel, dont l'action est localisée dans le temps et l'espace, et qui glorifie les qualités dites héroïques: courage, générosité, cruauté, ruse, passion amoureuse, grandeur d'âme et patriotisme. Les épopées semblent surgir, note Etiemble,

de préférence

- sinon

exclusivement

-

dans une société où, premièrement, des guerriers sont organisés en caste privilégiée, ou en classe admirée pour sa vaillance; où, deuxièmement, des prêtres lettrés disposent de sanctuaires et de 1 A. VAN GENNEP, La formation des légendes, Paris: Flammarion, 1910, p. 212. Le dictionnaire Le Robert a cette définition: épopée: long poème où le merveilleux se mêle au vrai, la légende à l'histoire, et dont le but est de célébrer un héros ou un grand fait.

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pèlerinages à l'occasion desquels ils associent à leurs mythes et à leurs rites les exploits de leurs fascinants partenaires et rivaux 1. Guerriers non-violents de l'époque sportive du monde contemporain, les coureurs, durant les Tours de France, vont effectuer une série d'exploits, suivis et amplifiés par les journalistes, grands prêtres de ces nouveaux rituels sportifs. La langue utilisée durant le Tour de France devient une langue internationale où résonnent les noms des coureurs et des équipes, et les résultats chiffrés de l'épreuve. Les noms des coureurs, observait Roland Barthes dans son livre Mythologies (1957)2, semblent venir d'un âge ethnique où la race sonnait à travers un petit nombre de phonèmes. Les noms reviennent sans cesse, comme si l'homme était avant tout un nom qui se rend maître des événements. Le coureur est un homme total aux prises avec une Nature-substance, poursuivait-il, comme dans l'Odyssée, la course est ici à la fois périple d'épreuves et exploration totale des limites terrestres. Dans la géographie du Tour, les éléments et les terrains sont personnifiés. Les étapes sont des ennemis successifs. VICTOR BREYER, L'AUTO, 2 AOÛT 1906 :... Nous voici de retour au port, après quatre semaines d'existence sifiévreuse, de galopades si effrénées qu'elles nous donnent l'impression d'un long rêve... C'est comme un cinématographe géant qui déroule devant nous son interminable bande... p. 1. HENRI DES GRANGE, L'AUTO, 1ER JUILLET 1924 :... Il devait s'en passer bien d'autres, hélas! si rapidement, que je me trouve pour vous les conter comme un spectateur à qui l'on fait défiler trop vite des légendes de cinéma qu'il n'a pas eu le temps de lire. Essayons!... p. 2. HENRI DESGRANGE, L'AUTO, 3 JUILLET 1924 :... Il ressort pour moi de l'effort de tous nos hommes une sorte d'impression de cacophonie, de désordre, de pagaille... p. 1. RENÉ BIERRE, LE JOURNAL, 1ER JUILLET 1930 :... Le Tour de France va donc commencer. C'est une grande manifestation de vitesse. Elle est faite, en effet, de sport, d'information rapide, d'auto, de télégraphe, de téléphone, de radiophonie, de cinéma. C'est aussi une belle démonstration de ce que peuvent être le courage et la volonté. C'est de la vie, à laquelle l'intelligence et le progrès donnent chaque année un aspect nouveau... p. 6. 1 ETlEMBLE, "Epopée", Encyclopaedia Universalis, 7, p. 72. 2 R. BARTHES, Mythologies, Paris: Seuil, 1957. 52

PAUL GUITARD, L'EQUIPE, 21 JUILLET 1947 :... Décidément, le Tour de France est, tant du point de vue spectacle que du point de vue sportif, la plus belle réussite qu'il se puisse imaginer. Son secret est de savoir parler auxfoules, de toucher le coeur naif du bon peuple. Il s'est déroulé cette année comme un roman bien fait, comme un scénario de film dont l'intérêt croit crescendo. Jusqu'à la fin, on n'a pu énoncer le nom du vainqueur avec certitude. Après chaque étape, il y avait un 'à suivre' qui laissait le lecteur haletant... p. 4. GASTON BENAC, PARIS-PRESSE, 22 JUILLET 1947 :... Le Tour de France, plus que jamais, entre dans les moeurs, s'incorpore de plus en plus dans la vie française comme le beau roman feuilleton du mois de juillet. On évalue à plus de 12 millions le nombre de ceux, sportifs ou profanes, qui virent se dérouler, devant leurs yeux, un épisode de ce film grandiose, unique dans les annales du sport mondial. Que dis-je, de l'activité humaine dans les deux continents... p. 4. GASTON MEYER, L'EQUIPE, 19 JUILLET 1971 :... Que pensera la postérité de la littérature spécifiquement cycliste? Que pensaient les contemporains d'Homère ou de Plutarque, ceux de la 'chanson de Roland' ou des 'Chevaliers de la Table Ronde' ou les lecteurs férus de d'Artagnan ou de Cyrano de Bergerac? Nul sport plus que le cyclisme, pas même la boxe et le rugby, ne se prête à cette littérature du geste: à condition de la prendre pour ce qu'elle est, de ne pas en être tout à fait dupe. Alors on peut, en effet, y prendre un plaisir extrême... p. JO. Comme dans les contes merveilleux, dont Vladimir Propp a étudié la morphologiel, on trouve dans les récits journalistiques qui racontent les péripéties du Tour de France des valeurs constantes et des valeurs variables. Comme dans les contes, ce qui change, chaque année, dans le Tour de France, ce sont le nom des personnages (les coureurs cyclistes); ce qui ne change pas, ce sont les actions, ou les fonctions des protagonistes. Selon Claude Lévi-Strauss, la pensée mythique est une incessante reconstruction à l'aide des mêmes matériaux. Le propre de la pensée mythique est de s'exprimer à l'aide d'un répertoire dont la composition est hétéroclite et qui, bien qu'étendu, reste tout de même limité (...). Son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s'arranger avec les 'moyens du bord', c'est-à-dire un ensemble à chaque instantfini d'outils et de matériaux 2.

1 V. PROPP. Morphologie du conte, Paris: Seuil, 1965 et 1970. 2 C. LEVI-STRAUSS, La pensée sauvage, Paris: Plon, 1962, pp. 30-31. 53

Les récits journalistiques offrent un point de vue privilégié sur les fonctions des personnages et les valeurs constantes, répétées, du Tour de France. On peut établir que les coureurs, si différents soientils, année après année, accomplissent souvent les mêmes actions. La question de savoir ce que font les héros décrits par les journalistes devient alors essentielle; qui agit et comment il le fait, apparaissent comme des questions qui se posent accessoirement. Autrement dit, les éléments constants, permanents, des récits journalistiques sont les fonctions, les rôles des coureurs, quels que soient ces coureurs et quelle que soit la manière dont ces fonctions sont remplies. Les fonctions sont les parties constitutives fondamentales des récits journalistiques. Le nombre des rôles des divers héros cyclistes que comprennent les récits journalistiques est limité. Dans le Tour de France, on peut même dire que les rôles paraissent peu nombreux, alors que les héros cyclistes sont, eux, en surnombre. Ces fonctions, qui sont les véritables parties constitutives des récits, peuvent être isolées. Eparpillés en multiples fragments à l'intérieur des divers médias, véhiculant l'image populaire de la course, quatre grands thèmes semblent continuellement développés: la route du Tour est un espace en marche; les grands sont vulnérables, les petits peuvent renverser l'ordre en place; les forces de l'avenir sont plus fortes que le vieux monde en place; le roi de la fête est un champion exemplaire. Première image de la course: espace en marche

la route

du Tour

est un

La route du Tour, association de drames et d'exploits, se présente comme une longue marche en avant... Sur une route sans retour, les coureurs avancent... La mémoire collective des milieux populaires est hantée par le brouhaha des mass-média répercutant les nouvelles de l'avant et de l'arrière de la course... Nouvelles pleines de drames (comme la chute de Roger Rivière au col de Perjuret en 1960, la mort de Tom Simpson sur les pentes du Mont Ventoux en 1967 ou la chute du maillot jaune Luis Ocana dans la descente du col de Mente en 1971)... Pleines de défaillances, d'effondrements, de misères et d'espoirs, d'abandons et de crevaisons, de souffrances des vaincus et de joies des vainqueurs... Pleines de sprints victorieux, bras levés au ciel devant la meute déchaînée des finisseurs qui frottent... Pleines d'échappés solitaires (comme celles de Koblet ou de Merckx)... Pleines de visages, de pleurs et de joie, de paysages mouvants... Pleines de chutes collectives, enchevêtrements d'hommes et de machines, de sang et de peine... Pleine de vents, de pluies, de froids, de chaleurs (soleil de plomb), de soif (arrêts aux fontaines des villages) et de faim 54

(fringales)... Pleines de casse-pattes, de bosses, de cols et de monts, d'exploits de grimpeurs ailés qui s'envolent (comme Gaul, Bahamontès, Van lmpe, Herrera), pleines d'enfers machiavéliques, de descentes à tombeau ouvert... Pleines de récompenses, pleines de miss qui embrassent aux arrivées, pleines de prix et d'argent, de gloires et d'exploits à la Merckx, Hinault, Lemond ou lndurain... Pleines de rires aussi (pelotons bon-enfants, lanternes rouges) et de bons vivants amateurs de galéjades, bons vins et jolies fillesl... A l'intérieur de ces nouvelles, dans un symbolique combat cruel, les coureurs et la caravane du Tour avancent en un long cheminement mystérieux mariant géographie et histoire légendaires... Evolution fière de tout un groupe, suivie étape par étape, aventure collective partagée, le Tour de France est un espace en marche, un mouvement en avant... Nul récit n'en a fait le compte totaL. Ce que l'on sait c'est que le peloton des coureurs exemplaires est un être qui avance... Qui toujours va de l'avant... Qui toujours mange, broie, digère la route... Qui toujours surmonte les difficultés jalonnant son chemin, qui toujours travaille vaillamment... Le peloton est un être vivant, aux multiples corps machinés... Etroites associations de matière et de vie... Un être ouvert, changeant, en interaction avec le monde... Qui s'étire, chasse, se déforme, éclate, se brise en multiples cassures, se restructure, se dodeline, se repose, bavarde, s'organise selon le relief, la fatigue et l'humeur... Qui avale, engloutit les échappés, qui déchire, largue les retardataires ou les éclopés... Le peloton est un corps victorieux qui absorbe les corps vaincus: la route, les cols, les échappés... Qui continuellement se rénove, rajeunit, revit avec des forces neuves, qui toujours repart, relance la mécanique, qui toujours cherche à sortir de lui-même, en avant... Le peloton est un être multiple, en continuel devenir, dans lequel chaque coureur peut s'abriter, rester dans les roues, voire les sucer, d'où chacun peut partir, sortir, mettre le nez à lafenêtre selon la stratégie de son équipe, mais il faut suivre le train imposé, si possible prendre le bon wagon lors de l'éclatement du groupe, sinon onfait élastique et on se trouve largué dans une chasse désespérée, comme beaucoup de porteurs d'eau.

1 Comme le chante Albert Préjean, il y a des filles sur tous les chemins, (dans le film Le maillot jaune, 1939): Ya des cailloux sur toutes les routes... Sur toutes les routes, ya du chagrin... Mais pour guérir le moral en déroute, y a des filles sur tous les chemins... On dit que la route est belle, elle est longue surtout... Et le derrière sur la selle, on n'en voit jamais le bout... Quand il y a pas de poussière, ça veut dire qu'il y a de la boue... Et quand il y a pas d'ornières, ça veut dire qu'il y a des trous... Mais ça fait rien, nous l'aimons bien, cette sacrée route cré nom d'un chien...

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Mon dieu, où est ce peloton? Mon dieu, où est ce peloton? Quel sacré sale tour que ce Tour de France. C'est un tour de force, un vrai tour de cochon 1.

Corps mêlés avec les choses (les vélos, les routes), corps entremêlés, l'univers associé aux hommes, le tout devient solidaire du tout... Tout est enveloppé dans une ambiance positive, incorporé dans le tout du monde, en état de devenir, associant hommes et objets industriels, matière et vie... Tous les faits se passant sur la route du Tour, des drames aux victoires, sont révélés dans un flot de paroles, orales ou écrites, pleines d'excès et d'exagération... Regardez-les, écrit Dino Buzzati en 19492,tandis qu'ils pédalent, qu'ils pédalent parmi les champs, les collines et les forêts. Ce sont des pèlerins en route pour une cité très lointaine mais qu'ils n'atteindront jamais: ils symbolisent, en chair et en os, comme dans le tableau de quelque peintre d'autrefois, l'incompréhensible aventure de la vie. C'est cela, le pur romantisme. Ce sont des chevaliers errants qui partent pour une guerre où il n'y a pas de terres à conquérir: et les géants qui sont leurs ennemis ressemblent aux fameux moulins à vent de Don Quichotte, ils n'ont ni membres ni visages humains, ils s'appellent distance, degrés d'inclinaison, souffrance, pluie, peur, larmes et plaies. Et cela également est assez romantique. Ce sont de jeunes esclaves prisonniers d'un ogre qui les a attachés à une énorme meule de plomb et ils toument,fouettésjusqu'au sang, et des bois tout autour leurs femmes les appellent en pleurant, mais les esclaves. ne peuvent répondre. N'est-ce pas romantisme, cela? Ce sont des fous. Parce qu'ils pourraient parcourir la même route sans se fatiguer, et qu'au contraire ils peinent comme des bêtes; ils pourraient avancer lentement, et au contraire ils s'éreintent pour foncer à toute allure; ils pourraient presque tous gagner autant d'argent sans souffrir, et au contraire ils préfèrent le supplice. Oui, ici aussi il y a du romantisme. Et ce sont également des moines, appartenant à une confrérie un peu spéciale qui a ses propres lois, de dures lois. Chacun d'eux espère obtenir la grâce, mais la grâce n'est accordée qu'à unfort petit nombre, un ou deux par décennie. Toutefois ils continuent, car ils savent que parmi les quelques élus le monde reconnaîtra, sans même s'en douter,

1 Chanson des Frères Jacques, 1950. 2 D. BUZZATI, Sur le Giro 1949. Le duel Coppi-Bartali. Paris: Laffont, 1984, p. 163164.

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une sorte d'investiture sacrée. Alors resplendira la gloire. Fable candide que celle-ci, digne elle aussi des temps anciens.

Deuxième image de la course: vulnérables, les petits. courageux. l'ordre en place

les "grands" sont peuvent renverser

La mémoire collective populaire n'a pas oublié les petits par la taille ou la renommée, les Robie, les Poulidor, les Chiappucci, tous les battants qui se révoltent contre la hiérarchie en place et remettent en question, grâce à leurs personnalités, les positions acquises des grands, champions au palmarès important. Course par étapes, le Tour de France est un monde instable: le gagnant de la veille peut abandonner le lendemain, le dernier d'une étape peut gagner la suivante. La mémoire collective n'oublie pas les sans-grade qui se rebellent, les courageux, les isolés, les touristesroutiers, les déshérités, le petit Benoît Faure du Tour 1930, le petit grimpeur colombien des Tours 1980, les régionaux... Souvenons-nous de Jean Robie, le petit breton casqué, ancien apprenti charron, vainqueur du Tour de France 1947, grâce à son échappée dans la dernière étape. Hargneux, têtu, accrocheur, prodigue farouche de courage, dur à la souffrance, intransigeant, au caractère insupportable, on le surnomme biquet. Extraordinairement populaire, Robie représente toutes les énergies du peuple refusant les structures immuables de l'ordre en place. Souvenons-nous des petites équipes, régionales jusqu'en 1962, qui sont le fief des porte-drapeaux des opprimés. Rappelons-nous tout ce qui est petit, comme ces petites étapes non-stratégiques, ces monotones étapes de plaine, petites étapes pouvant même donner la victoire finale, par exemple, à l'inattendu Roger Walkowiak en 1956, après une échappée fleuve à l'étape d'Angers. BAKER D'/SY, PARIS-SOIR, 18 JUILLET 1930: Partout, dans toutes les régions que traverse le Tour de France, il est un coureur régional dont la popularité égale celle de Charles Pélissier. Naturellement, en retrouvant les routes qui lui sont familières, en entendant clamer son nom, le 'régional' essaye de se surpasser. (...) Vous connaissez déjà Teissière, l'enfant de Toulon. Ce brave garçon qui, chaque année depuis sept ans, fait le Tour vingt mètres derrière le peloton. On peut dire que Teissière court le Tour de France contre-la-montre, car son coup de pédale est si heurté qu'il lui est impossible de rester dans la roue de ses camarades. Teissière, Edouard pour les Toulonnaises, n'en fait pas moins son petit

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bonhomme de chemin et il connut hier la grande joie de conduire le peloton dans sa ville natale. p. 6 La hiérarchie peut toujours être chamboulée. Il est toujours possible de piéger les grands qui vous dominent. Pour cela, il suffit d'oser, oser attaquer et foncer. Mais à l'impossible nul n'est tenu et les petits, dont les valeurs, la mentalité sont supposés proches du peuple, forment souvent les vaincus, vaincus qui n'ont jamais beaucoup de chances. Comme Raymond Poulidor. Poulidor,

- visage

des années 1960

et 1970 -, c'est dans la mémoire du peuple, l'éternel second (cinq fois deuxième du Tour). C'est le paysan de la Creuse: j'ai serré les dents parce que j'entendais sortir de la misère qui était la mienne à laferme de mes parents. Nous y travaillions quinze heures par jour. Or, cela ne m'empêchait pas de m'offrir encore une sortie, tard dans la nuit sur la vieille 'bécane' de ma mère pour trouver le coup de pédale du coureurl. Poulidor, c'est le courage, la simplicité, la loyauté. C'est la malchance personnifiée, la chute sur le nez dans le Tour 1968. C'est Poupou, celui qui continuellement tient tête face à un destin contraire. Celui qui manque de peu la victoire, par suite d'un accident ou d'un incident, ou faute d'une aide suffisante, et qui malgré tout tient bon, garde l'espoir et la volonté de vaincre, manifeste du fair-play face au plus chanceux. Poulidor, c'est toute une éthique populaire imprégnée de valeurs rurales. Poulidor: le travail, la fatalité, la sérénité. Ethique de la vie des années 1960-1970 longtemps confrontée à son antagoniste, celle qu'incarnait Jacques Anquetil. Troisième image de la course: les forces vives de l'avenir sont plus fortes que le vieux monde en place qui commence à décliner L'épreuve du Tour de France est une lutte des générations; elle marque un dualisme entre jeunes et anciens. Révélation et déclin, naissance et mort y sont intimement liés. Dans le mouvement de la vie, une nouvelle génération succède à la précédente. Le temps détrône l'ancien monde et couronne le nouveau. Chaque Tour donne lieu à de multiples révélations, des jeunes coureurs à suivre, auxquels les spécialistes des médias prédisent un avenir brillant. Parmi les Tours de France les plus spectaculaires, les plus passionnants, ceux qui mettent en avant les forces montantes de l'avenir paraissent avoir une place privilégiée. Ces Tours révèlent la l France-Cycliste,

13 octobre 1977.

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naissance d'un champion, naissance qui s'effectue, généralement, en même temps (et même grâce) à la mort (toute symbolique) de la vedette de la génération précédente. Une nouvel]e victoire marque un commencement porteur de virtualité future. L'épreuve y est vue comme un Tour de mutation: le jeune champion va-t-il pouvoir devenir le chef de file de la nouvelle génération? Pendant plus de trois semaines, presse, radio, télévision relatent une initiation fabuleuse. Le récit journalistique est à voir comme un roman d'éducation décrivant les péripéties que connaît un héros dans son apprentissage du monde. On nous conte l'aventure d'un jeune demi-dieu aux valeurs remarquables, sortant de l'adolescence, qui se heurte au système mis en place et à la stabilité du monde, expérimentant ainsi l'efficacité et les limites de ses capacités et de ses pouvoirs. En suivant les péripéties de l'épreuve, c'est toute la mémoire populaire qui effectue, par substitution, l'apprentissage du pouvoir sur le monde et l'apprentissage des conséquences dramatiques qui peuvent en découler. Les exemples de ce type de Tour de France sont multiples, les plus représentatifs marquent la naissance d'un champion: Anquetil en 1957, Gimondi en 1965, Merckx en 1969, Thévenet en 1975, Hinault en 1978, Fignon en 1983, Lemond en 1986, Indurain en 1991... Révélation et déclin, naissance et mort sont intimement liés dans le Tour de France. Dans le mouvement même de la vie, une nouvelle génération succèdent à la précédente. La roue tourne, dit-on. La vie est une roue qui tourne. Le temps détrône l'ancien monde et couronne le nouveaul. Dans le Tour de France, monde jamais achevé, toujours ouvert, l'accent est toujours mis sur l'avenir. L'épreuve est une fête, un temps joyeux qui donne vie et mort, interdisant à l'ancien de se perpétuer et engendrant sans cesse le nouveau et le jeune. Nulle précaution, nul soin n'empêcheront l'homme-dieu de vieillir, de s'affaiblir, et enfin de mourir. (...) Il n'existe qu'un seul moyen d'écarter le danger: c'est de tuer le dieu-homme, dès qu'apparaissent les symptômes de déclin et avant que l'affaiblissement menaçant ne l'ait sérieusement atteint pour transmettre son âme à un successeur vigoureux 2. Dans cette alternance temporelle, naissance et mort ne sont pas dissociées. Là où il y a mort, il y a aussi naissance. Rénovations des forces. La négation abstraite n'existe pas. Les deux pôles du devenir sont englobés dans leur unité contradictoire. 1 Antoine BLONDIN, L'Equipe, juillet 1957 (parlant de Jacques Anquetil): Quoi qu'il advienne dans le futur, le vainqueur d'aujourd'hui ne présente pas le caractère transitoire du vainqueur par intérim. Il éponge un passé et il annonce un avenir. Le mouvement de charnière est accompli (A. BLONDIN, L'ironie du sport, Paris: Bourin, 1988, p. 107.). 2 J. FRAZER, "Le dieu qui meurt", dans: Le rameau d'or, 1927, 1935, Paris: Ed. Laffont, 1981, tome 2, pp. 26-27.

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La course même est continuellement une association de naissance et de mort. Dans chaque équipe, par exemple, le leader naît quand meurent les équipiers. Après leur travail obscur de soutien, les sans-grade disparaissent dans les secteurs stratégiques, espaces d'expression des champions, éclairés par tous les média. Durant toute la durée de la course, mort et naissance sont toujours présentes symboliquement. La mort, ce sont les adversaires qui veulent vaincre, qui veulent vous vaincre. La mort, ce sont les adversaires contre qui on va se battre à mort, chacun refusant la mort, c'est-à-dire la défaite. La naissance, ce sont les possibilités de victoires, de progression, de solidarité entre équipiers (la roue que le partenaire passe après une crevaison et qui permet de repartir). La naissance, c'est, dans cet univers où tout va de l'avant, au fond de soi-même, cette petite volonté qui refuse l'échec, cette petite parcelle de courage qui fait que le coureur n'est pas tout à fait au bout du rouleau, n'est pas tout à fait mort (selon l'expression cycliste). La naissance, c'est la course elle-même qui recommence chaque matin, à l'étape nouvelle. Le Tour de France exprime, on le voit, un rapport capital avec le temps, le changement, l'avenir. La naissance et la mort ne sont pas commencement et fin absolus. Elles sont phases d'une croissance et d'une rénovation ininterrompues. Le Tour symbolise le mouvement en avant de l'espérance populaire dans le temps historique. C'est une fête heureuse, une fissure libératrice, ouvrant les chemins du futu le public a une vision de son immortalité collective. Le monde qu existe se détruit afin de renaître. En mourant, ce monde donne le jour aux forces futures. Le Tour est suivi par de très nombreux anciens coureurs devenus directeurs sportifs, journalistes ou intégrés dans les structures d'organisation de l'épreuve (comme Jean-Marie Leblanc, co-directeur du Tour de France et ancien coureur professionnel). Les seuls personnages que je reconnaisse sans détours, sous l'empâtement ou la calvitie, sont les anciens champions. Il est vrai que je les ai connus au maillot, écrit Antoine Blondinl. Ces glorieux aînés, anciens champions, forces mortes, sont dans les coulisses. Ils observent, conseillent, gèrent la bonne marche des jeunes générations de coureurs en activité et apportent connaissances techniques et savoirs accumulés depuis longtemps. Les directeurs sportifs, anciens du Tour, suivent la course dans des voitures surchargées de vélos (voitures qui fascinent au passage le public)... Comme dans les mythologies les plus fantastiques, on peut écrire que, dans le Tour de France, les forces mortes paraissent chevaucher derrière les forces vives. Vie et mort indissolublement associées.

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1 A. BLONDIN, op. cil., 1988, p. 10.

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Les Morts nous suivent... Je vois des formes d'hommes et de chevaux et de pâles étendards semblables à des lambeaux de nuages, et des lances comme des gaulis dans une nuit brumeuse d'hiver. Les Morts ,nous suivent... Oui, les Morts chevauchent derrière, ils ont été appe les... 1 Les époques différentes peuvent ainsi dialoguer entre elles. Les forces humaines, en continuel inachèvement, éternellement, s'usent et, toujours, se rajeunissent... Quatrième image de la course: champion exemplaire

le roi de la fête est un

Année après année, chaque mois de juillet, les médias mettent en avant une suite de règnes de phénomènes du vélo sur la course. TIs dominent l'épreuve et remportent le Tour plusieurs fois de suite. Depuis 1947, différentes époques ont pris forme. Chacune de ces périodes paraît marquée par la personnalité d'un champion (Coppi, Bobet, Anquetil, Merckx, Hinault, Fignon, Lemond ou Indurain...), au sommet de son art, qui est, de génération en génération, toujours aussi jeune... Fausto Coppi, par exemple, vainqueur des Tours de France 1949 et 1952, apparaît, dans tous les média, comme un véritable ascète du vélo, à la pointe du progrès technique et diététique. Un des premiers à utiliser gants de course, collant à peau de chamois, cales, colle à boyaux, vélos légers dans les courses contre la montre, blocages rapides. TIlisait des revues médicales et se tenait au courant des progrès en matière de diététique et alimentation sportive. Son savoir reposait sur la science médicale officielle. Coppi, écrit Raphael Géminiani, était idéalement construit pour le vélo, avec ses longues et fines jambes de pur sang, un buste un peu court, et tout en profondeur. Ajoutez à celà un coeur très lent, et une capacité thoracique du tonnerre 2. Il a tout donné au cyclisme, écrit Robert Chapatte. Aux méthodes empiriques du passé, il avait substitué un système rigoureux de préparation auquel ont souscrit depuis tous ses successeurs. Le mérite lui revient d'avoir apporté des améliorations inestimables dans le domaine de l'entraînement, dans la tactique de course, dans le vaste secteur de l'organisation générale du cyclisme professionnel: l'entraînement motorisé, c'est lui; l'alimentation rationnelle et scientifique du routier, c'est encore lui; la progression foudroyante des 1 J.R.R. TOLKIEN, Le seigneur des anneaux, 1966, Paris: Bourgois, 1973, t. 3, p. 86. 2 R. GEMINIANI, Les routiers flingueurs, Paris: Ed. Calmann Lévy, 1973, p. 25.

