Etudes sur le poème allégorique en France au Moyen Age

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Etudes sur le poème allégorique en France au Moyen Age

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ROMANICA HELVETICA EDITA AUSPICIIS COLLEGII ROMANICI HELVETIORUM A CURATORIBUS «VOCIS ROMANICAE»

VOL. 82

MARC-RENÉ JUNG

^tudes sur le poème allégorique en France au moyen âge^

1971

EDITIONS FRANCKE BERNE

Cet ouvrage a été publié avec l’appui du Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique

© Editions A. Franche S. A., Berne, 1971 Tous droits réservés Imprimerie Winterthur AG Printed in Switzerland

TABLE DES MATIÈRES

Introduction.

9

La terminologie moderne est un obstacle à la compréhension de l’allégorie médié¬ vale (9) — les théoriciens du moyen âge ne donnent pas de définition du poème allé¬ gorique — pour les grammairiens, l’allégorie est un ornement du discours (ii) — l’allégorie exégétique (ii) - le mot allégorie au moyen âge (12) - la pluralité des significations est communément admise (i 3) - il n’existe pas de canon universellement reconnu des rapports allégoriques (15) — nos Etudes sont une préface historique au Roman de la Rose de Guillaume de Lorris (i 8) - distinction entre allégorie statique et allégorie dynamique (20) — le sensus allegoricus de l’allégorie dynamique est fourni par la narration (20) — le rôle des personnifications (20) — leur double origine: Vabstractum agens et Vexemplum mythologique ou légendaire (21).

La Psychomachie de Prudence .

25

Le prologue (25) — le titre (26) — allégorie double: lutte de l’âme et lutte de l’Eglise (27) - les personnifications (27) - la bataille - deux parties de la Psychomachie: allé¬ gorie dynamique et allégorie statique (30) - au XII® siècle: les personnifications de Prudence sont-elles des «accidents» ou des «substances» (Conrad deHirsau)? (31) — on admire au moyen âge la puissance de représentation de Prudence (33) - les illus¬ trations.

Martianus Capella. Analyse (36) - la tradition manuscrite (40) - intérêt croissant pour

35

fable au XII®

siècle (41) - les commentaires (41) - influence limitée de l’ensemble de l’œuvre de Martianus (44) - un poème sur Orphée (44) - le figmentum d’Etienne de Tournai (45)la Meiamorphosis Goliae (47) - les Arts libéraux (49) - la Bataille des sept Arts (31) - le Mariage des sept Arts (54).

Les poèmes allégoriques latins du XII® siècle.

59

Bernard Silvestris . L’allégorisme de son commentaire de Y Enéide et l’allégorie créatrice du De mundi universitate.

Alain de Lille.

^4

Liber de plane tu Naturae (65) - l’élégie liminaire - absence d’action (69) - descriptions et discours. Anticlaudianus (72) - les préfaces (73) - le summarium (73) - l’homme nouveau: les différents niveaux d’interprétation (76) - la bataille entre Vices et Ver¬ tus; sa raison d’être (78) - le char (82) - l’allégorie des sept Arts: chez Honorius Augustodunensis (83) et chez Godefroy de Saint-Victor (84) - Yintentio auctoris (86) dialogue avec les auteurs contemporains français et occitans? (86)

Les adaptations de V Anticlaudianus.

89

Le compendium (90) - interprétations chrétiennes (90) - Y Image du monde (91) - Adam de la Bassée, Ludus super Anticlaudianum (93) - la traduction du Ludus par un moine de Cysoin (98) - Y Anticlaudien d’Ellebaut (104).

Jean de Hauville, Architrenius. 1^3 5

Les poèmes allégoriques occitans. 122 Uabsiractum agens dans la poésie lyrique des troubadours (122) - le Boeci (126) et la Jaula de Peire Cardenal (127) - la tenson de Guillem de Saint-Didier (128) - Guiraut de Calanso (133) - le Chastel d’Amors (146) - la Cour d’Amour (148) - la nouvelle allégorique de Peire Guillem (159).

Personnification et monologue dialogué dans les romans du XII® siècle .. 170 Les figures de la mythologie deviennent des personnages allégoriques (170) - pas de mythologie dans le Roman de Thèhes et dans le Roman de Troie - importance des ana¬ lyses des sentiments amoureux (171) - monologue et monologue dialogué (171) dans les Métamorphoses (172) - développement de cette technique dans Eneas (175) Amour prend la parole dès le Roman de Troie (178) - le monologue dialogué chez Gautier d’Arras (179), chez Chrétien de Troyes (182), chez d’autres - Jean Renart (188) - en tant que personnifications verbales, les ahstracta agentia ne sont jamais des allégories qui comporteraient un sens second (190).

Le Jugement à la Cour du Dieu d’Amour . 192 Les «débats du clerc et du chevalier»: Phillis et Flora (194); le Concile de Remiremont (195); le Jugement d'Amour (196); Hueline et Aiglantine (200); Blancheflour et Florence (200) ; Melior et Ydoine (202) ; la rédaction franco-italienne du Jugement d'Amour (202) ; le Fablel du dieu d’Amour {zoâ^\ De Venus la deesse d'Amour (211) - ces débats n’ont pas de sensus allegoricus (214) - les allégories sont statiques - le langage métaphorique des fleurs et des oiseaux (215) - le phénix (220).

Les poèmes allégoriques français . 227 Importance de l’allégorie religieuse (227) - l’Ecriture allégorisée en milieu courtois: Adam de Perseigne et Landri de Waben (228) - un sermon en vers (234) - les Quatre filles de Dieu (236).

Le début du XIII® siècle.. 238 Guillaume le Clerc (238) - Guiot de Provins (241) - Raoul de Houdenc (245) ^ le Songe de paradis (256).

Le Reclus de Molliens. 260 Huon de Méry. 268 L’Antéchrist (269) - les dieux de la mythologie (275) - les Vices et les Vertus (268) — les éléments courtois (282) - Huon de Méry et son poème (287).

L’allégorie de l’amour. 290 Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris

.. 292

Le prologue (292) - l’allégorie statique (295) — Vinnamoramento (299) - les commande¬ ments d’Amour (302) - l’allégorie dynamique (304) - l’allégorie du château (309).

Le Roman de la Poire de Thibaut n’est pas un véritable poème allégorique 310 La Complainte d^amour; analyse et extraits. 317 Conclusion

326

Index. J29

6

Savev(^ que senefie ?

L’élaboration et la publication de ces Etudes ont été possibles grâce à l’aide financière du Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique. En cours de route, l’auteur a eu le plaisir de bénéficier du par¬ rainage généreux de M. Jean Rychner et de M. Claude Pichois, ainsi que de la bienveillance de M. Germân Colon. A eux tous va l’hommage de sa reconnais¬ sance. Bâle, le 21 mars 1968

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INTRODUCTION

Il faut être médiéviste pour écrire une phrase comme la suivante: «L’allégorisme peut s’élever du sensible au spirituel, il peut aussi descendre du spirituel au sensible. » * La critique moderne a pris l’habitude de distinguer entre l’allé¬ gorie et le symbole: «Dans le symbole, on part du réel. Dans Vallégorie, on part de l’abstrait.»^ Le symbole serait le signe d’une réalité cachée, tandis que l’allé¬ gorie correspondrait à une transformation voulue d’une chose connue 3. Si cette distinction entre allégorie et symbole présente le grand avantage d’être claire, elle comporte aussi le très grand inconvénient de constituer un obstacle terminologique à la compréhension de l’ancienne Littérature. On a tendance à oublier que ces notions modernes, étant le résultat d’une évolution historique relativement récente, sont valables pour l’époque qui les a créées'*, mais ne sau¬ raient s’appliquer telles quelles à d’autres époques. Toute moderne qu’elle est, la distinction entre symbole et allégorie est historique au même titre que la confusion des deux termes au moyen âge s. Il faut aborder sans préjugés l’étude de l’allégorie dans la littérature médiévale^. La clarté des définition nous semble

' E. De Bfuyne, Etudes d’esthétique médiévale. IL U Epoque romane, Bruges, 1946, p. 336 (Rec. de travaux de Gand, 98). ^ G. Lanson, Manuel illustré d’Histoire de la littérature française, Paris, 1953, p. 938. 3

C.G. Jung, Psychologische Typen, Zürich, i960, p. 515.

♦ Au XVIII® siècle, la discussion au sujet de l’aUégorie est le plus souvent liée aux arts plastiques (Winckelmann, et les réactions de Herder, plus tard de J. Burckhardt). En littérature, l’allégorie est surtout comprise comme personnification (abbé Du Bos, Chateaubriand). La distinction moderne des termes allégorie et symbole remonte à Goethe (cf. Curt Richard MüUer, Die geschichtlichen Vorausset^ungen des Symbolbegriffsin Goethes Kunstanschauung, Leipzig, 1937). EUe a souvent été reprise et précisée (Schelling, Solger, Hegel, Coleridge, Huizinga). 5

La distinction a été maintenue dans des études par ailleurs fort méritoires : C. R. Post, Mediaeval

Spanish Allegory, Cambridge, Mass., 1915 (Harvard Studies in Comparative Literature, 4); H.F. Dunbar, Symbolism in Mediaeval Thought and Its Consummation in the Divine Comedy, New Haven, 1929; R. R. Bezzola, Ee sens de l’aventure et de l’amour (Chrétien de Troyes), Paris, 1947 ; S. Bayrav, Symbolisme médiéval. Béroul, Marie, Chrétien, Paris et Istanbul, 1957. * En dehors de la France, la réhabilitation de l’aUégorie paraît plus avancée. Voir par exemple Northop Frye, Anatomy of Criticism, Princeton, 1957, deuxième essai; Ernst Bloch, Das Prin:(ip Hojfnung, Frankfurt a.M., 1939 (et 1967), 1.1, p. 181-184 et 199-203. Aux Etats-Unis, les recherches sur l’aUégorie sont à la mode. «The trouble with aUegory is that it has become a fashionable current pré¬ occupation and people like to be for it or against it» (Th. Silverstein, ‘AUegory and Literary Form’, PME A 82 [1967] 28-32). Voir en dernier lieu : Edwin Honig, Dark Conceit: The Making of Allegory, Evanston, 1939, et Angus Fletcher, Allegory. The Theory of a Symbolic Mode, Ithaca, N. Y., 1964. Honig, qui s’intéresse à l’aspect de la création, étudie surtout la littérature moderne (MelviUe, Hawthorne et Kafka) et les classiques anglais (Spenser, Bunyan et Swift) ; Fletcher essaie d’élaborer une théorie gé¬ nérale de l’aUégorie en dehors de toute considération historique. L’étude posthume de Rosemond Tuve, Allegorical Imagery. Some Mediaeval Books and Their Posterity, Princeton, 1966, est suggestive du

9

d’ailleurs sujette à caution, car même parmi les modernes on a parfois recours au terme symbole pour définir l’allégorie Les médiévistes de naguère ont tous été victimes de ce préjugé qui faisait de l’allégorie un procédé froid et mécanique. Ernest Langlois, le savant éditeur du Roman de la Rose, déplorait l’emploi de l’allégorie au XIII® siècle, mais, voulant justifier les auteurs qu’il étudiait, il affirmait sérieusement que leur pauvre ima¬ gination «n’avait pas à sa disposition beaucoup d’autres ornements poétiques»®. Elève de l’ancienne rhétorique, et vivant à une époque où seul le poème «sym¬ bolique» ou «symboUste» passait pour être de la vraie poésie, il ne voyait dans l’allégorie que l’ornement, alors qu’elle est l’essence même de certaines œuvres du moyen âge. Et Gaston Paris allait jusqu’à déclarer que l’allégorie était «un genre de littérature complètement faux»^. Les introductions aux éditions mo¬ dernes des poèmes allégoriques du moyen âge sont presque toutes de fort mau¬ vais guides. Persuadés du caractère rationnel des allégories, les éditeurs rationa¬ lisent le poème allégorique. Ils le réduisent à la narratio; ils expliquent tout, subs¬ tituant leur propre naturalisme psychologique à l'action métaphorique. La poésie est détruite. Un Charles-Victor Langlois est convaincu que le Roman de la Rose de Jean de Meun, «convenablement dégagé du bric-à-brac allégori¬ que», répondrait «admirablement» à son entreprise de décrire les mœurs d’alors, «s’il était émondé et traité comme il faut»i°. Les manuels d’histoire de la litté¬ rature codifient cette attitude en rangeant les poèmes allégoriques sous l’éti¬ quette de la littérature didactique. A les Hre, on a l’impression qu’il existe un genre didactique, qui peut (malheureusement) prendre la forme allégorique. C’est le contraire qui est vrai: la forme allégorique devenant la forme domi¬ nante, la littérature didactique (tout comme la littérature amoureuse, politique ou dramatique) subit l’influence de cette forme. Et encore faudrait-il distinguer entre l’enseignement débité par une personnification, et le poème allégorique où l’enseignement ressort du jeu dialectique et complémentaire de différentes personnifications. En forçant un peu les termes, on pourrait distinguer deux traditions dont l’une irait de Martianus Capella et Prudence à Guillaume de Lorris, tandis que l’autre partirait de la Consolation de la Philosophie pour aboutir au chef-d’œuvre de Jean de Meun. Mais le plus souvent, les deux traditions se combinent et s’enrichissent réciproquement. point de vue méthodologique et pleine de remarques judicieuses. Un historien de la littérature pré¬ férera ce livre aux deux autres cités ci-dessus. 7

H. Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, 1961, s.v. Allégorie: i. Abstraction qui

prend figure humaine et se voit dotée d’attributs symboliques [...]. 2. Métaphore ou symbole animé, prenant un large développement et se transformant en narration [...]. Facilement froide et conven¬ tionnelle, l’allégorie est aujourd’hui démodée. * E. Langlois, Origines et sources du Roman de la Rose, Paris, 1890, p. 53. ’ G. Paris, Esquisse historique de la littérature française au moyen âge, Paris, 1907, p. 196. Ch.-V. Langlois, La Vie en France au moyen âge, Paris, 1925, t. II, p. XXIII.

10

Aucun des théoriciens du moyen âge ne se prononce sur le poème allégo¬ rique. Dans l’ensemble, les œuvres en langue vulgaire ne doivent rien aux théo¬ ries de l’allégorie, car celles-ci négligent l’aspect de la création littéraire. Les théoriciens s’occupent de deux types d’allégories, de l’allégorie-ornement et de l’allégorie-exégèse Pour les grammairiens, l’allégorie est un ornement du discours. De Quintilien à Isidore et aux Arts poétiques du XIII® siècle, on répète que l’allégorie aliud verbis, aliud sensu ostendit et qu’elle est une métaphore prolongée. L’allé¬ gorie obscure, appelée aenigma, est considérée comme un vitium. Ces définitions font la distinction capitale entre la lettre et le sens, mais elles ne s’appliquent qu’à une partie du discours, et ne traitent pas de l’ensemble de l’œuvre allégorique. La rhétorique enseigne comment et quand on peut orner une œuvre httéraire, comment on. fait cet ornement allégorique. Le deuxième type d’allégorie, que l’on pourrait appeler allégorisme, explique une œuvre que l’on suppose allégorique. Cette allégorie exégétique remonte à une double tradition, l’une grecque, l’autre sémitique. La particularité de cette «explication de texte» réside dans le fait qu’elle comporte plusieurs ni¬ veaux ou degrés. Pour les néo-platoniciens, le mythos a trois significations, qui correspondent aux trois facultés de l’âme et dont seule la dernière conduit à l’union avec les dieux

Les auteurs chrétiens énumèrent les sens historique,

tropologique, allégorique et anagogique, mais, tout en étant largement répan¬ due, cette quadripartition n’a rien d’exclusif. Tel auteur ajoute le sens para¬ bolique ou typique ou étiologique ou analogique. Pour le détail de ces classifi¬ cations, nous pouvons renvoyer aux études spécialisées

car ce qui importe

ici, c’est qu’aussi bien la philosophie païenne allégorisante que l’exégèse chré¬ tienne admettent une pluralité des significations, où une explication n’en exclut pas les autres. L’exégèse allégorique familiarise le public du moyen âge avec un procédé qui, à nous autres modernes, semble parfois fantaisiste, mais qui, d’autre part, est une source inépuisable de fantaisie, où l’imagination trouve un aliment toujours renouvelé. Ceci dit, il faut tout de suite souligner la diffé¬ rence fondamentale entre les deux techniques exégétiques. Les œuvres d’Ho” Edgar De Bruyne, Etudes d'esthétique médiévale, Bruges, 1946, 3 vol. (Rec. de travaux de Gand, 97-99). surtout vol. 2, p. 302-370; Aldo Vallone, ‘Personificazione simbolo e allegoria del medio evo dinanzi a Dante’, dans Filologia e letteratura, 10 (1964) 189-224. On trouvera dans ces deux études toutes les citations essentielles des théoriciens du moyen âge. Pour l’allégorie religieuse, H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l'Ecriture, première partie, Paris, 1959. Thomas Gelzer, ‘Die Epigramme des Neuplatonikers Proklos’, dans Muséum Helveticum, 23 (1966) 1-36, surtout 3-6. Voir les études d’E. De Bruyne et H. de Lubac, citées à la note ii. V.C. Spicq, Esquisse d'une histoire de l'exégèse latine au moyen âge, Paris, 1944. Pour l’antiquité, Jean Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes ,^^1:^, 1958 (voir les réserves que de Lubac, p. 391, formule au sujet de cette étude).

mère ou de Virgile fournissent une fabula, simple support de la vérité morale ou philosophique; si par contre Vhistoire de la Bible, c’est-à-dire la lettre, n’est pas vraie, le quid credas (l’allégorie) n’a pas de sens. La lettre des Ecritures étant vraie, elle ne saurait être abolie au profit de l’explication allégorique. L’histoire biblique est une vérité, tandis que les fables des poètes sont fausses. Pour les théologiens, le sens allégorique vient en second lieu ; pour les poètes, il cons¬ titue l’intention première : Veramente H teologi questo senso prendono altrimenti che 14. Le terme allégorie signifie en ancien français presque toujours «sens chrétien» ou «explication chrétienne». Tous les exemples cités par Tobler-Lommatzsch emploient le terme dans cette acception. De nos jours, on dirait plutôt morali¬ sation, mais ce terme est relativement récent et ne s’est générahsé qu’au XV® siècle. On parle avec raison du Roman de la Rose moralisé de Molinet; il vaudrait en revanche mieux changer le titre de YOvide moralisé en Ovide allégorisé, car la plupart des explications de l’auteur anonyme (fin XIII® — commencement XIV® siècle) sont désignées par le terme allégorie: XIV

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XV 7177

Or vous dirai l’allegorie Que ceste fable signifie. Allégorie y puet avoir Qui bien est acordable à voir. Par César puis noter, sans faiUe, Le Dieu ...

L’acception exégétique du terme allégorie est encore nettement sensible dans VEpistre d'Othea de Christine de Pisan (écrite vers 1400). Ce traité du parfait chevalier chrétien se compose de cent histoires, dont chacune comporte quatre parties : 1. une miniature {histoire), précédée dans certains cas d’une expHcationis; 2. le texte en vers; Dante, Convivio, II, I, 4; cf. éd. BusneUi-VandeUi-Quaglio, Firenze, 1964,1.1, p. 98 et 240-242. - L’hostilité que nourrissent certains théologiens contre la littérature profane conduit parfois à une négation complète du sens allégorique des œuvres des poètes. Citons, entre autres, le passage fameux du Policratkus de Jean de Salisbury ; In liberalihus disciplinis [...] quisquisprimo sensu litterae contentas non est, aherrare videtur mihi (VII, 12; éd. Webb, p. 144). - A notre connaissance, Alain de Lille est le seul théologien qui ait essayé d’appliquer les quatre sens habituellement réservés à l’Ecriture, à une œuvre d’imagination, savoir à son propre Anticlaudianus. '5 Exemple: «Afïtn que ceulz qui ne sont mie clers pouetes puissent entendre en brief la significacion des hystoires de ce livre, est assavoir que par tout ou les ymages sont en nues, c’est a entendre que ce sont les figures des dieux ou deesses, de quoy la lettre ensivant ou livre parle selon la maniéré de parler des anciens pouetes. Et pource que deitté est chose esperituele et eslevee de terre, sont les ymages figures en nues.» Nous citons d’après le manuscrit BN fr. 606, f. ic.

12

3. la glose, en prose, qui donne une explication historique et une application morale ; 4. Vallégorie, également en prose, qui se termine par une citation d’un verset de l’Ecriture Sainte. Toutefois, le sens «neutre», étymologique ou profane du terme allégorie est toujours possible, bien qu’il soit beaucoup plus rare que le sens chrétien. L’ac¬ ception profane a été préservée grâce à l’interprétation des fables mytholo¬ giques. Nous la retrouvons chez les commentateurs latins de Martianus Capella du IX® siècle. Ainsi chez Jean Scot Erigène: In hoc loco si quis leges allégorie intentas perspexerit, inveniet Mercurium facundi sermonis, hoc est copiosae eloquentiae, formam gestare Et Remi d’Auxerre, un «professeur de lettres», emploiera le terme dans la même acception i’. Ein français cependant, nous n’avons pas rencontré cette acception. Lorsque l’auteur de VOvide moralisé emploie le terme allégorie, il l’entend toujours soit au sens chrétien, soit au sens moral. Pour les explications historiques et physiques, il utilise les termes sentence, glose ou sens, lesquels, à leur tour, peuvent aussi être appliqués à l’explication chrétienne. Le vocabu¬ laire est flottant. I 3215

XIV 5289 XIV 5313

Autre sentence i puis poser. Par Dané puis prendre et gloser Cele glorieuse Pucele ... Historial sens puet avoir En ces deus fables. La première fable autrement Puis espondre naturelrnent Selonc phisique, et signifie Pomona largesce et copie De tous frais ...

La pluralité des significations des textes sacrés et des fables des anciens est donc une doctrine universellement admise^*. Le parallélisme des deux mé¬ thodes exégétiques a été illustré pendant tout le moyen âge et jusqu’au XVI® siècle, par un livre scolaire largement répandu, YEcloga Theoduli'^'^. Le personI® Ad Mart. Cap. éd. Dick, 6, 20; cf. Annotationes in Martianum Capellam, éd. Lutz, Cambridge, Mass., 1939, p. 917 Voir ci-dessous, notre chapitre sur Martianus Capella, p. 42-43. I* Pour l’exégèse chrétienne, voir les études citées ci-dessus, notes 11 et 13; pour l’interprétation de la mythologie, Jean Seznec, La Survivance des dieux antiques, Londres, 1939 (The Survival of the Pagan Gods, New York, 1953). "9 UEcloga Theoduli n’est pas une églogue dans la tradition virgilienne. Il paraît que ce fut pendant la «renaissance carolingienne» que l’on choisit le cadre de l’églogue pour représenter un débat. Dans 13

nage de Pseustis (la Fausseté) défend la mythologie païenne, tandis qu’Alithia (la Vérité) veut prouver la vérité des histoires de la Bible. Le débat est tranché par le juge Fronesis. Dans son églogue, Theodulus (ou Gottschalk) dresse une sorte de tableau synoptique des fables mythologiques et des histoires bibliques L’exemple de VEcloga Theoduli est instructif à plusieurs titres. 1. Ceux qui font de VEcloga un des premiers livres scolaires, s’en tiennent uniquement au sens littéral. Ainsi Pierre Dubois, qui met VEcloga sur le même pied que les romans : Demum cum debebunt audire logicam, in tribus mensibus estatis omnes poetrias audiant: videlicet prima die Cathonem, secunda Theodolum, tribus sequentibus Tobiam, et sic de aliis (...). De talibus scriptis ubi non queritur nisi ordinatio et notio figuratorum potest quilibet juvenis, statim cum incipit proficere tantum, videre et legere sicut de uno romancio^'. L’interprétation allégorique n’est donc pas une nécessité absolue 2^. 2. Dans la Bataille des sept Arts d’Henri d’Andeli, dant Theaudelés, qui combat dans les rangs de Grammaire, porte une bannière sur laquelle est brodée la victoire âVAlicia sur dant Sextis. Or la leçon Alicia est une correction de l’édi¬ teur

les

deux manuscrits qui nous ont conservé la Bataille,

Malicia.

Les copistes n’ont pas saisi la signification allégorique de Pseustis et d’Alithia. le Conflictus Verts et Hiemis, attribué à Alcuin, apparaissent des personnages allégoriques tout comme dans l’églogue de Gottschalk ou chez Paschasius Radbertus. L’Eté et l’Hiver, la Vérité et la Fausseté, Corbie et Corvey, voilà les nouveaux personnages de ces églogues. En langue vulgaire, l’églogue ne réapparaîtra qu’à la Renaissance; pendant tout le moyen âge, elle céda sa place aux innombrables dé¬ bats. Cette tradition du débat sera d’ailleurs assez forte pour se faire sentir chez les premiers humanistes qui prôneront le retour à Virgile : Pétrarque, Boccace et Gerson maintiendront l’allégorie dans leurs églogues. Voir sur cette question l’article de J. H. Hanford, ‘Classical Eclogue and Mediaeval Debate’, RR 2 (1911) 16-31 et 129-143. Très utile est toujours le catalogue de H. Walther, Das Streitgedicht in der lateinischen Literatur des Mittelalters, München, 1920. Pour la première Renaissance, voir maintenant G. Ouy, ‘Gerson, émule de Pétrarque. Le «Pastorium Carmen», poème de jeunesse de Gerson, et la renaissance de l’églogue en France à la fin du XIV® siècle’. Rom., 88 (1967) 175-231 (indications bibliographiques, p. 195 et suiv.). “ Theoduli eclogam [...] rec. A. Ae. A. Beck, Sangerhusiae, 1836. 21 Pierre Dubois, De recuperatione Terre Sancte, éd. Ch.-V. Langlois, Paris, 1891, p. 59 (écrit entre 1305 et 1307). Voir G.L. Hamilton, ‘Theodulus: A Mediaeval Textbook’, MP 7 (1909) 169-185. “ Le Tiaudelet, que Gilles li Muisis attribuait à Jacques Bochet (première moitié du XIV® siècle), a ceci de particulier qu’il se contente de donner l’explication du sens littéral. Les gloses historiques du Tiaudelet étant empruntées à des commentaires latins de VEcloga Theoduli, il est remarquable que le traducteur n’ait pas repris les interprétations allégoriques de ses modèles latins. Voir G.L. Hamilton, ‘Theodulus in France’, MP 8 (1910/11) 611-612; du même, ‘Les sources du Tiaudelet', Rom., 48 (1922) 124-127. Quelques extraits du Tiaudelet ont été publiés par A. Parducci, dans Rom., 44 (1915/17) _ Nous ne possédons pas de renseignements sur la traduction de VEcloga par Jean Lefèvre de Resson; elle est inédite. « L.J. Paetow (Berkeley, 1914), vers 343. 14

Ils ne savaient pas le grec, soit. Ils ont compris que le personnage vaincu devait être la Malice. Mais que dire de ce dant Sextis? La conclusion qu’il faut tirer de cette petite variante textuelle nous semble d’une importance capitale. Voilà des copistes, des gens qui savaient écrire, mais qui ignoraient la signification allégorique de certains textes lus à l’école

Il ne suffit donc pas d’être un

«homme médiéval» pour saisir le sens caché d’un texte du moyen âge. Ce serait une erreur de croire à l’existence d’un «homme médiéval» lequel, par définition, aurait détenu la clé de toute la pensée symbolique et allégorique de son époque. Les copistes, après tout, étaient des hommes de la même époque. La variante de VEcloga Theoduli dans le texte d’Henri d’Andeh, peu importante en ellemême, a la valeur d’un indice, et tant de variantes de tant d’autres textes nous prouvent qu’il s’agit d’un indice précieux : il n’existe pas de canon symboHque ou allégorique universellement connu et reconnu. Celui que l’on appelle «l’homme médiéval» peut se tromper; il peut aussi ne pas voir le sens caché (vrai ou supposé) ; il peut tout simplement trouver vain et plaisant un certain genre de Httérature^s^ C’est une question de goût, de tempérament et d’éduca¬ tion, une question de miHeu. Un philosophe comme Bernard Silvestris cherche et trouve des allégories dans VEnéide, tandis qu’un romancier comme l’auteur à’Eneas s’intéresse à la peinture de l’homme. Nous verrons à propos des «dé¬ bats du clerc et du chevalier» et du Fablel du dieu d’’ Amour que les variantes des noms des héroïnes reflètent une situation analogue ; tel sens symbohque se perd, n’est plus compris, tel autre vient s’y ajouter. Il y a non seulement plusieurs niveaux de l’interprétation allégorique, mais encore plusieurs niveaux de la compréhension, voire de la volonté de compréhension des rapports allégo¬ riques de la part des auteurs, des copistes et du pubHc^^. 3. IdEcloga Theoduli a cependant suscité un vif intérêt par les conditions idéales qu’elle offrait aux commentateurs, parmi lesquels on peut citer Ber¬ nard d’Utrecht, Bernard Silvestris et Alexandre Neckam^’. Voici les principes de l’interprétation d’après Bernard d’Utrecht : ^ Dès la fin du XI'^ siècle, Bernard d’Utrecht avait expliqué les noms des trois personnages de VEcloga: Introduxit igitur Theodolus duas personas altercantes tertiamque de duarum dictis iudicantem, quibus, ut in huiusmodi solet fieri negotio, nomina imposuit ab actione. Primam enim Pseustin a falsitate, quam extoUit, secundam Alithiam, quia veritatem défendit, tertiam Phronesin a prudentia, quia dubiae res examinatur, nominavit. Cf. Jos. Frey (cité ci-dessous, note 27), p. 18. 25

Voir en dernier lieu J. Misrahi, ‘Symbolism and AUegory in Arthurian Romance’, RP 17

(1963/64) 555-569, et R. Guiette, ‘«Li conte de Bretaigne sont si vain et plaisant»’. Rom., 88 (1967) 1-12. 26 «Au cours du moyen âge, des symboliques ont dû se former. Sans doute chaque époque, chaque groupe social eut la sienne. Et il y eut là des modes plus ou moins durables, plus ou moins significa¬ tives, voire édifiantes. Mais on n’en faisait pas usage à tout instant.» R. Guiette, ‘Symbolisme et «senefiance» au moyen âge’, dans CA.IEF 6 (1954), réimprimé dans ses Questions de littérature, Gand, i960, p. 33 et suiv.; cf. p. 44 (Romanica Gandensia, 8). 27 Jos. Frey, Über das mittelalterliche Gedicht ‘iTheoduli eclogah und den Kommentar des Bernhardus 15

Explanatio etiam in libris necessaria creditur, quam quadrifariam accipiunt, ad literam, ad sensum, allegorice, moraliter. NonnuUi etiam haec quattuor pro tribus subputant, ad literam et sensum pro uno (allegorice et moraliter pro duobus) accipientes. Hae omnes non semper in eodem simul inveniuntur, in Theodolo tamen licet non ubique inveniri possunt. Bucolici enim carminis non est, teste Servio, ubique allegoriam habere. L’interprétation ad literam et sensum correspond à une paraphrase du texte. A l’intérieur de son commentaire, Bernard d’Utrecht distingue clairement entre les fables et les histoires bibhques; pour celles-ci, il fournit une expHcation «allégorique» et «morale», tandis qu’il affuble celles-là d’un sens «mystique» (ou historique) et «physique», un peu comme l’avait fait Fulgence.^* Nous avons là une nouvelle preuve que les commentateurs du moyen âge étaient parfaitement conscients de la différence fondamentale entre le commentaire d’un texte sacré et celui des fables mythologiques. En guise de conclusion, nous citerons le prologue du Tiaudelet où Jacques Bochet, dans le récit de la vie de Theodulus, nous parle aussi des lectures de cet auteur : 25

Chilz Theodolus, qui soubtieux Estudia en divers lieux. Tout premiers en poeterie. Qui fu faitte par grant maistrie De grans philosophez payens. Qui avoient sobtieus engiens, Ung livre entre les aultrez prist Par le quel grans biens nous aprist. Qui est dit Ovide le grand. Chilz Ovide fu moult sachant. De nature sceut le puissanche Et d’amours toutte l’ordonnanche. Et pour ce diversez naturez Mist et diversez aventurez En exemplez couvertement Par très soubtil entendement. Par les samblanches qu’il prendoit Des exemplez qu’il amenoit Peuissent advenir au sens 44 Qui estoit cou vers par dedens.

Ultraiectensis, Münster, 1904 (Programm K. Paulin. Gymnasium). Voir aussi l’article de G.L. Hamilton, cité ci-dessus à la note 21. Conrad de Hirsau a largement puisé dans le commentaire de Bernard d’Utrecht. 28 Frey, p. 17-18; pour un exemple, voir ihid., p. 18-19. Bernard utilise le commentaire de VEnêide de Servius. 16

Après la lecture d’Ovide, Theodulus se mit à l’étude de la Bible, qui, à la diffé¬ rence des Métamorphoses, est vraie dans sa lettre même. 51

58

Car ce qui y apert au plain Est aucun [fais] tout en certain. Sans falasse et sans fiction Et sans nulle déception. Et combien qu’elle soit certaine En ses fais, s’est elle si plaine De grant sens, c’on y puelt puisier Que nulz ne le puelt espuisier.

Lapoeterie'^° est faite par

philosophes. Ces poètes-philosophes racontent des

exemples qui, tout en étant faux quant à la lettre, contiennent un sens couvers. La Bible en revanche est vraie dans la lettre, mais en plus, elle est pleine ào. grant sens. Bien que l’allégorie religieuse ne soit pas notre sujet, il fallait en dire un mot, car grâce à elle s’est maintenue une longue et durable habitude d’aller au delà de la lettre d’un texte. Les arts plastiques et l’exemple oral et constant des sermonnaires rendaient l’allégorie famiUère à ceux-là même qui ne voulaient ou ne pouvaient pas s’adonner à l’étude des textes théoriques des théologiens. D’autre part, l’école maintient cette autre habitude de l’interprétation allégo¬ rique des anciens poètes-philosophes. Soit par respect pour cette tradition sco¬ laire, soit par crainte d’être taxés de frivoles par les sévères théologiens, les au¬ teurs du moyen âge aiment à déclarer que la lettre de leurs œuvres contient un sens ou une sentence, que la paille cache le grain et que sous l’écorce, il y a le fust^^. Les auteurs eux-mêmes invitent les lecteurs à chercher la substantifique moelle

^9

Rom., 44 (1915/17) 39. Nous ignorons dans quelle mesure Jacques Bochet a utilisé la vita (fantai¬

siste) de Theodulus telle qu’elle a été racontée par Bernard d’Utrecht d’après la vita de Virgile ima¬ ginée par Servius. 3° Le t&tme. poeterie désigne ici les fables de la poésie latine (voir aussi poetria, dans le texte de Pierre Dubois cité ci-dessus). Poetrie signifie tantôt poétesse, tantôt art poétique, tantôt poésie; au XIV® et au XV® siècle, h. poetrie peut aussi désigner un fabularius. Nous ne possédons pas d’étude exhaustive du terme poetria-poetrie. Voir E.R. Curtius, Europâische Literatur und lateinisches Mittelalter, Bern, ^1954, p. 162-163 et l’index; P. Zumthor, ‘Notes sur les champs sémantiques dans le vocabulaire des idées’, Neophil., 39 (1935) 175-183 et 241-249; du même, ‘Pour une histoire du vocabulaire français des idées’, ZRP 72 (1936) 340-362; du même, l’articlepoeta dans le FEW 9 (1959). 3'

D.W. Robertson, Jr., ‘Some Mediaeval Literary Terminology, with Spécial Reference to Chré¬

tien de Troyes’, SP 48 (1951) 669-692, donne un aperçu fort utile de la terminologie littéraire latine. Quant à la distinction entre poésie «sérieuse» (qui conduirait toujours à la Charité) et poésie «non sé¬ rieuse», c’est du pur «Robertsonianism». Sensus désigne tantôt \2. signification, tantôt le sens littéral du texte. Voir aussi Wm. A. Nitze, ''Sans et matière dans les œuvres de Chrétien de Troyes’, Rom., 44 (1915/17) 14-36; Jean Rychner, édition

Lais de Marie de France, Paris, CFMA, 1966, notes au

prologue et bibliographie, et, du même auteur, ‘Le prologue du «Chevalier de la charrette»’, VoR 26 (1967) 1-23.

de leurs œuvres. Jusqu’à quel point s’agit-il là de vœux de poète? On ne saura probablement jamais donner de réponse définitive à cette question, du moins aussi longtemps qu’on la posera d’une façon générale pour toutes les œuvres de tout le moyen âge. Entre une certaine critique positiviste, laquelle, s’en tenant à la littera, se contentait de longues paraphrases des anciens poèmes, et les «symbolisants» à outrance, pour lesquels le moindre détail doit signifier autre chose que ce qu’il dit, il faut essayer de prendre la mesure des choses, et des auteurs. Les théories sur l’allégorie passent complètement sous silence le poème allégo¬ rique. Les poétiques et les accessus ne s’occupent pas non plus de ce genre litté¬ raire. Et pourtant, il a existé. Force nous est d’aller voir les textes. Le poème allégorique français est une création du XIII® siècle. Il a eu des modèles latins célèbres, la Psjchomachie de Prudence, les Noces de Mercure et de Philologie de Martianus Capella, la Consolation de la Philosophie de Boèce et, au XII® siècle, les poèmes de Bernard Silvestris, d’Alain de Lille, de Jean de Hauville, de Nigellus Wireker aussi. Mais dans quelle mesure ces poèmes latins ont-ils été les modèles des poèmes français? Quel a été le rôle de l’allégorie religieuse? Comment la littérature courtoise, la poésie lyrique et le roman, s’est-elle con¬ tinuée dans le poème allégorique français? Nous devons dès à présent indiquer les Hmites de notre enquête. Notre point de départ a été le Roman de la Rose, donc un poème allégorique profane, qui a pour sujet l’amour. Nous avons d’abord voulu étudier l’influence, ou la survie, ou la présence de cette œuvre maîtresse dans la littérature du XIV® siècle. Nous avons bientôt constaté qu’il fallait commencer par le commencement. Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris est ainsi devenu un point d’arrivée. Nos Etudes ne correspondent donc pas à ce que nous avions projeté de faire, mais à ce que nous aurions voulu trouver déjà fait pour aller plus loin. Nous nous trouvions dans la nécessité d’écrire nous-mêmes la préface au «Nachleben» du Roman de la Rose. Pour remonter le cours du temps, nous disposons de deux guides seulement, mais ils sont excellents : C. S. Lewis, The Ælegory of Love, un classique dans les pays anglophones, et H. R. Jauss, La genèse de la poésie allégorique française

Nous avons relu les textes dont parlent ces deux études,

nous en avons lu d’autres et, ces lectures achevées, il nous a paru qu’une nou¬ velle présentation des faits ne serait pas inutile. Notre enquête sera plus philo¬ logique que celle de Lewis, qui fut lui-même l’auteur de nombreuses fables; elle sera aussi (c’est le revers de la médaille) moins savoureuse que celle du pro¬ fesseur-romancier anglais. Un grand nombre des textes que nous présenterons

32

L’étude de Lewis est de 1936; elle a plusieurs fois été rééditée. Pour H.R. Jauss, voir notre cha¬

pitre Les poèmes allégoriques français, note 3. 18

étant mal édité, nous avons souvent été retenus par des questions de détail. Lorsqu’il nous a été possible de recourir aux manuscrits, nous l’avons fait parce que nous sommes persuadé (comme nous l’avons dit plus haut) que les variantes des manuscrits constituent une source importante pour l’étude de la compréhension qu’eurent les gens de l’époque des rapports allégoriques. Il fallait remonter à Martianus Capella et à Prudence, il fallait aussi s’occuper des poèmes latins du XII® siècle - n’aurait-ce été que pour constater l’absence d’influence sur les poèmes allégoriques français du genre du Roman de la Rose. Nous ne pouvions nous contenter des allusions réitérées (mais toujours fort brèves) à ces poèmes latins telles qu’on les trouve dans la plupart des ouvrages critiques. Nous avons lu ou relu les textes en question. Nous avons essayé de présenter les textes dans l’ordre chronologique. Ce principe a toutefois souvent été abandonné parce que nous avons jugé préférable de présenter les dérivés directs des textes latins à la suite de leurs modèles. Nos chapitres constituent ainsi une série de petites monographies, ce qui explique le pluriel de nos Etudes. L’allégorie de l’amour du XIII® siècle ne saurait évidemment être redevable à Martianus Capella ou Alain de Lille. D’où la nécessité de faire de brèves in¬ cursions dans le domaine courtois, le roman, la poésie lyrique, la littérature occitane. Cette dernière a produit plusieurs poèmes allégoriques de l’amour; nous les étudierons ici pour la première fois ensemble. Deux particularités du roman courtois préfigurent le poème allégorique; d’une part, le roman est la narration d’une aventure que vit le héros. Dans le poème allégorique, le héros sera le moi du narrateur. Lui aussi ira d’une aventure à l’autre. Les romanciers illustrent d’autre part certains conflits par l’introduction de voix étrangères au héros; ces voix peuvent appartenir à des abstractions personnifiées. Mais si ces particularités du roman préfigurent certains traits du poème allégorique, ils ne les conditionnent pas. La poésie lyrique, enfin, est pleine d’abstractions per¬ sonnifiées, peu variées cependant; elle est en outre empreinte de formules tra¬ ditionnelles et de situations topiques qui reflètent un haut degré d’abstraction. Le climat de généralité dans lequel baignent les poèmes allégoriques, est déjà tout entier dans la poésie lyrique. Les poèmes allégoriques combinent l’abstrac¬ tion de la poésie lyrique avec la narratio et le héros du roman courtois. Mais ces poèmes allégoriques ne sont pas l’aboutissement d’une évolution en quelque sorte «biologique». Il fallut l’intervention de la volonté des auteurs pour créer cette autre chose qu’est le poème allégorique. Nous devons signaler une autre limite de notre étude. On aura déjà remar¬ qué que nous ne traiterons pas de l’allégorie en général. Il faut ajouter que le poème allégorique du moyen âge est un poème dont les acteurs sont des per¬ sonnifications. Notre sujet n’est ainsi pas la métaphore prolongée, mais la per¬ sonnification de notions abstraites. Dans l’allégorie, le rapport entre signifié et signifiant est le plus souvent arbitraire; l’allégorie est fondée sur l’altérité des 19

termes, lesquels se voient rapprochés l’un de l’autre par un acte de volonté Voici une légion d’arbres d’amour ou des vertus ou des sciences; voici des ailes et des armures allégoriques, des rivières et des fontaines, des châteaux et des villes, la flèche du dieu d’Amour, les habits de^ fleurs du même dieu, les attributs et les descriptions des personnages: dans tous ces cas, Vallégorie est statique. Les rapports arbitraires entre signifié et signifiant comportent le dan¬ ger que l’allégorie tourne à l’énigme. Aussi l’allégorie statique a-t-elle besoin d’être expliquée. Dans les romans, il y a toujours quelque hermite pour dissi¬ per les énigmes, et dans les poèmes allégoriques, l’explication est fournie tantôt par l’auteur lui-même, tantôt par une personnification. Cette explication peut manquer; par exemple dans le cas des armures dont les pièces portent des noms suffisamment significatifs (la foi, l’espérance, la pitié, etc.), ou dans le cas de l’habit de roses du dieu d’Amour et du rossignol du locus amoenus des amoureux parce que la valeur allégorique de la fleur et de l’oiseau (tout arbitraire qu elle est) a été fixée par la tradition et s’est transformée en topique. L’allégorie statique est largement utilisée dans les poèmes allégoriques, mais elle n’en constitue qu’un élément accessoire. Les poèmes allégoriques se dis¬ tinguent par ce que nous appellerons Vallégorie dynamique. La narratio elle-même (voyage, bataille, siège, etc.) contient le sensus allegoricus. Vu le caractère épique ou romanesque de la narration, le déroulement de l’action, même dans ce que celle-ci peut avoir d’invraisemblable au niveau Httéral, est fonction d’une lo¬ gique interne. L’élément arbitraire de l’allégorie disparaît. La narration n’a plus besoin d’être expliquée (du moins en principe) parce qu’elle se signifie ellemême 3'^. Les acteurs qui mettent en mouvement l’action allégorique sont des per¬ sonnifications. Dans l’ancienne rhétorique, la prosopopée, tout comme l’allé¬ gorie dont elle n’est qu’une variation, fait partie de Vornatus. Avec l’apostrophe et la description, elle est chez les auteurs des Arts poétiques médiévaux un élé¬ ment de l’amplification 35. On pourrait à la rigueur considérer le poème allégo33 Pour l’usage moderne, on pourrait définir le symbole par l’unité qui existe entre signifié et signi¬ fiant, celui-ci participant de l’essence de celui-là. Le rapport des deux termes du symbole serait donc pré-logique ou extra-logique. L’allégorie religieuse du moyen âge se rapproche de cette définition du symbole, car elle établit des rapports hiérarchiques dans un monde qui est un Cosmos et qui se réduit en dernière analyse à l’Unité, qui est Dieu. Pour l’aUégoriste chrétien médiéval, l’arbitraire n’a pas de raison d’être dans la Création. Les analogies étant préétablies par la volonté de Dieu, il ne s’agit que de les découvrir. 3'» L’allégorisation du jeu des échecs fournit un très bel exemple en dehors de la personnification. Chez Jacques de Cessoles, chaque figure du jeu des échecs est un exemplum, tandis que dans les Echecs amoureux l’ensemble d’une partie d’échecs «signifie» l’aventure amoureuse personnelle de l’auteur. 35 H. Lausberg, Hatidbuch der literarischen Rhetorik, München, i960, paragr. 826-829; E. Faral, Les Arts poétiques du XIE et du XIIP siècle, Paris, 1924, p. 72-73 (Bibl. de l’Ecole des Hautes Etudes, 238).

20

rique comme une immense amplification

mais cela ne nous avancerait pas

beaucoup. Un ornatus qui devient autonome cesse d’être un ornement; il est l’essence même de l’œuvre. La personnification est le centre et le moteur du poème allégorique. Dans l’antiquité, certaines personnifications avaient leur temple. Il serait préférable d’utiHser pour ces personnifications le terme déification. Une époque comme le moyen âge qui identifie la prosopopée et la personnification, ne sait plus que faire de ces déifications, car elles ne sont plus ressenties comme telles Faut-il en conclure que les personnifications médiévales sont toutes froides et abstraites ? L’origine des personnifications est double; elle se trouve ou dans la langue même, ou alors dans la tradition littéraire. C’est un fait linguistique que l’abs¬ traction a tendance à se rendre indépendante du sujet parlant, à s’animer. Je hais quelqu’un - mais je suis poussé par la haine, je suis en proie à la haine, je suis assailli par la haine, je suis sa victime, etc. L’abstraction, à des degrés différents, peut agir. On a très justement parlé à ce sujet de Vabstractum agens'^^, lequel, à lui seul, ne fait pas encore une allégorie; mais poussé à l’extrême, Y abstractum agens devient une personnification qui agit plus ou moins comme une per¬ sonne. L’action d’une abstraction personnifiée est limitée par le concept: la haine restera prisonnière du concept haine. A première vue, la personnification semble ainsi rigide et mécanique, moins riche qu’une véritable personne ou le héros des romans, qui, placés dans le temps, sont soumis à une évolution. Or dans le poème allégorique du moyen âge, les choses ne sont pas aussi simples. Mieux que le verbe français personnifier, l’allemand verkorpern ou l’anglais embody font sentir qu’une idée prend corps. Cette présence corporelle est au moyen âge beaucoup plus réelle que nous avons tendance à croire. Pour le «réaliste», le concept est une réalité. Les platonisants du Xlle siècle parlent de Vunio rerum et vocabulorum et de la comitantia formae et vocabuli. Commentant le De Trinitate de Boèce, Thierry de Chartres affirme que la forme et le mot vont de pair, car il n’y a point de forme sans nom. C’est que les noms confèrent l’être aux choses 39. Mais l’essor du poème allégorique à personnifications se situe au XIII®, au XIV® et au XV® siècle, à l’époque du nominalisme philosophique. 3®

Ce qu’Alan M. F. Gunn a fait pour le Rjoman de la Rose (cf. The Mirror of Love. A Reinterpretation

of “The Romance oftheRose”, Lubbock, 1952, surtout l’appendice, «Figures of Amplification», p. 509522).

32

Pour le problème de la personnification dans l’antiquité, voir K. Reinhardt, ‘Personifikation

und Allégorie’, dans son recueil Vermàchtnis der Antike, Gôttingen, i960, p. 7~4o> surtout p. 9-11. 38

Richard Glasser, ‘Abstraktum agens und Allégorie im âltern Franzôsisch’, ZRP 69 (1953)

43-122; Siegfried Heinimann, Das Abstraktum in der frarc(psischen Literatursprache des Mittelalters, Bern, 1963 (Romanica Helvetica, 73). 39 Cité d’après Jean Jolivet, ‘Quelques cas de «platonisme grammatical» du VII® au XII® siècle’. Mélanges René Cro^et, Poitiers, 1966,1.1, p. 98. 21

Le problème se pose alors d’une manière toute différente. La réalité n’étant plus l’expression de l’idéal, on abandonne les formes littéraires qui proposent un modèle dans ce monde-ci, et, contraint de chercher l’idéal dans l’univers des idées, donc loin du monde, on s’évade en des abstractions incorruptibles

Il

s’avère une fois de plus qu’on ne saurait se montrer assez prudent lorsqu’on évoque, à propos de la littérature en langue vulgaire, un certain platonisme ou le réalisme, voire le nominahsme. Il y a, entre les poèmes allégoriques latins du XII® siècle et les poèmes allégoriques français plus tardifs, une différence d’âge qui correspond peut-être à une différence d’attitude devant la réalité. Il faut également tenir compte du fait que des écrivains latins comme Bernard Silvestris et Alain de Lille étaient des philosophes, ce que les poètes français n’é¬ taient pas. Nous nous méfierons, dans l’état actuel de nos connaissances, de toute généralisation. Quoi qu’il en soit du degré de «réalité» des personnifications, il est évident qu’une personnification à elle seule ne fait pas encore une allégorie, puisque le concept personnifié dit en clair ce qu’il veut dire. Si nous acceptons la défini¬ tion de l’allégorie aliud loquitur, aliud intellegitur, le sensus allegoricus n’apparaît qu’avec l’action. Celle-ci jette souvent une nouvelle lumière sur les abstractions personnifiées, car enfin, le concept qui hante l’imagination du poète est loin d’être clairement défini. Le Danger, la Honte, VOrgueil, le Déduit, le Bel Accueil sont toujours, dans un poème allégorique, le Danger, la Honte etc., intimement hés à la situation particulière du poète ou du héros. Le conflit des personnifi¬ cations n’est pas un pur conflit d’idées, mais encore un conflit individuel. Nous assistons à un jeu constant entre allégorie générale et allégorie particuHère. Si chaque concept était défini une fois pour toutes, nous pourrions nous passer de l’allégorie, et réduire nos textes à des traités sur les vices et les vertus, sur les passions de l’âme, sur la raison, la sensualité, la fortune et la nature. Grâce à la narratio, les personnifications échappent à la tautologie et deviennent des personnages allégoriques. La tradition httéraire ajoute à Vabstractum agent des personnifications d’un autre ordre. Lorsque Jean le Teinturier marie les sept Arts aux sept Vertus, qu’il met ensemble hanc et hanc, il s’écarte déhbérément des possibilités que lui offre la langue. Il adopte un procédé littéraire. De plus, la tradition met à la disposition des auteurs toute une série à’exempla. D’une certaine manière d’être, d’une certaine situation, d’un certain comportement, ont été extrapolées des figures qui portent des noms comme Narcisse ou Vénus (dans le domaine my¬ thologique) et Alexandre ou César (dans le domaine historique et légendaire). Les figures mythologiques surtout sont devenues des personnifications. Le

Friedrich Ranke, ‘Zur Rolle der Minneallegorie in der deutschen Dichtung des ausgehenden Mittelalters’, Germanistiscbe Ahhandlmgen, 67 (1933) 199-212, surtout 204-206 (Festschrift Th. Siebs). 22

remplacement de l’Amour personnifié par le dieu d’Amour et par Cupidon illustre l’utilisation progressive des figures littéraires qui se situent en dehors des possibilités inhérentes à la langue. Mais le triomphe de la mythologie vien¬ dra après Jean de Meun et Y Ovide moralisé, avec Guillaume de Machaut, Jean Froissart, Eustache Deschamps, Christine de Pisan et les Echecs amoureux.

23

.]

I

LA PSYCHOMACHIE DE PRUDENCE

Dans sa Psjchomachie, Prudence, auteur chrétien, imite l’épopée païenne. La critique a longtemps cherché une issue au dilemme que semblait poser la «forme» païenne et le «contenu» chrétien. Ce n’est que récemment qu’on a cessé de rat¬ tacher Prudence exclusivement aux auteurs de la latinité classique ou de faire de son poème un traité qui aurait voulu convertir ses lecteurs païens. Prudence doit être replacé dans son temps et son œuvre doit être mesurée à la rhétorique alors en vigueur i. Faute de compétence, nous devons laisser à une critique plus exercée les questions que soulèvent l’originalité ou la position doctrinale de Prudence. Ce n’est d’ailleurs pas notre sujet. Rehsons la Psjchomachie. Le poème est précédé d’une préface, dans laquelle Prudence développe une allégorie religieuse: Abraham, à l’aide de trois cent dix-huit serviteurs, hbère Loth, prisonnier de rois féroces, et reçoit, à son retour, le pain et le vin des mains du prêtre Melchisédech. Sara, jusqu’alors stérile, lui donnera un fils. Prudence intervient, et explique l’allégorie : 50

Haec ad figuram praenotata est linea, Quam nostra recto vita resculpat pede.

Grâce à la figura mjstica du nombre trois cent dix-huit (symbole du Christ), l’homme saura délivrer la partie de son corps (Loth) qui est l’esclave des pas¬ sions. Par l’Eucharistie, le Christ entrera alors dans le cœur et fécondera l’âme (Sara) de la semence éternelle. Dès le début, le lecteur apprend quel sens il faut donner au tctmc figura. Le poème ne sera qu’une expression poétique de l’exé¬ gèse allégorique.

^ A. Puech, Prudence, Paris, 1888: «Surtout un procédé choque ... C’est l’abus perpétuel des for¬ mules épiques, ou, ce qui revient au même, des formules virgiliennes ... Déjà l’invocation au Christ, un vers virgilien où le nom propre seul est changé, donne nettement le ton» (p. 251). Encore en 1963, M. Lavarenne, estimant que le thème de la Psjchomachie est «plus ingénieux qu’agréable», affirme que «ce n’est pas sans un certain étonnement scandalisé» que nous lisons comment les Vertus chrétiennes se comportent (édition de la Psjchomachie, Paris, Belles Lettres, 1963, p. ii; malgré ces jugements esthétiques et un certain schématisme, l’introduction de M. Lavarenne est excellente). Le précieux guide ès arts allégoriques qu’est C. S. Lewis, juge encore sévèrement le poème de Prudence {The Allegorj of Love [1936], New York, 1938, p. 66-73). Pour la nouvelle orientation de la critique, voir Laura Cotogni, ‘Sovrapposizione di visioni e di aUegorie nella Psjchomachia di Prudenzio’, Rendiconti délia R. Accademia Nasjonale dei Lincei, classe di science morali, storiche e filologiche, série VI, vol. 12 (1936) 441-461; Chr. Gnilka, Studien :iur Psjchomachie des Prudentius, Wiesbaden, 1963 (Klassisch-philologische Studien, 27) ; I. Lana, Due capitolipruden’sjani, Roma, 1962 ; Klaus Thraede, Studien

Sprache und

Stil des Prudentius, Gôttingen, 1965 (Hypomnemata, 13); Reinhart Herzog, Die allegorische Dichtkunst des Prudentius, München, 1966 (Zetema, 42). 25

Le poème lui-même est encadré de deux invocations au Christ. Au commence¬ ment (1-17), le poète, s’adressant directement au Sauveur {dissere, rex nosfer 5), lui demande de nous dire par quels soldats la mens armata pourra avoir raison de ses ennemis. Et à la fin (888-915), la leçon ayant été faite et apprise, ce sont les ac¬ tions de grâces 2xidoctor: tu nos voluistiagnoscere (891—892). Lapsychomachie (par la bouche du poète, certes) est donc racontée par le Christ. La préface typologique et l’invocation au Christ du début, définissent

1

es¬

prit dans lequel se situe l’ensemble du poème; elles préparent en même temps l’atmosphère de guerre dans laquelle vont se dérouler les événements. La pré¬ face nous parle de la guerre que dut faire Abraham pour délivrer Loth, et l’in¬ vocation au Christ fourmille de termes guerriers: miles, mens armata, seditio, rixa, actes, turma, depugnare, armare, obpugnare, dimicare, vincere, conluctare. En outre. Prudence y parle expressément des vices et des vertus et conclut : Vincendi paesens ratio est. Ainsi, d’entrée de jeu, l’auteur s’exprime clairement sur le sujet de son poème; il en indique la portée et donne le ton de l’ensemble. La curiosité du lecteur n’ira donc plus au sujet, mais à la manière, au comment. Ceci nous paraît d’im¬ portance, car une grande partie de la littérature du moyen âge ne s’expliquera que grâce à cette attitude particulière. Le nouveau, l’inconnu, est dans la ma¬ nière. Mais il y a plus; Prudence, selon son habitude, a donné un titre grec à son poème. Quel est le sens àcpsjchomachia? Les avis de la critique sont partagés. M. Lavarenne traduit: «Combat dans l’âme», bien qu’il reconnaisse que cette acception est «loin du sens habituel»2. Il faut plutôt comprendre «combat de l’âme»3, L’enjeu, ce n’est pas l’âme, mais l’homme entier, la non simplex natura hominis (v. 904), la duplex suhstantia {v. 909). Parties actives, les forces de l’âme sont appelées, non pas à détruire, mais à libérer le corps, omnem nostriportionem corporis (v. 53)^^: il s’agit de purifier le corps, afin de recevoir dignement le Christs. C’est un combat pour l’unité de l’homme. Dans notre perspective il est particulièrement important que les commentateurs du moyen âge soient unanimes à voir dans la psychomachie la pugna animae cum vitiis (Remi d’Au¬ xerre, IX® siècle), cttttpugna animae ..., in quo libro colluctationem carnis et spiritus perfecte comprehendens ... (Conrad de Hirsau, XII® siècle). Le titre étant expliqué, selon la coutume, dans Vaccessus, et le poème étant lui-même situé par la pré¬ face et les vingt premiers vers, le lecteur du moyen âge semble bien préparé

^ Edition, Belles Lettres, 1963, p. 8. 3

Gnilka, p. 19-26. Le Verbe s’est fait chair; le corps, purifié par l’acte de grâce de l’Incarnation, est sauvé. Comparer

le discours de la Pudicitia (v. 53-97). s Purgati corporis urbem (v. 818). 26

pour commencer la lecture. Il s’attend à une lutte de vertus, forces de l’âme, contre des vices Cette lutte commence ex abrupto: Prima petit campum ... Fides (v. 21-22). La Foi «porte un vêtement rustique, épaules et bras nus, et cheveux non taillés». Elle provoque la veterum Cultura deorum. La lutte est brève, la victoire écla¬ tante: exultât victrix legio (v. 36). Voici une première surprise: comment ima¬ giner le corps prisonnier de l’Adoration des anciens dieux? comment expliquer la présence de ces troupes, dont il n’a pas été question auparavant? C’est la seule Fides qu’on a vu s’avancer dans la plaine! Cette ennemie de la Foi et cette légion, composée de mille martyrs, c’est-à-dire d’une infinité de témoins de la foi chrétienne, ajoutent (et ceci dès le premier combat) une nouvelle dimension au poème : la lumière et les ténèbres (v. 908) ne s’affrontent pas seulement dans l’individu; elles s’opposent, ou mieux: elles se sont opposées, dans l’histoire. D’où une certaine ambiguïté dans l’exposition allégorique. Des deux luttes, celle de l’âme et celle de l’EgHse, tantôt l’une, tantôt l’autre semble prévaloir. Par des analyses minutieuses, les spéciahstes de Prudence ont essayé d’opérer un tri, de voir jusqu’où les deux plans s’entrepénètrent, où ils s’opposent. Certains reprochent à Prudence ce flottement, et font des réserves quant à son métier de poète. Ce n’est pas là notre propos, ni notre domaine. Nous voulons simplement faire remarquer que nous touchons ici à l’essence même de l’allé¬ gorie. Maniée par un poète, celle-ci se situe en effet au delà de l’équation ra¬ tionnelle. Et par ce coefficient d’insécurité, elle peut devenir génératrice d’imi¬ tations vivantes, poétiques. Le texte de la Psjchomachie étant facilement accessible, nous pouvons nous borner à quelques remarques brèves. Les combats sont au nombre de sept, mais le schéma est assez souple. Le voici, pour mémoire : 1. Fides contre veterum Cultura deorum 2. Pudicitia contre S 0 do mita Libido 3. Patientia contre Ira 4. Mens Humilis, aidée par Spes et, indirectement par Fraus, contre Superbia 5. Sobrietas contre Luxuria 6. Operatio contre Avaritia, qui, à la vue des succès remportés par Ratio, s’est déguisée en Frugi 7. Concordia, blessée par Discordia Haeresis, est vengée par Fides. A ces protagonistes, il faut ajouter toute une série de personnifications se¬ condaires. L’armée de l’Humihté se compose de lustitia, Honestas, Sobrietas, Teiunia, Pudor, Simplicitas (v. 243-246); dans la déroute de celle de la Luxuria * La définition des vices n’est pas aisée. Dans le passage que nous venons de citer, Conrad de Hirsau voit dans la Psychomachie une lutte entre spiritus et caro. Chez Prudence, les choses ne sont pas aussi simples, car le poète latin semble croire que l’âme n’est pas étrangère à la naissance des esprits du mal dans l’homme; cf. Herzog, p. 104, n. 27. 27

sont entraînés locus, Petulantia, A-mor, Pompa, Venusfas, Discordia, Voluptas, Luxus (v.

433-444,

455); dans les rangs de l’Avarice, combattent ses enfants

Crimina et les furies Cuva, Famés, Metus, Anxietas, Periuria, Pallor, Corvuptela, Dolus, Commenta, Insomnia, Sordes (v. 464—469); finalement, après la mort de l’Avarice s’enfuient Metus, Labor, Vis, Scelus, Fraus (v. 629-631). Prudence cite deux fois Fides, Sohrietas, Discordia, Metus; il fait appel à la Pudicitia et au Pudor; il distingue entre Sodomita Libido et Luxuria. Certains de ces doubles emplois, celui de la Foi par exemple, sont motives par des nécessites doctri¬ nales ; d’autres, comme celui de Metus, semblent plutôt dus à des exigences mé¬ triques du vers. Si les couples ennemis des Vices et des Vertus correspondent à un plan somme toute assez cohérent, les personnifications secondaires ne permettent guère d’attribuer à Prudence une «classification des vices et des vertus». Certes, la place qu’occupe chacune de ces personnifications, se justifie du point de vue logique ou doctrinal, mais le choix que fait Prudence ne ré¬ pond pas à une nécessité absolue. Rigueur, donc, dans l’ensemble, mais sou¬ plesse dans les détails. Quelques points nous paraissent mériter une attention particuhère. Nous rappellerons d’abord la variété des affrontements. Les combats sont brefs’. Ils s’accordent à la qualité personnifiée. La Patience, par exemple, reste impassible, tandis que la Colère, gonflée de rage, finit par se tuer elle-même; l’Orgueil tombe dans une trappe, que la Fraude avait creusée, de sorte que l’HumiHté peut s’approcher sans hâte et, d’un glaive que lui tend l’Espérance, trancher la tête de l’ennemi - et ainsi de suite. Le comportement de la personnification est ainsi un complément nécessaire : la personnification se fait allégorique grâce à l’action. Autrement dit, l’action est partie intégrante de l’allégorie. Le passage relatif à Luxuria et à sa nova pugnandi species (v. 323) est particuHèrement inté¬ ressant. Ivre et parfumée, la Sensualité combat à coups de pétales de roses et de violettes - de quoi faire chanceler les Vertus. On sait que dans les poèmes allégoriques du moyen âge, les descriptions tiennent une place considérable. Prudence se montre ici plutôt discret. L’Ido¬ lâtrie, l’Humilité, la Fraude, l’Espérance, la Sobriété, la Raison, la Concorde et toutes les personnifications secondaires que nous avons mentionnées plus haut, ne sont pas décrites du tout. Pour d’autres, comme la Foi, la Pudeur, la Sodo¬ mita Libido, la Charité, le portrait physique est expédié en quelques mots. Seuls l’Orgueil et la Luxuria sont présentés dans une véritable description. De plus, le poète nomme toujours la personnification avant de la décrire. Il évite donc l’énigme, se privant ainsi du ressort dramatique qu’un Boèce, par exemple, saura si bien utiliser dans la présentation de la Philosophie. Cette parcimonie 7 Chaque Vice meurt d’une façon différente. Gnilka (p. 47-81) a établi que Prudence applique la loi du talion. La description, d’ordinaire assez détaillée, de la blessure mortelle ne saurait donc s’ex¬ pliquer uniquement par la grandiloquence espagnole de l’auteur ... 28

dans les descriptions sera d’ailleurs un des problèmes qu’auront à affronter les illustrateurs de la Psychomachie. Les épisodes sont généralement introduits d’une façon stéréotypée: «La première qui s’élance dans la plaine

c’est la Foi»; «C’est ensuite la vierge

Chasteté qui ... se présente»; «Voici que ... la Patience se tenait debout»; «A ce moment, l’Orgueil ... caracolait sur un cheval fougueux»; «Des frontières oc¬ cidentales du monde une ennemie était arrivée: la huxuria-k. Ce n’est qu’avec l’apparition de V Avaritia que Prudence prend soin d’enchaîner un épisode à l’autre: avant toute autre action, la Cupidité s’empresse de ramasser les «belles futilités» que le Luxe, dans la déroute générale de l’armée de Luxuria, a dû abandonner. Un certain souci dramatique s’observe également dans le dernier épisode. Croyant avoir remporté une victoire définitive, la Paix met fin à la guerre; les troupes déposent armes et armures; sur le signal de la Concorde, elles rentrent au camp. C’est à ce moment que la traîtresse Discorde blesse la Concorde. Auparavant, la Discorde a été placée dans l’armée de la Luxuria, tandis que cette Discorde s’appelle maintenant Hérésie, Discordia dicor, cognomento Heresis (v. 709-710). Pour qui ne considère dans les six premiers épisodes que le triomphe de l’Eglise, l’Hérésie ne peut intervenir qu’après l’établisse¬ ment du christianisme, la Foi étant occupée à combattre l’Idolâtrie - à moins qu’on ne crée une nouvelle Vertu, du type Orthodoxie, pour l’opposer à l’Hérésie. Discorde, personnage secondaire de l’armée de Puxuria, se trans¬ forme en un personnage de premier plan. La comparse devient protagoniste. L’élément dramatique est lié à l’évolution de l’allégorie, dans laquelle le plan général se superpose de plus en plus au plan individuel. Ces deux plans allé¬ goriques expliquent en outre pourquoi une personnification n’est pas définie une fois pour toutes par le simple fait d’être nommée. Le nom seul ne suffit pas toujours à l’individuation du personnage. Dès la Psychomachie, nous avons ainsi deux types de personnifications: d’une part l’équation pure et simple, l’allégorie «froide» {lustitia, Mens humilis), et, d’autre part, la personnifica¬ tion variable, mouvante et vivante selon les intentions allégoriques de l’au¬ teur. Une invention de Prudence connaîtra une fortune extraordinaire. Par deux fois, un Vice se met à contrefaire une Vertu. La Discorde, ayant jeté son man¬ teau déchiré et son fouet garni de serpents, s’est coiffée d’une couronne de feuilles d’olivier et répond joyeusement aux cœurs d’allégresse (v. 685-688). La Cupidité, voyant ses stratagèmes déjoués par la Raison, prend l’aspect et la contenance de la sobre et honnête Economie {Frugi) (v. 551 et suiv.). Or on vient d’apprendre que la Cupidité à même osé tenter les prêtres du Seigneur (v. 497-498)! Nous voilà bien près des accusations que le moyen âge ne cessa de faire pleuvoir sur le clergé. Ne voit-on pas, au loin, se dessiner la silhouette de Faux Semblant? 29

Quoi qu’il en soit, l’allégorie, peu développée du côté de la description, et peu dramatique quant à l’enchaînement des épisodes, repose avant tout sur l’action : la personnification de Prudence agit. Elle parle aussi. Toutes les Vertus font leur discours, ou mieux: leur invec¬ tive sur le cadavre de l’ennemie occise. (Pas de ces débats, donc, qui plaisent tant au moyen âge.) Parmi les Vices, seuls l’Orgueil, la Cupidité et 1 Hérésie prennent la parole. L’Orgueil le fait dans le style traditionnel, more epico: se pa¬ vanant devant l’armée ennemie, il la ridiculise et se vante de sa puissance (v. 206-252). Le discours de la Cupidité est plus intimement lié au récit allé¬ gorique: le Vice se plaint de ne pas réussir chez les prêtres; ensuite il fait étalage de ses anciens succès (v. 511-550). Le cas de la Discorde est différent: elle parle sous la menace, exsanguis turhante metu; elle se nomme, et définit son dieu, qui est celui des hérésies du temps (v. 709—714). Ces discours présentent tous une particularité : ils citent des exemples. Chez la Pudeur, ce sont Judith et Holopherne; chez l’Espérance, Gohath; chez la Sohrietas, la source et la manne du Désert, et David, Samuel, Jonathas; chez la Concorde, Photinus et Arius; chez la Foi, Salomon. Des deux Vices, l’Orgueil prétend que le progrès du genre humain est son œuvre, car sans lui, Adam irait encore tout nu, tandis que la Cupidité rappelle qu’Iscariote et Achar s’étaient mis sous sa loi. Ces personnages sont de deux sortes : ou ils appartiennent à l’Ancien Testament et se placent, à la suite de la préface, dans une perspective typologique, ou alors ce sont des hérétiques qui se situent sur le plan historique. Tous apparaissent dans des discours, aucun ne participe à l’action. Il y a cependant une exception à cette règle, car Job accompagne la Patience dans la mêlée (v, 163). C’est le seul personnage historique (et encore de l’Ancien Testament) qui intervienne activement, bien que d’une façon éphémère, dans les combats que se livrent les abstractions personnifiées. On peut aussi signaler la rapide évocation de l’Amour, dont les attributs (arc, flèches, carquois; v. 437) rappellent singu¬ lièrement ceux de Cupidon. Cela ne suffit cependant guère pour parler d’une intervention de figures mythologiques*. Mais ce Job historique et cet Amour mythologique contiennent, en germe, d’innombrables possibilités pour élargir le combat, ou le débat, entre le bien et le mal. Un dernier point. Par trois fois, l’auteur intervient pour expliquer son allé¬ gorie. La première fois, comme nous l’avons déjà fait remarquer, c’est dans la préface, où il a soin d’indiquer clairement ses intentions. Les deux autres inter¬ ventions se font dans la dernière partie du poème, à propos de l’édification du temple: Les quatre murs de l’édifice qui sont exposés aux quatre points car¬ dinaux (v. 830 et suiv.) signifient les quatre âges de l’homme (v. 845-850), et ® Prudence étant l’héritier de la littérature païenne, on ne s’étonnera pas de le voir reprendre des épithètes, des formules (dans la description de Luxuria, par exemple) qui s’en ressentent de la tradi¬ tion mythologique. 30

les pierres précieuses qui ornent les murs du temple (v. 851 et suiv.) sont les vertus, omnes virtutum gemmas (v. 910-911). Les constructeurs et une partie de la construction étant identiques, le développement logique de l’allégorie semble compromis. Cette inconséquence n’est pas une «faute» de Prudence, car elle s’explique par la différence de l’intention allégorique. La partie dynamique du combat de l’âme est suivie d’une partie statique, dans laquelle le temple se situe dans une perspective eschatologique

Le propos allégorique prend ainsi le pas

sur le récit épique. La succession qui va de l’allégorie dynamique à l’allégorie statique, amène l’auteur à utiliser une technique différente. L’allégorie dyna¬ mique peut se passer d’explications, parce que les actions, étant en accord avec les acteurs, se signifient elles-mêmes, et se définissent dialectiquement, tandis que l’allégorie statique, qui renonce aux personnifications, risque d’être in¬ intelligible sans une explication fournie par l’auteur même. Seule l’allégorie dynamique permet à l’auteur de s’effacer derrière ses personnages. Pendant un millénaire, la Psychomachie a fourni le modèle d’une lutte épique entre les forces du bien et du mal. Les Vices et les Vertus sont eux-mêmes ac¬ teurs; ils sont décrits, ils parlent, ils agissent, ils meurent ou triomphent. Ce sont des personnages et (presque) les seuls personnages du poème; l’allégorie est continue. De ce point de vue, la Psychomachie est une nouveauté. Ces per¬ sonnages semblent aussi dépasser le simple niveau littéraire de l’abstraction personnifiée. La figure rhétorique s’anime, parce qu’elle incarne une «réalité». Que Prudence lui-même soit un «réaliste», voilà une question à laquelle nous n’osons pas répondre, mais que la fortune de la Psychomachie au moyen âge soit due en partie aux conceptions réalistes, nous paraît probable. Or à l’époque des poèmes allégoriques français, soit à partir de la fin du XIL siècle, le réalisme philosophique a cessé d’être une doctrine universellement reconnue. Mis à part le fait que philosophie et littérature sont deux choses bien distinctes (ce qu’on a parfois tendance à oubher), il est fort malaisé de tracer des démarcations bien accusées dans le problème des universaux. Sur le plan littéraire, il s’agit moins de savoir si le concept personnifié correspond à une réahté en dehors de l’homme et indépendante de lui, ou s’il est un produit de l’intelUgence humaine, que de se demander comment l’abstraction peut être représentée. Conrad de Hirsau (i 070-1150) a fort bien vu ce problème lorsque, dans Vaccessus à Prudence, il fait dire au discipulus qu’une quahté ou un accident invisible ne saurait combattre. Le réponse du magister, bien que peu satisfaisante du point de vue doctrinal, est claire, et montre que le professeur situe le problème sur le plan littéraire. La personnification est un trope, par lequel l’idolâtrie, ® Her2og, p. 108 et iii. Herzog cite à ce propos le Pastor Hermae (vis. III, surtout sim. 9), où le combat et la construction vont de pair, car les Vertus sont assaillies pendant l’élévation du temple. Chez Prudence, ces deux aspects se succèdent. 31

par exemple, prend la place de l’idolâtre. Par conséquent, elle se comportera aussi comme une personne idolâtre. Autrement dit, une personne qui se com¬ porte comme un idolâtre ne représente pas la personne, mais signifie le concept d’idolâtrie. DisciPULUs:

Non tam miror ipsam significative Htere subtilitatem quam fidem vel

pudiciciam et ceteras virtutes vitiorum choro rebellantes, cum magis hoc fideli et pudico vel patient! accidat quam eorum qualitatibus, que nec videntur ne pugnare posse probantur; vider! possunt loca vel persone vel querumcumque rerum corporalium vel contrectabilium substantie, quaUtates earum, sicut a te didici, videri non possunt. magister:

Recte sentis; album lignum rubrum nigrum vel cuiusque coloris videri

quidem possunt substantie, albedo rubedo nigredo [nec] videri nec tangi possunt, quia subiectorum suorum qualitates vel accidentia sunt; sic de fide quamvis substantia sed invisibili, sic de pudicicia, sic de patientia et ceteris suo ordine viciis obpositis intellige. DISCIPULUS

: Qualiter igitur me vis intelligere duellum singulare viciorum vel virtutum

sine Personal! materia? MAGISTER

: Tropice, id est per figuram metonomiam bec accipienda sunt, ubi ponitur

continens pro eo quod continetur, id est fides pro fideli, ydolatria pro ydolatra et sic de ceteris, ut virtuosus pro virtute, pro vicio viciosus ostendatur.i»

Le vocabulaire est déjà celui que Dante utilisera dans sa fameuse définition de la personnification de l’Amour : ... dubitare potrebbe di cio, che io dico d’Amore corne se fosse una cosa per sé, e non solamente sustanzia intelligente, ma si corne fosse sustanzia corporale: la quale cosa, secondo la veritade, è falsa; ché Amore non è per sé si corne sustanzia, ma è uno accidente in sustanzia.

Dans le même chapitre de la Vita nuova, Dante rappelle que la poésie en langue vulgaire est jeune, noi non troviamo cose dette anzi lo présente tempo per cento e cinquanta anni.

Les descriptions de Conrad de Hirsau et celles de Dante embrassent tout juste l’époque qui nous intéresse, à savoir la deuxième moitié du XII® et le XIII® siècle. Les théoriciens de la littérature de cette époque sont d’accord que, pour représenter les accidents, l’écrivain doit recourir à une substance visible. L’allé¬ gorie «psychologique» et profane est fondée sur l’altérité. Cette théorie, qui a Conrad de Hirsau, Dialogus super Auctores, éd. R.B.C. Huygens, Berchem-Bruxelles, 1955, p. 37-38 (Coll. Latomus, 17). Pour la théorie de la signification chez Conrad, voir E. De Bruyne, Etudes d’esthétiques médiévale, Bruges, 1946, II, p. 307-310 (Rec. de Travaux de Gand, 98). ” Vita nuova, XXV, éd. M. Barbi, Firenze, 1932, p. iio. 32

tendance à voir dans les personnifications de pures fictions, a été élaborée a posteriori, aussi bien pour les Vices et les Vertus chez Conrad de Hirsau que pour l’Amour chez Dante. Avant de réfléchir sur le phénomène, les auteurs ont été confrontés avec ces personnes que sont, au XID siècle, les Vices et les Ver¬ tus et, au Xllfe siècle, l’Amour. C’est comme si les gens d’alors s’efforçaient de conjurer les esprits qu’ils n’avaient pas appelés, mais qui hantaient leur imagi¬ nation. Faire de ces personnifications, des personnes, c’est en faire des subs¬ tances. Prudence est un auteur qui a particulièrement bien réussi à rendre visible l’in¬ visible. Tous les accessus sont d’accord sur ce point. A cette constation s’en ajoute une autre, d’ordre didactique, qui a son origine dans la classification des sens. Au moyen âge, personne ne doutait que Prudence voulait enseigner. Puisque la vue est un sens plus puissant que l’ouïe. Prudence avait donc raison de peindre ses personnages dans les plus vives couleurs : Intentio eius est istam invisibilem rem nobis facere visibilem, quia quod oculis subiacet faciüus videtur quam quod auditur^^.

Le succès de Prudence est dû en grande partie à la plasticité de sa représentation. On l’admire parce qu’il a su transformer les qualités invisibles en de véritables personnages. Cela expHque aussi que, tôt déjà, on ait abondamment illustré le texte. Ainsi s’étabht une double tradition, littéraire et iconographique’'^, dont la deuxième est cependant plus conservatrice que la première, du moins dans les illustrations du texte de Prudence même. Dans les textes français, les Vices et les Vertus sont bientôt déguisés en chevahers, tandis que les illustrations de Prudence restent plus longtemps fidèles à l’archétype de la basse antiquité. Au XIII® siècle, cependant, les personnifications des miniatures de la Psjchomachie se distinguent à peine des chevaliers qui illustrent les romans d’aventure, mais ceci avec la très notable exception de Cupidon, qui est nu

et non pas habillé

Dans un autre accessus: «Incorporeas res istas ideo visibiliter et corporaliter ostendit pugnantes ut per hoc magis excitet mentes hominum ad talem pugnam. Facilius enim et cicius commovet hominem quod videtur quam quod non videtur sed solum auditur.» Accessus ad auctores, éd. R.B.C. Huygens, Bercliem-Bruxelles, 1954, p. 13 et 14-15 (Coll. Latomus, 15). Voir aussi H. Silvestre, ‘Aperçu sur les Commentaires carolingiens du Prudence’, Sacris Erudiri, 9 (1957) 50-74: «Intentio eius est docere et quasi pre oculis statuere» (p. 67). La méthode audio-visuelle semble fort ancienne ... ^3

Pour l’iconographie, outre les travaux classiques d’Emile Mâle sur l’Art religieux en France,

voir Richard Stettiner, Die illustrierten Prudentiushandschriften (diss. Strasbourg), Berlin, 1895, et Tafelband, Berlin, 1905 ; H. Woodruff, ‘The Illustrated Manuscripts of Prudentius’, Art Studies, Cam¬ bridge (Mass.), 1929, p. 33 et suiv. ; A. Katzenellenbogen, Die Psjchomachie in der Kunst des Mittelalters, diss. Hamburg, 1933 ; du même. Allégories of the Virtues and Vices in Mediaeval Art, London, 1939 (Studies of the Warburg Institute, 10); O. Homburger, Die illustrierten Handschriften der Burgerbibliothek Bern, Berne, 1962. BN lat. 15158, écrit en 1289 par Jean de Curia de Soissons; cf. Stettiner, p. 321 et planche 197.

33

comine le dieu d’Amour des illustrations du RoMan de lu Poire ou du Roffiun de la Rose. Par la force de la tradition iconographique, certaines illustrations con¬ servent donc une allure plus ou moins «antique», tandis que les textes en langue vulgaire respirent uniquement l’esprit de leur époque.

34

MARTIANUS CAPELLA

Les neuf livres De nuptiis Philologiae et Mercurii sont un des textes que le moyen âge, du IX® au XV® siècle, n’a cessé de copier et de commenter. Plusieurs fois édité à la Renaissance, de l’édition princeps de 1499 à celle que Hugo Grotius publia, en 15 99, à l’âge de seize ans, Martianus Capella perdit par la suite les fa¬ veurs du monde savant: quelques éditions partielles au XVII® et au XVIII® siècle; au XIX® siècle, trois éditions; la dernière édition a paru en 1925. Mais on attend encore un texte «définitif», on attend également une monographie qui fasse autorités Lire Martianus Capella, c’est s’aventurer sur un terrain mal exploré. Si nous nous occupons de lui, c’est velut in transcursu, sachant trop bien qu’il faut attendre les travaux que les spécialistes, enfin, nous promettent : après un recensement de 243 manuscrits par C. Leonardi, on annonce en effet une nouvelle édition complète chez Teubner, par J. Willis^, une édition avec tra¬ duction française des deux premiers livres, par J.-G. Préaux, et une traduc¬ tion complète en anglais, par W.H. Stahl et R. Johnson. On est en droit de souhaiter que la constatation désabusée de W. H. Stahl, à qui nous devons le relevé de «l’état présent» des études sur Martianus Capella3, soit bientôt corri¬ gée en bien, et qu’il ne faille plus dire que notre auteur «has been virtually unread in entirety in modem times, except by the editors»'^. Le De nuptiis Philologiae et Mercurii est un mélange de prose et de vers, une satura. Il faut reconnaître que l’imitation de Varron est de pure écorce. On n’imagine guère de développements plus pesants. La veine satirique de Mar¬ tianus Capella s’épuise dans des formules comme nec vetabunt ludicra, iugabo lu' Pour une première orientation, voir les articles de Wessner, dans Pauly-Wissowa, 14 (1930) 2003-2016, et de Cappuyns, dans le Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, ii (1949) 835848. Voir également la préface de l’édition Dick, parue chez Teubner, en 1925. Nous utiliserons cette édition. ^ James Willis est l’auteur d’une thèse non publiée sur Martianus Capella and His Eearly Commenta-

tors, London, 1952. 3 W.H. Stahl, ‘To a Better Understanding of Martianus Capella’,

Spéculum, 40 (1965) 102-113. Cet

article est une mise au point indispensable. - Pour mesurer à quelle patiente série de recherches le futur éditeur doit encore s’atteler, on lira la note de J.-G. Préaux, ‘Un texte méconnu sur Tagès’,

Latomus, 21 (1962) 379-381 {extispicium, çout simpuvium de Dick, p. 66-67). Quant aux traductions, elles seront aussi bienvenues que les éditions. Il n’existe en effet aucune traduction française de l’œuvre de Martianus Capella. Il est vrai que les deux premiers livres ont été traduits : en allemand, par Notker Labeo - mais c’est là un texte pour les germanistes ; en italien, deux fois même, la première par Alfonso Bonaccinoli (Mantova, 1578), la deuxième, par Eureta Misoscolo (pseudonyme de Francesco Pona, s.L, 1629) - mais qui a l’occasion de lire ces traductions (la Biblio¬ thèque Nationale à Paris ne possède que celle de Misoscolo) ? De plus, les parties touchant aux artes du livre V (Conklin, 1928) et IX (Copp, 1937) ont été traduites en anglais (thèses de l’Université Cornell).

^ Stahl, article cité, p. 102.

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dum, Satura iocahunda, lusit Satura - ce qui est bien insuffisant pour nous faire oublier le style alambiqué (qui, soit dit entre parenthèses, est loin des préceptes que formule Rhetorica au livre V). Martianus Capella personnifie la Satura ; c’est elle qui forge la fable que l’auteur raconte à son fils Martianus®: JahellaPî tibi^ ^ua/u Satura ... edocuit ... explicaho (Dick 4, 17—20); habes sentiefu, Martiane, fahulam, ... cjuam lusit Satura (Dick 533, 11.13)^. Cette fiction apparaît plusieurs fois, soit au début, soit à la fin des différents livres 7. La Satura est donc la Muse, avec laquelle l’auteur engage de véritables dialogues. Cela signifie que, tout au long de son œuvre, 1 auteur in¬ tervient pour marquer un détachement entre lui et ce qu’il raconte. Le lecteur se voit donc réguhèrement rappelé qu’il a devant lui une fiction. Martianus appelle celle-ci indistinctement fabula, fabella, ou mythos^. Comme le définit Rhetorica au livre V (Dick 273, 23 et svSv.), fabula est un genus narrationis (à côté de historia, argumentum et assertid) qui n’est ni vrai ni vraisemblable®. Nous appelons cette fable allégorie, mais pour l’ancienne rhétorique, ce terme est ré¬ servé à la translatio, au genus transferendi et non pas au genus narrationis. Aussi Martianus cite-t-il, lorsque Rhetorica définit l’allégorie, le sempiternel exemple de l’état-navire de Cicéron (Dick 252, 13-21), et non pas quelque histoire mythologique ou autrement fabuleuse, comme il l’avait justement fait pour la définition de la fabula, qu’il avait illustrée par la métamorphose de Daphné. Martianus Capella joue donc sur trois plans; dans le cadre anecdotique, le De nuptiis est une histoire que le père raconte à son fils, un «enseignement»; le recours à la Muse-Satura rappelle constamment le caractère fictif de la fable; celle-ci, finalement, et aussi par les dimensions qu’elle prend, devient autonome. Elle a une vie propre. Analyse. - Mercure, voulant se marier, pense d’abord à Sophia, Mantice et Psyché. Mais, vu sa parenté avec la vierge Pallas, Sophia refuse i®. Mantice, la 5 Jean Scot explique {ad Dick 151, 12): Satyra ilia quae omnes fabulas istius libris finxit. Cette phrase a été copiée par Remi d’Auxerre. Celui-ci donne cependant plusieurs explications de la Satura, ce qui complique inutilement les choses et détruit la (supposée) unité d’inspiration, à laquelle Martianus CapeUa semble attacher une certaine importance. Remi d’Auxerre note {ad Dick 80, 14) : Camena id est

Satyra velMusa; {ad Dick 287, 8) : Satyra id est Cypris uxor Hymenei, a saturitate dicta quasi divitiarum dea; {ad Dick 425, 19): Satyra una ministrarum Bacchi. Pour la bibliographie des commentaires, voir cidessous, note 14. ® L’adresse finale n’a pas toujours été interprétée de la même façon. Jean'Scot Erigène,par exemple, la mettait dans la bouche du fils : Martianus iunior dicit deludens maiorem Martianum; mais déjà Remi d’Auxerre voyait plus juste : epilogus est Martiani patris ad Martianum filium suum.

'> Début livre I; fin livre II; début livres III, IV, VI et VIII; fin livre IX. ® Lorsque ces termes se rapportent à hisatura, ils se trouvent toujours au début ou à la fin d’un livre. ® Voir aussi au livre IX (Dick 493, 10), où veritas s’oppose à fabula. Voici l’explication de Remi d’Auxerre: Quod ergo Sophia non vult copulari Mercurio hoc significat quia, licet sermo magnum sit ornamentum rationalis creaturae, sapientia tamen superfluum verborum ornatum respuit {ad Dick 7, 2). 36

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Divination, refuse également, car elle appartient à Apollon. Psyché enfin, comme l’avait raconté Apulée (que Martianus Capella admire), est réservée à Cupidon. Sur le conseil de Virtus, Mercure décide de s’adresser à Apollon. On se met à la recherche du dieu, d’abord dans les lieux qu’il a coutume de fréquenter sur terre, sur le Parnasse, en Inde, à Delphes, où, dans le «verger» (nemus) d’Apollon, Mercure et Virtus entendent une douce musique, qui est une ré¬ plique de l’harmonie des sphères. Après avoir traversé les fleuves célestes, les voyageurs trouvent Apollon avec ses quatre urnes saisonnières”. Apollon propose Philologie. Puisqu’il faut le consentement de Jupiter, Apol¬ lon, Mercure et Virtus montent sur le char du DéHen, que des oiseaux, auguriales alites, emportent à travers les deux, accompagnés des Muses. Les voya¬ geurs entendent l’harmonie des sphères ; chaque sphère est en accord avec une Muse, mais, puisqu’il y a neuf Muses pour seulement sept sphères, Martianus assigne Uranie à la sphaera extima, et Thalie, à la terre. Les autres Muses se ré¬ partissent comme suit : Polymnie - Saturne, Euterpe - Jupiter, Erato — Mars, Melpomène - Soleil, Terpsichore - Vénus, Calliope - Mercure, Clio - Lune. L’ordre étant «hiérarchique», on oublie pour un instant que le voyage est ascen¬ dant. Arrivés au ciel, Phébus et Mercure sont changés en astres. «Le ruban (de Phébus) qui liait ses cheveux, fut changé en rayons, et la branche de laurier qu’il tenait à la main droite, se transforma, en s’enflammant, en la torche qui illumine “ Où sommes-nous donc? sur terre ou quelque part dans le ciel? Un lecteur du moyen âge, habi¬ tué à une vue anthropocentrique du monde, devait se voir dépaysé. Pour lui, ce voyage de Mercure et de Virtus était un des nombreux passages du De nuptiis, où le réel et le fictif, la cosmologie et la mythologie, la fable et le naturalisme, se compénétraient. Ce mélange fit d’ailleurs beaucoup pour la fortune de Martianus Capella, surtout chez les cosmologues du XII® siècle et chez les mythographes. En fait. Mercure et Virtus semblent bien effectuer un voyage dans le soleil, mais, puisqu’ils tra¬ versent les sept cercles planétaires et qu’ensuite, accompagnés par Apollon-Sol, ils retraversent ces mêmes cercles, avant d’arriver à la voie lactée, on doit imaginer un système héliocentrique. Remi d Au¬ xerre, tout en connaissant le commentaire de Jean Scot, reste muet sur cette question: le commentaire le plus répandu est ici un guide peu sûr pour le lecteur du moyen âge. Erigène cependant a bien vu le problème et il a rangé Martianus Capella (un peu hâtivement, il est vrai) parmi les platoniciens : Non inmerito queritur qua ratione Virtus cum Mercurio planetarum circulos quaerentes ApoUinem transcendere dicuntur, eumque ultra omnes planeras invenire et iterum reperto Apolline, illos très ApoUinem dico, Mercurium et Virtutem eosdem circulos consultum lovis flagitantes transvolasse, sed ad hoc dicendum est ceterarum planetarum circulos circa solem esse, ac per hoc centrum suum in ipso ponere sicut Calcidius in expositione Timei Platonis exponit. Ipse siquidem Plato planetarum omnium centrum in sole ponit, ita et ut sub sole sint integri et supra solem. Quid itaque mirum si iste Martianus dum sit omnino Platonicus de situ planetarum documenta edisserit? Ac per hoc bis necesse erat Virtuti cum Mercurio planetarum circulos transire, primum quidem dum sunt infra solem, secundo vero adiuncto ipso ApoUine dum sunt supra {ad Dick 13, 23). Sur les rapports de ce passage avec la première rédaction du commentaire de Jean Scot, voir Hans Liebeschütz, ‘Zur Geschichte der Erklârung des Martianus Capella bei Eriugena’, Philologus, 104 (i960) 127-137.

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le monde; les oiseaux qui tiraient le char du Pélien, devinrent des coursiers haletants, aux pieds ailés ...» (Dick 20, 7-10). Bref, c’est le Soleil qui surgit. Mercure se métamorphose également in sidus vibrabile astrumque. Mais une fois arrivés au palais de Jupiter, Phébus et Mercure reprennent leur figure homé¬ rique. Le projet de mariage ne rencontre pas un accueil trop chaleureux auprès de Jupiter, qui demande conseil à Pallas. Celle-ci, s’en trouvant plutôt gênée, quod super nuptiis virgo consulitur (Dick 25, 9), propose d’assembler deos maritos dearumque grandaevas. Des seize régions du ciel, les dieux accourent au palais de Jupiter. Parmi ces dieux se trouvent de nombreuses divinités mineures, voire des personnifications, comme Salus, Lymphae, Favor, Genius, Pales, Celeritas, même Fraus (souvent au service de Mercure - mais Discordia et Seditio se voient exclues), Veris Fructus, Fortuna, Valitudo, Sancus, Fata, Nocturnus, etc. La longue description de l’accoutrement de Jupiter et de Junon est une allé¬ gorie du monde visible. Elle est suivie par une description du zodiaque et des dieux planétaires. Martianus s’en voudrait d’employer les termes propres : tout n’est que périphrase et description énigmatique. Ce qui est important pour la fortune du texte, c’est que ce Jupiter, image du monde visible, et cette Junon, image de la sphère lunaire et de la terre, ne se présentent pas sous l’aspect classique; ces figures sont de ces démons cosmiques ou astraux qui connaîtront une fortune extraordinaire au moyen âge et à la Renaissance. La technique de la description allégorique des vêtements sera d’autre part reprise dans d’autres contextes, en dehors de la mythologie, mais toujours avec des visées cos¬ miques, par exemple chez Alain de Lille. Martianus, abandonnant enfin ces descriptions, reprend le récit, et raconte, en trois pages, comment l’assemblée des dieux décide en faveur de Mercure. La fiancée devra être élevée au rang des dieux, tout comme le seront les mortels vertueux. La Philosophie, gravis insignisque femina, devra annoncer au monde hoc superi senatus consultum, gravé sur des tables d’airain. Les dieux s’en re¬ tournent alors en leurs sedes proprias cursusque, c’est-à-dire ils reprennent leur figure astrale. Avec le deuxième livre, on revient à Philologie, qui, en proie aux doutes, se persuade, par un long calcul sur les nombres que forment son nom et celui de Mercure-Kyrios, que le mariage sera convenable. Sa mère Fronesis la pare de magnifiques vêtements. Les Muses, une après l’autre, chantent en son honneur, et par neuf fois, elles répètent en cœur : Scande caeK templa, virgo, digna tanto foedere; te socer subire celsa poscit astra luppiter. Arrivent les quatre Vertus cardinales, Prudentia, lustitia, Temperantia et Fortitudo; ensuite, c’est le tour de quaedamgravis crinitaque femina (Dick 57, 15), qui 38

est ^M%ûgloriosa, parce que c’est par elle que Jupiter permet l’ascension au ciel Rend d’Auxerre nous dira qu’il s’agit de la Philosophie. Elle est suivie par les trois Charités, dont chacune offre un baiser à la fiancée : la prendère sur le front (pour la grâce du regard), la deuxième sur la bouche (pour la grâce de la langue), la troisième sur la poitrine (pour la grâce du cœur, animus). Voici qu’arrive Athanasia, magno tympani crepitu crotalorumque tinnitu (Dick 58, ii), et apportant la litière, parsemée d’étoiles, destinée aux déesses qui vont se marier. Avant de quitter la terre. Philologie doit cependant vomir les livres qui gonflent sa poi¬ trine; cette hihliothecalis copia est recueillie par les Artes, les Disciphnae et les Muses (surtout par Uranie et Calhope). Apothéose, la mère d’Athanasia, invite ensuite Philologie à vider la coupe de l’immortalité. Enfin, aidée par Labor, la fiancée monte dans la litière. Le cortège se met en route, à la tête Athanasia et les Muses, à la fin Periergia (la Diligence), tandis que la litière est portée par Labor et Amor (non pas le fils de la voluptaria Venus!'), et par Epimelia et Agrypnia (le Soin et la Veille; Cura et Vigilia, comme dira Rend d’Auxerre). On rencontre d’abord la Juno Pronuba, accompagnée par Concordia, Fides, Pudicitia et Cupidon; ce dernier cependant, corporeae voluptatis illex (Dick 63, 6), n’ose pas aller à la rencontre de la fiancée. Junon accompagne Philologie à tra¬ vers les régions de l’air, ce qui ne va pas sans de longues exphcations sur les démons et les génies dont elles sont peuplées. On traverse ensuite les régions planétaires ; dans le cercle de Mercure, Facundia, l’ancienne épouse de Mercure, vient joyeusement à la rencontre de Philologie. On arrive enfin à la voie lactée où se trouve le palais de Jupiter. Dans l’assemblée des dieux, on trouve aussi une quinzaine de poètes-philo¬ sophes^^. Mercure prend place à côté de Pallas, Philologie s’assied avec les Muses. La mère de la fiancée exige qu’on donne lecture de la loi Papia Poppaea (qui interdit le dessaisissement de la dot) et qu’on remette la corbeille de la mariée. C’est Phébus qui présentera les jeunes filles qui sont au service de son frère Mercure, et qui font partie de cette corbeille de noces. Dans les livres III à IX, les Arts paraissent à tour de rôle : III Grammatica, IV Dialectica, V Rhetorica, VI Geometria, VII Arithmetica, VIII Astronomia, IX Harmonia. La Médecine et l’Architecture manquent; s’occupant de choses terrestres, elles ne sont pas dignes de prendre la parole in senatu caelico (Dick 471, 23 et suiv.). Les sept hvres consacrés aux sept Arts se composent tous P. Courcelle écrit à propos de ce paradis des intellectuels : «La façon dont la philosophie de chacun d’eux est caractérisée d’un mot rapeUe l’énumération des philosophes faite par Claudien, Augustin, Sidoine et dont l’orgine est [...] un manuel grec traduit en latin.» Les lettres grecques en Occident de Macrobe à Cassiodore, Paris, 1943, p. 199. Sur le manuel de Celsinus, voir ihid., p. 179-181. D’une façon générale, on consultera la thèse de P. Courcelle, p. 201-204, pour tout l’aspect orphique, néo-pytha¬ goricien et chaldaïque de l’ascension et de l’apothéose de Philologie. Voir aussi la note 36 de notre chapitre sur Alain de Lille.

