La langue de Girart de Roussillon

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PUBLICATIONS

ROMANES

ET

FRANÇAISES

fondées par MARIO ROQUES, dirigées par JEAN FRAPPIER

CXI

W. MARY

HACKETT

LA LANGUE DE GIRART DE ROUSSILLON

GENÈVE

LIBRAIRIE

DROZ

11, rue Massot

1970

|

UNIVERSITY

CF VICTORIA

LIBRARY

Victoria,

B. C.

© 1970 by Librairie Droz S.A., 11, rue Massot, Genève (Suisse) Imprimé

en Suisse

INTRODUCTION

| La langue de Girart de Roussillon, qui n’a jamais jusqu'ici fait l’objet d’une étude complète !, pose un problème particulier. Le texte nous a été transmis par trois manuscrits et deux fragments ?. Des trois manuscrits, celui d'Oxford, le seul complet, est rédigé en un mélange de provençal * et de français, avec une grande variété de graphies et de formes diverses; celui de Paris est en provençal et celui de Londres presque entièrement en français. Le fragment de Nancy offre un mélange très proche de la langue de O; le fragment R représente une version qui a été profondément remaniée pour obtenir des rimes françaises. À part ce dernier fragment, les manuscrits ont plus ou moins respecté les rimes, et celles-ci nous offrent des formes tantôt françaises, tantôt provençales, avec beaucoup de laisses dont les rimes ne seraient possibles ni dans l’une ni dans l’autre langue. Nous allons essayer de caractériser cette langue et d’en découvrir, si possible, la pro-

venance.

La comparaison des mss. d’après les variantes nous mène à la conclusion que O est le plus proche de l’original; les autres sont des traductions de celui-ci, bien qu'aucun des mss. existants ne dérive directement d’un des autres. Nous allons constater d’ailleurs que l’examen de la langue de O révèle une ressemblance frappante entre celle-ci et les données fournies par les rimes. Ces deux circonstances nous autorisent, il me semble, à supposer que ce ms. a probablement préservé assez fidèlement la langue de l'original et de tenir compte non seulement des rimes, mais aussi dans une certaine mesure, de la langue de O, dans notre étude du poème. Nous allons donc examiner d’abord la phonétique et la morphologie des rimes, mais avec des réserves que nous expliquerons bientôt, et les données fournies par le compte des syllabes. Ensuite nous examinerons les graphies et la morphologie du ms. O. Les autres mss. nous fourniront aussi des indices sur la langue du poème, en gardant chacun quelques traces qui sont en désaccord avec la langue dans laquelle le copiste a traduit l'original. C. Appel, 1 Pour les études partielles qui ont paru, voir la bibliographie, sous Müller. K. et Kallmann G. Hentschke, H. geste, p.p. W. Mary 2 Voir plus loin ch. II, et Girart de Roussillon, chanson de 462-468. p. 1953-55, Hackett, S.A.T.F., Paris ambigu; nous avons 3 Nous aurions pu éviter le terme « provençal » comme étant re pour désigner la pourtant décidé de l’employer avec son sens traditionnel, c’est-à-di le de la France. langue littéraire employée au XIIe siècle dans la partie méridiona n. X. Les Manuscrits, 4 Op. cit., p. 469-472, et P. Meyer, Etudes sur Girart de Roussillo (1870), p. 121-142. dans Jahrbuch fr romanische und englische Literatur, t. XI

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Nous avons consacré un chapitre à la ressante; nous y trouverons un mélange certains traits particuliers. Le vocabulaire, a dû être traité assez brièvement. Nous

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syntaxe, qui nous paraît très intéde provençal et de français, avec qui mériterait une étude à lui seul, en avons choisi deux aspects: les

mots et les formes particuliers à notre texte, qui nous permettront d’étudier les procédés du poète en matière de vocabulaire et de création lexicale, et les mots rares qui nous permettront de rapprocher notre texte de certains autres et qui nous aideront dans notre tentative de localisation.

Au dernier chapitre nous essayerons de tirer une conclusion sur le caractère et la provenance de cette langue que nous aurons décrite. Il est possible que notre problème soit d’ordre littéraire autant ou même plus que d’ordre philologique; en effet la solution que nous proposons tiendra compte de ces deux aspects de la question. La contribution que j’apporte, cependant, consiste surtout en une description de la langue aussi complète

que possible, et qui, je l’espère, aura quelque utilité malgré la fragilité de

toute tentative de solution.

CHAPITRE

PREMIER

Langue du poème d’après les rimes RIME

OU ASSONANCE?