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moyennes et, par voie de conséquence, le vieillissement prématuré de certaines épreuves, c'est toujours lui. Il assuma la succession des frères Pélissier au chapitre des innovateurs, et montra la voie à Louison Bobet, son disciple français. En dépit de ses performances, toutes plus ahurissantes les unes que les autres, en dépit de la gloire qui le comblait, Fausto conserva toujours sa modestie et sa simplicité. A ce titre, il restera un exemple 1. Les champions qui règnent sur la course cherchent à acquérir une maîtrise de la vie perçue comme exemplaire. Une forme de perfection humaine, acquise par apprentissage et par imitation des champions du passé. Cette recherche de la perfection, reprenant une éthique réaliste et matérielle, effectuée par des hommes issus du milieu populaire, pourrait se résumer en trois maximes: l'apprentissage, long et difficile, de la vie, doit être méthodique; les chef-d'oeuvres sont marqués par le temps; et la mort vient toujours à son heure. Au-delà des résultats, jalons marquant la marche biographique d'une carrière sportive exemplaire, le public du Tour de France vit, dans une représentation accélérée du temps, le processus de maturation, d'épanouissement des capacités et de déclin, qui, en l'espace d'une dizaine d'années, va toucher le champion qui cherche à se construire un chef-d'oeuvre dans l'action. Année après année, on assiste à l'évolution biographique exemplaire d'un champion. Après l'apprentissage, arrive le temps des chef-d'oeuvres puis la mort du champion, c'est la loi de la vie, marque un moment pathétique. La mort sportive entre, peu à peu, dans la vie du champion comme un fleuve intérieur qui monte lentement. La mort, comme le dit remarquablement Jean Prévost2, nous travaille tous à chaque instant, mais le commun des hommes, insoucieux de son corps, ne la connaît que de loin en loin, aux grands ravages, et souvent ils meurent stupéfaits. L'athlète, plus attentif à soi-même et dont les sens sont plus subtils, la sent appauvrir tout doucement la sève, et mesure à chaque saison ce qu'elle lui laisse de fleurs et de fruits. Elle se glisse d'abord dans les pieds et dans les genoux, comme la ciguë, et l'élan de la pure 1 R. CHAPATTE, Quand claquent les portes, Paris: Robert Laffont, 1987. Une enquête de l'E.P.H.E. (FRERE, GARDELLE, HEYNNEMANN, 'Enquête flash sur la 'mort d'un champion cycliste' (Fausto Coppi), Bulletin du CECMAS, 1960, pp. 49-50) indique que les journaux qui relatent la mort de Coppi, fauché en pleine gloire, à 40 ans, mettent en avant le professionnel du vélo qu'il a été. Cette enquête véhicule une prénotion intellectuelle sur les coureurs cyclistes. Coppi est un champion populaire, y lit-on, d'autant plus que son art ne demande pas une initiation particulière (sic). 2 J. PREVOST, Plaisirs des sports, Paris: Gallimard, 1925, p. 195.

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vitesse ne les échauffera jamais plus; puis la puissance, qui permettait tant de gloires encore, s'appauvrit et se trouble à ses sources. Et l'apparence demeure splendide, dans cette dérision que l'on nomme la force de l'âge. Et mieux vaut pourtant se connaître et lutter, en acceptant cette sagesse amère. Elle acceptera que la fin de la mort vienne à son heure, car la plus grande part n'en sera plus devant nous, mais derrière et comme accomplie. C'est en somme assez peu de chose, que d'aller rejoindre dans l'ombre ses élans, saforce et sa gloire, et ses plus belles saisons. Oui, sage ô combien amer, le public du Tour de France voit le déclin du champion. Mais, dans le Tour, on parle de la mort en faisant la fête. Et, dans les cris de la foule, en face du drame du vieux champion fatigué et vaincu, un jeune coureur, plein de force et d'espoir, victorieux, vient continuer la lutte et deviendra le champion du futurl. A travers les péripéties de la course, forme concentrée du processus historique, de générations en générations, le champion est toujours aussi jeune. Chaque classe d'âge profite de l'héritage de la précédente et évolue dans les connaissances qui lui sont nécessaires. Connaissances techniques, diététiques, médicales, étude tactique de la course, méthodes d'entraînement... A chaque génération, on gravit un échelon nouveau dans l'évolution historique. A chaque fois, la jeunesse marque un nouveau degré. Au fil des années, la culture, le savoir emmagasinés, ne cessent de se rajeunir. Les forces vives arrivent sans cesse. Cette somme d'observation, de réflexion, de savoir-faire constamment enrichis au cours des temps, cette recherche profondément enracinée dans la culture technique, intimement liée aux valeurs populaires, représentent, le temps de la fête, les forces industrielles et populaires. Dans les images du Tour de France, les forces du travail et de l'industrie, forces en marche, forces de plus en plus jeunes, forces de plus en plus fortes, inlassablement, avancent, progressent. Toutes les images de la fête du Tour de France sont optimistes et joyeuses, orientés vers l'avenir et le triomphe utopique des valeurs populaires, corporelles et industrielles. La route du Tour représente des forces qui, historiquement, avancent dans un monde où la hiérarchie peut toujours être renversée. Ces forces populaires ont en elles-mêmes 1 Pour les champions en fin de carrière, une façon de ne pas vraiment "mourir" et de partir en apothéose peut être de tenter de donner sa propre force, sa longue expérience à un dauphin vigoureux. Le Tour 1966, par exemple, gagné par Aimar, dauphin d'Anquetil et le Tour 1986, gagné par Lemond, dauphin d'Hinault, ont mis en avant cette image (incarnée, en 1986, par la victoire partagée de l'Alpe d'Huez, dauphin et vieux champion associés pour les médias dans la même joie).

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quelque chose d'immortel, car elles associent le processus de la naissance avec celui de la mort. Elles se métamorphosent, renaissent sans cesse, avec des possibilités neuves, de plus en plus fortes avec le temps.

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DOCUMENTS

LE DRAME:

TOUR

DE FRANCE 1911

Télévision et radio en direct. Titres des journaux du lendemain: Le Tour foudroyé. Drame dans l'orage. Le fier maillot jaune Ocana victime d'une chute fantastique dans le col de Menté... LE MONDE, 14 juillet 1971 : Luchon. Victime d'une chute sérieuse, lundi 12 juillet au cours de la quatorzième étape, RevelLuchon du Tour de France, l'Espagnol Luis Ocana a dû abandonner, laissant la première place au classement général à Eddy Merckx. L'accident s'est produit dans la descente du col de Mente, 45 kilomètres avant l'arrivée. On y voit la conséquence dramatique du violent orage qui coïncida avec le passage de la course. En quelques instants, la route fut inondée et les coureurs lancés dans la descente, à vive allure, constatèrent que leurs freins ne fonctionnaient plus (...). Jacques Augendre, p.15. L'EQUIPE, 13juillet 1971 : Ce drame qui a bouleversé le Tour de France et plongé dans la tristesse les sportifs par milliers, s'est produit soudain deux kilomètres après le sommet du col de Mente, sur une route étroite en forme de vermicelle, alors que l'orage d'une violence inouïe ébranlait la montagne. Pierre Chany, p. 3. L'HUMANITÉ, 13 juillet 1971 : (...) Des éclairs zébraient déjà les noirs pâturages et la course était passée sur les 100 000 volts. Merckx continuait d'attaquer, Ocana ne cessait de répliquer. On arrivait vers le sommet sous l'obscur tunnel des Frondaisons alors l'orage craqua, brutal, violent, impulsif. Merckx attaqua encore, avec une noble rage, dans la descente, sous le déluge... Alors ce fut la chute, qu'on vous raconte par ailleurs. Ces chutes, plus exactement, car le chapelet en était infini. Et ce fut ce poignant, ce cruel, cet intolérable moment où l'on ne sait plus. Le docteur, l'ambulance, l'hélicoptère, l'hôpital, le brouillard... Le brouillard, dans le ciel, dans les yeux, dans le coeur. Et un copain, un de plus, qu'on laisse sur la cruelle, l'impitoyable route du Tour de France. De petites entailles, sur mon coeur de vieux suiveur, il y en a. Beaucoup trop. Et à Luchon (sous le soleil retrouvé), dans l'inhumain crépitement des machines à écrire qui sont en train de 'moudre' l'information, je me demande pourquoi le sort est si froidement dur avec ceux que nous aimons. Abel Michéa, p.10.

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Le leader disparaît alors que son challenger Eddy Merckx attaquait à outrance. Dix fois Eddy avait démarré tant dans le Ported'Aspet que dans le col de Mente. Ocana avait répondu à toutes les attaques. Au moment de l'accident, les deux hommes étaient roue dans roue, Merckx devant, Ocana dans son sillage. Il était clair que l'étape se jouait, il restait cette terrible descente et le col de Portillon. Emile Besson, p. 10. (...) (Témoignage de Maurice de Muer, directeur sportif): Un véritable torrent de boue qui dégoulinait. Merckx et Ocana sont tombés en même temps, mais aussitôt ils se sont relevés. Ocana allait repartir, comme Merckx, quand il a été percuté de plein fouet par Zoetemelk qui déboulait après avoir changé de roue. Luis est resté à terre. D'autres coureurs sont arrivés. Trois ont chuté par-dessus Ocana qu'on tentait de protéger tant bien que mal. Agostino, Martinez et Thévenet. C'était un sale virage en épingle à cheveu. On y voyait rien dans le déluge, avec les éclairs et la grêle. La chute s'est produite dans l'extérieur de la courbe. C'est pourquoi tous les autres, emporté par le torrent de boue, sont venus s'effondrer au même endroit. Roland Passevant, p. 10. LE PARISIEN

LIBÉRÉ,

13 juillet

1971 :

(...)

Une tempête

d'apocalypse éclate dans le col de Mente. Les coureurs sont criblés de grêlons aigus, aussi meurtriers que des cailloux lancés par unefronde. Ici d'immenses flaques d'eau et là des nappes de limon coulant des flancs de la montagne noient la chaussée, rendant la progression de frêles vélos terriblement, pour ne pas dire mortellement, dangereuse. Et l'on retrouve Luis Ocana inanimé sur le sol, dans un virage, emporté en ambulance vers l'hôpital de Saint-Gaudens. Plusieurs autres coureurs sont victimes de chutes spectaculaires et aussi effrayantes mais heureusement moins graves. Roger Bastide, p. 14. L'EQUIPE, 13 juillet 1971 : L'apocalypse! Une vision terrifiante des éléments se déchaînant en pleine montagne pyrénéennes, à quelques kilomètres de la frontière espagnole, pour déverser soudainement sur la route du Tour de France des cataractes opaques par la densité et la violence de la tornade. Cela se situait, hélas! juste dans la descente du col de Menté. (...) Le drame prit naissance dans le fait que la chaussée déclinante était presque partout recouverte de véritables torrents d'eau et de boue (...). Le virage maudit était précédé d'une coulée qui couvrait entièrement la route. Il était bordé d'une caillasse concassée qui servit de lit de douleur au malheureux Luis, gémissant sans connaissance sous la fureur grossissante de la tempête, d'énormes grêlons venant frapper son visage comme des projectiles, au point que certains

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suiveurs, obéissant à l'affolement général, crièrent: 'c'est la montagne qui s'écroule sur nous!'. Je pensais à Roger Rivière, je craignais le pire, tant la douleur paraissait vive, le moindre déplacement du corps faisait hurler l'homme dont le Maillot, à la belle tonalité d'or, s'éteignait lui~même dans le délavement des eaux et de la terre engluant toute sa gloire et son symbole. Jacques Goddet, p. 3. Depuis hier, un immense chagrin a saisi le Tour. Au-delà de cette perte irréparable pour la course, de cette injustice aveugle qui avait frappé un coureur qui venait de conquérir les plus beaux lauriers avec une générosité, un sens du panache, un courage qui nous avaient émerveillés, il y avait la peine inconsolable d'un jeune homme qui avait espéré enfin atteindre son rêve. Michel Clare, p. 6. Des cris, des larmes, des témoignages, des regrets. La chute de Luis Ocana a secoué toute la caravane du Tour. Dominique Grimault, p.6. LE PARISIEN LIBÉRÉ, 13 juillet 1971 : (...) Eddy Merckx, et c'est un geste qui le grandit, a (...) refusé de revêtir le maillot jaune à l'arrivée à Luchon, en déclarant: 'Je n'en veux pas, car je ne l'ai pas gagné sur le terrain sportif. Il ne pensait à cet instant, comme nous tous, qu'au drame dont avait été victime Luis Ocana, un de ces drames qu'un sort impitoyable réserve parfois, malheureusement aux coureurs du Tour, sans distinction, à ses plus grands champions comme aux plus humbles des concurrents. La fin du Tour est désormais privée du duel gigantesque dans lequel s'affrontaient loyalement Luis Ocana et Eddy Merckx. Nous ne pouvons, aujourd'hui, que le déplorer (...). Félix Lévitan, p. 14. Luchon. Ce n'est pas verser dans le mélo que d'écrire qu'en franchissant la ligne d'arrivée, les coureurs donnaient l'impression de revenir de l'enfer, avec ces visages hagards, ces regards où se lisait encore la peur. (...) La montagne grondait. On aurait dit qu'elle allait les écraser. Spectacle hallucinant, on apercevait leurs silhouettes désemparées qui dérapaient, tombaient, se relevaient, repartaient, dérapaient encore, pitoyables jouets d'une monstrueuse furie: 'Nous n 'y voyions rien, nous plongions en aveugles, racontaient-ils. Dans les coulées de boue, les freins ne répondaient plus'(...). Georges Duthen, p.14.

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LE RIRE TOUR

ET

LA

FÊTE,

AUTRE

VISAGE

DE

LA

ROUTE

DU

Tour 1911 : Notez bien ceci, la vieille gaieté française ne perds jamais ses droits, chez nos routiers, même quand ils viennent de fournir un effort colossal comme celui d'aujourd'hui. Tous ont de bonnes gueules bien cuites; ils respirent la vie et la santé. L'AUTO,12 juillet 1911, p. 1. Tour 1924 : Nuit calme, nuit douce, nuit enchanteresse, à laquelle succède un temps couvert sans trop de chaleur. Voilà tant qu'il en faut pour flâner, pour muser, pour que nos hommes, sauf ceux qui sont mariés naturellement, regardent les jolies filles. Et puis l'on descend pour boire ou pour... autre chose. Henri Desgrange, L'AUTO, 1er juillet 1924, p. 2. Tour 1930: Comme toute troupe qui se respecte, la caravane du Tour de France a ses personnages comiques. Certains le sont volontairement, par humeur joyeuse, et d'autres sans le savoir. Ce sont d'ailleurs parfois ces derniers les plus drôles. Les uns et les autres, en tout cas, ne sauraient passer inaperçus. (...) Teissère ne rit jamais, mais il fait rire. Son coup de pédale invraisemblable, sa grosse voix au fort accent toulonnais le rendent fort drôle.

Une autre silhouette curieuse est celle de Bobo, le touristeroutier perpignanais, grand et maigre, le nez chaussé de lunettes. Gottrand est un joyeux drille que l'on rencontre avec plaisir car même dans les moments les plus difficiles, il ne cesse de rire et de prendre la vie comme elle vient. Le Parisien Jouel, quifait ses débuts dans le 'Tour' cette année, estfort amusant par sa position sur son vélo et par sa manière de placer sa casquette au sommet de sa tête. On dirait une poule qui pond. (...) La caravane comporte aussi ses suiveurs curieux ou amusants. Ce sont (par exemple) ces camelots qui vendent des bretelles à chaque étape, en éblouissant les indigènes par leur incroyable bagout. Baker d'[sy, PARIS-SOIR, 21 juillet 1930, p. 6. Cannes, 16 juillet (par télégramme) : Le touriste Barriffi s'est amusé toute la journée. Il a plaisanté avec les curieux, plus nombreux que jamais; et comme à Céret, il avait vu des guardiens jouer au jeu de l'écharpe, il s'y est essayé avec les casquettes des motocyclistes. Les seuls accidents qu'ait eu à déplorer l'humoriste du Tour ont été des arrêts trop fréquents chez les marchands de limonade, et, malgré cela, Bariffi n'est arrivé qu'à deux ou trois minutes du vainqueur. C'est assez dire combien l'étape Marseille-Cannes fut lente, agréable et reposante (...). LE MATIN, 17 juillet 1930, p. 3. 68

Tour 1935 : Unejeune paysanne. montée sur un vélo ma foi pas trop lourd, s'amusa à prendre la roue des Tours de France. et bientôt s'incorpora à leur troupe, qui en fut immédiatement tout émoustillée. Thierbach fut le premier à prendre quelque audace. et il saisit la jouvencelle par l'épaule. Elle n'en pédala qu' avec plus de facilité et en riant de toutes ses dents, qu'elle avait fort blanches. Mais cefut Fayolle qui fut le plus osé en lâchant des deux mains son propre guidon pour s'intéresser à la coéquipière de Thierbach. Et comme nous lui demandions ce qu'il faisait. il nous répondit avec unefausse ingénuité: "Vous voyez, nous sommes en... peloton..". MATCH, 12 juillet 1935. p.14. Tour 1947 : M. Aldo Ronconi, en bon Italien qu'il est. ne dédaigne pas le vin. Et il aime s'en humecter la glotte. Un spectateur lui ayant passé une bouteille de gros rouge dans le col de Porte. Ronconi leva le coude et, glou. glou, glou... s'en envoya une bonne rasade. Puis, grand seigneur. il tendit le 'fiasco' à son coéquipier, Brambilla, lequel, bien entendu. l'imita. Profitant de cette aubade à Bacchus. Robic. mine de rien, se sauva. Et les deux buveurs ,ne le revirent qu'au vélodrome de Grenoble. Fernand Albaret, L'EQUIPE, 3 juillet 1947. p. 4. Lazaridès a encore fait des siennes aujourd'hui. En grimpant l'Esterel, il reluquait la galerie. 'Pas mal la blondeI' s'exclamait-il. Et plus loin: 'Un beau châssis sur la gauche Et à l'avant. le trio Fachleitner-Giguet-Rémy se sauvait à toute allure... C'était la belle des belles... Plus loin, à une trentaine de kilomètres de l'arrivée, le peloton nous dépassa. On n'entendait que le chant des cigales et le crissement des pneus sur la route. Dans ce demi-silence. u,nevoix s'éleva: 'espèce de C'était encore Apo. Fernand Albaret, L'EQUIPE, 9 juillet 1947, p.4. Record battu à Carcassonne. 'Miss Etape' afait une quinzaine de baisers à Teisseire. Et je te bise. et je te rebise, et je te rerebise. Un vrai square parisien à 23 heures. ce vélodrome. Et les photographes qui en voulaient encore, qui en voulaient toujours. 'Encore une, Lucien. t'étais caché'. A la fin, le beau Lulu n'avait plus de poussière sur sa frimousse. Et la 'Miss' avait usé tout son rouge à lèvres. C'est pas à nous, les journalistes. qu'un trlfc pareil arrivera. Quels veinards. ces coureurs! Fernand Albaret, L'EQUIPE, Il juillet 1947, p. 4. Etape Pau-Bordeaux (195 kms)... Dans toute la caravane, il n'était question que de foie gras, de jambon de Bayonne et de sauternes. Profitant du départ de course qui nous permettait de 69

satisfaire notre vice, nous nous sommes arrêtés dans une ravissante petite auberge où la chère était exquise. Puis, ayant rapidement recollé au peloton, nous avons fait une s~estequi restera longtemps dans notre mémoire. Marcel Hansenne, L'EQUIPE, 15 juillet 1947, p. 4. Tour 1950: Pezenas (par téléphone). L'étape Perpignan-Nîmes est la plus terrible du Tour pour le chroniqueur. En effet, la chaleur n'incite évidemment pas les coureurs à faire des efforts inutiles - et comme je les comprends. N'ayant donc aucun événement d'ordre sportif à se mettre sous le stylo, les techniciens eux-mêmes sont contraints à verser dans la littérature et font minutieusement l'inventaire du paysage. Max Favalelli, Paris-Presse L'INTRANSIGEANT, 28juillet 1950, p. 8. Zaaf 'chassait la canette'. Il acceptait toutes les boissons que lui tendaient les spectateurs. Et ces canettes étaient surtout des bouteilles de vin blanc, ce petit vin blanc de la région, cette clairette si rafraîchissante, mais tellement traîtresse. Et soudain, ce fut le drame. A 500 mètres de Sommières, à 29 km de Nîmes, Zaaf se mit à zigzaguer, et tomba sur la route. Salazard, son directeur technique, le remit de force sur le vélo. Il repartit et s'arrêta contre un platane. Un orage éclata. Les éclairs, le tonnerre, la pluie qui tombait à verse, achevèrent de troubler le pauvre Zaaf Salazard le remit une fois de plus sur son vélo. Zaaf repartit à toute allure, mais en sens inverse de la course. On l'arrêta, on le remit dans la bonne voie, mais un autre platane le stoppa définitivement. Ivre-mort, Zaaf s'endormit et personne ne put le réveiller. L'ambulance donna asile au malheureux Algérien qui à l'arrivée, n'était pas encore réveillé. Le vin de l'Hérault avait réussi là où ses adversaires avaient échoué. Pendant ce temps, Molinès, après avoir longtemps attendu son camarade, étgit reparti et arrivait seul à Nîmes. Roger Ulma, L'HUMANITE, 28 juillet 1950, p. 5. Le soleil du Languedocfreine le Tour. Le drame de Zaaf, vaincu par la soif. Nîmes, 27 juillet. Le coureur Zaaf, héros de l'échappée avec Molinès, qui s'effondra ivre-mort sur le bas-côté de la route, a été immédiatement transporté à l'hôpital. A la suite de sa chute, Zaaf souffre d'un genou, mais il n'a aucune fracture.

- Seule

une forte contusion, assure le médecin.

Le Nord-Africain a, actuellement, beaucoup de température. Il avait, à 18 heures, plus de 40. de fièvre et il n'avait pas repris connaissance.

70

- Toutefois, son état n'inspire aucune inquiétude, nous a précisé. le médecin. Quelques heures de repos et Zaafpourra quitter l'hôpital. On dut, cependant, lui mettre une camisole de force pour l'examiner tant il était excité. FRANCE-SOIR, 28 juillet 1950, p. 4. Georges Briquet: L'élève nord-africain Zaaf a été renvoyé dans ses foyers. Il avait complètement échoué dans le problème sur les vases communicants et dans ces conditions n'étaient pas admissible au concours général. FRANCE-SOIR, 29 juillet 1950, p. 7. Le puisatier Zaaf a été battu par le vin rouge. L'effondrement de Zaaf, à 30 km de Nîmes, est un des faits les plus rares enregistrés en cyclisme. Le Nord-Africain était complètement saoul. L'ancien puisatier est habitué aux efforts violents et rudes. 'Zaaf le terrible' - on l'appelle ainsi - a pris l'habitude du vin rouge. Pendant le tour du Maroc, où il remporta cinq étapes, il ne but que du vin rouge. Il n'avait aucune raison de changer sa boisson dans la métropole. Mais les efforts, la chaleur, la fatigue des jours précédents eurent raison de Zaaf qui s'effondra au pied d'un platane. C'est vraiment dommage, car Zaaf (le terrible, mais toujours souriant) entrait à peine dans son élément. Il fut noyé par un coup de rouge de trop. R.D. FRANCESOIR, 29 juillet 1950, p. 7. L'infortuné Zaaf, après une nuit bien calme passée à l'hôpital de Nîmes, s'est réveillé le lendemain matin avec des idées belliqueuses et lorsque son directeur technique Vincent Salazar vint le chercher pour régler les détails de son retour en Algérie, Zaaf, qui n'avait vraisemblablement pas compris l'étendue du désastre qui l'avait frappé, demanda innocemment: - Mais est-ce que je ne peux pas continuer le Tour de France

quand même. Il n'a manqué que 40 kilomètres pour finit hier. Je veux bien les faire quand on voudra, ce soir, après l'étape, par exemple. D'ailleurs, moi je n'ai jamais abandonné. On m'a mis en voiture quand j'étais évanoui. Ilfallait me laisser revenir à moi j'aurais terminé. Zaaf oubliait, tout simplement, qu'il ne s'était réve)1l4 que quatre heures après l'arrivée de Molinès. LE PARISIEN LIBERE, 2930 juillet 1950, p. 8.

Le Parisien Serge Blusson est avec Joseph Beyaert le boute-entrain de l'équipe de Jean Maréchal. Il tue sa fatigue à coups de bons mots et de blagues lancées et, lui, s'il ne rentre pas à Paris avec le Tour, ce ne sera pas faute d'avoir su surmonter les défaillances. - Je m'aperçois parfois que je ne suis pas aussi mort que certains, dit-il. Par exemple, lorsque je remarque de jolies filles sur le bord de la route... Si j'étais vraiment mort, je n'aurais pas la force de 71

détourner la tête pour les regarder. Le jour où je n'yferai plus attention, c'est que vous po,urr;ezme prendre un billet pour rentrer à Paris. LE PARISIEN LffiERE, 29-30 juillet 1950, p. 8. Le nouveau roi de la canette? c'est bien Robert Bonnaventure. Oyez plutôt: nous entrons dans un café à l'Isle-sur-Sorgue (il le faut bien de temps à autre because la poussière de la route!), 'Bonna' était déjà derrière le comptoir. il cassait un bloc de glace. Il introduisit les morceaux dans un Thermos qu'il agita ensuite comme un Shaker, avec des gestes énergiques et précis d'un barman professionnel. Puis 'Bonna' se tourna vers la patronne: 'Veuillez me donner une canette, chère madame, c'est pour Robid'. Hum! La dame, subjuguée, lui en tendit deux! 'Bonna' remercie et repart... derrière la voiture-balai. Il remonte la colonne, présente en passant ses respects à l'infirmière en chef... et lui offre élégamment une canette. Une seule, l'autre était pour Ropic, n'est-ce-pas? (Le Tour de France sous le soleil africain, L'EQUIPE, 29 juillet 1950, p. 6). Nîmes (contrôle de départ). L'atmosphère était à la facétie et José Beyaert obtint un vif succès en se présentant au contrôle avec de fausses moustaches en forme de guidon de bicyclette. Dos vouté, les jambes arquées etfrisant ses 'charmeuses' entre pouce et index, José se pencha vers Boudard (le contrôleur): Je suis Garrigou. Boudard ne se démonta pas pour si peu: - Quarante ans de retard: cela vafaire une belle amende. Max Favalelli, Paris-Presse L'INTRANSIGEANT, 29 juillet 1950, p. 7.

-

Le gag du jour: le bain du Tour à St-Maxime

.

Bernard Gauthier ne peut, à l'entrée de Sainte-Maxime, résister à la tentation de la Grande Bleue. Sous l'oeil amusé de la moitié du peloton, l'autre moitié l'ayant suivi, il jette sa bicyclette, plonge dans l'eau, fait trois brasses et, dégoulinant, rafraîchi, reprend sa machine et rejoint. Les mânes d'Henri Desgrange ont dû tressaillir devant un tel manque de sérieux. FRANCE-SOIR, 30-31 juillet 1950, p. 7. Tout le Tour de France à l'eau. Voici du nouveau, de l'inédit 100 pour cent, ayant vu les suiveurs prendre leur bain, les coureurs n 'hésitent pas et, peu avant Sainte-Maxime, ils se jetèrent à l'eau, sans quitter leur maillot et leurs lunettes. Ceux qui n'ont pas fait trempette (deux belges) attendent sur la route. C'est Bernard Gauthier qui nage le mieux; dans un crawl impressionnant, il effectue 50 mètres devant Baldassari et Goldschmidt. C'est Beyaert qui, enlevant ses lunettes, avait entraîné la troupe. Et, à la sortie de Sainte-Maxime, cette fois, c'est Bobet qui 72

entraîne la troupe dans l'eau, et les soixante vélos, en tas sur la route, attendent leurs propriétaires en train de prendre leur bain quotidien. Jacques Goddet, mécontent au début, en songeant que le Tour 1950 n'a pas besoin de ça, prend bientôt le parti d'en rire, comme tout le monde. - Ils ont bien raison, les petits, conviennent les baigneurs du cru. Gaston Benac, Paris-Presse L'INTRANSIGEANT, 30-31 juillet 1950, p. 6. LE PETIT BRETON JEAN R OBIC GAGNE FRANCE 1947 DANS LA DERNIÈRE ÉTAPE

LE

Petit de taille, grand du vélo, le populaire " L'EQUIPE, 3 juillet 1947, p. 2.