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d’une introduction, qui contient une description allégorique de 1 Art en ques¬ tion, et d’une longue partie didactique, où les jeunes filles exposent elles-mêmes (donc à la première personne) ce qu’elles représentent. La fabula, tout en étant maintenue au début et à la fin des sept livres, se voit reléguée au deuxième rang. Le De nuptiis a sollicité la curiosité et l’intérêt des hommes du moyen âge pour des raisons qui ont varié au cours des siècles. Mis à part les nombreux détails pittoresques dont fourmille la satura de Martianus Capella, ce sont trois ou quatre thèmes qui ont particulièrement frappé les esprits. Ces thèmes sont les suivants : la mythologie alliée à l’allégorie, la mythologie mise en relation avec la cosmologie, les voyages au ciel, et le catalogue des sept arts Ubéraux, qui aura une double tradition, l’une iconographique (par les descriptions), l’autre didactique (par les exposés techniques). Les conditions matérielles, à savoir la tradition manuscrite du texte, jettent une lumière inattendue sur le Nachleben de Martianus Capella. Nous n’avons qu’à résumer le résultat des recherches de Claudio Leonardi^^. La «renaissance» de Martianus Capella a lieu au IX^ siècle, où il est devenu un hvre d’école. Presque tous les manuscrits du IXe siècle sont complets et près de la moitié des quelque cinquante manuscrits complets est des IXe-XI® siècles. De plus, les premiers grands commentaires datent du IX® siècle, celui de Dunchad-Martin de Laon, celui de Jean Scot Erigène, et celui de Remi d’Auxerre

Quant aux

«éditions» partielles, elles réunissent pendant cette période surtout les livres du ” C. Leonardi, ‘Nota introduttiva per un’indagine sulla fortuna di Marziano Capella nel Medioevo’, Bulletino dell’Istituto Storico Italianoper ilMedio Evo e Archivio Muratoriano, 67 (1953) 265—288 ; du même, ‘I codici di Marziano Capella’, Aevum, 33 (1959) 443-489 (introduction avec bibliographie), et 34 (i960) 1-99 (recensement de 243 manuscrits). I.

Dunchad, Glossae in Martianum Capellam, éd. C.E. Lutz, Lancaster, Pa., 1944 (Philological

Monographs publ. by the American Philological Association, 12). A compléter par J.-G. Préaux, ‘Le commentaire de Martin de Laon sur l’œuvre de Martianus Capella’, Eatomus, 12 (1953) 437-459. 2. lohannis Scotti annotationes in Marcianum, éd. C.E. Lutz, Cambridge, Mass., 1939 (The Mediaeval Academy of America, Publication N° 34) ; comptes rendus importants de Rand et de WiUis, dans Transactions and Proceedings of the American Philological Association, 71 (1940) 501-523, respectivement dans Classica etMediaevalia, 14 (1953) 233-236. Pour la première version de ce commentaire, qui sera remanié à cause des attaques de Prudence de Troyes, voir L. Labowski, ‘A New Version of Scotus Eruigena’s Commentary on Martianus

, Mediaeval and Renaissance Studies, i (1943) 187-193. En

outre, H. Liebeschütz, ‘Texterklârung und Weltdeutung bei Johannes Eriugena’, Archiv für Kulturgeschichte, 40 (1958) 69-73, 90-93; du même, l’art, cité ci-dessus, note ii; du même, ‘John Eriugena and His Cosmological Interprétation of Martianus Capella’, dans The Cambridge History of Later Greek and Early Mediaeval Philosophy, éd. par A.H. Armstrong, Cambridge, 1964, p. 576-578 et 688. 3. Remigii Autissiodorensis commentum in Martianum Capellam, éd. C.E. Lutz, Leiden, 1962 (t. I) et 1965 (t.II). Sur tous ces commentaires du IX® siècle, en trouvera une bibliographie plus complète, concernant également les travaux plus anciens et la critique du texte, dans les notes de l’introduction au premier tome de cette dernière publication de Mlle Cora E. Lutz. 40

quadrivium. A partir du Xlle siècle, les choses changent. Du XII© au XIV^ siècle, on compte moins de quinze manuscrits complets; on trouve en re¬ vanche quelque trente manuscrits des deux premiers Hvres, et presque autant du Hvre VIII, sur l’astronomie. C’est dire qu’aussi longtemps que les «disci¬ plines » enseignées à l’école correspondaient plus ou moins aux sept arts libé¬ raux, l’ensemble du texte de Martianus Capella tenait une position centrale dans l’éducation. L’élargissement des programmes scolaires, dû à la connais¬ sance de nouveaux textes, priva le De nuptiis de cette position centrale. L’im¬ portance croissante de la logique et la nouvelle place que l’on accordait à la poesis ou aux arts mécaniques, firent éclater l’ancien cadre des artes. Les nom¬ breux essais d’une nouvelle classification des sciences (par Hugues de SaintVictor, Gundissalvi, Raoul de Longchamp) témoignent de cette fermentation. L’intérêt se porta alors sur les deux premiers livres allégoriques du De nuptiis. Des livres scolaires et techniques, on passa à l’exemple littéraire. Au XII® siècle, ces deux premiers livres voisinent d’ailleurs dans les manuscrits avec des textes significatifs ; plusieurs fois, on les voit réunis au Timée de Chalcidius, au commentaire de Macrobe sur le songe de Scipion, à la Consolatio de Boèce. On les trouve en compagnie de VAsdepius, du De deo Socratis, d’Albumasar. Plus tard, les deux livres allégoriques de Martianus Capella seront même transcrits avec les œuvres du XII® siècle qu’ils ont inspirées, Y Anticlaudianus et le De planctu Naturae d’Alain de Lille, et le Megacosmus-Microcosmus de Bernard Silvestris

On conserve aussi plusieurs commentaires sur les deux premiers livres,

notamment un d’Alexandre Neckam, mais, à la différence des commentaires du IX® siècle, ils sont tous inédits i*, ce qui, à notre point de vue, est particulière¬ ment regrettable, puisque c’est justement au XII® siècle qu’on voit se renou¬ veler la tradition du poème allégorique. Il y a Heu de bien distinguer, dans l’influence de Martianus Capella, les com¬ mentaires des nouvelles créations poétiques. Ces commentaires constituent un véritable trésor de renseignements, où la curiosité des écrivains trouve un aHment des plus variés. Ce qui étonne, dans ces commentaires, c’est l’extrême disponibibté de la fable. Remi d’Auxerre, qui connaît évidemment ses Fulgence et Isidore, donne des explications secundum fahulam (il ajoute alors des complé¬ ments mythologiques) et secundum veritatem. Cette «vérité» prend de nombreux aspects; de l’évhémérisme on passe à une explication physique, ou astrale, ou morale, ou philosophique. On admire l’extrême précision de ces explications, mais vite, on comprend que c’est là une fausse précision, car la vérité exposée n’est pas une, mais multiple. Une vérité n’en exclut pas d’autres : nous avons affaire à des vérités juxtaposées ou superposées. La science (au sens moderne du '5

Oxford, BodL, Canon.misc. iio (XIV®-XV® siècle). Pour les détails, voir Leonardi, A.evum,

i960, n“ 25, 43, 48, 52, 55, 67, 68, 79, 86, 105, ii8, 143, 150, 179, 197, 230. Voir les indications que donne Leonardi, Aevum, 33 (1959) 479. 41

terme) y perd, ou mieux, elle est inexistante, mais l’imagination y gagne. Martianus Capella, commenté comme il l’a été, devient u,ne source inépuisable de fantaisie. La soi-disante vérité cachée n’est qu’un sauf-conduit pour toutes les chimères. Deux exemples. Dans Yaccessus, le nom de l’auteur déjà est polyvalent. Ca¬ pella signifie la chèvre — soit, mais quelle qualité caprine se cache dans le nom de l’auteur? Au lieu de peser le pour et le contre, Remi d’Auxerre en énumère trois, en les juxtaposant tout simplement par des vel ou des sive: 1. Capella dictus est ab acumine ingenii, capella enim ceteris animalibus acutius videt... 2. Vel Capella vocatus est a petulantia et lascivia poetali ad quam se relicta philosophia transtulit. Poetarum enim est ludere et lascivité, philosophorum autem veritatem subtili ratione investigare'7. 3. Sive tertio modo Capella vocatus est, quia capella avidum animal est in pascendo, et iste avidissime disciplinas aggressus est easque carpsit et dilaceravit. Ce qui importe, c’est que les trois explications sont plausibles - pourquoi donc en rejeter l’une ou l’autre? L’imagination y trouve son compte. Et voici un exemple qui montre la précision des explications. Il s’agit de Cupidon. Pharetrati Cupidinis dicit ut malum demonstraretur esse Cupidinem Veneris filium qui depingitur puer nudus, alatus, et pharetratus. Puer depingitur quia turpis amor puerilis est et sic in amantibus sermo déficit sicut in pueris. Hinc Virgilius; Incipit ejfari, mediaque in voce resisti (Aen., IV, 76). Nudus depingitur quia turpitudo a nudL peragitur, vel quia nihil secretum est in turpitudine. Alatus et pharetratus depingi¬ tur quia turpis amor et velociter pertransit et mentem stimulât conscientia per¬ pétrât! criminis. Remi d’Auxerre emploie pour les personnifications les termes persona et similitudo: Philologia ergo ponitur in persona sapientiae et sermonis, Mercurius in similitudine facundiae et sermonis. Quant au terme allégorie, il est extrêmement rare, mais on le trouve, et dans une acceptation moderne. Lorsque Martianus Capella parle dPAdon (Dick 74, 13), Remi renvoie à un passage déjà commenté: allegoriam huius fabulae require in Martianus Capella est donc un poeta-philosophus. ** Commentaire ad Dick 8, 22. Voir aussi la note 27 ci-dessous. On se rappelle que Martianus Ca¬ pella distingue deux Amours. Remi l’explicite: Texte (Dick 62, 12): qui nec voluptariae Veneris filius erat, et tamen Amor a sapientibus ferebatur. - Remi; Duae sunt Veneres, una casta et pudica quae praeest honestis amoribus, quae etiam fertur uxor Vulcani, altéra voluptaria libidinum dea, cuius filius est Ermafroditus. Sic etiam sunt duo amores, alter bonus et pudicus quo virtutes et sapientia amantur, alter impudicus et malus, quem ad distinctionem boni amoris pluraliter amores dicimus. 42

glossisprimi lihri. Il s’agit d’une digression à propos de la quatrième urne d’Apol¬ lon, celle de l’hiver (Dick 14, 16). En hiver, explique Remi, toutes les beautés de la terre s’en vont. Ce phénomène est illustré par la fable de Vénus et Adonis : Vénus est la terme pulchritudo qui pleure son Adonis, c’est-à-dire le soleil, tué par le sangHer, qui représente la spurcitïa hiemalis. C’est un des exemples peu nombreux au moyen âge, où allégorie ne signifie pas vérité religieuse. Martianus Capella n’avait pas cru devoir insister sur le sens caché de sa fable, les noms de ses personnages étant suffisamment «parlants». Les auteurs du moyen âge, néanmoins, aiment à mettre en vedette ce sens caché et à souligner que la fable, qui semble bizarre, païenne et parfaitement invraisemblable, n’est qu’un prétexte. Ainsi, on trouve ajoutés à un manuscrit du De nuptiis, des vers qui recommandent la lecture aux chrétiens : Nam christianis quid prodest, Philologie Mercurii simul discere coniugia? Sed latet interior sensus mirabilis alter. In quo sermo decens iungitur et ratio. Ainsi Jean de Salisbury emploie-t-il pour désigner la fable, le terme en vogue au XII® siècle: tegmen. sed insta, Ut sit Mercurio Philologia cornes. Non quia numirdbus falsis reverentia detur, Sed sub verborum tegmine vera latent. Ce tegmen verborum de Martianus Capella était particulièrement épais en ce qui regarde la cosmologie. Pour mieux comprendre, on disposait du texte de Martianus même, à savoir du livre VIII. Nous avons vu que ce livre a fré¬ quemment été copié à part, du XII® au XIV® siècle; dans certains manuscrits, il accompagne même, en guise de commentaire, les deux premiers Livres. Mais déjà Jean Scot Erigène avait ajouté à la première version de son commentaire, deux longues disgressions sur le voyage qu’effectue l’âme du ciel au corps humain, à travers les sphères célestes, et vice versa, après la mort; il avait insisté sur le fait que l’âme, corrompue par son séjour sur terre, devait se purger dans les zones planétaires, avant de pouvoir retourner dans sa patrie céleste. Macrobe

British Muséum, Add. 27321 ; cf. C. Leonardi, ‘Nuove voci poetiche tra secolo IX e XI’, SM 3® sérié, 2 (1961) 166. Entheticus de dogmate philosophorum, cité par G. Nucheknans, ‘Philologia et son mariage avec Mercure jusqu’à la fin du XII® siècle’, Latomus, 16 (1957) 84-107. Nucheknans montre que, dans la période examinée, Philologia, étant comprise étymologiquement comme amor sapientiae, ne s’emploie qu’en rapport avec l’œuvre de Martianus Capella. - Dans la poésie goliardesque. Philologie et Mer¬ cure représentent aussi le trivium et le quadrivium; cf. Peter Dronke, Médiéval Latin and the Rise of European Love-Lyric, t. II, Oxford, 1966, p. 367-369. 43

entre évidemment pour beaucoup dans de pareils développements ce Macrobe qui, avec le Timée, avec VAsclepius, et d’autres traités de ce genre, se retrouve dans les mêmes manuscrits que les deux premiers livres du De nuptiis. On ne va pas nous faire dire que la cosmologie de l’école de Chartres doit beaucoup à Martianus Capella, mais la fable que notre auteur a inventée a certainement agi sur fable du De mundi miversitate de Bernard Silvestris et de V Anticlaudianus d’Alain de Lille. A parcourir les index de l’Histoire de la littérature latine du moyen âge de Manitius, on dirait que l’influence de Martianus Capella sur les écrivains du XII® siècle a été considérable. Mais pareille statistique s avère trompeuse dès qu’on regarde de plus près. Certes, les réminiscences de détail sont fort nom¬ breuses. Elles prouvent que Martianus Capella a été lu. Ainsi une lettre sur l’éducation de Pierre de Blois - le passage est fameux^i. ig «cornificien», c’està-dire celui qui, faisant foin de la véritable base propédeutique qu’est l’étude des auteurs, va droit aux sentences, doit, s’il veut vraiment faire des progrès, rendre tous ces livres superflus qu’il a avalés sans les digérer - tout comme la Philologia de Martianus Capella ... On remarquera que l’épisode du De nuptiis est utilisé pour ce qu’il peut avoir de pittoresque, en dehors de la signification qu’il a dans le texte original: il est devenu une image. — Ou encore le poème de Foulcoie de Beauvais, Utriusque de nuptiis Christi et Ecclesiae libri septem, dont le titre fait immédiatement songer à l’œuvre de Martianus Capella. Foulcoie 1 a connu, sans aucun doute, mais il lui emprunte tout juste le refrain des louanges que les Muses chantent en l’honneur de Philologia: Scande caeli templa ..A. Le poème de Foulcoie est donc tout autre chose qu’une christianisation du De nuptiis Philologiae et Mercuriil Là encore, seul un détail a été repris, littéraire cependant, et métrique. On a longtemps parlé d’une mise en vers de l’œuvre de Martianus Capella mais depuis que le texte a été publié, on sait à quoi s’en tenir^3. Il s’agit d’un poème de 664 vers, qui raconte, à partir du vers 242, l’histoire d’Orphée et d’Eurydice. Il est vrai qu’on lit en tête : incipitprologus de nuptiis Mercurii et Philo¬ logie, et que Martianus Capella est nommé : PL 207, 311-14. La lettre est déjà citée par E. Norden, Die antike Kunstprosa (voir la réédition, Darmstadt, 1958, p. 719)22 Voir l’édition de sœur Mary Isaac Jogues Rousseau, Washington, i960 (Studies in Médiéval and Renaissance Latin Language and Literature, 22), surtout p. 44-45- Ce «refrain» est aussi repris dans un hymne anonyme; cf. E.F. Wilson, ‘Pastoral and Epithalamium in Latin Literature’, Spécu¬ lum, 23 (1948) 54 et note 92. 23 A. Boutemy, ‘Une version médiévale inconnue de la légende d’Orphée’, dans Hommages à J. Bidez et à F. Cumont, Bruxelles, [1949], p. 43-7° (Coll. Latomus, 2). L’auteur de ce poème doit être de la région de Reims. Deux manuscrits: Reims 1275, f. 153V-156V; Berlin, Phillips 1964, f. 97V-100V (c’est de ce manuscrit qu’on a parlé comme d’une adaptation poétique de Martianus ; voir Manitius,

III, 44

707-708).

Fulsit in Hesperia pulcherrima Philologia, Clara velut Stella, Felici teste CapeUa. (v. 12/3) Le début du poème raconte en effet les noces de Philologie et de Mercure; le festin est présidé par la Sagesse, ensuite, on célèbre les arts Libéraux. Or là déjà, intervient un changement important, car le poète anonyme ne fait plus parler les Arts eux-mêmes, il les fait chanter par les Muses, mais, puisqu’il maintient les arts au nombre de sept, Clio et Terpsichore sont en chômage: Melpomène célèbre la grammaire; Euterpe, la dialectique; Calliope, la rhétorique; Polym¬ nie, l’arithmétique; Erato, la musique; Uranie, l’astronomie; Thalie, la géomé¬ trie. Voici donc les 530 pages que Martianus Capella remplit dans l’édition Dick, condensées en 241 vers! Et encore, c’est Orphée qui se taille la part du lion de l’ensemble du poème. La signification de l’emprunt à Martianus Ca¬ pella réside dans le fait que le poète anonyme s’en tient à la fable mythologique, à Vécorce, en dehors de toute implication cosmologique. L’assemblée des dieux et les cadeaux offerts par les Arts remontent sans doute au De nuptiis Philologiae et Mercurii. Mais dans les exercices scolaires du genre des épithalames et des panégyriques fictifs, les différents thèmes se sont comme détachés de leur modèle; mélangeant des éléments tirés de multiples sources, ils ont une vie indépendante. Nous citerons à ce sujet le rythme gohardesque d’Etienne de Tournai

Le poème n’ayant pas de titre, il est simplement appelé

figmentum dans un des manuscrits. Il s’agit d’un songe, qui, aux yeux du futur évêque, semble digne d’être raconté : In commune theatrum visionem fero. (v. i) Grande joie au ciel, puisque Junon a donné à Jupiter un nouveau fils, novum filium. Le reste du poème consiste en une énumération des dons que les dieux (68 vers), l’Année (24 vers) et les Arts (80 vers) offrent au nouveau-né. L’un après l’autre, les olympiens s’avancent. Dat Saturnus aureum seculum nepoti. (v. 15) Phebus offert puero radium decoris. (v. 17) Sequitur Mercurius, et concedit ei Pilleum talarium, virgam caducei. (v. 21/2) Ainsi défilent dieux et déesses devant le fils de Jupiter. Mercure est suivi de Mars, Neptune, Vulcain, Bacchus, Silène (comme dans la Metamorphosis Goliae, ^ 46 strophes à rime unique; au total, 184 vers. Le poème a été publié par Lucien Auvray, dans Mélanges Paul Fabre, Paris, 1902, p. 279-290. Manitius, III, p. 940-943, en donne une analyse dé¬ taillée. Notons que l’évêque de Tournai est le contemporain d’Alain de Lille, les deux ayant vécu de 1128 à 1203 ! - Nous n’avons pas vu l’étude de Jos. Warichez, Etienne de Tournai et son temps, 1128i20j. Tournai et Paris, 1937.

45

comme dans Phillis et Flora, enfin comme chez Martianus Capella); Pluton et Proserpine, retenus par Cerbère, se montreront plus ^cléments en enfer; Pallas lave le petit dans l’eau du Triton; les Dryades, sous l’égide de Diane, exécutent une danse; Cérès donne de ses richesses et Vénus Cunas ornât violis, pavimentum rosa. (v. 62) Avec les Grâces, les Pans et les Satyres prend fin ce cortège mythologique. Arrive l’Année, suivie des Saisons et des Mois, caractérisés par leurs activités traditionnelles. L’auteur s’amuse à condenser chaque fois trois mois dans un quatrain. Enfin, c’est le tour de mater Sapiencia, qui confie l’enfant d’abord à Eloquencia. Avec l’apparition des Arts du trivium (v. 100) et du quadrivium (v. 145)5 poème prend une tournure plus didactique: àocet Gramatica. La Grammaire est accompagnée de la Poésie: Venit ad Gramatice Poesis hortatum. Ut, quem prias fecerat ilia litteratum, Hec, novem Pyeridum trahens comitatum, Prosa, rithmo, versibus faciat ornatum. (v. 113-116) La Poésie suit donc la Grammaire de près. D’une part, elle représente ce que le XID siècle entendait par ars poetica, c’est-à-dire l’enseignement de Vornatus. D’autre part, cette Poésie s’occupe aussi des poetae (comprenons que les exer¬ cices de style et de composition sont complétés par la lecture des auteurs), sont cités Valerius Flaccus, Plaute, Térence, Virgile (mais c’est le Virgile bucolique, Tityri Virgilius tenues avenus'), Ovide (celui des jAmores), Juvénal, Stace — et Ho¬ mère. Aucun auteur contemporain n’entre dans cette liste. Il est vrai qu’Etienne écrit son poème autour de 1150; un siècle plus tard, Henri d’Andeh renforcera l’armée des auctores par tous les grands écrivains latins de la deuxième moitié du XIE siècle! - Après Gramatica et Poesis, c’est le tour de la Logique et de la Dialectique, de la Rhétorique, enfin de l’Arithmétique, de la Musique, de la Géométrie et de l’Astronomie. Mais le défilé n’est pas terminé, car voici Ethica, avec les quatre Vertus cardinales, et Phisica. Seul est exclu Jus (nous dit Etienne, alors étudiant en droit à Bologne ...), parce que superflu au ciel. Ainsi on revient à la celesta curia et au nouveau-né, qu’on avait un peu oublié. Ut post omnipharie genus discipline Capiat sententiam pagine divine, Crescat summi filius regis et regine. Quia tali claudimus visionem fine. (v. 181-184) Cette fin, un peu abrupte, met toutes les «discipHnes» au rang de l’enseignement propédeutique qui conduira à la théologie. On aurait bien voulu apprendre 46

quelle était la place des Olympiens dans ce programme d’étude du fils de Ju¬ piter ! Leurs dons, sont-ils donc nécessaires à la compréhension de la pagina divina? Nous ne dirons pas que ce poème de jeunesse du futur évêque de Tournai est une imitation du De Nuptiis Philologiae etMercurii. Lorsque le jeune Etienne, qui a fait ses études littéraires à Orléans, compose son poème, il ne se souvient que d’une manière très vague de l’assemblée des dieux et des Arts de Martianus Capella! La description des douze mois et celle des arts libéraux sont plutôt des thèmes scolaires qui vivent leur propre vie dans la mémoire fraîche de l’étudiant. Quant à la mythologie, elle se nourrit aux mêmes sources; elle est de toute façon fort éloignée de celle de Martianus, car on ne trouve nulle allusion aux dieux planétaires. Plus tard, Etienne fera sa théologie à Chartres. S’il avait alors repris son poème, lui aurait-il conféré la dimension cosmique qui fait complète¬ ment défaut à ce jeu poétique de ses années littéraires p L’utilisation purement littéraire de la fable de Martianus Capella se manifeste également dans la pièce au titre énigmatique Metamorphosis Goliae episcopP^. Ce poème strophique de 2 3 6 vers se divise, comme le poème d’Orphée dont nous venons de parler, en deux parties, mais ici, la deuxième partie n’est plus une fable mythologique, puisqu’elle énumère, après quelques écrivains anciens, toute une série de maîtres fameux du XII® siècle. Ces philosophes contempo¬ rains (dont la plupart sont des élèves d’Abélard) décident de chasser les moines des écoles. Le poème est donc hé à l’histoire. Pourtant, la fable de la première partie est sans rapport avec ces événements du XII® siècle, ou autrement dit, elle n’a pas de valeur allégorique précise. Elle s’en tient au plan littéraire et Une poésie goliardesque d’une veine analogue est conservée dans un manuscrit de Vienne du début du XIII® siècle (Wien CV 1565,f. ijincipit:

L’auteur raconte, à la première per¬

sonne, qu’il a subi la loi de Vénus, ensuite celle de BeUone; puis, il fait des études, élève de Mercure : obsequor Cillenio nupciali mense. Sol offre les plats, Bacchus le vin. Dans l’assistance, on remarque Yparcon et Tugaton (bien connu des lecteurs de Macrobe et de Bernard Silvestris), Noys et Psyché. Danse des Pans, des Satyres et des Satrape pape, c’est-à-dire des cardinaux; cette danse est accompagnée du chant des nymphes. Mantice, Faunus, Nigromantia, les Silènes, Ratio et Fama sont également de la compagnie ... ; cf. Peter Dronke Médiéval Latin and the Base of European Love-Lyric, t. II, Oxford, 1966, p. 369-374. Editions: Th. Wright, The Latin Poems Commonly Attributed to Walter Mapes, London, 1841, p. 21-30; R.B. C. Huygens, ‘Die Métamorphosé des Golias’, SM 3^ sérié, 3 (1962) 764-772. Pour l’iden¬ tification des maîtres du XII® siècle dont parle le poème, voir H. Brinkmann, ‘Die Metamorphosis Goliae und das Streitgedicht Phyllis und Flora’, Zeitschrift für deutsches Altertum, 62 (1925) 27-36, et R.B.C. Huygens, ‘Guillaume de Tyr étudiant’, Latomus, 21 (1962) 814, n. 3 et 4, et 825-829. Brink¬ mann croyait à une influence de Phillis et Flora sur la Metamorphosis, mais K. Strecker a montré que le modèle est Martianus Capella; voir K. Strecker, dans Zeitschr.f. dt. Altertum, 62 (1925) 180, et 63 (1926) 111-115, où sont proposées, justement à l’aide de Martianus Capella, plusieurs corrections au texte imprimé par Wright.

47

mythologique, et n’est qu’un ornement poétique. C’est encore un songe. GoHas se voit transporté dans un verger, nemus, que remplit une musique merveilleuse. Au milieu du verger, dans un champ fleuri, violis et alio flore purpuratus (v. 34), s’élève un palais, dont la base est faite de jaspe, les murs sont d’hyacinte, le toit est en or, et le tout est couvert de peintures, dues à Vulcain, et qui représentent les Muses et les sphères célestes, totum sub involucro, totum sub figura, (v. 44) L’assemblée se compose du roi, aussi appelé deus, de Pallas, de Mercure et de s'xnupta:

. . . , Nisi sapientiae sermo, copuletur vagus, dissolutus est, infirmus habetur. (v. 89/90)

On y voit le Soleil avec ses quatre urnes, qui sont les partes quatuor anni (v. 112) ; les Muses ne manquent pas, et près de Jupiter, les trois Grâces se tiennent par les mains; mais voici des personnages moins augustes. Silène et les satyres, Vénus, et Cupidon. Le poète nous explique la figure de ce dernier. Cette défini¬ tion se rapproche de celle de Remi d’Auxerre, citee ci-dessus, mais on notera tout de suite que le clerc du XII^ siècle n’a pas les préoccupations morales de son devancier; la conscientia n’entre pas dans sa définition. Tout en prouvant qu’il connaît fort bien la valeur allégorique des attributs de Cupidon, notre goliard s’en tient au niveau du jeu littéraire. Nudus cecus puer est, faciès alatur. Nudus, nam propositum nequid sepelire, cecus, quia racio nequid hune lenire, puer, nam plus puero solet lascivité, alatur, dum facile solet preterire. lUius vibrabile telum est auratum et in summa cuspide modice curvatum, telum invitabile, telum formidatum, nam qui hoc percutitur, pellit celibatum. (v. 144-152)^7 Suit la description de quelques couples fameux, d’abord mythologiques : Cupi¬ don et Psyché, Mars et Nerina, Janus tiArgyona. Ces couples viennent droit du premier livre de Martianus Capella. On en dira autant des anciens philosophes qui ont siège dans ce paradis, et dont certains, avec l’épithète qui doit les carac27 Théodulfe, De libris quos legere solebam {Mon. Germ. hist., Poetae lat., I, p. 543); Fingitur alatus, nudus, puer esse Cupido, Ferre arcum et pharetram, toxica, tela, facem. Chaque «attribut» est expliqué; nudus, par exemple, signifie aperto crimine, et puer, sollertique caret ratione, etc.

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tériser, sont empruntés textuellement au même modèle^*. Mais ensuite, le poète passe aux écrivains anciens et à leurs amies, et aux philosophes contemporains. Le poème prend alors la tournure que nous avons dite. Si la présence de Martianus Capella dans la Httérature latine du XII® siècle est un fait incontesté, son influence proprement dite est plutôt restreinte. La fable des noces ou de l’assemblée est parfois reprise, avec des emprunts textuels, mais c’est dans des poèmes d’une étendue Hmitée et où Martianus Capella n’a pas agi en profondeur. Le cas est different pour les poèmes philosophiques de Bernard Silvestris et d’Alain de Lille. Chez eux, la fable, parce que hée intime¬ ment à la vérité qu’elle semble cacher, est la base de leur propre fable allégo¬ rique. Sans l’exemple de Martianus Capella, leurs œuvres auraient probablement revêtu une autre forme. Nous ne disons pas qu’elles n’auraient pas été écrites, mais l’allégorie se serait exprimée autrement. Martianus Capella a laissé une œuvre difficile, trop philosophique. Les clercs disposaient des commentaires - mais les laïcs? Pourquoi ne l’a-t-on pas traduit? Cette lacune s’explique peut-être par le caractère philosophique de l’œuvre même. Le XII® siècle, âge «cosmologique», n’est pas l’âge des traductions. Lors¬ que les siècles suivants se mettront à translater des ouvrages philosophiques, ils s’en tiendront soit à des traités plus techniques, soit à des autorités plus recom¬ mandables, et qui répondront mieux aux nouvelles curiosités. A la différence de Prudence et de Boèce, Martianus Capella n’a pas fondé de tradition dans la littérature française. Et les arts libéraux? Les qualités de metteur en scène de Martianus Capella leur ont assuré une fortune toute particulière dans les arts plastiques, que ce soit dans les illustrations des manuscrits ou aux façades des cathédrales. Ce n’est pas par hasard que les plus anciennes représentations des Arts libéraux sont celles de Chartres 2^. Les jeunes filles et leurs attributs se montrent donc, dès le XII® siècle, à la vue de tout le monde. Devenues infidèles au De nuptiis, elles vivent leur propre vie. Or les personnifications des arts Hbéraux se rencontrent également en littérature. Le plus souvent, néanmoins, les Arts ne sont pas des personnages agissants. Ils sont simplement décrits. Ainsi dans le poème de Théodulfe, du temps de Charlemagne, de ce Charlemagne qui, selon la chro¬ ma

Martianus Capella, fin du livre II (Dick, p. 78); Metamorphosis Goliae, v. 167 et suiv. Pour l’iconographie, on peut toujours se reporter à l’étude classique d’Emile Mâle, U Art reli¬

gieux du XIIP siècle en France, Paris, «1958, p. 75 et suiv. Voir aussi M.-Th. d’Alverny, ‘La Sagesse et ses sept fiUes. Recherches sur les allégories de la philosophie et des arts libéraux du IX® au XII® siècle’. Mélanges dédiés à la mémoire de Félix Grat, Paris, i94^>

P-

Y trouvera la biblio¬

graphie de travaux plus anciens (P. d’Ancona, Dorez, van Marie). M.-Th. d Alverny cite certains

tituli, qui, à défaut de la peinture perdue, attestent que les artistes devaient avoir représenté la Sa¬ gesse en compagnie des sept Arts. — En attendant l’article d’ensemble sur les Künste du Reallexikon ^ur

deutschen Kunstgeschichte, on peut déjà y consulter l’article de L.H. Heydenreich, Dialektik, t. III, i954> 1387-1400.

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nique du Pseudo-Turpin, fit peindre les sept Arts dans son palais d’Aix-la-Cha¬ pelle

Mais ces descriptions, ne donnant guère de détails sur les attributs et les

vêtements des sept nobles dames, ne sont pas plastiques. Chacune des dames qui représentent les sept Arts, est accompagnée d’une jeune fille, filiam hahet suhiectam, peinte en dessous, et chacune porte, comme attribut, un livre, lihellum scilicet de se tractantem, sur lequel était certainement inscrit le nom de l’Art en question. Les traductions françaises du Pseudo-Turpin reprennent tantôt 1 une, tantôt l’autre de ces particularités. Une des versions françaises, par exemple, nous apprend tout juste que chascme des .vij. Ar’i ternit un livre en sa main qui demostroit de quoi ele servoit^^. Dans une autre version, il n est plus question de ces livres, mais chacune des sept dames est accompagnée d’une jeune fille, des queles Fusique est une^^. La mention de Physique, c’est-à-dire de la Médecine, ne semble pas se trouver dans le modèle latin, mais, malheureusement, la version française ne cite qu’une seule de ces filiae Artium. Dans sa chronique rimée, Phi¬ lippe Mouskés utilise largement le Pseudo-Turpin, mais il n’est pas plus expli¬ cite, car, après avoir mentionné Fisique, il se contente d’ajouter; Des autres filles ne di rien; Cil autre clerc les sevent bien. Ces VII ars i fist Karles paindre Et de coulors divierses taindre. Et toutes lor filles apriés. ^3 3® Sur le Pseudo-Turpin, voir l’article de R. Walpole, DLMA, p. 189-191, et le Répertoire des plus anciens textes en prose française, de B. Woledge et H.P. Clive, Genève, 1964, n°^ 43~47 s* P- 3^54- Voir le chapitre 31 du Pseudo-Turpin latin : de septem artïbus quas Karolus in palatio suo depingi fecit (Adalbert Hamel, Der Pseudo-Turpin von Compostela, München, 1965, p. 90-92). 31 Ms. BN fr. 1850 (cinquième version de Woledge et Clive), édité par F. Wulff, dans Acta Uni-

versitatis Lundensis, 16 (1879-80), Lund, 1881, p. 37. Les sept Arts se présentent dans l’ordre suivant; Grammaire, Rhétorique, Dialectique, Arithmétique, Musique, Géométrie, Astronomie.

32 Ms. BN fr. 2137, ibid., p. 72 (ce manuscrit n’est pas mentionné dans le Répertoire de Woledge et Clive). Les Arts sont, dans l’ordre: Grammaire, Musique, Dialectique, Rhétorique, Géométrie, Arith¬ métique, Aristologie. Ce désordre dans l’énumération des Arts prouve que le modèle latin devait se rapprocher de la version remaniée que Hamel appelle Libellus Sancti Jacobi; voir A. Hamel, Überliefe-

rung und Bedeutung des Liber Sancti Jacobi und des Pseudo-Turpin, München, 1950, surtout p. 30-31. 33 Philippe Mouskés, Chronique rimée, éd. de Reiffenberg, 1.1, Bruxelles, 1836, v. 9792-9796. Nigromance, étant un art avotre, est expressément exclue, cf. v. 9804 et suiv. Chez Willem de Briane, Nygromancie i fupeynte, mais le traducteur ajoute qu’il s’agit d’un art avoutre (cf. A. de Mandach, Chronique de Turpin. Texte anglo-normand inédit de Willem de Briane, Genève, 1963, p. 84). Ces variations sont cer¬ tainement dues au fait que dans certains manuscrits du modèle latin, la négation était omise : Nigro-

mantia ...et liber sacratus, immo execratus, in aula regis depictus \non\fuit. - Le modèle de Philippe Mouskés doit être une version française qui se rapproche de celles contenues dans les manuscrits BN fr. 2137 (publié par Wulff) et BN fr. 17203 ; cf. R. N. Walpole, Philip Mouskés and the Pseudo-Turpin Chronicle,

University of California Publications in Modem Philology, 26, n° 4, p. 341-343 (Berkeley et Los Angeles, 1947)50

Les arts ne manquent pas non plus dans les romans de l’époque, soit que l’on dise que tel ou tel personnage est expert ès arts ^4, soit que le romancier décrive des peintures, représentant les arts^s. Certaines de ces descriptions s’animent, chez Baudri de Bourgueil par exemple 36; d’après lui, les statues qui entourent le lit de la comtesse Adele (la Philosophie avec ses septem discipulae, auxquelles s’ajoutent la Médecine, GaHen et Hippocrate) semblent jouer de différents ins¬ truments {^quasi cjmhala percutiehat, etc.), figurer les nombres, voire prendre la parole. L’éditeur avance l’hypothèse que ces statues sont des automates 37. Cette explication ne s’impose pas. Baudri de Bourgueil se laisse tout simplement en¬ traîner par son modèle Martianus Capella, chez qui les Arts sont en effet des personnages vivants. Toutefois, les Arts libéraux (grâce au recours direct à Mar¬ tianus) sont descendus des murs et des tapisseries, pour devenir des statues. Chez Alain de Lille, enfin, les sept Dames redeviendront de véritables person¬ nages, amplement décrits, et participant à l’action. Mais laissons YAnticlaudiams et la littérature latine, et arrêtons-nous un instant aux deux poèmes français du Xllfe siècle, La Bataille des sept Arts et Le Mariage des sept Arts, où les Arts Hbéraux sont redevenus acteurs. Que doivent-ils à Martianus Capella? Le titre même de Bataille des sept Arts indique déjà que la mise en scène qu’offre ce poème de 461 vers octosyllabiques diffère notablement de celle choi¬ sie par Martianus Capella 3». Henri d’Andeli, qui a également composé une Bataille des vins, se rattache à la tradition des batailles, celle à’Enfer et de Paradis ou celle des Vices et des Vertus. Cette tradition remonte, en dernière analyse, au schéma de la Psychomachie de Prudence, mais pour le détail des combats, nos auteurs du XIIH siècle trouvaient sans doute un aliment plus que suffisant dans la littérature française de l’époque. Une autre constatation, extérieure et ma34 Comme la Sibylle de Cumes, dans Eneas, qui excelle en nigremance, en fusique, en rhétorique, mu¬ sique, dialectique et grammaire. Cf. Eneas, éd. Salverda de Grave, CFMA, Paris, 1964 (1925), v. 21992209. - Comme Melior, l’amie de Partonopeus, qui a appris les sept arts, la médecine, devineté et ingromance; cf. A. Fourrier, Ee Courant réaliste dans le roman courtois en France au moyen âge, 1.1, Paris, i960, p. 387. 35 Voir le Roman de Th'ebes, éd. Raynaud de Lage, CFMA, Paris, 1964, v. 4987-5000, où sont dé¬

crites les peintures du char d’Amphiaras ; seuls les arts du quadrivium portent les attributs tradition¬ nels. Dans Erec et Enide, les quatre fées n’ont brodé sur la robe d’Erec que les arts du quadrivium; cf. V.

6671 et suiv., éd. Roques, CFMA, Paris, 1955. 36 C’est le poème 196 de l’édition Ph. Abrahams, Paris, 1926, p. 196-253, surtout les vers 949-

1342. Les notes de l’éditeur attestent amplement que Baudri a «pillé» Martianus Capella. - Une nou¬ velle édition des Carmina est annoncée par K. Hilbert («zum ersten Mal in kritischer Edition», Wil¬ helm Fink Verlag, München-Allach). 37 Note 98, p. 250. 33 Edition par L. J. Paetow, The Battle of the Seven Arts, Berkeley, 1914 (Memoirs of the University

of California, Vol. 4, No. i). Paetow reproduit les deux manuscrits en fac-similé. Compléter par T. A. Jenkins, ‘On the Text of «La Bataille des Sept Arts»’, MP 13 (1915-16) 188-192. 51

térielle, souligne particulièrement que le trouvère normand du XIII® siècle se sépare nettement de la tradition latine et savante. La Bataille des sept J\.rts nous a en effet été conservé dans deux recueils fameux de dits et

fabliaux, à savoir

les manuscrits BN fr. 837 et BN fr. 19152. De prime abord, on voit donc que l’esprit général de notre poème est beaucoup plus proche de celui de la poésie goliardesque, voire de Golias lui-même, qui a écrit tout juste un siècle avant notre trouvère 39. Cette parenté d’esprit se manifeste aussi dans le fait qu’il s’agit chaque fois d’une prise de position dans une querelle actuelle, et d école. Le poème décrit une bataille: celle de la Grammaire, défendant les auteurs, contre la Logique. Mais s’agit-il vraiment d’une bataille des sept Arts? Hélas, non. Le titre, qui se trouve dans les deux manuscrits et dans 1 explicit du ma¬ nuscrit 837, semble être le fait des copistes, car nulle part, dans le poème, il n’est question des sept Arts. Au XIII® siècle, l’organisation des écoles s est diver¬ sifiée et ne se laisse plus réduire aux sept arts traditionnels. Puisque Henri d’Andeh intervient dans la querelle des anciens et des modernes entre Orléans, fidèle aux auctores, et Paris, siège de la philosophie, qu il prend donc partie dans une querelle actuelle, le cadre des sept arts a forcément dû éclater. La Grammaire n’est suivie que par Ortoprafie (et par Versefieres li cortoisf tandis que Logique rassemble, certes, trive et quadruve. Dialectique et Rhétorique, Astronomie, Arithmétique, Géométrie et Musique, qu’accompagnent cependant Loi et Dé¬ cret, Fisique et Nigremance. Aucune de ces personnifications qui ont déserté Gramaire lor mere, ne prend réellement corps, aucune n est décrite. De plus, la bataille se livre entre les représentants des différentes disciphnes, grammairiens et poètes d’un côté, philosophes, juristes et médecins de l’autre. Voici la théorie du combat allégorique : Qu’il a plus venin en paroles Qu’en .C.M. maçues foies, (v. 248/9) Et voici la mise en pratique de cette théorie : Més Donaet isnel le pas Ala tel cop ferir Platon D’un vers berseret el menton Qu’il le fist trestout esbahir ; Et dant Platon par grant aïr Le referi si d’un sofisme Sor l’escu, parmi une rime, Qu’il le fist trebuchier el fane. (v. 187-194) 39 Henri d’Andeli a-t-il connu la Metamorphosis Goliae? Parmi les auteurs qu’il cite, se trouve un certain Balsamon. G.L. Hamilton s’est demandé s’il ne s’agissait pas d’une mystification: le trouvère se serait-il souvenu du goliard qui avait affirmé que Pierre Lombard, Yves, Pierre Hélie et Bernard sentaient le baume, quorum opohalsamum spirat os et nardum? Cf. Met.GoL, v. 199; Bataille, éd. Paetow, note au vers 3 5. 52

Nous voici fort loin de Martianus Capella. Celui-ci est cependant cité dans les rangs de Grammaire, après Ovide et Martial, avec Sénèque, Alain de Lille et Bernard Silvestris: Marcial Coq et Marcien, Seneque et Anticlaudien Et dant Bernardins li sauvages. Qui connoissoit toz les langages Des esciences et des ars. (v. 326-330) Mais il n’est pas sûr qu’Henri d’Andeli connaissait l’œuvre de Martianus Ca¬ pella. Il dit bien que Grammaire se retira finalement en Egypte, sa patrie. Ce détail, qui se trouve en effet dans le De nuptiis'^^, ne pouvant être qu’un sou¬ venir scolaire, ne prouve nullement que le trouvère a lu Martianus CapeUa. Il est en tout cas remarquable qu’Henri d’Andeli range Martianus parmi les auteurs, avec Prudence et les grands écrivains latins du XII® siècle, le très philo¬ sophique Bernard Silvestris, Alain de Lille, le goliard (Primat) d’Orléans, Jean de Hauville, Gautier de Châtillon, Pierre Riga, le Pamphilus, et le Tohie de Mat¬ thieu de Vendôme. Boèce se trouve en revanche dans l’armée de Logique, mais il s’agit probablement du Boèce scientifique et logicien, non pas de l’auteur de la Consolation^'^. Tout sépare Martianus Capella d’Henri d’Andeli, qui ne s’est même pas ins¬ piré des A.rts, pourtant déjà fortement styHsés, que lui offraient les façades des cathédrales. Ses acteurs sont des concepts ou de simples noms. Il ne sait pas créer des personnages. Ce qui sauve cependant son poème, c’est le goût du pittoresque, joint au don de conteur, qui se manifeste par endroits - par exemple dans l’épisode de l’ambassadeur que Logique envoie à Gramatique, et qui finit par s’égarer dans le labyrinthe du palais de Grammaire, dans tous ces preseni^ et preteri‘:i, conjugacions anormales, adverbes, parties du discours, articles, déclinaisons, genres, nominatifs. Et supins et imperatis. Cases, figures, formoisons, Singulers, plurers, .M. resons. (v. 387/9) Au début du livre III (Dick, 82, 10 et suiv.), Apollon introduit la Grammaire, qme se in Memphi deortam ... memorabat. Remi d’Auxerre commente: «Memphis enim civitas est Aegypti. Ponitur autem haec civitas pro tota Aegypto in qua Grammatica et reliquae artes repertae sunt. Aegyptus autem mater est artium e qua ad Graeciam omnis peritia defiuxit. » - On pourra verser cette citation dans le dossier de la translatio studii. La liste des auteurs qui interviennent dans la bataille est bien plus longue. Nous n’avons cité que les noms du XII® siècle, et encore sans les grammairiens Alexandre de Villedieu et Evrard de Béthune. Pour le détail des deux armées, voir les notes de Paetow aux vers 24 et 49. Il est curieux de constater que les champions de Logique se recrutent beaucoup moins parmi les contemporains que parmi les anciens. Ce sont Aristote, Platon, Porphyre, Boèce, Macrobe (et Gilbert de la Portée) qui chassent les auteurs contemporains !

H

Mais ne faisons pas de notre trouvère un défenseur de la littérature pure! S il se range du côté des auteurs, il ne le fait pas sans quelques réserves. Lor chastiaus fust bien deffensables S’il ne fust si garnis de fables, (v. 254/5) Le critère est toujours pareil; la littérature doit contenir la vérité, ou des vérités, et pour cela, la fable qui l’enveloppe doit rester transparente ou significative. Elle ne doit pas trouver sa raison d’être en elle-mêmeCeci pour la théorie. La pratique est différente (pourquoi Henri d’Andeli écrit-il en français sur une question qui intéresse uniquement l’école latine?); la Bataille des sept A^rts a son importance pour l’iiistoire des idées, mais si elle intéresse également 1 his¬ torien de la littérature française, c’est qu’il arrive à Henri d’Andeli de savoir raconter. Le Mariage des sept Arts existe en deux versions. La première est l’œuvre de Jean le Teinturier; elle compte 310 vers octosyllabiques (lacune après le v. 216). Ce poème a été remanié par un auteur anonyme, en 421 alexandrins disposés en quatrains à rime unique'^^. Dans les deux versions, les Arts apparaissent comme acteurs. Ils désirent se marier avec sept Vertus, qui ne correspondent néan¬ moins pas aux sept vertus traditionnelles. Ces Vertus n’interviennent pas dans l’action des poèmes; elles sont toutes brièvement présentées à l’intérieur des discours des Arts. Ces Arts sont des dames, à savoir Grammaire et ses six filles. Les Vertus, bien que toutes soient du genre féminin, jouent le rôle des époux. Ce tour de force que nos jongleurs jouent à leur langue maternelle, est sans doute une des raisons pour lesquelles ces vertus-hommes n’apparaissent pas en personne. L’idée du mariage est simplement une expression de cette tendance qu’ont les gens du moyen âge, de voir partout des «correspondances», des parallélismes, un ordre rigoureux. Il se peut que le De nuptiis Philologiae et Mercurii soit pour quelque chose dans le choix de la fiction du mariage

Rien n’est

plus étranger à nos trouvères que la pensée d’une liaison contre nature, qui a souvent été mise en opposition avec les règles de la grammaire, chez Alain de Lille, chez les gohards, ou chez Gautier de Coinci : La Gramaire hic a hic acouple. Mais Nature maudit le couple, Sacrificare deis nos edocet Aurelianis, affirme le moraliste et grammairien Alexandre de Villedieu dans le prologue de son Ecclésiale; cf. Paetow, p. 28, note 54. Les deux versions ont été publiées ensemble, par A. Lângfors, CFMA, Paris, 1923. Notons que le poème de Jean le Teinturier nous est conservé dans le ms. BN fr. 837. ^ Dans la deuxième rédaction en vers de Y Image du monde, les sept arts sont également comparés aux sept vertus, mais en dehors de toute personnification. Les vertus sont d’ailleurs les sept vertus traditionnelles. “^5 De sainte Leocade, v. 1233; éd. E. Vilamo-Pentti, Helsinki, 1950.

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""

La pensée directrice de nos jongleurs est ainsi celle d’une correspondance des arts et des vertus. La fiction du mariage s’y superpose, sans vraiment informer (au sens fort du terme) nos deux poèmes. C’est sous cet angle qu’il faut aussi voir le fait que Grammaire, tout en étant mère de six filles, ne souffle mot du père de cette progéniture. Si les jongleurs ne se sont pas sentis obligés de donner des explications au sujet du premier mari de Grammaire, c’est que ce mariage septuple n’a pas été imaginé par quelque désir de «réalisme». Les Arts person¬ nifiés ne se transforment ainsi en personnages qu’imparfaitement. Voici les deux séries de couples: I Grammaire Logique Rhétorique Musique Astronomie Géométrie Arithmétique

-

Foi Pénitence Aumône Oraison Amor amoreuse Abstinence Confession

II Grammaire Dialectique Géométrie Arithmétique Musique Rhétorique Théologie

-

Foi Aumône Abstinence Confession Oraison Obéissance Amour amoureuse

Chez Jean le Teinturier (I) s’ajoutent deux personnages secondaires. Théologie et Fisique, tandis que le remanieur (II), ayant écarté Astronomie, range Théo¬ logie parmi les filles de Grammaire, et n’ajoute que damme Phesique. Pour tout ce qui a trait au parallèle des arts et des vertus, les deux versions sont pratiquement identiques. Quant à la portée générale, nous estimons qu’elle diffère sensiblement d’un poème à l’autre. Jean le Teinturier raconte un songe: L’autre nuit en mon lit gisoie; Par anui endormis m’estoie. En mon dormant sonjai un songe, (v. 1-3) Le jongleur se voit transporté dans un magnifique verger, où il rencontre sept belles dames.

tu 1 r ^ a j r / n Blanches turent con hors de hs. (v. 23) La coleur vermeille con rose Avoit chascune d’eles set. (v. 26/7)

Ce début rappelle singuUèrement celui de la Metamorphosis Goliae ou celui de Phillis et Flora ou encore des versions françaises du « débat du clerc et du che¬ valier». La présentation des différents personnages est directe, elle évite donc l’énigme, l’auteur nous disant d’avance le nom de celle qui va parler : Cele dame avoit non Gramaire (v. 43), Il m’est vis qu’ele ot non Logique (v. 87), etc. De plus, les personnages ne sont presque pas décrits

Le poème se compose surtout de

A l’exception de Logique, la plus jeune de toutes, qui est un peu descoloree et la moins riche de toutes. C’est peu; et ce n’est pas assez pour affirmer que le jongleur a puisé ses renseignements chez Martianus Capella.

55

discours directs ; les Arts déclarent à tour de rôle qu’ils (ou qu elles) désirent se marier avec telle ou telle Vertu, et pour telle ou telle raison. Ces déclarations une fois terminées, arrivent Théologie et Fisique; la première veut détourner les Arts de leur projet de mariage, Quar il i a en mariage Moût de dangiers et de riotes. (v. 242/3) Sur quoi Fisique va leur pous taster et, s’étant bien informée de leur complection, affirme en riant que les sept dames feraient en effet bien de se marier. Théologie consent alors aux noces, qui sont célébrées sur-le-champ. Le festin est copieuse¬ ment arrosé de vin, à tel point que le jongleur, le gosier sec, se réveille: Quant je vi tel plenté avoir De vin et par ça et par la, Et que nus hom ne m’en dona. Si grant soif adoncques me prist Que segloutir esrant me fist. De boivre oi si grant desirrier Que il m’en covint esveillier. (v. 282-288) Ceci prouve, ajoute Jean le Teinturier, que les songes peuvent avoir des consé¬ quences fâcheuses. Li Tainturiers le puet bien dire. Qu’il ne puet ne chanter ne lire Por le grant soif que la soufri. Tout ensement l’a maubailli Li mariages des set ars. (v. 303-307) Le poème de Jean le Teinturier est donc une pièce à rire. On s’en doutait déjà lors de l’épisode de Fisique (la Médecine), qui tâte le pouls aux sept dames nubiles. Mais nous croyons pouvoir aller plus loin, et affirmer que les jeux de mots relèvent du même esprit. Certes, dans les traités latins ou français sur les sept arts libéraux, on trouve un emploi similaire du mot mesure ou mesurer, lorsqu’il s’agit de caractériser la géométrie, ou de compter, lorsqu’on parle de l’arithmétique. Chez Jean le Teinturier cependant, nous avons affaire à un persi¬ flage. Géométrie fera bon ménage avec Abstinence, Quar, ainsi con l’en trueve ou livre, Ele (!) veut par mesure vivre, (v. 175/6) Et Arithmétique, qui sait tout de conte, choisit Confession parce que celle-ci Reconte si soufissiaument Qu’en son conte de rien ne ment. (v. 201/2)

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Le jongleur joue ici sur les termes compter et conter. Il nous raconte un conte joyeux. La pièce anonyme renonce au cadre du songe. Le trouvère adapte le mariage des sept Arts à un dessein très précis. L’autrier par un matin esbanoiant aloie, Pensis d’une amoureite qui forment me guerroie, (v. i jz) Cette amourette est donc le centre de ses préoccupations. Aussi laisse-t-il tom¬ ber l’épisode des noces des sept Arts. Après avoir fait dire à chacune des sept dames (Théologie incluse) qui elle a choisi pour époux, le poète introduit Phesique. A l’opposé du poème de Jean le Teinturier, où Fisique jouait le rôle du médecin, Phesique annonce son intention de vouloir se marier comme les autres. Mais celles-ci la repoussent: Vos F estes pas de nostres (v. 250), lui déclarentelles. Arthur Lângfors en conclut que «la version II a exclu l’amour physique de ses considérations sur le mariageet Robert Barroux va jusqu’à déclarer qu’on «peut voir là une apologie de l’amour courtois opposé à l’amour sen¬ suel

C’est probable, mais toujours est-il que physique signifie avant tout mé¬

decine. Il s’agirait ainsi d’une réminiscence de l’ancien système des arts libéraux, duquel la médecine se voit exclue. Or le remanieur ajoute au mariage des sept Arts un art d’amour, en faisant des Arts des conseillères en matière amoureuse. Vu le rôle que la Médecine joue dans le poème de Jean le Teinturier, elle n’aurait pas manqué de donner des conseils jugés peu courtois. Il fallait donc l’écarter. Le poète s’avance donc et demande conseil aux sept dames. Il aime une dame de haut pris, mais il n’ose lui avouer son amour. Que faire? Dans cette deuxième partie du poème, il n’est plus question de mariage. Il s’agit seulement de savoir comment entrer dans les faveurs de la dame. A tour de rôle, les sept Arts donnent leur avis. Grammaire estime qu’il faut se contenter de la regarder, Kar c’est li premereins coumencemens d’amours, (v. 282) La grammaire étant «mère» des autres arts, la base indispensable, elle est mise en parallèle avec le regard, point de départ de l’amour. Dialectique proteste {Damme, c’est mal dit)-, il faut être courageux et avouer son amour. Géométrie n’est pas d’accord, bien sûr, parce qu’il faut tout faire par grant mesure. Arithmé¬ tique y consent, mais estime qu’on doit conter ses maux à sa dame. Rhétorique est persuadée qu’une demande faite en bonne et due forme sera accueillie favo¬ rablement. Théologie est d’un avis contraire: Toute amours est neians ... Fors soulement de Deu - mais pour finir, elle se montre accommodante et dit que Dieu aidera l’amoureux, pourvu qu’il se comporte honnêtement. Le dernier mot re¬ vient à Musique: P. XI de l’introduction.

DLMA, p. 78.

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Ce que ma suers a dit n’afiert pas a mi. (v. 351) Certes, on ne courtisera qu’une seule dame, mais alors joyeusement et en chan¬ tant. Et le meilleur des moyens, c’est d’envoyer une chanson à cette dame. Musique compose alors une chanson, que Jean le Teinturier apportera à la Maroie de l’auteur anonyme. Martianus Capella entre pour bien peu dans les poèmes allégoriques français sur les sept arts. Son influence est sensible dans les traités encyclopédiques, chez Brunet Latin ou chez Gossuin de Metz. Les poetes allégoriques, en revanche, ne se rattachent que d’une manière toute générale au modèle latin. S ils person¬ nifient les Arts, ils le font dans un esprit tout différent et dans un dessein tout particuher; le prermer, pour illustrer une querelle scolaire, le deuxieme, pour raconter un conte joyeux, et le troisième, pour se faire délivrer une chanson d’amour.

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LES POÈMES ALLÉGORIQUES LATINS DU XIU SIÈCLE

A côté des petits poèmes allégoriques comme la Metamorphosis Goliae, Phillis et Flora ou le figmentum d’Etienne de Tournai (pour ne citer que quelques œuvres), la littérature latine du XII® siècle a produit des poèmes allégoriques profanes beaucoup plus étendus, qui devaient servir des desseins bien plus ambitieux. Ces poèmes latins ont précédé les poèmes allégoriques en langue vulgaire. Cette constatation, purement chronologique, soulève la question de l’influence que ces textes ont pu avoir sur la littérature française ou provençale. Dès à présent, nous aimerions déclarer notre scepticisme vis-à-vis de pareille influence. Cer¬ tains auteurs français ont emprunté tel ou tel détail aux poèmes que nous allons étudier, mais ces emprunts ont-ils déterminé la forme et la structure des poèmes allégoriques français? Autrement dit, les poèmes allégoriques latins constituentils une étape nécessaire dans l’évolution du genre? La source est-elle en même temps la cause? Ce serait trop beau, évidemment. Si nous passons en revue les poèmes de trois auteurs latins, ce n’est donc pas en vertu de quelque principe déterministe, c’est plutôt pour élargir le spectre et pour marquer les différences autant que les analogies. Ces poèmes latins sont d’ailleurs loin de constituer une unité. Ni par leur forme, ni par l’esprit qui les anime, ils ne peuvent être cités ensemble. Il faut les étudier l’un après l’autre, parce que chacun a ses particularités. Toutefois, ils nous permettent de poser des jalons sur la voie d’une évolution, qui va du général au particulier, de l’être philosophique à l’individu. Le De mundi miversitate de Bernard Silvestris se situe en dehors du temps. Le conflit, ou mieux, la dualité qui s’y manifeste est celle de l’esprit déterminant et de la matière in¬ forme, mais déterrninable. L’homme de Bernard ne connaît ni péché ni mort, ni vices ni vertus. Le monde, aussi bien le petit que le grand, est parfait. Chez Alain de Lille, l’homme nouveau est en revanche un homme moral; utopique, parce que parfait, mais nécessaire au monde corrompu, il est prédestiné à la lutte contre les vices. Avec Jean de Hauville, nous quittons les allégories cos¬ mologiques et utopiques, pour nous retrouver sur un terrain plus banal (si l’on veut), mais aussi plus humain. Jean de Hauville est à la recherche d’une philo¬ sophie pratique, valable pour la conduite de l’individu. A l’opposé de ce qui se passe dans les œuvres de Bernard Silvestris et d’Alain de Lille, le héros de Jean de Hauville cherche une solution dans le temps. Jean de Meun fera de même.

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BERNARD SILVESTRIS

Bernard Silvestris, ou Bernard de Tours, est un personnage curieux, beaucoup lu à l’époque, surtout en France et en Angleterre, souvent cité par les critiques modernes, mais mal édité, ou pas édité du tout. Il nous intéresse ici en tant qu’auteur d’un commentaire allégorique des six premiers livres de 1 Eneide et d’un prosimètre allégorique E Le professeur Bernard s’est donc essayé aussi bien dans l’allégorie exégétique que dans l’allégorie créatrice. C’est un cas privi¬ légié. Il est vrai qu’Alain de Lille, par exemple, a également écrit et des œuvres allégoriques et des commentaires allégoriques, mais ceci avec la différence no¬ table qu’il commente les Ecritures, ce qui signifie que l’allégorie exégétique du docteur universel est une allégorie chrétienne, ou, autrement dit, que le terme d’allégorie doit être compris chez lui comme il a été compris par le moyen âge. Bernard Silvestris, par contre, commente une œuvre profane et païenne, l’œuvre d’un grand poète. ‘ Le commentaire à VEnéide a été publié par W. Riedel (thèse de Greifswald, 1924) sous le titre de Commentum Bernarii Silvestris super sex libros Eneidos Virgilii. Ce titre reproduit l’incipit de l’unique manuscrit alors connu (Paris, BN lat. 16246); l’explicit de ce même manuscrit est le suivant: expliciuntglosule Eneidossecundum integumentum. Deux autres manuscrits ont été découverts depuis; voir M. De Marco, ‘Un nuovo codice del commento di Bernardo Silvestre all’Eneide’, Aevum, 28

(1954)

178-183; G. Padoan, ‘Tradizione e fortuna del commento all’Eneide di Bernardo Silvestre’, Italia medioevale e umanistica, 3 (i960) 227—240. A consulter: J.R. O’Donnell, ‘The Sources and Meaning of Bernard Silvester’s Commentary on the Aeneid’, MS 24 (1962) 233-249. De mundi universitate (daté de 1147-48) a été publié d’après deux manuscrits (des quelque cin¬ quante que l’on connaît) par C.S. Barach et J.Wrobel, Innsbruck, 1876 (réimpression: Frankfurt a.M., 1964). A consulter: E. Gilson, ‘La cosmogonie de Bernardus Silvestris’, AHDL^ (1928)5-24 (interprétation chrétienne); C.S. Lewis, The Allegorj of Love [1936], New York, 1958, p. 90-98; A. Vernet, ‘Bernardus Silvestris et sa Cosmographia’, Positions des thèses ENC,

19375

P-

(l’édition

d’A. Vernet n’a malheureusement pas été publiée) ; E. R. Curtius, ‘Zur Literarâsthetik des Mittelalters II: Natura mater generationis’, ZRP 58 (1938) 185-190; du même, Europàische Literatur undlateinisches Mittelalter,'Qe.tnfiç)^^, p. 118-123 («Vergôttlichung der Geschlechtlichkeit; lâBt sich nicht für die Orthodoxie retten»); R.B. Wolsey, ‘Bernard Silvester and the Hermetic Asclepius’, Traditio, 6 (1948) 340-344; Th. Silverstein, ‘The fabulons cosmogony of Bernardus Silvestris’, MP 46 (1948) 92-116 (réfute la thèse de Curtius et modifie les conclusions de Gilson); F. Munari, ‘Mediaevalia I. Zu den Verseinlagen in Bernardus Silvestris’ De Mundi universitate’, Philologus, 104 (i960) 279-285 ; les ren¬ contres textuelles avec Ovide sont signalées par Simone Viarre, La survie d’Ovide dans la littérature scientifique des XIP et XIIP siècles, Poitiers, 1966. Pour une bibliographie plus complète, voir les ar¬ ticles de St'ûvcïsX&m, passim, et Padoan, p. 227, n. 4. Nous maintenons la forme latine Silvestris parce qu’il doit s’agir d’un surnom. Dans la Bataille des sept Arts (v. 328, éd. Paetow, Berkeley,

1914,

p. 55), Henri d’Andeli parle de dant Bernardins li sau¬

vages. Curtius, Europ. Literatur, p. 119, affirme que rz/m/m vient à&silva = matière, mais il oublie de nous informer où il a trouvé cette explication. La traduction allemande du De mundi universitate ne nous a pas été accessible {Üher die Allumfassende Einheit der Welt, aus dem Latein des XII. Jahrhunderts übersetzt und eingeleitet von Wilhelm Rath, Stuttgart, 1958).

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On sait que ce commentaire doit, quant à la forme, beaucoup à Servius, qu’il s’appuie, quant à la doctrine, sur Macrobe, Chalcidius et Martianus Capella et qu’il emprunte maint détail à Fulgence (pour la mythologie et pour les «âges» d’Enée) ou à Hugues de Saint-Victor (pour la classification des sciences). La citation de Macrobe au début du commentaire est révélatrice. Macrobe avait écrit de Virgile {Insomn. Sc., i, 9, %')\ geminae doctrinae ohservatïones praestiterit, et poeticae figmentum etphilosophiae veritatem. Ce qui devient, chez Bernard Silvestris : Geminae doctrinae ohservationem perpendimus in sua Eneide Maronem hahuisse, teste namque Macrobio, qui et veritatem philosophiae docuit et figmentum poeticum non praetermisit. Le philosophe et le poète de Macrobe devient, pour l’auteur du XII® siècle, un philosophe qui usa de la fable. Autrement dit, Bernard s’intéresse plus à la vérité philosophique qu’à la poésie 2. Virgile est avant tout un philo¬ sophe et Bernard, lorsqu’il compose lui-même une fable allégorique, entend agir en philosophe: le De mundi universitate est donc un traité philosophique présenté sous un figmentum poeticum. Ce que Bernard dit de Virgile vaut égale¬ ment pour lui-même. La caractérisation de Virgile (au début du commentaire) ne laisse rien à désirer; dans le cadre fixé par les accessus, Bernard expHque les unde, qualiter et cur; Virgile eut l’intention d’écrire sur la nature humaine; il le fit suh integumentum, pour que le lecteur se connût soi-même. C’est ici qu’on Ht la fameuse définition de Vintegumentum : integumentum vero est genus demonstrationis suh fahulosa narratione, veritatis involvens intellectum; unde et involucrum dicitur. L’expHcation allégorique de VEnéide se fait sur plusieurs plans. Parfois, les personnages et leurs actions ne sont que des exempla. Ainsi les tribulations d’Enée, qui sont un tolerantiae exemplum, ou l’amour-passion de Didon, qui doit nous détourner des amours «ilHcites». Ailleurs, l’allégorie philosophique se double d’une allégorie politique. Enée veut fonder une ville - comprenons que l’esprit descend dans le corps. Ce corps est comparé à une ville avec quatre quartiers, mansiones, dont la première, arx corporis'^, la tête, est habitée par les sages; la deuxième des mansiones, le cœur, est peuplé par les courageux mlHtaires, la troisième, par les cuppedinarii, les marchands, qui ont leur siège dans les reins; les extrémités, bras et jambes, correspondent au suburbium, sedes agricolarum. Allégorie philosophique: la ville est le corps humain; aUégorie poHtique: ce corps figure les «états du monde»; allégorie grammaticale ou «éty¬ mologique», enfin, avec le jeu de mots cupido - cupedo - Cupiditas. D’une pre¬ mière expHcation qui identifie la ville d’Enée au corps habité par l’esprit, qui constitue donc (à la rigueur, pourquoi pas?) une expHcation du début du 2 Jean de Salisbury ajoutera à cette citation un qualificatif dépréciatif: «Constat enim apud eos qui mentem diligentius perscrutantur auctorum Maronem geminae doctrinae vires déclarasse, dum vanitate figmenti poetici, philosophiae veritatis involvit arcana.» Polkraticus, 8, 24, éd. Webb, II, 415-16. 3 Dans le De universitate mundi, Bernard reprend cette métaphore: caput tamquam arcem, tamquam

totius corporis capitolium (II, 13, iio-iii, éd. Barach, p. 64).

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livre III de VEnéide, Bernard en vient à une deuxième allégorie, indépendante du texte de Virgile, mais dépendante de cette première allégorie. Les libertés que prend Bernard avec le texte qu’il commente, s expliquent par le fait que VEnéide est une œuvre profane, où la littera n’a pas de sens historique, comme dans les Ecritures. Elle mérite tout juste des observations grammaticales. Tout est fable - ou tout est vérité philosophique. L’explication historique n’intéresse pas. On veut savoir unde agat. Il faut noter, toutefois, que Bernard ne cherche pas à christianiser Virgile. Les différents nivaux d’interprétation ne correspon¬ dent pas aux trois ou quatre sens de l’exégèse bibhque. Il appartiendra à Alain de Lille, au théologien, de proposer pour une œuvre littéraire (entendons : pour son Anticlaudianus à lui) une interprétation selon les quatre sens de l’Ecriture. La littérature profane est une philosophie «enveloppée». Le professeur Ber¬ nard Silvestris, en composant son De mmdi universitate, parle bien de son œuvre comme d’un tractatus (dans la dédicace à Thierry de Chartres), mais, voulant faire œuvre littéraire, il «enveloppe» ce traité dans un récit fabuleux. On pour¬ rait s’attendre à un récit virgilien, à une «histoire», une sorte d’épopée, mettant en scène des héros en chair et en os. Il n’en est rien. Les personnages de Bernard ne s’appellent point Enée ou Didon; le De mmdi universitate n’est point modelé sur VEnéide. Par la forme, le traité se rattache aux prosimètres de Martianus Capella et de Boèce'^. Aussi, ses personnages seront Natura, Noys, Urania, Phjsis. Ces personnifications ne sont nullement énigmatiques - du moins à pre¬ mière vue. Mais, dès que l’on essaie de voir clair, de distinguer, par exemple, Natura de Physis, on remarque que les personnages allégoriques ne sont pas suffisamment définis par leur nom. Seule l’action, la fabula, permet de cerner ces figures de plus près. Nous dirons: l’allégorie réside justement dans cette fabula. Voici, en bref, la fable. Dans le premier livre, Megacosmus, Nature se plaint auprès de Noys de la confusion dans laquelle se trouve la prima materia (la silva ou hyle). Noys, qui dit être la mère de Nature, accepte de mettre de l’ordre dans le chaos. Tout le premier livre décrit cette création du macrocosme, de la sépa¬ ration des quatre éléments aux hiérarchies des anges, aux étoiles fixes et aux planètes, aux vents, et finalement à la terre, qui est un paradis terrestre. - Au + Bernard a certainement utilisé des commentaires ; celui de Guillaume de Conches sur Boèce ; d’autres (mais lesquels?) sur Martianus CapeUa. Rappelons que le traité de Chalcidius ou les écrits de Macrobe sont autant de commentaires. Toute la culture de Bernard Silvestris (et de nombreux de ses contemporains) se fait sur deux voies. L’une est celle des auteurs classiques, que Bernard connaît fort bien, mais qu’il utilise surtout comme réservoir à citations ou comme modèle de style. L’autre vient des commentateurs; c’est elle qui oriente et nourrit sa pensée. La «lettre» des auteurs classiques est omniprésente, comme il sied à un professeur de grammaire; l’esprit, cependant, vient d’ailleurs. C’est ce qui sépare l’humaniste du XII® siècle de l’humaniste de la Renaissance. - Les sources du De mmdi miversitate sont multiples, de la «Spâtantike» jusqu’aux contemporains de Bernard Silvestris. Voir sur¬ tout les articles de Wolsey et de Silverstein.

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début du deuxième livre, Microcosmus,'t^oys demande à Nature de créer l’homme. Pour ce faire. Nature doit entreprendre un voyage, afin de s’assurer le concours d’Uranie et de Physis. Nature monte d’abord aux deux, où réside Uranie. En cours de route, elle rencontre Oyarses. Uranie sait (évidemment) d’avance ce qui amène Nature, sa sœur; elle consent à l’accompagner. Nature suit alors la reine du ciel à travers les sphères célestes (dont chacune possède son Oyarses), ce qui ne va pas sans force enseignements de la part d’Uranie. On revient sur la terre. Dans un locus anîoenuS) appelé Granousion, les voyageurs trouvent Physis avec ses deux filles, Theorica et Practica. Noys les rejoint, et expose le projet de la création de l’homme. Celle-ci sera l’œuvre d’une collaboration entre Uranie, Physis et Nature. Le traité se termine par une description de l’homme. Cette analyse, pour imparfaite qu’elle soit s, doit suffire à notre propos. Le traité compte quatre personnages principaux, Noys, Nature, Uranie et Physis, tous apparentés les uns aux autres. Aucune de ces dames n’est décrite, mais cer¬ taines d’entre elles font des discours, à l’intérieur desquels se trouvent des des¬ criptions «objectives» du macrocosme (certaines de ces descriptions seront ci¬ tées comme modèles de style, par exemple chez Gervais de Melkley et chez Matthieu de Vendôme). Aucun de ces personnages n’est vraiment nntpersonne: nous avons affaire à des abstractions agissantes et des prosopopées. Au livre deuxième, une action s’esquisse, un voyage, qui, cependant, n’est qu’un pré¬ texte à des dissertations. Ce voyage n’est vécu par personne®, parce qu’il n’y a pas de personnes dans l’œuvre de Bernard Silvestris. Des personnages secondai¬ res, essentiels à la compréhension de la pensée de l’auteur, ne sont pas mieux présentés (par exemple Endelechia et Imarmene, à la fin du livre I). L’allégorie philosophique de Bernard Silvestris doit donc être lue de deux différentes ma¬ nières : une étude des sources permet de mieux définir les personnifications des abstractions ; la pensée de l’auteur ressort de la mise en action de ces person¬ nifications dans la fabula. Par la fable, Bernard Silvestris essaie de concilier les différents aspects des entités philosophiques. Ainsi Noys, qui représente à la fois le principe divin de l’ordre et une force qui intervient directement dans la création 7. Ainsi Nature, qui, dans le Macrocosmus, prend part à la création de ce «grand monde»®, mais qui, dans ItMicrocosmus, semblant tout ignorer de l’ordre 5 On aurait aussi pu traduire le breviarium qui se trouve au début ou à la fin du traité. Nous ne sau¬

rions dire s’il est l’œuvre de Bernard Silvestris ou non. Une analyse détaillée de l’œuvre devra d’ail¬ leurs fortement se rapprocher d’une traduction, tant le texte est dense. « Such a prose as this requires phrase-by-phrase, sometimes word-by-word, investigation before it will yield up its meaning. » Silverstein, p. 95. ® Quelques mouvements de l’âme sont esquissés à propos de Nature: Natura constupuit (II, 5, i, Barach, p. 40), Natura exhorruit (II, 5, 57, Barach, p. 42). Silverstein, p. 114. * Par l’intermédiaire

endelechia, Noys transmet les âmes à Nature : hahitaculum animae corpus artifex

Natura de initiorum materiis et qualitate conponit (I, 4, 125-126, Barach, p. 32).

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des choses, doit faite un voyage d’instruction au ciel. Le rôle de Nature est difficilement saisissable; l’âme de l’homme vient d’Uranie, son corps est fait par Physis, tandis que Nature doit faire l’assemblage selon l’ordre céleste., formativa concretio de caelestis ordinis aemulatione\ Voilà pourquoi elle reçoit la tabula Fati. Instruite par son voyage à travers les deux, Nature devient une sorte de pivot astrologique entre le microcosme et le macrocosme . Bien qu’il y ait beaucoup de parties purement descriptives dans le De mundi universitate, celui-ci se distingue nettement des descriptions de tapisseries ou de peintures cosmologiques. Ce n’est plus l’auteur qui regarde, c est un de ses personnages qui voit et qui explique. Le prosimètre de Bernard Silvestris est le premier essai d’une représentation dynamique de l’ordre des choses. Le moyen choisi est le voyage, tel que l’avait imaginé Martianus Capella. Mais Bernard renonce à la mythologie. Par son sujet, il se sépare aussi de la littérature reli¬ gieuse et morale. Ses personnages ne sont pas l’Esprit-Saint ou les Vertus, mais des entités philosophiques personnifiées. De ces personnifications qui, dans 1 en¬ semble, sont plutôt décharnées, une sera promise à une fortune considérable, mais par auteurs interposés, par Alain de Lille et Jean de Meun: dans la httérature française, dame Nature prendra aussi souvent la parole que dame Philo¬ sophie ou dame Raison. ALAIN DE LILLE

Alain de Lille (mort en 1203) intéresse l’histoire de la Uttérature française par la fortune considérable que connurent ses deux poèmes allégoriques, le Liber de planctu Naturae et V Anticlaudianus\ Il est vrai que maître Alain fut également 9 II, II, 4-3, Barach, p. 56. «A kind of joiner’s work», dit Silverstein, p. 106. L’astrologie, ou l’astronomie, occupe en effet une place importante dans la pensée de Bernard. C’est le nombre qui relie l’âme au corps; le nombre influe même sur la structure du De mundi universitate, qui se compose de neuf parties en prose et de neuf parties en vers (en tout, il y a 999 vers). La

division en neuf livres de V Anticlaudianus et de V Architrenius semble par contre plus arbitraire. Les préoccupations astrologiques de Bernard Silvestris se manifestent dans son Experimentarius et dans le Matbematicus (c’est-à-dire V Astrologue). Voir M. Brini Savorelli, ‘Un manuale di geomanzia presentato da Bernardo Silvestre da Tours (XII secolo): VExperimentarius’, Rivista critica di storia délia fihsofia, 14 (1959) 283-324; W. von den Steinen, ‘Bernard Silvestre et le problème du destin’, CCM 9 (1966) 373-383-

I Pour le De planctu Naturae, il faut toujours se reporter aux éditions de Migne, PL 210, 431-482, et de Wright, Satirical Poets of the XlF’ Century, t. II, London, 1872, p. 429-522. \dAnticlaudianus se lit maintenant dans l’édition de R. Bossuat, Paris, 1935 (Textes philosophiques du moyen âge, I). On trouvera une bibliographie récente sur l’ensemble de l’œuvre d’Alain de Lille, dans Ph. Delhaye, ‘Pour la fiche «Alain de Lille»’, Mélanges de science religieuse, 20 (1963) 39-51, et surtout dans MarieThérèse d’Alverny, Alain de Lille, textes inédits, Paris, 1965 (Etudes de philosophie médiévale, LU), Nous avons consulté: la thèse de Guy Raynaud de Lage, Alain de Lille, poète du XIP siècle, Paris, 1931 (étudie surtout le concept de Nature, sur lequel nous ne nous arrêtons pas); J. Huizinga, ‘Über

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un théologien réputé — tellement, d’ailleurs, qu’on lui a attribué maint ouvrage dont il ne saurait (ou ne voudrait) réclamer la paternité. Au XIII^ siècle, on pouvait encore lire sur l’épitaphe de son tombeau à Cîteaux : Qui duo, qui septem, qui totum scibile scivit. L’expert in duobus, c’est-à-dire dans l’Ancien et le Nouveau Testament, a laissé une œuvre bien plus vaste que le connaisseur des sept arts. C’est néanmoins ce dernier qui étale son savoir dans les deux poèmes allégoriques, qui sont aussi ses deux œuvres littéraires les plus importantes.

Liber de planctu Naturae Le Liber de planctu Naturae est un prosimètre. Il se situe ainsi, non pas directe¬ ment dans la lignée des satires ménippées, mais dans celle de Martianus CapeUa et de la Consolation de Boèce. Au XII® siècle, cette forme Uttéraire, qui consiste à entrecouper un texte en prose par des pièces en vers de différents mètres, avait déjà été remise en honneur, par exemple dans le Liber de querimonia et conflictu carnis et animae d’Hildebert de Lavardin, dans le De eodem et diverso d’Adélard de Bath, ou dans le De mundi universitate de Bernard Silvestris. Le lecteur de l’époque, en abordant le De planctu Naturae, devait instinctive¬ ment, de par la tradition du prosimètre qu’il connaissait, situer ce texte; il devait s’attendre à un ouvrage philosophico-moral où l’affabulation allégorique tien¬ drait une large place. Et la lecture devait lui confirmer qu’Alain de Lille avait respecté la tradition. Commençons par le commencement : In lacrimas risus, in fletum gaudia verto. En dépit du titre, ce n’est pas Nature, mais le poète qui se plaint de voir sua Naturam décréta silere

Cette élégie en vingt-neuf distiques est l’exposition de ce

die Verknüpfung des Poetischen mit dem Theologischen bei Alanus de Insulis’, Mededeelingen der Kon. A.k. van Wetenschappen, Afd. Letterkunde, Deel 74, Sérié B, 1932, p. 89-199 (= p. i-iii), article

réimprimé dans le t. IV, p. 3-84, des Ver^amelde Werken, Haarlem, 1949; l’introduction de Robert Bossuat à son édition de V Anticlaudianus; l’article de R. H. Green, ‘Alan of LiUe’s De Planctu Naturae’, Spéculum, 31 (1956) 649-674; et, pour mémoire (et parce que les études françaises l’ignorent), les p.

98-109 de The Ælegory of Tove de C.S. Lewis. En anglais également, deux traductions modernes: celle de D.M. Moffat, The Complaint of Nature hy Alain de Lille, New York, 1908 (Yale Studies in English, 36), et celle de W.H. Cornog, The Anticlaudian of Alain de Lille, Philadelphia, 1935 (thèse de l’université de Pennsylvanie). Traduction allemande: Alanus ab Insulis, Der Anticlaudian oder Die Bûcher von der himmlischen Erschajfung des Neuen Menschen, ein Epos des lateinischen Mittelalters, über-

setzt und eingeleitet von Wilhelm Rath, Stuttgart, 1966. ^ G. Raynaud de Lage (p. 44) : «Le titre de l’ouvrage, et la pièce lyrique qui lui sert d’introduction nous parlent des ‘plaintes’ et des ‘larmes’ de Nature.» C’est inexact; on lit bien une fois flet Natura, 65

qui va suivre 3. Elle mérite donc que l’on s’y attarde quelque peu. Aux vers quatre et cinq déjà, Alain désigne celle qui a fait taire les décrets de Nature. Cum Veneris monstro naufraga turba périt. Cum Venus in Venerem pugnans, illos facit illas: Cumque suos magica devirat arte viros.

Le sujet nous semble donné dès le début: Vénus combat contre Vénus. Para¬ doxe apparent: Vénus combat-elle contre elle-même, ou contre une autre Vé¬ nus? La solution sera donnée beaucoup plus tard, lorsque Nature expliquera à l’auteur comment Vénus, épouse d’Hyménee, est devenue adultéré avec Antigamus. Pour l’instant, le lecteur ne voit que deux forces, qui portent toutes deux le nom de Vénus, dont l’une doit se trouver du côté de Nature, tandis que l’autre change les hommes en femmes, hermaphroditat, comme dit Alain. Cette Vénus monstrueuse agit par la magie; plus bas, elle est meme appelée Vénus magique. On serait porté à croire que l’homme échappe au reproche, puisque, contraint par la Vénus enchanteresse, il ne pourrait plus etre tenu pour respon¬ sable de ses actes. Ce n’est pourtant pas ainsi qu’Alain l’entend, car ce sont les hommes que Génius frappera d’anathème. L’expression «magique» signifie ici que cette Vénus se situe en dehors de 1 ordre naturel. Les deux Venus s ex¬ pliquent par le De planctu Naturae même, tout en se situant dans une tradition bien établie, mais un peu flottante, que nous avons rencontrée chez Martianus Capella et ses commentateurs et chez Bernard Silvestris. Alain s’en prend d’abord aux sodomites. Loin d’atténuer ses attaques, les métaphores, prises à la grammaire et à la forge, ne couvrent que d’un voile fort transparent la crudité de la chose. On n’est pas loin des chants des goliards et de Jean de Meun. Or dans la deuxième partie de son élégie, Alain de Lille élargit le cadre. Il a recours, cette fois, aux personnages mythologiques : Hélène, Adonis, Narcisse, Jupiter, Apollon, Hippolyte, Pâris, Pyrame et Tisbé, Achille. Ce cortège mythologique ne défile évidemment pas devant nous pour illustrer la sodomie. Il s’agit cette fois de tout amour infidèle, pervers ou funeste, car Jupiter et Apollon ne sont pas cités en tant que pédérastes. La sodomie est un lieu commun dans la Httérature du XII^ siècle. Il est curieux, cependant, de constater une différence très nette entre les deux parties de l’élégie. Alain aurait facilement pu trouver des exemples mythologiques pour illustrer la sodomie. siknt mores, mais c’est le poète qui parle (on pourrait même lire flet mtura, avec minuscule, puisque

nous sommes encore dans le registre métaphorique). 3 Huizinga croyait qu’Alain avait repris une poésie composée à une époque antérieure; il voyait

donc dans l’élégie un hors-d’œuvre. Raynaud de Lage, tout en suivant cette théorie de hors-d’œuvre pour d’autres mètres (sur Cupidon, sur l’avarice, sur le printemps), considère le poème liminaire comme une introduction indispensable. Green par contre veut démontrer l’unité d’inspiration du Liber de planctu Naturae. Nous reprenons certains arguments de Green.

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N’a-t-on pas, à l’époque même, inventé un joli débat entre Ganymède et Hé¬ lène? ce Ganymede, qu Hildebert de Lavardin avait si gracieusement chanté? Dans la troisième question qu’il posera à Nature, Alain prouve qu’il connaît bien l’histoire de l’échanson des dieux, mais ici, il n’a pas voulu nous présenter sous la même forme ces deux aspects de la Vénus monstrueuse. S’il faut s’avan¬ cer sur le terrain glissant des hypothèses, on pourrait dire que la partie mytho¬ logique suit une recette traditionnelle, tandis que la partie qui procède par métaphores grammaticales, revêt (tout en reprenant, quant au fond, un Heu commun) un aspect plus personnel, qu’elle serait une attaque adpersonam. Dans un manuscrit du XIV® siècle se trouve, du moins, l’explicit: «Epilogium fratris Walteri de Burgo super Alanum in opéré suo De planctu Nature contra prelatum sodomitam.»'^ Ou faut-il simplement voir dans cette sodomie une des nombreuses espèces de fornicatio ou du péché tout court? A l’appui, on allégue¬ rait des textes de la tradition exégétique, d’Alain lui-mêmeMais ce serait, croyons-nous, forcer l’interprétation. Grâce aux index de la Patrologie, on peut toujours tout prouver. Il vaut mieux s’en tenir au texte du De planctu Naturae, où, dans le mètre liminaire, la Vénus monstrueuse signifie l’amour contre na¬ ture, mais dans un sens très large : sodomie, adultère, passion effrénée. Le dernier distique fait intervenir Génius : A Genii templo taies anathema merentur. Qui Genio décimas, et sua jura negant. A vrai dire, cette apparition de Génius est plutôt inopinée. Qui est ce person¬ nage? que vient-il faire ici? que dire de cet anathème, qui relève d’un tout autre vocabulaire? Le seul terme qui se situe dans un registre voisin est celui de «décrets» de Nature, au quatrième vers. Aurions-nous affaire à un ajout? C’est fort possible. On voit généralement dans le De planctu Naturae une œuvre de jeunesse. Alain de Lille a peut-être repris, dans cette élégie, une poésie (peutêtre deux) composée antérieurement, d’une veine plus goliardesque; il a ajouté, ou changé, quelques vers, pour la lier à l’ensemble de l’œuvre^. Mais il faut prendre le texte tel qu’il se présente : l’élégie est l’introduction du De planctu Naturae’’. + Ms. Oxford, Bodl.Digby i66, f. 93, cité par M.-Th. d’Alverny, p. 43. 5

Green en cite quelques-uns, p. 668, n. 44 (les textes bibliques auxquels il renvoie, portent à faux).

La liste s’allongerait facilement, cf. p.ex. Bède, In Pent., PL 91, 233: Populus quidem haereticorum in Sodomis, id est in peccatis, habitat. Voir ci-dessous, note 12.

® Nous reprenons l’hypothèse de Hui2inga. Celui-ci avait qualifié l’élégie de «brauchbarer Ausgangspunkt» (p. 17), ce qui implique un jugement de valeur. Nous adoptons le point de vue d’Alain: si celui-ci a placé son élégie (composée ou non antérieurement, peu importe maintenant) en tête de son ouvrage, c’est qu’il a tenu à cette introduction, qu’il a voulu l’incorporer à l’ensemble. Dans l’esprit d’Alain, elle n’est donc pas un hors-d’œuvre. Une étude de la tradition manuscrite apporterait peut-être quelques lumières supplémentaires,

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«Cum hanc elegiam lamentabili modulatione cfebrius recenserem, mulief ab impassibilis mundi penitori dilapsa palatio ad me maturare videbatur accessum. » Avec ce début du premier morceau en prose, qui rappelle de près le début de la première prose de la Consolation de Boèce, une action semble s ébaucher, un personnage féminin apparaît. Les gloses nous disent tout de suite qu il s agit de Nature; Alain de Lille, néanmoins, procède autrement, et fournit d’abord une longue description de ce personnage, qu’il appelle mulier, puella et virgo, beaucoup plus tard seulement (quatorze colonnes de la Patrologie!), Nature se nommera elle-même. Cette arrivée de Nature influe, par ricochet, sur 1 inter¬ prétation de l’élégie qui précède. En effet, les majuscules que l’on a tendance à mettre, ne se justifient guère par le seul texte en vers. Nous lisons : musa rogat, dolor ipse iuhet, natura precatur; ou ; flet natura, silent mores, proscribitur omnis pudor. C’est là un langage métaphorique qui nous semble loin de toute personnifica¬ tion. L’élégie est en dehors de la prosopopée allégorique. Deuxième remarque: l’apparition de Nature se produit sans la moindre indi¬ cation ni de temps ni de lieu. Ou sommes-nous? Comment 1 auteur sait-il que cette mulier arrive du «palais du ciel»? Il faut se reporter à la toute dernière phrase du De planctu Naturae pour apprendre qu’il s’agit d’un rêve, d’une vision imaginaire®, d’une apparition «mystique», et que 1 auteur revient de 1 ex¬ tase au sommeil. Le chché: je suis couché, je m endors, je me trouve dans un lieu déhcieux, c’est le printemps, je vois tel et tel personnage, je me réveille ce chché, repris par la majorité des poètes allégoriques français du XlIIe au XV® siècle, ne vient pas d’Alain de Lille. Le De planctu Naturae se divise très nettement en trois parties. La première partie, qui constitue presque un tiers de l’ensemble, se compose de la descrip¬ tion de Nature, de celle de son char, de sa suite et d’un long discours que pro¬ nonce cette noble dame. La deuxième partie, qui occupe la moitié du texte, est soit que l’élégie se rencontre à l’état isolé, soit que les gloses nous fournissent de plus amples infor¬ mations. Une édition critique, en tout cas, serait fort souhaitable. Bien des questions restent à élucider. Que penser, par exemple, de ce passage consacré à Hippolyte et Pâris, où l’auteur revient à la première personne? où Wright a un distique de plus que Migne? 8 Cette vision imaginaire est à distinguer de celle qu’Alain définit dans VExpositio Prosae de angelis et dans la Hierarchia: Imaginaria veto visio est quando per unum comprehendimus aliud, ut: quia in Partenopeo pulcritudo Atalante résultat; in eo matris videmus pulcritudinem. A simili, per eo que facta sunt, invisibilia Dei conspiciuntur. Le mot Visio a ici le sens de vue; il s’agit de la contemplation de la réalité invisible dans la création. «Vision imaginaire» ne définit donc pas le songe littéraire. L’expression pourrait servir de sous-titre au poème fameux:

Omnis mundi creatura

Quasi liber et pictura

Nobis est et spéculum. Notons que même dans un ouvrage de théologie, où il s’agit d’expliquer le terme de «théophanie», maître Alain de LiUe ne se fait pas scrupule de donner en exemple un des Sept contre Thèbes, et cela juste avant une citation de saint Paul (Rom. 1,20). - Le texte a été édite par M.-Th. d’Alverny, op.cit., p. 204 et 227; voir aussi ibid., p. 104-105.

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faite de brèves questions de l’auteur et de longues réponses de Nature. La partie finale est relativement brève; apparaissent Hyménée, Chasteté, Tempérance, Largesse et Humilité (chacun de ces personnages a droit à une description), et le tout se termine par l’arrivée de Génius, qui jette l’anathème sur ceux qui se sont écartés des prescriptions de Nature. L’action est donc à peu près absente du De planctu Naturae. La représentation allégorique se limite à deux procédés : la description et le discours. Le dialogue entre Alain et Nature n’en est pas un, car les questions que pose l’auteur sont fort brèves, parfois simplettes. Il arrive à Nature de continuer par elle-même, sans attendre l’éventuelle question de son interlocuteur: «Nunc intuendum est qualiter ...» C’est le langage du professeur. Tous ces discours de Nature sont des enseignements. De plus. Nature est pratiquement le seul personnage allé¬ gorique qui parle®. L’enseignement de Nature est d’emprunt. Nous renvoyons (car ce n’est pas là notre sujet) à la thèse de G. Raynaud de Lage pour tout ce qui concerne la cosmologie qu’impHque cette Nature, vicaire de Dieu. Nous ne revenons pas non plus sur la technique du portrait; elle est, on l’a montré, très proche de celle que Matthieu de Vendôme a codifiée dans son Ars versificatoria. Alain respecte les préceptes du canon; il est possible qu’il dépende de Matthieu, bien que l’incertitude de la date de composition du De planctu Naturae ne permette pas d’être trop affirmatif sur le chapitre. Rappelons simplement quelques points des portraits qu’Alain fait des personnages secondaires, Hyménée, Chasteté, Tem¬ pérance, Largesse et Humilité. La technique est partout la même. Nature était apparue ex abrupto; sa description s’était faite selon le mode «énigmatique», c’est-à-dire que le lecteur, au fur et à mesure que la description avançait, devait lui-même trouver le nom du personnage décrit. Pour introduire ses personnages secondaires, Alain ne s’est guère ingénié à trouver un procédé plus souple: Ecce vir; ecce virgo; ecce matrona; ecce mulier; ecce puella. Suit la description, appro¬ priée à la qualité personnifiée. Ainsi, pour la Tempérance, Alain accumule des termes comme modestia, mediocritas, meridianus, meridies, disciplina, nec nimius, moderare, etc. Le lecteur comprend moins bien pourquoi le personnage masculin (il s’agit d’Hyménée) est à la fois jeune et vieux, grand et petite®, pourquoi il est à la fois barbu, une autre fois imberbe, pourquoi ni larmes ni sourire n’appa¬ raissent sur son visage. L’énigme est toujours expliquée par Nature, qui salue ’ A la fin, il y a l’excommunication prononcée par Génius. Mais Génius est Malter ego de Nature. Avec Migne (et contre Wright, qui attribue ces mots à Largesse), nous croyons que c’est également Nature qui prononce la réprobation de la Prodigalité (Migne, 478). Voici donc la Philosophie de Boèce en compagnie d’Hyménée. - Les qualités de la jeunesse et de la vieillesse se retrouvent dans Vhomo novus de VAnticlaudianus. Sur le topos, voir E.R. Curtius, ‘Puer senex’, ZRP 58 (1938) 143-151, et ‘Jung-alte Personifikationen’, ihid., 172-180; du même, Europàische Literatur md lateinisches Mittelalter, Bern, ^i934> P- 108-115.

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le nouvel arrivé (une fois la description terminée) en l’appelant par son nom : haec ilium signans ex nomine; nomen in salutatione resultans, etc. Il est vrai que

1 au¬

teur (mais c’est après coup) déclare avoir reconnu le personnage aux signes ex¬ térieurs, loquentihus signis. Or c’est là que l’on remarque une faille dans la présen¬ tation allégorique. Les signes figurés sont éloquents parce que l’auteur inter¬ prète les images qu’il voit représentées sur le vêtement du personnage en ques¬ tion. Prenons l’exemple de Tempérance : «In vestibus pictura suarum litterarum fidelitate docebat, quae in hominum verbis debeat esse circumcisio, quae in factis circumspectio, quae in habitu mediocritas, quae in gestu severitas, quae in cibis refrenatio oris, quae in potu castigatio gutturis. » Nous convenons volon¬ tiers qu’il est difficile de représenter, dans une «peinture», la concision dans les paroles ou la circonspection dans les actions. Dans ses descriptions, Alain de Lille adopte deux procédés, dont l’un peut être appelé «objectif», et l’autre, interprétatif. Dans le premier cas, la présentation des objets se suffit à ellemême; si leur sens caché ne saute pas aux yeux, la historialis figurae repraesentatio est parfaitement claire. Tel est le cas dans la description des vêtements de Na¬ ture : Haec animalia, quamvis illic allegorice viverent, ibi tamen esse videhantur ad litteram (Migne 436); Hae sculpturae, tropopicturae, eleganter inpallio figuratae, natare videhanturpro miraculo (Migne 437). Dans le deuxième cas, la présentation se fait par voie indirecte; l’auteur intervient. Ce seront des formules comme: on voit comment ...; la brodure fait voir que ...; elle enseigne ... Cette deuxième ma¬ nière brise l’unité de l’allégorie. Les exemples cités montrent d’ailleurs que chez maître Alain, le poète cède le pas au professeur, car même dans le cas de la pure description «objective», une phrase finale doit rappeler que nous nous trouvons dans le registre allégorique. Les termes historialis, allegorice, ad litteram, tropus, doivent remettre sur la voie celui qui se serait laissé abuser - bien que l’esprit général qui informe l’ensemble de l’œuvre, rende suffisamment clair ce qu’il faut comprendre par pictura. Résumons. La technique allégorique du Liber deplanctu Naturae est des plus simples. Des personnifications sont décrites; l’une d’entre elles. Nature, parle (on pourrait lui ajouter Génius); elle se plaint; elle enseigne; son enseignement (ce point est d’importance) est un exposé en clair de son propre portrait allé¬ gorique: Nature, personnage allégorique, s’explique elle-même. Dans cette sorte de dialogue qui s’engage avec l’auteur, elle utilise volontiers un langage métaphorique. Quant à l’auteur, il est présent, non seulement en tant qu’interlocuteur de Nature, mais par ses interventions dans certaines descriptions ; de plus, il parle en son nom dans l’élégie liminaire et dans la dernière phrase du prosimètre. Les personnifications représentent, soit un concept philosophique et moral (Nature, Génius, auxquels il faut ajouter, quoiqu’elles soient à peine profilées, Veritas et Falsitas), soit des vertus chrétiennes (Chasteté, Tempé¬ rance, Humihté) ou courtoises (Largesse), soit un personnage mythologique 70

(Hyménée). Les vices ne sont pas personnifiés, mais simplement décrits par Nature {gulositas, avarice, arrogance, envie, adulation). D’autres figures mythologiques, tout en jouant un rôle important dans le système philosophico-moral de l’auteur, n’apparaissent que dans les discours de Nature (c’est le cas de Vénus, de Cupidon, et, dans une moindre mesure, de Jocus), ou figurent en tant qu’exemples sur les vêtements des personnifications; ces exemples sont fort nom¬ breux”. Bien que l’action de Nature soit de toute première importance, elle est entièrement confinée dans l’exposé magistral du protagoniste. Le portrait de Nature achevé, l’auteur nous raconte comment les éléments se sont apprêtés à recevoir leur maîtresse: c’est l’occasion d’insérer un poème sur le printemps (mètre III, Migne 441/2) - c’est aussi tout ce que nous apprenons sur le temps. Le De planctu Naturae n’a pratiquement pas d’action. Toute indication de lieu fait défaut. Nous avons affaire à une œuvre abstraite, à laquelle les descriptions, seules, ajoutent quelques traits de couleur. Or ce mot de couleur doit nous ramener à un peu de justice. Il faut bien aller chercher les mérites là où ils se trouvent. Et dans le Diher de planctu Naturae, ils ne se trouvent pas dans les procédés allégoriques, mais dans les couleurs de rhétorique. Alain de Lille est et sera un rhétoriqueur, dans tout ce que ce terme implique d’adresse et de démesure, de savoir faire et de manque de goût. On peut, et l’on doit, relever tout ce que ce prosimètre renferme en idées théolo¬ giques, philosophiques et morales. Alain de Lille est un savant théologien: on s’en voudra donc, lorsqu’on parlera de son naturalisme (par exemple), de négli¬ ger tel passage capital, où Nature compare sa puissance à celle de Dieu (Mi¬ gne 445). On verra alors que, pour maître Alain, le naturalisme est une doctrine valable dans la mesure où l’homme n’oublie jamais que la nature, malgré sa réelle puissance, est deficiens, que son œuvre sur terre se fait quasi bestialiter. Vivre selon la nature, c’est donc vivre dans la certitude d’un Dieu tout puissant qui seul, par sa grâce, po\irra sanctifier la vie naturelle. L’arrière-fond théologique et philosophique se fait ainsi toujours sentir

Mais les préoccupations de l’au¬

teur sont de forme, de style, de rhétorique. A plusieurs reprises, Alain prévient ” Hyménée apparaît d’abord indirectement, dans le discours de Nature, et ensuite directement, en personne. Vénus et Génius se rencontrent déjà dans l’élégie liminaire. ” Nous disons bien arrière-fond - et non pas préoccupation unique. Il ne faut vouloir tout ra¬ mener, même le moindre détail, à la pensée théologique. Nous ne saurions souscrire à certaines affir¬ mations de Green (p. 669) : «The fable of Paris and Helen, then, I take to be a figurative représenta¬ tion of the breaking of that copula maritalis of spirit and body in which man’s nature was formed and sustained.» - Conduisons un exemple ad absurdum: dans les Distinctiones dictiomm theologicarum, un dictionnaire qui nous renseigne quoi modis un terme employé dans la Bible peut être interprété, nous trouvons que vestis signifie la charité, le corps du Christ ou l’Eglise; que sindon est la foi; et que tmka désigne les péchés, les préoccupations mondaines ou le corps humain {PL 210, 1000, 946, 982). Or la Nature de De planctu porte vestis, sindon et tunica, donc ... Une telle interprétation, malgré Vauctoritas d’Alain lui-même, serait pure sottise. 71

son lecteur qu’il va changer de style: Si la fièvre aigue de Vénus a été chantée dans un aerumnosae lamentationis carmen qmrulosum, les autres vices seront pré¬ sentés suh cantu elegiaco (Migne 460 B) ; styli tamen altitudine castigata sera la poésie sur Cupidon, après quoi on en reviendra à un Stylus paululum maturior (Migne 455/6). Huizinga et Raymond de Lage ont voulu voir dans ce metrum Cupidinis une pièce antérieure, qu’Alain aurait gauchement insérée dans son prosimètre. Au juste, nous n’en savons rien. Tout au plus peut-on faire observer que Cupi¬ don est un sujet tellement «chargé» que l’on voit mal comment, au XII® siècle, on aurait pu en parler dans un style différent. De plus, et Huizinga lui-même l’a remarqué, la figure des antithèses, particulièrement développée dans ce mètre, correspond à quelque chose de plus profond, dans l’esprit d’Alain, qu’à un simple précepte de rhétorique. Les métaphores grammaticales, qui font suite au poème sur Cupidon, et qui, aux yeux d’Alain, relèvent d’un Stylus maturior, parlent de choses tout aussi crues, mais, toujours aux yeux d’Alain, elles en parlent moins crûment. La différence est dans ce que le XII® siècle appelait style. Lorsque Génius, de la main gauche, dessine les figures ratées, figurarum larvas umhratiles, il met à côté des lâches et des traîtres, Thersite, Pâris et Sinon

ceux

qui ont perverti la rhétorique, Ennius et Pacuvius, tout comme il avait indu dans la liste des vertueux, à côté d’Hélène, d’Hercule, d’Ulysse, etc., la stellata cauda Tullianipavonis, les couleurs de rhétorique de Cicéron. C’est assez dire l’im¬ portance que notre auteur accorde à ces couleurs.

