Gens de la parole: Essai sur la condition et le rôle des griots dans la société malinké [Reprint 2019 ed.] 9783111639499, 9783111256863

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Gens de la parole: Essai sur la condition et le rôle des griots dans la société malinké [Reprint 2019 ed.]
 9783111639499, 9783111256863

Table of contents :
Introduction
Premiere partie: La societe Malinke traditionnelle
Deuxieme partie: Condition sociale des griots
Troisieme partie: Le role du griot
Conclusion
Bibliographie
Table des matieres

Citation preview

GENS DE LA PAROLE

SORY

CAMARA

Gens de la parole Essai sur la condition et le rôle des griots dans la société Malinké

M O U T O N • PARIS • LA H A Y E

Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

© 1976 Mouton & Co ISBN : 2-7193-0891-9 Imprimé en France

INTRODUCTION

Les personnages dont nous allons parler ici ont fait leur apparition en France dans les relations de voyages à la fin du 17e et au début du 18e siècles (de la Courbe), sous le nom de guiriot ou griot (féminin : guiriotte, griotte). Mais ils étaient déjà connus des voyageurs arabes depuis le 15e siècle (Ibn Batoutah). Tandis que pour les Européens, il s'agissait de musiciens et de tambours royaux, pour les Arabes, c'étaient des poètes. De nos jours, les historiens les appellent traditionalistes ou traditionistes, généalogistes. En fait, les griots sont tout cela. De père en fils, ils sont musiciens, chantres, conteurs. Ils chantent aussi bien les gestes épiques et les généalogies que les tendres mouvements du cœur et les passions les plus violentes et les plus désespérées. Ce sont là des spécialités hériditaires. Les africanistes, qu'ils soient historiens, ethnographes, musicologues ou amateurs de littérature orale, s'adressent également aux griots. L'un fait appel à leur mémoire, l'autre à leur savoir social, enregistre leur musique et leurs contes. Cependant, jusqu'à présent, nul ne leur a consacré encore une étude systématique. Ce qui ne signifie pas que l'on ne puisse pas trouver d'informations dans telle étude consacrée aux castes, dans telle autre consacrée au langage, ou à la religion. En ce qui concerne l'aspect historique de la question, les sources d'information peuvent être même très nombreuses : relations de voyages, comptes rendus de missions militaires ou diplomatiques coloniales, etc. Mais dans tous les cas, les informations demeurent t r è s fragmentaires ; on ne parle des griots que dans la seule mesure où le sujet l'exige. Si bien qu'à l'heure actuelle, il n'existe à notre connaissance, aucune étude importante exclusivement consacrée à la condition et au rôle de ces personnages dans les sociétés où on les observe. Il est vrai que depuis une dizaine d'années environ, les africanistes s'intéressent de plus en plus aux griots. Cela vient d'ailleurs de l'intérêt actuel de l'anthropologie pour les problèmes du langage et de la mythologie d'une part, du développement de l'ethnomusicologie d'autre part. Cependant, à part un article du musicologue A. Schaeffner intitulé : "La situation sociale des musiciens dans trois sociétés africaines", "La légende du griot malinké" de H. Zemp, et le chapitre que D. Zahan leur consacre dans sa Dialectique du verbe chez les Bambara, l'attention accordée aux griots demeure encore quelque peu fugitive et évanescente. (1) Or, pour avoir une idée de la conception que les Malinké ont de leur propre histoire, pour élucider les implications psychologiques et sociologiques de la littérature orale et de la musique, n ' e s t il pas intéressant, voire même nécessaire, d'étudier la condition et le 5

rôle de ceux qui créent cette littérature orale, cette musique, et transmettent ces traditions ? Cette nécessité s'avère urgente en cette phase le l'histoire où les Africains, après une longue période de domination étrangère, prennent en main leur propre destin, s'interrogent sur leur passé culturel, s'efforcent d'en retrouver l'authenticité, et tentent enfin de donner un sens proprement africain à leur histoire. La période coloniale avait connu l'éclipsé du prestige des griots. En dépossédant les souverains locaux de tout pouvoir, elle avait considérablement réduit la portée du rôle de ces gens de la parole dans la vie politique. Ceux d'entre eux qui étaient attachés aux familles royales d'antan, se retirèrent avec leurs maîtres loin des villes. Les autres menèrent une existence difficile, parcourant les villages à la recherche d'une fortune précaire, exerçant, à l'occasion, les métiers de tailleurs ou de marchands pour gagner leur vie. En apportant de nouveaux instruments de musique, elle donna aux autres membres de la société l'occasion d'entrer dans un domaine qui leur était jusque-là interdit. Tout un chacun pouvait jouer de la guitare ou de la clarinette européennes ; ces instruments qui ne faisaient pas l'objet des mêmes interdits que les instruments proprement malinké. Ainsi, la musique échappait à l'exclusivité des seuls griots qui d'ailleurs se mirent, eux aussi, à jouer des instruments européens, avec une prédilection particulière pour la guitare. Mais il fallut attendre les mouvements de libération actuels pour que ceux-ci retrouvent leur prestige d'autrefois. En revenant aux autorités locales, le pouvoir a eu de nouveau recours à ses agents traditionnels : les griots. Ceux qui chantaient les gestes épiques des héros d'autrefois, récitent maintenant les généalogies des gouvernants actuels. Les sujets de leurs chansons se sont enrichis de thèmes nouveaux : l'indépendance, l'Unité africaine, le parti, le désarmement, etc. (2) Ils ont ainsi reconquis leur prestige et leur influence dans la vie publique et politique des Malinké. Tout cela démontre l'intérêt que présente une étude psychologique et sociologique de ces personnages. Voici le plan que nous avons suivi : il comporte trois parties. La première partie, après une rapide présentation historique des Malinké et de l'aire étudiée, sera consacrée à la description de la société : l'organisation clanique, les relations de solidarité entre les clans, la société hiérarchique (hiérarchie des sexes, hiérarchie des castes intégrant l'ensemble des clans). La deuxième partie traitera de la condition du griot dans ce contexte. Le griot y est envisagé d'abord en tant que membre d'une caste. Ensuite nous décrivons sa situation particulière au sein de cette caste. Vient ensuite l'analyse de ses attributs essentiels : la musique et la parole. L'avant-dernier chapitre est consacré à la vie du personnage, de la naissance à la mort. Enfin cette deuxième partie se termine par l'étude de son image à travers les légendes et les mythes. La troisième et dernière partie étudiera le rôle du griot dans la vie 6

sociale et politique. Elle commence par un problème qui prolonge la question précédente : quel personnage joue le griot dans les rapports sociaux et interpersonnels ? Comment se réalise donc son intégration sociale (déviance et groupe de référence négatif) ? C'est l'aspect en quelque sorte psychologique de son rôle. L'aspect sociologique est abordé dans les deux chapitres suivants. La description des activités sociales du griot nous révèle son rôle d'intermédiaire et de médiateur dans les rapports et les conflits sociaux et politiques. L'avant-dernier chapitre tente d'évaluer son importance dans les structures de médiation aménagées par la société pour résoudre ses problèmes. Au début de ce travail, une observation nous a paru intéressante. Les griots sont membres d'une caste inférieure, les nàmàkâlâ. Cette condition détermine, à leur endroit, une attitude de mépris de la part des représentants de la caste noble ou h5r£ ; cette attitude est également fondée sur leurs comportements souvent peu conformes aux normes habituelles. Ce mépris se manifestait autrefois d'une manière fort singulière ; en effet, ces individus, privés de sépulture, étaient jetés dans le creux de quelque gros arbre (baobab). De nos jours encore, ils sont enfermés dans une stricte endogamie ; ils ne peuvent se marier qu'entre eux. Et cependant, les griots jouent un rôle essentiel dans la vie sociale et politique des Malinké. Dans la société traditionnelle, ils devenaient souvent les familiers et conseillers des rois, leurs ambassadeurs auprès des autres souverains ; ils apprenaient aux jeunes princes l'histoire de leur pays. Depuis l'indépendance, ils sont devenus les agents de propagande du parti unique guinéen et du gouvernement ; ils demeurent aussi les médiateurs par excellence dans les rapports et les conflits sociaux. C'est cette ambiguïté, ce contraste entre les différentes conduites et activités du griot, qui ont orienté nos premières réflexions. Nous nous sommes alors demandé si les conduites singulières, dont faisaient preuve ces personnages, ne pouvaient pas avoir quelque signification positive pour les nobles eux-mêmes. Cette question était d'autant plus pertinente que ceux-ci en effet semblent s'accommoder parfaitement de cet état de choses. Le problème était de savoir si, parfois, dans leurs comportements quotidiens, les nobles ne s'écartaient pas des normes habituelles. Nous nous sommes alors aperçu qu'il y avait, aux différents niveaux des rapports domestiques et interclaniques, des moments où tout individu pouvait se départir de la retenue et de la dignité qui le caractérisent ordinairement. Cette observation nous guidait ainsi vers une compréhension positive des conduites singulières des griots. Nous avons alors analysé systématiquement tous les moments et toutes les structures de détente ou de "défoulement". Ces exutoires se sont révélés être aussi des voies de communication authentiques et de r é tablissement d'un dialogue efficace. C'est ainsi que nous en sommes venu à penser que la méthode la plus adéquate devait être une analyse fonctionnelle garantie par un cheminement dialectique permanent entre l'institution que nous étudions et l'ensemble de la société. A partir de cet instant, trois questions de7

vaient guider toutes nos observations et toutes nos réflexions. I o ) Quelles sont les conditions sociologiques et culturelles qui rendent possibles les comportements et les activités du griot ? 2°) A quels besoins psychologiques et à quelles exigences de "physiologie sociale" peuvent-ils répondre ? 3°) Y a-t-il d'autres structures répondant à ces mêmes problèmes et à quel niveau ? Mais cette attitude ne traduit pas du tout un fonctionnalisme dogmatique comme on peut le voir. Les griots n'ont pas été inventés par quelque intentionnalité ou par quelque volonté, pour remplir telle ou telle fonction ; ce qui n'exclut nullement qu'ils en remplissent. Ils existent ; c'est là une donnée première pour l'observation et qui n'implique pas nécessairement une fonction. Mais, pour qu'ils puissent continuer à exister dans la société contre les vents et marées de plusieurs siècles d'histoire, il faut bien que leur existence réponde à des exigences plus profondes et plus positives que la simple force d'inertie de la "survivance". Nous avons donc cherché à comprendre les significations et les rôles de ces personnages en nous référant, d'une part, à la société malinké, d'autre part, au type de personnalité qui s'y développe. Pour vivre et durer, vine société quelconque doit remplir certaines exigences élémentaires vis-à-vis d'elle-même et vis-à-vis des individus et des groupes qui la constituent. En premier lieu, des relations de solidarité, une structure de hiérarchie, des possibilités de communication et de dialogue efficaces sont nécessaires pour assurer le consensus social. En second lieu, il faut que l'individu y trouve à satisfaire des besoins biologiques et affectifs, qu'il puisse se réaliser en tant que personne ; enfin qu'il y trouve des exutoires pour les tendances, les pulsions et affects qui auront été réprimés ou désavoués par le milieu social et culturel. Sinon le dynamisme de la société et de la culture en question s'en trouverait fortement entravé. L'analyse du rôle du griot dans la société consistera donc à considérer ses conduites et ses activités par rapport aux problèmes que nous venons d'évoquer. De ce fait, la description de la société (première partie) a été centrée sur le problème de la cohésion des groupes claniques qui la constituent : relations matrimoniales et "alliances à plaisanteries" (chapitre H). A ce niveau, le griot nous apparaît comme un élément négatif dans la mesure où il observe une endogamie stricte. Nous nous sommes alors demandé s'il n'y avait pas entre les gens de la parole et les autres clans de la société, des rapports susceptibles de compenser cette rupture de consensus ? De plus, la société malinké n'étant pas seulement constituée de relations "horizontales", mais aussi de rapports "verticaux", il nous a fallu décrire aussi l'intégration hiérarchique. En effet elle est constituée de castes qui intègrent l'ensemble des clans. Les griots appartiennent à la caste inférieure des fiàmàkàlà. 8

La description de celle-ci nous conduit ainsi à la deuxième partie de cet essai : la condition du griot. Le mépris - mêlé de crainte - dont ces personnages font l'objet est en partie expliqué par cette appartenance. Mais c'est, comme nous l'avons vu plus haut, dans leurs comportements, leurs conduites et leurs activités propres, qu'il faut r e c h e r cher les raisons profondes de cette attitude. Or les griots se distinguent des autres membres de leur caste par le fait qu'ils sont des gens dont la vocation réside précisément dans la parole : déploiements oratoires, chansons épiques et généalogiques, chants lyriques, langage mélodieux ou percutant mais toujours rythmé des instruments de musique, parole gestuelle du corps dansant ses peines et ses joies. Ce sont là autant de manifestations de la parole agissante des griots. Les pulsions, les tendances, les affects et les sentiments bloqués par les coercitions sociales ou libérées et valorisées par les normes culturelles s'y trouvent également exaltées. Ainsi donc toutes les possibilités de l'humain trouvent leur expression dans la parole du griot. De ce fait, leur comportement quotidien, leur langage habituel, leurs chansons rappellent non seulement aux nobles ce qu'ils doivent s'efforcer d'être, mais encore - c'est peut-être l'aspect le plus intéressant de la question - offrent le spectacle d'un groupe de référence négatif. Cet épithète de "négatif" cache cependant une signification positive. En effet, l'attitude des nobles envers les griots nous invite à réfléchir : il est jugé malséant de s'offusquer des inconduites ou des propos inconvenants des gens de la parole. De plus, ceux-ci jouissent d'une immunité particulière. Sauf en cas de crime grave, ils ne peuvent subir aucune espèce de sanction (morale ou physique). Autrefois, ils ne pouvaient pas être réduits à la captivité. Cela révèle une "complicité" flagrante entre les Malinké et leurs griots. Du reste, il n'y a pas de coupure absolue entre la conduite des p r e m i e r s et celle des seconds. Les nobles entretiennent entre eux, à certaines occasions, des rapports fort singuliers, qui ne sont pas sans rappeler le comportement des griots (alliances et parentés à plaisanteries). Ces rapports expriment donc l'autre aspect de la personnalité des membres de la caste éminente, cet aspect inavoué ou réprimé qui ne trouve que des possibilités d'expression limitées. D'où un drame sous-jacent : devant ce spectacle, le noble éprouve un certain mépris pour ces gens qui étalent ce qu'il entend tenir caché ; mais inconsciemment ce même spectacle le libère. Quant au griot, n ' a - t - i l pas répondu déjà à l'agressivité du mépris par celle qu'impliquent les conduites déviantes ? A notre sens, c'est ce qui explique que, parmi les nàmàkâlâ, les griots soient à la fois les personnages les moins considérés, mais aussi les plus intimement liés aux nobles du fait de leur profonde complémentarité. Cependant, le fondement des liens entre les Malinké et leurs griots ne repose pas uniquement sur cette complémentarité psychologique. Il y a également des raisons sociologiques. En effet, la vie sociale et la culture malinké sont telles qu'elles rendent le dialogue direct impossi9

ble dans bien des cas. D'où le développement extraordinaire de structures de médiation qui rétablissent la communication. L'agressivité que la culture développe en chaque individu - la colère est la seule émotion que l'homme puisse exprimer publiquement - , les conflits de statuts et de personnalités, les hostilités domestiques engendrées par la polygamie - les coépouses et les demi-frères passent pour représenter le type même des rivaux condamnés à vivre ensemble -, enfin les exigences d'une autorité soucieuse de marquer à tout instant de la distance entre elle-même et ses subordonnés, rendent nécessaire mie communication médiée. Au niveau des rapports entre le pouvoir politique et le peuple, au niveau des relations interclaniques et des rapports entre familles alliées, les griots apparaissent comme les agents par excellence de cette médiation. Mais ils ne sont pas les seuls, en ce qui concerne les deux derniers cas. Ici interviennent aussi les sanaku (alliés à plaisanteries) et, autrefois une catégorie spéciale de captifs, les woloso. Ailleurs, au niveau des rapports domestiques, l'on voit apparaître d'autres éléments dans ce même rôle : les parents à plaisanteries. Ainsi donc, la rupture de consensus au niveau des relations matrimoniales entre nobles et griots se trouve compensée par la fonction médiatrice que les seconds remplissent pour les premiers et la complémentarité sociale et psychologique des parties. D'autre part, nous r e marquerons à cette occasion l'analogie fonctionnelle qui rapproche griots et sanaku (alliés à plaisanteries) : tous deux remplissent à la fois une fonction d'exutoire et une fonction de communication. Ce sont là les différents problèmes que soulève l'étude de la condition et du rôle des griots dans la société malinké. Nous allons tenter de les exposer et malgré leur complexité, envisager sinon des solutions, du moins des directions de recherches qui pourraient être fécondes. La connaissance que nous avons de cette société qui est la nôtre et de ces personnages - dont certains sont liés à notre propre clan par le nom nous a beaucoup aidé dans cette tâche. Elle nous a permis également de présenter des documents oraux dont la plupart demeurent absolument inédits. Nous les avons groupés dans le dernier chapitre de cet essai : "Quand le griot chante ". Puisque ces documents seront rapportés dans le texte original accompagné évidemment d'une traduction -, il est nécessaire de donner ici quelques indications sur la transcription phonétique : Les consonnes : elles sont au nombre de dix-huit : p t c k b d j g f s h r 1 m n n y w 10

îl = /ny/ : nâ (l'œil) c = / t y / : cT (l'homme) j = / ¿ y / : jèli (griot) g : phonétique cette consonne correspond tantôt au son /gb/ quand il s'agit d'un son initial, soit au son / Y / en position médiane, c'est-à-dire entre deux voyelles ; ce son correspond alors à une spirante qui se rapproche du français / R / . Les voyelles : il y en a quatorze, sept voyelles orales : i, a, e , t , o, o, u sept voyelles nasales : Î, a, e , l , 3 , o, u Les tons : 11 y a des tons hauts _/_ Il y a des tons bas Et une combinaison des deux ^ dàa ye ya ( 0 ° 0 0 ) "Le récipient est ici". dàà te. ( 0 0 ° 0 ) "Aucun récipient n'est ici". s5 ye ya {j 0 0 ) "Le cheval est ici". s6 11 yâ ( „"o ) "Aucun cheval n'est ici". Ce qui correspond à l'article défini est ici un ton haut suffixé : dàa : le récipient ; dàà : un récipient.

NOTES 1. H. Zemp, "La légende des griots malinké", Cahiers d'Etudes Africaines, 1966, VI/4, p. 611-643 ; A. Schaeffner, "Situation des musiciens dans trois sociétés africaines", in Congrès et colloques de l'université de Liège. Colloque international tenu à Wégimont du 15 au 21 septembre 1966, Ethnomusicologie n, p. 33-49, et D. Zahan, La dialectique du verbe chez les Bambara, Paris-La Haye, 1963, p. 125-148. 2. Voir chap. XV : "Quand le griot chante".

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PREMIERE PARTIE LA SOCIETE MA LINKE TRADITIONNELLE

Que sont les Malinké ? Avant d'entrer dans une description détaillée de la société, nous allons d'abord présenter rapidement les Malinké. Nous les considérerons successivement du point de vue linguistique, historique et géographique. Les Malinké furent, du Moyen Age au début de l'ère coloniale, un peuple conquérant de guerriers. Ils furent aussi et demeurent encore de nos jours parmi les plus grands marchands de l'Afrique de l'Ouest. Ils forment un groupe homogène de populations dans la région Est de la république actuelle de Guinée, des minorités importantes dans le Sud de la république du Sénégal, le Sud-Ouest de celle du Mali et le Nord-Ouest de la république de COte-d'Ivoire. Les linguistes les considèrent comme l'un des principaux représentants du groupe linguistique mandé, dont l'extension demeure considérable en Afrique occidentale. I. LES MALINKE DU POINT DE VUE LINGUISTIQUE

En effet, il suffit de jeter un coup d'oeil sur la carte de la page 17 pour s'en convaincre. (-1) Cependant, pour un grand nombre des populations concernées, cette parenté linguistique demeure sans grande portée pratique. La possibilité d'une communication directe entre interlocuteurs de langues mandé différentes n'existe en fait que pour celles que les ethnographes et les historiens ont coutume d'appeler les "Mandingues". (2) Ce groupe comprend trois populations : les Bambara, les Dioula et celle qui nous intéresse précisément ici : les Malinké. C'est là un noyau linguistique relativement homogène ; les différences dialectales qui séparent les trois langues bambara (peuple du même nom), dioula (peuple du même nom) et maninka (peuple dit Malinké) sont minimes et ne déterminent pas de difficultés insurmontables pour une communication directe. On pense aujourd'hui que ces populations durent parler, antérieurement à l'avènement de l'empire médiéval du Mali (dont elles furent précisément les fondatrices), une langue parfaitement homogène dont les trois langues ci-dessus citées représentent les faciès contemporains. (3) Combien de temps dura ce processus de différenciation ? Avait-il déjà atteint son terme avant les conquêtes maliennes (13e siècle) ? A ces questions, il est difficile de donner une réponse précise. Aussi est-il malaisé de parler d'une histoire médiévale des seuls Malinké. C'est pourquoi les historiens, traitant du Mali, préfèrent le terme général de Mandingues et d'Empire mandingue aux appellations plus spécifiques de Dioula, Bambara ou Malinké. Cependant, il semble que ces derniers aient été les éléments les plus dynamiques de ces conquêtes militaires. (4)

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IL LES MALENKE DU POINT DE VUE HISTORIQUE Nous commencerons ici par évoquer brièvement l'histoire mandingue (13e-17e siècles). Ensuite nous dirons quelques mots de la puissance malinké au début de la colonisation (19e siècle). Cette première partie constituant en quelque sorte l'histoire politique, nous traiterons dans un dernier paragraphe de l'histoire économique. A. L'histoire politique des Malinké Nous envisagerons donc deux périodes ; une première du 13e au 18e siècle ; une seconde se situant au 19e siècle. 1. Le Mali ou Empire mandingue médiéval (13e-17e siècles) On peut distinguer trois grandes périodes : l'avènement, l'apogée, la décadence. Au début du 13e siècle, le Mali n'était encore qu'une petite province vassale du royaume de Soso dont le souverain avait pour nom Soumaworo (Soumangourou selon les auteurs français). Puis, Allakoi' Moussa, qui fut un dévot mahométan, régna sur celle-ci de 1200 à 1218 ; il fit plusieurs pèlerinages à La Mecque. Naré Famaghan lui succéda. Mais c'est avec Soundiata (5) (1230-1255) que commence l'avènement de l'Etat mandingue dit du Mali. Ayant battu l'armée de son suzerain à la fameuse bataille de Kirina (1235), ce héros mandingue affranchit alors son pays de la domination soso. Il agrandit l'Etat grâce à un puissant potentiel militaire et lui donna une solide armature administrative (voir les limites approximatives du Mali à cette époque sur la carte page 17). Il fixa sa capitale à Kangaba sur le fleuve Niger à l'endroit de sa confluence avec le Sankarani. Il mourut en 1255. Ses successeurs continuèrent cette œuvre de conquêtes, et donnèrent au Mali les dimensions d'un empire (1255-1324). Ce fut successivement l'œuvre de Ouati, Kalifa, Aboubakari (1270-1285). Vint alors le règne de Sakoura qui usurpa le trône des Kéita et agrandit les frontières du Mali, du pays Songhal'à l'Atlantique (Gambie). C'est la première période de l'apogée. La seconde est marquée surtout par le règne de Kankan-Moussa (1307-1332) après ceux assez peu connus de Gaou, Mamoudou et Aboubakari n . Son pèlerinage à La Mecque en l'an 724 de l'Hégire (1324) est resté légendaire. Il sema tant d'or en Egypte à cette occasion dit-on "qu'il fit baisser, pour plusieurs années, le cours du métal jaune au Caire". (6) Après la conquête du pays de Gao et de Tombouctou, l'Empire mandingue atteint les frontières de son apogée. (7) Aucun fait important ne marqua les règnes successifs des souverains du Mali jusqu'à 1390. Avec le 15e siècle commence réellement la décadence malienne. Après les attaques des Touareg Akil (1435), le soulèvement des Songhai 16

mandé", Notes africaines, n° 82, p. 39. Mali (apogée, 1325) Mali (en 1255)

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(même époque) et la prise de Oualata par les Mossi (1485), le Mali avait perdu toutes ses provinces orientales. Au 16e siècle, les Songhal" et les Peul de Koli Tengala enlèvent les provinces occidentales. Enfin, le 17e siècle connaît l'avènement des royaumes Bambara qui s'élèvent sur les ruines de ce que fut ce puissant empire médiéval. Les Kéita se retirent à Kangaba. La culture malienne présente deux traits : un empire guerrier inspiré très tôt par l'islam. Les souverains faisaient régulièrement leur pèlerinage à La Mecque, au moins depuis le 13e siècle. Ils étaient entourés de prédicateurs, de jurisconsultes à la manière arabe, et ils étaient conseillés par de nombreux marabouts (prêtres musulmans). Ils entretenaient de bonnes relations avec les souverains du Maroc et du Caire. L'un des effets les plus spectaculaires de l'influence orientale fut la modification de l'architecture. C'est à un poète et un architecte arabe Abou Ishac Es-Saheli (8) que nous devons le style dit "soudanais" des mosquées et des maisons soudanaises. Mais la marque la plus profonde de cette influence fut certainement la conversion de nombreux Mandingues et des membres des ethnies voisines à l'islam. Malgré cette influence, la culture conservait ses attaches intimes avec le terroir. Au niveau des attitudes et de la pratique, les préceptes de Mahomet durent 17

composer avec les croyances locales. Certains groupes, bien que musulmans, demeurent aujourd'hui encore ceux qui assurent la pérennité de ces traditions locales. Nous voulons parler de la caste des nàmàkâlâ dont les griots sont des représentants. 2. Samory ou la puissance malinké au début de la période coloniale Après la décadence du Mali, il fallut attendre le 19e siècle pour voir les Malinké animés d'un nouvel élan de conquêtes. Ce fut sous l'impulsion de l'almamy Samory, le conquérant malinké, qui fonda au 19e siècle un royaume musulman. Parti de Bissandougou, village de Ouassolon, il s'empara d'abord des pays de Sanankoro et du Sankaran, entre le Tinkisso et le Milo (1870). Quinze ans après il avait conquis un domaine d'une ampleur considérable (1885-1886). Il fut l'un des obstacles les plus sérieux à la conquête coloniale européenne. Voici ce qu'en disait le capitaine Péroz lors d'une de ses campagnes militaires au Soudan en 1887 : "Au point de vue politique, trois chefs redoutables par l'étendue de leurs territoires, ainsi que par le nombre de leurs guerriers, englobaient le Soudan français au nord, à l'est et au sud-ouest. Seuls, ils pouvaient par leur hostilité battre toujours en brèche et arrêter notre établissement naissant et, en tout cas, lui interdire tout commerce extérieur ; réunis, ils l'eussent fait sombrer dans un désastre tel que jamais peut-être nous n'eussions plus tenté de porter l'influence et le commerce français dans ces parages. "Un de ces rois puissants, l'almamy Samory, Emir du Ouassolon après nous avoir tenus en échec cinq ans sur les bords du Niger, s'est Régions actuellement habitées par les Malinké

D'après une carte de R. Mauny.

lié à nous par un traité". (9) Ce traité ne devait point avoir de suite et Samory dut résister à l'avance des troupes françaises en Afrique occidentale jusqu'au début du 20e siècle. Voilà donc, brièvement évoquée, l'histoire politique précoloniale des Malinké. Nous allons à présent dire quelques mots de leur influence économique. B. L'histoire économique des Malinké De tous temps, les Malinké furent de grands marchands. Depuis le Moyen Age, ils se livraient avec les Hausa et les Sarakolès à un vaste commerce régional qui les menait des confins de la Forêt animiste aux abords du Sahara. Monteil et tout récemment R. Mauny (10) ont largement insisté sur cette influence économique des Mandingues en général et des Malinké en particulier en Afrique noire de l'Ouest. Nos colporteurs mandingues sillonnaient donc l'Afrique noire occidentale en tous sens. Du sud au nord (11), ils emportaient vers Dinné, Tombouctou et Gao, l'or provenant du Mali (12) et de ses dépendances, les noix de kola des régions forestières. Ces produits étaient vendus aux marchands berbères et arabes. En échange les dioula (marchands) malinké achetaient des pièces d'étoffes, des verroteries, des maroquineries et surtout du sel en barre provenant des salines du Sahara. (13) Par le truchement de ce vaste commerce interrégional, les dioulas jouèrent un rôle considérable dans l'expansion de l'influence culturelle de leur pays bien au-delà de ses frontières. Pénétrant au loin dans la Forêt, ils fondèrent des enclaves de colonisation commerciale dans les Etats animistes : Bobodioulasso (cité des Bobo et des dioula), Kong, Bondoukou, etc. m . LES MALINKE DU POINT DE VUE GEOGRAPHIQUE

A. Habitat actuel des Malinké Tous ces mouvements d'un peuple à la fois guerrier et marchand contribuèrent à étendre considérablement l'aire géographique, où les Malinké vivent aujourd'hui en minorités importantes ou en majorité. Celle-ci couvre actuellement les régions comprises entre le sud de la république du Sénégal (inclus) et le nord-ouest de l'actuelle république de la CÔted'Ivoire. Cette aire présente la forme d'un croissant qui commence vers la Gambie, s'étend ensuite dans la circonscription de Kédougou (république du Sénégal, Haute-Falémé). A partir de la région formée par les trois localités de Kayes, de Kita et de Tabou (pointe ouest de l'actuelle république du Mali), ce croissant s'incurve vers l'Atlantique, pénètre alors profondément dans le territoire guinéen (Niani, Siguiri, Kankan, 19

CHAMP D ' E T U D E

A.

L e Manden Région étudiée

MALI

GUINEE

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Kouroussa, Faranah). Enfin, l'autre extrémité de cette aire géographique est formée par le nord-ouest de la république de CÔte-d'Ivoire (sud de Odienné et nord de Man). (Voir carte page 18. ) B. Délimitation du champ d'étude Evidemment, nous n'avons pas l'intention d'étudier les griots de toutes ces régions. Nous nous cantonnerons dans une aire très limitée, celle dont nous sommes originaire : c'est la partie guinéenne de l'aire cidessus décrite. En gros, il s'agit du pays centré autour des localités de Siguiri, de Kouroussa et de Kankan (voir la carte page 20, B). Cette région constitue aujourd'hui le pays Malinké par excellence. Elle comprend : l'Amana (vallée de la région du confluent du Niger et du Niandan), le Baté (pays de Kankan) ; Siguiri en représente la limite nord ; au sud, elle englobe le Sankaran et le Konian (régions de Faranah et de Beyla). (Voir carte page 22.) Le Baté : c'est le pays des Maninka-mori, ceux qui ont le plus subi l'influence islamique (portent ce titre les gens qui savent lire, traduire et commenter le Coran). C'est dans cette région - principalement à Kankan - qu'on rencontre les plus grands marabouts (prêtres musulmans) : c'est le cas des clans Bérété, Kaba, Touré, Diané et Séréfou. (14) L'Amana : c'est là que se retirèrent les Kéita après la décadence de l'empire dont ils représentaient la dynastie. Le Sankaran : ici les clans dominant politiquement et démographiquement sont les Kondé et les Traoré. C'est une région de griots réputés. C'est enfin le pays du clan des griots dit Kondé-Faramanka. Le Konian : c'est le pays où dominent les Kamara-Jomani, politiquement parlant. Ils furent les puissants alliés de l'almamy Samory (voir texte Jl). C'est donc dans cette aire limitée que nous nous proposons d'étudier les griots. Après avoir présenté le groupe ethnique dont nous nous proposons d'étudier une institution, nous allons maintenant décrire les grandes lignes de son organisation sociale. La société malinké, dans la mesure où elle est composée de clans, présente incontestablement un aspect que l'on peut appeler "segmentaire", en empruntant l'expression de Durkheim. (15) Cependant, elle s'applique à lier ses clans entre eux dans un système de relations de solidarité autre que le simple consensus fondé sur un ensemble de r e présentations collectives. Çte sont d'une part, les échanges matrimoniaux, d'autre part, le sànâkunâ, ou alliance à plaisanteries. (16) Ces relations créent entre familles, lignages et clans, un système de réciprocité particulièrement efficace. Enfin, tous les clans malinké s'intègrent dans des imités plus vastes que nous avons appelées castes. Il s'agit de groupes héréditaires de statuts inégaux. Jusqu'à l'époque coloniale, on en comptait trois : les 21

h5r5 ou t5ti (maîtres de carquois) représentant la noblesse, les captifs, et enfin les nàmàkala représentant une position intermédiaire entre ces deux catégories extrêmes. Les nobles détenaient l'autorité politique ; leur pouvoir et leur r i chesse étaient fondés sur la servilité des captifs. (17) Ces derniers, lorsqu'ils appartenaient à de simples notables, travaillaient dans les champs de leurs maîtres ou gardaient les bestiaux ; ils formaient l ' a r mée régulière lorsqu'ils étaient des captifs de couronne. Les nàmàkala avaient un statut intermédiaire. Bien que ne pouvant pas accéder au commandement, ils étaient liés au pouvoir grâce aux rôles qu'ils jouaient. Ils se consacraient à des activités et des tâches spéciales auxquelles les nobles ne pouvaient et ne peuvent encore de nos jours se livrer sans risque de déchéance sociale. Ils avaient et ont encore des activités de médiation entre les gouvernants et leurs sujets d'une part, et entre les différents groupes claniques et familiaux d'autre part. C'est précisément à cette dernière catégorie sociale qu'appartiennent les griots. Ainsi, apparaît nettement une structure d'interdépendance proprement organique, impliquant une certaine spécialisation sociale. En effet, étant donné la méfiance des clans royaux à l'égard des clans de h5r5, imbus de leur dignité et ayant des prétentions politiques, d'une part, l'origine guerrière du pouvoir d'autre part, les gouvernants avaient besoin de gens de moindre condition pour asseoir leur autorité : œuvrant pour le compte des princes et constituant l'armée régulière, Habitat des Malinké de Guinée

les captifs répondaient parfaitement à ce besoin. Enfin, la noblesse des h3r5 dépendait aussi de la condition particulière faite aux nkmàkâlâ spécialisés dans des tâches jugées indignes pour les premiers. C'est donc, d'une part, au niveau du consensus, des relations interclaniques et des rapports politiques dans une société de type apparemment segmentaire, d'autre part, au niveau de la différenciation et de la spécialisation en castes et des rapports organiques entre celles-ci que se pose le problème du griot. Aussi, nous diviserons cette première partie en trois chapitres. Le premier sera consacré à la société clanique. Le deuxième aux relations de solidarité (relations matrimoniales et alliance à plaisanteries interclaniques). Enfin le troisième indiquera dans ses grandes lignes le problème des castes, après avoir étudié la hiérarchie des sexes. NOTES 1. Sont mandé, les groupes ethniques suivants : Soninké, Bambara, Dioula, Bobo, Bozo, Busa, Bisa, Kuranko, Toma, Mendé, Tura, Dan, etc. 2. Francisation du mot Mandenka qui signifie "gens du Manden". Manden désignant une région géographique située sur le fleuve Niger en amont de Bamako (Mali) et en aval de Kouroussa (Guinée). 3. M. Houis, "Le groupe linguistique mandé", Notes Africaines, 1959, n° 82, p. 38. 4. Le Tarikh el-Fettach, ouvrage d'histoire écrit en arabe par un Noir de Tombouctou (ethnie soninké) connu sous le nom de Mahmoud Kâti (15191597), parlait déjà de "Malinké" en parlant du Mali à l'époque de KankanMoussa (1307-1332) : "Si vous demandez quelle différence il y a entre Malinké et Ouangara, sachez que les Ouangara et les Malinké sont de même origine, mais que Malinké s'emploie pour désigner les guerriers tandis que Ouangara s'emploie pour désigner les négociants qui font le colportage de pays en pays" (p. 65 de la traduction française, édition de 1964). 5. Les griots se souviennent encore aujourd'hui des moments épiques de cette épopée mandingue (voir texte J2). 6. R. Mauny, "Evocation de l'empire du Mali", Notes Africaines, 1959, n° 82-83, p. 35. 7. Le Mali comprenait alors, d'ouest en est, tous les pays compris entre la Gambie (incluse) et le Royaume songhai' (inclus) ; du nord au sud, il s'étendait d'une ligne Tichit-Araouane aux confins de la Forêt (suivant approximativement une ligne Mamou-Odienné). 8. Il fut un ami de Kankan-Moussa qu'il accompagna au Mali ; il se fixa à Tombouctou et construisit plusieurs mosquées qui furent à l'origine de la diffusion du style dit "soudanais". 9. Péroz, Au Soudan français, souvenirs de guerre et de mission, Paris, 1889, p. 18. 10. R. Mauny, "Tableau géographique de l'Ouest africain au Moyen Age d'après les sources écrites, la tradition et l'archéologie", in Mémoires de l'I. F. A. N., Dakar, 1951, n° 61. On peut consulter à ce sujet l'ouvrage de M. Delafosse, Haut-Sénégal - Niger, Paris, 11. Les dioulas ou marchands mandingues suivaient aussi un autre circuit (sens est-ouest et vice versa). Mais celui-là était moins intéressant que le premier. De la côte, provenaient peu de produits pouvant alimenter un grand commerce interrégional : le poisson séché et les produits de la mer 23

étaient concurrencés par les poissons des fleuves intérieurs. Seul le sel en poudre pouvait intéresser les marchands interrégionaux ; mais cet intérêt était limité par le fait que ce produit était moins apprécié que le sel en barres du Sahara. 12. L'or provenait des mines du Bouré et du Bambouk (pour le Mali), des mines du Bondoukou et du pays achanti (pour la région forestière). Au Moyen Age seuls les marchands mandingues bénéficiaient du monopole de l'or avec les gens de la Forêt : "On ne laisse approcher des mines que ceux de cette race (Mandingue) à l'exception des autres parce qu'on les tient pour très dignes de confiance" dit un texte du Portugais Fernandez (R. Mauny, Tableau géographique de l'Ouest africain . . . , p. 388, n. 1). 13. Il s'agit des salines d'Awlil (Trarza), Idjil et Tagheza. Le sel d'Awlil était acheminé d'abord vers le Galam ; de là, il atteignait le cœur du Mali en passant par la région Kita-Niagassola. Celui d'Idjil passait par Ouadane, puis empruntait la voie de détour Tichit-Oualata-Tombouctou avant de parvenir au Mali, puis les pays de la Forêt. Le sel de Tagheza avec pour principal centre relais Tombouctou, d'où il partait pour Dienné et le Mali. 14. Beaucoup de clans de cette région prétendent avoir une ascendance arabe. Les Séréfou (Sharif), dit-on, descendent de la famille de Mahomet : en effet, le Tarikh el-Fettach rapporte un événement qui se produisit lors du pèlerinage de Kankan Moussa à La Mecque ; ce dernier offrit une certaine somme d'or à ceux de la famille du Prophète qui accepteraient de l'accompagner en son pays ; il s'agissait des gens de la famille chérifienne : "On m'assure qu'il demanda au Cheik de la noble et sainte ville de La Mecque (que Dieu le très-haut la protège.') de lui confier deux, trois ou quatre chérifs appartenant à la descendance de l'Envoyé de Dieu (qu'il répande sur lui ses bénédictions et lui accorde le salut .' ), afin qu'il pût les emmener dans son pays, la vue de ces personnages devant être une source de bénédictions pour les habitants de son empire ainsi que la trace de leurs pas dans ces contrées. Mais le Cheik refusa, l'opinion unanime étant qu'il fallait s'opposer à pareille chose et s'en défendre, en raison du respect et égards qu'on devait au noble sang des chérifs et afin de ne pas permettre que l'un d'eux tombât aux mains des infidèles, disparût ou s'égarât. Comme le prince persistait dans sa demande, et insistait très vivement, le Cheik finit par lui dire : 'Je ne donnerai point d'ordre à ce sujet, mais je n'interdirai point. Que ceux qui voudront te suivre le fassent : cela les regarde ; quant à moi, je dégage ma responsabilité'. Le Malli-Koi fit alors publier par un de ses hérauts dans les mosquées l'annonce suivante : 'Que celui qui veut avoir mille mithqâls (le mithqâl valait 4, 70 gr d'or) me suive dans mon pays ; la somme lui sera remise immédiatement'. Il réussit ainsi à réunir quatre hommes de la tribu des Qorei'ch (Qorei'ch fut l'ancêtre de Hâchim arrière-grand-père de Mahomet) ; mais on prétend qu'ils étaient des affranchis appartenant à cette tribu et non des Qorei'chites de marque. Il fit remettre 4 000 mithqâls à chacun d'eux et ces Qorelbhites, accompagnés de leurs familles, le suivirent lors de son retour dans son pays". 15. "Nous donnons le nom . . . de sociétés segmentaires à base de clans aux peuples qui sont constitués par une association de clans. Nous disons de ces sociétés qu'elles sont segmentaires, pour indiquer qu'elles sont formées par la répétition d'agrégats semblables entre eux, analogues aux anneaux d'un annelé, et de cet agrégat élémentaire qu'il est un clan, parce que ce mot exprime bien la nature mixte à la fois familiale et politique" (E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, 1960, p. 150). 16. Le sknâkfinâ est un système de solidarité interclanique dont l'aspect 24

le plus spectaculaire réside dans des échanges verbaux de caractère irrévérencieux ; cependant les rapports ne se réduisent pas aux plaisanteries ; ils impliquent une assistance mutuelle en toutes circonstances (voir chap. H, p. 36). 17. Cette catégorie sociale a aujourd'hui disparu. Néanmoins, il est important de noter que la société malinké a reposé des siècles durant sur les esclaves. Cela n'a pas été sans marquer profondément leur mentalité. D'où l'influence de la disparition de cette catégorie sur les structures sociales et sur les rapports des deux castes qui ont survécu. La condition des nàmàkâla s'en est ressentie. Représentant autrefois une structure intermédiaire entre les h o r 5 et les captifs ou p , ils constituent aujourd'hui la caste inférieure par excellence puisqu'il n'y a pas d'échelon au-dessous d'eux. Une autre conséquence est que la position intermédiaire dans la trilogie d'antan indiquait fort bien le rôle de médiateur des fiàmàkâlâ et des griots en particulier. Une observation qui s'en tiendrait uniquement à l'état actuel de la société ignorerait à coup sûr cette correspondance entre leur position et leurs fonctions sociales. Voilà pourquoi nous avons tenu à décrire la société en tenant compte du fait historique de l'existence des captifs.

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CHAPITRE I . LA SOCIETE CLANIQUE

Nous commencerons par préciser les caractéristiques essentielles du système clanique malinké ; puis nous étudierons l'implantation de ce système sur le sol : son organisation spatiale. I. LES CARACTERISTIQUES GENERALES DU CLAN MALINKE On peut définir le clan selon trois critères : un nom commun ou jàmu, un ancêtre commun, réel ou mythique, blbâ, et un totem (ou tànaj! A. Le nom clanique ou le jàmu En effet, tout individu malinké appartient nécessairement à un clan déterminé, qu'il soit noble, captif ou nàmàkâlâ (gens appartenant à la caste inférieure). Cette appartenance est déterminée d'abord par le nom qu'il porte : jàmu ; et ce jàmu est aussi, le nom de son clan ; de ce fait tous les individus portant le même jàmu (nom clanique) sont considérés comme appartenant au même clan ; et tous les membres d'un groupe clanique se considèrent comme de^ parents, et par conséquent comme issus de la même souche. Le jàmu renvoie justement à cette communauté de souche. Le nom est considéré ici non seulement comme marquant l'identité d'une personne, mais aussi et surtout, comme un attribut honorifique dont le porteur s'enorgueillit. Aussi on ne le dit que pour rendre hommage à quelqu'un, pour le glorifier, en quelque sorte. Les règles de bienséance commandent que l'on aborde une personne considérable ou quelqu'un à qui l'on veut témoigner du respect en le saluant par son jàmu ; si vous rencontrez un Kamara (c'est un nom clanique) vous le saluerez en lui disant : I Kamara! Ce qui signifie : "Toi Kamara! " et l'interlocuteur vous répondra avec une humilité trahissant un certain orgueil :N mâ râbo, littéralement : "Je ne l'ai pas rempli ! ", entendez : je ne le mérite point. Du reste, dans les chansons généalogiques de griots, le jàmu apparaît comme une sorte de résumé des faits et gestes des ancêtres. B. L'ancêtre et l'animal totémique ou tànà /

Si le jàmu apparaît comme un résumé généalogique, il évoque aussi les aventures de l'ancêtre fondateur du clan : bebâ. La vie et les périgrinations de ce héros dans le temps mythique demeurent liées aux actions 26

salvatrices d'un animal totémique (tànâ). Voici, à ce sujet, une légende totémique concernant le clan des Sidibé. "Un jour, l'ancêtre des Sidibé s'en alla chasser l'éléphant ; mais il s'égara dans la brousse ; le pays était désertique ; l'homme était à bout de force et mourait de soif ; il se coucha sous un arbre pour rendre le dernier soupir. Survint alors un petit oiseau que les Malinké appellent jiblrill ; il voleta autour du moribond et finit par éveiller son attention ; malgré son extrême épuisement, le Sidibé se leva et suivit l'oiseau ; celui-ci le conduisit d'abord à un point d'eau, puis à un village. Il était sauvé. L'homme jura alors que ni lui ni aucun de ses descendants ne tuerait le volatile en question, qu'aucun Sidibé n'en mangerait la chair sans encourir sa malédiction. L'oiseau jibirilë devint ainsi l'animal totémique du clan des Sidibé : le tànâ de ses membres". (1) Ce qu'il faut retenir de cette légende totémique, c'est ce que nous appellerons le thème de l'échange vital ; l'homme qui doit devenir la souche d'un clan, est sauvé de la mort grâce au service d'un animal. De ce jour, lui et son clan d'une part, l'animal sauveur et son espèce d'autre part, seront désormais liés par une véritable alliance. Les hommes du clan s'interdiront de manger de la chair de leur tànâ ; ils ne tueront aucun animal de cette espèce ; lorsqu'un animal tànâ vient à être capturé vivant par quelque chasseur, ils viendront racheter symboliquement sa liberté. Ils appellent les animaux de cette espèce bëbâ, ce qui veut dire "grand-père" ou "ancêtre". Dans la pensée malinké traditionnelle, l'association est si étroite entre l'idée de l'ancêtre et celle du totem que l'on croit encore dans certaines campagnes que certains hommes particulièrement âgés peuvent prendre la forme animale de leur totem. Mais avant d'en finir avec ce thème de l'alliance totémique, il nous faut insister sur une idée : le fait d'avoir reçu quelque chose de vital d'une espèce animale place les hommes du clan dans une position inférieure et vulnérable par rapport à l'espèce totémique ; ce sont les hommes qui sont soumis à des interdits ; s'ils mangent de la chair de leur totem, ils s'exposent à des maladies ; ce sont eux qui doivent avoir du respect pour le tànâ et non l'inverse, respect qui a dû avoir autrefois un caractère religieux très marqué. Nous aurons à comparer ce thèmelà à des thèmes que nous analyserons à propos de l'origine des griots. En résumé donc, nous dirons que,le clan Malinké est un ensemble d'individus portant le même nom jàmu se réclamant d'un même ancêtre bebâ et se considérant par conséquent comme des parents. (2) II. IMPLANTATION DES CLANS SUR LE SOL Après avoir dit quelques mots des caractéristiques générales du clan Malinké, nous nous proposons maintenant de décrire la manière dont ce système clanique s'organise dans l'espace. Pour ce faire, nous partirons directement du village, et nous verrons apparaître les clans au niveau des quartiers. 27

A. Le village et les quartiers L'organisation de l'espace villageois dépend des rapports des clans. En effet, le schéma-type de l'occupation du sol villageois malinké est le suivant : les clans autochtones ou les premiers occupants s'installent au centre du village et fournissent le chef politique ; autour d'eux, les alliés (fúdúñólu) ; et autour de ceux-ci, des étrangers à qui l'on avait donné l'hospitalité. Chaque groupe clanique constitue un quartier. Ce schéma général existe encore dans les campagnes. Dans les villes actuelles, des coihcidences entre des noms de quartiers et des noms . claniques confirment encore son existence passée ; voici par exemple quelques noms de quartiers de Kankan (voir page 22 ) : Kaba-da, Salamani-da, Banankoro-da. (3) Le premier quartier est précisément celui où le clan des Kaba domine. Mais, il faut aller plus avant dans l'analyse des divisions spatiales, pour qu'apparaisse nettement l'homogénéité clanique des divisions t e r ritoriales. B. Les bólodá ou subdivisions du quartier En effet, l'observation des quartiers montre que ceux-ci sont divisés en des unités spatiales plus petites : les bólodá. Ces derniers sont nettement délimitées par une clôture (jásá) ou un mur (ji). Elles abritent généralement des gens appartenant au même clan, et portant le même nom (jàmû). Enfin, ces unités spatiales portent le même nom que les gens qui les habitent. Ainsi à Kankan, on trouve des bólodá dits : Kamara-la (chez les Kamara) ; Diènè-la (chez les Diènè) ; Séréfoula (chez les Séréfou). (4)v Chacun de ces bólodá constitue une communauté ayant une place publique centrale (bárákánQ pour les rassemblements, la prière, les cérémonies de mariage, etc. Chacun d'eux est dirigé par un chef bólodátí, entouré d'un conseil d'anciens pour juger les conflits opposant leurs gens. Evidemment l'homogénéité des bólodá renforce le consensus social au sein de ces groupes. Mais on peut se demander dans quelle mesure elle n'affaiblit pas la solidarité de ces communautés entre elles. En effet, leurs rapports ne sont pas exempts de conflits. Des rivalités et des antagonismes sont soudain réveillés par des événements tels que la construction de mosquée par un bólSdá, des manifestations esthétiques. (5) C. La communauté domestique ou lú Les bólodá se divisent à leur tour en des cellules plus petites : lu ; c'est souvent ce que l'administration coloniale a appelé "concession", terme évidemment assez impropre. Les auteurs anciens (administrateurs coloniaux en particulier) ont essayé de substituer à ce terme, d'au28

très noms : pour Tauxier, c'est la "carrée", pour Tellier, c'est la "case" : les difficultés de traduction trahissent en fait un problème de comparaison entre des réalités sociales et culturelles bien différentes : celle que désigne le mot lu, ne trouve pas d'équivalent en France. (6) Il désigne en effet une communauté domestique dont les membres ne se réduisent presque jamais à la simple famille conjugale telle que la famille européenne actuelle. Du reste, la famille conjugale ne constitue jamais, dans la société malinké traditionnelle, une réalité sociologique. Le territoire de la lu_ abrite une population nombreuse de plusieurs ménages polygames et des membres d'autres communautés domestiques alliées. Nous y reviendrons dans un instant. v Extérieurement, le lu se reconnaît, comme le bôlodâ, à l'enceinte qui l'entoure (généralement, une haie de roseaux tressés ou une haie vive). On y accède par une case-vestibule à deux portes, comme c'est le cas pour les bôl&dâ ; mais ce fait est rare aujourd'hui ; la casevestibule étant généralement remplacée par une simple ouverture pratiquée dans l'enceinte ; ce fait est tellement caractéristique de ces communautés domestiques que le terme d' "enclos domestique", forgé par les ethnographes pour les désigner, est aujourd'hui d'un usage fort courant. A l'intérieur de l'enceinte, les cases entourent un espace libre, lûkénfc , où tout le monde peut circuler librement et où l'on reçoit les alliés et les voisins lors de différentes cérémonies (circoncision, mariage, etc. ). Dans les cases vivent plusieurs frères, mariés ou non, sous l'autorité d'un alhé ou de leur père quand ce dernier est encore vivant. Il faut ajouter au nombre des membres de chacun des foyers polygames, les membres de familles alliées tels que les neveux utérins et parfois des beaux-frères et des belles-sœurs (cadets et cadettes des femmes des chefs de ces foyers). Cette famille étendue peut compter parfois une centaine de personnes ; cependant le nombre moyen d'habitants ne dépasse pas souvent la vingtaine. Le chef de cette communauté, le lutf, est aussi le gérant des biens dont il a hérité au nom de ceux qui vivent sous son autorité, et en son nom propre. Généralement, tout le monde consacre une partie de son temps aux besognes de la communauté (traditionnellement : cinq jours sur sept) ; le reste du temps, chacun vaque à ses propres affaires. Les biens communs servent à payer les impôts, à payer les dots qu'exige le mariage des jeunes gens de la famille, etc. En résumé nous avons voulu insister dans ce paragraphe sur l'aspect segmentaire de l'organisation sociale. La société nous apparaît d'abord comme fondée sur le clan. C'est la projection des rapports entre les groupes claniques qui détermine l'organisation spatiale du village. Or, du village à l'enclos domestique élémentaire semble s'effectuer un processus, non de différenciation, mais de divisions successives en unités de plus en plus petites, certes, mais dont la structure et les fonctions demeurent identiques à tous les niveaux ; le so ou village, le kabflâ ou quartier (territoire du clan), le bôloda (habité par un ligna 29

ge) et enfin le lu (enclos de la famille étendue) occupent, chacun à son niveau, un territoire aux frontières bien concrétisées ; ils constituent chacun une structure autoritaire avec un chef et un conseil et ont leur vie religieuse propre. En face de ce processus de cloisonnement, le problème qui se pose est alors de savoir s'il y a des rapports de solidarité liant ces différents groupes et quelle est la nature des relations. C'est à ce problème que l'existence des griots donne une réponse parmi d'autres. Le chapitre prochain va nous permettre d'examiner les autres solutions que la société a aménagées à d'autres niveaux. NOTES 1. Jeli-Diara (Guéckédou). Les africanistes rendent souvent cette notion de tànâ par le terme d' "interdit" ; la traduction est juste dans la mesure où le totem fait l'objet de multiples interdits. Mais le mot tànâ exprime d'abord une idée d'incompatibilité, de difficulté de rencontre ou de contact ; on dit couramment d'une chose qui provoque notre colère : n tànâ lé wôdl, "cela est mon tànâ" ; entendez : cela m'énerve. On retrouve cette idée dans une légende totémique rapportée par F r . de Zeltner dans ses "Notes sur la sociologie soudanaise" (Anthropologie, 1918, vol. XIX, p. 218) : "L'ancêtre de la famille des Kaba était dans la brousse par une chaleur très forte et manquait d'eau ; un membre de la famille Siémaga de la caste impure des cordonniers, lui tendit une outre pleine d'eau : aussitôt que le Kaba but, il tomba mort. Depuis ce temps, les Siemaga sont le totem des Kaba et vice versa. Les obligations qui en découlent sont les suivantes : les membres de ces deux familles ne peuvent s'épouser réciproquement et lorsque l'un d'eux donne à boire à une personne de l'autre famille, il doit poser préalablement le récipient à terre, où l'autre le prend". C'est d'ailleurs le seul cas que nous connaissions où un clan devient le totem d'un autre. 2. Voici la liste des clans les plus importants chez les Malinké : Balankégni, Bamba, Baro, Bayo, Daraba, Daréwa, Dambélé, Dioubaté, Diané ou Sammèka, Diangouana, Diakité, Diawara, Diomansi, Douno, Doumbouya (Koroma), Daramè, Fado ou Faro, Fani, Faramanka, Fassassi, Gbetta, Haldara, Kaba, Kalé, Kaloka, Kamara, Kamisso, Kandara, Kanin, Kandè, Kao, Kassama, Kébé, Kéita, Kéléfou, Kirika, Koita, Koman, Kondè, Koroma, Kouyatè, Nabé, Sano, Sandèka, Sangaré, Séréfou, Séwa, Sidibé, Sidimè, Tounkara, Touré, Traoré, etc. 3. Tous ces noms sont composés d'un même suffixe (da) qui veut dire porte ; en effet la ville malinké était autrefois fortifiée par un mur, tata. On y accédait par des portes ; les quartiers qui gardaient des portes donnaient leur nom à celles-ci. 4. Séréfoula est encore aujourd'hui entouré d'un mur. D'où son autre nom : Jikànà (dans les murs ). 5. Parfois, un quartier ou un bôlodâ, se sentant très puissant et florissant, éprouve le besoin de marquer cette évolution par quelque signe extérieur : posséder en propre sa mosquée. Alors, les autres, jaloux du prestige qu'ils détenaient jusque-là du fait de ce privilège s'élèvent contre l'ambition du voisin. 6. "Ce mot (case) ne correspond à rien dans notre civilisation, pas même au mot famille, quelque sens que nous lui donnions ; si par famille nous 30

entendons un ménage et ses enfants, une case comprendra plusieurs de ces familles ; si nous entendions par ce mot l'ensemble de tous les parents de même nom, plus ou moins éloignés, une famille comprendra plusieurs cas e s " (G. Tellier, Autour de Kita. Etude soudanaise, Paris, 1898).