T OUR

DE

Jean Robie.

Li; Breton Robie est un grand Monsieur en dépit de sa petite taille. L'EQUIPE, 14 juillet 1947. Un tout petit Breton, têtu, hargneux, ne doutant de rien même pas de lui, voulait gagner le Tour, et ne désespéra jamais d'y parvenir... Exploit unique, inoubliable qui couronne un Tour comme il n'en fut jamais. Jacques Goddet, L'EQUIPE, 21 juillet 1947, p. 1. Les Bretons se sont jetés tête basse dans la ruée et le mince, l'anguleux visage de Robie, sous les cordons du casque, reflète on ne sait quelle expression de férocité. Le menton au guidon, les coudes bandés, les jarrets couverts de boue, le petit diable pédale et pousse, et pousse de plus belle. A. Seury et J.F. Armorin, FRANC-TIREUR, 22 juillet 1947, p.2. A l'approche de Paris, il n'y avait plus sur le parcours qu'un horizon de foule. La dernière bataille s'est déroulée dans le site le plus hallucinant que l'on puisse imaginer. Brambilla avait le maillot jaune. Robie le provoqua en combat singulier dans la côte de Bon-Secour à Rouen. André Costes, FRANCE-SOIR,

22 juillet 1947, p. 4.

Robie, le petit Breton, a eu le dernier mot... Il joua crânement sa chance... Robie vainqueur du Tour. La dernière étape a tout bouleversé... Le trouble-fête de 57 kilos. Ce petit bonhomme, ce modèle réduit qui s'était spécialisé dans le cyclo-cross, a littéralement révolutionné toutes les données admises par les techniciens du vélo. Et au lendemain de cette émouvante arrivée du Tour, terminé en apothéose 73

du poids plume breton, on reste confondu devant l'énergie, la volonté et aussi la solidité musculaire de ce minuscule gabarit de la route. Gaston Benac, PARIS-PRESSE, 22 juillet 1947, p. 4. Haut comme trois pommes, épais comme un haricot, voiei l'athlète. Mais il a dans son coeur, dans ses muscles, dans sa volonté des ressources extraordinaires, qui en font un petit champion d'exception. André Costes, FRANCE-SOIR, 22 juillet 1947, p. 4. Je ne renonce pas, avait dit Robie. Et il a donné à tous une extraordinaire lefo~ de courage et de persévérance. Félix Lévitan, LE PARISIEN LmERE, 22 juillet 1947, p. 3. Jean Robie, le petit coureur breton, héros des étapes de Strasbourg, des Alpes, du Tourmalet, de la course contre la montre, a livré, ainsi qu'il l'avait annoncé, le dernier assaut. FRANCE-SOIR, 22 juillet 1947, p. 1. Le rêve qu'il alimenta de tant de souffrance matérialisé. FRANCE-SOIR, 22 juillet 1947, p. 1.

c'est enfin

Le Tour de France est terminé. Jean Robie gagne le maillot jaune et la grande épreuve après une fin de course étonnante. La grande épreuve routière a pris fin hier sur un coup de théâtre. Alors que Vietto avait été éliminé de la première place dans le parcours contre la montre et que la plupart des pronostics indiquaient Brambilla -

ou même Ronconi - comme éventuel vainqueur, voici qu'un troisième larron a surgi et enlevé la palme: le coureur breton Jean Robie. Animé d'un courage et d'une résistance à toute épreuve, il a réalisé une performance éblouissante en s'assurant la première place au classement général dans la vingt-et-unième randonnée, de Caen à Paris. (...) Au Parc des Princes. La préfecture de police avait pris des mesures d'ordre exceptionnelles en vue d'isoler le vélodrome ainsi qu'elle lefit récemment pour le Palais-Bourbon. L'immense arène était bondé d'une foule qui commentait avec excitation les brefs renseignements donnés sur la course par un speaker. L'intérêt devint passionné lorsqu'à 14h 50, on apprit que les premiers coureurs avaient atteint Ville-D'Avray... Et l'information ajoutait: 'J'ai la grande joie de vous annoncer que c'est le petit breton Jean Robic qui va gagner le Tour de France... ' L'enthousiasme se déchaîna d'un bout à l'autre du vélodrome. (...) A 15h 08, des clameurs saluèrent l'entrée, sur le ciment, de Robie en chandail blanc, flanqué des 'tricolores' Fachleitner et Teisseire, ainsi que de Muller: 'L'écart de 2 minutes 58 secondes qui existait entre Robic et Brambilla étant écoulé, Robic gagne le Tour de France!'... Le vainqueur descendit de machine; pressé, bousculé par 74

des enthousiastes, embrassé par miss Etape - une blonde platinée - ilJut conduit à la tribune d'honneur où M. Monnerville, président du Conseil de la République, félicita le vainqueur comme il le méritait, et lui remit le maillot jaune que, fait unique, le petit Breton n'avait jamais porté. (...) Le Tour de France 1947, qui retint pendant près d'un mois l'attention de beaucoup, même des moins avertis, fut en somme, par ses rebondissements inattendus, de l'excellent théâtre. Pierre A. Salamier, LE MONDE, 22 juillet 1947, p. 5. Le 'finale' de cette revue sportive à grand spectacle a été étourdissant, et une de ses originalités, c'est que, pour la première fois, il a été enlevé avec brio par un des acteurs qui, jusque-là, n'avait jamais tenu le devant de la scène, tout en restant un des principaux protagonistes du spectacle. Pour la première fois, en effet, le Tour est gagné par un concurrent qui neJutjamais en tête du classement général, qui ne porta donc jamais lefameux maillot jaune et qui ne l'aura revêtu, sous les acclamations de 30 000 personnes, que pendant quelques minutes seulement, au moment où le rideau tombait (...). Maurice Capelle, LE FIGARO, 22 juillet 1947, p. 4. TOUR EDDY

DE FRANCE MERCKX

1975,

LA

MORT

SYMBOLIQUE

DU GRAND

Juillet 1975, étape Nice-Pra Loup (217 kilomètres). Parcours de haute montagne avec les cols de la Couillole, des Champs, d'Allos et la montée de Pra-Loup. Deux descentes très difficiles: les Champs et Allos. Eddy Merckx, qui a déjà gagné cinq Tours de France, est maillot jaune et va vraisemblablement remporter un sixième Tour... Pra Loup. Six kilomètres avant l'arrivée à Pra Loup, dimanche 13 juillet, Eddy Merckx est seul en tête et il a virtuellement gagné le Tour de France. Premier au col d'Allos, il vient de distancer Bernard Thévenet, son principal adversaire, dans la descente vers Barcelonnette. Un Thévenet qui a éprouvé des difficultés et qui a subi le handicap d'une crevaison. Merckx n'est-il pas indiscutablement le plus fort puisqu'il a dominé les grimpeurs sur leur propre terrain? Sa victoire imminente va confirmer l'ordre établi. Soudain, la belle mécanique se dérègle. Le champion belge bute sur le cinquième et dernier obstacle. Il donne brusquement l'impression d'être collé à la route. ... Une page a sans doute été tourné au cours de l'étape NicePra Loup. La prise du maillot jaune par Thévenet coïncide avec la défaillance de Merckx et le recul de Poulidor. Jacques Augendre, LE MONDE, 15 juillet 1975, p. 12.

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L'EQUIPE, 14 juillet 1975 : Page un, titre: Thévenet a pris la Bastille. ...En abattant l'invincible Merckx à Pra-Loup, Thévenet n'a pas encore gagné le Tour, mais il a pris la Bastille... ...Thévenet a peut-être gagné le Tour au moment où toute la caravane était convaincue qu'il avait perdu... ...Le long règne d'Eddy Merckx dans le Tour de France a-t-il prisfin dans le site agreste de Pra-Loup? (Pierre Chany)... ...Le sport cycliste s'est exprimé dans toute sa magnificence, engageant ses officiants à s'offrir entièrement au dieu Effort, ne retenant plus rien de leurs ressources, allant jusqu'au sacrifice de leur personne physique. C'est bien ça le Tour, excessif, périlleux, cruel, épopée moderne par la déification de ses personnages, par l'invraisemblable de ses renversements de situation... ...Ce fut le choc de deux colosses, Eddy Merckx et Bernard Thévenet, situé au niveau supérieur. Ils se sont portés, tour à tour, des coups qui s'efforçaient d'être mortels... ...Péripétie poignante! Notre compatriote, survolté, accélérait de plus en plus. Il rejoignait Eddy qui se vidait peu à peu de tout pouvoir, le débordait sauvagement à moins de trois kilomètres de l'arrivée et, rayonnant de tout éclat du triomphe doré qu'il allait installer là-haut, il faisait de la victoire sa maîtresse. J'ai suivi Eddy Merckx durant les deux derniers kilomètres de cette étape de légende. Un calvaire qui parut interminable.

Ce que le

noble champion endurait devenait insoutenable. Quoi? Cette loque, ce coureur qui n'arrivait plus à tourner ses pédales, ce pauvre hère douloureux, accroché, comme inconscient, à une tâche devenant humiliante, c'était bien le prince du vélo, le rayonnant champion que nous disions être le plus grand coureur de tous les temps? ...L'agonie gagnait le corps du merveilleux athlète... (Jacques Goddet) Auparavant, Merckx a fait, pour se retrouver seul en tête au pied de Pra-Loup, une descente à "tombeau ouvert" du col d'Allos... Notre homme décidait de plonger, se jetant à une allure impressionnante dans cette descente qui fiche la chair de poule aux suiveurs les plus culottés, et durant laquelle des informations radio nous annonçaient des plongées de coureurs et de voitures dans les gouffres à pic! Descente aux enfers! Thévenet se montrait prudent, presque à l'excès, semblait-il, puisque concédant du terrain, se laissant dépasser par Gimondi, élégant slalomeur, puis rattraper par Zoetemelk et Van Impe, nous le crûmes perdu (Jacques Goddet)

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L'enfer d'Allos. Cette descente du col d'Allos, chacun s'en souviendra. Une route? non. Plutôt un chemin. Deux voitures s'y croisent difficilement. Donc pas question de doubler... Et voilà l'énorme caravane lancée à 80 kilomètres dans le tortillement des lacets courts, avec les leaders de la course sur les talons. Concert assourdissant d'avertisseurs à moulinettes sonores pour que les premiers conducteurs pressent le mouvement. Folie totale sous le soleil. Nous roulons à trois mètres d'une voiture dévalant à toute allure, tandis qu'une autre nous suit, littéralement collée contre notre malle arrière. Quelqu'un crie: 'Voilà Merckx!' Les trois autos ont juste le temps de se ranger le long d'un dégagement providentiel et nous voyons passer, comme le vent, un maillot jaune courbé sur son vélo et pédalant dans la descente comme un perdu. La bouche crispée et grande ouverte. Pierre Macaigne, LE FIGARO, 14 juillet 1975, p. 5. L'HUMANITE, 14 juillet 1975: Le reproche est souvent fait aux chroniqueurs du Tour de France de forcer un peu sur l'odyssée. L'enthousiasme bien-sûr c'est contagieux. Vivre 'dans' le Tour, c'est nager dans l'euphorie, flirter avec l'exploit, côtoyer le drame, taper sur le ventre de l'épopée, tutoyer la tragédie. Hier nous avons vécu cela... ...Nous avons vécu, en effet, dans les Alpes-de-HauteProvence, une très grande journée du Tour de France. Unejournée qui peut résumer des milliers de kilomètres de souffrances, de drames, de sueur, de joie. Une de ces journées où tout se mêle, s'enchevêtre. Où tout bascule, le pronostic, le résultat, le suspense, et hélas, des copains dans le ravin. Ca aussi c'est le Tour, le danger toujours côtoyé. ...Eddy Merckx, lui, est écroulé. Il avait jeté tout son tempérament et toute son admirable technique et son audace dans l'épouvantable descente du col d'Allos. Il tenait la victoire, la plus totale, la plus absolue. Il la tenait à plein guidon. C'était au bas de l'infernale descente d'Allos. Adieu les pâturages, adieu les mélèzes. Tous les dangers, il les avait écartés Eddy. Et s'ouvrait large, belle, roulante, la route vers PraLoup. Le soleil arrosait cette avenue que lafoule, importante, parvenait à peine à rétrécir... Abel Michéa, p. 8. Hier Pra-Loup est entré par la grande porte dans la légende du Tour. On en reparlera désormais... l'effondrement de Merckx à quatre kilomètres du but, et l'irrésistible retour de Bernard Thévenet s'emparant du maillot jaune. Abel Michéa, p. 8. LE PARISIEN LIBÉRÉ, 14 juillet 1975: ...Etape dramatique. ...L'une des plus belles pages de l'histoire du Tour s'est écrite en français hier sur les pentes qui menaient à Pra-Loup. Merckx, en 77

grand champion, a tenté l'impossible K.O. avant de s'effondrer, victime de ses efforts inconsidérés. Derrière ces rivaux attendaient leur heure. p. 1. ...L'étape d'aujourd'hui a atteint des sommets, et elle en appelle d'autres aussi somptueux. Roger Bastide, p. 8. ...Avec Bernard Thévenet, une nouvelle étoile se lève sur le cyclisme français. De plus en plus, des millions de personnes croient qu'elle brillera aux Champs Elysées. Car Thévenet est en train de tuer une légende. Celle de l'invincible Eddy Merckx. Un grand sommet de l'histoire du Tour de France, pourtant fertiles en exploits fabuleux depuis sa création. Le Parisien Libéré, 15 juillet 1975, p. 24. Le Bourguignon Bernard Thévenet a réussi là où le Limousin Raymond Poulidor a toujours échoué... Il a revêtu le maillot jaune du Tour de France. Mieux encore, il a dépouillé Eddy Merckx, le meilleur coureur du monde depuis une décennie, cinq fois victorieux dans la 'Grande Boucle'. Le Figaro, 14 juillet 1975, p. 1. ...Bernard Thévenet a porté un coup terrible à Eddy Merckx, le champion de son époque... ...Eddy Merckx n'est plus que le fantôme de lui-même... L'AURORE, 14 juillet 1975 : ...Battant Merckx au terme d'une étape de montagne dramatique, Thévenet prend la tête du Tour. p. 1. ...Merckx, prodigue de ses efforts, craque, terrassé par Thévenet... ...Pour la première fois de sa déjà longue carrière, Eddy Merckx a craqué à deux kilomètres de l'arrivée, à Pra-Loup. Spectacle incroyable de voir Merckx, lemaillotjaune~piochant.grimaçant.et montant avec peine... Il était comme terrassé, accablé, knockouté. Il appuyait de toutes ses forces et ne paraissait pas avancer... D'un seul coup, il était devenu lourd, très lourd. ... Vision inattendu de Merckx en détresse... ...Eddy Merckx: D'un seul coup je n'ai plus avancé. J'ai eu mal aux reins. Je ne pouvais plus monter, je n'ai jamais connu cela, ilfallait bien que cela arrive un jour, on n'est pas éternel. C'est tout, je n'ai pas d'excuses à chercher. ...L'étonnant de cette affaire, c'est que Merckx a été battu par sa force physique qui l'a trahie. Et pour cela pour la première fois de sa vie répétons-le... ...Est-ce le signe d'un premier déclin? Sans doute... C'est une immense déception qui est tombée hier sur toute la Belgique. Jean Le ullio t, p. 4.

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Chapitre Trois LA GRANDE FÊTE DU VELO

Le Tour de France, spectacle sportif, apparaît comme une fête populaire. Il a une portée éthique et fournit un modèle logique, un horizon de sens, une tentative d'exploration du milieu offert. Il forme depuis sa création un noyau expérimental des pratiques de loisirs, une école rationnelle et séparée où, à l'intérieur d'un système que les milieux dominants se donnent les moyens de contrôler, les cultures populaires se trempent. Durant l'été, l'espace d'un mois, les foules du Tour de France ouvrent, dans une vision fugitive du monde, les temps futurs. Le triomphe utopique et espéré de l'humanité est représenté dans cet univers d'abondance, de jeu et de fête où l'homme continuellement se rénove. Le critère fondamental de toutes les appréciations est non pas l'essor de l'âme individuelle sur la verticale extra-temporelle jusqu'aux sphères supérieures, mais le mouvement de toute l'humanité en avant sur l'horizontale du temps historique. Une fois son oeuvre accomplie, l'âme individuelle vieillit et meurt en même temps que le corps individuel, mais le corps du peuple et de l'humanité, fécondé par les morts, se renouvelle perpétuellement et avance inflexiblement sur la voie du peifectionnement historique 1. L'épreuve sportive du Tour de France cycliste est à voir comme un des plus forts bastions des cultures populaires de la civilisation occidentale contemporaine. Course cycliste, feuilleton télévisé, chaque mois de juillet, le Tour de France, associé aux vacances, aux voyages, au soleil, apparaît comme un carnaval de l'époque industrielle et sportive. Sur les routes 1 M. BAKHTINE, op. cit., 1970, p. 400.

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de France, en attendant les coureurs cyclistes, des millions de spectateurs s'installent à la bonne franquette pour un gigantesque pique-nique gargantuesque. Dans les prés ou au bord de la route, en montagne ou en plaine, dans les villages ou les villes, assis dans l'herbe, ou sur des chaises de camping, on attend le passage du Tour, dans une ambiance joyeuse de kermesse et de vacances. Les étapes de montagne, en particulier, tendent à devenir des lieux de grands rassemblements de foules, venues d'Europe, par familles entières. Années 1930, la caravane publicitaire arrive dans le Tour de France. Avec elle, l'épreuve se transforme en immense carnaval. Un cirque moderne vantant les produits industriels. Une foire-exposition itinérante et humoristique. Une concrétisation du rêve populaire d'abondance. Hurlé à tue-tête. Bric-à-brac d'objets colossaux, montés sur des voitures. Démesure. Vache-qui-rit... Zouave Banania... Bouteilles debout, couchées, obliques... Tablettes de chocolat gigantesques... Margarines... Journaux... Savonnettes... Fortifiants... Tout un univers commercial et utopique traverse en diagonale les vies sédentaires. Une sorte de récréation de mots et de choses lâchés en liberté. Tout un faste industriel en marche vers le futur. Une vie bruyante, vivante, concrète, aux mille odeurs. Haut-parleurs tonitruants. Cacophonie. Prospectus (confettis) qui pleuvent. Chapeaux. Visières. Lunettes. Brassards. Drapeaux. Chaque marchandise possède sa propre mélodie. Avec la caravane publicitaire, le Tour de France se crée son monde rabelaisien1. ...Sur les routes normandes courant vers Pontorson, la longue caravane allonge son coloris brillant sous un soleil éclatant. Des voitures officielles, trente voitures de presse ou de photographes, des voitures de T.S.F., des diffuseurs, d'innombrables voitures de publicité font au peloton, une suite tapageuse et trépidante, empanachée, des hurlements déchirants, des klaxons. Quel spectacle d'un modernisme brutalisant le calme des campagnes...

2

Tour 1930, échantillons: ...Le chocolat MENIER ravitaille le Tour de France. Les touristes, comme les as, sont heureux d'être ravitaillés en chocolat MENIER. ...LA VACHE QUI RIT... L'entraîneuse: tous l'aiment et grâce à elle ils gagnent... 1 La publicité, qui en 1930, s'exprime à l'intérieur de la caravane publicitaire (dans un lieu séparé du sérieux de l'épreuve) va, à partir des années 1960 (avec l'arrivée des équipes de coureurs sponsorisées par des marques extra-sportives), envahir les maillots des concurrents et les transformer en véritables hommes-sandwichs ambulants. 2 BAKER

D'ISY, Paris-Soir,

4 juillet 1930, p.4.

80

...Alcool de Menthe RICQLES... Sportifs! sur la route, en excursion... l'alcool de Menthe RICQLES stimule, rafraîchit, réconforte... ...A chaque étape du Tour de France, distribution d'échantillons et démonstration de produits AUTOMIROR du LION NOIR pour l'entretien des carrosseries... Oleano. Polish. Anti-goudron et tous autres produits AUTOMIROR... ...PICON est le plus tonique des apéritifs... ...BYRRH est la boisson préférée du monde des sports... Vin généreux à base de Quinquina, reconstituant, énergique au goût savoureux... Pur, il tonifie... Etendu d'eau, il rafraîchit... Vente annuelle: 35 millions de bouteilles... ...Toto Grassin, le roi du plancher vous dit: 'la cigarette LUCKY STRIKE a le meilleur parfum, le goût le plus agréable'... LUCKY STRIKE cigarettes... N'irritent pas la gorge, ne font pas

tousser...

...Crevé!... Il réparait avec des imitations... Que n'avait-il des RUSTINES? Les RUSTINES, produits de qualité, assurent des réparations rapides, définitives et en même temps véritablement économiques... ... Une majorité écrasante parmi ceux qui travaillent s'est prononcée en faveur du vélo AUTOMOTO, solide et robuste comme le fameux vélo quatre fois gagnant du Tour de France: fourche incassable, brevetée, cadre brasé, freins et accessoires... Un vélo bien 'roulant' pour se rendre au travail... le vélo AUTOMOTO... A partir de 450 francs... Catalogue franco sur demande... ...Avant, pendant et après l'effort, VIANDOX prépare, soutient et ranime... VIANDOX, produit LIEBIG... ... Un athlète consciencieux surveille son alimentation... OVOMALTINE, aliment léger, digestible, puissamment reconstituant... ... Un champion d'ALCYON: André LEDUCQ... ALCYON a gagné sept fois le Tour de France... ...Ce que dit le vainqueur du Tour: 'Grâce aux RUSTINES je n'ai plus peur des crevaisons'... La cause est entendue, désormais vous ne pouvez plus employer que des RUSTINES pour l'entretien et les réparations de vos chambres à air et de vos enveloppes... ...Depuis plus d'un quart de siècle, les champions comme les connaisseurs ont toujours donné la préférence à la chaîne BRAMPTON, la chaîne des victoires fabriquée dans les célèbres usines de Calais... ...Détente... Après l'effort, rasez-vous avec une lame LERESCHE... Chaque passage de la lame LERESCHE vous enlèvera beaucoup de barbe et un peu de fatigue... Elle laissera votre peau douce, fraîche et reposée... La lame LERESCHE coûte un franc cinquante seulement... Elle est française; essayez-la... 81

...GRAF est une crême de gruyère fabriquée à Dôle dans le Jura... Sportifs! GRAF offre dix mille francs de prix pour son concours du Tour de France... Demandez à tous les crémiers la carteconcours... Clôture du concours le 20 juillet à minuit... Hâtez-vous! ...Cent kilos de bananesfraîches sont nécessaires pour produire huit kilos de farine de banane... Jugez du pouvoir reconstituant de l'exquis déjeuner à la farine de banane... BA... NA... NIA... ...Après l'effort que prendre pour chasser la soif et la fatigue? Un CLACQUESIN... Il réconforte et désaltère... Mais prenez-le sans mélange, à l'eau fraîche naturelle... CLACQUESIN, le plus sain des , . if', I aperztl.Js

'"

Années 1990, Tourmalet, Alpe d'Huez, Puy de Dôme, Izoard, Mont Ventoux... Depuis la veille, les pentes du col forment un colossal camping sauvage. Camping international peuplé de français, hollandais, italiens, belges, allemands, anglais, espagnols... Beaucoup ont passé la nuit sur place et, jusqu'au sommet, les voitures sont stationnées tout le long de la route, en des lieux souvent difficiles d'accès. De nombreux camping-cars et tentes sont installés hâtivement de façon provisoire et les drapeaux, basques et bretons en tête, flottent au vent... Le peloton international des coureurs du Tour va escalader, en début d'après-midi, le col - haut lieu de légendes cyclistes - au cours de la prochaine étape en ligne. Dès l'aube, le col attend l'heure H : une foule énorme (cent mille, deux cent mille personnes, dit-on) dans un décor grandiose... Soleil, altitude, fraîcheur... Rocaille, nuages, ciel bleu, vastes horizons... Grâce au relief, la foule se donne à voir, se regarde ellemême. Pour cette journée exceptionnelle, la montagne quitte sa légendaire solitude... La longue attente continue. Les meilleures places se prennent peu à peu. Emmitouflés dans des duvets, des couvertures de survie, des gros gilets, on regarde la route maintenant fermée aux voitures... Là-bas, au loin, où bientôt les géants vont surgir... Beaucoup de cyclistes amateurs, sac au dos, à vélo de course ou vélo de montagne, escaladent le col. Parmi eux, de nombreux jeunes

- futurs

champions?