Anticlaudiams De VAnticlaudiams, nous possédons un texte critique, que l’éditeur a fait pré¬ céder d’une introduction de quelque cinquante pages. Il ne peut s’agir, pour nous, de répéter ce que Robert Bossuat a si exceUemment dit. Ainsi, notre analyse, que nous donnons pour mémoire, sera fort brève : Nature convoque les Vertus pour leur demander de collaborer à la fabrication d’un homme nouveau qui puisse remédier à la dépravation du genre humain. Cette assemblée se tient au palais de Nature, sis sur une montagne qui s’élève dans le locus iste locorum. Les fresques du palais représentent les merveilles et les erreurs de la nature. Prennent successivement la parole: Prudence, qui doute de l’heureuse issue d’une telle entreprise, puisque les forces naturelles ne sau¬ raient créer une âme; Raison, qui propose d’envoyer Prudence auprès de Dieu pour implorer son assistance; Concorde, qui réussit à persuader Prudence d’ac¬ cepter cette ambassade. Un portrait minutieux précède le discours de chacune des trois «Vertus». Le char qui conduira Prudence au ciel, est construit par les sept Arts Libéraux. ” Ce dernier chez Wright 518; il manque chez Migne 480. 72

Grammaire fait le timon, Logique l’essieu. Rhétorique décore ces deux parties du char; Arithmétique, Musique, Géométrie et Astronomie ajoutent chacune sa roue; Concorde assemble le tout. Les sept Arts sont tous amplement décrits. L’attelage du char est constitué par les chevaux des cinq Sens. Raison tiendra les guides. Le char s’élance, traverse les sept sphères célestes, et atteint le firma¬ ment. A l’entrée de l’empyrée. Raison, les cinq chevaux et le char, impuissants à pénétrer plus loin, sont abandonnés par Prudence, qui se confie, pour con¬ tinuer son voyage, à Théologie, apparue à point nommé. Mais il faut encore l’intervention de la Foi, avant qu’il soit donné à Prudence de contempler les secrets du monde céleste dans un miroir qui atténue l’éclat de la vision. Dieu condescend à la requête et se fait donner par Noys untjdea, qu’il formera ad exemplar animam. Avec cette âme. Prudence retourne sur la terre. Nature façonne alors le corps; les Arts et les Vertus s’empressent de combler de leurs dons le Juvenis qui vient d’être créé. Bien que rien ne manque à la perfection de l’homme nouveau. No¬ blesse aimerait ajouter ses dons à ceux des autres Vertus. Mais elle ne peut rien d’elle-même, et doit aller consulter sa mère Fortune. Suit une description de la demeure, un portrait et un discours de Fortune. Celle-ci accède à la prière de sa fille. L’homme nouveau sera aussi noble. Or la rumeur de la création de l’homme perfectus et divinus arrive en enfer. Alarmée, Alecto convoque un concile infernal, qui décide de recourir à la force. Les Vices se préparent au combat. Suit la lutte entre Vices et Vertus, où Juvenis prend une part active. La défaite des Vices permet à l’homme nouveau de faire régner l’âge d’or sur la terre. Dans le De planctu Naturae, Alain de Lille était présent en tant qu’interlocuteur de Nature. UAnticlaudianus, par contre, est un récit à la troisième personne, où l’auteur n’intervient pas directement. Dans un prologue et dans un épilogue en vers, il implore (au début) l’aide d’Apollon, et souhaite (à la fin) que son poème, tamaris indigne des lauriers des anciens, ne succombe pas aux morsures de l’envie. C’est là un Heu commun, qu’Alain de Lille doit probablement à la fin de la Thébaïde, qu’il connaissait bien. Mais, comme c’est souvent le cas, ce Heu commun devait correspondre à des préoccupations réelles de l’auteur. Il semble que VAnticlaudianus ait effectivement été l’objet de certaines critiques, car Alain ajoute à son poème un prologue en prose, dans lequel il expose ses intentions. Les anciens commentateurs déjà, Guillaume d’Auxerre et Robert de Sorbon, distinguaient le prologue en vers, praefatio intrinseca, du prologue en prose, praefatio extrinseca^*. Celle-ci a donc certainement été écrite après coup. C’est une chance pour nous que d’avoir affaire à un poème aUégorique

Voir éd. Bossuat, p. 34, n. 4, pour Guillaume d’Auxerre, et p. 24, n. i, pour Robert de Sorbon. Il est regrettable que R. Bossuat n’ait pas reproduit le texte entier de Robert de Sorbon.

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que l’auteur lui-même a voulu «situer». Au début de ce prologue en prose, il s’élève contre l’envie et réitère ses protestations d’humilite : vitiosa humilitus nostri operis; depressa pauperies nostri libelli. Bien que Vartificii enormitas (c est-à-dire de l’œuvre qui s’écarte de la norme, œuvre irrégulière) dénonce l’inexpérience du «faiseur» (artifex), il est demandé au lecteur de vouloir aborder le poème avec bienveillance, de se laisser attirer par le plaisir de la nouveauté (ou, dans d’autres manuscrits : par la nouveauté du plaisir). Malgré tout, il y trouvera son compte et se verra à l’abri de tout reproche, parce que ce livre a la saveur de la ruditas modernorum, des modernes qui montrent la fleur de l’esprit et exaltent la dignité de l’application, car la petitesse du pygmée, élevée sur les épaules du géant, sur¬ passe ce géant en hauteur ... Ce passage, que nous avons traduit en restant aussi près du texte que possible, a jusqu’à présent été interprété différemment. E.R. Curtius et C. Vasoli, par exemple, estiment qu’Alain de Lille, polémisant contre la modernorum ruditatem, s’élève contre une tendance moderne de la Httérature, qui serait en opposition avec la manière traditionnelle, représentée par Alain lui-même 15. Nous pensons, en revanche, que cette «rudesse» des modernes s’ap¬ plique à Alain. Guillaume d’Auxerre commente: «Ita hoc opus non debet reprehendi quia modernum.»i^ Le terme ressort, d’une part, au vocabulaire de l’humilité, affectée ou non, et il se rattache, d’autre part, aux nains, assis sur les épaules des géants. Alain de Lille reprend cette comparaison des nains et des géants dans un esprit proche de celui de son inventeur présumé, Bernard de Chartres. Il l’apphque à la littérature : loin de vouloir contester la perfection des auctores {nec tu divinam Aeneida tempta, pourrait-il dire, avec Stace, Théhaide, XII,

8i6), il admet quand même que les modernes sont peut-être plus riches *7. Alain indique ensuite comment son poème pourra être lu: ceux qui sont encore au berceau des disciplines inférieures, s’en tiendront au sens littéral; ceux qui vouent leurs services aux sciences supérieures, en tireront une instruc¬ tion morale; ceux, enfin, qui touchent le ciel grâce à la philosophie, aiguiseront leur intellect par la subtihté de l’allégorie. Mais l’accès à son œuvre sera interdit à tous ceux qui, se désintéressant de la recherche de la vérité, ne suivent que '5

Curtius, Europàische Literatur, cité, p. 129: «Alan lehnt die moderne Manier ab.» C. Vasoli, ‘Le

idee filosofiche di Alano di Lilla nel De Planctu e ne^WAntidaudianus", Giornale critico delta filosofia Haliana, 40 (1961) 462-498; «Alano di Lilla scende in diretta polemica con la modernarutn [rzV] ruditatem,

contro i sostenitori délia ‘nuova’ poesia, e difende la sapienza arcana degli antichi.» 16 BN lat. 8299, f. 14V. Sur cette comparaison, voir les notes ‘Standing on the shoulders of giants’, dans his, 24 (193536) 107-109 (G. Sarton); 25 (1936) 451-452 (R.E. Ockenden); 26 (1936) 147-149 (R. Klibansky). J. de GheUinck, ‘Nani et gigantes’. Bulletin Du Cange, 18 (1945) 25-29. Les notes publiées dans his relèvent les noms de médecins du XIV® siècle. Chez eux, la comparaison exprime évidemment le pro¬ grès de la science. Les auteurs du XII® siècle n’insistent guère sur l’idée de progrès. Il s’agit, chez eux, plutôt d’un enrichissement qui n’enlève rien à Vauctoritas des anciens. Voir aussi F.E. Guyer, ‘The Dwarf on the Giant’s Shoulders’, MLN 4^ (1930) 398-402.

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l’image de la sensualitéOn ne jette pas les perles aux pourceaux (Mt. 7, 6). Ainsi VAnticlaudianus ne s’adresse pas aux ignorants. C’est dire qu’il contient une vérité, et que cette vérité ne doit pas être profanée. La maxime a déjà été exprimée par Nature, dans le De planctu Naturae (Migne 445 B) : n’a-t-elle pas décrété que sa puissance soit cachée {palliare) par des figures, pour que le secret soit défendu a vilitate? n’a-t-elle pas allégué la «trompette de l’autorité d’Aris¬ tote»: Ille majestatem minuit secretorum, qui indignis sécréta divulgat? Ailleurs aussi, Alain de Lille a exprimé la même idée, dans la préface de la Somme Quoniam homines, dans celle des Regulae theologicae La dernière partie du prologue en prose présente VAnticlaudianus comme une somme des sept arts, à laquelle fait suite la théophanie, la vision des formes supracélestes. Le commentateur Raoul de Longchamp explique «théophanie» par «théologie»: Theophania hic appellatur theolo^a. Mais, pour définir la théo¬ phanie, il transcrit ensuite un passage de VExpositio Prosae de angelis, d’Alain de Lille, où le terme signifie la vision de Dieu^''. Ainsi, tout en se prononçant clairement sur le but théologique et philosophique qu’il s’est proposé dans VAnticlaudianus, le docteur universel admet, en principe, trois manières de lire son poème : une lecture littérale, une lecture morale, et une lecture allégorique. Seule cette dernière révélera les secrets philosophiques, voire théologiques. Il est vrai qu’Alain de Lille connaît également le quadruple sens de l’Ecriture, mais, comme on l’a justement fait remarquerai, il donne presque toujours la préfé¬ rence à la division tripartite. Ce qui importe, ici, c’est que cette méthode est préconisée pour l’interprétation d’une œuvre littéraire. Dès le début du XIII® siècle, un summarium, œuvre d’un commentateur, ac¬ compagne le poème dans la plupart des manuscrits

Ce sommaire se compose

d’une analyse et d’un accessus. D’après l’auteur de cet abrégé scolaire, VAnti¬ claudianus traite des quatre «faiseurs» {artifices') Dieu, Nature, Fortune et Vice. La «matière» du poème est double, una historialis, alia mistica. Sa fin et son utihté, nous apprend Vaccessus, est la connaissance de la nature humaine. Le poème semble ainsi centré, non pas sur la théologie, mais sur le Noti sesjtos, id est, cognosce te ipsum. Per hune enim lihrum cognoscit homo quid ex Deo haheat, quid a Natura ministrante recipiat, quid a Fortuna suscipiat, quid a Vicia contrahat (p.201). Le sommaire expHque également le titre du poème. Si Claudien a introduit les Vices pour déformer Rufin, Alain fait appel aux Vertus ad infiormandum hominem I* Imago, comme c’est le cas ailleurs, s’oppose à veritas; c’est donc une chose transitoire, vaine et fausse. I® D’Alverny, p. 35-36. D’Alverny, p. 106, n. 44 (pour le texte de Raoul de Longchamp) ; p. 203 (édition de VExpositio). D’Alvemy, p. 71, n. 2. “ Le sommaire est commenté par Raoul de Longchamp, qui écrivit entre 1212 et 1225. Cf. éd. Bossuat, p. 24 et 43; p. 199-201, pour le texte du sommaire.

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heatum (jeu de mots sur deformare et informarè). Voici pourquoi cet homme nou¬ veau s’appelle Antirufinus. En général, la critique moderne fait bon marché du titre, et se hâte d’expliquer le concept de Nature* Mais au moyen âge, le titre est « significatif»; ce n’est pas pour rien qu’il constitue une partie intégrante des accessus. L’homme parfait est ainsi, sinon le sujet, du moins un des sujets du poème. Nous pensons que cela ressort d’une lecture tropologique ou morale. Sur ce plan, l’homme nouveau n’est ni le Christ, ni quelque second Rédempteur, mais le modèle de «l’honnête homme» du XII® siècle. Il est difficile à déterminer s’il est plutôt chevaher ou plutôt courtisan, mais les faits sont là : Nature le forme aussi beau qu’étaient les bellâtres de la mythologie, Narcisse et Adonis. Copia verse sur lui la corne de tous les dons de Nature. Faveur et Renommée (des vertus bien mondaines) s’en voudraient de manquer le rendez-vous. L’homme nouveau est jeune, c’est-à-dire dans la force de l’âge, mais sa sagesse est celle des vieillards J q j-it, mais d’un rire grave et modeste. Pudeur et Modestie ajoutent leurs dons; Raison le comble. Honnêteté lui fait fuir le vice et aimer Nature; Honneur ne demeure pas en reste. Fronesis offre les richesses de l’intelHgence. Les sept Arts rivalisent de complaisance. Arrive Pietas (qui signifie la pitié, et non pas la piété) : Hec docet ut miseri lacrimas, incommoda, casus ludicet esse suos, ne se putet esse beatum, Dum superesse videt in multis unde dolendum, Deffendat viduas, miseros soletur, egenos Sustenter, pascat inopes faveatque pupillos. (VII, 339-343) C’est bien là une vertu du parfait chevalier. On en dira autant de Fides, qu’il faut distinguer de la Fides qui fait son apparition au ciel (Hvre VI). Là, c’est ],a Foi, ici, la Fidélité : Ilia docet vitare dolos, comtempnere fraudes, Fedus amicicie, fidei ius, pignus amoris Illesa servare fide, nec nomine falso Pseudo vel ypocritam simulare latenter amicum. (VII, 347-350) C’est, on le voit, surtout la fidélité en amitié. - La prochaine Vertu est celle qui gaudet spargere dona, c’est-à-dire Largesse^-^, une autre vertu chevaleresque, déjà louée dans le De planctu Naturae. Finalement, c’est le tour de Noblesse. On aura noté que tout ce passage du livre VII est un portrait. Or tout portrait, pour ^3 Voir la note 10. Huizinga (p. 66, n. 3) a fort justement fait observer qu’Alain a dû avoir recours à des périphrases, parce que Largitas, pour des raisons métriques, ne peut être employé dans un hexamètre. Cf. Anticlaudianus, I, 43, et VII, 378.

les théoriciens de l’époque, est ou négatif ou positif, ou un blâme ou une lou¬ ange. Il est évident que nous avons affaire, ici, à un panégyrique. Et dans le panégyrique, la noblesse est de rigueur. Toutefois, il est curieux qu’Alain de Lille n’utiHse pas le topos de la noblesse naturelle, de la noblesse d’âme et de cœur, 25 mais qu’il choisisse la Filia Fortune, Casus cognata propinqui / Nobilitas (VII, 398/9). C’est bien la noblesse d’extraction qui est conférée à l’homme nou¬ veau de MAntîclaudianus. Alain, le clerc, fait sa révérence au chevaher. Confertur tamen ad laudem titulumque favoris Nobilitas augusta, genus presigne, parentes Ingenui, libertas libéra, nobilis ortus. (VIII, 128-150) Voici notre homo novus accompli en «courtoisie». S’il faut en croire l’anecdote racontée par Etienne de Bourbon (miheu du XIII® siècle), Alain fut connu comme expert en matière de courtoisie. Autrement, comment expliquer que des milites aient fait irruption dans la classe de théologie du maître, pour lui poser des questions au sujet de la curialitas'?'^^ Une lecture menée sur le seul plan moral, fournit donc une image cohérente de l’homme nouveau. Il en va autrement lorsqu’on refit le poème sur le plan allégorique ou typologique. Certains commentateurs du XIII® et du XIV® siècle ont vu, dans le Juvenis, le Christ. Si l’on s’en tient au seul texte, la chose est beaucoup moins sûre. Certes, des allusions significatives ne manquent pas : divinus homo (I, 236; VI, 366; VIII, 148), homo celestis (VI, 392; VIII, 321), beatus homo (IX, 388). In terris humanus erit, divinus in astris. Sic homo sicque Deus fiet, sic factus uterque. (I, 239-240) In terra positus, in celo mente beata Vivat et in terris peregrinet corpore solo. (VI, 360-361) Pourtant, c’est peu. Et comment donc concilier les vertus mondaines que nous venons d’énumérer, avec un nouveau Rédempteur? Comment tourner les très sérieuses difficultés doctrinales? Car enfin, le Juvenis naît d’un accord entre Dieu et Nature; créature d’une pensée abstraite et philosophique, il naît dans la force de l’âge. Pas besoin de parents, pas besoin de la Vierge, qui reste bien tranquillement au ciel, éloquemment chantée, il est vrai (V, 471 et suiv.). Il est évident que VAnticlaudianus, sur le plan typologique, est une œuvre peu satis25 Cf. Curtius, Europàische Eiteratur, cité, p. 188 (Seelenadel). Etienne de Bourbon rapporte deux versions de l’anecdote; voir son Tractatus de diversis materiis praedicahilibus, éd. A. Lecoy de la Marche, 1877, p. 246 et 370. Texte reproduit par M.-Th. d’Alverny, p. 16, n. 30. - Des juges compétents (d’Alverny, p. 42) estiment qu’un débat de casuistique amou¬ reuse, qui, dans la plupart des manuscrits, fait suite au De planctu, pourrait bien être d’Alain de Lille. Ce serait une nouvelle preuve des relations entre notre théologien et le monde courtois. Cf. ci-dessous, n. 44.

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faisante. Huizinga l’a excellemment dit: «Es râcht sich hier, daB der Dichter nach einer poetischen Phantasie gegriffen hat, für welche im theologischen System, das doch seine Grundlage blieb, kein Platz war, wàhrend anderseits auch die neuplatonischen Weltlehren ihm hier keinen Rückhalt mehr boten. Die Vorstellung bleibt schwankend, das Erlôsermotiv kUngt fortwâhrend an, ohne sich durchzusetzen.»^'^ Une analyse des Vices et de leur lutte contre les Vertus ne fait qu ajouter a cette ambiguïté. Alain de Lille nous montre d abord le concile infernal, que convoque Alecto (un souvenir de Claudien). Cette apparition des Euries n’est pas tout à fait inattendue, car dans son premier discours, tout au début du poème. Nature avait nommé ses ennemies, Tisiphoné et Herinis. Ce qui sur¬ prend davantage, c’est le fait que les Furies soient absentes du Uvre IX, c est-adire qu’elles n’interviennent pas dans la lutte, et ceci malgré le long discours qu’Alecto fait devant l’assemblée des Vices (VIII, 176-217). A la fin de l’épi¬ sode, la Renommée rapporte aux forces célestes que le seigneur de l’enfer con¬ teste la souveraineté de son frère. Cette parenté entre les seigneurs du ciel et de l’enfer est un reflet de la mythologie païenne, et s’oppose donc à une interpré¬ tation chrétienne. Cependant, ce sont là les seuls souvenirs mythologiques. Les forces infernales sont toutes des abstractions personnifiées, qui défilent devant le lecteur, parfois à raison de quatre, voire cinq par vers ! C’est dire qu’il s’agit d’une simple énumération. Les figures ne prennent pas corps. Elles imposent par leur nombre, mais c’est au détriment de leur puissance évocatrice, pratique¬ ment nulle. Si l’on ne s’étonne guère de rencontrer la Discorde, la Fureur, l’Envie, la Terreur, et ainsi de suite, on ne peut s’empêcher d’être un peu sur¬ pris de l’apparition de la Vieillesse ou de la Pauvreté, humili deplebe creata (VIII, 234) : leur présence ne s’explique que par le point de vue aristocratique que l’au¬ teur semble adopter. Nous en dirons autant de Ignohilitas (VIII, 296), que R. Bossuat traduit par Indignité, mais dans laquelle Cornog avait vu, avec rai¬ son, la «Low Birth». En effet, Ignohilitas est une fille de Fortune, et s’oppose à Noblesse (VIII, 300 et 302). Nous sommes encore dans le registre aristocratique, chevaleresque. Que font Jejmia et Pudor (VIII, 242 et 246) parmi leurs funestes compagnons? elles, qu’Aurèle Prudence avait mises dans l’armée d’Humilité? Et que dire de l’Infamie (VIII, 243)? On voit donc mal comment la subtilitas allégorie, que le prologue en prose avait pourtant vivement recommandée, pour¬ rait insérer ces forces infernales dans une perspective chrétienne. Encore une fois, la moralis instructio semble ressortir avec plus de cohérence. L’épisode re¬ lève davantage de l’esprit courtois que d’un système théologique. Les mistica bella, que bon nombre de manuscrits appellent pugnae animi (voir les variantes à VIII, 369), sont un peu plus mouvementées, plus riches en cou-

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Huizinga, p. 54.

leurs. Toutefois, Alain de Lille n’a pas su trouver un équilibre entre, d’une part, les forces bonnes et mauvaises qui s’affrontent en séries du type: Gaudia Tristiciem, Pressuram Gloria, Planctum Prosperitas, Lamenta locus, Felicia Casus Exuperant, vincitque mali fastidia Risus (IX, 225-227),

et, d’autre part, les rencontres entre les protagonistes, de style épique. Parmi ces combats singuliers un peu plus développés, on citera ceux que livrent Discorde, Pauvreté, Infamie (qui fait un discours). Vieillesse (sommée par Juvenis lui-même d’abandonner la partie), Vénus (qui rappelle, dans un su¬ prême discours, ses anciennes victoires, Achille et Hercule), Fraude (elle fait une déclaration trompeuse), et Avarice. Notons que Vénus est le seul person¬ nage mythologique. Elle manquait au concile infernal, où apparaissaient, en revanche, une egra Voluptas et une damnosa Voluptas. Dans la Psychomachie de Prudence, Luxuria avait attaqué d’une façon inaccoutumée ; ici, c’est Juvenis qui emporte la victoire grâce à une nouvelle manière de combattre. Au lieu de s’op¬ poser de toutes ses forces, il fuit le brandon de Vénus, vincit dum vincitur^^. Dans cette «psychomachie», aucun des combattants n’est vraiment décrit, Vé¬ nus pas plus que les autres. Or plus loin, nous voyons Carnis Stimulus s’opposer à Raison (IX, 286 et suiv.). Quels rapports faut-il alors imaginer entre Vénus et Aiguillon de la Chair? Pourquoi celui-ci ne trouve-t-il pas sa place dans l’armée de Vénus? La réponse n’est pas aisée. Nous estimons qu’Alain a voulu réserver un épisode entier à Vénus seule, comme s’il n’avait su reléguer au second plan un des personnages centraux de son prosimètre sur les plaintes de Nature. Quoi qu’il en soit, nous voyons mal comment un Rédempteur fuirait une Vénus, pourquoi il aurait à combattre la pauvreté, l’infamie ou la vieillesse. Par contre, un chevalier accompli en toute courtoisie est prédestiné à soutenir dépareilles luttes^^. IX, 249. - Il s’agit d’un lieu commun. Sénèque: «Id agere debemus, ut irritamenta vitiorum quam longissime profugiamus : indurandus est animus et a blandimentis voluptatum procul abstrahendus.» {Ep., 51, 5). Pierre Abélard, par exemple, cite ce passage dans une de ses lettres {PE 178, 350B). Dans un autre registre. Car mina Burana, 38, 7 (éd. Schmeller): Sed Alcide fortior aggredior pugnam contra Venerem. Hanc fugio ut superem in hoc enim prelio fugiendo fortius et levius pugnatur, sicque Venus vincitur. Dum fugitur, fugatur. Fides qui lutte contre la Fraude ne saurait signifier la foi chrétienne; c’est plutôt la loyauté, la fidélité.

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On nous dira qu’il combat l’amour. Mais nous avons vu qu Alain de Lille peut admettre deux Vénus. D’ailleurs, au concile infernal était présent un falsus Amor (VIII, 263). Le véritable amour serait ainsi, implicitement, à cher¬ cher dans les rangs des Vertus. Il semble apparaître en personne, juste après la victoire: regnut Awor (IX, 386). Mais la majuscule s écrit presque machinale¬ ment; elle n’est pas exigée par le récit. La figure de l’amour «positif» reste im¬ précise. Comme le demande la tradition, la victoire de Juvenis et des Vertus est com¬ plète. Or, si Juvenis combat au nom du Rédempteur, s’il est ce Rédempteur, les Vices doivent être anéantis. Ce n’est cependant pas le cas. Pauvreté trouve une mort indigne, certes, mais Vieillesse ne fait que se retirer, quitte à revenir, le temps aidant; Vénus meurt, mais Fraude et Avarice se sauvent par la fuite, elles ne sont pas définitivement vaincues. L’âge d’or qu’amène la victoire de Juvenis, est ainsi menacé par le retour éventuel des Vices échappés au massacre. La victoire n’est que provisoire. Mais cessons de raffiner sur les vices et les vertus, car Alain de Lille ne semble pas suivre un système défini. Ne cherchons pas la cohérence là où on ne saurait la trouver. Il y a utihté d’indiquer les sources pour le traité De virtutihus et de vitiis, où Alain de Lille suit Macrobe, Cicéron, et Abélard 3»; pour VAnticlaudianus, il suffit de relever que le concile infernal vient de Claudien, et que l’idée d’une lutte entre vices et vertus est prise à Prudence. Mais sur ces deux canevas, simplement juxtaposés, Alain de Lille brode à sa façon. L’allégorie se hmite à des personnifications, enfilées à la débandade. Pas de portraits, mais quelques discours. Dans la partie finale, la mise en scène des différentes per¬ sonnifications n’obéit à aucune nécessité intérieure. Floue dans sa facture, l’allé¬ gorie repose entièrement sur la tradition, Claudien et Prudence. Or Alain de Lille est un écrivain trop réfléchi pour avoir ajouté à son poème la bataille des Vices et des Vertus par simple plaisir d’imiter Prudence! Cette bataille doit correspondre à une nécessité intérieure - mais à laquelle? C’est ici que le traité De virtutihus et de vitiis nous aide à mieux comprendre. Si ce traité n’éclaire en rien les motifs du choix des forces infernales de VAnticlaudianus, il 3® Ce texte a été publié, en dernier lieu, par Odon Lottin, dans MS iz (1950) 20-26, et dans son étude Psychologie et morale aux XIP et XIIP siècles, t. 6, i960, p. 45-92; sur les vertus chez Alain, voir ihid., p. 27-42, et t. 3, p. 103 et suiv. ; Ph. Delhaye, ‘La vertu et les vertus dans les œuvres d’Alain de Lille’, CCM 6 (1963) 13-25; Rosemond Tuve, ‘Notes on the Virtues and Vices’, Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 26 (1963) 295-303. Dans le manuscrit BM Harl. 4431, f. 285 r-aSyv, Rosemond Tuve a découvert, à la suite du Livre de Prudence de Christine de Pisan, une traduction fran¬ çaise d’un des résumés du traité d’Alain de Lille: Ci s'ensuivent les diffinicions des IIII vertus cardinales et de leurs parties selon l’oppinion des hommes ecclesiastiques. Cette traduction pourrait être de Christine de Pisan. - Dans l’appendice (p. 443) de l’étude posthume de Rosemond Tuve, Allegorical Imagery (Princeton, 1966), on trouvera un tableau synoptique des quatre vertus cardinales selon Cicéron, Ma¬ crobe, Guillaume de Conches et Alain de Lille.

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nous donne en revanche la base théorique du combat final. Pour Alain de Lille la vertu est bien une qualité, mais si celle-ci reste en puissance, on ne saurait l’appeler vertu - car usu fit virtus, ce qui est confirmé par l’étymologie : virtus a vi, quod est nécessitas, ou encore : quod vi s tans quia secundum eam restitur vitio virtuti opposito. De cette définition découle la constatation, capitale pour l’explication de la bataille finale de V Anticlaudianus : Nulla enim potentia cuius usui non opponitur aliquod vitiumpotest esse virtus^'^. L’homme nouveau de VAnticlaudianus ne serait donc pas vraiment vertueux et parfait, si ses qualités ne passaient pas à Vacte. La lutte finale, loin d’être un simple ajout dicté par des réminiscences bttéraires, est une nécessité. C’est à cause du titre, Anticlaudianus, que nous nous sommes arrêtés si long¬ temps sur l’homme nouveau, VAntirufinus, comme l’appelle le sommaire. Or l’opposition du héros (si, toutefois, héros il y a) est longuement préparée par l’assemblée au palais de Nature, la fabrication du char et le voyage à travers les deux, couronné par la «théophanie». Pour ce voyage, Alain se souvient cer¬ tainement de ceux d’Enée {Enéide VI et VIII) ou de celui d’Uranie et Nature dans le Microcosme de Bernard Silvestris

Mais comment oublier le voyage à

travers les sphères célestes qu’entreprennent Virtus, Mercure et Apollon, con¬ duits par les Muses, dans les Noces de Mercure et de Philologie? L’entrée du ciel est interdite à Raison, aux sens (à l’exception de l’ouïe) et aux sept arts ; Fronesis-Prudence franchira la dernière étape grâce à l’aide de la poli regina (qui re¬ présente probablement la Théologie), elle-même relayée par la Foi^s. Ce changement de guide aurait d’ailleurs inspiré Dante, chez qui, comme chacun sait, Béatrice prend la relève de

Virgile ^4,

Toutefois, nous estimons que le der-

De natura virtutis, MS 12 (1950) 28. Raynaud de Lage, p. 121. Voiries p. 117-129, où sont présentés l’assemblée, le voyage, la bataille. 33

II s’agit de l’illustration d’un problème théologique. Le ciel se divise en deux parties; une pre¬

mière est accessible à la théologie, et permet de voir le monde supraterrestre, les anges et la Vierge: c’est le domaine de Va. poli regina; la. deuxième, où réside la Trinité, ne s’ouvre qu’à la Foi. - Cette poli regina est une figure complexe. Au XII® siècle, certains voyaient en elle la Théologie (glose dans le manuscrit Copenhague 2035, citée par Cornog, p. 180), mais ses attributs (livre et sceptre) sont ceux de la Philosophie de Boèce. Tout le passage relatif à lapoli regina est d’ailleurs plein de réminiscences de la Consolatio Philosophiae. Il faut donc reconnaître dans cette reine du ciel la Théologie qui est la véritable Philosophie. Ce n’est qu’au XIII® et au XIV® siècle que théologie et philosophie auront chacune son domaine à elle; l’une sera la mère des vertus, et l’autre la mère des sept arts. Chez Alain de Lüle, l’unité de la sagesse est maintenue. - Dans la description de Prudentia, cependant, on trouve également plusieurs réminiscenses de la description de la Philosophie de Boèce {Antid. I, 298 et suiv.; l’éditeur n’a pas indiqué tous les similia). Alain de Lille a donc réparti sur deux figures, à savoir la poli regina et Sapientia, les attributs et certaines particularités de la Philosophie de Boèce. 3+

E. Bossard, Alani de Insulis Antidaudianus cum Divina Dantis Alighieri Comoedia collatus, Ande-

gavi, 1885 (thèse de Poitiers); voir les chapitres Utrum, qms in Divina Comoedia Virgilius tenet, eas in Antidaudiano partes Ratio tenuerit?, et Utrum, quas in Divina Comoedia partes Beatrix tenet, eas in Antidaudiano Theologia tenuerit? (p. 81-94). Bossard répond affirmativement à ces deux questions. - Sur 81

nier mot n’a pas encore été dit et que, dans le poème d Alain de Lille, viennent s’amalgamer d’autres voyages célestes. Sans vouloir tout ramener à une source (il ne fallait pas être grand théologien pour interdire à la raison humaine 1 accès du ciel), on peut quand même relever certaines expressions Httéraires de pen¬ sées analogues, qui pourraient éclairer d’autres traditions. Ainsi, dans Henoch II et dans YAscensio Jesaiae, nous avons un voyage a travers les sept deux, avec un ange comme guide; lorsque le pseudo-Isaïe, par exemple, s approche du septième ciel, une voix se fait entendre, qui voudrait barrer le chemin a 1 homme terrestre, mais une autre voix, prenant le parti du prophète, lui offre le vête¬ ment céleste : hic enim est stola. De même Henoch doit-il se défaire de ses vête¬ ments terrestres pour être oint de l’onguent

divin

Rappelons, à ce propos,

Vexquîsita potio qu’offre la Foi à Fronesis (VI, io6), et l’onguent qui permettra à l’âme de l’homme nouveau de traverser indemne les dangereuses sphères de Saturne, de Mars et de Vénus (VI, 457-461). Nous pensons qu’il y a là des pistes à explorer. Une telle enquête, cependant, sort de notre compétence. Qu’il suffise donc d’avoir posé la question 36. L’interprétation du char allégorique ne soulève, en principe, pas de pro¬ blèmes. Il signifie les arts libéraux qui, pour s’avancer, ont besoin des cinq sens. La raison tient les guides, et assure une marche droite et réglée. L’histoire du «motif» du char allégorique reste à faire. Il faudrait suivre les différentes in¬ terprétations des chars d’EHe et d’Apollon; il faudrait voir si le char de 1 ame, tel que Platon le décrit dans le Phèdre (246a, b), n’a pas laissé de traces 37. Dans la littérature en langue vulgaire, il y a, avant Alain de Lille, le fameux char

Alain de Lille et Dante, voir aussi E.R. Curtius, ‘Dante und Alanus ab Insulis’, RF 62 (1950) 28-31 (réimprimé dans Gesammelte Aufsat^e ^ur romanischen Philologie, Bern, i960); E.C. Witke, ‘The River of Light in the Anticlaudianus and the Divina Comedia’, Comparative Literature, ii (1959) 144-136; A. Ciotti, ‘Alano e Dante’, Convivium, 28 (i960) 257-288; E. Guidubaldi, Dante Europeo, II, Firenze, 1966, p. 217-236. 35 W. Bousset, Die Himmelsreise der Seele, Darmstadt, i960, p. 7-10 (réimpression de l’article paru dans VArchivfür Religionswissenschaft, 4 [1901] 136-169 et 229-273). A. Rüegg, Die Jenseitsvorstellungen vor Dante, Einsiedeln-Kôln, 1945,1.1, p. 226-228 et 251-234.

36 L’onguent semble symboliser le baptême. Mais il faut rappeler que chez Martianus Capella, Philologie s’induit également d’un onguent magique pour traverser indemne la chaleur des sphères célestes, et qu’elle reçoit, des mains de l’Apothéose, une sorte de pillule, l’œuf orphique (cf. P. Boyancé, ‘Une allusion à l’œuf orphique’. Mélanges de P Ecole française de Rome, 52 [1935]

cité

par P. Courcelle, Les lettres grecqms en Occident de Macrobe à Cassiodore, Paris, 1943, p. 201-202). Alain de Lille n’a rien à voir avec l’onguent pythagoricien et l’œuf orphique, mais la tradition est ancienne et compliquée. Il s’agit d’un rite de transgression d’un monde à l’autre. 37 Chez Platon, l’intelligence est le cocher du char de l’âme. L’attelage se compose d’un bon cheval, la raison, et d’un mauvais cheval, les sens. C’est ainsi que Marsile Ficin l’expliquera; cf. Marsile Ficin, Commentaire sur le banquet de Platon, éd. R. Marcel, Paris, 1956, p. 259. Pour l’influence de ce texte sur

l’art du Quattrocento, cf. A. Chastel, Art et humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique, Paris, 1939, p. 39-4482

d’Amphiaraüs du Roman de Thèbes^^. Ses peintures représentent les neuf sphères, la lutte des Géants contre les Dieux et les Sept Arts, chacun(e) avec un attribut. Mais à ces éléments (cosmologique, mythologique, pédagogique), s’ajoutent deux statues qui font entendre des mélodies, s’ajoute aussi la provenance orien¬ tale du char, tout un aspect exotique. Nous sommes là évidemment dans un autre registre. Le char d’Amphiaraüs est un élément décoratif, les Sept Arts y sont simplement peints : l’allégorie n’est pas fonctionnelle. Chez Hildebert, les quatre roues du char de l’âme sont les quatre vertus cardinales. Chez Gautier de Châtillon, le char représente la science. Après Alain de Lille, on trouve dans les Integumenta Ovidii de Jean de Garlande, que le char d’Apollon a comme timon la grammaire, comme axe la logique, etc. ^9. Or, pour notre propos, il importe seulement de retenir que le char allégorique d’Alain de Lille n’est pas un char de l’âme. Comment pourrait-il l’être, s’il doit précisément faire l’ascension du ciel pour y aller quérir une âme? D’autre part, les cinq sens en constituent l’atte¬ lage. Serait-il donc un char du corps? Mais comment pourrait-il l’être, si le corps du Juvenis ne sera créé qu’après son retour dans le palais de Nature? C’est ici que saute aux yeux un des défauts de VAnticlaudianus: il manque au poème, qui se veut épique, un héros, autour duquel s’organise et se cristallise l’en¬ semble. Considérée en elle-même, l’allégorie du char n’a pas de mystères; re¬ placée dans l’allégorie générale du poème, elle en fausse l’équiHbre. U Anti¬ claudianus n’est pas une allégorie cohérente. Cependant, le char dénote les préoccupations pédagogiques d’Alain. Il im¬ plique un choix. En effet, l’allégorie des sept arts ne s’exprime pas nécessaire¬ ment par l’image du char. Prenons deux exemples contemporains. Dans son petit traité De animae exsilio et patria, alias de artihus, Honorius Augustodunensis retrace le chemin de l’exil de l’ignorance à la patrie de la « sapience »‘*°. Cet itinéraire passe par les arts libéraux, qui sont au nombre de dix: grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, musique, géométrie, astronomie, phy¬ sique, mécanique, économique. Ces dix arts sont autant de villes, qu’Honorius décrit selon les procédés allégoriques de la pire espèce. Dans la cité de Gram¬ maire, par exemple, le nom et le verbe sont les consuls ; le pronom, le procon¬ sul; l’adverbe, le préfet. Les descriptions des autres villes sont de même farine. Retenons simplement que les arts sont présentés comme des villes, qu’il y a 3* Ed. G. Raynaud de Lage, CFMA, 1966,1.1, v. 4949-5016. - Rappelons, pour mémoire, le char de l’ascension d’Alexandre. Ce char, tiré par des griffons, ne semble pas posséder, à notre connais¬ sance, de connotation allégorique dans les versions médiévales. Mais l’étude est à faire. «It has been the subject of many notes and articles, few of which are of much value. A really exhaustive treatment of the subject is needed ...» (D. J. A. Ross, Alexander Historiatus. A Guide to Médiéval Illustrated Alex¬ ander Giterature, London, 1963, p. 2). Si l’ascension d’Alexandre peut avoir, quant à son origine, des

affinités avec la conception héliaque de l’ascension de certains héros bibliques, le moyen âge l’ignore. 39 Ces trois exemples sont cités d’après Curtius, Europàische Literatur, p. 130, n. i. ‘*9 PL 172, 1241-1246. 83

un chemin à parcourir, et qu’à la fin on entre dans la demeure de 1 Ecriture, soutenue par les sept colonnes des dons du Saint-Esprit. - Chez Godefroy de Saint-Victor, nous retrouvons l’allégorie fort répandue de la fontaine et des différentes rivières. Dans le Fonsphilosophiue, écrit en

1 auteur prend lui-

même part à l’action et montre par là (comme le dit son dernier éditeur) qu il veut placer son traité dans une perspective à la fois théorique et pratique, car, sous le voile allégorique, il retrace sa propre formation. Un matin, Godefroy se réveille et se met en route, guidé par l’Esprit-Saint. Tourmenté par la soif, il aperçoit heureusement des loca amena, pareils au paradis. Le doux murmure de mille rivières lui fait espérer de pouvoir bientôt se désaltérer. Arrivé au pied d’une montagne, il trouve une source, «que l’on appelle mécanique»; son eau est bourbeuse, bien qu’elle semble douce au peuple ignorant {rudus^. Lorsqu il s’apprête à boire, son guide l’arrête, et lui indique, a proximité, une autre source, à l’eau claire et savoureuse. Cette source se ramifie en deux bras, le trivium et le quadrivium. Suit la description des différentes rivières, aux bords desquelles sont assis les maîtres qui illustrent chacun des arts du trivium (sur lequel, en bon Victorin, l’auteur insiste, négbgeant de nous citer les magistri du quadrivium). La deuxième et la troisième partie du poème est dédiée à la théologie et à la vie religieuse. Godefroy décrit un itinéraire, qu’il fait avec un guide, et qui marque une progression dans le savoir. L’allégorie, cependant, reste schématique; le guide apparaît, on ne sait comment; les explications des différentes rivières, que l’auteur divise et subdivise à volonté, sont fournies immédiatement. Tout comme le traité d’Honorius, le poème de Godefroy demeure une esquisse. L’al¬ légorie est doctrinale, et non pas littéraire. - Le char d’Alain de Lille est bien plus riche, plus réussi. Il offre, d’une part, une classification des arts et des sens. On remarquera que la rhétorique joue un rôle purement décoratif. Ceci pour la théorie, car en pratique, Alain de Lille se montre aussi attentif à tout ce qui touche à son métier de «faiseur», qu’il est soucieux du cadre philosophique et doctrinal. Nous sommes même persuadés que les préoccupations de style prennent souvent le pas sur le fond du poème. Que l’on essaye de voir clair, par exemple, dans l’emploi que fait Alain des personnifications Prudentia, Sophia, Phronesis et Minerva! Même les définitions les plus subtiles (celles, par exemple, que donne Jean de Salisbury au quatrième Hvre du Metalogicon) ne 4' Godefroy de Saint-Victor, Fons philosophiae, éd. P. Michaud-Quantin, Namur, 1956 (Analecta Mediaevalia Namurcensia, 8). L’ancienne édition d’A. Charma, dans les Mémoires de la Société des anti¬ quaires de Normandie, 27 (1869) 1-48, attribuait le poème encore à un Godefroy de Breteuil. La réha¬ bilitation de Godefroy de Saint-Victor est récente; cf. Ph. Delhaye, Le Microcosmus de Godefroy de Saint-Victor. Etude théologique, Lille-Gembloux, 1951; du même, l’édition du Microcosmus, Lille-Gembloux, 1951. Pour le théorie des styles chez Alain, voir F. Quadlbauer, Die antike Théorie der généra dicendi im Mittelalter, Wien, 1962, paragraphe 41 (Sitzungsberichte der Oster. Akademie der Wissenschaften, phil. hist. KL, 241, 2). \JAnticlaudianus est écrit dans ce qu’Alain appelle style altiloquis. 84

sauraient nous aider ici. D’autre part, le char retrace un itinéraire, une «voie», comme diront les poètes français. Il marque une ascension, et ceci dans le sens propre du terme (Jitteralis) aussi bien que dans le sens d’une hiérarchie du sa¬ voir {moralis instructio) que dans celui d’une propédeutique indispensable à la théologie {allégorie subtilitas). Mais faute d’avoir su l’intégrer dans l’ensemble de l’allégorie, le char ne peut représenter un progrès de l’individu. Lui aussi reste au niveau d’un programme, encore que, sur le plan littéraire, c’est-à-dire par la fable allégorique, il soit bien au-dessus des villes d’Honorius et des rivières de Godefroy. Résumons. UAnticlaudianus adopte la forme épique pour une matière qui ne s’y prête pas. Alain de Lille est la victime de l’interprétation morale des anciens auteurs. A l’époque, on avait fait de Virgile un philosophe. Alain croit donc l’imiter, s’il revêt sa pensée philosophique d’une affabulation épique. La nou¬ veauté du plaisir, sur laquelle l’auteur insiste dans le prologue en prose, réside justement dans la forme choisie. Bien qu’une grande partie du poème se passe dans les sphères célestes et en enfer, VAnticlaudianus n’est pas un songe. Loin de faire de la présentation de l’au-delà un inventaire de curiosités, entassées pêlemêle au gré des souvenirs bibliques et littéraires (comme c’est précisément le cas dans une certaine catégorie de songes et de visions), Alain procède par ordre, par un itinéraire cohérent. L’ascension se fait à travers un monde harmonique, un cosmos, avec une retardation avant la dernière étape. Ce sont là les avan¬ tages de l’arrière-fond cosmologique, hérité en partie de Martianus CapeUa. L’action fait donc partie intégrante de l’allégorie, mieux encore, elle enrichit certaines personnifications. Raison (pour ne citer qu’un seul exemple) n’est suffisamment «définie» ni par son nom, ni par son aspect extérieur, ni par les discours qu’elle tient. Sans l’action, c’est-à-dire sans le voyage, nous ne serions qu’imparfaitement renseignés sur ce que l’auteur entend par Ratio. Certaines personnifications ne prennent leur plein sens que grâce à l’action. Sauf dans la dernière partie du poème, ces personnifications sont longuement et minutieuse¬ ment décrites. Elles font de beaux discours, elles discutent ensemble. A part Vénus et Alecto, les figures mythologiques n’interviennent pas dans l’action. Elles apparaissent cependant fréquemment, au même titre que les auctores, dans les descriptions des vêtements des abstractions personnifiées. Malgré les réussites dans ces domaines, et malgré le style constamment sou¬ tenu, VAnticlaudianus manque d’unité, parce qu’il lui manque un centre de gra¬ vité. Aussi grandiose que soit la vision du monde, qui sert de point de départ, elle ne remplace pas le héros épique. Alain de Lille est un grand artiste. Dans le détail, dans l’épisode, son allégorie est toujours savante et souvent réussie. Mais il n’a su souder les différents éléments dans une fable: VAnticlaudianus n’a pas de «story».

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Le sens et la portée de l’œuvre ne semblent pas saisissables dans tous leurs contours. Une interprétation purement chrétienne, qui conférerait à Y A.nticlaudianus une perspective eschatologique, soulève de sérieuses difficultés. Certes, des notions chrétiennes se font jour çà et là. Guy Raynaud de Lage l’a très bien montré pour la figure de PiétéMais on constate chez Alain un effort con¬ tinu de rester sur le plan «naturel», sur le plan des vertus «naturelles». On pourrait poser la question, avec Vaccessus, de Yintentio auctoris. Il est probable que cette retenue manifeste est due au public auquel Alain pensait lorsqu’il écrivit son poème. Chez notre auteur (que je sache), ne se rencontrent point d’allusions à la littérature en langue vulgaire. Est-ce une raison pour croire qu’il l’ignorait? N’a-t-il pas vécu un certain temps dans le midi? Ne devait-il pas connaître et la littérature française et la littérature provençale? On peut attri¬ buer à Alain de Lille un poème contra amorem Veneris, un débat de casuistique amoureuse, où il s’agit de savoir s’il vaut mieux épouser une vierge ou une mulier. Cette attribution n’aurait du moins rien d’improbable ^4. Quoi qu’ihen soit de cette participation directe à ce genre de littérature, il est certain qu’Alain s’entendait en courtoisie ; que l’on se rappelle l’anecdote racontée par Etienne de Bourbon, où notre théologien répond aux chevaliers que la largesse est la pre¬ mière des qualités de l’homme courtois. Ce n’est pas pour rien que, dans le De planctu Naturae, Largesse est pleine de curialitas^^. On imagine mal qu’Alain de Lille n’ait pas été forcé de prendre position vis-à-vis d’un phénomène aussi remarquable (dans le sens fort du terme) qu’étaient la fin^amors et l’amour cour¬ tois. C’est donc une question de savoir si ce phénomène n’a pas laissé de traces dans ses œuvres allégoriques. A première vue, on répond par la négative. Dans le De planctu Naturae^ il y a peu à glaner, bien qu’il ne soit pas exclu que les attaques contre l’amour adultère visent un des aspects fondamentaux de cer¬ taine doctrine amoureuse de l’époque. La critique a toujours été un peu per¬ plexe devant le personnage de Jocus. Une référence à Prudence, où Jocus com¬ bat dans l’armée de Duxuria, ne saurait expHquer ce personnage. Chez Alain de Lille, il porte son nom quasi per antiphrasim*^', il est le fils de la Vénus adultère et d’Antigamus. Serait-ce là une attaque contre le joi, ce concept de la fin’amors? Du coup surgit une autre question: le Juvenis de VAnticlaudianus serait-il en rapport avec le jovens des troubadours 4?? Guillaume IX, par exemple, associe

« Raynaud de Lage, p. 86-87. ** Incipit: Vix nodosum valeo nodum enodare. La plupart des manuscrits présentent ce poème à la suite du De planctu Naturae; cf. M.-Th. d’Alverny, p. 42. 45 PL 210, 475 A. 46 PL 210, 459D. 47 Nous voyons (après coup) que cette suggestion a récemment été faite par Ulrich Môlk; cf. H. R. Jauss, ‘Form und Auffassung der Allégorie in der Tradition der Psjchomachia’, dans Medium Aevum Vivum (Festschrift W. Bulst), Heidelberg, i960, p. 198, n. 60a. 86

amour, yo/ et jovens. Or aussi longtemps que jovens est lié à l’amour, il ne peut évidemment trouver de correspondance dans le poème d’Alain de Lille, chez qui l’amour et la dame sont absents. L’amour, dans le personnage de Vénus, est même un des ennemis principaux du Juvenîs. On pourrait se contenter de dire que la condamnation de la volupté a pour elle une longue tradition latine et qu’elle est une des constantes de la littérature moralisante. Nous avons vu que chez Prudence déjà, Luxuria combat d’une façon inaccoutumée, qu’eUe est donc mise en relief. Dans l’épisode qui oppose Vénus au Juvenis, Alain de Lille reprend d’ailleurs un autre lieu commun, à savoir qu’il faut fuir pour vaincre. Mais n’aurait-on pas (comme toujours) à se demander pourquoi un topos re¬ prend du poids, pourquoi il se charge d’une certaine virulence? Dans notre cas, les discussions sur l’amour dans les milieux courtois ont pu inciter l’auteur à insister sur la victoire du Juvenis sur Vénus. Or la notion de jovens n’est pas uniquement Uée à l’amour. Chez les poètes lyriques qui chantent uniquement la fin^amors, chez un Jaufré Rudel et un Bernard de Ycnt’a.àont, Jovens est absent. Chez un Marcabru en revanche, chez le moraliste àonc, jovens est une notionclé. Le jovens s’oppose au monde charnel, il est, avec la bravoure et la libéralité, le contraire de la lâcheté, de la méchanceté et de l’avarice. Pour Marcabru, jovens représente un ensemble de vertus, une qualité morale. C’est une question de savoir ce que cette notion doit à la position sociale du troubadour-serviteur. Il nous semble en effet que la liberahté du jovens est avant tout un postulat Mais cette notion de jovens paraît se rattacher, pour autant qu’elle se distingue du terme de jeunesse, à un milieu relativement restreint. Sur les trente-neuf loci qu’Alexandre J. Denomy a relevés, vingt-sept se trouvent dans l’œuvre de Marcabru, les autres étant de Cercamon, Bernart Marti, Peire d’Auvergne et Alegret. Mais qu’en est-il en dehors de cette famille spirituelle? Jusqu’à quel point jovens s’est-il généralisé avec cette connotation spéciale que le terme doit à Marcabru? Et qu’en était-il vers 1184, quand Alain de Lille composa son Anticlaudianus? Jusqu’à plus ample informé, il faut se montrer prudent. Le Juvenis du docteur universel n’est certainement pas le jovens des troubadours. Tout au plus pourrait-on dire que, si Alain de Lille a connu la notion de jovens (mais l’a-t-il connue - et par quel auteur?), le choix du terme de Juvenis correspond à une prise de position, à une réaction, aussi. Alain de Lille opposerait ainsi à l’idéal de la corte^ia, l’idéal de l’honnête homme tel que le théologien humaniste le concevait. La notion de jovens a été étudiée par Alex. J. Denomy, ‘The Notion of Youth among the Trou¬ badours, Its Meaning and Source’, MS ii (1949) 1-22. Pour les termes àe.Joi et àe.jovens, voir aussi Moshé Lazar, Amour courtois et fin’amors dans la littérature du XIP siècle, Paris, 1964, p. 33-46 et 104117. Une interprétation sociologique qui, au fond, n’a plus besoin de recourir aux Arabes, est pro¬ posée par Erich Kôhler, ‘Sens et fonction du terme «jeunesse» dans la poésie des troubadours’. Mé¬ langes René Cro^et, Poitiers, 1966, 1.1, p. 569-583. 87

On peut cerner le problème de plus près. Dans VAnticlaudianus, qui construit un monde abstrait, Alain de Lille ne fait qu’une seule allusion historique. Il s’agit d’un passage du premier livre, où sont pris à partie Ennius et Mevius^'^, dans lesquels les anciens commentateurs ont déjà reconnu Joseph d’Exeter et Gautier de Châtillon. On a pu dire que les reproches sont dus à l’imitation des poètes en langue vulgaireEst-ce là vraiment le seul motif de ces attaques? On sait que Gautier de Châtillon s’est inspiré du De planctu Naturae: au début du dixième livre de VAlexandreis, Nature descend aux enfers pour implorer l’aide de Léviathan. Elle se plaint d’Alexandre, de cet homme supérieur qui s’apprête, transgressant les lois prescrites par Nature, à franchir les limites du monde. Léviathan convoque le concile infernal, et rappelle la vieille prédication selon laquelle quelqu’un viendra un jour rompre les portes de l’enfer, ne forte sit ille futur us Inferni domitor^^. Sur le conseil de Proditio, on enverra au sur¬ homme un poison mortel. La personnification de Nature, la révérence qu’on lui porte, son activité, sa plainte, tout cela vient d’Alain de Lille

La hargne

de celui-ci s’expliquerait par l’emprunt que son compatriote osa lui faire. Elle serait ainsi l’expression d’une rivalité littéraire ^3, Mais nous estimons qu’il y a plus. L’opposition qui se manifeste dans VAnticlaudianus, vise le fond : Mevius, in celos audens os ponere mutum. (I, 167) Ce que l’auteur de YAlexandreis a osé, c’est d’avoir fait d’Alexandre un sur¬ homme tellement accompli que Léviathan croit reconnaître en lui l’homme céleste qui brisera la puissance infernale : c’est donc d’avoir présenté Alexandre comme un rédempteur. Alain de Lille, théologien, ne saurait accepter cette pro¬ jection de l’idéal en un personnage païen. Les anciens sont des modèles de langue, de style, mais c’est aller trop loin que de vouloir les ériger en modèles chrétiens. De là, aussi, l’attitude critique à l’égard de Joseph d’Exeter et de son De hello Troiano. Les latinistes d’aujourd’hui sont d’accord pour reconnaître à Gautier de Châtillon et à Joseph d’Exeter de grandes qualités littéraires. Pour Alain de Lille, le style doit être digne de la matière, certes, mais la matière doit I, 165 et suiv. 5® C.M. Hutchings,d’Alain de Lille, étude de chronologie’. Rom., 50(1924) 1-13. Si les autres identifications que propose Hutchings (Henri II et ses quatre fils) sont exactes, on aime¬ rait savoir à quoi correspond leur évocation dans VAnticlaudianus. 5' Alexandreis, PL 209, 566B. 52 F. Pfister, ‘Die Klage der Natur im Alexanderlied des Walter von ChâtiUon’, Neue Jahrbücher für das klassische Altertum, 27 (1911) 520-524. Les emprunts au De planctu Naturae ont passé, par VAlexandreis, à Ulrich von Eschenbach, Jacob von Maerlant et au Lihro de Alexandre. 53 Le «concile infernal» de VAnticlaudianus a pu être suggéré à Alain par Claudien (cf. éd. Bossuat, p. 35, n. i; Raynaud de Lage, p. 120-121), mais l’ampleur qu’il a pris, ne serait-elle pas redevable, à son tour, à cette Alexandreis décriée? 88

aussi se montrer digne du style. La guerre de Troie, aux yeux de notre philo¬ sophe chrétien, ne semble pas mériter tant d’efforts. Dans le prologue au Perceval, écrit à peu près à la même époque

Chrétien

de Troyes reproche à Alexandre non seulement de ne pas avoir été exempt de vices, mais d’avoir ignoré la charité. Les chevaliers des contes du Graal s’orien¬ teront vers un idéal chrétien de la chevalerie, s’opposant ainsi à la glorification des héros antiques. Quant au Juvenis d’Alain de Lille, nous avons vu que, s’il est comblé par mainte Vertu, la Charité est absente. D’autre part, aux qualités courtoises se joignent les sept arts. Alain de Lille est un clerc. Son modèle, il ne le trouve ni dans le héros antique, ni dans le chevalier. Son homme idéal ajoute aux qualités mondaines du parfait chevalier (sans le côté amoureux, bien entendu), une éducation selon les règles de l’école. C’est un type nouveau. La nature, à l’encontre de ce qui se passe dans VAlexandreis, se trouve en parfait accord avec l’homme idéal: c’est l’héritage de la pensée philosophique de l’école de Chartres. La création de Vhomo novus n’étant possible que grâce à l’in¬ tervention de Dieu, on ne saurait nier que l’idéal d’Alain de Lille est un idéal chrétien. Celui-ci reste pourtant «philosophique», peu opérant, l’élément chré¬ tien étant limité à cette participation divine dans la création du Juvenis. Malgré le rétablissement de l’âge d’or à la fin de VAnticlaudianus, l’homme idéal est bien plus un «honnête homme» qu’un rédempteur. Les vues eschatologiques, qui affleurent tout au long du poème, ne s’imposent jamais, et n’ont de loin pas le poids des préoccupations morales. Il est donc probable qu’Alain de Lille dialogue avec ses contemporains et que le Juvenis est une répHque personnelle du théologien au jovens, au païen parfait et au chevalier chrétien ss.

LES ADAPTATIONS DE \JANTICLAUDIANUS^

Le poème d’Alain de Lille nous est parvenu dans un très grand nombre de manuscrits. C’est dire qu’il était lu un peu partout en Europe. Son influence directe peut être présentée (pour plus de commodité) sous trois chefs, à savoir 5+ En ii8i? \IAnticlaudianus serait de 1182-1183, VAlexandreis légèrement antérieure. Mais toute cette chronologie est flottante (comment, par exemple, tenir compte du temps qu’il fallait pour com¬ poser de si longs poèmes?). Ce qui, en revanche, est sûr, c’est qu’autour de 1180, les différents types de l’idéal chevaleresque, soit profane soit chrétien, et d’un idéal de l’honnête homme, trouvent une expression littéraire dans des œuvres représentatives. 55 Par manière de contraste, on peut rappeler ici le novus filius de Jupiter dans le poème d’Etienne de Tournai. Il saute aux yeux que Vhomo novus d’vUain de Lille est l’expression de profondes préoccu¬ pations morales d’un homme mûr et réfléchi, tandis que le petit Olympien du poème de jeunesse du futur évêque de Tournai n’est qu’un prétexte pour mettre en quatrains la mythologie et les arts. - Jus¬ qu’à présent, on ne possède pas de documents qui prouveraient qu’Etienne et Alain s’étaient connus. ' Cf. Anticlaudianus, éd. Bossuat, introduction, p. 43-46. 89

les commentaires, la reprise de l’ensemble ou d’une partie importante de 1 jAnticlaudiams dans d’autres poèmes allégoriques, enfin l’emprunt de passages isolés. \JAnticlaudianus étant une œuvre difficile, on entreprit, tôt déjà, de l’expli¬ quer. Ces explications peuvent revêtir les formes les plus variées, de la simple glose marginale au commentaire homogène. Le plus important de ces commen¬ taires est celui que Raoul de Longchamp écrivit entre 1212 et 1225. Tout en étant Limité aux trois premiers livres, il prend la forme d’un véritable traité. Raoul s’intéresse surtout aux sept arts libéraux, et offre une classification des sciences, illustrée par un tableau schématique^. D’autres commentaires s’arrê¬ tent à d’autres problèmes philosophiques et scientifiques. Mais, d’une façon générale, ces écrits, accompagnant le texte même de YAnticlaudianus, s’adressent à un public instruit, capable de lire et de goûter le style raffiné d’Alain de Lille Ne retenons que ceci: dès avant 1210, Guillaume d’Auxerre identifie \homo novMS avec le Christ, et appelle Noys celle qu’Alain de Lille avait désignée par la périphrase poli regina. D’autres gloses, cependant, voient dans cette figure la ThéologieA ce propos, il faut rappeler l’existence d’un Compendium Anticlaudiani, qui fait son apparition au XIV^ siècle. Ce compendium figure souvent à l’état isolé; il n’est donc pas une introduction au texte d’Alain de Lille, comme le summarium, mais une véritable analyse, avec discours directs et description de vêtements. Il remplace YAnticlaudianus: un poème comme Cottes Zukunft d’Henri de Neustadt part de ce compendium, et non pas du texte d’Alain de Lille. Or pour l’auteur du compendium, l’homme nouveau est le Christ, et la regina poli, la Miséricorde. L’anonyme se désintéresse complète¬ ment du système platonisant de YAnticlaudianus, ce qui se manifeste par exemple dans le fait que Nature est toujours appelée natura humanal Une seule phrase suffira pour montrer à quel point Y Anticlaudianus a été christianisé: Omnes igitur virtutes heatissimam virginem Mariam intraverunt et corpus eius animam, spiritu sancto coopérante ad novi et sanctissimi hominis concepcionem, hahilitaverunt^. — On voit l’importance de la poli regina. Il est probable qu’Alain de Lille a vu en elle la 2 Ibid., p. 43 et note; M. Grabmann, Die Geschichte der scholastischen Méthode, II [1911], BaselStuttgart, 1961, p. 48-54; E. De Bruyne, Etudes d'esthétique médiévale, Bruges, 1946, II, p. 398. 3 L’explication littérale fait évidemment partie intégrante de ces commentaires. Les professeurs de l’époque n’hésitaient d’ailleurs pas

à

chicaner le docteur universel sur des points de prosodie; voir les

critiques formulées par un grammairien italien, BN lat. 8175, cité par Ch. Thurot, ‘Notices et extraits de divers manuscrits latins pour servir

à

l’histoire des doctrines grammaticales au moyen âge’, dans

Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque Impériale, XXII, 2 (1868), p. 425, 429, 432, 434, 436. Manuscrit de Copenhague

2035

(XII« siècle), cité par Cornog, The Anticlaudian, p.

180.

5 Le compendium est conservé dans treize manuscrits du XIV® et dans dix-neuf manuscrits du XV® siècle. A l’exception de cinq manuscrits du XV® siècle, où il accompagne le texte de VAnticlaudianus, le compendium figure plon. Q

388,

f.

à

l’état isolé. Il est

36-37V.

à

distinguer du Directorium breve in Anticlaudianum, ms. Am-

- Nous devons ces renseignements

à

M. Peter Ochsenbein, qui prépare une

édition du compendium et une étude sur le poème d’Henri de Neustadt (thèse de Bâle). Nous le remer90

théologie, mais que des raisons métriques lui ont dicté une périphrase. Ceux de ses lecteurs qui l’identifient à la théologie, retiennent le côté encyclopédique de VAnticlaudianus, où les sept arts libéraux conduisent à la théologie. Ceux, en revanche, qui voient en elle la miséricorde, font intervenir la grâce divine, no¬ tion qui est absente du poème d’Alain de Lille L’interprétation de VAnticlaudianus peut donc prendre les directions les plus diverses. On est même en droit de supposer que d’autres résumés devaient cir¬ culer, indépendamment du texte. C’est du moins ce que laisse entendre le «petit conte» Cornent Nature fist un home, inséré dans la seconde rédaction en vers de VImage du monde"^. L’auteur y déclare cplunphilosophes

8

raconte, Claudiens, en un petit conte D’un livre qu’il mist en brief somme, Cornent Nature fist un home.

Nous imaginons mal comment on pourrait appeler VAnticlaudianus un «petit conte». Il doit s’agir d’un résumé (résumé bizarre, d’ailleurs) - à moins que le remanieur de VImage du monde ne cite de mémoire. Voici ce conte, fabuleux certes, mais fait pour moralité prendre: Nature, s’étant mise d’accord avec les sept Vertus, veut créer une chose parfaite. Elle mélange adroitement les quatre éléments et façonne le corps d’un homme. Se voyant dans l’impuissance de lui donner la vie, elle va trouver Philosophie. Celle-ci mande ses filles, les sept Arts libéraux, qui se déclarent également incapables d’ame en .7. cors métré. Conclu¬ sion de Philosophie : il faut aller demander l’âme au ciel. Nature, inquiète, aime¬ rait bien savoir comment elle y arrivera. A quoi les sept Arts répondent qu’ils vont construire un char; ils se mettent aussitôt à l’œuvre, chacun fabriquant sa partie (conformément au texte de VAnticlaudianus). Philosophie ajoute les traits, qui sont d’amor, de sapience, et l’attelage des cinq sens. Nature monte dans le char, que chacun des chevaux tire alternativement : sur terre, c’est sentiers; cions vivement de la libéralité avec laquelle il a bien voulu nous communiquer le résultat de ses re¬ cherches. * L’interprétation chrétienne se rencontre parfois dans l’illustration du texte. Ainsi dans un manu¬ scrit du château de Pommersfelden, où l’on voit comment Nature, accompagnée de Raison, présente l’âme parfaite à la Vierge. Mais l’interprétation chrétienne n’est pas obligatoire; voir par exemple les illustrations du ms. Vérone CCLI. - Cf. F. Mütherich, ‘Ein Illustrationszyklus zum Anticlaudianus des Alanus ab Insulis’, Münchner Jahrbuch der hildenden Kunst, 1951, p. 73-88, fig. Pour l’illustration de VAnticlaudianus, voir aussi lournal of the Warhurgand Courtauld Institutes, 5 (1942) 62 et suiv. (F. Saxl), et 18 (1955) 140-141 (F. Mütherich). 7 162 vers, publiés par A. Hilka, d’après le ms. Berlin Hamilton 377 (XIV® siècle). Ce manuscrit a ceci de particulier qu’il contient, après le Roman de la Rose, la première rédaction de Y Image du monde, à laquelle le copiste a ajouté le conte sur Nature et deux autres épisodes tirés de la seconde rédaction. Drei Erzdhlungen aus dem didaktischen Epos U image du monde ( Brandanus - Natura - Secundus), éd. Hilka, HaUe, 1928 (Sammlung romanischer Ubungstexte, 13), p. 49-54-

à travers l’eau, savourers; dans l’air moite, odorers; dans l’air sec, oïrs; jusqu aux étoiles, finalement, veoirs. Nature se plaît tant à contempler le firmament, qu a son homme oublie à penser! Arrive alors la première des trois puissances de 1 ame. Imagination, qui vient s’enquérir des projets de Nature. Elle la conduit chez Raison, qui, à son tour, l’accompagne chez Entendement. Celle-ci la présente à Dieu, à qui elle expose le motif du voyage. Nature reçoit une âme, revient chez son homme et la lui «met» dans le corps. 15 5

Lors se lieve et s’en va li hom. Qui par Ymaginacion Reçoit les choses en présent. Raisons bien et mal li aprent, Entendemens li monstre bien : Maus vient à mal, et biens à bien;

162

A bien ou à mal venir puet Qui en face le quel qu’il vuet.

Le poème d’Alain de Lille se réduit ici à un apologue; les sept vertus, qui dé¬ pendent de la nature, sont mises en parallèle avec les sept arts libéraux, filles de la philosophie; à chacun des cinq sens est assigné un domaine particuher; les trois puissances de l’âme, qui sont proches de Dieu, doivent expHquer que l’homme, en fin de compte, est l’artisan de ses malheurs. Nous n’avons pas entrepris l’étude des emprunts isolés à VAntidaudianus. L’enquête détaillée, qui ne relève plus du poème allégorique, reste à faire*. Signalons, toutefois, que Raymond de Béziers et Lydgate emprunteront au poème des passages qui, pour nous, ne sont pas les plus significatifs - à savoir les parties religieuses®. Nous allons étudier dans quelle mesure VAntidaudianus, poème allégorique, est la source directe d’autres poèmes allégoriques. Il s’agit alors de voir si, ou comment, la structure allégorique de VAntidaudianus a été reprise. Nous aurons * Un exemple. Un chanoine s’en va étudier à Paris. Comment raconte-t-il cela? C’est simple: dans un rêve, Prudentia en personne l’invite à commencer l’étude des sept arts. - La description (en prose) de Prudentia est imitée de VAntidaudianus. Date; fin XIII® siècle. Voir A. Vernet, ‘Poésies latines des XII® et XIII® siècles (Auxerre 243)’, dans Mélanges F. Grat, Paris, 1946, p. 266-274 (avec édition). Ou encore: à la fin du XIV® siècle, Jean Lebègue, secrétaire de Charles VI, écrit à Pierre Lorfèvre pour lui demander sa fille en mariage. Sous l’affabulation d’un songe, Jean Lebègue raconte que le dieu Hyménée lui montra la belle Caterine - et pour décrire cette beauté, l’auteur recopie textuelle¬ ment le portrait de dame Nature d’Alain de LiUe. Voir G. Ouy, ‘Le songe et les ambitions d’un jeune humaniste parisien vers 1395’, dans Miscellanea di Studi e Ricerche sulQuattrocento francese, Torino, 1967, P- 355-407® Raymond de Béziers, Liber Kalilae et Dimnae; les emprunts sont signalés par R. Bossuat, éd. de VAntidaudianus, p. 46, n. 3. Pour Lydgate, voir J. Hyde, ‘Lydgate’s “Halff chongyd Latine”, an illus¬ tration’, AIL

70 (1955) 252-254, et le texte dans John Lydgate, Poems, éd. J. Norton-Smith, Oxford,

1966, n® 8 : v4 Balade in Commendation of Our Lady, p. 25-29. 92

ainsi à parler du Ludus super A.nticlaudianum d’Adam de la Bassée et de la tra¬ duction qu’en fit un dominicain de Cysoing (deux témoignages de la gloire dont jouit Alain de Lille dans sa patrie); nous aurons à nous occuper de YA.nticlaudien d’un certain Ellebaut; enfin, lorsque nous nous arrêterons au Roman de la Rose, nous devrons voir comment Jean de Meun a utilisé les œuvres litté¬ raires du docteur universel. Indirectement, ces nouveaux poèmes constituent autant de commentaires, autant de façons de Lire l’allégorie d’Alain de Lille. Adam de la Bassée, Ludus super Anticlaudianum. A Lille, entre 1279 et 1284, le chanoine Adam de la Bassée écrit son Ludus super Anticlaudianum

Un simple coup d’œil sur ce texte met immédiatement

en évidence que nous sommes loin de la rigueur classique du XII® siècle. Le poème en hexamètres, d’allure épique, est transformé en un Ludus, où les quatrains monorimes de treize syllabes, groupés par chapitres, sont entrecou¬ pés de pièces musicales, hymnes, séquences, répons, versets à’alleluia, an¬ tiennes, mais aussi de chansons et d’airs de danse. Trente-huit de ces airs sont notés ; sur les mélodies de chansons profanes, Adam de la Bassée refait un texte latin, mais il renvoie à l’incipit de l’original français, qui est tiré du répertoire à la mode, de Gace Brulé, Thibaut de Champagne, Raoul de boissons, Lambert Ferri, Henri de Brabant. Ainsi, par sa forme, le Ludus super Anticlaudianum se rapproche bien plus de Renart le Nouvel, et prélude au Fauvel interpolé. Par sa forme, ü tourne le dos au XII® siècle, et annonce le XIV®. Qu’en est-il du fond? Est-ce aussi un travestissement du poème d’Alain de Lille? A l’instar de son modèle, Adam de la Bassée ouvre son Ludus par un pro¬ logue en prose : Solet dici: qui igné indiget, suo digito hune exquirit. Comme Ruth glanait les épis au champ de Booz, l’auteur est allé cueilUr des fleurs odorantes dans le pré du très fameux magister Alain de Lille. Accablé par la maladie, il l’a fait pour se distraire, leviter jocari, ce qui expUque le titre du Ludus. Adam ne se cache pas que son ouvrage est imparfait; la forme (sensus litteralis), grossière et sans art (rudus et incomptus), pourra rebuter le lecteur; le noyau moral {moralis nucléus'), en revanche, procurera un plaisir exquis. Que l’on veuille donc bien s’en tenir à la douceur du sens allégorique (allegoricus intellectus) ! - Par le con¬ tenu moral, l’auteur cherche à excuser la forme imparfaite. L’essentiel, pour lui, c’est ce qu’il appelle allégorie, ce noyau édifiant, qu’il reconnaît avoir pris à son modèle. Dans le prologue en prose de V Anticlaudianus, le théologien Alain de Lille avait essayé de faire croire que son poème pouvait être expUqué selon l’exégèse tripartite des Ecritures. Adam de la Bassée simphfie: au sens httéral s’oppose uniquement le sens caché, moral ou allégorique. Cette bipartition est Publié, d’après le manuscrit unique, par P. Bayart (LiUe, 1930), avec une importante introduc¬ tion. L’auteur a probablement lui-même corrigé et annoté ce manuscrit. Deux autres manuscrits se trouvaient autrefois à Tournai. - L’édition n’a été tirée qu’à 500 exemplaires.

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d’ailleurs la règle, dès qu’il s’agit d’œuvres littéraires. La «matière» de la fable renferme une moelle, que l’on voudrait substantifique. Ce prologue a un accent personnel que l’on chercherait en vain dans 1 Anticlaudianus. L’élément personnel se retrouve à l’intérieur du Ludus. Lorsque Pru¬ dence arrive au paradis, elle entend la voix d’une ame pénitente implorer la faveur des saints. Cette voix, selon toute probabihté, est celle de 1 auteur luimême. La situation particulière d’Adam de la Bassée peut donc s insérer dans l’allégorie générale. Le JLudus super Anticlaudianum reprend assez fîdelement la trame de son mo¬ dèle. Dans l’ensemble, la «fable» est maintenue. Les différences sont dans les détails. Adam de la Bassée abrège. Les descriptions des sept Arts Hbéraux, par exemple, sont plus de la moitié plus courtes que celles d’Alain de Lille. Quant aux sphères célestes, elles ont droit chacune a un chapitre de seize vers, et en¬ core; Vénus et Mercure doivent se partager un seul chapitre. Le côté encyclo¬ pédique de VAnticlaudianus est pratiquement sacrifié. Notre chanoine a d’autres préoccupations. La musique, qui fait près d un cinquième de 1 ensemble du Ludus, est chantée au ciel ou par les Vertus. Les réminiscences bibliques, fort rares chez Alain de Lille, abondent. La Vierge occupe une place bien plus im¬ portante que dans le modèle. La Hste des Vertus est plus longue. Mais après tout, est-ce si étonnant? L’auteur n’a-t-il pas annoncé dans son prologue que son œuvre sera morale? Il ne faut pas se laisser abuser par le fait que la poli regina s’appelle Noys. Ce nom vient certainement d’une glose du manuscrit qui servait de modèle; on aurait tort de voir là une réminiscence de Bernard Silvestris. Le Ludus n’est pas un poème philosophique. Poème moral, donc. Les additions sont fort significatives. Prenons l’épisode de Fortune. Les descriptions de la roche, du palais, du double visage de la déesse, se retrouvent, abrégées, dans le Ludus. Alain de Lille avait ajouté une quinzaine de vers sur la fameuse roue, illustrée par des exemples pris à l’anti¬ quité, Crésus, Codrus, César, Pompée, Sylla, Marius. S’adressant à sa fille Noblesse, Fortune (dans VAnticlaudianus) disserte doctement sur son impuis¬ sance vis-à-vis de Nature et des Vertus. Chez Adam de la Bassée, l’épisode prend une toute autre tournure (chapitres 148 et 149). Petrus de Clepsedra, autrement Pierre de la Broche, marchant au supplice”, reproche à Fortune sa cruauté: «Fortuna, mobilier folio cadente, codrillis asperior, saevior serpente, tu hydris et aspide trucior frendente, satisque crudelior vipera turgente!» etc. (p. 141) ” Pierre de la Broche fut pendu à Montfaucon, le 30 juin 1278. La graphie Broche s’appuie sur Du Gange, qui traduit clepsedra par broche de tonneau. On trouve aussi la forme Broce ou Brosse, en latin Abrocia.

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Sur quoi Fortune, nullement fâchée, explique à Pierre (JPetre carissime!') qu’elle se définit justement par l’inconstance. Les reproches de ceux qui tombent du haut de sa roue ne sauraient l’offenser. En exemple, elle cite Porus, Bertrand de Rains, Simon de Montfort^^, Alexandre le Grand. Les biens de Fortune ne sont que prêtés ; les perdre, c’est les rendre à son véritable propriétaire. A cette démonstration irréfutable de Fortune, Pierre de la Broche ne sait répondre que par des excuses L’intérêt de ce passage est double. Premièrement, Adam de la Bassée intro¬ duit, à côté des exemples classiques, des personnages de son temps. Les consi¬ dérations philosophiques, donc de portée générale, sont mises en rapport avec l’histoire vécue. Le chanoine de Lille souHgne la relation directe entre la morale et la vie. Deuxièmement, la profonde différence d’inspiration entre le Ludus et VA.nticlaudianus se manifeste dans l’exemple d’Alexandre. En effet, Adam de la Bassée ajoute à son texte une longue note, où il dit: Hoc tractum est de Alexan¬ dra, et cite quatre vers de YAlexandreis de Gautier de Châtillon. Or la tenebrosi carminis umhra de celui-ci avait été attaquée par Alain de Lille. Adam de la Bas¬ sée n’est donc pas sensible aux arguments de son modèle. Son but étant moral, il s’appuie sur les exemples qu’il juge appropriés, dût-il les prendre à un ad¬ versaire du docteur universeL'^. Une autre addition importante est celle qui a trait aux trois miroirs de Raison. Manifestement, Adam de la Bassée n’a su que faire du mariage entre sujet et forme; du sujet, veuf de la forme; de l’idée céleste qui crée la forme ter¬ restre ^ s, Chez lui, on voit dans le premier miroir un débat entre la chair et

Bertrand de Rains fut exécuté en 1235, Simon de Montfort en 1265; cf. éd. Bayart, p. XLIII. '3

Tout ce passage est à rapprocher du ou de la «moralité» que l’explicit appelle De Pierre

de la Broche qui despute a Fortune par devant Reson: Pierre, s’adressant à dame Reson, se Plaint de Fortune. Or celle-ci, par hasard, se trouve être présente. Raison invite chacun des deux adversaires à faire valoir ses droits. Pierre prétend que Fortune l’a trahi; Fortune réplique que Pierre est lui-même l’artisan de ses malheurs. Dans sa sentence, Raison approuve Fortune. - Ce texte est conservé dans le ms. BN fr. 837, publié en fac-similé par H. Omont, en 1932; dernière édition par F.E. Schneegans, ‘Trois poèmes de la fin du XIII® siècle sur Pierre de la Broce’, Rom., 58 (1932) 520-550; à compléter par le compte rendu d’A. Lângfors, ‘En marge de trois poèmes de la fin du XIII® siècle sur Pierre de la Broce’, Annales Ac.Scient.Fennicae, B, 30 (1934) 371-392. Voir aussi l’article de G.-J. Brault, dans DLMA, p. 594. Adam de la Bassée a d’aiUeurs soin de tenir son Ludus à jour. La strophe 10 du chapitre 125, qui contient une allusion à Martin IV et à Charles d’Anjou, a été ajoutée au bas de la page du manuscrit. Nous citerons la note de l’éditeur (p. 127): «La voix publique prétendait que la collecte des décimes ordonnée par le concile de Lyon ne servirait qu’à garnir les caisses toujours vides de Charles d’Anjou. Des chartes du 22 février et du i®’^mai 1283, [...] signalent ‘de graves et énormes excès’ commis à Lille, en l’église Saint-Etienne contre les prédicateurs de la croisade. [...] C’est sans doute à cette occa¬ sion que notre chanoine reprit la plume pour ajouter sa protestation à celle du public.» Ce n’est pas Alain de LiUe qui aurait fait de pareilles additions à Y Anticlaudianus. ‘5

Anticlaudianus, I, 450-510.

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l’esprit; dans le deuxième, les âmes saintes, délivrées de leur corps; enfin, dans le troisième, à^^damnatas ideas, Hvrées aux tribulations éternelles. L’auteur ajoute une invective (28 quatrains) contra quosdam clericos non utentes hoc spécula ad aedificatîonem, long réquisitoire contre les abus de certains clercs

Le débat entre la

chair et l’esprit est particulièrement intéressant. Il est possible que le vocabu¬ laire d’Alain de Lille {connuhia, oscula, unio, maritare, generare) soit à l’origine de ce développement. L’union de l’âme et du corps étant très souvent comparée à un mariage, il n’y avait qu’un pas de cette image à la scène de ménage qu im¬ provise Adam de la Bassée, renouant, d’ailleurs, avec une vieille tradition. L’épouse, c’est la chair, qui doit essuyer les plus vifs reproches de la part de son époux, l’esprit 17. Mais elle ne demeure pas en reste, et répHque vertement d’où un dialogue animé, spirituel. Chacun des deux interlocuteurs revendiquant le rôle principal, il faut que Raison vienne y mettre la paix

Elle rend le juge¬

ment : la chair doit obéir à l’esprit. En soi, ce jugement n a rien de surprenant. Le fait qu’il soit rendu par un tiers, est plus remarquable; la chair et l’esprit sont des partenaires égaux, conformément (d’ailleurs) à la vieille tradition rhé¬ torique. Ce n’est pas seulement l’inspiration de ce débat qui tranche avec celle de VAnticlaudianus, c’est sa forme même de dialogue leste et enjoué, c’est aussi son mètre, plus bref et partant plus rapide. Ne citons que le credo de la chair. Credo in falso decio, credo in ludo Veneris, in potu BacChi veteris, in pipere et allio. L’éditeur du Ludus fait remarquer (p.29) qu’il y a homonymie entre dé (dé à jouer) et Dé (Dieu). La chair ne croit pas au vrai Dieu, mais au faux dé. Mais ce jeu de mots n’est possible qu’en français. Ce passage en latin goliardesque est donc, sinon traduit du français, du moins pensé en français 16 De telles invectives sont inconcevables dans un poème de la tenue de V Anüclaudianus. Toutefois, dans un autre genre littéraire, Alain de Lille sait se montrer maître en satire. Nous pensons notamment à une des pages les mieux venues du Deplanctu Naturae, où, dans une série de «portraits», sont blâmés les arrogants, les non-conformistes, les hypocrites, les beaux. Tout ce passage semble écrit sur mesure et pris sur le vif. Cf. PL 210, 467-468. 17 C’est la règle. Signalons une exception: dans le Liber de querimonia et conflictu carnis et animas, Hildebert de Lavardin, assumant lui-même le rôle du corps, fait de l’âme son épouse, ce qui lui per¬ met de suivre de plus près le procédé de Boece. Cf. P. von Moos, Hildebert von Lavardin, Stuttgart, 1965, p. 118 et suiv. (Pariser historische Studien, III). 18 Dans une Altercatio Carnis et Spiritus (ms. du XIID siècle, Cambridge, Corpus Christi 481), c’est également Raison qui intervient; cf. H. Walther, Das Streitgedicht in der lateinischen Literatur desMittelalters, München, 1920, p. 215-216 (QueUen und Untersuchungen zur lateinischen Philologie des Mittelalters, 5,2). On peut voir le même jeu de mots dans La complainte de Jérusalem contre Rome: Li fluns, li sepucres, li crois.

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L allégorie de l’homme nouveau laisse le lecteur moderne perplexe. Les ver¬ tus chrétiennes du juvenis d’Adam de la Bassée sont plus prononcées que chez Alain de Lille. Il n’est pas seulement noble et libéral, mais aussi sobre, humble et charitable; il se voit comblé par Tempérance, Virginité et Patience^®. Or, après la victoire sur les Vices, que conduit Athleto^i, l’âge d’or revient, les Vertus rentrent chez elles {repatriant). L’homme nouveau, renonçant au «siècle» et aspirant au repos de l’âme, se retire dans un cloître. Avant de con¬ clure par une prière, l’auteur donne l’explication suivante : Claustrum Contemplatio congrue vocari hoc potest, et juvene anima no tari fidelis, quae Domino fruitur ... (p. 170) Le cloître, c’est donc la Contemplation, et le jeune homme signifie l’âme fidèle! L’auteur essaie de donner à son allégorie une explication psychologique. La victoire sur les Vices serait une victoire intérieure. Mais alors pourquoi cette longue histoire de la création du corps? de ce corps qu’Adam de la Bassée a comparé, non seulement à Narcisse et Adonis (comme l’avait fait Alain de LiUe), mais à Pyrame et à Samson? Le poème allégorique s’effrite, sa structure n’est plus cohérente. Adam de la Bassée ne s’intéresse pas à cette structure de l’ensemble. Ce qu’il aime, chez Alain de Lille, c’est la belle fable, la description de Nature et de son concile, le voyage au ciel, les joies du paradis, la psychomachie. Son poème est véritablement un ludus: l’allégorie devient un passetemps. Elle est expliquée, ingénument. Tout est clair, plus d’énigme. D’où les titres, par exemple, qui disent d’avance de quoi il s’agit : de tmica Naturae et de bestiis pictis in ea'^'^\ de primo eqw, scilicet Visu; de pugna Avaritiae et fuga eius, et ainsi de suite. A quoi s’ajoute l’abandon du style, c’est-à-dire àxx Stylus altiloquus, et de la forme épique, ce qui signifie, d’autre part, une ouverture. La satire et l’histoire contemporaine, la musique et la tradition des puis, l’auteur lui-même.

Crient trestot a une vois Que Rome joue de faus dés. Publié d’après le manuscrit de Berne 133, f. 199a, par E. Stengel; cf. Codicem manu scriptum Dighy 86 inbihlioiheca Bodleianaasservatum descripsity.pE. Stengel,1871,p. 109; pour les autres manuscrits et éditions, voir ibid., p. 27. Vingt et une Vertus assistent au concile de Nature : *Prudentia, *Ratio, Modestia, Constantia, *Caritas, *Justitia, Aequitas, *Humilitas, Puritas, Pudor, Castitas, *Sobrietas, *Concordia, Spes, *Fides, *Honestas, Veritas, Pax, Gaudium, *Pietas, *Nobilitas. - Les Vertus que nous avons mar¬ quées d’un astérisque sont celles qui combleront l’homme nouveau de leurs dons. Adam de la Bassée leur ajoutera Largitas, Temperantia, Virginitas et Patientia. Athleto, pour Alecto, était peut-être la leçon du manuscrit de V Anticlaudianus qui a servi de base au chanoine de LiUe. La variante n’apparaît pas dans le texte critique de V Anticlaudianus de R. Bossuat; mais ce texte a été établi sur un dixième des manuscrits existants. “ La description de Nature vient en partie du De planctu Naturae.

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malade et pénitent, entrent dans ce Ludus super Anticlaudiamm. Celui-ci ne manque donc pas d’agréments et, s’il est un mauvais poème allégorique, il est aussi un bel exemple d’une littérature plus immédiate et spontanée. La salle de classe, ouverte vers le ciel, mais un peu poussiéreuse, voit s ouvrir ses fenetres qui donnent sur la rue, par lesquelles pénètre la vie quotidienne. La spéculation cède une partie de son domaine à l’observation. A la fin du XIII^ ou au début du XIsiècle, un frère prêcheur de Cysoing s’avisa de mettre le Ludus super Anticlaudianum en octosyllabes français

Dans

l’ensemble, cette traduction-adaptation suit son modèle assez fidèlement. Elle s’ouvre par un prologue original, qui est une apologie de la traduction. Il mé¬ rite d’être cité, du moins en partie. Le moine de Cysoing rappelle d’abord que certaines gens blâment ceux qui tramuent latin en roumant pour instruire la laie gent; mais une série de comparaisons (joHment choisies) doit montrer que pa¬ reille attitude ne se défend pas. 19

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28

Li rose, quant elle est trouvée En plusieurs couleurs, n’est blasmee Pour chou, ne li vins ensement. Ne li pains noirs, qui nullement Au blanc ne se peut comparer, Ne li chevaus qui scet aler Le trot, les walos ou l’amblure. Pour che voit on sans mespresure C’om veult toutes roses flairier Et tous vins aussi assaijer;

^3 Trois manuscrits: BN nouv. acq. fr. 10047, h i-4td [A]; BN fr.

1149,

f. 1240-1660 [B]; BN

fr. 1634, f. 2-52 [C]. L’édition récente de Paul Henry Rastatter nous est restée inaccessible (A thirteenth-century French translation of the “Ludus super Anticlaudianum” of Adam de la Bassée, by a monk of Cysoin; cf. Diss. Abstr., 27 [1966/67] 781 A). L’attribution à un dominicain de Cysoing se trouve dans une note de A, f. 6ov. Le ms. A contient en plus un poème sur les «Quatre filles de Dieu» Justice, Miséricorde, Vérité et Paix (incipit: Pour chou qu’umains entendemens), des vers en l’honneur de la Vierge, le Trésor attribué à Jean se Meun et des vers sur les sept signes du jugement dernier. Le ms. B est une sorte de recueil de poèmes allégoriques ; il s’ouvre par le livre de Mandevu de Jean Dupin, et se termine par le Jugement du roi de Behaigne de Guillaume de Machaut. Quant au ms. C, il ajoute à notre texte les œuvres de Baudoin de Condé, la Voie de paradis de Rutebeuf, le Dit des hérauts de Henri de Laon, deux dits anonymes, et une chronique abrégée des évêques de Liège. Le ms. A contient des passages qui manquent dans BC, mais l’ordre dans lequel se suivent certains épisodes, est parfois meilleur dans BC. Le prologue présente le poème comme étant une traduction de V Anticlaudianus, mais il s’agit en réalité d’une traduction du Ludus super Anticlaudianum; cf. R. Bossuat, ‘Une prétendue traduction de Y Anticlaudianus d’Alain de Lille’, Mélanges de linguistique et de littérature offerts à M. Alfred Jeanroy, Paris, 1928, p. 265-277. Pour une analyse et une mise en parallèle avec le Ludus, voir l’édition du Ludus par P. Bayart, p. LXXIX-CVI; Bayart cite d’après le ms. C; il ignore l’existence du ms. A.

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Et tout pain aussi sont mengiet Et tout cheval sont chevauchiet. Ensi vous di de l’escripture C’om peut lire sans mespresure En quel langue qu’elle soit mise. Et pour chou ay m’entente mise A un poete translater En roumant, pour men tamps passer. Anticlaudianus ot nom, En son tamps fu de grant renom. Et pour che qu’il est fais par vers Dont li latins est moult divers, Dedens les vers ay volut prendre Che que plus cler est a entendre. Et si y ai aussi quellies Les fleurs des sentences prisies Qui a men ceur sont delitables Et a autrui sont pourfitables. Si me suy penés de monstrer Aucuns dis pour l’euvre parer Qui ou principal ne sont mie. Si prie qu’aucuns n’en mesdie, Ains le list ententieument, Car on y voit generalment Tout bien et tout mal pour eslire Le bien du mal au souvent lire.

La langue, en somme, n’est que l’aspect extérieur, un «accident», de l’œuvre littéraire, qui est comprise non pas comme une œuvre d’art, mais comme un traité de morale. Ce qui compte, c’est le fond, les «sentences». Et encore, notre moine ne traduit que ce qui plus cler est a entendre, laissant de côté les passages Nous citons d’après A. Dans BC, le prologue ne compte que 44 vers. Voici les variantes impor¬ tantes:

V.

25 ^ plaisir en diverse aleure B, respectivement

alure C. Et toute la fin (que nous ci¬

tons d’après C; les variantes de B, insignifiantes dans le détail, permettent parfois de corriger C): 34

Pour ce ay me entente mise [ay je m’e.; B] A .j. fort livre translater En roumant, pour mon temps passer. Nom a Anticlaudianus, Ens ou quel lire ne puet nuis Qu’il n’y pourfite grandement, Quar on y voit generalment Tout quanques coers puet desirer. Si prie s’on n’y veult errer [me voit errer; B] Ou livre, que nuis n’en mesdie,

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Ains le corrige sans envie.

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trop difficiles, trop philosophiques ou trop théologiques - quitte à rapporter quelques dis qui ne se trouvent pas dans l’original (\q. principal). La suite fera voir que cet original n’est pas V Anticlaudianus, mais bien le Ludus. Est-ce à dire que le traducteur ignorait le poème d’Alain de Lille? Certes non, tout au con¬ traire. Car il lui arrive, lorsqu’il s’éloigne de son modèle direct, du Ludus, de restituer un passage de YAnticlaudianus. Un exemple: dans la description de Fortune, le moine de Cysoing ne souffle mot de Pierre de la Broche, qui consti¬ tue un des épisodes les mieux venus du Ludus. Il décrit, en revanche, la roue de Fortune. Cette description, qui ne se trouve pas dans le Ludus, il la prend chez Alain de Lille, Uvre VIII, v. 48-57 de YAnticlaudianus. I

Une foe toudis mouvoit Moult tost et onques ne cessoit. Car quant de l’une se traveille 4 Des mains, 11 autres tost s’esveille Pour 11 aidier et se s’efforche. Par coi 11 roe tout emproche. Là sont tout homme envolepé 8 Et en divers poins discipé Selon diverses aventures. Divers cas et diverses cures. Les uns met haut, puis les degette, 12 (Puis) les degettés haut i regette; Li un se kiet belement, Li autre montent radement. Et che merveilleus torbillon 16 Apele on Fortune par non. 25 L’emprunt à Alain est manifeste. Il suffit de citer le passage où la main fatiguée est relayée par l’autre main : Nam cum sepe manum dextram labor iUe fatigat Leva manus succedit ei fesseque sorori Succurrit motumque rote velocius urget. (v. 50-52) Ou encore ces «hommes enveloppés», traduction de involvens homines. Or ce pas¬ sage est significatif, car le moine de Cysoing, s’il recourt à YAnticlaudianus, ne lui prend pas tout. En effet, Alain de Lille avait ajouté à sa description de la ^5 A 31 b, B 15 6ab, C 3 91. Variantes : v. 6 emporte BC ; 8 découpé B, descopé C. La fin (à partir du v. 12) est légèrement différente dans BC. Voici le texte de B: 12

Et le hault bas, qui ne s’en guette; Les uns cheent tout bellement, Les autres montent erraument. En ce merveilleux troubeillon S’adonne Fortune tel don.

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roue de Fortune, une série d’exemples tirés de l’histoire romaine. Ces exemples manquent dans l’adaptation française. C’est dire que notre frère prêcheur évite les passages érudits, fidèle à sa maxime, exprimée dans le prologue, qu’il ne ra¬ contera que che que plus cler est a entendre. Qu’il omette, d’autre part, les exemples de l’histoire contemporaine rapportés dans le Ludus, surprend davantage^*. L’utilisation directe du poème d’Alain de Lille se manifeste autrement en¬ core. L’identification de Noys avec Sapience, par exemple, doit provenir d’une édition annotée de VAnticlaudianus. Nous lisons dans la traduction: Cheste est nommee Sapience, Qui en li a tele excellence Qui toudis demeure auvec Dieu. ^7

Plus bas seulement, nous apprenons qu’il s’agit de Noys: Et pour che que par li savons Les secrés du chiel, et avons Part as grans biens de paradis. Est elle appellee Noÿs.^s

Ce passage développe une note de Guillaume d’Auxerre: Noys ... est divina sa¬ piential^. D’une manière générale, le traducteur doit avoir utilisé des modèles glosés, aussi bien du poème d’Alain de Lille que de celui d’Adam de la Bassée. Ce dernier, par exemple, lors de la présentation de la Logique et de ses attributs, la fleur et le scorpion, avait noté en marge : per florem intellige respondentem, per scorpionem opponentem^^. Le moine de Cysoing a fait entrer cette note dans le texte même:

,• n

i

j

Li fleurs est li bons respondans, Li escorpions, opposans. (A 9c)

Si la traduction suit ses modèles latins, elle est aussi une œuvre française. Pour s’en convaincre, il suffit de citer le début du récit: 55

L’autrier si que couchiés estoie. Et reposer ne me pooie. Une pensee en moy se mist

Il est difficile à établir ce que de pareilles omissions doivent à une mauvaise tradition manuscrite. Une des particularités du Ludus, à savoir la longue invective contre le clergé, ne se trouve que dans A (f. yac). Mais comment savoir si ce manuscrit, qui est plus complet que les deux autres, n’a pas souf¬ fert, à son tour, de l’intervention du copiste? ” A 14c. B 137b et C lyr donnent: Geste pucelle est Sapience, Qui en lui a telle excellence Qu’en tous temps demeure avec Dieu. A 14c, B 137c, C lyv. BN lat. 8299, f. 48V; cf. Anticlaudianus, éd. Bossuat, Index nominum, s.v. Noys. " Ludus, p. 47.