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CHAPITRE H . LES RELATIONS DE SOLIDARITE

Nous n'étudierons pas ici tous les facteurs qui fondent la solidarité interclanique chez les Malinké. Nous nous contenterons seulement de décrire les relations qui nous ont paru les plus importantes quant aux rapports interclaniques : les relations matrimoniales, les "alliances à plaisanteries" ou sànàkunâ. I. LES RELATIONS MATRIMONIALES Les clans malinké sont patrilinéaires et exogames. C'est-à-dire que l'individu porte automatiquement le nom de son père, respecte les mêmes interdits totémiques que celui-ci, et ne peut pas se marier dans le clan dont il porte le nom. Ce fait de l'exogamie clanique suggère l'ouverture de groupes, dont la tendance à se fermer sur eux-mêmes a été mise en lumière dans le premier chapitre. Dès maintenant, nous verrons s'opérer une différenciation de ces éléments qui nous sont d'abord apparus comme des segments plus ou moins semblables les uns aux autres. En effet, l'étude des r e lations matrimoniales va montrer que, pour un individu donné, un clan ne sera plus identique à un autre. Il s'agira, soit d'un groupe où il peut prendre femme, soit d'un groupe dont les filles lui sont interdites : çl'un côté, les fàlàkâlu (ceux du côté du père), de l'autre, les bidânâkâlu (ceux du côté des beaux-parents). Cette différenciation introduit tout naturellement une interdépendance dont nous allons indiquer maintenant le mécanisme. En effet, l'exogamie clanique n'est pas seulement la règle négative qui interdit à un individu de prendre femme dans un groupe domestique donné, mais encore une règle éminemment positive qui oblige les membres d'une famille à s'engager dans des rapports de solidarité avec d'autres. L'échange matrimonial, moyen de lier entre eux des groupes claniques (1), détermine des obligations d'entraide, d'assistance, de dons et de contre-dons dans toutes les circonstances importantes de la vie ; ce qui confirme ainsi la pérennité des liens que symbolisait l'échange des femmes. Pour apprécier l'importance des relations matrimoniales comme système d'intégration interclanique et l'étendue des groupes ainsi intégrés dans le système, il nous faut insister sur un fait : l'existence du mariage préférentiel entre cousins germains croisés, c'est-à-dire le mariage entre les enfants d'un f r è r e et d'une sœur : ici, il s'agit du désir très marqué d'un garçon d'épouser la 32

fille de son oncle utérin (2) ; par contre, les enfants mâles d'un homme n'épousent point les filles de la sœur de celui-ci. Ainsi donc, au niveau des familles alliées du point de vue matrimonial, ce type d'échange détermine un certain déséquilibre entre les parties en présence. L'une devient par rapport à l'autre un pourvoyeur d'épouses, tandis que cette dernière reste essentiellement débitrice. Cette situation lui crée évidemment des obligations : respect, déférence et dons matériels. Mais ces compensations demeurent dans une certaine mesure insuffisantes, car il faut bien que la créancière matrimoniale trouve des épouses pour ses enfants mâles. D'où la nécessité, pour elle, de s'adresser à une troisième famille. Vis-à-vis de cette dernière, elle deviendra à son tour débitrice. Pour être réalisable sans déséquilibre, ce système exige au moins trois groupes, ou si l'on veut, une structure triangulaire d'échange. (3) S'il était parfaitement et universellement réalisé, il engagerait théoriquement tous les clans de la société. En fait, la polygamie, qui rend possible, pour un individu mâle donné, une multitude d'alliances matrimoniales, étend considérablement et multiplie le circuit élémentaire que nous venons de décrire. Il en résulte une vaste trame de solidarité matrimoniale. Cette interdépendance des groupes claniques, avec la spécialisation qu'elle implique, détermine pour chaque individu deux types de parenté : d'une part, les rapports avec le père et les membres du clan paternel, fàlàkâlu ; d'autre part, les liens avec la mère et les membres du clan utérin ou b6rinâkâlu. Les rapports avec les paternels sont caractérisés par la soumission à l'autorité, la déférence et les interdits. (4) La parenté utérine représente le pôle affectif des relations de parenté, celui des sentiments liés à la représentation du lait, siji (l'eau du sein). Les bôrîhakalu représentent aussi pour chacun, l'espoir. En effet, c'est à eux - les oncles utérins - que l'on peut s'adresser dans les moments difficiles de la vie. Souvent, ils viennent en aide matériellement à leurs neveux. Dans ce cas, une manière élégante consiste à leur donner en mariage leurs filles. C'est là un mariage extraordinaire. Car, la fille apporte alors à son heureux mari un capital généralement confortable, en guise de dot. (5) Et c'est précisément ce qui révèle le caractère particulièrement avantageux de ce mariage. En effet, dans les échanges matrimoniaux courants, c'est le mari qui paie la dot aux parents de son épouse. Ainsi donc, c'est du côté des utérins que viennent le plus souvent un soutien matériel, une femme, et parfois, la fortune. C'est pourquoi l'on dit que ce côtélà de la parenté représente le pôle de l'espoir. Nous verrons plus loin que c'est aussi celui des relations de détente (parentés à plaisanteries) . Avec ce problème des parentés, nous pensons avoir mis l'accent sur tous les aspects, aussi bien sociaux et interpersonnels, que sur la fonction de solidarité du mariage. L'exogamie et sa 33

spécification, le mariage préférentiel entre cousins croisés, la polygamie enfin, marquent l'ouverture de chacun des clans v e r s tous les autres. Cependant, ce processus d'ouverture matrimoniale rencontre une restriction importante : l'endogamie des nàmàkalâ - caste des griots - introduit dans ce vaste circuit des échanges matrimoniaux une rupture ; ce qui soulève deux problèmes : le p r e mier est de savoir comment la société malinké peut compenser cet affaiblissement de son consensus ; le second, intimement lié au premier, est de savoir s'il n'y a pas d'autres moyens de lier les clans entre eux, en dehors du mariage. Or il est justement, chez les Malinké, un type de solidarité interclanique qui exclut précisément l'échange matrimonial : les alliances à plaisanteries ou sànâkunâ. C'est ce phénomène que nous nous proposons de décrire maintenant. H. LES ALLIANCES A PLAISANTERIES OU SANAKUNA Nous accorderons une attention particulière à ce thème. Car, à bien des égards, les questions qu'il pose sont identiques à celles que soulève l'étude des griots. En effet, il y a desx analogies f r a p pantes entre les relations qu'entretiennent les sànâku ou alliés à plaisanteries d'une part, et les rapports qu'entretiennent les griots et les autres membres de la société, d'autre part. Nous,verrons aussi qu'il y a une équivalence fonctionnelle entre sànâku et griots dans certaines tâches spéciales. D'où l'intérêt particulier que nous accordons à ce problème des alliances à plaisanteries. Le terme de sànâkunâ désigne, chez les Malinké, un type de relations interclaniques tout à fait spéciales. Les groupes ainsi alliés sont tenus de s'entraider, d'échanger des services et des plaisanteries. Le contenu de celles-ci demeure licencieux : c'est ce qui explique le terme de "parenté à plaisanteries" que les ethnographes leur ont appliqué. Nous commencerons ce chapitre par des considérations générales sur les notions de parenté à plaisanteries et de sànâkunâ. Ensuite nous donnerons une description de cette dernière alliance, puis, il nous faudra rechercher la ou les significations du phénomène. Nous terminerons enfin par l'origine mythique de la sànakuna. A. Généralités : parenté à plaisanteries et

sànâkunâ

C'est à Mauss que l'on doit l'introduction du terme de "parenté à plaisanteries" dans la littérature ethnographique en France. (6) C'est la traduction de l'expression anglo-saxonne jocking relationship, créée par Lowie alors qu'il étudiait les rapports domestiques 34

dans les tribus indiennes Crow, Blackfeet, Idatsa Winnebago, etc. (7) Mais c'est à Mauss que revient le mérite d'avoir tracé les lignes directrices d'une théorie générale de ce phénomène. Après avoir étudié ces plaisanteries entre individus, il les rattache aux rivalités entre phratries, groupes dont on sait qu'ils sont constitués de parents classificatoires. Puis, dans une analyse structurale et fonctionnelle, il commence par opposer d'une part, la parenté à étiquette caractérisée par le respect, les devoirs, l'évitement, en un mot une atmosphère de tension psychologique, et d'autre part, un type de relations caractérisé par la détente, la plaisanterie. Cette opposition suggérait ainsi la fonction d'équilibre psychologique que représente la complémentarité qui en résulte. Enfin, il intègre le phénomène de la parenté à plaisanteries dans une théorie générale de la réciprocité : l'échange de propos grivois, voire de grossièretés, apparaissant comme l'autre face, le nécessaire revers de l'échange de femmes, de biens de toutes sortes, fondant la cohésion sociale. Depuis lors, on a décrit sous cette rubrique des phénomènes fort variés dans bien des populations différentes. On peut se demander dans quelle mesure cette énorme extension n'a pas fini par nuire à la concision du terme. En effet, il n'est pas sûr qu'il s'agisse dans tous les cas de parenté, que celle-ci soit clanique ou par alliance. Il y a même plus : dans certains cas, c'est l'opposition même de ces relations de plaisanteries aux parentés véritables qui permet de saisir la nature essentielle de celles-là. Il nous semble, de ce fait, qu'il conviendrait de marquer, au moins au niveau de la description, certaines nuances au sein de ces phénomènes de relations à plaisanteries ; au premier chef, il faudrait distinguer le niveau auquel elles se situent : on opposera ainsi le niveau interindividuel au niveau où des groupes entiers se trouvent engagés (niveau interclanique) ; en second lieu, dans tous les cas, il faut chercher » à déterminer si ces échanges de plaisanteries instaurent un lien sui generis entre les individus ou les groupes ainsi mis en rapport, ou, s'ils viennent tout simplement révéler un autre aspect des liens préexistants entre les parties en présence (parenté clanique ou alliances matrimoniales). En effet, dans les cas étudiés par Lowie, l'exemple typique en est donné par les relations entre beaux-frères et belles-sœurs, c'est-à-dire qu'il s'agit alors d'une véritable parenté à plaisanteries : les individus concernés sont déjà des parents, du moins par alliance. Il s'agit d'une classe particulière de parents. Chez les Malinké, on observe aussi des cas de ce genre (parenté à plaisanteries entre beaux-frères et belles-sœurs, entre oncles et neveux, entre grands-pères et petits-fils). Le sànâkuna, qui nous intéresse présentement, se situe à un autre niveau : il ne concerne pas des individus ou des classes d'individus, engagés par ailleurs dans des rapports de parenté, mais des clans entiers ; et il instaure entre 35

ceux-ci un type de consensus tout à fait particulier ; ce type de relations de plaisanteries est donc différent de celui auquel Lowie donnait le nom de jocking relationship ; mais malheureusement, c'est au sànâkûnâ que l'on a la plupart du temps attribué la dénomination malencontreuse et inadéquate de "parenté à plaisanteries". En même temps, l'attention se détournait des véritables parentés à plaisanteries. Or, les Malinké font très bien la distinction entre les deux niveaux ; au niveau interindividuel, les appellations varient selon la classe de parents concernés. Le niveau interclanique est désigné par le terme de sànâkûnâ. Aussi, lorsque nous parlerons de parenté à plaisanteries, il s'agira uniquement de relations interindividuelles au sein du groupe domestique ; pour les relations interclaniques nous emploierons le mot malinké de sànâkûnâ ou le terme d'alliance à plaisanteries. Pour désigner en général ces échanges caractérisés par la plaisanterie, nous parlerons simplement de relations de plaisanteries. B. Description du sànâkûnâ malinké Nous inspirant du cadre général tracé par Mauss pour l'étude du phénomène des échanges à contenu irrévérencieux et agonistique, nous allons essayer de comparer les systèmes de parenté à étiquette (8) (parenté clanique et parenté par alliance) au système du sànâk5nâ. Pour cela, nous allons commencer par décrire ce qu'il y a de commun entre ces deux systèmes : les obligations. Ensuite, nous insisterons sur leurs différences. Les sànâku sont liés par des obligations qui, à maints égards, rappellent les obligations qui lient des parents : assistance mutuelle en diverses circonstances et entraide, etc. Lors des travaux de cultures, les partenaires font appel les uns aux autres, pour une aide directe ou pour le recrutement de jeunes gens. A la guerre, ils se prêtaient jadis main-forte. Lorsqu'ils se trouvaient par hasard dans des camçs opposés, ils évitaient, semble-t-il, de se blesser. Le sànâku tombé dans la captivité était délivré, racheté, par son partenaire. Or, ce sont là précisément des obligations qui, d'ordinaire, lient des parents. Il se pourrait que ce soit ces caractéristiques qui aient incité les auteurs à les appeler parents à plaisanteries. _ x Cependant force est de reconnaître que le sànâkuna s'éloigne à la fois de la parenté clanique et de la parenté par alliance matrimoniale. En effet, elle diffère de la première par le fait que les sànâku ne revendiquent pas une souche commune et sont toujours de jàmu différents. A ce sujet, les mythes concernant l'origine du phénomène en question diffèrent des mythes concernant l'origine des clans : voici deux légendes : "Au cours d'une bataille, les Traoré couraient le danger d'une extermination imminente ; mais survinrent les Kondé qui prêtèrent 36

main-forte aux premiers ; alors ils firent le serment de s'aider en toutes circonstances ; un échange de sang eut lieu entre les deux patriarches des clans respectifs. De ce jour les représentants des deux groupes devinrent des sànâku". Une autre légende nous a été contée par un griot de Guéckédou (Guinée) ; elle concerne le sànâkiïna entre les Kéita et les Kouyaté : L'événement : "Il advint, un jour, que deux femmes accouchèrent dans une même case. L'une était une femme nàmàkâlâ (et précisément griotte). Epouse de griot, elle avait pour époux un Kouyaté. L'autre, qui était noble, avait pour mari un Kéita. La mère et l'enfant griots ne pouvaient rejoindre leur propre case avant les huit jours de retraite réclamés par la coutume. Avant ce terme, une nuit, l'incendie vint détruire la case des parturientes. Seuls les deux bébés furent sauvés, leurs mères périrent. Ce qui posa un problème fort délicat aux anciens : en effet, il fut impossible d'établir l'identité de chacun des enfants. Les seules personnes qui pouvaient le faire, leurs mères respectives, étaient mortes. Cependant, il était nécessaire de distinguer les deux êtres l'un de l'autre à cause de la différence de condition de leurs parents". Premier thème ou première réponse : "Les avis furent partagés quant à la solution. Une partie des anciens décidèrent au hasard de donner le nom de Kouyaté à un des bébés, qui fut aussitôt rendu aux griots. Puis l'on donna le jàmu de Kéita à l'autre que l'on rendit à la famille de ce nom. De ce jour les Kéita, descendants du second héros de la légende, et les Kouyaté, descendants du premier, devinrent des alliés très spéciaux. En effet, aucun groupe n'était sûr que le nom qu'il portait n'était pas en fait celui de l'autre. Ils ne pouvaient donc se marier entre eux à cause de cette incertitude qui faisait planer sur eux la menace d'une sorte d'inceste. Ils prirent l'habitude de se moquer les uns des autres en souvenir de cet événement. Ce fut l'origine du sànâkunâ qui lie ces deux clans". Deuxième thème ou seconde réponse : "L'autre partie des anciens accepta de donner le nom de Kouyaté à l'un des bébés et celui de Kéita à l'autre. Mais, tandis qu'ils considéraient le premier comme un griot du seul fait qu'il devenait porteur d'un nom de griot, tout en donnant le jàmu de Kéita à l'autre et en le confiant à la famille de ce nom, ils réservèrent leur décision quant à la condition qui devait être celle de ce second protagoniste du drame. Ils lui accordèrent une manière de sursis. Si en devenant adulte, il se conduisait comme un véritable hiri, il serait considéré comme tel. Mais, s'il se conduisait comme un griot, il serait considéré comme un griot. Or, précisément c'est ce qui arri37

va, ce Kéita-là fut considéré comme un griot. Ses descendants ne purent jamais s'ennoblir. Telle fut l'origine des Kéita qui appartiennent aujourd'hui à cette caste inférieure". (9) La première légende citée développe le thème d'un échange de services entre les alliés. De ce point de vue, elle ne diffère pas beaucoup du mythe totémique chez les Malinké ; cependant il y a une nuance pertinente entre les deux thèmes ainsi comparés : dans le cas de la parenté clanique, l'échange de services ne scelle pas le lien entre les hommes ; ce lien existe déjà ; il lie seulement le clan et l'espèce totémique. Alors que dans le sànakûna il instaure un lien entre les hommes jusque-là étrangers. Enfin dans ce dernier cas, ce n'est pas l'échange de services qui constitue en lui-même l'essence de l'alliance, mais l'échange de sang ; or cette alliance sanglante ou de substance n'existe pas entre l'animal et ses partenaires humains. Mais c'est surtout la seconde légende qui développe un thème véritablement original : ici l'on insiste sur l'altérité originelle des parties en présence ; un accident, l'incendie, vient mettre en cause ce fait. La volonté humaine de surmonter cet accident ne réussit pas entièrement dans sa tâche de restituer aux individus leur identité. L'incertitude demeure : aucune des parties ne sera sûre désormais d'être réellement soi-même ; elle pourrait tout aussi bien être l'autre. Cette ambiguïté étant valable pour chacune d'elles, il en résulte un antagonisme réciproque et des plaisanteries. (10) Ce phénomène nous permet de comprendre certaines pratiques apparemment étranges comme celle-ci : lorsqu'un sànakiï par inadvertance met son habit à l'envers, s'il vient à rencontrer un de ses partenaires dans un tel accoutrement, il doit donner ce vêtement à celui-ci : c'est encore affirmer, sous une autre forme, cette notion d'altérité ; car les notions d'autre et d'envers se rejoignent. Enfin, si mon sànâku est celui qui pourrait bien être un autre moimême, on comprend fort bien qu'une alliance matrimoniale ne saurait exister entre nous. (11) Et nous arrivons ainsi à la différence qui séçare la parenté par alliance et le sànâkûnâ ; généralement les sànâku ne se marient pas entre eux ; du reste, les échanges de propos grivois, qui caractérisent les rapports entre les premiers, contrediraient les attitudes réservées, qui président aux rapports entre alliés matrimoniaux. Pour terminer la comparaison entre le système de parenté (clanique ou par alliance) d'une part, le sànakflnà d'autre part, il nous reste à mentionner certains échanges de services très spéciaux entre sànâku et qui n'existent pas entre parents. Dans les relations matrimoniales, on fait généralement appel aux services d'agents spéciaux, comme les griots par exemple. A défaut de tels médiateurs, on fait appel aux sànâku. Enfin, lors des rites funéraires, les sànâku sont encore l'une des catégories de personnages auxquelles l'on s'adresse pour procéder à la toilette du mort (vous 38

lavez nos morts, nous lavons les vôtres) ; à cette occasion, ils s'emparent de certains objets intimes du mort (les vêtements en particulier). (12) Cette opposition, entre le système de parenté véritable et le sànàkfina, nous aidera à comprendre la signification, la fonction de l'aspect le plus étonnant des relations à plaisanteries : le caractère agonistique exprimé par les échanges d'injures. Les sànâku en effet peuvent échanger publiquement des injures et des grossièretés qui, en d'autres circonstances, provoqueraient des querelles graves : à côté des plaisanteries mineures sur la laideur, la claudication, les défauts moraux, la pauvreté, le thème de la sexualité demeure privilégié. Des allusions brutales sont souvent faites au sexe du père ; des injures de ce genre sont adressées aussi bien à tous les membres du clan, à la face du partenaire qui ne manque pas d'ailleurs de riposter aussi vertement. Nous n'insisterons pas davantage sur ce thème. Remarquons seulement que le fait de l'association entre l'agressivité et la sexualité n'est pas propre aux seuls Malinké et au sànâkûrîà. Mais ce qui est remarquable, c'est que ces échanges ne doivent, en aucun cas, provoquer de la colère chez les partenaires en présence. D'ailleurs, les sànàku sont des gens particulièrement inviolables les uns pour les autres. Ils ne peuvent en venir aux mains, sauf dans certaines pratiques rituelles dont nous parlerons dans un instant. Il serait même mal vu, si l'un des partenaires venait à prendre l'initiative de tels échanges, que l'autre s'y refusât. Nous pouvons donc dégager, d'ores et déjà, deux caractéristiques essentielles du sànâkunà : d'une part, l'obligation d'échanger des propos dont le contenu trahit l'agressivité, d'autre part, celle de maintenir cette réciprocité sur un plan strictement ludique. Tout se passe donc comme si nous avions affaire à un adversaire fictif, irréel ; puisque celui qui reçoit l'injure doit se comporter comme si cela ne le concernait guère personnellement : c'est ce que confirme ici l'absence des réactions émotionnelles auxquelles on pourrait s'attendre en pareille circonstance. Il est bien possible que celui auquel on adresse ces propos irrévérencieux n'en soit point le véritable destinataire. Mais nous reviendrons dans un instant sur cette idée. Décrivons pour l'instant une autre manifestation de cet antagonisme : les flagellations rituelles. En effet, il est un jour de fête dans l'année (13), où les sanâkû procèdent à une flagellationv réciproque rituelle. Cette fête prend place au mois malinké dit jjmbèdè. Ce jour-là dès le matin, les jeunes gens s'en vont dans la brousse couper des branches souples, qui leur serviront de fouets, le soir venu. Après les avoir écorcées, ils les passent sous la cendre chaude pour les rendre flexibles et résistantes. La nuit venue, ils se groupent par bandes de même jàmu (nom de clan) et s'en vont dans les rues à la recherche de leurs sànàku ; lorsqu'une de ces bandes vient à rencontrer une au39

* * / t r e , elle lui pose la question : "jàmudùmâ ?", "doux jàmu ?", l'aut r e crie son nom clanique (14), Sylla .' par exemple ; s'il se trouve que la première bande est composée de Diané (sanaku des Sylla), dès que ce groupe révèle à son tour son identité, la flagellation r é ciproque commence. Les rencontres qui ne se terminent point par des flagellations sont r a r e s ; en effet, dès que le jàmu de la bande adverse est connu, la première révèle presque toujours un nom de clan correspondant aux sànaku de la bande d'en face ; l'essentiel, c'est qu'on puisse se battre ; c'est ainsi que cette nuit devient une vaste fête flagellatoire. Mais les jeunes gens ne sont pas les seuls participants de cette fête ; tout le monde y prend part, y compris les vieillards eux-mêmes ; néanmoins à ce niveau, la manifestation perd ce caractère un peu violent que lui donnent les jeunes gens. Les adultes et les personnes âgées vont rendre visite à leurs sànaku les plus proches : ils procèdent alors à une flagellation plus symbolique et rituelle que réelle ; ils échangent de menus cadeaux (kolas en particuliers), puis causent joyeusement et se séparent. Cette manifestation flagellante révèle ainsi un aspect incontestablement agonistique et agressif du sànâkunà ; il faut noter cependant que, même au niveau des jeunes gens, la fête ne dégénère jamais en bagarres ; en effet, l'inviolabilité, l'immunité du sànâku est une règle absolument impérative : on ne doit jamais v e r s e r le sang de son partenaire. Quelle est donc la signification de ce curieux phénomène du sanakuna ? C. Signification du sànâkunà Comme on peut le deviner, ce phénomène n'a pas manqué d'intéress e r les africanistes. Plusieurs articles ont été consacrés à la description de cette institution. (15) Mais à notre connaissance, le seul ethnographe qui ait tenté de rechercher la signification profonde du phénomène est Griaule. (16) Nous allons donc commencer par exposer la théorie de cet auteur ; après quoi, nous rechercherons la fonction du sànakuna malinké. 1. L'hypothèse de Griaule Griaule a observé ces mêmes relations interclaniques de plaisanter i e s chez les Dogons (république actuelle du Mali). Ici, les sànâku deviennent les mangu. Après avoir décrit cette institution, l'auteur la replace dans un contexte général et religieux de "purification" et de "catharsis" (ce sont ses t e r m e s mêmes). (17) Pour certaines opérations entralhant une souillure (au sens religieux), toilette funèbre d'un défunt par exemple, on fait appel au mangu, car pour celui-ci l'opération n'entralhe aucun danger. Pour Griaule, les injures que les mangu échangent quotidiennement ne représenteraient que l'aspect profane de cette purification réciproque. Il rappelle, à 40

ce propos, la théorie du fiàmà (force vitale). Toute personne serait composée d'un complexe de ces forces vitales : nàmà des parents morts ou vivants, ñámá des aliments dont on se nourrit, ñámá des êtres et des choses avec lesquelles on vit en contact. Les activités quotidiennes des hommes, leurs conduites, risquent de les mettre en conflit avec ces ñámá étrangers demeurant au sein de leur personne. Ce serait ainsi que ces forces vitales se transformeraient en puissances mauvaises œuvrant au sein de l'individu.. Or la fonction de l'injure, qui nous est adressée par le mangu, est de nous "purger" (le mot est de Griaule) de ces forces maléfiques. C'est, en quelque sorte, une conjuration du mal par le mal. Dans les temps mythiques, lors de l'alliance des mangu, une parcelle de chacun des partenaires a été introduite dans le corps de l'autre. C'est pourquoi l'injure ne provoque pas de colère, car ce serait donc à cette parcelle de soi-même, présente dans l'autre, que l'on s'adresse lorsqu'on injurie le partenaire. De cette théorie, nous pouvons retenir deux idées intéressantes pour notre propos : la première est que les échanges d'injures doivent être replacés dans un contexte général de réciprocité. On retrouve ici l'une des idées principales de Mauss concernant la parenté à plaisanteries ; la seconde est que tout se passe comme si les injures et les grossièretés échangées ne concernaient nullement la personne des parties en présence. C'est l'idée que nous développions il y a un instant. Aussi, c'est vers l'élucidation de ce problème dans le sànakufià malinké que nous allons nous orienter maintenant. 2. Signification et fonction du sànâkunà malinké Si tout se passe comme si les propos échangés ne concernaient point la personne même des interlocuteurs, on peut se demander alors à qui ils s'adressent, indirectement ? Mais poser ainsi le problème, n'est-ce pas nous renvoyer à l'origine de cette agressivité ? C'est ici que l'opposition structurale proposée par Mauss pour l'explication de ces phénomènes d'échanges irrévérencieux nous permet d'accéder à la compréhension des faits. Il s'agit de mettre un accent particulier sur les oppositions, les contrastes entre les faits, afin de mieux saisir leur complémentarité. La description a largement insisté sur la première démarche. Il nous reste à rechercher la complémentarité qu'il pourrait bien y avoir entre les parentés ou les rapports à étiquette et le sànâkûnâ. Or, il suffit d'observer la vie quotidienne domestique, les rapports entre les groupes d'alliés matrimoniaux (familles et clans) pour sentir cette atmosphère de tension, souvent bien dissimulée il est vrai, qui les caractérise : rapports d'autorité et de soumission, où les privilégiés sont d'autant plus inquiets que le phénomène de rivalité est caractéristique de la culture malinké. Dans cette atmosphère, l'auto41

rité peut devenir aux mains de ceux qui la détiennent une arme défensive et offensive pour bloquer les rivaux éventuels. Même tension au niveau des rapports entre alliés matrimoniaux ; ici la solution traditionnelle est l'évitement. (18) Dans les deux cas, l'agressivité issue de la vie domestique et des rapports entre alliés matrimoniaux ne peut trouver à s'exprimer en ces mêmes lieux et temps. Or, il est indispensable que ces tensions émotionnelles trouvent des issues. Les personnes sur lesquelles l'agressivité va être transférée devront présenter quelque analogie avec celles qui furent à l'origine des réactions émotionnelles ainsi réprimées, sans cependant que les deux situations soient tout à fait identiques ; c'est à cette condition que la catharsis^et le transfert des émotions peuvent être efficaces. Or, les sànaku présentent justement une telle analogie avec la parenté clanique et avec les alliés matrimoniaux - mêmes devoirs et mêmes obligations -, sans être réellement ni parents ni alliés matrimoniaux. Cela permet donc de canaliser les tensions éprouvées dans les rapports de parenté et d'alliance. On comprend alors pourquoi les injures, les grossièretés entre sànâku ne doivent pas offenser les partenaires, car s'il en était ainsi, l'effet de cette canalisation serait irrémédiablement perdu. On comprend aussi que les sànaku jouissent d'une inviolabilité et d'une immunité particulières. C'est à ce prix seul que le transfert atteindra son but, sinon l'agressivité réprimée risque de venir compromettre le consensus social. Au point où nous en sommes, il ne s'agit plus de porter la guerre ailleurs, puisque la canalisation des affects demeure intra-sociale : il s'agit de la désamorcer, de la jouer pour ne pas la faire. On peut noter ici que les sànaku exercent à l'égard de leurs partenaires une fonction de censure : lorsqu'ils surprennent leurs alliés en dispute avec une autre personne, ils doivent s'interposer pour imposer le calme, le silence, la cessation des hostilités. Cette intervention semble en quelque façon signifier une sorte de droit exclusif du sànaku à l'agressivité de son partenaire.

CONCLUSION Toutes nos analyses, comme on le voit, s'inspirent de la méthode que proposait Mauss pour l'étude du phénomène des relations de plaisanteries. Résumons ici l'opposition que nous avons cru découvrir entre les rapports à étiquette et le sànakunà au sein de la société malinké. Le tableau suivant nous donne une vue synthétique de tout ce que nous avons dit jusqu'à présent. Nous y avons aménagé deux colonnes. Dans celle de gauche, nous avons indiqué les caractéristiques des rapports de l'individu avec ses parents au sens large de ce mot. 42

Dans celle de droite nous avons fait correspondre, point par point, aux caractéristiques précédentes celles des relations que le même sujet entretient avec ses sànâku (alliés à plaisanteries). Rapport avec les parents

Ego

Rapports avec les sànâku

I. "Doux"

Qualification des rapports

"Amer"

H. Identité

Jàmu

/

EU. Emotions r é p r i - Réactions émotionmées : d'où Tension nelles IV. Au niveau du réel Appartenance Au niveau du mythe Non-appartenance possible

Appartenance

V. Entraide, assistance

Devoirs

VI. Interdiction Signification Ouverture

Relations matrimoniales

Différence Défoulement, mais sur un plan strictement ludique : donc Détente Au niveau du réel Non - appartenanc e Au niveau du mythe Appartenance possible Entraide, assistance

Interdiction Signification Restriction _ Mais sànâku = agents matrimoniaux

Ce tableau, qui est une récapitulation de tout le chapitre, devra nous aider à résoudre deux problèmes : un problème psychologique d'abord ; à savoir, comment expliquer que l'agressivité libérée dans les rapports avec les sànâku résulte d'un transfert, d'une part ; d'autre part, quelles conditions ont pu rendre ce transfert possible ? Le problème est le suivant : la parenté clanique et les alliances matrimoniales sont un des aspects essentiels de la solidarité, chez les Malinké du moins ; or, il se trouve que les sànâku sont de clans différents du nôtre d'une part, qu'on ne peut pas se m a r i e r avec eux, d'autre part : c'est donc ime flagrante rupture avec le système de solidarité. Il faut bien qu'à cette rupture réponde quelque compensation, sinon, le groupe des sànâku serait un peu en marge. La question qui se pose pour nous est donc de savoir comment se fait cette réintégration du sànâku et à quel niveau ? Comment peut-on résoudre le problème psychologique du t r a n s f e r t d'après notre tableau ? Comparons les niveaux I et HI de ce dernier : immédiatement, nous observons un contraste : d'un côté, 43

les rapports avec les parents (de clan) sont dits "doux", alors que ceux avec les sànâku sont qualifiés d1 "amers". Mais en fait, quotidiennement (niveau ni), c'est du côté des çarents que se trouvent les tensions. C'est réellement avec les sànâku que s'instaure une véritable détente. Il y a donc là un renversement spectaculaire, qui nous porte à penser que cette amertume pourrait bien venir du côté de la parenté, mais que dans les rapports quotidiens on est tenu de ne pas l'affirmer. Ce fait induit l'idée de transfert possible, mais ne l'explique point. Poussons donc plus avant l'analyse du tableau. Comparons maintenant tout le haut du tableau avec le niveau V : le contraste est très net entre les niveaux I, H, El, où parents et sànâku s'opposent comme le même et l'autre (l'identité- et l'altérité) d'une part, et, d'autre part, le niveau V, où parents et sànaku se révèlent être analogues par les devoirs : par conséquent, ces alliés à plaisanteries sont de faux parents : c'est là une condition essentielle pour qu'on puisse libérer, dans nos relations avec eux, des attitudes ailleurs réprimées. Mais continuons notre comparaison ; cette ambiguïté que l'on vient de découvrir entre les deux niveaux différents du tableau, se fait jour à l'intérieur même du niveau IV ; une incertitude y apparaît quant à l'appartenance de l'individu à son propre clan ou sa non-appartenance au clan de ses sànâku, ce que l'on peut traduire ainsi : les sànâkà sont des étrangers qui pourraient bien être des nôtres ; ce fait réalise parfaitement, cette fois, les conditions suffisantes d'un transfert d'attitude. Et nous affirmons que ce processus doit être effectif, puisque le moment par excellence des tensions est celui des rapports de parenté et des alliances matrimoniales, et que les relations dans lesquelles on peut et on doit se défouler, sont celles du sànâkunâ. Passons enfin au problème sociologique : ici, nous nous contenterons du commentaire du niveau VI : dans les rapports avec les parents, l'interdiction matrimoniale n'est point une restriction, puisqu'elle se double d'une obligation d'aller prendre femme ailleurs. La solidarité sociale s'en trouve élargie. Dans les relations avec les sànâku, cette interdiction signifie restriction, car voici des gens qui ne sont pas des parents, et avec lesquels on ne peut se marier. Cette rupture dans le consensus social se trouve compensée par le fait que les alliés à plaisanteries jouent pour leur partenaire le rôle d'agents matrimoniaux. En effet, que le sànâku, cet autre moi-même, serve de médiateur entre moi et autrui, se comprend aisément. Ce qu'il faut retenir de ce thème des alliances à plaisanteries (19), c'est d'abord le problème psychologique de la projection et du transfert d'attitudes et d'affects. Ensuite, c'est celui, proprement sociologique, de la médiation dans les rapports sociaux. Ce sont justement ces problèmes que nous retrouverons lorsque nous traiterons du rôle des griots dans la société malinké. Mais avant d'aller plus loin, il nous faut insister sur un dernier aspect de la cohésion sociale : l'intégration hiérarchique des individus et des groupes à l'ensemble de la société. 44

Bayo

Traoré

Sissé Sylla

Séréfou

Sidibé

X

X

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X X X

Fofana

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X

X X X

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Séréfou

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X

Sylla Traoré

Kouyaté Sankaré

X

Diané Dougounoho

Konaté Kondé Kourouma

Kourouma X

X

Dialo

Kamara Kéita

Konaté X

X

Bérété Dabo

Kondé

Koma

Kamara Kéita

Fofana Kaba

Diané Dougounoho

Dialo

Bérété Dabo

Bayo

RE SEAU DES RELATIONS DE SANAKUNA CHEZ LES MALINKE

X X X

X

S

X

45

NOTES 1. "Procédant d'exigences multiples, affectives et complémentaires, de durée et de puissance, variables parfois dans le temps pour une même société, c'est l'acte politique, diplomatique par excellence ( . . . ) qui crée, scelle, renouvelle des liens, des sentiments, des droits et des devoirs entre des groupes d'hommes possesseurs de puissance et d'autorité par le truchement de l'union de leurs enfants" (P. Métais, Mariage et équilibre social dans les sociétés primitives, Paris, 1956, p. 509J] 2. A ce sujet, l'exemple le plus étonnant est celui du clan royal des Kéita et leurs alliés matrimoniaux, les Kondé du Sankaran. Du 13e au 14e siècles, les souverains malinké prenaient des épouses chez les Kondé. Une telle régularité paraît évidemment exceptionnelle. Néanmoins, cette coutume reste encore vivace en pays Malinké. Nous connaissons particulièrement bien le cas des Kamara de Farako (Kankan) - dont nous sommes nous-même issu et de leurs alliés matrimoniaux traditionnels, les Kéita (du même quartier). 3. Si, par exemple, les Kéita épousent des femmes Kondé, les hommes de ce dernier clan, ne pouvant épouser les femmes du premier, doivent nécessairement s'adresser à un troisième groupe, les Kamara par exemple. Ces derniers à leur tour s'adresseront à un quatrième, et ainsi de suite, jusqu'à ce que le circuit se ferme, le dernier paurvoyeur d'épouses prenant les siennes dans le premier clan (Kéita). C'est ce que Lévi-Strauss appelle "l'échange généralisé". En fait, il suffit de trois clans pour que le circuit se ferme : les Kamara allant prendre leurs épouses chez les Kéita. 4. Ce qui crée incontestablement des tensions psychologiques contenues, certes, mais réelles. Ces tensions sont intensifiées par la vie en milieu polygame. Les rivalités entre co-épouses déterminent des antagonismes latents et des hostilités réprimées entre les enfants de celles-ci. Si bien que les rapports entre frères de même père et de mères différentes sont devenus le modèle même des rivaux solidaires (fàdemàyâ). Le sinàyâ - terme désignant les rapports entre co-épouses - peut lui aussi s'appliquer par extension à toutes hostilités intestines opposant des personnes liées par des rapports sociaux quelconques. 5. Cette épouse prend alors le nom spécial de Alamandi : don de Dieu. 6. Dans une communication à l'Institut Français d'Anthropologie en 1926, intitulée "Parenté à plaisanteries" et publiée dans l'Annuaire de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, 1926-1927, Melun, 1928, p. 4-21. 7. R. Lowie, "Crow social life", Anthropologie al Papers of the American Muséum of Natural History, New York, 1912, vol. XIX, p. 204 sq. 8. L'expression est de Mauss lui-même. 9. Mamadi-Fina Kamara. 10. Il faudrait rapprocher ce phénomène de la difficulté que les sujets éprouvent dans leur rencontre et leur dialogue avec le personnage de l'alter ego, du personnage du double ou de l'ombre, lors des rêves éveillés dans la psychanalyse jungienne (Ch. Baudoin, La découverte de la personne, Paris, 1940). 11. Enfin, le mythe est intéressant pour une autre raison. Le fait qu'il explique l'origine du sànâkflna et celle de certains griots à partir d'un même événement nous,prépare déjà à la compréhension de l'équivalence fonctionnelle des sànâkû d'une part et des griots d'autre part dans certains rôles sociaux. 12. Cette pratique est à rapprocher de celle que nous avons signalée plus haut : l'obligation de donner l'habit qu'on a porté à l'envers à son partenaire ; 46

l'envers de l'habit d'un vivant et l'endroit de l'habit d'un mort pourraient bien signifier une seule et même idée. v i 13. La fête porte précisément le nom de sànakugbasi, "flagellation des sànâkû". 14. L'article que D. Paulme a consacré à la question ("Parenté à plaisanteries et alliance par le sang en Afrique occidentale", Africa, 1939, n° 12, p. 433-444) demeure l'une des études les plus intéressantes à côté du travail de Griaule. 15. Voir notre bibliographie : "Parenté à plaisanteries". 16. L'article que D. Paulme a consacré à la question demeure l'une des études les plus intéressantes à côté du travail de Griaule (voir notre bibliographie) . 17. M. Griaule, "L'alliance cathartique", Africa, 1948, XVni/4, p. 242258. 18. Mais les bénéficiaires de situations privilégiées ou de hauts statuts souffrent autant de cette atmosphère de tension que les autres sinon plus à certains égards ; ils doivent satisfaire dans leurs moindres propos et dans les moindres attitudes toutes les exigences qu'impose leur position ; c'est là un tribut coûteux à payer ; il en résulte des frustrations, un besoin compensateur de détente. 19. Voir les schémas des pages 45 et 49, représentant le réseau du sànâkûnâ. Le premier est un tableau à double entrée : une croix placée dans un casier indique que les clans situés dans les colonnes correspondantes sont des alliés à plaisanteries. Le second représente une "cible" sociométrique construite d'après le tableau précédent : les traits pleins représentent les alliances. Les clans situés au centre de la cible sont ceux qui possèdent les plus nombreux alliés. Ce qui fait apparaître la position privilégiée des Kéita dont on sait qu'ils représentaient le clan royal.

47

CHAPITRE m . LES STRUCTURES SOCIALES ET L'IMPORTANCE DE L'INTEGRATION HIERARCHIQUE

Pour situer les griots dans la société malinké, il était nécessaire de décrire les relations qui fondent le consensus social ; nous avons ainsi découvert deux types d'alliances opposées et complémentaires : d'une part les alliances matrimoniales ; d'autre part les alliances à plaisanteries ou sànâkuna. En effet, nous verrons que, comme les sànâkûna, les griots introduisent une rupture au niveau des échanges matrimoniaux (endogamie). Nous verrons aussi que, comme ceuxlà, ceux-ci compensent la non-observance de la règle universelle de l'exogamie par le rôle de médiateurs qu'ils sont appelés à jouer dans les relations matrimoniales. Mais la société malinké n'est pas seulement un ensemble de groupes claniques rendus solidaires grâce aux échanges matrimoniaux et aux alliances à plaisanteries. C'est aussi une société dont les groupes sont subordonnés les uns aux autres : c'est le problème capital de la hiérarchie que nous abordons ainsi : hiérarchie des sexes et hiérarchie des castes. Vis-à-vis de la première, la position des griots révèle une extrême ambiguïté (voir chapitre IV). Dans la seconde, les personnages en question tiennent une position intermédiaire entre les nobles et les esclaves, participant à la fois des deux états. Dans ce chapitre donc, nous décrirons, dans un premier paragraphe, la division hiérarchique des sexes. Dans un second paragraphe, nous aborderons le problème des castes. Nous verrons l'ensemble de la société malinké se diviser en trois grands groupes héréditaires : la caste éminente représentée par les nobles ou hor5 y sera opposée à la caste servile des esclaves. Entre ces deux positions extrêmes, nous verrons une troisième caste assurer le passage et la continuité : les nàmàkâla. C'est la caste à laquelle appartiennent précisément les griots. Mais avant d'aborder cette question concernant directement nos gens de la parole, nous allons d'abord parler d'un problème qui, pour n'être pas aussi directement lié à la condition des griots, nous offrira cependant des éléments fort intéressants pour les raisons que nous venons d'évoquer plus haut. I. LA HIERARCHIE DES SEXES Le critère le plus apparent de cette hiérarchie qui subordonne les femmes aux hommes est le commandement ; l'autorité apparaît 48

RESEAU DES RELATIONS DE SANAKUNA

comme un attribut masculin, et la femme, comme un être qui n'aurait pas accédé à la maturité sociale. Ce qui a pour conséquence une stricte séparation des domaines, des activités et des caractères. On peut examiner ce problème de la hiérarchie des sexes sous ses aspects religieux, social et politique. A. La dimension religieuse de cette hiérarchie Dans la société malinké pré-islamique, les phénomènes religieux étaient avant tout une affaire d'hommes, semble-t-il. Les femmes et les enfants étaient généralement tenus à l'écart du domaine sacré. Dans tous les rites, le sacrifice aux divinités constituait un 49

moment capital : or, le sacrificateur n'était jamais une femme mais toujours un homme. Les cérémonies religieuses prenaient toujours la forme d'un mystère, et le fait que les femmes aient été exclues de ces assemblées religieuses affaiblissait considérablement leur statut. Car les communautés religieuses masculines jouaient un rôle considérable dans la vie sociale et politique. (1) En effet les fonctions spirituelles et temporelles demeuraient étroitement liées. (2) Les sociétés d'initiation masculines, du moins par certains de leurs aspects, apparaissaient comme des instruments dont les hommes disposaient pour maintenir les non-initiés (enfants) et les non-initiables (les femmes) dans une anxiété constante, ce qui les tenait dans un état de sujétion et de soumission. (3) L'impact de la religion musulmane n'a point modifié cet état de choses ; elle l'a même renforcé. En effet, les marabouts malinké (ceux qui sont passés maîtres dans la connaissance du Coran) nous disent aujourd'hui que, le jour du jugement dernier, la femme n'aura rien à dire. C'est son mari qui devra rendre compte de sa conduite. Ainsi l'épouse ne devra son accès au paradis qu'à son époux. B. Aspect social et domestique de cette hiérarchie Dans la vie sociale quotidienne, l'autorité revient à l'homme. La femme doit demeurer soumise. Dans le village comme au sein de la communauté domestique, l'homme le plus âgé joue le rôle du patriarche. Autour de lui, un conseil familial, formé des hommes mariés, siège. La femme ne peut nullement faire partie de ce conseil (4), à plus forte raison en devenir le chef, luti. Ce sont les hommes qui gèrent le patrimoine, décident du moment de la circoncision des enfants, arrangent les mariages, etc. (5) La femme, elle, de l'enclos paternel à l'enclos conjugal, ne fait guère que changer de tutelle. L'énorme dot payée par son époux à ses parents n'est point pour alléger cette dépendance. Et puis, surtout, la signification sociale du mariage - solidarité entre les clans - et la sévérité de l'opinion à l'endroit des femmes célibataires renforcent considérablement sa subordination et sa soumission. (6) Les manifestations de cette soumission marquent les conduites quotidiennes et les attitudes de celle-ci envers les hommes. L'épouse ne peut appeler son mari par son nom. Ce serait un signe d'irrespect. Elle l'appellera par exemple ri kodf>, "mon frère", ou bien n borï, "mon oncle". Elle ne peut s'adresser directement à lui en public (c'est-à-dire en présence d'une tierce personne). Elle transmettra son message à l'une des personnes présentes. (7) Nous voyons dès maintenant la médiation apparaître comme une manière de marquer la distance sociale, le respect, la différence de statut dans les relations humaines. C'est là un phénomène très important que nous retrouverons lorsque nous étudierons le rôle du griot. 50

Enfin, pour ce qui concerne l'aspect politique de cette hiérarchie, qu'il nous suffise de dire que la femme ne peut en aucune manière accéder au pouvoir, même comme régente. H. LES EFFETS DE LA HIERARCHIE DES SEXES Cette hiérarchie des sexes a pour effet une division, une séparation marquée des tâches, de l'habitat, voire des caractères. A. La séparation sexuelle des tâches Elle se manifeste dès la naissance. Autrefois, voilà comment on symbolisait cette division sexuelle des occupations : le jour de la sortie de l'enfant ou denâbS, c'est-à-dire le jour de l'imposition du nom, on réunissait tous les voisins, tous les parents et tous les alliés qu'on pouvait atteindre. On sacrifiait un mouton et l'on faisait offrande de de_ ou gâteau de riz. C'est alors que l'oncle paternel entrait dans la case du nouveau-né. Il en ressortait, tirant à lui la mère par le truchement d'un arc passé autour du cou de celle-ci, lorsque l'enfant était un garçon, ou bien par le moyen d'un ustensile de ménage dit dogbàlâ, lorsque c'était une fille. Ainsi affirmait-on symboliquement la séparation sexuelle des tâches futures : l'arc f i gurant la chasse et la guerre, le dogbàlâ, les travaux ménagers et la cuisine en particulier. La femme pourra entretenir aussi un petit jardin potager où elle fera venir les condiments nécessaires à la sauce (aubergine, gombo, tomate, piment). Elle ne cultivera pas, car c'est là une occupation typiquement masculine, mais elle aidera son mari, lors du désherbage, etc. Elle pourra s'occuper aussi de teinture de vêtements (kàràdo : tremper dans l'indigo), de poterie, d'égrenage et de filage du coton. Ces occupations féminines sont interdites aux hommes. Parfois le contact avec des instruments utilisés dans certains de ces travaux féminins est censé nuire à la virilité de l'homme. (8) Ainsi donc l'homme doit s'éloigner du domaine des activités féminines sous peine d'avilissement ou de déchéance morale, voire même physique. Enfin, terminons en disant que l'usage de certains instruments culturels tels que les instruments de musique demeure le fait des femmes et des griots. B. La division sexuelle de l'habitat et des parures Dans l'enclos domestique, on distingue fort bien les cases masculines, ctbo, des cases féminines, mùsôbo : le toit des premières se termine en son faite par une sorte de croix horizontale surmontée 51

d'une pointe verticale ; les secondes ne possèdent que la croix horizontale. Mariées ou non, les femmes habitent souvent avec plusieurs autres dans une même case ; ce qui n'est pas le cas des hommes mariés. Ces derniers disposent toujours d'une case personnelle. Les femmes n'accèdent à la case maritale que lorsque le tour de rôle leur permet de faire au mari leur visite conjugale. Elles portent nombre de parures: boucles d'oreille en argent ou en or, bracelets, colliers d'ambre ou de perles ; elles se rougissent les lèvres avec du jus de kola, se teignent la paume des mains, les pieds et les ongles au henné, se servent de poudre d'antimoine pour donner plus d'éclat à leurs prunelles. Quant aux hommes, les seules parures dont ils puissent faire usage sont des armes : sabre, fusils, coutelas et couteaux de toutes sortes. Par la richesse de leurs bijoux d'or et d'argent, les femmes deviennent les attributs vivants de la richesse et de la puissance de leur mari. Souvent, la mise sobre de l'homme contraste avec le luxe parfois arrogant exhibé par ses épouses. C. La division sexuelle des caractères Mais la division sexuelle ne se limite pas seulement aux tâches, à l'habitat et aux parures ; elle s'inscrit dans la psychologie différentielle des sexes. En effet, dans l'éducation des enfants, la différence est essentielle qui encourage, chez le petit garçon malinké, l'indignation, la colère, l'esprit de lutte, avant tout autre attitude, tolère chez la femme la gamme d'émotions opposées : peur, tendresse, mélancolie, nostalgie, pitié, etc. En effet, la colère est l'attitude propre au guerrier ; en langue maninka cette émotion se dit jùsu, que l'on pourrait traduire par "cœur". On dit : n jùsu yé b5lâ, "mon cœur bat". Mais ce cœur-là est une entité morale avant tout, par opposition au muscle cardiaque, s5. De cette notion de s3, dérive le sens figuré que révèle la phrase suivante : I s? ma ni7~"ton cœur n'est pas bon" ; entendez, "tu as mauvais caractère". (9) Le jùsu du garçon n'est point celuilà, mais celui qui est capable d'indignation, de colère, de vengeance à l'occasion ; c'est celui qui est capable de relever l'affront ; les Malinké disent : ka m5né b6 (10), "extirper la colère". (11) C'est d'ailleurs là une des raisons pour lesquelles les femmes préfèrent engendrer des garçons que des filles, car, dit-on : Dek& lè móni boia à móiba rò, " c'est le garçon qui est capable d'extraire la colère de sa mère". Le petit garçon est donc élevé en vue d'accomplir des tâches de ce genre. Il doit commencer par affronter journellement ses pairs sans couardise, sur le terrain du pugilat, sans demander secours. Qu'il revienne à la maison en pleurant à la suite d'échange de coups avec un camarade de son âge, il se verra aussitôt emmené par sa propre mère et mis en demeure de se battre avec 52

l'adversaire. Qu'il le terrasse ou qu'il soit terrassé, importe peu : ce qui compte, c'est la volonté et le courage de soutenir la lutte. On développe chez lui, par le truchement de la colère et du sentiment de l'honneur, la capacité de résister aux émotions que causent habituellement la douleur physique et la souffrance morale. C'est ce que signifient les rites préparatoires à la douloureuse opération de la circoncision. (12) Il ne s'agit point alors de sécuriser les néophytes, de les rassurer en minimisant le danger. Il s'agit de déclencher une véritable panique pour éprouver leur courage. Aussi dramatise-t-on volontairement les choses. On leur raconte par exemple qu'il vont rencontrer un monstre qui les avalera sept fois pour les purifier de leurs souillures de non-circoncis (bilàkoro). Les derniers moments qui précèdent l'épreuve ne sont pas plus rassurants. Dès le matin, les jeunes gens sont emmenés au pas de course à travers la brousse vers le lieu de la circoncision d'où surgissent soudain des cris étranges et des bruits de rhombe. Le personnage, qui doit pratiquer l'opération, surgit alors d'un buisson dans le cliquetis des clochettes dont son vêtement est couvert. Non seulement, il ne peut venir à l'idée de personne de fuir, mais nul ne doit trahir dans le regard quelque anxiété : on affrontera l'opérateur avec le sourire. Et cette attitude devra être maintenue durant toute l'opération. Comme les gardiens de la cité de Platon, les Malinké doivent être capables de colère avant toute chose. Mais tandis que l'éducation des premiers doit être complétée par la musique, celle des seconds exclut toute activité susceptible de développer des émotions de tendresse, de nostalgie, etc. C'est pourquoi ils ne chanteront point et ne joueront d'aucun instrument de musique, cela risquerait de cultiver en eux l'élément féminin, symbolisé par l'eau. Cet élément est la marque de toutes les émotions qui ne présentent pas ce caractère offensif, agressif de la colère, qui ne m,ènent pas à l'action, mais qui troublent la personne : la peur, silâ, vient au premier chef ; un homme peureux est appelé ironiquement : cèbàkod? jito (de ctbàk5d6, homme mûr et jito, qui a de l'eau), un "homme aqueux" ; entendez, homme peureux. A l'élément liquide est associé, tout ce qui relève de l'attendrissement, de la pitié, bref tout ce qui est de l'ordre de l'émouvant, ce que les Malinké rendent par klnîkinÎ. D'un homme qui est enclin à ce genre d'émotion on dit qu'il a l'eau dans le bassin : ji yé à sôro d3. (13) Ainsi d'un côté, il y aurait l'ardeur, la colère et les attitudes qui y sont associées, et dont l'organe est le cœur ; tout ce qui caractérise l'homme ; de l'autre la peur, la tendresse et les émotions dites kinikini et màfiùmà ko, relevant de l'élément féminin et dont le siège est dans le bassin. Lorsqu'elle cède soudain à une émotion brutale, la femme malinké dit que son bassin est rompu : ri soro bàrâ tè. L'homme malinké se doit de maîtriser et de contrôler ces "émotions d'eau", dont les ondes débilitantes pourraient le submer53