Une question importante qui se pose dès le début de notre enquête est la suivante: avons-nous affaire à des rimes ou à des assonances? Naturellement, si nous n’avons que des assonances, elles ne nous apprendront rien sur la prononciation des consonnes dans la langue du poème. Il est vrai que certaines laisses offrent à la rime, dans tous les manuscrits, des groupes de consonnes très voisines, mais non pas identiques: oneste, tenpeste, geste: defende: vente, mente, defendre: entre, ventre, sendre, tendre: sempre,

estre, senestre, destre (L.391) rente, etc. (L.572) etc. (L430, 478, 571) atempre, menbre (L.165)

En effet, aucune des laisses en este, ente, etc., n’a des rimes pures. Une des nombreuses laisses en -os (fermé) contient quelques mots en -ors: tors, jujadors, onors: pros, vos, erbous, etc. (L.97)

Nous trouvons dans deux laisses un mélange de / et de /°:

fenestral: fail, ail, etc. (L.105) cheval: peitral, portal, etc. (L.337) et dans une autre, -oire et oile: estoire, gloire, etc.: apostoile, crotoile, etc. (L.22)

proche À part ces exemples d’assonance, mais d’une assonance qui est très 4684, -oz mot: 3637, levet (Tiebert: isolés cas de la rime, et de quelques s. fragment les et L O, dans n’avons nous 9810) -ut druz: 4027, assist: -it

trouve N et R que des rimes. Il est vrai que lorsqu'on examine ces rimes on à Voir, pourrait qu’on et , modifiée été a souvent que la consonne finale

ces endroits, des assonances

primitives, déguisées par les copistes. Celui

l'habitude de O pouvait avoir de bonnes raisons pour agir ainsi, car il avait

séparée du reste d’aligner la dernière lettre de chaque vers sur une colonne

On pourrait du texte — disposition que je n’ai jamais rencontrée ailleurs.

tenert pour coderc, voir des assonances cachées, par exemple, dans codert, (L.453), menc estanc blanc, camp, tenerc (L.85), cant, blant, estant pour

4274, archeu (ment) 1781, genc (gent) 5105, estit (estiu) 869, gaich (gap)

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(archer) 7327, etc,, et dans les participes passés deslic, partic, muric, etc.

(L.383 et 486) et les parfaits espaveris, convertis, etc. (L.27, 128, etc.). D’autres modifications se remarquent dans arnei 609, trei 612, paei 3330, pour arneis, etc, et dans certains mots pourvus d’une consonne non étymologique, comme pant 2469, ant (ANNUM) 4702, din 5259, beuc 2017, benc 2828, et les pronoms lon 5484, on 5487, et aicon 748. Les laisses en -ac, -ach, ete. contiennent parfois quelques rimes entre plosives vélaires et vélaires palatalisées:

agac, esmac: sac, brac, plac (L.661). grach: agach, plach, etc. (L.640). mege: Bege, prege (L.343). destreites, adreites: saietes, caretes (L.630). Finalement la flexion est assez souvent sacrifiée à la rime, et, ce qui est curieux, c’est le plus souvent le cas sujet qui remplace le cas régime. Le ms. P, au contraire, admet souvent l’assonance. Il garde généralement

les consonnes finales étymologiques et il sacrifie rarement la flexion à la

rime. Cette circonstance a amené M. Gamillscheg 5 et C. Schweppe® à conclure que P représentait mieux que les autres mss. l’original, qui devait être assonancé. Nous ne croyons pas cette conclusion justifiée par les faits. P nous offre dans certains cas les mêmes finales modifiées que O (buec, muec L.124). D'ailleurs beaucoup des assonances que l’on trouve dans ce ms. s’expliquent autrement que par le manque de modification arbitraire; elles sont dues à des traits dialectaux, comme la forme de la deuxième personne du pluriel en -et (2488, 3064, etc.), des fautes de flexion (1821, 2596, 3104, etc.), ou à des variantes particulières à P, comme aonte pour tencone 4902, persone pour espose 6248, etc. D’ailleurs les variantes de P offrent souvent, non pas des assonances, mais de mauvaises rimes, comme Jjutgetz 2940, estier 1921, clier 3940, ploren 6090. En effet, ce copiste se montre si peu soucieux de la rime et même de l’assonance qu’on ne peut pas conclure qu’il ait copié soigneusement l'original. Un autre argument contre l’hypothèse d’un original assonancé est que les formes modifiées et les à-peu-près dont nous avons parlé ne représentent qu’un petit nombre de rimes, et font exception, le plus souvent, dans les laisses où on les rencontre. Des rimes semblables, d’ailleur s, ne sont pas inconnues chez les troubadours; Erdmannsdôrffer, dans son Reimwôrterbuch der Trobadors ?, donne des exemples de presque toutes celles que nous 5M. Gamillscheg soutient (Sur une source catala ne… p. 227) que l’auteur de la chanson de geste et non pas le copiste de O «s’est évertué à mettre en rimes ce qu’il prenait dans ses sources assonancées.» Son argumentation se fonde sur une tentative de restaurer les leçons de l’original. La laisse 207, par exemple, aurait offert à la rime un mélange de -ane et de -ade, uniformisé par le poète en -ane. AE 6 Etudes sur Girart de Roussillon, n chanson de geste provençale, suivis vis (sic) (si de 1 t1 inédite du ms. d'Oxford, Stettin 1878. È st ai m 7Voir E. Erdmannsdôrfrer, Reimwôrterbu ch der Trobadors, mit einer Eïnleitung über provenzalische Doppelformen, Romanische Studien IT, Berlin 1897, et aussi P. Lienig, Ce A Die Grammatik der provenzalischen Leys y d’Am ors, vergli1 chen mit] der Sprache der Trou-