3

lOI

Du premier homme, quel le fist Diex, quant de terre le fourma 69

75

Ensi en pensant m’endormi. Et en dormant un songe vi Assés plaisant a raconter, Ensi que vous m’orrés conter. Au commenchier me fu moustree Une dame trop bien paree C’on apeloit par nom Nature. (A)

On a dit que ce songe était emprunté au De planctu Naturae^'^. Nous ne le croyons pas. Ce début s’insère plutôt dans la tradition des visions françaises. Ce n’est certes pas Alain de Lille qui aurait commencé son prosimètre par Pautrier ... ! Comme le Ludus, l’adaptation française s’ouvre par une description de dame Nature 32. Comme dans le Ludus, le morceau de bravoure de ce passage est cons¬ titué par la description des vêtements de cette Nature : l’extérieur du manteau est orné de volatiles, l’intérieur, de quadrupèdes, et les souliers, de poissons. Le schéma de cette description remonte, sans le moindre doute, au De planctu Naturae. Or le catalogue des animaux est beaucoup plus long dans le texte français que dans le Ludus. Mais vouloir inférer, de là, que le moine de Cysoing ait complété ses listes à l’aide du prosimètre d’Alain de Lille 33, c’est aller un peu vite. Le Ludus énumère une douzaine d’oiseaux ; le De planctu, près d’une tren¬ taine, tandis que le texte français en donne vingt-deux 3+. L’aigle, par exemple, qui manque dans le Ludus, est cité par les deux autres textes. Alain de Lille dit: lUic aquila post juvenem secundo senem induens, iterum in Adonidem revertebatur a Nestore^s. Chez le moine de Cysoing, nous lisons : Et li aigles aloit brisier Sen bek au perron ou gravier, (dans A seul) Ces deux textes n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Si l’auteur de l’adaptation française a connu le De planctu Naturae, il s’en est inspiré d’une manière toute générale. Alain de Lille lui aurait alors simplement suggéré d’allonger les listes des animaux. Mais pareille hypothèse n’est pas nécessaire. Le moine de Cysoing Bayart, Ludus, p. LXXX. 32 L’ordre des éléments est cependant interverti: le Ludus commence par la description du locus amoenus, tandis que le texte français débute par la présentation de dame Nature. 33

C’est ce qu’ont affirmé R. Bossuat et P. Bayart.

+ C’est-à-dire le ms. A; BC n’en donnent que dix-sept.

3

35

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PL 210, 43 5 D.

a très bien pu se servir d’un bestiaire quelconque, qui lui aurait fourni et un catalogue complet et les détails qui caractérisent chaque animal. Cette remar¬ que vaut également pour les quadrupèdes {JLudus: onze; texte français: dixsept) et les poissons (Ludus: cinq; texte français: dix dans A, huit dans Toute cette partie a été développée dans un but didactique. Notre auteur a estimé que ces listes seraient (comme il l’a déclaré dans le prologue) pourfitables à autrui. Elles constituent un bestiaire français. On voit donc que le traducteur-adaptateur a une personnalité propre. Adam de la Bassée avait surtout des préoccupations morales et un réel intérêt musical. Le moine de Cysoing, qui ne semble pas avoir été sensible aux intermèdes musi¬ caux de son modèle, veut également faire œuvre morale, mais il donne à son adaptation cette dimension encyclopédique que le Ludus avait justement laissé tomber (du moins autant qu’un texte comme VAnticlaudianus le permettait). Cet esprit encyclopédique diffère cependant de celui du poème d’Alain de Lille. Il puise à des sources plus troubles. Il vise vraiment la laie gent. Son érudition n’est d’ailleurs pas à toute épreuve. Ainsi, on est perplexe de voir peint, dans la galerie des hommes illustres du palais de Nature, un Seneques li amoureus^'^. Mais ce n’est pas à des vétilles qu’il faut juger notre moine. Il s’est vraiment efforcé de transmettre à ses contemporains quelque chose du livre degrant renom. On ne sera pas étonné de voir que notre auteur a maintenu l’interprétation purement chrétienne d’Adam de la Bassée. Comme chez son modèle, on ren¬ contre la Charité parmi les Vertus qui accourent au concile de dame Nature 3®. Le frère prêcheur prêche aussi la morale : Toute cheste segnefianche Moustre du coer le suffisanche En quel honneur homs vincroit. Se pechiés ne le deffaisoit. 39 ® L’exemple du saumon montre que le ms. A n’est pas toujours supérieur.

3

Ludus, p. i6:

Hic salmo, insinuans uteri sapores Sat plures quam Salomon occupât lectores.

B 126a, C 4r: Là le saumon plus alechoit Cuer que Salemon ne faisoit. A 3d :

Et li saumons ceurs alekoit Plus que li santiers ne faisoit. [sentiers, pour sautiers],

A 4b. - Le lapsus se comprend. La formule optimus excultor morum d’Alain {Anticl., I, 136), est devenue chez Adam de la Bassée : Seneca morosus! * Voici la liste des Vertus : Prudence, Raison, Atrempance, Constance, Largesce, Charité, Equité,

3

Humilité Honte, Chasteté, Concorde, Sobriété, Espérance, Foi, Vérité, Honnêteté, Joie, Paix, Pitié et Noblesse. Dans le ms. A manquent Atrempance et Constance. 39

A 41a, B 166 b, C 5IV. Au troisième vers, il manque une syllabe. Peut-être faut-il corriger vincroit

en monterait. 103

Comme chez Adam de la Bassée, le jeune homme entre au couvent, après la victoire sur les Vices.

«

Et li jeunes homs tous lassés Qui paine avoit eü assés, Esraument s’alure adrecha Ou lieu où il se reposa : Ch’est ou cloistre de Consienche, Où on set le vraie science De Dieu amer parfaitement. L’abbé de ce couvent offre au jouvenchel draps et pain. Ce pain (l’explication ne se fait pas attendre) est la contemplation. Pour cheu n’en veuil ore plus dire. Car ne puet si grant bien descrire Nuis coers s’il ne l’a savouré. Chi fine Anticlaudiams, En ouquel li(v)re ne puet nuis, S’ü veult de boin coer entendre. Qui moult de bien n’i puist aprendre. Cet Anticlaudiams français ne pèse pas lourd dans l’évolution du poème allé¬ gorique. Il s’agit d’une traduction, et d’une traduction tardive, faite par un moine à qui la manière allégorique, toute cheste segnefianche, est familière. S’il lui faut une apologie, ce n’est point l’apologie de l’allégorie, mais bien celle de la traduction. Il arrive à ŸAnticlaudianus du maître de Lille, à travers le Ludus super Anticlaudianum d’Adam de la Bassée. Est-ce un défaut? Non, c’est un indice: dans la patrie d’Alain, à la fin du XIII^ siècle, le jouvenchel est compris comme une image de l’âme chrétienne, qui, après avoir pris connaissance des secrets du monde et du ciel, et après la lutte victorieuse sur les vices, accède, dans sa conscience, à la contemplation. UAnticlaudianus est devenu un sermon allégorique sous la forme d’un songe, raconté à la première personne. Ellebaut, Anticlaudien C’est également dans la seconde moitié du XIIE siècle qu’un autre clerc du Nord, Ellebaut, adapte le poème d’Alain de Lille. Il est regrettable que son Anticlaudien ne nous ait pas été conservé en entier. Tel qu’il nous est parvenu ^2, A

41C,

B i66b, C 5IV. Noter la variante de B, qui parle du cloître de Sapiencel

Le troisième vers avant la fin est identique au v.

38,

cité à la note

24.

Toute cette partie finale

a

été citée par Bayart, d’après C. Le texte de BC semble ici meilleur que celui de A, lequel, cependant, compte deux vers de plus. “*2

104

3408

vers octosyllabiques à rime plate, dans le ms. BN fr. 17177, f. 224b-243b (fin du XIII®

il mérite toujours notre attention, car Ellebaut s’y montre un écrivain bien français. Dans son prologue (v. 1-32), Ellebaut reconnaît que VAnticlaudianus est une œuvre difficile qui a besoin d’être expliquée, si l’on ne veut pas rester à Vescorce: 8 En la matere a tant de force Que ja lais hom n’i verra goûte S’aucuns hom ne li espont toute, Qui bien saiche Anthiclaudïens. Ellebaut se targue de pouvoir jouer ce rôle d’expositeur, non pas qu’il entende reprendre VAnticlaudianus dans son ensemble ou qu’il ne se soit permis d’ajou¬ ter du sien: 13 Non mie ainsi que je racont Touz les diz qui escrit i sont, N’il ne ra pas en celui livre Tôt quanque mes traitiez te livre, Ains i ai moût osté et mis. Et nonporquant bien m’est avis Que cil qui celui savra voir Doit bien dou mien auques savoir. Et l’alegorie et la letre Sot bien afremer et prometre 23 Que riens n’i a contre la foy. On voit immédiatement quelle tournure prendra le traité d’Ellebaut : il s’agit, pour l’auteur du XIII® siècle, de montrer que Y Anticlaudianus est un poème siècle). Etude et édition: A. J. Creighton, Anticlaudien. A Thirteenth-Century French Adaptation of the Anticlaudianus of Alain de Lille by Ellebaut, Washington, 1944 (thèse de l’Université Catholique); c.r. par A. Lângfors, NM 47 (1946) 180-187 (propose de nombreuses corrections); R. Bossuat, BEC 107 (1947-48) 124-126. - Creighton ignorait l’existence d’un deuxième manuscrit (Porto 619, f. 6oa-7oa, du XV® siècle, plus court d’un millier de vers), signalé par G. Moldenhauer, ‘Nachweis altérer franzôsischer Handschriften in portugiesischen Bibliotheken’, AS NS 151 {iç/’i-i) 73-74. L’explicit du ms. de Paris parle d’une soume de moralité; celle-ci semble embrasser, outre V Anticlau¬ dien, le Livre de philosophie et de moralité d’Alart de Cambrai et les poésies de Pierre de Maubeuge. Le manuscrit de Porto ajoute au fragment d’Ellebaut: Y Image du monde, les XVjoies de Notre Dame et un grand nombre de pièces religieuses. - Nous n’avons pas consulté la thèse polycopiée de G. Raynaud de Lage, mentionnée dans MB, n® 3497. ‘•3

C’est chose courante qu’un auteur, tout en avouant les changements personnels qu’il a fait subir

au texte, proteste de rester fidèle à son modèle. Voir par exemple Benoît de Sainte-Maure, qui déclare suivre le latin et la lettre, mais ajoute aussitôt: Ne di mie qu’aucun bon dit N’i mete, se faire le sai. Mais la matire en ensivrai. Ed. Constans, SATF, 1.1, v. 142-144. Comparer aussi les v. 47-49 du prologue (ms. A) de Y Anti¬ claudianus français du moine de Cysoing.

chrétien. Ellebaut adapte le prologue en prose d’Alain de Lille. Il en retient le schéma des différents niveaux de lecture, mais il le réduit à deux possibilités. akgorie et letre. L’allégorie, pour Ellebaut, est le sens ca’ché et, en 1 occurence, le sens chrétien. On notera que la letre n’est pas sacrifiée. Le sens littéral conserve son importance, car il est conforme à l’esprit de l’allégorie. Il est évident qu une telle position se défendrait difficilement, si l’on avait affaire à des fables mytho¬ logiques. UA.nticlaudianus s’explique sans «moralisation». Pourtant, pour mar¬ quer une gradation, Ellebaut recourt à l’image bien connue de l’écorce et de la matière (qui a ici gardé le sens étymologique de «bois», oxxfust en ancien fran¬ çais). Cette image a donc une valeur plus générale chez Ellebaut que chez Alain de Lille, lequel l’emploie, d’une façon assez surprenante, lorsqu’il parle de la Grammaire^"*. Ainsi, au dire meme d’Ellebaut, \ Anticlaudien, poeme allégo¬ rique, est une explication de V Jinticlaudianus, autre poème allégorique. On ne dira donc pas que l’auteur prend avec l’original «les plus fâcheuses libertés»«, puisque ces libertés sont intentionnelles. Ellebaut est du XIIE siècle; il veut être pris au sérieux. Rendons-lui cette justice. Il est, comme nous, un lecteur d’Alain de Lille. S’il réagit autrement que les critiques du XX® siècle, c’est son droit. De plus, il a pris plaisir à la lecture du poème. N’est-ce pas là un avantage qu’il a sur maint érudit moderne? \JJinticlaudianus s’ouvre par l’évocation de l’activité de Nature et par 1 énu¬ mération des Vertus qu’elle a convoquées à son concile. Ellebaut, tout comme Adam de la Bassée, commence par la description du locus amoenus: 33

Uns liex est en terre secrez, Delicieus, dous, et trempez, Plaissanz, acceptables, et biaus.

Après avoir évoqué, très sommairement, le palais- qui s’élève sur la montagne, dans ce jardin délicieux, l’auteur continue assez gauchement; 112

Or vous weil dire de Nature Qui dame estoit de cel hostel.

Il est remarquable qu’Ellebaut, avant de nous parler de Nature, despensiere de Dieu, nous présente sa fonction morale, qui est d’enseigner à l’homme ce qu’il faut aimer et ce qu’il faut haïr. 118

Nature nous enseigne à droit Qu’amer devons et quoy haïr.

Anticlaudianus, II, 510-513: cortex, medulla, nucléus. “^5

R. Bossuat, introduction à l’édition de Y Anticlaudianus, p. 45. Voir du même, le c. r. de Creighton,

cité: «Le remanieur a complètement méconnu la signification philosophique et le caractère encyclo¬ pédique de son modèle, au point de le réduire à une somme assez banale d’instruction religieuse. » Ou encore: «... il a trahi en quelque sorte Alain de Lille, qui plaçait le Christ auprès de la Vierge.» 106

Arrivent, l’une après l’autre, quinze Vertus, dont voici la liste (entre paren¬ thèses, nous donnons le nom correspondant de VAnticlaudianus; voir aussi, cidessus, les notes 20 et 38). Concorde (Concordid), coifFée d’une couronne de feuilles d’olivier, en senefiance de pais. Abondance {Copia), porte un chapel de P or de Frise. Loenge {Favor) : pas d’attributs, mais son discours est plus long, comme il sied à celle qui parle miex que nus haus bon. {luventus manque) Leesse {Risus) : pas d’attributs, pas de discours ; elle ne cesse de rire, mais elle en a honte. Vergoigne {Pudor): tient une main sur l’œil droit; prend place à côté de Leesse, mais, choquée par le rire de sa voisine, elle baisse son viaire. Atrempance {Modesfia) : la plus belle de toutes. Raison {Ratio) : avec trois miroirs (lacune dans le texte), dont chacun est décrit. Honestés {Honestas) : avec un éventail, fait de plumes de roitelets, de rossignols et de pinsons, à l’aide duquel elle chasse Vilonie. Biautés {Decus) : selon la volonté de Dieu, elle est essamplaire de toute hiauté. Prudence {Prudentid) : porte une balance ; elle sait ce que valent les choses et combien elles durent ; elle n’a cure de ce monde, ains pensoit à choses devines. Pitié {Pietas) : le visage baigné de larmes. Foi {Fides): elle est preus, cor toise, et sage; le mensonge et la flatterie lui sont inconnus. Pascience (manque): vêtue pitoyablement, car elle sait bien souffrir et froit et chaut; Nature la reçoit en lui reprochant de ne pas se laisser toucher par sa douleur - à quoi Patience répond qu’elle ne saurait se lamenter; elle conseille à Nature de souffrir et le bien et le mal: 443

«Je ne sui pas de plorer famé. S’on vous meffet, vous estes dame: Amendez le!»

Largesse ( Virtus que spargit opes). Ellebaut laisse entendre qu’Alain de Lille ne l’a pas appelée par son nom : 456

Après i vint madame gente Que je doi Largesse apeler.

Cette Largesse donne tout ce qu’elle possède, parfois jusqu’à sa chemise, et l’on voit alors qu’elle estpucele. Elle ira même plus loin et se donnera toute entière à celui qui la priera d’aimer san:^^ nule vilonie. Alors, seulement, sa joie sera complète, car, s’étant donnée complètement, elle ne pourra plus rien donner. Courtoisie, qui plaine fu de grant nohlece {Nobilitas); elle s’assied un peu plus bas que les autres, mais Largesse accourt, et lui offre une place entre elle et Patience. Une fois l’assemblée complète. Nature se lève pour prendre la parole. Elle expose longuement comment l’homme se desnature en s’adonnant à de nombreux péchés, tels que la paresse, l’avarice, la fraude, le parjure, l’orgueil, le blasphème, la luxure, le meurtre, la trahison : 107

625

Toute proessë est alee, Et Relegions afolee.

Il faut créer un homme sans péché. Pour ce faire, Nature a besoin de la colla¬ boration des Vertus. Prudence prend la parole et avertit l’assemblée que Dieu seul peut faire une telle créature. Dame Raison approuve, car difficilement naîtra 735

Bons emfes de mauvaise mere.

Que Dieu envoie un champion qui extermine les Vices, et restaure le règne des Vertus. «Personnellement, affirme Raison, je n’ai plus rien à dire sur terre, car c’est Desraison qui commande : 760

Ele est roïne et je sui garce.

Les Vices nous ont chassées; 772

777

Si serons à touz jourz hordes. Et nous et madame Nature, S’une novele créature N’envoie Diex de son roiaume. Qui port escu et lance et hiaume Por les Vices fouler et batre. »

Mais un tel champion doit être à la fois Dieu et homme. Sa nature divine sera couverte par l’écorce de Vumanité. Que l’on envoie Prudence auprès de Dieu, pour qu’elle implore Son aide! Mais Prudence s’excuse, alléguant qu’elle ignore le chemin. Les autres Vertus insistent. Prudence s’obstine dans son refus bref, il y 2i grant descorde entre ces nobles dames. Il faut l’intervention de Con¬ corde pour rétablir le calme. Prudence accepte alors la mission, mais elle de¬ mande que Raison l’accompagne et daigne estre charetons. Les Vertus s’empres¬ sent de construire le char et d’y atteler cinq chevaux, 1012

... qui voler savoient. Car dames apris lor avoient Qui erent devines ou fees.

Prudence se met dans le char et Raison monte sur un des chevaux. Le char s’élance et, à gran‘:{^ jornees, l’expédition arrive au ciel. Toute cette partie diffère notablement de YA.nticlaudianus. Non seulement l’auteur arrange-t-il la liste de Vertus, laissant de côté luventus, ajoutant Pa¬ tience, et faisant de Nohilitas Courtoisie, mais encore consacre-t-il à chacune un petit portrait, voire un dialogue avec Nature. Dans le discours de Prudence, il n’est pas question de l’âme, mais de l’homme entier. Ellebaut fait ainsi bon marché de tout ce que le système d’Alain de Lille pouvait avoir de platonisant. De plus, l’homme nouveau devra être un champion, un défenseur des Vertus; en termes fort claires, l’auteur prépare la bataille entre ces Vertus et ces Vices, 108

dont Nature, dès son premier discours, a dressé l’inventaire. La richesse des thèmes de VAnticlaudiams se voit ainsi réduite au seul problème moral. S’il en résulte un avantage, c’est celui d’une structure plus simple, toute centrée sur l’opposition entre les Vices et les Vertus. Le char et les chevaux ont perdu toute valeur allégorique. Si, dans certains manuscrits, VAnticlaudianus est appelé cyclopaedia, VAnticlaudien ne mérite plus ce nom; Ellebaut ne cite même pas les sept arts Hbéraux, et fait htière de toute la cosmologie que permet d’évoquer le voyage à travers les sphères célestes. Idincipit et Yexplicit du manuscrit parisien disent fort justement ; Ici commence Anthiclaudiens, qui parole des vices et des vertus; et : Explicit la soume de moralité. Désespérant de trouver le bon chemin. Prudence s’apprête à prendre le che¬ min du retour, lorsqu’elle aperçoit par aventure 1092

Une dame aler par le ciel Qui revenoit de saint Michiel.

L’auteur ne nous dit pas comment il a su que la dame revenait de saint Michel ; il nous décrit cette dame, qui semble une reine, car elle est coiffée d’une cou¬ ronne;

1099

, Si tint son livre en sa main destre. Son ceptre en s’autre main tenoit. Tel com roÿne avoir le doit.

Pour la première fois, Ellebaut donne la description des figures qui ornent la robe d’un de ses personnages. Malheureusement, le manuscrit édité a ici une lacune, ce qui nous prive d’indications significatives. Mais on peut, avec l’édi¬ teur, voir dans cette reine qui se promène au ciel, une personnification de la

Théologie46. Elle invite Prudence à laisser en arrière le char, les chevaux et Raison. La justification a de quoi nous surprendre: 1177

Je ne weil pas que Dex se plaigne Que trois aillons en son palais !

La jolie expHcation qu’Ellebaut a imaginée! - et cela tout simplement parce qu’il a abandonné le sens allégorique du char et des chevaux! - Arrivée devant le trône de Dieu, Prudence s’évanouit, éblouie par tant de lumière. La reine la réconforte d’un miroir et d’une potion. 1299

De terimbentin et de basme Fu espoir la puisson comfite: Mainte racine i ot eslite.

Voilà donc cette potion, qui chez Alain représente probablement la foi, mys¬ tère profond, réduite à quelque recette de fisicien! Voir la note 33 du chapitre précédent, p. 81.

Le long discours (plus de 5 5 o vers) entre Dieu et Prudence ne doit rien a Alain de Lille. Dieu apprend à son interlocutrice, qui se répand en protestations d’humilité, que les péchés des hommes lui sont connus depuis longtemps, mais qu’il ne s’en fait guère, puisque les hommes travaillent à leur propre condamna¬ tion. Pourtant, ému par la prière et la dévotion de Prudence, mais aussi parce qu’il l’a promis à Abraham et à David, Dieu consent à réinstaller les Vertus sur lâ. terre

1875

1880

En terre formerai mon cors Dedenz une virge pucele. Si sera, Prudence, que cele Qui fille est portera son pere. Que pucele sera sa mere; Ce que ne set faire Nature.

Sur quoi arrivent deux groupes d’anges, dont le premier demande à Dieu quand il accomplira la promesse faite à Abraham et à David (ce qui semble être la manière dont notre auteur veut illustrer la préscience divine ...). Le deuxième groupe est formé des anges gardiens de la Vierge. Tout en faisant l’éloge de la pureté et de la dévotion de leur protégée, ils se déclarent confus et perplexes devant le danger qui la menace, 1973

Car uns fevres qui moût iert nus. Sans grant sïence et sanz savoir, La doit en mariage avoir.

Dieu intonne alors lui-même la louange de la Vierge! Eilebaut reprend ici textuellement une partie de la louange de Marie de VAnticlaudianus (fin du livre V). Dieu renouvelle sa promesse; les anges manifestent leur satisfaction; Prudence prend congé et retourne, guidée par la reine, auprès de Raison. En cours de route, espoir par une estrange voie (v. 2174), Prudence et Raison rencontrent une dame tout éplorée. La conversation s’engage - le récit devient plus vivant. Prudence reconnaît suer Religions, et cherche à la consoler. Avant de faire le récit de ses malheurs, Rehgions reprend des forces grâce à un petit somme;

2259

^ Un petit sua en dormant. Si li valut une mecine.

Rétablie, elle conte à ses deux sœurs ce qui lui est arrivé. Voulant se rendre au concile de Nature, elle a été invitée par une dame d’apparence fort honnête, dont elle a accepté l’hospitalité. Mal lui en prit! Car la dame n’était autre que Trahison, qui recevait justement chez elle Elation (Orgueil), Envie, Ire, Accide, Gloutrenie, Luxure {le cors ot descharné et maigre, v. 2408) et Avarice. Chacune de ces dames desloiax fit alors son propre panégyrique (de 40 à 60 vers), se jugeant elle-même plus puissante que ses compagnes. En effet, chacune a ses iio

titres de gloire: Elation a fait trébucher Lucifer; Envie est à l’origine des mal¬ heurs d’Adam, d’Abel et de Joseph; à Gloutrenie revient le mérite de l’ivresse de Noël et de L,ot; Luxure a séduit David, Salomon et Pâris. Elles tombent d’accord pour demander le jugement à leur hôtesse Trahison, qui, fidèle au nom qu’elle porte, s’en remet cependant à ReHgion. Celle-ci s’excuse, alléguant qu’elle vient de chanter les compHes et veut garder le silence. Il ne faut pas da¬ vantage pour que la pauvre Religion ne soit rossée magnifiquement. 2832

Si vous di c’omques em Poitou N’ot famé si très bien batue.

La besogne achevée. Religion est jetée à la porte, où Avarice la suit, pour la dépouiller de ses vêtements. Ainsi prend fin le récit de Religion. Prudence réussit alors à la persuader de ne pas aller se plaindre à Dieu, car, outre que le chemin est long et pénible, les Vices vont être chassés de la terre. En dialoguant ainsi. Raison et Prudence transportent leur sœur dans le char, ce que l’auteur raconte non sans agrément, et avec des détails pittoresques. La course reprend. Tout à coup, à cause d’une inadvertance de Raison, le char est sur le point de se renverser. Une fois le danger passé. Prudence de¬ mande à Raison pourquoi elle n’a pas été sur ses gardes. Celle-ci lui fait part de ses inquiétudes: comment l’homme pourrait-il échapper là où ReHgion a été prise? Prudence commence alors (et le char continue à rouler) une longue ins¬ truction sur les vices et sur les remèdes permettant à l’homme de les vaincre. C’est d’abord le tour de l’orgueil, et, sur une question de Raison, de l’envie. Au beau milieu de la définition de ce vice, le texte s’arrête. On peut déplorer cette fin abrupte. Vraisemblablement, Prudence aurait énuméré les antidotes contre les autres péchés capitaux. Mais il aurait bien fallu que cette «instruction rehgieuse ambulante» prît fin, que le char arrivât chez Nature, que la promesse de Dieu devînt réalité. Nous en sommes réduits aux hypothèses. Comment savoir si l’auteur avait imaginé, à la fin de son poème, une lutte entre les Vices et les Vertus? ou si, en revanche, il avait conçu la dé¬ faite des Vices comme une fuite pure et simple devant l’apparition majestueuse du Sauveur? Ellebaut, tout comme le moine de Cysoing, écrit pour le lais hom (v. 9). Il entend expHquer V Anticlaudianus, ce qu’il fait à sa manière. L’homme nouveau, c’est le Christ. Idéalement, le poème se situe avant l’Incarnation - malgré la citation d’Hérode et de Néron (v. 563) et les louanges de la Vierge. En matière de chronologie, les hommes du XIIE siècle n’étaient pas trop pointilleux. Notre poème fait en quelque sorte pendant aux mystères : le dialogue est à l’honneur et une représentation scénique ne demanderait que fort peu de changements. Si Ellebaut sacrifie le voyage, il retrouve l’élément dynamique dans le dialogue, bien que nombre de ces morceaux soient du pur enseignement. III

VAnticlaudien se divise en quatre parties, dont la première, seule, est cal¬ quée sur le poème d’Alain de Lille. Or même là, Ellebaut se montre indépen¬ dant. En définitive, V Anticlaudianus fournit tout juste l’idée du concile des Ver¬ tus chez Nature, celle de l’ambassade de Prudence et de Raison, et quelques détails comme dans la louange de la Vierge ou dans certaines descriptions. Le reste du poème ne doit rien à Alain de Lille : aussi bien le dialogue de Prudence avec Dieu que le récit de Religion, ou l’invective (inachevée) contre les vices, sont indépendants de V Anticlaudianus. La structure allégorique n’est pas sans faille. Passe encore qu Ellebaut, évi¬ tant l’énigme, semant les attributs et les descriptions avec parcimonie, nous présente chaque personnification dès le premier vers : après vient madame Loenge; la quarte dame fu Leesce; premiers Elations entra; etc. Mais les doubles emplois sont fâcheux. Nous pensons ici à la représentation des Vices, qui, d’abord, étant personnifiés, parlent et agissent, mais qui, dans l’enseignement de Prudence à la fin du poème, sont traités comme des entités morales (ou immorales), dont on parle à la troisième personne. La personnification reste sur le plan métaphorique : 3399

Envie rit d’autrui dolour. Envie a joie d’autrui plour. Envie blâme autrui tritesse ...

Les interventions de l’auteur sont souvent gauches. Des formules comme des dames ... vous parlerai, etc., dénotent une certaine incapacité de fier les épisodes entre eux. L’exception, pourtant, est toute à l’honneur d’Ellebaut (à moins que l’on y trouve une source) : c’est le récit de Rehgion. Une trouvaille. L’auteur s’efface pour faire place à l’héroïne, qui raconte, à la première personne, des évé¬ nements situés dans le passé. Et à l’intérieur du récit, les Vices en personne par¬ lent, traçant chacun un portrait élogieux de soi. C’est là un très bel exemple de ce que l’ancienne rhétorique désignait par ironia çXsimulatio. L’astuce est double, puisque, tout en étant relatés en discours direct, ces faits sont racontés à leur tour par Religion. Ce discours direct à l’intérieur d’un discours direct (l’éthopée), avec imitation (mimésis) de l’adversaire, a permis à Ellebaut de vivifier son poème d’une façon fort heureuse. De plus, la discussion entre les Vices étant un véritable débat, l’auteur se montre arbitre de la situation, car le lecteur, qui est en droit de s’attendre à un jugement, se voit détrompé; pour les raisons que l’on sait, ce jugement n’a pas Heu. - Enfin, si le catéchisme de Prudence est as¬ sez mécanique, la façon dont l’auteur le prépare ne manque pas d’habileté. Un événement (la voiture qui a failH culbuter) soulève une question (à quoi est due l’inattention du charretier?); la réponse, psychologique, conduit tout naturelle¬ ment à des considérations morales. Ellebaut n’est ni philosophe, ni grand théologien. Il ne s’intéresse guère à la cosmologie. Sa personnification de Nature ne dépasse pas ce que le sens comII2

mun entend par ce concept. UAnticlaudien serait-il ainsi sans intérêt? Certes non, car Ellebaut sait raconter.

ARCHITRENIUS

Jean de Hauville et son A.rchîtremus semblent avoir peu intéressé la critique moderne. Des juges compétents dénoncent «l’abus de l’allégorie» (J. de Ghellinck) et vont jusqu’à qualifier VArchitrenius de «dull, turgid, and obscure poem» (Sedgwick)

Puisque de pareilles jugements n’invitent guère à la lec¬

ture, nous estimons qu’une analyse du poème ne sera pas entièrement super¬ flue. YJArchitrenius, composé vers 1284, est postérieur aux poèmes d’Alain de Lille. Par l’emploi de l’hexamètre et par la recherche du style, il se rapproche de VAnticlaudianus, mais il va beaucoup plus loin que celui-ci dans l’emploi de ces constructions et jeux de mots baroques qui devaient faire les déhces de certains professeurs de l’époque. Pour un Gervais de Melkley, par exemple, il constitue un réservoir inépuisable de tropes, figures et métaphores de toute sorte. Jean de Hauville a aussi connu le De planctu Naturae, qui lui a peut-être suggéré l’idée initiale de son poème de VArchipleureur. Pour nombreux qu’ils soient, ces contacts ne suffisent pas à faire de Jean de Hauville un imitateur d’Alain de Lille. YJArchitrenius est autre chose que VAnticlaudianus. Comme celui-ci, comme la Cosmographia, comme les Noces de Philologie et de Mercure, V Architrenius se compose de neuf hvres. Le premier commence par des sentences qui condamnent la paresse, source de tous les maux. L’auteur se met donc à écrire, afin que l’oisiveté ne lui fasse pas endormir la flamme de la Muse, at ne desidia Musae mihi sopiat ignés. Après une dédicace à Gautier de Coutances, évêque de Lincoln et promis à l’archevêché de Rouen, on en arrive enfin au

‘ Nous utilisons l’édition de Thomas Wright, The Anglo-Latin Satirical Poets and Epigrammatists, London, 1872,1.1, p. 240-392. La bibliographie fournie par Manitius, t. III, p. 809, de sa Geschichte der lateinischen Literatur des Mittelalters (1931), ne s’est pas beaucoup accrue. Voir Sedgwick, Spéculum, 5 (1930) 293-94, et 8 (1933) 79-80 (questions de texte). Quelques pages aussi chez Edmond Faral, ‘Le manuscrit 311 du «Hunterian Muséum»’, SM N.S. 9 (1936) 88 et suiv. Pour les citations de Y Archi¬ trenius que fait Gervais de Melkley, on peut voir maintenant l’édition de son art poétique, par H.-J. Grâbener (Forschungen zur Romanischen Philologie, 17, Münster, 1965), bien que l’éditeur n’ait pas identifié tous les passages de Jean de Hauville. Pour les citations dans le Fulgentius metaforalis, ci. H. Liebeschütz, Fulgentius metaforalis, Leipzig et Berlin, 1926, p. 105-106 (Studien der Bibliothek Warburg, 4). Enfin une bonne nouvelle: M. Paul Gerhard Schmidt (Gôttingen) prépare une édition cri¬ tique de VArchitrenius. C’est grâce à un renseignement de notre collègue allemand (lettre du 25 avril 1967) que nous avons pu nous décider pour la graphie Hauville (contre Hanville, proposé par Faral), qui semble être la mieux étayée par la tradition manuscrite. Que le futur éditeur de VArchitrenius trouve ici l’expression de notre vive gratitude.

récit. Le héros du poème, Architrenius, se plaint des mœurs dépravées de son temps. «C’est donc à cela que Nature m’a fait naître?» se demande-t-il, La puis¬ sance des vices sera-t-elle éternelle? N’y a-t-il point de remede à ces maux? Pourtant, la Nature est puissante, elle fait mouvoir les deux, elle couvre la terre de fleurs, etc. Natura est quodcomque vides. Cette Nature produit meme des monstres (ce qui est l’occasion, pour l’auteur, de faire défiler une longue série de ces monstres, tels que Pline, Solin et Valère Maxime les avaient déjà dé¬ crits). Architrenius estime que, pour avoir une réponse à ses questions, la meil¬ leure des choses est d’aller trouver Nature en personne. Quid faciam novi, profugo Natura per orbem Est quaerenda mihi; veniam quamcunque remotos Abscondat sécréta lares, odiique latentes Eliciam causas, et rupti forsan amoris Restituam nodos ... Architrenius se met en route, ne craignant ni mer ni montagne, ni froid ni châ-\id *

Et face sol Maurum faciat, nive bruma Britannum.

Le voyageur arrive au palais de Vénus, qu’il reconnaît immédiatement comme tel, sans se perdre dans de longues descriptions énigmatiques. Jamque fatigato Veneris domus aurea, rerum Flosculus, occurrit, monti superdita^, qualem Cantat odorifero Philomena poetica versu. Architrenius tombe amoureux d’une des jeunes filles de l’entourage de Vénus. Suit une description minutieuse de cette pucelle (les derniers 127 vers du pre¬ mier livre). Livre IL Pendant soixante vers, cette description continue, et ceci jusqu’aux moindres détails. On croirait la pucelle nue. L’auteur se hâte de justifier ses indiscrétions \

Haec oculis partim notât Architrenius, et quos Non videt a simili visorum coniicit artus, Nudaque pro speculo velatae gratia servit.

La plume du professeur, expert dans la technique de la descriptio puellae, s’étant laissée emporter, le moraliste croit bon de mettre les choses à leur place. Suit immédiatement le portrait de Cupidon; ailé, il porte carquois, flèches et arc; il est richement vêtu. Ici encore, l’auteur éprouve le besoin de justifier ces longs portraits. L’aspect extérieur, dit-il en effet, nous renseigne sur la façon d’être : 2 Walter Pabst a émis l’hypothèse que le palais de Vénus sur une montagne pourrait être à l’ori¬ gine du mythe de la montagne de Vénus; cf. Venus und die missverstandene Dido. Literarische Ursprünge des Sïhyïïen- und des Venusberges, Hamburg, 1955, p. 101-103 (Hamburger romanist. Studien, A, 40).

Arguit exterior animum status, intimus extra Pingitur aflFectus ... ... habitus qui caetera velat Pectora develat, aperitque abscondita, morum Garrulus interpres, et mentem veste loquenti Praedicat exterior internas paginas leges. Sans la moindre transition, pratiquement sans aucune justification de ce changement de décor {coepti memor inde transit, se souvenant du but de son voyage, il s’en alla), voici Architrenius dans quelque tripot mal famé, ce qui offre l’occasion de longs développements sur les maux de la gloutonnerie et sur Bacchus, à qui, dans une apostrophe directe {Bacche!'), l’auteur reconnaît des mérites, car _ . ., , . . , . , Praetimidos audere facis, leporique leonem Inscris ... etc. Il va de soi, l’excès et l’enivrement sont dûment blâmés, tandis que la sobriété des moines blancs, de Fabricius, de Philémon et Baucis, est digne de toutes les louanges. La table frugale de Baucis est copieusement décrite. Architrenius, regrettant d’avoir dû assister à ce spectacle, continue son che¬ min:

, „ bref, c’est Pans 3.

^ . abo festinat, eunti Exoritur tandem locus, altéra regia Phoebi, Parisius, Cyrrhaea viris, Chrysaea metalbs, Graeca libris, Inda studiis, Romana poetis, Attica pbilosophis, mundi rosa, balsamus orbis ..., f >

L,ivre III. Avec force détails pittoresques, le livre III décrit la vie misérable des étudiants à Paris. Les monstres les plus cruels, les chevaux de Diomède, Busiris, etc., auraient pitié de toute cette détresse de ceux qui s’adonnent à l’étude des artes, tandis que les riches de l’époque, plus cruels que ces monstres, les méprisent. Il est vrai qu’il y a des philosophes superficiels, qui nudum nomen et umhram numinis arripiunt. Quoi qu’il en soit, les puissants distribuent leurs dons à ceux qui ne les méritent pas. L,ivre IV. Poursuivant son chemin, Architrenius arrive dans la région de Pella, l’ancienne capitale de la Macédoine, où il trouve la montagne de r Ambi¬ tion'^. Tous les arbres y poussent (longue série de variétés du poirier); il y a des 3

Les louanges ou les misères de Paris ont été chantées par d’autres poètes de l’époque, par Nigellus

Wireker, Alexandre Neckam, Gui de Ba2oche. - Les vers de Jean de Hauville ont été célèbres jusqu’à la Renaissance. Geoffroy Tory les cite encore dans son Champ Fleury (1529, f. VIr); il est curieux que cette citation ne soit pas faite d’après l’édition de VArchitrenius que procura Josse Bade, en 1517, mais d’après les Annoiationes de Baptiste Pius, publiées par le même Josse Bade, en 1511; cf. Annotationes doctorum virorum ..., Paris, 1511, f. laqr. ^ Cette montagne de l’Ambition n’est donc pas une «colline parisienne», comme l’afSrme le DLMA, p. 416.

fleurs (violette, rose, crocus, lis) et une rivière, pleine de pierres précieuses. La montagne est peuplée de Cura, Anxietas, Metus, Voluntas dissimulans, sceptri secretus Amor, fictus virtutis Odor, Hypocrisis simià morum, etc. Ces incolae ne sont pas décrits; ils restent au niveau élémentaire de la personnification et constituent tout simplement une liste des vices. Hic puer imperii cupidus ludebat, alumnus Martis, Alexander; sceptrique infudit amorem Ambitio nutrix ... Cette allusion à Alexandre nous fait comprendre pourquoi la montagne de l’Ambition s’élève à Pella. Que Vamor sceptri ait déjà perdu sa valeur ^incola, est un indice de plus que les personnifications des abstractions n’ont que peu de relief. Le palais de l’Ambition s’élève jusqu’au ciel, mais ses fondements sont po¬ sés sur le Styx. Architrenius s’écrie contre ceux qui dépensent leurs richesses en constructions : quae dementia tantis erexisse domos studiis! N’empêche que les tapisseries du palais sont admirables. Elles représentent les saisons, la création du monde, de nombreuses scènes de la guerre de Troie, des histoires ovidiennes (Pyrame et Tisbé, Myrrha, Byblis, lole et Hercule filandier), les merveilles de la nature (étoiles, poissons, oiseaux, bêtes féroces). A ce décor magnifique s’opposent les habitants du palais, les courtisans : non est quod abhorreat aulae Incola deUctum, facie describit amicum, Hostem mente prenait... Le livre se termine par une longue invective contre la fausseté et la flatterie. L,ivre V. Tout en larmes, Architrenius poursuit son chemin et arrive à la colline de la présomption. Elle est habitée par de nombreux personnages histo¬ riques et mythologiques, par des ecclésiastiques, des professeurs. Après un passage (à vrai dire fort inattendu) sur Henri II et la vieillesse, suivent des ob¬ servations sur l’argent et sur l’orgueil (déchu de l’Olympe, celui-ci fréquente surtout les maisons des riches et les cloîtres). Dans un monologue, Architrenius se perd en considérations sur l’orgueil et la cupidité (celle-ci lui apparaît sous l’aspect d’un monstre, la tête dans les deux et les pieds sur la terre). Or voici que s’élève un tumulte étourdissant. Et ecce improvisus adest miranti miles. Le nouvel arrivé, un gigantesque chevalier, raconte à Architrenius l’his¬ toire de la Grande Bretagne, des Troyens à Brut, au roi Arthur et à Ramophrygius, grand ennemi des vices, en particulier de l’avarice. Livre VI. Avant de prendre congé d’Architrenius, le chevalier se nomme : il s’appelle Walganus®. 5

ii6

Personnage bien connu des spécialistes de la littérature arthurienne.

Poursuivant son chemin, Architrenius arrive à Tylos^, où les philosophes célèbres l’abreuvent de leur enseignement. Leurs discours remplissent tout le livre VI, le livre VII, et une partie du livre VIII - soit un quart de tout le poème. Les anecdotes qu’ils racontent viennent presque toutes de Valère Maxime. Parlent successivement: Archytas sur la colère; Platon sur l’envie; Caton contre la richesse; Diogène sur le mépris du monde; Socrate sur les cyniques, Dio¬ gène et Cratès; Démocrite encore contre la richesse; Cicéron contre la prodi¬ galité; Pline sur les conséquences qu’entraîne le luxe; Cratès sur les incommo¬ dités de la vie à la cour; enfin, Sénèque sur le mépris de cette vie à la cour. Livre VII. Boèce flétrit le manque de clémence des puissants; Xénocrate se déchaîne contre la volupté, la Cypridi rabies, avec force exemples (Pâris et la guerre de Troie, Hercule et la tunique de Nessus, Ulysse séduit par Circé, Salo¬ mon et Samson); Pythagore fulmine contre la gloutonnerie et contre le luxe des vêtements. C’est alors le tour d’Architrenius, qui, rappelant le sort de Sisyphe, d’Ixion, etc., se lamente des peines éternelles qu’entraîne la vie dissolue. Mais Thalès lui reproche ses lamentations, comme étant indignes d’un homme, et lui montre que la crainte de Dieu est le vrai fondement de la vie. Bias parle de l’amour de Dieu, Périandre du culte de Dieu. Philon, enfin, estime qu’il faut cacher les for¬ faits, ce qui vaut surtout pour les grands et les princes. Livre VIII. Après un éloge des anciens et une plainte sur la corruption des mœurs, Pittacos parle de la modestie et Cléobule de la prouesse. Le dernier des Sept Sages, Solon, recommande la «prudence» et enseigne comment il faut or¬ ganiser sa vie. Tous ces discours (enfin) terminés, Architrenius lève les yeux et aperçoit la figure d’une femme, instar sideris ardescens mulier spectatur. Resplendissante, celle-ci se trouve dans un charmant jardin {tersissima area), plein de Hs et de roses, où le zéphyr n’admet pas les brumes. Mûre, mais jeune, elle est assise majestueusement sur un trône étincelant. Lorsque Solon lui apprend que cette déesse est la Nature, Architrenius cesse de verser des larmes. Nature lui débite alors un enseignement complet sur l’astronomie, les planètes, les sphères célestes, le zodiaque, etc. Livre IX. Ce n’est qu’au début du livre IX qu’Architrenius réussit à placer un mot. Toutes ces choses, dit-il, forcent l’admiration, mais elles ne permettent pas de comprendre, mirari facimt magis haec quant scire. Sur quoi Nature reprend de plus belle, expliquant d’autres mystères astronomiques. Ce n’est pas cela * Une des îles Bahreïn. D’après Pline (12, 40) et Solin (52, 49), les arbres de cette île ne perdent ja¬ mais leurs feuilles, ce qui offre à Jean de HauviUe l’occasion de décrire le printemps éternel. Au moyen âge, on a généralement su distinguer Thulé de Tylos; ce n’est que la critique moderne qui, confondant les deux îles, a parlé uniquement de Thulé (communication de P. G. Schmidt; lettre du 17 décembre 1967).

qu’Architrenius voulait entendre. Se jetant aux pieds de Nature, il lui explique que son mal est moral: certissima flendi causa subest, et vera movent adversa querelas. Il lui reproche même d’être injuste, nulla dulcedine claùsas scis reserasse manus, et il la supplie d’intervenir : Toile, parens, odium! Dans sa réponse. Nature lui pro¬ met son aide. Or, dit-elle, j’ai établi une loi qui défend la stérilité; mais, les amours ancillaires et l’adultère étant à éviter, il faut se marier: Architrenius, rumpe moras thalami, marie-toi! Tu es encore jeune, et j’ai justement une pucelle



Jam vicina toris, culmo solidata juventae, Primaque lanigerae texens velamina pubi.

Elle te donnera la ceinture historiée de Vénus, un collier précieux et un écrin. Ainsi dit Nature. Cela est du goût d’Architrenius ; il consent au mariage. Le festin est agré¬ menté de la musique de quelque vingt instruments et du chant d’une dizaine d’oiseaux. Le repas se distingue par sa sobriété. Fortune se montre favorable. L’épilogue, lieu commun, défend l’œuvre contre l’envie. A.rchitrenius est soi-disant un voyage. Mais le voyage n’est pas décrit; le héros va simplement d’une station à l’autre. Les raisons qui le font chaque fois quitter l’endroit, demeurent obscures, à moins qu’on se souvienne du début du poème, où Architrenius a manifesté son intention d’aller à la recherche de Na¬ ture. Jean de Hauville aurait pu conduire son héros de station en station, où tel ou tel personnage allégorique aurait indiqué à l’Archipleureur la prochaine étape. Il aurait pu faire de son poème une espèce de « Queste de la sainte Na¬ ture», une initiation, graduée. Mais l’élément dynamique qu’une telle finalité aurait demandé, fait complètement défaut. Sur ce point, V A.rchitrenius se diffé¬ rencie nettement de Y Anticlaudianus. Les tableaux y sont simplement juxtapo¬ sés. L’allégorie est statique. La division en neuf livres ne répond pas aux exigences du texte. Martianus Capella (qui semble avoir aussi suggéré l’idée du mariage) n’est qu’un modèle lointain. Au heu de livres, il vaudrait mieux parler de tableaux: Vénus et sa cour, le tripot de Gloutonnerie, Paris et ses étudiants, la montagne de l’Ambi¬ tion, la colHne de la Présomption, l’épisode de Walganus, l’île de Tylos des philosophes, enfin Nature et le mariage - voilà les étapes de l’itinéraire d’Archi¬ trenius. Ces différents tableaux donnent l’impression d’être faits de morceaux indépendants, d’une sorte d’exercices de haute prosodie. Il faut mettre à part l’épisode de Tylos (qui se compose de discours directs) et le récit de Walganus. Pour le reste, nous sommes en présence de toute une série de descriptions, descriptions de personnes (comme celle de la pucelle de Vénus ou celle de Cupidon), d’un locus amoenus, d’un palais, de tapisseries, d’une ceinture. Voilà des exercices scolaires propres à faire valoir l’excellence du professeur Jean de

Hauville. Nous ne sommes même pas sûrs que certains d’entre eux ne soient pas des pièces antérieures, insérées par la suite tant bien que mal, dans le récit du poème. La description de la suivante de Vénus ainsi que celle de Cupidon, ressemblent fort à des pièces indépendantes. L’étude des manuscrits devra mon¬ trer si ces pièces possèdent une tradition manuscrite à part ou si elles se trou¬ vent même à l’état isolé. On pourrait objecter que l’épisode de la passion subite pour une fille de Vénus entrait dans le dessein de l’architecte de VArchitrenius, qui aurait voulu marquer par là une opposition au mariage final du héros avec une fille de Nature. Mais alors pourquoi ne pas avoir fait un portrait tout aussi minutieux, en contre-partie, de celle qui sera l’épouse de l’Archipleureur? Pourquoi donc ne trouve-t-on aucune allusion, aussi secrète soit-elle, à une structure du poème? Pour notre part, nous ne croyons pas à une architecture aussi savante. Prédominance, donc, de l’expert en art poétique. Les préoccupations de style conduisent d’ailleurs à des effets singuliers. On n’a qu’à lire la description du repas de Baucis ; la table est la sobriété même, tandis que la description de cette table n’est qu’excès et recherche d’un style riche. C’est cela: le style penche vers V immoderantiA. Or la pensée de l’auteur est à l’opposé de la forme qu’elle revêt. Les excès que Jean de Hauville décrit dans son style excessif, devraient inviter le lecteur à la modération. La fiction du mariage final en est la preuve. L’obscurité du langage risque cependant d’égarer le lecteur. La fiancée de l’Archipleureur a sans aucun doute une valeur allégorique. La description que donne Jean de Hauville de cette jeune fille n’est toutefois pas assez typique pour que l’on de¬ vine le nom de la beauté. Mais le fait que l’annonce du mariage arrête les larmes du héros indique que la future compagne permettra de vivre à l’abri des monstres qui peuplent le monde. Lorsque Nature présente la fiancée, elle dit

longo moderantia nobis Cognita convictu, rerum cautissima, morum Ingenio felix, virtutis filia, natu Nobilis ...

Moderantia - est-ce le nom de la fiancée? Dans son édition, Wright ne met pas de majuscule, on le comprend; ne doit-il pas signaler une variante®? Décidé’ On aimerait à voir les «baroquisants», les «maniérisants» et les linguistes (structuralistes et autres) s’occuper du style si singulier de certains écrivains latins de la fin du XII® siècle. En apparence, la re¬ cherche semble facile, parce que les œuvres latines de cette époque se classent aisément selon les cri¬ tères de l’ancienne rhétorique. Mais pareille analyse ne ferait qu’à rebours le chemin parcouru par le professeur-écrivain d’alors : de la rhétorique à l’œuvre, de l’œuvre à la rhétorique. Une sorte de tauto¬ logie. A quoi donc correspondait cette recherche désespérée dans le domaine du vocabulaire et du style? 8 Wright donne la variante violentia. P. G. Schmidt eut l’amabilité de nous signaler que Wright avait mal lu la variante, qui est videntia.

ment, les scribes de l’époque ne facilitaient pas la tâche de leurs lecteurs. Ainsi il faut s’en remettre au prologue et aux gloses. Nous lisons en effet dans le pro¬ logue en prose: de Nature consilio uxor Architrenio, Moderantia nomine, desponsatur^. Dans la table des «chapitres», la fiancée est appelée Moderatio'^^. Il n’y a donc pas de doute: Jean de Hauville opte pour la modération. Choix banal et peu original, dira-t-on. Mais l’essentiel n’est pas là. Le reproche que l’on doit faire à l’auteur vise l’allégorie même. Obscure comme elle est, elle risque de ne pas livrer le secret de la leçon que Jean de Hauville veut donner à ses lecteurs. Cette perspective morale, si elle est peu sensible dans le mariage final, ressort avec force du reste du poème. Nous citerons encore le prologue: Mundum igitur pede circumeans vagabundo; Venerem, Ambitionem, Avariciam, Gulam et mundi ceteras invenit meretrices, que fune multiplici ad rerum temporalium amplexus illicites et attrahunt hominem et inclinant.

Ce sont ces préoccupations morales qui séparent nettement VArchitrenius des poèmes allégoriques antérieurs. Bernard Silvestris s’était uniquement pré¬ occupé de la création du cosmos, du grand et du petit monde, à partir de la matière informe. Nulle allusion à la création ex nihilo, nulle allusion non plus à l’histoire de l’homme, c’est-à-dire au péché originel et à la Rédemption. Ce monde est un monde parfait, aussi bien le grand que le petit, et il se renouvelle lui-même dans la perfection. Chez Alain de Lille, les accents sont déplacés. A un univers parfait dans son harmonie, s’oppose un monde corrompu, qui réclame un rédempteur. Celui-ci n’ouvre cependant pas de voie sur l’au-delà, il apporte la perfection dans ce monde-ci. L’homme parfait d’Alain de Lille est un homme utopique. A côté de Bernard et d’Alain, Jean de Hauville est un moraUste. Certes, chez lui aussi. Nature est bavarde; chez lui aussi, elle décrit l’harmonie du cosmos. Mais voilà, cette Nature «naturaliste» n’intéresse guère notre au¬ teur. Pour lui, la Nature n’est pas avant tout parfaite: elle est bonne. Nostra Jovi bonitas cognata, dit-elle. La quête d’Architrenius vise un modus vivendi dans le monde corrompu. Jean de Hauville est beaucoup plus touché par la morale pratique des philosophes de Tylos, que par la cosmologie (théorique) de Na¬ ture. IdArchitrenius n’est pas utopique. Il est une consolatio. Les préoccupations morales l’emportent sur les spéculations cosmologiques. Aussi le voyage ne conduit-il pas à travers les sphères célestes, mais d’un pays à l’autre, sur terre, pays mythiques ou allégoriques, et pays réels, comme Paris ou la Grande Bre¬ tagne évoquée par Walganus. Cette recherche d’une morale qui puisse informer ’ Nous citons d’après le manuscrit 683 de Berne (XIII® siècle), f. iv. Voir aussi P.-L. Guinguené, dans HLF 14 (^1869) 578. - Le manuscrit de Berne est en format in-12: U Architrenius ressemble à un livre de poche du XIII® siècle ... Ibid., f. 5v; Moderatio aussi en marge du texte, f. 93r (= éd. Wright, p. 391), à côté de Tempus adest. Dans la glose citée par Wright, la fiancée s’appelle Moderamen. 120

la conduite de l’individu explique aussi les nombreux traits de satire (de la vie de cour, du clergé) et la description de la vie difficile des étudiants à Paris. Les artifices de la langue dans laquelle Jean de Hauville a voulu écrire son Archîtrenius, sont aux antipodes de ce que le français pouvait imaginer. La fable, cependant, est beaucoup plus proche des voyages allégoriques français que des savants poèmes des Alain de Lille ou Bernard Silvestris. Ainsi, les grammairiens latins citeront VArchîtrenius pour ses tours de force stylistiques, tandis que les glossateurs des allégories françaises en utiliseront la fable (té¬ moins les gloses marginales aux Echecs amoureux et le grand commentaire en prose à ces mêmes Echecs amoureux'). Pour l’esprit, Jean de Meun sera bien plus proche de VArchîtrenius, qu’il semble ignorer, que de VAnticlaudianus, qu’il copie! y ” L’histoire de la fortune de VArchîtrenius reste à écrire. Le succès du poème dut être immédiat; des vingt-sept manuscrits, six peuvent être datés autour de 1200, et neuf sont du XIII® siècle (d’après les recherches de P. G. Schmidt). A quoi est dû ce succès? Jusqu’à plus ample informé, il faut, semblet-il, distinguer une première période, pendant laquelle on admirait surtout le style (Gervais de Melkley), une deuxième période, plus attirée par la fable {Echecs amoureux) ou l’enseignement moral {Fulgentius metaforalis), enfin une troisième période, sensible à l’enseignement des philosophes (Josse Bade, Luis Vivès, Lilio Gregorio Gyraldi, Konrad Gesner).

I2I

LES POÈMES ALLÉGORIQUES OCCITANS

Création du XIII^ siècle, le poème allégorique en langue vulgaire a non seule¬ ment derrière lui une longue tradition latine, mais encore un siècle de littéra¬ ture dans la langue du peuple. Ces deux héritages sont très différents 1 un de l’autre. La sœur aînée lègue toute une série de poèmes allégoriques élaborés, tandis que la cadette façonne un style ; celle-là fournit les paramètres du genre littéraire, celle-ci crée un registre au niveau de la langue. Quelle part faut-il as¬ signer à ces deux héritages pour la naissance du poème allégorique? Le conceptualisme de la poésie lyrique des troubadours est à 1 origine d un style nominal qui atteint, tôt déjà, un haut degré d’abstractionPuisque les troubadours, évitant les latinismes, forment les noms abstraits à partir de leur langue maternelle, un lien vital unit l’abstraction et le langage. Le nom abstrait ne s’imposant pas du dehors, il est véritablement imagé. Lorsqu’il s’érige en sujet, il agit; agissant, il a tendance à se comporter comme une personne. Y!ahstractum agens devient personnification. Et quand la personnification, se libérant du contexte, règne sur l’ensemble de la composition, nous avons un poème allégorique. La question que nous devons nous poser est donc la suivante : est-ce que le pouvoir d’abstraction de la langue des troubadours, est-ce que Vabstractum agens de la poésie lyrique conduit naturellement, voire inévitablement, au poème allégorique? Et, pour reprendre la question posée ci-dessus: est-ce que ce poème allégorique est ainsi, plutôt que l’héritier du genre littéraire de la tradition latine, le corollaire du langage abstrait et du climat de généralité que troubadours et trouvères ont su créer? On pourrait distinguer deux ou trois types de personnifications 2. Celles qui, chronologiquement, apparaissent les premières, sont justement ces notions abstraites dont nous venons de parler : Amor, Joi, Proe:(a, Malvestat, Prêtai, Valor. Plus tardives, les personnifications des yeux, du cœur, du corps, et celle d’un Amour qui emprunte certains traits au dieu d’Amour de la mythologie. Marcabru est un des premiers à faire un très large usage de Vabstractum " S. Heinimann, Das Abstraktum in der fran:(psischen Literatursprache des Mittelalters, Bern, 1963, p. 45-69 (surtout pour Marcabru et Bernard de Ventadour). 2 Pour les personnifications, on peut consulter A. Jeanroy, La poésie lyrique des troubadours, Paris, 1934, t. II, p. 117-123, et Rigaut de Barbezieux, Le Canzoni, a cura di Mauro Braccini, Firenze, i960, p. 94-96. Pour les vices et les vertus, voir D. Scheludko, ‘Klagen über den Verfall der Welt bei den Trobadors. AUegorische Darstellungen des Kampfes der Tugenden und der Laster’, NM 44 (1943) 22-45. - Il faut faire une distinction entre la personnification et les senhals, qui sont une sorte de mé¬ tonymie {Azaut, Bels Conortz, Folh Conselh, Décors, Bel Déport, Bels Désirs, etc.) ; voir Fritz Bergert, Die von den Trobadors genannten oder gefeierten Damen, Halle, 1913 (Beiheft 46 de la ZRF). 122

agens^. Voici que fleurit Mesquinerie, que Prouesse est mise en échec, que Malvestat progresse (XXXIV); voici encore Joie se plaignant. Prouesse bannie. Pudeur prenant la fuite, Drudaria passant les bornes, Putia accroissant son do¬ maine (XXXVI). Amour repaît les «désirants» de félon désir, d’étrangeté et de trouble : Ab felhona deziransa Ed estranhatge baralh Pays Amors los dezirans. (XIV, v. 37-39) Une fois. Amour baise, une autre fois, il grimace; jadis, il était droit, mais au¬ jourd’hui il est tordu. Il vaut donc mieux parler de deux Amours, Amors ver a et fais’Amors (XVIII). Jovens sera honni. Joie tombera à l’eau (XIX), car ni Envie ni Convoitise ne seront jamais rassasiées (Xllbis). «Prouesse se brise et Lâcheté s’entoure de murs et ne veut accueillir Joie dans sa clôture»: Proeza-s franh et Avoleza-s mura E no vol Joi cuillir dinz sa clauzura. (IX, v. 21/2) Marcabru imagine aussi des liens de parenté. Ainsi, bos Jovens est le père. Fin’ Amors la mère du monde (V), ainsi Donner était jadis le frère de Jeunesse (XVII). Parfois, l’image s’amplifie et prend les dimensions d’un véritable tableau: Près es lo castells ed sala. Mas qu’en la tor es l’artilla On Jois e Jovens e silla Son jutjat a pena mala; Qu’usquecs crida: «Fuec e flama! Via dinz e sia prisa ! Degolem Joi e Joven E Proeza si’aucisa!» (XI, c. 3, v. 17-24) Pris sont le château et la salle d’armes. La tour seule se défend; c’est là que Jeu¬ nesse, Joie et Prouesse sont condamnées à subir peine cruelle, car chacun (des assaillants) crie : «Feu et flamme ! Entrons et prenons-la ! Egorgeons Joie et Jeunesse et que Prouesse soit mise à mort.» Et le couplet 5 : Elle est prisonnière, la noble chose, et elle ne peut espérer fin ni pause, si elle ne se met recluse ou nonne. Et puis, chacun l’écartèle, lui frappe et lui brise les dents. Je ne lui connais plus un parent de Portugal jusqu’en Frise. Nous opposerons à cette image du château, l’allégorie de l’arbre couvrant le monde entier (XXXIX) : 3 Poésies complètes du troubadour Marcabru, éd. Dejanne, Toulouse 1909 (Bibliothèque méridionale, P® série, t. XII). Nous donnerons la traduction de cette édition. 123

Totz lo segles es encombratz Per un albre que-i es nascutz, Autz e grans, brancutz e foillatz, Et a meravilla cregutz.



Méchanceté est sa racine ; à ses branches sont pendus rois et comtes, amiraux et princes, le col serré par la corde Lésinerie. Cet arbre allégorique appartient à la grande famille des arbres de la littéra¬ ture morale, reUgieuse et scientifique : arbres de la Vie, de la Croix, de l’Amour, des Vices, des Vertus, de Porphyre - mille arbres poussent dans les écrits de l’époque'*. Marcabru ne reprend ici qu’une allégorie déjà largement répandue. Il en va autrement de l’image du château. Certes, le conflit des vices et des ver¬ tus est couramment illustré par la lutte entre personnifications. La nouveauté consiste ici dans le fait que Marcabru personnifie des qualités de la fiifamors, quabtés inconnues avant le XII® siècle. Mais ces personnifications, tout en étant nombreuses, ne dominent jamais l’ensemble du poème. Quoique puissam¬ ment évoquées, elles n’apparaissent que sporadiquement ^ Avec Peire Rogier et Bernard de Ventadour, légèrement postérieurs à Marca¬ bru, se font jour de nouvelles tendances. Nous pensons ici moins au trohar leu qu’à l’introduction d’un élément dramatique, savoir le dialogue. Peire Rogier est un des premiers à utiliser le monologue dialogué. Le fait est d’importance, surtout lorsqu’on le met en parallèle avec le monologue dialogué des premiers romans français, à peu près contemporains. Dans sa thèse sur Peire Rogier, Cari Appel a dressé un tableau des monologues dialogués dans la poésie ly¬ rique des troubadours^. On y trouve un grand nombre de noms connus, Ber¬ nard de Ventadour, Guiraut de Bornelh, Peirol, Uc de Saint-Cire, Ebas Cairel, etc. Chez Peire Rogier, les deux voix parlent parfois à la première personne, parfois la seconde voix s’adresse au poète à la deuxième personne. Mais ces voix ne portent pas de nom: si les personnifications de Marcabru ne parlent pas, les voix de Peire Rogier n’appartiennent à aucune personnification. Textes et illustrations vont d’ailleurs de pair. Voir p.ex. VOpusculum de fructu carnis et spiritus de Hugues de Saint-Victor, pour ne citer qu’une œuvre contemporaine. A l’école, pour des raisons pé¬ dagogiques, on a volontiers recours à l’image de l’arbre. On sait que Marcabru doit avoir fréquenté les écoles. - La symbolique de l’arbre a fait l’objet de nombreux travaux; on en trouvera une bibliogra¬ phie dans M.Lurker, DerBaumin Glauhenund

Baden-Baden, i960(Studien zurDeutschenKunst-

geschichte, 328); du vatenç,. Bibliographie ^ur SymbolkundePBdA&n-Ba.àcn, 1964-1966 (deux tomes parus). s Chez Cercamon, les personnifications sont nombreuses dans la complainte funèbre pour Guil¬ laume X d’Aquitaine (mort en 1137); Joven, Malvestat^, Jois, Proes^a, Pret-^, Donars. Il y a là un pro¬ blème qui relève de l’histoire des genres littéraires, car les complaintes, tout comme les panégyriques, ont une longue tradition de personnifications. Si le schéma est peut-être ancien, Cercamon le remplit de notions nouvelles et actuelles. / * C. Appel, Das Leben md die Lieder des Trobadors Peire Rogier, diss. Berlin, 1882, p. 13-16. Appel croyait pouvoir expliquer ce phénomène par la «grôssere Lebhaftigkeit des südlichen Geistes»! 124

Avec Bernard de Ventadour commencent les apostrophes de l’Amour. Cette déité, qui n’est jamais décrite, n’a rien à voir avec le dieu d’Amour des anciens. C’est un être du sexe féminin, omniprésent et redoutable. Ab Amor m’er a contendre. Que no m’en pose estener. ^ Le troubadour entre en dispute avec l’Amour, il l’invoque au besoin - mais la déité reste muette. Uabstractum vehementer agens n’est pas encore un abstractum loquens^. Toutefois, l’apostrophe de l’Amour sera désormais une technique largement utilisée par les troubadours postérieurs à Bernard, les Folquet de Marseille, Raimbaut de Vaqueiras, Raimbaut d’Orange, Peire Duran, Aimeric de Peguilhan, Berenguier de PalazoB. Concluons par un texte de l’érudit Folquet de Marseille : S’ar noms vens, vencutz sui, Amors; Venser noms puesc mas ab Merce Mas no pot esser, pos Amors Non O vol, ni midons, se cre; ’ «J’aurai une dispute avec Amour, et je ne puis m’en abstenir.» Bernard de Ventadour, Amors, e que-us es veyaire, v. 17/8, éd. Appel, p. 21 (Halle, 1915), éd. Lazar, p. 164 (Paris, 1966). Voir aussi éd. Lazar, p. 21. * Comme toujours, il y a une exception à la règle. Il s’agit d’une tenson entre l’Amour et le trouba¬ dour Peirol, qui est sur le point de partir en Terre Sainte (date: 1188 ou peu après): Quant Amors trobet partit Mon cor de son pessamen, D’una tenson m’asalhit, E podetz auzir comen. «Amix Peirols, malamen Vos anatz de mi lunhan ...» XXXI, v. i et suiv. Toutefois, il est à noter que l’Amour n’est pas décrit et que le dialogue n’est pas une chanson, mais un débat. Or le débat avec des personnifications possède une longue tradition propre. Peirol manie d’ailleurs les différentes techniques avec une grande aisance; Vabstractum agens, l’apostrophe de l’Amour, le monologue délibératif lui sont familiers. Il joue même avec des réminiscences mytholo¬ giques, à savoir les flèches de Cupidon, lorsqu’il déclare que la dame lui «dora gracieusement ce que, maintenant, elle étame»: C’ab bel semblan et ab doussa compaigna Me dauret gen so qu’aora m’estaigna. XII, 13/4 Cf. Peirol, Troubadour of Auvergne, éd. S.C. Aston, Cambridge, 1953, IV, XVIII, XX, XXI, XXJI, XXV. - Une tenson fictive entre le poète et Amour également chez Raimon Jordan {Raimon^ Jordan^, P.-C. 404,9). ’ Cf. D. Scheludko, ‘Ovid und die Trobadors’, ZRP 54 (1934) 155-57- D’après Scheludko, Ber¬ nard de Ventadour a emprunté à Ovide cette technique de Vapostrophatio Amoris, ce qui est fort bien possible. Il est d’autant plus remarquable que les troubadours ne lui aient pas emprunté la figure de Cupidon. Ils lui doivent une technique littéraire, mais pour les personnifications, ils s’en tiennent à leurs propres créations. 125

Pero, de midons no sai re, Qu’anc tan no m’enfoli Follors Qu’ieu l’auzes dir mo pessamen, Mas cors ai que-m cabdel ab Sen De VArdimen que-m toi Paors; Pero Esperars fai la flors Tomar ftug, e de midons pes Qu’esperan la vensa Merces.



... car la Folie ne m’a pas encore affolé à tel point que j’ose lui dire mon sentiment, désirant plutôt me conduire par la Raison, à l’écart de la Hardiesse que la Peur m’enlève; mais l’Espérance fait les fleurs devenir fruits, et quant à ma dame, je pense qu’en espérant elle sera vaincue par la Grâce Nous renonçons à citer d’autres exemples, faciles à trouver, qui seraient tous «négatifs» - dans la mesure où ils nous prouveraient que Vahstractum agens, dont l’usage se généralise de plus en plus, ne se transforme guère en une véritable personnification”. En outre, ces demi-personnifications ne dominent jamais l’ensemble de la composition. Il y a, de la part des troubadours, un double re¬ fus: premièrement, ils ne concèdent pas à leurs abstractions le statut de per¬ sonnes (ou personnages), et deuxièmement, ils ne leur abandonnent jamais toute la scène (ce qui constitue en quelque sorte une conséquence de ce premier refus). Toutefois, nous possédons quelques véritables poèmes allégoriques occitans. Bien que nous nous limitions aux allégories de l’amour, il faut brièvement rappeler ici que le Boeci, un des premiers textes occitans, est une allégorie. Or, malgré le titre que les modernes ont donné à ce fameux fragment, le Boeci tire sa véritable signification des éléments qui ne se trouvent pas dans la Consolatio. Le sujet de l’allégorie n’est ni la biographie ni l’enseignement philosophique de Boèce, car dans la figure de la dom^ella, l’auteur anonyme superpose aux pro¬ priétés de la Philosophia de Boèce, des aspects de la Sapientia bibhque, voire du Moût ifet^,

V. II-I2,

21-30; P.-C. 155,14; éd. Stronski, Cracovie, 1910, VIII.

” Même au XIII® siècle, Vahstractum agens se tient en deçà de l’allégorie; voir par exemple Daude de Pradas, éd. Schutz, Toulouse, 1933, n°® III, IV, V, VI, VIII, IX, X, XII, XIV, XVI. - Nous cite¬ rons encore Siegfried Heinimann, qui conclut son étude de Vahstractum agens et de l’allégorie chez Chrétien de Troyes par des remarques qui sont également valables pour les troubadours: «Die Verschiedenartigkeit der als handelnde Wesen aufgefassten Abstrakta, der rasche Wechsel vom allegorischen zum eigendichen Sprachgebrauch und die vielen Zwischenstufen zwischen der Personifikation und einer kaum mehr als übertragen empfundenen Verwendung des Nomens stellen den Herausgeber mittelalterlicher Texte vor ein schwieriges Problem: Welche Abstrakta sollen mit Majuskel geschrieben werden? Der Philologe muB sich für eine der beiden Schreibweisen entscheiden. Mit der Schrift lassen sich nicht aile Grade der Bildhaftigkeit kennzeichnen. So ergeben sich zwangslaufig Inkonsequenzen innerhalb eines Werkes und Unterschiede zwischen den verschiedenen Ausgaben eines Tex¬ tes.» {Das Abstraktum, cité, p. 177). 126

Christ même. Autrement dit, la personnification de la Sapîentia est interprétée selon l’exégèse allégorique chrétienne. Citons deux passages : Bel Sun li drap que la domn’a vestit; De caritat e de fe sun bastit. (v. 199/200) Et encore ; les oiseaux qui montent, sur l’échelle de la don^ella, du II au 0, signi¬ fient les bon omne (v.228). Allégorie chrétienne donc, et, autre facteur important, allégorie expliquée. Bien que l’auteur soit versé dans la théologie, son poème est moins un exposé de science théologique (comme chez Alain de Lille) qu’une illustration, en clair, des vérités de la Foi. Des questions comme: Cals es la schalal De que sun li degra? (v. 216), ressortissent au style du sermon en langue vulgaire. Le Boeci est d’un auteur qui a charge d’âme; il est un sermon Cas analogue que celui de la faula de Peire CardenaLL une ville est rendue folle par une pluie; un seul habitant, ayant dormi, est resté sage mais, par tous les autres, il est pris pour fou et maltraité. Aquist faula es per lo mon : Semblanz es als homes que-i son. Aquest segles es la ciutatz, Quez es totz plens de dessenatz. (v. 49-5 2) Nous sommes évidemment très loin des allégories de l’amour profane. Du fable de Peire Cardenal appartient à la littérature homilétique; elle est un apologue. Aussi est-elle appelée, dans certains manuscrits, sermons. En tout et pour tout, la littérature amoureuse en langue d’oc possède cinq poèmes où l’allégorie soit continue. De ces cinq poèmes, quatre sont du XIII® siècle et trois sont probablement postérieurs au Roman de la Rose de Guillaume de Lorris. Plutôt que d’appuyer quelque théorie génétique, ces poèmes offriront un paradigme des différentes possibilités d’expression du mode allégorique. Le premier poème est une tenson de Guillem de Saint-Didier; il s’agit d’un rêve, sans personnifications. Le deuxième poème est une chanson de Guiraut de Calanso; elle décrit l’Amour et sa demeure. Quant aux autres poèmes, ils abandonnent les formes brèves; on pourrait les appeler dits, ou contes, ou nou¬ velles, voire romans : dans le Chastel d’A.mors, nous retrouverons la descrip¬ tion de la demeure de l’Amour; dans la Cour d^Amour et dans la nouvelle allé¬ gorique de Peire Guillem, enfin, l’action est entièrement confiée à des personni¬ fications. Chacun de ces cinq poèmes possédant son caractère propre, nous allons les étudier séparément, et dans l’ordre indiqué ci-dessus. Nous résumons ici la belle étude de Christoph Schwarze, Der altprovetK(alische %Boech, Münster i.W., 1963 (Forschungen zur romanischen Philologie, 12). Schwarze date le fragment de iioo-iiio. "3

Una ciutat^fo, P.-C., p. 299; Poésies complètes du troubadour Peire Cardenal (1180-1278), éd. René

Lavaud, Toulouse, 1957, n° LXXX. Lavaud propose la date de 1250-1265. 127

La tenson de Gui Hem de Saint-Didier Guillem de Saint-Didier (ou Saint-Leidier), né dans la première moitié du XII® siècle, mort entre 1195 et 1200, choisit la forme d’une tensonDans trois des six couplets, l’interlocuteur raconte un rêve, que le poète explique méticuleusement. Ce n’est donc pas un débat, où l’on ferait appel au jugement d’un tiers; c’est Guillem lui-même qui répond à la dona ou au don. Un des manuscrits porte le titre la ten'^^o d’en Guillem de Sain Leidier e d’una dona, mais, comme l’indique le dernier éditeur, vouloir identifier l’interlocuteur serait peine perdue. La tenson semble bien fabriquée par le poète lui-même. C’est une fiction. Elle a d’ailleurs valu à Guillem la réputation d’un expert en ma¬ tière de rêves. Jean de Nostredame (c’est bien lui, en effet) écrit à ce propos : «A faict l’interpretation d’un songe que faist la marquise, luy prédisant tout ce qu’adviendroit à tous deux par l’envie et trahison de son compagnon. Et luy donna en secret une reigle infailHble suyvant l’opinion des plus savans philo¬ sophes, sur la vraye interprétation des songes, c’est qu’ils seront véritables, si nous vivons sobrement ...»i5. Mais laissons cette vie romancée, pour nous en tenir au texte. Voici le début du rêve: dans un verger plein de fleurs fraîches, un vent ra¬ pide brise fleurs et rameaux. Le poète explique (deuxième couplet) : 10

16

Lo vergiers, segon q’en penz, signifianza Es d’Amor, las flors, de domnas d’aut paratge, E-1 venz, dels lauzenjadors, E-1 bruiz, dels fais fegnedors, E la frascha dels ramels Nos cambi’ en jois novels.

Verger, fleurs et vent ont chacun une signifian'^a, une signification allégorique. Mais que faire des vers 15 et 16, que l’éditeur traduit comme suit: «Le bris des rameaux nous transporte en de joies nouvelles.» Herbert Kolb croit que cette rupture doit figurer l’inconstance en amour i®, tandis que Félix Lecoy fait rePremière édition par G. Bertoni, ‘Rime provenzali inédite’, Studj di Filologia Romança, 8 (1901) 447-448. Voir maintenant l’édition d’Aimo Sakari, Poésies du troubadour Guillem de Saint-Didier, Hel¬ sinki, 1956 (thèse de Helsinki); comptes rendus de F. Lecoy, Rom., 78 (içs?) 412-414, et de V. Vâânânen, JVM 58 (1957) 154-161. - La tenson (P.-C. 234, 12 = n° IX de l’édition Sakari) est con¬ servée en entier dans un seul manuscrit; un autre manuscrit ne donne que les deux premiers cou¬ plets. - A consulter: H. Kolb, ‘Lo vergiers d’Amor. Uber eine provenzalische MinneaUegorie aus dem 12. Jahrhundert’, GRM NF 12 (1962) 360-366; D. Evans, ‘L’oiseau noble dans le nid d’un oiseau vilain: sur un passage de Guillem de Saint-Didier’, ZRP 78 (1962) 419-436. •5

Jehan de Nostredame, Res vies des plus célèbres et anciens poètes provençaux [1573], éd. Chabaneau et

Anglade, Paris, 1913, p. 26. Kolb, p. 362: «Dass Aste abgerissen werden, soll schliesslich die Unbestândigkeit des Minnens symbolisieren.» 128

marquer que «le sens proposé est en contradiction avec la suite des idées; on attendrait: ‘et le bris des rameaux est le symbole de la ruine des

7.

amours’»'

L’autre manuscrit donne la leçon suivante : 15

Que baissa los pretz isnels Qe fraing las Hors els brondels.

De cette version, les quatre premiers mots seuls peuvent être pris en considéra¬ tion, car pour le reste, le copiste a simplement retranscrit la fin du premier couplet. On pourrait comprendre: «Les médisants ‘baissent le prix’ (la valeur, la renommée) des rameaux, c’est-à-dire des dames.» Quant au v. i6, on doit le prendre tel qu’il est. Il s’insère mal dans l’ensemble. Peut-être est-il mal transmis i®. Voici le deuxième tableau (couplet 3): 17

En Guillem, un arbre vi d’estragna guiza Deguizat mais de colors c’om non sap pegnier; Aqel fer tan fort lo venz e fraing e briza La genzor flor q’em folia [la?] fait estregnier, E vi mai d’un surigier En l’air’ un astor gruer, Con un falco montargi

24

C’ab una grailla fai (zo) ni.

Messire Guillem, je vis un arbre d’étrange guise, déguisé (nous maintenons le jeu de mots) de plus de couleurs que l’on ne saurait peindre; le vent le frappe si fort et en rompt et brise la plus jolie fleur qu’il la réduit en feuilles i®. De plus, je vis dans l’aire d’une crécerelle un autour qui vole la grue^®, comme un faucon des montagnes qui fait son nid avec une corneille.

Le poète explique (couplet 4) : 25

Don, l’arbres qe vos lai vist, es domn’ en guiza Qi laissa grant part de gent de s’amor fegnier, E la flors qe vos lai vist el ram asiza Es domna qe granz crimz bais s’ e fai estregner, E-1 vezins del surigier Drutz qe fan amar dinier, E del falcon atressi

32

Drutz valenz que lai s’aizi.

Lecoy, Rom., 78 (1957) 414C’est aussi l’opinion de Félix Lecoy. I® Le vent effeuille cette fleur. Nous suivons ici la traduction proposée par Félix Lecoy. Aimo Sakari traduit : « Qu’elle doit se réfugier en le feuillage. » Voir aussi le v. 28, où nous retrouvons la même construction. “ C’est-à-dire un rapace de très grande valeur; cf. D. Evans, ZRP 78 (1962) 425. 129

Seigneur, l’arbre que vous avez vu là est une dame bien formée qui (cependant) laisse une multitude soupirer pour elle^b et la fleur que vous avez vue là, sur la branche, est une dame que grande rumeur abaisse et réduit Et le voisin de la crécerelle est un amant attiré par l’argent, et il en est du même du faucon ; c’est un noble amant qui se divertit vilainement ^3. Herbert Kolb croit pouvoir affirmer que l’expression venins es de est l’équivalent de signifian^a es^^ et Aimo Sakari propose l’équation: lo surigier = drut^ que fan amar dinier^^, revenant en rair d’un astor gruer (v. zijzz), ce qui signifie que la crécerelle (attirée par l’argent) s’est introduite dans l’aire de l’autour. Si l’on tient compte de la hiérarchie des oiseaux, il faut plutôt comprendre que le poète accuse les oiseaux nobles et qu’il parle d’abord du voisin de la crécerelle, puis du faucon. Il emploie l’image de deux couples d’oiseaux; l’autour et le faucon, deux oiseaux nobles, acceptent de vivre avec des compagnons vils, la crécerelle et la corneille; à les fréquenter, ils s’encanaillent. Le reproche est donc dirigé contre les volatiles nobles. Le sens général du passage nous semble être le sui¬ vant: certains amants, se trouvant en mauvaise compagnie, s’avilissent; esti¬ mables par eux-mêmes, ils se montrent, de par leurs fréquentations, indignes du véritable amour. Troisième tableau (couplet 5): Une fleur, belle et blanche, resplendit et segnoreja tout à l’entour. Le vent, redoublant de force, n’arrive pas à lui faire perdre sa valor ni à faire plier la branche

Voulant monter là où elle se trouve,

le rêveur aperçoit un lion et à l’entour force veltres et lévriers grondants. - L’ex¬ plication (couplet 6) :

Par cette explication, le degutî^ar du v. 18 prend toute sa valeur péjorative. Nous avons ajouté «cependant» pour souligner l’opposition entre degui'^^at et en gui^a. Aurions-nous ici un parallèle au v. 15 de la deuxième version (cité plus haut) : Que baissa los prêtai 23

«Le compagnon de la crécerelle est un amant dont l’argent favorise l’amour, et celui du faucon,

un noble amant qui est (trop) accommodant» (Sakari). - Nous donnons la traduction proposée par Dafydd Evans, p. 431. 2+ Kolb, p. 362, n. 12; «Die allegorische Beziehung zwischen Ding und Bedeutung wird terminologisch entweder durch «ist» {es) oder durch «bedeutet» {signifian^a es de ...) ausgedrückt. Demgegenüber ist das hier vorliegende ve:iins\es\ de ... viel seltener, doch als gleichwertig aufzufassen.» C’est du joli. 25 Sakari, p. 132. 2® Nous suivons la leçon du manuscrit: A.qi lo ven:ar D, dans le texte critique, en e-ls quinine escalos de(l)fenir. - Les v. 226-228 (le phénix) manquent dans R. Keller corrige le v. 227: fera-l[s'\ ries, d’ailleurs sans être satisfait de cette correction. + Voir ci-dessous, la fin du chapitre sur le Jugement à la cour du dieu d’Amour.

3

35

On retrouve le dieu d’Amour chez Folquet de Marseille, lequel, tout comme Guiraut de Ca135

son «programme», à la tradition ovidienne et goliardesque. Cette même tradi¬ tion se reflète d’ailleurs dans la conception d’un art d’aimer, et surtout dans l’idée des degrés d’amour. Guiraut de Calanso semble bien etre le premier écri¬ vain en langue vulgaire à préconiser l’utilisation de ces lieux communs de la tradition latine. Nous ne croyons pas que Guiraut de Calanso renvoie à des textes allégori¬ ques précis, qui auraient présenté toutes les particularités énumérées dans son ensenhamen. Le jongleur paraît plutôt rassembler des éléments allégoriques épars. Ce «programme» allégorique, Guiraut de Calanso l’a réalisé lui-même dans sa chanson A leis cui am de cor e de saber. Cette chanson a été écrite tout au début du XIII® siècle (avant 1202) ; elle a été éditée plusieurs fois, et dans des publi¬ cations aisément accessibles. Nous n’en donnerons ici qu’une traductions^. I. A celle que j’aime de tout mon cœur, de tout mon savoir, qui est pour moi dame, seigneur et ami, je voudrais dire dans cette chanson, s’il lui plaît de l’entendre, quel est de la reine qu’on appelle «troisième et moindre Amour» {del menor tert^ d’Amor) le grand pouvoirs?: elle vainc princes, ducs, marquis, comtes et rois; là où elle tient sa cour, elle ne suit point la raison, mais uniquement son caprice: et jamais les jugements n’y sont rendus selon le droit. IL Elle est si ténue qu’on ne la saurait voir, et court si vite que nul ne peut lui échapper; d’un dard d’acier dont les coups sont délicieux, elle blesse si rudement qu’on ne saurait guérir; et contre ces coups, nul haubert, si fort et épais qu’il soit, ne peut vous protéger, tellement elle vise juste; puis elle tire sur-le-champ3*, lanso, fréquenta la cour de Guillaume VIII de Montpellier. Mais l’allusion de Folquet reste discrète: Ed dieus d’Amor a-m nafrat de tal lansa Don no-m ten pro sojornans ni jazers. «Le dieu d’Amour m’a frappé d’une telle lance que ni divertissement ni volupté ne m’apportent aucun soulagement.» Cf. Folquet de Marseille, Chantan volgra, v. 23/4 (éd. Stronski, Cracovie, 1910, n° VI). - Certains troubadours, comme Amanieu de Sescas et Aimeric de Peguilhan, utilisent la désignation de dieu d’Amour comme surnom (C. Chabaneau et J. Anglade, ‘Onomastique des troubadours’, RLR 58 [1915] 81 et suiv.). - D’autres, comme Raimbaut de Vaqueiras, se comparent eux-mêmes au dieu d’Amour - à condition que la dame leur octroie le surplus: E si fos del plus gauzire. Al dieu d’Amor for’engals. Cf. Gerras niplaich, v. 65/6; éd. J. LinskiU, The Hague, 1964, n° XIII, p. 168. La chanson de Raim¬ baut de Vaqueiras a été écrite à la cour de Boniface de Montferrat, entre 1197 et 1202. ® Nous reproduisons, avec quelques retouches, la traduction d’Alfred Jeanroy, Anthologie des trou¬

3

badours. XIP-XIIP siècles, Paris, 1927, p. 49-51. ? Le texte dit simplement: Del menor tert^^ d’Amor son gran poder (v. 4). Implicitement, Guiraut de

3

Calanso fera à’Amor (qui est du féminin) le sujet des phrases qui vont suivre; Jeanroy a donc raison de se tirer d’affaire par l’introduction du terme de reine. Il faut seulement se rappeler que reine ne figure pas dans le texte occitan. 33

Vers 14; e pois trai demanes. Jeanroy traduit; «elle lance d’abord». C’est bien «ensuite» ou «puis»

qu’il faut comprendre : après le dard d’acier, elle lance celui d’or. Peire Guillem et Guiraut Riquier, hommes du XIII® siècle, parlent bien de trois flèches du dieu d’Amour.

136

de son arc tendu, des flèches d’or; puis elle lance un dard de plomb, à la pointe bien effilée. III. Elle porte, et c est son droit, une couronne d’or; elle ne voit rien, mais l’objet qu elle veut frapper, elle ne le manque jamais^9^ tellement elle est adroite; elle vole légèrement et se fait grandement craindre; elle naît de Plaisance {A^^auf) qui s’unit à Joie {Joi)-, quand elle vous fait mal, vous croyez éprouver du bien. Elle vit d allégresse {gaug), et ne cesse de se défendre et d’attaquer et ne respecte ni la naissance ni la richesse. IV. Dans le palais où elle tient son siège, il y a cinq portes : celui qui peut ouvrir les deux premières passe aisément les trois autres, mais il lui est bien difficile d’en sortir; il vit au reste dans l’allégresse {gciu£), celui qui peut y rester. On y accède par quatre degrés très doux 4° ; mais là n’entrent ni vilains, ni malotrus {vilans, mal apres) ; ces gens-la sont logés avec les déloyaux (Jos fais'), dans le faubourg, lequel occupe plus de la moitié du monde. V. Sur le perron où elle va s’asseoir, il y a un tabliertel que je vais vous dire: on ne peut y engager une partie sans trouver les figures à son gré; il porte mille pièces; mais que les malappris {malas^autf), accoutumés aux jeux brutaux, se gardent d’y toucher, car ces pièces sont de verre filé, et qui en brise perd le jeu qu’il a commencé. VI. Dans tout l’espace qu’enclôt la mer, qu’occupe la terre, où luit le soleil, partout enfin, elle se fait servir; elle comble de richesses les uns et fait languir les autres; elle tient bas les uns et fait valoir les autres; elle vous refuse aisément ce que gracieusement elle vous a promis ; elle va nue, ceinte seulement d’un peu d’orfroi4^ et tous de sa parenté naissent d’un seul feu, qui les fait se ressembler les uns aux autres 43. 39

Nous lisons, avec Ernst: E no ve re ; mas lai on vol ferir No faiU nuiU temps ... (v. 17/8)

La première partie du vers 17 est identique au vers 205 du Fadet joglar, cité ci-dessus. Jeanroy, met¬ tant le point-virgule à la fin du vers 17, traduit: «Elle ne voit que l’objet qu’elle veut frapper.» 40

L’adjectif les est rendu dans la plupart des traductions allemandes par glatt (Dammann, Bartsch-

Koschwitz, Ernst), d’après Raynouard, Lex. Rom., IV, 44. Appel traduit par ra»//, comme Jeanroy. Ernst (p. 373) commente: «Es soll angedeutet werden, dass wegen der Glâtte der vier Stufen das Ersteigen derselben gefâhrlich und schwierig ist. » Nous croyons plutôt que l’auteur veut dire que l’accès est agréable et facile à tout homme courtois. ' Jeanroy traduit taulier par échiquier. Mais il doit s’agir d’un Spielbrett (Dammann) ou Spieltisch

4

(Ernst), sur lequel on joue aux échecs aussi bien qu’aux dames ou aux «tables». Nous n’en sommes pas encore aux Echecs amoureux. E vai nuda mas quan d’un pauc d’orfres

43

Que porta ceing ... v. 46/7 C’est le texte de Dammann et d’Ernst. Les manuscrits donnent seing, seint et senhs. Jeanroy traduit: «Elle va presque nue, vêtue seulement d’un lambeau d’orfroi qui porte sa devise.» Guiraut Riquier dira pourtant :

Vai nuda Sencha d’un pauc d’orfres. (v. 789/90 du commentaire)

43

Le vers 48 n’est pas clair. Jeanroy ne l’a pas traduit. Nous suivons le texte et la traduction

d’Ernst: Naisson d’un foc de que son assemblât (contre afiamat et alumnat). Voir la note d’Ernst, p. 374/5. 137

VIL Au second tiers (d’Amour) conviennent Noblesse {Franque^a) et Merci {Merces) ; et le premier {sobeiras) est de telle élévation qu’au-dessus du ciel plane son pouvoir. VIII. A Montpellier, à Guillaume le marquis, va-t’en, chanson; et qu il t écoute de bon gré, car en lui sont prix, valeur et noblesse. L’allégorie de cette chanson est une métaphore prolongée dont les termes sont empruntés soit à la mythologie, soit aux degrés d amour. Elle est statique, purement descriptive; le poète ne s’associe point e elle, ses interventions, au début et à la fin, étant celles de l’auteur objectif, c’est-à-dire de celui qui de¬ meure en dehors de son œuvre. L’allégorie est donc générale. L’Amour est le seul personnage de la chanson. Mais, malgré la longue des¬ cription, il ne se transforme guère en une personne en chair et en os. Il garde quelque chose de fluide, d’évanescent. Guiraut de Calanso évite volontairement la personnification complète: Tant es subtils qu’om non la pot ve^er (v. 9). Cet Amour-là demeure un esprit. Ce fait est doublement souligné; d’abord par la généalogie qu’invente le poète: de parents nommés Plaisance et Joie, naît un être du sexe féminin; ensuite, par la nourriture immatérielle, l’allégresse (voir le V. 221 de Vensenhamen). Le poète s’en tient au niveau de la langue, dans la¬ quelle amour est au féminin. La substitution d’une chose a l’autre (aliud loquitur, aliudsignificatur), n’est ainsi pas complète, un fil, ténu certes, liant toujours les deux termes. Vénus, mère de Cupidon, étant écartée, il reste cependant une série d’attri¬ buts mythologiques: la rapidité, les flèches, la cécité, la nudité. La couronne est un attribut médiéval. Tous ces «signes» sont simplement évoqués. L’ab¬ sence de toute explication est sans doute due au fait que ces particularités étaient famiUères au public de l’époque. Si les troubadours n’utilisent point les figures mythologiques de Vénus et de Cupidon, cela ne signifie pas qu’ils aient ignoré la tradition latine^4. Tout au contraire, on sait combien ils doivent à l’enseigne¬ ment des écoles. Le silence au sujet de la mythologie est donc un silence volon¬ taire. Malgré son caractère allégorique et mythologique, la chanson de Guiraut de Calanso s’insère donc parfaitement dans la tradition de la poésie des trouba¬ dours. D’une part, la personnification complète, telle qu’elle sera réahsée dans le Roman de la Rose, est délibérément évitée; elle reste, pour Aqaut et Joi, au niveau de Vabstractum agens. D’autre part, la mythologie est bien un réservoir d’images, mais non pas un réservoir de personnages. La définition de l’Amour par des attributs empruntés à la mythologie ne fait pas de notre texte une allégorie énigmatique (yaenigma des arts poétiques). Seul un détail peut prêter à controverse, à savoir le nombre des flèches. Alfred Jeanroy ne comptait que deux

flèches

45, réduisant ainsi l’image à l’antinomie amou-

Voir D. Scheludko, ‘Ovid und die Trobadors’, ZRP 54 (1934) 129-74. “>5 Aussi bien dans sa traduction de la chanson que dans La poésie lyrique des troubadours, II, 117: 138

reuse traditionnelle. Mais le jongleur parle bien de trois sajetas: une en acier, une autre (ou d’autres) en or, une troisième en plomb. Ce nombre de trois est assez surprenant. Ne l’ayant pas trouvé avant Guiraut de Calanso, nous sommes réduits aux conjectures. Deux idées semblent se combiner, d’une part celle de la force irrésistible de l’amour, et d’autre part celle de l’antinomie «joie-tour¬ ments». Ces idées sont traditionnellement exprimées par l’image des flèches. Guiraut de Calanso innove (et complique les choses) par la juxtaposition des deux idées. Pour illustrer le coup irrésistiblemais délicieux, il recourt à l’image de l’acier: c’est l’allégorie de Vinnamoramento. La seconde image doit illustrer les effets de l’amour, et c’est le tour des flèches en or et en plomb. Ainsi, les trois flèches n’expriment pas seulement l’antinomie traditionnelle, mais une succession. Cet élément dynamique ne réussit néanmoins pas à modifier le carac¬ tère statique de l’ensemble de la chanson. Le mouvement esquissé n’ayant pas de but, pas d’objet à atteindre, il demeure dans le registre de la généralité. La deuxième partie de la chanson décrit le palais de l’Amour. Dans sa thèse, Otto Dammann dresse une liste fort intéressante des différents palais que la tradition littéraire latine a légués au moyen âge^^. La maison de Vulcain dans VEnéide (VIII, 416 et suiv.), la regia Solis, les demeures de l’Envie, du Sommeil, de la Renommée dans les Métamorphoses (livres II, XI, XII), le temple de Mars et le séjour du Sommeil dans la Théhaïde (livres VII et X), le palais de Vénus dans ŸEpithalamium de nuptiis Honorii et Mariae de Claudien, le temple de Vénus dans VEpithalamium Ruricii et Iheriae de Sidoine Apollinaire, enfin, pour le XII® siècle, les demeures de Nature et de Fortune décrites par Alain de Lille, et les palais de l’Amour de Phillis et Flora et du De Amore - toute cette longue liste atteste que le palais allégorique n’est pas une invention de Guiraut de Ca¬ lanso, mais elle prouve en même temps l’indépendance de notre jongleur. Est-ce un malheur que de ne pas avoir de source directe? Faut-il rappeler que, pour rencontrer des châteaux allégoriques, Guiraut de Calanso n’avait pas besoin de lire Virgile ou Ovidemais qu’il n’avait qu’à écouter les sermonnaires de son «... deux traits, l’un d’or, l’autre d’acier (ou de plomb).» En aucune façon, on ne saurait identifier la flèche d’acier avec celle de plomb. Aucun haubert ne saurait lui résister. Peire Vidal avait mis le bouclier {escutg) à la place du hau¬ bert (éd. Anglade, CFMA, XXXV, 29). Dans la littérature française, cette image est déjà tradition¬ nelle; comparer par exemple Piramus et Tishé (éd. De Boer, CFMA, v. 27/8): Contre ton dart n’a nulle essoigne Doubles haubers ne double broigne. Dans Eneas (éd. Salverda de Grave, CFMA, v. 8633 et suiv.), l’armure est remplacée par le château, assiégé et pris par l’Amour. Die allegorische Can^^one, cité à la note 31, p. 11-21. Dammann énumère aussi les palais allégo¬ riques de la littérature française; ces exemples sont tous postérieurs à Guiraut de Calanso. Nous ne mettons évidemment pas en doute les lectures, vastes, de notre jongleur. On n’a qu’à voir tous les «thèmes» qu’il énumère dans son ensenhamen!

D9

temps? Sous toutes les formes possibles et impossibles, la littérature religieuse recourt en effet à l’allégorie de l’édifice ^9. En tant que technique, cette allégorie est donc monnaie courante. Nous estimons que Guiraut de Calanso s est sou¬ venu de l’une et de l’autre tradition, de la littérature latine profane et de la litté¬ rature religieuse. Souvenir vague, cependant, qui explique le procédé mais non pas le détail de l’allégorie. Enfin, si diachronie et synchronie se rencontrent, il faut bien souligner que Guiraut de Calanso ajoute au plan synchronique le premier lopin non latin. Moins d’un siecle plus tard, les poetes français consoli¬ deront ce terrain pour y bâtir force édifices allégoriques. Le palais a cinq portes, qui, disposées l’une derrière l’autre, doivent toutes être franchies

Or celui qui peut ouvrir les deux premières, passe facilement

les trois autres. Quelle est la senefiance de ces portes ? Dammann croit qu il s agit des yeux, des oreilles et de la bouche^'. Nous allons voir que Guiraut Riquier identifiait les portes avec cinq étapes du service amoureux. Joseph Anglade, le biographe de Guiraut Riquier, ne se prononce pas, et déclare simplement: «Il est assez difficile de choisir entre ces deux explications

Plus récemment,

Ernst Robert Curtius, rejetant l’interprétation de Dammann, croit reconnaître dans les cinq portes, les quinque lineae amoris'='^. L’idée est séduisante. On sait que ces cinq «lignes» ou «degrés» sont un topique de la littérature latine érotique®'^. Dans son conte de Pyrame et Tisbé, Ovide écrit par exemple: Notitiam primosque gradus vicinia fecit. (Mét., IV, 59)

Les glossateurs du moyen âge précisent: «Gradus amoris sunt hii: visus et allo49 Roberta D. Cornélius, The Figurative Castle. A Study in the Mediaeval Allegory of the Edifice with Especial Reference to Religions Writings, thèse de Bryn Mawr, 1930. P. 82-87 de cette étude, on trouvera une liste des allégories latines de l’édifice {castellum, do mus, tabernaculum, templum, turris). Ajoutons l’allégorie de la ville, telle que nous l’avons rencontrée chez Honorius Augustodunensis ou chez Peire Cardenal. Avec son barri «qui occupe plus de la moitié du monde», le palais de Guiraut de Calanso ressemble d’ailleurs à une viUe. 5° A l’opposé de ce qui se passe chez André le Chapelain, où chaque côté du palais quarré a sa porte et chacune de ces portes «signifie» une attitude bien définie vis-à-vis de l’amour. Cf. De Amore, éd. Pagès, Castellôn de la Plana, 1930, p. 45/6. Ce passage manque dans la traduction de Drouart la Vache. 51 Dans la deuxième partie de son étude. N’ayant pas réussi à la voir, nous prenons ce renseigne¬ ment à J. Anglade, Ee Troubadour Guiraut Riquier, Bordeaux et Paris, 1905, p. 255, n. 3, et à E. R. Curtius, Europàische Literatur und lateinisches Mittelalter, Bern, *1954, p. 502. 52 Op. et loc. cit. 53

Op. et loc. cit.

“^ Sur les gradus amoris, voir H. Unger, De Ovidiana in Carminibus Buranis quae dicuntur imitatione,

5

Strasbourg,

1914,

p.

16

et suiv.; E.R. Curtius, Europàische Literatur, cité, p.

‘The Text of Carmina Burana

116’,

dans Classica et Mediaevalia,

diéval Latin and the Rise of European Love-Lyric, Oxford, man, ‘Gradus Amoris’, RP Vax Romanica, 140

19 (1965/66) 167-177;

27 (1968) 127SS.

501-502;

20 (1959) 167-168;

1965-1966, 2

vol., p.