ger. Les épreuves physiques d'endurance et de résistance à la douleur devront lui procurer une bonne trempe. Il lui faut endurer la douleur en en réprimant l'expression : ce serait, selon les Malinké, cette habitude de répression de telles émotions qui donne aux yeux de l'homme mûr cette couleur rouge que les jeunes gens lui envient. (14) Les épreuves de la circoncision, douloureuses en ellesmêmes, sont précédées et suivies par une période de retraite et de brimades. Presque tous les jeux et les activités des garçons non encore circoncis, les bilàk6r6, se terminent par des affrontements physiques au terme desquels une hiérarchie s'établit et se renouvelle constamment. Les adultes assistent souvent en spectateurs à ces tournois de bambins. Plus tard, lorsque ces jeunes gens deviendront adultes (célibataires ou jeunes mariés), ces tournois seront plus sévères. Lors de certaines danses nocturnes dudûbâ (voir texte M4), ces confrontations physiques prennent des allures un peu cruelles pour un observateur étranger : au son des tambours, une file indienne de danseurs se forme, menée par un chef de file armé d'une hache de parade, insigne de sa force et de son courage. Cet homme est suivi par ses pairs. Puis à une distance respectable suit une autre file ; celle-ci est formée des cadets. Elle est de rang inférieur. Puis vient encore une troisième file, etc. Toutes ces files de danseurs suivent la première file, celle des alhés, et tournent dans le même sens. Si un individu d'une file de cadets veut éprouver sa force et sa résistance, il se détache alors de sa propre file pour suivre le mouvement inverse. Ainsi, il vient forcément à croiser la file des afhés. Alors le chef de celle-ci crie soudain la question traditionnelle : sila .', "le chemin ?", et l'autre relève le défi : à yé b5la m3 lé ka .', "il est tracé sur le dos de l'homme". Alors les deux adversaires s'engagent dans une violente flagellation réciproque ; chacun présentant son dos à l'autre après avoir cinglé celui-ci de son fouet. Les antagonistes affichent un sourire de défi pendant que le sang coule sur leur dos. Si au bout d'uncertain temps, dont l'estimation revient aux spectateurs, le cadet résiste suffisamment, l'on arrête l'affrontement. Celui-ci est alors admis dans le rang de ses aîhés. (15) Il est aisé de comprendre qu'une société guerrière opère une division des émotions, qui cultive chez l'homme une sévère répression de réactions émotionnelles qui pourraient nuire à l'élan du guerrier. On peut comprendre aussi qu'elle laisse l'autre sexe libre d'exprimer ces réactions interdites aux hommes. Car il faut bien que la société fasse place en elle-même à un certain contraire, que d'une certaine manière la culture prenne en charge et réintègre la nature. Mais pour bien comprendre les fondements de cette division hiérarchique des sexes, il faut rappeler cet autre phénomène : le société malinké est une société d'hommes, menée par les hommes, et au sein de laquelle la femme semble condamnée à assumer une condition de citoyen éternellement mineur, servant de pion dans le jeu 54

des échanges matrimoniaux entre les communautés d'hommes (communautés domestiques, villages, provinces, etc.). Les relations matrimoniales sont des affaires d'hommes ; l'inclination de la fille à marier demeure un facteur absolument négligeable en cette matière. Apparemment, les femmes acceptent sans amertume cet état de choses, en prennent leur parti et jouent franchement le jeu. Publiquement, elles s'humilient devant leur seigneur et maître, ne s'adressent à lui que par l'intermédiaire d'une tierce personne, se mettent à genoux pour lui souhaiter le bonjour matinal ou pour lui donner de l'eau, etc. Cependant, elles n'ont pas renoncé pour autant à jouer un certain rôle dans la vie de la société. Grâce à cette patiente attention, cette humilité constante dans les attitudes, elles deviennent un soutien efficace et silencieux dans les moments difficiles que tout homme connaît au cours de sa vie. Grâce enfin à un sentiment infaillible qui, né de la vie commune, révèle les faiblesses de l'armure de l'autre (16), elles finissent par avoir cette influence sourde et diffuse sur les hommes, qui échappe totalement à l'observateur non averti. La communauté masculine est consciente de ce fait et sait que la femme n'a point capitulé. Aussi manifeste-t-elle une méfiance constante à l'endroit de la gent féminine. Celle-ci lui apparaît comme un élément corrosif : CfcbàlodD la ft yé à mùso lfe di, dit-on, "La faille de l'homme réside dans sa femme." L'homme enclin au commerce avec les femmes est censé perdre ipso facto son efficacité en tout autre domaine. Autrefois, il était recommandé aux jeunes gens de retarder le plus possible le moment des premiers contacts intimes avec la femme ; la précocité dans ce domaine était censée rendre le guerrier particulièrement vulnérable aux armes, alors que l'observation de la continence le rendait invulnérable. Mais c'est surtout à propos de l'idée de secret, gbudu, que les hommes manifestent d'une façon particulièrement significative leur méfiance à l'endroit de l'autre sexe. A ce sujet il est, nous semblet-il, fort pertinent de rappeler ici le caractère strictement masculin des communautés religieuses que sont les sociétés d'initiations secrètes du nàmâ et du kômâ. (17) Si un non-initié venait à rencontrer une procession organisée à l'occasion de quelque cérémonie, il se verrait cruellement flagellé et condamné à faire des offrandes propitiatoires au prêtre du rite. Or les non-initiés sont de deux sortes. Les enfants d'abord : ceux qui n'ont pas encore atteint la maturité psychologique ou n'ont point rempli certaines conditions pour entrer dans la société. L'autre catégorie de profanes comprend les femmes en général -, ce sont les non-initiables ; elles ne peuvent faire partie de ces communautés. Pourquoi ne peut-on initier les femmes et les enfants ? c'est que ces êtres sont jugés incapables de garder le secret. Pour les enfants, cette raison se conçoit aisément. Mais en ce qui concerne la femme, le phénomène demeure plus complexe. Celle-ci est-elle un être frappé d'une incontinence verbale innée ? S'il n'en était 55

point ainsi, pourrait-on l'admettre au sein de telles sociétés ? Si une femme se montrait capable de retenir sa langue, les hommes accepteraient-ils de l'admettre ? Cela est hautement improbable, car, vous répondra-t-on, une telle femme ne peut exister. En fait, il y a chez les hommes une volonté réelle et inébranlable de maintenir les femmes à l'écart de ces communautés, ce qui a pour effet de renforcer leur statut et leur autorité. Mais cette mise à l'écart d'un élément qui, par ailleurs, partage certains moments intimes de la vie avec l'homme, détermine une anxiété profonde chez ce dernier ; c'est la crainte d'un retour possible du refoulé. Les légendes abondent en exemples où un homme est vaincu grâce à l'indiscrétion de sa femme. (18) Elles justifient d'une certaine manière cette méfiance masculine, et contribuent à l'élaboration d'une certaine image de la femme, qui n'est pas sans influencer à son tour la psychologie féminine. C'est ainsi que la société masculine contribue au développement d'un type de personnalité féminine bien particulière justifiant ses craintes et sa méfiance. Mais il faut prendre garde de ne pas considérer le sexe faible comme frappé d'une sorte de tare ou de perversion : c'est le rôle attribué à la femme, sa situation même qui conditionnent les attitudes d'indiscrétion qu'on lui prête : si sa position formelle, son statut ne lui offrent aucune possibilité de participation directe aux décisions concernant la vie sociale, publique et politique, si elle est irrémédiablement condamnée à vivre dans l'ombre des hommes liés entre eux par le secret, il est normal, et fortement probable, que la femme cherchera à œuvrer dans l'ombre, à éventer ce secret pour avoir indirectement quelque influence sur ceux qui mènent cette société. Mise à l'écart, en marge d'une société dont elle est un élément intégrant et facteur d'intégration essentiel, la femme se trouve placée dans une situation d'indiscrétion. Membre avant tout de la société masculine, mais condamné à vivre et à partager une certaine intimité avec la femme - ses épouses en l'occurrence - , l'homme éprouve quelque crainte à céder du terrain à sa compagne dans les moments d'intimité avec elle. Conclusion Cette division hiérarchique des sexes finit donc par créer des tensions telles que le consensus intersexuel s'en trouve ébranlé. Elle détermine une séparation des groupes féminin et masculin. Celle-ci est très marquée ; on a le sentiment qu'il s'agit de deux principes si opposés que leur contact peut déterminer la corruption de l'un d'eux. Ce phénomène entralhe en fin de compte une tension intersexuelle manifeste dont peut se demander dans quelle mesure elle ne gèle pas la communication entre les deux groupes. Il nous faudra donc rechercher comment, malgré ces tensions, cet antagonisme, cette lutte des sexes, un minimum de communication se trouve établi entre les deux camps masculin et féminin : c'est ici que les 56

griots, grâce au personnage qu'ils assument et à leur condition particulière au sein de la société masculine, forment un trait d'union rétablissant grâce à leur ambiguïté une continuité entre ces catégories dont nous venons de dépeindre le caractère antithétique. C'est l'un des aspects par lesquels la séparation hiérarchique des sexes intéresse notre sujet. Mais il en est un autre : nous avons insisté sur le fait que la division sexuelle provoquait chez les hommes une méfiance anxieuse à l'endroit de leurs compagnes. Les légendes nous ont révélé que l'intimité avec la femme est un moment des plus dangereux pour l'homme soucieux de garder son secret. Ces moments qui, dans d'autres cultures, sont des moments de détente, sont ici caractérisés par une certaine anxiété. Nous pouvons alors nous poser une question : si la femme ne peut être pour l'homme une confidente, celui-ci doit bien trouver quelque part une compensation. Les Malinké s'efforcent de résoudre ce problème de plusieurs manières. L'une des réponses consiste dans l'exaltation de l'amitié (19) des hommes au détriment de l'amour pour les femmes. Mùso t( a nà téryà sà, "La femme ne saurait gâcher notre amitié", est la phrase de conciliation qui met fin aux querelles - car il y en a -, qui opposent parfois deux hommes à propos d'une femme. Et cette camaraderie est fondée sur la franchise et l'authenticité : Tùna f5 téri yé te tériyâ sà, "La franchise ne saurant nuire à la camaraderie". Cependant, cette solution trouve des limites. En effet, ce n'est pas au sein de la communauté domestique que se nouent de tels rapports. Les relations familiales sont régies avant tout par des rapports de hiérarchie et d'autorité excluant de ce fait la familiarité qu'implique la camaraderie. C'est souvent en dehors de l'enclos domestique, du bôlodâ, voire du quartier, que se nouent les liens en question. Or il est des antagonismes claniques, domestiques, dont la résurgence soudaine vient remettre tout en question. Quand il n'y en a pas, la rivalité existe toujours et pousse le Malinké à surpasser ses pairs. Il faudrait donc trouver des confidents dont on ne puisse plus craindre la rivalité afin que l'on puisse se livrer en toute quiétude. Il faudrait aussi des éléments qui puissent assurer un continuum et une communication entre les deux sexes. Nous verrons que ce sont encore les griots qui jouent ce rôle.

IE. LE PROBLEME DES CASTES CHEZ LES MALINKE (20) Après avoir décrit la hiérarchie des sexes, nous allons à présent aborder un autre type d'intégration hiérarchique - essentiel pour notre propos -, nous voulons parler de la gradation des statuts qui range les membres de la société selon trois groupes : celui des hoio, le plus éminent, celui des_p> celui des nàmàkalâ. A nôtre sens, ces trois groupes forment incontestablement un 57

système de castes dont le pôle supérieur est représenté par les haro. A cette caste s'oppose celle de jjî, l'opposition entre ces deux pôles nous révèle le fondement même du système tout entier : opposition entre deux principes opposés. A la lumière de cette opposition, nous examinerons ensuite la position de la troisième caste, celle des nàmàkala, la caste des griots. Enfin, nous nous interrogerons sur le rôle que pourrait jouer celle-ci dans le fonctionnement du système. Mais avant d'aborder ces questions, nous nous heurtons à un problème de terminologie. A. Problème de terminologie En effet, il faut prendre garde que ce problème est le signe d'une difficulté réelle dans l'approche du phénomène des castes malinké. Les auteurs ont coutume de traduire les trois mots malinké de h or 6, jo, et nàmàkala, par les termes français de "gens libres", "captifs" (ou "esclaves") et "gens de caste". Une première question vient alors à l'esprit : les gens dits de caste, sont-ils libres ? Si cela était, d'où viendrait cette nécessité de les séparer des horo ? Si cela n'était pas, il faudrait savoir pourquoi l'on n'a pas classé les nàmàkàlà avec les gens non libres que sont les esclaves ? Bref, cette terminologie pose déjà le problème de la détermination de la position relative de la caste de nàmàkala. Une seconde question surgit à propos de cette appellation curieuse de "gens de caste" (avec caste au singulier) ; cette expression implique consciemment ou inconsciemment - qu'importe - l'idée que la société malinké ne comporterait qu'une seule caste : les nàmàkala ; ce qui, d'un point de vue purement formel, demeure étrange. Dans la mesure où l'idée de castes suppose une gradation de statuts entre plusieurs groupes, un système hiérarchique caractérisé par la spécificité des rapports entre les positions relatives qu'il détermine - et qu'on appelle précisément castes -, il s'avère malaisé de parler d'un système à une caste unique. Dès qu'il y a caste, il y en a plusieurs. Et nous pensons précisément que c'est ici le cas. C'est pourquoi nous nous abstiendrons de l'emploi du terme "gens de caste" à cause de son ambiguïté. Nous utiliserons directement le mot malinké lui-même : nàmàkala. Cela dit, nous devons reconnaître que l'usage de l'expression "gens de caste" pour désigner l'une des trois castes malinké, n'est pas dû à une simple fantaisie de traduction. Il a dû être inspiré par les caractéristiques et la position tout à fait particulières de cette troisième caste. Et c'est pour mettre en lumière ce fait que nous commencerons par décrire d'abord les rapports des deux premières castes. Ce qui est relativement facile. Après avoir dégagé cette opposition simple, il nous sera plus facile ensuite de décrire les rapports plus complexes de la troisième caste avec l'ensemble h3ro-j?.

58

B. L'opposition fondamentale : hara-p Il peut paraître étrange que nous n'ayons pas commencé notre exposé en donnant dès l'abord l'ordre des trois castes, dont nous nous proposons d'examiner les rapports, ce qui aurait eu pour avantage d'en faciliter peut-être la compréhension. Mais cette méthode d'exposition, utile lorsqu'il s'agit de la description d'une hiérarchie linéaire, pourrait fausser l'appréhension du phénomène plus complexe qui nous intéresse présentement. Tout ce que nous pouvons dire pour l'instant, c'est que le pôle le plus éminent du système malinké est représenté par le groupe des horo ; que celui-ci s'oppose au groupe des J5, tant sur le plan du langage que sur le plan de leurs conditions respectives. Aussi nous commencerons par là. 1. L'opposition de deux notions de j5na et

horoyâ

HJTiya et J5na désignent respectivement l'état de hors et celui de 0 . Nous allons montrer qu'au niveau du langage, les deux termes de hor6 et j 5 entretiennent des rapports dissymétriques lorsque l'un est utilisé comme déterminant de l'autre et inversement. Ce fait linguistique nous a paru très significatif quant aux rapports réels que les castes ainsi signifiées entretiennent dans la vie sociale. Pour saisir ce phénomène linguistique, il nous faut commencer par rappeler ceci : dans la langue maninka, on peut marquer les rapports entre les constituants d'un énoncé de deux manières. Dans le premier cas, on use d'un monème fonctionnel dont la fonction consiste précisément à rapporter l'un des constituants à l'autre, le déterminant au déterminé. En voici des exemples : n nâ fulâ moi de/coiffure : la coiffure de moi î la b?> toi de/la case : la case de toi mùso la jàla la femme de/le mouchoir : le mouchoir de la femme cï la kùrùsi l'homme de/pantalons : les pantalons de l'homme Sékou la so . . . Sékou de/village : le village de Sékou Dans tous ces cas, il y a un connectif entre le déterminant (moi, toi, la femme, l'homme, Sékou - nom propre) et le déterminé (coiffure, case, mouchoir, pantalon, village). La et nà jouent le rôle de connectif, ou de monème fonctionnel. Dans le second cas, il n'y a plus de connectif. Le rapport du déterminant au déterminé n'est marqué autrement que par sa position. En voici des exemples : n dâ moi bouche ; entendez, la bouche de moi, ma bouche i fà , toi père mùso de la femme l'enfant et. mùso le mari la femme Sékou ku Sékou la tête 59

Dans ces exemples, le rapport du déterminant au déterminé n'est marqué que par la seule antéposition du premier par rapport au second. Les linguistes disent alors que le déterminant est en rapport de dépendance avec le déterminé. Dans les exemples du premier type le rapport du déterminant au déterminé est explicitement marqué par un connectif. Dans ce cas, le linguiste considère qu'il y a une possibilité d'autonomie pour le constituant dont le rapport est ainsi marqué : c'est-à-dire que la place de celui-ci peut varier sans nuire à la clarté de l'énoncé. Il est vrai qu'il n'y a là qu'une pure possibilité que la langue maninka actuelle n'exploite pas toujours. Mais elle existe. L'importance de cette remarque doit être appréciée par comparaison avec les cas de rapports positionnels : pour ces derniers, il n'y a aucune possibilité d'autonomie du déterminant. Nous verrons dans un instant la signification que nous pensons pouvoir accorder à ce fait linguistique. Mais avant, nous devons noter un autre fait : en maninka, le type de rapport de dépendance par excellence est celui de la personne aux parties de son propre corps : n ku moi/tête (ma tête) n dâ moi/bouche (ma bouche) i fia v toi/œil (ton œil) mùso se la femme/pied (le pied de la femme) Cela reste une règle sans aucune exception pour tous les rapports personne/parties du corps. Ce mode d'expression de la détermination s'étend aussi aux relations de parenté, d'alliances matrimoniales, et en général aux relations interpersonnelles : Sékou (nom propre) fâ Sékou/père âlu nài vous/mère (votre mère) n sànâku mon/sànâku S bldâdu lui/les beaux-parents J julu toi/les ennemis Au plan de ces rapports interpersonnels l'on trouve une possibilité qui n'existait pas jusqu'alors : on peut à présent exprimer le rapport de détermination de deux points de vue successivement : il s'agit de faire jouer successivement la fonction de déterminant et celle de déterminé par chacun des termes signifiant les personnes dont on exprime le rapport. La question que nous posons alors est de savoir si la permutation de la fonction des termes n'entralhe pas un changement dans le mode d'expression du rapport (rapport positionnel ou rapport marqué par un connectif). Si cela peut arriver, il nous faudra rechercher dans quels cas ce phénomène se produit. (21) Si nous examinons à présent notre tableau, nous découvrons trois groupes distincts de rapports : le premier groupe où l'expression des rapports est toujours du type dépendant quel que soit le point de vue où l'on se place. Il s'oppose au troisième groupe où les rapports sont toujours marqués par un monème fonctionnel, quel que 60

Déterminant/ déterminé

Rapport positionnel

Enfant... père

rifà

P è r e . . . enfant

n de

Epouse... époux

n et

Epoux...épouse

n mùsô

Créature-Dieu

ri màri

Dieu-créature Elève-maKre

Allah/la/j? ri kàràmo ri/ni/kàrâdë

Maître-élève Esclave-maître

n tu n/nâ/p

Maître-esclave Griot-horo

Rapport marqué par un connectif

n j£ti

Horo-griot

ri/na/jèli

Manœuvre-patron

ri/na/patron

Patron-manœuvre

ri/na/bàràdë

soit le point de vue. Le deuxième, celui qui nous intéresse le plus, nous révèle un fait essentiel : que l'on se place du point de vue de l'un ou de l'autre, le terme n'est plus indifférent. Les termes signifiant la créature, l'élève, l'esclave et le griot, lorsqu'ils jouent la fonction de déterminatif des termes Dieu, maître, maître (de l'esclave), h6r6, sont toujours en rapport de dépendance. Lorsque ces derniers deviennent déterminatifs des premiers, ils exigent nécessairement l'intervention d'un connectif. Le groupe n du tableau exprime des rapports dissymétriques : c'est précisément en cela qu'il s'oppose aux deux groupes I et ni. Et nous remarquons que la relation esc lave-hori, comme celle griot-haro, est du type dissymétrique. Ainsi donc, au niveau linguistique on peut déjà mettre en lumière la singularité de ce type de relation parmi les relations interpersonnelles. Le fait que l'on trouve dans le même groupe le couple hSrS-jo et le couple Dieu-créature, semble nous indiquer que le rapport de l'esclave au hor5 est conçu sur le modèle du rapport de la créature à Dieu. L'observation des rapports réels entretenus entre ces deux castes semble bien aller dans le même sens. ^ En effet, une différence de condition sépare les horJ des j ? . Les premiers sont des nobles tandis que les seconds sont des gens qui ont perdu leur liberté à la suite d'événements divers : la guerre, la 61

misère, le crime, l'inceste, l'adultère avec des épouses de chefs par exemple. Ils sont la propriété de leurs maîtres, eux, leurs épouses, leurs enfants et tous leurs biens. Certains peuvent être vendus, d'autres peuvent servir à constituer la dot des enfants du maître. Ceux qui demeurent attachés à la maison de celui-ci travaillent pour lui leur vie durant. L'opposition entre ces deux castes ne se réduit pas seulement à une différence de condition ; elle se révèle être aussi une différence de qualification : seuls les premiers sont qualifiés pour exercer l'autorité politique, ce dont les autres sont jugés indignes. Ceux-là ne peuvent pas se livrer à n'importe quelle activité. Certaines occupations pourraient porter atteinte à leur prestige. Il en est ainsi de tous les travaux dont s'occupent habituellement ceux que l'on peut appeler les artisans : travail du fer, des peaux, poterie. Voici par ordre de préférence, les activités auxquelles les horo peuvent se livrer : - métier des armes ; - commerce ; - activités agricoles. „ Par contre, les peuvent être amenés à s'occuper de tous les travaux qu'un noble peut accomplir - y compris celles qui sont interdites aux hiro et surtout celles-là ; il suffit que leurs maîtres le leur commande. Souvent ils sont obligés de distraire ceux-ci et d'animer les cérémonies par leur musique et leurs danses. Il y avait par exemple une danse qui était leur spécialité ; elle était interdite aux h?ri à cause de son caractère indécent : j?dudu. (22) En effet, les danses des h6r6 doivent servir uniquement à exprimer des sentiments, des émotions, des attitudes d'un autre ordre : danses guerrières ou danses de flagellations réciproques. Ce que nous venons de dire nous amène tout naturellement à envisager d'autres niveaux de conduite. Le. Horjya des horo, leur noblesse donc, comporte des exigences morales qui ne concernent point le_p : sens de l'honneur, de la retenue, respect des convenances dans tous les comportements quotidiens. Le noble est fier de son jàmu, qui évoque pour lui les faits glorieux de sa généalogie. L ' e s clave demeure moins attaché à ce nom dont il ne peut guère s'enorgueillir. Aussi en changeait-il, lors de son affranchissement, pour adopter celui de son maître. Au langage sobre et châtié de celui-ci s'oppose les inconvenances verbales publiques de celui-là. Nous avons donc là deux castes diamétralement ^opposées. Toutes les activités auxquelles la caste inférieure des jo se consacre quotidiennement déshonoreraient les h5r6. Ceux-ci s'efforcent de marquer et de maintenir leur distance par rapport à ceux-là à tous les niveaux. L'illustration la plus flagrante en est l'endogamie que les nobles observent vis-à-vis des esclaves. Un homme jo ne pouvait épouser une jeune fille de condition noble. Enfin la séparation de ces deux groupes avait aussi un aspect 62

religieux : en effet, les jo jouaient en Afrique le rôle d'une caste de gens impurs dans la mesure où leur intervention était requise dans des rites qui entraînent une souillure grave. 2. La complémentarité des deux castes Cette opposition des deux castes et la distance sociale et morale qui les sépare, loin de signifier une distension réelle des liens sociaux, impliquent leur solidarité et leur complimentarité. La noblesse des h6r6, , l'autorité des clans royaux, reposent sur la condition servile des C'est ce que montre l'étude de leurs relations quotidiennes. Relations entre le pouvoir politique et l'esclavage. Nous nous rappelons que le trône royal appartenait traditionnellement à un seul et unique clan au Mali : les Kéita. Nous savons que leur pouvoir politique et leurs conquêtes eurent un fondement militaire. Or pour constituer le gros de l'armée, les guerriers de métier étaient recrutés parmi les esclaves : les fôdôbàj5 (de fôdôba, communauté et j5, esclave). Ils portaient le nom de sofa par opposition aux hors qui prenaient le titre de tati (maître du carquois). Les premiers étaient armés par l'Etat tandis que les seconds mettaient un point d'honneur à venir se battre avec leurs armes propres. Telle était donc l'importance des esclaves dans l'armée. Mais pour mieux apprécier le rôle de ces derniers dans le fondement et la sauvegarde de l'autorité politique du clan royal, il est nécessaire de dire quelques mots sur les luttes d'influences qui opposaient celui-ci aux autres clans de h £ r E n effet, l'idée que les Malinké ont de leur h5r5yâ implique en premier lieu un sentiment d'autonomie assez profond. En effet, les cantons, les kàfo^ étaient des unités politiques qui se formaient chacune autour d'un clan : il en était ainsi des Kondé du Sankaran, des Kaba du Baté, des Kamara du Konian des Konaté du Toron, etc. Chacun de ces clans tenait à défendre son domaine contre les prérogatives royales. Pour assurer son autorité sur ceux-ci, le clan royal pouvait nouer avec eux des relations matrimoniales. Or c'était là une solution, efficace certes, mais limitée car tous ces clans influents ne pouvaient devenir les alliés matrimoniaux du pouvoir. Ceux qui ne l'étaient point ne pouvaient demeurer soumis que par la crainte de la puissante armée de sofa dont disposait la royauté. Dans chacune des capitales de ces provinces, il y avait une garnison de J 5 dont le chef prenait le titre de dùùkùnàsi (littéralement, "assis à la tête de la terre"). Ce dernier qui était un sofa - souvent doublé d'un nàmàkâlâ, en particulier d'un griot délégué par le roi - ne commandait guère que ses troupes. Mais sa présence était en elle-même une garantie pour la puissance et l'autorité royale. Ce système était surtout la méthode employée au temps de Samory. Mais nous avons vu aussi que l'aspect militaire de l'organisation de l'Empire malien était nettement marqué : 63

l'influence des clans locaux s'arrêtait aux cantons. Ceux-ci entraient dans de plus vastes unités territoriales à caractère militaire : les provinces. Les chefs de ces provinces étaient des généraux dont l'autorité reposait sur la puissance de leurs troupes. Et c'est à ceux-ci que le roi demandait des comptes, et que les autorités locales étaient directement soumises. Il apparaît donc clairement que le pouvoir politique des rois dépendait largement de leur puissance militaire et, partant, reposait en dernier ressort sur les esclaves. Or, ce qui était vrai pour les rois, reste vrai aussi pour les autres clans de hóró dans leurs fiefs, mais à une moindre échelle. Comme les premiers, les seconds ne pouvaient compter sur la fidélité des sujets nobles trop imbus de leur dignité de hfrp. En revanche ils pouvaient se fier aux gens de condition servile qui assuraient d'abord leur richesse, ensuite leur autorité sur les autres - lorsqu'ils détenaient quelque pouvoir politique -, car tout chef était d'abord un chef de guerre (kèlàmâsà ou kàlàti, de kèle, guerre). Tout notable s'en allait guerroyer accompagné de ses esclaves. En temps de paix, ces derniers s'occupaient des terres pour le compte de leurs maîtres. Ils vivaient dans des hameaux qui s'élevaient hors du village dans les champs qu'ils cultivaient. Certains de ces esclaves demeuraient attachés à la personne même de leur maître : les wólósó, de wólo, "engendrer" et so, "village, maison". Il s'agit d'esclaves issus de parents esclaves. Cette catégorie d'esclaves, nés chez le maître et élevés par lui, accédait à une condition spéciale. Ils ne pouvaient être vendus ni maltraités injustement. Ils ne travaillaient que cinq jours sur sept pour le maître ; le reste du temps, ils vaquaient à leurs propres affaires et pouvaient ainsi se procurer un petit pécule : dudiirùma, leur bien personnel. Le maître devait les vêtir, les nourrir, les marier comme les autres esclaves. Souvent ils habitaient dans l'enclos domestique de celui dont ils étaient en quelque sorte les clients. Ils ne pouvaient prétendre à la main d'une fille hsri ; mais ils faisaient partie de la concession et lors du mariage d'une fille du maître, une part de la dot leur était due. Le rôle qu'ils jouaient dans la vie familiale était par maints aspects analogue à celui des griots : relations matrimoniales et rites funéraires en particulier. C. Position des fiàmàkàlà par rapport à ces deux castes extrêmes *

*

¿

Après avoir opposé les deux castes des h^rj et des jp nous allons maintenant examiner la position des nàmàkàlà à la lumière de cette opposition. Leur situation est caractérisée par son ambiguïté. Ce ne sont pas des hór6 et ce ne sont pas des j3 non plus.

64

1. L e s

nàmàkâlà

ne sont p a s des nobles ( h i r J )

En effet, i l s f o r m e n t des clans p a r t i c u l i e r s qui s e distinguent de ceux des nobles p a r le nom, jàmu (voir le tableau des clans de nàmàkâlà page 78). On observe à leur égard une s t r i c t e endogamie. Tout h5r5 soupçonné d'avoir eu des r a p p o r t s sexuels avec une f e m m e nàmàkâlà s e voit aussitôt déchu de sa dignité de noble et p r é c i p i t é dans la condition i n f é r i e u r e de sa complice. Les nàmàkâlà ne peuvent accéder directement à l'autorité politique - attribution essentielle des h o r 5 ; ils ne font p a s la g u e r r e ; ils ne se livrent ni à l ' a g r i c u l t u r e ni aux activités marchandes. L e s tâches auxquelles i l s s e consacrent font l'objet de spécialités exclusives : aucun noble ne saurait s ' y l i v r e r sans risque de déchéance sociale. 2. L e s

nàmàkâlâ

ne sont pas des captifs non plus

Non seulement ce ne sont p a s des p , m a i s encore, i l s ne peuvent ê t r e réduits à une telle condition. C ' e s t m ê m e là une de l e u r s c a r a c t é r i s t i q u e s l e s plus remarquables. (23) v En cela, ils s'opposent aux h5r5 qui peuvent toujours devenir des j ? pour des r a i s o n s multiples, dont la g u e r r e demeure la principale. D'autre p a r t , tout captif cons e r v e l ' e s p o i r de s ' a f f r a n c h i r un jour de sa condition i n f é r i e u r e (par la g u e r r e ou p a r le rachat). P a r opposition aux deux c a s t e s e x t r ê m e s des nobles et des esclaves, pourvues d'une mobilité relative, celle des nàmàkâlà est c a r a c t é r i s é e p a r la fixité : on naft et m e u r t n à m à kâlà. C ' e s t sans doute cette c a r a c t é r i s t i q u e qui a inspiré aux a f r i c a n i s t e s l'appellation de "gens de c a s t e " qu'on l e u r applique. Il faut p r e n d r e garde que ce t e r m e r e c è l e une fâcheuse ambiguïté. Il est v r a i que les nàmàkâlà manifestent, d'une m a n i è r e plus frappante que ne le font les deux a u t r e s groupes, les c a r a c t è r e s classiques de la caste. Mais cela ne signifie nullement que ceux-ci en soient d é pourvus. 3. L e s nàmàkâlâ et des jf

participent à la fois aux deux c a s t e s des

h5ro

Leur condition p r é s e n t e donc des analogies avec celle des h5r5. En effet, comme ceux-ci, ils sont l i b r e s et ne sont a s t r e i n t s à aucune obligation servile. Comme ceux-ci, ils peuvent p o s s é d e r des e s c l a v e s qui travailleront pour eux. Mais p a r d ' a u t r e s aspects, ils participent de la condition des captifs : en effet, comme c e s d e r n i e r s , ils ne peuvent p r é t e n d r e à la main d'une f e m m e hor3. Comme c e s d e r n i e r s aussi, i l s ne peuvent accéder à l'autorité politique. Enfin c e r t a i n e s tâches, qui sont aujourd'hui confiées aux nàmàkâlâ, étaient autrefois indifféremment effectuées p a r ceux-ci ou p a r une catégorie spéciale de captifs que l'on appelait les woloso. C ' e s t cette ambiguïté de position que nous figurons dans le schéma suivant. 65

Ce problème des nàmàkâla nous permet d'aborder la question de la condition des griots dans la société malinké, car les "gens de parole" appartiennent à cette caste ; et tout ce que l'on peut dire de la situation sociale, du rOle.des nàmàkâla, demeure entièrement valable pour les griots. C'est pour cette raison que nous avons placé l'étude de cette caste dans les tout premiers chapitres traitant de la condition des gens de la parole. Nobles ou h5r5

4

? Nàmàkâla en particulier griots

A

C

66

LEGENDE A Opposition de A et B. Position intermédiaire de C.

NOTES 1. La vie féminine n'était point dépourvue de manifestations religieuses. Il y avait des divinités tutélaires pour les femmes : des divinités de la fécondité en général. Celles-ci étaient souvent représentées par un arbre d'une espèce précise : Itkt. Les adeptes leur faisaient des offrandes de nourritures. Mais ces manifestations religieuses ne dépassaient jamais le niveau des rites pour atteindre celui d'une organisation dont l'importance déborderait des buts immédiats (comme la fécondité). 2. Le chef de village, dùùti (maître de la terre), était presque toujours le prêtre des divinités locales. C'est lui qui procédait aux sacrifices et aux offrandes. Cependant, il arrivait parfois que le véritable maître de la terre fût éclipsé par le chef d'un groupe de nouveau venus : ce qui avait pour résultat une division des pouvoirs. L'un conservait le pouvoir spirituel, tandis que l'autre accédait au pouvoir temporel. 3. Il en est ainsi de l'institution du kôma ; c'est une communauté religieuse dont le grand prêtre est porteur d'un masque. Ce personnage fait périodiquement des irruptions nocturnes dans le village ; son arrivée est annoncée par des cris étranges et des bruits de rhombes ; alors femmes et enfants se barricadent jusqu'au matin. Ces terreurs nocturnes renforçaient l'autorité des adultes initiés et sur les femmes et sur les jeunes gens. Mungo Park, le célèbre voyageur anglais, dans son Voyage à l'intérieur de l'Afrique, 17951797 (Hambourg-Brunswick, 1800), nous rapporte des choses intéressantes à propos du mombo jombo : le personnage le plus éminent de cette société secrète faisait donc de temps en temps une incursion nocturne dans le village ; il venait s'enquérir des différends conjugaux (adultères féminins en particulier). Dès qu'elles entendaient les rhombes annonciateurs du mombo jombo, les femmes s'enfermaient. Celui-ci arrivait, proférait des menaces contre les femmes infidèles. "La cérémonie commence par des chansons et des danses qui durent jusqu'à minuit. Alors le mombo jombo désigne la femme coupable. Cette infortunée est saisie, mise nue, attachée à un poteau et cruellement frappée par la baguette du mombo jombo, au milieu des cris et de la risée de tous les spectateurs" (t. I, p. 59 sq. ). 4. Cependant la femme peut influencer considérablement son mari ; s'il se trouve que celui-ci est le lùti, son influence, informelle - il est vrai peut devenir remarquable au point que souvent, il est fort habile de passer par elle pour obtenir du lûti ce qu'on désire. 5. Souvent les jeunes filles étaient mariées par leurs parents sans leur consentement ; ce qui n'allait pas sans une certaine amertume chez elles ; mais la décision des parents ne pouvait pas être mise en cause. 6. Un dicton affirme que la cité du divorce ne peut tenir debout fudusâso t£ lb. L'on croyait aussi que si l'on prononçait le divorce sous un arbre, celui-ci mourrait. Enfin, il est une croyance encore vivace aujourd'hui qui détermine l'attitude de soumission de l'épouse à son mari : on croit en effet que le fils d'une femme arrogante ou insoumise est condamné à devenir un vaurien. 7. Celui-ci transmettra en disant tout simplement : kà à la sé i mà, "que cela aille jusqu'à toi" ; ou bien on dira : I bârâ kumâ m£, "Tu as entendu la parole". 8. La femme se sert d'un petit bâton métallique, cylindrique et allongé pour égrener le coton ; le contact de cet instrument est censé provoquer l'impuissance chez l'homme. 9. Une idée voisine est exprimée dans s juyâ, désignant l'acte de celui qui a "le cœur mauvais" ; cette expression désigne la masturbation récipro67

que chez les enfants. 10. Ce mot mint désigne l'état affectif de celui qui vient de subir un affront. 11. Un exemple légendaire est la colère de Soundiata, le fondateur du Mali ; un jour, sa mère alla quémander les feuilles de baobab à une coépouse afin d'accommoder une sauce. Celle-ci, avec l'hostilité qui caractérise les rapports entre coépouses, lui répondit que cueillir des feuilles de baobab est le genre de tâche qu'un fils doit accomplir pour sa mère ; et que, puisqu'elle avait un fils, elle devait aller s'adresser à celui-ci. Mais l'enfant de la mère ainsi humiliée était paralysé des membres inférieurs. Cependant lorsqu'il apprit la cause du chagrin de sa mère, il fut pris d'une telle colère, qu'il se dressa sur ses pieds, et alla arracher un arbre entier qu'il vint déposer devant la porte de la case maternelle. C'est là un exemple de mont b5. 12. Ablation du prépuce. 13. La psychophysiologie des émotions met en lumière un circuit dont l'une des étapes principales réside dans les reins (circuit dit de Penfield). 14. CÈbàkSdD fiá wúle. 15. Vers 1950, ces danses eurent un regain de popularité ; l'administration coloniale en fut alarmée. Elle interdit la flagellation réciproque. Alors les jeunes décidèrent de continuer les affrontements sous une autre forme : les adversaires se plaçaient face à face et chacun se frappait soi-même. Cela se passait à Kankan. 16. Dans un rapport hiérarchique, les contacts quotidiens offrent toujours au subalterne une connaissance psychologique de l'autre, qui sans être nécessairement plus fine, n'en demeure pas cependant moins efficace : quand elles sont connues, les faiblesses de la partie supérieure mettent en cause son autorité et, par là même, son statut ; tandis que la partie inférieure n'a pas de prestige à défendre pour maintenir son statut relatif. 17. Ce sont les sociétés d'initiation les plus courantes chez les Malinké. Pour les Bambara, voir D. Zahan, op. cit., et Sociétés d'initiation bambara : le N'Domo, Paris-La Haye, 1960. 18. Un chasseur, Sini Mori, faisait la terreur des buffles du Manden et en décimait l'espèce. Mais un jour les fauves décidèrent de tuer le chasseur. La chose n'était pas facile, car l'ennemi était un grand sorcier qui pouvait en cas de danger imminent prendre les formes les plus inattendues (arbres, fourmi, vent, etc. ). Il fallait donc découvrir le secret de ses métamorphoses. Alors un buffle fut transformé en jeune fille. Elle vint dans le village. Le chasseur conçut pour elle une passion violente et l'épousa. La femme des sylves lui refusa ses faveurs avant d'avoir mangé tous les chiens de chasse. Sini Mori finit par lui révéler les secrets de ses transformations. Alors elle s'offrit à lui, puis disparut dans la nuit. Lorsqu'il revint dans la brousse, le chasseur fut pris au piège. Il eut cependant la vie sauve grâce à sa mère qui transforma les os des chiens dévorés en chiens vivants qui vinrent mettre en fuite les buffles. Selon la tradition, le roi de Soso, Soumangourou, fut vaincu par Soundiata, le fondateur du Mali, grâce au même stratagème. L'ennemi était invulnérable aux armes ordinaires. Soundiata lui envoya sa propre sœur. Le guerrier invulnérable en tomba amoureux. Il dut révéler son secret pour obtenir les faveurs de la belle étrangère : il ne pouvait être blessé que par une pointe de flèche faite avec l'ergot d'un coq blanc. C'est ainsi que le grand magicien fut abattu par son adversaire. 19. L'homme malinké passe le plus clair de ses moments de loisirs avec ses camarades et non chez lui. 68

20. La société malinké était autrefois constituée de trois castes : les nobles ou h or3, les nàmàkâlà et les captifs ou j?. La dernière caste ayant disparu, elle n'en compte plus guère que deux, les deux premières citées. Celles-ci sont à leur tour constituées de clans. En effet, le nom d'un groupe clanique détermine son appartenance exclusive à l'une de ces castes. On sait par exemple que les clans du nom de Kantè, de Kouyatè appartiennent à la caste des nàmàkâlà ; on sait aussi que ceux du nom de Dyanè, de Kaba, etc. appartiennent à la caste des nobles. En principe un même clan ne peut compter des représentants dans les deux castes à la fois. Il y a cependant des exceptions ; mais elles sont fort peu nombreuses (voir tableau des clans et des castes page 78). On peut distinguer caste et clan selon un certain nombre de critères : la parenté, le mariage et le caractère spécialisé et héréditaire des tâches. Tandis que le clan est une communauté de parents portant le même nom, se r é clamant d'un même ancêtre réel ou mythique et observant généralement la règle de l'exogamie, la caste se définit d'abord par l'endogamie ; tous ses membres accomplissent héréditairement des tâches qui constituent pour ceuxci des spécialités exclusives - ce qui n'est pas le cas pour le clan. De plus l'ensemble des castes constitue toujours un système hiérarchique, une subordination héréditaire des statuts et des rangs. La coexistence de castes et de clans dans une même civilisation peut surprendre certains lecteurs. En effet les ethnologues, sans doute influencés par la pensée évolutionniste, ont pris l'habitude d'associer les groupes claniques aux civilisations jugées les plus "primitives" et les castes au plus "évoluées". Dans cette conception, la description que nous venons de faire pose incontestablement des problèmes : c'est ainsi que l'on nous a reproché de ne pas avoir tenté d'expliquer "l'apparition" de la caste dans la société clanique que nous étudions : acquisition récente ? diffusion ? En fait ces critiques et ces questions se fondent sur une conception évolutionniste ou "diffusioniste" de la caste qui demeure pour le moins problématique ; en effet, il n'est pas certain que la dichotomie antithétique entre caste et clan ne pèche pas par un excès de dogmatisme. Dans une récente étude sur les castes indiennes, Louis Dumont (Homo hierarchicus. Essai sur le système des castes, Paris, 1966) démontre le caractère t r è s relatif des critères qui servaient à définir ordinairement la caste, et au premier chef, l'endogamie (p. 147). Dans la pensée sauvage, Lévi-Strauss montre que bien des clans apparaissent comme des castes avant la lettre, des castes fonctionnelles et, qu'en fin de compte, il y aune continuité et non une opposition entre clan et caste (chap. IV, p. 145 sc[. : "Totem et caste"). Et si l'on accepte de réduire le phénomène de la caste à un fait de hiérarchie - l'endogamie et la spécialisation héréditaire des tâches n'étant que les manifestations concrètes d'un phénomène plus fondamental, séparation de l'inférieur du supérieur, séparation du pur et de l'impur -, l'origine des castes malinké est à chercher dans la conception que les Malinké ont de l'autorité et de la subordination des rangs et des statuts (voir à ce sujet, tout le chapitre HE et le chapitre IV). 21. Leenhardt a étudié ce problème : mais il a surtout noté l'existence de deux manières de marquer le possessif (Do kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien, Paris, 1947)* 22. C'étaient des danses où les chorégraphes prenaient des attitudes mimant les rapports sexuels. 23. Cela est vrai surtout pour ceux d'entre eux qu'on appelle les griots : les jéli et les finâ. 69

DEUXIEME PARTIE CONDITION SOCIALE DES GRIOTS

On ne saurait comprendre la condition des griots sans les replacer dans le contexte social dans lequel ces personnages évoluent. Pour les Malinké, ce sont des gens qui appartiennent d'abord à une caste spéciale, celle des nàmàkàlâ. C'est uniquement au sein de cette caste qu'ils peuvent prendre femme. Toutes les tâches sociales qui requièrent l'intervention d'un griot peuvent indifféremment être accomplies par les autres nàmàkâlâ : les nûmu que l'on appelle couramment "forgerons", les kârâké^qui se consacrent aux travaux de tannage et de fabrication des objets en cuir, et enfin les kûlé dont les activités portent sur toutes les matières végétables (bois, calebasse, vanneries, etc. ). (1) Après avoir décrit cette condition générale de la caste, nous décrirons la situation particulière des griots. Ensuite, nous analyserons le rôle de la musique et de la parole dans la vie sociale des griots. Enfin, après la description des différentes phases d'une vie de griot (depuis la naissance jusqu'à la mort), nous étudierons l'image des gens de la parole à travers les mythes et les légendes.

NOTE 1. Nous n'insisterons guère sur le problème des kùlé ; en général ils ne constituent point de clans spéciaux. Nombreux sont ceux d'entre eux qui ne sont pas d'origine malinké. Enfin en dehors de leurs métiers, ils ne jouent aucun des rôles sociaux qui sont l'apanage des autres membres de la caste.

73

CHAPITRE IV. LES GRIOTS : LEUR CONDITION DE fÎÀMAKALA

La condition des nàmàkâla au sein de la société est si particulière qu'elle a inspiré à certains auteurs l'idée qu'il s'agirait d'éléments étrangers aux cultures soudanaises de l'Ouest. C'est l'hypothèse que soutient Charles Monteil dans un article posthume intitulé : "Problèmes du Soudan : juifs et judai'sme". (1) Selon une autre thèse, les îiàmàkâlâ seraient d'origine servile ; ce que ces conceptions ont de commun, c'est qu'elles n'admettent point que, tout en étant des éléments parfaitement intégrants de la société, certains hommes puissent être placés dans une situation particulièrement inférieure, voire méprisée. Aussi, font-elles appel à des hypothèses historiques. C'est considérer les choses sous l'angle du fortuit et de l'accidentel. Nous pensons au contraire, que c'est dans la société et la culture où vivent les nàmàkâla qu'il faut chercher l'explication de leur condition et leur signification. Ce sont ces problèmes-là que nous nous proposons d'examiner dans les deux chapitres qui vont suivre. Mais, avant d'aller plus loin, nous commencerons par chercher les significations possibles du mot nàmàkâla. I. ETYMOLOGIE DU MOT NAMAKALA La plupart des auteurs, qui se sont intéressés à cette question, ont considéré que le terme de nàmàkâla était composé de deux mots : un radical, nàmâ, et un suffixe, kàlâ. La tâche était alors d'autant plus aisée que ces deux monèmes existent ailleurs séparément dans les langues malinké et bambara. Mais c'est à partir de là que commencent réellement les difficultés. En effet, ni le terme de tiàmâ ni celui de kàlâ ne peuvent se réduire à une signification univoque. Chacun d'eux se rapporte au moins à deux signifiés possibles. Certains auteurs comme D. Zahan, bien qu'ayant élaboré des hypothèses fort judicieuses, n'ont cependant point signalé cette difficulté. De ce fait, ils ont manqué la richesse sémantique et l'ambiguité de ce mot de nàmàkâlà. Dans sa Dialectique du verbe chez les Bambara (2), D. Zahan le traduit "manche du nàma", inspiré peut-être par le fait que dans irn grand nombre de mots composés, où le monème kàlâ apparaît suffixé à un radical, celui-là signifie effectivement "manche", ainsi : 74

- mùrùkâla (muru-kala) de mùru, "couteau" et kàlâ, "manche" ; mùrùkâlà signifie "manche de couteau". - dàbàkàlâ (daba-kala) de dàbâ, "houe" et de kàlâ, "manche" ; dàbàkâlà signifie "manche de houe". Ainsi si l'on compare les deux premiers mots cités avec celui de nàmàkâlâ, l'identité de position de kàlâ peut faire penser que ce monème doit signifier partout la même chose. Ainsi, comme dans mùrù-kâlâ et dàbà-kâlâ le kàla de nàmàkâlà signifierait "manche". De ce fait, nàmàkâlà signifierait "manche de nàmâ". C'est précisément l'hypothèse de D. Zahan. Mais celle-ci soulève quelques difficultés. Il y a une différence que cette comparaison ne peut manquer de révéler. Dans les deux mots dàbàkàlâ et mùrùkâla, le rapport exprimé par la suffixation de kàlâ aux radicaux respectifs dàbâ et mùru ou mieux par l'antéposition de ceux-ci au premier est immédiatement évident : c'est celui d'un tout à une de ses parties. De plus, dans les deux cas invoqués, le sens des radicaux dàbâ et mùru est clair et univoque. Ce contexte donne au suffixe kàlâ un sens parfaitement déterminé. Mais ce n'est plus le cas pour le mot nàmàkâlâ. La traduction de nàmàkâlà par "manche de nàmâ" ne va pas de soi ; le rapport de nàmâ considéré comme un tout, à kàlâ comme un élément de ce tout, n'est pas immédiatement clair et significatif. En un mot, pour un Malinké nàmàkâlâ n'a pas de sens immédiat. De ce fait, les termes ainsi isolés par l'analyse retrouvent du même coup toutes leurs possibilités sémantiques. Kàlâ peut désigner comme nous venons de le voir le manche d'un instrument quelconque ; mais il peut signifier aussi "roseau" ou "paille" (voir l'expression kà kàlâ lâmtnt, "enflammer de la paille" ; c'est ce que les ménagères malinké font tous les matins pour faire brûler le bois de cuisine). Quant au terme nàmâ, il peut prendre des sens très divers : il peut signifier, ordures végétales, chaume, tout ce qui a l'aspect d'un "fouillis". Ce mot désigne aussi une espèce de maladie infantile qui se manifeste par du rachitisme accompagné d'éruptions cutanées ; maladie dont on attribue la cause à un mauvais sort. Enfin nàmâ désigne une entité métaphysique : c'est le seul sens dont l'analyse de D. Zahan tient compte dans la Dialectique du verbe chez les Bambara. (3) C'est un principe cosmique qui se trouve dans les êtres humains, les animaux, les plantes et les choses. Ou encore une "force vitale", selon l'expression de Delafosse. Le nàmâ peut être plus ou moins puissant selon les moments et les individus. Certains caractères de ceux-ci se manifesteraient comme des indices de la puissance de leur nàmâ (apparence physique, vieillesse, etc.). D. Zahan considère que le métier exercé peut être aussi un facteur de la puissance du nàmâ. Ce serait le cas des nàmàkâlâ. On voit ainsi comment l'auteur conçoit le passage de l'éty'mologie à la réalité sociale signifiée : les nàmàkâlâ, et en particulier ceux d'entre eux que l'on nomme griots, ont dans leur vie courante des rapports avec le nàmâ ; ils 75

peuvent l'augmenter grâce à leur verbe. Enfin ils ont eux-mêmes un nàma considérable. Nous reviendrons dans un instant sur cette hypothèse. Mais r e marquons pour l'instant l'aspect quelque peu partiel et donc partial de cette hypothèse qui laisse de côté tous les autres sens et du mot nàm^ et du suffixe kàla. Nous pensons que cette richesse sémantique peut donner lieu à d'autres interprétations possibles de nàmàkalâ. On peut par exemple développer une étymologie en partant du sens profane et péjoratif du mot nàma. Nous avons vu que ce terme signifie aussi ordures ; d'autre part nous savons que ce mot désigne une maladie. Tout cela nous révèle donc l'aspect particulièrement négatif de ce qu'il désigne. Un fait rituel vient renforcer cette idée. En effet, il est chez les Malinké une manière étonnante de conjurer le mauvais sort qui peut s'abattre sur un ménage et en particulier sur sa progéniture. Lorsqu'une femme est affligée par la mort r é pétée d'enfants en bas âge, elle peut conjurer le sort en cachant son dernier-né ou en le dévalorisant ; symboliquement elle ira le dépos e r sur un tas d'ordures ménagères (sùnukû) qui gît non loin de l'enclos domestique ; elle peut renforcer cet acte symbolique en appelant ce bébé du nom même du lieu où elle vient c^e le déposer, achevant ainsi cette identification péjorative : sùnuku. Elle peut encore l'appeler nàma (ordures), ce qui, en fait, revient au même. Quelques-uns vont plus, loin, et ajoutent à ce nom déjà fort péjoratif le qualificatif de kor5, ce qui donne nàmàkoré, "nàma en lambeaux". (4) Dans ce nouveau contexte, nàmàkâla peut avoir un sens tout à fait opposé à celui que lui donne D. Zahan. Il suffit alors de donner à kàla le sens de roseau, de paille (tout ce qui s'enflamme et s'éteint avec une égale rapidité). Le rapprochement des deux mots de nàma et de kàla acquiert ainsi le sens d'un renforcement péjoratif. Ce qui se conçoit aisément si l'on sait la condition inférieure des gens qui portent ce nom de nàmàkâla dans la société malinké. Arrivé à ce point, on s'aperçoit que ce mot révèle enfin de compte des significations diverses et opposées : d'une part, un sens positif en rapport avec cette entité métaphysique dont parle D. Zahan et qui a "tous les caractères d'un principe dynamogène qui accroît le tonus vital et le pouvoir" (5) ; d'autre part, un sens péjoratif : celui que nous venons de lui donner. Nous pensons qu'il faut garder à ce mot toute sa richesse sémantique : ce qui reflète à merveille l'ambiguïté de la situation sociale de la caste qu'il désigne. (6) H. LES CARACTERISTIQUES DE LA CASTE DES NÀMÀKALA Nous allons voir à présent que cette ambiguïté inhérente à la signification du mot nàmàkâla se retrouve dans la condition même des personnages ainsi désignés. Nous montrerons d'abord comment 76

ceux-ci présentent les caractéristiques générales habituellement attribuées aux castes inférieures. Bien que ne constituant pas à proprement parler un groupe d' "intouchables", ils forment une catégorie sociale dont les nobles ou hirp tiennent à se séparer absolument sur le plan des échanges sexuels et matrimoniaux. Ensuite les fiàmàkálá sont héréditairement spécialisés dans l'accomplissement de certaines tâches. Ces activités sont enfin le signe même de l'infériorité de leur statut par rapport à la caste éminente des hírá. Nous retrouvons ainsi les principales caractéristiques du régime des castes selon Bouglé ; la seule différence consiste dans le fait que nous parlons de "séparation" là où l'auteur parle de "répulsion" : "Répulsion, hiérarchie, spécialisation héréditaire, l'esprit de caste réunit ces trois tendances. Il faut les retenir toutes trois si l'on veut obtenir une définition complète du régime des castes. Nous dirons qu'une société est soumise à ce régime si elle est divisée en un grand nombre de groupes héréditairement spécialisés, hiérarchiquement superposés et mutuellement opposés". ,(7) Les nàmàkâlâ forment une caste composée de nùmu ou "forgerons", de kàrâté ou "cordonniers", de kùlé (artisans du bois) et enfin de griots ou jèli. Ils sont soumis à ces trois critères que nous venons de distinguer avec Bouglé : séparation, division du travail avec spécialisation ou héréditaire, hiérarchie. A. La séparation L'appartenance à la caste des fiàmàkàlà est héréditaire. On naît et l'on meurt nàmàkâlâ. Cette caste étant inférieure, les hors ou nobles observent à son endroit la règle de la séparation stricte, bien que plus souple que celle qui frappe les "intouchables" de l'Inde. Ici, le contact est possible ; le commensalisme aussi. Mais la r è gle de l'endogamie demeure absolue. Non seulement un noble ne peut épouser une nàmàkâlâ, mais encore le simple rapport sexuel est aussi strictement tabou. La transgression de cet interdit le précipiterait aussitôt dans la condition inférieure de sa complice. B. La division du travail et la spécialisation héréditaire Il est un certain nombre de tâches auxquelles un noble ne peut guère se livrer sans risque de déchéance sociale. Ces activités constituent précisément les spécialités traditionnelles des nàmàkâlâ : t r a vail des métaux, habituellement exercé par les nùmu, travail des peaux effectué exclusivement par les káráké (tannage des peaux et fabrication des objets en cuir), travail du bois réservé aux kùlé et enfin l'art de la musique et du ehant qui constituent les attributions propres des griots. Ces activités sont des tâches dont vivent traditionnellement ceux qui les pratiquent. Cependant, il n'est pas exclu qu'un nàmàkâlâ 77

i

n

Nom§ de clans (jàmû) Balakényi

Nobles , ( h / r j ou toti)

Bayo

+

m

Nàmàkàla + +

Danyoho Daraba ou Daréwa Danso

+ + +

Dangbana Diawara Dioubatè

+ + +

+

Dounoho

+

Gbéta Kaloka Kamara Kantè ou Kandè

+ + + +

Kéita Kolta Kondè

+ + ? +

Koudouyoho Kourouma Kouyatè

+ +

Sakho Sènèyorho Sidimè Siriman Sylla

+ + + + + + + + +

+

+

puisse se consacrer à d'autres activités telles que l'agriculture et le commerce. D'aucuns pourraient penser qu'il y a là une entorse à la division du travail et à la spécialisation. Mais nous verrons plus loin (page 90 ) qu'il n'en est rien en fait. En dehors de ces activités en quelque sorte de subsistance, il est des tâches qui sont spécialement confiées aux nàmàkàla : le rasage des cheveux, la circoncision et l'excision, tâches considérées comme impures et qui mar78

quent ceux qui les accomplissent comme des membres d'une caste impure. Enfin les nàmàkàlâ sont habituellement les intermédiaires désignés dans les relations sociales en général et matrimoniales en particulier. C. La hiérarchie Séparation, division et spécialisation sont en fait les aspects, voire les effets, d'une seule et même chose : la hiérarchie. La division du travail est fondée ici sur le caractère plus ou moins dévalorisant de certaines activités. Cette division permet aux hiro de se maintenir hors de ces domaines d'activités péjoratives. La séparation vient encore accentuer cette hiérarchie des tâches en une hiérarchie des personnes : les h l r i en se refusant aux échanges matrimoniaux avec les nàmàkàlâ préservent l'excellence de leur rang et de leur qualité morale. Pour les Malinké, les horo sont censés être moralement supérieurs aux nàmàkâla. Ces derniers ne cessent de répéter euxmêmes aux hor5 des choses comme celles-ci : Alu kâ fisà a di, "vous valez mieux que nous" ; Alu la j5 dè a di, "nous sommes vos esclaves". Et le mot fisà traduit bien une idée de valeur morale. La langue malinké possède d'autres mots pour traduire, par exemple, les idées de simple égalité. Ainsi, de deux enfants de force égale, on dit àlù kâ ka, "ils sont égaux". Les termes de kàna et de kajçà (verbe) sont de la même famille. De deux horo, on peut dire àlù mS kâ, "ils ne sont pas égaux", à propos de leur richesse, leur taille, etc. Mais leur comparaison ne peut être exprimée en termes de fisàyâ. A ce niveau, la maxime affirme : Mà ma fisa m3 di, que nous t r a duisons par "Un homme ne vaut pas mieux qu'un homme". Les nàmàkâla constituent donc une caste inférieure dont les membres exercent héréditairement des activités jugées indignes des nobles hori et sont séparés de ces derniers par l'endosexualité et l'endogamie. On les reconnaît généralement à leur noms claniques qui sont en principe (8) différents des jàmiï (noms de clans) des nobles. Tous ces faits contribuent à mettre en lumière une idée capitale : le mépris dans lequel on tient ces personnages au sein de la société malinké. Pour expliquer cette condition péjorative, plusieurs hypothèses ont été émises. Selon certains auteurs dont Monteil est le plus représentatif, les nàmàkâla seraient les descendants de Noirs qui auraient subi une influence juive intense entre le l i e et le 16e siècle. La seconde hypothèse est implicitement contenue dans c e r tains passages du Tarikh el-Fettach de Mahmoud Kâti. Nous allons donc examiner ces différentes théories.