- et quelques cyclistes âgés, vieux passionnés essoufflés, mi-Don Quichotte conquérants, mi-Sancho Pança désabusés, qui recueillent quelques applaudissements au passage (Allez! Venez boire un coup avec nous! A cette vitesse vous allez jamais y arriver!)... Les gens, à pied, continuent de monter: les hommes avec la glacière chargée, les femmes le pain sous le bras. Par familles, par bandes, par petits I Toutes ces publicités sont parues dans le journal L'Auto du mois de juillet 1930. On notera J'importance des publicités pour les boissons alcoolisées. Ces boissons sont associées à l'image du Tour de France; elles sont présentées comme "toniques". "énergétiques". "stimulantes". 82

groupes: groupes familiaux (parents, grand-parents, enfants), groupes amicaux (une dizaine d'hommes d'une ou plusieurs générations). Le matériel de camping (chaises, tables, glacières), les attitudes de plage s'installent de manière ostentatoire au bord de la route... Et deux types de vêtements envahissent les lieux: le style vacancier (short, maillot de bain, habit décontracté) et le style cycliste (collant, survêtement, maillot, chaussure et casquette). En attendant la course, on pique-nique. Fromages et saucissons. Dans les tentes et les camping-cars, les tournées d'apéritifs et de vins circulent. Les tables sont sorties, on sympathise entre voisins (les nantais, les 44, ont un sacré bon Muscadet). On se souvient des temps anciens, du Tour 53, du Tour 69 ou 75... On se rappelle l'époque des légendaires Bobet et Coppi, des fabuleux Anquetil, Merckx et Hinault et les paris sur la journée d'aujourd'hui vont bon train. Dans les multiples conversations, les spécialistes affûtent leurs arguments... Des spectateurs peignent sur la route le nom de leur favori... Les heures passent. L'ambiance monte. Dès le début de l'aprèsmidi, sur la route du Tour, les événements s'enchaînent. Brusquement, sans crier gare, les voitures de la caravane publicitaire surgissent, tous phares allumés. Cacophonie de sons et de lumière. Les airs d'accordéon résonnent jusqu'aux cimes. Qui n'a pas son petit vélo? Qui n'a pas sa casquette et son paquet de journaux? Tonitruant chansons à la mode et slogans publicitaires, un carnaval automobile (surréaliste cacophonie klaxonnante) envahit la montagne puis disparaît... Un étrange silence s'installe alors au coeur de la foule électrique... Avec les jumelles, on scrute l'horizon, les plus lointains lacets... Les oreilles sont collées aux transistors... Ils arrivent, ils arrivent... Les hommes arrivent... En bas, au virage de l'horizon, la foule ondule... Des bras, des bruits montent vers le sommet... Moto, auto, vélo: les voilà, les voilà... Ils surgissent du virage, ils surgissent du passé... Les héros de la foule, maillot jaune dans le groupe de tête, passent entre deux haies de gestes et de cris... Visages d'ascètes en

sueuf... Allez! Allez!... Les flancs du col, noirs de monde, flirtent avec l'épopée... Allez! Allez!... Ils passent, ils sont passés... Demain, les journaux décriront la journée... Le Tour n'est pas joué... Maintenant, la foule, après le passage de l'autobus et de la voiture-balai, descend... Par paquets, elle s'assemble autour de transistors et de télévisions portables qui diffusent les dernières nouvelles de la course, et, jusqu'à la nuit, les embouteillages la retiendront prisonnière... Le vélo et la montagne, la foule et les vacances, quelle fête! Au cours d'un pèlerinage original, au milieu d'un fracas débonnaire et d'une gaieté bariolée, on regarde joyeusement, grâce à des symboles et des héros ascétiques du monde industriel, sur le plan du sport et des loisirs, une manière de régler la vie et la mort. 83

Répercuté par l'ensemble des médias, le Tour de France est un feuilleton polyphonique. Un kaléidoscope d'images. Il se passe toujours quelque chose sur la route du Tour des journalistes, dans ce long récit d'un parcours de peine, dans cette aventure heureuse où tout peut arriver. Chaque jour est une conclusion provisoire, chaque étape un épisode. Rien n'est écrit, tout est possible, rien n'est jamais définitif. Le Tour de France cycliste peut être vu comme une forme de littérature contemporaine qui permet la collaboration féconde et savante de l'art écrit et de l'art oral. La littérature de voie orale (c'est-à-dire populaire) est, remarque Marc Sorianol, une forme d'art dont certaines caractéristiques sont exactement à l'opposé de nos habitudes (lettrées). Les oeuvres de tradition populaire sont non seulement anonymes, mais apparemment spontanées, c'est-à-dire élaborées sans élaboration, individualisées sans un individu pour assumer la responsabilité de ce processus que nous estimons inséparable de toute création... Les traits grossiers se trouvent éliminés par la multiplicité des grilles ainsi interposées; et les traits bien venus et d'une qualité artistique incontestable sont sélectionnés et transmis par priorité en vertu du même mécanisme. Nous avons cherché, à notre manière, sous forme d'idéauxtypes (nos quatre grands thèmes), à dresser un inventaire de ces enceintes mentales. Nous avons essayé de réduire les données en un ordre capable de permettre de mieux percevoir les structures narratives de la course. Dans l'épopée du Tour de France, le maillot jaune est un homme-dieu qui meurt. Chaque année, les récits journalistiques qui décrivent les péripéties de la course, les diverses mises à l'épreuve et la quête du maillot jaune, forment une incessante reconstruction nouvelle à l'aide des mêmes matériaux. En utilisant quatre idéaux-types, nous avons essayé de dégager quelques hypothèses permettant de percevoir les schémas narratifs de l'épreuve et de mettre en place une analyse structurale du Tour de France, véritable épopée contemporaine. Le maillot jaune est un symbole qui fait entrer son détenteur dans la série des dieux qui meurent. Le leader de l'épreuve est un dieuhomme qui meurt et ressuscite chaque année. Comme dans le Cycle du Rameau d'Or décrit par James Georges Frazer, il n'existe qu'un moyen, dans le Tour de France, d'empêcher l'affaiblissement et le vieillissement des rois: il faut tuer le dieu-homme dès qu'apparaissent les premiers signes de son déclin physique et transmettre son âme à un successeur vIgoureux.

1 M. SORIANO, Les contes de Perrault. Culture savante et traditions populaires, Paris: Gallimard, 1968, p.481. 84

De maillot jaune en maillot jaune, la course cycliste du Tour de France est une longue chaîne de meurtres rituels. Le champion vainqueur conquiert le maillot de leader après une longue lutte et par le moyen d'un acte symbolique de rupture: la mise à mort rituelle de son prédécesseur, faite au nom de la pérennité des valeurs. Cette mise à mort s'effectue dans un moment de fête, un grand moment de sacralité qui marie valeurs industrielles et valeurs populaires. L'ordre du monde, menacé, se restaure et le nouveau champion - plus fort que jamais - symbolise l'éternelle jeunesse du monde contemporain.

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deuxième

~

~

partie

LE VELO OU L'ESPERANCE

INDUSTRIELLE

Introduction CONSTRUIRE

UNE HISTOIRE DU VÉLO

Aujourd'hui, mes frères, nous nous réunirons, si vous le voulez bien, dans une commune et pieuse pensée à l'adresse de la divine bicyclette. Nous lui dirons toute notre piété et toute notre reconnaissance, pour les ineffables et précieuses joies qu'elle veut bien nous dispenser; pour les souvenirs dont elle a peuplé déjà nos mémoires sportives, et pour ce qu'elle a rendu possible aujourd'hui. Henri DESGRANGEl Quelque importance qu'il puisse y avoir à connaître les vrais mobiles qui ont fait agir l'humanité jusqu'à nos jours, il est peut-être encore plus important pour qui cherche la connaissance de savoir quels sont ceux auxquels l'homme a pu croire, c'est-à-dire ceux que son imagination a pu considérer comme le levier de ses actes. Friedrich NIETZSCHE2

C'est en étudiant l'histoire du vélo que nous allons poursuivre notre recherche. Les épopées se laissent plus facilement comprendre si on les rattache à la vie matérielle et sociale des hommes qui les racontent ou les écoutent. Depuis son origine, le vélo semble incarner ['espérance industrielle à l'intérieur de la société française. Le vélo se présente comme un objet historique original, un témoin privilégié des 1 Article paru dans le journal L'Auto, Il juillet 1911 (après la première escalade du col du Galibier par les coureurs du Tour de France). 2 F. NIETZSCHE, Le gai savoir, Paris: Gallimard, 1950. 89

métamorphoses sociales. Machine de loisir, moyen de transport, instrument de sport, il représente l'espoir mille fois vécu de la révolution industrielle. Au cours de son histoire, cette machine originale s'enracine, de mille manières, dans les temps et les espaces libérés du travail. Le loisir, nouvel espace disponible grâce aux progrès des forces productives et sociales, qui se diffuse peu à peu dans l'ensemble des cultures et des valeurs françaises, peut permettre un autre usage du temps. Le vélo et son histoire ont leur place à l'intérieur des transformations de la société française contemporaine. Etymologiquement, le vélo représente l'idée-même de vitesse. Cette vitesse est fille du monde occidental; depuis deux siècles, elle a changé l'humanité et bouleversé les habitudes millénaires acquises aux rythmes des pas de l'homme et du cheval. Le vélo, inventé au début du dix-neuvième siècle, est à voir comme un produit de la civilisation industrielle. Née en Angleterre au cours du dix-huitième siècle, la révolution industrielle, qui se poursuit de nos jours, constitue, pour l'histoire de l'homme, un tournant décisif: un univers économique s'impose, dominé par la fabrication mécanique des grandes industries. Les machines se substituent à la force animale et à l'habilité humaine. La Révolution Française brise les vieilles valeurs héritées du féodalisme et une mentalité quantitative, une pensée issue des machines transforment peu à peu l'univers social. Une aire culturelle se développe: l'Europe et l'Amérique du Nord deviennent les centres créateurs du monde dans les domaines de la science, de la technologie et de l'économie. En France, instrument de prestige social à ses débuts, symbole du quotidien populaire dans les trois premiers quarts du vingtième siècle, vecteur du loisir écologique et individualiste de cette fin de siècle, la bicyclette se trouve au carrefour de plusieurs univers sociaux. Chaque pratique a ses espaces et ses rythmes spécifiques. L'histoire des pratiques cyclistes se présente comme une histoire à éclipses que nous allons découper, pour voir plus clair, en morceaux successifs, en tranches quasi étrangères l'une à l'autrel. De 1817, date d'invention du vélocipède, à nos jours, l'histoire des pratiques cyclistes peut se diviser en trois grandes formes, trois espaces mentaux originaux, délimités et descriptibles. Ces configurations correspondent, approximativement, à trois âges: la période bourgeoise du dix-neuvième siècle, la période populaire du vingtième siècle commençant et la période écologique de notre fin de siècle.

1 F. BRAUDEL, 1987, p. 58.

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L'histoire du vélo va nous permettre d'observer les transformations et les espérances de la société française au cours des deux derniers siècles. et de suivre les articulations entre les cultures dominantes et les cultures dominées. Elle va nous aider, aussi et surtout, à mieux contextualiser le phénomène événementiel, Tour de France cycliste à l'intérieur de l'espace des loisirs et des sports. Au cours du dix-neuvième siècle, la classe de loisir semble avoir joué un rôle déterminant dans la diffusion des nouvelles valeurs industrielles. Comme la société de cour décrite par Norbert Elias, elle paraît former un dispositif central dans la modification des mentalités de l'homme occidental. Le vélo est un objet industriel entré dans l'histoire par le biais des loisirs et des valeurs dandys. Aussi loin qu'on remonte dans le temps, cette machine n'apparaît pas liée à la lutte pour l'existence...

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Premier Age:

"LA VITESSE BOURGEOISE"

LES PRATIQUES

CYCLISTES ...

...

AU COURS DU DIX.NEUVIEME SIECLE Instrument raide, enfer battu, Qui dépossède le char tortu, Vélocipède, fils d'Archimède, D'où nous viens-tu? Charles Monselet, 18691

Le vélocipède

- ce mot

qui vient à nous des commencements

lointains et naïfs de ['Agetechnique 2 - est une invention culturelle du

dix-neuvième siècle européen. Cheval mécanique et progressiste, le vélocipède puise ses valeurs dans l'univers séparé de la classe de loisir. Il est lié aux consommations excédentaires d'argent et de temps (loisirs, sports, tourisme), au rêve d'âge d'or industriel de la bourgeoisie. Son prix très élevé le rend alors inaccessible pour les milieux populaires. Durant le dix-neuvième siècle, la classe de loisir, modèle d'honorabilité, remarque Thorstein Veblen, a été en position de prescrire aux classes inférieures bien des éléments de sa théorie de la vie; en sorte qu'à tout moment et du haut en bas de la société, avec plus ou moins de persévérance, on cultive ces traits de caractère aristocratique 3. 1 Poème paru dans Le Vélocipède Illustré, 20 mai 1869, p. 2. 2 M. KUNDERA, L'art du roman, Paris: Gallimard, 1986, p. 155. 3 T. VEBLEN, Théorie de la classe de loisir, 1899, Paris: Gallimard, 1970, p. 159.

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Nouvelle machine ludique du siècle dernier, le vélo est un objet qui va nous permettre d'analyser la diffusion des phénomènes de mode à l'intérieur de la société française. A sa manière, la bourgeoisie industrielle, classe supérieure non exempte de travail, interprète les valeurs anglaises et aristocratiques. A l'intérieur de la civilisation du cheval et du train, le vélocipède va connaître trois moments de mode. Deux modes excentriques: sous la Restauration (1818-1820) et le Second Empire (1861-1870) et une mode remarquée: sous la Troisième République (1889-1903). En examinant cette période cycliste, on peut voir le rôle central joué par l'Angleterre et la France dans ce siècle en quête de vérité scientifique et d'idéal humanitaire. Le loisir et le sport, consommation improductive et prestigieuse de temps social, éclairent de manière originale les valeurs de la France bourgeoise du dix-neuvième siècle. L'innovation naît par le snobisme mais la société industrielle, qui va enregistrer la victoire de la bourgeoisie sur l'aristocratie, honore en même temps deux principes antagonistes: l'un, aristocratique, de mépris pour toute forme d'activité laborieuse, l'autre, bourgeois, de célébration du travail. Les pratiques cyclistes, prestigieuses, naissent à la ville et de la ville. Paris, haut lieu de luxe et de plaisir, forme un centre du monde où s'élaborent modes et découvertes, où se définissent styles de vie et goûts de tous ceux qui prétendent, dans le monde, vivre noblement. Snobs, dandys, aristocrates de cour, acteurs, actrices, sportsmen anglais vont être les pionniers des goûts collectifs. La bourgeoisie va suivre leurs modèlesl. Après les deux premières modes extravagantes du vélocipède (sous la Restauration et le Second Empire), les nouvelles classes dominantes de la Troisième République, patriotiques et férues des principes d'éducation anglaise, vont tomber sous le charme de la petite reine. La bicyclette passe pour distinguée, créatrice de distance; elle n'est plus excentrique. Pour commencer, regardons l'invention. Pourquoi le vélo, objet apparemment si simple, a-t-il été inventé aussi tardivement dans l'histoire humaine? Pourquoi les civilisations grecques, romaines ou chinoises, pourquoi le Moyen-Age ou la Renaissance occidentale n'ont-ils pas réussi à penser cet objet? Tournons-nous pour répondre à ces interrogations du côté de l'inventeur et contextualisons sa biographie et le moment de la découverte. Comment, en 1817-1818, le baron de Drais, un allemand de trente-trois ans originaire du duché de Bade, a-t-il réussi à penser sa 1 Les nobles, qui ~alorisent et encouragent les activités corporelles, sont mieux préparés que les bourgeois à pratiquer des activités sans fins utilitaires. Voir M. de SAINTMARTIN, "La noblesse et les 'sports nobles"', Actes de la Recherche en Sciences Sociales 80, Novembre 1989, p.22.

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machine? Quelles suites de dépassements techniques ont contribué, par associations d'idées nouvelles, à l'invention du vélocipède? La draisienne, brevetée en Allemagne en 1817 et en France en 1818, se présente comme une machine roulante à deux roues, qui permet, en théorie, d'aller plus vite que le cheval. Une voiture mécanique d'un nouveau type prends forme: le vélocipède conçu comme une voiture-cheval. Deux modèles de pensée, les améliorations techniques des voitures avec chevaux et les démonstrations de voitures mécaniques, semblent avoir influencé le baron de Drais. En 1817-1818, l'ère industrielle naissante a besoin de moyens de circulation rapides. Avant l'invention du train, s'épanouit la période faste des voitures avec chevaux, vives et légères, sur les grands axes routiers hérités de l'époque napoléonienne. Le terme français vélocipède (mot formé à partir du latin velox, rapide et pes, pedis, pied) du baron de Drais est construit sur le modèle des termes vélocifère (du latin velox, rapide, etfere, qui porte) et célérifère (du latin celer, rapide). Vélocitère et céléritère sont alors deux types nouveaux de voitures avec chevaux qui essaient de concurrencer, par leur promptitude et leur légèreté, (tout comme - espère le baron de Drais - le vélocipède), les diligences traditionnelles des grandes

messageries de l'époque. Le vélocifère, inventé en 1803, est une voiture dont les essieux, les roues et la manière de suspendre et de construire la caisse sont exécutés sur de nouveaux principes. Le céléritère est une voiture anglaise avec chevaux, introduite dans notre pays, en 1817, par un certain Jean-Henri Sievrac. Le vélocifère et le célérifère, inventions qui améliorent la rapidité des voitures avec chevaux, sont à voir comme le premier modèle de pensée du baron de Drais. Les historiens du cycle ont valorisé fortement ces deux appareils et en ont fait, pendant plus d'un siècle (de 1869 à 1977 environ), les ancêtres-même du vélocipède. Après la révolution de 1789, nous disait cette légende des origines, diffusée par le dictionnaire Littré de 1869, amplifiée par les livres de Baudry de Saunier (1891, 1893) et reprise par les auteurs du début du vingtième siècle, le célérifère, qui sera ensuite dénommé vélocifère, fut en vogue dans le milieu des Incroyables et des Merveilleuses qui l'utilisaient dans les jardins du Palais Royal, à Paris, de 1791 à 1805 environ. Le céléritère était une sorte de cheval de bois posé sur deux roues et actionné par les pieds sur le sol, il avait une tête de cheval ou de lion comme décoration à l'avant. On dit, continuait la légende, que c'est Monsieur de Sivrac qui l'inventa. Pour amuser ses enfants, il remplaça les quatre petites roulettes de leur cheval de bois par deux grandes roues. Les travaux de Richard Walter Jeanes sur Les origines du vocabulaire cycliste français (1950) et les recherches minutieuses de 95

Jacques Seray sur les premiers temps des deux roues (1976, 1988) ont démontré l'inexactitude de ces proposl. Maintenant, on peut écrire, de manière quasi-certaine, qu'avant le vélocipède articulé introduit par le Baron de Drais de Sauerbron, il n'existait aucune espèce de véhicule à deux roues placées l'une à la suite de l'autre qui soit susceptible d'être classé parmi les ancêtres du cycle moderne (nous reprenons les termes mêmes de Richard Walter Jeanes). Néanmoins, la légende, nous dit le poète Paul Valéry, est souvent aussi véridique que l'histoire... Sievrac, vulgarisateur français du célérifère historique; Monsieur de Sivrac, inventeur français du célérifère légendaire... Vélocifère, célérifère, rapides voitures à cheval de l'histoire, chevaux de bois à deux roues de la légende... L'imaginaire prends forme, toujours, dans le réel: vélocifère et cê\érifère, de l'histoire et de la légende (la légende amplifiant, ici, l'histoire), s'incorporent à la métamorphose des moyens de locomotion de l'ère industrielle qui naît... Le deuxième modèle de pensée qui paraît avoir contribué à l'invention du vélocipède du baron de Drais se trouve dans la série des engins chers au dix-huitième siècle appelés voitures mécaniques ou encore carrosses sans chevaux. Une des premières illustrations connues de voitures mécaniques figure dans Les récréations mathématiques et physiques d'Ozanam, publiées en 1694. On voit à Paris depuis quelques années un carrosse ou chaise. Un laquais monté derrière le fait marcher, en appuyant alternativement les deux pieds sur deux pièces de bois qui communiquent à deux petites roues cachées dans une caisse posée entre les roues de derrière.2 Au dix-huitième siècle, de nombreuses voitures à pédales, carrosses sans chevaux, sont construites selon le même principe. La plus connue semble être celle d'un dénommé Blanchard. Le Journal de Paris nous dit que Jean-Pierre Blanchard, futur aéronaute, expérimenta à Paris, le 24 juillet 1779, une voiture mécanique à trois roues. A la partie qu'occupe le brancard ou le timon, est un aigle, les ailes déployées; c'est là que sont attachées les guides. Derrière, est un homme qui imprime à la machine un mouvement plus ou moins rapide, 1 A.W. JEANES, Des origines du vocabulaire cycliste français, Paris, 1950; J. SERA Y, "Naissance de la vélocipédie et d'une polémique", Cyclisme-Magazine, avril 1976, pp. 17-22; J. SERAY, "Chronique de la première année cycliste", Cyclisme-Magazine, janv.fév. 1977, pp. 12- 15; J. SERAY, Deux roues, Ed. du Rouergue, 1988, pp. 13-64. Voir aussi: H. D'ALMERAS, La vie parisienne sous la Restauration, Paris: Albin Michel, 1910, pp. 107-112 et K. KOBAYASHI, Histoire du vélocipède de Drais à MicMux. 18171870. Mythes et réalités, Paris: Bicycle Culture Center de Tokyo, 1993. 2 OZANAM, Les récréations mathématiques et physiques, Paris: chez Jacques Jombert, 1694, tome 2, p. 163. 96

en pressant alternativement des deux pieds, ce qui ne paraît pas du tout fatiguant et exigeroit un relais d'hommes en place de relais de chevaux.

L'invention du vélocipède n'est donc pas l'oeuvre unique d'un seul inventeur. Le baron de Drais est le dernier chaînon d'un phénomène social compliqué qui a produit cette nouvelle machine. Le vélocipède est à voir comme une métamorphose du carrosse et de la diligence, métamorphose pensée à partir des améliorations mécaniques de ces moyens de locomotion. Il est une voiture mécanique pleine d'originalité: une voiture-cheval qui met le conducteur à califourchon sur son engin en position de cavalier, les pieds de l'utilisateur devant prendre appuie alternativement sur le sol. En 1818, le texte du brevet déposé par le baron de Drais introduit pour la première fois le terme vélocipède. DESCRIPTION D'UNE MACHINE APPELÉE VÉLOCIPÈDE 1.

Nature et propriété. Le vélocipède est une machine inventée dans la vue de faire marcher une personne avec une grande vitesse, en rendant sa marche très légère et peu fatigante par l'effet du siège qui supporte le poids du corps qui est fixé sur deux roues qui cèdent avec facilité aux mouvements des pieds. Le vélocipède, selon la nature des chemins, marche avec la rapidité ci-après: 10Sur une grand'route bien entretenue, il égale, à la montée, la marche d'un homme qui va au grand pas; 20 Dans la plaine, après une forte pluie, il parcourt deux lieues dans une heure, par conséquent il va aussi vite qu'une estafette; 30 Et quand les chemins sont secs, il parcourt environ quatre lieues dans une heure, train d'un cheval au galop; 40 A la descente, il devance un cheval allant ventre à terre. On a pris pour base la mécanique de la roue: on voit, par la gravure, qu'elle est appliquée de la manière la plus simple à la marche de l'homme. L'économie de la force peut être comparée, par cette invention, à celle des voitures, c'est-à-dire que si le cheval peut traîner avec facilité une charge qui lui serait difficile et même impossible de porter, de même l'homme peut diriger plus aisément sa course quand ses pieds ne supportent plus tout le poids de son corps. Le Vélocipède a encore l'avantage de se choisir les meilleures parties du chemin, il ne trace qu'une ornière: sur une route dure et unie sa vitesse ressemble presqu'à celle d'un habile coureur en patins; les 1 Les termes cités plus de trois fois sont soulignés. Vélocipède est cité huit fois; roue sept fois; cheval (ou chevaux) six fois; mouvement, pied cinq fois; direction, homme, machine, siège quatre fois.

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principes des deux mouvements sont les mêmes; en effet, après avoir imprimé le mouvement, l'homme peut se reposer, et la machine continue de rouler avec la même rapidité. Dans les descentes, elle surpasse de beaucoup les meilleurs chevaux sans s'exposer à autant d'accidents, puisqu'indépendamment d'une enrayure qui se dirige par gradation d'un seul doigt, on peut encore s'arrêter avec les pieds. Maniement du vélocipède. Après s'être placé, dans l'attitude figurée sur la gravure, les coudes ouverts et le corps un peu incliné en avant, on affermit les bras sur le balancier, et on s'applique à garder l'équilibre, en appuyant légèrement du côté où l'on sent la planche du balancier s'élever. Le timon conducteur, facile à mouvoir, se tient des deux mains et fait diriger la course à volonté, de manière que les roues aillent, autant que possible, en ligne directe. Cette exécution n'a besoin que de l'aide des mains, parce que la partie de l'avant-bras doit être le mobile essentiel de l'équilibre, comme les mains doivent être celui de la direction: il faut donc chercher à s'habituer au tact juste de cet exercice et y joindre la plus grande attention. Dans cette position décrite, on pose légèrement les pieds sur le terrain, on fait de grands pas en direction parallèle avec les roues; ils sont lents dans le commencement, l'on doit tenir les talons en dehors pour qu'ils ne se trouvent pas engagés sous la roue de derrière. Pour vaincre peu à peu les difficultés que présentent, en tout, les défauts de l'habitude, il faut faire les premiers essais sur un bon terrain, choisir de belles routes ou places de certaine étendue. C'est après avoir ainsi atteint la dextérité de l'équilibre et de la direction du vélocipède qu'on peut précipiter le mouvement des pieds, en les tenant très souvent en l'air pour prendre quelque repos, pendant que la machine roule et vous entraîne avec une grande rapidité. Observations. On a pourvu à tout ce que l'on peut prétendre, tant sous le rapport de la solidité et de la légèreté, que sous celui de la commodité et de l'élégance, et pour satisfaire les amateurs on ajoute, s'ils le demandent, une mécanique à vis, servant à hausser et à baisser le siège suivant la taille des personnes qui en feront l'usage. Il est également établi des vélocipèdes à deux sièges, l'un devant l'autre, avec deux sacoches et mécaniques à vis, pour deux personnes qui ont acquis la même dextérité dans l'exécution, alors ils peuvent tour à tour se reposer. Enfin, on en construit à trois ou quatre roues avec un siège entre les roues de devant et un autre derrière pour s'y mettre à cheval. Ce dernier n'est pas aussi commode ni aussi utile, il réussit cependant l'avantage, lorsqu'on s'en sert sur les places publiques et les promenades, de pouvoir y conduire les dames comme dans les parties

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de traîneau, de ne point être incommodé par la poussière des chevaux, et de jouir de la vue de tous les environs. On peut également donner au vélocipède différentes formes pour cacher sa construction et les mouvements de la direction, et y ajouter divers embellissements et utilités selon le goût et lafantaisie des amateurs. Carrosse sans chevaux, vélocifère, vélocipède, ces inventions du début de l'époque industrielle, veulent concurrencer carrosse et diligence. Sur ce point, elles seront des échecs. Mais elles possèdent un cachet excentrique qui les transforment en objets de modes passagères dans le monde aristocratique de Paris et de Londres, en particulier chez les dandys. C'est de cette façon qu'elles s'inscriront dans la société. Au dix-huitième siècle, les voitures sans chevaux sont l'objet de démonstration dans les cours royales de France et d'Europe. Trop lourdes, d'un mécanisme compliqué, elles ne suscitent rien d'autre qu'une curiosité, extravagante et passagère, de la noblesse. Au début du dix-neuvième siècle, le vélocifère - diligence rapide - fait les délices des Incroyables de l'époque. Le Journal officiel daté du 9 janvier 1869 rapporte que le jardin de Hanovre (à Paris) était le rendez-vous des amateurs, et c'est de la terrasse donnant sur le boulevard des Italiens que partaient les vélocifères nombreux, engagés dans les paris de course et qui se dirigeaient soit sur la ligne des boulevards, soit vers les Champs-élysées et le Cours de la Reine. Le Journal officiel poursuit: le 29 floréal an XII (19 mai 1804), on représenta au Théâtre du Vaudeville une comédie intitulée 'Les Vélocifères'. Elle avait pour auteurs Messieurs Dupaty, Chazet et Moreau. Arrêtons-nous un peu sur ce vaudeville. Les comédies, les vaudevilles de cette époque sont à voir comme des miroirs où se reflètent les tendances momentanées du beau monde aristocratique de Paris. Tendances imagées extrapolant la réalité. Deux milieux s'y opposent: les nouveaux bourgeois, maris qui travaillent dur toute la journée, et les femmes et filles de ces riches industriels, qui dépensent avec la jeunesse dorée, les dandys, l'argent péniblement gagné. La comédie-parade Les Vélocifères se situe chez Cassandre, entrepreneur d'un établissement générale de roulage sur les routes de France les plus fréquentées. Le dandy Arlequin, pour épouser la fille de Cassandre, Colombine, invente le vélocifère. Monsieur Cassandre, en pensant aux moyens de vous être utile, j'ai pensé que sur toutes les routes, sur la route de la fortune, et même sur les grandes routes, chacun vouloit passer les autres, et tâcher d'arriver le premier sur la route du plaisir... J'ai donc imaginé une voiture qui, par la légèreté de sa construction et la combinaison de toutes ses parties, doit l'emporter sur tout ce qu'on a vu jusqu'à ce jour de plus léger, aussi l'a-t-on 99

nommé Vélocifère. Cassandre, entrepreneur, accepte les Vélocifères proposés par Arlequin: Mon ami, je te prends ta voiture et je te donne ma fille. Dans la réalité, les vélocifères tenteront en vain de lutter contre les grandes messageries. Dans le vaudeville, au contraire, dandy et bourgeois s'associent pour le progrès vélociféérique, sur les chemins du dilettantisme. Le vélocipède de 1818 va être, comme le vélocifère de 1804, l'objet d'un vaudeville, joué pour la première fois au Théâtre des Variétés le 2 mai 1818. C'est une pièce où l'on ridiculise carrément la nouvelle invention venue de l'étranger. Elle a pour titre: Les Vélocipèdes, ou la poste aux chevaux, et pour auteurs: Scribe, Dupin et Varnerl. Une grande expérience de draisienne va avoir lieu dans un village près de Paris. La draisienne va-t-elle remplacer la poste aux chevaux? Les diligences vont-elles devenir caduques? Les villageois se le demandent: Nous allons, donc voir ici, Les Draisiennes Parisiennes! Oui, nous allons, Dieu merci, Mes amis, les voir ici. (...) Le ressort en est pliant Et la peinture en est riche; Ca doit aller comm' le vent, Car je l'ons lu sur l'affiche. (...) Grâce à c't' invention-là Tout va changer de figure: Ah! comme tout marchera Quand chacun aura voiture!