49

et

P. Dronke,

du même. Mé¬

488-89;

L. J. Fried¬

M.-R. Jung, ‘Gui de Mori et Guillaume de Lorris’,

quium, contactus, basia, factuni»^^. Des textes d’Horace (Carm., I, 13,15—16) et de Térence (Eun., 4,2) sont commentés de la même manière dès Pomponius Porphyrio et Donat. D’origine ancienne, les gradus amoris font au XII^ siècle figure de proverbe, que ce soit dans la comédie élégiaque latine {Baucis et Traso, De nuntio sagacï) ou dans la poésie des goliards. On les rencontre plusieurs fois dans les Carmina Burana; la pièce la plus curieuse en est certainement celle qui met les gradus en relation avec les flèches de Cupidon, alatus puer et levis: Mittit pentagonas nervo stridente sagittas, quod sunt quinque modi quibus associamur amore; visus, colloquium, tactus, compar labiorum nectaris alterni permixtio, commoda fini; in lecto quintum tacite Venus exprimit actums^.

Les moralistes lettrés reprennent le «proverbe» pour montrer les dangers de la débauche : « Sicque castitatem expugnat armis suis luxuria, quae sunt visus et alloquium, contactus et oscula, factum,» rappelle Alain de Lille dans la Summa de artepraedicatoria {PL 210, 122); et dans le Policraticus (6,23), Jean de Salisbury reprend la même citation pour prouver que «voluptatis finis penitentia est». Les gradus amoris expriment une gradation, un mouvement en direction d’un but, le factum des latins, lo fait^i des troubadours, le soreplus des trouvères. Or tous les auteurs sont d’accord pour reconnaître que ce cinquième degré est vir¬ tuellement acquis dès que le baiser (le quatrième degré) a été concédé. Chex Guiraut de Calanso cependant, le mouvement devient irréversible à partir de la troisième porte, donc à partir du tactus. Faut-il en conclure que les «portes» ne signifient pas les degrés d’amour? Pour pouvoir répondre à cette question, on devrait disposer de textes où le mouvement irréversible commence avec le troi¬ sième degré. Nous connaissons de pareils textes, mais ils datent du XIIH siècle. On lit par exemple dans un manuscrit de Munich: Visus et alloquium, tactus, post oscula factum. Ni fugias tactus, vix evitabitur actus. =7

Dans le Chastoiement des dames (v. 113 et suiv.), Robert de Blois ne parle pas explicitement des cinq degrés, mais il fait clairement entendre qu’aussi bien le taster que le baiser conduisent fatalement au sureplus. L’identification des cinq portes de Guiraut de Calanso avec les cinq gradus amoris est donc possible. Toutefois, nous hésitons à l’accepter sans restriction. La raison en est fort 55 Dans des manuscrits du XIII® siècle; cf. Piramus et Tisbé, éd. Branciforti, Firenze, 1959, p. 57. Carmina Burana, éd. Hilka et Schumann, Heidelberg, 1930,1, i, 261. 57

dm

17210, f. 40V

(XIII® siècle); même texte dans le ms. Clm

Dronke, Médiéval Patin, cité, t. II, p. 488.

12725, f. 16

(XV® siècle); cf.

simple: Guiraut deCalanso parle lui-même des degrés qui conduisent au palais de l’Amour. Le terme y est,^er quatre gras (v. 29), et nous croyons qu’il signifie gradus amoris. En effet, la gradation par cinq n’est pas la seule possible, il en existe une autre, plutôt rare certes, qui se contente de quatre étapes. Nous cite¬ rons André le Chapelain: Ab antiquo quatuor sunt gradus in amore constituti distincti. Primus in spei datione consistit, secundus in osculi exhibitione, tertius in amplexus fruitione, quartus in totius personae concessione finitur.s^ En 1290, Gui de Mori reprendra cette division par quatre, dans une longue addition au Roman de la Rose^'^. Guiraut de Calanso a donc pour lui une tradi¬ tion qui, quoique moins bien attestée que la gradation par cinq, existe ab anti¬ quo (au dire, du moins, de maître André le Chapelain). Mais qu’en est-il des cinq portes? Peut-on admettre que le jongleur ait simplement juxtaposé les deux séries de degres? Il serait bon de se rappeler ici que la chanson a été écrite pour une dame et non pas pour quelque docteur ès énigmes et trohar dus. L’allégorie devait etre suffisamment claire pour être com¬ prise par un public moyen. Tout au long de la chanson, des indices précis ré¬ tablissent la liaison avec des canons connus. Ainsi le terme gras, qui nous semble représenter directement le terme gradus. Et s’il en était de même pour l&s portes? Dans le langage métaphorique de l’époque, la porte pouvait signifier les yeux ou l’ensemble des cinq sens, par lesquels le monde extérieur pénètre dans l’âme. Cette image de la porte est particulièrement appréciée dans la litté¬ rature morale. Citons Pierre Damien: Has itaque corporalium sensum portas, dilectissimi, et vitiorum virescentium phalangi obstruite et virtutem spiritualium agminibus aperite. Transposé au plan de notre chanson, cela signifie que l’amour s’assujettit les cinq sens. Reste à savoir pourquoi Guiraut de Calanso affirme que, les deux premières portes traversées, les trois autres sont d’un accès facile. Cela doit être une allusion à la classification des sens, communément admise à l’époque, selon laquelle la vue et l’ouïe sont plus «nobles» et plus «puissants» que les autres sens. Bernard Silvestris, à la fin du De mundi universitate, et Alain de Lille, s* De Amore, éd. Pagès, citée, p. 16; Drouart la Vache, L,i livres d’amours, éd. R. Bossuat, Paris 1926, V. 1173-81. s® Voir notre article sur ‘Gui de Mori et Guillaume de Lorris’, Vox Romanka, 27 (1968). Le cas est différent dans Baucis et Traso, où les quatre degrés sont alloquium, contactus,oscula, factum. Il s’agit ici du système des cinq degrés, dans lequel le premier degré manque, parce que nous avons affaire à une courtisane qui offre le «regard» d’elle-même. Cf. Da chansonnier N, £ 30-45 (£ 31a, d’après le nouvel index, qui remplace

la foliation du XVIII® siècle, utilisée par Suchier ; cf. C. F. Bühler, ‘The Phillips Manuscript of Proven¬ çal Poetry now MS. 8iÿ of the Pierpont Morgan Library’, Spec., 22 [1947] 68-74) ; 1730 vers, incomplet de la fin. Edité par L. Constans, sous le titre Eæ Cour d’Amour, dans RJLR 20 (1881) 157-179, 209-220, 261-276 (nous n’avons pas vu l’édition corrigée, paraît-il, que L. Constans a publiée dans ses Manus¬ crits de Cheltenham). Voir les corrections de C. Chabaneau, RLR 21 (1882) 90-98, et d’E. Levy, ihid., 2j8_3ç. _ Editions partielles chez Mahn, Gedichie der Troubadours, n° 168, K. Bartsch, Provenzalisches Lesehuch, Elberfeld, 1855, p. 34-38, R. NeUi et R. Lavaud, Les Troubadours, II, Paris, 1966, p. 236-42. - A consulter: Erich MüUer, Die altprovenzalische Versnovelle, HaUe, 1930, p. 103-109. 148

I

Seinor, vos que volez la flor E la corteszia d’amor E non avez s oing d’autr’aver. Mas ab joi voletz remaner, Aujatz un romanz bon e bel, Bastit de joi fin e novel.

Le poème ne porte pas de titre, mais dans le prologue, il est appelé quatre fois romam{. Il s’adresse à ceux qui désirent connaître la fleur et la courtoisie d’amour, c’est-à-dire le fin mot en matière de fin^amor. Le but didactique est clairement mis en avant, car ce roman comandara (v. lo), deveda e castia (v. i6). Que les seigneurs veuillent bien apprécier comment Amour parle à ses gens : 29

Ora jujatz com araszona Sa gent Amors

Au printemps, quand le rossignol n’arrête plus de chanter. Fin’Amors ras¬ semble ses barons au sommet du Parnasse. Joi, Solatz, Ardimen et Cortesia jonchent le chemin de fleurs; Bona Esperanza et Paors précèdent Fin’Amors en portant des fleurs, tandis que Larguesa et Domnei le mettent dans un lit d’orfroi, sur lequel Celar et Dousa Compania jettent des pétales. D’autre part, sur cette montagne courtoise, le cartes pueih, reluit le feu d’amour, et les fleurs, roses et violettes, y épanchent leur grande douceur. Cent pucelles, chacune avec son ami, tous vêtus d^ma color, s’y ébattent. Dans un Heu ombrageux, un ombrage, les oiseaux chantent nuit et jour voltas e lais de gran dousor (v. 70). Au milieu s’élève un château étincelant d’or et d’azur, et dont Pretz et Drudaria détiennent les clefs, et empêchent Vilania d’entrer. 83

90

Davant la porte hac una font, E non a tan bella el mon, Qi sortz en una conca d’aur; De tôt lo mont val lo tesaur ; N’a om’ el mont, si n’a begut. Que cant qe es e cant [qe] fut Non sapchza de be e d’onor, Qe non obHt ira e dolor.

Cette fontaine du bien qui fait oubHer le mal, est couronnée de fleurs de Hs, et entourée de lauriers, de pins, et de pommiers de paradis. C’est là que s’assied Fin’Amors, pour tenir une série de discours. Il s’adresse à tour de rôle à ses dix barons (v. 101-344), et ceci dans l’ordre observé dès le début du poème: Joi, Solatz, Ardimen, Cortesia, Bona Esperansa, Paors, ^9 Le ms. donne Or a^u^at^; Constans imprime Ora graphie italienne de

Comme au v. 5, nous avons changé la

en j. 149

Larguesa, IDomnei, Celamens, Dousa Compania. Les gardiens du chateau, Dfudaria et Pretz, sont cités ensemble. Ainsi, Fin’Amors fait onze discours, qui sont autant de définitions des concepts personnifiés! Ne retenons que quel¬ ques détails 70, On peut se demander comment Ardimen et Paors, qui sont tous deux de la compagnie, peuvent s’entendre. Or cette question est celle que doit se poser tout lecteur du Roman de la Rose, où Peur s’oppose aux entreprises de l’Amant. Dans la Cour d’Amour, les choses se présentent autrement. 217

Paors, vos siatz benedeita! Per vos vai drutz la via dreita.

Paors est donc une qualité, non pas de la dame, mais de l’homme. Elle repré¬ sente les appréhensions de l’amant, qui craint que son comportement, les dis¬ cours qu’il tient devant sa dame, ne soient pris en mauvaise part. Ardimen, par contre, est une qualité de la dame. Cet Ardimen fait toseta ardida, à tel point 162

Q’a son drut vaz de nueit oscura, Qe non tem marit ni parent !

Cela pour la jeune fille ou la jeune épouse. Quant à la grande dame, celle q^a gran fieu e gran terre, cette hardiesse lui fait oubher rang et richesse, de sorte qu’Ardimen devient l’espoir de l’amant pauvre, du paubre drut. Il n’y a donc point d’incompatibilité entre peur et hardiesse. 179

En amor non val re paors, Ardiments es la claus d’amor.

Craintes pour le soupirant, hardiesse pour la femme, telle est la répartition que propose notre auteur. Notons encore que Cortesia est vue sous le rapport de la Dans le premier discours, Fin’Amors reproche à Joi d’avoir favorisé les amours d’un homme qui ne savait pas garder le secret. Il y est question de la fourmi qui tua le lion, fable que l’auteur dit avoir entendue, l’autre jour, d’un certain Johanitz. 105

Qe vos [les barons] sabetz q’ad obs d’amar No val re que vol follejar. Que l’autrer nos dis Johanitz Que leons aucis la formitz. Don Jois, aisso dig contra vos Que vos faitz aitant fort joios Un vassal qe no er cellatz [Bartsch; tallatz] Si donna li fai sos agratz. Sia el jou, s’en vanara E lo blasme li remanra. Vec vos la fromitz ed leon

116

La donna es morta pel garchon.

Au vers 113, Constans lit Si a el non s’ennanara. Chabaneau propose : sia, de siar = cesser, et Voretzsch ; si (= sic) lo joios s^ en v. Voir MüUer, Versnovelle, p. 105/6. - Le lion symboliserait donc la dame, tandis que la fourmi serait l’amant indigne (?). 150

conversation, car elle met mesura enparlar (v. 189), et que Larguesa est mise en garde contre Vamor venduda (v. 264), la libéralité envers les femmes vénales étant sévèrement réprouvée. A l’intérieur du discours que Fin’Amors fait à Dousa Compania, nous avons un autre discours direct, modèle des propos que l’amant doit tenir à sa maîtresse, lorsqu’il la tient dans ses bras. Il dira qu’il se sent au paradis, et 315

« Q’anch Galvains ni Soredamors, Ni anch Floris ni Blanchaflors, Ni l’amors Ysolt ni Tristan, Contra nos dos non valg un gan.»

Que ces dames d’alors devaient être d’assidues lectrices de romans ! Quand Fin’Amors a fini de parler, les dames se déclarent prêtes à lui obéir, et le prient de bien vouloir les protéger contre Fals’Amors et de leur donner ses règles. Fin’Amors demande à Cortesia de répondre en son nom. Elle dé¬ clare que Fin’Amors veut quatre choses : hona fes, lialtat":^^, mesura, et sens (v. 3 8 5391); Cortesia condamne ensuite très sévèrement la falsa via bastarda, celle des femmes communes et vénales. Ce jugement est couché par écrit. L’auteur ne nous donne malheureusement pas la date ; il indique en revanche le lieu : paradis terrestre. Le brieu est scellé avec l’anneau de Fin’Amors et déposé dans une cassette. La Cortesa d'A.mor'^'^ donne ensuite une série de préceptes. Cet enseignement est fait de petites histoires d’amour, où la Cortesa fait parler, en discours direct, la dame et son amant. Nous avons noté une longue prière à Dieu, dans laquelle l’amant demande au reis glorios de vouloir faire que la dame haja merce del caitiu (v. 476 et suiv.). Ailleurs, cette Cortesa enseigne la haute stratégie en amour pour les amants pauvres ; la leçon est parfois assez ovidienne : 551

AIs messages de sa maison Serva e prometa e don.

Des cadeaux également pour la dame; des louanges, même, pour le mari, 567

E digua que molt fora pros, Si non fos un petit gilos.

Si, par hasard, on se retrouve seul avec sa dame, que l’on aille droit au but, n’hésitant point d’employer la force. Tout ce passage n’est pas sans rappeler le monologue de Brunissen, qui énumère Floris et Blanchefleur, Tristan et Iseut, Fénice et Cligès, Byblis, Didon {Jaufre, v. 7602 et suiv.). On rappro¬ chera également le passage relatif à Ardimen, du raisonnement que fait Brunissen pour se convaincre que la femme peut faire les premières avances en amour {Jaufre, v. 7557 et suiv.). Personnage différent de Cortesia; cf. aussi v. 837. Bartsch imprime Na Corteizia d’AmorX

5 79

E si-11 se suflfre a forsar, Prenda son joi ses demorar. Or dompna vol per dreita escorsa Q’hom li fasa un petit de forsa, Q’ill no dira ja: «Faces m’o!» Mais qui la força, sofre so.

#

Passant à l’enseignement de la dompna que vol esser druda (v. 591 et suiv.), la Cortesa d’Amor insiste sur la nécessité d’une toilette soignée. Que la dame fasse usage à’aigua rosa, de sorte que celui qui l’embrassera croira qu’elle ait le cors plen de flor. La dame sera aussi gen enparlada; elle parera ses cheveux de fils d’or et d’argent. Suit un portrait en règle, où rien n’est oublié, sourcils, menton, dents, nez, bouche (bien faite ad ohs de haisar'), cou, mains; bourse, ceinture, chemise, chausses, pieds, guimple - jusqu’aux bains, que l’on souhaite fré¬ quents. - Après quoi, Cortesia73 prend brièvement la parole pour blâmer le comportement des jaloux. On comprend maintenant pourquoi Cortesia a été remplacée par cette Cortesa d’Amor. Aux préceptes de l’amour courtois, mis dans la bouche de Fin’ Amors et de Cortesia, font suite des considérations d’une morale fort différente. Cortesa est l’ancêtre lointaine de celles qui conféreront au nom de «courtisane» une acceptation péjorative ... Elle a lu Ovide, le Pamphilus; elle est une cousine de Eicheut, d’Aubérée, de la Vieille (ou de l’Ami) de Jean de Meun et de sa contemporaine, la Vetula. Nouvelle scène. Merce arrive au galop pour porter plainte, au nom des amador, contre les femmes vénales, 734

Per faire clam a Fin’Amors De las dompnas des cominals.

Merce se dit tourmentée par Cobezesa et Orgueil, car les dames ont oubhé Amour, et méprisent les amants pauvres, etc. Amour répond et promet d’abattre cet orgueil; quant aux dames vénales, elles sont exclues de son règne par le jugement de Cortesia. Cela dit. Amour lève la séance. Nouveau tableau, qui reprend les données de la description initiale. Cou¬ ronnement d’Amour, 839

Que reis es de trastota gent. Apres Christus l’omnipotent.

La fontaine commence à émettre des mélodies, les plantes s’inclinent. Lorsque Fin’Amors entre au château, les oiseaux se mettent à chanter, le feu d’amour s’allume, les jeunes filles dansent et les jeunes gens font entendre des lais. Après Telle paraît être la leçon du manuscrit. 152

ce triumphus Cupidinis, on se met à table. Le guet s’écrie: Avarice (Cobezesa) et Orgueil sont morts! Gare aux cornus, puisqu’Amour porte une couronne! 870

Ara si guardon li cornut. Que Monsenior porta corona!

Avant le repas, Amour fait une prière pour remercier Dieu : 879

... Senior Deu glorios. Tôt aquest joi teng eu de vos.

Arrivent les jongleurs de Fin’Amors, à savoir Ris et Deportz, accompagnés de leur sœur Coindia. Ils jouent si bien de la harpe et de la viole que les pucelles s’apprêtent à sortir de table pour danser. Mais Fin’Amor, avant d’autoriser la danse, veut entendre ce que les jongleurs ont à dire. Ris se plaint des médisants (la technique est la même que dans les discours précédents, car à l’intérieur du discours de Ris, nous avons d’autres discours directs, de l’amant et de sa dame). Plasers, le sénéchal d’Amour, savis hom e bon légistes, répond que Cortesia a déjà porté son jugement: lausengier nigilos ne sauraient empêcher Vamor segura. 989

E si lausengier son Marcos, Hom lur deu esser Salamos.74

Deportz et Coindia blâment l’inconstance des amants. Arrivent’s Honors, Valors et la Baillessa d’Amor, pour écouter les chansons. Ris et Deportz ont été «définis» par leurs attributs, la harpe et la viole; les trois nouveaux arrivés sont brièvement décrits : ils sont tous vêtus de la même manière, d’un samit blanc, orné de fleurs en or; de plus, ils sont coiffés d’une couronne de violettes. Le discours de Honors’^ est un plaidoyer en faveur du carpe diem: «Je ne suis pas de celles, déclare en effet la gente pucelle, qui se montrent orgueilleuses lorsqu’elles sont jeunes et de couleur fraîche, et qui, s’apercevant, dans le mi¬ roir, que cette fraîcheur a disparu, commencent à se farder pour paraître plus jeunes - et pour avoir drut. Plus elles se parent, plus elles s’éloignent de la beauté naturelle: 74 Armand de Belvezer (première moitié du XIV^ siècle) cite quelques vers d’une version occitane de Marcoulet Salomon (A. Thomas, dans HLF 36 [1927] 292-293). Comme dans notre texte, Marcoul, ou Marcoulphe, est appelé Marcos. Toutefois, dans les deux répliques conservées dans les Collationes Psalterü d’Armand de Belvezer, Marcos répond à un proverbe de Salomon, par un autre proverbe tout aussi sensé. L’allusion de la Cour d’Amour se rapproche donc davantage des versions françaises, dans lesquelles Salomon est le courtois et Marcoul le vilain. Ou faut-il admettre l’existence d’une autre version occitane? 75

A partir du discours de Deportz, il y a plusieurs lacunes dans le texte. La fin du discours de

Coindia manque; ce passage aurait-il préparé l’arrivée des trois nouveaux personnages? ® Correction de Chabaneau (v. 1131). Constans avait imprimé Amors respon, tandis que le manus¬

7

crit donne F lors respon. Le discours doit être attribué à Honors.

D3

1141

Adoncs oing sa cara e la fréta E cuida se faire toseta; E on pus se gensa, el peijura, Qe-1 beutat non ven per natura. »



La Baillessa d’Amor dicte ensuite aux dames les normes à suivre, lorsqu’elles se trouvent dans les bras de leurs amis ; elle fournit également un dialogue mo¬ dèle entre la dame et son ami (v. 1170—1240, avec lacunes). Puis, Valors donne des enseignements aux hommes; il y ajoute aussi des exemples de conversation. Suit un long discours de Proessa, qui montre combien une messagere astucieuse peut être utile. Là encore, un exemple des propos que la proxénète doit tenir à la dame. La technique du discours direct y est particulièrement développée, car dans le discours de Proessa s’insère celui de l’entremetteuse qui rapporte à la dame, également en style direct, les propos du soupirant. Nous avons donc trois discours directs l’un dans l’autre - un véritable morceau de bravoure, pour un jongleur habile (v. 1411 et suiv.). Cor, Désir, Dous Esgar, Plazer et Baizar veulent reprendre la danse. Fin’ Amors acquiesce à leur demande, et déverse trenta cofres tot^ples de flors. Il faut savoir, en effet, que le trésor d’Amour ne se compose pas d’or et d’argent, mais de joyaux qui ne peuvent être vendus. Chacun porte une couronne de fleurs. Domneis se lance dans un panégyrique de l’Amour (lacune). Or les barons prient Fin’Amors d’interrompre cette danse, car les affronts subis de la part des enne¬ mis de l’Amour les empêchent d’être joyeux (lacune). Plazer arrête les caroles; on prend place pour se rafraîchir. Amour se déclare prêt à partir en guerre contre Orgueil. Sens demande la parole, et se plaint des vantards et de Malparlier. Comme l’archer qui tire sur l’oiseau pendant qu’il chante, Malparlier, avec sa langue, fait les amants en viven mûrir. Donc en avant, contre 1708

Los traitors lausengiers caitius E las trairitz desonradas,

qui feignent d’être simplas com una monja. Ensuite, Jovens, blond et couronné de fleurs de lis, prend la parole. Le texte s’arrête ici. L. Constans note (p. 276) : «La fin manque, mais la lacune doit être peu con¬ sidérable: cela ressort du vers 1659: Anseis que movat^.-» Constans semblait croire que l’annonce de ce départ général signifiait également la fin du poème. Or ces paroles sont prononcées par Sens, juste après l’appel aux armes d’Amors. Nous ne croyons pas qu’elles annoncent la fin du poème; elles ne sont qu’un moment de retardement avant la prise des armes. Sens veut encore placer son discours avant que les barons partent en campagne. On peut donc supposer que la partie finale devait raconter la guerre d’Amour et de ses barons contre Or¬ gueil. Malheureusement, il ne nous reste que l’appel à la guerre. Cette der¬ nière partie du poème (si elle a jamais existé) se situerait dans la tradition de 154

l’allégorie morale, où les Vertus affrontent les Vices. Du côté d’Orgueil, on aurait sans doute rencontré Convoitise et Malparlier, déjà cités, mais l’auteur y aurait probablement ajouté d’autres personnifications. Laissons ces hypo¬ thèses. En présentant notre texte (très brièvement, comme toutes les histoires de la littérature), Alfred Jeanroy l’a qualifié d’art d’aimer «aussi insipide que dé¬ cousu» 77. Ce jugement péremptoire nous semble injuste. Certes, la Cour d’Amour n’est pas d’un grand poète, mais elle est d’un jongleur qui avait du métier et qui savait exprimer ses idées. Des gaucheries, comme cette brusque apparition de Proessa, peuvent surprendre, mais il faut se rappeler que notre auteur a été desservi par la négligence du copiste 7^. Une constante est sensible tout au long du poème, une constante qui semble bien correspondre à un grief tout personnel de l’auteur. En effet, le «jugement» de Cortesia contre les femmes vénales est rappelé à plusieurs reprises. De plus, les discours de Fin’Amors à Ardimen, et ceux de la Cortesa d’Amor et de Merce sont des plaidoyers en faveur des amants pauvres. La femme vénale, aux yeux de notre auteur, n’est donc pas seulement la courtisane, mais la femme qui, ai¬ mant et acceptant les cadeaux, se montre plus accueillante aux soupirants riches. Les chances de l’amant pauvre sont réduites - voilà pourquoi notre auteur insiste sur le fait que le trésor de Fin’Amors ne se compose pas d’or et d’argent, mais de fleurs, de joHvetés donc, de promesses et de loyauté. Notre jongleur ne paraît pouvoir offrir que sa sincérité et ses chansons. Lui aurait-on fait voir que cela ne suffit pas ? Abstraction faite de la fin de notre texte, où une nouvelle scène, celle d’une guerre entre Fin’Amors et Orgueil, semble s’annoncer, la Cour dAmour se compose de deux parties bien distinctes. La première partie est courtoise. Fin’Amors, en s’adressant à ses barons, donne lui-même une définition de l’amour. Ce n’est pas pour rien qu’il ordonne à Cortesia de résumer les règles d’amour: cette première partie est une définition de l’amour courtois. Il est in¬ téressant de noter que le personnage portant le nom de Fin’Amors, ne repré¬ sente pas ce que la critique moderne entend par fin’amors. On chercherait en vain, dans la suite de Fin’Amors, des personnages-notions aussi importants que Mesura ou Joven. La conception de l’amour, telle qu’elle se manifeste dans la première partie de la Cour d’Amour, correspond moins à la fin^amors de la poésie lyrique qu’à l’amour courtois des romans. L’évocation des Gauvain, Soredamors, Floris et Tristan, souligne d’ailleurs cette perspective. - Cela change avec le discours de la Cortesa d’Amor, personnage assez énigmatique, qui se fait le champion d’une toute autre conception de l’amour. Cet amour voit son ’’ Dans son Histoire sommaire de la poésie occitane, Toulouse et Paris, 1945, p. 84. Paul Meyer allait jusqu’à dire que le chansonnier N avait été exécuté «par un copiste qui ne comprenait guère ce qu’il copiait». Rom., 10 (1881) 621. 155

but non pas dans lejoi, mais dans la jouissance; non pas dans le jeu des con¬ venances, mais dans la possession. Fin’Amors, dans les discours à ses com¬ pagnons, avait défini les qualités nécessaires à tout âmant courtois. Dans la deuxième partie, la Cortesa d’Amor, Valors, la Baillessa d’Amor et Proessa ne définissent plus l’amant idéal - ils enseignent les moyens de parvenir au but désiré. Leur enseignement se fait par une série de petits contes, en style direct, adaptés à la situation de la dame ou de l’amant. Ces discours-modeles ne sont pas sans rappeler (toute proportion gardée, évidemment) les discours-types d’André le Chapelain, bien qu’il soient beaucoup moins systématisés que ceux du célèbre traité latin. Nous avons déjà dit que ces propos sont frappés au coin de la monnaie ovidienne — mais ceci est littérature. Les personnifications doi¬ vent bien correspondre à une attitude que certains ont pris vis-à-vis de 1 amour courtois. Voici Honors, pucelle belle entre toutes, qui entend bien employer sa jeunesse florissante. N’est-ce pas un honneur un peu spécial que celui-ci? Quelle Vieille, quel Casanova d’alors a bien pu enseigner pareille morale aux jeunes filles? Le personnage de Honors reflète une attitude toute masculine, cavalière, l’attitude d’un certain public de notre jongleur. C’est le public qui devait prendre plaisir aux pastourelles, dont quelques-unes sont de la même veine. Les personnages de Valors et de Proessa s’insèrent dans la même perspec¬ tive. Valors déclare au début de son discours: 1261

Mult deu esser vallens e pros Totz hom, pois se feing amoros.

L’amour devient une pose : on Vest pas amoureux - on décide de l’être. Quel sens faut-il donner à «valeur» et «prouesse»? La suite du texte est malheureuse¬ ment corrompue; il paraît même y avoir une lacune, après laquelle nous Usons : 1265

Que prous dompna ab fresca color Es ruesa del vergier(s) d’amor. ^9

Voilà une des très rares identifications formelles de la femme avec la rose du verger d’amour. Ce qui surprend, ici, c’est qu’elle ne paraît nullement motivée par le contexte. La lacune qui précède, serait-elle plus importante que ne le suppose l’éditeur (deux vers) ? Il est difficile de le dire. Quoi qu’il en soit, la rose n’occupe jamais une position centrale dans notre poème. Elle apparaît toujours en tant qu’élément décoratif. Le texte continue avec les prescriptions de Valors pour celui qui veut aimer: 1267

E deu prenre de chiausimen Tant de leis e d’enseinhament C’om digua: «Ben tenc per onrada

79 La diphtongaison de rosa se rencontre ailleurs dans notre texte: rues^a v. 1607, ruosa v. 56. 156

1277

La dompna don aquest s’agrada; E cill que l’ama a ben causit Pro drut e vallent e ardit, E homen q’ades se mellura; En bon loc ha tornat sa cura. » Apres(s) fasa tant de proessa. Que sa dompna franca e cortesza Parle privadamens ab lui.

Il doit prendre d’elle tant de discrétion et d’enseignement que l’on dise: «Je tiens bien pour honorée la dame dans laquelle celui-ci trouve son plaisir; et celle qui l’aime a bien choisi un amant preux, valeureux et hardi, et un homme qui s’élève toujours; eUe a mis sa sollicitude en bon lieu.» Qu’il fasse après tant en matière de prouesse que sa dame franche et courtoise lui parle en privé. A ne considérer que ce dernier passage, on dirait avoir affaire à la situation tra¬ ditionnelle de la fin’amors: l’élévation de l’homme par la dame tourne finalement au profit de tous les deux. L’enseignement de l’amour aboutit à un raffinement qui doit être reconnu par la société {c’om digud). Cependant, notre texte semble introduire une nuance appréciable, car la dame est louée d’avoir choisi un amant valeureux. Les qualités de l’homme honorent la dame. Finalement, c’est la proessa de l’homme qui conduit la dame au rendez-vous décisif. Cette prou¬ esse n’est pas la valeur chevaleresque, qui a souvent été opposée à la courtoi¬ sie

Si, dans son partimen avec Guigo, Bernard affirme Quar dona-1 fai valent e pro

il s’élève contre la prétention de ceux qui font dépendre la prouesse et la valeur de la cavalleria. Cette polémique est absente de notre texte. Prouesse et valeur se situent d’emblée à l’intérieur de l’amour: Valors et Proessa parlent à la Cour d’Amour. Or nous avons vu que notre auteur ne dira pas Car per amor es om pus pros puisqu’il faut être preux et valeureux avant de prendre la décision d’aimer. Le début du discours de Valors nous a montré que cette décision entraîne le choix de certaines attitudes. Si l’on veut être sûr du succès auprès des femmes, il faut bien se conformer au code établi par la société. Valors enseigne une technique, qui, au fond, fait bon marché de l’élévation morale des amants par l’amour. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le discours modèle qui fait suite aux Voir l’article d’Erich Kôhler, ‘Über das Verhâltnis von Liebe, Tapferkeit, Wissen und Reichtum bei den Trobadors’, Estudis Romànics, 5 (1955/6) 95 et suiv., repris dans son recueil Trohadorlyrik md hofischer Roman, Berlin, 1962, p. 73-87. P.-C. 197, la; cité d’après E. Kôhler, p. 75. Jaufre, v. 3104. 157

passages que nous venons de citer, et qui offre aux amateurs un specimen des propos que l’amant vallens e pros tiendra lors du premier rendez-vous. Immédiatement après Valors, Proessa prend la parole. Elle déclare qu apres avoir entendu de beaux raisonnements à cette Cour, elle en ajoutera d autres, peu convenants, que font les amoureux fous et mauvais : 1342

Ez hai auzit a totz comtar, Per Crist, bonas raszos e bellas; Mais eu vos comtarai novellas Que no-s taignon ges entre vos. Que fan li fol drut nuallos.

Proesse raconte deux histoires. D’abord celle d’un amant éconduit, de drut’:^^ (ppx per folor demandon 0 queran atnor. Mais Proessa en sait plus long. Elle va en¬ seigner (ce sera la deuxième histoire) que celui qui s’y prendra bien, 1385

... s’el i vol métré s’ententa, S’el ne vol una, en haura trenta.

Elle fera donc connaître une méthode infailHble: c’est le beau passage de la messagère, cité ci-dessus. Ainsi, l’enseignement de Proessa est également un savoir-faire. La prouesse en amour, telle qu’elle l’entend, est donc une prouesse toute spéciale. C’est la prouesse dont se vante, devant ses compagnons, le liber¬ tin, fier de ses exploits. Méthode sûre, qui Hvre jusqu’à «trente» victimes. Cette double morale, la courtoise et la libertine, se manifeste également par des signes extérieurs. Dans la première partie de la Cour d’Amour, l’amour courtois est le centre de gravité

Le personnage de Fin’Amors parle lui-même,

et lorsqu’il délègue son pouvoir, pour l’enseignement des règles d’amour, il choisit Cortesia, qui parle donc expressément au nom de Fin’Amors. La fin’ amors et la cortesia vont de pair. Dans la deuxième partie du poème, les idées sont exposées par d’autres personnages, qui sont autant de champions d’une autre conception de l’amour. Ceci nous amène à ajouter un mot sur la Cour d’Amour en tant que poème allégorique. Nous venons de dire que la signification exacte des personnifica¬ tions ne ressort pas directement du mot abstrait personnifié. Seule l’étude des discours et des relations que ces personnifications ont entre elles, permet des définitions plus précises. Nulle part, l’auteur ne fait allusion à un sens caché, à une senefiance, ce sens étant donné en clair, par les discours. La Cour d’Amour est un poème fait de discours, et de discours dans les discours. L’action est pratique¬ ment absente - à deux exceptions près : l’appel à la guerre, qui n’est qu’ébau¬ ché, et le «triomphe» de Fin’Amors dans le locus amoenus. Celui-ci est d’ailleurs peint avec un minimum de couleurs: verger, fleurs, fontaine, oiseaux, un *3 Seul le passage relatif à Ardimen annonce une conception différente de l’amour. 158

château dont l’accès est interdit à tout homme non courtois. C’est le caractère oral du poème qui explique peut-être aussi l’absence quasi totale de descrip¬ tions. Ainsi, il est impossible de dire si le personnage de Fin’Amors doit quel¬ que chose au dieu d’Amour. Il n’y a aucun trait mythologique dans tout le poème. Ce manque de descriptions a ses répercussions sur la fermeté de l’ex¬ posé. Il est impossible de déterminer si les abstractions personnifiées sont des hommes ou des femmes. L’auteur parle bien de don Jois, don Solat^, don Pret^; Paofs est indubitablement au féminin (v. 217), mais la suite de Fin’Amors est tantôt composée de seinors (v. loi) ou de barons (v. 527), tantôt de donnas (v. 347, 355, 409). Fin’Amors même est au féminin (v. 351, 1131). C’est dire que ces abstractions ont peu de relief. Cette remarque vaut surtout pour les personnages qui ne prennent pas la parole. Le verger est le seul élément pic¬ tural que l’auteur ait repris à la tradition. Ses personnifications doivent tout à Yahstractum agens, ou mieux, à Vabstractum loquens. Toutefois, ce qu’elles disent ne ressort pas directement du pouvoir évocateur de la langue. Notre jongleur a simplement utilisé cette technique qui consiste à faire parler des abstractions ce qu’elles disent est loin d’être toujours lié à la notion qu’elles représentent. Elles prêtent leur langue au jongleur. Celui-ci profite de l’occasion pour racon¬ ter une série de petits contes. Son mérite est là. En tant que poème allégorique, la Cour d’A.mour est un squelette.

La nouvelle allégorique de Peire Guillem A la différence des autres poèmes allégoriques, celui de Peire Guillem renferme des allusions précises, historiques et géographiques, qui permettent de le situer dans le temps et dans l’espace *4. D’abord, on en connaît le nom de l’auteur, que le manuscrit écrit Peire .W. Raynouard avait attribué le poème à Peire Vidal, erreur qui a été relevée depuis longtemps. De quel Peire Guillem s’agit-il? Les avis de la critique sont partagés. C. Chabaneau s’est demandé si notre auteur pouvait être identifié avec Peire Guillem de Toulouse, sans pour autant ré¬ pondre à cette questionA. Jeanroy affirme que l’on ne sait rien de notre Lai on cobra sos dregi estat^; chansonnier R, BN fr. 22543 (XIV® siècle, Languedoc), f. 147VI48r; quelque 440 vers, incomplet de la fin; P.-C., p. 305. Editions: Raynouard, Lexique roman, 1.1, Paris, 1838, p. 405-417; Mahn, Werke, 1.1, Berlin, 1846, p. 241 et suiv.; éd. partielle; Bartsch, Chrestomathie (j’utilise la quatrième édition, 1880, p. 265-272). Un résumé se trouve déjà chez Lacurne de Sainte-Palaye, Histoire littéraire des Troubadours, Paris, 1774, t. II, p. 297-308. Voir aussi M. Milâ y Fontanals, De los trovadores en Espana [1861], Barcelona, 1966, p. 182-184 et 224; O. Dammann, Die allegorische Can^one des Guiraut de Calanso ..., Breslau, 1891, p. 26-28; J. Anglade, Les troubadours de Toulouse, Toulouse et Paris, 1928, p. 144-147; Erich Müller, Die altproven’galische Versnovelle, Halle, 193°, P- 97-102. *5 C. Chabaneau, ‘Liste alphabétique

en appendice à la ‘Biographie des Troubadours’, dans

VHistoire générale de Languedoc, t. 10, Toulouse, 1885, p. 371.

D9

Peire GuillemS^; d’autres, comme J. Anglade, distinguent d’abord Peire Guillem et Peire Guillem de

Toulouse «7,

pour identifier, plus tard, l’un avec

l’autre®*. Cette identification n’est pas prouvée, mais elle n’est pas improbable. Dans la biographie de Peire Guillem de Toulouse, il est dit que ce troubadour sirventesjoglaresc e de hlaspicir los baros, qu’il fit nxysisirventesjoglaresc et d autres où il blâma les grands»®^. Pas un mot de notre poème, qui n’est certainement pas un sirventes. Les reproches aux grands, cependant, que l’auteur de la courte biographie a jugés dignes d’attention, constituent un des traits caractéristiques de notre poème. Peire Guillem s’en prend vivement à la déloyauté de certains seigneurs; il les qualifie, en les comparant à un marchand de chevaux, de «cour¬ tier de femmes», expression que l’on pourrait librement traduire par «coureurs de jupons».

Peire de Moncada, E’N Dor de Barasc, si Ih’agrada, E prec n’En Foih e’N Olivier; Car tug quatre son corratier De donas, e no m’es azaut, (agréable) Car contrafan Ramon Guiraut Que solia cavals revendre,

Ailleurs, Peire Guillem blâme le comportement de Thibaut de Navarre, et dé¬ plore la conduite dévergondée des courtisans de la cour d’Alphonse de Castille. - Notre auteur semble avoir été sujet du comte de Toulouse, car il entend se rendre chez son seigneur, que te cort a Murel. Voilà les quelques éléments qui n’interdiraient pas d’identifier le Peire Guillem du poème allégorique avec Peire Guillem de Toulouse. Quoi qu’il en soit, notre auteur raconte qu’un beau matin, il partit de Castelmo pour aller à Murel, en passant par Corhairiu. Cette dernière localité semble être Corbière. Nous ne saurions nous prononcer sur Castelnuo, un nom qui est fréquent des deux côtés des Pyrénées. Toutefois, on peut affirmer que Peire Guillem vient de Catalogne. Ceci pour plusieurs raisons. Les grands men¬ tionnés dans le passage cité ci-dessus, sont des seigneurs catalans

Ensuite, un

des personnages allégoriques déclare : nos partim dels Catalas. Finalement, Peire Guillem revient de la cour d’Alphonse X de Castille, qui a fait de notre auteur Histoire sommaire de la poésie occitane, Toulouse et Paris, 1945, p. 84. - Peire GuiUem ne figure pas dans la ‘Liste biobibliographique des Troubadours’ que Jeanroy avait publiée en appendice au 1.1 de sa Poésie lyrique des Troubadours, Toulouse et Paris, 1934. Dans sa thèse sur Guiraut Riquier, Bordeaux, 1905 ; voir l’index. ** Les troubadours de Toulouse, cité, p. 144. Les raisons de cette identification ne sont pas données. Ibid., p. 141. 90

Raynouard, p. 416.

9‘

Voir la Crànica de Jaume I, Barcelona, 1926-1962 (CoMecciô popular Barcino), qui cite à plu¬

sieurs reprises Pere de Montcada, le comte de Foix, et un N’Oliver.

160

lo seu amaire. La rencontre de Peire Guillem avec le dieu d’Amour doit donc se produire entre un Castelnuo, situé en Catalogne, et Corbière. Quant à la date de composition du poème, les noms de Thibaut et d’Alphonse permettent de la fixer à quelques mois près. Lors de son séjour au delà des Pyrénées, Peire Guillem a appris d’un cartes escudier^^ que son seigneur, el rei Navar, . . Avia sa dona gequida,

,

pour chanter la Pénitence (eras canta de péchât’:^. Peire Guillem souhaite vive¬ ment que le roi de Navarre revienne à une attitude plus courtoise, afin que la dame délaissée puisse lui pardonner son forfait. Or Thibaut de Champagne, roi de Navarre, mourut en juillet 1253. D’autre part. En A.mfos, que es rei de Castela, n’étant monté sur le trône qu’en juin 1252, le poème de Peire Guillem a dû être composé entre ces deux dates, c’est-à-dire au printemps de 1253, si l’on veut attribuer quelque valeur au temps de pascor, au début du poème. La mention d’une dispute, tenson ou partimen, entre En Folquens et En Gui, où il s’agit de savoir cal amet mai, ne mène malheureusement à rien, car ce texte ne semble pas être conservées. Le passage est cependant précieux; il nous montre que Peire Guillem n’hésite point à insérer dans son poème des allusions à des événement aussi bien httéraires qu’historiques, allusions qui sont plutôt rares dans les poèmes allégoriques. Le poème se compose de trois parties. Entre Castelnuo et Corbairiu, Peire Guillem rencontre le dieu d’Amour et sa compagnie; il lui pose une série de questions, auxquelles le dieu répond. A une première partie descriptive

font

donc suite deux parties composées chacune d’un discours. Ee portrait du dieu d’Amour. Peire Guillem décrit en 3 3 vers le chevalier in¬ connu qui vient à sa rencontre. Au physique, c’est un chevalier accompH tel que nous le présentent les romans de l’époque. Il doit en effet beaucoup au portrait du héros de Jaufre. Voici les vers qui sont directement imités de ce ro¬ man arthurien^s;

92 C’est donc d’un écuyer du roi de Navarre que Peire Guillem tient ses informations. Rien ne per¬ met d’affirmer, comme l’a fait Paul Meyer, que notre auteur se rendit personnellement à la cour de Thibaut. Cf. Paul Meyer, ‘Les derniers troubadours de la Provence ...’, BEC 30 (1869) 279. 93

Vu les dates, seule la tenson entre un certain Falco et Gui de CavaiUon peut être prise en consi¬

dération (P.-C. 142, 2 et 192, 2a; publiée par L. Selbach, Das Streitgesprach in der altproven:(alischen Lyrik, Marburg, i886, p. loo-ioi). Mais son contenu diffère sensiblement du cal amet mai dont parle Peire Guillem. 94 «La cour du dieu est longuement décrite», affirme A. Jeanroy {Poésie lyrique des troubadours, II, 119, n. i); c’est inexact. 95 Ces ressemblances ont été signalées, en partie, par Bartsch, Chrestomathie, 267. Nous citons Jaufre d’après l’édition de R. Lavaud et R. Nelli {Les Troubadours, Paris, i960). 161

Jaufre

Peire Guillem

Bel e gran e fort...

...gran, e bel egen (v. 525 ; 423, 1234)

cheveux blonds ihloy)

cheveux saurs (roux)

E fon per la car a vermelhs, Car tocat Pi ac lo solelhs.

E fo per la cara vermeils, Carferit li ac lo soleils. (545/6)

Los huelhs ac vars i amoros

O ils amoros ac e ris^ens (531)

Plus que neus ni flors sus en hranca

Qe neus gelada sut^ en hranca (3142)

Amplas espallas e costat’q^

D'espallas ac una hrasada (529)

Lonc cors e delgats{^ per sentura, E fons lares per la forcadura.

E fon delgat^ per la sentura E ben lares per la forcadura. (535/6)

Et ac el cap una garlanda De flor de gaug ah alamanda.

E una garlanda el cap, Benfaita e de noelas flors. (542/3)

Le vêtement du chevalier, cependant, nous transporte dans un monde imagi¬ naire. Il se compose de fleurs de différentes couleurs; manteau et bliaut sont de violettes; le surcot est fait de roses; les bas sont de fleurs vermeilles. Un vers tout au début de cette description nous indique d’ailleurs qu’il doit s’agir d un chevalier particulier, car Totz [tôt so] que-1 ve Ihui fa festa. Lorsqu’un dieu apparaît, il convient que la nature participe à la joie générale La description du palefroi et de son harnais (29 vers) souligne l’aspect mer¬ veilleux du personnage. La queue et une hanche de cet étrange cheval sont noires; l’autre hanche est blanche; l’épaule droite, bise; la gauche, grise; crins et tête sont vermeils; une oreille est jaune; tout le reste est de couleur gris de fer. Voilà qui ressemble étrangement au mulet de Venus, la deesse d’Amor et au palefroi de Camille, dans Eneas. Pour le détail des couleurs, ces deux montures diffèrent sensiblement de celle de notre texte, mais la robe du palefroi du dieu d’Amour est aussi bariolée que celle de ses frères «français». Ajoutons que la selle, les étriers et le frein sont faits de pierres précieuses. Ainsi, le dieu d’Amour de Peire Guillem associe aux traits du chevalier idéal, des éléments féeriques et merveilleux. Dame Merces. Ce chevalier est accompagné d’une dame étant encore plus belle que les fleurs qui se renouvellent au printemps. Elle porte une couronne; ses longs cheveux blonds ressemblent à de l’or. Elle a les yeux amoureux, gais et charmants; elle est svelte, forte (?) et fine {graila e grassa e dalgadd),\oïEi, on n’en trouverait point de plus belle. E que volet\ que plus vos dia? Le harnais de son palefroi breton vaut plus que tous les trésors d’Espagne. Ce palefroi est à Rappelons un passage analogue dans le triumphus Cupidinis de la Cour d’Amour. Mais il s’agit d’un topique. Voir aussi comment, chez Alain de Lille, le personnage de Nature est fêté par la nature entière. 162

moitié vert, à moitié rouge; crins et queue sont de couleur grise; sur la croupe, il a une bande blanche. Il vaut deux fois la monture du chevalier! L^eutat^ et Vergonia. Les deux personnages que nous venons de présenter, sont suivis d’un valet et d’une pucelle. Le valet porte un arc d’aubour et trois carreaux, dont l’un est en or resplendissant, l’autre en acier du Poitou, tandis que le troisième, qui est de plomb rouillé (!), a une hampe de buis tordu Cette dernière flèche frappe tout amoureux perfide et toute amoureuse qui voudrait trahir. r h, to-m vejaire que portes Un arc d’alborn bel per me2ura, E très cairels a la sentura; La [== lo] us es resplendens d’aur fi, E l’autre d’acier peitavi Gent furbit e gent afilat, E-1 ters es de plum roilhat, Ab una asta torta de boih, Ab que fier tôt amador moih, E amairitz cant vol trair. De la pucelle, l’auteur ne saurait dire si elle est brune ou blanche, car elle porte les cheveux trop longs : ils lui tombent jusqu’à la selle, voire jusqu’à l’or¬ teil : devan li van tro al artelh. Elle porte un bhaut rouge. Si elle est bien faite ou non, le poète n’en sait rien, car elle est toute cachée sous sa chevelure. Cette pucelle chante un chan noel: «... Dona ses amador E cavazier senes amor Deuria ’n aze cavalguar!» Que l’on fasse monter sur un âne tous ceux qui n’aiment pas! Et la pucelle d’ajouter que la femme dama per argen, devrait porter une chemise sans agrafe. Ainsi seront reconnus les indignes. Ce n’est qu’après cette présentation minutieuse des quatre personnages (140 vers) que Peire Guillem rapporte la conversation qui s’engage. Le poète salue le premier. Le chevalier répond : «Dios vos benezia, Peire .W., e us laih trobar Dona que us am de cor leial, Que tant lonc tems l’avetz sercada.» Le chevalier semble bien au courant des chagrins amoureux de notre auteur. Celui-ci s’en étonne : E. Müller, Versnovelle, p. 99, interprète: «Dazu führt er eine lanze aus buchsbaum ...» Nous croyons qa’ab una asta signifie «avec une tige». Les vers qui suivent se rattachent donc à la description de la troisième flèche. 163

« Senher, per l’arma vostra paire, Diguatz me don me conoissetz. Mas tan soven me mentavetz?»

,

Il prie le chevalier et sa suite de bien vouloir être ses hôtes. La dame accepte, sous condition toutefois de rester en pleine nature : Nous adoptons la correction de Langlois: qu’en {Krit. Jahresber., cité).

Se .j. petit eüst asavouré, Ne fust pucele, ains qu’ele issist del pré. Longeant le ruisseau, dont le fond est pavé de pierres précieuses représentant des oiseaux et des bêtes féroces, le poète aperçoit, en amont, un magnifique verger, dans lequel poussent les arbres que nous tenons plus ciers, pins, lauriers, cyprès, aubours

entes et oliviers, toujours verts et toujours florissants. Et sont

de roses bien carchié H rosier. Un fossé, pavé de marbre, entoure le verger. Il doit aussi y avoir un mur, du moins lisons-nous : 13.

Et li quariel dou mur et dou fossé De porfil erent et d’yvoire quarré.

Au lieu du mortier, on a employé de l’or pur, tout comme le pont-levis est d’or fin. Ce pont-levis est d’ailleurs «automatique», car il se lève tout seul dès qu’un vilain approche. Un cortois, par contre, entre sans difficulté. Le seigneur du ver¬ ger, c’est le dieu d’Amour, qui, deux ou trois fois par an, tient justice et remue ses lojs. Le poète ne nous dit pas comment il a su le nom du propriétaire du verger ou comment il a été informé du fonctionnement du pont-levis automatique. Qu’à cela ne tienne : lui, il entre sans contredit. Le chant d’amour de plus de mil cens oiseaux remplit les lieux. Le poète s’assied sous une ente merveilleuse. A l’opposé de la fontaine de Narcisse, la fontaine de jouvence ne joue jamais un rôle central dans l’ancienne littérature. On la trouve chez le Prêtre Jean (éd. F. Zarncke, dans Abhandlmgen der koniglichen sâchsischen Gesellschaft der Wissenschaften, 7, Leipzig, 1879, P- 9^2 et suiv.) et dans le Roman d'Alexandre (version d’Alexandre de Paris, branche III, v. 3545-3712; Elliott Monographs, 37, Prin¬ ceton et Paris, 1937), où la fontaine de jouvence est également une fontaine guérisseuse (voir les v. 3647-51). Dans Protheselaus de Hue de Rotelande, une fontaine guérisseuse sans rapport avec l’action (éd. Kluckow, Gôttingen, 1924, v. 2914-33). L’auteur de Huon de Bordeaux parle d’une fontaine qui a exactement les mêmes vertus que celle du Fablel du dieu d'Amour: S’est la fontaine a l’amiral Gaudis : Li ruisiaus vient del flun de paradis ; Dix ne fist feme, tant ait fait ses delis. Que, s’ele boit de l’aige un seul petit. Ne soit pucele comme au jour ke nasqui. {Huon de Bordeaux, éd. P. Ruelle, Paris, i960, v. 5582 et suiv.; à la p. 80, l’éditeur rappelle qu’une fontaine semblable se trouve dans la première version de Floire et Blanchefleur, v. 1781-82, 1801-16). Huon de Bordeaux boit à cette fontaine, et oublie momentanément sa mission. C’est le seul exemple où la fontaine soit intégrée à l’action. Pour d’autres mentions de la fontaine de jouvence, voir le Bestiaire de Philippe de Thaon (éd. Walberg, Lund et Paris, 1900, v. 2063), le fabliau de Cocagne (Barbazan et Méon, Fabliaux et contes des poètes françois, Paris, 1808, v. 149 et suiv.), VEructavit attribué à Adam de Perseigne (éd. Jenkins, Dresden, 1909, v. 1462). Avec le Fauvel interpolé commencera, au XIV® siècle, une tradition icono¬ graphique de la fontaine de jouvence. Ce motif sera vulgarisé par les ivoires. Le C)rtise laburnum, le faux ébénier. Pour la liste des arbres, comparer Thèbes: Après i ot pins et loriers. Cyprès, aubours, alemandiers. Ms. A, Z06

V.

2679-80, éd. Constans, SATF, t. II, appendice III, p. 138.

22.

Elle est en l’an .iii. fois de tel nature: Elle flourist, espanist et meüre; De tous mehains garist qui li honeure, Fors de la mort, vers cui riens n’asegure.

Le poète, inondé de joie, se croit au paradis. Ici commence un premier épisode. L’auteur assiste à une assemblée des oi¬ seaux. Elle a été convoquée par le rossignol, qui estime que l’amour est empiré. L’épervier affirme que c’est la faute aux vilains : 29.

«Ne se deüssent entremetre d’amer. Se clerc ne fussent qui bien sevent parler A leurs amies, acointier et jüer, U chevaliers ki por li va j ouster. »

Le mauvis proteste, tandis que le geai interprète à sa façon le dire de l’épervier : si un homme aime et est aimé, il est preux et sage comme ckrs escolés et il est adoubé chevaliers d’amers. L’affirmation de l’épervier est donc comprise comme une métaphore. Le rossignol se prononce d’ailleurs, dans la sentence finale, pour cette interprétation métaphorique. L’attitude du geai reflète certainement celle du jongleur. Comment les clercs, gens instruits, et les chevaliers, nobles, détiendraient-ils seuls le privilège de pouvoir et de savoir aimer? Le jongleur proteste : on est clerc et chevalier en amour dès que l’on est preus et sages et cortois. Mêmes chances pour tous. Nous avons ici un curieux parallèle à la discussion sur la noblesse, où certains affirment que la noblesse de cœur l’emporte sur la noblesse de naissance. Cette autodéfense du jongleur explique aussi pourquoi les particularités des «débats du clerc et du chevalier» sont passées sous silence. Ce n’est pas ce débat qui intéresse - mais c’est ce débat qui a provoqué la réaction du jongleur. Le deuxième épisode est lié d’une manière curieuse à ce qui précède. 37.

Chou qu’orent dit li oysiel recordai. Tout en dormant, c’onques ne m’esvellai. Apriés che songe autre songe songai: Donne me a boire, je le vos conterai.

La coupure est nette. L’auteur rappelle expressément qu’il ne s’est point ré¬ veillé entre le premier et le deuxième songe. L’histoire qu’il va raconter est bien différente de la première. C’est une aventure à laquelle il n’assiste plus en spectateur, mais qui le concerne personnellement. En effet, qui arrive? Sa douce amie en personne! On s’embrasse plus de .c. fois. Tout en demandant à son ami de ne rien entreprendre qui puisse tourner à son déshonneur, la gente pucelle dit être venue exprès pour lui déclarer ouvertement : «Autrui que vos n’averai a mari.» 207

C’est donc ainsi que notre jongleur comprend la sagesse et la courtoisie en matière d’amour; les dames sont autorisées à se déclarer. Or voici qu’un grand serpent volant lui enlève sa mie ! 51b. Atant es vos grant serpent volage: liii. piés ot comme bieste sauvage. Désespéré, le poète se raidit comme pierre, devient plus vert que la feuille du laurier, s’évanouit enfin. Revenu à lui, il se répand en invectives contre le dieu d Amour.

d’Amors, com est fols qui te sert!»

Sur quoi le dieu d’Amour ne tarde point à se présenter en personne, monté sur un cheval couvert de fleurs. Voici son manteau allégorique: 5 9c. De son mantiel ert li traime d’amors. Et li estains estoit de may vers jours. 60.

La penne estoit faite dou tans noviel. Et li colers d’un haut cri d’un oysiel. Et d’acoler deseure li tasiel, De dous baisiers la fiche et li noiel.

Le dieu se présente, promet son secours, et emmène le poète 63d. En camp florri, au castiel principal. Qu’il attende là; lui, le dieu d’Amour, doit repartir. Suit la description de l’extérieur du palais, en quatre strophes, dont voici les deux premières : 70.

De rotruënges estoit tos fais li pons. Toutes les plankes de dis et de canchons. De sons de harpes les estaces del fons. Et les saliies de dous lais de bretons.

71.

Li fossés ert de souspirs en plaignant; El fons desous ot une aige courant: Toute est de larmes que pleurent li amant Quant se racordent doucement en baisant.

La porte est gardée par le phénix - le poète l’explique d’abord, quitte à re¬ prendre plus bas énigme et réponse, car (comme dans la version franco-ita¬ lienne du Jugement d’Amours) le phénix pose une question, à laquelle il faut sa¬ voir répondre pour avoir accès au palais. 74.

208

De cele porte ert .j. oysiax gardere. Qui si nasqui qu’il n’ot pere ne mere.

Quant il est viex, en .j. fu se répété, Par soi meïsme se renaist et rapere. 75.

Fenis a non, si com la lettre dist; Ja ne faura se li mons ne fenist. Quant il est viex, en .j. £u se bruïst. Par soi meïsmes se renaist et nourist.

76.

Et chis oysiax ki portiers en estoit. Chou senefie amour en bone foit. Qui son corage a nului ne diroit. Par soi meïsme se racorde et fait droit.

De ces vers savamment agencés, on retiendra la triple répétition de la formule par soi meisme. Elle fournit le point de comparaison entre l’autocombustion du phénix et le feu d’amour, qui, s’il doit suivre la loi du secret, du celer, se justifie et se vivifie soi meisme. Le phénix senefie l’amour loyal. C’est non sans préciosité que le poète, par le jeu de mots Fenis-fenist, met en relief l’aspect de pérennité. On notera aussi le renvoi à une source, la lettre. Le poète rappelle ensuite le caractère imaginaire de l’aventure, car c’est avec un heurtoir fait de penser qu’il frappe à la porte. L’oiseau arrive, et pose la ques79c. «Qui chou puet estre ki sans mere fu nés. Se vos le dites, bien sai que vos amés.» Reconnaître le phénix, c’est donc aimer. Le poète, dans sa réponse, appelle l’oi¬ seau par son nom. 81.

«Bien te connois, car Fenis as a non; Pere ne mere n’eüs ains, se toi non. De te naissanche ne ferai lonc sermon. Oevre le porte, n’i quier nrde ocoison. »

La passage est libre, le poète entre dans le palais. La description de l’intérieur se compose de deux éléments. D’abord, il est dit que le palais repose sur douxe piliers, représentant les douze mois de l’année, à droite les mois de l’été, à gauche, ceux de l’hiver (str. 84-87) 88.

De ce palais, dont vos m’oés conter, Li .xij. mois en estoient pyler. Les pavés furent de douchement amer. Et de servir li banc et de donner.

Sans transition, on passe au deuxième élément de la description, qui reprend le procédé allégorique déjà employé lors de la présentation de l’extérieur

Ici

“ Les deux premiers vers sont les derniers du recto du f. 523. Le copiste aurait-il, en tournant la page, sauté un passage? La rime en -er étant fréquente (strophes i, 17, 29, 34, 77, 94, 109, 116, 133), elle aurait fort bien pu revenir dans une strophe voisine.

encore, le poète devance les objections éventuelles, et rappelle que cet aspect fantastique du palais a été vu dans un rêve. 90b. Chou que je di ne cuic que nus m’ep croie; Si puet bien estre k’en songe le veoie. Pour notre jongleur, l’imagination débordante doit se justifier. Il cherche un alibi, qu’il trouve dans le rêve. Cette apologie de la poésie allégorique pure, d’où sont bannies toutes les allusions à des noms propres ou à des Heux bien définis, lui semble être dictée par son pubhc, peu famiharisé avec ce genre de littérature. Certes, le merveilleux, oriental ou celtique, était monnaie courante dans les romans de l’époque, mais il était encadré par un récit historique (peu importe qu’il soit fictif ou non), et les descriptions ne se faisaient pas à 1 aide d’abstractions. La nouveauté, à laquelle il fallait accoutumer ce pubHc, c’est le procédé qui consiste à meubler sa fantaisie avec les seules abstractions. Au XIV® et au XV® siècle, notre jongleur aurait pu se passer de cette «défense du langage allégorique». Dans le palais, le poète rencontre une gentil maisnie. Chaque damoisel joue avec son amie d’esquiés, de tables, et les dettes du jeu s’acquittent en baisers. Con¬ solé par cette assemblée d’amoureux, le poète chante une rotruenge: El mois de mai quant la rose est florie. Cette chanson n’a certainement pas été composée pour notre Fahlel, car ce qu’elle chante n’a aucun rapport avec l’aventure du poème. Nous avons vu que la pucelle, avant d’être enlevée par le serpent volant, avait déclaré qu’elle avait la ferme intention de devenir la femme de notre jongleur. Comment se fait-il alors que celui-ci chante: Ne sai se ni’amer a? Guidé par une pucelle, l’auteur visite la chambre du dieu d’Amour. Celle-ci n’est pas autrement décrite, sauf que l’on y voit un arc et deux carquois, dont l’un est plein de flèches à la pointe de plomb, tandis que l’autre contient des flèches à la pointe d’or. Ces dars ne font pas «aimer» et «aimer diversement», comme dans Eneas, non io9d. L’un fait haïr et l’autre fait amer. Le dernier épisode constitue un conte à part^^. Dans un pré, sous un arbre, se trouve la tombe d’un gentil damoisel. Sur l’arbre, des oiseaux, qui se nourissent de baisers de fleurs, chantent de vrai amour, La tombe est celle de l’ami de la pucelle qui a conduit le jongleur dans la chambre d’Amour. Elle raconte son histoire. S’étant laissée enlever par celui qu’elle aimait, elle fuyait avec lui. Cette rotrouenge se compose de cinq couplets ; elle n’a pas de refrain. Les répertoires ne la men¬ tionnent pas. 22 25 strophes sur les 142 de l’ensemble du Fablel. 210

lorsqu’un orgueilleux vassal leur barra la route. Un combat s’ensuivit; malgré les prières qu’elle adressa au dieu d’Amour, la pucelle dut voir mourir les deux duellistes, et l’ami et l’ennemi. Survint le dieu d’Amour, qui lui tint ce langage : 130b. «Biele, fist il, que plourés si griément? Se vos amis est mors par hardement. En ma compaigne emprendrés .j. de .c.» Indignée, la pucelle refusa ce genre de consolation. Le dieu d’Amour fit donc enterrer les deux combattants dans son champ flori. - Cet épisode a de quoi nous étonner, car notre poète, qui espère ravoir son amie, doit apprendre que les prières adressées au dieu d’Amour ne sont pas toujours exaucées. Bien plus, ce dieu d’Amour a fait à la pucelle des propositions que tout amant courtois et fidèle doit repousser. Décidément, ce dieu est plus proche de maître Ovide que de dame Courtoisie. Mais pour notre poète, tout va pour le mieux, car voici le dieu d’Amour qui revient avec son amie. Cette fois, le dieu déclare qu’il aurait eu tort de ne pas aider un serviteur aussi fidèle que le poète. 142.

Por le grant joie que jou oc m’esperi. Si m’esvillai quant j’oc assés dormi. Molt fu dolans que songes me menti. Coi que ce soit, a bien soit averti.

Le poème De Venus la deesse d’’Amourest une pièce de jongleur, comme le Fablel, dans laquelle sont reprises plusieurs compositions antérieures. On n’y cherchera donc pas l’originalité, mais le témoignage de l’actualité de certains thèmes, qui semblent avoir joui d’une large diffusion dans ce genre de littéra¬ ture de «consommation courante». Le jongleur, qui s’appelle lui-même canteres, récite devant un public féminin : Dames et vos puceles, oiés et faites pais ! Abandonnant la fiction du songe et l’emploi de la première personne, il raconte l’histoire d’un serjant, nommé Amant, et de Florie son amie. Le premier épisode correspond, presque vers pour vers, au premier épisode du Fablel du dieu d’Amour'^'^, c’est-à-dire au débat des oiseaux sur les mérites du clerc et du che¬ valier. Notre texte, cependant, ne reprend pas tous les détails descriptifs de son modèle; il omet la fontaine de jouvence, les arbres du verger, le fossé et le pont-levis «automatique». Le deuxième épisode est une longue complainte de Edité par Wendelin Foerster, Bonn, 1880. Un seul manuscrit. Arsenal 3516, f. 319-324; 315 quatrains monorimes de mètre inégal; quelques lacunes. L’auteur de Venus est probablement iden¬ tique à l’auteur de Cristal et Clark. Foerster (p. 41-45) a fait une comparaison minutieuse des deux textes. 2II

l’Amant. Là encore, le jongleur ne fait que reprendre une composition anté¬ rieure, connue sous le titre Dou vrai chiment d’amours^^. Mais voici qu’arrive Vénus, accompagnée de trois pucelles^^. Il s engage un long dialogue entre la déesse et l’Amant, sur des questions d amour et surtout sur le martyre amoureux^’. L’Amant se plaint de trois serjans, moût orgoillos de traire et de lancier, qui lui font perdre joie et appétit. Il explique la métaphore: 162.

Mes cuers, c’est mes provost que ne puis justichier. Mi doi oeil, ce sont cil qui font le destorbier, Li tiers, ce sont mi menbre qu’il font amaigroier.

Aux plaintes de l’Amant, Vénus répond par une allégorie : 179.

Fruis qui porist sus l’arbre soit bonis, il est mais; Vilains cuers losengier, ja Dex ne li doinst pais. En cent mile preudomes ne troveriés un malvais Ne un seul bien corant decent mile contrais, [perclus]

Ce langage lui paraissant trop énigmatique {je ne m'en sai entendre), l’Amant prie Vénus de bien vouloir le lui expUquer. La déesse s’empresse de donner en clair ce qu’elle vient de dire allégoriquement. 182a. Fruis qui porist sus l’arbre, savés que senefie? Il représente le cœur orgueilleux et impitoyable. Les cœurs nobles {gentils) sont plains de pitié et d’humilité, comme l’est celui de l’Amant, tandis que les cent mil cuer losengier mesdisant, signifiés par les cent mille perclus, sont ceux qui ne savent aimer. Constatant la loyauté de l’Amant, Vénus propose de se rendre à la cour du dieu d’Amour, où elle entend calenger l’amie impitoyable. Ici, Vénus fait une déclaration révélatrice. En effet, en tant que déesse d’Amour, elle aurait de quoi faire fléchir la belle, 202c. Car je ai tel sajete, se traire l’en voloie. Que por amor de toi desvee le feroie. ^8 25 Publié par A. Lângfors, Rom., 45 (1918/9) 205-219; p. 207, table des concordances. Le Vrai chiment permet de compléter quelques lacunes de l’unique manuscrit de Venus. Le poème Dou vrai chiment d’amours se trouve dans le même manuscrit que le Fablel du dieu d’Amour (BN fr. 1553). Lors¬ qu’il a compilé sa Venus, le jongleur ne s’est probablement pas beaucoup dérangé pour trouver des modèles. - Dou vrai chiment est conservé dans un second manuscrit (Sainte-Geneviève 2200), exécuté en 1276 et 1277. La strophe 120 parle de quatre demoiselles, mais dans la strophe 122, elles ne sont que trois. II s’agit d’une réminiscence des trois Grâces. 27 L’Amant y fait un portrait en règle de son amie (str. 149 et suiv.). Va. gentil damoisele a été faite, par compas, entre Dieu et Nature; elle est si belle que le plus saint des apôtres serait forcé de l’aimer! ^8 Plus haut déjà, il a été question du dart de Vénus (138c). 212

Mais ce n’est pas ce moyen que choisit Vénus. L’Amant ayant affirmé que sa dame était gentil et senee, l’amour par les flèches, c’est-à-dire l’amour-passion, ne s’impose pas, car il y a, de la noblesse à l’octroi de l’amour, une relation de cause à effet, dès que le soupirant fait preuve de constance et de loyauté. Ainsi, Vénus peut argumenter en termes de droit. Une dame vraiment noble n’est pas hbre d’accepter ou de refuser les services de l’homme. La persévérance loyale est une contrainte. La dame doit se pHer au code de l’amour courtois. Voilà pourquoi Vénus s’en remet au jugement de la cour d’Amour. 204c. Tu dis, de gentillece est ses cuers aempli. Dont i a il pitié, por voir je le t’afî. 205.

D’umilité est plaine, se li cuer est gentieu. Or le serf et honore humblement de cuer pieu; Ta paine, ta dolor, tôt te venra en gieu. Je voeil a cort aler, vien après, si me sieu!

On se met en route. La déesse monte un mulet merveilleux: tête blanche, oreilles noires, queue vermeille, cou brun rouge, crins saures, l’épaule pintelee comme le plumage du butor, les deux pieds de devant sont lovinas, les côtés bruns, et ainsi de suite. Voici une monture étrange! Quelle est sa relation avec la déesse de l’Amour? Quelle est la valeur symbohque de ces couleurs? Il n’est pas sûr qu’il y ait une relation entre Vénus et son mulet, car notre jongleur copie ici la description du palefroi de Camille, dans Eneas^’^. Mais il s’efforce de reher le merveilleux du roman à son conte allégorique, puisque ce sont les oiseaux qui aident Vénus à monter en selle. Vénus et l’Amant arrivent à la porte du palais d’Amour. Le jongleur reprend de nouveau les données du Fablel du dieu d^Amour; toutefois, s’il maintient la figure du portier, il ne souffle mot du phénix: le sceau d’Amour suffit pour entrer. Le dieu d’Amour reçoit Vénus comme on reçoit une épouse: 236.

Si tost qu’il vit la dame, encontre lui ala. Entre ses bras le prist, grant joie en demena,

Une comparaison minutieuse des deux descriptions a été faite par A. Dressler, Der Einfluss des altjran^ôsischen Eneas-Romanes auf die altjranzàsische Litteratur (àhs. Gôttingen), Borna-Leipzig, 1907, p. 111-114. - Ajoutons un détail: Venus zizab fait rimer lovinas avec costas; ces vers correspondent à Eneas 4057/8, passage qui manque dans les manuscrits HI à’Eneas; seuls les manuscrits AB ont la ter¬ minaison en -ax, respectivement -as, les autres écrivant lovinex et costex- - Rappelons que déjà dans Phillis et Flora, le cheval de Flora est bicolore : Pictus artificio

varii coloris,

nam mixtus nigredini color est oloris. Comparer aussi le palefroi d’Antigone, dans le Roman de Th'ebes (v. V.

3829SS.

4073

ss. de l’éd. Raynaud de Lage;

de l’éd. Constans), et le cheval bariolé de Capanée (manuscrits BC, v.

9023-25

de l’éd. Ray¬

naud de Lage; t. II, p. 76 de l’éd. Constans). Dans Partonopeus, le héros monte un cheval blanc dont V oreille a color de sanc; cf. A. Fourrier, Le Courant réaliste dans le roman courtois ..., Paris, i960, p.

337.

213

Dont s’asistrent ans deus, li uns l’autre acola, D’amor, de cortoisie, l’uns a l’autre parla. La description du palais s’inspire de celle du Fablel; celle de la chambre du dieu d’Amour, avec ses carquois, et l’histoire du tombeau reproduit littéralement la même source. Notre jongleur semble avoir pris goût à ces histoires d’amants morts, car il renchérit et fait apporter devant le dieu d’Amour, m amant en biere. Les barons du dieu s’empressent d’embaumer les entrailles du cadavre; le foie, les poumons et le cœur sont lavés 282c. Premiers de bon vin blanc et après de claré, ensuite il sont aromatisés. La poitrine ainsi vidée est rempUe d’épices, tandis que le cœur et les entrailles sont posés dans un écrin. Le cadavre est habillé de pourpre; on lui passe un magnifique anneau au doigt, on lui donne un sceptre, on le transporte au temple du dieu d’Amour, où on l’honore d’un service fu¬ nèbre et d’une sépulture, dans un cercueil orné d’oiseaux et de besteletes. Enfin l’assemblée. Avec un sifflet en or, un prince demande le silence. Vénus plaide en faveur de l’Amant. Le dieu d’Amour lui donne son sceau. Le rossignol écrira la chartre, qui est une sévère admonestation à l’adresse de la demoiselle, lui enjoignant d’aimer loyalement, sous peine de grief vengement: 307.

Li deu d’Amor et Ihesu Crist feront par tôt de lui parler, El siecle si feront grant blasme et ens en infer osteler. Ja n’iert de Deu ne d’ome amee, se son amant ne velt amer.

Voici donc après le paradis d’Amour, les prières au dieu d’Amour, le service au temple du dieu d’Amour, Jésus-Christ lui-même associé à ce dieu d’Amour! Avec la lettre précieuse, l’Amant s’en retourne; son amie, enfin convaincue, lui accorde ses faveurs. 315.

Ensi furent H amant en joie tôt lor vie. Or prions a Ihesu Crist, le fils (de) sainte Marie, Que il conforte tos amans qui d’amor sont cargie. Et confonde tos orgoillous, ou point n’a de pitié.

Explicit de la deesse d’Amor et del vrai Amant qui vint a cort le dieu d'^Amor por deraisnier s'amie. Aucun de ces poèmes n’est un véritable poème allégorique, où, derrière un sensus litteralis, se cacherait un sensus allegoricus. Les jugements disent ce qu’ils veulent dire: l’amour du clerc vaut mieux que l’amour du chevalier (ou vice versa). L’intention première n’est donc pas allégorique. Mais dans les détails, les auteurs ont recours à tout un langage métaphorique. Il est remarquable que certaines données de Phillis et Flora, œuvre d’un clerc, n’aient pas été reprises 214

par les jongleurs français. Ceux-ci, par exemple, ne semblent pas beaucoup s’in¬ téresser à la mythologie. Phillis est le seul poème à décrire le dieu d’Amour et à l’appeler Cupidon. L’auteur de Venus, la deesse d’Amour, introduit bien cette Vénus, mais ce n’est là qu’une mythologie approximative, car, au lieu des torches traditionnelles, il lui donne des flèches, tout comme au dieu d’Amour. Les relations entre celui-ci et Vénus ne sont d’ailleurs pas claires: avons-nous affaire à mari et épouse, ou simplement au parangon du couple parfait? De plus, le jongleur ne s’est nullement senti gêné par ce double emploi des flèches. L’exactitude en matière de mythologie n’entre pas dans ses préoccupations. Dans aucun des poèmes, le jugement n’est rendu par le dieu d’Amour Celui-ci délègue son pouvoir à des tiers. Or Phillis est le seul poème qui intro¬ duise des personnifications de mots abstraits {Usus et Natura). Dans tous les poèmes français, les juges ou les champions d’un des deux partis sont représen¬ tés par des oiseaux. De plus, dès le Jugement, apparaissent des descriptions méta¬ phoriques des vêtements, des pucelles, du palais, de l’armure des oiseaux. Les fleurs et les oiseaux, voilà la grande nouveauté de ces poèmes. Il faut se deman¬ der si cette innovation obéit à des critères allégoriques, si, en d’autres termes, ces fleurs et ces oiseaux signifient autre chose. La tâche est ardue. Ne croyant pas pouvoir proposer des solutions sûres, nous nous limiterons à rappeler certains faits

La fleur est le symbole de la virginité. Dans la Httérature religieuse, on

évoque la sainte fior de la Vierge, dont la pureté est souvent comparée à la fleur de lis3^, tandis que chez les poètes érotiques, l’expression «cueillir la fleur» veut dire (justement) «déflorer» ou «ravir l’honneur»: ® Dans son poème Uautrier quant mos cors sentia, Bertolomé Zorzi raconte avoir assisté au plag de

3

deux amants (éd. E. Levy, Halle, 1883, n° 10; P.-C. 74, 7). Il fait intervenir, non pas le dieu d’Amour en personne, mais seulement sa voix (respondia-lh voix. d’Amor), qui se déclare prête à revocar lo jutjamen et à rouvrir le procès. Par deux fois, Vamairitx formule ses griefs, et par deux fois, Vamic plaide non coupable. La voix rend le jugement: l’ami, coupable d’avoir voulupenre jaus(ttnen, a suffisamment expié sa faute. Le poète, non sans envie, assiste alors à la réconciliation des deux amants. - Cette pièce est tardive; l’éditeur la date de 1263-1270 (p. 23-24). Le cadre rappelle celui des pastourelles. ' Sur les oiseaux, on peut voir le célèbre compte rendu que Gaston Paris fit de la thèse d’Alfred

3

Jeanroy, dans le Journal des Savants de 1891, p. 686-687 (repris dans Mélanges de littérature française du moyen âge, Paris, 1912, p. 539). En outre, P. Savj-Lopez, ‘La novella del papagallo (Arnaut de Car¬ casses)’, Atti délia reale Accademia di archeologia, lettere e belle arti, Napoli, 21, II (1901) 129-210; W. Hensel, ‘Die Vôgel in der provenzalischen und nordfranzôsischen Lyrik des Mittelalters’, RF 26 (1909) 584-670; Kâte Hoffmann, Themen der franxpsischen Lyrik im 11. und i}. Jahrhundert, diss. Bonn, 1936. L’étude la plus suggestive, qui dépasse les inventaires traditionnels, est celle de W. Ross, ‘Rose und Nachtigall’, RF 67 (1955) 55-82 (voir aussi la controverse, RF 69 [1957] 414-24). 32

Dans la paraphrase du psaume Eructavit attribuée à Adam de Perseigne (éd. Jenkins, Dresden,

1909), les fleurs du paradis ont une signification précise: la rose symbolise les martyrs, la fleur de lis est destinée à ceux qui ont la foi et la charité, tandis que la violette senefie la chasteté : 1845

Flors de roses iront codant Et flors de lis soef olant Et violetes qui sont perses. 215

Certes, dame, ne m’en chaut pas. Que ge en ai porté la flor. 33 D’autre part, les rapports de Flora avec les choses de l’amour sont un vieux topique de la littérature latine. Expliquant un passage de Martianus Capella, Remi d’Auxerre dira fort bien: Flora àea florum vel ministra Venerls'^^. Dans nos poèmes, les noms des héroïnes se divisent en trois groupes. Le premier est celui de la feuille et de la fleur, Phillis et Flora, Hueline et Aiglantine. La feuille semble signifier le plaisir érotique en général, et la fleur, la perte de l’innocence, la défloration. W. Ross, à qui nous devons cette interprétation, cite un vers significatif: Vous marcherez la feuille, et je quieudrai la fleur'^^. Le clerc abandonne volontiers la feuille aux chevaliers, car il réclame la primeur de plaisirs plus raffinés. «Nous n’avons permis de cueilHr des fleurs et de couper les premières roses qu’à ceux que nous savons être du clergé», déclare EHzabeth de Faucogney, dans le Concile de RetniremonF^. - Le deuxième groupe désigne les héroïnes par les noms de deux fleurs, Florence et Blanchefleur, c’est-à-dire (comme l’explique la version franco-italienne du Jugement) par la rose et la fleur S’en feront querones diverses. Chascuns l’avra selonc sa vie. Tel comme il l’avra desservie. De ce est il seüre chose Que li martirs avra la rose Qui est vermoile comme sans. Le lis qui si est biaus et blans. Celui avra par vérité Cil qui a foi et charité, Qu’uevres de charité florissent Si que les flors de lis en issent. Chasteez qui est sainte et nete Avra la flor de violete. Qui croist en bois et en montaigne Si qu’en marois venir ne daigne; Si senefie en sa nature 1864 33

Cés qui se guardent de luxure.

Bartsch, Romances et pastourelles, cité, I, 69, 47-48; voir aussi I, 58, 19.

“* A.d Martianum, éd. Dick, 470, 5. - A la fin de la section des poèmes d’amour des Car mina Bu-

3

rana, une miniature montre un homme, offrant à une dame deux fleurs blanches à trois calices. La ru¬ brique explique : suscipe flos florem quia flos désignât amorem; cf. édition des Carmina Burana en fac-similé, München, 35

1967,

f.

77V.

Chanson anonyme de 1200 environ; elle se retrouve dans Guillaume de Dole, v. 545 (W. Ross,

RF 69 [1957] 417). ^ Sedflores coligere, rosas primas carpere / His tantum concessimus, quos de clero novimus (v. 129-130). -

3

A titre de curiosité, nous signalons le poème d’une poétesse anglaise du XV® siècle, The Flower and the Leaf. Diane, la reine de la Feuille, image de la chasteté, de l’amour et de la prouesse, s’y oppose à Flora, la reine de la Fleur, image de l’oisiveté, de la frivolité et de l’inconstance. L’allégorie n’est plus érotique, mais morale. Voir C. S. Lewis, Ælegory of Love, p. 247-249. 216

de lis. Leur valeur symbolique semble correspondre à celle de la feuille et de la fleur : cueillir la fleur blanche, c’est ravir l’innocence. Cette valeur symbolique, cependant, n est pas comprise par tous les jongleurs. Aussi longtemps que l’on attribue aux noms des héroïnes une senefiance particulière, le débat, ne portant pas uniquement sur le clerc et le chevalier, concerne également certains pro¬ blèmes érotiques. Dès que cette perspective se perd, les noms des héroïnes, n’étant plus significatifs, peuvent être changés. Ainsi, le troisième groupe est constitué par Melior et Ydoine, où les noms sont également «parlants», mais d’une manière différente et plus directe. Dans le Fablel et dans Venus, les hé¬ roïnes ne sont meme plus nommées. Nous avons vu que ces deux poèmes élargissent le cadre du débat. Ce n’est plus le clerc qui s’y oppose au chevaher, c’est celui qui sait aimer (le clerc en amour et le chevaher en amour) qui s’op¬ pose à celui qui ne le sait pas. L’interprétation proposée ne veut nullement être dogmatique. Si l’on peut admettre que les clerici étaient bien au courant de la symboHque des fleurs, on se montrera prudent avec les jongleurs. Il est très difficile à déterminer jusqu’à quel point le choix des noms propres correspond à une intention. Ces noms de fleurs, en effet, sont à la mode. Citons Floris et Lyriopé, qui ont un fils, Nar¬ cisse; Floriant, Florete et Philomenis ; Florimont; le roman de Floire et Blancheflor

: tous ces noms, ont-ils une senefiance — ou paient-ils simplement leur tribut

à une mode, qui exprime les choses de l’amour par des métaphores florales? A côté des fleurs-personnages, nous avons rencontré des fleurs dans certaines descriptions. C’est en vain, croyons-nous, que l’on chercherait une signification allégorique précise dans ces fleurs-vêtements, ces fleurs-armure ou ces fleursédifice. Ce langage métaphorique développe la topique introduction saison¬ nière, et tend à créer une atmosphère poétique, déhbérément imaginaire, dans laquelle les fleurs, d’une manière toute générale, évoquent l’amour. Ces des¬ criptions diffèrent donc quelque peu de celle du dieu d’Amour, dans la «ro¬ mance» citée ci-dessus, où se fait sentir l’influence de l’interprétation allégorique rehgieuse, car la description se fait avec des abstractions : cheval de plaisir, selle de danger, lance de courtoisie, etc. Cette trop grande précision, qui est une défi¬ nition, n’a su conserver le fluide des fleurs, avec lesquelles sont faites les descrip¬ tions de nos poèmes. Pour les fleurs en tant que messagers d’amour, le roman de Flamenca fournit un exemple significatif. On sait le rôle des fleurs en tant qu’élément décoratif dans les manuscrits de l’époque. Or dans le salut d’amour qu’Archambaut montre innocemment à sa femme, sont peints les portraits de Guillaume et de Flamenca. De la bouche du suppliant, partent des fleurs, qui sont rattachées aux

37

Pour des listes plus complètes, voir les répertoires des noms propres d’E. Langlois (pour les

chansons de geste, 1904) et de L.-F. Flutre (pour les romans, 1962). 217

débuts des vers de la poésie du salut, et la fin de ces mêmes vers est rattachée à son tour aux oreilles de la dame, à laquelle Fin’Amors, en forme d ange (!), conseille d’écouter les paroles que la fleur lui présente: on conssella En forma d’angel Fin’Amors, Qu’entenda so que-1 mostra-1 flors. Si, par faute d’une lacune dans le manuscrit, la poésie elle-même ne nous est point parvenue, le langage des fleurs est suffisamment clair. Il s’y mêle d’ailleurs un grain de préciosité, qui se manifeste également dans le fait que les deux portraits, la lettre une fois pliée, s’entrebaisent éternellement3». Quant aux oiseaux, ils remplacent U sus et Natura du poème latin. Le juge¬ ment de Phillis est fondé sur des principes raisonnables; celui des poèmes fran¬ çais est rendu par des oiseaux, par des êtres non raisonnables. Edmond Faral déplorait cette substitution: «La victoire du rossignol ne peut avoir la valeur d’un argument et fait dépendre d’un hasard (ce qui est maladroit) le triomphe de Blancheflor. L’invention ingénieuse a eu pour effet de détruire la force dé¬ monstrative du récit primitif. »39 L’observation de Faral, toute pertinente qu elle est, nous semble procéder d’un point de vue qui diffère de celui du jongleur, qui remplace la «force démonstrative» des ahstracfa agentia du clerc, par ce que, en l’occurrence, on pourrait appeler la «force évocatrice» des oiseaux. La victoire du rossignol n’a nullement la valeur d’un argument : elle est acquise d’avance, puisque le rossignol, oiseau de l’amour, ne saurait avoir le dessous. Il n y a pas lieu d’insister sur le rôle qu’ont joué les oiseaux chez les troubadours et chez les trouvères. Oiseaux-messagers, oiseaux-interlocuteurs, çA%t2i\s^-senhals, oiseauxdocteurs ès arts d’amour, oiseaux-admirateurs de la beauté des dames : la pa¬ lette est riche et variée. Or, à l’exception peut-être du rossignol, ces oiseaux n’ont pas de signification symbolique précise. Autrement dit (et compte tenu des exceptions, qui existent), ces oiseaux n’ont rien à voir avec la tradition des bestiaires. Faut-il des sources? Faut-il recourir aux élégiaques latins, à Claudien (Vénus entourée d’oiseaux), à la poésie allégorique latine (à VEchasis captivi, par exemple, où le merle et le rossignol chantent en duo toute la passion du Christ)? Ou faut-il évoquer la tradition populaire, si difficile à situer chronologique¬ ment? Comment expliquer cette apparition massive des fleurs et des oiseaux? Nous sommes à l’époque qui fait fleurir les cathédrales et qui fait parler saint François d’Assise aux oiseaux. Les arts, la littérature, certaines coutumes pro¬ fanes et religieuses participent à ce mouvement. A qui la priorité? Nous ne 38

Flamenca a (probablement) été écrit vers 1240-1250. Nous citons d’après l’édition R. Lavaud

et R. Nelli, Les Troubadours, Paris, i960, v. 7100 et suiv. Sur les saluts d’amour, voir l’article de P. Bec dans le DLMA. ’ Faral, Recherches, p. 225.

3

218

saurions nous prononcer. Il s’agit moins d’expliquer ce nouveau Lebensgefühl que de fixer le rôle des oiseaux chez nos trouvères et jongleurs. Or les variantes dans la liste des oiseaux, à l’intérieur d’un seul poème, comme le Jugement d"Amour, et, à plus forte raison, d’une version à l’autre, nous montrent que les auteurs de ces poèmes ne se réfèrent à aucun canon symbolique précisIls procèdent par allusions, et entendent créer, comme ils l’ont fait avec les fleurs, une ambiance, propice à l’imagination et aux choses de l’amour. Ces oiseaux, qu’ils apparaissent seuls ou en assemblée (en parlement, en messe, en chœur - accompagnant indifféremment Nature ou Vénus ou le Christ), représentent donc un nouveau registre de l’imaginaire. A titre de curiosité, nous citerons un cas limite, une complainte d’amour, qu’un bourgeois de Paris envoya à sa dame"*!. Il s’agit d’une variation du type de l’oiseau-messager. Mais quelle distance entre ce dit et les chansons de Marcabru et de Peire d’Auvergne ou certaines «romances» françaises! Notre bourgeois parisien, qui n’hésite point à faire usage de l’allégorie descriptive, semble cependant juger, travaillé par quelque scrupule de «réalisme», qu’il vaut mieux ne pas confier ses messages à des oiseaux. Il trouve un expédient (que Molière n’aurait pas désavoué) : le valet du poète s’appelle Coulon, et celui de la dame. Pélican. Ces valets agissent conformément à la nature des oiseaux dont ils portent les noms. Pélican, ayant intercédé avec succès auprès de la dame, a sauvé la vie au poète, tout comme l’oiseau ainsi nommé fait vivre ses petits en les nourrissant de son propre sang! Avouons que pareille subtihté ne fait pas notre joie. Elle nous montre néan¬ moins que notre bourgeois hsait les bestiaires et qu’il connaissait la tradition des oiseaux-messagers. Le poète charge son valet Coulon d’offrir à la dame un don précieux, à savoir son propre cœur. Celui-ci est enveloppé dans un drap merveilleux : 5 34 Le drap fu fet de cortoisie Bordé d’enneur et de simplece

Cette remarque vaut aussi pour les noms des fleurs. Le roman de Flaire et Blancheflor un cas analogue, puisque la version commune omet une grande partie des descriptions de fleurs et que, dans certaines adaptations, les sens des noms que portent les héros, n’a plus été compris. Voir W. C. Ca\ïn,‘F\owe.tïma.ge.ry in Flaire et Blancheflor’, FS i8 (1964) 103-111. La conclusion à laquelle aboutit cette étude, nous paraît non seulement s’appliquer à nos débats du clerc et du chevalier, mais encore à l’ensemble du langage des fleurs et des oiseaux de la littérature de l’époque: «The protagonists’ flower names and the twelve other passages of flower imagery..., create a total mass of evidence which aUows only one conclusion : that neither chance nor tradition was déterminant in the design of Flaire et Blancheflor, but that the author, although working within a tradition, chose to develop a pattern of flower imagery in his own way, and so created a unique poetic world of his own» (p. iio). Incipit: Mon cuer qui me veult esprouver. 676 vers; seconde moitié du XIII® siècle. La complainte est conservée dans une copie faite pour La Curne de Sainte-Palaye (BN coll. Moreau 1715-19, p. 773). Analyse par P. Meyer, dans Nat. et extr., 33, i (1890) 79-82. - La Complainte vient d’être édité par J. Monfrin, dans les Mélanges Rita Lejeune, Gembloux, 1969, p. 1365-89. 219

A fleur de bonté que Largesce I avoit menuement semé. Ce drap doit senefier l’alliance des cœurs amoureux. 546

556

U chief desus se fu fet peindre Le dieu d’Amours en sa semblance, Vestu de simple contenance, Chaucié de sens et de mesure. Si fu feite la bordeure D’entour le drap d’umilité; D’amours fu par les borz lité. De ce ne dont nule ne nus ; Cele litë ot fet Venus Et ouvree de ses deux mains.

En outre, non moins de six rossignols y sont brodés. - Or les médisants, par la faute du mauvais gardien qu’est Pélican, aperçoivent la dame. C est le désastre. Coulon s’enfuit. Le poète, au désespoir, prie le dieu d’Amour de lui rendre son Coulon qui, seul, lui permet de correspondre avec sa dame. En attendant, il enverra à sa belle ce livre : ce sera son nouveau messager, qui parlera en sa faveur. Ce petit poème a ses mérites, malgré, ou plutôt à cause de sa préciosité. Il nous montre une allégorie de «consommation courante», d un type qui s est généralisé dans la deuxième moitié du XIII® siècle, et en dehors de l’influence du Roman de la Rose. On y trouve des allégories descriptives, faites avec des abstractions, le dieu d’Amour, Vénus, le cœur séparé du corps, le tout présenté comme une aventure personnelle. Les oiseaux ne manquent pas, puisqu une demi-douzaine de rossignols sont brodés sur le drap précieux. L’oiseau a ici la valeur d’un emblème de l’amour. Quant aux valets, Coulon et Pébcan, ce sont des hommes avec des quabtés d’oiseaux, ou mieux, des oiseaux qui n’osent s’avouer comme tels. Il est remarquable que le Pélican, qui tire ses caractéris¬ tiques des bestiaires, ne doit rien à l’interprétation allégorique chrétienne de ces mêmes bestiaires. Les deux valets-oiseaux de notre dit se rapprochent des bes¬ tiaires d’amour. Le phénix. Dans la version franco-itabenne du Jugement d’Amour et dans le Fablel du dieu d’Amour, apparaît un oiseau en dehors de l’assemblée générale. Cet oiseau est le phénix, gardien du palais de l’Amour, Cette apparition isolée dénote une intention. A l’opposé de l’assemblée des oiseaux, dont le rapport avec l’amour est tout général, le phénix doit avoir une valeur allégorique pré¬ cise. Mais laquelle? L’unicité et la résurrection par autocombustion sont les deux traits mar¬ quants de la fable du phénix. Déjà la Rome impériale avait fait de cet oiseau merveilleux, le symbole de l’éternité. Les chrétiens se sont empressés de chris220

tianiser cette symbolique en faisant du phénix une image du Christ. Tertullien, abusé par l’homonymie, voit dans le palmier du psaume 91,13 de la version des Septante, le phénix. Lactance donne à cette christianisation une forme poé¬ tique, en soulignant tout particulièrement que l’œuvre de la chair n’est pas nécessaire à la naissance de l’oiseau mythique. Ainsi, le moyen âge se voit en présence de deux traditions, l’une fabuleuse et naturahste, l’autre chrétienne et typologique, celle-ci étant divulguée, en plus du poème de Lactance et des écrits de certains Pères, par toutes les versions du Physiologus, celle-là par Ovide ou Pline ou le poème de Claudien^^. Tous ces textes étaient bien connus au moyen âge. Alexandre Neckam, par exemple, rapporte l’opinion de Solin, et fait de longues citations d’Ovide et de Claudien^^. On ne sera donc pas surpris de voir l’exphcation typologique appHquée aux poètes païens, comme dans VOvide moralîsé^'^. Mais nos textes n’ont rien à voir avec les interprétations chrétiennes du mythe. L’application de l’histoire du phénix aux choses de l’amour semble être une invention du moyen âge'^®. Dans son Carmen de ave phoenice, Lactance exclut formellement l’amour charnel : Mors illi Venus est, sola est in morte voluptas (v. 165). Heureux être, ignorant les liens de Vénus! Sa Vénus, c’est la mort; la mort, son seul amour: Afin de pouvoir naître, il aspire à mourir. Il est son propre fils, son héritier, son père. Il est tout à la fois nourricier et nourri; Pour le phénix dans l’antiquité, voir les articles de Türk, dans le Lexikon de Roscher, t. 3 (1902), col. 3450-3472 (avec analyse des textes importants), et de Rusch, dans Pauly-Wissowa, t. 20 (1941), col. 414-423. Etude d’ensemble par J. Huhaux et M. Leroy, Le mythe du phénix dans les littératures grecque et latine, Liège et Paris, 1939 (Bibl. de la Fac. de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, Fasc. 82). - Pour une première orientation générale, M.W. Robinson, Fictitious Beasts. A. Bihliography, London, 1961. - Il n’existe pas d’étude d’ensemble pour le moyen âge. On peut se re¬ porter aux études sur le Physiologus et les bestiaires (de Lauchert à McCulloch) et aux inventaires de Savj-Lopex et Hensel, cités à la note 31 ci-dessus. Quant au phénix dans la poésie amoureuse, il faut voir la note succincte, mais riche, de M. Braccini, dans son édition des chansons de Rigaut de Barbezieux, Firenze, i960, p. 107. De naturis rerum, I, cap. 34-35 (éd. Wright, London, 1863, p. 84-87). Dans le passage relatif au phénix de VImage du monde de Gossouin, qui reprend le texte d’Alexandre Neckam, les citations d’Ovide et de Claudien manquent. Cf. O. H. Prior, Limage du monde de maître Gossouin. Rédaction en prose, thèse Lausanne, 1913, p. 41. Ovide moralisé, livre XV, vers 1009-1036 (traduction des Métamorphoses, XV, 392-406) et vers 6116-6162 (moralisation). +5

«Le seul texte ancien où l’on voie le nom du phénix mêlé aux choses de l’amour est un papyrus

d’Oslo, contenant des formules magiques par lesquelles un homme peut s’attirer l’amour d’une femme.» Hubaux et Leroy, op.cit., p. 115, n. i. - Il ne faudrait pas se laisser abuser par le fait que le phénix est cité dans les Amours d’Ovide ; il y apparaît dans la description du paradis des oiseaux, dans lequel entre le perroquet de Corinne. Aucune relation, donc, avec l’amour {Amores, 2, 6, 54). 221

Il est lui et non lui, le même et non le même. Conquérant par la mort une vie éternelle. 46 La poésie lyrique courtoise l’entend autrement. Le phénix, fréquent en Italie, en Allemagne, voire en Espagne, est plutôt rare, rara avis, dans la poésie lyrique des troubadours et des trouvères 47. Bien connu est le passage de la chanson Atressi con Porifati^, de Rigaut de Barbezieux, ou le poete, s accusant d avoir trop parlé, voudrait imiter le phénix, se brûler, et ressusciter à un amour sans taches48. Cette image du feu est reprise par Thibaut de Champagne: Li fenix qiert la busche et le sarment En quoi il s’art et gete fors de vie. Ausi quis je ma mort et mon torment. Quant je la vi, se pitiez ne m’aïe.49 Thibaut, qui ne retient que le feu, fait bon marché de l’aspect d’éternité du mythe. Comme Rigaut, il se compare lui-même au phénix, et comme Rigaut, il met l’accent sur la volonté de se brûler soi-même. Si Richard de Fournival, dans son Bestiaire d’amour, ne mentionne guère le phénix, le Bestiaire d’amour rimé contient en revanche une comparaison détaillée entre l’amOureux et l’oiseau fabuleux 8°: 1169

Au gent cors de li [la dame] esgardant, Alumai je le feu ardant Qui tout le cuer m’art et embrase. Aussi com li feniex embrase As bonnes pierres qu’il conquieut [ramasse] Le feu où il ardoir se veut.

Suit le récit de la mort du phénix. 1179

En son ni espices asamble Et pierres de vertus ensamble; Puis se vait coucher en mi leu, A son bec i alume feu.

46 Ce sont les derniers vers du poème, v. 164-170, cités d’après Hubaux et Leroy {pp.cit., p. XX), qui donnent, en tête de leur étude, texte et traduction des poèmes de Lactance et de Claudien (en plus de l’Apocalypse du Pseudo-Baruch et de deux versions du Physiologus grec). ♦7

F. Lauchert, Geschichte des Physiologus, Strasbourg, 1889, donne de nombreux exemples littéraires.

Catalogue fort complet dans le commentaire d’E. Vuolo aux v. 269-271 de II Mare amoroso, CN 17 (1957) 150-13348 P.-C. 421, 2. Dans le détail le passage est controversé; cf. les éditions de M. Braccini (Firenze, i960) et d’A. Varvaro (Bari, i960). 49

Chanter m’estuet, v. 25 et suiv. ; éd. Wallenskôld, SATF, 1925, p. 66.

“ Ed. A. Thordstein, Lund et Copenhague, 1941, v. 1169-1220.

5

222

C est exactement ce qui est arrivé a l’auteur du Bestiaire. Suit (heureusement) une explication : 1207

La bele où tant a de delices. Ce est li dous nis plains d’espices; Nis est la bele, nis a à non, Si vous dirai par quel raison: Car com li oisiaus se herberge Ou ni, a mes cuers pris herberge Ou sien sans jamais jour faillir. Au bec fis des pierres saillir Le feu, que tant loay amour K’embrassés fui de feu d’amour.