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m. HYPOTHESES SUR L'ORIGINE DES NAMAKALA A. Monteil ou l'origine juive des fiàmàkàlà du Soudan 1. La thèse Charles Monteil, dans un article posthume intitulé "Problèmes du Soudan occidental. Juifs et judai'sés" (9), soutient l'hypothèse selon laquelle les forgerons et les chanteurs que l'on rencontre aujourd'hui en Afrique occidentale seraient issus de Noirs autrefois judai'sés. Pour cela, il commence par établir une ère d'hégémonie juive au Maghreb avant l'influence des Arabes. Ces juifs auraient atteint le Mali grâce au commerce de l'or qui était alors florissant dans ces contrées. Mais le commerce n'aurait pas été la seule cause de l'infiltration juive au Soudan. Sous la persécution des musulmans, les Berbères judai'sés auraient fui le Maghreb et, dans leur fuite, auraient atteint 1*Adrar mauritanien. Là, ils auraient judai'sé des Noirs connus sous le nom de Bafor. Pourchassés à leur tour par les Almorávides ou Berbères musulmans, ces derniers seraient passés au sud du fleuve Sénégal. Leurs descendants seraient aujourd'hui les forgerons et les chanteurs (griots) du Soudan. Pour établir cette hypothèse un peu hasardeuse, Monteil s'appuie sur deux sortes de documents : d'une part, les sources écrites, c'està-dire essentiellement un texte de Idrisi, le géographe arabe ; d'autre part, les traditions locales soudanaises concernant l'origine des forgerons. Or ces deux sources sont également insuffisantes comme nous allons le montrer. 2. Critique de cette thèse Les sources écrites : selon Idrisi, l'expansion du judai'sme ne serait pas limitée seulement à 1'Adrar mauritanien, mais aurait atteint la boucle du Niger. Voici le texte : "Ce dernier pays (Cammuria) qui est situé au nord de Magzara, confine, du côté de l'Occident à l'Océan Ténébreux, et du côté de l'Orient au désert de Nisar, à travers lequel est la route des marchands d'Aghmat, de Sijilmessa, du Dar'a et du Noul Occidental (Al Akça), quand ils se rendent à Ghana et à la partie du Wangara, pays de l'or qui en est limitrophe. "Il existait autrefois dans la Cammuria, d'après les rapports des marchands, des villes et des résidences appartenant aux nègres ; mais les Zaghawa et les Lemtouma du désert qui habitaient des deux côtés du pays (je veux dire de la Cammuria), en entreprirent la conquête, exterminèrent la plupart des habitants et dispersèrent le r e s te. "Les habitants du pays de Cammuria, d'après le rapport des marchands se prétendent Juifs. Leur religion est un mélange de 80

toutes choses ; ils n'ont pas de croyance bien déterminée ; ils n'ont pas de roi eux-mêmes et n'obéissent pas à un roi étranger, mais ils sont le jouet de toutes les tribus voisines. "Anciennement il existait dans le Cammuria deux villes florissantes dont l'une était connue sous le nom de Cammuri, l'autre sous le nom de Naghira. Elles étaient l'une et l'autre très peuplée ; il y avait des chefs et des Chaikhs qui administraient les affaires et rendaient la justice dans les affaires criminelles et dans les querelles, mais avec le temps, ces institutions se perdirent, la discorde prévalut au milieu d'eux, les incursions des tribus environnantes désolèrent le pays ; les habitants s'enfuirent et cherchèrent refuge dans les montagnes, ou se dispersèrent dans les déserts, tombèrent sous le joug de leurs voisins ou se mirent sous leur protection. "En sorte qu'il ne reste plus qu'un petit nombre d'individus appartenant aux Cammuriens et vivant, dispersés, dans ces déserts ou sur le rivage, de laitage ou de poissons. Ils mènent une vie pénible, ayant à peine de quoi subsister et errant. Mais ils sont aujourd'hui en paix avec leurs voisins qui leur permettent de passer leurs jours en tranquillité. "Dans le pays de Cammuria, on voit la montagne de Manan qui touche à l'Océan. Elle est très haute, d'un accès difficile, de couleur rouge. On y trouve des pierres brillantes, qui éblouissent la vue à tel point qu'aux rayons du soleil il est impossible d'en supporter l'éclat. La couleur de ces pierres est d'un rouge brillant. Au bas de cette montagne on trouve des sources d'eau douce, on se munit de cette eau et on la transporte au loin dans des outres. "Dans le pays qui dépend de Naghira, et l'Est-Sud-Est de cette ville, est située la montagne de Banbawan, l'une des plus hautes du monde et de couleur blanche : il n'y croît d'autre végétation que des absinthes et des alcalis". (10) Nous remarquerons tout d'abord que ce texte est le seul document valable sur la question. Or, n'est-ce pas une entreprise précaire que de vouloir bâtir une hypothèse d'une telle ampleur sur un seul document ? Ensuite cette source demeure pour le moins sujette à caution. En effet, le passage cité nous rapporte ceci à propos des prétendus juifs du Mali : "D'après ce que rapportent les gens de cette contrée, les habitants sont des juifs ; mais pour la plupart, ils sont plongés dans l'impiété et dans l'ignorance. Lorsqu'ils sont parvenus à l'âge de la puberté, ils se stigmatisent la figure et les tempes au moyen du feu". (11) Or la contrée dont parle Idrisi, c'est d'une part le pays des Lamlam ou Lemlem et, d'autre part, les deux villes de Mallel et de Daw. Comme le remarque R. Mauny (12), pour les auteurs, les Lamlam sont les Noirs animistes du Sud. C'est d'ailleurs ce que le texte confirme lui-même lorsqu'il nous dit que les peuples en question sont balafrés. De telles erreurs suffisent à mettre en cause la 81

valeur du document utilisé par Monteil. Quant aux traditions locales auxquelles Monteil fait allusion (13), nous pensons qu'elles doivent être mises au compte d'un processus d'acculturation. Car, n'oublions pas que les Soudanais en général et les Malinké en particulier ont subi de bonne heure l'influence de l'Orient. De là, leur tendance à revendiquer une origine orientale. Dès lors, il est aisé de comprendre que des gens, convertis à l'islam depuis le 13e siècle, identifient les membres de leur caste la plus inférieure aux juifs, tandis qu'ils s'efforcent d'attribuer une ascendance arabe aux gens de la caste noble. C'est précisément ce que révèlent les traditions locales influencées par l'islam. (14) Mais il en est, plus authentiques celles-là, qui affirment une origine purement autochtone. Selon un vieux griot malinké de Guéckédou (Guinée) (15) : "L'ancêtre des forgerons par exemple était un être étrange, mihumain, mi-animal. Il vivait dans la brousse, dans un trou. Il portait une queue. Mais il était circoncis. Il avait domestiqué le feu et savait travailler le f e r . Il connaissait déjà le secret de la culture et faisait pousser des céréales et surtout diverses racines alimentaires. Un jour, un homme suivant une vache qu'il surveillait, arriva devant le trou du forgeron. Pendant qu'il observait cet endroit d'où lui parvenaient des bruits métalliques, la vache s'était mise à brout e r les plantes cultivées. C'est alors que le forgeron sortit et a r r a cha quelques plantes à tubercules qu'il se mit à consommer. Mais aussitôt qu'il aperçut l'homme, il disparut dans son trou. Ce dernier goûta des tubercules et les trouva à son goût. En échange, il laissa devant l'antre du forgeron, une calebasse de lait. Ces échanges muets ayant duré un certain temps, les deux êtres firent connaissance. L'homme proposa à l'être des sylves de venir vivre au village. Mais il dut auparavant lui couper la queue pour lui restituer une apparence plus humaine. Le forgeron vint alors vivre au village et apprit aux hommes le secret de la culture. Mais un jour, alors qu'il observait les hommes penchés sur la t e r r e qu'ils grattaient avec les instruments qu'il avait lui-même fabriqués, le forgeron vit que ceuxci n'étaient point circoncis. Il leur coupa le prépuce. C'est depuis ce jour que les forgerons vivent au village et qu'ils circoncisent les hommes". Cette légende, loin d'attribuer une origine étrangère aux nàmàkâlâ, fait d'eux les représentants d'une population autochtone (ils sont issus de la terre). Leur apparition et leur intervention sont, selon le mythe, contemporaines de l'agriculture et de la socialisation de l'homme malinké (circoncision). C'est-à-dire que si les Kàmàkâlâ n'avaient point existé, la société malinké n'aurait pas attendu l'arrivée de prétendus Bafor pour les inventer. Voici enfin une légende rapportée par un griot de Guéckédou (Jeli-Diara) qui établit une correspondance systématique, une parenté entre les différents clans de hir6 et les clans de nàmàkâla. "Autrefois les nàmàkâla et les hSri appartenaient aux mêmes 82

clans et répondaient aux mêmes jàmu (noms claniques). Les patriarches de chacun des clans se succédaient au trône. Mais il advint un jour que l'un d'eux, après la période normale de son règne, ne voulut point céder sa place à son successeur. Enhardi par les nombreuses expéditions guerrières qui lu} avaient procuré une masse impressionnante de captifs (fôdobàjo), et fort de nombreux alliés qu'il s'était attachés dans les pays conquis, il fit expulser du palais le messager qui venait lui rappeler que son règne était terminé. Ce fut le conflit. Le pays se divisa aussitôt en deux groupes de partisans opposés. Un certain nombre de clans se rangèrent de son côté ; les autres prirent le parti du roi dépossédé, pour défendre la coutume. Ces derniers furent battus. Les représentants des clans vaincus durent renoncer à jamais à l'autorité politique. Mais, en revanche, ils acquirent un certain nombre de privilèges : ils pouvaient exiger des vainqueurs des cadeaux lors de toutes les manifestations sociales ; ils pouvaient s'adresser aux souverains en des termes les plus familiers. Ils pouvaient s'exprimer avec une entière liberté en tous lieux et en toutes circonstances. Les activités auxquelles ils pouvaient se livrer furent interdites aux autres ; enfin, et c'est là un fait très important, ils devaient exiger des vainqueurs que ceux-ci se comportassent toujours, selon la coutume, en hommes loyaux, courageux et dignes. Pour mener à bien cette tâche de contrôle, on prit la précaution d'empêcher tout clan de nàmàkâlâ de s'attacher au groupe clanique de nobles dont il constituait autrefois un lignage. C'est ainsi que les Kouyaté issus des Traoré (nobles) durent s'attacher aux Kéita (nobles)". Jeli-Diara nous donna ainsi pour un certain nombre de clans de nàmàkâlâ et de griots en particulier le nom de clans nobles dont ils sont issus. Nous résumons ces correspondances dans le tableau ciaprès. Ces deux dernières traditions orales, qui ne sont d'ailleurs qu'un exemple parmi d'autres, indiquent combien les nàmàkâlâ sont liés à la culture et aux familles malinké ; elles permettent de rejeter l'hypothèse de Monteil. Cependant, il est encore une autre hypothèse à propos de l'origine des personnages en question ; celle qui est implicitement contenue dans les premières pages du Tarikh el-Fettach (manuscrit arabe rédigé par vin auteur Noir de Tombouctou vers le 16e siècle) et explicitement exprimée dans les notes du commentateur et du traducteur Maurice Delafosse. Selon cette thèse, les nàmàkâlâ auraient une origine servile. B. Thèse de l'origine servile des nàmàkâlâ Mahmoud Kâti, auteur du Tarikh el-Fettach ou "Chronique du chercheur" nous parle, dès les premières pages de son livre, d'un certain nombre de tribus serves qui auraient appartenu aux couronnes 83

Clans de háro (nobles)

Clans de nàmàkàlâ correspondants

Diawara

Diawara Koudouyoro

Kamara

Kamara-fina Bayo

Kéita

Kéita-djéli Douno

Konaté

Kanté Danso

Kondé

Gbéta Kondé-Faramanka Daréwa

Kourouma

Kourouma-djéli Danyo Diangbana

Traoré

Dioubaté Kouyaté

successives du Kayamaga, du Mali et du Songhai' (grands empires précoloniaux du Soudan). Or, les membres de ces dites tribus avaient une condition analogue à celles des nàmàkalâ actuels. Ils ne payaient point de redevances (impôt) aux souverains (16) ; ils étaient astreints à l'endogamie. Ceux qui se rendaient coupables d'union avec eux étaient aussitôt précipités dans leur condition inférieure. (17) Les membres de certaines de ces "tribus", que Delafosse appelle d'ailleurs "castes", jouaient à la cour le même rôle que les griots. Ils étaient les familiers des rois. Ils leur servaient de m e s sagers pour des missions spéciales. (18) Les Komé sont identifiés à des griots par Delafosse. (19) D'autres étaient d'après le texte même de Mahmoud Kâti des forgerons. (20) Enfin, on trouvait p a r mi eux des travailleurs des peaux et cuirs. Ainsi donc, ces "tribus" comprenaient les représentants de tous les groupes qui constituent habituellement la caste des nàmàkalâ. Or ils avaient une origine servile. Ce qui suggère parfaitement l'idée que les nàmàkalâ actuels auraient une telle origine. Cette hypothèse est intéressante à maints points de vue. En premier lieu, elle recoupe parfaitement le mythe que nous venons de citer (pages 82-83). Dans le récit mythique, c'est à la suite d'une bataille que des gens qui étaient autrefois nobles sont devenus des nàmàkalâ ; il y avait là implicitement le thème de la condition servile. C'est ce même thème que nous retrouvons ici. En deuxième lieu, bien des faits nous indiquent qu'il était fort possible autrefois qu'un noble devîht nàmàkàlà. L'une des principales causes de cette chute sociale était p r é 84

cisément la guerre. Par elle, tout noble pouvait devenir captif (p) en cas de défaite. Or le maître confiait à sonja l'accomplissement de toutes les tâches qu'il pouvait juger indignes de lui. C'est ainsi que les woloso - captifs nés dans la maison - étaient chargés de tâches spéciales ordinairement confiées aux nàmàkâlâ (toilette funèbre des défunts, intermédiaires matrimoniaux, etc.). Nous verrons plus loin (page 110) que ces w61ris6 comme les griots avaient des instruments de musique et que certaines de leurs danses étaient identiques à celles des griots. Il est donc concevable qu'autrefois des captifs devinssent des nàmàkâla. Il se peut donc que ce processus puisse expliquer le fait que l'on trouve aujourd'hui chez les nàmàkâla des clans portant les mêmes jàmu (nom clanique) que les h5r5 ou nobles (voir tableau des clans de nàmàkâlâ page 78). Mais si elle peut expliquer l'origine d'un certain nombre de clans de nàmàkâla et de griots en particulier, cette hypothèse ne peut certainement pas expliquer l'existence de l'ensemble des griots. Aussi loin que l'on puisse remonter dans l'histoire des Malinké, on n'atteint pas une époque qui ne connaisse point de griots mais uniquement des captifs. A toutes les époques, il y eut simultanément et des griots et des captifs, les deux groupes étant absolument distincts les uns des autres. Il y a des clans qui furent de tout temps _ constitués de griots. Ils sont reconnaissables au fait que leurs jàmu ne se rencontrent guère chez les h3ri (noblesse). Cette thèse présente un trait commun avec celle de Monteil. Toutes deux nous proposent une explication de type historique et par conséquent accidentelle de la caste des nàmàkâlâ. C'est précisément ce trait qui révèle leur insuffisance commune : elles ne recherchent guère le principe même de la caste en question, ce qui en fait un élément intégrant, constitutif même de la société considérée. C'est ce que nous allons essayer de montrer dans le prochain chapitre. Nous y étudierons en quelque sorte la genèse des nàmàkâlâ à partir d'une culture et d'une société données : celles des Malinké. NOTES 1. Ch. Monteil, "Problèmes du Soudan occidental. Juifs et judafsés", Hespéris. Archives Berbères et Bulletin de l'Institut des Hautes Etudes Marocaines, 1951, n° 39, 1er et 2e semestre, p. 265-298. 2. D. Zahan, La dialectique du verbe..., p. 127. 3. Ibid., p. 146 sq. 4. Le qualificatif koro s'applique aussi bien à un vêtement usé qu'à une personne comme dans l'expression mùsùk6r5, "femme qui ne vaut rien". 5. D. Zahan, La dialectique du verbe..., p. 147. 6. L'ambiguïté que révèle la comparaison du sens profane de nàma et son sens en quelque sorte religieux se retrouve au niveau du sacré lui-même. Dans son ouvrage intitulé Essai sur la religion bambara (Paris, 1951), G. Dieter insiste, il est vrai, sur le sens positif du mot. Mais elle reconnaît tout en le limitant, l'aspect négatif, cet "aspect très visible" sur lequel les anciens auteurs comme Tauxier et le père Henri ont insisté. Une fois mort, l'être hu85

main est censé l i b é r e r une force (nàmâ) qui peut s e retourner contre l e s v i vants susceptibles d'être responsables de l'événement fatal, de même que le nàmâ des animaux abattus peut poursuivre le chasseur et le mettre en danger mortel s ' i l ne sait pas le s e c r e t qui le prnlr"or;i. Enfin. en règle générale, cette notion évoque un danger permanent qui guette l ' ê t r e humain au cours des actions quotidiennes et des différents contacts qu'il peut avoir avec l e s ê t r e s et les choses. C a r "chaque individu, qu'il veuille ou non, supporte l e s atteintes et la présence de nàmâ nombreux et v a r i é s , du fait qu'il détruit l e s plantes, é c r a s e des insectes, blesse d'autres ê t r e s vivants" (ibid., p. 62-63). 7. C. Bouglé, E s s a i sur le régime des c a s t e s , P a r i s , 1908, p. 4. 8. Nous précisons "en principe" ; c a r il y a des noms claniques communs aux nàmàkâlâ et aux hiri (voir tableau des clans de nàmàkâlâ page 78). 9. Ch. Monteil, loc. cit. 10. Ibid., p. 272-273. 11. Idrisi, Description de l'Afrique et de l'Espagne, Leyde, 1886, p. 4. 12. R. Mauny, "Tableau géographique de l'Ouest a f r i c a i n . . . " , p. 459. 13. L e s forgerons auraient pour ancêtre le prophète Abraham lui-même, en passant par un certain Suntumba, chef de Kalbara, puis Num Payiri. Ce dernier aurait donné naissance aux différents clans de forgerons (voir P. E . N. Doumbia, "Etude du clan des forgerons", Bulletin du Comité d'Etudes Historiques et Scientifiques de l'A. O. F . , 1936, n° 2 - 3 , p. 334-380). 14. A. Humblot, ancien administrateur des colonies a recueilli en 1918 un manuscrit local en langue arabe, auprès d'un griot malinké. Une traduction publiée dans le Bulletin du Comité d'Etudes Historiques et Scientifiques de l'A. O. F . (1918) établit la généalogie des clans malinké. Ce qui frappe d'abord dans c e manuscrit, c ' e s t qu'on attribue une origine orientale à presque tous les groupes claniques. Mais le fait le plus significatif est la dichotomie opérée entre les clans de nàmàkâlâ et les clans de horo ; les p r e m i e r s y sont censés descendre des juifs, les seconds des Arabes. 15. J e l i - D i a r a . 16. Parlant des Arbi (l'une de c e s tribus serves), le Tarikh e l - F e t t a c h nous dit explicitement c e c i : " I l s n'étaient pas astreints à des redevances en nature" (p. 111 de la traduction, édition de 1967). 17. "Quelle s e r a la condition de celui qui, appartenant à l'une de c e s t r i bus, s e r a fils d'un homme ou d'une femme de condition noble ? Celui, répondit le cheik, dont il s e r a établi que le père est de condition noble mais dont la m è r e appartient à une de c e s tribus, s e r a de droit ta propriété. Quant à celui dont il s e r a prouvé que la m è r e est de condition noble et dont le père appartient à l'une de c e s tribus s ' i l est demeuré dans la famille de son père et s ' o c cupe des m ê m e s travaux que lui, il s e r a également ta propriété ; mais s ' i l a quitté la famille de son père pour a l l e r dans la famille de s a m è r e , i l ne s e r a pas ta propriété, c a r , depuis le temps des Malli-Kol" jusqu'à l'époque de Chi Baro, l e s rois et l e s sultans n'ont c e s s é de mettre l e s gens en garde contre le fait de contracter mariage dans c e s t r i b u s " (ibid., p. 21). 18. " L a sixième tribu s e composait de gens appelés Arbi. Ceux-ci fournissaient l e s serviteurs du prince, s e s f a m i l i e r s et s e s domestiques ; leurs filles étaient employées au service des f e m m e s . . . L e s jeunes gens de la t r i bu l'escortaient en a r m e s , marchant devant et d e r r i è r e lui à la guerre comme en temps ordinaire. Il l e s employait comme m e s s a g e r s pour l e s missions spéciales. L e s gens de cette tribu étaient exclusivement attachés au s e r v i c e du prince et c ' e s t pour cela qu'ils n'étaient point astreints à des redevances en nature" (ibid., p. 111). 19. Ibid., p. 20, n. 5. 20. Ibid., p. 21.

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CHAPITRE V. LES GRIOTS : LEUR CONDITION DE NÀMÀKÂLA (SUITE)

Etudier le principe de la caste des nàmàkâla, c'est chercher dans l'esprit qui préside à l'organisation de la société et dans le système des valeurs de la culture malinké, dont la caste en question n'est qu'une manifestation, sa genèse et son fondement. Evidemment, il conviendrait d'abord d'examiner les hypothèses qui ont été émises sur la question.En fait, aucun auteur ne s'est encore vraiment intér e s s é au problème des castes chez les Malinké, du moins à notre connaissance. Les seuls travaux qui existent, concernent les Bambara. Etant donné la parenté culturelle qui lie ce peuple aux Malinké, et considérant cet autre fait que les nàmàkâlâ bambara présentent des analogies certaines avec ceux que connaissent les Malinké, il est intéressant d'avoir une idée sur ce qu'on a pu dire de cette c a tégorie sociale chez les Bambara. Or, le seul travail important qui ait encore été publié sur la question est celui de Dominique Zahan. Nous commencerons donc par examiner cette thèse. I. LES NÀMÀKÂLA SELON D. ZAHAN Ce court passage tiré de La dialectique du verbe chez les Bambara, pose clairement le problème : "L'homme pour les Bambara est noble ou esclave en raison du métier qu'il exerce ou des matières qu'il manipule. Ces matières, par leur symbolisme et par les idées qu'on y attache, révèlent les dispositions psychologiques et sociales propres aux castes et les attitudes caractéristiques des autres membres de la société envers les castés". (1) Nous avons souligné les mots clefs du texte ; ce sont les t e r m e s de métier, matières, symbolisme, idées, dispositions psychologiques, sociales, attitudes. On peut donc analyser la pensée de D. Zahan selon le schéma suivant : 1°) les nàmàkâla, qu'il appelle castés, font l'objet d'attitudes caractéristiques. Il s'agit d'attitudes de mépris (esclave). 2°) Ces attitudes sont liées à un certain symbolisme et à c e r taines idées. 3°) Ce symbolisme et ces idées concernent le métier exercé et les matières manipulées. Tout paraîtrait relativement simple si l'on en restait là. Mais l'auteur fait encore intervenir l'idée de "dispositions psychologiques et sociales", qui seraient, elles aussi, en rapport avec le symbolis87

me du métier et des matières manipulées. Ce passage soulève un certain nombre de questions. La première est de savoir si cette conception ne réduit pas le principe de la séparation hiérarchique de la société en nobles et en nàmàkala à l'idée de métier et de matières manipulées. Une telle conception nous semble insuffisante à rendre compte du phénomène en question. La deuxième question concerne l'objectivité des rapports entre le métier et les matières d'une part, les dispositions psychologiques et sociales d'autre part. Enfin, dans quelle mesure peut-on parler de dispositions psychologiques dans ce cas ? Ne vaut-il pas mieux opérer un renversement de perspective et considérer que ce ne sont pas le métier et les matières manipulées qui sont à l'origine des attitudes caractéristiques de mépris envers les nàmàkala, mais que ce sont, au contraire, ces attitudes méprisantes qui ont condamné les nàmàkala à l'exercice de ce métier et aux manipulations de ces matières, et qu'en dernier ressort c'est l'idée de hiérarchie qui fonde tout ce système ? En effet, nous pensons que les attitudes de mépris ne sont que les manifestations sur le plan psychologique et comportemental de la nécessité de séparer l'inférieur du supérieur, de les opposer et de subordonner l'un à l'autre. C'est cette nécessité qui s'exprime dans la division des tâches en occupations nobles et en activités dévalorisées. C'est encore elle qui détermine l'attribution des activités associées à des idées péjoratives, à la caste inférieure, c'est-à-dire aux nàmàkala. Et s'il se trouve que ces derniers manifestent quelques dispositions psychologiques particulières, ce fait devra être mis en rapport non avec des idées associées aux activités et aux matières, mais avec les effets psychologiques de la séparation hiérarchique et de la subordination. Car dans tout système de ce genre, c'est des éléments les plus éminents que l'on exige les conduites les plus nobles et les plus dignes, la moralité la plus sévère, alors que celles des inférieurs attirent moins l'attention. C'est, nous semblet-il, cette moindre exigence, à laquelle il faut ajouter les moindres responsabilités de l'inférieur, qui déterminent des dispositions psychologiques particulières. En tout cas, c'est ce que nous montrerons à propos des griots (chapitre XI). Mais, voyons plus en détail la théorie de D. Zahan. Sa démonstration s'attache d'abord à l'importance du métier. Ce qui expliquerait la situation spéciale des "castés", ce serait d'abord, le caractère "spécial" des activités. A propos de l'ensemble des groupes de nàmàkala, il s'efforce de montrer comment la singularité du métier rejette ceux qui l'exercent en deçà de la norme considérée alors comme un fait de majorité. (2) Les nàmàkala apparaissent ainsi comme des gens - des artisans, précisons-le dès maintenant - qui, dans vin peuple de cultivateurs, exercent des métiers qui ne sont pas ceux de la majorité. Après cette introduction générale, l'auteur examine successive88

ment les cas de chacun des groupes de nàmàkâlâ. Voici par exemple comment il explique les cas des artisans du bois et des griots. - Les kùlé ou "artisans du bois" : ils taillent dans des troncs d'arbres des pirogues, des mortiers, des pilons et raccommodent des calebasses fendues. Or, nous dit l'auteur, les troncs d'arbres et les calebasses symbolisent respectivement le sexe de l'homme et celui de la femme. De là l'idée que le kùlé "travaille pour le sexe et avec du sexe". (3) Son travail figurerait un "raccommodage de virginité" (calebasses fendues). C'est à partir de là que se pose alors le problème des dispositions psychologiques en rapport avec le symbolisme des matières manipulées. Or, nous dit-on, les kùlé passent pour "une race où les parents déflorent eux-mêmes leurs filles". (4) De là le mépris profond que les nobles éprouvent à l'endroit de ces gens. - Les griots : la matière sur laquelle ces derniers travaillent est verbale. Celle-ci est susceptible de prendre toutes les dimensions. Cette "substance subtile" symboliserait ainsi ce qui, à la fois, unit et désunit les hommes. Symbolisme qui renverrait aux comportements réels des griots : ceux-ci, en voulant embellir par les louanges, déforment la parole et disent des mensonges. D'où leur condition de gens méprisés. Ces deux exemples nous indiquent comment, en fin de compte, le métier et la matière manipulée, sont à l'origine de la condition faite aux nàmàkâlâ. Mais ce qui reste obscur, c'est le fait que les idées associées aux troncs d'arbres et aux calebasses fassent des kùlé, des "anormaux sexuels" par exemple. Cela exigerait l'élucidation des mécanismes psychologiques précis. Or, l'auteur ne nous les fournit guère. Et puis, les attitudes et les comportements attribués aux nàmàkâlâ sont-ils réels ? Le cordonnier est-il réellement un "mouchard", le kùlé, un "anormal sexuel" ? Cela reste à établir. En appeler à l'opinion ne suffit point. Car celle-ci n'est souvent que la justification d'un état de fait dont la véritable raison n'est pas toujours consciente. Nous pensons qu'il y a là un processus psychologique que l'on appelle la projection : nous attribuons nos propres attitudes, nos propres tendances inavouées, réprimées ou refoulées à des gens que nous méprisons pour des raisons diverses. Or, dans le cas qui nous intéresse présentement, les raisons du mépris dont procèdent ces projections péjoratives, résident d'abord dans la hiérarchie sociale : les nobles représentent la partie éminente que l'on éloigne de la partie inférieure (nàmàkâlâ). C'est cette nécessité de séparer le supérieur de l'inférieur qui est fondamentale : c'est elle qui explique l'endogamie et l'interdiction de tout rapport sexuel entre les deux groupes. C'est encore elle qui détermine le sentiment que l'autre est un être différent de nous (au sens péjoratif) ; sentiment renforcé par l'absence de liens matrimoniaux entre les parties ainsi séparées. Sur le plan psychologique, tout cela s'exprime sous la forme du mépris. Ainsi, autrui, jugé inférieur, différent, et enfin de89

venu objet de mépris, sera le support de projections péjoratives. D'où les jugements tels que : "anormaux sexuels", "mouchards", etc. C'est donc à partir de cette idée centrale de la séparation du supérieur et de l'inférieur, de la notion de hiérarchie par conséquent, que nous allons essayer d'expliquer la situation sociale des nàmàkâlâ. H. SIGNIFICATION DE LA CONDITION DE NAMAKALA Le fondement du phénomène de la division de la société malinké en deux groupes séparés par l'endogamie et la spécialisation des seconds dans certains métiers et certaines tâches réside essentiellement dans le fait de la subordination des rangs, des fonctions et des personnes, c'est-à-dire, dans la hiérarchie. (5) C'est elle qui nous révélera le principe de l'infériorité des nàmàkâlâ. Cette hiérarchie est fondée à son tour sur un ensemble de faits significatifs liés à un certain nombre de critères. Deux idées sont ici essentielles : d'une part l'idée de l'impur opposée au pur (en cela, nous retrouvons le critère que l'étude des castes indiennes a mis en lumière) ; d'autre part, l'idée de force ou de puissance qu'il faut opposer à celle de moindre force, d'incapacité ou d'impuissance (en cela, nous découvrons un critère spécifique aux castes des sociétés soudanaises en général et malinké en particulier). A l'augmentation de la pureté et de la force ou de la puissance correspond une hausse de statut, de prestige, alors qu'au contraire, une perte d'énergie ou de puissance et la souillure entralhent la déchéance sociale et morale. Nous allons à présent analyser la caste des nàmàkâlâ selon ce double critère. A. Le critère de l'impureté Les activités sociales des nàmàkâlâ les mettent en contact avec des souillures d'origines diverses. Mais tous ces phénomènes ont ceci de commun qu'ils ont rapport avec la vie organique. Nous distinguerons deux sortes d'impuretés à ce niveau : les souillures entrafhées par les manifestations organiques des vivants et les rites concernant celles-ci, puis les souillures qui relèvent de la mort. 1. Les manifestations organiques des vivants Ce sont les nàmàkâlâ qui ont la charge de débarrasser les autres de leurs souillures organiques. L'une des opérations de purification les plus banales consiste d'abord à raser les cheveux des horo et d'euxmêmes. En effet, chez les Malinké le développement des cheveux entraîhe une accumulation de souillure - du point de vue religieux, s'entend - et l'opération qui consiste à les raser entraîhe ipso facto et par contamination la souillure de l'opérateur. Mais il est des 90

souillures qui sont tellement massives qu'une simple opération de caractère banal et quotidien ne saurait nous en purifier. Il faut un rite de purification par le fer et par l'eau et une renaissance : c'est le cas de la circoncision pour les hommes et de l'excision pour les femmes. Car, tout se passe comme si la nature organique de l'homme et de la femme comportait, du point de vue de la culture, de la souillure. Et les deux rites que l'on vient de mentionner ont pour but de les en purifier. Pour les deux sexes, cela consiste essentiellement en une purification rituelle par mutilation. (6) Comme dans tout rite de purification, l'eau y joue un rôle important. Pour les garçons, dès le premier jour, a lieu un rite préliminaire (le rasage de la tête, et le bain) qui doit avoir lieu dans un cours d'eau, sans doute à cause du symbolisme du courant qui entralhe tout ce que l'on y jette. Le septième jour après l'opération proprement dite, a lieu un autre bain purificateur à la rivière : kolàkâdi ou "rupture de la rivière". Mais, l'acte essentiel consiste dans l'opération mutilante elle-même, nous voulons dire la circoncision. Elle est opérée par les nàmàkâlâ - et plus précisément par les forgerons (par leurs femmes pour les jeunes filles) -, ce faisant, ces derniers s'exposent à la souillure dont ils se chargent de débarrasser les autres : kâsâ, terme qui implique à la fois l'idée d'impureté et celle d'une odeur forte. Les non-circoncis sont qualifiés de kâsâne, "porteur de kâsâ". Mais ce n'est pas seulement à cette occasion que la fonction de purificateur remplie par les nàmàkâlâ leur fait contracter de la souillure. La parturition en est un autre. Ici encore, ce sont les vieilles fiàmàkâla, qui sont chargées d'accoucher les femmes, de les laver et de baigner le nouveau-né. 2. Les souillures entralhées par la mort La mort, pour les Malinké, est un phénomène entralhant la plus grave souillure qui soit. Et celle-ci présente un caractère hautement contagieux. Tous ceux qui viennent à toucher au défunt, tous ceux qui ont eu des contacts intimes avec lui en sont contaminés. On comprend alors l'intervention de spécialistes dans la toilette funèbre et dans les rites purificateurs dont les veuves font l'objet. Et ces spécialistes sont encore des fiàmàkâla. Cependant, il y a, à ce niveau, un phénomène d'équivalence fonctionnelle : à défaut de nàmàkâlâ, d'autres personnages peuvent intervenir en leurs lieu et place. Autrefois, ce pouvait être les Woloso, esclaves nés dans la case du maître. Ce peut être les sànâkiï, mais dans les cas les plus graves l'action du nàmàkâlâ s'avère nécessaire à cause de la gravité de la souillure. Il en est ainsi des rites funéraires concernant les femmes mortes en état de grossesse. La coutume était de ne point les enterrer dans un tel état. Il fallait donc leur ouvrir le ventre, en sortir l'enfant que l'on devait coucher ensuite à côté du cadavre de la mère. Seuls les nàmàkâlâ osaient pratiquer une telle opération. 91

Ainsi donc, le rôle social des nàmàkâlâ les expose constamment à la souillure et à l'impureté. C'est là le premier critère de la subordination et de la séparation de ceux-ci par rapport à ceux qu'ils se chargent de purifier, c'est-à-dire les nobles. Le second critère, c'est, nous l'avons dit, l'idée de force, plutôt de participation aux manifestations de la force sous toutes ses formes, et la rétention de cette qualité. B. Le critère de la force et de la puissance Les Malinké ne sont pas seulement un peuple mystique. Ils furent aussi un peuple de guerriers et de conquérants ; ceci, certes, n'explique pas tout, mais nous permet de comprendre l'importance du dernier critère que nous allons examiner à présent. Les nàmàkâlâ apparaissent à la fois comme des personnages écartés des lieux de manifestation de la force et de la puissance, d'une part ; et d'autre part, ils se révèlent être, dans bien des cas, des agents de déperdition, de dissipation de la puissance, de la force morale et spirituelle. Ils sont écartés de la sphère du pouvoir dans la mesure où ils ne peuvent jamais détenir l'autorité, le commandement. Nous verrons d'ailleurs plus loin comment il faut nuancer cette idée, lorsque nous étudierons le rôle et l'influence des griots dans les affaires politiques. A la guerre, autre lieu de manifestation de la force et d'acquisition de la puissance, nos personnages ne sont pas des combattants. Seuls les h6r6 et les captifs portent les armes et se battent. D'où vient que les nàmàkâlâ soient frappés de telles incapacités ? C'est, comme nous le suggérions déjà, l'idée de hiérarchie qui explique ce fait. Elle implique le fait de séparation et de subordination des fonctions, des tâches et des statuts. Dans le système des castes, les fonctions et les tâches les plus valorisées sont confiées au groupe le plus éminent, et cela de manière héréditaire. Tandis que les besognes les moins valorisées et les plus diffamantes sont le lot de la caste inférieure. C'est cette nécessité d'écarter les éléments inférieurs de la haute sphère des valeurs essentielles qui écarte les îiàmàkâlâ et les griots du domaine de l'autorité (force-puissance) et de la pureté. (7) C'est encore en vertu de cette hiérarchie fondamentale que les tâches dissipatrices de force et génératrices de souillure leur sont confiées. Ces attributions permettent de sauvegarder la force et la pureté des autres. Les activités des nàmàkâlâ, leurs métiers pour certains d'entre eux - nous pensons aux griots en particulier - les mettent dans des situations dissipatrices d'énergie : il en est ainsi de l'abus de la parole et de l'expression des émotions débilitantes (voir page 53), du contact fréquent avec l'élément faible par excellence, la femme. Enfin dans les échanges sociaux, le fait de recevoir est censé affaiblir le donataire dans sa personne même. Or, ce sont précisément là des situations spécifiques aux nàmàkâlâ, 92

en général, et aux griots, en particulier. Dans la mentalité des Malinké, un même lien symbolique réunit à la fois la femme, l'eau en tant qu'image de la vague envahissante d'une affectivité débilitante, l'idée de la faiblesse et de l'impuissance. La femme n'est-elle pas libre d'exprimer toutes les émotions, y compris et surtout la gamme de cette affectivité humide que représentent l'attendrissement en général kiriîkim, la pitié, mànùmàko et la peur, silâ. (8) Un noble (9) doit s'écarter de toutes ces choses et développer en lui le courage belliqueux, la colère, comme antidotes. Tout ce qui pourrait déclencher des émotions contraires lui est interdit : il en est ainsi de la musique et du chant qui ne sont point interdits aux femmes et qui sont justement la spécialité de certains nàmàkâlâ : les griots. Ce sont aussi ceux-là qui peuvent exprimer dans leur art toute la gamme des émotions humaines, sans tenir compte de la dichotomie qui sépare les deux sphères que nous avons distinguées. 1. La femme et la sexualité Si la femme est considérée comme le symbole de la faiblesse et d'une gamme affective redoutable pour le courage mâle, il va sans dire que les hommes devront limiter au minimum leurs contacts avec elle. Tout se passe dans l'esprit des Malinké comme si des rapports f r é quents avec la femme privaient l'homme d'une énergie dont il aurait besoin en d'autres circonstances. Aussi, le jeune garçon est très tôt séparé de sa mère. Dès l'âge de trois ou quatre ans environ, il cesse de manger avec les femmes, et devient le commensal des hommes. Plus tard, il ne passera plus la nuit dans la même case que sa mère. Il ira coucher dans les cases des jeunes gens. La circoncision le sépare définitivement de la mère (vers quatorze ans). Mais elle ne l'attache pas pour autant à la femme en tant qu'objet sexuel - pour employer le langage des psychologues. Car, il devra pendant cette période se méfier des femmes, et veiller à ne point leur livrer les secrets de l'opération ou de l'initiation. Sinon, il serait menacé d'impuissance sexuelle. Autrefois, il était recommandé aux jeunes gens de retarder le plus longtemps possible le moment des premiers rapports intimes avec elles : cette abstinence était censée rendre l'homme invulnérable aux balles lors des combats. C'était, en quelque sorte, l'équivalent d'un fétiche protecteur. Il n'est pas sûr que cette maîtrise sur les pulsions soit uniquement un acte magique capable de protéger le sujet contre les armes de l'ennemi - encore que la croyance en cette matière soit un soutien extraordinaire du moral. La protection ici, ne vient pas de l'extérieur, d'une quelconque puissance surnaturelle qui viendrait se manifester en un lieu préparé par l'abstinence, pour la recevoir. Elle vient du sujet lui-même. C'est d'abord un exercice préparatoire à la douleur et à la souffrance par une sévère répression des pulsions. Celui qui peut faire taire en temps de paix et de calme les émotions liées à la sexualité, 93

s'en rendre maître au moment où leurs assauts deviennent impétueux la jeunesse -, sera certainement capable de maîtriser en d'autres temps et d'autres lieux, des émotions aussi violentes mais de nature autre : la peur, la panique. Si la jouissance amollit, l'abstinence et la maîtrise des pulsions et des désirs sont de fortes trempes pour le caractère. (10) Mais là n'est pas la seule signification du phénomène que nous analysons présentement. Il ne s'agit pas seulement d'endurcir le futur guerrier par l'abstinence. Il y a également un principe d'économie. Tout se passe comme si la personne ne disposait en tous lieux et toutes circonstances que d'une seule et même énergie qui la rend capable d'affronter le milieu extérieur physique et humain et que la satisfaction des pulsions et des désirs peut épuiser momentanément. Un usage intempestif, et jugé trop précoce sous l'une de ces formes (sexualité surtout), entamerait cet unique potentiel énergétique de telle manière que la possibilité de conversion (ou de reconversion) et d'utilisation sous l'autre forme (maîtrise du milieu extérieur) en deviendrait fort problématique à un moment donné. On comprend ainsi que la séparation des sexes prenne une forme si rigide dans la société malinké traditionnelle. Et ce fait nous permet du même coup de saisir comment et à quelle dégradation de force s'exposent les personnages, dont le rôle est de servir d'intermédiaires entre ces deux domaines séparés, lorsqu'ils sont mis ainsi en contacts répétés avec l'élément féminin et sa sphère débilitante d'émotivité : nous voulons dire, les griots. 2. Le don et la position vulnérable de celui qui reçoit Le don est censé augmenter la force spirituelle de celui qui donne et placer le donataire dans la sphère d'influence du premier. Nous ne parlons pas ici de son aspect juridique, mais de son aspect moral et mystique. Lorsqu'une personne vient à mourir, par exemple, les parents s'empressent d'appeler à travers le village tous ses créanciers possibles afin qu'ils réclament leur dû. On rembourse sur-le-champ toutes les dettes que l'on peut payer et l'on s'engage publiquement à payer le reste plus tard. Cette précaution doit être prise avant l'inhumation afin de délivrer définitivement l'âme de ses liens avec ce monde et faciliter son admission dans l'au-delà. Il arrive parfois que tel défunt, par le truchement du songe, vienne rappeler à ses parents qu'une dette n'a pas été payée et recommande instamment de le faire. Ce qui indique fort bien la teneur de ce phénomène. Cependant, il y a une différence entre la dette et le don. Ce dernier ne présente pas l'aspect juridique de la première et ne doit pas être remboursé. Néanmoins, il doit être rendu de quelque manière. L'obligation n'en vient point de l'extérieur ; elle est moralement éprouvée comme une emprise sur la personne. La malédiction de celui qui vous a donné des choses essentielles porte aussi dange94

reusement que celle de vos parents. Il en est ainsi de celle du maître par rapport à l'élève. Tout cela nous permet de comprendre à quelle aliénation dangereuse, à quelle débilité spirituelle, à quel affaiblissement moral, des gens qui recevraient toujours et ne donneraient jamais, exposeraient leur personne. Or c'est bien la situation des nàmàkâlâ en général et des griots en particulier. En conclusion, il nous apparaît que la hiérarchie qui subordonne les nàmàkâlâ aux hir6 est le phénomène essentiel, le principe, qui permet de rendre compte de la division du travail et la spécialisation qui durcit celle-ci, la séparation qui marque la distance entre ces deux catégories sociales. C'est elle qui nous a permis de rechercher et de mettre en lumière les critères fondamentaux qui y sont en œuvre : impureté et dissipation de force. Dans ce contexte les nàmàkâlâ nous sont apparus comme des êtres impurs, dissipateurs de force et qui, de ce fait, se trouvent relégués dans des tâches méprisées, écartés des sphères de manifestation de force (guerre et pouvoir politique). Du reste, pureté et force sont ici intimement liées comme nous l'a révélé le dernier paragraphe. N'y avons-nous pas montré le caractère débilitant de la sexualité et de tout ce qui touche à ce domaine ? Mais c'est aussi le monde des choses jugées impures (comme le révèlent les rites de la circoncision et ceux qui entourent la parturition ainsi que les menstrues). Certaines croyances confirment cette idée. (11) Quoi qu'il en soit, les idées d'impureté et d'impuissance manifesteront de manière frappante leur réalité lorsque nous analyserons l'image que les légendes nous donnent du griot, et lorsque nous conterons la vie et la mort de ce personnage. Mais lorsque nous aborderons le rôle de celui-ci dans la vie du Malinké et dans la société, cette image nous semblera fort incomplète. Ce qui apparaît ici comme impuissance ou moindre force semblera aussi bien être un attribut essentiel de la puissance. Ce qui apparaît ici comme impureté, celle des nàmàkâlâ, est aussi la condition de la pureté des autres. Nous avons ainsi terminé avec la condition de nàmàkâlâ de nos gens de la parole. Il nous reste à montrer ce qui permet de leur faire une place à part au sein de l'ensemble de la caste^ ce qui fait d'eux plus et peut-être autre chose que des nàmàkâlâ : des gens de parole. NOTES 1. D. Zahan, La dialectique du v e r b e . . . , p. 129. 2. La norme n'est pas nécessairement une question de majorité, et, en tout cas, la question des castes ne peut être élucidée en ces termes. 3. D. Zahan, La dialectique du v e r b e . . . , p. 131.

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4. Ibid., p. 130. 5. Ce ne sont pas seulement des groupes sociaux qui sont ainsi subordonnés les uns aux autres, hiérarchisés, ce sont aussi les différents moments, les différentes phases de la vie de l'individu. Chez les Malinké, on peut distinguer plusieurs périodes : de l'enfance jusqu'à la circoncision ; puis la période qui suit ce rite ; le mariage et enfin la vieillesse, c'est-à-dire à partir du moment où les cheveux grisonnent ou blanchissent (ou dès la naissance du premier petit-enfant). Le passage de la première phase à la dernière se manifeste comme une ascension sociale, l'accès à une dignité et des responsabilités de plus en plus considérables. Nous ne parlerons point de chacune de ces phases. Nous ne décrirons ici que les deux premières et leur opposition. I o ) Avant la circoncision : les jeunes Malinké sont des bilàkôro ; ils sont vêtus d'une sorte de cache-sexe fait d'une seule bande de cotonnade passée entre les jambes et retenue à la taille grâce à une ficelle. Les bjlàkôrô sont considérés comme irresponsables et comme impurs. Irresponsables, ils peuvent par exemple se livrer au maraudage sans qu'on prenne ces actes pour du vol ; ce qui ne les empêche pas de subir des sanctions corporelles réparatrices ; mais après la sanction, tout est oublié et il n'y a pas de jugement moral ; impurs, du fait qu'ils n'ont pas encore subi l'épreuve de la circoncision considérée comme un acte purificateur (on dit sáníná, purifier) les bilàkôro sont sensés dégager des odeurs fortes. Il va sans dire que ce n'est là d'abord qu'une manière d'exprimer leur impureté ; mais ensuite, cette opinion pourrait bien être justifiée dans l'observation des faits. Non encore intégrés à la société, les bilàkôro ne font pas l'objet des exigences morales et sociales dont doivent tenir compte les autres. Ce faisant, ils ont plus de chance d'être déviants que leurs aûiés déjà circoncis, et d'être par exemple moins propres. 2°) Après la circoncision : les êtres encore peu socialisés qu'étaient nos bilàkôro sont devenus des hommes, ou selon l'expression malinké, des enfants d'hommes, ccbàle, et des porteurs de culottes, kûrùsiti, par opposition à ceux qui n'ont point le droit d'en porter. Dorénavant, on les prendra au sérieux ; aussi ils seront jugés sévèrement, en hommes responsables. Les femmes commenceront à s'intéresser à eux pour la première fois. Le jour de la sortie de leur lieu de réclusion colhcide avec celui où ils passeront rituellement leur première nuit avec une femme : bùrèlàkadi ou rupture de bùré (ensemble des interdits auxquels sont soumis les novices durant la période de la circoncision). Evidemment, aucun rapport intime ne doit avoir lieu entre le nouvel homme et sa symbolique compagne. Les circoncis changent aussitôt de conduite envers leurs camarades du même âge, mais non circoncis. Ils sont dès lors devenus supérieurs à ceux-ci. Ils leur commanderont de leur faire des commissions, de les masser après le travail. Ceux-ci ne pourront manger en leur présence certaines nourritures particulièrement valorisées sans d'abord les leur présenter : viandes, oeufs en particulier. Le bilàkôro ne peut répondre à une injure qui lui aura été adressée par un circoncis même s'il se sent capable de l'affronter victorieusement sur le plan physique. Il y a donc là une hiérarchie très nette entre ces deux phases de la vie individuelle. Mais entre celles-ci, s'intercale une phase intermédiaire : la période de "retraite" qui accompagne la circoncision et qu'on appelle bùré. Pendant cette période, les jeunes sont initiés à un savoir mystérieux, sont soumis à des interdits sévères, séparés rigoureusement du contact et voire du regard même de l'élément féminin. Ils portent des vêtements spéciaux. Us usent de certains instruments de musique et chantent le plus clair de leur temps, quand 96

3. Les enfants de Samory lors d'une réception à la cour du souverain. D'après les documents de Galliéni, Deux campagnes au Soudain français, 1886-1888, Paris, 1891, p. 355:

4. Tamanî ou tambours d'aisselle (instruments de griots).

9. Da ou dawnrp (instrument de griots). 8. Kodo (instrument de griot).

10. Tasadanf (instrument de jeunes femmes). 11. Wasaba (instrument de circoncis).

12. Haut : jikirt ou tambour d'eau. Bas : kude (instruments de femmes et de jeunes filles).

13. Haut : jëbèfola (joueur de tambour). Bas : filéfj'lâ (joueur de flûte).

15. Danses de griots (au premier plan, à droite : joueurs de dudu).

16. Bàlpfàla (en costume d'apparati^

20. Quand le griot c h a n t e . . .

17. Funérailles de griots. D'après une gravure de Dapper, Description de l'Afrique, Amsterdam, 1686, p. 235. Au premier plan deux hommes portent un mort qu'ils vont e n t e r r e r . Au second plan, en haut et à gauche, l'on s'apprête à déposer le corps d'un griot dans le creux d'un baobab.

18. Nassikha Mahdi, un griot espion. (Un des griots familiers de Samory. D'après les documents de Galliéni, Deux campagnes au Soudan français, p. 326).

19. Les femmes de Samory et leurs gardiens. Au premier plan, trois personnages se distinguent des autres par leurs vêtements. Ce sont les gardiens : au centre un personnage masculin dont nous ignorons la condition; à sa droite et à sa gauche deux personnages féminins, les griottes gardiennes des épouses royales. D'après les documents de L . - G . Binger, "Du Niger au golfe de Guinée", Le Tour du monde, 1er semestre 1891, p. 46 et 47.

ils ne subissent pas les brimades de leurs alliés. Ils ne travaillent gufere de leurs mains. Le dernier jour de cette période, ils rendent visite aux nobles du village et reçoivent force cadeaux alors que les commentaires vont bon train sur leur bonne mine. Cette période fait penser à la vie des griots. 6. Il s'agit d'une opération qui consiste à enlever le prépuce pour les garçons et le clitoris pour les filles. 7. Dieu est d'abord celui qui détient la force et la puissance. Il est dit Mansa (Seigneur). Il est craint (silâ Alla né) par les créatures qui sont ses esclaves (jï). Il est ensuite pur et saint : Alla la màsàyà s ¿mima. 8. L'envahissement par la panique est rendue par l'image suivante : kà ji kadi m5 kùnà, "rompre une bonde d'eau sur quelqu'un". 9. Il était autrefois guerrier. 10. "La glace qui les mord, le soleil qui les cuivre - Effacent lentement la marque des baisers" (Baudelaire, Le Voyage). 11. Il est, par exemple, des gens qui pratiquent la danse du sabre ; sorte d'acrobaties auxquelles on attribue des pouvoirs magiques. Ils font voltiger en l'air de petites filles qui viennent passer dangereusement au milieu des éclairs des lames entrecroisées. Quelquefois, les petites créatures posent leur petit corps raidi sur les pointes de plusieurs sabres sans se blesser. Ceux qui les exposent à tant d'exhibitions dangereuses, disent que seules des fillettes n'ayant subi aucun contact sexuel peuvent être initiées au secret de l'invulnérabilité. Les autres ne pourraient pas résister aux lames et à la pointe de fer. A propos d'initiation des prestidigitateurs on raconte des choses analogues. L'homme qui veut être initié doit atteindre l'âge mûr dans l'abstinence totale. Ensuite son oncle maternel, magicien lui-même, se charge de l'initiation. Le novice est envoyé dans la brousse sans direction précise et sans provisions. Il erre longtemps, tenaillé par la faim et la soif. Puis soudain, il découvre une cité merveilleuse : la cité des femmes Mùsbdu (de mùso, "femme" et dùu, "terre"). Ici vivent les plus belles créatures féminines. Ce ne sont pas des êtres humains, mais des génies. Elles connaissent les mille et une manières d'éveiller chez l'homme le désir sexuel. Le novice doit vivre parmi elles, des années durant, sans en posséder une. S'il venait à ne plus maîtriser ses pulsions, il mourrait aussitôt. S'il sort victorieux d'une si longue épreuve, il devient magicien.