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avons citées plus haut: -c pout -f, -{ pour -c, parfaits en -is, amuissement de -s dans frei, etc. Si les troubadours se permettent de telles licences, il

n’est pas étonnant que notre poète fasse de même dans une œuvre de longue haleine, et dont les rimes sont plus caractéristiques de la poésie lyrique que de la chanson de geste. Finalement, dans les modifications apportées au dernier mot du vers,

il n’est pas question seulement de la consonne. Nous remarquons l’addition ou la suppression d’un e féminin dans avariz 1846, lumers 324, olifante 5589, etc., le traitement arbitraire des noms propres (Foucart 2756, Folchiu 12, pour Foucher, Montargeich pour Montargon 1966, etc), l’accentuation d’une syllabe atone dans armas 5121, esquilas 6037, tribol 6207, azer 2868, l'emploi de l'indicatif lorsque la syntaxe demande nettement le subjonctif dans az 507, content 1417, laissaz 502. Les nombreux exemples de changement de suffixe, et de l’addition d’un suffixe, seront traités au chapitre IV. Il me semble évident que nous n’avons pas affaire à un copiste qui aurait

transformé en rimes les assonances de son original, mais à un poète qui visait à la rime, tout en admettant des à-peu-près, et en poussant plus loin que ses contemporains l’usage de la licence poétique ®.

EXAMEN DES RIMES

Etant donné les tendances que nous venons de constater chez le poète,

il est évident que la méthode traditionnelle de déterminer le dialecte d’un

poème par un examen des rimes ne peut s’employer ici qu’avec de sérieuses réserves. Bien qu’il soit possible de dégager de l’ensemble des faits quelques conclusions, au moins en ce qui concerne les voyelles, il faudra se méfier de toute rime rare ou isolée. En plus, ce que nous avons observé des procédés du poète doit nous préparer à la possibilité de trouver dans le poème non pas une langue ou un dialecte parlé mais une création arbitraire. Nous croyons cependant à l’utilité d'examiner les rimes pour essayer de dégager les traits constants; si nous n’arrivons pas à localiser le texte, du moins pourrons-nous décrire et caractériser la langue employée par le poète.

souvent au Cours 8 Nous entendons par licence poétique, terme qui reviendra assez avoir été faite pour de cette étude, toute modification du dernier mot du vers qui semble le traitement des noms les besoins de la rime. Un des exemples les plus frappants est n n’est pas toujours facile distinctio la que vrai est Il parler. de venons nous dont propres, chez les troubadours à faire entre licence et emploi de formes alternatives, fréquent and Categories Flexions d, Sutherlan D.R. et erbuch, Reimwôrt (voir Erdmannsdôürffer, 1960, p. 25Oxford 1959, Society, cal Philologi the of ons in Old Provençal, dans Transacti comprenaient des substi70). Nous verrons plus tard que les procédés de notre poète créations lexicales. tutions de suffixe, l’addition d’un suffixe, et jusqu’à de véritables