Ce feu, en conclusion, a été allumé par le regard. L’auteur amoureux est donc le phénix, la dame, le nid plein d’épices et de pierres précieuses, et le regard de Yinnamoramento correspond au bec qui fait jaillir le feu des pierres. Les compa¬ raisons pédantes de l’auteur du Bestiaire d’an2our rimé sont bien loin de la puis¬ sance du mythe, tel qu’il est compris par les allégories chrétiennes. L’image du feu, dans les exemples cités de nos trois auteurs «amoureux», n’est en somme qu’un concetto. Décidément, le temps n’est pas encore aux poètes de l’amour «platonique», qui auraient fait un bien autre usage de la flamme purificatrice qui dévore l’ancien phénix! Peire Vidal, reprenant l’idée de l’unicité de l’oiseau, joue sur les et

tCfllVl

'

fenix

E volh esser en vos fenics. Qu’autra jamais non amarai Et en vos m’amor fenirai. s i

De même, Raimbaut d’Orange; Plus qe ja fenis fenics Non er q’ieu non si’amics. 52 Ce jeu de mots se retrouve ailleurs, dans le Fahlel du dieu d’Amour, dans Claris et Caris, dans le Roman de la Rose^'^. Or le phénix est aussi l’oiseau des oiseaux, «le phénix des hôtes de ces bois». Rien d’étonnant, donc, s’il est cité pour sa beauté =4. Ainsi, Raimon Bistortz d’Arles identifie la dame avec l’oiseau fabuleux: 5* Ed. Anglade, CFMA, n° 45, v. 92-94. P.-C. 389, 10; éd. W.T. Pattison, Minneapolis et London, 1952, n° 4, v. 64-5. Ces deux vers, qui sont les derniers du poème, ne se trouvent que dans le ms. M. 53

Fahlel, strophe 73, citée ci-dessus; Claris, v. 17934-35; Roman de la Rose, v. 15977-78 de l’éd.

Langlois, v. 15947-48 de l’éd. Lecoy. 54

Ou pour la qualité de sa chair, telle qu’elle est recommandée par la lettre du Prêtre Jean: «Si

trouvons une maniéré d’oyseaux ki ont non feniçon et c’est la meilleur char du monde a mangier. » 223

Ai ! Bels Fenics ! merces et cortesia Me vaiir ab vos.ss A ce propos, le passage le plus célèbre est sans doute celui où Chrétien de Troyes, dans Cligès, explique le nom d’une de ses héroïnes. Fenyce ot la pucele a non : Ce ne fu mie sanz reison. Car si con fenix li oisiax Est sor toz les autres plus biax. Ne estre n’an pot c’uns ansanble, Ice Fenyce me resanble : N’ot de biauté nule paroiUe. L’unicité de l’exemplaire va ici de pair avec l’unicité de la beauté. L’autre héroïne du roman, Soredamors, portant également un nom «parlant», il faut penser que Chrétien de Troyes tenait particulièrement à la valeur symboHque des noms choisis. On peut même imaginer que c’est l’histoire du phénix qui a suggéré à Chrétien l’idée de la «mort» et de la «résurrection» de Fenice (ou vice versa, que le nom de l’héroïne a été choisi à cause du stratagème de Thessala). Le phénix serait donc le lien intime entre l’héroïne et cet événement central : la mort de Fenice est sa résurrection à l’amour. Autocombustion, unicité et beauté sont les termes de comparaison dans les exemples que nous venons de citer ^7. Or il est clair que c’est pour d’autres raisons que le phénix du Fablel du dieu d’A.mour garde l’entrée du paradis d’amour. Que cette entrée soit réservée à ceux qui connaissent la véritable nature de l’amour, est un lieu commun, qui se retrouve, à l’exception de Phillis et Flora, dans tous les poèmes du «débat du clerc et du chevaher». L’énigme que propose le phénix, cependant, est une contamination entre l’oiseau rare et le sphinx. Dans la littérature française de l’époque, nous ne connaissons point d’autre rencontre des deux animaux fabuleux. On trouve bien des rapproche(cité par Godefroy, III, 751b; voir aussi Tobler-Lommatzsch, s.y. feniçon). — La beauté de l’oiseau est aussi mentionnée en dehors de tout contexte amoureux ; dans le passage cité de Claris et Laris, il s’agit de manteaux «en phénix», et dans Partonopeus de Blois (qui contient d’aiUeurs un long récit de la fable du phénix), c’est une descente de lit qui est faite des plumes de cet oiseau merveilleusement beau (v. 1086 et 10336). 55

P.-C. 416,

® Cligès,

5

57

V.

I.

Raynouard, Lexique roman, I, p. 499.

2685-91 de l’édition Micha, CFMA, 1965.

Dans une chanson attribuée à une duchesse de Lorraine (Spanke-Raynaud 1640), l’unicité de

l’oiseau, comprise comme une privation, est signe de deuil; Mort vilainne, ke tout le mont guerroie, Tolut m’aveis la riens ke plux amoie! Or seux fenix, laisse, soûle et eschive. Dont il n’est c’uns, si com on le devise. Cité d’après J. Brakeknann, ASNS 43 (1868) 294. 224

ments du phénix avec l’aigle

ou avec le cygne

mais le phénix-sphinx semble

être une particularité de nos poèmes. Or autour de 1200, le phénix qui pose une devinette, apparaît dans la littérature occitane - une seule fois, il est vrai, et dans un seul manuscrit. Guiraut de Calanso termine son Fadet joglar par une allusion au phénix qui fera riche celui qui serait en mesure de répondre au divinaîF^. L allusion est obscure, mais un texte occitan plus tardif va nous offrir une solution satisfaisante. On se rappellera que l’auteur du Fablel a donné une exphcation du phénix en tant qu’oiseau de l’amour: l’oiseau est une image de la fidéUté et de la loyauté (strophes 75 et 76). Mais ceci n’explique en rien la question que pose le phénix sur sa propre naissance. L’auteur du Fablel, pas plus que l’auteur de la version franco-italienne du Jugement d’Flmour, ne semble pas avoir compris pourquoi son modèle a fait du phénix l’oiseau de l’amour. La réponse doit se trouver dans l’énigme proposée par cet oiseau. La naissance par soi-même doit symboliser la naissance de l’amour. C’est encore un texte occitan qui dit cela en toutes lettres. Nous citerons Peire Guillem, qui demande au dieu d’Amour: E diguatz me si nais ses paire Ni’S pot engendrât ses maire? A quoi le dieu répond : Enquêtas aug que demandatz D’amor si pot naisser ses paire? Ela oc, e ces sor e ces fraire. Car creih e monta per vezer. C’est exactement la question du phénix. L’amour naît par le regard : naissance spontanée, «sans père ni mère ni sœur ni frère». Lieu commun, s’il en fut, de la lyrique courtoise. Dans le Bestiaire d’amour rimé, ce regard est mis en relation avec le phénix. Dans le Fablel et dans le Jugement, ce détail manque, mais on ne peut douter que le phénix, qui pose une question sur sa propre naissance, signifie la naissance de l’amour. Tu es li aygle et li fenices Qui de son bec reprent jovente. V. 123-24 des Neuf joies de Nostre Dame, attribué (à tort, semble-t-il) à Rutebeuf. C’est la leçon im¬ primée par E. Parai et J. Bastin, dans leur édition des Œuvres complètes de Rutebeuf (Paris, i960, t. 2, p. 250). Or des dix-sept manuscrits utilisés par T. F. Mustanoja {Les neuf joies Nostre Dame, Helsinki, 1952), quatorze donnent au v. 124 dousoleil; un ms. a du soûlas,ce. qui est une faute évidente; deux mss ont de son bec. Aussi bien la variante bec que la variante soleil peuvent être rattachées à la tradition du mythe du phénix. 59

Philippe de Thaon affirme que le phénix cume cisne est furme^, ce qui doit être le résultat d’une

mauvaise lecture d’Isidore ; Phoenix Arabiae avis, dicta quod colorem phoeniceum habeat. Color a été pris pour olor. Cf. F. McCulloch, Mediaeval Latin and French Bestiaries, Chapel Hill, 1962, p. 159, n. 138. Voir ci-dessus, le chapitre sur les poèmes allégoriques occitans, p. 135 et 165. 225

Toutefois, quelques points restent obscurs. Ainsi, on ne saurait dire si les quatre moulins à épices de la version franco-italienne du Jugement d Amour, doivent quelque chose au mythe du phénix, lequel rassemble force épices pour constituer le bûcher. De plus, on ne peut que supposer quelque lien secret entre l’oiseau fabuleux et les douze piUers du palais d’Amour, qui représentent les douze mois, dans le Fablel. Faut-il voir, dans ce detail, quelque réminiscence de l’ancien mythe ornitho-astral?

226

LES POÈMES ALLÉGORIQUES FRANÇAIS

Le premier poème allégorique occitan, le Boeci, est un sermon. Dans la littéra¬ ture française, les premiers poèmes allégoriques appartiennent également à la littérature religieuse. Le fait est capital, car l’allégorie religieuse est d’abord une technique exégétique. La base étant l’Ecriture, dans laquelle la lettre exprime déjà une vérité, l’allégorie se présente comme un complément indissolublement lié au texte expliqué. Or chemin faisant, les termes peuvent être intervertis, dans ce sens que l’allégorie précède le texte sacré. Dans ce cas, il y aura donc au début une description ou un récit que l’on croira autonome: description d’un édifice, d’une ville, d’un siège, d’une bataille, d’une fête, d’armures d’un cheva¬ lier, d’un voyage, mais expliqué ultérieurement par un ou plusieurs passages de la Bible ou des Pères. Enfin cette allégorie deviendra véritablement auto¬ nome et n’expliquera plus un passage déterminé de l’Ecriture, mais se ratta¬ chera d’une façon toute générale au corpus de l’allégorie religieuse. De l’exégèse, on passera au poème moral. Schématiquement parlant, on aboutira ainsi à trois types de présentation allégorique : i ° un texte de l’Ecriture est expliqué par une allégorie; 2° une image, parce qu’elle est appliquée à un passage de l’Ecriture, se révèle être une allégorie ; 5 ° l’allégorie se présente sans référence précise à la Bible. Un deuxième point. Les poèmes allégoriques en langue vulgaire n’ont rien à voir avec les savantes spéculations théologiques des poèmes d’Alain de Lille. Leur source directe, ou mieux, le climat qui les fait naître, est la tradition homilétique, les sermons d’un saint Bernard ou ceux des Victorins, par exemple. De là, une technique plus directe, qui évite le mode énigmatique, et où, en principe, chaque chose ou chaque personnification est suffisamment expliquée par son nom. L’idée prend le pas sur la représentation. L’allégorie demeure schématique. Seule intéresse la Vérité: l’image, aussi puissante soit-elle, se sub¬ ordonne toujours à l’idée. Ceci expHque l’extraordinaire richesse des rapports imaginés. Le Christ est fons, ignis, mons, petra, sapphirus, semen et fructus, serpens aeneus, Stella matutina, torrens, turris, mons et vallis, ventus, vermis, virga et flos, vitis, agnus, candelahrum aureum, cervus, columna, piscis, equus, etc.

En sens inverse, le

vêtement signifie la charité, le corps du Christ ou l’Eglise^; ou les animaux, comme dans les bestiaires, symbolisent Dieu, le Christ ou une vertu chrétienne. L’allégorie religieuse, par sa pol3rvalence, risque de tourner à la monotonie. Sa quahté littéraire dépend non point de la technique allégorique, mais de la puis¬ sance d’imagination des auteurs (cette banalité soit dite pour qu’on ne mette pas tout sur le compte de la tradition ...). ' Raban Maur, PL 112, 852; cité par A. Vallone, ‘Personificazione simbolo e allegoria del medio evo dinanzi a Dante’, dans Filologia e letteratura, 10 (1964) z-i-j. Vallone ajoute d’autres exemples. ^ Alain de Lille; voir notre chapitre sur Alain, note 12, p. 71. 227

La genèse de la poésie allégorique française a fort bien ete etudiee par M. Hans Robert Jauss^. Partisan, d’abord, d’une influence prépondérante de la Psychopiachie de Prudence, M. Jauss a modifie ses vues pour accorder plus d im¬ portance à l’allégorie religieuse, dont les premiers témoins français remontent à Ii8o environ. Il y aurait, selon M. Jauss, une rupture entre la tradition latine et la tradition en langue vulgaire. Guillaume de Lorris, seulement, mettra un terme à la tradition religieuse, et reprendra le type de description allégorique de Prudence. Les personnifications deviendront des personnes avec le premier Koman de la Rose, et non avant. Dans l’ensemble, nous sommes parfaitement d’accord avec les analyses de M. Jauss. On verra plus loin si nos vues sur Guillaume de Lorris concordent avec celles du savant professeur de Constance. Notre sujet nous oblige cepen¬ dant à reprendre un certain nombre de textes; nous estimons néanmoins que notre étude ne fera pas double emploi avec celle de M. Jauss, non seulement parce que nous avons la possibilité d’etoffer notre présentation, mais encore parce que nous mettrons nos accents un peu différemment'^.

U Ecriture allégorisée en milieu courtois L’allégorie religieuse, pratiquée par les théologiens érudits ou par les moines dans leurs exégèses solitaires, ne pouvait avoir prise sur les milieux courtois du XIH siècle. Il fallait que moines et théologiens allassent eux-mêmes la propager dans le siècle. Le sermon est un de ces moyens propaganda alkgoria, mais le sermon n’est pas un poème. Or nous possédons, pour les années ii8o, deux poèmes exégétiques qui ont été composés pour un pubHc de cour. A un moment donc où un Alain de Lille, doctor universalis, écrit quelque quatre mille hexa¬ mètres pour ses pairs s, d’autres exposent allégoriquement les Ecritures devant 3

‘Form und Auffassung der Allégorie in der Tradition der Psychomachia (von Prudentius zum er-

sten Romanx, de la RoseY, dans Medium Aevum Vivum, Festschrift Walther Bulst, Heidelberg, 1960, p. 179-206; Genèse de la poésie allégorique française au Moyen-âge {de 1180 à 1240), Heidelberg, 1962 (cha¬ pitre-échantillon pour le nouveau Grundriss)-, ‘La transformation de la forme allégorique entre 1180 et 1240: d’Alain de Lille à Guillaume de Lorris’, dans U Humanisme médiéval dans les littératures ro¬ manes du XIP au XIV^ siècle, Paris, 1964, p. 107-144 (Actes et colloques, 3 ; colloque de Strasbourg de 1962). Nos Etudes étaient rédigées, lorsque parut la version définitive de l’étude de H.R. Jauss: ‘Entstehung und Strukturwandel der allegorischen Dichtung’, dans le Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, vol. VI, i, La Littérature didactique, allégorique et satirique, Heidelberg, 1968, p. 146-244 et 315. * Une fois pour toutes, nous renvoyons à la bibliographie que H. R. Jauss donne dans le chapitreéchantillon pour le nouveau Grundriss. s II faut ajouter que, lorsqu’il prononce des sermons, Alain de Lille sait fort bien utiUser le type d’allégories que requiert le genre. Voir par exemple le sermon pour le dimanche des Rameaux, sur le verset de saint Matthieu (21, 2) : Ite in castellum quod contra vos est. Alain développe l’allégorie du ch⬠teau: «In hoc Castro vaUum fuit humüitas, murus, mentis stabilitas, turris, fortitudo, propugnacula 228

un public mondain, dans un mètre et dans une langue qui lui sont familiers : en vers octosyllabiques français. A la cour de Marie de Champagne, Adam de Perseigne interprète le psaume 44, Eructavit cor meum^. Habituellement daté de 1181-1187, ce texte a récemment été vieilli de quelques années. Avec de bonnes raisons, on a proposé la date de 1178-1180’, ce qui fait que VEructavit est postérieur à Erec et Enide, mais à peu près contemporain de Cligès. La paraphrase du psaume se compose d’une introduction, qui raconte comment David trouva sa chanson, et du psaume pro¬ prement dit, dont les versets latins sont paraphrasés et expliqués en vers fran¬ çais. Quatre éléments donc: introduction, texte latin, paraphrase et allégorie. Dès le début, l’auteur prend le ton du directeur de conscience, et affirme sa position indépendante vis-à-vis du public de cour auquel il s’adresse. I

Une chançon que David fist Que nostre sire an cuer li mist Dirai ma dame de Champaigne, Celi cui Damedés ansaigne Et espire de toz ses biens Si qu’an li ne faut nule riens ; Ançois i a, qui dire l’ose. Un po trop d’une sole chose: Tant i mist cil qui la cria Largece que trop en i a. Largecë et li hauz despans Metent cusançon et espans

mentis fîrmitudo. In hac turre, defensores, bone cogitationes. Hoc castmm sic munitum intravit Dei Filius, contra diabolum pugnatums. De hoc Castro loquens Christus ad angelos ait: Ite in castellum qui contra vos est. Virginem Mariam vocat castellum ...»; et plus loin: «In hoc casteUo erat asina aUigata et pullus cum ea. Asina aUigata inteUegitur caro alligata concupiscentie vinculo. PuUus est camis motus, eidem concupiscentie alligatus ...». Cf. M.-Th. d’TUverny, Alain de Lille, textes inédits, Paris, 1965, p. 247. Nous avons vu que Gautier d’Arras explique ce passage de saint Matthieu un peu autre¬ ment dans la partie hagiographique de son Eracle; voir ci-dessus, notre chapitre sur les romans. * 2168 vers octosyllabiques; 14 manuscrits. Edité par T. A. Jenkins, Eructavit, an OldFrenchMetrical Paraphrase of Psalm XLIV, Dresden, 1909 (GeseUschaft für romanische Literatur, 20). Bonne introduction de l’éditeur. La paternité d’Adam de Perseigne a été contestée par J.F. Benton, ‘The Court of Champagne as a Litterary Center’, Spec., 36 (1961) 551-591 : dans une lettre à Blanche de CastiUe, Adam de Perseigne s’en prend aux traducteurs ; il ne saurait donc être l’auteur de la para¬ phrase de VEructavit. Or cette lettre est postérieure de vingt-cinq à trente ans au poème français. Quant à la condamnation des Juifs (dans la même lettre), elle correspond au changement de l’attitude générale de la chrétienté. La tolérance de Y Eructavit (v. 839-44) et le reproche à Blanche de Castille de protéger la perfidia Judeorum reflète ce changement. Avec une très faible marge d’incertitude, on peut donc attribuer Y Eructavit à Adam de Perseigne. Pour une discussion détaillée de tous ces problè¬ mes, voir l’article de Maria Sampoli Simonelli, ‘Sulla parafrasi francese antica del Salmo Eructavit, Adamo di Perseigne, Chrétien de Troyes e Dante’, CN 24 (1964) 5-38. 7

M. Sampoli Simonelli, art. cité, p. 7-9.

14

Mainte foiz an jantil corage; Deus doint que n’i aiens damage! •

D’entrée de jeu, l’auteur ose (v. 7) blâmer une des vertus essentielles de la cour¬ toisie, la largesse. Prend-il le contre-pied de l’éloge de cette vertu dans Cligès ou est-ce Chrétien de Troyes qui répond à l’homme de l’Eglise? Faute de dates assurées, on ne saurait trancher la question. Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’auteur de VEructavit lance un défi à son entourage mondain. Dès saint Augustin, le psaume Eructavit cor meutn a été considéré comme un épithalame, une célébration du mariage mystique du Christ et de l’EgHse. Fidèle à la tradition exégétique (saint Augustin, Haymon), l’auteur de notre para¬ phrase raconte dans son introduction, comment David offre ses services pour chanter ces noces. Or Dieu voulut que le siècle santist Fodor des grands événe¬ ments qui se préparaient. Pour capter l’attention de son pubUc, notre auteur compare ces préparatifs avec ceux que les rois prévoient lors du couronnement ou du mariage de leurs fils. Cette comparaison est placée avant la description des préparatifs de Dieu. L’auteur s’adapte donc au goût de son public, et com¬ mence par lui présenter une image familière. 21

34

A costume et a chose usee Tient chascuns rois an sa contrée. Quant il doit son fil queroner Ou il li viaut famme doner, Grant piece avant le feit savoir Qu’il puisse a son bésoing avoir Barons et princes et chasez. Hommages, fiez et ligeez. Chascuns des serjanz se porvoit De son servise an son androit : Jugleor font sonez noviaus, Chançons et notes et fabliaus. Que droiz est que chascuns s’atort Contre la joie de la cort.

Voilà qui rappelle singulièrement certains passages à’Erec et Enide. On pourrait citer de nombreux parallèles entre le roman de Chrétien de Troyes et Y Eructavit. Puisque ces passages concernent surtout des descriptions de fêtes et d’assem¬ blées mondaines *, il est difficile de faire le tri entre les réminiscences littéraires et les souvenirs personnels d’une réalité vécue. Quoi qu’il en soit, il faut croire que les divertissements littéraires des fêtes de cour ont pesé pour quelque chose * M. Sampoli Simonelli, art. cité, p. 28-34, étudie minutieusement les parallèles entre Erec et VEructavit. Elle conclut: «Ogni fatto evocato daU’autore manzo di Christiane» (p. 29). 230

Eructavit trova corrispondenza nel ro-

dans l’esprit de l’auteur de VEructavit. Il oppose en effet au jongleur mondain, le jongleur prophète, David, qui déclare lui-même à Dieu-roi: 235

Juglerre sui, sages et dui2; Se le roi plaisoit mes desduiz Ce sai je bien que les sodees Me seroient moût granz donees. ^

Cette opposition entre les deux jongleurs est renforcée par celle entre lajoie de la cort (v. 34) et la joie de paradis (v. 66) ou la joie esperités (v. 224). Est-ce une allusion à la «Joie de la cour» à’Erec? Quelle que soit la réponse que l’on donne à cette question, il n’y a pas de doute que notre auteur s’efforce de parler le langage de son public. Toutefois, pour nombreuses que soient les évocations du monde courtois, elles ne constituent pas le centre de la fable; elles ne sont que des comparai¬ sons

qui servent à illustrer une vérité supérieure. D’autre part, la fiction de la

vision de David aux portes du paradis n’est pas maintenue de bout en bout, puisque l’auteur s’adresse souvent directement à son pubbc. Il ne s’efface donc pas derrière son personnage, mais assume lui-même le rôle du jongleur de Dieu. Pour introduire ses allégories, l’auteur emploie les termes senefiance, senefier et tesmoignier. Vu leur caractère religieux, ces allégories n’auront évidemment aucun effet direct sur les allégories profanes. A titre de curiosité, nous citerons cependant l’allégorie de l’arc et des flèches, sagittae tuae acutae (v. 663 et suiv.): la verge de bois symbobse l’ancienne loi, qui fu dure; Dieu l’assouplit, en la courbant, à l’aide d’une corde, qui signifie la nouvelle loi; l’ensemble de l’arc représente ainsi la justice et la pitié. Quant aux flèches, ce sont les apôtres; les ailerons, le Saint-Esprit; les pointes ferrées, la parole de Dieu. 726

Moût est soés et douz cist fers Qui si perce le cuer del vantre Que nus ne set quant il i antre.

On songe immédiatement à l’allégorie de la flèche d’amour, dans Cliges (v. 762 et suiv.). A la cour de Marie de Champagne, les connaisseurs devaient sourire. Le chroniqueur Lambert d’Ardres rapporte que Baudoin II comte de Guines se fit traduire et expliquer le Cantique des Cantiques, par un certain Landri deWaben. ® David comme joculator Dei apparaît déjà dans le commentaire du psaume 44 de Haymon (cf. Jenkins, p. XXI et XXVI), mais l’opposition au jongleur mondain manque chez l’abbé de Halberstadt. La description de l’assemblée des barons au couronnement du roi en cest siegle, par exemple, est introduite par ainsi comme (v. 1761-82). On trouve aussi la mauvaise amors opposée à l’amour de Dieu (v. 521/2); ailleurs, l’auteur parle de la fin'amors chrétienne (v. 1439 et suiv.) qui, grâce à la fontaine de jouvence (v. 1462), restera toujours jeune. 231

Sed cum omnem omnium scientiam avidissime amplecteretur et omnem omnium scientiam corde tenus retinere nequivisset, virum eruditissimum magistrum Landericum de Wabbanio, dum Ardensis honoris preesset cornes dominio, Cantica canticorum non solum ad litteram, sed ad misticam spiritualis interpretationis intelligentiam de Latino in Romanum, ut eorum misticam virtutem saperet et intelligeret, transferre sibi et sepius ante se legere fecit. Cette traduction ayant été faite lorsque Baudoin était seigneur d’Ardres, elle doit avoir vu le jour entre 1176 et 1181. Certains la croyaient perdue, d’autres cependant l’identifiaient avec le Cantique des Cantiques moralisé du manuscrit 173 de la Bibliothèque publique du Mans. Nous croyons que l’attribution de ce poème de 3564 vers octosyllabiques à Landri de Waben peut être main¬ tenue ^ L’aspect matériel du texte témoigne déjà, par rapport à VEructavit, d’une certaine évolution. Tandis que dans la paraphrase du psaume, les versets latins sont insérés dans le texte français, le manuscrit du Mans relègue le texte latin dans les marges, et confère ainsi au poème français une certaine unité propre, voire de l’autonomie. Mais plus que pour la lecture, le Cantique des Cantiques de Landri semble avoir été destiné à la récitation, ce qui nous met dans l’impossibiHté de fixer le rôle du texte latin. Tout comme l’auteur de YEructavit, Landri de Waben prend parfois le ton du directeur spirituel vis-à-vis de la dame pour laquelle il a entrepris sa para¬ phrase ^3. Mais ses allusions sont plus discrètes; aucun nom n’est donné, aucun reproche n’est formulé, au contraire, Landri demande une récompense — en forme de prière, il est vrai, Eele por moi Dieu prierait. En effet, l’ambiance dans laquelle se situe le poème, est celle de la spirituabté pure. Le vocabulaire de Landri est celui du monde courtois. Le Cantique des Can¬ tiques est une chanson d’amor, mais il faut comprendre :

Lamberti Ardensis historia comitum Ghisnensium, éd. G. H. Pertz, Monumenta Germaniae Historica, Scripiores, 24, 598. Le texte également chez Ohly, p. 281, et Woledge-Clive, p. 120 (voir la note sui¬ vante) . Incipit: La matere de cest saint livre. Voir Chr. Richelet, Le Gantique des Gantiques, Paris, 1843, p. 147; J. Bonnard, Les traductions de la Bible en vers français au moyen âge, Paris, 1884, p. 152; H. Suchier, ‘Zu den altfranzôsischen Bibelübersetzungen’, ZRP 8 (1884) 413-15 ; F. Ohly, Hohelied-Studienf$J\t&baden, 1958, p. 280-302. Contre l’attribution à Landri: HLF 15 (1869) 481-483 (sur le manuscrit du Mans) et 500-501 (sur Landri); P. Meyer, dans HLF 33 (1906) 380 («... car le texte de Lambert d’Ar¬ dres ne nous dit pas que la traduction exécutée par Landri fût en vers.»); B. Woledge et H.P. Clive, Répertoire des plus anciens textes en prose française ..., Genève, 1964, p. 120-121. - Le poème est inédit. Nous résumons l’analyse pénétrante qu’en a donné Friedrich Ohly. ” L’auteur du poème reconnaît avoir de rimer paine soferte pour plaire à une dame; le chroniqueur Lambert d’Ardres cependant déclare que la traduction fut entreprise pour le comte Baudouin. Ces deux faits ne s’excluent pas nécessairement, mais ils montrent que l’attribution du poème à Landri de Waben demeure sujette à caution. 232

L’amor dont il ici parole N’est pas del siecle, n’est pas foie, Enz est amors e bone e sainte. La damoisele, preu^ et sage, s’adresse à son seigneur par les mots : Béais sire chiers, très du^ amis, et Dieu, rois et sire, répond cortoisement. Par trois fois revient la formule: Blancs est e roges mes amis, Cho m’a mon cuer d’amor espris. Pour rendre ecce tu pulchra es arnica mea, Landri amplifie non pas d’après le mo¬ dèle pieux, où Eulalie hel auret corps, helle^our anima, mais d’après les canons du roman courtois : Ke molt 1 es bele, dolce amie, Quoque li cors de ce me die, Bele i es dedenz, bele i es defors, Bele i es en arme, bele i es en cors, Dedenz de vertuz aornee, Defors de bien faire atornee. Le public auquel Landri s’adresse, est un public de choix, qui ne se méprendra pas sur le sens qu’il faut donner au roman d’amour du Cantique des Cantiques. Mais tant requier, que cist romanz Unques ne viegne en main d’enfant. Le texte est difficile, et Lambert d’Ardres dit bien que Landri l’expliqua non seulement ad litteram, sed ad misticam spiritualis interpretationis intelligentiam : Geste parole est molt oscure. Al sens covient métré grant cure. Kar le letre defors afole, S’cm ne s’i guarde suttilment. A ces paroles a ovrir Covient les iuls a ovrir. Il arrive même que Landri, ne se limitant pas à l’opposition letre - sens, propose une interprétation tripartite, où l’appUcation à l’Eglise, Geste sentence premeraine Allégorie nos amaine, est suivie du sens de moralité, centré sur le cœur de l’individu Pour ces dernières citations, voir Ohly, p. 285 et 290. Les quelques extraits publiés par Ohly, ne permettent pas de voir si Landri conduit son exégèse d’après le triple ou quadruple sens, ou s’il se contente, dans la majorité des cas, d’une seule senefiance.

La grande nouveauté du poème, par rapport à VEructavif, c est que Landri de Waben s’efface souvent derrière ses personnages, surtout dans la première partie de l’œuvre. L’exégèse du texte sacré est mise dans la bouche des person¬ nages, qui, par leurs monologues et dialogues, deviennent de véritables acteurs, à l’histoire intérieure desquels les auditeurs participent directement. Et en dehors de l’allégorie, le récit prend la tournure d’une aventure courtoise, par exemple lorsque la fiancée, racontant à ses compagnes me aventure D'une anciene entrepresure, les prie

son ami. Ne l’oblient, mais dient li.

Les épisodes ne sont plus interchangeables; le poème, bâti sur un schéma de progression, devient dynamique. Mais ce mouvement est tout intérieur. La paraphrase du Cantique des Cantiques est plus mystique

que celle du psaume

Eructavit. Dans celle-ci, l’allégorie révèle les vérités de l’histoire de l’Eglise, des apôtres, du dogme, tandis que dans celle-là, texte et glose racontent 1 amour entre Dieu et l’âme. Mais cette histoire d’amour n’est pas autonome. Constam¬ ment spiritualisée, elle doit nous rappeler à chaque pas que Landri de Waben explique un texte sacré. Un sermon en vers En ii8o, un auteur anonyme se mit à raconter de Jherusalem la cité en vers français 17,

D’entrée de jeu, I

il

affirme que son estoire (v. 1491) est vraie:

Or m’antandez un pou, signor ! Ne me tenez por menteor De ce que je vos veul conter.

Suit une description de Jérusalem, ville belle, riche, noble et précieuse. 19

Que vos faroie je lonc plait? C’est la vérité entresait.

Cette vérité n’est cependant pas celle de la lettre: que l’on ne croie pas que les pierres précieuses des remparts, des portes ou du pavé soient de véritables pierres précieuses. Notre auteur (il vient de le dire lui-même) n’est pas un men¬ teur. Il s’explique d’ailleurs : 15

Ohly, p. 296. «Nicht mystisch im spekulativen Sinne der Viktoriner, ist dieses Werk von einem gesteigert

afïektiven Moment der Beziehung zwischen Bràutigam und Braut beherrscht, das Bemhard nàhersteht, ohne doch das sinnenhaft Emotionale in dem MaBe Bernhards ins Geistige zu verklaren. » Ohly, P- 293” Incipit: Or m’antande^ un pou, signor; 1492 vers. La date est indiquée à la fin du poème. Un seul manuscrit, du XIV® siècle; le titre que donne ce manuscrit n’a aucun rapport avec le texte: De David liprophecie. Edition par G.E. Fuhrken, ZRP 19 (1895) 189-234. 234

25

29

Car an tôt ce selonc la letre Ne devez pas vostre sen motre. Car c’est dit por allégorie; Et autre chose senefie Ceste Jherusalem terrestre.

Nous avons ainsi, dès le début du poème, une dévalorisation du sens littéral, simple support de la vérité. Passant ensuite à Vesfoire anciene, l’auteur raconte, en quatorze vers, la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor et Nabuzardan (2 Rois 25). Le texte de la Bible n’est pas cité, ni en latin ni en français; l’épisode étant fameux, un résumé suffit. On ne saurait évidemment douter de l’historicité du récit : 71

De fi savons selonc l’estoire: Ceste destrucion fut voire.

Or la vérité historique fournit tout juste un point de départ, une base sur la¬ quelle s’élèvera le grand édifice du sens moral. 75

La prise de ceste cité Vos veul traire a moralité; Hoez, selonc l’allegorie. Que ceste priese senefie.

Jérusalem représente l’âme, assaillie par le diable. Ce diable, roi de Babylone, est le chef des vices. Nous voilà en plein développement allégorique, car l’au¬ teur se met à personnifier les vices. La reine Orgueil se trouve à la tête de sept ducs: Vaine Gloire, Envie, Ire ou Forsenerie, Duel ou Tristesse, Avarice, Glou¬ tonnerie, Luxure. L’auteur prend comme témoin saint Grégoire, qui énumère en effet huit vices : Vitia nos praelio militant. Ipsa namque vitiorum regina Superbia ... primae autem eius soboles Inanis Gloria, Invidia, Ira, Tristitia, Avaritia, Ventris Ingluvies, Lu-

xuria^s. L’auteur suit son modèle de si près qu’il maintient certains termes. Ira et Tristi¬ tia, tout en éprouvant le besoin de les «traduire» en français. L’imitation de saint Grégoire est si servile que le genre des personnifications est maintenu: l’Orgueil est une reine et les autres vices sont des ducs. L’auteur pense en latin. Ses personnifications ne sont donc pas des manifestations des forces inhérentes à sa langue maternelle. N’ayant aucune plasticité, elles demeurent des schèmes qui plongent leurs racines dans la tradition latine. Le signifié l’emporte sur le signifiant : il n’est pas représenté. On n’est ainsi pas surpris que l’allégorie soit vite abandonnée : PL 76, 620, 235

291

S’avons des vices la victoire.

295

Les vices ou nos combatons nos meisme^ les portons.

Les quelques discours directs (v. 339SS., v. 392ss.) ne réussissent point à con¬ férer aux personnifications le statut de personnes, car de bout en bout, elles sont soumises au sens moral. L’auteur intervient fréquemment, et, fidèle à la tradition homüétique, il pose lui-même des questions, immédiatement suivies de l’explication (cf. le Boecï) : 437

Nabuzadon, que senefie Qui des avers ai soignerie? C’est li ventrez don li vice issent A cui tuit li queur obéissent.

D’ailleurs, le cadre allégorique est pratiquement abandonné dans toute la deu¬ xième partie du poème. Il ne réapparaît qu’à la fin, avec la description de la Jérusalem céleste Les Quatre filles de Dieu Le onzième verset du psaume 84, misericordia et veritas obviaverunt sihi; iustitia et pax osculataesunt, est à l’origine du thème des «quatre sœurs» ou «quatre fiUes de Dieu». Ce thème, qui, des théologiens du Xlle siècle au théâtre religieux du XV® siècle, a joui d’une grande popularité, a servi à illustrer le dogme de la Rédemption20. Au début du XIII® siècle, il a fourni le sujet de plusieurs poèmes français, tantôt traité pour lui-même, tantôt inséré dans d’autres poèmes, comme la Vie de Tobie de Guillaume le Clerc ou le Château d^ Amour de Robert Grosseteste. Notre point de vue nous permet d’être bref, car l’allégorie des quatre filles de Dieu est d’essence purement religieuse et, fait plus important, elle est entièrement redevable à la littérature homilétique latine. A côté de textes de Hugues de Saint-Victor et de Pierre le Vénérable, il faut citer le sermon de saint Bernard (ce sermon a été mis en vers latins), et ceux d’innocent III et de Pierre de Poitiers, chanoine de Saint-Victor. Pour l’histoire de l’allégorie, ce dernier A part l’allégorie fort développée de la Jérusalem céleste, le poème offre d’autres thèmes qui mériteraient une étude un peu plus détaillée. On y trouve par exemple le «pèlerinage de la vie hu¬ maine» {Nos somes ci tuit pèlerins, v. 627); ailleurs, la corone de fleurs et àe. primevoire est opposée à la couronne de la gloire céleste (v. 657 et suiv.): bien que l’auteur glose ici certains passages de saint Paul (i The. 2, 19; 2 Tim. 4, 8 ; i Cor. 9, 25 ; i Pet. 5, 4), on peut se demander s’il ne pense pas à la mode des chapels de fleurs. Pour la bibliographie, voir les études très complètes d’Arthur Lângfors, dans Notices et extraits des manuscrits de la Bibl. Nat., 42 (1933) 139-291, et de Jean Rivière, Le Dogme de la Rédemption au début du moyen âge, Paris, 1934, appendice II: Le conflit des ‘i.fllles de Dieu», p. 309-362 (Bibliothèque Thomiste, 19). 236

est sans aucun doute le plus intéressant, car il exprime en toutes lettres les liens de famille que saint Bernard laissait deviner : Fuit quidam paterfamilias, scilicet rex quidam potens, qui quatuor habuit filias, quarum prima vocabatur Misericordia, altéra Veritas, tertia Fax, quarta lustitia. De quibis dictum est: «Misericordia et veritas obviaverunt sibi ...» Ce père a également un fils très sage et un serviteur, comblé de bienfaits, à qui le maître avait imposé le leve praeceptum vel mandatum dont il est question dans Gen. 2,

- Nous citons ce texte parce qu’on a qualifié de «roman féodal»,

la parabole telle que la racontent les poèmes français

Or tout est déjà dans

les versions latines. Le terme de «roman féodal» risque d’ailleurs d’induire en erreur celui qui n’aurait pas lu les textes en question. Même dans les versions les plus élaborées (comme le poème attribué à un certain Richard), où la para¬ bole, c’est-à-dire ce que l’on pourrait, à la rigueur, appeler un «roman», n’est expliquée qu’à la fin, l’allégorie demeure transparente, et renvoie constamment à la vérité supérieure. Ceci par le simple fait que les filles de Dieu s’appellent toujours Miséricorde, Vérité, Justice et Paix. Le centre de la parabole est constitué, malgré les développements «romanes¬ ques», par le débat devant Dieu-roi-père, l’enjeu de ce débat étant le destin de l’homme. Dans le sermon de saint Bernard, nous assistons à un véritable duel oratoire, une contentio ou controversia; chez Innocent III, il est question de la difficilis altercatio et, fait significatif, le texte anonyme anglo-normand (qui se retrouve preque mot à mot dans la Vie de Tobie) est intitulé Dialogus de salvatione hominis. Les versions françaises conservent ces termes {contenu, tençons). Pour la théorie de l’allégorie, la version d’un certain Richard est la plus signi¬ ficative de toutes les versions françaises

Ce Richard écrit pour une très gentil

contesse, c’est-à-dire pour un milieu courtois. Il déclare ses intentions exégétiques dès le début, car il affirme avoir composé son poème 21

... pour l’oscurté de la lettre Descouvrir et en clarté métré.

Mais Richard, qui s’apprête à raconter une fable, prend ses précautions en pro¬ clamant que cette fable n’en est pas une : 25

Or escoutez fable et non fable. Mais vraie chose et véritable.

Rivière, p. 325. “ Lângfors, p. 178; H.R. Jauss, études citées à la note 3 (1962, p. 17; 1964, p. 126-27; 1968, p. 158). II s’agit de la rédaction A de la première version; voir le texte chez Lângfors, p. 221 et suiv. L’intérêt de ce texte a été souligné par H. R. Jauss, op. et loc.cit.

Suit la parabole, dans une version qui se rapproche de celle de Pierre de SaintVictor. Fidèle à une tendance générale de la tradition religieuse, Richard ne consacre à l’allégorie que la première partie de son poème, pour exposer apertement, dans la seconde partie, ce qui vient d’être dit couvertement: 411

418

Or primes est ma toile ourdie. Or est il drois que je vous die Dont et comment ele est cousue. Et de l’entree et de l’issue Est raisons que je vous responde Et mot a mot le vous desponde Et face entendre apertement Ce que j’ai dit couvertement. 24

La vérité l’emportant de loin sur la fable, celle-ci n’arrive pas encore à occuper l’ensemble de l’œuvre. Il n’en reste pas moins que le récit allégorique, s’il n’est pas autonome, n’est plus expliqué au fur et à mesure des épisodes, mais qu’il tend à se constituer en unité propre.

LE DÉBUT DU Xllie SIÈCLE: QUELQUES AUTEURS CONNUS

Jusqu’à présent, nous avions affaire à des poèmes isolés, presque tous anonymes ou d’attribution douteuse. Au XIII® siècle, les choses changent, car nous voici en présence d’auteurs connus qui (le fait est d’importance) ont écrit plusieurs ouvrages, dont quelques-uns sont allégoriques. Ces auteurs ont donc euxmêmes opéré un tri lorsqu’ils ont décidé de traiter certains sujets selon le mode allégorique. Autrement dit, il n’y a pas des auteurs allégoriques et des auteurs non allégoriques, mais il y a des sujets, voire des genres littéraires, pour les¬ quels on recourt volontiers à l’allégorie, tandis que d’autres sujets s’y prêtent moins. Nous étudierons successivement Guillaume le Clerc, Guiot de Provins et Raoul de Houdenc, et nous verrons que l’allégorie intervient surtout (mais non pas nécessairement) dans le poème moral et didactique.

Guillaume le Clerc C’est peut-être à tort que nous citons Guillaume le Clerc à côté de Guiot de Provins et Raoul de Houdenc, car nous ne savons pas si les fablels et les contes qu’il affirme avoir composés, mais qui semblent perdus, sont allégoriques ou non. 24

Le poème comptant quelque 850 vers, l’abandon de la forme allégorique se situe à peu près au

milieu.

238

Guillaume, uns clers qui fu Normanz, Qui versefia en romanz Fablels, e contes soleit dire En foie e en vaine matire, Peccha sovent: Deus li pardontl^s Ces vers du Besant de Dieu, écrit en 1226-27, nous montrent un auteur qui renonce à la littérature mondaine. A vrai dire, toute la production littéraire que nous possédons de notre clerc (clerc marié, qui eut des enfants, et vivait de sa plume), est morale et religieuse. Du Bestiaire (i 210-11) aux vies de sainte Marie Madeleine et de Tobie, aux Joies de Notre Dame, aux Trois Mots et au Besant de Dieu, Guillaume le Clerc choisit des sujets en dehors de la httérature courtoise^®. Ses allégories se rattachent étroitement à la tradition religieuse latine, ce que Guillaume reconnaît d’ailleurs. E bon dit e bone matire Voelt Guillame en romanz escrire De bon latin, ou il le troeve. Guillaume fait usage de la typologie dans le Bestiaire et dans les Joies de Notre Dame, où certaines «merveilles de Rome» symbolisent la fausse mahomerie, qui fut contrainte d’annoncer la venue du Christ. Dans les Trois Mots, Guillaume ajoute aux trois fléaux Jumee, degot et male moiller (qu’il emprunte au De contemptu mundi d’innocent III), la parabole de l’homme et de la licorne : poursuivi par la licorne, l’homme se sauve sur un arbre, lequel, cependant, est rongé par deux bêtes, l’une noire et l’autre blanche; sur cet arbre poussent les fruits les plus délicieux, mais l’homme ne saurait les atteindre sans être précipité dans un gouffre, où le guette «le plus fier dragon du monde». Guillaume le Clerc s’em¬ presse d’exphquer l’allégorie (^par essample le mosteraï). La licorne, c’est la mort; les deux bêtes, le jour et la nuit, qui rongent l’arbre sur lequel nous sommes assis {jeosui en T arbre e vus i estes) ; enfin, les fruits symbohsent les plaisirs et les vanités de ce monde. Ce conte d’origine orientale, connu sous le titre de Dit de T unicorne et du serpent^^, se divise clairement en deux parties, l’une narrative, l’autre ^5 Vers 79-83 du Besant de Dieu, éd. E. Martin, Halle, 1869. Pour la bibliographie, voir l’article de René Herval dans le DLMA, p. 3 5 2 ; H. R. Jauss, études citées à la note 3 ; Paul Rist, Les Joies de Nostre Dame des Guillaume le Clerc de Normandie, diss. Zürich, 1940, p. 5-7. Voir aussi Dominica Legge, Anglo-Norman Literature and Its Background, Oxford, 1963. Le Bestiaire, éd. R. Reinsch, Leipzig, 1890, v. 7-9. Ce dit, qui nous a été conservé dans de nombreux manuscrits, a été publié par A. Jubinal, d’après le BN fr. 837 {Nouveau recueil decantes, dits, fabliaux, 11, Paris, 1842, p. 113-123), par J. WoUenberg, d’après la version picarde du BN fr. 2162 (dans Festschrift des fran^dsischen Gymnasiums, Berlin, 1862) et par S. Andolf, d’après la version bourguignonne du ms. 441 de la Bibl. de la Fac. de Méde¬ cine de Montpellier (dans Mélanges J. Melander, Upsal, 1943, p. 82-108). A ces trois éditions, il faut ajouter celle des Trois Mots de notre Guillaume le Clerc (éd. R. Reinsch, Z RP 3 [1879] 225-231).

/

explicative. L’allégorie se présente ainsi sous une forme énigmatique, qui, néan¬ moins, offre un sens parfaitement cohérent au niveau de la narration. Nous sommes ici dans un registre très différent de celui du poème allégorique latin ou des allégories de la poésie lyrique. La parabole se passe de tout cet arsenal de personnifications des forces cosmiques, des vices et des vertus, des arts libé¬ raux, des sentiments ou des dieux de la mythologie. Elle a plus d affinité avec le roman qu’avec le poème allégorique par personnifications. Dans le Besant de Dieu, Guillaume le Clerc, tout en restant fidèle aux para¬ boles, imagine aussi des allégories du type traditionnel, qui ont pour fonction de renforcer le langage imagé de certaines parties du poeme. Dans un long dé¬ veloppement (v. 15 84 et suiv.), Guillaume énumère, après la parabole biblique du semeur, les bonnes et les mauvaises semences, distribuées par Dieu et par le

Quant Deus sema humilité.

diable.

Qui est dame d’antiquité Sor totes les autres vertuz. Cil qui del ciel esteit chaüz. Sema orgoil e félonie. Qui onques puis ne fu fenie.

Suit une hste de vingt-deux couples antinomiques des vices et des vertus, dans laquelle seul le verbe semer établit un lien avec la parabole qui précède. Dans l’ensemble, l’énumération demeure plutôt sèche, car elle ne dépasse guère le niveau de la pure abstraction. Guillaume le Clerc, dont la langue est souvent succulente et toujours imagée, semble avoir senti le besoin de conférer plus de plasticité à cette opposition des vices et des vertus. Il reprend donc, en la va¬ riant, la liste des bonnes et des mauvaises semences, et invente le chastelaspuceles, auquel il oppose la cité

Orgueil. Il va de soi que l’accès du château des Vertus

est difficile, tandis que la voie qui conduit à la cité des Vices est large et belle. Les maîtresses du château sont Patience et Humilité; la portière, c’est la reime Aumône, le sénéchal. Largesse, et ainsi de suite. Les Vertus ne sont pas définies par une description de leur aspect extérieur, mais par leurs actions. Ainsi Aumône est

1824

une dame qui conforte Tuz les povres e tuz les nuz;

ainsi 1854

Dreiture e Amor e Justise, E Vérité qui hiet contenz. Sont as plaiz e as jugemenz.

Nous avons mis des majuscules là où l’éditeur Ernst Martin écrit amor et justice, etc. Les Vertus se présentent en effet plutôt comme des ahstracta agentia que comme de véritables personnifications. Pour Guillaume le Clerc, ce sont des dames ou des reines, dont l’activité est en rapport avec l’image initiale du château 240

(elles le gardent, elles servent a table, elles sont logées selon leur rang) — un peu comme le verbe semer lie l’énumération des semences à la parabole du se¬ meur. Si l’allégorie du château des pucelles, tout comme celle de la cité d’Orgueil, n’est pas réellement vue, elle n’en constitue pas moins une image cohé¬ rente. L allégorie, constamment soumise au sens moral, interdit aux personni¬ fications d’agir autrement que par ce qu’elles sont censées représenter. 1905

Quant les ostes deivent mangier, Eschar les fait tuz enrengier. Ordure lor aporte napes Sor lor genoilz e sor lor chapes.

1913

Escharseté est cusinere: Ja n’i remaindra piece entière Dont el ne face dous ou treis.

1921

Al us de la boteillerie Siet tuteveies Glotonie : Les poz e les pichiers sozleve E beit iloec tant qu’ele creve. Yvresce qui sovent s’acope Sert al deis de la mestre cope ...

Si ce repas dans la cité d’Orgueil est beaucoup moins pittoresque que le repas infernal imaginé par Raoul de Houdenc, c’est que, chez Guillaume le Clerc, l’enseignement l’emporte sur la représentation. Les allégories du Besant de Dieu ne sont que des épisodes. 3691

Seignors! or nus en porpenson! De la cité Orgoil eisson! Alon al chastel as puceles ...

La satire de Guillaume le Clerc est aussi un sermon. Ce qui importe, c’est la glose (v. 576), le sen (v. 578) ou la vérité (v. 2818). Les allégories épisodiques seront donc toujours expHquées. A l’exception du Bestiaire, les œuvres de Guil¬ laume le Clerc ne semblent pas avoir été très répandues. Elles constituent toute¬ fois un témoignage intéressant des procédés allégoriques issus de la Httérature morale, toujours soumis à la vérité qu’ils doivent illustrer, et enseigner.

Guiot de Provins Guiot de Provins est l’auteur de poésies lyriques, d’un poème moral, la Bible Guiot, et d’un poème allégorique, que l’éditeur a intitulé VArmeure du chevalier. L^s Œuvres de Guiot de Provins, poète lyrique et satirique, éd. John Orr, Manchester, 1915. Voir aussi A. Baudler, Guiot von Provins, diss. Halle, 1902. 241

Les chansons d’amour, écrites au temps de la jeunesse mondaine de

1 auteur

(donc à la fin du XIL siècle), ne sont pas plus allégoriques que d’autres poésies lyriques de l’époque. Tout au plus le poète fait-il usage de

1 ahstractum agens,

lorsqu’il dit que l’amour veut sa tristesse ou qu’// plaît à 1 amour qu il soit joyeux. L’espoir, l’orgueil et la pitié sont d’autres forces qui agissent de leur propre chef:

g

espoirs ki m’aide et maintaint Contre l’orguel Id m’ocist et guerroie M’ait conforteit...

19

... fine amor me semont...

33

... se ma dame et pitiés si otroie. De duel moront medixant envions. 3°

La Bible, achevée entre 1204 et 1209, peut-être en 1206, ne fait guère usage de l’allégorie. On peut signaler la comparaison du cœur avec le temple ou le monastère de Dieu (v. 2179

suiv.), mais l’image n est pas developpee. Cas

analogue que celui des trois pucelles Charité, Vérité et Droiture, remplacées par les vieilles nommées Trahison, Hypocrisie et Simonie (v. 1125 et suiv.). Ailleurs, il est vrai, Guiot donne une interprétation allégorique des vêtements des Templiers : 1766

1779

Li Templier se dolent mireir En la croix et ou bel manteil. Mostreir lou puex et bien et bel Que li blans manteaus senefie Humilité! et droite vie. La croix ordone penitence; Et plus vuel dire sens doutance Que la crois fut ou manteal mise Davant, por ceu que covoitise Ne orguels ne s’i doit pas mettre. Si con li clers tient ver la lettre Ses eus por sa leiçon savoir, D oient regarder et veor Vers la croix li Templier la voie ...

Sur un total de 2686 vers, ce passage pèse pour peu dans la balance allégorique. Il prouve cependant que Guiot connaissait la technique. S’il ne l’a pas utilisée plus fréquemment, c’est qu’il ne l’a pas voulu. UArmeüre du chevalier a été composé après la Bible, à l’occasion d’une puni¬ tion à Cluny. Guiot aimait la conversation, en quoi il avait tort : ses supérieurs le lui firent bien voir : 3® La hone amor ki en joie me taint; n® IV de l’éd. Orr. Voir aussi la chanson V, où le poète déclare que l’amour l’a mis en prison. 31 Les vers 1780-82 seront repris dans VArmeüre, v. 122-124. 242

21

Sens parler m’estuet ici estre Trois jors, ce me dient li mestre, Et trois nuiz m’afiert sens mot dire.

Pour son coraige conforteir, Guiot se met donc à écrire un poème de 596 vers. Fait important, l’auteur parle à la première personne et, malgré le didactisme dont est teinté la seconde partie du poème, l’allégorie se rattache à une situation autobiographique que le titre (moderne) trahit quelque peu. Guiot de Provins parle d’abord de son armure personnelle, d’une armure qui le défende dans une situation bien concrète : 49

56

Mais armeüre me covient Fort et dure; bien m’en sovient Que il m’ait mainte foi trové Flobe et cowart et desarmé. Or me doint Deus teille armeüre Que soit fors et tenans et dure. Que cil ne la puisse empirier Qui m’ait trovei fable et lenier.

L’allégorie elle-même est traditionnelle. Guiot indique d’ailleurs ses sources. no

Molt me demoret, molt me tarde Que je soie armeiz en teil guise Com li sautiers la nos devise.

60

Molt par ait sutif remembrance Sains Poz qui ses Armes escrit.

70

Ensi com Sains Pois [la] nos dite En mon cuer l’ai bien recordee.

Il s’agit du psaume 34 [3 5], où David implore l’aide de Dieu: Appréhende arma et scutum, ou encore du psaume 90 [91] : Scuto circumdahit te veritas eius, etc. - des images que saint Paul (Eph. 6, ii et suiv.) appUque au chrétien: Induite vos armaturam Dei ... accipite armaturam Dei, ut possitis resistere in die malo et in omnibus perfectu stare. State ergo succinti lumbos vestros in veritate, et induti loricam justitiae, et calceati pedes in praeparatione Evangelii pacis, in omnibus sumentes scutum fidei, in quo possitis omnia tela nequissimi ignea extinguere. Et galeam salutis assumite, et gladium spiritus, quod est verbum Dei 32. Bien que Guiot de Provins se réfère constamment à saint Paul, il imagine d’au¬ tres comparaisons. En voici le tableau: Chances, chasteté espérons, patience

hiaume, humilité escu, pitié de Dieu

32 Saint Paul emploie ces images ailleurs, p.ex. Rom. 6, 13; i The. 5, 8. 243

ahert, foi espee, droiture

lance, mesure chival, charité

L’exposé de Guiot de Provins est d’une allure assez sèche, et n’exploite guère les possibilités qu’offre l’allégorie descriptive. Les armes sont simplement nom¬ mées. Ce qui importe à l’auteur, ce n’est pas la représentation des éperons, du haubert, de l’épée, etc., mais la vertu chrétienne que ces armes sont censées symboliser. L’allégorie de l’armure est d’ailleurs un lieu commun de la littérature rehgieuse et morale. On cite un sermon attribué à Hugues de Saint-Victor et à saint Bernard le Spéculum Ecclesiae de Hugues de Saint-Cher, traduit au XIVe siècle par Jean de Vignay34, plusieurs compositions du XIII® siècle, comme Y Enseignement des princes àc'Koh&tt de Blois, l’anonyme Chevalier Dieu^^, le Dit de l’espee de Jacques de Baisieux^^ et, du XlVe siècle, un poème provençal, cité dans les Leys d’amors, un poème catalan de Peire March, le cinquième chapitre du Libre de l’orde de cavajleria de Ramon LulL’'. Or tous ces textes, purement normatifs, veulent enseigner. Un seul de ces textes mérite d’être mentionné à part. Il s’agit du Conte du harrilà& Jean de la Chapelle de Blois 3». Ce conte n’est pas seulement contempo¬ rain du poème de Guiot de Provins, donc antérieur à toutes les autres compo¬ sitions en langue vulgaire, mais il a encore en commun avec YArmeure du Che¬ valier qu’il s’insère dans une perspective historique ou autobiographique déter¬ minée. Il se compose de deux «sermons», dont le premier est une profession de foi cathoHque comprise comme une réfutation de l’hérésie albigeoise. Le deu¬ xième «sermon» expose, sous l’allégorie de l’armure du chevaher, les vertus nécessaires au salut; toutefois l’allégorie dépasse le niveau de l’enseignement moral, et se met encore au service de la polémique contre les albigeois. Le fait n’a rien de surprenant. Si le chevaher chrétien doit être bien armé pour résister aux tentations du siècle, il doit aussi lutter dans son siècle. Certaines pièces de son armure seront ainsi toujours identiques, parce que nécessaires au salut, tandis que d’autres pièces serviront à combattre les adversaires de l’époque. 33

Traduit par l’abbé Bourgain, La chaire française au XIP siècle, Paris, 1879, P- 216-19;

Rom.’

20 (1891) 580, n. 4. 3+ P. Meyer, ‘Les anciens traducteurs français de Végèce et en particulier Jean de Vignai’, Rom., 25 (1896) 408; H. Suchier, ‘Das Lateinische Original von Vignay’s Mirouer de l’eglise’, ZRP 23 (1899) 410. 35

Bulletin de la SATF, 1880, p. 59.

® A. Scheler, Trouvères belges, I, 1876, p. 175-182; cf. Grôber, Grundriss, II, 839.

3

32

P. Meyer, dans Rom., 20 (1891) 579-580.

38 R.C. Bâtes, Le conte dou harril, New Haven, 1932 (Yale Romanic Studies, 4). Voir L.W. Stone, ‘Sur le Conte du baril de Jean de Blois’, Rom., 59 (1933) 24-40; R.C. Bâtes, ‘‘Le Conte dou harril par Jean de Blois et Le Tournoiement d’Enfer. Essai d’attribution’. Rom., 62 (1936) 359-375 (propose l’identité des auteurs).

244

Raoul de Houdenc Raoul de Houdenc est le contemporain de Guiot de Provins. Comme lui, il nous a laissé des œuvres courtoises et des poèmes allégoriques. Il est l’auteur d’un ou de deux romans arthuriens ^9, d’un enseignement allégorique, d’un songe satirique et d’un dit allégoriqueDe sa vie, nous ne savons strictement rien. Etait-il chevalier'*'' ou simple jongleur professionnel, porte-parole d’une mentalité «bourgeoise»'*^? Quoi qu’il en soit, Raoul de Houdenc est le premier à faire usage de l’allégorie à des fins non religieuses. La chronologie de ses œuvres étant incertaine, nous ne saurions dire si le style allégorique est un aboutissement ou non. Au demeurant, cela ne change rien à l’affaire, parce que, d’une part, le style de Raoul de Houdenc se caracté¬ rise par certaines constantes et que, d’autre part, le genre Httéraire influe sur le mode de l’expression. Dans un de nos chapitres précédents, nous avons étudié le rôle de la person¬ nification des abstractions dans les romans du XII® siècle. Nous devons donc nous demander, à propos du roman Meraugis de Portlesgue^, si la tendance à la personnification dans le domaine psychologique persiste, ou se renforce même, chez l’épigone qu’est Raoul de Houdenc. La réponse à cette question est néga¬ tive: les quelques monologues dialogués ne se tiennent pas entre héros et l’Amour ou la Raison ou la Honte. Ils restent au niveau de la première personne, et ne dépassent guère la technique âdEneas: Je Faim. - Non faz. - Si faz, je cuit. Et je de quoi? ... “*3 Meraugis raconte une histoire d’amour et une quête, mais l’auteur est au fond peu intéressé par les motivations de cet amour. Les forces vives de la passion n’apparaissant nulle part, elles ne peuvent pas non plus être personnifiées. Les personnages de Raoul sont des personnages entiers, vus du dehors ; leur fonc® Meraugis de Portlesgue^ est cettainement de Raoul de Houdenc. Quant à La Vengeance Raguidel,

3

les avis de la critique sont partagés; voir en dernier lieu A. Micha, Rom., i8 (1944/45) 316-360; A.rthurian Literature in the Middk Ages, Oxford, 1939, p. 365 ; DLMA, 1964, p. 737 (contre l’attribution à Raoul de Houdenc), et Verena Kundert-Forrer, Raoul de Houdenc, ein fran^ôsischer Ert^àhler des XIII.Jahrhunderts,àiss. Zürich, i960, p. 121-136 (croit à l’identité des deux Raoul). Pour le Roman des ailes et le Songe d’enfer, aussi pour le Songe de paradis, voir l’édition d’Auguste Scheler, dans ses Trouvères belges {nouvelle série), Louvain, 1879. Le dit (ou fahleï) a deux fois été édité; d’abord par Th. Wright, dans ses Anecdota liieraria, London, 1844, p. 55-59 (d’après le ms. 354 de Berne; 122 vers) et récemment par L. Thorpe, ‘Raoul de Houdenc: a possible new poem’, MLR 47 (1952) 512-515 (d’après un manuscrit de Middleton; 126 vers). Et le neveu de Pierre le Chantre? Voir A. Fourrier, ‘Raoul de Hodenc: est-ce lui?’. Mélanges Delhouille, II, Gembloux, 1964, p. 165-193. C’est l’avis de V. Kundert-Forrer (thèse citée à la note 39). ‘^3

Meraugis von Portlesgue:^, éd. Friedwagner, Halle, 1897, v. 1240; voir aussi v. 4890 et suiv. 245

tion dans le déroulement de l’action est plus importante que leur personnalité 4+. En forçant un peu les termes, on pourrait même les qualifier d allégories. UOutredouté le démesuré représente la démesure personnifiée au même titre que Fides ou Patientia sont ce que dit leur nom, ou que, dans le registre mytholo¬ gique, Mars et Vénus signifient la guerre et l’amour. Même des personnages comme Méraugis et Gorvain donnent l’impression d’être des attitudes person¬ nifiées, lorsqu’ils défendent des positions extrêmes au sujet de l’amour. C’est une sorte de débat entre la beauté et la courtoisie; Gorvain: 537

568

Méraugis: 603

613

S’ele ert deable par dedenz Ou guivre ou fantosme ou serpenz, Por la beauté qui est defors Doit toz li monz amer son cors. Ou soit vilaine ou soit cortoise Ou soit de totes males mors. Si aim je sa beauté d’amors ... ... je l’aim por sa cortoisie, Por sa bonté sanz vilainie, Por son douz non, por sa proece. Einsi com vostre amor s’adrece A amer sanz plus sa beauté. Vos di je sor ma loiauté Que je l’aim por ce sanz plus, voire. Que s’ele estoit baucenz ou noire Ou fauve - que vos en diroie ! Ja por ce mains ne l’amer oie, Ne ja n’en seroie tornez.

Nous n’allons pas faire un poème allégorique du roman arthurien! Mais nous aimerions soubgner que Raoul de Houdenc part de l’idée et non pas du per¬ sonnage. Vu le peu d’intérêt qu’il porte à la psychologie, nous pouvons nous attendre à ce que, dans les poèmes allégoriques, les personnifications représen¬ tent plutôt des idées morales que des entités psychologiques. Dans les 126 vers octosyllabiques de son dit, Raoul exprime ses regrets sur la mauvaiseté du temps présent. Le poème n’est qu’une longue énumération des Vices et des Vertus et de leurs armures allégoriques. L’absence totale d’action parle contre l’attribution à Raoul de Houdenc, mais les thèmes sont ceux que nous retrouverons dans le Roman des ailes et dans le Songe d’’enfer. Les personni¬ fications ne sont pas décrites; tout au plus s’accompagnent-elles d’un verbe d’action. Dans l’ensemble, le poème reflète la manière des sermonnaires latins. V. Kundert-Forrer, p. 75-77. 246

41

48

Orgiels, qui contre Raison vait, Sele a d’Engien et frain d’Agait, Poitral d’Anui, estriu de Honte. Avarisse qui desus monte Porte .i. escu de Félonie A un goupil de Tricerie, Taint de Honte, bordé de Plais. Ses obers est de Fause Pais ...

Parfois, on dirait du Marcabru : 22

'

29

Malvaistiés croist et Bontés font; Largece muert et Honte vit; Traïsons danse et Agais rit; Carités crie. Pitiés pleure; Joie est desos et Diels deseure; Miels devient fiel et fiel espise. Por quoi est ce? Que Avarisse A partot Largece abatue.

Le reste est à l’avenant. La diatribe contre Avarice ne se limite pas aux géné¬ ralités, mais, prenant une tournure plus personnelle, laisse entrevoir la situation sociale du jongleur: 77

... que conteeur Cil qui soloient par honeur Vivre des avoirs as gentius Ont tôt perdu: Largece est vius.

Le prologue, qui ne se lit que dans le manuscrit de Middleton, est intéressant non seulement parce qu’il attribue le poème à Raoul de Houdenc, mais encore parce qu’il oppose la fable à la vérité, le. fahlel aux dits. Bien que cette vérité ne concerne point quelque sensus allegoricus - les abstracta agentia étant univoques le passage mérite d’être cité. I

9

Encontre le dolc tans qui vient Me plaist, por ce qu’ü m’en sovient. Que je die un fablel novel. J’ai tort quant je fablel l’apel. Car ce n’est me fabliaus : non. Il n’a de fablel fors le non. Car li dit en sont véritable; Por tant l’apel fablel sans fable Que Raols de Hosdaing commence.

Le Roman des ailes est un poème allégorique de 660 vers octosyllabiques. Dans une longue introduction de quelque 140 vers, Raoul de Houdenc annonce ses 247

intentions didactiques. Il estime que les chevaliers trouveront dans son poème un exemple de courtoisie, et poursuit : 12

Chevalerie est la fontaine De courtoisie, qu’espuisier Ne peut nus, tant sache puisier.

Or l’allégorie ne roulera pas sur la «fontaine de courtoisie», mais sur les «ailes» de la prouesse, dont une est la courtoisie. Avant d’y arriver, l’auteur disserte longuement sur la valeur du nom de chevalier. Il faut citer le passage, du moins en partie.

chevalier se tient

56

Ki ne seit k’al non apertient. Fors seulement «chevaliers sui»: C’est quanqu’il seit dire de lui. Se chevalier, a droit esgart, Chil qui n’ont a lor non regart, Ne conoissent (si est grans dues) Aus ne lor non, ne lor nons eus, Ques conoist dont? - Li conteor, Li hiraut et H vileor.

De ce rapport du nom à l’essence de chevalerie, on a dit qu’il manifestait «la rela¬ tion qui existe entre poésie allégorique et réalisme philosophique», et que ce nom était une «essence supérieure parce que plus réelle» que l’existence indivi¬ duelle du chevalier+5. On peut se demander s’il existe une relation entre la poésie allégorique et le réahsme philosophique - des esprits avertis ont du moins soutenu le contraireMais dépareilles spéculations nous semblent hors de propos dans le cas de Raoul de Houdenc. Pour lui, la chevalerie est un état du monde, qui doit, par définition, remplir certaines conditions

Il faut encore

descendre d’un degré, car Raoul de Houdenc suit ici son penchant pour le jeu de mots, qui, à ses yeux et à ceux de ses contemporains, passait pour une tech¬ nique littéraire. “*5

H.R. Jauss, études citées à la note 3 (1962, p. 16; 1964, p. 125 ; jugement plus prudent en 1968,

P- 157)F. Ranke, ‘Zur Rolle der Minneallegorie in der deutschen Dichtung des ausgehenden Mittelalters’, Germanistische Ahhandlungen, 67 (1933) 199-212 (Festschrift Th. Siebs). Plus loin, Raoul dira que le chevalier ne devrait pas frayer avec les lecheors, cant por lor non laisse le son (v. 442), ce que Scheler nous semble fort bien traduire par; «Quand, au profit de leur caste, il néglige (ou renonce à) la sienne» (p. 387). Ceci dit, nous concédons volontiers que le texte de Raoul reflète les conceptions que le moyen âge se faisait de l’étymologie, selon laquelle comprendre le nom, c’est comprendre la chose qu’il signifie, qu’un changement de nom correspond à un changement essentiel. Voir Etienne Gilson, ‘L’interprétation des mots latins’, dans son recueil L^s Idées et les Lettres, Paris, 1955, p. 164 et suiv.; Jean Jolivet, ‘Quelques cas de «platonisme grammatical» du VII® au XII® siècle’. Mélanges René Cro’:^et, Poitiers, 1966, 1.1, p. 93-99. 248

»

Le passage cité ci-dessus révèle cependant une autre particularité. Pour Raoul de Houdenc, le poète en sait plus long sur la chevalerie que le chevalier luimeme. Il connaît la vérité. Mais il convient de bien distinguer entre le poète et le rimailleur. Au vers 440 et suiv., Raoul s’élève avec véhémence contre les ménestrels lecheors, gent vile et méprisable. Cette haute estime que notre auteur a de soi, se manifeste ailleurs, par exemple dans le prologue de Meraugis, où sont pris à partie les rimeor de serventois, ces nullités, ces contrediseor. Certes, il y a dans ces affirmations un côté traditionnel, tel qu’il se manifeste dès le prologue à^Erec ou dans la notion du poeta-philosophus, courante au XII® siècle. Dans le cas de notre poème allégorique, il faut toutefois se demander si le poète, déten¬ teur de la vérité, entend faire allusion au sensus allegoricus, à une senefiance secrète. Reprenons le texte. Raoul de Houdenc nous présente un chevaUer, preux entre tous, il est vrai, mais qui a le grand défaut de croire que la prouesse suffit à elle seule pour faire un chevaher accompU. Il se trompe, affirme Raoul, car il oubhe la libérahté. 13 5

143

Avoi, signur, ke ke nus die, N’afiert pas a chevalerie Ke chevaliers por sa prouesce Doit avoir en despit largesce, Car par prouece, a droit conter. Ne puet nus en haut pris monter, S’en la proeche n’a deus eles; Si vos dirai de coi et queles Ces deus eles convient a estre.

Raoul de Houdenc imagine donc une prouesse ailée; à droite, l’aile de la lar¬ gesse, à gauche, celle de la courtoisie, avec, pour chacune des ailes, sept plumes. Ces ailes permettent au chevaUer de monter en pris (v. 642; cf. v. 140) - la méta¬ phore est cohérente. Est-elle aussi «suivie», c’est-à-dire une allégorie (selon la définition des arts poétiques) ? Il faut avouer que non. Le passage est sympto¬ matique de la manière de Raoul de Houdenc. Celui-ci part d’une notion abs¬ traite, la prouesse, à laquelle il ajoute, par métaphore, deux ailes, sans faire de cette notion un personnage. La prouesse n’est pas la Prouesse. L’auteur joue avec des concepts. La prouesse ailée n’est pas vue, donc pas décrite; n’étant pas représentée, elle ne constitue pas une image, un sens littéral, support du sens allégorique. Les plumes ne fournissent ainsi qu’un schéma qui sent l’emprunt. Raoul ne part pas de l’image. Les ailes ne sont pas décrites non plus, mais «enseignent» directement, ce que le vocabulaire employé illustre parfaitement. En voici le tableau : Largesse:

la

plume est telle que 2® est de tel affaire que

la 3® plume senefie ki... Mil ait 4e est que 5e est l’enseigne qui 6e à large aprent ke ye aprend que Courtoisie: la

plume est d’honorer

2® 3e 4e 5e 6e ye

est de telle manière que est que est que défend l’envie apprend que apprend que

Ce schéma didactique des plumes est emprunte a la littérature latine religieuse. Chez les Victorins, il pouvait s’animer d’un souffle mystique, et figurer ainsi une véritable élévation; chez d’autres, il servait à illustrer les étapes de la péni¬ tence, mais alors, à la grande différence de Raoul de Houdenc, le professeur partait d’une représentation plastique, d’une image dessinée au tableau noir: ad explanationem huius figuras On trouve une seule description dans le Roman des ailes. Il s’agit de l’écu du chevaUer qui s’aviht par le commerce des lecheors. Cette description annonce déjà les repas allégoriques du Songe d'enfer. 4yo

C’est chil qui a tornoiement Porte l’escu al non divers ;

4y9

C’est U escus a deus envers, Ki est partis de lecherie A un blâme de vilonie, A quatre rampunes rampans, A une langue a cinq trenchans, Ki l’escut porprent et sormonte, L’escut al mireor de honte, A lyon portrait de manaces.

De sex dis Cheruhim, PL 210, 267-280; fig. aux col. 267/8. Le traité a été attribué à Alain de Lille. La première partie de ce texte, un commentaire de la vision d’Isaïe, décrit deux Séraphins ; la deuxième partie seule contient une description des six ailes et de leurs cinq plumes respectives. On peut rattacher cette deuxième partie au Liber poenitentidis d’Alain de LiUe, mais le docteur universel semble avoir utilisé un texte antérieur, dû peut-être à l’augustin Clément de Llanthony. Cette deu¬ xième partie du De sex dis Cheruhim se trouve souvent à l’état isolé ; il a eu une diffusion considérable. Voir M.-Th. d’Alverny, Aldn de Lille, Paris, 1965, p. 154-155. Il n’est pas exclu que Raoul de Hou¬ denc se soit inspiré du De sex dis Cheruhim; voir A. Micha, ‘Une source latine du Roman des Ailes', Revue du Moyen Age latin, i (1945) 305-309. Pour Richard de Saint-Victor, voir Micha, ihid., p. 307, n. 15. 250

On ne sera pas surpris que Huon de Méry, qui sait vraiment voir et représenter les choses imaginées, reprenne ce passage de Raoul de Houdenc. Parlant de l’écu de Détraction, Huon rappelle que 822

829

Molt fu bien par Raoul descris: A .iiij. rampones rampanz, A une langue a .v. trenchanz. Qui l’escu porprent et sormonte, L’escu au mireor de honte, A une bende de faintié, Contichiée d’ennemis tié, A un label de fausseté. ^9

Dans l’ensemble, le Roman des ailes rappelle VArmeüre du chevalier. Les deux poèmes reprennent une allégorie déjà utilisée dans la littérature latine reUgieuse et, dans les deux cas, cette allégorie est décharnée, une sorte de squelette, qui fournit tout juste le support à un développement moral et didactique. Guiot de Provins et Raoul de Houdenc se ressemblent encore par les mobiles qui les entraînent à prendre la plume. Là, c’est le moine puni qui cherche une consola¬ tion, ici, c’est le jongleur besogneux qui déclare hautement que la hbéralité est le premier devoir du chevalier. Raoul de Houdenc avoue sans ambages qu’il espère, par sa production littéraire, grant chatel faire (v. 4). Voici pourquoi la libéralité ne constitue pas une partie de la courtoisie, mais est mise sur le même pied qu’elle: les deux ailes sont largesse et courtoisie, et la cinquième «plume» de la courtoisie est encore une recommandation de la libéralité. Ainsi, de qua¬ torze «plumes», huit ont pour objet la largesse, tandis que la mesure, notxon-dé. du code courtois, est passée sous silence. Le Roman des ailes est un plaidoyer pro domo. Comme le dit son titre, le Songe d’enfer est un rêve 5°. A notre connaissance, c’est la première fois qu’un poème narratif français utilise la fiction du rêve^^ I

En songes doit fables avoir; Se songes puet devenir voir,

L’opinion commune est que le songe est faux, qu’il est pure fiction et (la rime “*9

éd.G.Wimmer,Marburg,i888,p. 53 (AusgabenundAbhandlungen,76).

50

678 vers octosyllabiques; deux des dix manuscrits qui nous ont conservé cette œuvre, ajoutent

quatre vers qui doivent rattacher le Songe d’enfer au Songe de paradis. ^ Quiconque a eu l’occasion de feuilleter le fichier visions, à l’Institut de Recherche et d’Histoire

5

des Textes, sait que la masse des textes inédits, donc pour la plupart inconnus, interdit de tirer des conclusions trop péremptoires sur la littérature des songes. ^ Comparer le début de Trubert: En fahliaus doit fables avoir / S’i a il, ce sachiez de voir. / Por ce est

5

fabliaus apele^, / Qe de faubles est aüneii. (éd. Ulrich, Dresden, 1904). Voir aussi ci-dessus, le début du dit attribué à Raoul de Houdenc. 251

s’y prête) pur meiisonge. C’est ainsi que Raoul de Houdenc 1 a encore appris chez son «maître», Chrétien de Troyes {Yvain, v. 171/2). Nous croyons qu il faut distinguer deux justifications du songe, l’une expHcite, 1 autre impHcite. Par l’expression peut devenir vrai, Raoul de Houdenc reprend le vocabulaire du songe prémonitoire tel qu’il se rencontre dans la htterature antérieure ou dans les traités techniques sur le rêveMais dans cette littérature antérieure, le rêve exerce une fonction à l’intérieur d’un récit, et n’est donc pas autonome. D où, chez Raoul de Houdenc, une seconde justification. Le rêve couvrant l’ensemble du poème, il ne saurait trouver une application à l’intérieur àxi fablel meme, la vérité qui peut devenir doit donc valoir pour le monde extra-litteraire, ce qui appelle une recherche historique «réaliste» sur la portée de 1 œuvre. D autre part, l’auteur justifie la fable, le monde imaginaire qu il crée, car la vérité est déjà incluse dans l’œuvre même. Le prologue de Meraugis et le R-oman des ailes nous ont montré un Raoul de Houdenc qui insiste respectivement sur la dignité et sur le vrai savoir du vrai poète. Ce faisant, Raoul s’est placé dans la tradition de ceux qui cachent sous V écorce une matière plus profonde. Dans le Songe d enfer, cette tradition de la httérature profane se rencontre avec le double sens de l’allégorie rehgieuse, car le Songe d'enfer, satire des visions de l’au-delà, est une allégorie profane. Raoul rêve qu’il a envie de se faire pèlerin pour se rendre 7

Tout droit vers la cité d’Enfer.

Le chemin est fort agréable et le pèlerin arrive (c’est un mercredi) dans la cité de Convoitise, au pays de Déloyauté. H descend chez Envie, laquelle vit avec Tricherie, sœur de Rapine, et avec sa cousine Avarice. A peine arrivé, le pèlerin doit répondre aux questions d’Avarice au sujet des avares. 40

Si com chascuns de ses parenz Se demaine m’a demandé; Et je ly ai tantost conté Un conte qu’ele tint a buen, Quar je li contai que li suen Avoient du païs chacie Larguece, et tant s’est porchacie Sa gent que Larguece n’avoit Tor ne recet ne ne savoir Quel part ele peüst durer ; Ne le pot més plus endurer Larguece, ainz est en si mal point

52

Que chiés les riches n’en a point.

53 W. Suchier, ‘Ætfranzôsische Traumbücher’, ZFSL 67 (1957) 129-67; Fr. X. Newman, Somnium. Médiéval Théories of Dreaming and the Porm of Vision Poetry, Thèse Princeton, 1963 {Dissertation Abstracts, 24, 1963/4, 4680). 252

Tricherie s’enquiert des tricheurs, lesquels, au dire de Raoul, se trouvent fort bien, surtout en Poitou : 62

... Tricherie est en Poitou Justice, dame et viscontesse.

Le lendemain, le pèlerin se remet en route et, prenant a senestre, il arrive à Foi Mentie, où il est reçu par Tolir, lequel aimerait avoir des nouvelles de son filleul Tolir. Celui-ci, Raoul l’affirme, se porte à merveille, au détriment de Donner. Poursuivant sa route, le pèlerin franchit le fleuve de Gloutonie, et accède à Vile Taverne. Il passe la nuit chez Roherie la taverniere, où Hasard, Mesconte et Mestret veulent savoir 165

Noveles qu’a Chartres fesoient Dui lor ami qu’il mult amoient, Charles et Mainsens, de la loge Où Papelardie se loge.

Hasard, Mesconte et Mestret sont aussi fort aimés des taverniers de Paris, comme

„ 189

^ r • ,1 i • Gautier s Moriaus, n en dout de riens. Jehan, boçus et artisiens. Hermers, Guiars li fardoilliez.

Hasard, ayant eu des nouvelles de Michel de Treilles, raconte ensuite comment messire Sauvage et sa clique plument Girard de Troyes, ce que Raoul de Houdenc confirme volontiers. - Arrive Ivresse avec son fils Versez (var. Guersai), natif d’Angleterre et cousin de Gautier l’Enfant. Bon gré mal gré, le pèlerin doit soutenir un combat d’escrime contre Versez, comme s’il se trouvait à Guinelant et à Vuitier (v. 235-302). Bien sûr qu’il a le dessous, mais il se console puisque même un Guillaume de Salerne a été battu. - Le lendemain. Ivresse le conduit à Château-Bordel, où Honte, la fille de Péché, vient le voir en compa¬ gnie de Larcin, le fils de Minuit. Ce dernier est fort content d’apprendre que ses disciples font honneur à leur nom. Par Désespérance (Montjoie d’Enfer) et Mort Subite, le pèlerin arrive enfin en Enfer, où l’on dresse justement la table. Excellente coutume, d’ailleurs, que de manger à porte ouverte : 380

Iceste coustume est faussée

En France, chascuns clôt sa porte; 384

Més en Enfer a huis ouvert Menjuent cil qui leenz sont :

De la coustume que il ont Me lo. Le roi d’Enfer rassemble ses principaux chefs, ceux qui ont détruit l’éghse de

VernonS'^. Pylates et Bel2ebus souhaitent la bienvenue au pèlerin, dont ils con¬ naissent d’ailleurs le nom: 412

,

«Raoul, bien soies tu venuz! Dont viens tu?» - «Je vieng de Saissoigne Et de Champaingne et de Borgoingne, De Lombardie et d’Engleterre : Bien ai cerchie toute terre. »

On se met à table. La nappe est faite de peaux d’usuriers; deux hérétiques (albi¬ geois), deMyi popelican P un sor P autre (v. 43^) servent de chaise; la table est faite d’un tisserand, la serviette, de peau de putain. Premier plat: des champions vaincus à l’ail; ensuite, des usuriers bien gras (c’est d’ailleurs le mets ordinaire, en enfer). Suivent des brigands, marinés au sang de marchand à l’ail; puis, de vieilles putains à la sauce verte. Arrivent des entremets de 490

bougres ullez, A la grant sausse Parisee, Qui de lor fez fu devisee.

Bien que les convives infernaux aient déjà mangé d’autres hérétiques, ceux-là leur conviennent le mieux. Arrive Gormond d’Argent avec sa suite; il sera servi en hochepot. Suivent des langues frites de faux avocats, des pâtés de vieil¬ les putains et, au lieu du fromage, des enfants tués ; des huissiers, des papelards à l’hypocrisie, des moines noirs, de vieilles prêtresses, des nonnes noires et des sodomites bien cuits en honte terminent le repas. Au lieu de vin, on boit des vilenies. - Une fois sorti de table, le roi d’Enfer fait lire à Raoul un livre où sont décrits les vices, surtout ceux des fols ménestrels. Lorsque les gens d’Enfer s’arment pour une expédition dans le monde, Raoul se réveille. Dans le Songe d’enfer, l’auteur reprend certains thèmes qui lui tiennent à cœur : l’éloge de la libéralité et la condamnation des ménestrels. Mais le Songe, farci qu’il est de noms propres, est davantage ancré dans la réalité que les autres œuvres de Raoul de Houdenc. Ces noms propres ne désignent malheureusement ni prélat ni prince, mais des gens de condition plutôt humble. Ainsi ces allusions, qui devaient être transparentes pour les contemporains, nous restent obscures. Récemment, M. Anthime Eourrier a essayé de lever un peu le voile s®. Il cons¬ tate que durant tout le règne de Philippe Auguste, la condamnation d’héré54

Le passage prête à controverse (v. 398 et suiv.). E. Fatal y voyait une allusion à l’écroulement de

l’église de Vernon; cet accident se serait produit autour de 1225 et permettrait de dater le Songe d'enfer. Mais Fatal ne donne pas les sources de son information; cf. Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. E. Fatal et J. Bastin, 1.1, Paris, 1959, p. 337. Pour notre part, nous estimons que les vers de Raoul de Houdenc se rapportent à une destruction de l’église, non pas à un écroulement. 55

Voir l’étude citée à la note 41. D’une manière «subtilement dubitative», l’auteur se demande si

Raoul de Houdenc ne serait pas le neveu de Pierre de Hodenc, alias Pierre le Chantre. 254

»

tiques par le feu ne se produisit, à Paris, qu’une seule fois : en décembre 1210. Ces hérétiques, fauteurs des erreurs d’Amaury de Chartres (cf. Songe, v. 165), furent appelés «Papelards». De plus, le concile de Paris de 1213, convoqué par Robert de Courçon, publia un nombre important de canons, dont un sur l’office d’avo¬ cat, un autre contre les jeux de hasard, un contre la sodomie, et onze contre les usuriers, M. Fourrier conclut: «Cet homme (Robert de Courçon) si haï, si gé¬ néralement décrié a trouvé un partisan en Raoul de Houdenc au point qu’on pourrait presque se demander si celui-ci ne faisait pas à ce moment-là partie de l’entourage du légat. »56 Fait significatif, dans un des manuscrits du Songe (BN fr. 2168), le nom de Guillaume de Salerne est remplacé par celui de maistre Ro¬ bert de Corçon'='^. On peut donc dater le Songe d’enfer de 1214 ou 1215. Certes, la plupart des noms propres du Songe d’enfer restent lettre morte. Pour notre propos, il suffit de constater que le fahlel de Raoul de Houdenc ne vise pas une morale toute générale. Il est plutôt dirigé adpersonam: ces personnes visées, à part certains taverniers parisiens, sont des hérétiques. Notre poème allégo¬ rique est ancré dans l’histoire, dans l’actuaHté. On comprend ainsi qu’il ne fasse aucune allusion à une senefiance cachée. Puisqu’il donne les noms en clair, les contemporains se rendent bien compte que songes puet devenir voir. Le Songe d’enfer met aussi en scène des personnages, des villes, des fleuves, des mets allégoriques. Cette affabulation allégorique nous semble entièrement sou¬ mise à l’actualité de la satire. Dans l’ensemble, on reconnaît cependant le tour d’esprit habituel de Raoul de Houdenc, car ici comme dans ses autres œuvres, l’action l’emporte sur la description. Les abstractions personnifiées (à l’excep¬ tion de Versez-Guersai) sont de simples noms, pas plus, qui entrent abrupte¬ ment dans le récit : Hasart et Mesconte et Mestret Furent la nuit a mon ostel. Elles ont pour office de provoquer une réponse du pèlerin-rêveur, c’est-à-dire de permettre à celui-ci de citer des noms historiques. Cette particularité dis¬ tingue nettement le Songe d’enfer des autres voies de paradis ou d’enfer. Chez Raoul de Houdenc, les Vices n’agissent pas, et sont loin d’être de redoutables démons; ignorant leur puissance sur terre, ils sont contraints de poser des questions. Au fond, ils ne font peur à personne, ou mieux: ils ne doivent faire peur qu’à ceux que Raoul vise lui-même, certaine gent de Chartres, ou du Poi¬ tou, ou de Paris. La géhenne de la tradition chrétienne n’est que vaguement rappelée, par les noms de Pilate et Belzébuth. Raoul de Houdenc, n’entrant pas dans le royaume des démons, peut ainsi se passer du guide traditionnel des s® P. 185 ; nous sommes moins convaincu par les rapprochements entre le Verbum abbreviatum de Pierre le Chantre et le Songe d’enfer. Ibid., n. 5. 255

voyages dans l’au-delà. Quoique le Songe d'enfer soit écrit à la première personne, l’être moral de l’auteur se manifeste uniquement dans^les critiques. Personnelle¬ ment, l’auteur a la conscience tranquille, et ne cherche point de consolation pour son âme troublée. Il attaque serainement. Ce n’est pas parce qu’il n’a rien à craindre {cantabit vacuus coram latrone viator), ni parce qu’il essaie de se Hbérer de l’obsession de la vision de l’enfer s* que Raoul de Houdenc entreprend son pèlerinage avec tant de désinvolture. C’est plutôt parce que le songe ne le con¬ duit pas dans l’au-delà, qu’il rompt, en somme, avec les visions chrétiennes. Raoul de Houdenc, qui ne représente pas l’enfer, ne sent pas la présence de celui-ci. Tout, dans ce songe laïcisé, est subordonné à la satire.

éLe Songe de paradis Le Songe de paradis a été écrit après 1218 s®. Dans deux manuscrits, dans les¬ quels il fait suite au Songe d’enfer de Raoul de Houdenc, l’auteur est appelé Raoul; dans un troisième manuscrit, qui ne contient pas le Songe d’enfer, il s’appelle Mikiel (v. 969). A moins d’admettre que Raoul de Houdenc se soit sérieusement mis à l’étude de la Httérature latine religieuse ou qu’il se soit même fait moine, on ne peut imaginer un seul auteur pour les deux Songes. Malgré quelques imitations de détail, le Songe de paradis est très loin du Songe d’enfer pour tout ce qui a trait à l’allégorie^'’. A notre point de vue, qui est celui de la laïcisation de l’allégorie religieuse, le Songe de paradis marque un pas «en arrière». Certaines particularités du poème méritent cependant d’être signalées brièvement. Commençons par la fin. A la différence de Raoul de Houdenc, l’auteur du Songe de paradis se réveille avant la fin du poème. Si celui-là se réveille «en enfer», celui-ci a soin de revenir sur terre: 1022

Et quant je fui jus avalés Et au siecle fui revenus, Si dormoie encore, que nus Ne m’avoit le dormir tolu. Lors m’esvillai, si me dolu Li cuers pour che que je par songe (Que n’estoit point voirs, mais mençonge) Avoie en paradis esté;

1030

Petit m’i avoit on fiesté.

5* J. Frappier, ‘Châtiments infernaux et peur du diable d’après quelques textes français du XIII® et du XIV® siècle’, CAIEF 3-5 (1953) 87-96. 59

1368 vers octosyllabiques. L’auteur parle des frères mineurs et des Jacobins; ces derniers ou¬

vrent leur maison de Paris en 1218. Voir A. Micha, ‘Raoul de Houdenc est-U l’auteur du Songe de Paradis et de la Vengeance Raguidel?’, Rom., 68 (1944/5) 316-333. ^9 Pour d’autres différences, voir l’article d’A. Micha, Rom., 256

68.

Ce dernier vers est injuste, puisque Dieu a montré à Raoul (ou Mikiel) sa cou¬ ronne d’élu, et puisqu’en route, l’auteur a été fort bien nourri (quatre repas, dont deux allégoriques ...). Mais l’intérêt du passage n’est pas là; il réside plu¬ tôt dans la distinction très claire entre vérité et songe, qui est mensonge. Voilà pourquoi l’auteur continue : 1031

Mais pour chez que j’ai tant songié. De dire songes prenc congié. Si dirai fine vérité; Dieus le m’otroit par sa pité!

L’auteur, conscient de l’insuffisance du songe, c’est-à-dire de la partie littéraire du poème, s’en remet directement à Dieu pour exposer la fine vérité, sans recours à la fiction allégorique

La fin du poème est un exposé sur le paradis, l’enfer

et le jugement dernier où, fait significatif, sont cités saint Bernard (pour le paradis) et saint Grégoire (pour le Jugement). A l’intérieur du songe, l’auteur emploie deux types d’allégories, à savoir l’allégorie sans personnifications, statique et descriptive, et l’allégorie dyna¬ mique, illustrée par le pèlerinage au paradis. Du premier type est la vallée du monde que l’auteur contemple entre Confession et Pénitence. L’épisode est nettement ressenti comme une digression, car il commence par ore escoutés (v. 461), et se termine par or revenrai a ma matere (v. 506). Le tableau allégorique est expliqué point par point: la vallée, la rivière, le pré, les sots qui jouent à faire des culbutes. 469

474

... je vi une grant valee Qui moût estoit parfonde et lee. Une grans riviere i cour oit Et par encoste prés avoit. Là, vi un fouc de soteriaus Qui juoient aus tumberiaus.

483

Li grans valee, c’est chis mondes

487

Li pré qui sont lés la riviere. Qui est courans et rade et fiere. Ce sont les grans possessions Et les perrines mansions Où les gens de cest siecle habitent. Qui es rikeces se dehtent; Et li grans riviere courans.

Une fois cependant, à l’intérieur du songe, il prie ses auditeurs de ne pas prendre son dit pour une fable (v. 877). 257

498

Qui n’est coie ne demourans, Chou est del monde li déduis Par quoi mains preudom est souduis. Vanités sont li soteriel Et huiseuses li tumeriel.

Comme c’est la tradition dans l’allégorie religieuse, les rapports entre signifiant et signifié sont plus ou moins arbitraires, et ne se situent pas nécessairement au niveau de la langue, ce qui permet l’équation: prés = maisons en pierre, où le deuxième terme est lui-même une image de la richesse. — Une seconde allé¬ gorie de ce type est celle de l’échelle de Jacob (v. 650 et suiv.). Faisant partie du récit, les échelons de cette échelle sont expliqués par un personnage allégo¬ rique, Pénitence, et l’auteur, aidé par Juners et VeilHers, devra les franchir luimême pour arriver au paradis. Tout cet épisode illustre johment le passage de l’allégorie statique à l’allégorie dynamique. Le voyage passe par la maison de l’Amour, par Contrition (maison, v. 118 ; ville et cité, v. 185; château, v. 190), par le château de Confession, l’hôtel de Pénitence, pour arriver, par l’échelle de Jacob, au paradis, où Raoul a le privi¬ lège d’entendre un discours de Dieu lui-même. Ces différentes demeures ne sont pas décrites ; elles sont en revanche peuplées de toute une série de personnifica¬ tions secondaires, pour lesquelles l’auteur imagine des rapports de parenté ap¬ propriés. Discipline et Obédience sont cousines, tout comme Confession et Contrition, tandis que Satisfaction est la sœur de Persévérance. Aucune de ces personnifications n’est décrite; toutes étant parfaitement définies par leur nom, elles sont des équations. Pourtant, l’auteur du Songe de paradis, s’il est un mé¬ diocre versificateur, est un homme très conscient des possibihtés qu’offre l’allé¬ gorie dynamique, car il confie parfois l’action aux personnifications. Raoul de Houdenc semblait fort bien connaître le chemin de l’enfer, en revanche l’auteur du Songe de paradis, en bon chrétien, doit demander son chemin aux personnifi¬ cations qu’il rencontre. De plus, toujours en bon chrétien, il n’avance pas seul, mais se fait accompagner par Persévérance, plus tard par Vigueur, et finalement par Désir. Mieux encore, en cours de route, le pèlerin se voit deux fois assailli par Tentation. 141

258

Si com j’aloie cheminant. Regardai viers soleil couchant, Et vi venir parmi un val Temptation sour son cheval. Là me gaitoit lés un bosket. En un estroit sentier basset. Pour moi mourdrir et estranler; De pavour me couvint tranler Quant viers moi le vi aprochier.

15 6

Ele coumencha a huchier: «Mauvais couars, n’escaperés, En ma prison gietés serés, Se ne faites ma volenté.» Ne vous aroi hui raconté Les manaces qu’ele me fist, Mais autre rien ne me meffist,

car Espérance intervient. Cette Tentation est immédiatement reconnue par le pèlerin. L’auteur évite l’énigme, mais il cherche le symbole. Le hosket est la selva oscura, dans laquelle l’homme est en proie aux forces du couchant^^. Ten¬ tation parle, tout comme Espérance, qui vient au secours du pèlerin; celui-ci, désormais réconforté, s’adresse à l’ennemi (cela fait le troisième discours direct de l’épisode) : 173

«Vassal, vassal, fuyés de chi!^^ Ne sui mie en vostre mierchi.»

Plus loin (avant d’arriver à Pénitence), Tentation revient à la charge, mais cette fois, elle n’est pas seule. Vaine Gloire, Orgueil, Envie, Haine, Avarice, Ire, Fornication, et tant d’autres (v. 5 5 3), suivis de Désespérance, attaquent le pèlerin. Une autre fois. Espérance accourt, accompagnée de Foi, Humilité, Obédience, Charité, Atemprance et Chasteté

Une véritable psychomachie se prépare -

mais l’auteur n’insiste pas, ayant hâte d’arriver au terme de son pèlerinage. 587

593

Apoignant vienent de randon Et se voelent en abandon Métré pour moi en bataille; Je ne cuic mie qu’ele faille. Qu’iroie jou huimais contant Ne le conte plus alongant? Li nostre les lors abatirent.

Un dernier point. Le paradis de Raoul est très peuplé. A côté des saints, des apôtres et des martyrs, on y trouve des frères mineurs, des Jacobins, des Trinitaires, des Cirsterciens, des nonnes et moines noirs (que Raoul de Houdenc a rencontrés en enfer!), des béguines et des ermites; mais on y voit aussi rois, contes, chevaliers, bourgeois, sans parler des gens menues, bref, toute une légion d’hommes qui atteste la miséricorde de Dieu. Chez Raoul de Houdenc, quel¬ ques Vices s’étaient informés auprès du pèlerin de l’état du monde; l’auteur du Pour la symbolique de la forêt, voir Marianne StaufFer, Der Wald. Zur Darstellung md Deutung der Natur im Mittelalter, diss. Zürich, Bern, 1959. Cf. Guillaume de Lorris; Fuie^, vassaus, fuie^ de ci! (éd. Langlois, v. 2935). La liste des vertus, dans laquelle se trouve l’obédience, milite en faveur de l’identification de l’auteur avec un moine.

Songe de paradis, plus raffiné, imagine que le pelerin est reconnu par quelques-uns des habitants du paradis et qu’il leur apporte des nouvelles de leurs amis encore vivants. Malheureusement, il ne tire pas tout le parti souhaitable de cette inven¬ tion. Il n’en reste pas moins que nous nous trouvons là en présence de la tech¬ nique que Dante, quelques générations plus tard, portera à sa perfection. 943

Laiens fui moût très bien venus. Ravisés fui et conneüs De ceaus qui al siecle me virent Endementiers que il vesquirent. Et chil qui me reconnissoient De lor amis me demandoient Qu’il avoient laissiés en vie; Et je dis oie sans envie Qu’il se gardoient de mal faire Et se penoient moût de plaire

95 3

A Dieu, le pere droiturier.

Le Songe de paradis renferme ainsi, en miniature, de multiples aspects de la technique allégorique. Le songe, l’allégorie descriptive (expliquée par l’auteur même ou par un personnage allégorique), le voyage, les repas, la psychomachie, le lien avec la réaUté - tous ces motifs attestent la richesse des possibilités dispo¬ nibles dans ce premier quart du XIII® siècle. Il est regrettable que notre auteur n’ait pas su en tirer meilleur profit. Le Reclus de Molliens Par sa verve, par ses qualités Httéraires, le Reclus de Molliens s’affirme comme un des grands auteurs de la première moitié du XIII® siècle. Aussi ses poèmes, Carité et Miserere, ont-ils joui d’un succès mérité. Grâce à la forte personnahté de l’auteur, ces poèmes échappent à une classification trop rigide. Poèmes mo¬ raux, certes, mais aussi poèmes allégoriques? S’il est hors de doute que le Reclus est parfaitement au courant des procédés de l’allégorie reUgieuse, il est moins sûr qu’on puisse le qualifier d’écrivain allégorique. Dans ses poèmes, l’allégorie n’est pas continue, mais épisodique, moyen d’expression parmi d’au¬ tres. Le Reclus ne saurait se soumettre à quelque schéma allégorique tradition¬ nel, car il est véritablement entraîné par sa langue, abondante, hardie, qui le conduit à de nombreux jeux de mots et à une constante recherche du figuré. Le style du Reclus oscille continuellement entre Vahstractum agens et la personificatio, sans couper pour autant les liens qui lient l’allégorie à la langue. Ceci exclut aussi bien la typologie que la mythologie. Cette poussée vers l’allégorie à travers les seules possibilités qu’offre la langue, est un fait bien plus important que l’utilisation sporadique de quelques motifs allégoriques traditionnels. 260

Carité, écrit vers 1224, est un poème satirique qui veut offrir bon essemplaire^^. L’auteur raconte, à la première personne, comment il a parcouru le monde à la re¬ cherche de la Charité. Ce cadre lui permet de faire le tour de l’Europe et des «états du monde ». Bien qu’il soit plus proche de V Architrenius de Jean de Hauville (aussi pour le maniérisme de son style) et de ce que Phihppe de Mézières fera du Songe du vielpelerin, que des voies de paradis et d’enfer, le poème Carité n’est pas à propre¬ ment parler un voyage, car l’auteur, renonçant à une véritable narration, ne subit pas telle ou telle aventure, mais observe du dehors. Il tire donc un profit minime de l’emploi de la première personne et de l’invention du tour d’Europe. La quête de la Charité n’est qu’un prétexte - et cette Charité même, quoique main¬ tes fois apostrophée, est un être évanescent. Ceci moins par le fait qu’elle est introuvable sur terre (ce qui était à prévoir) que par l’absence de toute descrip¬ tion. La Charité n’apparaît qu’une seule fois (mais on ne sait où, ni comment) pour exprimer dans un monologue le désir de se retirer au paradis (str. CLX à CLXIV), ce qu’elle fera en effet (str. CCXXIX et suiv.), sans pour autant entrer en contact direct avec le «voyageur». Celui-ci s’en tient aux apostrophes: V

I

O Carités! quel part séjournes? Où te répons tu et destournes?