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CHAPITRE VI. LES GRIOTS : LEUR CONDITION PROPRE

Après avoir étudié la condition des griots en tant que nàmàkâla, nous allons à présent décrire leur situation particulière au sein de cette caste. Dans un premier temps, nous essayerons de les cerner dans une définition précise. Ensuite, nous décrirons les attributs les plus apparents de ces personnages. C'est d'abord au fait qu'ils jouent des instruments de musique, à l'exclusion des autres membres de la société, que l'on reconnaît les griots ; la danse est aussi une de leurs attributions ; enfin, ils se distinguent des autres par leurs vêtements et leurs parures. Mais avant d'aborder tous ces problèmes, il n'est pas inutile de rechercher l'étymologie des mots griot et jàli ou jèli, par lesquels on les appelle. I. QUESTIONS ETYMOLOGIQUES De nos jours le mot "griot" est entré dans la langue française pour désigner les personnages qui nous intéressent précisément ici. Ce mot est-il d'origine africaine ou européenne et que signifie-t-il ? C'est la première question que nous examinerons. Ces mêmes p e r sonnages sont désignés par les mots malinké de jàli et de jèli. Ces deux t e r m e s ont-ils une signification particulière ? A. Origine du mot griot Le mot apparaît pour la première fois dans les relations de voyages en Afrique vers la fin du 17e siècle. Il s'agissait alors d'un manuscrit inédit peu connu. Ce n'est que plus tard qu'il se généralisa dans les ouvrages imprimés traitant de l'Afrique et en particulier dans la Nouvelle relation de l'Afrique Occidentale du R. P. Labat paru en 1728 ; en fait nous savons que cet auteur ne mit jamais pied en A f r i que, et qu'il en parlait selon sa propre expression, "sur la foy d'autruy et sur des Mémoires". Or il semble qu'il se soit beaucoup inspiré des écrits d'un auteur antérieur, de La Courbe, qui vécut à la fin du 17e et au début du 18e siècle, fut nommé par deux fois gouverneur de la Compagnie du Sénégal (1688-1690 et 1709-1710). Il avait fait auparavant un premier voyage au Sénégal, en 1685, dont il fut commandant pendant six mois. C'est ce premier voyage que décrit le manuscrit du Sieur de La Courbe. (1) Bien que le père Labat ait attribué les documents dont il s'inspire dans le tome II de son ouvra98

ge à André Brtie, on y retrouve, parfois textuellement, des passages du manuscrit du Sieur de La Courbe. C'est donc dans ce manuscrit, auquel a "emprunté" le père Labat, que figurerait pour la première fois le mot "griot". Donc, dès la fin du 17e siècle, le mot griot était en usage dans les relations de voyage ; nous allons citer en exemple quelques passages du Sieur de La Courbe, aussi intéressants par leur contenu qu'au point de vue linguistique. Page 40 : "Ensuite, il (le maître de langue) m'introduit avec quatre de ses gens seulement dont deux estoient des principaux de sa suite et les deux autres guiriots ou musiciens qui ne quittent jamais leurs maîtres". Plus loin, page 43 : "Cependant que les guiriots faisoient merveille à chanter mes louanges et celles de leur maître et accompagnoient leur voix d'un petit luth à trois cordes de crin de cheval qui n'est pas désagréable à entendre ; leurs chansons sont martiales, disant en vous nommant que vous estes d'une grande race, ce qu'ils appellent en François corrompu grands gens". Puis page 44 : "Ensuite il me demanda son adieu qu'ils appellent tage, c'est-à-dire le présent d'adieu. Ses gens firent la mesme chose et je leur fis donner quelques bagatelles, surtout aux guiriots qui autrement m'auroient donné autant de malédictions qu'ils m'avoient donné de louanges". Les autres passages de l'ouvrage nous révèlent le féminin du mot "guiriot" que l'auteur écrivait alors "guiriote". En dépit de l'affirmation de Labouret, selon laquelle le terme moderne de "griot" ne prit cette forme que vers 1785, nous ferons remarquer que la graphie "griot" existait déjà au 17e siècle dans de La Courbe (page 115). Cependant la première forme l'emportait encore. De La Courbe a pris lui-même la précaution de souligner le mot chaque fois qu'il venait à en faire usage, ce qui indique fort bien qu'il s'agissait d'un terme étranger au français. Or, il semble impossible de trouver quelque origine purement africaine à ce mot. Ne serait-ce pas un mot européen transformé du fait de son usage par des locuteurs de langues différentes ? Telle est l'hypothèse de Labouret. Selon cet auteur, le mot serait d'origine portugaise : "On peut se demander si cette expression désignant les musiciens, chanteurs, baladins, troubadours de la suite des princes et des grands au Sénégal, ne vient pas elle aussi du négro-portugais. Elle dériverait dans ce cas du verbe criar : élever, éduquer, instruire ; d'où le titre de criador, nourricier, patron ; criado : qui a été nourri, élevé, éduqué, qui vit dans la maison du maître ; par suite, dans le sens étendu : domestique, dépendant, client favori. "Phonétiquement, la transformation dans les parlers locaux de kriado en griot s'explique sans peine, les deux plosives vélaires initiales étant voisines et interchangeables. "D'autre part, le dédoublement d'une syllabe, de type consonne99

consonne-voyelle CCV et son passage au type CV est fréquent en négro-africain, surtout s'il s'agit d'emprunt étranger". (2) Notre ignorance en matière de linguistique et de phonétique en particulier ne nous permet guère d'apprécier la valeur d'une telle hypothèse. Cependant, il nous semble que les allusions sont trop vagues. Peut-on parler de négro-africain comme on parle d'anglais ? Il aurait fallu partir d'une langue précise, le woloff par exemple ou le bambara. Mais Labouret ne pouvait procéder ainsi pour la bonne raison que l'on ignore absolument de quelle langue particulière vient le phonème actuel "griot". D'autre part, nous avons lu attentivement la relation du Sieur de La Courbe qui fit usage du terme pour la p r e mière fois. Nous avons noté tous les mots que l'auteur a p r i s la p r é caution de souligner comme il le fait de "griot" ou "guiriot". Nous avons alors remarqué que dans tous les cas, il ne manquait point d'en donner l'explication et d'en signaler l'origine. Il en est ainsi de folgar et tengué par exemple. De La Courbe nous apprend que ces deux t e r m e s proviennent de déformations du portugais ; le premier signifie réjouissance, le second vient de toc as : cabane servant d'abri. On trouve plusieurs exemples. Quant au mot "guiriot", de La Courbe et tous les anciens auteurs traitant de l'Afrique ne nous renseignent guère sur la question. Ce manque de références précises réduit considérablement l'hypothèse, par ailleurs fort judicieuse, de Labouret. Faute de documents plus solides et plus abondants celle-ci doit être accueillie avec beaucoup de prudence. B. Origine du terme malinké

jàli ou jèli

Plusieurs hypothèses ont été émises pour expliquer l'origine de ce mot. Mais la plus intéressante et la plus récente est celle de Hugo Zemp. 1. L'hypothèse de H. Zemp Or, ce mot jèli, signifiant "griot" est identique aussi bien du point de vue phonétique que du point de vue des tons - le malinké est une langue à tons - à un autre mot, jèli, signifiant "sang" (substance physiologique). D'où l'hypothèse selon laquelle le terme malinké jèli qui sert à désigner le griot, signifie "sang". C'est en l'occurrence celle soutenue par H. Zemp dans un article paru en 1966 dans les Cahiers d'Etudes Africaines. (3) Pour asseoir solidement cette hypothèse, l'auteur entreprend une étude systématique des légendes contant l'origine des griots malinké. Il établit alors fort judicieusement un rapport de concomitance entre ces personnages-ci et cette substance-là. Cependant ce long travail, mené avec méthode, ne nous donne pas entière satisfaction, car cette association griot-sang ne nous livre pas son sens. Mais nous n'aborderons pas dans ce chapitre ce problème mythologique (voir le chapitre sur l'image du griot à travers les légendes et les mythes). 100

2. Critique de cette hypothèse Du point de vue linguistique, nous nous contenterons de faire la remarque suivante : jèli n'est pas le seul mot dont les Malinké disposent pour désigner les personnages qui nous intéressent présentement ; il y a aussi le mot jàli. Entre ces deux monèmes, dira-t-on, il n'y a qu'une petite nuance phonétique (substitution du son / a / au son /e/). Cette petite nuance est grosse de conséquences du point de vue sémantique. Nous devons nous demander, d'abord, s'il s'agit d'une différence de parlers propres à des locuteurs de régions géographiques assez éloignées pour que cela soit attribuable à l'effet de contacts culturels différents. Il y a là une différence de parler, cela ne fait aucun doute. Les deux formes de jèli et jàli se disent indifféremment dans la même langue maninka du Baté et dans la même ville de Kankan. Et ce sont précisément les griots qui ont tendance à employer le plus fréquemment la forme jàli. (4) Pour que l'hypothèse de H. Zemp puisse reposer sur de bonnes bases et éviter des équivoques, il faudra établir d'abord que des deux formes jèli et jàli, l'une est plus ancienne que l'autre ; et plus précisément que jèli est la plus ancienne tandis que jàli serait le fait d'une transformation phonétique récente. Or, à notre sens, personne n'a encore tenté une telle étude. Voilà donc une difficulté importante. En outre, nous allons montrer qu'en partant de la forme jàli, on peut établir une étymologie parfaitement valable linguistiquement parlant, et qui plus est, solidement corroborée par des faits d'ordre sociologique. 3. Autre hypothèse En se référant à la forme jàli, il est possible d'élaborer une étymologie différente de celle qui a été proposée par Hugo Zemp. On pourrait alors partir du verbe jiyà qui signifie "héberger". Par un procédé de dérivation verbo-nominale fort courante en malinké, on obtient un substantif, en adjoignant le morphème li au verbe jlyà : jiyàli ; c'est l'action d'héberger, l'hébergement. Cette remarque d'ordre linguistique pourrait trouver une confirmation au plan des rapports sociaux. En effet, les griots sont considérés comme les invités perpétuels des nobles. Ils les appellent n jfcti, "mon hôte". Ainsi donc l'appellation jàli trouverait son origine dans la condition sociale des personnages ainsi désignés. 4. Critique de cette hypothèse Cette dernière hypothèse n'est pas plus solide que la première. Pour qu'elle fût acceptable il aurait fallu montrer auparavant comment on 101

est passé de la forme jiàli à celle jàli, en expliquant la disparition du son / i / . En fait, cette dernière hypothèse n'est pas plus fondée que la première. Toutes deux ont ceci de commun qu'elles procèdent d'une recherche anxieuse et avide de signification, trait caractéristique de l'ethnologue, dit-on. Mais, il est bon parfois d'accepter, au moins provisoirement, l'absence de sens et d'en assumer la frustration. Dans le cas présent, force est de reconnaître l'aporie à laquelle aboutissent les recherches étymologiques. La seule signification indéniable que l'on puisse accorder aux termes jèli ou jàli est qu'ils désignent les personnages connus dans la littérature ethnographique sous le nom de griots. II. EN QUETE D'UNE DEFINITION PROVISOIRE DU GRIOT Arrivé à ce point de la description et avant d'aller plus loin, nous pouvons dès à présent tenter de cerner les griots dans une définition provisoire. Jusqu'à présent, ces personnages demeurent pour nous des membres d'une caste inférieure au sein de la société malinké. Les nàmàkâlâ. Celle-ci, comme nous le savons déjà, comprend trois subdivisions : le groupe des nùmu ou forgerons, celui des kârâké ou peaussiers, et enfin celui des griots. Le tableau des nàmàkalâ (page 103) nous en donne le détail dans la colonne El. A l'intérieur de cette colonne, nous avons distingué quatre autres colonnes plus petites : 1. nùmu 2. kàrâké 3. jèli ) . . 4. k i ) = e r i o t s Ce sont les deux dernières colonnes qui nous intéressent : elles représentent les griots ; parmi ceux-ci, l'on distingue d'une part les jèli, d'autre part, les finâ. (5) Ces derniers constituent une catégorie de griots dont nous n'avons point parlé jusqu'à présent. Par opposition aux autres, ils ne jouent d'aucun instrument de musique. Certains auteurs comme H. Zemp ont appliqué le terme griots aux seuls jèli. (6) Mais les plus anciens textes faisant usage du mot griot ne font aucune distinction entre jèli et finâ. Il en est de même pour la plupart des ethnographes qui ont traité de cette question. Enfin, malgré cette distinction nominale entre jèli et finâ, ces deux personnages demeurent indissolublement liés dans l'esprit des Malinké. Souvent même, ils sont associés pour désigner le même signifié. C'est une coutume de s'adresser aux griots en les appelant par leurs prénoms suivis ou précédés par l'appellation de jèli ou de finâ. Ainsi, le prénommé Mamady sera appelé : Fina-Mamady ou Mamady-Fina, s'il est finâ de son état ; tel autre ayant pour prénom 102

i

Noms de clans (Jàmu)

n

m

Nobles Catégories de nàmàkâlà (Hpr5)ou 1 2 3 (TStîJ" Nùmu Kàr&ké Jèli

Balankényi Bayo

+ +

+

Danyoho

+

Daraba ou Daréwa Danso

+ +

Dangbana Diawara + Dioubatè ou Diabatè

+ + +

Dounoho Gbéta Kaloka Kamara Kantè ou Kandè Kéita Kolta Kondè

4 Fina

+ +

+ + + + + ?

+ +

+ +

+

+ + + +

Koudouyoho

+

Kourouma Kouyatè Sakho Sènèyorho Sidimè Siriman

+

Sylla

+

+

+ +

+ + + + +

Mory sera appelé Jeli-Mory, s'il se trouve être vin jèli. Or, il a r r i ve que le prénom disparaisse complètement pour laisser place à ce nouveau doublet : Jeli-Fina : curieuse association qui nous révèle à quel point les deux notions sont liées pour les Malinké. Enfin, si l'on demande à un Malinké ou à vin nàmàkâlâ d'énumérer les noms de 103

clans jèli, il citera toutes les familles de nàmàkâlâ, quelquefois, et toujours tous les jàmu de jèli et de finâ. Cela révèle le caractère très général de l'appellation qui nous intéresse. Nous allons voir dans un instant qu'au sein de la caste des nàmàkâla, les jèli proprement dits et les finâ présentent des caractères communs qui les distinguent des autres membres de cette caste. Chacun des trois sous-groupes que nous avons distingués dans la caste en question, nàmàkâlâ, est caractérisé par son état, les activités qui lui permettent de gagner sa vie ; nous rappelons que les nùmu vivent du travail des métaux, que les karâké tirent leur subsistance de la préparation des peaux et de la fabrication des objets en cuir. Ces deux groupes vivent donc du troc ou de la vente des produits de leur industrie. Leurs membres sont des artisans et c'est précisément par là que les griots (jèli et finâ) se distinguent d'eux ; c'est aussi ce fait qui a inspiré à certains auteurs anciens comme Raffenel, l'idée qu'il s'agissait de corporations de métiers identiques à celles que connut l'Europe avant la Révolution. C'est vrai dans une certaine mesure. Mais d'aussi vagues analogies détournent l'attention de la spécificité de l'institution prise dans son contexte social et culturel particulier : problème qui se révèle absolument essentiel. Cependant, il faut examiner l'idée de plus près, d'autant plus que des conceptions analogues ont été élaborées récemment. D. Zahan, que nous avons déjà cité, semble définir les nàmàkâlâ comme des artisans. C'est même dans ce fait qu'il trouve leur particularité fondamentale dans une société à majorité jpaysanne. Il est vrai que la transcription pure et simple de nùmu et de karaké par les mots français "forgeron" et "cordonnier" induit à une erreur d'ethnocentrisme. De là la réduction de la notion de nàmàkâlâ à celle d'artisan. Or, en admettant qu'on puisse établir une équivalence entre les deux catégories de personnages, comment expliquer l'existence parmi les premiers de gens qui n'exercent point d'arts manuels ou mécaniques, tels que les griots ? Car même si le terme "artiste" a longtemps désigné aussi bien ceux qui portent de nos jours ce titre que les a r tisans, il n'en reste pas moins vrai que l'idée d'artisan a toujours conservé un sens spécifique : il désigne ceux qui "pratiquent des arts mécaniques, les gens de métier" (Littré). Les activités de l'artisan supposent une matière brute qui s'informe sous sa main pour devenir un objet destiné à un usage quelconque. Peut-on parler sans équivoque de matière verbale comme le suggère D. Zahan ? "Le jèli travaille avec le verbe. Il est l'artisan de la parole, comme les autres castes le sont de la matière palpable". (7) L'image ne manque pas de poésie, mais manque de précision. Nous ne savons pas si en langue bambara il y a un mot qui signifierait artisan. En malinké, il n'y en a pas ; donc, on ne saurait parler d'artisans de quelque matière que ce soit, et encore moins, de la parole : il y a seulement une caste, les nàmàkâlâ ; celle-ci comprend des sous-castes ayant chacune des attributions spéciales : la 104

première est spécialisée dans le travail des métaux, la deuxième dans le travail des peaux et cuirs, et la dernière dans la musique et les traditions orales. On peut se demander alors ce qui fonde la c a tégorie sociale de nàmàkâlâ sous laquelle on subsume des genres aussi différents. C'est ce problème que D. Zahan a tenté de résoudre en se référant à l'idée d'artisans. En fait ce qui fonde l'unité de l'ensemble de la caste, ce sont essentiellement deux c r i t è r e s : le premier, c'est la répulsion matrimoniale dont ils font l'objet de la part des nobles et la possibilité d'intermariages entre les différentes sous-castes ; le second, leur équivalence fonctionnelle dans c e r tains rôles sociaux, certaines missions particulières (rites funéraires, agents matrimoniaux et politiques, etc.). P a r contre, ce qui permet de distinguer les différentes sous-castes les unes des autres, c'est précisément leurs activités quotidiennes particulières. Ce qui distingue les griots des nùmu et des kârâké c'est précisément le fait qu'ils ne sont pas des gens de métier, qu'ils n'exercent aucun art manuel ou mécanique, et qu'enfin leurs activités ne produisent point d'objets destinés à un usage utilitaire. Nous touchons ainsi à un a s pect fondamental de la condition de griots : ce sont, parmi les "nàmàkâlâ", les seuls qui n'exercent point d'art mécanique et ne soient pas des gens de métier. Après les avoir définis par ce qu'ils ne sont pas, nous allons tenter de cerner de plus près le problème. Les griots se manifestent d'abord comme des musiciens. C'est le trait qui apparaît immédiatement. Mais observons-les maintenant dans une cérémonie telle que le mariage. Voici le cercle des participants, où le groupe féminin est séparé de celui des hommes. Dans le premier, deux hommes jouent l'un du tambour dit jëbé, l'autre du xylophone, dit bâlâ. Dans le second, on distingue d'autres musiciens : le konlfola (joueur de luth malinké) et le korafJla (joueur de harpe). (8) Enfin un dernier personnage fait le va-et-vient entre les deux groupes. Ce sont des griots. Soudain, le dernier personnage cité réclame le s i lence : un notable va parler. Alors le balaie la se lève et rejoint le groupe des hommes. Les musiciens du groupe des hommes abandonnent leurs instruments et se lèvent. L'homme parle à voix basse à l'un des griots, cependant que les autres griots également sont mandés de tous côtés par les autres participants qui désirent présenter leurs cadeaux, accompagnés ou non d'un petit discours. L'homme parle donc à voix basse et avec des mots t r è s simples : "Ce qui m'amène ici, c'est l'amitié! ". Le griot : "Moi Sékou je dis que le ciel et la t e r r e ont été créés par l'amour. Mais je ne suis ni puissant, ni riche, aussi c'est seulement des kola que j'apporte à mon ami". (9) Les griots transmettent ainsi au public les discours des différents participants en les développant. Ils nous apparaissent donc comme des porte-parole. Les Malinké disent dâlâminala (littéralement, qui répond à la voix). Nous atteignons ainsi le premier élément 105

positif de notre définition : les griots sont des orateurs. Pour bien comprendre l'essence de ce groupe, il nous faut analyser maintenant les rapports entre le langage du griot et sa musique. Nous ne nous étendrons pas ici sur ce thème que nous retrouverons dans le prochain chapitre. Les Malinké désignent les musiciens que sont les griots par le terme f3lila. Ce mot est obtenu par une double dérivation. En premier lieu, falílá vient de f J I I auquel a été suffixé le morphème té_qui marque un nom d'agent. En second lieu, fali est luimême dérivé du verberó auquel on a suffixé le morphème li qui définit un nom d'action. Donc, fplx désigne l'action de i6 et f5îîlà l'agent de cette action. Or le verbe f3 peut signifier deux actions j jouer d'un instrument de musique et parler. On dira donc : Jèli yé düdu íólá ; À bárá kúmá kéltí fo, que l'on peut traduire par : "Le griot (jèli) est en train de jouer (yé.. . fálá) du tambour (düdu)" ; "Il (à) a dit (bárá . . . f5 ) line parole (kumá kéle)". Ainsi, là où le français emploie deux verbes différents, le malinké n'en emploie qu'un seul. Une traduction plus près du texte malinké serait : "Le griot est en train de dire le tambour" ; "Il a dit_ une parole". Tout se passe donc comme si l'instrument de musique était une parole qu'on peut proférer et la parole un instrument de musique dont on peut jouer. C'est ici qu'il est pertinent de rappeler que le malinké est une langue à tons : elle est musicale. La hauteur des tons est absolument capitale pour distinguer les mots et préciser leur sens. Ainsi la parole articulée tient de la musique. C'est là un aspect essentiel de son essence. A ce niveau, le malinké apparaît comme une langue agissante et le griot sait exploiter à merveille et mieux que quiconque cette possibilité originelle de la parole. Musicien, il ajoute à une parole déjà chantée, le rythme dont l'usage quotidien des instruments de musique et la danse l'ont imprégné ; d'où l'efficacité particulière de son langage. Les griots sont les gens de la parole, au sens originel d'action. Cette parole-là est leur attribut le plus essentiel. On comprend ainsi que l'on fasse appel à eux pour transmettre nos paroles dans toutes les circonstances importantes ; que toute parole qui se veut agissante passe par leur voix. Il est une dernière caractéristique qui singularise les griots au sein de leur caste : le type de rapports interpersonnels et sociaux dont les produits de leur art sont l'occasion. Dans la mesure où les autres sous-castes (nùmu kàrâké) produisent par le truchement de leur art des objets d'une estimation et d'une évaluation pratique, on peut dire que leurs activités les introduisent déjà dans le domaine des rapports économiques. De ce point de vue, le contraste est frappant entre les griots et les autres membres de la caste de nàmàkàlà. Ils ne proposent pas leur éloquence, leurs chansons et leur musique au besoin que les clients éventuels peuvent en avoir. Ils sont présents à toutes les cérémonies et il suffit qu'ils le soient pour jouer leur fonction de gens de la parole. Ils peuvent rendre visite à qui ils veu106

lent sans que cela leur soit demandé. Ils viennent chez vous, s'installent et jouent, chantent... Tout noble n'est-il pas l'hôte personnel de tout griot (ri jàti ?). Nul ne peut se dérober à cette situation ; on doit nécessairement faire preuve de libéralités à de telles occasions. Ces dons ne représentent nullement le prix des chansons et de la musique du griot. Ils sont obligatoires. S'y refuser serait s'exposer au "chantage" du visiteur en question : kà t5 ju iS. Ainsi donc, la musique, les chansons des griots, échappent au monde de l'échange économique, à la loi de l'offre et de la demande. Tout se passe comme si ce n'était là qu'une occasion d'exiger un dû, que l'on qualifie cependant de don : on dit "donner au griot", kà jèli SJ et non "payer le griot", kà jèli sàrà, terme dont on use seulement pour signifier l'acte de rémunération d'un travail ou d'un service quelconque pouvant faire l'objet d'une estimation ou d'une évaluation. Dans ce cas, les rapports n'impliquent d'ordinaire aucun lien personnel entre les parties en présence. Toutes ces notions de jsti ou jiàti (hôte), de cadeaux, sali, de chantage, kà m5 t5 ju fp (littéralement, dire le mauvais de quelqu'un), supposent un type de rapports spécificiques : en effet, les autres "nàmàkâlâ", sont véritablement des artisans ; ils se consacrent aux arts mécaniques (travail du fer et des métaux, des peaux et des cuirs, du bois) ; ce sont là des activités de subsistance qui les introduisent déjà dans un monde de rapports relativement impersonnels. Par opposition à ceux-ci, l'art du griot et l'usage qu'il en fait sont liés à un contexte de rapports strictement personnels. Nous retiendrons de cet essai de définition, essentiellement trois idées. Les griots se définissent d'abord comme les membres d'une caste inférieure. Dans ce groupe qu'on appelle nàmàkâlâ, ils se distinguent par deux traits : ils se consacrent à des activités qui ne relèvent point du domaine des arts manuels ou mécaniques ; ils sont généralement musiciens et toujours des gens de la parole. Enfin leur statut se trouve défini au moins autant par le type de rapports qu'ils entretiennent avec les autres membres de la société que par leur art. El. LES ATTRIBUTS DU GRIOT La définition provisoire que nous venons de donner nous a permis de mettre en lumière ce qui fait des griots un groupe très singulier parmi la caste des nàmàkalâ. C'est là, certes, une étape importante dans l'approche du phénomène étudié, mais ce n'est qu'une ébauche, une première démarche négative en quelque sorte qui consiste à dire d'abord ce que le griot n'est pas. Il n'est pas comme tous ceux qui composent sa caste, les nàmàkalâ, artisan de son état. Après cette première démarche de circonscription du champ, il 107

nous reste à présent à caractériser de manière plus positive son contenu, à savoir les attributs du griot. Or, une observation immédiate nous montre le personnage nanti d'un certain nombre d'attributs qui lui sont propres. Il en est ainsi de l'usage des instruments de musique. Musiciens, les griots sont aussi des chanteurs. Cet art nous conduit ainsi à la découverte de ce qui est la caractéristique même du griot : la parole. Mais la musique et le chant sont liés à un autre phénomène, la danse : en effet, il est des danses qui sont réservées aux griots seuls. Enfin, musique, danse, chant, évoluent dans un contexte vestimentaire qu'il nous faudra évoquer aussi : les griots sont des gens extrêmement parés. Nous commencerons par la description des instruments de musique et par la danse. Puis, nous dirons quelques mots des parures. A. Les instruments de musique comme attributs du griot De même que les hommes sortent rarement (surtout autrefois) sans quelque arme (sabres, fusils, couteaux de toutes sortes, etc.), le griot est toujours muni d'un instrument de musique. La musique est chez les Malinké la spécialité des jèli. Nul autre qu'eux ne peut faire usage d'un instrument de musique sans risque de déchéance sociale. Nous verrons cependant qu'il est des exceptions pour les femmes et pour les hommes à une phase très particulière de leur vie (le moment du rite de passage que représente la circoncision). Nous n'avons pas l'intention de faire ici une étude détaillée des instruments de musique, car ce n'est pas là notre propos. Mais comme il est inconcevable de parler des griots, sans parler des instruments culturels dont eux seuls font généralement usage, il faudra en dire quelques mots. Nous adopterons l'ordre suivant : les instruments de percussion ; les instruments à cordes et enfin, les instruments à vent. 1. Les instruments de percussion Nous ne les citerons pas tous, mais seulement les plus courants chez les Malinké. Il y a d'abord les tambours qui présentent plusieurs formes et plusieurs dimensions. Le jebé est un instrument qui se compose d'un tronc d'arbre évidé formant caisse de résonance ; à l'une de ses extrémités, cette caisse est recouverte d'une peau tendue sur laquelle le batteur frappe avec ses mains nues. Le joueur de jëbé, jëbèfolâ, serre l'instrument entre ses genoux, à l'endroit où la caisse présente un rétrécissement prévu à cet effet (voir illustrations n° 13). Le dudu est un autre genre de tambour. Il est formé d'une caisse cylindrique en bois évidé et recouverte ^ ses deux sections par une peau tendue sur laquelle le joueur dûdufàlâ frappe avec une baguette. Enfin, nous signalerons dans la série des tambours, le tàmàni ou tambour d'aisselle. Comme son nom l'indique, cet ins108

trument se tient sous l'aisselle gauche, pendant que le tàmànifola en joue avec une baguette recourbée qu'il tient de la main droite. Il est formé d'une petite caisse évidée présentant un rétrécissement médian et pourvue d'une peau tendue aux deux extrémités. Des cordes latérales relient ces deux peaux, de sorte que les variations de pression imprimées à ces cordes permettent d'obtenir une variation parallèle de la hauteur des sons en frappant sur la peau du tambour (voir illustration n° 4). Parmi les instruments de percussion, il nous faut citer aussi deux autres espèces : le xylophone ou bâla et le kodo. Le premier est très connu. Il est formé de touches en bois sous lesquelles pendent de petites gourdes de calebasse jouant le rôle de caisses de r é sonance multiples (voir illustration n° 7). Le griot qui en joue, le bâlâfila, se sert de deux baguettes dont une extrémité (celle qui percute les touches) est recouverte de caoutchouc. Ses deux mains portent des clochettes qui viennent souligner les sons mélodieux du xylophone par un tintement métallique : ce sont les dâro. Quant au kodo, comparé au xylophone, il se présente comme une touche unique, formé par un morceau de bois évidé en forme de pirogue que l'on tient de la main gauche par un manche prévu à cet effet. Le musicien, kodofsla, en joue par le moyen d'une baguette simple (voir illustration n° 8). 2. Les instruments à vent Il y en a de deux sortes chez les Malinké : les trompes traversières ou budu, qui ne se rencontrent que dans le Ouassolon, et les filé ou fùlé, flûtes en bois. 3. Les instruments à cordes Ils sont très nombreux chez les Malinké. Aussi nous ne citerons que les plus courants. Le plus connu est dit korâ ; c'est une sorte de harpe, formée d'un long manche monté sur une calebasse recouverte de peau. Le nombre des cordes peut atteindre la vingtaine (voir illustration n° 5). ^ Le bàlà (voir chapitre VII) ressemble au kora, mais il ne comprend que trois cordes ; celles-ci sont faites de tendons de buffles. C'est l'instrument des griots de guerre par excellence (voir illustration n° 16). Le joueur porte toujours accrochée au poignet de la main gauche une queue de fauve qu'il agite pour scander ses paroles lorsqu'il est en pleine verve. Le kanî est une petite mandoline tendue de quatre à six cordes. Les griots qui en jouent sont souvent d'une volubilité extraordinaire. Ce sont les jèlibâ. Tous les instruments dont nous venons de parler sont uniquement joués par des griots à l'exclusion des griottes. Celles-ci ne disposent pour s'exprimer que de leur voix et d'un seul instrument métal 109

lique : kàrlrïa. Celui-ci est formé d'un petit cylindre de fer sur lequel la griotte frappe avec une baguette également en fer. Cet instrument de griotte sert uniquement pour accompagner le xylophone du mari, ou les chansons des jèlimùso (griottes) ; mais on n'en joue jamais à part. B. Les griots et la danse "Quand la lune se lève, toute l'Afrique danse", lisais-je autrefois dans mon livre de lecture à l'école. Voilà une image traditionnelle du Noir africain qu'il nous faudra retoucher. Tous les Africains ne dansent pas toutes les nuits. Chez les Malinké, les hommes ne dansent que dans certaines circonstances. Par contre, il est des danseurs professionnels, ce sont les griots. Hormis ceux-là, seules les femmes et les jeunes filles dansent chaque fois que leurs loisirs le leur permettent, et en particulier "quand la lune se lève" et lors des fêtes. Ce sont donc les griots qui animent toutes les manifestations sociales. Leurs danses sont de deux sortes : les danses acrobatiques et les danses "légères". 1. Les danses acrobatiques Les griots se ^vrent à des danses acrobatiques de plusieurs sortes. Celle du jèUdiïdiï (tambour de griot) consiste en de petits pas lents dont la fermeté donne au reste du corps une solide sustentation. Puis la danseuse (car c'est surtout une danse de griotte) imprime à la tête un mouvement tournant qui s'accélère graduellement. De plus en plus vertigineux, le mouvement gagne tout le reste du corps qui s'ébranle à son tour et tourne horizontalement autour du bassin, tandis que les genoux plient et que les orteils mordent le sol. C'est une danse très impressionnante. A Kankan, elle est pratiquée uniquement par les griots du clan des Koita (quartier de Farako). Une autre danse acrobatique est exécutée cette fois par les griots. Elle est très difficile à décrire. Ce sont des pas de danses de tambours ordinaires mais très vifs, agrémentés de cabrioles (voir illustration n° 15). 2. Les danses légères Les danses légères sont aussi leur spécialité. Lors de réjouissances qui accompagnent la circoncision et l'excision, les griottes pratiquent une danse spéciale : elle consiste en des pas saccadés pendant que la danseuse imprime à son bassin des mouvements brusques d'avant en arrière, et que les mains viennent frapper alternativement les fesses et le pubis. Enfin, il est une dernière danse qui ne se pratique plus guère aujourd'hui et qui était exécutée par un couple. Elle consistait à mi110

mer les rapports sexuels. Elle était aussi exécutée par les woloso (esclaves de case). Ce sont les danses les plus courantes exécutées par les griots. Mais en dehors de cela, les griottes, en accompagnant de leurs chants la musique de leurs maris, font toujours de fort jolies ébauches chorégraphiques. Cela dit, ce ne sont pas seulement les griots qui dansent chez les Malinké. Nous avons dit que les femmes dansaient aussi et très souvent. Mais il ne s'agit pas là d'une spécialité. C'est une distraction et un moyen d'exprimer par le corps mille et une choses dont l'examen serait fastidieux et déborderait le cadre de notre sujet. Les hommes nobles dansent très rarement et à des occasions très particulières. Il y a par exemple une danse de chasseurs qui a lieu à l'occasion de quelque exploit cynégétique extraordinaire. Les guerriers dansent aussi avant les combats, et après. Dans tous ces cas, la danse consiste à mimer les activités réelles du personnage : la lutte de l'homme et du fauve, ou le combat sur le champ de bataille. La danse n'a alors de sens que dans la mesure où elle reproduit hors de son cadre réel un acte dont on veut exalter la valeur. C'est un récit mimé : cela signifie : "voilà ce que j'ai fait" ou "voilà ce que je ferai", ce qui éveille le courage du danseur et maintient en quelque sorte son impulsion combattive ou agressive. Cette danse-là a une fonction activatrice. C'est précisément en cela qu'elle diffère de celles des femmes ; ces dernières sont expressives. Rien que les danses des griots ressemblent à maints égards à celles dont nous venons de parler, elles en diffèrent cependant pour d'autres raisons. Elles sont expressives comme les danses féminines, mais le griot n'y exprime point ses émotions propres comme le fait habituellement la femme qui danse. Les danses de griot éveillent chez le spectateur des sentiments, des émotions, des pulsions, et dans cette mesure on peut les qualifier d'activatrices (comme les danses masculines) ; mais là encore, ce ne sont point les émotions du chorégraphe qui sont en cause, mais celles du spectateur. La fonction activatrice n'est donc point endogène comme chez l'homme qui danse, mais exogène. Enfin, elles ont un caractère dont toutes les autres sont dépourvues : esthétiques ; elles sont dansées par des acteurs qui sont des spécialistes pour un public authentique - nous voulons dire non participant à l'action chorégraphique - contrairement à ce qui arrive chez les femmes et parfois chez les hommes : c'est un spectacle. Ce spectacle des danses de griots doit être opposé au drame vécu des autres danses ; danses féminines exprimant des tensions pénibles ou promouvant des joies difficiles à contenir, danses masculines libérant des forces affectives pour une action imminente. Voilà les caractéristiques des danses de griots par rapport aux danses des autres groupes de la société : un spectacle esthétique qui doit éveiller chez le spectateur des forces affectives et l'élever au111

dessus du tonus habituel vers une véritable activation. Ces danses et cette musique qui caractérisent les griots évoluent dans un contexte vestimentaire et de parures qu'il nous faut décrire maintenant pour achever leur portrait. C. Vêtements et parures de griots Lorsqu'ils jouent de leurs instruments, lors de différentes manifestations, les griots sont vêtus, nous allions dire parés, de façon remarquable. Cela est vrai surtout pour les joueurs d'instruments à cordes tels que les korâ, bol?, etc. Les bàlofolà portent un cimier orné de poils de fauves et de cauris ; tout le corps disparaît littéralement dans un vêtement fait de petits losanges de peau de bêtes étoilés de cauris également. L'ensemble forme un accoutrement assez impressionnant (voir illustration 14). D'autres sont vêtus d'une grande blouse de cotonnade formée de bandelettes alternativement bleuindigo et blanches : bàsâ. Ces costumes fort bariolés s'opposent nettement à la sobriété de la mise des hori qui se contentent dans la vie courante et les jours de fête de vêtements unis blancs, bleu-indigo ou jaune-ocre ; cette dernière couleur étant d'usage pour les vêtements de tous les jours. Aujourd'hui, l'évolution tend vers l'uniformisation des vêtements des griots et des autres catégories de la société. Cependant, certaines parures permettent encore de distinguer les griots des autres. Ils se signalent souvent par d'énormes bagues qui surchargent leurs doigts. Cette exhibition de parures, dont nous venons de dire quelques mots concernant le griot, atteint un degré spectaculaire chez la griotte. Celle-ci est incontestablement la femme la plus fardée et la plus parée chez les Malinké. Les plus célèbres par leurs talents ou par ceux de leurs maris portent d'énormes boucles d'oreilles en or. Chacune de ces boucles peut peser jusqu'à cent grammes. Les bijoux de cette grosseur sont nommés fori. En plus de cela, elles accrochent à leurs cheveux toujours tressés avec art de petits anneaux d'or, qui forment une frange blonde autour de l'ébène de leur visage. Les yeux sont soulignés par le gris brillant de l'antimoine : kâlé, tandis que le jus de kola rougit leurs lèvres. Les ongles, la paume de la main, les pieds, traînant nonchalamment de légères sandales, sont teints de henné. C'est dans ce contexte-là qu'il faut placer les attributs en quelque sorte instrumentaux des griots. Que la parure soit un de leurs traits spécifiques par opposition aux nobles, cela est incontestable. Et si l'on compare la griotte aux autres femmes, on doit reconnaître que si la parure en soi n'est pas l'attribut de la seule griotte (mais de la femme en général, car il n'y a pas de bijoux qui soit l'apanage de la première), il y a toujours chez celle-ci une manière d'arrogance ou d'outrance qui la distingue de la femme noble. Ainsi donc, les griots, hommes et femmes, nous apparaissent 112

comme des gens extrêmement parés jouant des instruments de musique. Mais bien que l'usage des instruments de musique soit réservé à ces personnages, il est dans la société d'autres catégories d'individus qui peuvent en jouer : ce sont d'une part, les femmes, d'autre part, les adolescents lors de rites de passage. C'est là un fait r e marquable qui rapproche dans une certaine mesure ces trois catégories de gens. Mais il convient d'ajouter tout de suite que les instruments dont jouent les griots sont exclusivement réservés à eux seuls. Ce sont ceux que nous venons de décrire. D. Usage d'instruments par les nobles 1. Les femmes Les femmes, et en particulier les jeunes femmes, jouent elles aussi de certains instruments de musique. Mais ceux-ci sont fort peu nombreux et peu perfectionnés par rapport à ceux dont usent les griots. Ils sont au nombre de deux : le tâsâdanï et le kùde (voir illustrations 10, 12). Le premier est fait de deux petites gourdes remplies de grains de perles ou de petits cailloux, réunies par une cordelette qui les traverse. Les jeunes filles rythment leurs .chansons par le bruit de ces gourdes en calebasse qu'elles agitent. Le kùdë est une sorte de cylindre en calebasse ornée de quelques colliers de perles. La femme qui en use frappe alternativement l'une des extrémités de l'instrument de la main droite, puis l'autre extrémité vient taper sur la cuisse nue. L'instrument étant légèrement évasé à l'une des extrémités, cela produit deux sons différents : un grave et un aigu. Enfin, nous allions oublier un troisième instrument féminin, le tambour d'eau : les femmes frappent sur une calebasse renversée sur une autre, pleine d'eau, en chantant : c'est le jidudu. 2. Les instruments de circoncis La circoncision est le seul moment de la vie où un homme de condition noble peut user d'un instrument de musique. Les kéntde, jeunes circoncis, ont coutume de jouer du sistre, wàsâba, en chantant. Précisons que c'est aussi le seul moment où l'homme peut chanter ainsi. Conclusion Malgré les quelques exceptions que nous venons d'indiquer, les instruments de musique sont des attributs exclusifs du griot. L'homme noble ne peut en jouer que dans des conditions tout à fait spéciales : lors de rites de passages qui feront de lui, véritablement, un mâle. Après, il n'en jouera plus. Tout se passe comme si dans cette phase critique, on lui permettait de jouir d'un privilège qui lui sera dorénavant interdit : on se livre totalement et une bonne fois pour toutes à ses mauvais diables, représentés ici par l'attrait de la musi113

que instrumentale, avant de s'en séparer définitivement. En dehors de ce cas, et comme nous venons de le voir, seules les femmes peuvent jouer des instruments de musique en dehors de toutes circonstances spéciales. Mais leurs instruments sont fort peu nombreux et t r è s rudimentaires, comparés à ceux des griots. Cette rencontre du griot et de la femme dans l'usage des instruments de musique est un fait significatif qu'il faut rapprocher d'aut r e s faits : la liberté d'expression des émotions, l'usage abondant de la parure. Ce sont là diverses manifestations d'un même phénomène : le caractère singulier et ambigu du personnage du griot au r e gard de la division sexuelle de la société. Nous avons déjà mis ce fait, mais à un autre niveau, en lumière lorsque nous avions opposé sa caste (les nàmàkâlâ), à la fois à celle des nobles (hor£) et à celle des esclaves (j5). (10)~A présent le personnage nous apparaît comme le seul qui, parmi les hommes, partage certains attributs avec les femmes : la musique. Mais l'usage des instruments de musique n'est que l'attribut le plus apparent des griots. Il en est un essentiel : la parole.

NOTES 1. Le manuscrit du Sieur de La Courbe demeura inconnu au public, au fond de la Bibliothèque nationale jusqu'en 1913, date à laquelle il fut découvert par Cultru et publié sous le titre : Le premier voyage du sieur de La Courbe fait à la Coste d'Afrique en 1685. 2. H. Labouret, "A propos du mot griot", Notes Africaines, 1959, n° 50, p. 56-57. 3. H. Zemp, loc. cit. 4. Il est, à Kankan, un important clan de griots, les Kolta. Ils sont célèbres du fait qu'ils conservent le privilège de l'usage d'un tambour jàlidûdû (tambour de griot) ayant son rythme propre en rapport avec une danse particulière. Ces Koita ne disent jamais jèli, mais toujours jàli, surtout lorsqu'il s'agit d'eux-mêmes. Pour eux, il s'agit de la prononciation la plus correcte. 5. L'étymologie de cette appellation nous est inconnue. 6. H. Zemp, loc. cit., p. 612. 7. D. Zahan, La dialectique du verbe..., p. 132. 8. Voir chap. VU. 9. N k6 sa ni dùu dâné kànï de mà. Ndè yé fâkàntâ de di. Wodi ti ri bolo. N nàn£ wôrôsSkf lè di. 10. En tant que nàmàkàlâ, la position du griot révélait la même ambiguïté. Ils n'étaient ni des nobles ni des captifs. Ils participaient à la fois des deux conditions.

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CHAPITRE VII. LES GRIOTS, LA MUSIQUE ET LA PAROLE

La description que nous venons de faire au cours des derniers chapitres peut permettre à un observateur étranger de distinguer les griots des autres Malinké. Mais ce n'était là qu'une approche en quelque sorte phénoménale. Il nous reste à insister sur ce qui fait l'essence même du griot : la parole. Autrefois, lorsqu'il était passé maître dans son art, le griot était habituellement appelé bélëti, en pays Malinké. Ce qui signifie maître du bélë. Ce mot désigne un bâton fiché en terre, au milieu de la place publique, et sur lequel s'appuie l'orateur pour s'adresser à son auditoire. Or, chez les Malinké, le noble jouissant d'un statut important ou détenant quelque autorité politique, ne peut guère s'adresser directement à ses subordonnés ou à ses sujets. Ce serait manquer de majesté, voire de dignité. C'est le griot t|ui transmet son discours. C'est à ce dernier qu'est destiné le béle. C'est lui le maître de parole. (1) Cette observation nous indique dès maintenant la place de la parole dans les fonctions sociales et politiques du griot. Or celui-ci nous est apparu, dès la première observation, comme un musicien. Nous allons donc essayer de décrire, d'analyser les rapports entre ces deux attributs essentiels du griot. Nous verrons que, à mesure que l'instrument de musique se met au service de la parole déclamée ou chantée, le griot qui en joue participe davantage à la société masculine, son prestige grandit et son influence devient réelle dans la vie sociale et politique. Mais la classification à laquelle nous aboutissons alors, en partant de cette notion de parole, semble contredite par la hiérarchie proposée par les griots eux-mêmes. Ceux-ci se distinguent en jèli' proprement dits, musiciens et chanteurs, et en finâ qui ne jouent d'aucun instrument de musique et dont le seul moyen d'expression réside dans la parole. Notre classification devra donc s'efforcer de rendre compte de cette contradiction apparente qui considère les fina comme inférieurs aux jèli. Le statut réel, et non pas formel, auquel un griot peut prétendre dépend en dernier ressort de sa participation à la vie masculine car c'est ce groupe qui détient l'autorité politique, la puissance guerrière et financière. Or, selon l'instrument dont il dispose pour accomplir sa tâche, le griot peut être condamné à mener une vie médiocre dans le groupe des femmes, ou acquérir une influence considérable et enviée dans le groupe des hommes. En effet, il est des instruments qui semblent voués à l'accompagnement des réjouissances féminines tandis que d'autres n'animent que les réunions d'hom115

mes. Cette dichotomie repose en dernière analyse sur les caractéristiques mêmes de l'instrument comme nous le verrons dans un instant. Le fait donc, qu'un instrument soit plus couramment associé aux manifestations féminines qu'à celles des hommes, est ce que nous appellerons désormais sa vocation (masculine ou féminine). Précisons tout de suite, que par instrument, nous entendons aussi bien les instruments de musique que la voix humaine, la parole articulée. Il est une première classification que sanctionnent les attitudes quotidiennes : les joueurs de tambour, en général, jouissent de très peu de considération. Traiter une personne de jebèf sla équivaut à la traiter "d'homme de rien", m3fu. Souvent même, on associe les deux injures m3fù jebèfolâ. Par opposition à ceux-ci, les joueurs de guitare mandingue ou luth, k3nif3lâ lu, sont appelés jèlibâ (grands griots). Or, si l'on considère cette classification, plutôt cette hiérarchie, selon le critère de la vocation de l'instrument (2), les choses s'éclairent. Les tambours, en général (dudu, jëbé, tàmâ), sont des instruments qui animent d'ordinaire les réjouissances féminines, alors que les instruments à cordes (kàriï, korâ, b£l5) sont les instruments par excellence des griots qui participent aux manifestations masculines. Nous voyons ainsi apparaître l'influence de la hiérarchie des sexes sur les attitudes à l'égard de certains instruments, et partant sur le statut des griots qui en jouent. Si nous procédons à une classification systématique en nous fondant uniquement sur cette idée de vocation masculine ou féminine des instruments et sur l'attitude différentielle des hommes envers eux, nous obtiendrons le tableau suivant : Instruments à vocation masculine

kâ (la voix) bîl5

Instruments à cordes

w,

ko ni k6râ fùlé bûdu

Instruments à vent

bâlâ (xylophone) N, £ Instruments à vocation dudu Instruments de percusféminine jëbé sion tàmâ Les griots, qui jouent des instruments à cordes et des instruments à vent, animent uniquement les manifestations masculines, tandis que ceux qui usent des instruments de percussion animent surtout les danses des femmes. Dans cette classification, le bâlâfpla se situe dans une position intermédiaire. Il participe à la fois des deux groupes. Il accompagne très souvent les réjouissances féminines 116

des sons c l a i r s de son instrument soutenus par les trépidations des tambours. Mais, on peut le rencontrer dans les réunions d'hommes. Lorsqu'il joue aussi d'un instrument à cordes - il a r r i v e souvent que le bàlâiolà joue aussi du k5ni (petit luth) - , c ' e s t ce dernier qu'il e m prunte pour aller dans les assemblées masculines. Le bâlâ est joué de concert aussi bien avec les tambours qu'avec les instruments à cordes. Tout cela révèle sa position intermédiaire. Cette classification est fondée en fait sur une hiérarchie. Celleci à son tour renvoie à la hiérarchie des sexes qu'opère la société malinké. Une participation intense au groupe des f e m m e s dévalorise l'homme aux yeux de l'opinion. Tandis qu'une participation plus grande aux manifestations masculines donne de la considération au griot : de cette façon, il acquiert une influence souvent considérable dans la vie sociale, et dans les a f f a i r e s politiques ; enfin, c ' e s t surtout de ce côté qu'il peut e s p é r e r s'enrichir. Bref, participer à la vie sociale masculine c ' e s t , pour un griot, participer aux symboles de prestige consacrés par la société. Puisque cette classification hiérarchique repose en fin de compte sur la vocation de l'instrument utilisé, il r e s t e à expliquer ce qui détermine cette vocation : pourquoi par exemple les tambours s ' a s s o cient-ils d'ordinaire aux réjouissances féminines alors que les instruments à cordes s'associent aux manifestations masculines ? C ' e s t là un problème ardu auquel notre incompétence en m a t i è r e d'ethnomusicologie ne permet guère de donner une réponse satisfaisante. Cependant, nous allons essayer de proposer certaines directions dans lesquelles on pourrait orienter la recherche. Il faut tenir compte de deux facteurs essentiels. En p r e m i e r lieu, les effets psychophysiologiques de l'instrument sur l'auditoire, en second lieu, les c a r a c t é ristiques de son jeu en rapport avec la disponibilité vocale du joueur. Nous v e r r o n s qu'en fait c e s deux facteurs sont subordonnés à une question unique : l'instrument p e r m e t - i l au joueur d'avoir une p r i s e efficace sur les émotions et sur l'attention de l'auditoire ? I. LES EFFETS PSYCHOPHYSIOLOGIQUES DES INSTRUMENTS Les effets psychophysiologiques des instruments à percussion peuvent, dans une certaine m e s u r e , expliquer leur vocation féminine. En tant qu'éléments essentiellement rythmiques, ils appellent à la danse. Les rythmes de leur f r a c a s et de leurs trépidations provoquent des réactions viscérales intenses. Ils se mêlent aux rythmes physiologiques et les entralhent quasi automatiquement. (3) Cela commence d'abord lentement, doucement, puis s ' a c c é l è r e pour atteindre une véritable f r é n é s i e . Tandis que le corps se surprend en des mouvements dont il n ' e s t plus entièrement maître, la tourmente émotionnelle envahit la personne et l'emporte. Alors, une manière 117

de combat s'engage. La danseuse, fouettée par les trépidations étourdissantes du tambour et des battements des mains, martelle la t e r r e d'un pas endiablé, rendant coup pour coup au batteur frappant frénétiquement sur la peau tendue de son instrument. (4) Pour éviter qu'elle ne s'écroule d'épuisement, les spectatrices viennent l'enlacer à bras le corps pour l'immobiliser et l'entrafher hors de l'arène de la danse, tandis que le roulement du tambçur se calme et s'apaise. Ainsi donc, les tambours (jebé et dudu) épuisent, par le truchement de la danse, les forces qu'ils mettent en branle. Ce qui nous permet d'expliquer que, dans la classification des instruments de musique, ils soient plutôt du côté féminin que masculin ; la vie sociale chez les Malinké ne va pas sans provoquer des tensions et des conflits aussi bien chez la femme que chez l'homme ; mais, il se produit, en plus, chez la première,une accumulation d'agressivité dont la liquidation demeure problématique du fait de la situation même de la femme. Soumise en permanence à l'autorité des mâles, du moins publiquement, de l'enclos paternel à la concession maritale, n'ayant aucune possibilité de contestation reconnue (surtout en public) et enfin ne disposant presque pas d'exutoire à ses tensions dans les activités quotidiennes qui lui sont dévolues, celle-ci a besoin d'occasions de défoulement physique : les tambours, entre autres, les lui offrent la femme malinké ne fait pas la guerre, elle danse. Son mari, lui, fait la guerre ; quand il ne la fait pas, il possède encore d'autres occasions d'exprimer ses tensions et son agressivité : jeune, les multiples affrontements physiques entre adolescents, auxquels il doit prendre part, lui offrent en même temps un dérivatif efficace et un moyen de se forger un statut : plus âgé, il participe à des manifestations telles que la danse du dudubâ (voir page 54) ; mais nous dira-t-on, voilà précisément une manifestation masculine introduisant le tambour dans le groupe des mâles. Le fait est incontestable ; cependant, le diïduba présente une différence t r è s significative avec les tamtams féminins : ici la danse elle-même n'épuise pas et ne doit pas épuiser l'énergie des danseurs ; elle n'est qu'une occasion : le moment véritable du défoulement physique réside dans la flagellation réciproque. Nous tenons ainsi une caractéristique fondamentale, une fonction essentielle des instruments de musique c l a s sés par nous dans la catégorie masculine : déclencher des énergies potentielles, des forces latentes sans en provoquer, dans le même temps et par la même voie, une consommation immédiate : o r p r é c i sément, si les instruments masculins par excellence que sont les éléments à cordes (korâ, bSlS, dâ, k^nl) ne sont pas dépourvus de possibilités rythmiques, ils sont avant tout mélodiques : de ce fait, les effets psychophysiologiques qu'ils provoquent étant moins viscéraux, moins violents, peuvent être relativement intériorisés et demeurer un certain temps dans cet état : c'est là justement une condition nécessaire pour que ces émotions flottantes puissent être orientées v e r s d'autres directions que le défoulement immédiat ; ce 118