L'expérience se déroule. L'inventeur allemand, dénommé ici Fiacrenberg, fait sa démonstration devant les villageois. Nous sommes partis en même temps que lui, il n'est pas encore à la moitié de la place publique, et cependant tout le monde s'est mis à le pousser. Finalement, Fiacrenberg, monté sur son engin, arrive enfin sur scène, tout essoufflé:

- Assez! assez!... Que diable, j'irai bien tout seul...

Mais donnez-moi du temps... Aie... Je suis rompu! 1 E. SCRIBE, H. DUPIN, J. VARNER, "Les vélocipèdes ou la poste aux chevaux". Apropos vaudeville en un acte, Théâtre des Variétés, 2 mai 1818, Oeuvres complètes de Eugène Scribe, Paris: Ed. Dentu, 2ème série, vol. 4, pp. 43-79.

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Ce cheval-là est dur comme du bois... Mais qu'est-ce que j'aperçois? - Toute la jeunesse du village, qui pour vous faire honneur est aussi montée en Draisiennes! - Comment! A cheval sur des bâtons! - Dame! Vous m'avouerez que c'est le même procédé simplifié et perfectionné. Les jeunes du village se moque du naïf inventeur, en jouant à s'asseoir à califourchon sur des bâtons, symbolisant ainsi le ridicule de l'invention. Le porte-parole du groupe en tire la leçon finale, en chantant: Sans vos secours, monsieur, et sans votre aide, A l'école nous connaissions Déjà le vrai vélocipède Lorsqu'à cheval ainsi nous galopions! Tel croit marcher, dans le siècle où nous sommes, Qui recule à pas de géant, Et les projets de messieurs nos grands hommes, Sont bien souvent des jeux d'enfants.

Et tous les villageois reprennent en coeur: Et les projets de messieurs nos grands hommes, Sont bien souvent des jeux d'enfants.

Laissons le temps (et les dandys) courir... Grâce au baron de Drais, la roue se trouve pour la première fois de son histoire placée dans une situation d'équilibre aérodynamique: la voiture est devenue cheval. L'invention du vélo est la pointe d'un iceberg, la révélatrice de structures cachées, et doit être pensée en fonction des mouvements lents et profonds de l'histoire: la diffusion des valeurs liées à l'industrie et aux loisirs. Il n'y a pas eu de saut brusque: l'invention du vélocipède n'a été que l'alliance nouvelle de savoirs et de pensées empruntées aux milieux ambiants et aux techniques déjà connues1. Elle n'est pas une création issue d'un cerveau de génie ou d'un hasard heureux, mais la combinaison d'éléments préexistants. Le baron de Drais et son innovation de 1817-1818 doivent être replacé dans le milieu technique et social du début du dix-neuvième 1 Voir sur ce thème André-Georges HAUDRICOURT. La technologie, science humaine. Recherches d'histoire et d'ethnologie des techniques, Paris: Ed. de la Maison des Sciences de l'Homme, 1987.

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siècle. Les besoins et les préoccupations de l'époque ont attiré l'attention sur les perfectionnements des voitures avec et sans chevaux. La révolution industrielle et ses schémas de pensée ont permis d'appréhender et de construire de nouvelles formes de locomotion mécanique sur terre, des machines mues par la seule force humaine. La voiture sans chevaux du baron de Drais en est un exemple type. Cependant, il y a parfois un abîme entre le projet d'un inventeur et l'usage que l'époque fait de sa machine. Et la draisienne, objet excentrique et ridicule, s'inscrira socialement comme une amusante machine dandy, une mode d'un instant aristocratique. Machine extravagante, le vélocipède du baron de Drais sera objet d'une mode éphémère dans les milieux dandys et aristocrates de Paris et de Londres. Deux catégories de vélocipèdes seront utilisées: les vélocipèdes à char dans lesquels les dames se font porter par des cavaliers, et les vélocipèdes simples. En Angleterre, le succès se prolongera quelques années. La draisienne y sera dénommée Hobbyhorse ou Dandy-horse. La diffusion sociale des premiers vélocipèdes est ainsi intéressante à observer. Elle montre le quiproquo culturel qui s'est installé entre l'inventeur de l'engin et la première bourgeoisie industrielle. Le vélo n'apparaît pas réellement utile, productif. Elle fait voir le rôle positif de la classe de loisir qui présente ostentatoirement l'originalité ludique de la nouvelle machine. Paris, 1861 : quarante-trois ans ont passé. Depuis 1820, la draisienne n'a plus, en fait, d'existence sociale. L'ère du rail commence. Le capitalisme industriel a besoin de machines de locomotion capables de transporter, de manière rapide et économique, les marchandises et les matières premières. Les tentatives qui cherchent à améliorer le vélocipède sont historiquement vouées à l'échec (comme celles du forgeron Mac Millan et de l'écossais Dalzell qui, vers 1840, en Angleterre, fabriquent des vélocipèdes à leviers). L'époque n'est plus à la voiture mécanique excentrique. La draisienne paraît survivre, à quelques exemplaires, à l'intérieur de deux groupes sociaux: pour quelques dandys (parisiens extravagants) et quelques compagnons (ouvriers ingénieux)l. Au début des années 1860, le télescopage de ces deux univers va se concrétiser par une invention: la pédale, et une mode nouvelle: l'ébauche du sport vélocipédique. 1 Voir, sur ce point, par exemple, l'article "La bécane du père Gallou", paru dans L'AutoVélo daté du 28 novembre 1901. Maître Gallou, âgé de 90 ans, compagnon zélé du Devoir et ci-devant charron de son métier y est présenté comme le doyen des cyclistes de France et de Navarre. A partir de 1828, y lit-on, il parcourut les chemins de France sur un cheval de bois, à moyeux solides, à jantes ferrées qui ressemblait à une draisienne et qu'il construisit de ses propres mains. 102

Sous le Second Empire, deux faits: l'invention (en 1861) de la pédale, adaptée sur l'axe de la roue avant - trouvaille de Pierre Michaux (quarante-huit ans), carrossier et charron sur les Champs Elysées de Paris et de son fils Ernest (dix-neuf ans) - et l'attitude de la jeunesse dorée de Paris - Une des déesses du temps, Cora Pearl, qui avait un réel penchant pour les excentricités, demanda à Henry Michaux [un des fils de Pierre Michaux] de lui construire [un vélocipède à pédale sur lequel] il lui apprendrait à monter. Elle se fit confectionner un costume de zouave, et, entraînant les élégants, ses contemporains, elle pédala avec un succès inouï: C'était le vélocipède lancé. Tout le monde en voulut, jusqu'au prince Impérial que ce divertissement comblait de joie 1 - déclenchent la mode urbaine et distinguée du vélocipède à pédales, proche de l'étalage de luxe et de la recherche de plaisir chers à l'époque impériale. Pierre Michaux, né à Bar-Le-Duc, est, en 1861, carrossier et charron sur les Champs-Elysées. Compagnon (il a fait son Tour de France en 1833), il fut, nous disent ses fils, toujours partisan de tous les genres de voitures mécaniques; il en construisit plusieurs avant de créer son vélocipède à pédales. C'est en mars 1861 qu'un chapelier nommé Brunel apporta [à notre père] une draisienne qui avait besoin d'une réparation à la roue avant. Le soir, Ernest Michaux [notre frère aîné], alors âgé de dix-neuf ans, s'en alla essayer la machine; après bien des chutes, il parvint à sy tenir en équilibre; seulement, la fatigue éprouvée par les jambes, une fois la draisienne lancée, le désappointa et lui suggéra l'intention d'adapter un repose-pied à la roue avant. Il en parla à son père, qui eut tout de suite l'ingénieuse idée de la pédale. J:\.ulieu d'un repose-pied, dit-il à Ernest, adapte plutôt un arbre coudé aux deux côtés du moyeu de la roue, et alors tu feras tourner celle-ci comme une meule'. Ce qui fut fait: la pédale était trouvée 2. Du point de vue technique, avec des manivelles pensées sur le modèle de la meule à aiguiser, le vélocipède devient une machine destinée à transformer la force humaine en vitesse. Le vélocipède de Michaux n'est plus perçu comme une voiture. Le mouvement des pieds - va et vient alternatif

s'appuyant

sur le sol, pour la draisienne

- se

perfectionne avec l'invention de la pédale. Il s'incorpore au vélocipède, devient circulaire et continu. Le Vélocipède, ou Véloce-Bicycle, ou simplement Véloce, est une monture de transport, de structure bipède automatique, à stature droite, à pieds rotatifs, mue et dirigée par le

1 MICHAUX (Les), Biographies et souvenirs de Pierre et Ernest Michaux, inventeurs de la pédale, Levallois-Perret: Impr. Guyot, 1906, p. 13. 2 MICHAUX, (Les), op. cit, p. 12.

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Véloceman qui est son cavalier écrit Berruyer en 1869. L'invention aura d'importantes répercussions sociales. 1868-1869 : Les dernières années du Second Empire sont l'époque de la naissance de la vélocipédie. Industries de vélocipèdes, courses, clubs, journaux voient le jour. René Olivier, jeune ingénieur de l'Ecole Centrale, crée les ateliers de Michaux et Compagnie puis de La Compagnie Parisienne. Dans le parc de Saint-Cloud, le 31 mai 1868, se déroulent les premières courses officielles de vélocipèdes. Une première course de fonds, Paris-Rouen, cent-vingt-trois kilomètres, est organisée par La Compagnie Française le 7 novembre 1869. Artisans et clubs d'inventeurs cherchent à améliorer le vélocipède. L'art de vélocer devient une forme d'équitation moderne - un sport en gestation - et le vélocipède - on dit aussi véloce ou bicycle - un fer de lance bourgeois du progrès industriel et d'une civilisation à venir. Lucien Fillet, par exemple, rédacteur en chef de l'hebdomadaire Le Vélocipède, écrit en 1869, dans son premier appel au public: Nous nommons notre journal 'le Vélocipède', voici pourquoi: nous avons voulu un titre qui symbolisât notre programme, celui du progrès moral et matériel sous toutes les formes, et obtenu par tous les moyens.l En ces années, le nombre des vélocemen français est encore faible: environ cinq ou six mille en 1869, estime Baudry de Saunier.

1 Texte de Lucien Fillet, dans Le Vélocipède. Journal Humoristique. Gazette des sports et des vélocemen, nOl, 1er mars 1869, p. 1. Le Vélocipède, en ces années de fin de second Empire, incarne souvent les idéologies démocratiques et républicaines et les journaux vélocipédiques sont proches des idées de Victor Hugo. Le vélocipède, qui représente le progrès, éclaire la route de l'avenir. Nous aimons la liberté pour tous, et non pour un seul. La liberté, soleil vivifiant, doit faire disparaître à jamais les ténèbres qui seules engendrent la misère et la souffrance. L'industrie française est perçue comme une robuste fille du progrès et de la civilisation, toujours en éveil, toujours en marche (cf. Le Vélocipède Illustré, 31 mars 1870, p. 6.). Vous vous appelez Vélocipède, titre ambitieux dont il ne faudra pas faire démentir les espérances flatteuses, écrit un lecteur au Vélocipède (journal de Foix). Le vulgaire ne verra dans ce mot qu'une originalité, mais le penseur trouvera une idée et une promesse. Votre journal doit représenter dans l'ordre de ses facultés purement littéraires, les idées nouvelles ou encore à éclore, comme le vélocipède nous figure le véhicule de demain (cf. Le Vélocipède, n02, 31 octobre 1868, p. 3.). Elie Montagné, rédacteur en chef de ce journal, écrit même (malgré la censure) un poème en hommage à Victor Hugo: C'est en toi que le siècle a mis son espérance! Ton génie est pour nous un phare lumineux! Va, tu sauras un jour que chez lajeune France Il n'est pas refroidi le sang des Grands Aïeux. (cf. Le Vélocipède, n06, 28 octobre 1868, p. 1.). Richard Lesclide, fondateur du Vélocipède Illustré, était, lui, l'ancien secrétaire du "grand exilé".

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REVUE L'ILLUSTRATION, 12 juin 1869 : Le premier vélocipède quifit son apparition à Paris ne provoqua tout d'abord que le sourire du passant... Encore une fantaisie nouvelle!... En quelques jours, le vélocipède se montra dans tous les quartiers de Paris. Aux rares promeneurs de la première heure succédèrent des groupes de vélocipédistes, sillonnant les grandes artères de la capitale, passant comme des tourbillons, distançant piétons, voitures et cavaliers, et déployant aux yeux de la foule étonnée les prouesses d'une féerique cavalcade. Dès son apparition, le vélocipède avait donc mis ses rieurs de côté. L'essai des premiers jours devint une mode; la mode est devenue une fièvre, un engouement général... Le vélocipède entre peu à peu dans toutes les villes, et il ne tardera pas à pénétrer bientôt dans les campagnes. Il a ses journaux qui font comprendre à tous le double intérêt de l'invention nouvelle, l'agrément et l'utile, utile du Ici: il a ses livres qui vont se multipliant comme lui; il a son Almanach qui l'a classé, dès l'origine, au nombre des créations désormais consacrées par les services qu'elles ne peuvent manquer de rendre; il a ses clubs, ses comités, ses courses, ses luttes internationales, qui le montrent se développant dans le monde entier. Le vélocipède est aujourd'hui partout, et suivant un mot souvent répété, le vélocipède est un signe du temps. Années 1870: L'Empire de Napoléon III s'est écroulé. La guerre, puis la Commune, ont porté un coup fatal à la mode du vélocipède et à l'industrie naissante. Pendant deux décennies, les pratiques françaises vont se référer au modèle anglais1. Le vélo s'enracine dans les valeurs sportives de l'Angleterre. Avec le bicycle et le tricycle, la mode et l'industrie du Cycle se développent. Le grand bi devient un objet véritablement sportif, c'est-àdire rapide, avec une roue avant démesuré et une roue arrière minuscule. Le tricycle, quant à lui, est stable et sûr. L'invention de la bicyclette (brevet anglais accordé à Henry Lawson, alors âgé de vingt-huit ans, le 30 mars 1880) - la roue arrière, entraînée par un système de pédalier avec chaîne, devient motrice -, l'industrialisation du nouvel engin (dès 1884 par John Starley) et la création - anglaise elle aussi - du pneumatique (le 21 mai 1888, un brevet est accordé à John Dunlop pour l'amélioration des bandages des bicyclettes, tricycles et autres véhicules routiers) font rebondir l'histoire du vél02. 1 Sur le cyclisme en France durant cette période, voir C. TERRONT, L. BAUDRY DE SAUNIER, Les mémoires de Terront, 1893, Paris: Prosport, 1980. 2 Notons ceci: Léonard de Vinci, dès la fin du XVème siècle, a très bien appréhendé les problèmes mécaniques liés aux roues dentées et aux chaînes. Vers 1493, Léonard de Vinci (ou un de ses disciples) a peut-être, d'ailleurs, dessiné un objet ressemblant à une 105

La bourgeoisie anglaise puis française adopte le nouveau vélocipède dès qu'il ne parait plus excentrique, et pendant qu'il est encore remarqué1. La bicyclette a triomphé du bicycle, ceux qui ont pratiqué ce brave comprendront, écrit Le Petit Journal du 17 septembre 1889. De fait, le bicycle présentait des inconvénients, pour les hésitants, les maladroites, les bedonnants, et même pour les jeunes que n'effrayaient ni les chutes, ni les côtes. La bicyclette concilie aisance et sécurité. Pratiques attachées à l'acrobatique bicycle et au dérisoire tricycle. Sport, progrès et tranquillité bourgeoise. En 1881, en utilisant le modèle anglais, l'Union Vélocipédique de France se crée, regroupe les multiples Véloce-Clubs qui se constituent dans les villes, et sert de modèle aux autres sports français en train de naître. C'est elle qui a codifié en France non seulement le cyclisme, mais les autres sports qui en sont dérivés et qui se sont imprégnés et inspirés de son exemple. Des règlements de course, minutieusement discutés, discipline des coureurs, obligations des organisateurs, enfin tout ce qui a trait à la préparation, l'exécution et le contrôle des épreuves, tout est prévu. Elle crée des chronométreurs avec règles pour les montres et les praticiens. En un mot, c'est un monde nouveau qui naît: le monde du sport2. Paris, 1889 : l'Exposition Universelle vient de lancer la Reine bicyclette. La Belle Epoque vélocipédique commence. L'industrie du vélocipède renaît et de nombreux constructeurs, dont Peugeot et Manufrance, s'installent, près des Champs-Elysées, dans les beaux quartiers parisiens. Une presse spécialisée, qui a le soutien financier des constructeurs, voit le jour... La bicyclette est novatrice. Pour la sensibilité du moment, elle marque le début de l'époque moderne: l'âge d'or industriel, le rêve bourgeois. Elle agrandit le champ de perception, donne un nouvel équilibre, affranchit les sens et l'esprit de l'homme. Maintenant, la vitesse n'est plus réservée aux seuls cavaliers. La bicyclette apparaît bicyclette (sur ce point, voir: A. MARINONI, Leonardo da Vinci. L'automobile bicicletta, 1981 et K. KOBAYASHI, op. cit., p. 343 et s.).

e la

I Sur la mode bourgeoise voir R. KONIG, Sociologie de la mode, Paris: Payot, 1969, pp. 116 et s. 2 L. BONNEVILLE, Les locomotions mécaniques. Origines, dates et faits. Paris: Dunod, 1935. Les Véloce-Clubs ont joué un rôle important dans la diffusion des valeurs sportives, industrielles et touristiques. Ils étaient, à la fin du XIXe siècle, des réunions de notables cyclistes épris de l'idée de progrès (voir sur ce point J.P. BAUD, "Le vélo dans les Alpes, 1935-1939", Communication au colloque international sur l'Histoire du Cycle. Saint-Etienne, juin 1991 ; Ph. GABORIAU, "Sport populaire et pratiques symboliques nouvelles", Ethnologie Française XIII (2), 1983, pp. 151-162).

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comme une transition exemplaire vers l'univers du vingtième siècle. Avec elle, dans les sports, les moyens de locomotion, s'ouvre l'ère nouvelle de la vitesse. On espère que l'homme et la machine vont devenir un couple au destin fabuleux. Avec la conviction d'être, bientôt et ensemble, maître du monde, science et sport associés dans la même aventure 1. Lorsque la bicyclette apparut, toute armée pour la course, à côté du bicycle, son succès fut foudroyant, écrit Pierre Giffard en 18912. Elle était plus légère, plus plaisante que son aîné: elle ramenait les jeunes gens au bicycle sans avoir les inconvénients du grand bi. Elle exigeait deux ou trois leçons agrémentées de chutes et d'appréhensions méritoires; elle séduisit son monde comme un cheval qui piaffe séduit le cavalier. Le tricycle était tropfacile. La bicyclette demandait un certain effort. En organisant des courses d'endurance, la presse (Le Petit Journal en tête) met en scène l'événement sportif qui démontre la valeur des bicyclettes, cadres, chaînes et pneumatiques. L'année 1891 est déterminante: deux gigantesques épreuves sur route - Bordeaux-Paris (580 kilomètres), et Paris-Brest-Paris (1200 kilomètres) - frappent les esprits. L'homme sur son véloce peut dépasser les forces humaines. La moindre sous-préfecture construit sa piste, anneau de vitesse cycliste qui sert à battre les records. Le chronométrage y donne une précision mathématique. Le 23 mai 1891, le journal bordelais Le Véloce-Sport, journal du Véloce-Club local, organise une course d'endurance de Bordeaux à Paris. Cette épreuve de 580 kilomètres relie les deux capitales du cyclisme français du moment. Vingt-huit coureurs au départ dont cinq anglais: les favoris. A cette époque, les longues courses sur route sont fréquentes outre-Manche et les journalistes pronostiquent un succès massif de nos voisins. En ce temps, la course est à voir comme une coopération de type industriel vers le progrès et la vitesse. Ce premier Bordeaux-Paris, comme toutes les courses qui s'effectueront ensuite, se déroule avec l'aide d'entraîneurs, considérés comme nécessaire pour améliorer la vitesse, élément aussi intéressant que l'ordre d'arrivée. En 1891, les entraîneurs sont à bicyclette, ils coupent le vent, règlent la marche du coureur, donnent des aliments évitant la fringale et se relayent sans interruption du départ à l'arrivée. Les meilleurs coureurs 1 A propos de la bicyclette des années 1890 et la mode bourgeoise du moment voir: L. BAUDRY DE SAUNIER, Le cyclisme théorique et pratique, Paris: La Librairie Illustrée, 1893; M. LEBLANC, Voici des ailes, Paris: Ollendorff, 1898; F. REGAMEY, Vélocipédie et automobilisme, Tours: Ed. Marne et fils, 1897. 2 P. GIFFARD, La reine bicyclette. Histoire du vélocipède depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, Paris: Ed. Firmin-Didot et Cie, 1891, p. 17.

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ont à leur disposition un service d'entraîneurs réparti sur les 550 kilomètres du parcours. Cette organisation, énorme, est fort coûteuse. Les frais sont supportés par le constructeur qui équipe le coureur et lui fournit sa bicyclette. Dans chaque ville importante, sont installés des contrôles où les coureurs pointent en signant, se ravitaillent, se reposent. C'est un jeune Anglais de vingt-trois ans, Mills, qui arrive le premier à Paris, porte Maillot. Il couvre la distance à la moyenne horaire, stupéfiante pour l'époque, de 21,816 kilomètres. Trois anglais le suivent, le premier français est un bordelais nommé Jiel-Laval. Le 6 septembre 1891, une épreuve d'endurance de 1200 kilomètres va avoir un retentissement mondial. Enthousiasmé par le succès de Bordeaux-Paris, le chef des informations du Petit Journal, Pierre Giffard (1853-1922)1, met en place Paris-Brest-Paris, longue course d'endurance qui recueille l'adhésion de plus de deux cents concurrents. Le changement de machine est interdit et le gagnant touche la somme de deux mille francs. L'épreuve est ouverte au seuls français et Jiel-Laval est l'un des favoris à égalité avec Charles Terront. Ce premier Paris-Brest et retour fut une fantastique course propagande des pneus Dunlop et Michelin. La course se résuma en un duel entre les deux pneumatiques. Jiel-Laval courait pour le concessionnaire français du pneu Dunlop. Charles Terront montait une bicyclette équipée de pneus démontables Michelin. Entouré d'entraîneurs chers payés, après une multitude de péripéties (qui firent de Paris-Brest-Paris le premier feuilleton vivant du sport et multiplièrent les ventes du Petit Journal), c'est Charles Terront (et le démontable Michelin) qui gagna, après trois jours et trois nuits sans sommeil. A la suite de cette course, Le Vélo, premier quotidien cycliste sera créé. Les épreuves sur pistes attirent la foule et les vélodromes parisiens connaissent, avant 1900, un véritable âge d'or. Ils forment, historiquement, le premier lieu d'accueil du public sportif souvent composé par les hommes jeunes des classes urbaines aisées. A la fin du siècle, Paris se vantait dans le monde entier d'être la capitale du sport, tout comme elle était la Mecque des artistes, des écrivains et des compositeurs, le centre du monde par excellence. Seules Londres et 1 Pierre Giffard a conscience de la formidable caisse de résonance qu'est le Petit Journal. Il l'écrit, dans son premier article, qui paraît le 20 février 1890 (p. I), et qu'il signe sous le nom de Jean Sans Terre: Quand trois millions de personnes vous lisent tous les matins et réfléchissent sur une de vos idées, (...) La France entière est en rumeur (..). Quel plaisir éclatant (...) de sonner une fanfare dans ce cuivre magique du Petit Journal qui réalise, en la dépassant l'antique fiction des trompettes de la Renommée! Quelle responsabilité flatteuse aussi! Et quel respect vient à l'homme de plume pour la masse énorme des fidèles à qui bientôt il va s'adresser, à Paris, en France, sur la terre entière, amicalement, sans phrases, raisonnant pour l'équité toujours, pour le progrès et pour la justice!

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New York pouvaient rivaliser avec elle. Pour courir contre les concurrents de niveau international à Paris, il fallait avoir atteint le pinacle du succès, remarque Andrew Ritchie, le biographe du sprinter noir américain Major Taylor (1878-1932)1. Le public parisien était connu pour son engouement et son goût de la perfection. La course cycliste était alors le sport le plus populaire du moment et dans tout le pays les foules se déplaçaient pour se rendre dans les vélodromes. Ce qui distinguait tout particulièrement les coureurs et les spectateurs français, c'était leur goût du style, le fait qu'ils appréciaient le côté esthétique et raffiné de la course cycliste. (...) En France, principalement dans les compétitions de sprint, il y avait tout un jeu d'attente et d'observation: on essayait de deviner l'adversaire, de l'influencer psychologiquement, et jusqu'au dernier moment on attendait pour tout d'un coup surprendre l'adversaire et se lancer en avant. Les vélodromes, anneaux de vitesse, servent à battre les records. Les constructeurs de bicyclette privilégient les épreuves de longue durée. Les Bols d'or de 24 heures, les courses de 72 heures, de 100 heures, de 1000 kilomètres, de 8 jours (à raison de huit heures par jours), de 6 jours sans interruption. Ces courses fournissent une multitude de records (de distance et de temps) sur lesquels s'appuie la propagande des constructeurs, vantant sur les affiches publicitaires les qualités d'endurance de leurs bicyclettes2. Dans les courses sur route aussi, les records chronométrés sont importants. Bordeaux-Paris, par exemple, va année après année modifier son mode d'entraîneurs, en vue d'améliorer le record de durée de l'épreuve. En 1891, les entraîneurs à bicyclette se relaient de bout en bout; en 1892-93, les tandems entraînent; en 1894-95, les tandems et les triplettes; en 1896, les triplettes et quadruplettes; en 1897, les triplettes et quadruplettes jusqu'à Tours puis les automobiles et les tricycles à pétrole jusqu'à Paris; En 1898-99, les automobiles de bout en bout. 1 A. RITCHIE. Major Taylor, la fabuleuse carrière du célèbre sprinter noir, 1988, Paris: Souffles SA, 1989, p. 179. Dans le célèbre Parc des Princes, écrit-il, toutes sortes de gens se retrouvaient, les simples travailleurs, les princes et les ducs, les sportifs, les artistes, les industriels, les dames de la haute société et les actrices, les pickpockets et les marchands de souvenirs, et tous ceux qui avaient quelque chose à voir avec le cyclisme et les automobiles (p. 196). L'américain Major Taylor était, dit-on, le coureur cycliste le plus rapide du monde à la fin du dix-neuvième siècle. Dans un univers sans automobile, motocyclettes ou avions, les coureurs cyclistes étaient considérés comme les hommes les plus vites de la planète. 2 Les courses sur piste sont, avant tout, des spectacles. Le public voit l'ensemble de la compétition et le récit de la course, contrairement aux épreuves sur route, a peu d'importance (voir J. CALVET, Le mythe des géants de la route. Grenoble: PUG, 1981, p. 49.).