VI

I

O Carités ! quel part habites ? Par grans maisons et par petites T’ai quise ...

Nous avons dit que le langage imagé du Reclus a souvent recours aux possibili¬ tés qu’offrent la personnification et Vabstractum agens. Il en résulte toute une série de portraits moraux bien campés, mais qui ne décrivent pas l’aspect exté¬ rieur de la personnification. Voici par exemple la Convoitise, qui a chassé la Charité de la cour pontificale : VIII

6

Car on te mist a le foriere Par conseil d’une pautoniere: Ch’est Covoitise, le boursière, Ki ne redoute traïson Faire, tant a pecune kiere.

Parfois, l’auteur s’efface derrière les objets et, au Heu d’expHquer lui-même ce qu’ils symboHsent, il les fait parler. Voici la prosopopée de l’épée et celle, plus brève, de la ceinture : Les deux poèmes du Reclus de Molliens ont ete très bien édités par A.-G. van Hamel, dans la Bibliothèque de l’Ecole des Hautes Etudes, fasc. 61—62, 1885. Carité compte 242 strophes dites «d Hélinant», soit 2904 vers. 261

XL

I

12 XLII

I

5 LXXIX

I

Chou dist l’espee a dous trencans : «Chil ki me chaint soit justichans «De dous pars, ch’est k’il garandisé «Chiaus ki font au moustier les cans «Et chiaus ki labourent as cans.» L’espee dist: «Ch’est ma justise, « Garder les clers de sainte eglise «Et chiaus par cui viande est quise «Dont li siècles est garisans.» L’espee dist: «A tort m’a prise «Ki moi et mon mestier mesprise «Et des meffais n’est adrechans.» L’espee par se forme aprent Son ordre a chelui ki le prent, Et dist, quant chevaliers s’en chaint: «Hom n’a droit en tel estrument «S’il n’en retient l’estruiement.» Prestre, ke te dit te chainture? Ele dist: «Prestre, fui luxure!»

Le Reclus revient plusieurs fois sur la valeur symbolique des attributs et des habits des différents «états du monde». Il y montre une grande indépendance, prouvant ainsi la liberté de son imagination. C’est en vain, par exemple, que l’éditeur a cherché un parallélisme entre le symbohsme des vêtements ecclésias¬ tiques de Cavité et celui du Rationale divinorum officiorum de Guillaume Durand. C’est en vain, aussi, que l’on chercherait dans les bestiaires le geai (diable), qui est chassé du nid, plumé et pelé par un rayon de l’étoile de la Vierge. Dans tous les domaines, le Reclus de Molliens invente son propre langage. Le poème Miserere

écrit vers 1230, abandonne la narration rudimentaire

qu’offrait la quête de la Charité; purement didactique, il a l’aspect d’un cata¬ logue de préceptes moraux, entrecoupés par des historiettes, des apologues et quelques allégories. Le caractère décousu de cet aspect de la structure du poème (dont l’unité est à chercher dans l’inspiration et dans la forme strophique), nous autorise à énumérer tout simplement les différentes allégories, qui sont bien plus nombreuses que dans Cavité. Au début de Miserere, l’auteur insiste sur l’importance de \2iglose, qui doit «déclore» le sens profond du texte. IX

7

Hom, entent a che ke tu os ! Dusk’a le moële des os T’en toukera ancui le glose. Quant le sens t’en avrai desclos.

273 strophes (3276 vers). 262

12

Se bien l’as en ten cuer enclos, Je mais te vie n’iert desclose.

Il faut bien noter que le Reclus ne vise pas le double sens de l’allégorie; le con¬ texte fait comprendre qu’il s’agit simplement de l’enseignement moral qu’on doit tirer de l’ensemble du texte, qui n’est pas allégorique. C’est, en même temps, une apologie pro domo, une justification de l’œuvre littéraire telle que l’entend le Reclus. En effet, lorsque celui-ci vient à parler des trois états, il s’élève avec véhémence contre les bourdes des jongleurs: CLVII

7

Mais au fol cui je voi joglant Et ki va de bourdes jenglant, A chelui est li pains destrois : Ordement vit en fabloiant.

Miserere contient donc une vérité. Et lorsqu’il arrive au Reclus de raconter des fables ou des allégories, il a soin de les gloser lui-même. Par sa date, notre poème se rapproche du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris. Le fait-il aussi par ses allégories? M. Hans Robert Jauss le pense; il écrit: «Du point de vue de l’histoire de l’allégorie, le Roman de Miserere ... im¬ porte avant tout par le nombre de traits qui le rapprochent d’une manière sur¬ prenante du Roman de la Rose ...; parmi les exempla et les allégories illustrant ses remontrances, on trouve une description d’un bel vergié, entouré de hautes murailles, et cette vision du Paradis amène un riche pécheur en rêve sur la voie du repentir (str. LVI sq.) ; l’âme est comparée à une maison protégée par quatre gardiens contre les tentations des cinq sens, comme Chastee chez Guillaume de Lorris (str. CLXX sq.) ; nous trouvons en outre des personnifications comme Paors (str. CLXX sq.), Mesdit (str. CXII sq.) ou Oisouse (CLV, CLXXIV), aux¬ quelles un rôle important sera dévolu dans le Roman de la Rose; il faudrait finale¬ ment mentionner que le Reclus, dans sa conclusion [?], décrit minutieusement l’allégorie de la rose à côté de celle du lys et l’interprète comme symbole des vierges martyres. Le Roman de Miserere représente ainsi au mieux cette tradition d’allégorie religieuse que Guillaume de Lorris reprendra quelques années plus tard, tout en lui donnant un sens nouveau et profane ...»^’ Nous serons plus prudents au sujet d’un tel parallèle entre le Reclus de Molliens et Guillaume de Lorris. Est-ce

Miserere représente vraiment au mieux

la tradition de l’allégorie religieuse? Ses personnifications ont-elles à voir quoi que ce soit avec celles du Roman de la Rose? Rappelons d abord que les parties allégoriques de Miserere ne sont que des épisodes. De plus, le Reclus ne fait pratiquement pas usage de la description, qui est un trait dominant de la pre¬ mière partie du Roman de la Rose. Prenons l’episode du vergier de paradis, qui a 67

H.R. Jauss, études citées à la note 3 (1962, p. 19-20; 1964, p. 129-130; 1968, p. 160-161). 263

joui d’une certaine faveur auprès du public du XIII® siècle, puisqu’il se trouve aussi à l’état isolé

C’est l’histoire d’une conversion par un rêve. Le verger

n’est pour ainsi dire pas décrit. Il est simplement dit que le rêveur, homme riche et avare, ne put atteindre les fruits déhcieux qui se trouvaient dans le hortus conclusus: LVI

7

12

Un jour dormi, si a songié K’il estoit près d’un bel vergié. Tout plain de fruit bel et meür; Mais il n’i pot mettre le pié. Car il trova l’huis verrollié, Et trop estoient haut li mur.

Le rêve ne compte qu’une quarantaine de vers dont la plus grande partie se compose du discours que tient le gardien du paradis. Cet exemplum, qui doit inciter à l’aumône, n’a aucun rapport avec le Roman de la Rose. Parmi les Vices personnifiés (il vaudrait mieux dire : plus ou moins person¬ nifiés), la «famille» de l’Envie connaîtra une fortune très intéressante. Le Reclus imagine qu’Envie, la fille du diable, devint grosse des œuvres de son père, et enfanta Mesdit Mauduit, son propre frère: CXII

9

De son pere conchut sen frere, Cui on nome Mesdit Mauduit.

Suivent huit strophes sur les méfaits de Mesdit, lequel, s’il n’est pas décrit, a du moins l’occasion de prendre la parole dans un court monologue (str. CXVIII). Dans le Conte du Dragon, Baudoin de Condé croira dire mieux en attribuant à Mesdit trois mères : Envie, Haine (ou Rencor) et Félonie

Mais le personnage

inventé par le Reclus se retrouve dans un texte bien plus important, à savoir dans le remaniement du Roman de la Rose par Gui de Mori’o. Dans une addition au discours d’Ami de Jean de Meun, Gui de Mori insère la strophe CXII et les trois premiers vers de la strophe CXIII du poème du Reclus, c’est-à-dire la généalogie de Mesdit, pour identifier ce personnage de Miserere avec Malebouche du Roman de la Rose. Mesdis Malduis, mal fust il nés ! De sa mere fu doctrinés De trahir, mentir et blangier Et de ses paroles cangier. Et il retint bien la doctrine. Str. LVI-LXVIII, dans le ms. BN fr. 837 (toujours le même) et Bruxelles, Bibl. royale 9411-26. Dans ce manuscrit, une miniature représente un homme devant la porte fermée d’un verger. Le texte du BN fr. 837 a été publié par A. Jubinal, Nouv. rec., II, 290. Cf. van Hamel, p. IV, XXIV, XXXI. Cf. van Hamel, p. CCH. Sur Gui de Mori, voir notre article dans Vox Romanica, 27 (1968).

Veschi emfant de bonne orine Qu’il espiele Mes dit Mauduit. Mais ne l’a mie si mauduit Se mere ke il bien ne sace Couvrir faus coer de vraie face. Mesdis Mauduis, c’est Malehouce, Qui souvent sous parole douce A reprise pensee fausse Ainsi en 1290, un Gui de Mori croit reconnaître une affinité entre le poème du Reclus de Molliens et le Roman de la Rose. Cette affinité ne concerne cepen¬ dant pas des épisodes bien déterminés, voire l’esprit même des deux poèmes : elle se réduit à un aspect pittoresque et plutôt marginal, à savoir l’horrible gé¬ néalogie d’un personnage haïssable. Le Reclus de MolUens passe fréquemment de Vabstractum agens à la personni¬ fication, et vice versa. A peine a-t-il conféré à ses abstractions le statut de per¬ sonnes, qu’il le leur enlève, pour revenir au niveau du langage métaphorique. De l’Orgueil, il passe à l’orgueilleux, de l’Envie, à l’envieux, de la Convoitise, au convoiteux. Ainsi réserve-t-il une seule strophe à l’Orgueil (str. LXXVIII), mais les strophes qui suivent parlent déjà de l’orgueilleux. Et voici deux pas¬ sages qui montrent en condensé ce flottement général entre Vabstractum agens, la personnification et l’adjectif nominal: CXXVI

I

6 CXXVII

4

8

Hom, or entent cornent je truis Et par quele raison je pruis Ke Covoitise pont tous maus. Jou en toi mal trover ne puis Se tu n’iés covoitous ; car puis Pert Envie ses enviaus. Hom, pense encore et si avise Com Covoitise te devise: Par Orguel te tout Dieu ten pere. Par Envie te tout ten frere. Et toi te tout par Ire amere.

Le Reclus est constamment entraîné par le langage métaphorique, sans que son poème devienne pour autant un poème allégorique. Ainsi, on ne découvre nulle part un double sens. Le Miserere n’a pas de narration, de sens httéral, qui serait un élément autonome, se suffisant à lui-même. Cette remarque vaut aussi pour l’image des cinq sens, qui sont comparés à des serviteurs peu sûrs, contre les¬ quels l’homme doit faire appel à d’autres serviteurs. Manuscrit loi, f. 7ob/c, de la Bibliothèque municipale de Tournai. Dans une addition à la pre¬ mière partie du Roman de la Rose, il est simplement dit que Malebouche est le fils d’Envie (même ms., f. 37b). - Chez Huon de Méry, Mesdi^z

k fils de «Louange». 265

CXXX

Hom, tu as chine serjans presens Ke on apele tes chine sens.

I

«

Mais l’image des serjans est aussitôt abandonnée, et ne sera reprise que beaucoup plus loin (à la str. CLXIV). Sur des dizaines de strophes, l’auteur disserte sur les sens sans aucune périphrase, bien qu’il reste fidèle à des expressions imagées et souvent savoureuses, et qu’il assaisonne volontiers son récit de petites his¬ toires. Retenons quelques détails. Le dart de vanité entre par 1 œil (str. CXXXV), dame Renomee est l’amie de l’oreille (str. CXXXVIII); quelques sobriquets: le nez est appelé Espiehaste, Guette-rôti (str. CXLI) ; le goût, Gastebîen (str. CXLII et suiv.). CXLVI

I

7

He! Gastebien, chine coses sont Ki en cors et en ame font A sage home honour et porfit. Aprent, si te porfiteront: Combien, coi, quant, por coi et dont Tu dois gouster. Briés mos ai dit, Mais il n’i a pas sens petit.

Ce développement nous paraît calqué sur les circumstantiae des accessus; il est un souvenir scolaire, adapté aux circonstances. - La chair devrait être 1 ancelle, non pas la dame (str. CXLVIII). Enfin oisouse; laquelle (sauf le respect de M. Jauss) ne nous semble pas personnifiée : CLV

I

Mal siet li pains en paume oisouse. Oisouse est vie venimouse.

CLXXIV

6

... Dieus toute rien jugera, Nis les oisouses vengera.

Avec la str. CLXX apparaissent les quatre bons serviteurs de l’homme: Peur, Douleur, Joie et Espérance, dont chacun remplit une fonction bien déterminée : CLXX

6

12

Hom, fai de Paour ten portier. Fai de Dolour ten panetier. Fai de Joie ten boutillier. Et fai, por dormir a flanche, D’Esperanche ten camberier. Se chist quatre font lor mestier, Li chine ne te feront maranche.

Comme d’habitude, le Reclus a soin de maintenir un hen entre l’image et son application morale. Il ne donne pas d’abord une image plus ou moins énigma¬ tique (en l’occurrence, celle de la maison de l’âme), afin de pouvoir l’expHquer plus tard: il s’adresse directement à l’homme: Hom, fai! - Les strophes qui 266

suivent développent l’image des quatre serviteurs, défenseurs de la maison. Voici la strophe la plus mouvementée: CLXXIII

I

12

Paours n’est pas des fius Folain. Orguel, Mesdit tient por vilain; Haine, Envie, Gloutrenie, Covoitise, Délit mondain Et Luxure a il en desdain. «Fui! fui! - fait il - trop iés horde; «Va toi laver et si t’esnie!» S O vent amainent tel maisnie A sen huis li chine serf forain. Mais por nient; tost est fors banie. Paours de Dieu het Vilerde Plus ke berbis ne fait ferain.

Peur craint la mort, le jugement, l’enfer: l’auteur donne lui-même une défini¬ tion de la peur - ce que l’on chercherait en vain dans le Roman de la Rose. Les autres bons serviteurs sont également définis, et toujours par des images cohé¬ rentes. Douleur, le panetier, prépare le pain douleureux, mais sain (monologue de Douleur, str. CLXXIX); pour l’explication, l’auteur s’adresse directement au lecteur : CLXXX

I

Hom, entent briément de Dolour !

Joie, le bouteiller, verse trois sortes de vin, tandis que le chambellan Espérance (dont le nous porte senefiance; str. CLXXXVIII 6) prépare trois lits : la résurrec¬ tion des corps, la communion des saints et la vie éternelle. Une dernière image, une des plus puissantes, est celle de la Mort qui joue aux dés avec les mortels (str. CCXX et suiv.). Ce passage rappelle évidemment les Vers de la Mort d’Hélinant de Froidmont, à qui le Reclus a emprunté la forme strophique de ses poèmes. Les deux auteurs se ressemblent d’ailleurs par plus d’un trait, notamment par la force évocatrice de leur langue. Le poème d’Hélinant consiste en une série de variations sur un thème unique; il n’est donc pas narratif, ce que prouve aussi le désordre dans lequel les manuscrits ont transmis les strophes. Chez Hélinant, la Mort n’est pas décrite, et elle ne parle pas. Si le moine de Froidmont renonce à la représentation et à la prosopopée, cela n’enlève rien à la force de son style, qui joue sur toute la gamme de Vahstractum agens - mais l’auteur est toujours présent, et n’abandonne jamais l’ini¬ tiative à son personnage

22 Je vueil mes amis saluer /

unique ^2,

Le Reclus de Mollien va plus loin que son

Par toi, que tu les espoentes (III, i i-i 2) ; ou encore : « Mort, salue-moi Ber¬

nard! dis à l’oncle! va saluer Rome!» Morz, crie a Romme, crie a Rains : «Seigneur, tuit estes en mes mains ...» XV, 1-2 267

devancier, car (sans pour autant le décrire) il fait parler son personnage, et s’efface ainsi pour un instant. «Hasart!» «Hasart!» «Hasart!» «Hasart!» «Hasart!» «Hasart!» «Hasart!»

dit dit dit dit dit dit dit

Mors a le puchele. Mors a chel musart. Mors a chel vieillart. Mors a chel hapart. le Mors, «fous, estons». le Mors, «covoitous». le Mors, «caitis glous».

Le Reclus de Molliens s’insère beaucoup moins bien dans la tradition du poème allégorique que tous les autres auteurs étudiés jusqu ici. Ce moine, qui devait fort bien être au courant des allégories mystiques des Cisterciens, ne leur fait pratiquement pas d’emprunts (rappelons toutefois la Jérusalem céleste de Carité, et le verger du paradis de Miserere). L’allégorie est chez lui naturelle, spontanée, immédiate, parce qu’elle jaillit de la source vive de la langue.

Huon de Mérj Huon de Méry, que Geoffroy Tory et Henri Estienne comptaient encore parmi les bons auteurs du moyen âge, n’est guère lu aujourd hui et, lorsqu on le cite, c’est parce que lui-même a cité avec éloge Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc’h

Or la douzaine de manuscrits qui nous ont conservé le Tournoiement

Antéchrist, nous prouve que les lecteurs du moyen âge jugeaient autrement le poème de Huon de Méry74. Ce succès auprès des contemporains mériterait, à lui seul, d’attirer l’attention des critiques modernes. Nous concédons volontiers Ce discouïs direct est proposé à la Mort par Vauteur. Cf. Hélinant de Froidmont, Les Vers de la Mort, éd. Wulff et Walberg, SATF, Paris, 1905. 73 Dans les manuels d’histoire de la littérature, Huon de Méry a droit à une ou deux lignes (R. Bossuat, P. Zumthor). Grôber, comme toujours, est plus complet {Grundriss, II, i, p. 695/6) et le nouveau Grundriss réservera à Huon la place qu’il mérite (voir l’étude de H. R. Jauss, citée ci-dessus, à la note 3). Le DLMA ignore notre auteur. Décidément, le panégyrique que Prosper Tarbé plaça en tête de son édition du Tournoiement Antéchrist (Reims, 1851), pour défendre Huon de Méry des critiques d’Amaury Duval {HLF 18, p. 800-806), ne trouva pas grand écho en France (il est vrai que l’édition Tarbé n’a été tirée qu’à 250 exemplaires). Il faut toujours se reporter à une^yieille thèse alle¬ mande: Max Grebel, Le Tournoiment Antéchrist par Huon de Mery in seiner literarhistorischen Bedeutung, diss. Leipzig, 1883. En 1888 parut l’édition critique de Georg Wimmer, Li Tornoiemenz Antecrit von Huon de Mery (Marburg; Ausgaben und Abhandlungen, 76), d’après sept manuscrits. Depuis, deux études seulement ont été consacrées à notre auteur : H. Gelzer, ‘Huon de Méry. Ein Beitrag zum Beginn des literarischen Subjektivismus in Frankreich’, GRM 5 (1913) 261-273; F. Lyons, ‘Huon de Mery’s Tournoiement d’Antéchrist 2.nà

Queste del Saint GraaT, FS 6 (1952) 213-218.

74 Poème «vivant», au demeurant, puisque certains manuscripts présentent un texte sensiblement remanié. Dans la varia lectio de son édition, Wimmer transcrit les remaniements du ms. O (Douce 308). La version commune compte 3544 vers octosyllabiques.

z68

que les mérites littéraires du Tournoiement Antéchrist sont plutôt modestes; la place, en revanche, qu’il occupe dans l’évolution du poème allégorique, est très importante. Il est vrai que, faute de recherches suffisantes, le sens et la portée de l’œuvre ne sont pas saisissables dans tous leurs contours. Affirmer que le Tournoiement Antéchrist se place dans la tradition de la Psjchomachie, c’est très bien, c’est même juste, mais pareille constatation ne nous renseigne guère sur les raisons profondes qui ont déterminé Huon de Méry à prendre la plume. Le plan du poème est aussi simple dans ses grandes lignes qu’il est confus dans le détail. En gros, on peut distinguer six parties, de longueur inégale : 1. Le prologue raconte comment l’auteur, ayant suivi l’armée du roi lors de l’expédition contre Mauclerc, comte de Bretagne, pénètre dans la forêt de Brocéüande, pour savoir la vérité sur la fontaine périlleuse, décrite par Chrétien de Troyes (v. 1-67). 2. Après une chevauchée de quatre jours, Huon arrive à la fontaine, où il répète l’aventure de Calogrenant. Par deux fois, il verse l’eau sur le perron, suscitant ainsi de terribles tempêtes. A l’aube, le calme revient et l’auteur voit arriver un maure de Mauritanie, appelé Bras-de-Fer, auquel il est contraint de se soumettre. Bras-de-Fer, qui est le chambellan d’Antéchrist, conduit Huon à la cité de Désespérance, où est servi un repas infernal, composé de tou:(^ les mes Raol de Hodenc (v. 68-497). 3. Dès l’aube, on se prépare au tournoi. Huon de Méry décrit longuement les deux armées, d’abord celle d’Antéchrist (v. 533-1220), ensuite celle du «roi du firmament» (v. 1255-2030). 4. Le tournoi occupe toute la deuxième partie de la journée (v. 2031-2990). 5. A l’intérieur du tournoi, Huon place une allégorie d’une aventure amou¬ reuse personnelle: Vénus le blesse d’une de ses flèches, laquelle perce l’œil et atteint le cœur. Après une brève défaillance, pendant laquelle il a une vision amoureuse, Huon se présente devant le juge, pour savoir qui est le coupable, Vénus, l’œil ou le cœur. Raison prononce la definitive sentence, en affirmant qu’il faut blâmer le cœur (v. 2541-2756). 6. Après la victoire, Huon arrive dans la cité d’Espérance, où il assiste au banquet offert par Largesse. L’accès du palais divin lui étant interdit, l’auteur est confié à Religion. En attendant mieux, il entre au couvent de Saint-Germaindes-Prés, les murs de Paris (v. 2991-3544). Ainsi se superposent et se compénètrent plusieurs thèmes, celui du combat des vices et des vertus, l’Antéchrist, la littérature arthurienne, des faits histo¬ riques et une aventure personnelle. U Antéchrist. Puisque Huon de Méry dit lui-même qu’il entend décrire le tournoiement Antéchrist (v. 26), on est en droit de supposer que l’Antéchrist, aux yeux de l’auteur, est le sujet principal du poème. A première vue, ce sujet 269

n’a rien d’énigmatique ni de particulièrement nouveau, puisque des versions françaises en prose et en vers de la légende de l’Antéchrist apparaissent dès la deuxième partie du XII® siècle, soit à l’état isolé, soit insérées dans des poèmes plus étendus. Citons, avant Huon de Méry, les versions en vers de Thibaud de Marly’5 et d’un anonyme anglo-normand’*. Pour le XIII® siecle, on ne compte pas moins de quatre versions en vers français — pour ne rien dire des traités en latin, comme le L,iher de Antechristo, attribué à Guillaume de Saint-Amour”, dont Rutebeuf se fait l’écho dans son poème Du Pharisian’’^. Et un contempo¬ rain fameux de Huon de Méry, le comte Thibaut de Champagne, déclare dans un serventois de 1236-39: Més Antecriz vient, ce poez savoir La plupart de ces versions remontent, directement ou indirectement, au traité sur l’Antéchrist d’Adson de Montier-en-Der *«, tout en faisant, çà et là, des emprunts au pseudo-Méthode et à la Sibylle Tiburtine®^ La légende se fonde évidemment sur certains passages des Ecritures (notamment sur Daniel, la deuxième épître aux Thessaloniciens et l’Apocalypse), mais, comme c’est sou¬ vent le cas, les gloses suppléent aux détails que le langage elHptique de la Bible ne fournit point. Or pour lire le poème de Huon de Méry, nous n’avons pas besoin d’entrer dans les détails de la tradition de la légende de l’Antéchrist. Voici pourquoi: le traité d’Adson (et à sa suite les versions françaises) est une sorte de vita de l’Antéchrist, qui relate les origines, la naissance, la jeunesse de cette figure mythique, ses aspirations à la domination mondiale, ses séductions et ses persécutions, son rôle de pseudo-Messie, sa lutte contre Enoch et Elle, et finalement sa défaite, qui précède le Jugement dernier. Dans toutes ces ver¬ sions l’Antéchrist est une figure eschatologique. Le Tournoiement Antéchrist abandonne complètement cette perspective eschatologique. Il est vrai que l’Antéchrist est vaincu, selon la tradition, par saint ■^5 L,es Vers de Thibaud de Marly. Poème didactique du XII^ siècle, éd. H. K. Stone, Paris, 1932. Pour les éditions des autres versions en vers français, voir la note de H. K. Stone, p. 72. Ajouter le ms. D (BN nouv. acq. fr. 10034) des Regrés Nostre Dame de Huon le Roi de Cambrai, qui contient 13 stro¬ phes sur l’Antéchrist (cf. éd. Lângfors, Helsingfors, 1907, strophes 176-188). Cette version a longtemps été attribuée à Henri d’Arci, mais le nom de ce personnage étant au cas-régime, il doit s’agir du destinataire. Voir M.D. Legge, A.nglo-Norman Titerature and lis Background, Oxford, 1963, p. 191-192; aussi p. 235-236. ” Voir HLF 21 (1867) 468-477. 78 Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. E. Faral et J. Bastin, 1.1, Paris, 1959, p. 254. Ed. Wallenskôld, n° LVI, v. 39. 8“ Voir en dernier lieu, Robert Konrad, De or tu et tempore Antichristi. Antichristvorstellung und Ge~ schichtshild des Abtes Adso von Montier-en-Der, Kallmünz, 1964 (Münchner histor. Studien, Abteilung mittelalterliche Geschichte, i). 81 Ces trois textes ont été édités par Ernst Sackur, Sibyllinische Texte und Forschungen, Halle, 1898

Michel, mais cette défaite de l’ennemi n’est pas définitive, puisque celui-ci se retire en enfer, dans la cité de Foi-Mentie. Cette ville, entourée d’eau et bien fortifiée par Mulciber, est tellement bien garnie, que Sapience conseille au «roi du firmament» de ne rien entreprendre contre elle, du moins pendant l’hiver. La partie est donc remise. 3466

«Cessiez Antecrist delaier Tout cest iver a Foi-Mentie, Et menez vostre baronnie En vostre gloire pardurable ! »

Le poème se termine non pas par le Jugement dernier, mais par l’Ascension: 3504

Au s. jor de l’Ascension En l’eir s’en montèrent la sus.

Et, logiquement, le jour qui précède est un mercredi: 3166

La veille d’une Ascension En esté, a .i. merquedi, Fu la feste que je vos di.

Bien que ce mercredi, avec sa rime que je vos di, se trouve déjà chez Raoul de Houdenc (celui-ci arrive un mercredi dans la cité de Convoitise), il s’agit ici d’autre chose que d’une simple réminiscence Httéraire. Huon de Méry établit en effet une chronologie interne qui semble correspondre à un dessein précis. Récapitulons: après une chevauchée de quatre jours, arrive l’aventure de la fontaine périlleuse. Le cinquième jour, Huon se soumet à Bras-de-Fer, qui le conduit à la cité de Désespérance. Le sixième jour est le jour du tournoi, où le cheminement du soleil, un peu comme dans les chansons de geste, est soigneu¬ sement noté:

761

. . Ja estoit prime et plus ...

1395

Li soleus, qui ne sejornoit. Après prime son vis tornoit Et cheminoit tout droit a tierce.

2231

Li soleuz, qui d’eure ne ment, Atant parmi le firmament Monte de degré en degré. Qu’il lessa tierce tout de gré Et devers medi se torna.

2351

Li jors estoit ja mi partiz. Car de tierce s’estoit partiz Li soleuz...

2901

Li soleuz ot ja tant erré 271

Que par le grant chemin ferré Est venuz de medi a nonne. Enfin, la nuit tombe (v. 2991 et suiv.). Le septième jour est la veille de l’Ascen¬ sion et le huitième, cette Ascension où Huon entre au couvent de Saint-Germain-des-Prés. Sur le plan historique, la mention de l’Ascension permet de dater le poème avec un peu plus de précision. Huon de Méry parle dans le prologue de 1 ex¬ pédition contre Pierre Mauclerc, comte de Bretagne. Puisqu’il est fait allusion à la mort de Philippe Hurepel, survenue en janvier 1234, il doit s’agir de la campagne qui aboutit au traité de novembre de cette même année 1234. 48

53

Tant fis en cel ost demorance. Que de Bretaigne fu partiz Li rois de France, et fu bastiz Li acorz de la grant discorde Que li rois, si com l’en recorde, Avoir au conte de Bretaigne.

Peut-on préciser davantage? Nous pensons que oui. Le prochain événement important, dans la vie de Pierre de Dreux, dit Mauclerc, fut la rémission du gouvernement du duché de Bretagne à son fils Jean, dit Jean le Roux, lors de la majorité de celui-ci, en novembre 1237*^. Evénement de poids, nous semblet-il, que Huon aurait certainement mentionné, s’il s’était déjà produit. On peut donc fixer la date de composition du Tournoiement Antéchrist entre l’Ascension de 1235 et celle de 1237, autrement dit entre le 17 mai 1235 et le 28 mai 1237*3, Mais pourquoi Huon de Méry choisit-il l’Antéchrist, et pourquoi l’Ascen¬ sion? La légende de l’Antéchrist est très souvent fiée à celle du dernier empe¬ reur, le plus grand et le plus parfait de tous les princes de tous les temps, qui ira déposer sa couronne et son sceptre à Jérusalem, avant que l’Antéchrist arrive pour Hbérer les peuples Gog et Magog, qu’Alexandre avait jadis enfermés. Volontairement ou involontairement, cette légende servit la propagande royale ou impériale, non seulement chez Adson (X® siècle), mais sous l’empereur ger¬ manique Henri IV, sous Louis VII, lors de la deuxième croisade, sous Frédéric Barberousse*'^. Sous certains aspects, cette légende pouvait servir la cause de la croisade, tout comme le nom de l’Antéchrist pouvait être apphqué à des 82 J.-L. Montigny, Essai sur les Institutions du Duché de Bretagne à Vépoque de Pierre Mauclerc et sur la politique de ce Prince

Paris, 1961, p. 179.

83 Wimmer (éd., p. ii) a montré que l’allusion à Robers li Bougiers, grand inquisiteur de i236à 1239 (cf. Tarbé, p. 197), ne saurait être prise en considération pour la datation, puisque ce Robert n’est mentionné que dans deux manuscrits. 8“* Il n’est pas exclu que le «pèlerinage» de Charlemagne à Jérusalem soit une parodie de cette « Endkaisersage ». 272

hommes en chair et en os®^, le pape inclus. Mauclerc se croisera avec saint Louis, Les invectives de Huon de Méry contre les hérétiques sont nombreuses, et ne s’expliquent pas uniquement par l’imitation de Raoul de Houdenc; d’autre part, Bras-de-Fer est un maure de Mauritanie, un infidèle, Huon prend aussi parti, et fustige la trahison des Anglais, l’hérésie des Albigeois, des Cahorsins, des Charitois, des Toulousains, des Auvergnats, des Poitevins et des Gascons, la vantardise des Normands, le brigandage des Picards, l’ivrognerie des Nor¬ mands, des Anglais et des Ecossais, la passion du jeu des Barisiens, l’avarice des Lombards. La France et la langue française sont seules à mériter des éloges; les Français pour leur prouesse et leur largesse et le bel français pour avoir été illustré par Chrétien de Troyes et Raoul de Houdenc. Sentiment patriotique, à coup sûr, mais est-ce là une invitation à une croisade? Certes non, car ces allusions demeurent vagues, de sorte que, en fin de compte, l’allégorie conserve une portée générale. Les vices du Tournoiement Antéchrist sont les vices de l’époque; le poème est une satire. Mais il est autre chose encore. Huon de Méry insiste sur le fait que le tournoi n’est pas un songeIl s’est réellement produit: 22

29

Pour ce que mors est Crestïens De Troies, cil qui tant ot pris De trover, ai hardement pris De mot a mot meitre en escrit Le tournoiement Antéchrist. Il avint après cele enprise Que li François orent enprise Contre le conte de Champaigne ...

Le Tournoiement Antéchrist est donc raconté au passé (ce fait à lui seul, exlut la perspective eschatologique). D’après la chronologie interne du poème, l’aven¬ ture de la fontaine périlleuse doit se produire le cinquième dimanche après Pâques et le tournoi a Heu deux jours avant l’Ascension. Est-ce tellement sur¬ prenant que lors de l’Ascension, on pense au descensus ad inferos et à la victoire sur le prince des ténèbres? Ces données Hturgiques ont certainement été pour quelque chose dans le choix du thème de la lutte du Christ contre l’Antéchrist. Mais pourquoi Huon écrit-il en 1235 ou 1236 ou 1237, et non avant ou après? Parce que le triomphe sur les vices, lequel, par lui-même, pourrait être célébré chaque année, est un triomphe personnel de l’auteur. A la fin du Tournoiement Antéchrist, Huon décrit la cité d’Espérance, c’est-à-dire la Jérusalem céleste, d’après les paroles mêmes d’Ezéchiel. Et à la fin du Tournoiement Antéchrist, Tobler-Lommat2sch, s.v. antecrist. Nous ignorons pourquoi Arthur Piaget a écrit que le poète «assiste en songe à un tournoi»; cf. Histoire de la langue et de la littérature française de L. Petit de Julleville, t. II, Paris, 1896, p. 207. 273

Huon de Méry se fait moine. Cette Jérusalem, n’étant donc pas une ville à con¬ quérir outre-mer, est la récompense de celui qui renonce au siècle. Le Tour¬ noiement Antéchrist est une allégorie monastique, car c est dans la spiritualité monastique que l’on rencontre, surtout a partir de saint Bernard, cette inter¬ prétation de la Jérusalem céleste®"^. Huon de Méry raconte sa conversion. Un détail: le mal d’amour de l’auteur est guéri par Confession et Pénitence. 3093

3101

Lors m’en reving au pont de fust. Ou Guidai que Braz-de-Fer fust, Que je tôt seul i oi lessié. Més je le vi tôt eslessié, Desperé en Desesperance Entrer, c’onques puis m’acointance N’ama, desque Devocïon Me mena a Confession Et Penitance la miresse.

Dès que Huon a accepté sa pénitence, Bras-de-Fer disparaît. Bras-de-Fer re¬ présente donc la vie de chevalier, que l’auteur abandonne. Il représente égale¬ ment, en sa qualité de maure infidèle, la vie de celui qui se soucie peu de la vraie religion. A part l’épisode d’amour, dont nous aurons à nous occuper, cette vie dans le siècle ne semble pas avoir été particulièrement déréglée, puisque Bras-de-Fer et Huon (autrement: Fauteur-chevalier) n’interviennent pas per¬ sonnellement dans le tournoi. Apparamment, Huon ne s’est pas fait des re¬ proches précis. Le défaut du poème, (si défaut il y a) réside en ceci que l’auteur juxtapose simplement l’allégorie générale et l’allégorie particulière, la victoire sur l’Antéchrist et l’histoire de la conversion. La variété et la richesse des détails du poème demanderaient au fond un com¬ mentaire continu. La question des sources, notamment, est loin d’être résolue. Nous sommes persuadés que les sermonnaires de l’époque pourraient fournir maint parallèle instructif**. Huon de Méry avait de la lecture, aussi bien fran*7 A. H. Bredero, ‘Jérusalem dans l’Occident médiéval’. Mélanges René Cro^iet, Poitiers, 1966, 1.1, p. 259-272, surtout p. 270-71. - Voici le schéma traditionnel de l’interprétation de Jérusalem: Jéru¬ salem civitas sancta (Apoc. 21) et civitas sancti (Isa. 52). Secundum historiam civitas est terrena, secundum allegoriam sancta est Ecclesia, secundum tropologiam vita spiritalis, secundum anagogen patria coelestis (Hugues de Saint-Victor, sermon 39, PL 177, 999A). C’est le sens tropologique qu’il faut donner à la Jérusalem du Tournoiement Antéchrist, dernière étape avant le sens anagogique, auquel Huon de Méry fait également allusion. Voir par exemple certains sermons attribués à saint Bernard, dans PL 183,757 et suiv.,aux titres révélateurs De pugna spirituali et De conflictu vitiorum et virtutum. Dans la guerre entre Babylone et Jé¬ rusalem, s’opposent Superbia, Vana Gloria, Spiritus Fornicationis, Gastrimargia, etc., à Timor, Spes, Prudentia, Temperantia, etc. Si les personnifications ne sont pas décrites, elles sont parfois définies par leur armure allégorique; elles peuvent aussi prendre la parole: 274

çaise que latine. Il y a là une vaste terra inco^îta qui mériterait une monographie. Nous allons nous contenter de signaler quelques particularités. hes dieux de la mythologie. La liste des Vices est longue. Huon de Méry l’a allongée à plaisir: Orgueil, Boben\, Cointise, Dédain, Dépit, Vaine Gloire, Vanterie, Tenson, Félonie, Haine, Courroux, et ainsi de suite - autant de piliers de l’armée d’Antéchrist. Dans le domaine de la personnification, notre auteur ne manque pas d’haleine. Or parmi ces personnifications des Vices, marchent, à la tête de l’armée, les dieux païens. Antéchrist lui-même porte un heaume 553

Qui iert d’un aÿmant crousé : Proserpine li ot donné En enfer par grant druerie.

575

O Antecrist vin Jupiter Et tuit li grant baron d’enfer. Dont il i ot .x. mile ou plus. Jupiter avec Saturnus Chevauche et A.polin le preu; Mercurius fist bien son preu Et Ercule^ li preuz, li beaus. Por fere guenches et cenbeaus I vindrent Neptunus et Mars; Tout li pires valoit .c. mars De lor chevax, sanz nule doute. En icele meïme route Estoit Pluto et Proserpine) Li rois d’enfer et la roïne. Et Megera lor damoisele. Molt parfu cele route bele. Quant Cerherus i fu venuz; Ici! fu por mestre tenuz Por ce que .iii. testes avoit.

593

L’idée de mettre les dieux de la mythologie dans l’armée d’Antéchrist, vient probablement d’Adson. Voici son commentaire à la deuxième épître aux Thessaloniciens, 2, 4, qui adversatur et extollitur super omne quod dicitur Deus: Et ecce Fortitudo, miles Dei egregius, accurrens per campum Fiduciae, extracto gladio laetitiae : «Nolite, inquit, turbari ...» (759C). Porto rex ... duos consiliarios suos emittit, Prudentiam et Temperantiam. Quarum Temperantia quidem equo frenum discretionis imposuit, et Spem moderatius incedere persuasit. Prudentia ... equo sellam Circumspectionis apposuit, ut non caderet ascensor eius rétro ... Porto Spes et Timor dedere calcaria, Spes in dextro pede expectationem praemii. Timor in sinistre supplicii metum (762D-763 A). De pareilles «sources» peuvent fournir un canevas, sur lequel Fauteur qui écrit en français, brodera les descriptions et les images tirées de la littérature française. 275

\

id est, supra omnes deos gentium, Herculem videlicet, A.pollinem, Jovem, Mercurium, quos pagani deos esse existimant. Super omnes istos deos extolletur Antichristus, quia majorem et fortiorem se iis omnibus faciet. «9 Or Adson ne fait que transcrire le commentaire d’Haimon d’Auxerre: ... deos gentium: Herculetn videlicet, j\pollinePi, Jovem, qui falso dicuntur dii.9° Adson a ajouté Mercure. D’autres commentateurs cependant ne spécifient pas de quels dieux il s’agit. Pierre Lombard, par exemple, commente simplement. velfalsa opinione, ut diigentium’^''-, et, fait remarquable, aucune des versions fran¬ çaises de la légende de l’Antéchrist ne mentionne les dieux mythologiques. Le traité sur l’Antéchrist d’Adson fut parfois édité avec les œuvres de saint Augus¬ tin. C’est évidemment bien dans l’esprit de saint Augustin que de ranger les dieux païens du côté du mal. Il faut rappeler ici VEcloga Theoduli, texte large¬ ment répandu à l’époque, qui prouve la fausseté de la mythologie par un parallèle avec la vérité des figures bibliques. Huon de Méry ne reprend donc qu’une très ancienne tradition apologétique, laquelle, cependant, ne s’est pas souvent manifestée dans la Littérature française, du moins pas sous la forme d’une liste plus ou moins longue de divinités mythologiques. Citons toutefois la Vie de saint Nicolas, de Wace, dans laquelle les dieux sont identifiés à des diables.

païens que ja fu Urent diable grant vertu. Qui se feseient aürer Et deus et deuesces nomer. Deu esteient corne Phehus, Jupiter, Mars, Mercurius. Deuesces erent Diana, 344 Juno, Venus et Minerva.'^^

La position de Huon de Méry diffère donc sensiblement de celle des «huma¬ nistes», qui, grâce à l’interprétation évhémériste, reconnaissent aux dieux des anciens certaines vertus. Sur ce point, Huon aurait pu consulter VHistoria scolastica de Pierre le Mangeur, le Panthéon de Godefroi de Viterbe, voire «l’apo¬ logie d’Aristide», contenue dans le roman de Barlaam et Josaphat. Elle diffère aussi de celles du Mythographus tertius (XII® siècle) et d’Alexandre Neckam, qui font des dieux des allégories des vices et des vertus. Elle n’a, finalement, rien à voir avec les interprétations physiques de la mythologie. La liste des dieux du *9

E. Sackur, Sïbyllmsche Texte, cité, p. iii.

90

PL 117, 780 A.

91 PL 192, 317B; cf. aussi Rabat! Maur, PL 112, 571C. 92 La vie de saint Nicolas par Wace. Poème religieux du XIP siècle, éd. E. Ronsjô, thèse Lund, 1942 (Etudes romanes de Lund, 5). La source principale de ce poème est une vita de Johannes Diaconus (troisième quart du IX® siècle). z-jC)

Tournoiement Antéchrist ne fait pas de Huon de Méry un précurseur en matière mythologique. L’âge mythologique (toujours en littérature française, bien en¬ tendu), ce sera le XIV® siècle, de V Ovide moralisé à Christine de Pisan et à la grande encyclopédie qu’est le commentaire des Echecs amoureux. Que les dieux païens du Tournoiement Antéchrist signifient, d’une manière gé¬ nérale, des espèces de diables, devient manifeste dans la deuxième partie du poème, où les Vices sont vaincus par les Vertus respectives: Vérité combat Mensonge, Amitié, Paix et Concorde affrontent Discorde, Haine et Inimité, et ainsi de suite. On pourrait donc s’attendre à ce que les dieux païens fussent définis allégoriquement par leurs adversaires, que Mars, par exemple, dût lutter avec Paix, et Saturne, avec Joie. Or il n’en est rien. Cerbère est vaincu par Prouesse (v. 2470-2 5 04) ^3, et Pluton, Mars, Mercure, Neptune, Saturne et Apolin doivent tous céder à Raphaël®'^. Ces dieux s’introduisent donc timi¬ dement, en tant que figures allégoriques. Traités en bloc comme des démons maléfiques, ils n’ont pas encore recouvré leur personnabté propre. Certains ont été oubliés en cours de route: Jupiter, Hercule, Proserpine et la furie Mégère. Deux figures mythologiques, qui ont toutes deux une survie (Nachleben) particulière, apparaissent aussi dans le Tournoiement Antéchrist en dehors de la liste des dieux. Il s’agit de Vénus et de Diane. Puisque nous aurons plus loin l’occasion de parler de Vénus, nous ne dirons ici que deux mots de Diane. Elle apparaît (indirectement, il est vrai) dans l’aventure amoureuse. Huon est en proie au mal d’amour. L’Amour en personne apporte alors d’Espérance une merveilleuse poison, que l’épicière Délectation fabriqua d’angoisse, de double fris¬ son et de soupirs. L’auteur avale le breuvage - et manque en mourir. Heureuse¬ ment pour lui. Espérance lui applique un emplâtre sor le costé senestre, et, en lui tenant la main droite, 2704

... me dist basset a segré Sus le chief .i. merveillos charme Et me portret d’un poi de basme Le non Diane en mi le front.

Sur quoi Huon retrouve ses esprits. - Là encore, la figure mythologique est un démon, bienfaisant cette fois. Cette Diane charmeresse reflète peut-être des croyances populaires, où Diane est une sorcière au même titre qu’Hérodiade®^ 93 Pour les connaisseurs: Prouesse est Hercules-Fortitudo moins Hercule ... 9"^

Les divinités païennes gardent leur forme latine: Mercurium, Neptunum, de Saturno. D’autre

part, Huon de Méry distingue Apolin et Febus-soleil (cf. v. 3400), une erreur qu’il partage avec maint autre écrivain du moyen âge. 95 Dans sa Summa colkctionum, le franciscain Durand de Champagne (fin XIII® - début XIV® [

siècle), résumant, à l’usage des confesseurs, les traités des plus fameux jurisconsultes et théologiens,

;

écrit dans le chapitre desortilegiis; «On ne saurait assez condamner les femmes qui se vantent de che-

[

vaucher, la nuit, en nombreuse compagnie, avec Diane et Hérodiade ...»; ms. BN lat. 3264, f. 178, 277

Il est très curieux de devoir constater que cette Diane-là a conservé ses vertus anti-aphrodisiaques. Ce fait est d’autant plus significatif que toute la nigromance n’avait produit aucun effet : Bras-de-Fer, le compagnon de l’auteur, se trompant sur la nature de la blessure, avait deshabillé le blessé por cerchier la plaie (v. 2623), mais en vain, trestuit H mire de Salerne n’auraient su la trouver. 2630

2639

Adont fist entre moi .i. cerne Ausi com pour moi enchanter. Et puis me fist au col porter .1. brief par nigromance escrit. Ou il ot les nous Antecrist Escriz en grieu et en latin. Molt estoit bons por avertin Li briés, més li briés ne li non Ne me firent s’enpirier non Ma dolor, qui point n’aleja.

Huon de Méry distingue ainsi entre la nigromance de l’Antéchrist (compagnon des dieux mythologiques) et la Diane charmeresse qui guérit du mal d’amour. Ou aurait-il ignoré que Diane appartient également au panthéon mythologique? C’est peu probable. Quoi qu’il en soit, la mythologie de Huon de Méry ne doit rien ni à la littéra¬ ture classique, ni aux répertoires médiévaux, mais se rattache à la tradition augustinienne et apologétique, ou mieux; elle est plus monastique qu’universi¬ taire. Diane, au fond, ne fait exception que par sa vertu guérisseuse. Elle est une exception au même titre que l’est tout l’épisode de l’aventure amoureuse. Tout comme l’allégorie générale et l’allégorie particulière, au lieu de se compénétrer, se juxtaposent, se juxtaposent les dieux maléfiques et les dieux béné¬ fiques. I^es Vices et les Vertus. Nous avons vu que Huon de Méry ne se contente pas des listes traditionnelles de Vices et de Vertus. Antéchrist, Belzébuth et les dieux mythologiques marchent à la tête de l’armée des Vices personnifiés. Cette armée se compose ainsi de trois éléments, à savoir de figures bibUques, de dé¬ mons mythologiques et de personnifications morales. Le même phénomène s’observe à propos de l’armée du «roi du paradis». Le Christ est accompagné par des personnages bibliques. Chérubin, Michel, Gabriel, Raphaël, la Vierge et des anges; suivent les Vertus personnifiées, comme Virginité, Abstinence, Con¬ fession, Humilité etc.; à ces Vertus spécifiquement chrétiennes font suite des Vertus chevaleresques. Largesse, Prouesse, Hardement, Courtoisie, Franchise et le dieu d’Amour; enfin, entre Largesse et Courtoisie, défilent les héros arcité par L. Delisle, HJLF 30 (1888) 307. Voir aussi Tobler-Lommatzsch, s. v. gene; FEW 3, 66, et E. Tappolet, ‘La survivance de Diana dans les patois romands’. Archives suisses des Traditions populaires, 22 (1918/9) 225-31. 278

thuriens, Arthur, Gauvin, Ivain, Cligès, Lancelot, les enfants de Lot, Gorvain, Cadrus, Méraugis, Perceval - et Keu, le félon ! A la différence des dieux mytho¬ logiques, dont certains prennent part au tournoi, les héros arthuriens n’appa¬ raissent que dans la description de l’armée du Christ, laissant à d’autres le soin de vaincre les forces des ténèbres. La description des personnages se fait d’après un schéma unique. Huon est ici prisonnier du cadre qu’il a choisi, savoir le tournoi. Que voit-on en effet d’un chevalier armé de la tête aux pieds ? Qu’a-t-ü de distinctif, de particulier, sinon ses armes, peintes sur son bouclier? Ainsi les descriptions du Tournoiement Antéchrist sont-elles des descriptions de blasons, car le reste est ferraille. Sur ce point, Huon de Méry s’oppose nettement à Guillaume de Lorris, au courtisan qui a tout le loisir de décrire les visages et les habits de ses personnages. Prati¬ quement identiques dans leurs armures, les chevaliers qui se présentent au tournoi de l’Antéchrist se distinguent donc uniquement (ou presque) par leurs armes, par lesquelles ils sont définis allégoriquement. Voici quelques exemples, d’abord ceux d’Hypocrisie et de Religion, du type commun, ensuite celui de Cointise, plus développé. 854

867 1554

1559 662

Bel escu ot Ypocrisie, S’il estoit a droit devisez. Car por ce qu’il ert desguisez, Fesoit muser tote la gent. C’est li escuz de faus argent A qne bende d’eresie, Floureté de mauvese vie, A .i. blâme de mauvestié, A l’engeignie de faintié. Au miroer de fausseté, A .i. label d’iniquité. Que portent li dieu anemi, A .i. faus escucel en mi Peint de fausse relegïon. Ele YReligion\ portoit l’escu parti D’oreisons et d’obedïence. Et ot hiaume de pacïence A .i. cercle fort et metable Doré de gloire par durable, A .i. penoncel d’inocence. Cointise vint si cointement Que de totes fu la plus cointe. Cointise, qui d’Orgeil s’acointe. Qui trébuché touz ses acointes

675

Portoit armes merveilles cointes, A dances d’or en vert danciées, A .iiii. bendes losengiées De vaine gloire et d’arogance, A .i. mireor d’ignorance Qui fet muser tote la gent A .iiii. papegais d’argent. Qui chantent de joliveté, A loriol de niceté Asis sus foie contenance ...

Et à l’extrémité de la lance, avec le penoncel> Cointise a suspendu des clochettes qui rappellent à Huon de Méry la mesnie Hellequin. - On aura noté le jeu de mots sur coint. L’auteur semble particulièrement apprécier de pareils exercices de style, car il s’y essaie tout au long du poème

Dans la description de Coin¬

tise apparaissent aussi des animaux emblématiques, le perroquet et le loriot. Ce procédé se retrouve ailleurs ; Paresse, par exemple, s’avance sur un éléphant, mais dans l’ensemble, le symbolisme des animaux est plutôt rare. On en dira autant des couleurs, dont le symbolisme demeure très approximatif. Chez les Vices domine le noir (dieux mythologiques, v. 595, 600; Envie, 614; Larrecin, 922; Vilénie, 984), auquel s’ajoute l’or en vert de Cointise, le blanc et gris de Vilénie (v. 986) et l’écu de gueules de Bobenz. Du côté des Vertus domine le blanc (évangiles blanc de Dieu, v. 1273 ; l’enseigne blanche de Chérubin, 1337; tout l’accoutrement de Virginité, 1507 et suiv.; Patience, 1566, 1570), mais on rencontre aussi \t sinople (1268), le vert (1332 et 1385), le céleste (1376), l’azur ( 146 5 ). Le symbolisme des couleurs est donc de pure surface, et ne semble pas très étudié. Huon de Méry ne se réfère point à un canon précis et détaillé (pas plus, du moins, que ses devanciers et ses contemporains). Un symbolisme des couleurs élaboré n’apparaîtra, quoi qu’on en dise, que plus tard, au XIV® et au XV® siècle. Nous faisons grâce au lecteur de l’énumération de tous les Vices et Vertus. Huon de Méry multiplie les rapports de parenté, et cherche à impressionner plutôt par la quantité que par la qualité Voir

V.

Les personnifications agissent d’ail-

2838 et suiv. (cointerie)', 424 {guersai)-, 440 {lecherié)', 723 (tort)', 1296 et 2567 {cordé)', 1446

{miroir)', 1663 {saveur)', 3200 {digne). Les «quatre filles de Dieu» du psaume 84, ii, ne manquent pas, mais seules Miséricorde et Vé¬ rité sont appelées «filles de Charité»: 1928

Charité ot de sa mesnie Aumosne, la fille Pitié, Et Pes, la cosine Amistié, Miséricorde et Vérité Qui sont filles de Charité, Qui doucement s’entrencontrerent. Justice et Pes s’entrebeserent

1933

Au départir de la cité.

leurs conformément à la vertu ou au vice qu’elles incarnent. Comme de droit, la Vierge fait exception, puisqu’elle ne saurait être ni simple personnification, ni chevalier armé. Elle trône, majestueuse, au-dessus de la mêlée. Pour la des¬ cription, Huon de Méry fait des emprunts à VApocalypse (12, i) et (peut-être) à la pollens Sapientia de la Psychomachia de Prudence (v. 875 et suiv.). Ne relevons qu’un détail: le soleil 1397

1404

... cheminoit tout droit a tierce. Quant je vi montée la fier ce De l’eschequier dont Diex est rois. Quant je la vi, .i. si clers rois Me feri, qui de li isoit. Que touz les eulz m’ebloïsoit; Et Braz-de-Fer chaï pasmez Qui n’estoit pas de li amez.

Cette comparaison de la Vierge avec la fierce du jeu des échecs est assez surpre¬ nante. Au moyen âge, les règles du jeu des échecs sont assez différentes des nôtres®®. La fierce, c’est-à-dire la pièce que nous appelons aujourd’hui (fausse¬ ment) la reine, est une figure assez faible, beaucoup plus faible que le roc (la tour) et Vaufin (le fou), car elle ne peut avancer que d’un point à la fois. Une comparaison de la Vierge avec cette fierce ne s’impose donc pas. Huon de Méry l’a empruntée à Gautier de Coinci, qui, dans le prologue du premier Hvre des Miracles de Nostre Dame, imagine une partie d’échecs entre Dieu et le diable, où celui-ci est maté par la Yittge.-fierce : 217

Car Diex une tel fierce fist Qui le mata et desconfist.

Gautier de Coinci développe longuement la comparaison entre la fierce et la Vierge, mais à la fin, vu les règles du jeu des échecs alors en vigueur, il doit justifier en quelque sorte cette comparaison; 281

Autres fierces ne vont qu’un point. Mais ceste cort si tost et point Qu’ainc qu’anemis ait del sien pris

Comparer Caritê, où le rayon de la Vierge frappe le diable. La pâmoison devant la clarté céleste est un lieu commun. Nous l’avons rencontré dans YAnticlaudianus. ®® H. J. R. Murray, A History of Chess {1^1^), Oxford, 1962. Gautier de Coinci, Les miracles de Nostre Dame, éd. V.F. Koenig, Genève et LiUe, 1.1, 1955, p. 12-19. Le livre I a été commencé vers 1218. - Jean de Condé reprendra la comparaison: Ce fu la beneoite Virge De l’eschequier la vraie firge Dont li dyables fu matez. Ed. Scheler, Bruxelles, 1866-67, t. III, p. 203. 281

Rien de tel chez Huon de Méry, qui laisse à ses lecteurs le soin de distinguer le bon du mauvais échiquer, car la Ribaudie du Tournoiement J^Mtechrist porte une targe qui est faite d’un échiquier (v. 1131) ; or Ribaudie chevauche avec Hasard. les échecs semblent donc être un jeu de hasard

L échiquier apparaît ainsi

deux fois. La première fois, il s’agit du tableau sur lequel on joue aux échecs, métaphore de tous les jeux de hasard, tandis que la deuxième fois, 1 échiquier dont Dïex est rois doit signifier l’ensemble de la création. Tes éléments courtois. Si la comparaison de la Vierge avec X'à.fierce du jeu des échecs vient de la littérature pieuse, la formule a été puisée ailleurs. Lorsque, dans Cliges, Chrétien de Troyes évoque les «trois joies» qu’éprouva Alexandre, il parle en ces termes de Soredamors et de son royaume: La graindre joie fu la tierce. De ce que s’amie fu fierce De l’eschaquier don il fu rois. L’exemple de la Vierge - /ierce est typique de la manière de Huon de Méry. Constamment, l’auteur du Tournoiement Antéchrist utilise le langage du roman courtois, qu’il s’agisse d’exprimer des pensées pieuses ou non. Il avoue d ail¬ leurs lui-même: 3534

Molt mis grant peine a eschiver Les diz Raol et Crestïen.

Il n’y réussit qu’à moitié, car, si le contenu du Tournoiement Antéchrist est bien de l’invention de Huon de Méry, la forme (le vocabulaire, certaines formules, voire des vers entiers) vient directement des dits de Chrétien de Troyes et de Raoul de Houdenc. On peut même affirmer que ces deux auteurs sont les seuls modèles du helfrançois du Tournoiement Antéchrist. Il n’y a pas Heu d’insister sur ces ressemblances manifestes, d’autant plus que la question a été bien étudiée par Max GrebeL°^ La liste des preux arthuriens est entièrement tirée des œuvres Il semble en effet qu’au moyen âge, on ait joué aux échecs avec des dés. Voir une lettre de Pierre Damien au pape Alexandre II (écrite en 1061-62), citée par Murray, A History ofChess, p. 414-15. Fierce signifie reine. Dans la Vetula, la reine du jeu des éches est appelée regia virgo (Murray, p. 521). L’auteur anonyme de cette biographie d’Ovide la compare à la planète Vénus. En latin, le jeu de mots vierge - fierce est impossible. Mais Jean Lefèvre, le traducteur de la Vetula, le rétablit: La roïne que nommons fierge Tient de Venus qui n’est pas vierge. Aimable est et amoureuse ... {La Vieille, cité d’après Tobler-Lommatzsch, s.v. fierce). La connexion avec la planète Vénus ouvre des perspectives toutes nouvelles. Cliges, éd. Foerster, v. 2371-73; éd. Micha, v. 2333-35Thèse citée ci-dessus, à la note 73 ; voir les p. 74-98. 282

de ces deux modèles

et certains épisodes ne s’expliquent que par rapport à

ces sources romanesques. Huon prend parti pour les jongleurs, les ménestrels et les hérauts. C’est à eux que va le butin. 2119

Je ne ting pas por esperdu .1. jugleour qui vïelot. Qui requist le destrier si l’ot.

2136

Par le los Largesce et Pitié Meint menestrel i ont fait riche, Qui n’i avoir aver ne chiche.

2226

Et .i. hirauz, qui envie ot Du cheval, ou Hasard ot sis. Le demande et a si asis Son françeis a li demander Que il l’ot sanz contremander.

2348

Et au héraut, qui se desresne, A doné armes et cheval Qui furent Keu le seneschal.

2870

A .i. jugleor qui citole, A doné armes et cheval Qui furent au deu infernal.

A ces témoignages il faut ajouter le désespoir des ménestrels et des chevaliers pauvres, lorsqu’ils doivent constater qu’Avarice a coupé la main droite à Lar¬ gesse. Huon de Méry serait-il lui-même un de ces ménestrels ou povre chevalier de pris (y. 2410-29)? L’hypothèse n’a rien d’invraisemblable. Elle donnerait à la guérison de Largesse par Raphaël (a Largesse sa main destre Rendi, v. 3006/7), une signification allégorique plus précise: Huon, entré au couvent, serait à l’abri des ennuis d’ordre économique. Le Tournoiement Antéchrist retracerait la conquête du repos aussi bien moral que physique. Repos «physique» également sous un autre aspect, puisque Huon de Méry est guéri du mal d’amour. On ne s’étonnera pas de ce que, sur ce chapitre, notre auteur ait fait des emprunts aux jongleurs et ménestrels et à Chrétien de Troyes lui-même. Mais le personnage de l’Amour n’est pas sans ambiguïté. Lorsque, dans la présentation de l’armée d’Antéchrist, Huon de Méry vient à parler de Fornication et de sa suite, il a soin de justifier l’absence du personnage d’Amour. L’allusion à l’épée de Roland, Durendart, ne doit par exemple rien à la Chanson de Roland. Il suffit de rappeler qu’eUe est mentionnée dans Yvain. Pour d’autres emprunts, la source peut être double. Ainsi le cri du rossignol, oci, oci {Tournoiement Antéchrist, v. 3296), peut-il venir aussi bien de Philomena (v. 1467 = v. 3683 du livre VI de VOvide moralisé) que de Meraugis (v. 4361). 283

1054

1063

Més sachiez que je n’en ment pas. Que ci O la gent Antéchrist Vos aige rien d’Amours escrit. , Par cest mot Fornicacïon Ici nule descripcïon Ne vos en faz, par foi je non: Amours n’a pas si vilein non! Non! C’Amours nest de Courtoisie. D’Amors, qui est sanz vilarde, Aillors est la descripcïon.

Cette description de l’Amour sera faite lors de la présentation des Vertus. Sur une centaine de vers (v. 1717-1822) et dans un style entrecoupé de questions (procédé qui rappelle la manière de Chrétien de Troyes et surtout celle de Raoul de Houdenc), Huon de Méry nous présente ce personnage important, qui est armé par les soins de Prouesse, de Courtosie et de Largesse. Il porte un écu peint de fleurs, à quatre rossignols et un épervier, au miroir de courtoisie et à une passe-rose; il est armé d’un arc et d’une flèche dont les ailerons sont faits de plumes de loriot, tandis que la coche semble entailliee de dou^ besiers, etc. Cette flèche s’appelle dou^i anemis et sa pointe a été trempée en courtoisie. Voilà pour¬ quoi l’amour ennoblit. 1780

Car quiconques fet feauté Au dieu d’Amours, savez qu’il font? Tel seignor servent qui confont Et destruit tote vilenie.

Voici donc ce dieu d’Amour, avec tous ses attributs traditionnels, la rose, le rossignol et la flèche. Et ce portrait est le plus long de tous ceux du Tournoiement Antéchrist... Huon de Méry s’empresse de justifier ce que, pour certains, pour¬ rait constituer une faute de goût, voire un blasphème : 1813

1822

Pour ce, j’ai Amours descrit Ci entre la gent Jhesu Crit, N’est il mie toz jours des sons. Fors tant com il est fins et bons. Si comme en maint païs avient : Ce que l’en doit, ce qu’il convient. Doit l’en amer courtoisement. Qui aime bien et leaument. Il est de la gent Courtoisie, Ou se ce non, il n’en est mie.

'05 D’habitude, nous n’indiquons pas les corrections que nous faisons au texte critique de Wimmer.

Ici il convient cependant de signaler que nous avons rétabli Tr à’Amours au cas-régime. Cet r se trouve 284

Nous voilà rassurés, du moins pour le moment, car nous sommes curieux d’ap¬ prendre contre qui ce dieu d’Amour va lutter dans le tournoi. D’après ce que nous savons, l’adversaire doit être ou Fornication, ou Trahison, ou à la rigueur. Vilenie. Or dans le tournoi. Fornication, Adultère et Sodomie sont vaincues par Vir¬ ginité et Chasteté. Huon de Méry semble donc suivre le schéma traditionnel. Mais voici qu’il fait rebondir la lutte par le secours que deux alHés des Vices viennent porter à Fornication. Ces deux alliés sont Vénus et Cupidon. Leur ap¬ parition est d’autant plus inattendue que leurs noms manquaient dans la Uste des Vices.

2541

_ Mes en une sauçoie espesse, Li dieus d’Amors et la deesse, Cupido et Venus, ensamble Remontèrent, si com moi semble, Fornicacïon de prinsaut.

Aide puissante s’il en fut, car devant les flèches de Cupidon, Chasteté doit pren¬ dre la fuite.

2556

Mestiers li est qu’ele s’enfuie. Car el ne veint s’en fuiant non.

Et Vénus, la mere Fornicacïon, poursuit Virginité de l’arc de tentation, 2567

Qu’Amours encorda d’une corde Encordée par grant concorde Od des treices as damoiselles. 'o’

dans le manuscrit de base. Sur le problème de cet r, voir Jean Frappier, ‘«D’amors», «par amors»’. Rom., 88 (1967) 433-474Comparer le vindt dum vindtur de VAnticlaudianus; cf. notre chapitre sur Alain de LiUe, note 28. 107

L’image est de la même veine que l’allégorie de la flèche dans Cltgès. - L’arc de tentation de

Vénus fait pendant à l’arc du firmament du Christ: 1298

Et portait l’arc du firmement. Qu’encorda d’une douce corde La dame de miséricorde; Bons est li ars qui tel corde a. Car la dame qui l’encorda. Veut qu’a son fil nos acordons. Qui d’une corde a .iii. cordons Li fist l’arc du ciel encorder, Por Dieu et home entracorder; Et li cordon de ceste corde Sont pes et pitié et concorde. Qui sont cordé par grant acort. Par tiex cordons nos cuers acort Cil qui les descordes acorde. Car cuers qui est pleins de descorde. Ne puet avoir acordement — Ou li rois de concorde ment -

1315

Au pere de mesericorde. 285

Virginité (dont la suite, soit dit entre parenthèses, ne se compose que d’un nombre fort restreint de vierges, cf. v. 1493 et 1503 et suiv.) se détourne au dernier moment, pour chercher refuge dans un cloître. La flèche atteint - qui l’aurait cru? - le pauvre Huon de Méry en personne. Le voilà blessé. 2600

Més qui le voir dire en vodroit, Crestïens de Troies dist miex Du cuer navré, du dart, des ex, Que je ne vos porroie dire.

Suit l’épisode du cercle magique, par lequel Bras-de-Fer essaie de guérir son compagnon. Mais en vain; l’amoureux s’évanouit, et a une vision. 2648

2656

Vis me fu que devant moi vint En tel forme comme doit estre Forme de deesse celestre, Là ou ere en m’accessïon, Venus O grant procession. La deesse qui par amours I vint por moi doner secours Du mal c’avoie au cuer dedanz, Qui est pires que maus de danz.

Nous avons vu que la potion magique qu’Amour apporte d’Espérance, ne fait qu’empirer le mal, et que le nom de Diane, inscrit sur le front du patient, fera revenir celui-ci de sa défaillance. Suit un débat amoureux en règle, où il s’agit de savoir qui doit être accusé, Vénus, les yeux ou le cœur. Raison, la fille aînée de Sapience, ront la desputoison et déclare que le coupable, c’est bien le cœur. Cette sentence rendue, le tournoi reprend. Huon de Méry n’est pas guéri pour autant. Il faudra attendre la fin du poème, pour le voir déUvré du mal d’amour, grâce à l’intervention de Confession et Pénitence. Dès lors, le vocabulaire courtois changera de registre. Les chapiaus de roses (v. 3198) de ceux qui servi¬ ront le repas céleste, n’auront plus de signification érotique, et les aubépines du vergier du paradis éblouiront par leur blancheur. La Vénus et le Cupidon de cet intermède amoureux 1°® sont des personnages qui sortent du cadre courtois de l’allégorie. Nous croyons que cela tient aux sources d’inspiration. La description du dieu d’Amour et le débat amoureux entre l’œil et le cœur se rattachent à la tradition courtoise. Vénus et Cupidon en revanche n’apparaissent que très rarement dans la littérature courtoise, et n’ont jamais la signification qu’ils ont dans le Tournoiement Antéchrist. Au début du XIII® siècle, Cupidon et le dieu d’Amour sont deux personnages différents. 108

Pour la comparaison du mal d’amour avec le mal de dent, voir M.D. Legge, ‘Toothache and

Courtly Love’, FS 4 (1950) 50-54. Tout l’intermède manque dans le ms. O. 286

Bien que celui-ci soit souvent présenté avec les attributs de celui-là, Cupidon reste lié à Vénus, tandis que le dieu d’Amour est un personnage que les poètes de l’amour courtois ont soin de détacher de ces liens familiaux peu recomman¬ dables. C’est à la tradition latine que Huon de Méry doit cette Venus o grantpro¬ cession, tradition goliardesque plutôt que savante. La signification de Vénus lui vient en outre de la littérature morale en latin. Vénus est ainsi le seul person¬ nage mythologique qui ait une valeur allégorique précise. Elle représente la luxure. Il y a évidemment une faille dans le récit de Huon de Méry, car Vénus et Cupidon apparaissent uniquement dans l’intermède amoureux. Si notre auteur eût été plus versé dans la Httérature savante, il aurait pu inventer deux Vénus pour représenter l’amour pur et impur (comme l’avaient fait Martianus Capella, Remi d’Auxerre et Alain de Lille). Mais tout comme cet intermède marque une rupture entre l’allégorie générale et l’allégorie particulière, les personnages de l’une et de l’autre allégorie sont simplement juxtaposés. Visiblement, Huon de Méry n’a pas senti le besoin de définir chaque personnage par rapport à l’en¬ semble du poème, sinon il n’aurait pas manqué de parler de Vénus lors de la présentation de Fornication. On peut donc lui reprocher de procéder par épi¬ sodes, mais on ne lui fera pas le reproche de ne pas avoir été clair: le dieu d’Amour incarne l’amour courtois, tandis que le groupe Vénus-Cupidon re¬ présente le dérèglement des sens qui conduit à la magie Huon àe Méry et son poème. Par le cadre chevaleresque du tournoi et l’aventure de la fontaine périlleuse (que l’auteur calque sur celle d’Yvain), Huon de Méry se place dans une tradition littéraire qu’il reconnaît comme telle: «Tout est dit, et l’on vient trop tard ...» Il est temps de citer le prologue: I

”0

N’est pas oiseus, ainz fet bone oevre Li troveres qui sa bouche euvre Pour bone euvre conter et dire; Més qui bien trueve pleins est d’ire. Quant il n’a de matere point. Joliveté semont et point Mon cuer de dire aucun beau dit; Més n’ai de quoi, car tôt est dit,

La distinction entre la concupiscence et l’amour pur n’est évidemment pas une invention de

notre auteur! Mais il est le premier à personnifier ces deux amours dans un seul et même poème sans recourir à l’antithèse Luxuria-Caritas. Comparer aussi les deux Vénus de Martianus CapeUa (n. i8 de notre chapitre sur Martianus) et les personnages Hymenaeus et Antigamus du De planctu Naturae. Citons toutefois, du côté de chez les goliards (mais c’est toujours en latin), Carmina Burana 51, 3' Venus me telo vulneravit aureo, quod cor penetravit. Cupido faces instillavit, Amor amorem superavit. 287

Fors ce qui de novel avient. Més au troveour bien avient, S’il set aventure novele, Et face tant que la novele De l’aventure par tout aille. Et que son gros françois détaillé Pour fere oeuvre plus deliee. Pour ce ma langue ai desliee. Qui que m’en tieigne a apensé. Pour dire mon novel pensé; Que tel matere ai porpensee C’onques més n’ot en sa pensee Ne Sarrasins ne Crestïens. Pour ce que mors est Crestïens De Troies, cil qui tant ot pris. De trover ai hardement pris Pour mot a mot meitre en escrit Le tournoiement Antecrist. 27

II avint après cele enprise ...

Huon de Méry distingue entre forme et matière. Tout en reconnaissant la su¬ périorité littéraire de Chrétien de Troyes, il estime être un de ceux qui bien truevenf, capable de composer quelque beau dit. Son souci, c’est la miatière, qu’il aimerait nouvelle. Il ne s’en tiendra donc pas au précepte fameux de Jean Bodel.

trois materes a nul hom entendant: De France et de Bretaigne et de Rome la Grant.

Or cette matière nouvelle, que Huon de Méry appelle lui-même le tournoiement Antéchrist, n’est pas quelque fable controuvée, car l’auteur afbrme son histori¬ cité: il avint... Ce poème sera un poème allégorique et il sera nouveau par rap¬ port au roman arthurien. Dans le prologue à’Yvain, Chrétien de Troyes, de¬ vant la décadence de son époque, préfère parler de ceux

furent. Il en va

autrement chez Huon de Méry, qui situe son poème dans un passé proche, voire dans le présent. C’est qu’il s’apprête à raconter son histoire personnelle. Pour ce faire, il ne recourt pas à la fiction du songe, mais actuahse un motif de la littérature arthurienne. Voici le passage de l’historicité à la fable, ou mieux, le passage de l’iiistoire extérieure à l’aventure intérieure ; 68

Sanz tenir voie ne sentier. Chevauchai .iiii. jours entiers; Adont m’aparrut uns sentiers Qui parmi une gaste lande

Saisnes, éd. Menzel et Stengel, Marburg, 1906, v. 6-7. 288

75

Me mena en Brouceliande, Qui molt est espesse et oscure. En la forest, par aventure, Perdi l’asens de mon sentier.

La voici, cette selva oscura, cette forêt de Brocéliande dans laquelle se jouera le salut de Huon de Méry. Et après la tempête, provoquée volontairement, c’est la nuit molt oscure (v. 178), qui sera suivie d’une première journée, où l’auteur se croira en terrien paradis (v. 202). Il est désormais prêt pour la lutte du bien contre le mal qui doit précéder la conversion. Dans cette perspective, la fon¬ taine de la forêt Brocéliande ne saurait représenter un souvenir arthurien pure¬ ment décoratif, tout juste bon pour mettre l’action en marche. Si le Tournoiement Antéchrist est bien le récit d’une conversion, cette fontaine doit avoir une fonction précise. Mais laquelle? Le poème lui-même ne fournit même pas les éléments d’une explication. Cherchons ailleurs, chez AlexandreNeckam par exemple. Dans le De naturis rerum, II, 7, nous trouvons une moralisation de la fontaine en ques¬ tion (de fonte cujus aqua hausta si super lapidem projiciatur, tempestas oritur) : le lapis

-

le perron des textes français - représente la mens ohstinata, tandis que l’eau sym¬ bolise les doctrinae Sacrae Scripturae vel humilitatis. Dans l’idée de Huon de Méry, la fontaine de la forêt de Brocéhande doit avoir une valeur allégorique ana¬ logue. A la fin du poème, Huon se montre satisfait d’avoir trové aucun espi (v. 3542). Qu’est-ce à dire sinon qu’il est persuadé que le Tournoiement Antéchrist n’est pas fait uniquement de paille ou d’écorce, mais qu’il renferme le grain d’un sen plus profond? Huon de Méry n’a pas su trouver une correspondance parfaite entre la ma¬ tière et la forme. Faute d’avoir intégré l’allégorie particulière dans l’allégorie générale, il n’est pas arrivé à une cohérence complète. Nous ne savons pas si la victoire sur l’Antéchrist n’est qu’une victoire personnelle, ou si elle veut illus¬ trer des données Hturgiques ou poHtiques. En outre, la tradition romanesque et la tradition scolaire, tout comme les deux types d’allégories, sont juxtapo¬ sées, sans que l’auteur se soit mis en frais pour les définir ou pour les accorder entre elles. Malgré ses imperfections, le Tournoiement Antéchrist est un texte important, car il est le premier poème allégorique qui reprenne le vieux schéma antithé¬ tique des vices et des vertus, pour l’imprégner d’actuahté et pour traduire le moi du poète.

289

L’ALLÉGORIE DE L’AMOUR

Le Tournoiement Antéchrist de Huon de Méry marque un point d’arrivée. Pour la première fois, le poète choisit le cadre du poème allégorique pour raconter une aventure personnelle. Celle-ci étant l’histoire d’une conversion, il est tout naturel qu’elle reprenne, dans une large mesure, le schéma de l’allégorie reli¬ gieuse ou morale. Or la vie que menait Huon dans le siècle, semble aussi avoir été une vie à ce point nourrie de littérature profane que Largesse, Prouesse et Courtoisie non seulement combattent dans les rangs du Christ, mais sont en¬ core admises dans le verger déUcieux de la victoire. Les éléments courtois (thèmes, motifs, style) se sont définitivement installés à côté des éléments de la tradition religieuse. Le tournoi remplace la bataille épique de la tradition de Prudence; l’allégorie est déclenchée par la fontaine périlleuse arthurienne; l’aventure amoureuse reprend les concetti du roman et de la poésie lyrique cour¬ toises. Cette rencontre du poème allégorique religieux avec la littérature courtoise était peut-être à prévoir, mais elle n’était nullement une nécessité, comme les compositions analogues ultérieures le font voir. Il n’y a pas de nécessité dans l’évolution d’un genre littéraire. Le Tournoiement Antéchrist est l’œuvre d’un auteur qui semble avoir été chevaUer (pauvre) et moine. D’autres auteurs, ap¬ partenant à d’autres miheux, adapteront la technique de l’allégorie rehgieuse à leurs propres besoins, polémiques, satiriques, rehgieux aussi, mais jamais le mélange des éléments religieux et courtois ne se répétera à la manière du Tour¬ noiement Antéchrist. Autrement dit, l’œuvre de Huon de Méry ne fait point pré¬ sumer l’évolution ultérieure du poème allégorique. Même à l’intérieur de cer¬ tains types d’allégories, de certains «sous-genres» (tournois, batailles, voies, mariages allégoriques), il peut y avoir des compositions tardives qui demeurent beaucoup plus proches du schéma traditionnel, comme si le Tournoiement Anté¬ christ n’avait pas été écrit. Le Tournoiement T Enfer (fin du XIII® siècle) est par exemple d’une facture bien plus traditionnelle que le Tournoiement Antéchrist. C’est un poème moral et satirique, qui veut au lecteur tel chose aprendre Dont il H porroit bien venir'^. Le moi de l’auteur n’apparaît point et les éléments courtois sont rares. Notons toutefois que le chevalier Amour, qui se trouve dans l’armée du Paradis, in¬ carne l’amour que cil de court ont aporté, tandis que l’amour qui combat dans l’ar¬ mée de l’Enfer, est très clairement appelé Luxure. Tout au long du XIII® siècle, les batailles allégoriques se multiphent. Pas¬ sons sur la Bataille de Caresme et Charnage et sur les batailles imaginées par ^ Ed. A. Lângfors, Rom., 44 (1915-17) 511-558. Quant au genre allégorique, Lângfors le juge «peu intéressant» (p. 520). 290

Henri d’Andeli, celle des Vins et celle des Sept Arts, pour ne dire que deux mots de la Bataille d’’Anfer et de Paradis^, antérieure au poème de Huon de Méry, puisqu’elle semble avoir été composée entre 1231 et 1235. Bien que la portée réelle de cette allégorie nous échappe, il ne fait pas de doute que l’auteur anonyme a des intentions nettement politiques, où Paris est opposée aux villes du Nord. Paradis somme l’Enfer de restituer ses rapines. Puisque celui-ci, évi¬ demment, refuse, chacun va chercher des renforts. 38

Paradis s’an vait a Paris Et si li dist: «Biax dolz amis. Il vos covient venir o moi...»

46

Et Et Et Et

Anfer revint a Araz si lo prist entre ses braz li dist: «Vos seroiz des miens. Chaalons, Rains et Amiens ...»

Ces villes (sire Paris, sire Reims, etc.) ne sont décrites que par leurs boucliers. Ainsi Arras.

Blanche savor i ot depeinte,

c’est-à-dire la sauce blanche des hypocrites; ainsi La Charité: 108

En son escu eu a planté De fauz popeliquanz escriz.

A propos de ce boucher, l’éditeur rappelle que les hérétiques de La Charité-surLoire furent dénoncés en 1231 par Grégoire IX. Les villes personnifiées, la description des écus, les discours directs, la bataille, sont ainsi les éléments de cette allégorie politique. Et Enfer et Paradis ? Signifient-ils simplement le bien et le mal, le blanc et le noir? Probablement en 1263, Rutebeuf écrit à son tour une Bataille des Vices contre les Vertus'^. Il en fait un pamphlet, dans lequel les combats entre Orgueil et Humihté, Avarice et Largesse et Ire et Débonnaireté visent des faits théolo¬ giques, qui, à l’époque, étaient des faits pohtiques. Rutebeuf est également l’au¬ teur d’une Voie de Paradis, composée vers 1265, qui, cependant, n’a pas la même richesse de motifs que le Songe de Paradis de Raoul. Les Voies de Paradis sont d’ailleurs à la mode, témoins Baudoin de Condé et, au XIV® siècle, Jean ^ Ed. A. Guesnon, dans Bulletin de la Société de T Histoire de Paris, 36 (1909) 45-57. L’auteur du poème commence par invoquer l’autorité de la Bible : I

Nos trovons en Sainte Escriture Une mervoillese avanture ...

Mais la Bible entre pour fort peu dans ce poème. Itincipit est traditionnel: voir par exemple le fa¬ bliau Du vilain qui conquist paradis par plet: Nos trovomes en escripture Une merveilleuse aventure ... 3 Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. Faral et Bastin, 1.1, Paris, 1959, p. 299. 291

de le Mote et une Voie en prose d’un auteur anonyme. Ces trois dernières com¬ positions sont toutes fort ennuyeuses. Dans ce genre de littérature, le seul grand auteur sera le moine de Châlis, Guillaume de Digulleville. Mais c’est là une autre époque^. L’allégorie profane aura son chef-d’œuvre dans la première moitié du XIII® siècle. Avec le Koman de la Rose de Guillaume de Lorris, nous quittons l’allégorie religieuse, pour entrer dans le domaine courtois. Toutefois, dans ces années trente et quarante du Xllfe siècle, le langage allégorique se généralise. Pour mieux illustrer ce phénomène et pour ne pas nous en tenir à une brève revue des voies et batailles allégoriques, nous présenterons, après le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, deux autres allégories en vers, à savoir le Roman de la Poire d’un certain Thibaut, et une Complainte d’amour anonyme. On verra ainsi que le Roman de la Rose ne représente qu’^;^^ des nombreuses possibilités de l’expression allégorique.

Guillaume de Lorris A la différence des œuvres que nous avons étudiées jusqu’ici, le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris n’a jamais cessé d’être lu, étudié, commenté et goûté. De la recherche des sources, on en est lentement venu à une appréciation de l’œuvre en elle-même, que plusieurs études récentes ont fort bien mise en valeur 5. Il n’entre pas dans notre propos de discuter les différentes opinions que la critique a émises sur ce chef-d’œuvre, ni de donner une analyse de plus du Roman^. Le texte est connu, et bien édité. Notre présentation se fera par étapes, en suivant la voie de Guillaume de Lorris. Le prologue (v. 1-44). Comme l’avait fait Raoul de Houdenc, Guillaume de Lorris commence par justifier le songe. Et déjà le lettré se manifeste, car, ne se contentant pas de dire qu’il y a des songes 4

Qui ne sont mie mençongier,

il cite, non pas quelque escriture, voire VEscriture, mais un auctor, à savoir Macrobe. Au début de son commentaire sur le Somnium Scipionis, celui-ci avait classé les songes en cinq catégories {somnium, visio, oraculum, insomnium et visum), ^ Quant aux mariages, rappelons le Mariage des Sept Jirts, auquel on peut ajouter le Mariage des neuf filles du diable, qui est une satire des «états du monde» (éd. P. Meyer, Rom., 29 [1900] 54-72). La lé¬ gende se trouve aussi dans la littérature latine. 5 Citons les noms de Félix Lecoy, Hans Robert Jauss, Erich Kôhler, Donald Stone, Jr. - Pour la

bibliographie, voir notre article ‘Der Rosenroman in der Kritik seit dem 18. Jahrhundert’, RF 78 (1966) 203-252. Nous citerons le Roman de la Rose d’après l’édition d’Emest Langlois, SATF, t. II, Paris, 1920. * L’analyse la plus détaillée a été donnée dans l’édition du Roman de la Rose par Félix Lecoy, CFMA, 1.1, Paris, 1965. 292

dont seules les trois premières auraient une valeur prémonitoire. Si Guülaume de Lorris emploie lui-même le terme dJavision (v. 9) pour désigner le Somnium Scipionis,\\ n’a pas tort, puisque, toujours d’après Macrobe, le songe de Scipion est aussi bien somnium que visio et oraculum. Le Roman de la Rose n’a certainement rien d’un oracle; il n’appartient pas non plus à la catégorie des visions, que Macrobe définit comme suit; Visio est autem cum id quis videt quod eodem modo quo apparuerat eveniet. On conviendra que le roman de Guillaume de Lorris ne se laisse pas transposer tel quel dans la réalité. Reste le somnium: Somnium proprie vocatur quod tegit figuris et velat ambagibus non nisi interpretatione intelligendam significationem rei quae demonstratur, quod quale sit a nobis non exponendum est, cum hoc unusquisque ex usu quid sit agnoscat^. Par ce renvoi à Macrobe, Guillaume de Lorris admet implicitement que son roman parlera par figure et ambagibus, et qu’il aura besoin d’interprétation. Plus loin, d’ailleurs, il fera lui-même allusion à la senefiance de son œuvre. Toujours avec Macrobe

on peut donc voir dans le Roman de la Rose, non pas une fabula,

qui est mensonge, mais bien une fabulosa narratio, sous laquelle se cache une vérité profonde. Sans faire allusion au terme d’allégorie, lequel, à l’époque, n’existait pas dans l’acception moderne, Guillaume de Lorris établit clairement que son poème a un double sens. Contre ceux qui se moquent de la valeur prémonitoire des songes, Guillaume de Lorris affirme hautement sa confiance dans Icm senefiance (v. 16). Or, passant à son propre songe, c’est-à-dire de la théorie à la pratique, il écrit : 28

Mais en cel songe onques rien n’ot Qui trestot avenu ne soit Si con li songes recens oit.

Guillaume de Lorris a donc fait l’expérience de la véracité de son songe. Autre¬ ment dit, il a déjà vécu son histoire d’amour, et s’apprête maintenant à la ra¬ conter. Qu’il ait vraiment cru à la valeur prémonitoire des songes, nous n’en savons rien, car les assertions de l’auteur ressemblent à des protestations de poète. La discussion théorique sur les songes vient de toute façon a posteriori, après que les événements se sont produits ; elle ouvre le roman pour justifier le procédé littéraire. Ecrivant sous l’instigation àdAmors (donc: calamus Amoris, non plus calamus Deil), l’auteur dit lui-même comment il veut que soit appellée son œuvre : 7 In Somn. Scip., I, 3. Ce dernier texte a déjà été cité par E. Langlois, Origines et sources du Roman de la Rose, Paris, 1890, p. 58. 8 Ihid., I, 2. 293

37

Ce est li Romanz de la Rose, Ou l’Art d’Amors est toute enclose. La matire en est bone et nueve. •

Autre affirmation de poète que celle de déclarer que la matière du roman est neuve? Nous ne le croyons pas. La matière du Roman de la Rose est neuve. Certes, Guillaume de Lorris n’est pas le premier à utiliser la fiction du songe; certes, l’Art d’Amour est déjà inclus dans d’autres œuvres françaises; certes, le verger d’Amour n’est pas une invention récente ; certes, le dieu d’Amour, ses flèches et les ravages qu’elles causent, sont familiers au public courtois; certes, la personnification des abstractions ne date pas d’hier — mais le Roman de la Rose est le premier à rassembler toutes ces données dans un seul et unique poème. Guillaume de Lorris est un poète entièrement original, lié, assurément et comme tous les écrivains, à la tradition, mais créant, à partir de cette tradition, un genre nouveau et neuf, le poème allégorique personnel. Il faut même aller plus loin, et constater que, au XIIL siècle, le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris n’a jamais été imité et qu’il ne l’aurait peut-être jamais été, au XIV® et au XV® siècle, si Jean de Meun ne l’eût pas sauvé de l’oubH. Au XIII® siècle, le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris est unique en son genre. Précisions : nous sommes bien d’accord avec la critique moderne, pour la quelle le poème de Guillaume de Lorris constitue un chef-d’œuvre, mais, pour ce qui est de Vhistoire littéraire, il faut reconnaître que la «première Rose» n’a de loin pas joué le rôle que certains ont voulu lui assigner 9. Par ses thèmes et motifs, Guillaume de Lor¬ ris n’est pas un cas isolé; pour l’ensemble de son poème cependant, il est unique. Immédiatement après avoir proclamé son originalité, Guillaume de Lorris affirme que son roman a été écrit pour une dame 42

... qui tant a de pris Et tant est dîne d’estre amee Qu’el doit estre Rose clamee.

La critique positiviste a longtemps estimé que la rose du Roman de la Rose de¬ vait être identifiée à Rose, senhal de la dame. Puisque des personnifications comme Bel Accueil ou Honte représentent également la dame, ou du moins une attitude de la dame, l’identification pure et simple de la rose avec la dame ne saurait être maintenue i®. Cette Rose du vers 44 est plutôt une sorte de super¬ latif, où la flos florum sert à désigner la plus belle de toutes. « Un cas extrême est celui de Gustave Cohen affirmant que le poème de Guillaume de Lorris avait été lu non seulement dans les cours seigneuriales, mais encore à l’Ecole d’Orléans ... Et dire que Gus¬ tave Cohen a professé un cours de Sorbonne sur le Roman de la Rose! C. S. Lewis, après d’autres, est formel, lorsqu’il déclare qu’il faut «remove for ever the very disastrous confusion which would identify the Rose with the Lady. The Rose, in Guillaume, is clearly the Lady’s love». The Ælegorj of Love [1936], New York, 1958, p. 129. - D. Stone, Jr., ‘C.S. Lewis and Lorris’ Lady’, Romance Notes, 6 (1965) 196-199, nous est resté inaccessible.

U allégorie statique (v. 45-1278). Le Roman de la Rose s’ouvre par une série d’allégories statiques, comme le locus amoenus, la rivière, les portraits à l’exté¬ rieur du mur, les personnifications de la carole, le verger de Déduit. Cette partie est purement descriptive. L’Amant voit, regarde, et fait des réflexions. Le con¬ tact des personnifications avec l’auteur n’a encore rien de personnel. Malgré la portée générale de cette introduction, l’allégorie particulière est déjà sous-ja¬ cente, puisque les choses ne se présentent pas d’elles-mêmes au rêveur; celui-ci va à leur rencontre. L’aventure commence par un acte de volonté : 94

Hors de vile oi talent d’aler.

On a parfois identifié la plaine du locus amoenus avec le monde, et la rivière, avec la rivière de la vie. Pareille interprétation n’est pas à rejeter a priori, mais elle doit être avancée avec toute la prudence qu’impose l’absence d’éléments suffi¬ samment significatifs dans cette partie du récit de Guillaume de Lorris. Arrivé au mur du verger, le rêveur contemple les images des «Vices»: Haine, Félonie, Vilenie, Convoitise, Avarice, Envie, Tristesse, Vieillesse, Papelardie et Pauvreté. On doit supposer que l’auteur se promène le long du mur, pour examiner ces portraits, qu’il regarde volontiers (v. 135), et qui n’ont aucune in¬ fluence sur le promeneur. Figées comme elles sont, ces images restent des ob¬ jets que l’auteur est en mesure de décrire objectivement. Ayant quitté le monde des tournois, nous ne nous trouvons plus en présence de guerriers portant des écus emblématiques. Les «Vices», comme, du reste, tous les autres personnages du Roman de la Rose, sont en civil. Nous sommes à la cour. Les portraits faits avec des éléments puisés dans la littérature latine et dans la littérature française courtoise, ne se présentent pas tous de la même manière. Certains, comme ceux de Félonie et Vilenie, sont expédiés en quelques vers. Guillaume de Lorris, renonçant à les décrire, dit seulement qu’il a lu leur nom dans une inscription : 154

Scn non desus sa teste lui; Apelee estoit Félonie. Une image qui Vilanie Avoit non revi devers destre.

D’autres sont des portraits typiques, où le visage, la couleur, l’habit, le geste, les attributs, signifient le personnage représenté. Parfois cependant, l’auteur ajoute ses propres réflexions (y> cuit, v. 306, 447), et donne du «Vice» une dé¬ finition, dépassant ainsi le simple portrait (voir les passages relatifs à Convoi¬ tise, Envie, Tristesse, et la digression sur le temps). Une lecteur du XIV^ siècle avait estimé «quod ista vicia sive defectus non participant ad actum de delectione et ideo dicunter esse extra murum»”. C est ” Ms. Me, BN fr. 1560, f. i, cité d’après E. Langlois, Ew Manuscrits du Roman de la Rose, Lille et Paris, 1910, p. 19.

295

fort bien dit. Ces «Vices» définissent, a contrario, le monde courtois, non pas le monde courtois tout court, mais le monde de la joie et du plaisir. Le verger de la société courtoise est le verger de Déduit. Voici déjà le motif de la carole, au¬ quel il est fait allusion dans la description de Tristesse: 533

Car qui le cuer a bien dolent. Sachiez de voir qu’il n’a talent De dancier ne de queroler.

L’exclusion de la Vieillesse a fait dire à certains critiques que le verger se situait en dehors du temps. Ceci n’est vrai qu’en partie. Certes, le printemps qui règne dans ce jardin des déHces semble éternel, mais le bouton de la rose s’ouvrira, et l’Amant progressera vers son but. Le tempo du récit est lent, parce que l’aven¬ ture advient au temps de la jeunesse, avant l’âge de la raison, qui ne commence qu’à vingt-cinq ans. Mais dame Raison interviendra, sans succès, il est vrai, parce que trop tôt. Elle appartient à un autre âge. L’exclusion de la Vieillesse signifie que Guillaume de Lorris va raconter une aventure qui est propre et typique de la jeunesse, même de la tendre jeunesse, car la personnification de Jeunesse n’aura que douze ans

La seule figure qui étonne un peu, dans cette

liste des ennemis de la courtoisie, est la Papelardie. Nous croyons que C. S. Le¬ wis en a donné la bonne interprétation, lorsque, citant le vers 427

El ne fu gaie ne jolive,

il l’identifie avec la pruderie'^. Le mur qui entoure le verger, protège une société fermée sur elle-même. Or celui qui, comme Guillaume de Lorris, peut contempler les «Vices » anti-cour¬ tois sans subir leur influence, trouve un uissetpetitet e estroit. La société cortoise e bien enseignie (v. 630) s’ouvre à celui qui se montre digne d’elle. La portière est une pucelle du nom à^Oiseuse, dont les charmes sont longuement détaillés. Ses attributs, une couronne de roses, un miroir et des gants, font comprendre qu’elle est au service d’Amour, de Vénus et de la coquetterie

Elle est très

Il y a là un petit problème. Guillaume de Lorris a eu son rêve à l’âge de vingt ans (v. 21). Or, au début du rêve, il dit : 45

Avis m’iere qu’il estoit mais. Il a ja bien cinc anz ou mais.

On a cru pouvoir en déduire que Guillaume de Lorris avait vingt-cinq ans, lors de la composition du Roman de la Rose. Mais si le vers 46 signifiait que l’aventure, re-vécue dans le rêve, se produisit cinq ans avant, à savoir lorsque l’auteur avait quinze ans? et que la dame, telle Jeunesse, n'avait encore pas¬ se^ ... do^e anz d’assez (v. 1261-62)? Voir aussi le v. 3454, où Vénus dit de l’Arnant qu’il est enfes. 13 n Papelardie is, in fact, that quality which parents call Chastity, and courtly lovers Prudery. No doubt, in the courtly world, ladies who supported their unkindness with moral or religious pretensions were accused of being hypocrites.» Allegorj of Love, p. 127. Otia si tollas,periere Cupidinis arcus, et: Venus otia amat, dit Ovide dans les Remèdes à l’amour, v. 256

amie de Déduit, le propriétaire du verger. Sa seule fonction, c’est de donner accès au monde de l’amour courtois. A la fin de la carok) Guillaume de Lorris la congédie expressément : 1255

pDs ne vos en iert conté.

Oiseuse encadre en quelque sorte cette première partie du Roman de la Rose, la partie statique et descriptive, étant elle-même une allégorie statique, une atti¬ tude à prendre, une façon d’être, une qualité. Dès que l’auteur aura pris congé d’Oiseuse, l’action commencera. Une fois entré dans le verger, l’auteur souligne le caractère onirique de son récit, laissant entendre, par là-même, qu’il est porteur d’une senefiance. 635

E sachiez que je cuidai estre Por voir en parevis terrestre; Tant estoit li leus delitables Qu’il sembloit estre esperitables.

663

... chantoient un chant itel Con fussent ange esperitel.

Les oiseaux

Et les gens qui dansent la carole 724

... sembloient Tôt por voir anges empenez.

Cette joyeuse compagnie est une image des joies du monde courtois. Mais dès à présent, il faut insister sur le fait que la première partie du Roman de la Rose n’est pas un traité, une allégorie froidement calculée. Le poète Guillaume de Lorris renonce aux antithèses faciles que lui offre la tradition de l’allégorie morale. Ainsi, aux dix «Vices» anti-courtois, il n’oppose pas dix Vertus cour¬ toises. Les personnifications de la carole se groupent en sept couples : Déduit et Leesse, le dieu d’Amour et Beauté, Richesse et un valet, Largesse et un chevalier arthurien. Franchise et le fils du seigneur de Windsor, Courtoisie et un chevaher biaus parliers. Oiseuse et (selon toute apparence) l’auteur lui-même, enfin Jeu¬ nesse et un ami de son âge. On y voit même deux demoiselles (v. 759) qui ne 139 et 143. Il ne faut pas, nous semble-t-il, aller plus loin pour être renseigné sur cette oisiveté. Her¬ bert Kolb (‘Oiseuse, die Dame mit dem Spiegel’, GRM NF 15 [1965] 139-149) a voulu faire d’Oi¬ seuse, une allégorie de la vie contemplative. Nous accordons volontiers que le miroir peut être un symbole de la vie contemplative, mais on doit rappeler à l’éminent germaniste que, dans la littérature française, on ne peut pas mobiliser à tout propos le vocabulaire monastique. Et puis que signifie «hôfisch-weltlich gesehenes kontemplatives Leben»? A-t-on bien lu la suite du Roman de la Rose? N’a-t-on pas vu que Raison s’oppose très énergiquement à Oiseuse: Fos est quis^acointe d"Oiseuse (v. 3005)? Que serait une vie contemplative sans raison? Et pourquoi avoir passé sous silence le chapel de roses (v. 555)?

semblent pas avoir de fonction allégoriqueLes chevaliers qui accompagnent certaines personnifications ne sont, en fin de compte, pas non plus des allégories. Leur présence dans la carole doit simplement montrer que le chevalier est une partie intégrante du monde courtois. L’auteur lui-même, par son entrée dans la danse,

^

querole me sui pris,

s’intégre également dans cette société de la joie courtoise. Dans la série des portraits des personnifications de la carok, la description du dieu d’Amour occupe une place de choix. Nous ne nous étonnerons point de sa robe, ornée de fleurs et d’animaux; c’est un trait que nous avons rencontre ail¬ leurs. On ne sera pas non plus surpris que le dieu porte une couronne de roses, dont les pétales sont abattus par des rossignols. Cette allégorie du jeu amoureux fait penser que Guillaume de Lorris devait connaître la poésie érotique du genre de Phillis et Flora et du Jugement du dieu d’Amour. Déduit porte d’ailleurs aussi un s^xaitportrait a oisiaus et une couronne de roses. Il est déjà plus curieux de voir que le dieu d’Amour ressemble à un ange: 902

II sembloit que ce fust uns anges Qui fust tôt droit venuz dou ciel.