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PHONÉTIQUE VOYELLES

a accentué libre La plupart des laisses en a accentué libre offrent un mélange de a libre et de a entravé: menar, contar, mangar: gar, esgar (L.19, 196, 454, etc.). parlat, jujat: debat, contat (L.52). letraz, juraz, praz: braz, faz (L.36). tal, ostal: cheval, vassal (L.105, 290). prade, lade: dissade (L.393). Ces rimes prouvent sans aucun doute le maintien de a accentué libre comme trait constant, même après une palatale. Nous trouvons aussi des

formes verbales telles que plaz, jaz (L.36, 134, 346), plac (L.661) et des mots ou a est suivi de -CT, comme dans agac (L.532), fache, frache (L.597), etc.; nous y reviendrons plus tard ?. Les formes de la seconde personne du pluriel prennaz 3313, entendaz 4982, metaz 4983, creaz 1605 pourraient s’expliquer comme des impératifs tirés du subjonctif; les indicatifs creaz 5020, entendaz 4982, metaz 4985, me semblent de pure licences. Les exceptions au maintien de l’a accentué libre sont quelques mots en -ez et en -e/ qui riment avec e ouvert. Ce sont les indicatifs restez, retisez (L.150), oblidez, portez, mandez, servez (L.183) et herbergez (L.53), les impératifs irascez et autreiez (L.183), etc., le substantif canpel 7578 et l’adjectif cler 3941 (ailleurs clar). Grei (grat?) 2300, mei (mas?) 2301, et tres (traist?) 5942, sont évidemment modifiés en vue de la rime. Il me semble que ces exceptions peuvent être considérées comme des formes alternatives employées par licence poétique; en principe, l’a accentué libre reste intact. ai roman

Le poète distingue ai de e et de ei: les exceptions sont sei (sai) 2291, ei (ai) 2292, et ai, vai et eslai au début de la laisse 77, rimant en -ei, qui me paraissent des licences. au

La diphtongue claus, repaus, laus: dans saur, restaur, sor: demor (L.676),

au (< AU latin) rime avec a suivi de / vocalisé dans reiaus, saus, etc. (L.639) et avec a suivi de u < labiale aur: mentaur, Jaur (L.448), mais nous trouvons aussi los, enclos: dos, gros (L.405), et même ou (LAUDE T):

sou, cou (L.405). Nous avons donc deux prononciatio ns alternatives, au et o ouvert et peut-être une troisième ow. Les mots en -AGUM

9 Voir p. 18.

se rencontrent

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dans des laisses en -au et en -ou, esclau: mau, frau (L.11, 82, 506) et fou (FAGUM): sou, cou (L.405). Les mots en -AVEM riment en -aw dans Peitau, nau: frau, chevau (L.113), mais nous trouvons aussi Angeus, Peiteus: greus

meus (L.234). e ouvert

Les rimes entre e ouvert libre et entravé sont constantes:

mers, fers, quers: envers, pers, etc. (L.74, 400, 553). fere, quere (subj.): tere, gerre, etc. (L.231, 301).

cel (CAELUM): fradel, auzel, etc. (L.623). Nous pouvons donc conclure que cette voyelle était intacte. Les laisses en -eu, -eus, et -ieus ne nous permettent pas de conclure si l’e ouvert était diphtongué ou non devant w. Nous avons relevé quelque mélange de e ouvert et de e fermé. II s’agit surtout de formes verbales (avez, tenez, irez L.268, annez, metez, consellez,

L.263) dont les terminaisons peuvent être analogiques, ou varier selon qu’on les prend pour françaises estencele (L.162), donzel (L.376 suffixe, et quelques licences (get e fermé et de -est avec e ouvert

ou provençales, des mots à suffixe comme et 563) où il a pu y avoir substitution de 7103, plege 5567). Le mélange de -est avec dans la laisse 344 (est, forest: fest, poest,

etc.) s'explique sans doute par la rareté de ces rimes, et les rimes en -ei de la laisse 139 offrent tant d’obscurités et d’incertitudes qu’on ne peut rien

en tirer. e ouvert suivi d’une palatale

La plupart des rimes montrent que e ouvert n’a pas subi l'influence de la palatale: Pres, dez: pez (PEDES), sez (SEDES) L.268. lez (LEGIT), pez (PEIUS) et ez (EXIT): Agenez, Guiguemez (L.553). eslez (ELECTOS): restez, combatez (L.150 et 445). Les exceptions sont deux formes verbales prie 9024 et pric (de prezar ?) 1719.

ARIUM, ERIUM, etc. L’er dérivé de -ARIUM rime avec e ouvert libre, qui comme nous l'avons vu, nest pas diphtongué; partout chevaler, destrer, etc.: mer (MERUM), mots fer, er (HERI). Au féminin, saunere, plenere, etc.: terre (L.536). Les 8668). desier 3955, enper 26, (cosier -er en également riment -ERIUM