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Alfred Jarry extrapole cette tendance. Dans son roman Le Surmâle écrit en 19021, une course de dix mille milles oppose, à travers la Sibérie et à plus de quatre cents kilomètres heure, une quintuplette cycliste à une locomotive géante. Couchés horizontalement sur la quintuplette du modèle nouveau de course 1920, pas de guidon, pneus de quinze millimètres, développement de cinquante-sept mètres trente-quatre, nos figures plus bas que nos selles dans des masques destinés à nous abriter du vent et de la poussière, nos dix jambes reliées, les droites et les gauches, par des tiges d'aluminium, nous démarrâmes sur l'interminable piste américaine tout le long des dix mille miles, parallèlement à la voie du rapide, nous démarrâmes entraînés par une automobile en forme d'obus à la vitesse provisoire de cent-vingt kilomètres à l'heure 2... Avec les courses cyclistes, les épreuves sportives deviennent des spectacles commerciaux. Les constructeurs établissent leurs publicités sur les succès des coureurs à leur solde3. Les journaux sportifs, afin de mieux se vendre, multiplient épreuves et records et décrivent avec insistance difficultés surhumaines et résultats prodigieux. Les années 1890 constituent la Belle Epoque de la Vélocipédie. Au cours de cette fin de siècle, le bourgeois devient cycliste et touriste. Il peut, avec la bicyclette, se promener et vagabonder à son aise, sans les contraintes horaires du chemin de fer. Le tourisme - loisir coûteux marque une nouvelle étape vis à vis de la nature. La campagne, productive et paysanne, peut ainsi être consommée et admirée. Le vélo rapproche le citadin de son idéal de nature en lui permettant d'explorer 1 A. JARRY, Le surmâle, 1902, Paris: Edition Le terrain vague, 1977, p. 69. 2 Alfred JARRY écrira aussi un célèbre texte sur "la passion considérée comme course de côte" (qui paraîtra dans Le Canard Sauvage du 11-17 avril 1903): Barrabas, engagé, déclara forfait. Le starter Pilate, tirant son chronomètre à eau ou clepsydre, ce qui lui mouilla

les mains, à moins qu'il n'eût simplement

craché dedans

- donna

le départ. Jésus

démarra à toute allure. En ce temps-là, l'usage était, selon le bon rédacteur sportif saint Mathieu, de flageller au départ les sprinters cyclistes, comme le font nos cochers à leurs hippomoteurs. Le fouet est à la fois un stimulant et un massage hygiénique. Donc, Jésus, très en forme, démarra, mais l'accident de pneu arriva tout de suite. Un semis d'épines cribla tout le pourtour de sa roue d'avant... Alfred Jarry déforme les faits et opère des rapprochements avec les événements sportifs du moment qui donnent un tout autre sens à la mythologie chrétienne. Dans la côte assez dure du Golgotha, il y a quatorze virages. C'est au troisième que Jésus ramassa la première pelle. Sa mère, aux tribunes, s'alarma... (voir A. JARRY. Oeuvres complètes, Paris: Gallimard, 1987, tome deux, pp. 420-423). 3 Les industries sportives du cycle puis de l'automobile apparaissent alors comme les fleurons du dynamisme industriel de la France. Voir Y. LEZIART, Sport et dynamiques sociales, Paris: Actio, 1989, p. 97.

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la France ruralel. Quelles délices que de s'en aller ainsi, d'un vol d'hirondelle qui rase le sof2. En 1890, le Touring-Club de France se crée. Son but est la propagande du tourisme sous toutes ses formes, mais plus spécialement du tourisme vélocipédique. Le tourisme, ou, pour employer un terme plus général, la permission de se promener et de vagabonder à son aise plus ou moins loin des environs de la ville que l'on habite, permission que la bicyclette seule a pu largement octroyer à chacun de nous, est certes la cause du développement inouï que le cyclisme a pris dans tous les mondes, écrit Baudry de Saunier (1893). La liberté et la curiosité, voilà les deux instincts, les plus forts peut-être de ceux qui meuvent l'homme, que le cycle satisfait avant tout autres et auxquels il doit aujourd'hui son souverain empire. Ceux-ci s'en vont sur une bicyclette comme autrefois, moins heureux, ilsfussent partis dans une diligence, en véritables touristes, au sens noble du mot: ils promènent dans la nature leur âme éprise de tout ce qui est beau sous les rayons du soleil. Ceux-là n'eussent jamais songé à voyager si la commodité du cyclisme ne les eut pas forcés ou à peu près; mais ils sont jeunes, ils sont d'humeur active, leurs muscles demandent à travailler et leurs yeux à regarder du nouveau. Tous sont touristes ou tous croient l'être... Le tourisme est donc incontestablement, au point de vue social, et au point de vue hygiénique, la plus belle manifestation du sport vélocipédique. C'est lui qui nous donne, avec le plaisir le plus pur et le plus élevé, le plaisir qui nous vient des champs et des arbres, la santé par l'air vif que nous respirons, l'instruction par tous les monuments, toutes les curiosités et tous les musées que nous y visitons; qui nous donne enfin l'esprit d'initiative et la confiance en nous-mêmes qui est le ressort de la vie 3. 1 R.HOLT, "La bicyclette, la bourgeoisie et la découverte de la France rurale", SportHistoire, n'l, 1989. Ce qui justifiait avant tout l'achat d'une bicyclette à la fin du XIXe siècle, c'était la possibilité de se déplacer individuellement, privilège jusqu'alors réservé au cavalier. 2 E. ZOLA, Les trois villes, Paris. Paris: Charpentier et Fasquelle, 1897, p. 406. 3 La bicyclette donne un nouvel espace, ouvert, jusque-là, au seul cavalier. J'avoue, (écrit Pierre Giffard, Lafin du cheval, Paris: A. Colin, 1899) que lorsque je sus me tenir pour la première fois d'une façon correcte sur la bête de fer, ma première pensée fut celle-ci: enfin on va pouvoir se passer du cheval! J'entendais par là le cheval considéré comme moyen d'exercice, de promenade, de locomotion individuelle, de puissance (p. 122) (...) Un cheval qui ne mange pas et qui ne tient pas de place à la remise! Voilà qui fait réfléchir les mondains les plus passionnés de la noble bête (p. 126). Le même Pierre Giffard, dès 1891, dans le Petit Journal du 9 novembre (p. 1), écrivait: La vélocipédie est bien arrivée à point pour sauver nos belles routes françaises. Les chemins de fer avaient fait déserter ces voies nationales et départementales dont nos ingénieurs des ponts et chaussées étaient autrefois si fiers; il n'y passait plus que des rouliers dont la carrosserie n'exige pas un sol admirablement entretenu; aussi l'herbe poussait où elle n'eût jamais dû paraître; le cantonnier se relâchait, l'agent voyer aussi; à quoi bon entretenir des routes sur lesquelles 111

Dans son autobiographie, le docteur Ruffier, qui vécut cette époque, constate que la vélocipédie était alors un sport chic et qu'elle se démocratisa seulement vers 1904, quand l'auto commença à s'imposer comme un signe de bonne situation économique. Pendant une certaine période, écrit Raymond Huttier, dans le roman de la bicyclette (1951), ce fut, en effet, une véritable frénésie vélocipédique qui s'empara de l'aristocratie, du monde des lettres, des sciences et des arts. Que ce soit par goût, par curiosité ou simplement par snobisme, il était de bon ton de se montrer le matin, au Bois, en grand équipage cycliste, de se rassembler pour le thé au pavillon d'Armenonville, au Chalet du Cycle, où d'imposantes rangées de bicyclettes aux nickels rutilants, lesquelles ne coûtaient d'ailleurs pas moins de cinq cent à huit cent francs-or, étaient complaisamment exposées à l'admiration des promeneurs pédestres. Des manèges vélocipédiques, installés aux Champs-Elysées, permettaient à la bonne société d'apprendre les nouvelles pratiques cyclistes. En ce temps-là, écrit Maurice Leblanc en 19041, la bicyclette était reine. Non point que, depuis, elle ait déchu de sa puissance, loin de là; mais elle régnait alors sur un monde où sa royauté n'est plus acceptée par des sujets aussi fidèles, je veux dire sur LE monde, sur le grand monde de Paris. Le monde venait de la découvrir, le monde s'en était engoué. Avec la bicyclette, la jeune femme bourgeoise fin-de-siècle peut sortir des limites imposées et libérer ses mouvements. Elle a la possibilité de porter un pantalon, une culotte de zouave, un maillot moulant le buste, de transpirer et laisser dans le coffre à souvenirs ombrelle, gants, corset et jarretière. Au chic du cheval succède le chic à bicyclette. L'amazone à longue robe et à chapeau en tuyau de poêle est noyée dans les tourbillons de petites femmes en culotte bouffante, à casquettes de garçon et à vestes de pékin blanc, qui de blanc gantées s'enfuient en riant vers les espaces, à petits coups de pédales 2... Les femmes ne se contentent plus de l'équitation, de la chasse, du patinage, etc., remarque le journal belge Le Soir Illustré (1894), il ne passait personne de notable?..Le vélocipède, j'en ai le pressentiment très sérieux, est le pilote de la voiture routière qui sortira des essais timides avant peu, et fera la concurrence des chemins de fer... 1 Maurice LEBLANC, "Quelqu'un" dans Gueule Rouge. 80 chevaux, Paris: Ed. Paul Ollendorf, 1904, pp. 213-219. Maurice Leblanc poursuit: Tout cet édifice de satisfaction et de joie s'écroula pour ainsi dire en un jour. La bicyclette perdit sa vogue mondaine et l'automobile arriva au pouvoir. 2 P. GIFFARD, op. cit., 1899, p. 128.

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elles essaient aussi de ce nouveau sport et le bois de la Cambre est envahi par d'infatigables vélocewomen qui arpentent les allées dans tous les sens, ajoutant une gracieuse note féminine à cet exercice bien fait pour les tenter. Car j'avoue que rien n'est plus gracieux que de voir une jolie femme, bien faite, dans un séduisant costume de vélocipédie, et la femme qui est déjà expérimentée dans ce sport conserve toute son élégance. Sa taille svelte etflexible a là une occasion toute spéciale pour se mettre en lumière. La question du costume était toujours la raison qui embarrassait et même qui arrêtait bien souvent les femmes du monde pour monter en bicyclette. A présent, elles ne pourront plus invoquer ce prétexte: car les plus jolis costumes sont composés tout spécialement pour cet exercice 1. La première difficulté qui arrête lafemme devant la bicyclette est l'ennui d'apprendre à monter. On craint le ridicule et les chutes, écrit Baudry de Saunier en 1893. Rien n'est plus simple que d'éviter le ridicule; c'est, à la campagne, en prenant ses leçons au commencement de la nuit, vers neuf ou dix heures du soir sur une bonne route où personne ne passe, et à Paris, en débutant dans un manège vélocipédique. L'établissement de MM. Petit frères, avenue des

Champs-Elysées n° 23, renferme deux manèges réservés où une dame peut prendre ses leçons sous les yeux seuls du professeurs et du mari. Cinq à six leçons de trois quarts d'heure chacune sont en général suffisantes. Aussitôt on commencera à sortir, car l'équilibre ayant été appris dans le manège, il faut acquérir sur la route l'audace et l'initiative. Les côtes, les descentes, les voitures, les passants et les chiens sont autant d'obstacles nouveaux que l'on n'apprend que par la pratique à franchir sûrement... Avec la bicyclette, le jeune étudiant ou artiste devient pédard, cycliste réputé pour sa vitesse exagérée, qui effraie le piéton de la ville. A Paris, les étudiants du Quartier Latin jouent aux bohèmes pédalants. Dans le cinquième arrondissement, tous les étudiants et beaucoup de professeurs vont et viennent à bicyclette. Alfred Jarry, lui-même, était pédard, Ubu cycliste, premier fou de vitesse. Sa bicyclette et lui formait un couple inséparable.

1 Le cyclisme féminin paraît néanmoins de fort peu d'ampleur. Lors d'un recensement des cyclistes effectué aux portes de Paris le matin de Pâques 1893, Le Vélo dénombre seulement 192 femmes parmi les 5573 cyclistes de ce dimanche d'avril (3805 hommes, 1576 jeunes gens, 192 femmes) qui sortent de la capitale. Voir les données du recensement dans Le Vélo du 3 avril1893 (N.H: ce recensement est faussé car il a été fait, semble-t-il délibérément, le matin de Pâques afin de démontrer la faiblesse des pratiques religieuses chez les cyclistes. Et il prouve peut-être simplement que les hommes sont moins religieux que les femmes...).

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Un véloceman, contrairement à un pédard, remarque Frédéric Régameyen 1897, se tient correctement en selle, il évite de s'incliner d'une façon excessivel. Lorsqu'il atteint une certaine vitesse, le cycliste est obligé, par la pression de l'air qu'ilfend, à baisser la tête de plus en plus. On ne saurait trop recommander, à ceux qui ne font de la bicyclette qu'en touristes et en amateurs, de réagir contre cette fâcheuse tendance et de se tenir correctement en selle. Le corps peut être légèrement penché en avant, ce qui facilite la vitesse et prête plus d'aisance que la position absolument verticale. Mais il faut éviter de s'incliner d'une façon excessive. 'On doit, dit le docteur Tissié, être assis sur un vélocipède comme sur une chaise, la poitrine perpendiculaire au sol et bien développée. ' Cette mauvaise habitude de pencher la tête en avant peut avoir aussi une influence funeste sur le cerveau, en amenant des congestions chez les personnes de tempéraments sanguins. Le cyclisme militaire est perçu, lui, comme exemplaire. La bicyclette passe-partout sert de modèle à une stratégie basée sur l'autonomie et la mobilité. Le facteur important de la nouvelle stratégie et de la nouvelle tactique est la rapidité: dans les transports, les mouvement, le feu... Il était à prévoir que le sport de la vitesse par excellence, le sport qui représente le mode de locomotion individuelle le plus rapide (au moins sur une longue distance), ne saurait tarder à trouver son application militaire écrit Baudry de Saunier en 1893. La bicyclette peut être un instrument utile, un outil capable d'accélérer les déplacements et d'accroître le rendement des travaux. L'armée crée des bataillons de vélocipédistes et la Reine Bicyclette est adoptée par les médecins, les notaires, les huissiers, voire les curés de campagne. Le vélo se situe, dans l'espace mental de cette époque, entre les pratiques équestres et les pratiques de loisirs mécaniques (automobile, avion) en gestation; il est associé au sentiment d'une puissante transformation organique qui modifie les capacités mêmes de l'homme. Une esthétique commence à se dégager. C'est un plaisir d'art réel, une émotion neuve que de contempler ces jolies bêtes de course dont tous les détails indiquent la double destinée. Y a-t-il rien qui évoque plus l'idée de vitesse que ces deux roues égales, aux rayons ténus et vibrants comme des nerfs, deux jambes sans commencement ni fin? Y a-t-il rien qui soit plus stable, plus solide d'aspect que ces reins d'acier, qUI::cette échine rigoureuse, que tout cet appareil de muscles logiques et nécessaires? De cette double réalisation émanent une harmonie extrême, une grâce faite de force et de légèreté, etje l'affirme, 1 F. RÉGAMEY, op. cit., 1897, p. 119. 114

une beauté spéciale, indiscutable, dont les lois pourraient s'exprimer /.' I d eJa . Cette citation est extraite d'un roman consacré à la bicyclette. Ce roman, intitulé Voici des ailes!, a été écrit en 1898 par Maurice Leblanc, auteur qui inventera quelques années plus tard le célèbre personnage d'Arsène Lupin. Regardons ce texte comme une trace de l'espace mental des pratiques cyclistes du moment, une quintessence de la Belle Epoque du vélo et de sa sensibilité. La bicyclette y est un être d'acier, une jolie bête de course, une petite machine ailée, entre cheval et avion. En cette année 1898, Maurice Leblanc (1864-1941), fils d'un négociant rouennais fort riche, est un jeune écrivain dandy fin-de-siècle âgé de trente-quatre ans, vivant dans les milieux artistes et littérateurs du Paris mondain2. Héritier du romantisme, curieux du modernisme, aimant la poésie et la bicyclette, le symbolisme et le progrès, il est à la charnière entre deux mondes. Sportman accompli qui voyage beaucoup à bicyclette, effectue des randonnées au Bois de Boulogne tout proche de sa demeure et pratique l'art noble de l'épée, il fut, dit-il, dès l'âge de treize ans, un des seuls rouennais à posséder un bicycle. En 1898, Maurice Leblanc est un homme fortuné qui aime villégiaturer plusieurs mois d'hiver à Nice, plusieurs mois d'été en Normandie, et qui s'impose de faire chaque année à bicyclette la route Paris-Etretat. Tous les ans, j'exige de moi la même épreuve. Et, je l'avoue, ce fut, la première fois, une terrible bataille où, seul, pendant quinze heures, sur l'âpre route du Havre à Paris, j'ai dû lutter contre la tristesse de la nuit, contre lefroid du matin, contre le soleil de midi, contre douze verres de cidre avalés à la suite, contre d'atroces défaillances qui m'abattaient au revers des fossés, contre la chaleur, qui me jetait sous l'eau glacée des fontaines publiques 3. Maurice Leblanc est un dandy, comme le sera son Arsène Lupin: un dilettante en quête d'émotions, qui se livre, en cette fin de dix-neuvième siècle, aux délices du vélo et de l'endurance, à la mode dans les milieux littéraires. Le roman Voici des ailes! de Maurice Leblanc forme un court conte philosophique dont l'actrice principale est la bicyclette. Deux jeunes couples cyclistes errent, à travers Normandie et Bretagne, en quête de ruines, de forêts et de sites pittoresques. Le voyage, qui commence à Rouen, et se poursuit d'hôtel en hôtel, a été décidé dans un cercle du Bois de Boulogne. I M. LEBLANC.Voici

des ailes, Paris: Ollendorff, 1898.

2 Pour une approche détaillée de la vie de Maurice Leblanc, voir la remarquable biographie de J. DEVOUARD, Maurice Leblanc, Arsène Lupin malgré lui, Paris: Librairie Séguier, 1989. Le personnage d'Arsène Lupin a été inventé en 1904. 3 J. DEVOUARD, op. cit., p. 161. 115

Voici des ailes! est un roman fin-de-siècle par ses sousentendus polissons, son érotisme, sa charmante immoralité à la française, sa recherche du plaisir au mépris des valeurs bourgeoises... Au fil du voyage, chaque homme flirte avec la femme de son ami et, à un carrefour (croisée des destins!) - c'est là la fin du livre -, les deux nouveaux couples se séparent et partent chacun de leur côté. Le texte est illustré par des dessins de Lucien Métivet... La couverture du livre représente une femme, les bras nus, le buste nu, nu jusqu'à la ceinture, à bicyclette... Elle ferme les yeux, lâche son guidon, tient dans chaque main une fleur, et la bicyclette, nouveau cheval de la mythologie industrielle, possède des ailes... Ils allaient. Ils allaient. La folie du mouvement les exaltait. Ils se sentaient des êtres surnaturels, doués de moyens nouveaux et de pouvoirs inconnus, des espèces d'oiseaux dont les ailes rasaient la terre et dont la tête, ardente, planait jusqu'au ciel... Leur conscience s'évanouit, dissoute dans les choses. Ils devinrent des parcelles de la nature, des forces instinctives, comme des nuages qui glissent, comme des vagues qui roulent, comme des parfums qui flottent, comme des bruits qui se répercutent I... Maurice Leblanc - chantre de la bicyclette - rend un culte aux dieux du bonheur et de la nature. Les titres des chapitres de son livre transmettent le climat de l'époque: la religion nouvelle, les dieux ennemis, les cathédrales ouvertes, paroles d'un croyant, l'extase... Sa religion, c'est le panthéisme, la nature associée au progrès (cultes alors à la mode): toute cette beauté des choses qui suffit à assouvir nos élans les plus religieux; la défense de la joie de vivre opposée à la morale de l'Eglise et à la bourgeoisie bien-pensante: ainsi donc aujourd'hui se dresse en face de la nature un homme nouveau, plus grand, plus fort, plus sensible, plus équilibré 2... Voici des ailes!, le roman a des accents nietzschéens: la bicyclette - symbole de la recherche passionnée du bonheur - donne à l'homme une vie d'êtres surhumains. C'est une vie d'êtres surhumains. La merveilleuse sensation! Voler comme des oiseaux, en silence, dans l'air soumis; voir, comme des dieux, le changement ininterrompu des décors; descendre des plaines dans les vallées, grimper le long des collines, rouler de ville en ville, suivre les fleuves, franchir les forêts, et tout cela par la toutepuissance de ses muscles, le fonctionnement normal de ses poumons, la ténacité de son vouloir 3.

1 M. LEBLANC, op. cit., p. 120. 2 J. DEVOUARD,op. cit, p. 183. 3 M. LEBLANC, op. cit., p. 145. 116

Nous avons des ailes, Madeleine! N'est-ce-pas que vous avez comme moi cette vision affolante que l'homme a des ailes maintenant? Qu'il les ouvre donc toutes grandes, et qu'il vole enfin puisqu'il lui est permis de ne plus ramper. Voici des ailes qui nous poussent, encore inhabiles et imparfaites, mais des ailes tout de même. C'est l'ébauche qui s'améliorera jusqu 'aujour où nous planerons dans les airs comme de grands oiseaux tranquilles. Voici des ailes que le destin nous offre! Voici des ailes pour nous éloigner de la terre, pour nous moquer du monde et de ses méchancetés et de ses bêtises, voici des ailes pour nos âmes affranchies! Oh! vous tous qui languissez après l'espace régénérateur, vous qui voulez être sains, généreux, enthousiastes, vous qui voudriez être bons et nobles, voici des ailes! Vous qui enviez les oiseaux libres, vous qui cherchez des dieux derrière les nuages, vous qui jetez vos rêves et vos prières aux étoiles lointaines, voici, à portée de votre main, voici des ailes pour assouvir votre idéal. (...) Les bornes étouffantes de l'horizon sont détruites et la nature est conquise. Nous sommes plus hauts qu'elle aujourd'hui. Elle nous écrasait par son immensité lourde, nous la dominons par notre voll. (...) Il me semble que j'étais, jusqu'ici, emprisonné dans une enveloppe de verre, et que c'était au travers de cette enveloppe que me venaient les spectacles du dehors, les bruits, les parfums, et tous affaiblis, refroidis pour ainsi dire... Et il me semble maintenant que ce verre se casse, morceau par morceau, et que les sensations m'arrivent directes, chaudes, douloureuses presque. J'ai des coins de peau plus sensibles, d'autres qui vont le devenir, j'en suis certain... D'autres encore durs et impénétrables 2. La révolution industrielle donne à la locomotion une forme mécanique. En 1899, Pierre Giffard, celui-là même qui signait Jean Sans Terre dans le Petit Journal, rédige un essai qui s'intitule Lafin du cheval3. Nous voici, écrit-il, au seuil d'un siècle qui verra l'homme se séparer du cheval. Ce sera lafin d'une collaboration vieille de plusieurs 1 M. LEBLANC, op. cit., pp. 145.147. 2 M. LEBLANC, op. cit., 1898, p. 66. 3 P. GIFFARD, La fin du cheval, Paris: A. Colin, 1899, p. 1. Cet auteur note que Paris attend avec joie l'arrivée des premiers véhicules à moteurs mécaniques et du chemin de fer métropolitain pour dégager ses voies publiques. Tout y est enchevêtrement de chevaux et de voitures d'un bout de la journée à l'autre (p. 110.111). Dans un article écrit dans le journal L'Auto (sic) du 25 juillet 1906, Pierre Giffard écrit que Paris est devenu, carrément, Crottin ville. Le crottin de cheval est un infect détritus... Une sorte de tarte jaunâtre, dégoûtante, empuantie, donne aux carrefours de la capitale un aspect de cour de ferme... Quelle infection!

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milliers d'années. (...) La bicyclette, puis l'automobile, ont apparu et montré au 'roi de la création' que sur les routes comme sur les voies ferrées, la mécanique, simplifiée à miracle, est prête à le déposséder du rôle prépondérant qu'il a joué jusqu'ici dans l'histoire de la Terre. Grâce au vélo, transport individuel libéré des exigences antiques, machine mi-mécanique, mi-biologique, l'homme, relégué parmi les animaux lents depuis des myriades d'années, prend place parmi les êtres terrestres les plus rapides. La bicyclette des années 1890 marque les prémices de l'automobile et de l'avion. Les inventions cherchant à améliorer les vélocipèdes ont aidé à penser ces nouveaux moyens de locomotion mécaniques. Les interactions qui se sont produites, par exemple, entre la roue, le vélocipède et l'avion sont surprenantes. Le vélo est une étape technique majeuredans la lutte contre la pesanteur. La venue de la bicyclette, écrit J.H. Rosny en 18981, est infiniment plus qu'une nouveauté sociale: c'est un des plus grands événements humains qui se soient produits depuis l'origine de notre race. Je ne sais si l'art du feu, l'écriture, l'imprimerie ont plus d'importance -mais je vois clairement que la bête lente qu'était devenue l'homme pour avoir sacrifié ses pattes de devant à 'tâter' l'univers est redevenue une bête rapide- et parmi les plus rapides. La portée d'un tel fait est incalculable, et je ne développerai pas ici la thèse que la bicyclette est le premier stade de l'aviation: l'homme y apprend l'équilibre presque dans le fluide et s'y fait un oeil agile et planant d'épervier. Nous sommes à la veille de la grande révolution du monde. L'esprit humain tout entier va changer, écrit Fortunio dans le journal L 'Auto- Vélo du 30 novembre 1900. Un professeur de philosophie du

Collège de France, qui est en même temps un grand philosophe, me disait: (...) 'En jetant à travers le monde ces moyens de transport nouveaux, et surtout ceux où l'être est actif, créateur physique ou moral de sa vitesse, comme la bicyclette ou l'automobile (,..), en créant pour vos cerveaux et pour les nôtres cette série de sensations ultra-rapides, vous avez détruit un équilibre plus de vingt fois séculaire. Quand le nouvel équilibre s'établira, il est probable que la littérature, la musique, l'art, en un mot tout ce qui emprunte sa source aux comparaisons de nos sensations nouvelles, tout sera modifié. Et la poésie, l'art, la musique des races futures seront aussi dissemblables des nôtres que les nôtres le seraient d'une humanité qui ne marcherait pas'.