Le dieu est accompagné de Doux Regard (comment Guillaume de Lorris a-t-il fait pour savoir son nom?), qui porte deux arcs et deux jeux de flèches. Les flèches en or sont appelées Beauté, Simplece, Franchise, Compagnie et Beau Semblant, tandis que les flèches en fer sont Orgueil, Vilenie, Honte, Désespé¬ rance et Nouveau Penser. Guillaume de Lorris fait ici pour la première fois une allusion à la vérité cachée et à la senefiance de son roman : 978

984

Mais ne dirai ore pas toute Lor force ne lor poesté; Bien vos en iert la vérité Contee e la senefiance, Nou métrai pas en obfiance, Ainz vos dirai que tôt ce monte, Ançois que je fine mon conte.

On sait que cette explication ne sera jamais donnée '5

Puisque nous sommes en-

Pour Gui de Mori, il s’agit de Mignoüse et Jolieié. Le remanieur du Roman de la Rose identifie

également les compagnons des danseuses : celui de Richesse s’appelle Honnestés; celui de Largesse, Vigours; celui de Franchise, Dous Coers; celui de Courtoisie enfin, Bielacoel. Voir Vox Romanica, 27 (1968) 115. Une fois, Guillaume de Lorris donne une explication de détail du genre des allégories morales; mais c’est une exception. 1221

La sorquenie [de Franchise], qui fu blanche, Senefioit que douce et franche Estoit cele qui la vestoit.

298

core dans la partie de Tallégorie statique, on pourrait se demander s’il ne faut pas voir cette explication dans Vinnamoramento, où l’allégorie deviendra dyna¬ mique et particulière. Pareille interprétation ne nous paraît pas tout à fait in¬ vraisemblable. Mais c’est ici que commence le jeu des nuances, dans lequel Guillaume de Lorris est passé maître. Cet ange que semble être le dieu d’Amour est un démon bifrons. Comment se faît-îl qu’à l’intérieur du verger, apparaissent des flèches aux noms redoutables d’Orgueil, de Vilenie, de Honte? Les mons¬ tres et trouble-fête n’ont-ils pas été bannis, une fois pour toutes, du jardin des délices? Ne sont-ils pas fixés là, au mur, le dos tourné à la joyeuse compagnie? La carole du monde courtois se dansant par couples, elle se place sous l’égide de l’Amour, garant d’épanouissement et d’harmonie. Mais par là-même, ce monde courtois est menacé du dedans. L’Orgueil, la Vilenie, la Honte, ces flèches 960

Plus noir que deables d’enfer,

se préparent à briser l’équilibre fragile de la carole et à rompre l’harmonie des Vertus. La danse est un jeu - l’amour n’en est pas un. Doux Regard, le porteur des flèches, se tient encore à l’écart : 907

Icil bachelers regardoit Les queroles ...

Les forces destructives ne sont présentes qu’en puissance. L’allégorie est sta¬ tique. Uinnamoramento (v. 1279-1880). Or l’auteur se met en mouvement. Il veut (v. 1287) aller visiter le verger parce qu’il a envie (v. 1296) de participer à la vie amoureuse des habitants de ce jardin. Paradis terrestre et Eden oriental, le ver¬ ger est avant tout le paradis de l’amour, 1299

Qu’il n’est nus graindres parevis D’avoir amie a son devis.

La démarche de l’auteur est déterminée par le désir, qui n’a cependant pas en¬ core rencontré son objet. Guillaume de Lorris joue ici sur deux plans: d’une part il présente au lecteur l’Amant insouciant, tandis que d’autre part il rap¬ pelle que le songe est une réminiscence et que, étant auteur, il sait fort bien ce qui va arriver à l’acteur. 1315

1319

Li deus d’Amors tantost de loing Me prist a sivre, l’arc ou poing. Or me gart Deus de mortel plaie. Se il fait tant que a moi traie ! Je, qui de ce ne soi neient, M’alai adés esbaneiant Par le vergier tôt a delivre. 299

Parmi les nombreuses fontaines du verger de Déduit, il en est une qui va orienter le destin de l’Amant. C’est la fontaine de Narcisse. Deux éléments cons¬ tituent l’épisode de cette fontaine. En premier lieu, Guillaume de Lorris ra¬ conte la fable de Narcisse d’après des sources qui remontent en dernière analyse aux Métamorphoses, mais qui n’ont pas été déterminées jusqu’à présent. Tout ce morceau donne l’impression d’être une adaptation du motif à des exercices d’école 17. Le fait marquant est que la fable de Narcisse est utilisée en tant c^exemplum, à l’intérieur duquel il n’y a pas de place pour le mythe de la con¬ naissance de soiis. Narcisse est le type de l’orgueilleux en amour, qui, par la mort, trouve son guerredon e sa mérité (v. 1506). L’exemple doit inviter les dames à ne pas être trop farouches à l’égard de leurs soupirants. Ainsi, la fable de Nar¬ cisse aurait tout aussi bien pu être gravée sur la première des flèches funestes du dieu d’Amour. Il se peut cependant que l’avertissement aux dames soit aussi un avertissement adpersonam et qu’ici comme ci-dessus (v. 1313 et suiv.), l’ac¬ teur cède le pas à l’auteur. Or la fable de Narcisse est aussi la fable d’une fontaine. On se rappelle : Nar¬ cisse tombe amoureux de son image, Narcisse se meurt. La fontaine est la cause et de l’amour et de la mort. Guillaume de Lorris, conscient du danger, hésite un instant:

1515

1522

, , , . , ... dedenz n osai regarder, Ainz començai a coarder. Quant de Narcisus me sovint, Cui malement en mesavint; Mais je me pensai qu’asseür, Senz peor de mauvais eür, A la fontaine aler pooie: Por folie m’en esmaioie.

N’étant pas orgueilleux, il n’a aucune raison de craindre la mort. Quant à l’amour, il serait le premier à se féliciter de le rencontrer. N’a-t-il pas avoué, tout à l’heure, son envie d’entrer dans le paradis des amoureux? Les gens de la carole qui se sont retirés pour doneier (v. 1294), ont donné à Guillaume l’idée de l’amour. Les deux pierres de cristal qu’il va voir au fond de la fontaine, vont «cristalliser» cette idée, en lui désignant son objet. La fontaine de Narcisse de¬ vient ainsi le «miroir périlleux», où, l’amour passant de la puissance à l’acte, Guillaume rencontre son destin. Dès lors, le moi du rêveur est concerné per¬ sonnellement. Le spectateur s’est transformé en acteur. 1571

C’est li miroers perilleus. Ou Narcisus li orguilleus Mira sa face e ses iauz vairs,

Félix Lecoy, édition du Roman de la Rose, 1.1, p. 275. I* Aucune allusion à h, folie de Narcisse comme dans la littérature française et otcitane antérieure. 300

1578

Don il jut puis morz toz envers. Qui en cel tniroer se mire Ne puet avoir garant ne mire Que tel chose a ses iauz ne voie Qui d’amer l’a tost mis en voie.

L’idée de la mort de Narcisse est subordonnée à l’idée de la naissance de l’amour. En n’utilisant qu’un seul aspect de la fable, Guillaume de Lorris est d’ailleurs en parfait accord avec la technique de l’allégorie exégétique, qui ne fait que très rarement appel à tous les sens possibles d’un texte donné. Ainsi, dans cette aven¬ ture personnelle de Guillaume de Lorris, la fontaine de Narcisse devient la seule fontaine d’amour (v. 1597)^9. Cette fontaine devient aussi fontaine de connaissance, car elle fait connaître à Guillaume de Lorris le but de son exis¬ tence. Par cette fontaine, le plein épanouissement sera possible (toujours à l’in¬ térieur du jardin du monde courtois, bien entendu). Guillaume de Lorris ne commence à vivre qu’à partir de l’aventure du miroir périlleux 1600

Mais jamais n’orroiz miauz descrive La vérité de la matere Quant j’avrai espons le mistere.

C’est la deuxième fois qu’il fait allusion à la vérité cachée. Guillaume est cons¬ cient de son art. '9

Aux

V.

1598-99, Guillaume de Lorris affirme que cette fontaine d’amour se rencontre souvent

en roman‘:(^ e en livre. Nous ignorons à quels textes il fait allusion. Un indice est peut-être fourni par les V.

1588-89:

Car Cupido, li fîz Venus, Sema ici d’Amors la graine.

C’est la seule mention de Cupidon, dans tout le Roman de la Rose. Guillaume de Lorris distingue-t-il ici entre Cupidon et Amour? Il ne serait pas seul à le faire; cf. ci-dessus, chapitre sur Huon de Méry, note iio. La source de l’épisode pourrait fort bien se trouver en livre, c’est-à-dire dans la littérature latine. “ Sur la fontaine de Narcisse dans le Roman de la Rose, voir les études de Jean Frappier, ‘Variations sur le thème du miroir, de Bernard de Ventadour à Maurice Scève’, CAIEF ii (1959) 149-152, et Erich Kôhler, ‘Narcisse, la fontaine d’Amour et Guillaume de Lorris’, JS 1963, 86-103 (même ar¬ ticle dans les actes du colloque de Strasbourg de 1962: U Humanisme médiéval dans les littératures ro¬ manes du XIP au XIV^ siècle, Paris, 1964, 147-164; et dans le recueil du même auteur. Esprit und arkadische Freiheit, Frankfurt a. M. et Bonn, 1966, p. 123-141). Les savantes recherches d’Erich Kôhler poussent l’analyse peut-être un peu trop loin. Le pin à côté de la fontaine, par exemple, pourrait être l’arbre de vie ou l’arbre de la connaissance ou les deux à la fois - mais il pourrait aussi ne pas l’être. Nous n’en savons rien. Il est des motifs dont la valeur symbolique s’estompe. On citerait facilement de nombreux exemples contemporains, où une fontaine se trouve à l’ombre d’un pin et où le souvenir de l’Eden s’est complètement effacé. Quant au mythe de Narcisse, nous estimons qu’il est inopportun de mobiliser la psychanalyse dans le cas de Guillaume de Lorris. Il nous semble que celui-ci part du miroir et des cristaux et que la fontaine de Narcisse ne vient qu’en second lieu. Le mystère entier ré¬ side dans les cristaux; du mythe de Narcisse, Guillaume de Lorris n’a pris que les éléments qui lui convenaient: le reflet qui conduit à l’amour et le danger. - Voir aussi F. Goldin, The Mirror of Narcissus in the Courtly Love Lyric, Ithaca, N. Y., 1967. 301

Les yeux de la dame, les cristaux, lui apprennent son destin. Si Narcisse se connaît directement, le poète courtois ne se connaît que par la rencontre avec la dame. En elle se reflète tôt l’estre dou vergîer dy. 1561). La connaissance de soi s’intégre dans la connaissance du monde courtois. Or pour le moment, Guillaume ne voit pas une rose, mais toute une roseraie : 1615

Ou miroer, entre mil choses. Choisi rosiers chargiez de roses, Qui estoient en un destor. D’une haiete clos entor.

Il aperçoit donc, à l’intérieur du verger, un lieu plus secret, plus intime, pro¬ tégé. C’est le royaume de l’amour, mais pas encore l’amour d’une dame parti¬ culière. L’attraction de ces roses est pourtant irrésistible. Guillaume s’approche. Parmi les roses, Guillaume choisit le plus beau des boutons. On notera que les roses épanouies ne l’intéressent guère, puisqu’elles 1646

Sont en un jor toutes alees.

Réflexion bien naturelle, dira-t-on, mais assez curieuse aussi, dans la bouche d’un poète courtois. Guillaume de Lorris, en variant le thème du carpe diem, se souvient ici bien plus de la poésie latine érotique que de la lyrique courtoise Ce détail montre encore une fois que le songe du Roman de la Rose est une ré¬ miniscence et que l’auteur, tout en étant de plus en plus concerné par l’action, traite le sujet avec un certain détachement. Uinnamoramento est raconté en deux,temps. Après le symbolisme des cristaux, Guillaume de Lorris en vient à l’allégorie des flèches du dieu d’Amour. Il est successivement blessé par Beauté, Simplesse, Courtoisie, Compagnie et Beau Semblant. Si Guillaume de Lorris avait voulu composer un traité rigide, la troisième flèche aurait dû s’appeler Franchise, comme dans la présentation des deux jeux de flèches, et non pas Courtoisie. Gui de Mori, plus pédant, corri¬ gera «l’erreur» de Guillaume, en rétablissant Franchise dans ses droits Les commandements d’Amour (v. 1881-2764). Le temps est venu où l’Amant peut entrer en contact direct avec le dieu d’Amour. Sur presque mille vers, la narratio allégorique est pratiquement abandonnée, car, après s’être déclaré son homme lige, l’Amant apprend, de la bouche du dieu d’Amour, non seulement les commandements d’Amour, mais aussi quelles souffrances l’attendent et comment il pourra les supporter. Cet enseignement sort donc du cadre alléAttitude analogue dans la Cour d’Amour occitane. Voir aussi Conon de Béthune, qui se moque des faveurs d’une femme d’un certain âge pale et descoulouree (éd. Wallenskôld, n° lo), et Bernard de Ventadour, Lo gens tems de pascor (éd. Lazar, n° 17). “ Le passage relatif à la flèche Courtoisie a parfois été considéré comme étant une interpolation; cf. Nicola ZingareUi, ‘L’aUegoria del Roman de la Rose’, dans Studii dedicati a Francesco Torraca nel XXXVI anniversario délia sua laurea, Napoli, 1912, p. 507-509. 302

gorique. Mais il est précédé par une nouvelle allusion à la senefiance du roman. Ce passage important ayant donné lieu à des interprétations fort divergentes, nous le transcrivons en entier : 2057

2076

Li deus d’Amors lors m’encharja, Tôt ensi con vos orroiz ja. Mot a mot ses comandemenz : Bien les devise cist romanz. Qui amer viaut or i entende, Que li romanz des or amende; Des or le fait bon escouter. S’il est qui le sache conter. Car la fin dou songe est moût bele Et la matire en est novele. Qui dou songe la fin orra. Je vos di bien que il porra Des jeus d’Amors assez aprendre, Por quoi il vueille tant atendre Que j’espoigne e que j’enromance Dou songe la senefiance. La vérité, qui est coverte, Vos sera lores toute aperte Quant espondre m’orroiz le songe, Car il n’i a mot de mençonge.

Ernest Langlois avait cru que l’explication du songe consistait justement dans les commandements d’Amour, qui font directement suite au passage cité. Lan¬ glois écrit : « Cette fin du songe, qui doit en être la partie la plus belle, c’est pré¬ cisément ici qu’elle commence; l’auteur le dit formellement, et l’expression or ou dés or, trois fois répétée, ne peut laisser aucun doute sur sa pensée. C’est maintenent qu’il faut bien faire attention, car c’est maintenant que le roman se transforme et devient plus beau, c’est maintenant qu’on va apprendre à aimer»^3_ Sur un point, le savant éditeur du Roman de la Rose a raison : c’est maintenant que celui qui veut aimer doit faire attention. Mais il a tort d’affirmer que «c’est pré¬ cisément ici» que la fin du songe commence. Nous sommes tout juste au beau milieu du songe. Dans la deuxième partie du passage cité, Guillaume de Lorris emploie le futur {orra, porra), et demande au lecteur dCatendre. C’est lores seule¬ ment que la vérité «couverte» sera expliquée. L’allusion à la senefiance concerne l’ensemble du roman 2^^. Si Guillaume de Lorris insiste sur la nouveauté de la ma^3 Histoire de la Langue et de la Littérature française, publiée sous la direction de L. Petit de Julieville, t. II, Paris, 1896, p. 118-19. ^ «De telles allusions à la senefiance de l’ensemble, qui n’apparaîtra que plus tard, se rencontrent justement aux endroits où le poète nous expose ouvertement les règles générales de son Ars amandi, c’est-à-dire quand il traite des dix flèches à’Amor, de la fontaine au bel Narcisus et des Comandemen^

tière de cette fin du songe, il a entièrement raison, et prouve une fois de plus qu’il est parfaitement conscient de ce qu’il fait. L’énumération des «Vices» et l’assemblée des Vertus sont en effet, en tant qu’invention, moins nouvelles que les personnifications de la seconde partie du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris. allégorie dynamique (v. 2765-4058), Cette fin du songe (incomplet) de Guil¬ laume de Lorris n’est pas une «psychomachie» dans l’acception traditionnelle du terme, puisque les dramatispersonae ne sont pas seulement les sentiments de la femme ou les différents aspects sous lesquels la femme apparaît à l’homme, mais encore l’Amant lui-même, qui aura à soutenir un débat avec sa propre raison, et des tiers, soit des amis, comme Ami, soit des ennemis, comme Male Bouche, Jalousie et, dans une certaine mesure, la Vieille. Le Moi de l’Amant, les mille facettes de la dame, les obstacles intérieurs et extérieurs, tous ces diffé¬ rents plans sont savamment mélangés. Le récit, de Unéaire qu’il était, se com¬ plique et devient dramatique. Toutefois, le sujet est clair: il s’agit de la con¬ quête de la femme et non pas de quelque service d’amour courtois qui aurait sa fin en lui-même. L’allégorie dynamique de cette deuxième partie n’est pas une mise en scène des commandements d’Amour. Tout au plus l’Amant se souviendra-t-il des conseils pratiques du dieu d’Amour Pour ce qui est du premier épisode, on croit d’abord avoir affaire aux anti¬ thèses et aux rapports de parenté bien connus de l’allégorie morale. Au fils de Courtoisie, Bel Accueil, s’oppose Danger, le vilain. La perspective étant celle de l’homme, on peut comprendre que la dame courtoise réserve à l’amoureux un «bel accueil», tandis que la dame «vilaine» lui oppose un refus. Puisque Danger est garde de to'q^ les rosiers (v. 2828), il doit personnifier une attitude générale. Les trois autres gardiens des roses. Male Bouche, Honte et Peur, nous renseignent sur la nature de ce t&bis-dangier. Ce Danger n’est ainsi pas une pure et simple personnification du refus: c’est un refus motivé. Les allégories de Guillaume de Lorris sont plus nuancées que celles de la tradition morale, celles de Huon de Méry, par exemple. Male Bouche (la crainte des mauvaises langues) et Peur, A-mor, donc justement là où le lecteur croit avoir tout compris. [...] Cette senefiame à laquelle nous n’avons pas encore accès, il faut la chercher plutôt dans les figures, leur apparition selon la situation, leurs rapports avec amant et dame, donc dans le sens allégorique de l’événement. » Hans Robert Jauss, ‘La transformation de la forme allégorique entre 1180 et 1240: d’vVlain de LiUe à Guillaume de Lorris’, dans UHumanisme médiéval dans les littératures romanes du XIP au XIV^ rw/e, Paris, 1964, p. 109 (Actes et colloques, 3). 25 Lorsque le dieu d’Amour prédit des aventures griés e dures (v. 2267/8), il recommande à l’Amant de chercher un confident (v. 2686 et suiv. ; cf. v. 3102 et suiv.) et de graisser la patte à la pucele de l’osteKj. 2557 et suiv.). De pareilles recommandations doivent beaucoup plus à Ovide qu’au code de l’amour courtois. L’intervention du personnage d’Ami amènera l’Amant à changer sa tactique amou¬ reuse ; quant au deuxième expédient, nous ne savons pas si Guillaume de Lorris y aurait recouru, bien qu’il soit probable que la Vieille, telle la pticele de Vostel, n’aurait pas refusé les cadeaux de l’Amant. 304

qui fist Jalosie venir (v. 2860), s’expliquent par le contexte social, tandis que Honte, li miaw^ vaillan’^ d uus, symbolise un sentiment qui, aux yeux de Guillaume de Lorris, est plus noble. Au sujet de Honte, Guillaume fait une digression, pour expliquer que cette fille de Raison et de Méfait a été appelée par Chasteté, laquelle se voit constamment assaillie par Vénus. Celle-ci semble donc incarner la Luxuria, la bien connue, mais la suite fera comprendre qu’ici encore, Guil¬ laume de Lorris reprend la terminologie morale dans un sens très précis. Bel Accueil offre a l’Amant une femlle (v. 2876), cueillie près du bouton. Cette feuille, qui appartient a la famille de Phillis et de Hueline, doit symboliser une première faveur. Sur quoi l’Amant se déclare, et avoue qu’il désire mieux. C est le bouton qu’il veut. On imagine que Bel Accueil refuse net. Toutefois, il a une réponse curieuse : 2915

Vilains estes dou demander : Laissiez le croistre e amender.

Le désir de l’Amant va à l’encontre des règles de la courtoisie, soit. Mais que penser du second vers de la réponse de Bel Accueil? Faut-il comprendre que les roses sont faites pour s’épanouir et non pas pour être cueillies - ou simplement que la demande de l’Amant a été quelque peu intempestive? Ce refus serait-il en même temps une promesse? Puisque nous savons comment le

roman

va finir,

la question est ici de savoir jusqu’à quel point Bel Accueil est complice, et dès le début, du désir de l’Amant ^6. Danger survient, et met l’Amant en fuite. De gardien de toutes les roses, il devient maintenant le gardien d’une rose particulière. L’Amant éconduit se fait des reproches. De quoi? d’avoir désiré le «bouton»? Nenni: 2953

... si me repens Don onques dis ce que je pens.

Sa pensée, il ne la regrette pas. De n’avoir pas l’avoir cachée, voilà sa folie (v. 295 5). - Ce premier épisode se termine par une brève apparition de dame Raison, qui essaie, en vain, de faire renoncer l’Amant à son amour. Se souvenant des instructions du dieu d’Amour (v. 2663), l’Amant va trou¬ ver un confident qui Amis ot non (v. 3109). Celui-ci lui conseille une nouvelle tactique plus souple : 3127

Je conois bien pieç’a Dangier: Il a apfis a laidengier, A laidir e a menacier Cens qui aiment, au comencier;

Intervention curieuse, aussi, que celle de Danger, qui exclut Bel Accueil de sa malédiction : 2930

Dehé ait, senz vos solement. Qui en cest vergier l’amena I

3133

Pieç’a que je l’ai esprové. Se vos l’avez félon trové, II iert autres au derrenier.

Ne demandant pas mieux, l’Amant s’en retourne chez Danger, et obtient son pardon, toutefois sous condition de rester en dehors de la haie. Nous avons là une preuve supplémentaire de ce que Danger n’est pas une personnification rigide du refus. Ce personnage allégorique, tout désagréable et vilain qu’il soit, se laisse toucher; il est capable de différentes réactions. Il est un personnage de roman ^7, Guillaume de Lorris a donc présenté à sa dame des excuses. Le débat ne se limite néanmoins pas à un débat entre la dame et l’amoureux, car le comporte¬ ment de celui-ci éveille d’autres sentiments, la Franchise et la Pitié, qui militent en faveur de l’amoureux précédemment éconduit. L’apparition de ces nouvelles personnifications est ainsi motivée par l’attitude du héros. La Franchise qui exhorte Danger à se montrer clément, n’est donc pas identique à la Franchise de la carole. Le même nom s’applique une fois à une allégorie générale, et une autre fois, à une allégorie particulière. L’intervention de Pitié et Franchise permet le retour de Bel Accueil, qui re¬ conduit l’Amant à l’intérieur de la haie. Nouveau changement de plan; nous abandonnons les personnifications, pour contempler de nouveau la rose avec les yeux de l’Amant. 3357

Si con j’oi la rose apressiee, Un poi la trovai engroissiee ...

3362

... si m’abelissoit Ce qu’el n’iere pas si overte Que la graine fust descoverte; Ançois estoit encore enclose Entre les fueilles de la rose ...

3371

Ele fu, Deus la beneïe. Assez plus bele espaneïe Qu’el n’iere avant e plus vermeille.

Mais conformément aux doctrines de l’époque, un vilain reste un vilain (voir p.ex. le person¬ nage de Farès, dans l’épisode d’Anseau de Partonopeus). Danger, ayant dormi pendant l’épisode du baiser, doit se laisser dire : 3695

II n’afiert pas a vostre non

3700

Vilains qui est cortois enrage.

Que vos faciez se enui non. Il n’en reste pas moins qu’à l’intérieur de ces limites, le comportement de Danger peut varier. 3762

... Dangiers devient plus divers E plus fel qu’il ne soloit estre.

Guillaume de Lorris combine le Dangier personnifié avec le personnage du vilain des romans courtois.

306

Cette allégorie de la rose à moitié épanouie nous semble signifier deux choses. En premier lieu, elle introduit la notion du temps. On se souvient que Bel Ac¬ cueil a prié l’Amant de laisser la rose croistre e amender (v. 2916). La voici de¬ venue plus belle. Il faut comprendre que la jeune fille a grandi (v. 3 362/3). Mais la rose ne saurait simplement être identifiée avec la femme. Pour les amateurs de délimitations précises (difficiles à tracer dans une œuvre poétique...),nous hasar¬ derons la distinction suivante : chaque fois que l’Amant se trouve vis-à-vis de la rose, celle-ci peut être identifiée avec la dame; mais dès que l’Amant se trouve en présence de personnifications, la rose a une autre signification. Elle sym¬ bolise alors l’amour de la dame. Ainsi la rose épanouie, telle que nous l’avons rencontrée dans les passages cités ci-dessus, marque une progression de l’amour dans le cœur de la dame. Et ainsi le Roman de la Rose est tout à la fois l’histoire d’une conquête matérielle de la dame et celle de son amour. A la vue de la rose, l’Amant ne peut se retenir, et demande un baiser. Bel Accueil, par crainte de Chasteté, fait des difficultés et déjà l’Amant, rendu pru¬ dent par l’expérience, cesse d’insister - sans pour autant perdre tout espoir, ce que, en s’adressant au lecteur, Guillaume de Lorris exprime de la façon sui¬ vante:

3414

1, • Vous savez bien qu au premier cop Ne cope l’en mie le chesne, Ne l’en n’a pas le vin de l’aisne Tant que li pressoirs soit estroiz.

Ce cHn d’œil au public ne surprendra que ceux qui croient à un Guillaume de Lorris candide et inoccent. Or voici que Vénus vole au secours. Son brandon, apprenons-nous, 3426

A eschaufee mainte dame.

Cette Vénus n’est ainsi pas la Ruxuria tout court, mais la sensualité de la femme. Grâce à elle, le baiser dow:^ e savoré est octroyé. Le baiser décide de la conquête. La femme cédera. Aucun lecteur de l’époque ne se trompera. Que cette conquête se réalise, ne dépend dès lors que de fac¬ teurs extérieurs, en dehors de la volonté de la dame. Bel Accueil en était pleine¬ ment conscient, lorsqu’il déclarait: 5403

3408

Car qui au baisier puet ataindre A poine puet atant remaindre; E sachiez bien cui l’en otroie Le baisier, il a de la proie Le miauz e le plus avenant, Si a erres dou remenant.

A l’époque, on savait fort bien ce qu’il fallait entendre par le remenant ou le sur¬ plus. Et pour ne pas laisser subsister le moindre doute, Guillaume de Lorris an-

nonce lui-même la fin que prendra l’aventure - et ceci juste après l’épisode du baiser ! 3499

3504

Des ore est droiz que je vos conte Cornent je fui mellez a Honte, • Par cui je fui puis moût grevez, E cornent li murs fu levez E li chastiaus riches e forz, Qu’Amors prist puis par ses esforz.

La structure du roman laisse d’ailleurs présumer cette issue de l’aventure amoureuse. A la fin du XIII® siècle. Gui de Mori verra dans le Roman de la Rose une illustration des gradus amoris: visus, alloquium, tactus, hasium, factum'^^. Il aura parfaitement raison. Voici les degrés que franchit Guillaume de Lorris^®: Tout commence par la vue, et même doublement, car Guillaume voit d’abord la rose dans les cristaux de la fontaine d’Amour et ensuite il est blessé par les flèches de Doux Regard. \Jalloquium est représenté par Bel Accueil, qui signifie non seulement le bel accueil en général, mais plus particulièrement la conversation courtoise. Bel Accueil est le fils de Courtoisie, laquelle, à son tour, est accompagnée par un chevalier biaus parliers^^. Le tactus est symbolisé par la feuille que l’Amant reçoit des mains de Bel Ac¬ cueil. Enfin le baiser. Il est même possible que Guillaume de Lorris ait fait une allusion voilée aux cinq degrés de l’amour, dès la première description de la rose : 1662

De fueilles i ot quatre paire

1666

E par desus siet li boutons.

Dans ce contexte, le bouton aurait alors une valeur érotique très précise. On comprendrait aussi pourquoi le désir de cueillir ce bouton a tant effrayé Bel Accueil. Les choses ne pouvant se passer ainsi, force est à l’Amant d’accepter de jouer lejeus d’Amors (v. 2069), la progression conforme aux degrés d’amour. La dame étant virtuellement conquise, le retard doit ainsi être causé par des forces extérieures. C’est ce qui va se passer. Male Bouche, Jalousie et la Vieille^^ entrent en action. Male Bouche réveille Jalousie, qui accable Bel Accueil de Voir notre article ‘Gui de Mori et Guillaume de Lorris’, Vax Romanica, 27 (1968) 106-137. Voir aussi L. J. Friedman,‘Gradus Amoris’, RP 19 (1965/6) 174-75. Sur les « degrés del’amour», voir notre chapitre sur Guiraut de Calanso. 30

Gui de Mori ira jusqu’à identifier ce chevalier avec Bel Accueil! Voir ci-dessus, note 15.

31 L’apparition de la Vieille qui

toute la vieille dance (v. 3936) est trop brève pour permettre d’en

tirer des conclusions définitives. Un regard sur la littérature érotique de l’époque laisse néanmoins présumer que ce personnage finira par être complice du désir de l’Amant. Cf. ci-dessus, note 25. 308

reproches. L’Amant s’enfuit. La dame, c’est-à-dire Bel Accueil, Honte et Peur, doit ainsi seule faire face a Jalousie, qui représente une troisième force, soit mari, soit parents, soit n’importe quelle personne ayant des droits sur la dame. Celleci doit s incliner. Les réactions de Peur et de Honte ne sont cependant pas identiques. Si Peur, toute tremblant (v. 3638), propose de rappeler Danger à son devoir. Honte se permet de prendre la défense du courtois Bel Accueil. Elle considéré donc que les rapports avec l’Amant n’ont pas franchi les limites qu’impose la courtoisie. Uallégorie du château. Jalousie fait enfermer Bel Accueil et les roses dans un chateau fort. Guillaume de Lorris reprend ici, en le modifiant, le château décrit dans le De Amore^^. Chez André le Chapelain, la porte Est est celle du dieu d’Amour; la porte Sud, celle des dames qui savent choisir des amants dignes; la porte Nord, celle des archiprudes; enfin la porte Ouest, celle des femmes «communes». Voici les gardiens des portes du château de Jalousie: Danger

à la porte orientale.

Honte

à la porte méridionale.

Peur

à la porte septentrionale.

Male Bouche à la porte occidentale. Puisque Peur se trouve a main senestre (v. 3882), l’Amant doit être vis-à-vis de Danger. L’Amant est l’homme lige du dieu d’Amour, il est donc naturel qu’il se tienne devant la porte qu’André le Chapelain assigne au dieu d’Amour. Peur occupe la place des dames in sinistra positas. On a vu que Peur est liée à Jalousie (v. 2860-61), à cette Jalousie qui déclare que Luxure reine par tôt (v. 3606). On comprend ainsi que la porte septentrionale soit réservée aux dames qui, ayant une «peur» excessive de tout ce qui ressemble de loin à la luxure, refusent l’amour, quae amare récusant. Quant à Male Bouche, c’est le seul personnage du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris qui soit résolument antiféministe : 3903

«Il n’est nule qui ne se rie S’ele ot parler de lecherie; Geste est pute, ceste se farde, E ceste folement regarde ...»

La porte de Male Bouche correspond donc à la porte des meretrices d’André le Chapelain. Honte enfin, qui avait pris la défense du courtois Bel Accueil, oc¬ cupe de droit la place de celles quae amare volunt et dignos non repellunt amantes. La lumière vient de l’Orient, où se trouve le dieu d’Amour, et inonde les dames qui occupent la partie méridionale, quia, quum sint in meridie cunctae dispositae, ab ispsius in oriente habitantis Amoris meruerunt radio coruscari^^. 32

Andréas Capellanus, De Amore libri très, éd. A. Pagès, Castellôn de la Plana, 1930, p. 45-46.

33

De Amore, p. 46.

Avec le château de Jalousie, Guillaume de Lorris revient à l’allégorie géné¬ rale et statique, puisque ce château renferme non seulement la rose particuUère de l’Amant, mais bien toutes les roses. 3850

... entre le baile e la tor Sont li rosier espés planté.

3943

El n’a mais garde que glouton Li emblent rose ne bouton.



A la fin du roman, Guillaume de Lorris crée une situation qui permet (théori¬ quement du moins, car le récit s’arrête) de très longs développements. Dans sa partie dynamique, le Roman de la Rose est l’histoire de la conquête de l’amour d’une femme. L’introduction d’obstacles extérieurs aussi bien que la nouvelle signification allégorique générale des personnifications, fait prendre au roman une nouvelle tournure. Pour parler allégorie, nous dirons que Guillaume de Lorris s’est surtout promené à l’Est et au Sud du château, sous le soleil de l’amour courtois. Jean de Meun préférera la brise et le vent de l’Ouest, les tempêtes de Faux Semblant et de Vénus. Il n’existe pas de clé pour hre l’allégorie du Roman de la Rose. Les concepts évoluent, et demandent une interprétation qui tienne chaque fois compte de la situation particulière de l’Amant et des personnifications. L’allégorie de Guil¬ laume de Lorris tient ainsi bien plus du roman courtois que des poèmes allé¬ goriques religieux. Cette constatation vaut aussi pour les descriptions, dont la variété n’a de parallèle que chez Martianus Capella, chez Prudence et chez Alain de Lille, mais dont la technique rappelle celle des romans. Maniant avec aisance l’allégorie statique et descriptive aussi bien que l’allégorie dynamique, mé¬ langeant les plans, passant du général au particuHer et vice versa, Guillaume de Lorris ajoute à la diversité de sa narratio un sensus allegoricus souple et tout en mouvement. L’art d’Amour enclose dans le Roman de la Rose, dépasse de loin les commandements un peu secs du dieu d’Amour, et va de la courtoise carole aux gradus amoris. Guillaume de Lorris se rend parfaitement compte que cet amour est un jeu. Expert en littérature latine érotique et en Httérature courtoise fran¬ çaise, il a bien mérité le titre de saichant docteur Le roman de la Poire On aurait pu terminer en beauté, avec cet art d’amour de Guillaume de Lorris, d’autant plus que les deux œuvres que nous allons présenter semblent posté“* Que lui décerne un nommé Philibertus, autour de 1400 (BN fr. 24389; cf. E. Langlois, Les Ma¬

3

nuscrits du Roman de la Rose, p. 58-59). Et pour citer un critique moderne: «Non da un avvenimento mondano traeva diretta ispirazione e prendeva norma e guida, ma da studio e cultura letteraria.» N. ZingareUi, dans Studii dedkati a Francesco Torraca ..., Napoli, 1912, p. 498. 310

rieures au Roman de la Rose. En tant qu’allégorie soutenue, centrée à la fois sur le moi du poete et sur l’amour en général, le Roman de la Rose est unique, mais il n’est pas seul à faire usage de l’allégorie pour les choses de l’amour, tout comme sa manière allégorique n’est pas la seule possible. Les poèmes allégo¬ riques français de l’amour sont aussi variés que les poèmes occitans; ne seraitce que pour rétablir un juste équilibre, le Roman de la Poire et la Complainte d’Amour méritent une brève mention. Il y eut jadis une petite querelle littéraire au sujet du Roman de la Poire, car certains critiques prétendirent que l’auteur en était Thibaut de Champagne et que le roman racontait son amour pour Blanche de Castille, la veuve de Louis VIII. Cela eût été trop

beau^s.

L’auteur s’appelle en effet Thibaut, mais le

nom de sa dame est Agnès. Le Roman de la Poire, très mal édité, n’a pour ainsi dire jamais été étudié ^6, bien qu’il présente un intérêt certain pour l’historien de la littérature. Nous allons nous limiter, autant que faire se peut, aux éléments allégoriques du roman. Dans La Correspondance Littéraire du mois de mai 1858, p. 163-164, Henri Michelant (sous la ru¬ brique «Questions et réponses. Les Amours de Blanche de Castille») veut identifier la dame du Roman de la Poire avec la reine de France. Comme preuve, il allègue aussi les miniatures d’un des manuscrits, où la dame est représentée avec une couronne en or ou avec une coiffure de veuve (?), tandis que ses habits et ceux de l’Amant sont fleurdelisés. - Les extravagances de Michelant furent bien vite re¬ poussées ; cf. Paulin Paris, ‘Nouvelles recherches sur les amours de la reine Blanche et de Thibaud, comte de Champagne’, dans Le Cabinet historique, 4 (1858) première partie, p. 129-42. Michelant ne semble avoir été qu’à moitié convaincu, car il écrivit à W. L. Holland : «Je ne sais si le nom de la dame est bien, comme je le crois. Blanche ou en 6 lettres Blance ou Bianca ...»; cf. W.L. Holland, ‘Über den Roman de la Poire’, dans Jahrhuch fur romanische und englische Literatur, 2 (1860) 365-368. 36 L’édition de Friedrich Stehlich est lamentable (Messire Thibaut, Li Roman':^ de la Poire, Halle, 1881). Cette édition fourmille de vers parfaitement inintelligibles, pour ne rien dire de la kyrielle de contresens de tout ordre. Des juges compétents l’ont vite remarqué: «Fine nach allen Richtungen ungenügende Edition; unglaubliche Verballhornung des alten Textes» (H. Morf); «es fàllt schwer zu glauben, jemand kônne sich einbilden, er verstehe einen Text von der Beschaffenheit des vorliegenden» (A. Tobler). Pour les corrections proposées, voir les comptes rendus d’A. Mussafla, dans Zeit¬ schrift für die ôsterreichischen Gymnasien, 33 (1882) 57-64, d’A. Tobler, dans Literaturblattfiirgermanische und romanische Philologie, 2 (1881) col. 437-440, et de K. Bartsch, dans ZRP 5 (1881) 571-75 (impor¬ tant pour l’identification des chansons). - A consulter: l’article d’Emile Littré, dans HLF 22 (1852) 870-879, qui donne une analyse accompagnée de quelques extraits. Les emprunts au Roman de la Rose de Guillaume de Lorrls ont été signalés par F. Stehlich, p. 10 de son édition, et par E. Langlois, au 1.1, p. 6-8, de son édition du Roman de la Rose. Pas d’article sur la Poire, dans le DLMA. Le Roman de la Poire est conservé dans deux manuscrits. Le BN fr. 2186, du XIII® siècle, est un manuscrit d’apparat, et ne contient que notre roman; il est orné de miniatures et de vignettes. Le BN fr. 12786, de la fin du XIII® ou du cormnencement du XIV® siècle, donne un texte plus complet. Il devait être illustré, mais les miniatures n’ont pas été exécutées. Ce manuscrit contient, entre autres, la première partie du Roman de la Rose avec la conclusion apocryphe (cf. E. Langlois, Les Manuscrits du Roman de la Rose, p. 49-52). A la fin d’un troisième manuscrit, le BN fr. 24431, du XIV® siècle, ont été ajoutés neuf fragments du Roman de la Poire, parmi lesquels se trouvent trois débuts de chansons avec notation musicale.

Thibaut raconte une histoire d’amour vécue. Comme tant d’autres, il sou¬ ligne la nouveauté de l’entreprise : 385

Car vos n’oïstes més pieça Conter d’amors en nul endroit, Con vos orroiz ci or endroit.

Malgré le caractère topique d’une pareille assertion, Thibaut n’a pas tort, car il réunit, dans son roman, des éléments de la poésie lyrique, du roman et du poème allégorique. Le Roman de la Poire est une devinette. Pour construire son œuvre, l’auteur part de son nom et de celui de sa dame. Il cherche dans le répertoire lyrique, ou compose lui-même (la question est encore à étudier), des chansons qui commen¬ cent par les lettres correspondantes. Les voici: 837

A mon voloir ont choisi mi ueill...

890

N ’est il bien reisons, or i pensez Que cil qui mielz aime soit mielz amez ...

949

N us n’atoche a moi, s’il n’aime par amors ...

1151

E insi nos meine / li maus d’amors, / Einsi nos meine ...

1424

S e ge n’ai s’amors, / la mort m’a Donee, / ge n’i puis faillir ...

2413

T ant ai leal amor requise C’ore le sai a ma devise ...

2440

I e n’oi onques d’amors joie. Or croi bien que ge l’auré.

2483

B ien doi endurer le mal Puisque j’ai ami leal ...

2503

A lui m’en vois, / ne m’en tendroie mie, / Diex, ge l’aim tant...

2567

V os auroiz la seignorie, / amis, Sor moi, / ce que mes mariz n’a mie.

2604

T el dit qu’il se muert d’amor Qui ne sent mal ne doulor ...

De plus, Thibaut commence son roman par un vers qui est une allusion au nom de sa dame :

I

. . . Amors, qui par A se commence.

et reprend le même jeu au vers 284, An, Diex ... Il faut savoir que le nom de la dame et celui àd Amors commencent et se terminent par la même lettre (v. 2789/ 312

9o) et que, si le dieu d’Amour a six ailes (v. 27), c’est parce que les noms de Tibaut et celui de sa dame se composent de six lettres (v. 1798 et 2730/1). Pour tourner la difficulté que présente à cet égard le nom d’Agnès ou d:Annés, l’au¬ teur ajoute une lettre superfétatoire, soi-disant pour «encombrer les devineurs», mais en réaüté pour satisfaire son goût du parallélisme. Goût détestable, au de¬ meurant : 1815 Cele qui est tant avenant, Por cui ge sueffre tel eshan Ou sopirs me fet dire : Hanl Nés deslors, ce puis bien jurer. Que ge vos vi, ne poi durer. Voilà pourquoi les messagères de la dame sont au nom de cinq plus une (Sub¬ tile Pensée, Simplece, Loyauté, Mesure, Pitié, plus Contenance). Puisque le nom de la dame a été révélé deux fois (premières lettres des chansons et Hannés), l’auteur ajoute une deuxième devinette, pour parfaire ce parallélisme, au sujet du nom de Tibaut. Lisez, dit la dame, ce nom par retropration et renversez le b. 2739

Adonques enz en icele ore Me monstre Amors et li otroie En latin que ge seue soie.

Le subtil lecteur trouvera ainsi que Tibaut vaut tua sit. Le Roman de la Poire est un jeu. L’insertion de pièces lyriques

dans un poème narratif n’est pas de l’inven¬

tion de Thibaut. Jean Renart dans Guillaume de Dole et Gerbert de Montreuil dans le Roman de la Violette ont mis ce procédé à la mode^». Ce qui en revanche est nouveau, c’est l’emploi de ce procédé dans un poème narratif d’amour ra¬ conté à la première personne. Nous disons : poème narratif, roman - mais n’estil pas autre chose encore, ce Roman de la Poire ? N’aurait-il pas été chanté et ré¬ cité? ne serait-il pas un véritable jeu? Tout au long du roman intervient un in¬ terlocuteur qui pose des questions, fait des remarques narquoises, s’émerveille, ou émet des doutes au sujet du récit de l’auteur, qu’il appelle biausfrere (v. 5 51) ou biaus mestre (v. 583). Est-ce une imitation d’une technique chère au roman courtois de l’époque? s’agit-il d’un interlocuteur fictif, mimé par le récitant, ou d’une deuxième voix, qui aurait aussi chanté les pièces

lyriques ^9?

Au juste,

nous n’en savons rien. Toujours est-il que cet interlocuteur représente un élé¬ ment dramatique qui a facilement pu être mis en relief lors de la récitation. L’impression d’être en présence d’un jeu est renforcée par la longue introduc3’

Aux chansons que nous avons citées, il faut ajouter cinq autres dont les premières lettres forment

AMORS (v. 2793, 2816, 2861, 2932, 2951). 3*

D.L. Buffum, dans son édition du Roman de la Violette, SATF, Paris, 1928, p. LXXXIII note i

et p. 363, a dressé la liste des œuvres où ce procédé a été employé. 39

L’auteur déclare que son roman sera lu devant la dame (v. 2226, 2234).

tion, où l’auteur, en tote diverse rime (v. i8), compose une série de portraits. Fait surprenant, ces personnages se présentent eux-mêmes. 21 41 61 102 161

Je sui li diex d’Amors. Je ai a non Fortune. Je sui Cligès et vez ci m’amie Fenice. Mes ge sui Tristan et ci m’amie Yseut. Je sui qui Piramus, por Tjsbé me dement'^o.

238

Paris sui.

L’auteur ajoute à cette galerie d’amoureux célèbres, un dialogue entre luimême et sa dame. Celle-ci lui offre un gage d’amour avant le tournoi; 189

Amis, cest cuevrechief Portez sus vostre chief

qui est biax et plesanz. contre les mesdisanz-n.

Toute cette première partie semble représenter un divertissement de cour, un jeu de la haute société. Il faut rappeler à ce propos que le plus ancien des ma¬ nuscrits est un manuscrit d’apparat, qui ne contient que le Roman de la Poire, et où les miniatures illustrent ces épisodes lyriques du début : le dieu d’Amour, Fortune, Cligès et Fenice, la dame et son chevalier, Tristan et Iseut, Pyrame et Thisbé, le chevaher et le couvrechef, Pâris et Hélène sur un bateau, le chevaher qui offre son livre à la dame. A la fin du roman, l’auteur déclare non sans or3021

Sachés, tant com durra cist mondes. Sera en boche et en mémoire Toz jors li Roman^ de la Poire.

Le roman a duré - mais par un détail que l’auteur n’a probablement pas soup¬ çonné. Au vers 398, Ci endroit commance l’estoire. la vignette de la grande initiale du manuscrit BN fr. 2186 représente le cheva¬ lier et sa dame sous un poirier, tandis que le dieu d’Amour, avec ses six ailes. Aux vers 717-741, Thibaut reprend Vessample de Pyrame et Thisbé. Il semble avoir connu le poème français : Piramus

909

A deus mains a prise l’espee

Poire

726

A .ii. mains a l’espee prise

Piramus

913

Et cele chiet desus le cors

Poire

728

Jus cheï desor l’autre cors

Piramus

912

D’ambedeus pars saut li sans fors

729 Li sans qui chut des plaies fors. Poire Mais peut-être Thibaut a-t-il aussi connu Ovide, dont il cite le quart livre de la grant somme (v. 737). Le quatrième livre des Métamorphoses n’est pas cité dans Piramus et Tisbé. L’allusion au couvrechef au v. 2471 ainsi que les six ailes du dieu d’Amour, font croire que Thi¬ baut est lui-même l’auteur des pièces lyriques de l’introduction. 314

trône sur cet arbre. La figuration du dieu d’Amour sur un arbre sera le modèle iconographique des ivoires français du XIV® siècle. Cet art aristocratique qu’est celui des ivoires, se rattache ainsi au manuscrit d’apparat du Roman de la Poire, où les personnages des miniatures portent des habits fleurdelisés. L’Agnès du roman a été une dame très haut placée, de treshaut renon (v. 1858), mariée (cf. V. 2586, 2899, 2902) et parisienne^. Le Roman de la Poire a dû plaire à la haute société et il est beaucoup plus un jeu de société que ne l’est le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris. L’éditeur du Roman de la Poire et Ernest Langlois ont montré que Thibaut a utilisé des tournures et des vers entiers de Guillaume de Lorris. Langlois a meme eu 1 impression «que l’auteur de la Poire aurait pu réciter de mémoire la première partie du Roman de la Rose%^^. Soit - mais l’imitation de Y allégorie de Guillaume de Lorris est beaucoup moins manifeste. Les particularités du Ro¬ man de la Poire que nous avons mentionnées jusqu’ici attestent suffisamment qu’il existe une profonde différence entre les deux œuvres. Nous n’irons pas jusqu’à ranger la Poire parmi les «poèmes d’aventures», comme l’avait fait Emile Littré, qui avait placé notre roman entre Meraugis et Robert le Diable; mais nous recon¬ naissons volontiers que le poème de Thibaut n’est pas un poème allégorique pur. Ses allégories se réduisent à des personnifications. Déjà dans l’introduction lyrique apparaissent, au sujet du tournoi, quelques forces adverses personnifiées : 209

Envie et Covoitise, Mesdiz et Vilanie, Desleautez, Feintise, Cruautez, Félonie, Chascuns le mal atise et tôt bienfet renie; Mes d’ax prendront justise amant, ge n’en dot mie.

La partie allégorique du Roman de la Poire ne commence qu’au vers 771, après l’épisode du mors de la poire: la dame mord dans la poire, qu’elle tend ensuite à l’auteur. ^ „ 474 La ou ele ot perdu 1 escorce, Avoit recovree la force Et la vertu d’un saintuaire 44. 42 Voir l’éloge de Paris, cité ces amoureux, v. 1331-85. Amour confie le cœur de l’auteur à Doux Regard, pour qu’il l’offre à la plus belle des dames parisiennes. La condition sociale de Thibaut est in¬ férieure à celle d’Agnès; cf. v. 2037. 43

Edition du Roman de la Rose, 1.1, p. 7.

44

Ce saintuaire n’est pas un isolé dans la littérature érotique. On le retrouve dans le Chevalier de la

Charrette, dans le Roman de la Rose, chez Adam de la Halle. L’adoration de la dame est un lieu commun de la lyrique courtoise; cf. Kâte Hoffmann, Themen der fran^^osischen Lyrik im 12. und i}. Jahrhmdert, diss. Bonn, 1936, p. 71. Le vocabulaire religieux est souvent utilisé avec une grande désinvolture. Thibaut est très conscient de l’usage qu’il en fait, témoin le renvoi explicite au mors de la pomme: 453

Despuis qu’Adams mordi la pome Ne fu mes tel poire trovee.

Par ces vers, Thibaut suggère un parallèle entre le paradis terrestre, qu’Adam perdit à cause de la pomme, et le paradis des amoureux, que l’auteur gagna à cause de la poire. 315

\Jinnamoramento s’est réellement produit de cette façon, affirme Thibaut {ceste parole est tote voire, v. 414). Il ne faut donc pas distinguer entre la «lettre» et une «vérité couverte», dans cette partie du roman, car elle n’est pas allégorique. La dame apparaît pour un instant; ce fait, à lui seul, prouve la grande différence qui existe entre Thibaut et Guillaume de Lorris (et Huon de Méry). Dans la partie allégorique de la Poire, les personnifications se divisent en plusieurs groupes. L’auteur imagine qu’il se trouve dans la «tour orgueilleuse», devant laquelle se présentent Beauté, Courtoisie, Noblesse et Franchise, à peine décrites. A l’exception de Franchise, chacune de ces dames chante (lettres ANN). Les discours qu’elles font n’ont rien à voir avec les qualités qu’elles sont cen¬ sées incarner (en quoi elles se distinguent des personnifications du Roman de la Rose). Arrive Amour, qui somme l’auteur de se rendre, ce que celui-ci s’em¬ presse de faire. 1119

Lores oï Amor venir A grant compaigne chevachant. Ge m’en aperçui bien au chant Des rossignox et des kalendres Et des autres oiseillons mendres'^5.

L’Amour est vêtu selon la tradition : 1164

Car garnemanz ot déguisez De diverse color, porpoint Trestot sanz costure et sanz point. Se ne fu de flors où de roses.

L’auteur perd son cœur, que Doux Regard apporte à la dame. Resté seul, l’auteur est en proie au mal d’amour. Pendant ses insomnies. Amour lui fait voir la dame par enchantement (v. 2002). A l’intérieur de cette vision, l’auteur ouvre une parenthèse pour raconter comment Raison (pas de description), après avoir échoué dans son projet de le détourner de son amour, lui conseille de se déclarer à la dame. L’auteur est d’accord pour envoyer un messager, mais, se méfiant des hommes, son messager sera cist roman^ (v. 2220). Entre temps, l’Amour a reconduit la dame chez elle, et n’a pas tardé à l’intro¬ duire en .i. novel art (v. 2311), car il l’a blessée d’une flèche dorée. C’est la seule motivation que fournit l’auteur de V innamoramento de la dame. Celle-ci lui en¬ voie alors son cœur, qu’elle confie à Contenance, qui se fera accompagner par Subtile Pensée, Simplece, Loyauté, Mesure et Pitié (chansons ; lettres TIBAVT). Voici donc chacun des deux amants avec le cœur de l’autre. Thibaut demande '‘S L’Amour est aussi accompagné de jongleurs, qui jouent de différents instruments. Ce passage a été cité par B. de Roquefort-Flaméricourt, dans son étude De F état de la poésie française dans les XID et XIIP siècles, Paris, 1815, p. 312-14.

316

cependant des preuves supplémentaires de la sincérité de sa belle, ce qui offre 1 occasion de chanter l’AMORS en duo: Contenance chante A, l’auteur M, le cœur de la dame dit que celle-ci chante O, la dame offre un rossignol à qui l’auteur chante R, enfin la dame elle-même chante S. 2954

Or ai d’Amors le non finé.

Voilà donc ces personnifications et ces deux cœurs qui se promènent d’un corps à l’autre. L’invention est assez froide. Fait significatif, la dame, qui ap¬ paraît pourtant dans le Roman de la Poire, est beaucoup moins présente que la dame de Guillaume de Lorris. C’est que les personnifications de Thibaut, qui ne voit les choses que du dehors, sont des schèmes sans chair et sans os, bien que loquaces. Le Roman de la Poire est une immense amplificatio d’une poésie lyrique cour¬ toise, mais il n’est pas un poème allégorique. Le seul parallèle que 1 on pourrait établir avec le Roman de la Rose, porterait sur la carole et les couples exemplaires de l’introduction lyrique. Or ces exempla sont en dehors de la partie allégorique. Ils vivent à la cour même, et parlent aux courtisans, non pas au moi de l’auteur. Et s’ils leur avaient vraiment parlé ?

Complainte d""amour Le manuscrit BN fr. 837 contient un dit qui est comme un résumé des tech¬ niques que les poèmes en français et en occitan avaient lentement élaborées. L’auteur de ce petit conte allégorique utilise avec grande aisance le répertoire que lui offrent les allégories occitanes, les descriptions de la cour du dieu d’Amour, le Roman de la Rose, voire le roman courtois. Dans l’ensemble, l’allé¬ gorie de la Complainte dl’amour est statique et générale; elle a besoin d’être ex¬ pliquée, ce que l’auteur ne manque pas de faire, quitte à admettre, le cas éché¬ ant, plusieurs explications. Nous transcrivons sans commentaire les extraits qui vont suivre. On re¬ connaîtra facîlement les différents motifs que l’auteur reprend avec un pédan¬ tisme gentil et souriant : l’allégorie de la flèche, la promenade au mois de mai, la chanson, la fontaine périlleuse, le songe, les ablutions «initiatiques», le voyage, les maisons et le palais allégoriques, l’arbre de l’amour aux fruits mer¬ veilleux, les oiseaux symboHques, les automates, le dieu d’Amour et sa cour, l’explication minutieuse de l’allégorie par le dieu d’Amour, l’amour comme école de courtoisie, la punition des félons d’après la loi du taHon. L’allégorie de la Complainte d’amour est beaucoup moins savante et profonde que celle du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, mais elle est le meilleur témoin, croyons-nous, de la victoire de la manière allégorique au XIII® siècle.

L’auteur anonyme n’a plus besoin de se justifier; pour lui, l’allégorie est un mode d’expression natureL^. Le poète, s’étant moqué des amoureux, est blessé à*son tour par le dard péril¬ leux de l’Amour. Voici «l’allégorisation» de cette flèche: Regart apele l’en la coche. Par le regart li dars descoche Ou cuer, n’autrement n’i puet estre, Quar il est du cuer la fenestre. Li empanon ont non penssee, Qui après regart est l’entree Par ou li dars droit au cuer vient. Le fil qui les empanons tient Doit estre apelez, ce me samble, Biau samhlant, quar il lie ensamble Les cuers, ausi com le fil fet Les empanons du dart retret. Biau samblant fet les genz amer, Quar il oste du cuer l’amer: En lieu d’amer i entre amors. Félonie en bon cuer n’a part, Més li fers de l’amoreus dart Souspirs a non, ce m’est avis. Quant souspirs est du cuer tramis. Savoir puet on certainement Que li cuers le fer de prés sent Et que li dars d’Amors l’a point. Li fus du dart qu’Amors set trere. De son non vueil a droit retrere. Doit estre désir apelez Qui en souspir est ostelez. A l’image du dard qui est composé de fust et de fer, soupir et désir sont insépa¬ rables: le bois seul serait trop léger pour être jeté convenablement. Ausi n’ert ja li dars parfais. Se souspirs du désir n’est trais; Ainz est ausi, je le di bien. Le titre du dit a été ajouté à la fin du XIV® ou au commencement du XV® siècle. Le manuscrti BN fr. 837 (XJII® siècle) a été publié en fac-similé par H. Omont, Fabliaux dits et contes en vers fran¬ çais du XIIP siècle,V&îh, 1932. Notre poème se trouve aux f. 355-362; il compte un peu plus de 1500 vers. Incipit:

11 est resons que cil se tese Qui ne set dire rien qui plese.

318

Com li arbres qui ne rent rien S’il ne florist, quar le souspir Doit estre la fleur du désir. Quant souspirs ou désir se lie, Lors est l’amor toute florie. Lors porte fruit, lors est parfete, Sanz ce ne vaut, n’a droit n’est trete. Malheureusement, le poète est tombé amoureux d’une beauté au cuer félon, Qui me fist pis que Guenelon Ne fist aus .xij. pers de France: Ne dura pas lor mescheance, Quar toz furent mors en .i. jor, Més toz jors durra ma dolor. Le prologue prend fin avec un monologue sur le thème : or rîst mon cuer et ore pleure. - \Javenture commence un matin du mois de mai. Si m’avint ou douz mois de may C’un jor matinet me levai, Quar toute nuit penssé avoie. Promenade; chant de l’alouette. Le poète chante à son tour. Hé! aloete joliete. Petit t’est de mes maus ... Le poète se trouve dans un lieu de li table: fleurs, épices odorantes, une fontaine entourée de rosiers, à l’ombre d’un arbre merveilleux, qui porte d’un côté des fleurs et de l’autre, des fruits. Au pied de l’arbre, un perron de marbre admi¬ rablement travaillé. Une petite chaîne en argent entoure le perron, sur lequel se trouve un bacinet. Li bacins fu d’or esmailHé A besteletes entaillié. Ou bacin vi lettres petites D’argent et d’azur bien escrites. L’inscription dit: Fui, vilain Ne doit a moi métré la main. Ne nus coarz n’i doit touchier. Le poète, s’estimant couart pour n’avoir pas osé se déclarer à sa dame, retourne en arrière mais, dans un accès de folie, il revient sur les lieux, et jette le bassin dans la fontaine. Tempête, tremblement de terre, la foudre cheoit menue. Bien à l’abri sous les branches de l’arbre, le poète attend la fin de la tempête. Il entend alors dedens le fust de l’arbre

Plus de .ij. m champeneles, Sons de harpes ne de vieles. A cette musique délicieuse succède le chant d’innombrables oiseaux, si doux, si merveilleux, que le poète s’endort. En dormant fui levez de terre. Cil qui ainsi me vindrent querre En .i. autre lieu me portèrent. La robe de mon dos osterent Et me mistrent en une cuve. Més n’a pas teles en estuve, Quar se la cuve vous devis : Les ais furent de fleur de lis Et li cercel de violetes. Més H bains estoit de rosetes Ouquel je fui baingniez et mis Et fui en cele cuve assis. Ce c’on me fesoit regardoie. Ne nul pooir en moi n’avoie, Neïs qui me vousist tuer. Que me peüsse remuer. Les ablutions avec du beaume purifient le poète. Le voici blanc, beau, relui¬ sant, doux comme un agneau; à le voir, on n’aurait pas cru qu’il fût homme mortels. On l’habille d’une robe a or hatue, portrete a petis oiselet^. A chaque pas qu’il fait, il a l’impression de voler. Il commence alors un voyage sur une route de fleurs. Il arrive d’abord à une voie d’épines, où les médisants demeurent dans une maison délabrée. Plus loin, il aperçoit un fossé dans lequel se trouvent ceux qui aiment faussement; le poète fait l’apologie des dames qui se laissent prendre aux fausses larmes de ces traîtres. Enfin, il entre dans une vallée belle, plaisante et odorante. Frappé par une lumière intense, le poète s’avance pour voir d’où elle vient. Le voici devant un palais magnifique. Les murs qui le lieu ençaingnoient De blanches roses fez estoient. Toutes assises par losenges. Dont des roses les unes renges Blanches sont, les autres vermeilles. Ce ne fu mie de merveilles Se les regardai volentiers, Quar de violetes quartiers Avoit és losenges assises ; Par sus les blanches roses mises Estoient indes violetes ; 320

Desus les roses vermeilletes La violete jaune estoit... Au mur regarder mis m’entente Dont l’uevre par estoit si gente Qu’entre .ij. losenges avoit Jagonce ou rubis, qui estoit Assis sus .iiij. passeroses Bien espanies et descloses. Ces pierres tel clarté getoient, Estoiles estre resambloient. Certes ces murs estoient biaus, Quar fez estoient les querniaus. Les barbaquanes, les torneles. De fleurs de lis blanches et beles. Dans le fossé, profond de vingt toises, nagent des poissons En ordre .ij. et .ij. ensamble, Li masles avoec la fumele. On aperçoit des cygnes et d’autres oiseaux. Sur le bord du fossé s’élève un arbre qui, au lieu de fruits, porte des oiseaux, suspendus par le bec : Et vi oisiaus par les bes pendre Ne nul autre fruit n’i avoit. Quelques-uns de ces oiseaux immobiles se laissent tomber à l’eau, où ils se mettent à nager. Tous ces oiseaux et tous les autres animaux (lapins, Hèvres, cerfs, daims, ours, léopards, tigres, lions, etc.) s’ébattent par couples, car chascms a sa chascune. Le tourtre fait exception, car il est assis tout seul sur une branche sèche. Voulant pénétrer dans le palais, le poète arrive au pont tranchant, qui n’est pas en bois, mais dont les pihers sont si faibles qu’ils tremblent. C’est donc de loin que le poète contemple la porte du palais. Celle-ci est flanquée de deux piliers de cristal dont chacun porte \ss\ç,ymage colorée. Par tel art estoient assis Que li uns a l’autre venoit Et de li .i. besier prenoit. Et quant il avoit fet son gieu. Si raloit seoir en son lieu Et sa compaigne regardoit Et par samblant li sourrioit. Ainsi sovent s’entrebesoient. Et puis en lor lieus s’en raloient. 321

La porte est en émail travaillé. Lorsqu’elle s’ouvre, le poète est ébloui par une clarté inouïe. Deux oiseaux conduisent le poète sur le pont. Quant fui sus, toz me merveilloie,* Quar li pons si granz et lez fu Qu’ainz n’avoie si grant veü. Il entre; la porte se referme. La La Et La

vi biauté, la vi richece, vi cortoisie et noblece; se je .c. langues avoie, biauté ne raconteroie.

Laissant le premier étage et ses ménestrels, le poète monte au deuxième étage, qui est cent mil fois plus beau, car il est peuplé d’amoureux qui s’entrebaisent et «s’entretient».

^ • ij • Li lieus de prières d amors Et de souspirs et de complaintes Estoit fez, en desirrier jointes. Li piler sont de bon espoir; Bien peüst la meson cheoir Se bon espoir ne la tenist.

Il aperçoit un roi doux, débonnaire, simple, etc. Sa biautez ert la nonpareille De toutes autres. Quar son vis Enluminoit tout le porpris Tout autressi com li soleus Luisanz enlumine les leus Esquels il puet ses rais estendre. Ce roi se tient en un lieu d’où il peut voir tous les amoureux qui se trouvent dans la salle.

Quant li diex d’Amors les veoit, Par debonereté rioit Et lor getoit dars amoreus.

Le poète, évidemment, regarde ces jeux amoureux d’un œil envieux. Voici qu’un dard l’atteint; il tombe évanoui. Quant fui de pasmoison levez, Aus piez du roi me sui trovez, Qui ou chief me mist .i. chapel, La seue merci, bon et bel. Li chapiaus tel vertu avoit Que toute dolor oublioit Cil qui l’avoit mis sus sa teste. 322

Lorsque le dieu d Amour a entendu l’histoire du poète, il commence son dis¬ cours explicatif. Cil qm d amors veut joie aquerre Ne la puet sanz travail avoir. Si le poète a été blessé plus cruellement, c’est pour s’être moqué des amoureux. Le dieu d’Amour a utiHsé deux flèches différentes. Te feri plus crueusement. Qu’amer te fis isnelement Cele qui de toi n’avoit cure, Quar d’un dart d’une autre nature La navrai que je ne fis toi. La «félonie» de la dame ne lui était pas naturelle: Geste teche n’est pas de soi, Ainçois la tient ele de moi. C’est moi, dieu d’Amour, qui t’ai fait partir, un beau matin de mai. L’alouette signifie ^ Que tuit cil qui vuelent amer, Doivent toute rudece oster Et estre cointes et jolis. Voici l’expUcation du chant de l’alouette et de la chanson du poète: Enten par ce que li amanz Au point du jor lieve ses chanz Par devant l’ostel de s’amie, Por ce que sa voiz soit oïe Et que cele qu’ü amer veut Sache que por s’amor se deut. Le pré à l’herbe drue signifie La penssee du vrai amant. Qui ne chancelé tant ne quant; Si com l’erbe ert vers et ounie Verdoie toz jors en s’amie Li bons cuers ... La claire fontaine signifie la dame; l’eau bouillonnante, l’amour; le gravier, le cœur de l’amant qui sautille de joie; les branches de l’arbre, la pensée des faux ^rxi^ntis ’ Quar li rain sont toz jors mouvables. Ausi ne sera ja estables Li faus ... L’ombre l’oscurté senefie Qui est ou mauvés cuer mucie.

Més autre entendement pues prendre ; Par l’arbre dame amant entendre Dois qui se maintient fermement., Par les fueilles qui gentement Et par art estoient assises, Dois tu entendre les franchises Et les granz bontez dont est plaine La dame qui leaument aime. L’ombre jetée par l’arbre sur la fontaine serait alors amors celees. Més cil qui s’amor ne set tere Est cil qui prent le bacinet Et en la fontaine le met. Et par sa contenance foie Fet de lui esmouvoir parole. Et sovent foudroiez seroit. Se H arbres ne le gardoit. Quar vers sa dame s’umelie Et de son mefîet merci crie. Et cele si debonere est Qu’el li pardone ce meffet. Les «champenelles» signifient les douces paroles de la dame, tandis que les oi¬ seaux sur l’arbre sont l’image de la grande joie des amoureux lorsqu’ils sont en¬ semble.

„ ^ r ^ ■ Ce que tu leus netoiez Et dedenz les roses baigniez Senefient \sic\ le jovencel Qui commence amor de novel. Qui est rudes au commencier. Et je l’apraing a agencier, Estroit chaucier et bien vestir Et jolivement contenir. Adont est cil mis en la voie D’amors ...

Le bain de roses représente la joie, la courtoisie, la noblesse, et ainsi de suite. La maison des médisants n’est pas allégorique : Ce sont mesdisant voirement Qui sont ilueques en torment. Le palais est évidemment le palais du dieu d’Amour que visitent les vrais amants. Quant au tourtre qui a perdu son amie et n’en veut point d’autre, il senefie les amants loyaux. 324

Le discours du dieu d Amour se termine par une longue plainte sur la mauvaiseté du temps et par une apologie du véritable amour. Li bons le mauvés ne connoist. Papelardie le déçoit, Quar li mauvés contrefera Le béguin, si qu’il samblera Qu’il soit de plus honeste vie Que la Magdelene Marie. Par amors leaument menee Ne sera ja ame dampnee. Cil qui leaument ameront Tout adés en joie seront, Més cil qui amors faussera. Par samblable en paine sera. Dans son épilogue, le poète dit sa détermination de servir l’Amour loyalement. i^eaument 1 ai ades servie. Se j’en ai joie deservie, Li diex d’Amors prochainement M’en doinst joir joieusement. Explicit la complainte d’amors.

3^5

CONCLUSION

Les explications minutieuses de la Complainte d'amour préludent à ce que l’on pourrait appeler la grammaire de l’allégorie de l’amour du XIV® et du XV® siècle. La cour du dieu d’Amour, son palais, les fontaines, les arbres, les feuilles, les fleurs et les oiseaux constituent désormais un réservoir d’images topiques de l’allégorie statique. Le danger d’une application mécanique de ces images est évidemment grand, mais le véritable poète, au lieu de s’asservir à cette grammaire métaphorique, saura se servir d’elle

Le succès du Roman de

la Rose introduira dans ce langage commun de l’amour des personnifications comme Bel Accueil, Danger ou Male Bouche, auxquels il faut ajouter les créa¬ tions de Jean de Meun: Faux Semblant, Raison, Nature. L’intensité poétique de ces personnifications dépendra toujours du sensus allegoricus de la narratio. Là, l’invention des auteurs peut jouer librement. Si l’allégorie était vraiment aussi froide, aussi intellectuelle qu’on le prétend, l’in¬ terprétation des poèmes allégoriques ne poserait pas de problèmes. Avec une certitude mathématique, on trouverait des clés. Pourquoi ne les a-t-on pas trouvées depuis longtemps? Il faut chaque fois se demander ce que les personnifications «signifient» en plus de ce qu’elles signifieraient dans un traité moral ou didactique. Elles sont fiées à l’auteur ou au moment historique. Nature, Fortune, Raison, mais aussi Pudeur, Danger ou Bel Accueil, ne sont pas des personnifications créées une fois pour toutes. Leur signification change au gré des auteurs ou des époques. On n’aura donc jamais tout dit lorsqu’on constatera que telle dame Philosophie vient de Boèce, que telle autre dame Fortune se retrouve chez Alain de Lille ou que tel vilain Danger est un personnage du Roman de la Rose. Si la forme peut être traditionnelle, le fond ne l’est pas, du moins pas nécessairement. Le sensus allegoricus étant l’essence même du poème allégorique, on ne peut compter parmi les allégories les personnifications dont la seule fonction est d’enseigner. Ce genre de prosopopée est extrêmement fréquent; son prototype ^ Au sujet de l’allégorie dans la poésie lyrique, on a affirmé qu’elle n’avait d’autre fin qu’elle-même et qu’elle était «la couleur que prend l’argument lyrique à un moment de son développement, sans qu’il soit question de proposer à l’auditeur autre chose qu’un aspect formel du thème dont le sens lui est presque toujours connu d’avance.» (Roger Dragonetti, ILa technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise. Contribution à Vétude de la rhétorique médiévale, Bruges, i960, p. 248). L’impression de froideur de ces allégories est peut-être une réaction propre à nous autres modernes, car «il y a dans ce vieux mouvement lyrique comme une fermentation métaphorique qui tend continuellement à démonter le langage pour le saisir dans ses images. Ces images ne sont pas toujours le signe d’une réalité nouvelle et supérieure; mais l’important est qu’elles bouleversent, avec notre langage, notre vision du monde.» (Daniel Poirion, Le poète et le prince. U évolution dulyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles d'Or¬ léans, Paris, 1965, p. 469-70). 326

est la Philosophie de Boèce; nous l’avons rencontré dans le personnage de Na¬ ture du De planctu Naturae; le dieu d’Amour assume parfois le même rôle et certaines personnifications de la deuxième partie du Roman de la Rose appar¬ tiennent également à cette catégorie Le poeme allégorique «pur» n’existe pas. Dans tous les textes que nous avons étudiés, il y a des parties non allégoriques (interventions des auteurs, didac¬ tisme, prières, fait historiques, simple jeu poétique qui ne cache pas de sens se¬ cond). Le critère ne se trouve pas dans la «pureté» de l’allégorie, mais dans le sensus allegoricus de l’ensemble du poème. La tradition latine avait appris aux auteurs français comment le sens second pouvait être exprimé par une narration dont les protagonistes étaient des personnificatiotis. Le voyage et la bataille étaient les deux principaux cadres de ces poèmes. Or l’exploration du cosmos, genre philosophique et savant, ou la lutte des Vices et des Vertus, genre homilétique ou moral, sont sans intérêt pour celui qui veut parler d’amour. De plus, les tours de force stylistiques des auteurs latins sont inimitables en français. Les limites de l’influence de la tradi¬ tion latine nous semblent ainsi indiquées. La littérature française a légué aux auteurs des poèmes allégoriques français la technique de la mise en valeur des abstracta agentia (poésie lyrique et monologues dialogués des romans) ; toutefois, sans la volonté d’aller au delà de ces possibilités inhérentes à la langue, le poème allégorique n’aurait pas pris forme. Il ne suffit pas de se demander comment un genre littéraire s’est constitué. Beaucoup plus importante, et aussi beaucoup plus épineuse, est la question du pourquoi (du pour quoi) de cette création. Avant le Songe du vieil pèlerin, les œuvres allégoriques sont toutes écrites en vers. Or à l’époque de Guillaume de Lorris, le roman «sérieux» a déjà adopté la prose, laissant la forme versifiée aux œuvres qui ne veulent que delectare. L’affirmation d’un sensus allegoricus permet aux au¬ teurs des poèmes allégoriques de devancer d’éventuels reproches de frivolité. Sous ce rapport, ils continuent la tradition de la «matière» et du «sens» des ro¬ mans. L’auteur du poème allégorique de l’amour remplace le héros du roman, et met le propre moi au centre de la narration. Son aventure est une aventure individuelle dont le moi est à la fois le sujet et l’objet. Si le héros du roman, tout en conservant des qualités exemplaires, est un personnage unique, le moi du narrateur des poèmes allégoriques reflète, à côté du caractère individuel, des vérités plus générales, et ceci grâce à sa rencontre avec les abstractions per¬ sonnifiées. Le poème allégorique se veut «sérieux». Quant au problème de la représentation de l’idéal, seule une étude des œuvres allégoriques du XIV® siècle permettra d’y apporter une réponse qui ne soit pas trop arbitraire. Cette légion d’abstractions personnifiées qui peuple la littérature 2 Le Laborintus d’Évrard l’Allemand est un enseignement donné par des personnifications (Nature, Fortune, Grammaire, Philosophie, Poésie). 327

du XIV® siècle, est-elle l’expression d’une évasion en un idéal qui ne se trouve plus dans la réaUté signifiante de ce monde-ci ? Peut-être la question est-elle mal posée. Une réalité qui n’est plus l’expression de concepts, mais qui existe en elle-même, perd son immuabilité; elle est sujette au changement. Aussi est-ce le règne de Fortune qui s’annonce dès VA.lexandreis de Gautier de Châtillon et dès La Mort le roi Artu. Dans le poème allégorique. Fortune, qui apparaît déjà à la fin du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, s’installera définitivement dans la continuation de Jean de Meun et dans Renart le Nouvel de Jacquemart Giélée. L’emploi de la première personne montre que l’auteur du poème allé¬ gorique essaie de représenter un devenir individuel. Au centre, il situe l’être moral, non plus le reflet du macrocosme. Son récit retrace une quête dans laquelle les abstractions personnifiées nous font voir les auteurs à la recherche d’une hiérarchie des valeurs. S’il s’agit d’une conquête amoureuse, le débat sera entre Raison et Sensualité 3, tandis que le devenir de tout l’être moral, allant au delà de la «jeunesse», sera illustré par le débat entre Fortune et Raison, laquelle devra rappeler les lois de Nature. La dialectique de ce développement dans le temps doit se mesurer à des valeurs absolues. Le devenir individuel est Hé aux exigences des vérités que l’on croit générales.

3

328

Lydgate donnera à sa traduction des Echecs amoureux le titre Raison et Sensualité.

INDEX

Abélard 47; 79, n. 28; 80. abstractum agens 21; 22; 80; 122-126; 132; 135;

André le Chapelain 139; 140, n. 50; 142; 156;

192; 309.

138; 159; 166; 173; 174; 178; 179; 180; 182;

Antéchrist 269-274.

183; 186; 187; 190; 218; 240; 242; 247; 260; 261; 265; 267; 327.

Apulée 37. Aristote 75.

accessus 18; 26; 31-32; 33; 42; 61; 75; 76; 266.

Armand de Belvezer 133, n. 74.

Adam de la Bassée 93-98; 98-104 (adaptation

Arts libéraux 39-40; 41; 43, n. 20; 45; 46;

en français); 106. Adam de la Halle 315, n. 44. Adam de Perseigne 206, n. 18; 215, n. 32;

229-231 ; 232; 234.

49-58; 72-73; 75; 76; 81; 82; 83-84; 90; 91; 92, n. 8; 94; 109; 115. A.scensio Jesaiae 82. AscUpius 41.

Adélard de Bath 65.

Athis et Prophilias 188.

Adson 270; 272; 275-276.

Aubérée 152.

aenigma, voir énigme.

Augustin 230; 276.

Aimeric de Peguilhan 123; 136, n. 35; 167,

n. 103.

Bade (Josse) 113, n. 3; 121, n. ii.

Aimon de Varennes 187.

Banastre 200.

Alain de Lille 12, n. 14; 18; 19; 22; 38; 41;

Barlaam et Josaphat 276.

44; 45, n.24; 49; 51; 53; 54; 59; 60; 62;

Bataille d’Anfer et de Paradis 291.

64-89; 98-113 (influence); 120; 121; 127; 139;

Bataille de Caresme et Charnage 290.

141; 142; 162, n.96; 196; 227; 228; 250,

Baucis et Traso 141 ; 142.

n. 48; 281, n. 98; 285, n. 106; 287; 310; 327.

Baudoin de Condé 147; 264; 291.

Albumasar 41.

Baudoin II de Guines 231; 232.

Alcuin 14, n. 19.

Baudri de Bourgueil 51.

Alegret 87.

Benoît de Sainte-Maure 170; 171; 174; 178-

Alexandre 83, n. 38; 88; 89; 95; 116; 272.

179.

Alexandre de Villedieu 34, n. 42.

Berenguier de Palazol 123.

Alexandre Neckam 15; 41; 115, n. 3; 221;

Bernard (saint) 227; 234, n. 16; 236; 237; 244;

276; 289. allégorie: pour les théoriciens ii, n. ii et 13;

257; 274Bernard (troubadour) 137.

36; 42-43; en ancien français: 12; 13; 105;

Bernard d’Utrecht 15; 16; 17, n. 29.

106; 233; 235.

Bernard de Chartes 74.

allégorie expliquée par l’auteur 20; 25; 30-31; 48; 70; 74-75; 93-94; 97; loi; 103-104; 105-

Bernard de Ventadour 87; 124; 125; 143, n. 61 ; 302, n. 21.

106; 127; 128-131; 132-133; 147-148; 164;

Bernard Silvestris 15 ; 18; 22; 41 ; 44; 47, n. 25 ;

168; 178; 181; 182; 183; 186; 203; 209; 212;

49; 53; 59; 60-64; 65; 66; 81; 94; 113; 120; 121 ; 142.

223; 231; 233; 237-238; 239; 241; 242; 250. Alphonse X de Castille 160; 161; 165; 166, n.100.

Bernart Marti 87.

Amanieu de Sescas 136, n. 33.

Bertolomé Zorzi 215, n. 30.

Amaury de Chartres 255.

Bestiaire d’amour rimé 143; 222-223; 225.

Amour (dieu d’Amour) 30; 32; 33; 34; 39; 42,

Bible ii; 12; 13; 14; 16; 17; 30; 75; 93; 94; 182;

n. 18; 80; 123; 125; 134-146; 149-159; 161-

196; 221; 227; 228-238; 240; 243; 250, n. 48;

162; 178; 179; 180; 183; 184-185; 187; 188;

258; 270; 273; 274; 275; 280, n. 97; 281; 291,

189; 192-226; 284; 290; 298; 314; 315; 322;

n. 2.

323. Voir aussi Cupidon.

Blanche de Castille 229, n. 6; 331. 329

Blancheflour et Florence

Daude de Pradas 126, n. ii.

200-202.

De Jherusalem la cité

Boccace 14, n. 19. Boèce 10; 18; 21; 28; 41; 49; 53; 62; 65; 68;

234-236.

14; 15; 30; 65; 67; 86; 94-95;

96; 112; 12^, n. 8; 236-238.

69, n. 10; 81, n. 33; 117; 126; 327. Boeci

débat 13, n. 19;

débat du clerc et du chevalier 192-226.

126-127; 227; 236.

description 27;

Brocéliande 289.

28-29;

38; 40; 48; 49;

50;

51;

Brunet Latin 58.

52; 55; 63; 64; 68; 69; 70; 71; 72; 73; 76-77;

Brykhulle 200.

79;

85; 90; 92, n. 8; 94;

114; 115;

Carmina Burana 79, n. 28; 141 ; 194-195 ; 216,

192;

118;

197;

119;

198;

152;

199;

n. 34; 287, n. iio. Cerveri de Girona 167, n. 103. Chalcidius 41; 61; 62, n. 4.

Donat 141.

char 37; 38; 68; 72-73; 82-85; 91; 108; 109; iii.

Dor de Barasc 160.

Charles d’Anjou 95, n. 14.

Dou vrai chiment d’amours

Chastel d'Amors

Drouart la Vache

127; 146-148; 168.

180; 182-186; 224; 229; 230; 231; 249; 252; 273;

282;

283;

284;

285,

201;

204;

109;

208;

212.

140, n. 50; 142, n. 58.

Durand de Champagne 277, n. 95. Ecbasis captivi

218.

Christine de Pisan 12-13; 23; 80, n. 30; 277.

Echecs amoureux

Cicéron 36; 72; 80; 117.

Echiquier d’Amour

Compendium Anticlaudiani

291, n. 2.

Dunchad 40.

n. 107;

286; 287; 288; 314; 315, n. 44.

Claris et Laris

200;

Du vilain qui conquist paradis par plet

244.

Chrétien de Troyes 51, n. 35; 89; 126, n. ii;

269;

178; 190;

251; 279; 284; 295; 298; 310. Diane 277-278.

268;

108;

161-163;

209-210; 212, n. 27; 215; 219-220; 247; 250;

Cercamon 87; 124, n. 5.

Chevalier Dieu

102-103;

Ecloga Theoduli

90.

20, n. 34; 23; 121; 277. 192.

13-17; 194; 276.

écorce 105; 106; 108.

223 ; 224, n. 54.

Claudien 73; 78; 80; 88, n. 53; 91; 139; 218;

édifice allégorique 30-31; 123; 139-140; 146148; 149; 198; 215; 240; 309-310; 320.

221.

Elias Cairel 124.

Clément de Llanthony 250, n. 48.

Complainte d’amour

(BN coU.

Moreau

1715-19)

EllesAUT 104-113.

Eneas

219-220.

Complainte d’amour

Complainte de Jérusalem contre Rome Concile de Remiremont

15;

51, n. 34;

139, n. 46;

162;

170, n. 2;

171; 175-178; 183; 188; 210; 213; 245.

(BN fr. 837) 317-325.

énigme (aenigma) ii; 69; 133; 138; 168; 183;

96, n. 19.

186; 204; 240.

195-196; 216.

Conon de Béthune 302, n. 21.

Estienne

Conrad de Hirsau 16, n.27; 26; 27, n. 6; 31-33.

états du monde 61 ; 261 ; 292, n. 4.

Cour d’Amour

Etienne de Tournai 45-47; 59; 89, n. 55.

127; 148-159; 162, n. 96; 168;

Eulalie

192; 302, n. 21. courtoisie 152;

76-77;

155;

158;

78;

86;

199,

107;

n.13;

149; 219;

150-151; 246;

248;

(Henri) 268.

233.

Eustache Deschamps 23. Evrard l’Allemand 327, n. 2.

297; 302.

Cristal et Clark Cupidon

30;

fable 12; 13;

211, n. 23.

33;

37;

39; 42; 48;

61;

66, n. 3;

71; 72; 114-115; 119; 125, n. 8 et 9; 135; 136141;

166;

173; 178;

194; 215; 285-287;

n. 19. Voir aussi Amour.

301,

{Jauld)-,

17, n. 30; 36; 41;

237, 247; 251; 263

Fablel du dieu d’Amour

{fabloier);

147;

fabliau de Cocagne 206, n. 18.

Fauvel

93; 206, n. 18.

Ficin 82, n. 37.

Daphné 13; 36.

fiction 17.

293.

204-211;

214; 217; 220; 223; 224; 225; 226.

Dante 12; 32; 33; 81; 260.

330

15;

54; 62; 63; 127

213;

fierce

281-282.

Guillaume de Machaut 23.

figmentum 45; 61.

Guillaume VIII de Montpellier 138; (143, n.6i)

figura 25; 48; 70.

Flamenca

(144)Guillaume de Palerne

217-218.

fleurs 130; 197; 198; 215-218; 219, n. 40; 236, n. 19; 286; 298; 306; 320.

Flaire et Blancheflor

187, n. 29.

Guillaume de Saint-Amour 270. Guillaume Durand 262.

(151; 155); 187; 206, n. 18;

219, n. 40.

Guillaume le Clerc 236; 237; 238-241. Guillem de Saint-Didier 127; 128-133;

Foix (comte de) 160.

Guiot de Provins 241-244; 251.

Folquet de Marseille 125-126; 135, n. 35; 143, n. 61.

Guiraut de Bornelh 124; 132-133. Guiraut de Cabreira 134.

fontaine 149; 152; 164; 201; 203; 248; 269; 289; 290; 300-301; 319; 323 ; fontaine de jouvence: 205-206 et 231, n. 10.

Guiraut de Calanso 127; 133-146; 166; 168 225. Guiraut Riquier 136, n. 38; 137, n.42; 140;

Fortune 73; 75; 94-95; 100; 118; 326; 328.

144-146; 166; 168.

Foulcoie de Beauvais 44.

Gundissalvi 41.

Fulgence 16; 41; 61.

Gyraldi (Lilio Gregorio) 121, n. ii.

Fulgentius metaforalis

113, n. i; 121, n. ii. Haimon d’Auxerre 276.

Gage Brulé 93.

Haymon de Halberstadt 230; 231, n. 9.

Galeran de Bretagne

187.

Hélinant de Froidmont 267.

Gautier d’Arras 179-182; 184; 229, n. 5.

Henoch 82.

Gautier de Châtillon 83; 88; 89; 95; 328.

Henri II Plantagenêt 116.

Gautier de Coinci 54; 281.

Henri II, comte de Rodez 144.

Gautier de Coutances 113.

Henri d’Andeli 14-15; 46; 51-54; 60, n. i;

Génius 66; 67; 69; 72; 196.

291.

Gerbert de Montreuil 313.

Henri d’Arci

Gerson 14, n. 19.

Henri de Brabant 93.

270, n. 76.

Gervais de Melkley 63; 113; 121, n. ii.

Henri de Neustadt 90.

Gesner 121, n. II.

Hildebert de Lavardin 65; 67; 83; 96, n. 17.

Gilles li Muisis 14, n. 22.

Homère 12; 46; 171.

glose 13; 14, n. 22; 262.

Honorius Augustodunensis 83; 140, n. 49.

Godefroy de Saint-Victor 84.

Horace 141.

Godefroy de Viterbe 276.

Hue de Rotelande 186, n. 26; 206, n. 18.

Gossuin de Metz 54,_'n. 44;^58; 91-92; 221, n. 43.

Hueline et Æglantine

200; 305.

Hugues de Saint-Cher 244.

gradusamoris 134-135; 137; 140-142; 144,0.63;

145; 146; 308.

Hugues de Saint-Victor 41; 61; 124, n. 4; 236; 244; 274, n. 87.

Grégoire (saint) 235; 257.

Huon de Bordeaux

Gui de Bazoche 115, n. 3.

Huon de Méry 231; 265, n. 71; 268-289; 290;

Gui de Mori 142; 264-265; 298, n. 15; 302; 308.

206, n. 18.

304; 316. Huon le Roi 270, n. 75.

Guillaume IX 86; 193. Guillaume d’Auxerre 73; 74; 90; loi.

innamoramento

Guillaume de Conches 62, n. 4; 80, n. 30. Guillaume de Digulleville 292.

Innocent III 236; 237; 239.

Guillaume de Lorris 10; 18; 127; 172; 186; 190-191;

201;

204;

205;

228;

139; 143; 172; 175; 184; 223;

299-302; 315-316; 322.

259,

263; 264; 279; 292-310; 316; 317; 328.

n. 63;

integumentum 61. involucrum 48. Isidore 41; 225, n. 59.

331

Macrobe 41; 44; 47, n. 25; 61; 62, n. 4; 80;

Jacob von Maerlant 88, n. 52.

292-293.

Jacquemart Giélée 93; 328. Jacques Bochet 14, n. 22; 16-17.

Marcabru 87; 122-124; 219; 247.

Jacques de Baisieux 244.

Marcoul et Salomon

Jacques de Cessoles 20, n. 34.

Mariage des neuf filles du diable

Jaufre

Mariage des sept Arts

151, n. 71; 161-162; 167.

153.

292, n. 4.

54; 57-58; 292, n. 4.

Jaufre Rudel 87.

Marie de Champagne

Jean Bodel 288.

Marie de France 196.

Jean de Condé 147; 281, n. 100.

Martial d’Auvergne 192.

Jean de Garlande 83.

Martianus Capella 10; 13; 18; 19; 35-58; 61;

Jean de Hauville 18; 53; 59; 64, n. 10; 113-

229; 231.

62; 64; 65; 66; 81; 82, n. 36; 85; 118; 195, n. 6; 216; 287; 310.

121; 261. Jean de la Chapelle 244.

Martin de Laon 40.

Jean de le Mote 292.

Mathieu le Poirier 192.

Jean de Meun 10; 23; 59; 66; 98, n. 23; 121; 152;

196;

223;

264;

294;

310;

315,

n. 44;

Matthieu de Vendôme 63, 69.

Melior et Ydoine

202; 217.

Mercure 13; 36-39.

326; 327; 328. Jean de Salisbury 12, n. 14; 43; 61, n. 2; 84;

mesnie Hellequin

280.

Metamorphosis Goliae

141.

miroir

Jean Froissart 23.

73; 95-96; 107; 109; 114; 297, n. 14;

300-301.

Jean Lebègue 92, n. 8. Jean Lefèvre 14, n. 22; 282, n. loi.

Molinet 12.

Jean le Teinturier 22; 54-57.

La Mort le roi Artu

Jean Malkaraume 174; 179.

Muses

Jean Renart 188-190; 216, n. 35; 313.

mythologie

Jean Scot Erigène 13; 36, n. 5 et 6; 37, n. ii;

328.

36; 37; 38; 39; 44; 45; 46; 48; 113. 13; 14; 16; 17; 22; 23; 30; 36-40;

41; 42, n. 18; 45; 46; 47, n. 25; 48; 64; 66; 67; 71; 76; 78; 79; 85; 116; 138; 159; 170;

40; 43. Johanitz 150, n. 70.

171; 174; 195; 215; 275-278; 287.

mythos

Joseph d’Exeter 88.

Jugement

45 ; 47-49; 52, n. 39; 55 ;

59; 146, n. 66.

Jean de Vignay 244.

Amour

ii; 36.

196-200; 215; 219; 298; ré¬

daction franco-italienne: 202-204; 220; 225;

Narcisse 172; 217; 300-302.

226.

Nigellus Wireker 18; 115, n. 3. Nostredame (Jean de) 128.

JUVENAL 46.

De nuntio sagaci

141.

LACTANCE 221. Lambert d’Ardres 231-232; 233.

oiseaux 102; 129-130; 132; 194; 198; 200; 201; 202; 207; 218-226; 298; 320; 321; 323.

Lambert Ferri 93. Landri de Waben 231-234.

Olivier (seigneur catalan)

largesse

Orphée 44-45.

70; 77; 97, n. 20; 107; 149; 229; 230;

247; 249; 251; 252; 269; 273; 278; 283; 284;

160.

Ovide 16; 17; 46; 53; 125, n. 9; 139; 140; 152; (156); 170, n. 2; 171; 172-173; 174; 175; 183;

291; 297; 298, n. 15. Laurent (frère) 143, n. 62.

185;

I^eys d’amors

n. 14; 300; 304, n. 25 ; 314, n. 40.

244.

,

L,ibro de Alexandre 88

n. 52.

194;

Ovide moralisé

196;

211;

221;

282, n. loi;

12; 13; 23; 173-174; 221; 277.

locus amoenus 63; 72; 84; 102, n. 32; 106; 117; 149; 152; 158; 164; 195; 201; 264; 290; 295;

Pamphilus

315, n.44; 319.

Paris 115 ; 253; 291; 315, n. 42.

Lydgate 92; 328, n. 3.

332

152.

Parnasse 149.

296,

Partonopeus

51, n. 34; 213, n. 29; 224, n. 54; 306,

n. 27.

Raban Maur 227. Raimbaut d’Orange 125; 223.

Paschasius Radbertus 14, n. 19.

Pastor Hermae

Raimbaut de Vaqueiras 125; 136, n. 35.

31, n. 9,

Raimon Bistortz 223.

Peire Cardenal 127; 140, n. 49.

Raimon Jordan 125, n. 8.

Peire d’Auvergne 87; 219.

Ramon Guiraut 160.

Peire de Montcada

Ramon Lull 244.

160.

Peire Duran 125.

Raoul de Houdenc 186, n. 26; 241; 245-256;

Peire Guillem 127; 136, n. 38; 159-169; 199, n. 13; 225.

258; 259; 268; 269; 270; 273; 282; 284. Raoul de Longchamp 41 ; 75 ; 90.

Peire March 244.

Raoul de Soissons 93.

Peire Rogier 124.

Raymond de Béziers 92.

Peire Vidal 139, n. 46; 145, n. 65 ; 192; 223.

Reclus de Molliens 182; 260-268; 281, n. 98.

Peirol 124; 125, n. 8.

Remi d’Auxerre 13; 26; 36, n. 5, 6 et 10; 37,

Pèlerinage de Charlemagne

272, n. 84.

n. ii; 39; 40; 41-43; 48; 53, n. 40; 216; 287.

PÉTRARQUE I4, n. I9.

Richard 237-238.

phénix 135; 203; 204; 208-209; 220-226.

Richard de Fournival 143 ; 222.

Philippe de Mézières 261; 327.

Richard de Saint-Victor 250, n. 48.

Philippe de Thaon 206, n. 18.

Richeut 152.

Philippe Hurepel 272.

Rigaut de Barbezieux 131; 222.

Philippe Mouskés 50.

Robert de Blois 141 ; 244.

Phillis et Flora

Robert de Courçon 255.

46; 47, n. 26; 55; 59; 139; 194-

195; 197; 213, n. 29; 215; 218; 224; 298; 305.

Physiologus

221.

Robert de Sorbon 73. Robert Grosseteste 236.

Pierre Damien 142; 282, n. loi.

Roman d’Alexandre

Pierre de Blois 44.

Roman de la Rose

Pierre de la Broche

94-95

; 100.

220; 265; 267; 326.

Pierre de Poitiers 236-237; 238.

Lorris

Pierre Dubois 14.

Pierre le Chantre

206, n. 18.

10; 18; 19; 21,

et

36; 150; 180;

Jean de Meun.

Roman de Thèbes 51, n. 35; 83; 170; 171; 213,

254,

n.

55 ; 255,

n.

56.

Pierre le Mangeur 276. Pierre le Vénérable 236. Pierre Lombard 276.

Pierre Mauclerc

269; 270; 273.

Piramus et Tisbé

139, n. 46; 174; 314.

Platon 82; 117.

n. 29.

rossignol 114 (Philomena); 198; 200; 202; 203; 207; 214; 218; 220; 283,n. 104; 284; 298; 317. Rutebeuf 291.

senefiance {senefier, sens) fian^a)-,

Plaute 46.

103; 104; 107; 128

{signi-

182; 203; 209; 212; 215, n. 32; 220;

231; 235; 236; 241; 242; 250; 262; 267; 293;

Pline 114; 117; 221. poésie 41 ; 46.

298; 3°3:323; 324Sénèque 53; 79, n. 28; 103; 117; 170, n. 2.

poète 12, n. 15; 17, n. 30; 39; 42; 46; 52; 99.

ço&tïïÿ. {poeterie)

14; 16; 17.

sens (les cinq sens) 13; 16; 17; 43, 73; 81; 82; 83; 91-92;142-143;145; 265-267.

POMPONIUS PORPHYRIO I4I.

sentence 13; 17; 233.

Prêtre Jean 206, n. 18; 223, n. 54.

Servius 16; 17, n. 29.

Prudence 10;

n.

Voir aussi Guillaume de

18;

19; 25-34; 49; 51; 78; 79;

80; 87; 190; 228; 269; 281; 290; 310.

Sibylle Tiburtine 270. Sidoine Apollinaire 139.

Pseudo-Méthode 270.

SoLiN 114; 117, n. 6; 221.

Pseudo-Turpin 50.

songe45; 55; 56;68;92, n. 8; 102;104;127;131; 132-133; 202; 205; 207; 210; 211; 251-252;

Quatre filles de Dieu

236-238; 280, n. 97.

256; 257; 264; 273; 286; 292-293; 297; 299.

333

Songe de paradis

Vénus 39; 42; 43; 46; 48; 66; 67; 71; 72; 79;

256-260; 291.

Stage 46; 73; 74; 139; 170; 171.

80; 86; 87; 114; 118; 120; 138; 141; 193; 196; 212-214; 216; 218; 220; 221; 269; 282,

symbole 9; 10.

n. loi; 285-287; 296; 307; 310. Venus, la deessed’Amor 162; 211-214; 215; 217.

tegmen 43.

Vertus, voir Prudence; 38; 46; 54-57; 70; 72ss.

Térence 46; 141. Tertullien 221.

(dans V Anticlaudianus) •, 90 ss. (chez les imita¬

Théodulfe 48, n. 27; 49.

teurs d’Alain de Lille); 122, n. z (chez les

Thibaud de Marly 270.

troubadours); 155; 240; 246; 259; 269; 274, n. 88; 276; 277; 278-281; 291; 297.

Thibaut 310-317. Thibaut de Champagne 93; 160; 161; 165;

Vetula

152; 282, n. loi.

Virgile

222; 270; 311.

12; 14, n. 19; 15; 25, n. i; 42; 46; 60;

61- 62; 81; 85; 139; 171; 178.

Thierry de Chartres 21. Thomas 184; 186, n. 25.

VivÈs (Luis) 121, n. ii.

Tory 113, n. 3; 268.

voyage

Tournoiement d'Enfer

(chez Martianus CapeUa);

Saint-Victor); 91-92; 118, 119 (chez Jean de

53, n. 40.

Tristan

151; 155; 184; 186,

Trubert

251,

n.

43

(chez Alain de Lille); 84 (chez Godefroy de

traduction 98.

translatio studii

37-39;

62- 64 (chez Bernard Silvestris); 81-82 et 85

290.

n.

25; 314.

HauviUe); 252-256 (Raoul deHoudenc); 256260 {Songe de paradis')', 261 (Reclus de Mol-

52.

liens); 291-292 (voies de paradis); 292-310 Uc

DE Saint-Circ

124.

(Guillaume de Lorris).

Ulrich von Eschenbach 88,-11. 52. Wace Valère Maxime 114; 117. Valerius Flaccus 46.

334

276.

Walganus 116.

: I

841.09 J95