qui importe, c'est la possibilité non seulement de libérer des forces affectives, mais encore de les maintenir disponibles. H. LES CARACTERISTIQUES DU JEU DE L'INSTRUMENT ET LA DISPONIBILITE DU GRIOT Les effets psychophysiologiques des instruments à cordes et les caractéristiques de leurs jeux, permettent un développement efficace de la parole : instrument essentiel du griot. D'une part, avec eux, le public échappe à la tourmente émotionnelle et physiologique ; d'autre part, le griot lui-même n'étant plus entièrement absorbé par son instrument - seuls ses doigts sont occupés - peut chanter et déclamer à loisir des chansons épiques ou lyriques agréablement soutenues par la sourdine mélodieuse, déployer les fresques brillantes des généalogies sur le fond mélodieux de la vibration des cordes. Il peut même improviser, inspiré par sa propre musique. Voilà des conditions qui déterminent la popularité et l'influence qu'un griot peut avoir sur les grands du monde malinké, et, dans la vie sociale et politique, sa fortune. Cela montre en fin de compte que la vocation d'un instrument n'est qu'un indice, une indication, et non un critère décisif. Bien que jouant d'instruments dits à vocation masculine, les griots qui soufflent dans les flûtes et les trompes, ne deviennent jamais des personnages sociaux ou politiques importants comme les joueurs d'instruments à cordes. Ils n'ont aucune disponibilité vocale. Ils ne peuvent guère chanter ou parler. Quant aux batteurs de tambours, l'intensité des efforts que requièrent leurs instruments, les empêche de chanter. Parfois, ils émettent des brides de phrases musicales que l'auditoire reprend interminablement. Or, nous savons qu'en pays Malinké, les hommes ne chantent point, excepté les griots. C'est donc du côté des femmes que les joueurs de tambour peuvent trouver le complément vocal et mélodique qui leur manque. C'est le dernier facteur de la vocation féminine des tambours. Enfin, la vocation ambiguë du xylophone s'explique : le jeu de cet instrument n'empêche pas le chant ; ce fait ouvre la possibilité d'une vocation masculine. Mais en fait, cette possibilité est limitée. Les mouvements des bras du xylophoniste exigent des efforts d'une certaine intensité ; ce qui peut troubler le chant. L'intensité des sons obtenus exige une grande disponibilité vocale pour être surmontée". Or les sons du xylophone sont assez intenses. Le xylophoniste doit donc chanter assez haut pour surmonter les notes de son instrument. En général le griot se contente de chanter au début en jouant très bas ; puis, ses femmes reprennent le thème en chantant en choeur cependant que lui reprend le jeu normal. Ainsi, le xylophone ne laisse qu'une disponibilité vocale limitée et requiert le concours d'autres personnes que le joueur pour le chant. Tandis que les tambours sont 119

soutenus par la voix des femmes de l'assistance, le bâla requiert le chant des griottes pour les mêmes raisons. Or ce ne sont pas cellesci qui chantent les chansons généalogiques et les chants de guerre, mais les griots. Ce qui explique la situation intermédiaire du xylophoniste (bâlafJla) entre les joueurs d'instruments à vocation féminine et ceux à vocation masculine. En fin de compte, la classification des instruments qu'opèrent implicitement les attitudes quotidiennes repose sur les possibilités de parole, déclamée ou chantée, dont disposent les joueurs. Si la parole se révèle être un instrument particulièrement efficace pour les griots, ceux d'entre eux dont l'activité musicale n'entrave nullement les possibilités oratoires, doivent accéder à des positions plus élevées que celles qui seront accessibles à leurs confrèr e s ; et s'il est des griots qui, débarrassés de tout instrument de musique non corporel, se consacrent essentiellement et exclusivement à l'art de la parole, nous pouvons nous attendre à ce que l'avenir leur réserve au moins d'aussi larges possibilités de réussite qu'aux premiers. C'est précisément le cas des finà. Dès lors, il est aisé de comprendre que ceux-ci aient pu jouer un rôle politique important à la cour des souverains malinké, accéder à un statut t r è s élevé : ascension qui prenait parfois le caractère d'une flagrante usurpation aux yeux du commun des hor£, il est vrai, mais dont les résultats n'en demeuraient pas moins réels ; aussi, grâce à l'influence informelle qu'ils exerçaient sur les gouvernants, ils pouvaient devenir et devenaient souvent dùkùnàsi. A un niveau plus élevé, c e r tains d'entre eux jouèrent un rôle important à la cour : ce fut le cas de Nassikha Madi, un des griots favoris du fameux conquérant m a linké : Samory Touré. Ainsi donc, en tant que gens de la parole, les fina, avec certaines catégories de jèli viennent au premier rang de notre essai de classification hiérarchique ; on peut résumer celle-ci de la façon suivante : En premier lieu viennent les griots dont les instruments laissent au joueur une grande disponibilité pour la parole (sous la forme de récits chantés ou récités) ; parmi eux : - les fina (qui ne disposent que de la parole), - les jèli dont la parole, chantée ou non, est soutenue par des instruments de musique : en tête des jèli viennent les joueurs d'instruments à cordes. En deuxième lieu : les griots jouant du xylophone bâlafila et les joueurs d'instruments à vent : budûfàlâ et filèfola. En dernier lieu : tous les autres griots et surtout ceux qui usent des instruments de percussion (tambours surtout). Reste maintenant un problème redoutable : la classification que nous venons de proposer paraît, sur un point, contredite par la hiérarchie professée par les griots eux-mêmes. Ceux-ci, du moins chez les Malinké, sont tous d'accord pour dire que tous les jèli sont 120

supérieurs à tous les fina ; or, dans notre système, les fina viennent en tête avec certains jèli seulement. Comment donc expliquer cette contradiction ? Remarquons d'abord que les deux systèmes ainsi confrontés ne se situent pas au même niveau : celui des griots est une classification avant tout formelle. Ensuite elle relève d'une conception en quelque sorte interne de la caste (la manière dont les griots perçoivent leur caste de l'intérieur). C'est là, par conséquent, un point de vue qui ne saisit pas nécessairement l'ensemble de la caste dans son interaction avec le reste de la société, d'une part, et ne fait pas grand cas des effets dynamiques et restructurants du fonctionnement de la société d'autre part. Tandis que notre classification réfère toujours le groupe considéré à l'ensemble de la société et cherche à apprécier l'importance relative des différentes catégories de griots d'après l'influence réelle qu'ils peuvent avoir a posteriori dans la pratique sociale. Mais reprenons en détail ces différents points ; formelle, la classification proposée par les griots, l'est dans la mesure où elle est faite a priori : tout fina est considéré comme inférieur à n'importe quel jèli~j~jugement qui ne tient nullement compte de la situation réelle des individus ainsi ordonnés en une hiérarchie. Or, on peut rencontrer des fina infiniment plus riches et plus influents que maint jèli sur le plan politique. Là où l'a-priori se manifeste le plus clairement c'est précisément quand on justifie cette hiérarchie en disant que tout fina peut demander des cadeaux à un jèli, alors que l'inverse n'est point possible (5), mais dire cela, ce n'est rien d'autre que poser un cadre général, une forme d'échanges qui peut n'être point remplie en fait. Tout dépendra de la position plus ou moins avantageuse du griot considéré. C'est précisément ce dont notre classification essaie de tenir compte : nous avons tenté de faire une analyse des situations réelles auxquelles les différentes catégories de griots peuvent accéder, compte tenu des possibilités oratoires dont ils disposent et de la vocation de leurs instruments habituels. Cela dit, notre classification et le système hiérarchique professé par les griots ne sont pas pour autant irréconciliables. La fonction psychologique essentielle remplie par les griots ne consiste-t-elle pas à déclencher des émotions, à libérer des forces affectives ? Pour cela, on dispose à ce niveau, de la parole d'une part et de la musique d'autre part ; on comprend alors fort bien que, considérée en soi, l'excellence d'un griot quelconque doive être appréciée selon les moyens dont il dispose pour atteindre de tels buts. De ce point de vue, les jèli qui ont l'avantage de combiner les effets mélodieux du chant, et oratoires de la parole d'une part, avec la musique de leurs instruments d'autre part, semblent jouir d'un privilège considérable par rapport à ceux de leurs collègues qui n'ont à leur disposition qu'un seul de ces moyens, la parole, comme c'est le cas pour les fina. Et si l'on pense que le succès devra dépendre de l'efficacité, de la plénitude intrinsèque des moyens d'expression, les premiers 121

devraient logiquement devenir plus riches et accéder à des positions plus élevées que les seconds : argument qui permet de comprendre que les fina puissent demander des cadeaux aux jèli sans que la réciproque soit possible. Ainsi s'expliquerait l'infériorité préjugée de ceux-là par rapport à ceux-ci. Notre classification accorde, elle aussi, une grande importance à la fonction psychologique que les griots remplissent dans la société : c'est là le point commun qui établit un pont entre celle-ci et le système de classification traditionnel. Mais la nôtre fait entrer en ligne de compte d'autres considérations telles que la division sexuelle très marquée de la société malinké, les effets de ce phénomène sur la vocation des instruments de musique, et partant, la participation plus ou moins intense et continue des griots qui en jouent à la société masculine, au pouvoir politique, etc. Or, c'est surtout en tant que gens de la parole que les griots malinké acquièrent leur spécificité ; c'est en tant que gens de la parole, que, de simples musiciens, ils deviennent l'incarnation même de la mémoire que la société malinké a de son passé, de son histoire. C'est en tant que gens de la parole, qu'ils deviennent les agents sociaux en général et matrimoniaux en particulier, les porte-parole désignés du pouvoir. Et c'est cette caractéristique que notre classification contribue à mettre en lumière. Mais que disent ces gens de la parole ? et comment le disent-ils ? Nous consacrons un chapitre particulier à ces questions : "Quand le griot chante... ". NOTES 1. De nos jours, le bêle a disparu dans la plupart des villes malinké. 2. Voir nos dessins d'instruments de musique (hors-texte). 3. Il faudrait faire, si ce n'est déjà fait, une ethnomusicologie qui étudierait les effets physiologiques des différents instruments de musique. On commencerait d'abord par ceux des tambours (jebé en particulier). On étudierait systématiquement les effets de fréquence et de rythmes. En ce qui concerne les premiers, les psychophysiologistes comme Delmas-Marsalet ont déjà fait des études fort intéressantes. Mais il ne s'agissait encore que des effets lumineux. En effet si l'on pose des électrodes en dérivation occipitale sur la tête d'un sujet et qu'on le soumette à des stimulations lumineuses intermittentes, on s'aperçoit que la fréquence des neurones est entralhée par celle du stimulus lumineux. De basses fréquences donnent la sensation de quelque chose de désagréable (4 cycles/seconde). A partir de 10 cycles/seconde, naît une impression d'agréable. Les neutrones dont le rythme de r e pos dit alpha est de 10 c / s suivent la cadence de l'excitation lumineuse jusqu'à 40 c / s , puis cessent de suivre. La sensation d'euphorie éprouvée autour de 10-15 c / s disparaît pour laisser surgir une impression de désarroi (Delmas, Précis de bio-psychologie, p. 93). Le même auteur a aussi étudié les effets psychologiques des rythmes ; en particulier, il établit que les rythmes de 3/2, de 3/4 et 3/8 ont chacun une qualité émotionnelle différente. On devrait donc faire de telles études à propos des instruments à percussion. Ceux-ci ont des effets psychophysiologiques plus nettement perçus que 122

les autres. Les vibrations transmises par les membranes des tambours, par exemple, à l'atmosphère ambiante, mettent en mouvement la paroi abdominale des sujets immobiles. Lorsque ceux-ci ne dansent point, cela peut produire très vite une impression de malaise viscéral. 4. Jouer du jëbé exige des efforts musculaires considérables. 5. Dans l'échange, le fait de recevoir un don quelconque nous place toujours dans une position faible, fait dont l'effet moral et psychologique est intensément ressenti par les Malinké.

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CHAPITRE VIE. LA VIE DE GRIOT

Gens de caste inférieure, musiciens, gens de la parole, les griots malinké sont des personnages fort singuliers. Les différentes étapes de leur vie semblent contribuer à faire d'eux des personnages qui dépendent entièrement des autres sur le plan matériel. Loin d'en être humiliés, ils semblent tirer de leur condition de jàli (jàliyâ) un sentiment de fierté ; les dons qu'ils reçoivent des autres sont par eux exigés comme un dû. Ce n'est pas là le seul aspect étonnant de la vie de griot. Les gens de la parole jouissent aussi d'une liberté d'expression qui conditionne l'incongruité de leurs propos. Tout cela explique le fait que les griots soient, parmi les nàmàkâlâ, les gens les moins considérés, du moins en droit. Pour décrire tout cela, nous adopterons le plan suivant. Dans un premier temps, nous exposerons les différentes étapes de la vie du griot. Dans le second paragraphe, nous mettrons l'accent sur le caractère singulier de ses comportements. I. VIE ET MORT DU GRIOT A. Naissance et enfance du griot 1. La naissance Les cérémonies et les rites qui marquent la naissance du griot affirment symboliquement sa dépendance matérielle. Dans certaines régions du pays Malinké (Konian et confins du pays Kouranko), lorsqu'il naissait un petit griot dans le village, les parents avaient coutume d'éteindre le feu dans la case, de jeter dehors quelques ustensiles de cuisine, après quoi, ils s'en allaient annoncer l'événement aux voisins. Ceux-ci devaient alors apporter tout ce qui était nécessaire à l'enfant et à sa mère : vêtements, nourriture, kolas et cadeaux de toutes sortes. Selon notre informateur (1) (griot lui-même), ce rite signifiait que le petit griot était venu au monde dans une case vide et que les conditions matérielles de sa vie seraient assurées par les autres. Du reste, c'est ce que confirmeront les divers rites concernant les divers moments de la vie de griot. De nos jours, ce vieux rite symbolique a disparu; on n'éteint plus le feu dans la case où vient de naître un petit griot, et l'on ne jette point d'ustensiles. Cependant les choses n'ont point changé pour autant : ce sont toujours les h5r6 qui se chargent de la vie matérielle 124

du griot, de la naissance à la mort. Aujourd'hui encore, le jour de l'imposition du nom de l'enfant, les voisins viennent, chargés de cadeaux destinés à la mère et à l'enfant. C'est là, certes, un phénomène universel chez les Malinké. Cependant, lorsqu'il s'agit d'une famille de horo, ces dons sont toujours, soit la réponse à des dons ultérieurs offerts dans les mêmes circonstances, soit des initiatives qui appellent des contre-dons : il y a donc toujours réciprocité dans ce cas. Mais lorsqu'il s'agit d'une famille de griots, les gens qui apportent des dons ne peuvent espérer aucune réciprocité de la part de ces derniers. Bien au contraire, ceux-ci seront des invités obligatoires lors de toutes les cérémonies concernant le hori. Ils y recevront des dons en tant qu'animateurs des manifestations, et en tant que musiciens en particulier. Ainsi donc, tous les événements de sa vie propre et de la vie des autres sont pour le griot l'occasion de recevoir, mais jamais de donner. 2. L'enfance La première phase de la vie du griot nous révèle un autre fait social important. Tandis que tout petit Malinké apprend à s'affirmer en affrontant ses petits camarades, à les égaler et à les surpasser à l'occasion sur le plan physique, le petit griot se met en quelque sorte hors du jeu en jouissant d'un statut particulier, celui de l'arbitre. Dès l'âge de six ans environ, les classes d'âge commencent à intégrer l'enfant à des groupes déjà hiérarchisés. Dès cette époque, les enfants forment des bandes groupant des individus ayant à peu près le même âge ; mais il faut introduire la nuance suivante : la notion d'âge étant très floue à ce niveau, ce qui règle cette intégration, c'est tout d'abord la force physique et les luttes que les enfants organisent à la fin de chaque jeu collectif. La nuit, des groupes se forment au clair de lune sur la place du quartier : garçons et filles forment deux groupes séparés ; pendant que celles-ci dansent en chantant des chansons qu'elles rythment en frappant dans leurs mains, ceux-là jouent à des jeux d'épreuve physique. Tout cela se termine par les luttes des garçons ; les jeunes filles s'approchent alors pour admirer la force de ces petits mâles. Quel que soit l'âge, un garçon terrassé par trois fois par un autre aura ipso facto un statut inférieur au vainqueur ; c'est ainsi que les classes se distinguent les unes des autres et qu'à l'intérieur d'un même groupe, une hiérarchie s'instaure. Plus tard, le seul critère de l'âge se substituera peu à peu à celui de la force physique, qui continuera cependant à jouer un rôle important pendant un certain temps. En effet, les classes étant constituées, c'est ce dernier critère qui permet la mobilité des éléments ; le passage d'une classe à l'autre est alors rendu possible par une épreuve physique. Voilà comment cela se passait autrefois : chaque soir, des tamtams étaient organisés auxquels prenaient part des jeunes gens de tous âges, voire des adultes mariés : c'est le dudubâ 125

qui était encore très populaire vers 1950 en Haute-Guinée. (2) Les danseurs formaient plusieurs groupes de même âge, tournant tous dans le même sens (de droite à gauche) ; les plus âgés suivis par les groupes de plus en plus jeunes. Qu'un garçon veuille passer de son groupe dans la classe supérieure malgré la différence d'âge, il lui suffit de s'en détacher et de tourner dans le sens inverse de la classe à laquelle il veut accéder : c'est là un acte de défi. Dès qu'il vient à croiser le chef de la file qu'il défie, ce dernier lui crie : sila !, "Le chemin! " ; l'autre de répondre aussitôt : à yé bola mo lé kà I, "c'est sur l'homme qu'on le trace". Alors commence la flagellation réciproque, chacun présentant à tour de rôle son dos nu à l'adversaire pour recevoir le coup ; c'est à qui résistera le plus longtemps. Au bout d'un certain temps, si aucune défaillance ne se produit ni d'un côté, ni de l'autre, les spectateurs arrêtent l'affrontement et séparent les deux protagonistes. Le provocateur est alors jugé digne de passer dans la classe de celui qu'il a défié au combat. Or le petit griot ne participe jamais à ces engagements physiques qui forment le caractère de tous les petits Malinké. De même que ses parents lui apprennent qu'il n'est pas question pour lui d'affronter ses petits camarades h5r6 sur un même terrain de compétition, de même ceux-ci apprennent vite à lui reconnaître un statut spécial. Cette double éducation crée une psychologie différentielle de situation sociale, qui fonde l'adaptation réciproque des deux parties. Si les parents hSr5 oubliaient d'inculquer à un enfant le sentiment que le petit jèli est un être à part, un camarade qu'il doit supporter, protéger à l'occasion, un camarade qu'il ne peut considérer comme un adversaire possible, les parents de celui-ci s'en chargeraient. Voici un exemple : un jour que nous revenions de la brousse où nous étions allé chercher du bois pour notre maître d'école coranique - je devais être âgé de douze ans environ -, un incident opposa un petit griot de notre âge et un autre camarade. Je n'ai plus souvenir de la cause de la dispute. Mais je me souviens qu'au bout d'un certain temps d'explications, que la faim et la fatigue rendirent vite irritantes, le petit griot se mit soudain à vociférer d'énormes grossièretés à l'adresse de son petit camarade. Celui-ci lui appliqua sur la joue une gifle. Il devait se repentir de ce geste malencontreux. Car lorsque nous arrivâmes au village, le petit griot raconta à ses parents ce qui lui était arrivé. Aussitôt sa mère prit son kàrina (instrument de musique métallique dont les griottes se servent pour accompagner leurs chansons) et s'en alla donner une sérénade d'injures devant l'enclos domestique des parents du petit noble aux gestes un peu emportés. Elle ne se tut que lorsque ses malheureux hôtes présentèrent avec leurs excuses des dons assez importants. Le petit camarade reçut, en retour de son geste un peu impulsif, des sanctions corporelles particulièrement sévères de la part de ses parents. Ainsi, il avait appris, d'une manière un peu désagréable, l'inviolabilité dont bénéficient les gens de la parole. 126

Cette anecdote nous permet de comprendre l'éducation du petit griot, qui est assez différente de celle des petits hori. Pendant que les autres apprennent à se mesurer avec leurs pairs sur le plan physique, lui, apprend les choses d'un autre genre. Dès leur prime enfance, tenant à peine sur leurs petites jambes, les griots apprennent à danser. Leurs premiers jouets sont des instruments de musique que leur confectionnent leurs parents ou leurs aûiés. Bien avant la circoncision qui a lieu de quatorze à dix-huit ans, ils savent déjà animer les parties de lutte et de chasse qu'organisent leurs petits camarades. Ils improvisent déjà avec plus ou moins de bonheur sur le thème des prouesses en tout genre de leurs pairs. La circoncision, autre étape importante de la vie, contribue, elle aussi, à marquer le caractère singulier de la position des griots. Les rites qui accompagnent cette opération sont au moins aussi importants que l'ablation du prépuce. Bien avant le jour de l'épreuve les jeunes gens sont enlevés par leurs aihés circoncis qui les emmènent hors du village. Là, ils subissent mille brimades de la part de ceux-ci ; on leur raconte des histoires extraordinaires pour faire naître la panique en eux ; ils seraient avalés par un monstre pour être de nouveau rendus à la lumière ; mais il se pourrait aussi que le monstre gardât définitivement certains d'entre eux. Comme nul bilàkoro ou non-circoncis n'a pu, avant le temps venu, percer le secret du phénomène, la peur ne cesse d'ébranler tous les jours le courage des novices. La veille, les jeunes gens reviennent au village et participent à la dernière danse organisée en leur honneur : malgré les chansons inquiétantes que la foule crie, ils se doivent de masquer la peur et de danser fièrement des danses guerrières. Avant le lever du jour, ils sont entraûiés dans une course folle à travers la brousse vers le lieu de l'opération qui se tient loin du village à l'abri du regard profane des femmes et des non-circoncis. Dès qu'ils atteignent la clairière prévue à cet effet, ils sont accueillis par le bruit sourd des rhombes accompagnés de sons de clochettes sporadiques ; des cris étranges donnent à tout cela un accent particulièrement angoissant. Un homme aux habits hérissés d'amulettes, de petites cornes et de clochettes, surgit d'un buisson : un novice s'avance et lui crache au visage dans un défi égal à la panique intérieure soudain surmontée. L'homme, incontinent, lui tranche le prépuce. Puis passe aux autres. Evidemment le griot comme tout Malinké doit nécessairement subir cette épreuve de courage d'endurance à la douleur et de maîtrise émotionnelle. Cependant, les brimades lui sont généralement épargnées. 3. Après la circoncision C'est surtout après la circoncision que le petit griot commence véritablement à apprendre le métier attribué héréditairement à sa condition. Il commence à réciter l'histoire généalogique des clans de son village et de son pays. Il se spécialise dans le jeu d'un instrument 127

de musique ou de deux au maximum (dans ce dernier c a s , il s'agit souvent d'instrument à c o r d e s comme le k i n ï - mandoline malinké et de xylophone, bala). Généralement, c ' e s t le grand-père et le père qui se chargent de l'éducation du petit griot. Le p r e m i e r lui apprend l e s r é c i t s généalogiques surtout, le second se chargeant de l ' a r t de jouer de l'instrument. Cependant, pour certains instruments comme la korâ (harpe malinké), c'était autrefois l'oncle maternel qui se c h a r geait de l'éducation musicale de son neveu. Il semble d'ailleurs que c e fait ait été général pour tous les instruments s i l'on en croit c e r tains griots. Ce qui devait r e n f o r c e r considérablement leur endogamie et le m a r i a g e préférentiel (des cousins c r o i s é s ) , étant donné que l e s griots de la même famille jouent en fait souvent du même instrument. Quoi qu'il en soit, l'oncle maternel joue ici comme dans le reste de la société un rôle capital dans l'avenir de son neveu. Il ne suffit pas de connaître des généalogies et de savoir jouer d'un instrument de musique, i l faut aussi s'attacher à une f a m i l l e particulière dont on deviendra en quelque sorte le client, le protégé. En général, l e s liens déjà existants entre la f a m i l l e du père et d'aut r e s f a m i l l e s de hori, servaient de cadre habituel. Mais i l pouvait se trouver que, dans un même village, dans line même région, c e s v o i e s devinssent moins intéressantes. A l o r s , le jeune griot s'en a l lait c h e r c h e r fortune du côté des hôtes de s e s oncles maternels. De c e jour, commence un approfondissement de s e s connaissances h i s toriques dans une région particulière et concernant un clan donné. Cependant, j a m a i s un griot ne devient le spécialiste borné de l ' h i s toire d'une f a m i l l e ou d'un clan. Cette ouverture du savoir est la marque d'une grande s a g e s s e . C a r la fortune est fort changeante, et u n e f a m i l l e , aujourd'hui e f f a c é e , p e u t a c q u é r i r , demain, une situation et une influence considérables (surtout dans une société de g u e r r i e r s et de marchands). C ' e s t a l o r s que l'on reconnaît le bon griot, j a m a i s p r i s au dépourvu, et sachant toujours des choses intéressantes sur la plupart des clans de son village et de sa région. Vient a l o r s le moment de prendre f e m m e . L à encore, c e sont l e s hiro qui se chargent de la plus grande partie des f r a i s que c e l a occasionne ; c ' e s t surtout le chef de la famille à laquelle le griot est attaché, qui doit p r o c u r e r line f e m m e à son protégé en constituant une grande partie de la dot. L e s autres y contribuent en faisant à la nouvelle m a r i é e d'importants dons en nature ; l e s hommes f o u r nissant des habits, v o i r e même des p a r u r e s , l e s f e m m e s des ustens i l e s de ménage. L a m a r i é e vient toujours de la caste des nàmàkâlâ ; nous savons déjà que c e s derniers sont endogames. Ce qui reste valable pour l e s griots. En principe, l'intermariage entre l e s différents groupes de nàmàkâlâ est possible. Mais l e s griots ont tendance à n'épouser que des f e m m e s jèli, c a r i l s recherchent d'abord une épouse qui ait une belle voix pour chanter. Or, la musique et la chanson constituent la spécialité exclusive des seuls j è l i ; d'où une endogamie encore plus 128

fermée. Cependant, la prohibition de l'inceste demeure ici aussi une règle sacrée. Les griots n'épousent point une femme qui pourrait avoir avec eux un ascendant commun connu. Nous avons vu qu'ils sont avant tout musiciens et chanteurs. Néanmoins ils peuvent s'occuper d'autres activités, le commerce par exemple. Mais ils ne sont jamais cultivateurs. Ils ne possèdent pas de terre. Pour tout ce qui concerne les travaux de construction ou de réfection de case, ils font toujours appel aux voisins pour les aider (aux jeunes gens en particulier). A la guerre, le griot ne porte pas d'arme et ne se bat pas. (3) Ce qui ne veut pas dire qu'il reste inactif : il joue le rôle de tambour de guerre ; il excite le courage des combattants en leur rappelant, dans ses chansons généalogiques épiques, les hauts faits des ancêtres. Il est aussi le témoin impitoyable de toutes les défaillances. Il chanterait avec autant de verve la honte de ceux qui viendraient à manquer de courage que les prouesses des héros (4) ; c'est donc un maître chanteur éventuel! Ce rôle du griot dans la bataille a inspiré maintes légendes racontant son origine. Mais son action ne s'arrête pas là : voici ce qu'en dit Péroz qui eut à combattre contre les armées malinké de Samory : "En guerre, l'armée est toujours composée d'une avant-garde de cavalerie, de deux ailes, d'un centre et d'une réserve manœuvrant indépendamment sous la direction d'un chef d'armée qui transmet ses ordres aux différentes divisions à l'aide de griots de guerre, parfaitement montés, qui jouent auprès de lui le rôle d'aides de camp". (5) L'issue de la guerre, quelle qu'elle soit, n'engageait ni la vie, ni même la condition du griot. Il jouissait d'une sorte d'immunité ; fait d'ailleurs assez général dans toutes les populations mandingues (Bambara, Dioula, Malinké et Soninké) : il ne pouvait être tué après la guerre ; il ne subissait pas non plus le sort qui était réservé aux autres (qui devenaient des esclaves destinés à travailler pour leurs maîtres ou à être vendus). Le griot, lui, changeait tout simplement d'hôtes ; il devenait le griot des vainqueurs. Il ne payait aucun t r i but ni droit à ses nouveaux maîtres, et recevait même d'eux des dons. C'était là un privilège spécial, mais encore fallait-il qu'il vît la fin des combats ; dans la mêlée, les balles ne pouvaient le distinguer des autres. B. La mort du griot Sur ce thème, les anciens auteurs et les voyageurs nous rapportent des faits particulièrement intéressants. R. Mauny a écrit un article sur les funérailles des griots dans les Notes Africaines en 1955. Il y fait état de la découverte de squelettes humains trouvés dans un baobab le 15 mars 1955, près du Collège Technique d'Industrie de Fann (Dakar) : "Le sens de cette découverte ne fait aucun doute 129

(concluait l'auteur) : nous avons affaire à un baobab ayant servi de sépulture à des griots, dans un passé récent". (6) Ce baobab (bok) n'était-il pas connu sous le nom de goui guevel (baobab à griots) ? Il rappelait alors les récits anciens faisant état de la coutume des peuples de la Sénégambie, qui consistait à jeter le corps des griots dans le creux de ces arbres aux énormes troncs. Alvarez d'Almada dès 1594 signalait cette coutume dans le Saloum (Sénégal) ; après cet auteur, nombreux furent ceux qui rapportèrent cette pratique. (7) Dans sa description de l'Afrique, Dapper écrivait : "Pour les tambours, le peuple a tant d'horreur de ce genre de vie qu'on ne permet pas de les mettre en terre, ni même de les jeter dans la Mer, ou dans vin fleuve, ni eux ni leurs femmes, ni leurs enfants ; les Nègres s'imaginant que la terre où on les auroit enterrez ne porteroit aucun fruit, et que la mer ou les fleuves où on les auroit jettez ne nourriroient plus de poissons ; on les met dans le tronc creux de quelque vieux arbres. Cependant les tambours sont fort bien reçus à la cour des Princes pendant leur vie ; ce sont les joueurs d'instruments des Rois et des grands Seigneurs du pai's, et ceux qui battent la marche lorsque le Roi va à la guerre. Quoique, d'ailleurs, il ne leur soit pas permis d'entrer dans l'antichambre du Roi, et que si quelcun de ses gentilshommes épouse la fille d'un Tambour ou débauche sa femme, il reçoive aussi-tôt défense de paroftre devant le Prince. Leurs caisses sont faites du tronc creux d'un arbre, qui a quatre ou cinq pieds de long, et dont vin côté est couvert d'une peau de bouc, et l'autre est tout ouvert". (8) Ce sont là des faits extrêmement importants et significatifs quant à la situation méprisée où se trouvent les griots ; mais tous les textes cités par Mauny se rapportent uniquement aux peuples du Sénégal et surtout aux Sérères. Qu'en était-il chez les Malinké ? Malgré la rareté de textes précis concernant ce problème chez les gens du Mali de l'époque, on peut penser que cette pratique était fort générale au Soudan et que les Malinké ne faisaient pas exception ; cependant l'adoption très ancienne de l'Islam par ces populations (13e siècle au moins) a dû entamer plus tôt ces rites chez les Malinké que chez leurs voisins. Il est au moins deux textes qui indiquent l'existence de cette coutume parmi les Mandingues ; le premier est de Al-Omari. "C'est une coutume chez eux (les gens du Mali) de ne pas enterrer les morts, sauf quand ils ont un rang et une dignité. Mais tous ceux qui n'ont aucun rang, les pauvres, les étrangers, ceux-là sont jetés dans la brousse, comme on y jette les autres bêtes mortes". (9) Si ce fait mentionné est exact, il va sans dire que les griots ne devaient point échapper à cette coutume ; mais citons le second texte qui nous donne plus de précisions. Il est d'André Alvarez d'Almada, un auteur portugais du 16e siècle : "Il y a une tribu de nègres qui vit dispersée parmi les Jalofes, les Barbacins et les Mandingues et que ceux-ci regardent comme des 130

Juifs (10) ; ils sont très beaux, surtout les femmes ; les hommes ont le nez long. Ce sont des mendiants très importuns, qui errent d'un endroit à l'autre, avec leurfamille, comme des Bohémiens. Ils exercent toutes les professions mécaniques usitées dans cette contrée, servent de tambours à la guerre et excitent les combattants par leurs chants dans lesquels ils célèbrent les exploits de leurs ancêtres et les invitent à vaincre ou à mourir comme eux. Les tambours dont ils se servent sont de différentes grandeurs ; . . . Si un de ces juifs a des rapports avec une femme du pays, ou un homme avec une juive, les deux coupables sont vendus comme esclaves. On n'enterre pas non plus ces juifs comme les autres hommes, mais on place leur cadavre dans le creux d'un arbre ou bien on les suspend aux branches. Les Nègres pensent que, si on les enterrait, il ne pleuvrait pas de l'année, ou que le pays serait affligé de quelque autre calamité, car on les regarde comme une race maudite". (11) Ce texte pose un problème préliminaire : l'identification des personnages dont parle ce récit ; à la fin du texte, l'auteur en parle comme s'ils étaient carrément des juifs, alors qu'au début, il est dit que les Jalofes, les Barbacins et les Mandingues les "regardent comme des juifs" ; que signifie cette expression ? Ce peut être une manière d'exprimer le mépris dans lequel les populations soudanaises tiennent ces curieux personnages ; mais il s'ajoute la vision que l'auteur lui-même a des juifs ; c'est au travers de sa propre culture de l'époque qu'il voit ces gens qui sont, sans aucun doute possible, des griots ; ainsi la comparaison de certains traits relevant du stéréotype traditionnel du juif, tels que la vie errante ou le "nez long", l'assurent à tel point dans sa vision qu'il finit par parler carrément de juifs. Car enfin, il n'est pas concevable d'identifier à des juifs, tous les forgerons et tous les griots soudanais. Nous ne reviendrons pas sur cette question que nous avons largement débattue dans le chapitre sur les castes. Retenons seulement que tous les traits décrits par l'auteur indiquent nettement que nous avons affaire à d'authentiques griots : musiciens, chanteurs, généalogistes, ces personnages sont enfermés dans une sévère endogamie. Pour revenir à notre préoccupation présente, le texte nous apprend que la coutume qui consiste à priver de sépulture certaines catégories de la population existait aussi bien chez les Mandingues que chez leurs voisins. On sait aussi que ces catégories comprenaient ceux qu'on a appelés plus tard les griots. La mort du griot et la façon dont il était inhumé autrefois nous indiquent, de manière particulièrement frappante, la mésestime ou le mépris que l'on manifeste à l'endroit de sa condition. Il est vrai que sa situation de membre d'une caste de gens impurs, les nàmàkâlâ, explique dans une grande mesure l'attitude méprisante de la société à son égard. Mais cette appartenance péjorative ne suffit pas à tout expliquer, puisque tous les nàmàkâlâ ne subissent pas le même 131

sort que le griot. Il convient de chercher dans sa vie propre, dans ses comportements, l'explication dernière de la situation particulière qui lui est faite. Or sa situation de gens de la parole, l'inviolabilité ou l'immunité dont il bénéficie, la liberté d'expression dont il jouit, le placent dans des conditions génératrices de déviance. (12) H. LES COMPORTEMENTS SINGULIERS DU GRIOT Dans la vie quotidienne, les comportements et les conduites du griot viennent souvent à dévier par rapport aux modèles de conduite auxquels obéissent les autres membres de la société. Mais, parce que leurs attitudes paraissent souvent contraires aux normes, les griots ne sont pas pour autant des anormaux. La notion d'anormalité a le double inconvénient d'imputer à la constitution individuelle quelque malformation ou perversion d'une part, et d'autre part, d'impliquer la référence à un normal universel, alors qu'une psychologie de la situation sociale des sujets considérés révèle que les conduites contraires aux normes habituelles sont souvent conditionnées par la société, ce qui met hors de cause les dispositions personnelles. L'analyse de la manière dont le groupe s'accommode de tels comportements, s'avère absolument nécessaire pour saisir leur signification. C'est pourquoi nous ferons usage du terme de singularité à l'exclusion des concepts d'anormalité ou de déviance. Car, tout en contredisant les règles générales de la vie sociale malinké, les conduites du griot continuent à obéir à des normes ; celles-ci sont, il est vrai, particulières. Ainsi considérés, ces comportements sont intéressants à plusieurs points de vue. Nous les étudierons successivement sur le plan des échanges sociaux, sur celui de la parole (le griot dit, publiquement et sans artifice de langage, ce que d'habitude on ne dit point) ; et enfin sur le plan de l'attitude envers les valeurs religieuses. A. Le griot et les échanges sociaux Dans les échanges sociaux, la conception fondamentale chez les Malinké est que celui qui reçoit un don perd de ce fait même quelque chose de sa dignité d'homme libre, hor5ya, de son statut social r e lativement à celui qui donne. (13) Il n'est pas rare d'entendre un homme exprimer sa gratitude à l'égard de son bienfaiteur en disant qu'il n'est que l'esclave de celui-ci : i la jj dè ri di. En d'autres c i r constances, cette image vient à se muer en une réalité ; on pouvait, autrefois, aliéner sa liberté pour échapper à une misère extrême, la famine par exemple : les relations de voyages, les récits des 132

premiers administrateurs coloniaux abondent sur ce thème ; les coutumiers rédigés par des indigènes (voir celui de Kita par Mamby Sidibé) (14) nous en décrivent les conditions et les conséquences. Mais on pourrait nous répondre que ce sont là des cas extrêmes ; cependant, la vie quotidienne nous donne des illustrations qui, sans atteindre à des conséquences si sévères, demeurent fort significatives quant au fond du problème. Nous savons maintenant qu'au cours de toutes les manifestations sociales qui accompagnent les moments importants de la vie individuelle, les familles concernées ont coutume de recevoir de la part de leurs parents, alliés, amis et voisins des dons. On se fait une obligation morale, un point d'honneur de r é pondre à ces dons par des contre-dons au moins aussi importants dans les mêmes circonstances. La vie quotidienne s'écoule ainsi dans iin perpétuel potlatch où l'on se défie et où l'on répond à coups de dons et de contre-dons. Derrière cette réciprocité se jouent l'honneur et le prestige des individus et des groupes ; c'est une honte que de se retrouver à court de cadeaux. Dans ce contexte, le griot introduit un déséquilibre étonnant : il ne donne jamais et il reçoit toujours : mieux, il n'attend pas qu'autrui prenne l'initiative des libéralités, il se charge de l'en persuader. C'est ainsi qu'il est apparu à la plupart des observateurs étrangers comme un parasite, un quémandeur impénitent : "Le griot est un être essentiellement inutile qui passe son temps à chanter les louanges des gens qui le payent et à les insulter odieusement s'ils viennent à cesser leurs largesses. La femme, pire encore que le mari, est une horrible mégère qui entre partout, fouille les coins les plus reculés des habitations, mendie tout ce qu'elle voit, et dont la visite est un fléau semblable au passage d'un vol de sauterelles. J'ai vu, dans le Bouré, un village complètement déserté par ses habitants qui se sauvèrent pendant plusieurs jours dans la brousse avec leurs hardes et leurs provisions pour échapper à une bande de griots dont on annonçait l'approche". (15) Cette description est certes excessive, mais elle décrit admirablement la conduite de certaines griottes dans les villages. Je me rappelle en effet une période de famine qui frappa la Haute-Guinée vers 1947 à la suite de sécheresse. Le riz était introuvable et l'on vivait de manioc et de racines sauvages. Mon père qui voyageait beaucoup nous rapportait par bonheur du riz. Une griotte qui l'apprit, je ne sais comment, vint nous rendre visite juste après l'arrivée du camion de mon père. Ma mère lui offrit du manioc et du petit mil. Elle ne voulut pas s'en contenter. Elle voulait une nourriture plus valorisée. Alors elle se mit à fouiller dans la case et finit par découvrir du riz sous le lit. On fut obligé de lui en donner. A partir de ce jour, elle se précipitait chez nous dès qu'elle entendait le bruit du camion. Les griots manifestent leur énorme avidité pour les dons d'une manière souvent excessive même en dehors de ces moments difficiles. 133

Lorsqu'ils rendent visite à line personne, ils ne se contentent pas toujours de ce que celle-ci leur offre. Ils en demandent souvent davantage et ils continuent à chanter, criant de plus en plus fort jusqu'à ce qu'ils aient obtenu satisfaction. On comprend que ce manège gêne considérablement les h6r6 discrets. Certains commencent en disant : "je ne viens pas ici pour me contenter de ceci ou de cela, ce que je veux, c'est le bel habit que tu portais, hier, à telle cérémonie! ". L'homme qui ne désire nullement s'en départir sera obligé d'augmenter considérablement le don qu'il avait l'intention de faire. Le chantage peut aller plus loin : lorsqu'ils ont affaire à des personnes très avares, les griots en viennent souvent à publier aux comptes de celles-ci des chansons très désobligeantes. Qu'il soit faible ou puissant, nul n'est à l'abri d'une telle mésaventure. Tout se passe donc comme si les griots étaient parfaitement indifférents à cette valeur sociale et morale qu'est la réciprocité chez les Malinké. Cependant, on peut nous répondre, qu'au fond, le griot n'est pas indifférent aux valeurs qui sous-tendent le principe de réciprocité, mais que le type d'échanges dans lequel il est engagé est autre : il vient proposer en quelque sorte un service dont on ne peut apprécier objectivement la valeur ; ses chansons ont une valeur subjective, morale, etc. Pour répondre, on peut faire une comparaison entre la position du griot, et celle du guérisseur malinké : ce qu'elles ont de commun, c'est que dans les deux cas, il y a un échange ; que guérisseur et griot sont censés apporter quelque chose qui n'est pas objectivement évalué comme le seraient les biens matériels. Une différence apparaît lorsque l'on considère l'attitude des gens à l'égard des deux personnages : le guérisseur jouit d'une estime et d'un respect considérables dans ses rapports sociaux. Tandis que le griot n'en retire que du mépris. Cette différence apparente a, en fait, sa source dans les comportements respectifs de ces deux personnages au cours de l'échange. Tandis que le griot vient en quelque sorte imposer sa marchandise à un partenaire qui n'est pas toujours disponible, le guérisseur, lui, attend que le patient vienne le trouver; de plus, on doit prendre beaucoup de précautions pour l'aborder ; il faut généralement passer par l'intermédiaire d'un parent ou d'un ami intime de l'homme auquel on va demander des soins ; sinon, il risque de vous répondre négativement prétextant qu'il ne sait point soigner ce genre de maladie, ou bien qu'il n'est pas guérisseur. En effet, chez les Malinké ces personnages-là, malgré leur popularité, tiennent à observer beaucoup de discrétion quant à leurs activités. Ils se défendent de passer pour des spécialistes. D'autre part, alors que le griot manifeste presque toujours une avidité incoercible pour les biens de son partenaire, le guérisseur affiche une attitude souvent opposée : pour le début des soins, ce qu'il demande n'a qu'une signification symbolique : par exemple un poulet rouge, trois noix de kola blanches et un objet touchant physiquement de près à la personne : ce peut être un habit usagé. D'ailleurs, souvent, ces objets 134

sont utilisés dans les rites de préparation de la médecine. Il n'est pas rare d'entendre le guérisseur dire à son patient : "Quand vous serez guéri, vous me donnerez ce que vous pourrez". Du reste, on croit qu'un excès de dons diminue la vertu des médecines et des rites qui les accompagnent. N'est-ce pas là un principe sain qui permet d'éliminer les imposteurs ? On se méfie toujours des guérisseurs qui manifestent dès le départ une certaine avidité. De ce fait, ce que le griot gagne sur le plan matériel dans cet échange, il le perd sur le plan du statut social et du prestige ; il peut devenir fort riche, mais il reste l'objet de mépris. Tandis que le guérisseur, individu souvent pauvre et d'apparence effacé, demeure toujours un personnage considéré, exerçant une influence remarquable dans les affaires villageoises. Il est vrai, comme nous l'avons nous-même dit, que le griot lui aussi exerce une grande influence dans les affaires politiques ; mais c'est là une influence indirecte et qui joue en quelque sorte dans l'ombre sur la personne des chefs, souvent en dehors des conseils ; de plus, cette influence-là n'est pas reconnue ; elle n'est pas acceptée ; elle s'impose par la force des choses. Alors que celle des guérisseurs, détenteurs de pouvoirs magico-religieux, est désirée à cause des sentiments de sécurité et de protection qu'elle donne. B. La parole et la liberté d'expression Ici encore, les comportements du griot vont souvent et délibérément à l'encontre des normes de bienséance. Le langage du h6r6 malinké doit être caractérisé par la mesure et la discrétion. Il doit bannir de ses propos tous les mots concernant la sexualité, surtout lorsqu'il parle en public. Quand il se trouve dans la nécessité de nommer une partie intime du corps, il a recours à des périphrases telles que kùrùsijâlâ, "ceinture" (pour le sexe masculin). Par contraste, le griot se fait remarquer par un langage truculent : ses proverbes par exemple sont particulièrement imagés : I ba mùs6 yé à de tàlà à kàya mà, à to yè, à dàrint à tàlà te nè (16) ; Kôkili bâfc>kd bùdâ sûmâ jûma à bârâ à duyiri gbédt lè yèT (17) Ses conversations ont tendance à prendre un tour souvent obscène et ont facilement rapport à la sexualité. (18) Il chante l'érotisme et, dans ses danses, il vient à mimer des attitudes qu'un Malinké ordinaire ne pourrait jamais prendre publiquement. Sa singularité se manifeste aussi à un autre niveau. Nous avons vu que la sévérité de la division sexuelle sociale interdit à l'homme d'exprimer une certaine gamme d'émotions. Or le griot, en tant qu'homme, fait une flagrante exception à cette règle : il chante sans discernement et sans distinction toutes les émotions humaines et les exalte avec la même verve. Il n'est point de passions humaines que son art puisse rejeter comme indignes d'être chantées. Vers 1952, il y avait à Kankan un certain Salimoun, qui avait 135

une passion incoercible pour le vin. La chose était d'autant plus scandaleuse qu'il s'agissait d'un Séréfou, c'est-à-dire un représentant du clan musulman par excellence, celui dont les traditions font remonter l'origine à Mahomet lui-même ; les griots ne manquèrent pas de chanter une si grande déchéance : celle de Salimoun, Séréfou d5l6mina.', "Le Séréfou ivrogne.' ". Le scandale était évidemment aussi bien le fait de l'ivrogne que de ceux qui chantaient les exploits de ce dernier, car le chantant, les griots élevaient ainsi au rang d'une personnalité notoire, celui qui n'aurait mérité que le mépris et l'ignorance. Evidemment, on peut considérer ces scandales comme le fait de l'acculturation déterminée par l'influence de la civilisation européenne et des produits de cette culture. Mais l'explication demeure insuffisante ; car elle ne révèle pas les causes dernières du phénomène. Ces causes se trouvent, en fait, et avant tout, dans la liberté d'expression presque totale dont jouissent les griots. Ils peuvent dire le bien, comme le mal, chanter les louanges de ceux qui font preuve de largesses, de courage, et flétrir la mémoire des avares, des lâches, des couards, ou de ceux qui se sont rendus coupables de quelque infamie. Ainsi à tous les niveaux considérés, les comportements du griot paraissent dévier nettement par rapport aux normes courantes qui règlent les rapports sociaux. Cela dit, il convient de nuancer cette image. Tous les jèlf et tous les finâ ne se conduisent pas ainsi vingt-quatre heures sur vingtquatre. Tous ne sont pas des quémandeurs impénitents et effrontés ; tous ne chantent pas non plus l'alcool, les ivrognes, et enfin, tous ne manifestent pas une égale complaisance dans l'usage de propos obscènes en public. Cela dépend du tempérament de chacun et surtout de sa situation sociale personnelle. Les griots de cour, comme ceux dont nous parlerons à propos du Mali et de Samory, ne pouvaient se permettre de telles inconduites, conscients qu'ils étaient de la majesté de leurs charges et de leur dignité personnelle. Dépositaires des traditions, ils apprenaient aux jeunes princes l'histoire de leurs pays. Ambassadeurs, porte-parole de souverains puissants, ils possédaient une fortune considérable qui leur permettait de ne point quémander, et jouissaient d'une influence considérable dans les affaires politiques. Cependant, à côté de ces griots considérables, il y avait, à la cour des souverains malinké, de moindres jèli et de moindres fin^. Ces derniers jouaient le rôle de fous ou de bouffons, distrayant les rois et les courtisans par des propos comiques et des attitudes incongrues. Ainsi donc, le commun des griots offre une image identique à celle que nous avons tracée. Enfin, si tous les griots de la société malinké ne se signalent point par l'apparence incongrue de leurs comportements, et si tous les personnages singuliers ne sont pas des griots, il demeure qu'un individu quelconque a peu de chance 136

de se conduire comme un griot sans encourir des sanctions sévères. Tout se passe donc comme si la singularité des jèli, l'incongruité de leurs comportements, étaient un privilège spécial dont eux seuls peuvent jouir. Elles sont non seulement tolérées, mais encore elles bénéficient de la complicité de la société. N'est-il pas malséant de s'offusquer des inconduites des griots ? Enfin, non seulement ceuxci ne peuvent subir de sanction corporelle, mais encore ils jouissaient autrefois d'une immunité particulière contre toute espèce de sanctions y compris la peine de mort. Seul, le meurtre volontaire pouvait annuler cette immunité. Tout se passe donc comme si la société faisait de l'incongruité le privilège d'un groupe particulier en son propre sein, tout en la condamnant sévèrement partout ailleurs. Et l'on entrevoit déjà la fonction qu'une telle circonscription des comportements, contraires aux normes générales dans un milieu particulier, pourrait jouer dans l'ensemble de la société. Mais, un privilège si singulier requiert un prix : ici les griots le paient par le mépris particulier dont ils sont l'objet et qui les distingue des autres membres de leur caste. D'où l'image péjorative que les légendes nous donnent de leurs ancêtres. C'est cette image-là que le chapitre suivant devra nous révéler. NOTES 1. Nous tenons cette information de Jeli-Diara de Guéckédou (Guinée). 2. L'administration française n'avait autorisé ces jeux qu'en leur enlevant leur signification : en interdisant la flagellation réciproque. Alors les danseurs procédèrent à l'autoflagellation ; phénomène spectaculaire certes, mais aberrant. 3. C'est aussi le cas du forgeron. Il ne porte point d'arme, mais devait seulement les réparer ; aussi jouissait-il de la même immunité que le griot. 4. "Et surtout de songer lui, vainqueur des Espagnes Qu'on ferait des chansons dans toutes ces montagnes Sur ces guerriers tombés devant des paysans Et qu'on en parlera plus de quatre cents ans! ". disait le Charlemagne de Hugo. 5. Péroz, Au Soudan français p. 412 ; H. Zemp, loc. c i t . , ainsi que Ch. Monteil, "Les empires du Mali", Bulletin du Comité d'Etudes Historiques et Scientifiques de l'A. O. F . , 1929, p. 297 : "Dans l'armée de Mahomet se trouva un nommé Sora Khata ; c'était un vaillant guerrier très estimé de ses chefs et de ses compagnons ; il avait coutume, le soir après le combat, de raconter les exploits des guerriers qui s'étaient plus particulièrement distingués dans l'action. "Mahomet fut plus d'une fois témoin de ses récits, élogieux quand c'était un brave, ironiques et méchants quand il s'agissait d'un lâche, et il lui parut qu'il aurait intérêt à récompenser Sora Khata, tant pour sa conduite en tant que guerrier que pour sa faconde qui excitait le zèle de ses compagnons. Il lui fit donc quelques cadeaux, d'autres imitèrent cet exemple. La verve de l'orateur devint dès lors partiale, exaltant les actes des individus en proportion de la rémunération reçue. Sora Khata agit désormais comme agissent encore les dyali aujourd'hui, qui ne sont que ses continuateurs". 137

6. Notes Africaines, n° 72, 1955, p. 73-75. 7. Voir notre bibliographie. 8. O. Dapper, Description de l'Afrique, Amsterdam, 1686, p. 234 sg. 9. Al Omari, Description de l'Afrique septentrionnale, Paris, 1927, p. 69. 10. Voir la thèse de l'origine juive des fiàmàkàlà, p. 80. 11. Le vicomte de Santarem, Notice sur André Alvarez d'Almada et sa description de la Guinée, Paris, Arthus Bertrand, 1842, 77 p. Le texte cité se trouve p. 22-23. C'est une traduction de l'ouvrage d'Alvarez intitulé, T r a tado breve dos rios de Guiñe do Cabo Ver do, écrit vers 1580, qui ne parut qu'en 1733, et réédité en 1842 à Paris. 12. R. K. Merton, Eléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, 1965, chap. V : "Structure sociale, anomie et déviance" (p. 167-192). 13. Le don reçu est une aliénation, une corde (jùlu) qui vous lie. On ne peut s'en délier que par un contre-don qui liera le partenaire à son tour. 14. M. Sidibé, "Coutumier du cercle de Kita", Bulletin du Comité d'Etudes Historiques et Scientifiques de l'A. O. F . , 1932, n° 1, p. 72-177. 15. Charles Roux, M. Saint-Germain, Broussais, Morel et F. Basset, Colonies et protectorats, Notice sur la Guinée Française par Famechon p. 204. 16. "Si tu vois une femme prendre son enfant par la verge, laisse la faire, elle en a l'habitude". En effet, les êtres humains s'adaptent parfois les uns aux autres d'une curieuse manière. 17. "Si le testicule dit que l'anus sent mauvais, c'est qu'il a trouvé un autre endroit où se suspendre". Un noble trouverait un autre proverbe pour illustrer la même pensée ; par exemple : I bá f6 ri t£ Siyà fà í ñá Sóná lè lá, "Si tu dis, je ne veux pas de Siya (nom de femme), tu as trouvé Sona (autre nom de femme)". 18. Un jour une dispute vint à opposer les deux épouses du griot qui habitait tout près de notre enclos. Toute la journée les deux griottes se couvrirent d'injures les plus inimaginables. Le soir venu, elles se mirent à comparer tout simplement, leurs qualités et leurs prouesses sexuelles, prenant le mari à témoin. Celui-ci souriait malicieusement à chaque comparaison. C'est là un véritable scandale que les nobles ne peuvent se permettre à moins qu'ils aient perdu la raison.