I J.H. ROSNY, "Le tigre", dans Un autre monde, Paris: Plon et Nourrit, 1898, p. 283. La bicyclette peut être considérée comme le pilote agile (...) qui a préparé l'homme à l'indépendance dans la locomotion (P. GIFFARD, op. cit., 1899, p. 132).

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Tels étaient la folle espérance de la nouvelle bourgeoisie industrielle, l'espace mental de ce premier âge du vélo.

A MA BICYCLETTE (Poème écrit en 1893) 1

I Sur la route aplanie Aux changeants horizons, Parmi la plaine unie, Les bois et les Vallons, Ma bicyclette aimée, Comme un sylphe de l'air, Dans la brise embaumée Passe comme un éclair.

II Tu m'emportes légère Dans ton vol gracieux; Tu fuis rasant la terre, Toujours vers d'autres cieux, Sans laisser d'autre trace Qu'un ondoyant sillon Que le zéphyr efface, Qu'efface l'aquilon.

Refrain. Roule, ma bicyclette, Elégante et coquette, Roule, roule sans fin, Sur route et sur chemin. IV Dans ta course enivrante, S'envole mon chagrin. Illusion charmante Adoucis mon destin! o minutes heureuses! o les bienheureux jours! Bicyclette joyeuse, Roule, roule, toujours!

III Tu montres notre France, Terre des chevaliers, A leur fils en vaillance, Comme eux, fameux guerriers, Les exploits qu'on révère Chez leurs coursiers fameux, Bicyclette légère, Tu les feras comme eux!

1 Poème de Fafiotte paru dans Le Vélo, 18 février 1893.

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DOCUMENTS

LA DRAISIENNE DE 1818

Demain, de midi à deux heures, il y aura au Luxembourg, dans la grande allée de l'Observatoire, expériences de vélocipèdes ou draisiennes: cette allée sera fermée. Les prix d'entrée sont de 1 Fr 50c pour les hommes, 1 Fr pour les femmes, et 50 c pour les enfants. La moitié du produit est destinée aux incendiés de l'Odéon. On trouvera dès le matin des billets au bureau de l'Odéon, du côté de la rue de Molière, et aux grilles du jardin du Luxembourg. JOURNAL DU COMMERCE, 5 avril 1818, p. 1. La Draisienne, qu'on nous afait voir ce matin au Luxembourg, est une machine fort simple, excessivement simple; elle consiste en un cheval de bois, monté sur deux roues d'environ vingt-cinq pouces de diamètre, de deux à trois pouces de bande, et placées l'une devant l'autre. Là elle est fzxée par une vis, à la mesure des jambes du cavalier, de manière qu'il puisse, à volonté, frapper la terre de ses pieds, et tenir ceux-ci suspendus, pour se laisser aller à l'impulsion que lui-même a donné. Quelquefois aussi, et le plus souvent, les jambes sont dans un mouvement continuel comme celles d'un homme qui courroit en ne

faisant qu'e.fJ1eurerla terre. Sur un terrain légèrement incliné, comme est celui de la grande allée et des allées des parterres du Luxembourg, cette course est, en descendant, un peu plus rapide que la course ordinaire d'un homme. En montant, on suit facilement le cavalier. La roue de devant est mobile, et sert, au moyen d'une barre de gouvernail, à diriger la machine. A vec une telle monture, on ne fera jamais route sur les grands chemins, mais on pourra s'amuser dans les allées d'un parc; c'est un exercice comme un autre: si l'essai s'en fut fait au jardin de Tivoli, où l'on est habitué à ces sortes de joujoux, pas de doute que l'auteur n'eût obtenu tout le succès auquel il peut raisonnable prétendre; mais l'appareil donné à cette expérience, la majesté du lieu, la recette inusitée à la porte et la gravité des idées de bienfaisance mêlées à cela,formoient avec la simplicité de l'invention de M. le baron de Drais, un contraste qui ne pouvoit échapper au tact des Parisiens. Pour la cent millième fois, les badauds se sont fort réjouis d'une merveille d'Outre-Rhin. Nous avons remarqué, surtout, l'hilarité et les grands éclats de rire des bonnes à la vue de ces deux hommes à cheval sur des bâtons. Les enfants, les messieurs et les dames rioient fort aussi. Par ce moyen, et comme d'ailleurs le temps étoit superbe, personne n'a eu regret à son argent. L'assemblée étoit çles plus nombreuses; la recette doit être bonne. JOURNAL DES DEBATS, 6 avril 1818, p. 2. 120

Un concours immense de spectateurs s'est porté aujourd'hui à midi au Luxembourg pour y assister aux expériences des draisiennes. Cette affluence était si grande, que les expériences n'ont pu être qu'imparfaites. Le public se jetait au-devant du coureur, et les empêchait de donner à leurs mouvements toute la rapidité dont ils étaient susceptibles. Cependant les machines allaient beaucoup plus vite qu'un homme à la course. Les conducteurs ne paraissaient point fatigués. Vers trois heures, une dame a paru dans une draisienne dirigée par le chasseur de M. le baron de Drais; elle a fait avec la plus grande aisance plusieurs tours dans les allées au milieu de la foule des curieux. La machine, quoique chargée d'un poids double, avait la même rapidité, et le conducteur ne paraissait pas faire plus d'efforts. La machine monte avec facilité les pentes qui existent dans quelques parties du jardin: quoiqu'on n'ait pu juger de leur véritable vitesse, les draisiennes paraissent un instrument commode pour la campagne, et les voyages à peu de distance par de beaux chemins. LE MONITEUR UNIVERSEL, 6 avril 1818, p. 1. Le beau temps et les Draisiennes ou Vélocipèdes avaient attirés beaucoup de monde au Luxembourg. Ces vélocipèdes sont vraiment bien inventés! Au moyen de cette nouvelle voiture, on peut courir sur les grandes routes, voyager dans les mauvais chemins, descendre ou gravir une montagne, et si l'on est leste et robuste, franchir un fossé ou un ravin. Il y a, à la vérité, quelques petits inconvénients à voyager avec les Draisiennes; par exemple, s'il pleut, on est mouillé; si les chemins sont mauvais, on se crotte; si l'on n'est pas bien d'à-plomb sur ses jambes, on est exposé à tomber; et enfin les voyages par vélocipèdes sont beaucoup plus fatiguans (sic) que les voyages à pied. A cela près, l'invention est merveilleuse. L'inventeur n'a eu qu'un tort, c'est celui de faire son expérience cinq jours trop tard; il aurait dû la faire le jour du 1er avril. JOURNAL DU COMMERCE, lundi 6 avril 1818, p. 3 et 4. Les draisiennes au jardin du Luxembourg. J'ai toujours, comme un bon Parisien, aimé la nouveauté en fait de modes et de plaisirs; elle plaît à tout le monde sans nuire à personne (...). Je veux de la variété dans mes amusements, et de la fixité dans mes intérêts. (...) Un grand bruit se fait entendre, la foule s'écârte, et je vois accourir les célèbres Draisiennes, invention déjà fameuse, avant de savoir si elle serait utile, mais fort prôner parce qu'elle était nouvelle. Le désir de voir ces curieuses voitures, destinées à supprimer le luxe des chevaux, et à faire baisser le prix de l'avoine et du foin, était l'unique motif de ma longue promenade. Je regarde donc avec avidité ce char élégant: à ma grande surprise, je vois un homme à cheval sur une selle que portent deux 121

roues, et qui ne les fait mouvoir et rouler qu'en s'agitant sans cesse et en frappant continuellement la terre avec ses pieds, tandis que sa main, par d'autres efforts répétés, cherchait à diriger, au moyen d'un léger timon, sa fragile machine. A la vue de ce grotesque appareil et de cette course burlesque, un rire universel éclate, confond l'orgueil de l'inventeur et déconcerte l'adroit et laborieux cocher. Au milieu de ce tumulte, un Gascon, qui se trouvait près de nous, s'écrie: 'Cap de Bious, messieurs, c'est uné raillérie qué dé prendre notre argent pour une telle baliverne; sandis, cé n'est pas pour aller à pié que jé veux une voiture! LE JOURNAL DE PARIS, 14 avril 1818 p.2,3,4. Si jamais invention fût du domaine du ridicule, c'est à coup-sûr celle de M. le baron de Drais. L'expérience avait parue si gaie, qu'on devait s'attendre à voir les Draisiennes figurer avant peu sur un de nos théâtres. Les Variétés se sont emparées de ce sujet, qui a servi de cadre à quelques épisodiques jouées hier avec succès, sous le titre des Vélocipèdes ou la poste aux chevaux. (...) Cette bluette, qui a paru fort gaie, ne brille ni par l'imagination ni par l'originalité; mais elle attirera la foule pendant quelques représentations et remplira sans doute, sous ce rapport, le but que les auteurs se sont proposé. L A QUOTIDIENNE, 4 mai 1818, p. 3. Décidément l'importateur des Vélocipèdes ne veut pas que cela finisse par des chansons, et une grande affiche qui couvre les murs de Paris nous apprend que ces courses d'un nouveau genre recommencent à Mouceaux, près de la barrière. C'est là qu'on pourra louer à la demiheure un de ces coursiers de bois garni de deux roues; et, par une précaution qui n'est nullement superflue, il sera donné, avant l'heure des expériences, des leçons d'équitation. Nous verrons si cette reprise de la conspiration contre les chevaux, ânes, etc, aura plus de succès que la représentation du Luxembourg. LE JOURNAL DE PARIS, 29 juin 1818. Parmi les bals des environs de Paris, celui de Sceaux est maintenant à la mode et cette prédilection est justifiée par le charme du lieu. Dimanche dernier, les vélocipèdes à char ont eu beaucoup de succès auprès des dames qui embellissaient de leur présence la fête de cet endroit et malgré un terrain très sablonneux, les courses se sont succédées sans interruption. Un équilibriste amateur a exécuté sur son vélocipède simple d'autres courses qui ont excité de vifs applaudissements et le bâton que l'on a mis dans la roue (un imprudent y avait introduit sa canne qui a brisé deux rayons) n'afait qu'augmenter son triomphe. LA PETITE CHRONIQUE DE PARIS, 20 juillet 1818.

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L'administration du jardin de Belleville donnera, jeudi 23, une troisième fête extraordinaire. On y verra les vélocipèdes de Mouceaux, avec lesquels les dames pourront se livrer à un genre de course qui a encore tout le mérite de la nouveauté. JOURNAL DU COMMERCE, 23 juillet 1818, p. 2. Les vélocipèdes du Jardin du Luxembourg ne se tiennent pas pour battus; ils en appellent de notre premier jugement. Ils ont figuré avec avantage dans la fête donnée jeudi dernier à Belleville, fête qui, par parenthèse, étaitfort belle, et qui avait attiré nombreuse compagnie. Les vélocipèdes à chars ont surtout été très employés. On est assis fort commodément sur un siège, on n'a rien àfaire, et c'est une personne placée derrière vous qui prend la peine de mettre la machine en mouvement, et qui fait un vrai métier de cheval... La vitesse des nouveaux vélocipèdes peut être comparée à celle d'un cheval au petit trot. En résultat, cet amusement n'est qu'un véritable enfantillage, et c'est peut-être par cette raison qu'il aura aussi ses moments de vogue; d'ailleurs, nous n'avons pas vu que l'on se moquât de ceux qui essayaient ces nouvelles machines. Le seul reproche que nous ayons entendu faire aux vélocipèdes, c'est le prix: dix sous pour chaque course, et elle était si vite terminée! On pourrait ainsi dans sa soirée dépenser une quarantaine de francs. En vérité, il y aurait du bénéfice à prendre la poste. LE JOURNAL DE PARIS, 25 juillet 1818, p. 2. LE VÉLOCIPÈDE DU SECOND EMPIRE

(1868-1869)

...Le Véloce est désormais classé parmi les montures utiles des peuples civilisés. Bientôt il sera connu du monde entier... .., Les Véloces doivent tous leurs avantages à leurs roues ou pieds rotatifs, qui sont les seuls appropriés aux grandes routes macadamisées et aux Véloce-voies réclamées par ces montures. En effet, les pieds rotatifs ont un grand avantage sur les pieds sautatifs pour marcher sur les terrains unis. Tandis qu'avec ceux-ci nous portons péniblement le poids de notre corps additionné de notre bagage, de notre armement, dans ceux-là nous les roulons facilement.

Dans le premier cas la marche exige un effort écrasant;dans le second cas elle est plus agréable que le repos... p. 28. .., A Véloce, nous ne faisons pas autre chose que de marcher assis, avec faculté de repos assez fréquente, sans cesser d'avancer... p. 71. .., (le vélocipède) doit être considéré en ce moment, comme un signe d'extrême civilisation ou de transition à une civilisation supérieure, que nous n'avons jamais connue (...). S'il est difficile d'indiquer exactement ce qu'il sera dans l'avenir, il n'est pas douteux 123

qu'il sera la monture pratique des peuples civilisés, à moins qu'il ne soit dépassé par un de ces congénères aérien, aquatique ou mécanique, ce qui est encore la même chose dans ,notre pensée... p. 69 et 73. Extraits du MANUEL DU VELOCEMAN ou notice, système, nomenclature, pratique, art et avenir des vélocipèdes (1869), livre écrit par M. BERRUYER et édité à Grenoble. REVUE L'ILLUSTRATION, 21 décembre 1867 On a donné déjà bien des noms à l'époque bigarrée où nous avons l'honneur de vivre. Age de fer, a dit l'un; âge de boue, a dit l'autre. Je murmurerais volontiers que l'âge présent est l'âge des vélocipèdes. Tout le monde, en effet, est pressé, veut aller vite, et, selon le mot usuel, arriver. Le vélocipède, cette roue mécanique assez laide qu'on se met entre les jambes, est l'emblème même de ce tempsci. La marche est supprimée, et la course, la course affolée, est le train normal des choses. Il est évident que l'existence de l'homme, se compliquant chaque jour de relations, de sensations, de besoins nouveaux, les deux jambes dont l'a pourvu l'avare nature ne lui suffisent plus... Fort heureusement, le vélocipède devait tout réparer. On l'attendait; il a paru. Tout est en ordre... Le vélocipède afait naître d'ailleurs une classe nouvelle de citoyens... Le Vélocipédeur, produit essentiellement contemporain, est le diminutif de cavalier. Tout s'en va, même l'équitation, et les vélocipèdes mécaniques eux-mêmes seront remplacés tantôt par les vélocipèdes à vapeur. Go ahead! LE PETIT JOURNAL, 2 juin 1868, p. 3 Courses de Vélocipèdes à Saint-Cloud. La première course officielle des Vélocipèdes a été donnée hier dans le parc de St-Cloud. Ces chevaux factices sont devenus très rapidement à la mode. Les personnes qui ont assisté aux courses de St-Cloud ont pu se convaincre qu'il n'est pas donnée à tout le monde de conduire un vélocipède; il faut non seulement de l'habitude, mais encore de l'habileté et de la hardiesse. La piste était établie dans la grande allée du Parc, depuis le bassin où se trouvait la tribune du jury jusqu'à la grille. La distance est environ de 500 mètres. Les coureurs devaient aller et revenir, c'est-àdire parcourir 1000 mètres. L'organisation était la même que pour les courses de chevaux, avec cette différence toutefois que les coureurs étaient debout derrière leurs vélocipèdes, et qu'au signal donné ils sautaient en selle. Heureux si du même coup leurs mains saisissaient le gouvernail, si leurs pieds rencontraient les points d'appui des appareils rotatoires. Les principaux constructeurs de vélocipèdes de Paris, MM. Michaux, Druault, Jacquet avaient envoyé à Saint-Cloud des appareils en grand nombre et c'est en partie le personnel de leurs ateliers qui a 124

fourni toutes les courses; nous avons même vu un des coureurs habillé complètement en jockey: toque et manches vertes, casaque jaune. La ville de Saint-Cloud avait offert en prix quatre médailles, une en or d'une valeur de 100francs, deux en vermeil et une en argent. Ces médailles portent d'un côté l'image de l'Empereur, et de l'autre une inscription médiane, avec la mention de la course, à laquelle on ajoutera le nom du vainqueur, et tout autour: Ville de Saint-Cloud, 1ères courses de vélocipèdes, 31 mai 1868. Une foule énorme se pressait dans le Parc pour assister à ces courses, qui ont été fécondes en péripéties. On nous assure que le Prince Impérial a vu la dernière course; il était dans une voiture découverte en dehors de la grille. Les courses ont admirablement réussi. Nous croyons seulement qu'il deviendra indispensable à l'avenir d'établir, au moyen de cordes, une barrière afin d'empêcher que le public déborde sur la piste (...). LE MONITEUR UNIVERSEL, Journal officiel de l'Empire Français. 3 juin 1868, p. 766 Sport. Dimanche dernier, à deux heures et demie, a eu lieu, à Saint-Cloud, une grande course de vélocipèdes. Le vélocipède aujourd'hui représente une nouvelle branche du sport, par conséquent une nouvelle source d'émotion, de plaisir, d'adresse et d'exercice gymnastique. On nous assure qu'on va constituer un club at hoc. L'exercice du vélocipède est aux antipodes de l'exercice de canotage: dans celui-ci, immobilité complète des jambes, tandis que les bras et les mains travaillent; dans celui-là, les pieds ont cent fois plus à faire que les mains. Tout canotier devrait être vélocipédier; de cette façon, il y aurait tout équilibre entre le développement des forces des différentes parties du corps. Les vélocipédiers avaient choisi pour théâtre de leurs exploits la grande avenue qui, de l'entrée du parc jusqu'au pied des bassins, représente une longueur de 1200 mètres aller et retour. Quatre engagements ont eu lieu, dont voici les résultats: 1er course de vitesse; huit engagés ont couru; longueur de la piste, 1200 mètres, parcourus en 3 minutes 15 secondes. Gagnant, M. Drouet. 2e course de vitesse pour vélocipède de grand modèle. Cinq coureurs; piste 1200 mètres; temps employé, 3 minutes. Gagnant, M. Moore. 3e course de lenteur; grande adresse de la part des engagés. A gagné M. Jules Durruthy. 4e course de grande vitesse; piste 1200 mètres; temps 2 minutes 40 secondes. Vainqueur, M. Polonini.

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D'après ces résultats, on n'a pas de peine à affirmer que le vélocipède pourrait parcourir six lieues à l'heure, si son cavalier avait la force de manoeuvrer des pieds toujours avec la même furia. Dimanche les spectateurs étaient très nombreux. Nous ne savons pas si on a engagé des paris, mais on en arrivera là, soyez-en sûrs et peut-être verrons-nous des personnes perdre ou gagner beaucoup d'argent pour ces nouveaux pur-sang.

LE PETIT JOURNAL, 29 juin 1869,p. 2

I

Les vélocipédistes ont choisi certains points de Paris pour s'y livrer à leurs exercices. Tels sont la place de la Bourse, l'Avenue de la Grande-Armée, l'emplacement bitumé des terrains distraits du Jardin du Luxembourg, etc. Chaque soir, jusqu'à minuit, on voit sur ce dernier point des personnes de toute classe et de tout âge circuler sur l'appareil roulant, recevoir des leçons d'équilibre. Des marchands louent et vendent des vélocipèdes, à l'instar des maquignons, aux amateurs qui essaient la monture avant de l'acheter. Hier au soir, un jeune homme botté comme un cavalier s'adresse à M. D..., fabricant. - Je voudrais, dit-il, un vélocipède en fer fin, peint, frottement en bronze, manivelle à coulisses, gouvernail à douilles, pédales sans bruit, selle en peau de truie, et muni de frein. - Voilà votre affaire, dit le marchand. - Je ne suis pas encore très fort, fit observer l'amateur; mais j'ai de grandes dispositions, et, avec du jarret et de l'aplomb, j'ai la prétention de remporter les prix aux courses. Tout en parlant il essayait le vélocipède en homme qui n'est ni expérimenté ni assez sûr de lui-même pour s'engager hardiment. D'abord, il va de droite à gauche et vice versa, puis, prenant de l'assurance, il se dirige avec assez defacilité. Le marchand, qui voyait là un bénéfice à réaliser, le suivait des yeux. Lorsqu'il le vit s'éloigner, il s'écria enchanté: ça va comme sur des roulettes! Ca allait bien en effet, si bien que vélocipède et vélocipédiste disparurent pour ne plus revenir.

I En mars 1869, Le Petit Journal a le plus fort tirage des journaux parisiens (287 000 exemplaires); Le Moniteur Universel tire à 95 000 exemplaires (sources: C. BELLANGER, J. GODECHOT, P. GUIRAL, F., TERROU, Histoire générale de la presse française, Paris: PUF, 1975, Tome 2, p. 356.).

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LA BICYCLETTE

DE 1891

LE PETIT JOURNAL, 24 mai 1891, p. 5. ...Poitiers (248 km) Trois heures quarante-quatre. Au loin sur la route blanche, apparaît un petit point noir. Trois heures quarante-cinq. Un grand garçon imberbe, laissant sa machine tomber où elle veut, est devant nous. Avant toutes choses, il se plonge la tête dans un seau d'eau. C'est Mills. Trois heures quarante-six. Ayant griffonné les jambages de son nom sur lafeuille imprimée de contrôle, il happe quelques morceaux de viande crue, avale quelques fraises, engloutit un demi-litre de bouillon ultra-concentré, puis il est de nouveau en selle sur une bicyclette neuve. Trois heures quarante-sept. Il a disparu au détour du chemin. Un de ses entraîneurs tout frais et dispos va devant lui pour couper le vent. Jusqu'à Paris, il sera ainsi escorté. Quatre heures vingt, en voici deux. Encore un grand à moustache brune, Edge; un grand à moustache blonde, Bates. Un quatrième, grand, figure basanée de tzigane, fine moustache noire, les suit à quelques mètres, c'est Holbein. Ceux-là boivent des saladiers de crème, absorbent d'énormes platées de haricots cuits à l'eau et se bourrent les poches de poulets découpés. Suivant l'expression consacrée, ils suivent aussitôt pour Paris... L'ILLUSTRATION, 30 mai 1891, pp. 478-479. Dans l'hygiénique évolution sportive à laquelle nous assistons en France depuis quelques années, le vélocipède tient une place de plus en plus importante que ses détracteurs eux-mêmes sont obligés de lui reconnaître. Aucun sport n'a grandi plus soudainement, tout en ayant eu à lutter pied à pied comme lui contre la routine et le parti pris. Il n'en est pas non plus dont les premiers adeptes aient plus courageusement travaillé en vue de la victoire finale, sous les railleries parfois acerbes d'un public toujours porté à trouver ridicule ce qui est nouveau. (...) En Angleterre, on évalue à 500000 le nombre de cyclistes, en Allemagne à 200 000, aux Etats-Unis à 150 000, en Hollande à 10 000, en Belgique à 10 000, sans compter les autres pays vélocipédiques principaux, tels que ['Australie, l'Autriche, l'Italie, la Suisse, le Danemark, etc. En France, on estime à 100 000 environ le nombre actuel; mais, de tout les pays, c'est celui où l'accroissement paraît prendre les plus grandes proportions, car c'est lui qui possède les routes les plus nombreuses, les meilleures et les mieux entretenues, de l'aveu des étrangers eux-mêmes. C'est, de plus, un de ceux où l'on commence à comprendre le mieux la valeur pratique du vélocipède, et où il est le plus employé, surtout dans les campagnes, par les médecins, 127

ecclésiastiques, notaires, huissiers, percepteurs, voyageurs de commerce, etc. (...) On voit quelle est l'importance de ce nouveau sport tout moderne. Aucun autre ne saurait mieux réaliser que lui la fameuse formule de l'agréable et de l'utile. Course, tourisme, hygiène et patriotisme, tel est son vaste domaine. L'avenir est au vélocipède. Paul Verlin LE PETIT JOURNAL, 31 mai 1891, p. 5. Il ne faut pas s'y tromper, c'est un événement considérable pour l'avenir du sport vélocipédique que la course entre Paris et Bordeaux... 580 kilomètres parcourus en vingt-six heures, avec le seul secours de son jarret, cela n'est pas banal, qu'on nous permettre de le répéter... ...Les Mills et les Holbein sont, pour tout dire, très exceptionnels. Sans parler de l'entraînement fort pénible auquel ils se soumettent, ils s'astreignent encore pendant la course à des exigences que peu de gens voudraient accepter. Quand on songe que ces endiablés ontfailli refuser de concourir parce que le règlement obligeait les coureurs à descendre pour signer sur une feuille de contrôle aux quatorze arrêts prévus. Ils prétendaient venir d'une traite sans quitter la selle, de Bordeaux à Paris sauf, bien entendu, le cas où un accident survenu à leur machine les aurait forcés d'en changer. Chez eux ils se contentent, en passant aux points de contrôle, de jeter une carte d'identité. Mais manger? Eh bien, ils emportent des provisions dans les poches de leur veston, et au surplus s'arrangent de manière à n'être en aucun cas dans la nécessité de mettre pied à terre. Ces messieurs remplissent leur culotte d'une substance dite terre àfoulon, dont les propriétés absorbantes sont considérables. Cette terre s'amalgame avec leur sueur, avec un liquide plus abondant et, s'il y a urgence, pardon du détail, avec quelque chose de plus horrible encore. Il en résulte un 'magma' graisseux qui a l'avantage de prévenir, paraîtil, les gerçures toujours à redouter au cours d'une semblable . gymnastlque 1... LE PETIT JOURNAL, 3 septembre 1891, p. 1. Paris-Brest et retour. Le but, c'est de frapper l'imagination des masses par une grande manifestation vélocipédique. Pourquoi? Parce que la vélocipédie, qui a longtemps sommeillé à l'état de sport fermé, ne demande qu'à être connue pour pénétrer dans toutes les couches de la 1 Cette fameuse terre à foulon semble avoir beaucoup marqué la mémoire collective du moment: divers articles du journal L'Auto des années 1900 y font allusion; tout comme Alfred Jarry, dans son roman de 1902, Le surmâle... Remarquons que Bordeaux-Paris 1891 se réfère constamment au modèle sportif de l'Angleterre; Paris-Brest-Paris 1891, course nationale, sera, au contraire, patriotique, cocardière et ouverte aux professionnels. 128

société...L'idée de vélocipédie pratique et commode aura ainsi pénétré partout, dans les plus humbles bourgades... ...Le but, le vrai but? Mais c'est de faire sortir de cette épreuve (...) une construction plus sérieuse du vélocipède, une solidité plus grande de ces instruments que les fabricants s'obstinent trop à bâtir comme des joujoux... On peut traverser la France gratis, et vite, sur cette bicyclette magique qui ne vous fatigue presque pas... LE PETIT JOURNAL, 2 septembre 1891, p. 5. Paris-Brest et retour. Le départ sera donné devant l'Hôtel du 'Petit Journal' à six heures précises du matin pour ne pas troubler la circulation des voitures, autant que pour éviter les encombrement. De plus le départ se fera pour ainsi dire 'au pas'. Les concurrents seront placés par section de dix, deux files de cinq étant mises, sous la surveillance d'un auxiliaire du comité, contrôleur au départ, qui remettra les carnets individuels aux intéressés de sa section à cinq heures et demie. Le chiffre des concurrents inscrits valablement étant de 400, il y aura donc 40 sections de dix hommes, sous la conduite de 40 contrôleurs... LE PETIT JOURNAL, 4 septembre 1891, p. 3. Paris-Brest et retour. Le défilé se fera lentement jusqu'à l'avenue du Bois de Boulogne, y compris une certaine portion de cette avenue. Que ce détail d'ordre soit bien entendu une fois pour toutes. Il y va de la bonne réputation de tous les vélocemen. Pour que cette manifestation soit imposante, ilfaut qu'elle sefasse dans le plus grand ordre. Chaque chef de section fera d'ailleurs là-dessus, avant le départ, les recommandations les plus précises aux hommes qu'il sera chargé de conduire jusque dans l'avenue du Bois de Boulogne. Nous sommes sûrs d'avance que tous les conducteurs tiendront à l'honneur de s'y conformer. LE PETIT JOURNAL, 7 septembre 1891, p. 2. Le départ de la course vélocipédique organisé par le Petit Journal, de Paris à Brest et retour, s'est effectué, hier matin, par un temps exceptionnellement beau. ...A six heures dix-sept minutes, sur un signal du président (M. Pierre Giffard), les dix clairons de la Société Pro Patria, placés sur le balcon de l'hôtel du Petit Journal, sonnent aux champs; tous les concurrents montent lestement sur leur machine, et l'immense cortège s'ébranle aux applaudissements de lafoule. Conduit à une allure très modérée, il longe la rue Lafayette jusqu'à la rue Le Peletier où il s'engage pour gagner les grands boulevards. Là encore, les vélocipédistes soulèvent l'enthousiasme, -c'est le mot, - de lafoule compacte qui les regarde. 129