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CHAPITRE IX. L'IMAGE DU GRIOT A TRAVERS LES LEGENDES ET LES MYTHES

Pour avoir une idée de l'image que les Malinké ont de leurs griots, il aurait été intéressant de procéder à une analyse de rêves. Malheureusement, nous ne disposions pas de documents de ce genre. Une autre solution consistait à examiner ce vaste système projectif (1) collectif que constituent les légendes et les mythes. Cette question a récemment attiré l'attention d'un ethnographe : H. Zemp. Celui-ci a consacré un article à "La légende des griots malinké". (2) Il a eu le grand mérite d'avoir recueilli et rassemblé un grand nombre de traditions orales sur la question et de les avoir soumises à une analyse méthodique et systématique. Cependant, ce travail, du fait de son intérêt même, suscite un certain nombre de problèmes. Dans un premier temps, H. Zemp s'est efforcé d'identifier l'ancêtre des griots : le nommé Sourakata des légendes malinké. En examinant les traditions musulmanes concernant l'Hégire, il découvre un nommé Suraqa dont les comportements hostiles envers Mahomet ressemblent étrangement à ceux du Sourakata des traditions malinké. Il identifie ainsi l'ancêtre des griots malinké. En fait, il s'agit certainement d'une identification opérée par des mahométans soucieux d'attribuer à tous leurs clans une ascendance arabe. Mais ce n'est pas cet aspect du travail de H. Zemp qui nous intéresse le plus. Dans un deuxième temps, l'analyse de cet auteur révèle une association constante entre le personnage du griot et l'image du sang. C'est ce que nous avons appelé l'épisode sanglant. Cependant, cette étude demeurait malgré tout une ébauche, dans la mesure où cette pure association d'images ne livrait pas son sens. Ayant poussé plus loin l'étude des légendes et des mythes, nous avons découvert que cette association griot-sang renvoyait à une signification fondamentale : l'impuissance en quelque sorte vitale du griot, son incapacité de survivre par ses propres moyens ; c'est ce que nous avons appelé l'impotence du griot. Nous commencerons par examiner le thème sanglant mis en lumière par H. Zemp. Ensuite nous exposerons l'hypothèse de l'impotence. Enfin l'analyse du mythe de la genèse mandingue rapportée par G. Dieterlen nous livrera les attributs fondamentaux du griot. I. L'EPISODE SANGLANT DE LA LEGENDE DU GRIOT C'est justement cette partie de l'étude de Zemp qui offre une réponse à la question que nous nous posions au début : la signification du 139

mot jéli. Il semble qu'il n'y ait en malinké (màriika) qu'un seul mot désignant tout à la fois une substance physiologique, le sang, et une catégorie sociale d'individus, les griots : jèli. C'est peut-être ce fait linguistique, confirmé par certaines étymologies populaires, qui a inspiré et orienté le travail de Zemp. En tout cas, il s'est attaché à élucider la corrélation entre le sang, d'une part, et l'origine du griot d'autre part, à travers la riche moisson de légendes qu'il nous présente. Il analyse d'abord une série de légendes caractérisées par ce que nous avons appelé l'épisode sanglant : le griot boit le sang d'un personnage important qui a été blessé par lui-même ou par une autre personne. Ce sont les légendes Lg, L ^ et L ^ . La légende Lg a été rapportée par André Arcin : "Sourakata (nom qui veut dire en mandé l'homme cuivré) est ancêtre de tous les griots, qui sont divisés en deux branches, l'une comprend les Yeli ou Jiali, en Soso Yélimani ; l'autre Gaolo (ou Gaoulou, pluriel Haouloubé). Sourakata, fils d'une captive, avait eu de deux femmes 80 enfants : 40 Yéli, 40 Gaolo (les griots Woloff portent le nom de Guéwel). Mohammadou (Mahomet) ayant voulu le convertir, il refusa et décida avec Bagali, Aoualidou (comparer à Aouali, Aimée chez les Egyptiens), Iwayou, Abadiali (?) de tuer le prophète. Ils le blessèrent, et Sourakata ayant bu le sang de la blessure, fut maudit par Mohammadou, et condamné à errer éternellement, lui et ses enfants. Les Gaolo cependant se convertirent, car fils d'une captive abandonnée par Sourakata, ils ne connaissaient pas leur père. (3) Ils formèrent la caste des musiciens, de ceux qui chantent les louanges des grands de ce monde. Les Yéli plus sérieux devinrent des orateurs, des conseillers, et ajoutait mon informateur qui lui-même était Yéli, ils commandent les chefs". (4) Les deux autres légendes ( L ^ et L^g) se réduisent presque uniquement à l'épisode sanglant. La L ^ nous apprend que Mahomet avait un abcès à la jambe ; le griot en but le sang (trop précieux) pour ne pas le laisser couler sur la terre. La L^g nous parle, non d'abcès, mais d'une blessure faite lors d'un combat ; le griot en boit le sang par amour pour Mahomet. On constate alors un fait : une sorte de concomitance permanente entre l'image du griot et le sang. On est alors tenté de faire un rapprochement tout naturel entre ce fait et la remarque linguistique faite il y a un instant - à savoir que le mot jèli dont les Malinké se servent pour désigner le sang, sert aussi à désigner le griot. Le problème est alors de savoir s'il est possible d'établir une relation de cause à effet entre ces deux phénomènes et laquelle ? L'ambiguïté linguistique n'a-t-elle pas inspiré l'épisode sanglant ? Zemp r e jette cette première hypothèse : "La corrélation entre sang et griot va plus loin qu'une simple analogie phonétique et tonétique des deux 140

termes". (5) L'argument qu'il avance pour soutenir ce point de vue est la suivante : les populations voisines (mais parlant une autre langue que le malinké) connaissent des variantes de la légende où l'on retrouve l'épisode sanglant ; il cite alors des mythes peul, woloff, soninké. C'est ainsi qu'il arrive à conclure que le phénomène linguistique n'a pas inspiré cet épisode. Cette analyse est fort judicieuse à maints points de vue ; elle est, à notre connaissance, la première qui ait accordé une attention particulière à l'image que les Malinké peuvent avoir de ces curieux personnages que sont les griots, et mené ce travail d'une manière systématique et méthodique. L'ampleur de la documentation en est considérable ; autant de choses qui rendent si passionnante "La légende des griots malinké" de Zemp. Et c'est en raison même de cet intérêt que nous avons éprouvé le besoin de ne pas laisser passer cette occasion sans poser un certain nombre de questions. Nous commencerons par celle que nous posions, il y a un instant : la quasi-identité entre les termes malinké désignant le sang et le griot, n'est-elle pas dans une certaine mesure à l'origine du fait que certaines légendes malinké mettent uniquement l'accent sur l'association griot-sang ? Il nous semble que sur ce point la réponse de Zemp n'est pas entièrement satisfaisante. Il nous faudra examiner successivement les deux arguments que l'auteur avance pour rejeter cette hypothèse. La comparaison entre les légendes malinké et celles provenant d'ethnies voisines des Malinké, d'une part, et l'étymologie populaire d'autre part. On débouche ainsi sur le second et le dernier problème : si riche que soit l'analyse de Zemp, elle laisse en suspens une question très importante : quelle est la signification de cette image sanglante ? Il est d'ailleurs fort possible que Zemp poursuive un jour ce travail. En attendant, nous pouvons émettre quelques hypothèses au sujet de l'interprétation de ces légendes. Reprenons dans le détail ces deux problèmes, en commençant par le premier : peut-on rejeter l'hypothèse selon laquelle l'ambiguïté linguistique du terme malinké jèli aurait inspiré, dans une certaine mesure, l'épisode sanglant tel qu'il apparaît dans certaines légendes malinké ? Nous avons vu que le premier argument de l'auteur est que l'on trouve cet épisode sanglant dans les récits de populations qui ne parlent point le malinké ; on ne peut nier ce fait ; cependant, une nuance pertinente sépare les deux groupes de légendes. C'est sur cette nuance que nous allons insister d'abord. Voici trois légendes non malinké. La première est peul (Ljg) : "Deux f r è r e s peul voyageaient ensemble. La saison était dure, car il y avait la disette un peu partout. On était en période sèche et l'étape à franchir était bien longue. La faim commençait à torturer les entrailles du petit frère, qui ne cessait de crier à son afhé : 'j'ai faim, trouve-moi de quoi manger'. Son f r è r e lui dit : 'Attends-moi 141

au bord du chemin'. Et, ce disant, il s'enfonça dans la brousse où il ne put rien trouver, ni fruit, ni petite pièce de gibier à poils ou à plumes. Pour que son jeune frère ne le harcelle plus, il prit son courage à deux mains, coupa un morceau de son mollet avec son couteau, alluma du feu pour le griller et l'apporta ensuite, enveloppé dans de larges feuilles d'arbres, à ce dernier qui le mangea. Il s'était pansé le mollet avec un morceau de sa couverture. Son petit frère jusque-là n'en savait rien. Mais les fatigues de la marche et la douleur l'avaient obligé à boiter. Son jeune frère lui demanda alors : 'Qu'as-tu donc à la jambe pour boiter ?' - 'N'ayant rien trouvé pour apaiser ta faim, je me suis coupé une partie du mollet pour te la donner. C'est pourquoi je boite'. Le petit frère ne cessait d'exalter le courage et le dévouement de son afhé partout où tous deux passaient. Il se déclara l'inférieur social de ce dernier. Ses descendants sont les Mabo (6) qui flattent les autres Peuls pour en obtenir des cadeaux. A cause de cette ablation, le Peul a souvent le mollet peu charnu". (7) Les deux autres légendes présentent exactement la même structure ; dans la légende woloff comme dans la légende soninké (8), il est question de deux frères ; dans les deux cas, l'aîné sauve son cadet mourant de faim en lui offrant un morceau de chair qu'il taille dans son propre mollet ; dans les deux légendes enfin, le jeune frère ne survit que par l'ingestion de la chair de son afhé et il devient de ce fait le griot de ce dernier ; la seule nuance introduite par la légende woloff est que le frère afhé tire un coup de fusil avant de rapporter sa propre chair à son cadet, afin que ce dernier ne découvre pas son sacrifice. Or que se passe-t-il dans un certain nombre de légendes malinké ? Pour procéder à la comparaison, il nous faut citer quelquesuns de ces récits malinké rapportés par Zemp lui-même ; ce sont les légendes L^, L ^ et Ljg. Nous avons déjà cité la Lg, c'est le récit rapporté par André Arcin dans son ouvrage La Guinée française ; voici donc successivement les légendes L ^ et L^g, toutes deux d'origine malinké : "Le prophète avait un abcès à la jambe. La plaie se gonflait. Mais la terre refusait le sang ; de leur côté, le ciel, les feuilles, les souches d'arbre faisaient de même. Ils ne voulaient pas que le sang de Mahomet fût versé. Alors Sourakata but le sang. Les gens dirent : 'Sourakata a une partie du sang de Mahomet' et on l'appela, ainsi que tous ses descendants : jèlf : sang". (9) Voici enfin la variante L^g. "Sourakata aimait beaucoup Mahomet. Un jour, pendant la guerre sainte, Mahomet fut blessé à la jambe par les ennemis. Sourakata ne voulut pas que le sang soit versé par terre. Il but le sang de la blessure. Alors, on le nomma jèli". (10) Nous constatons que dans le premier groupe de légendes, il est 142

question de chair que mangea l'homme qui devait devenir l'ancêtre des griots ; dans les récits malinké, le griot boit le sang ; ce n'est pas la seule différence physique de ces deux éléments qui nous intér e s s e . Si ce n'était que cela, la nuance serait peu significative ; cette différence physique annonce en fait une déviation dans la signification de l'épisode sanglant. Dans les légendes peul, woloff et soninké, l'élément sanglant (la chair) revêt line signification hautement vitale pour le griot ; ce dernier se trouve dans une situation dangereuse pour sa vie (il va mourir de faim) ; c'est grâce à la consommation de la substance de l'autre qu'il survit. Or dans les légendes malinké que nous venons de citer, on ne met plus l'accent sur cet aspect vital de la consommation de l'élément sanglant (ici le sang), mais sur le dénouement linguistique de l'épisode ; le griot n'y est nullement en danger, c'est au contraire l'autre protagoniste du d r a me qui est en danger en l'occurrence le prophète d'Allah ; l'acte de consommation semble alors exprimer seulement un sentiment : une manière pour le griot de manifester son agressivité (L^), la vénération pour une personne sacrée (Lj^) ou l'amitié (L^g) ; à ce niveau donc nous constatons une opposition qui nous paraft fort significative quant au problème qui nous intéresse présentement. Ainsi, chez les Malinké où l'on constate par ailleurs une analogie entre les deux mots désignant d'une part, le griot, d'autre part, le sang, le récit est construit de telle manière qu'il débouche sur une conclusion linguistique ; alors que dans les récits de populations parlant une autre langue que le malinké (c'est-à-dire, là où il n'y a point d'analogie entre les mots désignant le sang et le griot), le drame débouche plutôt sur une conclusion d'ordre sociologique (position subalterne du griot qui ne survécut que par l'ingestion de la substance d'un autre). N'est-ce pas là un fait troublant qui nous oblige à accorder une attention sérieuse à notre hypothèse ? Il est vrai que Zemp dispose d'un autre argument : l'étymologie populaire : "Quoi qu'il en soit, affirme-t-il, l'étymologie populair e - juste ou non - qui nous a été maintes fois donnée nous intéresse ici particulièrement puisqu'elle se reflète dans les légendes concernant l'origine du griot". (11) Nous pensons au contraire que l'exactitude de l'étymologie populaire importe beaucoup pour son argumentation : si cela n'était point, si nous n'avions là qu'un s i m ple jeu de mots de la part des griots - et c'est justement ce que nous craignons -, alors on est en droit de se demander si la simple association griot-sang à laquelle certaines légendes malinké semblent se réduire n'est pas en réalité une déviation par rapport à un thème plus fondamental qui reste à élucider. Or, les griots ont coutume de se livrer à de véritables tours de prestidigitation linguistique ; c'est d'ailleurs un des aspects de leur imagination créatrice ; ils ont vite fait de décomposer un nom ou jàmu quelconque en des mots qui puissent avoir une signification. 143

Une fois que ce premier travail de décomposition est accompli avec plus ou moins de bonheur, il leur vient aussitôt une histoire plus ou moins imaginaire, plus ou moins réelle, centrée sur les mots qu'ils ont tirés du jàmu. Ce processus est très courant dans les récits et les chansons généalogiques de griots. Ainsi les Diané sont un clan malinké. On les appelle encore Sammeka ou Sambika. Le lieu de jugement dernier s'appelle sSmebàrâkéne : d'où la composition de sâbéka ou samfcka en same et ka ; alors les griots vous racontent que l'ancêtre des Diané fut dans les temps primordiaux, l'homme qui défricha l'emplacement où se tiendra le jugement dernier, s âme. Nous remarquerons que le jeu linguistique suit fort bien le contexte social : les Diané sont avec les Séréfou et les Kaba, les clans des fervents musulmans (d'où leur nom de maninka-mori). Voici un autre exemple de l'habilité linguistique des griots : Un jour que nous assistions à une cérémonie de mariage à Gueckédou, il y avait là un griot d'une grande volubilité. Il avait chanté de fort belles louanges en l'honneur de presque tous les personnages importants de la manifestation. Il restait cependant une personne qui n'avait pas encore été nommée, le grand ami du marié. L'homme n'avait point d'ascendant connu qui soit célèbre par quelque exploit. De plus il était particulièrement laid. Quand le griot clama son nom pour la première fois, je me demandais ce qu'il allait bien trouver à dire ; il avait pour prénom Fabélé, Fa bélé, s'écria-t-il plusieurs fois ; au bout d'un certain nombre d'exclamations il avait trouvé : Fàbélél Bélé kuru! Il avait décomposé le prénom en Fa_ (père) et bélé qui signifie (bûche) et kuru (trapue) ; et il reprit alors sa tirade qu'il termina en ces termes : Fàbélé, bélé kuru ; Fàbélé, bélé kuru! I bà gbosi à la i di bè ; à bâ gb3sl i là i di bè! ("Fabélé, bûche trapue, Fabélé, bûche trapue! Si tu le heurtes tu tomberas, s'il te heurte, tu tomberas.' "). Il est vrai que l'homme avait une apparence particulièrement musclée. Pour en revenir enfin à quelque chose de plus sérieux, nous citerons l'origine des Kandara d'après les griots malinké : "L'aïeul des fondateurs du Baté, Abdourahmani Kaba ayant quitté sa patrie, le Diafounou, dans le Sahel, à la suite de dissentiments avec ses f r è r e s et sur les conseils de sa sœur, Mariama Gboue qui a dans la légende un rôle où le merveilleux et la foi islamique tiennent une place considérable -, celle-ci lui transféra la baraka ou bénédiction divine qui lui était reconnue et lui montra la route qu'il devait suivre en lui frottant les paupières de quelques gouttes de lait dont elle nourrissait son fils Tissati. Elle l'avertit en même temps que, quand son époux serait mort, et son fils devenu grand, elle viendrait le rejoindre dans le Bâté. C'est pourquoi la voyant effectivement arriver plusieurs années après, Abdourahmani se serait écrié : I kan nara, c'est-à-dire, 'ta parole s'est réalisée' et ce nom de Kan nara ou Kan ndara serait resté aux descendants de Mariama Gboue et de son fils Tissati". (12) 144

Des exemples de ce type d'acrobaties linguistiques sont nombreux dans la littérature orale des griots. On ne doit pas toujours prendre au sérieux ces étymologies. Et il n'est pas sûr que celle du mot griot en malinké jèli ne fût bâtie de la même manière ; la tâche étant alors grandement facilitée par l'identité phonétique et tonétique entre les mots jèli (sang) et jfeli (griot). En résumé, nous dirons en premier lieu qu'il est très probable que malgré l'identité phonétique et tonétique des termes malinké désignant le sang d'une part, le griot d'autre part, ces deux mots soient différents à l'origine ; et cela est d'autant plus probable que le terme désignant le griot ne se dit pas toujours jëli dans le parler maninka ; il arrive souvent d'entendre jàli à Kankan. Il est impossible de préciser quelle fut la première forme de ce mot : est-ce jèli ou jàli ? Toujours est-il que la forme jèli se prêtait plus facilement à des rapprochements qui ont inspiré les légendes analysées par H. Zemp. Pour nous, il est évident que ce phénomène linguistique est à l'origine des légendes qui se réduisent à la simple association griot-sang, telle la légende (L^g) : "Les premiers griots accompagnaient leurs chefs au combat. Lorsque les grands guerriers tuaient des ennemis, les griots coupaient la tête des cadavres. Ils chargeaient les têtes coupées sur l'épaule et les apportaient au village comme preuve des exploits héroïques des guerriers. Le sang des têtes coupées coulait sur leur corps et c'est pourquoi ils furent nommés jeli". (13) H. LE THEME DE L'IMPOTENCE Ces quelques remarques à propos de l'étude de Zemp nous amènent naturellement à nous demander s'il n'y a pas, dans l'épisode sanglant de la légende des griots, un thème plus fondamental que la simple association griot-sang ; il nous faudra donc rechercher ce thème-là et montrer qu'il implique, dans une certaine mesure, les conditions d'un glissement possible vers l'image sanglante qui constitue le thème principal de certaines légendes malinké. Pour cela, nous commencerons par établir, dans la mesure où c'est possible, la structure commune des légendes qui relatent l'origine des griots ; nous tiendrons compte dans cette analyse, à la fois des légendes malinké et des récits mythiques des populations voisines ; ce qui nous permettrait d'éliminer la part de l'influence islamique sur les conteurs malinké, et d'isoler la part du phénomène linguistique. Nous partirons d'un mythe khassonké. Il a été rapporté par Monteil dans son ouvrage intitulé Monographie des Khassonké et paru en 1915 : la voici : 145

"Il y avait à Dyabelgandéga (Bakhounou), un Peul nommé Doga Sidibé, duquel descendent, dit-on, tous les Sidibé. Un jour la femme de ce Doga accoucha de deux fils qui furent nommés : l'un Ali Baba Demba et l'autre Sambané. Lorsqu'ils furent devenus grands, ces deux garçons étaient en perpétuelle querelle, chacun prétendant être l'aûié de l'autre. Le père était lui-même fort ennuyé de cette équivoque ; or, un jour, une vache de son troupeau s'étant égarée, il pensa tirer profit de cet événement et, faisant appeler ses deux fils, il leur dit : 'Celui de vous deux qui retrouvera la vache, sera l'aîné'. Les deux jeunes gens acceptèrent et partirent à la recherche de la bête : ce fut Ali Baba Demba qui la retrouva. "Comme ils étaient allés fort loin, au retour manquant de provisions, ils étaient épuisés, Sambané dit à son frère : 'Si tu ne peux me donner à manger, je vais mourir ici car je n'ai plus la force de te suivre'. Ali Baba Demba s'écarta un instant et revint en apportant un morceau de viande qu'il remit à son frère ; celui-ci tout joyeux, prit à peine le temps de le passer au feu et l'engloutit. "Restauré, Sambané s'étonna que son frère ait pu trouver de la viande dans un lieu aussi désert et fit part de sa surprise à son alhé qui avoua, sur ses pressantes instances, que, pour ne pas le laisser mourir de faim, il s'était coupé un morceau de la cuisse. Sambané lui dit : 'Désormais, je me considère comme ton serviteur, j'irai partout en te louant et contant tes exploits, je serai ton mabo' ". (14) Nous avons souligné dans le texte les passages importants ; ils nous indiquent assez clairement la structure de la légende : 1° ) Une situation conflictuelle : elle oppose ici deux personnages de même origine (deux frères), mais dont les statuts respectifs sont mal définis. 2°) Une action s'engage entre les.deux personnages : ici elle prend la forme d'une épreuve au cours de laquelle a lieu une sorte d'échange entre les deux protagonistes. 3°) La résolution du conflit : le conflit et l'échange finissent par instituer des rapports d'inégalité entre les protagonistes. Nous ajouterons aussi qu'à la fin du récit, les deux personnages sont suffisamment qualifiés, l'un de façon avantageuse, l'autre de façon péjorative. En effet, au cours de l'épreuve, l'un des frères, Sambané, ne trouve pas l'animal ; de plus, il se montre incapable de maîtriser ses émotions, il se plaint ; il ne survit que par l'ingestion de la chair de l'autre ; en échange de ce don vital de l'autre, le donataire propose une reconnaissance perpétuelle qui consiste à répéter l'action de l'autre. Ainsi Sambané apparaît comme le Faible et l'autre comme le Fort et en même temps le Bon, puisqu'il a donné sa propre chair à son adversaire. On peut donc finalement résumer ainsi la légende : deux personnages sont dans une situation de conflit : le Fort qui est en même temps le Bon offre de sa chair au Faible ; ce dernier engage sa vie dans une action de reconnaissance. 146

Voyons maintenant ce qu'il en est de cette structure dans les autres légendes. Continuons donc l'investigation du côté des autres populations voisines des Malinké (Woloff et Soninké) ; nous ne citerons que deux légendes : la première, la L^Q a déjà été résumée (page 142) ; elle ressemble à celle que nous venons d'analyser à cette seule différence près que la version woloff introduit la séquence du coup de fusil tiré par l'afhé pour faire croire au cadet qu'il avait abattu un gibier. La seconde est rapportée par Meillassoux ; c'est une légende soninké ; voici comment Zemp nous la résume : "Selon cette légende (bien connue) de Wagadou, le python exigeait depuis des siècles des habitants de la capitale le sacrifice annuel d'une jeune vierge en échange de quoi, il promettait d'assurer la prospérité du pays grâce à des pluies fréquentes. En coupant la tête du python, Fata Maya sauve sa cousine, fiancée, destinée à être sacrifiée, mais il est poursuivi par la foule et par son frère aîïié qui est seul à posséder un cheval plus rapide que le sien. Son frère aîné l'aide à s'enfuir et le rejoint. Plus tard, le héros tueur de python, n'ayant rien mangé, s'arrête épuisé sous un arbre, un drame, et dit qu'il va mourir. Le frère afhé se taille un morceau de mollet, fait cuire la viande et la donne à manger à son cadet. Celui-ci, lorsqu'il apprend d'où provient la nourriture, décide de chanter à jamais les louanges de son afhé et de prendre le patronyme de Drame (Dramé) de l'arbre témoin du sacrifice de son frère". (15) Nous retrouvons ainsi la même structure à peine modifiée dans les trois légendes que nous venons de citer. A l'origine du drame mythique, on trouve une situation conflictuelle. Elle oppose un homme faisant figure de Méchant à un personnage mythique ou légendaire jouant le rôle du Bon. La différence est qu'ici, ce dernier personnage est représenté non par une personne unique, mais par un peuple pourchassant un homme. A part cette différence, le schéma reste le même ; il y a comme dans les deux premières légendes consommation de la chair de l'aîné par un cadet incapable de survivre par lui-même ; et cet acte de consommation symbolise l'impotence fondamentale du griot en instituant définitivement l'inégalité des deux parties. Avant d'aller plus loin, il nous faut dire deux mots de la décapitation du python ; il ne faut pas croire qu'il s'agit là de la réapparition de l'épisode sanglant de la légende des griots ; c'est un thème tout à fait différent : celui de l'origine et de la dispersion du peuple soninké. Il s'agit d'un récit de grande envergure qui dépasse largement le cadre de l'origine des griots, puisqu'il s'agit de l'origine de toute l'ethnie soninké et de sa dispersion. Ce mythe qui, primitivement, ne concernait guère les griots, a donné naissance à la version recueillie par Claude Meillassoux. Du reste, on y peut clairement distinguer le thème de la décapitation du python du thème de l'acte 147

de consommation du griot. Après avoir analysé ces quelques légendes d'origine non malinké, voyons à présent s'il existe chez les Malinké des récits présentant cette structure et ce thème de l'impotence du griot. Nous ne connaissons que deux versions dont la structure se rapproche nettement de celle des légendes précédentes : c'est la version rapportée par André Arcin (et que nous avons déjà citée) etcelledeCollin. (16) Nous rappellerons la version de A. Arcin : Sourakata, l'ancêtre de ceux qui deviendront les griots, est en conflit avec le Prophète Mahomet qui veut le convertir ; Sourakata blesse Mahomet et boit le sang de ce dernier. Le Prophète le maudit ; ses descendants deviennent les éternels errants que sont les griots. Quant à la version de Collin, la voici : "Deux frères en voyage se perdirent dans le désert. Bientôt, la faim les tenaillant, le plus jeune se sentit défaillir. L'afhé alors se dévoua. Il se cacha derrière un buisson et coupa un morceau de sa cuisse qu'il donna à son cadet. Ce dernier ainsi sauvé, arriva à bon port et n'apprit qu'au terme du voyage le geste de son frère. Par reconnaissance, il jura de le servir, lui et ses descendants et de chanter ses louanges. Ce fut le père des griots. Une variante mandingue dit que le frère afiié, au lieu d'un morceau de sa chair, donna à son cadet son sang à boire. C'est ce qui explique l'origine du mot "dyéli" terme générique désignant les griots en mandingue, le même désignant le sang". (17) Ce qui rapproche ces deux légendes des précédentes, c'est essentiellement l'acte de consommation sur lequel nous avons déjà insisté ; cela est très net dans la version rapportée par Collin. Dans la version de Arcin, il est encore présent. Mais la signification vitale que cet acte avait pour le griot n'est plus évidente ; cependant, la qualification péjorative du griot demeure ; cette fois, elle n'est plus affirmée par le moyen de la consommation de la subsistance d'autrui, elle est affirmée d'une manière qui puisse s'accorder à la culture islamique dont on perçoit la nette influence sur ce récit et ceux qui vont suivre : de faible, d'impotent, d'incapable de survie autonome, le griot apparaît comme l'ennemi d'Allah, le maudit ; et sa postérité porte la marque de cette malédiction. Il demeure intéressant de noter que même dans ce contexte islamique, la qualification péjorative du griot apparaît comme la conséquence d'un acte où la consommation de la substance d'autrui est essentielle. Il faut ajouter à cela ce fait commun aux deux légendes précédentes : la consommation ne porte plus sur la chair mais sur le sang ; c'est là une caractéristique des légendes malinké. Suivons maintenant ces thèmes dans d'autres légendes malinké. Voici par exemple la légende portant la référence L„ dans l'étude de Zemp : "Lorsque Nadiwata était souverain de La Mecque, Sourakata était chez lui avec soixante-dix-neuf autres jeunes gens. Ils furent 148

quatre-vingts qui chassèrent notre Prophète Mahomet de La Mecque, Sourakata était le quatre-vingtième. Il partit pour attaquer le Prophète, mais chaque fois son cheval s'embourba et chaque fois Sourakata reconnut la puissance du Prophète et chaque fois, la terre redevint ferme. A la troisième fois le Prophète accorda encore le pardon et Sourakata qui était cafre se convertit. En rentrant chez lui, il rencontra les soixante-dix-neuf autres qui l'interrogèrent : Qu'astu ? - Rien, dit-il, j'ai des maux de tête. - Non dirent les autres, quelque chose s'est passé! - Non, rien, j'ai seulement mal à la tête, affirma Sourakata. Alors les soixante-dix-neuf jeunes gens rentrèrent à La Mecque tandis que Sourakata rejoignit le Prophète à Médine et se mit à chanter ses louanges. C'est ainsi qu'il est devenu griot". (18) On voit s'affirmer de plus en plus l'impact de la culture islamique sur les conteurs. L'impuissance du griot est affirmée cette fois par le moyen d'un événement où il n'y a plus 'd'acte de consommateur. Le griot est rendu impuissant par un acte merveilleux : l'enlisement soudain dans la terre ferme ; la conversion et le fait de chanter les louanges de celui qu'il renonce à combattre désormais symbolisent l'impuissance et la reconnaissance de cette impuissance. Mais il y a plus, ce n'est pas seulement l'acte de consommation qui disparaît, mais aussi tout événement sanglant s'évanouit. On comprend aisément qu'un bon musulman fasse disparaître du récit tout événement pouvant prendre la forme de cannibalisme et que, dans ce contexte d'acculturation, un autre modèle de résolution symbolique des conflits prenne le pas sur les types autochtones. Dans toutes les légendes malinké citées jusque-là, il y a un phénomène commun : l'élément sanglant s'est substitué à l'élément charnel (qui, lui, est présent dans les légendes provenant des populations voisines des Malinké) ; c'est là un fait qui relève uniquement de la culture malinké elle-même et non de la culture musulmane : le thème du sang est présent partout chez les Malinké comme homologue de celui de la chair des autres légendes : c'est là, nous semblet-il, l'influence de l'ambiguïté linguistique à laquelle nous avons fait déjà allusion. Nous remarquerons d'autre part que, tandis que le thème de la consommation de la chair a disparu dans tous les récits où apparaît Mahomet, le thème sanglant (voire même celui de la consommation du sang) coexiste encore avec un contexte islamique fortement marqué : en effet, cela peut s'expliquer par le fait que le thème purement sanglant (inspiré par l'analogie linguistique) se prête plus à une signification symbolique que la consommation de la chair (dont ne peut s'accorder un contexte islamique). Ainsi, sous la double influence de l'acculturation et de la langue malinké elle-même, nous assistons à la métamorphose du thème fondamental de l'impotence essentielle du griot en un thème d'association griot-sang. Enfin le thème de l'incapacité vitale, symbolisée par l'ingestion 149

de la substance d'autrui, rendait possible le glissement vers le thème de l'association griot-sang : dans celui-là il s'agit de montrer que le griot, par lui-même, n'a pas d'existence sui generis ; qu'il est un moindre être ; c'est ce que le mythe de la consommation dit dans un langage très concret, d'où le caractère oral (comme diraient les psychanalystes) du thème d'impotence : le griot ne peut survivre qu'en s'assimilant la substance d'un autre. Or, cette assimilation de l'autre à son être sous cette forme fruste et orale impliquait dans une certaine mesure un épisode sanglant. Ainsi donc le thème de l'impotence fondamentale du griot, loin d'exclure l'épisode sanglant (association du sang à l'image du griot), l'impliquait. A partir de là, tout favorisait le glissement du premier thème vers le second : l'acculturation et l'analogie linguistique. Mais le thème essentiel reste celui de son incapacité à vivre par lui-même ; et là où la langue ne présente plus cette analogie entre le sang et le griot, l'épisode sanglant disparaît, et là où l'influence de l'islam (si puissante chez les Malinké) se fait moins sentir, on retrouve ce thème de l'impotence dans toute sa pureté. Cependant, les légendes influencées par l'islam révèlent d'autres traits du griot. Ce dernier y apparaît comme le défenseur de la culture malinké en face de l'islam. Il s'oppose à Mahomet, le blesse (légende rapportée par Arcin, page 140). Dans les autres légendes, qui sont d'ailleurs des variantes plus récentes, l'impact de l'islam sur les conteurs se fait de plus en plus sentir ; la signification agressive s'estompe ; elle est interprétée comme un acte d'amour (Ljg, page 140). Ce qui indique le besoin de conciliation, ressenti par le conteur, entre la culture malinké, représentée par le griot, et la culture musulmane, représentée par Mahomet. En fait, ce glissement dans l'interprétation renvoie au fait historique lui-même que l'on peut analyser de la manière suivante : à l'époque des premières conversions, l'islam a dû rencontrer de fortes r é sistances. Cependant, peu à peu, un processus d'assimilation des préceptes de Mahomet s'est substitué à ces résistances culturelles. C'est d'ailleurs ce que nous révèle la structure même des légendes: I o ) une situation conflictuelle initiale, 2°) un acte d'échange entre les protagonistes, 3° ) ces échanges constituent la résolution du conflit initial : vin rapport hiérarchique s'institue entre les parties qui étaient d'abord opposées. C'est la structure que nous avions dégagée. Ce fait nous indique quelque chose de très important sur le griot : l'ambiguité fondamentale de sa position. Si le griot apparaît comme le défenseur de la tradition, il est aussi celui qui se montre capable d'attitude révolutionnaire et de changement. Il assimile l'islam (19) en buvant le sang du Prophète Mahomet. Il devient le premier muezzin (celui qui appelle à la prière). Son attitude révolutionnaire apparaît nettement aujourd'hui dans les thèmes de ses chansons (voir 150

chapitre XIV : "Quand le griot chante"). Son attitude conservatrice apparaît nettement daiis la légende que nous avons recueillie sur la double origine du sànâkûna et du griot (alliance à plaisanteries). (20) Il était intéressant de noter cet aspect du problème avant de considérer le dernier mythe que nous analyserons ici. Il a été recueilli par G. Dieterlen : Selon cette légende, Dieu Mangal, après un premier échec, créa un œuf d'où devait sortir le monde. Deux couples de jumeaux y vivaient : chaque couple était constitué de deux êtres de sexe opposé. L'un des mâles, Pemba, animé par une turbulente volonté de puissance s'échappa de l'œuf avant le terme. Il voulait s'approprier la création à venir. Il se précipita dans l'espace, emportant un morceau de placenta qui devint la Terre. Mais cette terre était stérile et sèche. Pemba vola des graines et y sema. Cet acte incestueux (i 1 avait semé dans son propre placenta) rendit la terre impure. Mangala sacrifia le mâle de l'autre couple de jumeaux pour réparer la faute de Pemba. Il découpa son corps et en projeta les morceaux dans l'espace. Sur la terre, germèrent des arbres, "symbole d'une régénération effectuée par le sacrifice". (21) L'être sacrifié, Faro le démiurge, fut ressuscité sous une forme humaine et envoyé sur la Terre. Il était accompagné des huit premiers ancêtres des hommes : quatre jumeaux mixtes dont les mâles étaient : -

Kanisimbo Kaniyogosimbo Simboumba Tangnagati Nounou Et nous arrivons ainsi à l'épisode qui nous intéresse : "L'ancêtre des griots, Sourakata, créé du sang de Faro, descendit à son tour du ciel à Kiri Koro, tenant dans ses mains le crâne de Faro sacrifié, qui fut le premier tambour. Il en joua, une seule fois, vainement, pour demander la pluie, puis le déposa dans l'une des cavernes de ka. L'ancêtre des forgerons, créé du sang de l'éviration, descendit après lui, non loin de Kri, tandis que Mousso Koroni Koundye, la jumelle de Pemba, descendit 'par le vent' à Bounan. Constatant la persistance de la sécheresse, le forgeron frappa une roche de sa masse pour demander la pluie, et l'eau tombant du ciel remplit la mare, kokoro, puis alla se perdre dans un fourré, tu". (22) Arrêtons-nous un instant, pour jeter un coup d'œil sur ce passage du récit. Nous attirerons l'attention sur deux faits : le premier concerne l'origine commune du griot et du forgeron ; tandis que les hommes ordinaires furent directement créés à partir de l'œuf même d'où naquirent les deux couples primordiaux, le griot et le forgerons sont nés du sang d'un premier être qui dut être sacrifié. 151

Le second concerne leurs tentatives pour faire tomber la pluie : alors que dans notre première remarque, griot et forgeron par leur origine s'apparentaient pour s'opposer aux autres hommes, nous les voyons se distinguer dans leur action, leur capacité de maîtrise sur le monde extérieur : le griot y échoue en frappant sur son tambour, le forgeron réussit à faire tomber la pluie après un coup de sa m a s se sur un rocher. Si l'on veut donc tenter de saisir l'image du griot telle qu'elle apparaît dans le mythe, on ne doit pas la détacher de celle du forgeron, et dans cette image elle-même, force est d'appréhender par un même acte, et l'origine du griot, et la signification de ses actes. Or on s'aperçoit ainsi que son origine sanglante et son incapacité d'agir sur le monde physique semblent bien signifier une seule et même chose : ce que nous avons appelé l'impotence congénitale. En effet, ce par quoi le griot (pareil en cela au forgeron) s'oppose aux autres hommes, c'est qu'il est une parcelle d'un autre être (un être s a c r i fié). (23) P a r rapport aux autres hommes, il apparaît comme un individu amoindri, un être de bricolage (issu des éléments préexistants d'un autre ensemble dissocié) par opposition aux seconds qui sont des êtres sui generis. Et cette signification semble se refléter dans l'échec de la tentative du griot pour agir sur le monde physique : on le découvre incapable de faire tomber la pluie ; l'impotence dont nous parlions se définit ici comme incapacité fondamentale dans la production de la vie matérielle de la société. Comment expliquer son échec, dans une tentative où le forgeron réussit parfaitement, tout en restant dans le contexte du mythe ? Apparemment, tous deux furent créés à partir de la substance d'un même être primordial Faro. En fait, dès ce moment, il est possible d'apercevoir une différence : le premier est né du sang du s a crifice de Faro, tandis que le second, le forgeron, tient son origine du sang de l'éviration de ce même personnage ; or si le sang en général peut symboliser la vie, celui que l'on associe aux organes virils symbolise la puissance et la force. C'est là un fait important. Nous remarquerons, ensuite, que l'efficacité de toute action dépend au moins autant des moyens et des instruments employés que du sujet agissant : or l'instrument du griot n'était qu'un instrument de musique ; ce qui faisait de son appel une incantation plus qu'un acte technique. Le forgeron avait une masse qui pouvait avoir un effet immédiat et observable sur le monde physique (choc de la masse sur le roc). Enfin, ne faut-il pas une certaine correspondance entre l'instrument employé et l'objet sur lequel on veut agir ? Dans la mesure où cela est vrai, l'instrument du griot (un crâne servant de tambour) (24) serait plus propre à agir sur des êtres humains, et la masse du forgeron, plus apte à modifier le monde physique. Ainsi donc, l'origine du griot et l'échec de son action sur le monde expriment une seule et même chose en deux langages différents mais complémentaires : l'échec de la tentative de maîtrise 152

n'était-il pas déjà inscrit, dans une certaine mesure, dans la genèse du griot, comme une impotence congénitale ? Il nous faudra chercher par la suite dans le mythe même la contrepartie à cette incapacité et à cette impotence face au monde extérieur. Mais avant d'aller plus loin, il nous faut tenter de faire une synthèse du contenu de tous les récits dont il a été question jusqu'à p r é sent : parti de légendes de populations voisines des Malinké, nous avons mis en lumière la structure de référence des récits que nous devions analyser et montré que le thème fondamental, dans ces r é cits non malinké, était celui de l'impotence du griot ; nous nous sommes efforcé ensuite de démontrer que ce thème était présent implicitement ou explicitement dans les légendes malinké elles-mêmes. Mais dans certaines d'entre elles (très nombreuses du reste), ce thème fondamental s'effaçait sous l'influence de la langue malinké, de l'acculturation due à l'impact de l'islam, devant un autre thème, celui de l'association griot-sang. A ce niveau, notre conclusion est que le thème fondamental - qui rend d'ailleurs possible le glissement v e r s la simple image sanglante du griot - résidait dans la consommation de la substance d'autrui : manière de signifier sa dépendance existentielle : "En tant qu'être vivant je suis une parcelle d'autrui". Nous avons retrouvé ce thème dans le mythe rapporté par G. Dieterlen, mais nous avons aussi découvert avec lui que le thème de l'impotence pouvait se traduire d'une autre manière. Dans la société que f o r maient les premiers hommes, il se traduisait par l'échec de l'action du griot sur le monde physique, et partant, par son incapacité dans la production de la vie matérielle de la société (il ne put faire tomber la pluie par les moyens qui sont spécifiquement les siens). m . LES ATTRIBUTS DU GRIOT SELON LE MYTHE Nous allons à présent, tenter de répondre à la question que nous posions plus haut : quelle est la contrepartie de cette incapacité ou de cette impotence ? Reprenons la suite du mythe, pour le résumer t r è s succintement ; G. Dieterlen a ordonné son récit selon cinq parties que nous nous contenterons de suivre : - la révélation de la parole et édification du premier sanctuaire, - l'édification du second sanctuaire, - le voyage de Faro, - la révélation de la seconde parole, - le rôle des ancêtres et le développement des familles. Le forgeron donc, d'un coup de sa masse sur un rocher, fit tomber la pluie ; précipitation fécondante qui fut accompagnée de la venue sur t e r r e de deux poissons mannogo fi et mannogo ble, hypostases de Faro, nous précise Dieterlen. L'eau forma une mare. 153

A. Révélation de la parole et édification du premier sanctuaire Cette première parole Nko (je parle) fut suivie de trente autres, mais entre le premier mot et les trente paroles qui suivirent, prit place la construction du premier sanctuaire non loin de la mare. Celui qui reçut la parole et qui construisit le sanctuaire avait aussi reçu de Faro les premières graines de céréales : c'était Simboumba Tangnagati devenu responsable de la pluie. Après la révélation de la parole et la construction du sanctuaire, Kaninsimbo sema les graines : d'où le premier champ ; suivit alors une tornade. B. Edification du second sanctuaire Cet épisode est marqué par la lutte entre Faro le démiurge tentant d'introduire un ordre sur la terre et le couple turbulent (Pemba qui avait volé des graines et sa jumelle Mousso Koroni Koundye qui les semait). Elle en sema à Bounan, mais la mare déborda et noya le champ ; les graines furent dévorées par le mannogo ble. Le poisson, qui avait ainsi repris les graines, en sema une partie sur l'emplacement du champ de Mousso Koroni Koundye ; les hommes vinrent alors récolter ; après, ils édifièrent le second sanctuaire entre Kaba et Kela ; le choix de l'endroit fut indiqué par le chemin que suivit l'eau de la mare ; le sanctuaire fut construit à l'endroit où elle s'arrêta. Puis les hommes s'en retournèrent à Kri. C. Voyage de Faro Faro alors continua sa route vers l'est pour noyer successivement tous les lieux où Mousso Koroni avait laissé tomber le fonio impur pour atteindre finalement Bounan et inonder le champ de Pemba. Il reprit ainsi toutes les graines volées car, sur son ordre, les mannogo ble furent délégués en tous lieux pour dévorer le fonio, suivis de tous les autres poissons. Ainsi, le cours du fleuve représente son corps, car on dit que Faro est couché à plat ventre dans le Niger. Le voyage de Faro est donc représenté par le cours du fleuve. D. Révélation de la seconde parole C'est ici que nous voyons le griot rentrer de nouveau en scène. Les hommes échangèrent leurs sœurs. "Pour transmettre cette parole, Simboumba Tangnagati décida de sacrifier les premiers jumeaux mixtes nés de ces mariages dans le sanctuaire de la montagne lu daga blon. Il ordonna ensuite au griot de faire un tambour d'aisselle, tama avec la peau des jumeaux". (25) Simboumba Tangnagati qui devait révéler la parole, accompa154

gné des hommes, suivit le fleuve le long de la rive droite en se dirigeant vers l'est ; à Sama, ils passèrent sur la rive gauche. "Seul le griot resta sur la rive droite. Simboumba Tangnagati jouant du simbo, clochette de fer forgé à l'image de la bouche de Faro, énonça cinquante paroles, tandis que le griot les répétait de l'autre c6té du fleuve, en jouant du tambour, 'tama' , alternativement sur les deux faces, mâle et femelle, de l'instrument". (26) Cela se passait à Tamani. Puis les hommes revinrent à Kri. Mais deux personnages continuèrent leur chemin vers l'est : ce furent Nounou et le griot. "De son côté, le griot suivit la rive droite, en direction de l'est, jusqu'à Akka ; il était précédé d'un mannogo ble qui lui montrait la route. A Akka, il remit aux Bozo, arrivés avant lui, le tambour tama. Ainsi le griot qui avait reçu au ciel la tête de Faro sacrifié, l'avait laissé à Ka. Il a au contraire rapporté le tama à Akka, lieu où se trouve la tête de Faro ressuscité". (27) Nous assistons ensuite, dans la dernière partie du mythe, à la mort des ancêtres des hommes et l'évasion de Mousso Koroni vers l'est. C'est d'abord Kaniyogosimbo, qu'on trouve mort dans son champ à la suite d'une rupture d'interdit ; il fut enterré puis ressuscité grâce à Simboumba Tangnagati. "Pour le ressusciter, Simboumba Tangnagati confectionna le premier xylophone, bala, qui a la forme et représente le mannogo. Les lames étaient faites de bois de gwen ayant poussé dans le champ du défunt, les supports en bambou, bo, la tête de l'instrument en bois de dyun, les résonnateurs en calebasses étaient obstrués de toiles d'araignée. L'instrument comportait sept lames figurant les arêtes du poisson, les résonnateurs en calebasses étant ses œufs. Chacune de ces calebasses figurait aussi la gourde contenant les grains mythiques. "Avec deux baguettes de gnogognogo, Simboumba Tangnagati exécuta le rythme soso ; en jouant sur cette représentation du poisson, il provoqua la résurrection de Kaniyogosimbo. Ce dernier sortit de la tombe sous la forme d'un serpent et se réfugia dans l'une des cavernes de Ka. " (28) Nounou (guérisseur-chasseur) suivit le fleuve ; mais il dut s'arrêter dans la région actuelle de Ségou Koro. Un sacrilège fut à l'origine de sa mort ; mais il se métamorphosa en serpent et à son tour alla disparaître dans la caverne de Ka. A ses funérailles "le forgeron tailla le masque du dage et dansa devant la caverne de Ka". (29) Enfin, les deux derniers ancêtres durent eux aussi se transformer en serpent pour disparaître dans la caverne. La première remarque que nous formulerons, concerne les attributs du griot ; on constate un lien permanent entre Simboumba Tangnagati et le griot ; or le premier n'est-il pas tout d'abord celui qui révéla la parole aux hommes ? Ce lien entre griot et parole se 155

précise de plus en plus dans le mythe ; c'est au moment de la révélation de la seconde parole (parole essentiellement fécondante, nous précise-t-on) qu'apparaît le griot pour la première fois, après son échec pour agir sur la nature ; l'importance de cette parole est m a r quée dans le récit par les rites qui la précèdent et l'accompagnent : un sacrifice humain (les premiers jumeaux mixtes nés du mariage des premiers hommes) ; les paroles à révéler le furent ensuite aux sons d'instruments de musique (clochette de fer agitée par Simboumba Tangnagati et tambour d'aisselle frappé par le griot ; Simboumba Tangnagati jouant du simbou, clochette de fer forgée à l'image de la bouche de Faro, énonça cinquante paroles, tandis que le griot les répétait de l'autre côté du fleuve en jouant du tambour). Nous savons que la musique et les instruments de musique sont la spécialité du griot ; il apparaît donc que la parole proférée au son d'instruments de musique, ce qui caractérise aujourd'hui la parole du griot, est une parole fécondante. Cette parole fécondante, proférée dans le bruit de la clochette de fer et du tambour nous est aussi présentée comme une parole répétée ; et cette répétition est un acte fondamental du griot ; celui-ci se manifeste ainsi comme une mémoire, celle de cette société des premiers hommes (caractérisée, par ailleurs, par une division rigoureuse des tâches). Il apparaît donc que le fond musical et la répétition sont des caractéristiques de cette parole fécondante ; or musique et répétition sont justement la spécialité des griots dans la société actuelle ; et c'est en cela qu'ils sont encore ici des gens de la parole. Le griot réunit dans son langage tous les aspects essentiels du verbe : son aspect musical, son aspect articulé et la répétition, autant d'éléments qui donnent à la parole toute son efficacité. Mais cela soulève un certain nombre de problèmes : en premier lieu, on peut se demander d'où vient cette importance de la répétition, et qu'ajoute-t-elle à la parole ? Sous cette forme de pure répétition se pose le problème de la mémoire. Mais il y a plus dans le mythe. En effet, la répétition à laquelle nous avons affaire ici est le fait d'une autre personne que celle qui a la parole et c'est là un fait caractéristique de la mentalité des Malinké : l'intervention d'une tierce personne pour transmettre le discours à un interlocuteur présent manifeste la puissance et l'autorité de celui qui parle. Nous y r e viendrons plus loin. Retenons pour l'instant que cette fonction de répétition de la parole par le griot est liée au pouvoir : du reste Simboumba Tangnagati, le maître de la parole, est aussi celui qui commande (à cause de la parole nous précise-t-on). Et le griot est associé à tous les actes de celui-ci à travers le mythe. Par sa musique et par la répétition de la parole, il apparaît comme un attribut de ce maître des hommes, du verbe, des graines et de la pluie ; en un mot, c'est un attribut de la puissance et du pouvoir. La parole du griot n'est pas seulement une parole répétée, c'est aussi une parole sui generis ; mais cette parole-là apparaît comme 156

dangereuse aux hommes. C'est ce que nous révèle un mythe malinké rapporté par Vigné d'Octon dans son ouvrage, Journal d'un marin : "L'esprit des choses, s'étant fait homme, se mit à parler une langue étrange remplie d'images et de fleurs. On ne le comprit pas, mais le prenant pour fou, on le jeta dans la mer. Un poisson l'avala. Un pêcheur ayant pris le poisson et en ayant mangé, parla à son tour une langue mystérieuse. Il fut lapidé et enterré profondément. Lentement, le vent du désert découvrit sa fosse, et un jour de Simoun, quelques débris de son corps tombèrent dans le couscous d'un chasseur. Aussitôt celui-ci de conter en paroles mystiques des choses inconnues. Il fut exterminé. Son corps, réduit en poudre aussi fine que la poussière du désert, fut lancé dans l'espace. Un homme dont le métier consistait à tirer d'une corde tendue sur une calebasse des harmonies divines, en respire quelques grains ; et aussitôt, comme la corde que ses doigts faisaient vibrer, il se mit à chanter. Et ce qui s'envola de ses lèvres fut tel que tout le monde se mit à pleurer. Et on le laissa vivre. Ainsi la pitié donna naissance au griot et c'est elle qui toujours lui permet d'exister". (30) Ce récit révèle un aspect de la parole du griot qu'il ne faut point négliger ; la parole dangereuse ou réprouvée, la parole tabou. Il est des traditions fort anciennes qui accusent le griot d'entretenir un commerce familier avec le diable. Et l'on remarque un rapport intime entre la musique et le surnaturel (magie ou religion). (31) Quoi qu'il en soit, par le jeu de ses instruments le griot touche au dynamisme fondamental de l'être humain. Les Malinké distinguent dans la personne humaine quatre aspects : - l'écorce : fôro ; c'est le corps considéré comme une enveloppe, un contenant comparable à la mue du serpent. - l'âme : ni ; le principe vital qui anime le corps ; le ni est inséparable du corps ; lorsqu'il s'en échappe, celui-ci meurt aussitôt ; les sièges privilégiés en sont le cœur : sij et le foie : bint. (32) - l'ombre : jiyâ ; ce jiyà est symbolisé d'abord par l'ombre que la personne projette sur le sol ou son reflet dans l'eau. Il s'agit en fait d'un double immatériel de la personne. Le jiyâ peut s'échapper du corps sans que celui-ci meure, et vit une vie autonome. C'est précisément ce qui se passe dans le rêve. Le récit et les images oniriques ne sont que les souvenirs des pérégrinations du jiya. - enfin l'esprit : hâkili. C'est le troisième aspect de la personne qui nous intéresse ici : le jiyâ. Nous avons dit qu'il peut abandonner le corps sans que celui-ci soit pour autant privé de vie. Mais il n'en demeure pas moins vrai qu'il représente le principe dynamique, la raison des activités de la personne et leur efficacité. Or le jiyâ peut être mis en mouvement par un bruit violent : on dit alors que le jiyâ s'envole du corps kà mo jlyà gba. Il peut aussi être influencé par la musique. Du reste tous les êtres immatériels ou surnaturels peuvent ressentir l'effet des instruments de musique. 157

Il est donc une parole authentiquement griotte et elle touche au dynamisme même de la personne ; ce langage instrumental ou musical est doué d'un pouvoir tel qu'il est associé aux actes fondamentaux du démiurge dans le mythe. CONCLUSION Avec l'image du griot, d'après les légendes et les mythes, s'achève ainsi la description de la condition de ce personnage. Membre d'une caste inférieure, participant dans une certaine mesure de la condition non moins inférieure de la gente féminine, faisant profession de conduites souvent contraires aux normes habituelles, le griot nous est apparu sous un jour particulièrement défavorable. Le p e r sonnage de "méchant", de "faible", "d'impotent" ou de "maudit", que lui font jouer les légendes et les mythes, confirme et accentue le caractère péjoratif de cette image. De cette vision, la troisième partie de cet essai va nous révéler le caractère extrêmement partiel et incomplet. Cette réhabilitation de la réputation du griot est déjà annoncée dans les légendes et les mythes que nous venons d'analyser. Ce maudit personnage dont on a parlé s'avère nanti d'un pouvoir spirituel considérable. La puissance d'incantation de la parole et de la musique vient compenser son incapacité sur le plan matériel. Nous allons voir aussi que la singularité même de sa condition, en le mettant en deçà des alliances, des antagonismes, des luttes pour le pouvoir et pour le prestige, le place ipso facto dans une position privilégiée d'arbitre. Le fait même que, par ses conduites déviantes, il incarne un groupe de référence négatif, constitue paradoxalement un fait positif quant à la régulation de la conduite des nobles. Lorsqu'il vient à exprimer publiquement des choses qui heurtent les normes de bienséance, il semble qu'une communication silencieuse et inconsciente s'établisse entre le fond réprimé ou refoulé de la personnalité des spectateurs et le personnage que le griot joue alors. Grâce au spectacle qu'il donne ainsi, il contribue à purifier les nobles de leurs pulsions et de leurs affects réprouvés. Enfin les deux derniers chapitres de ce premier tome contribueront à mettre en lumière l'importance de son rôle dans une fonction sociologique capitale : la communication et le dialogue. NOTES 1. A. Kardiner, The Psychological Frontiers of Society, New York-London, 1963, et The Individual and His Society, New York-London, 1965. 2. H. Zemp, loc. cit. 158

3. On retrouve ici l'origine servile des griots. 4. A. Arcin, La Guinée française. Races, religions, coutumes, productions, commerce, Paris, 1907, p. 265-266. 5. H. Zemp, loc. cit. , p. 632. 6. Le Mabot est l'homologue du griot jèli malinké. 7. H. Zemp, loc. cit. 8. Ibid., p. 632-633. 9. Ibid., p. 630. 10. Ibid. 11. Ibid., p. 632. 12. P. Humblot, "Du nom chez les Malinké des vallées du Niandan et du Milo", p. 526. 13. H. Zemp, loc. cit., p. 637. C'est nous qui soulignons. 14. Ch. Monteil, Monographie des Khassonké, 1915, p. 180. 15. H. Zemp, loc. cit., p. 632. 16. R. Collin, Les contes noirs de l'Ouest africain, Paris, 1957. 17. Ibid., t. H, p. 64. 18. H. Zemp, loc. cit. 19. Voir chap. II : "Les relations de solidarité", II, p. 34. 20. Ce faisant, il assimile aussi la force spirituelle de son ennemi. 21. G. Dieterlen, "Mythe et organisation sociale au Soudan français", Journal de la Société des Africanistes, 1956, XXV/1-2, p. 44. 22. Ibid., p. 46. 23. On peut faire un rapprochement entre ce fait et une légende rapportée par L. Tautain dans son article sur les castes chez les M an dingues et selon laquelle les griots-fina seraient nés du rapprochement entre le cadavre d'un homme et une femme vivante ("Notes sur les castes chez les Mandingues et en particulier chez les Bambara", Revue Ethnographique, n° 3, 1884, p. 346). 24. Voir A. Schaeffner, Origine des instruments de musique (Paris, 1936, p. 109 et SJJ. ), sur l'importance des éléments anatomiques dans la construction des instruments de musique. 25. G. Dieterlen, "Mythe et organisation sociale... ", p. 54. 26. Ibid., p. 55. 27. Ibid., p. 56. 28. Ibid., p. 57. 29. Ibid., p. 58. 30. Vigné d'Octon, Journal d'un marin, Paris, 1889, p. 140. 31. A. Schaeffner, Origine des instruments de musique, chap. VI : "Religion et magie" (p. 109-135). 32. Il est une formule rituelle pour les serments graves : Ni n ka wuya fo woro nin ye n so ni n bine te, "Si je dis le mensonge, que cette kola fasse éclater le cœur et le foie".