A la place de l'Opéra, agréable surprise pour nos engagés. L'harmonie 'l'Amicale des sixième et septième arrondissements' dirigée par M. Bécar, fait entendre à leur passage un des morceaux de son répertoire. Même manifestation musicale sur la place de la Concorde, mais cette fois c'est la fanfare 'l'Espérance' de Vaugirard qui, sous la direction de son chef, M. Fourcaud, salue le cortège. Dans l'avenue des Champs-élysées, le coup d'oeil est vraiment superbe. Les concurrents disposant de plus d'espace, peuvent se développer à l'aise; le soleil, qui a maintenant tout son éclat, resplendit sur l'acier des machines et la sonnerie martiale que font entendre, à la hauteur du Palais de l'Industrie les 'Trompettes de Paris', sous la direction de M. Ulrich, donne un cachet tout à fait militaire à cet escadron d'un nouveau genre. Enfin, on arrive à l'avenue du Bois de Boulogne. Le public, sachant que c'est sur cette voie que doit être donné le signal du départ définitif, s'est porté en plus grand nombre encore; les bas-côtés de l'avenue sont noirs' de monde, ainsi qu'aux jours de course de Longchamp, à l'heure du retour... LE PETIT JOURNAL, 2 septembre 1891, p. 1. Les prouesses des hommes volants ...Notez. ceci: Tous ces hommes passent aux contrôles sans avoir l'air d'être exténués. De fait, ils ne le sont pas,' et c'est là qu'est le mystère de la bicyclette... Oui, c'est là qu'est le mystère du cheval d'acier... Jean Sans Terre LE PETIT JOURNAL, 8 septembre 1891, p. 2. Arrivée à Brest. Brest (509 kit de Paris), 2h 35 du soir. La ville est toute révolutionnée. Plusieurs centaines de personnes sont déjà massées depuis le matin devant l'Hôtel de la Bourse, place du Champ-de-Bataille, où est installé le contrôle; elles ont choisi leur place à l'avance pour bien voir arriver les premiers coureurs et ne rien perdre du spectacle. Des mâts garnis de drapeaux installés devant l'hôtel et au coin de la rue de Siam, par les soins de la municipalité, achèvent de donner à cette partie de la ville un air defête. Dans l'intérieur de l'hôtel sont réunis les membres du VéloceClub, qui ont gracieusement accepté le rôle de contrôleurs. C'est là, en ce moment, le centre où tous les Brestois viennent chercher des nouvelles. Les questions s'entre-croisent: 'Où sont-ils actuellement? A quelle heure pensez-vous qu'ils arriveront? Avons-nous le temps d'aller déjeuner avant qu'ils arrivent? Puis viennent les inévitables porteurs de fausses nouvelles. 'Terront vient de mourir à Saint-Brieuc', s'écrie l'un d'eux en arrivant tout essoufflé et ce bruit sinistre se répand rapidement dans la 130

foule, mais peu après une dépêche nous apprend que Terront est arrivé à Morlaix à 12 heures 25 minutes et qu'il se prépare à reprendre sa course après 20 minutes de repos. Etant donné ce renseignement, il est à prévoir que le coureur qui jusqu'à présent semble tenir la tête n'arrivera pas à Brest avant quatre ou cinq heures, mais le public toutefois ne veut pas abandonner sa place. Il reste de plus en plus intéressé à cette course qui, décidément, comptera dans les annales de la ville. 3 h 38 soir, La foule devient de plus en plus compacte et les rues de Paris et de Siam sont absolument noires de monde. Le temps est d'ailleurs superbe et la température exquise. Une dépêche particulière annonce que liel-Laval est passé à 3 heures à Landerneau. On s'attend donc à le voir déboucher d'un instant à l'autre au sommet de la rue de Paris. A l'hôtel de la Bourse nous sommes débordés par la foule et c'est à grand'peine que les agents peuvent maintenir les curieux. Brest, 4h 15, liel-Laval arrive premier, à 4 heures 7 m. 4h 20 soir liel-Laval est arrivé à 4 heures 7 en bon état; il a dû descendre avant l'hôtel, à cause de lafoule. Il a mangé quelques poires, bu un bol de bouillon et est reparti cinq minutes après, aux acclamations de la foule. 4h 30 soir, liel-Laval a signé d'une main ferme. Unfleuriste de la ville, M. Gouret- Verine, lui a fait offrir par un petit garçon une superbe palme dorée. Le coureur a embrassé l'enfant. 5h 10 soir, Le passage en coup de vent de liel-Laval a produit ici une impression énorme. Cet homme arrivé de Paris, qui repart au bout de cinq minutes sans prendre de repos, plonge le public dans l'étonnement le plus profond. Au moment où le coureur bordelais s'est remis en route, il a été applaudi avec enthousiasme et on lui a jeté des fleurs. liel marchait à une ferme allure et avait fort bonne tournure. Terront arrive à cinq heures (4h 59); il repart aussitôt. 5h 20 soir, Terront est arrivé à 4 h 58, ayant crevé son caoutchouc à 10 kilomètres de Morlaix. Comme liel-Laval, il a bu du bouillon, avalé une poire et après cinq ou six minutes d'arrêt, il est reparti. Il ne semble pas plus fatigué que son concurrent et parle d'une voix qui n'est pas altérée. Son accident de machine a seulement le don de l'exaspérer, et il ne décolère pas en le racontant. Comme pour liel-Laval, le public s'est montré très enthousiaste, et a fait à Terront une chaleureuse ovation.

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Inutile d'ajouter que jusqu'à présent ni Jiel ni Terront ne se sont étendus sur un lit... LE PETIT JOURNAL, 9 septembre 1891, p. 2. Tout est changé. Trois heures de sommeil prises la nuit dernière ont interverti l'ordre des deux premiers: Jiel-Laval, qui était parvenu à atteindre Brest le premier lundi soir, n'était plus hier matin que le second à Saint-Brieuc, revenant sur Paris. Il passait à Guingamp une heure et demie devant Terront. Mais il s'y arrêtait pour dormir trois heures. Pendant ce temps, Terront passait et dédaignant toute espèce de repos, continuait sa route à grands coups de pédale. Il créait ainsi, avant le lever du jour, une avance de trois heures à son bénéfice... ...Le problème se posait aussitôt à Paris: Lequel des deux va gagner la course? Celui qui a dormi ou celui qui n'a pas dormi? Beaucoup pensait que Jiel-Laval, reposé par trois heures de sommeil, allait 'manger' son adversaire que lafatigue devait abattre. Il n'en a rien été. Terront, avec une endurance admirable, a continué vers Paris, sans repos ni trêve, une marche enragée... ...L'émotion a été considérable à Paris pendant toute lajournée d'hier, non seulement devant le 'Petit Journal', où nous avons dû installer pour le soir une série de pancartes éclairées à la lumière électrique, mais encore devant tous les magasins des marchands de vélocipèdes, devant tous les cafés où les vélocipèdistes ont coutume de se réunir... ...Sur les grands boulevards, la foule était toute entière à l'événement du jour. On ne parlait pas d'autre chose que de la course. Impossible de faire un pas sans entendre les noms de Terront et de Jiel-

Laval... ...A la Porte-Maillot. Il a régné une très grande animation pendant toute la soirée d'hier boulevard Maillot et devant le restaurant Gillet. Là se trouve le poteau d'arrivée tout orné de drapeaux, d'écussons, et surmonté d'un transparent d'un très bel effet. La foule se presse à cet endroit depuis neuf heures et on y discute avec acharnement l'heure à laquelle le premier arrivera. Un grand nombre de curieux sont résolus à passer la nuit à la belle étoile; on ne veut pas manquer le spectacle de cette entrée qui sera triomphale. Des groupes nombreux stationnent également à la Porte-Maillot, et l'avenue de la Grande-Armée est sillonnée par des vélocemen qui se dirigent vers Versailles et Saint-Cyr, allant au devant du champion. Tous les cafés sont restés ouverts et regorgent de monde... LE PETIT JOURNAL, 10 septembre 189J, p. J. A-t-elle assez soulevé l'émotion, cette lutte épique! Enfin, le vainqueur, Charles Terront a passé le poteau d'arrivée hier 9 132

septembre, à 6 heures 30 minutes du matin, c'est-à-dire moins de 72 heures après avoir quitté Paris! Aussi l'affluence était telle sur tous les points que des mesures d'ordre spéciales ont dû être prises par la préfecture de police. Des gardiens de la paix des brigades centrales sont venus renforcer leurs collègues de Neuilly et du seizième arrondissement qui ne pouvaient à eux seuls contenir la foule. Enfin, c'était un événement qui avait pris des proportions considérables. Nous touchons au moment où le vainqueur entrera dans Paris, revenant en trois jours de là-bas, là-bas, de Brest... ...La foule... veut à toute force voir de près l'homme dont la prodigieuse énergie vient de se manifester avec tant d'audace et de belle vaillance. Deux mille, puis trois, puis dix mille personnes encombrent le boulevard Maillot et se rangent difficilement, sur les instructions de la police. Six heures sonnent; quelques vélocipédistes arrivent de Versailles et donnent les premières nouvelles de Terront qu'un télégramme de nuit nous a exceptionnellement signalé à La Queue entre 3h 20 et 3h 30. Puis ce sont les avant-coureurs qui l'ont quittés à Ville-d'Avray et ont fendu l'air pour arriver avant lui, porteurs de la grande nouvelle: 'Le voilà! Il est à cinq minutes derrière nous! Il marche à quinze!' (C'est-à-dire à 15 kilomètres, allure raisonnable pour un homme qui a trois jours et trois nuits de bicyclette dans les jambes). Enfin, 6 heures 20, 25, 29. Une troupe de vélocipédistes paraît, couverte de poussière. On dirait quelque escadron de cavaliers qui exécute une charge. La foule les acclame. C'est que Terront est au milieu d'eux. En effet, il occupe le centre du groupe, couché sur sa machine. Quand il aperçoit les arbres de la porte Maillot et toute cette foule sympathique qui l'acclame, Terront lève le bras gauche en l'air et pousse un long cri de victoire. Devant le contrôle, il s'arrête net, descend de machine sans avoir l'air plus fatigué qu'un autre et serre la main de quelques amis... LES MÉMOIRES DE TERRONT, revus et mis en ordre par Louis Baudry de Saunier, Paris: Prosport, 1980, pp. 156-157 ...Plus j'approche de Paris, plus les amateurs vélocipédistes tiennent à m'accompagner. Voici Versailles. Il est 5 h 1/2 du matin! le jour vient de se lever. Une centaine de cyclistes sont venus au-devant de moi et m'acclament. Je les salue, et au bas de la côte de Picardie, je bois une petite bouteille de champagne. Je repars, je monte la côte que d'autres à côté de moi montent à pied et je redescends à toute allure vers Ville-d'Avray.

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Mais comment entrerais-je dans Paris dans l'état sale où je me trouvais? Les saignements de nez ne m'avaient pas quitté. J'avais la figure bariolée par le sang et la poussière! Je voulais à tout prix me laver et changer de vêtements et, comme la chose avait été convenue allant mon départ, ma mère m'attendait à Ville-d'Avray avec des vêtements propres. Mais l'ombre de Jiel-Laval me poursuivait toujours! Il arrive! Le voilà! me répétait-on, et je repartis à toute allure sans attendre d'autres explications! La foule des vélocipédistes s'accroissait toujours. Un réel régiment sur roues me suivait, criant sans cesser depuis Ville-d'Avray jusqu'à Paris: 'Vive Terront!... Vive Terront!' Enfin, je traverse Suresnes, le bois de Boulogne et j'arrivai à l'entrée du boulevard Maillot au bout duquel était le but. ...Le soleil brillait. Un millier de cyclistes criaient, entonnaient des hourras et des bravos! Je voulus faire une arrivée convenable et, baissant la tête sur le guidon, je commençai à emballer tant que je pus! Alors ce fut du délire dans lafoule qui se resserrait en courant derrière moi aussitôt que j'étais passé, et je franchis le poteau! On se précipite. On veut m'enlever de ma machine. Mais je descend tout seul. M. Thomas, président de la course, me prend, m'embrasse et me mène au contrôle. Il est 6 h i2 du matin. Il y a soixante et onze heures et demie (7i h 35) que je suis en machine! ...Aussitôt lavé et frictionné à l'eau de Cologne, je me mis au lit, mais je ne dormis point. J'étais trop énervé. L'extrémité de mes doigts, cramponnés si longtemps à mon guidon, me faisait seule souffrir ainsi que mes yeux que la poussière et la réverbération du soleil avaient congestionnés. J'étais d'ailleurs halé comme un paysan. Ne pouvant dormir, je demandai à manger et avalai l'un après l'autre un bol de chocolat gigantesque, une soupière de soupe au fromage, deux oeufs, un bifteck et une bouteille de Bordeaux. Le tout passa sans la moindre peine et deux jours après j'étais remis. Dix-huit banquets successifs me furent offerts. Mon portrait parut dans presque tous les journaux de France et c'est de cette épreuve gigantesque que date ma grande popularité dans notre pays.

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Deuxième Age:

"LA VITESSE POPULAIRE"

LES PRATIQUES CYCLISTES AU COURS DU VINGTIÈME SIÈCLE La vélocipédie n'est pas seulement un sport; je ne cesserai de le répéter, c'est un bienfait social. Pierre Giffard, 1891.

Je ne connais que deux raisons recevables de la part d'un homme sensé pour refuser de goûter aux délices de la vélocipédie: la pauvreté et les hémorroïdes. Le récalcitrant qui n'a pas le premier de ces malheurs, a le second. Baudry de Saunier, 1893 La bicyclette a eu trop de succès; elle a séduit trop de monde et les sots et les sottes, quand ils ont vu que leur boniche allait faire son marché sur une 'bécane', ont déclaré que c'était un plaisir qui était indigne d'eux. Comtesse Riguidi, 19301

Les configurations de pratiques cyclistes que nous cherchons à construire sont des structures successives qui ont chacune leur genèse. Pour le deuxième âge du vélo, les pratiques de la classe de loisir du dix-neuvième siècle, essentiellement celles de la Belle Epoque bourgeoise, constituent des précédents, des exemples à reproduire. Les premiers vélocipèdes et les premières générations ouvrières modernes sont nés au début de l'ère industrielle, aux deux pôles 1 L'OEUVRE, 3 juillet 1930, p. 5.

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antagonistes de la société. Au moment où le vélo se diffuse dans la classe de loisir, dans les milieux dandys et aristocratiques, les premiers ouvriers de la civilisation industrielle commençent à travailler dans les manufactures. Au vingtième siècle, tandis que les classes supérieures investissent dans des valeurs liées à l'automobile et à l'avion, la bicyclette, par la logique du marché - son prix par rapport aux salaires baisse de façon spectaculaire -, va se populariser, devenir une machine amie de l'employé, de l'ouvrier et du paysan. Une machine non liée au travail, une machine complémentaire de l'homme, un véhicule solide, inusable, et qui rend autonome1. On peut se déplacer gratuitement. Le vélo se présente alors comme un instrument primordial pour la conquête des loisirs populaires. Un temps et un espace jusque-là séparés, interdits. Le début du vingtième siècle marque un événement primordial: le moment où le progrès capitaliste entre en contradiction avec la dure condition de vie iniposée aux prolétaires. Les objets industriels, fruits du travail ouvrier, deviennent accessibles aux classes sociales qui les produisent; les milieux populaires entrent dans un univers libéré du travail imposé et copient la création exemplaire de la bourgeoisie du siècle précédent. Cette imitation est une conquête fondatrice: elle permet d'envahir, avec des valeurs rationnelles spécifiques (Thorstein Veblen parlerait d'instinct artisan), un espace initialement inaccessible.. . Au cours du vingtième siècle, la bicyclette - produit industriel type - va devenir accessible à ceux qui la produisent. Objet utile pour conquérir l'espace des loisirs, pour faciliter les tâches ou pour prendre ses distances par rapport à l'espace du travail, objet ludique qui ouvre l'espace des rêves sportifs, des exploits des champions du Tour de France, le vélo va au peuple. Il devient un grand symbole d'espérance attaché, dans la mémoire collective aux premières vacances, à l'année 1936, à la politique sociale du Front Populaire et à la Libération. Les jeunes industries du cycle et de l'automobile sont les fleurons d'un capitalisme moderne qui s'internationalise et taylorise ses usines. De 1890 à 1936, un monde meurt: celui des aristocrates, celui de la civilisation du cheval. Cette mort va donner naissance à un monde nouveau où les milieux populaires ne vont plus seulement être

1 Ce n'est plus la machine du siècle passé. Durant tout le dix-neuvième siècle, la machine a été perçue par les milieux populaires comme une ennemie, cause de chômage et d'accélération de la division du travail. Le moyen de travail accable le travailleur. Cet antagonisme direct éclate surtout lorsque des machines nouvellement introduites viennent faire la guerre aux procédés traditionnels du métier et de la manufacture. K. MARX, Le Capital, Paris: Ed. Sociales, 1976, Livre l,p.305.

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contraints de produire mais vont pouvoir consommer une parcelle d'objets industriels, de temps et d'espaces non liés au travail. Au cours du vingtième siècle, le pouvoir d'achat des ouvriers se transforme et le prix de la bicyclette baisse de façon spectaculaire. Le vélo, produit industriel type, devient un objet de plus en plus courant. En étudiant les transformations des niveaux de vie et en analysant les caractéristiques du progrès technique, Jean Fourastié accorde une place importante à la bicyclette. Un produit du secteur secondaire type est un produit tel que la bicyclette: la productivité de production y est fortement croissante, neuf fois plus forte en France en 1956 qu'en 1895 (...). Les prix réels sont alors fortement décroissants. Une bicyclette courante valait 800 salaires horaires en 1895 ; 200 en 1925; 95 en 1957; 37 en 1974,. 42 en 1976. Le prix réel aurait baissé davantage encore si des améliorations techniques n'étaient pas intervenues (légèreté, dérailleur, éclairage, qualité incomparable des chambres à air et des pneus...) 1. Au cours de notre siècle, la bicyclette devient le premier moyen de locomotion utile qui éloigne de l'usine, rapproche l'employé et l'ouvrier urbains de la campagne, le paysan et le travailleur rural de la ville. Elle ouvre l'horizon des vacances et des congés payés. Jusqu'à la fin des années 1950, pour les milieux populaires, le vélo est l'objet que l'on gagne avec les premiers salaires, le cadeau de sortie de l'enfance, la récompense du certificat d'étude. Dans la mémoire populaire, dans ses chansons ou ses souvenirs, la bicyclette représente la frivolité de la jeunesse, la grande récréation des années d'adolescence sans soucis, au moment du Front Populaire, ou juste après les contraintes de la guerre. Les chansons à succès ravivent la mémoire collective. En 1968, le chanteur Yves Montand se souvient des jours heureux de sa jeunesse: Quand on partait de bon matin, quand on partait sur les chemins, à bicyclette... Nous étions quelques bons copains, y avait Fernand, y avait Firmin, y avait Francis et Sébastien, et puis Paulette... Nous étions tous amoureux d'elle, on se sentait pousser des ailes, à bicyclette..

.

Le vélo, c'est l'objet de l'adolescence, des premiers flirts... La rencontre des filles et des garçons loin des parents, les copains, la fête locale, les coureurs, la campagne où l'on se promène en bandes de jeunes, le beau temps... En 1947, le comique Bourvil chante: Je m'en allais chercher des oies du côté de Fouilly-les-oies, à bicyclette... Soudain qui vois-je devant moi, une belle fille au frais minois, à bicyclette... En arrivant à sa hauteur je luifais un sourire enchanteur, à bicyclette... Elle rit aussi, on parle alors, et elle me dit dans nos transports, à bicyclette... Est-ce que vous êtes coureur ?... Moi? Je 1 J. FOURASTIÉ, Pouvoir d'achat, prix et salaires, Paris: Gallimard, 1977, pp. 143 et s.

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suis pas coureur... Ah ! ce que vous êtes menteur... Moi? Je suis balayeur. Objet qui ouvre l'espace des loisirs, le vélo représente la circulation populaire. Comme le facteur du film de Jacques Tati Jour de fête (1948), l'ouvrier à bicyclette est, dans la rue, comme un poisson dans l'eau. Il se faufile entre les voitures, remonte les files d'autos à l'arrêt et va rejoindre les autres vélos, regroupés sous le feu rouge en tête du troupeau. On se rejoint. On se dépasse. On est dépassé. On roule ensemble. On ralentit pour causer un peu. On tend la main pour se dire bonjour ou pour tourner. On s'arrête au café. On met pied à terre. On discute, appuyé sur le cadre du vélo. On pose son vélo. Que de fois, ainsi posé sur une pédale le long d'une rue déserte et silencieuse, mon vélo est-il tombé, raide et ferraillant sans témoin, comme frappé d'un mal mystérieux, soit qu'il se fût endormi au soleil, soit le plus souvent qu'il usât d'un stratagème familier pour faire sortir son maître attardé au bistrot d'en face 1. On est ensemble et on va -ou revient- du travail. On, cette expression tant employée par les ouvriers, et qui situe le groupe entre le nous et le je. Le vélo devient un objet de première utilité, quasiment indispensable pour l'ouvrier. Pensons au film italien réalisé par Vittorio De Sica, Le voleur de bicyclette (1948), et à la détresse de l'homme qui cherche un vélo, objet indispensable, dont dépend la vie-même. Le cyclisme utilitaireest alors prépondérant.Il réunit de 80 à 90 pour cent des pratiquants du vélo, écrit Ruffier en 1966,(...) pour constater cefait, avant le déclin des années de 55 à 60, il suffisait de franchir le pont de Bezons (à Paris), unjour de semaine, à sept heures du matin. Le flot des cyclistes couvrait la chaussée. Des milliers d'ouvriers allaient aux usines; des centaines d'employés gagnaient leurs bureaux ou magasins. Des jeunes filles, des femmes, dactylos et vendeuses, pédalaient allègrement vers leur besogne quotidienne. Et le plus curieux était que cette foule de cyclistes entravait toutes autres circulations. Les rares autos se frayaient passage difficilement et, timides devant la force du nombre, ne klaxonnaient qu'à petits coups discrets. Le tramway lui-même, chargé pourtant de prolétaires, ne glissait qu'au ralenti et par légers bonds successifs sur ses rails grinçants. Au même moment, par toute la banlieue, le même spectacle pouvait être contemplé. Billancourt, Boulogne, Puteaux, Saint-Denis, Vincennes et Malakoff étaient traversés, matin et soir, par 4 à 500 000 bicyclettes. Même chose dans les grandes villes de province, au Creusot,

à Saint-Etienne,

à Saint-Nazaire,

1 J. PERRET, Le machin, Paris: Gallimard, 1955, p. 75.

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dans toutes

les cités

industrielles le tiers au moins des ouvriers se rendaient à bicyclette à leur travail1. Le cyclisme est ancré dans les valeurs urbaines. A Paris, le VEL' D'HIV', plus que tout autre lieu, est le centre emblématique du cyclisme de la capitale. A une époque où bicyclette et peuple (petits commerçants et ouvriers) sont encore dans la capitale. Le vel'd'hiv' c'est un peu Paris... Paris qui vit, Paris qui crie... Paris bon coeur... Paris blagueur... Gaieté populaire dans la verrière du vel'd'hiv', rue de Grenelle... Mélange des genres, des foules, des styles... Ultramondains au parterre en smokings et robes du soir... Députés... Acteurs... Rotschild... Misstinguet... Populaires aux gradins... Qui saucissonnent et imposent leurs cris, leurs sifflets, leurs ovations... Fûmée... Orchestre... Accordéon... Vitesse... Bruissement du peloton, qui tourne, tourne sur la piste... Les coureurs: les écureuils... Objets de tous les regards... Les maillots... Les guidons... Les virages... Le peloton... Les sprints où l'on se donne àJond... Le quartier des coureurs... Le bouquet de tours dans l'heure que laJoule réclame en coeur... Vel'd'hiv: fête parisienne... Chaque dimanche... Mais surtout lors des fameux six jours... Six jours: 144 heures de labeur... Plus de 4500 kilomètres... Proche du travail routinier de l'ouvrier d'usine... Course disputée en américaine: les deux équipiers -solidaires se relaient, alternant course et repos... Ronde monotone des fins de nuit pleines de sommeil... Dans le vélodrome vide... Foule passionnée des chaudes soirées... Annonces des primes... Coups de pistolet... Angoisse... Joie... Vas-y... Vas-y... Vas-y... Le speaker qui hurle: un nom et un chiffre... Pain de communion illusoire et substantiel... Piste réduite et infinie... Lutte contre le temps et l'espace, réelle et chimérique... Symbole du relais... Vel'd'hiv'... Vel'd'hiv'... Ton nom revenait comme un leitmotiv2...

1 Dr J.-E. RUFFIER, Pour vous bien porter faîtes de la bicyclette, Paris: FFC, 1966, p. 153 et s.

2 Pour voir de pareilles combines cré vin dieu faut ben venir à Paris, chante Raymond Souplex (dans Mon cousin aux six jours, 1934). Raymond Souplex imite un paysan qui vient pour la première fois au vel'd'hiv': comment j'épaterons les copains en racontant ça dans le patelin... Le texte ci-dessus est construit à partir d'un montage de plusieurs textes: des extraits de chansons (Vel'd'hiv' d'Yves Montant, 1948 et Vel'd'hiv' de Georges Ulmer, 1948) et des extraits de nouvelles (Vel'd'hiv' dans A. Obey, L'apprenti sorcier, Paris: Grasset, 1926 et La nuit des six jours dans P. Morand, Ouvert la nuit, Paris: Gallimard, 1922). Le vélodrome d'hiver de Paris, créé en 1903, sera détruit en 1959...

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