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TROISIEME PARTIE LE ROLE DU GRIOT

CHAPITRE X. L'INTEGRATION DU GRIOT

Nous allons examiner dans ce chapitre le problème posé par l'existence de ces personnages de déviants que sont les griots dans la société où ils vivent. Nous étudierons dans quelle mesure celle-ci crée les conditions mêmes de la genèse et du développement de ces personnages. Ce qui nous permettra ensuite de rechercher leur signification psychologique et sociologique. Nous étudierons donc dans un premier temps les conditions de la vie sociale chez les Malinké. En second lieu, nous examinerons les comportements du griot dans ce contexte. En troisième lieu, nous verrons les significations psychologiques et sociologiques de ces comportements. I. LES CONDITIONS DE LA VIE SOCIALE CHEZ LES MALINKE Nous avons déjà abordé le problème de l'existence de comportements contraires aux normes dans une société en étudiant la vie du griot ; nous nous sommes ensuite interrogé sur la signification de ce phénomène. Nous avions alors écarté les thèses traditionnelles de l'anormalité et celle plus récente de la déviance. Bien que contraires aux règles générales de la vie sociale malinké, les comportements des griots ne peuvent pas être considérés comme anomiques. Ils obéissent à des normes spéciales à ce groupe et reconnues comme telles par les autres membres de la société. Les attitudes incongrues et les propos grivois font partie du statut des jèli. Et ce statut est protégé par l'inviolabilité et l'immunité des personnages en question. Arrivé à ce point, nous sentons la nécessité de rechercher le sens de ce fait étonnant ; en même temps aussi, nous avons le sentiment qu'en se conduisant ainsi, les griots pourraient fort bien répondre à des problèmes posés par le fonctionnement même de la société. Nous touchons ainsi à ce que Durkheim a appelé "la fonctionnalité" du "crime" (acte contraire aux règles). A. Durkheim et la fonctionnalité du "crime" C'est dans La division du travail social que l'auteur développe cette thèse. Le crime, entendez tout comportement individuel qui va à rencontre des sentiments collectifs, des normes, a la vertu de r é veiller brusquement la conscience que la société peut avoir de ses valeurs, et d'abord de sa solidarité et de son consensus. Contre l'acte scandaleux, le groupe soudain se rétracte sur lui-même en 163

une cohésion plus dense, affirme avec force son consensus et ses valeurs dans la sanction infligée au coupable. Du même coup, le spectacle de la sanction découragerait d'éventuels délinquants. Mais comment expliquer alors la possibilité même du crime ? Ce serait le résultat d'un relâchement des mœurs, une sorte d'engourdissement de la conscience collective dans les périodes de calme sans conflits. Ainsi, les tendances individuelles qui étaient jusqu'alors dominées, réprimées, refoulées par la puissance des sentiments collectifs, se libèrent soudain, profitant de ce relâchement de vigilance. Sans ces conditions, l'acte contraire aux normes n'est point possible. Car, la seule présence des mêmes sentiments communs dans plusieurs consciences individuelles et les répercussions de celles-ci les unes sur les autres leur donnent, semble-t-il, une intensité plus grande que celle que les sentiments et les tendances proprement individuels peuvent avoir. Le mérite de cette théorie est évidemment d'avoir attiré l'attention sur l'idée que des comportements contraires aux normes pourraient avoir une fonction, du moins une signification pour le groupe lui-même au sein duquel ils se produisent. Cela dit, les comportements scandaleux ou criminels n'ont pas nécessairement une fonction sociale, même s'ils peuvent avoir une signification psychologique pour l'individu qui s'en rend coupable. D'autre part, la thèse de Durkheim repose sur une conception évolutionniste de la société, qui ne va pas sans soulever des problèmes. Ainsi, elle suppose la théorie selon laquelle il y a des sociétés de type inférieur, segmentaires, dont le consensus repose uniquement sur le fait même de la ressemblance des éléments qui les composent. D'où le terme de conscience collective ou de sentiments collectifs, désignant le fondement de la cohésion à un stade où l'on situe les sociétés claniques. A ce niveau, la garantie de la solidarité résiderait uniquement dans une hypothétique communauté de sentiments (collectifs) où l'individu se trouve immergé. C'est la phase de la solidarité mécanique par opposition à la solidarité organique fondée sur la division du travail et la spécialisation (interdépendance des fonctions entraînant l'interdépendance des groupes et partant la cohésion de la société). Or, les sociétés dites claniques ou segmentaires connaissent fort bien la division du travail et la spécialisation. Il s'y développe des consciences de groupe qui n'ont pas nécessairement les mêmes contenus. Il y arrive même que des groupes viennent à être spécialisés dans des comportements et des conduites qui contrastent vigoureusement avec les normes auxquelles obéissent les autres membres de la société. C'est dire que les comportements singuliers ou scandaleux peuvent être parfaitement reconnus à certains membres et faire partie de leur statut. C'est précisément le cas des griots dans la société malinké. Or, s'il en est ainsi, si des comportements contraires aux normes habituelles peuvent faire l'objet du statut d'un groupe, il faudra rejeter l'idée qu'ils surgissent nécessairement d'un 164

fonctionnement anormal de la société, et rechercher les conditions de leur genèse et de leur survie dans la vie sociale normale. C'est ce que nous allons faire maintenant. Pour commencer, nous allons étudier les conditions de la vie sociale. B. Les conditions de la vie sociale malinké Les champs d'action que la société offre aux Malinké ne sont pas sans rapports avec les activités et les conduites du griot. 1. Les champs d'activités Autrefois, la guerre était le champ par excellence des prouesses et des affirmations viriles. Aujourd'hui, la conquête du pouvoir politique, les activités marchandes, offrent d'autres possibilités d'accomplissement personnel et de prestige. Les activités de subsistance (agriculture et élevage) et l'artisanat demeurent une nécessité vitale pour une grande partie de la population ; mais elles offrent peu de perspectives d'enrichissement. Considérées en elles-mêmes, elles ne sont guère particulièrement valorisées et nous savons déjà que les artisans font partie de la caste inférieure des nàmàkâlâ. 2. Les champs d'activité et la personnalité Ces champs d'activités et les activités qu'ils valorisent conditionnent le développement d'une personnalité particulière. L'un des traits de caractère les plus saillants des gens qui se réalisent dans de telles conditions est l'agressivité. (1) L'individu qui se développe dans de telles conditions doit être armé pour des affrontements perpétuels, des attaques et des offensives continuelles. Dès lors, il n'est pas étonnant que l'éducation développe en lui des traits de caractères c orrespondants. En effet, l'éducation du petit Malinké met l'accent sur l'agressivité et les émotions qui y sont associées, au premier chef la colère. Le petit garçon apprend à forger son courage et son caractère dans les affrontements physiques qui caractérisent les classes d'âge. Il devra y apprendre à se battre et à se défendre tout seul. En dehors de ces jeux réglés par des normes strictes, il devra aussi apprendre à endurer les rixes éventuelles qui résultent si souvent des jeux de gamins, sans avoir à se plaindre. Si un petit garçon revenait à la maison en pleurant à la suite d'un de ces pugilats, il ferait à coup sûr la honte de sa mère. Il se verrait aussitôt emmené sur le lieu du combat, et obligé d'affronter à nouveau, mais cette fois jusqu'au bout, son adversaire. Nous avons vu aussi comment les jeunes gens étaient préparés pour l'épreuve de la circoncision. Tout est fait pour déclencher en eux la panique et rien pour les rassurer. Jusqu'au bout, on se plaît à mettre à l'épreuve leur courage. Et lorsque le forgeron - c'est le 165

circonciseur traditionnel - dans son effrayant costume surgira du buisson, précédé d'étranges cris de rhombes et de clochettes, les jeunes gens devront l'aborder avec un sourire de défi. Autrefois, le premier qui se présentait à lui devait marquer vigoureusement ce défi en lui crachant au visage. Alors, l'autre, incontinent, soulevait la blouse de sa victime et lui tranchait le prépuce sans autre forme de procès. Evidemment, le comble de la honte pour un garçon serait de ne pouvoir supporter l'épreuve du fer sans pleurer. L'agressivité n'est cependant pas le seul trait saillant de la personnalité malinké. La conquête du pouvoir, la guerre et les activités marchandes ne sont pas sans rapport avec cet extraordinaire besoin d'exploits, de prouesses et de prestige que manifeste le horo. Partout, on veut accomplir quelque acte extraordinaire. Les marchands ne se contentent point de la lente accumulation de petits bénéfices ; il leur faut des transactions qui puissent rapporter 25 ou 50 % du capital engagé. Ce sont surtout ces actes de compétition qui offrent des possibilités d'exploits dont les autres puissent être juges. Ce sont des occasions pour conquérir du prestige. C'est ainsi que tout devient prétexte à concurrence, et matière à défier quelque adversaire. Les mariages constituent d'excellentes occasions de concurrence entre les prétendants d'une même jeune femme. Il est vrai que la polygamie incite à la compétition matrimoniale. Il faut ici rappeler que chez les Malinké ce sont les hommes qui offrent une dot à la famille de la fiancée. Alors on rivalise de cadeaux offerts à la fille, à ses frères et à ses parents. Ces concurrences étaient tellement ruineuses du point de vue économique que dès son accession à l'indépendance, la république de Guinée a dû fixer un taux maximum de la dot : 5 000 F - C. F. A. (100 NF français). Mais la recherche de prestige et la soif d'exploits imprègnent profondément la mentalité malinké : c'est dans ce contexte-là que naissent les légendes merveilleuses sur les dons magiques et surnaturels des gens. Le pays Malinké est une terre riche en merveilleux. C'est aussi dans une grande mesure un facteur du développement des pratiques de magie et de sorcellerie. Dans l'abîme qui sépare souvent l'intensité du désir d'exploits, de puissance et de prestige d'une part, les aptitudes et les moyens réels dont l'individu dispose d'autre part, germent mystérieusement les puissances magiques. Et ceux qui ne peuvent parvenir au prestige, ceux qui sont constamment humiliés dans ces affrontements quotidiens, lorsqu'ils ne s'avouent point vaincus pour autant, cherchent à anéantir la puissance, voire la vie même des vainqueurs par quelque autre moyen. La sorcellerie, c'est l'ultime espoir de l'homme impuissant, opprimé, humilié et qui n'accepte pas la défaite et l'injure. C'est du moins ainsi qu'elle se manifeste chez les Malinké. Elle est en rapport avec leur besoin presque vital de prouesses, d'exploits, de prestige, d'une part, et l'atmosphère agonistique où évolue la recherche de toutes ces choses, d'autre part. 166

C'est maintenant ce dernier fait que nous allons mettre en lumière en analysant les luttes de prestige suscitées par l'opposition qui surgit de la distribution des statuts entre statuts assignés et statuts conquis, au sein de la société malinké. 3. Distribution des statuts et conflits Ce que la société malinké présente de traditionnel se révèle surtout dans la distribution des statuts. Les fonctions et les responsabilités auxquelles l'individu peut prétendre dépendent d'abord de c r i t è r e s traditionnels tels que la naissance, la primogéniture, l'âge, le sexe, le clan et la caste. Donc de ce point de vue, les chances sont inégalement réparties au départ. Cependant, l'étude des champs d'activités nous laissait déjà supposer qu'il devait y avoir un second mode de distribution des statuts, fondé sur les capacités et les aptitudes personnelles. De ce fait, les bénéficiaires des statuts assignés traditionnellement devaient justifier leur rang par leurs qualités personnelles. Nous allons étudier rapidement les conflits de personnes et les conflits de valeurs qui surgissent de l'opposition de ces deux modes de distribution des statuts. Nous verrons ensuite que ces conflits conditionnent les activités et les conduites du griot. Considérons tout d'abord le système des statuts assignés traditionnellement. Ce mode de distribution ne tient compte ni des qualités ni des aptitudes personnelles. La division sexuelle de la société en est une bonne illustration, l'autorité revenant de droit aux hommes, tant sur le plan des rapports domestiques que sur le plan politique. L'âge est un autre facteur important à ce point de vue : les différentes phases de la vie de l'individu sont socialement marquées comme autant d'échelons dans l'ascension sociale. La circoncision, le mariage, la pleine maturité sociale que signifie la fondation d'un enclos domestique, enfin la vieillesse qui commence avec la naissance des petits-enfants, correspondent à des gradations de statuts, de responsabilités. Seuls les vieux participent au conseil de quartier, de village. Dans le conseil familial, on n'acquiert point la voix au chapitre avant le mariage. Avant la circoncision, l'enfant n'est pas encore considéré comme un être social. La primogéniture règle les rapports entre les mâles d'un même enclos. C'est l'homme le plus âgé qui détient l'autorité suprême. Après lui, viennent les hommes adultes et mariés (ses f r è r e s ou ses enfants), et les jeunes célibataires. Il ne s'agit pas ici d'une hiérarchie purement formelle. Ce luti, patriarche de l'enclos domestique, pouvait autrefois infliger des punitions corporelles à ses fils et à ses f r è r e s cadets déjà mariés. C'est lui qui assurait leur subsistance jusqu'au mariage. En ce qui concerne les relations fraternelles entre les enfants, l'aùié est considéré comme un petit père. Aucun de ses pufhés ne peut prendre femme avant lui. Aujourd'hui, ces faits de hiérarchie restent viva167

ces : on sait que les Malinké sont des musulmans fervents qui tiennent absolument à faire leur pèlerinage à La Mecque. C'est là vin devoir religieux fort coûteux qui devrait dépendre avant tout de la fortune de chacun. Or, non seulement un enfant ne peut accomplir ce pèlerinage avant son père, mais encore certains considèrent qu'il ne doit pas le faire avant son afhé. La hiérarchie domestique ne concerne pas seulement le groupe des hommes ; elle s'applique tout aussi bien à celui des femmes. Les épouses de l'allié de l'enclos domestique bénéficient d'un statut supérieur à celui des femmes de ses cadets. Et au sein d'un même foyer polygame, l'autorité revient à la première femme mùsôfolû. C'est elle qui distribue les tâches domestiques, contrôle et vérifie leur accomplissement. Souvent, elle est dispensée de tous travaux domestiques. Cependant, si la mùsofol3 jouit d'une certaine autorité, elle n'est pas nécessairement la femme préférée, on peut dire qu'elle ne l'est jamais. Ses charmes qui ont subi l'épreuve de l'âge ne peuvent l'emporter sur la fraîcheur de ceux des plus jeunes co-épouses. Ce contraste n'est pas sans provoquer de conflits. Au niveau des groupes plus vastes que sont les castes, nous avons vu que la hiérarchie était héréditaire. Selon qu'on naît h5rS ou nàmàkâlâ, on peut espérer détenir un jour l'autorité politique ou en être définitivement écarté. Au niveau des horo eux-mêmes, nous savons qu'à l'échelon le plus élevé, le pouvoir fait l'objet d'un privilège clanique. Il y a des dynasties : l'emprise du Mali connut celle des Kéita, le 19e siècle celle des Touré. Tous ces faits que nous venons de mentionner mettent l'accent uniquement sur le peu de cas qui est fait des qualités individuelles dans la distribution des statuts. Ce qui peut paraître pour le moins surprenant dans une société où les activités les plus valorisées, les plus prestigieuses requièrent des aptitudes spéciales. En fait, il existe un autre système qui vient contrebalancer ce mode de distribution traditionnel : c'est le système des statuts acquis ou des statuts conquis. Ainsi la guerre donnait à tous la même chance de parvenir au pouvoir (mais aussi de tomber dans l'esclavage, ou de succomber sous les coups de l'ennemi). Ce champ d'action créait ainsi des héros sans distinction de naissance ou d'origine. Les esclaves devenaient souvent des chefs de guerre, des ministres importants à la cour. On peut même dire que ceux-ci avaient plus de chance de parvenir au pouvoir que maints nobles. Ce sont eux qui formaient le gros de l'armée régulière, sinon sa totalité. Ils pouvaient devenir les gouverneurs des provinces annexées. Ils avaient plus de chance de devenir les hommes de confiance des rois que les nobles dont la dynastie régnante se méfiait toujours, et qui préféraient la plupart du temps défendre leurs prérogatives en se tenant à l'écart des affaires de la couronne. Tout cela eut le résultât suivant que ce furent surtout les esclaves qui jouèrent le rôle le plus remarquable dans la 168

création, l'expansion et la survie des Etats mandingues en général et malinké en particulier. A ce sujet, il est remarquable que les rares usurpations qui se produisirent sous l'empire du Mali furent le fait des gens d'origine servile, des affranchis : il en fut ainsi de Sakura et de Santigui. C'est ainsi donc que les activités guerrières venaient bouleverser le mode de distribution traditionnel des statuts. Cette remise en cause du statu quo n'était pas seulement déterminée par la guerre. Le commerce et la poursuite de la puissance par le truchement de la richesse permettent aussi d'exercer une influence considérable sur la vie sociale et politique. Là encore, les aptitudes et les qualités personnelles demeurent sinon la seule, du moins la garantie la plus sûre de l'ascension sociale et de la sauvegarde des positions ainsi conquises. Cette atmosphère de rivalité, d'hostilité latente, crée chez tous les individus une anxiété certaine quant à leur statut, que celui-ci soit assigné traditionnellement ou conquis. Il en résulte chez tous des réactions de défense. Ces réactions font surgir un certain nombre de problèmes concernant précisément l'intégration du griot. II. LES CONFLITS DE LA VIE SOCIALE ET L'INTEGRATION DU GRIOT A. Reconnaissance des statuts et intégration du griot L'anxiété engendrée par cette atmosphère de vie sociale se manifeste chez tous les individus par la recherche inquiète de moyens susceptibles de faire reconnaître leur propre statut ; problème évidemment fort difficile à résoudre dans de telles conditions. L'une des conséquences en est le durcissement de l'aspect agonistique et ostentatoire des échanges sociaux et des diverses manifestations sociales qui marquent les différentes étapes de la vie de l'individu. En effet, la circoncision, l'imposition du nom, le mariage, sont l'occasion d'exhibitions ostentatoires de fortune. La dot qu'apporte le mari s'accroît non seulement du fait de la concurrence, mais aussi du fait du désir plus ou moins conscient d'affaiblir pour l'avenir la position de la famille alliée. Généralement, celle-ci y répond par la contre-offensive de dons considérables qui viennent récompenser la bonne conduite de la fille vierge. Dans tous ces échanges, il y a un souci d'ostentation : les dons sont exposés publiquement, examinés, appréciés par la société qui s'érige ici en arbitre. La virginité de la fille est un facteur important de cette bataille de richesses et d'honneurs ; de ce fait elle ne peut échapper au contrôle de l'opinion. (2) Les marques en sont recueillies et présentées le lendemain même de la nuit de noces aux femmes âgées du village. Pour qu'un tel jeu puisse se dérouler normalement, il faut que les points marqués en puissent être publiés. Lorsque la société 169

s'érige elle-même en arbitre, comme dans le cas de dons à l'occasion du mariage, elle fait d'une pierre deux coups : sa présence r é sout le problème de l'arbitrage et, en même temps, celui de la publication. Mais cette solution n'est pas possible dans tous les cas ; elle est même impraticable la plupart du temps. Lorsque tous les groupes sont engagés, comme dans les rapports entre les souverains et leurs sujets par exemple, on ne voit pas comment la société pourrait jouer le rôle qu'elle jouait tout à l'heure. Lorsque tout le monde est engagé dans la même action comme sur le champ de bataille, qui peut servir d'observateur des prouesses et des actes de courage des différents combattants ? Il faut donc des arbitres qui ne soient point engagés et qui ne puissent jamais l'être. Sinon, ils deviendraient eux-mêmes une des parties antagonistes. Et il faut que ces arbitres aient la possibilité d'être présents partout, à tous les actes, à tous les engagements et à tous les affrontements des autres. Or, le griot se trouve être, parmi les Malinké, le personnage le plus apte à accomplir une telle fonction. Et il la remplit effectivement. Nous savons sa présence à tous les moments critiques de la vie de chaque membre de la société (circoncision et excision, mariage, ainsi que sur le champ de bataille). Précisons que c'est cette fonction d'arbitrage et de publication qui explique la diversification des types de griots et leur spécialisation. En effet, on peut dire que chaque^ état ou profession a ses griots : il y a des griots de chasseurs, dosojéli, qui relatent les exploits cynégétiques de leurs hôtes jèti. Il y a des griots qui suivent les jeunes gens lors des travaux collectifs de champs : ce sont les sènèjéli. Il y a des griots spécialement attachés aux grands magiciens et aux prestidigitateurs, etc. C'est ainsi qu'on peut s'expliquer pourquoi, malgré le mépris dont le personnage fait l'objet, chaque clan, chaque famille et voire chaque individu, tient à avoir son griot particulier. Nous tenons ici un des aspects de l'intégration de notre personnage : il est l'arbitre du jeu social des rivalités et des luttes de prestige et le publicateur éloquant des exploits de chacun. B. La vie affective des Malinké et l'intégration du griot La présence d'un arbitre ne suffit pas à rassurer les individus. Elle peut même être un facteur d'intensification de l'anxiété. En effet, le griot chante les louanges, mais il peut aussi bien publier les défaillances, les inconduites et les défauts. Les bénéficiaires de statuts traditionnellement assignés sont particulièrement sensibles à cette éventualité. En plus de la rivalité dans laquelle ils sont engagés, nous savons à présent que leurs comportements sont observés par des personnages spéciaux qui pourraient fort bien se livrer à des actes de "chantage". D'où une vie particulièrement austère et la nécessité d'un contrôle inquiet et permanent de leurs conduites. 170

Nous avons vu que l'affirmation du principe de l'éminence m a s c u l i ne s'accompagnait d'une s é v è r e division sexuelle des émotions et que les hommes ne pouvaient e x p r i m e r que les émotions compatibles avec la c o l è r e et le sentiment d'indignation, de révolte contre l ' o u trage. Nous avons vu aussi que le \ior5 s'opposait au griot par le sentiment t r è s vif qu'il avait de la nécessité de s é p a r e r les choses intimes des choses publiques. Il y a là une pudeur, qui bannit du domaine des choses exprimables publiquement, tout ce qui a rapport à la sexualité. Mais, il y a là aussi quelque chose qui dépasse le seul sentiment de la pudeur. Nous avons t r a i t é f o r t longuement des croyances concernant la notion de f o r c e , de sa conservation, de son économie. Les gens qui détiennent l'autorité ou qui peuvent y a c c é der - nous voulons dire les horo - , ceux qui ont des ambitions g u e r r i è r e s et rêvent d'exploits ou de p r o u e s s e s m a r t i a l e s , c ' e s t dire l e s m ê m e s , p a r opposition à ceux qui sont exclus de toutes c e s choses requérant une grande pureté et une égale f o r c e d'âme, doivent m a n i f e s t e r une grande capacité d'abstinence (sexuelle en particulier). De tout cela, il résulte une m o r a l e ascétique et une certaine s é c h e r e s s e manifeste de la vie affective. S é c h e r e s s e apparente qui sied aux comportements publics de ceux qui trônent en haut de la h i é r a r c h i e , m a i s qui ne signifie point la suppression des pulsions, des affects ainsi refoulés ou tout simplement r é p r i m é s . C ' e s t a l o r s que se pose le problème de la liquidation ou de la c a t h a r s i s de c e s émotions. Il nous faudra examiner plus loin le rôle que le griot joue dans cette fonction psychologique. Mais dès maintenant, nous pouvons dire que les jèli et le finà, l e s gens de la parole, p a r a i s s e n t constituer un lieu social favorable à l'expression de toutes les é m o tions et de toutes les pulsions, y compris celles que les a u t r e s s ' e f forcent de r é p r i m e r . Ils sont m ê m e les seuls personnages qui p u i s sent, et p e u t - ê t r e , doivent exprimer publiquement dans l e u r s attitudes et dans l e u r s propos, des choses c o n t r a i r e s à la bienséance. Ce faisant ne donnent-ils pas à la société le spectacle de son r e v e r s ? Nous analyserons plus loin la signification de t e l l e s conduites dans un groupe. Pour l'instant, contentons-nous de signaler que c ' e s t là un aspect important de l'intégration du griot. Et nous touchons ici au problème de la déviance ; phénomène que nous avons déjà décrit (chapitre X) m a i s dont nous n'avons pas dégagé toutes les conséquenc e s et les effets. C. Dialogue, communication et intégration du griot Le fait que la société aménage au sein d ' e l l e - m ê m e un lieu p a r t i c u l i e r , où puissent s ' e x p r i m e r librement des attitudes opposées à s e s n o r m e s , nous p a r a î t ê t r e un moyen de défense contre la menace ou la crainte du surgissement imminent et généralisé des f o r c e s a f f e c tives inhibées et condamnées p a r les interdits et les n o r m e s . C ' e s t une défense non point pour le griot, qui n'en a p a s besoin, m a i s pour 171

le noble qui est censé incarner l'image idéale que la société se donne d'elle-même. Mais cette défense est insuffisante à garantir le statut des h ara. Ceux-ci ne sont pas nécessairement les personnes les plus qualifiées pour assumer les responsabilités qui leur sont confiées a priori. D'autre part, les activités consacrées par la société, celles qui donnent accès au prestige, comme la guerre et le commerce, semblent favoriser les aptitudes individuelles. Et par là, elles donnent à ceux que la hiérarchie traditionnelle des statuts a placé au bas de l'échelle, des possibilités d'ascension sociale, d'enrichissement, en vin mot, l'accès à un prestige qui menace celui des statuts assignés. En tout cas, il en résulte une certaine insécurité et un état de remise en question implicite, informelle et permanente des rangs et des statuts. Leurs aptitudes, leur esprit d'aventure, leur audace permettent à maints jeunes gens de devenir fort riches et très influents. Certains d'entre eux arrivent à en imposer à leurs alhés, à les éclipser même. Mais les exemples les plus frappants dans ce domaine sont ceux des femmes qui, grâce à leur fortune personnelle et à leur caractère, deviennent parfois les véritables chefs du foyer. Le mari, matériellement dépendant, devient, dans son enclos domestique, un personnage inconsistant, effacé et fuyant, démissionnaire. Pour se défendre contre ces éventualités, les gens privilégiés par la hiérarchie traditionnelle ont tendance à s'engoncer dans le personnage de leur rang et de leur statut, insistant particulièrement sur les préséances, accentuant considérablement leur formalisme. Le but visé par toutes ces attitudes consiste au fond à marquer soigneusement et à maintenir la distance sociale. Or, il est des moyens fort efficaces de signifier cette distance hiérarchique chez les Malinké. Le premier consiste à séparer le supérieur de l'inférieur. C'est ce que nous avons analysé assez longuement à propos des caractéristiques de la caste, de la division sexuelle de la société. Dans les rapports quotidiens avec ses épouses, l'homme garde constamment le souci de marquer la supériorité, l'éminence de son rang. Il ne peut souffrir de commensalisme avec celles-ci. Ses épouses ne peuvent le nommer par son nom ; ce serait un signe d'irrespect, voire d'arrogance. Elles ne peuvent s'adresser à lui directement en public (c'est-à-dire en présence d'une tierce personne). Elles devront transmettre ce qu'elles ont à dire à l'une des personnes présentes. Celle-ci transmettra le message au mari. Et nous arrivons ainsi au problème capital de la médiation dans la société malinké. C'est là vin aspect absolument fondamental quant à la fonction sociologique remplie par le griot dans cette société. Nous y consacrerons tout un chapitre (XII). Présentement, la médiation nous apparaît d'abord comme un moyen de marquer concrètement la distance sociale hiérarchique ; elle est aussi la solution au difficile problème de la conciliation de l'autorité et du dialogue. En effet, nous avons montré comment les 172

antagonismes et les rivalités créent une atmosphère intenable de remise en question, implicite certes, mais réelle de la position de chacun. Il en résulte une dramatisation des rapports sociaux qui rend le dialogue et la communication difficiles. D'où la nécessité de la médiation. Or le griot apparaît comme le médiateur désigné des relations sociales et politiques. C'est ce que le chapitre suivant nous révélera. Avec ce problème, nous avons fini d'énumérer les différents aspects de l'intégration du griot à la société malinké. Arbitre du jeu des rivalités et des luttes pour le prestige, le griot nous est apparu comme le personnage qui ne prend pas une part directe au jeu, mais dont la présence rend l'action possible : il constate et publie les points marqués par les uns et les autres. Il ne s'agit pas ici d'une constatation et d'une publication pure et simple : l ' a r t du griot ajoute à la réalité des actes une valeur esthétique et émotionnelle remarquable. Mais, ce sur quoi nous voulons insister ici, c'est qu'il donne à ce jeu une dimension sociale essentielle. Car, nous n'avons pas affaire à un ennemi, mais à un adversaire social. Il n'est pas question de l'éliminer purement et simplement, ce serait supprimer la condition sine qua non du jeu. Il s'agit de l'amener à tenir compte de notre existence, de lui faire reconnaître notre valeur et notre supériorité. Si l'on ajoute maintenant que le rival, c'est éventuellement tous les membres de la société, l'on comprendra que le plus sûr moyen de cette reconnaissance ne consiste pas tellement à s u r passer les rivaux qu'à nous imposer à leur conscience. Dans la société malinké, on y parvient par le truchement des louanges que les griots diffusent partout. A ce niveau donc, c'est en tant qu'agent constitutif du prestige des autres que le griot se trouve intégré dans la société malinké. Il est au service de la reconnaissance des uns par les autres. Enfin, nous dirons qu'ils s'intègrent comme agents de la canalisation des émotions et des pulsions dont l'expression est ordinairement interdite aux nobles. Ils donnent ainsi en spectacle ce que les autres tiennent caché au fond de leur être. Comment les nobles vivent-ils leurs rapports avec de tels p e r sonnages ? C'est à cette question que nous allons essayer de r é pondre dans le prochain chapitre. NOTES 1. Il nous faut préciser dès maintenant le sens que nous attribuons à ce terme ; quand nous l'employons, c'est dans un sens très général qui n'implique aucune description finaliste du phénomène : nous entendons par là ce dynamisme, cette activité manipulatrice, transformatrice, désordonnée ou non, constructrice ou destructrice, qui pousse l'être vivant à agir sur le milieu

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où il vit (milieu physique, social, politique), pour le changer, le transformer, le maîtriser dans vin but quelconque. Evidemment ce sens n'est pas tout à fait celui que lui donnent ordinairement les psychanalystes orthodoxes ; par agressivité, ceux-ci entendent "tendance ou ensemble de tendances qui s'actualisent dans des conduites réelles ou fantasmatiques, celles-ci visant à nuire à autrui, le contraindre, l'humilier, etc. " (J. Laplanche et J. -B. Pontalis, Vocabulaire de psychanalyse, Paris, 1967, p. 13). Elle "désigne pour Freud les pulsions de mort en tant qu'elles sont tournées vers l'extérieur. Le but de la pulsion d'agression est la destruction de l'objet" (ibid., p. 373). Ce qui frappe dans ces définitions c'est le côté purement négatif (visant à nuire, détruire, etc.) ; c'est-à-dire l'aspect finaliste. Déplus, elles trahissent une certaine hétérogénéité. A côté des phénomènes tels que la destruction, l'humiliation, on introduit la contrainte. N'y a-t-il pas des contraintes qui dépassent le seul cadre de l'agressivité telle qu'elle vient d'être définie ; et que penser des contraintes éducatives, procéderaient-elles des pulsions de mort ? Mais alors toutes les activités humaines auraient leur source dans ces pulsions de mort. Du reste, l'agressivité est d'autre part définie par la non-spécificité ; le Vocabulaire de psychanalyse nous apprend que toute conduite, qu'elle soit négative ou positive, "peut fonctionner comme agression" (p. 13). Il s'avère alors difficile de considérer l'agressivité comme r e levant d'un principe autonome, Thanatos. Parti de l'analyse des rêves traumatiques, Freud dut élaborer une théorie de l'agressivité qu'il ne considérait d'ailleurs pas comme hors d'atteintes théoriques : l'agressivité procédant d'un principe négatif installé dans la vie et œuvrant à la ramener vers ses formes les plus inorganisées, c'est le Thanatos opposé dans son action à un autre principe, l'Eros. Kardiner (The Individual and His Society, New York-London, 1965, p. 56) critique sévèrement cette théorie ; il n'est pas légitime, selon ce dernier, de considérer l'agressivité comme un instinct dans la mesure où on ne peut plus l'analyser comme les autres instincts (sexuel par exemple) en se référant à des critères organiques (zones érogènes). Ses sources somatiques ne peuvent être déterminées. D'autre part, le phénomène des rêves traumatiques qui fut à l'origine de la théorie de Freud peut s'expliquer en faisant économie de l'hypothèse du Thanatos. Selon Kardiner, le caractère répétitif de ces drames oniriques, images obsédantes de l'événement traumatique qui a déterminé la névrose, signifie tout simplement un effort toujours renouvelé pour maîtriser sur le plan du rêve l'événement traumatique qui a aliéné le sujet. Mais ces efforts demeurent inefficaces car le sujet qui les accomplit est déjà un être malade, ne disposant que de moyens amoindris. La caractéristique essentielle du trauma réside dans l'inhibition de la personne dans son dynamisme offensif et défensif à l'égard du milieu extérieur (inhibition motrice, inhibition sensorielle et pour finir, régression sur le plan psychologique). La prétendue destructivité des enfants, qui pouvait servir d'argument à l'hypothèse d'un instinct de mort, se trouve elle aussi critiquée par Kardiner. Là aussi, il s'agirait d'un besoin d'investigation, de contrôle et de maîtrise du milieu extérieur, mais, avec des moyens frustes, insuffisamment développés (maîtrise de type oral). Cette manière de considérer l'agressivité (sous l'angle de l'adaptation) est celle que nous adoptons ici à la suite de Kardiner. Elle n'exclut pas du tout la possibilité, voire la nécessité de moments destructifs. Kardiner explique ces moments comme étant la conséquence soit de l'inadéquation (ou de la disproportion) des moyens à l'obstacle, soit par la réaction affective que 174

détermine tout ce qui contrarie cet élan dynamique offensif dirigé vers le milieu extérieur physique et humain. Cependant, il faudra, nous semble-t-il, faire entrer en ligne tous les aspects destructeurs de la domination, de la volonté de puissance qui sont autant de dimensions de l'adaptation humaine. Cette conception de l'agressivité suppose donc une continuité - au lieu d'une opposition - entre les formes les plus positives de l'action humaine et de l'affirmation de la personne, et les formes les plus négatives et destructrices. La même attitude offensive est présente partout. C'est dans ce sens que nous parlerons d'agressivité. 2. Voir chap. XII : "Les activités du griot dans la vie sociale et politique des Malinké", II.

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CHAPITRE XI. SIGNIFICATION DU PERSONNAGE DU GRIOT DANS LA VIE SOCIALE DES MALINKE

Après avoir décrit les conditions et les conflits de la vie sociale malinké, nous pouvons maintenant rechercher les significations du personnage du griot dans ce contexte. Nous examinerons les implications sociologiques et psychologiques de ses comportements (problèmes des comportements singuliers et des groupes de référence négatifs). Enfin nous tenterons d'expliciter le drame intérieur, inhérent à la relation noble-griot. I. LES GRIOTS COMME MEMBRES D'UN GROUPE DE REFERENCE NEGATIF Dans la vie sociale malinké, les griots apparaissent comme les r e présentants d'un groupe de référence négatif. C'est-à-dire qu'ils donnent aux hár5 la représentation, le spectacle de ce qu'ils ne doivent pas être. Et cette opposition, dans la mesure où l'on ne peut se poser qu'en s'opposant, permet aux premiers d'affirmer pleinement leur noblesse et leur dignité, grâce à l'existence d'une moindre noblesse et d'une moindre dignité, en un mot de leur négatif, et celui-ci se manifeste d'abord comme une déviance. A. Les conditions sociales de la déviance du griot Dans une certaine mesure, c'est la situation même que la société a faite au griot qui engage celui-ci dans la voie de singularité. En effet, ses comportements ne sont pas soumis aux mêmes règles que ceux des autres membres de la société. Nous considérerons successivement les trois aspects de la déviance du griot : en premier lieu, nous nous demanderons comment il peut aller quotidiennement à l'encontre des normes habituelles de la bienséance ? En deuxième lieu, comment expliquer son avidité pour les dons, alors que recevoir un don, dans les conditions de la vie sociale malinké, c'est se mettre dans une situation de dépendance morale ? Or le griot reçoit toujours, mais ne donne jamais. Comment peut-il être amené à accepter une telle situation ? En dernier lieu, nous examinerons les conditions qui lui permettent d'exalter, de chanter des conduites contraires aux valeurs capitales que sont les normes religieuses ? 1. Les griots et les normes de bienséance La description des comportements publics des griots a montré qu'ils 176

se plaisent à heurter le sentiment de bienséance. Il font couramment usage de proverbes très osés, tiennent des propos grivois. Comment une telle conduite est-elle possible ? Il faut d'abord remarquer que l'incertitude où se trouvent les Malinké, quant à l'application des normes habituelles à la conduite du griot, est une condition essentielle de sa déviance. Certes, il est un certain nombre de règles universelles, auxquelles tous les membres de la société sont soumis, sans exception : nul ne peut commettre impunément le vol, l'adultère, l'inceste, le meurtre. Mais en dehors de ce minimum d'exigences morales, que ne lui est-il pas permis de faire ? Que ne peut-on tolérer dans nos rapports avec lui ? Aucun Malinké ne peut répondre de façon certaine à de telles gestions. Les gens de la parole sont, en quelque sorte, les "sàngku" et les parents à plaisanteries de tous. Non seulement, ils peuvent exprimer les choses les plus déplacées en public, mais encore, ils peuvent s'adresser à n'importe qui en des termes très familiers. C'est précisément en cela qu'il faut les rapprocher des sànâku. Du reste, les autres membres de la société semblent leur accorder une certaine complicité. Qu'un jèli (ou qu'un find) vienne à exprimer publiquement des choses qui choquent la pudeur, qu'il ait des gestes ou des mimiques heurtant le sentiment de la bienséance, on voit les gens secouer la tête, dans un mouvement de découragement, en ayant l'air de dire, "il n'y a rien à faire", et ajoutant : "c'est un griot.' ". Parfois, il arrive que ce genre d'inconduite provoque des sourires malicieux frôlant la complicité. En tout cas, personne ne s'en trouverait réellement offusqué ; du moins nul ne manifesterait, à l'occasion, une attitude franchement désapprobatrice. Tout se passe comme si les griots étaient jugés irresponsables. Mais cette "irresponsabilité" n'est pas celle de l'enfant, ni celle d'un fou. On justifie celle du premier par le fait qu'il n'est pas encore en pleine possession de son jugement, du contrôle de soi, ou de la maîtrise nécessaire pour avoir une conduite absolument conforme aux règles normatives. Et puis, cette irresponsabilité est provisoire. L'enfant veut devenir un homme digne de ce nom, et responsable. Le fou, lui, est tombé, pour un moment ou pour de bon, en deçà de toutes normes et de toute sociabilité. Par opposition à ces deux catégories de personnalités, nul ne songe à justifier les écarts de conduite du griot par des raisons psychologiques, tel que le manque de contrôle de soi, l'ignorance des normes communes ou la défaillance de la faculté de jugement. En cela, le griot ne ressemble ni à un enfant ni à un fou. Tout se passe comme si les normes courantes de bienséance, de discrétion, de politesse, etc. ne le concernaient nullement. Les griots formeraient-ils une société dans la société, avec leurs normes propres ? Il n'en est rien. Leur conduite n'est pas seulement différente ou simplement autre, ellç est opposée à celle des autres. Et c'est précisément dans son contraste avec le comportement des h3r:> que la conduite des griots est intéressante. C'est 177

dans cette même mesure que l'on ne peut pas affirmer leur indifférence aux règles normatives ordinaires. De même, les h Sr6 ne sont nullement indifférents à la déviance des griots. Mieux, ils font preuve d'une tolérance protectrice à leur endroit. En effet, les griots jouissent d'une immunité particulière dont la première manifestation est qu'on ne peut se mettre en colère contre eux. On ne peut ni les injurier, ni les menacer de coups. Ils bénéficient de l'immunité de la peine de mort, quelles que soient les circonstances. Ils ne peuvent non plus être réduits à la captivité ou à l'esclavage. Ce sont là des conditions très favorables à la singularisation. Il en est d'autres. En effet, même si l'on n'exige rien de sa conduite, le griot pourrait avoir, de par lui-même et envers lui-même, une exigence morale plus sévère. Mais rien ne le motive à le faire. Nous avons dit que dans la société malinké, c'est la poursuite du pouvoir, de la puissance d'une part, la nécessité de défendre les statuts assignés pour ceux qui en bénéficient d'autre part, qui sont les motivations les plus générales au contrôle des comportements. Or le griot du point de vue des statuts assignés n'a rien à défendre, puisqu'il est définitivement exclu de l'exercice du pouvoir et de l'autorité ; il n'a donc pas de statut ni de rang qui le poussent à manifester une quelconque dignité dans ses comportements. Mais, nous répondra-t-on, il est parfois une sorte de dignité, de grandeur d'âme, voire une certaine rigidité morale chez les pauvres et les petites gens ; quand on ne peut plus rien avoir, on peut tenter de sauver l'honneur, ultime fortune. Mais les griots sont des personnages méprisés chez les Malinké ; ils peuvent être craints parfois pour de multiples raisons, mais ils sont très rarement considérés. Donc de ce côté-là, pas grand-chose à gagner. Cependant, nous n'avons parlé jusqu'à présent que des statuts assignés ou attribués. Or, nous avons insisté sur un autre mode de distribution des statuts : l'acquisition. Du côté des activités guerrières, le griot n'a aucune chance d'être un héros, pour la bonne raison qu'il ne se bat point. Il n'aura donc pas de dignité de capitaine à défendre. Il pourrait se lancer dans les activités commerciales et il y en a qui le font ; mais la richesse n'ennoblit pas les jèli ou les finâ ; elle pourrait leur apporter une espèce de respect craintif ; cependant ils ne seront pas pour autant reconnus et considérés comme un hPri. Or, l'opinion est un puissant facteur de régulation de la conduite. Ils n'auront pas non plus ce moyen traditionnel de participer au pouvoir, à la puissance et à la considération qui consiste à nouer des relations matrimoniales avec les grands de ce monde ; ils sont enfermés dans l'endogamie. De ce fait, ces liens éventuels qui auraient pu les faire participer à une dignité supérieure, et par ce fait même, leur offrir des motivations à conformer leur conduite aux normes habituelles, ne peuvent être créés. Maintenant, si l'on ajoute à cet étonnant manque de motivations (ayant ses sources dans la condition même que la société a faite aux 178

griots) le fait qu'ils sont les gens de la parole, que la parole, expression des émotions en général, est leur attribut, la déviance des griots se trouve parfaitement expliquée, du moins devient très compréhensible, à ce niveau. 2. La position des griots par rapport à la réciprocité La réciprocité est un principe fondamental des échanges qui fondent la vie sociale. Or, le griot est un personnage qui reçoit toujours et ne donne jamais. Nous avons analysé la signification psychologique d'un tel comportement. Nous allons maintenant en rechercher les implications sociologiques. Nous examinerons d'abord les conditions sociales qui le rendent possible. Plusieurs explications demeurent possibles sans s'exclure. En premier lieu, nous remarquerons que cette conduite contribue à mettre le griot en dehors du jeu des libéralités ostentatoires, des rivalités individuelles et de groupes ; position privilégiée pour un personnage jouant précisément le rôle d'arbitre dans les échanges et les conflits sociaux. La non-observance de la règle de la réciprocité par le griot, révèle ici un effet positif. Elle rend l'action sociale possible ; en effet, si tout le monde était irrémédiablement engagé, il n'y aurait point d'arbitrage possible et le jeu même des antagonismes, des rivalités et de l'ostentation perdrait son sens. L'autre explication trouve dans la condition même du griot les raisons de son comportement à l'égard de la réciprocité : les voies normalement ouvertes à tous les autres membres de la société vers les symboles de prestige et vers le pouvoir, lui sont fermées, à l'exception d'une seule : l'enrichissement. Les lauriers de Mars lui sont inaccessibles. Il ne peut accéder non plus au pouvoir politique. Enfin, son appartenance à une caste inférieure fait de lui un personnage méprisé. Il est normal qu'il exploite au maximum la seule voie qui lui reste ouverte. Il va ainsi chercher à s'enrichir sans se préoccuper de l'honneur. Il peut certes faire du commerce comme tout le monde et cultiver la terre. Mais c'est se donner beaucoup de peine pour une fin à laquelle il peut parvenir par des voies moins ardues. Et puis, ce serait vouloir réussir avec des moyens que son éducation ne lui a pas permis d'acquérir. Il vaut mieux, pour lui, multiplier les visites musicales à ses hôtes, être présent à toutes les manifestations sociales, se faire le partisan des riches et des princes, réciter des généalogies, et enfin recevoir toujours et ne jamais donner. C'est le moyen le plus sûr de s'enrichir. Et le griot qui n'a aucune dignité à défendre, n'a rien à perdre à ce jeu. On comprend alors qu'il n'ait aucun scrupule, non seulement à recevoir sans donner, mais encore à quémander à tout moment. Et c'est peut-être là une façon plus ou moins inconsciente de faire payer aux nobles la situation de mépris qui lui est faite.

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3. Les griots et les valeurs religieuses Reste maintenant à comprendre comment les gens de parole en a r r i vent à la conduite scandaleuse qui consiste à exalter les "enfers" d'un ivrogne dans un pays de musulmans fervents. Il y a à cela au moins deux raisons, plutôt deux conditions. La première est à chercher dans les conflits de statuts dont nous avons longuement parlé dans le chapitre précédent. Dans la rivalité qui oppose les privilégiés des statuts assignés à ceux qui ne comptent que sur les qualités et les aptitudes individuelles pour accéder à des situations prestigieuses, la personnalité et l'affirmation de soi prennent une importance considérable pour les deux parties en présence. Par ailleurs, nous savons le besoin extraordinaire que les Malinké ont des prouesses et des exploits. Dans ce contexte, les griots savent fort bien mener leur barque, et reconnaître en chacun ce qui le distingue des autres, ce qu'il possède d'original. Car les gens de la parole ont intérêt à faire en sorte que dans cet immense potlatch (1) chacun ait le sentiment de marquer son point et de gagner de quelque façon. En effet, n'est-ce pas l'orgueil des antagonistes qui lui vaut tant de libéralités ? A défaut de généalogies flatteuses, de relations sociales prestigieuses, de notoriété dans un domaine quelconque, le griot chantera les traits physiques par exemple, dans ce que ceux-ci peuvent avoir de peu commun. Son inspiration et sa verve peuvent aussi bien exalter une r a r e beauté qu'une laideur exceptionnelle. Ce qui compte à ce niveau, c'est l'exceptionnel, qu'importe l'appréciation esthétique morale ou même religieuse. C'est ainsi qu'il en arrive à chanter l'alcool dans un pays de musulmans. 4. L'agressivité du griot malinké Il nous faut enfin signaler pour compléter cette analyse, une dernièr e condition génératrice de déviance chez les griots : l'agressivité. La personnalité malinké nous est en effet apparue comme c a r a c t é r i sée par l'agressivité. Les femmes elles-mêmes n'en sont nullement dépourvues. Leur soumission, souvent apparente, n'empêche nullement une telle attitude. Il n'est pas r a r e de les voir affronter délibérément les coups d'un m a r i furieux en criant de toutes leurs f o r ces le fond de leur pensée. D'où des scènes particulièrement violentes. (2) Les griots à leur tour ne manquent point d'agressivité. Exigeant des gens des efforts qui sont au-dessus de leurs forces et sachant avec justesse toucher le point sensible, ils en arrivent à tyranniser leurs hôtes. Maints jeunes gens se sont ainsi ruinés sous l'emprise de la parole du griot (lors de concurrence matrimoniale en particulier). Nous avons vu ainsi des griots refuser des cadeaux, jugés trop modestes, pour en exiger davantage. Cette agressivité apparaît fort bien dans la légende suivante : "Voulant un jour éprouver la puissance de sa verve, l'ancêtre 180

des griots s'en alla au bord du fleuve chanter les louanges du Lion de l'eau (la pieuvre). Celui-ci aussitôt de jeter sur la berge tous les poissons du lieu. Mais le griot continua à exciter l'animal pour en exiger davantage. (3) L'autre décima la faune des ondes sans a r r i ver à faire taire le démon de la parole. Voyant cela, il sortit des flots, vint se coucher sur le dos au pied de l'homme et mourut". (4) Ce fut son ultime réponse et son dernier cadeau ; exemple épique de l'agressivité du griot. Nous touchons ainsi à une des significations importantes de la déviance des griots : l'agressivité. Car n'est-ce pas une injure adressée à l'autre que de bafouer publiquement les valeurs qui gouvernent sa conduite ? C'est peut-être là un aspect inhérent à toute déviance et à toute délinquance. En tout cas, c'est pour le griot une réponse au mépris dont il est l'objet (et dont l'aspect le plus frappant est l'endogamie). Le refus d'échanger, c'est l'injure, surtout l o r s qu'il s'agit d'échanges matrimoniaux. Le griot y répond en donnant aux nobles le spectacle du r e v e r s de leurs valeurs. B. Le mépris des nobles pour le griot Le mépris est une expression privilégiée de l'agressivité sur le plan des attitudes. Et ni son appartenance à la caste des nàmàkâlâ, ni ses conduites déviantes, ne suffisent à expliquer entièrement que le griot soit un personnage méprisé ; il faut donc chercher dans une autre direction. P a r m i les rôles sociaux qui lui sont confiés, certains sont générateurs d'agressivité. Il est par exemple chargé d'annoncer la mort. N'est-ce pas là une tâche propre à éveiller des sentiments d'hostilité ? Cette fonction est à l'origine d'une association d'idées entre le griot et la mort. Si bien que lorsque, le soir (c'est le soir qu'il apporte des nouvelles), l'on voit arriver un griot dans une concession, sans instrument de musique, l'anxiété naît chez les habitants : vient-il demander la main d'une jeune fille pour son jfcti ou annoncer la mort de quelqu'un ? Quand c'est le cas, après s ' ê t r e entretenu avec le luti, il interpelle à haute voix la personne intéressée (ou les personnes) et fait éclater la lugubre nouvelle (les Malinké disent : kà sâkâ la tè, "faire éclater le sâkâ"-la nouvelle de la mort). Dans cet état d'intense émotion, au sein d'une société où la mort (pour des raisons de croyances aux sorciers, aux influences des morts sur les vivants, aux sanctions de puissances religieuses, etc. ) est souvent vécue comme une agression, tout se passe comme si la personne qui vous annonce brusquement la mort d'un des vôtres, vous l'imposait, comme s'il participait en quelque sorte à cette agression. Voilà donc un autre motif d'agressivité envers le griot. Il est enfin un dernier motif, non des moins importants : le griot a pour fonction d'exciter l'agressivité des autres ; c'est ce qui apparaît nettement dans ses activités auprès des guerriers pendant les 181

combats. Mais, ce n'est pas seulement sur le champ de bataille qu'il excite l'agressivité. En temps ordinaire, il ne cesse de chanter la colère des uns et la honte des autres. Voici, par exemple, des phrases qui reviennent souvent dans ses chansons : Kàlé mâ di jit? là La guerre sied mal au couard C£lu mâklT Les hommes ne sont pas égaux Sàyà kà fisà màlé di La mort vaut mieux que la honte Cèbàle filà ni s éré ké Tu as fatigué les riches Deux jeunes hommes et demi Ce faisant le griot provoque, selon l'expression d'un vieil oncle "un accès de virilité chez les hommes" ; entendez un accès de colère mâle : à di cèyâ lâwùli cèlù là. Et qu'y gagne-t-il ? Il réveille en chacun le désir toujours vivace d'être un héros, un homme puissant ou extrêmement riche et de le faire constater avec ostentation. Pour montrer qu'on est riche, il ne suffit pas alors d'exhiber sa fortune, mais de démontrer qu'on accorde t r è s peu d'importance aux richesses qu'on possède. On a vu ainsi des gens brûler publiquement des billets de banque. Ce qui les a conduits, à leur grande s u r prise, devant le tribunal de l'administration coloniale. Détruire des richesses n'est cependant pas le seul moyen d'acquérir du prestige. Le moyen le plus traditionnel consiste à faire des dons considérables aux griots lors des cérémonies d'imposition de nom, de circoncision et de mariage. Il y a là une forme t r è s particulière de potlatch. Tandis que les Amérindiens écrasent leurs adversaires en essayant de leur donner le plus de cadeaux possibles, ici la bataille de dons suppose, outre les antagonistes, un troisième personnage qui bénéficie des libéralités ostentatoires : le griot. Celui-ci se chargera de publier les exploits des héros. Nous voyons ainsi que ce sont en fin de compte, les gens de la parole qui sont les véritables gagnants de ce potlatch. Non seulement ils s'y enrichissent, mais encore, ils deviennent les maîtres de la lutte et des combattants du prestige ; ne sont-ils pas les juges suprêmes? Ils tiennent donc les antagonistes sous la puissance de leur verbe. Ils épuisent leurs richesses, mais leur parole demeure inépuisable. Ils exercent sur eux une véritable tyrannie. De toutes ces analyses, il ressort que, par leurs activités et leur art, les griots provoquent involontairement ou non l'agressivité. Or, celui qui déclenche de tels mouvements ne s'expose-t-il pas à en devenir la première victime ? Nous savons que les gens de la parole jouissent d'une inviolabilité particulière. De ce fait, l'agressivité à laquelle ils s'exposent ne peut prendre une forme violente ou brutale. Elle doit trouver des voix plus détournées, tel le mépris. C. Les griots comme représentants de groupes de référence négatifs Les pages précédentes nous ont permis de mettre en lumière la sin182

gularité des comportements du griot et les conditions sociales de la genèse de telles conduites. Le fait que celles-ci vont à l'encontre des normes auxquelles les autres obéissent habituellement explique, dans une certaine mesure, le mépris dont les jèli sont victimes, f o r me particulière de l'agressivité qui éclate dans de telles circonstances. Cependant, l'attitude des nobles n'est pas exempte d'ambiguïté. Nous savons qu'ils font preuve d'une complicité certaine à l'endroit des gens de la parole. Quelle est la signification sociologique de cette ambivalence de sentiments ? C'est ici que la notion de groupes de référence négatifs, élaborée par la psychologie sociale, acquiert toute sa signification. (5) Pour comprendre les comportements d'un individu ou d'un groupe quelconque, il est t r è s important de connaftre les modèles - les patterns - auxquels il se réfère. Ces derniers constituent ce qu'on appelle les groupes de référence. Les t e r m e s de modèles ou de patterns impliquent surtout une signification positive. Cependant, les comportements collectifs ou individuels ne sont pas seulement déterminés par l'attirance pour certaines situations sociales désirées, mais aussi par la répulsion pour certaines positions jugées comme socialement indignes. D'où la distinction entre groupes de référence positifs et groupes de référence négatifs, sur laquelle des auteurs comme R. Merton ont particulièrement insisté. (6) Si, pour comprendre la conduite d'un individu au sein d'un groupe, il est nécessaire de déterminer les gens qu'il veut imiter, il n'importe pas moins de savoir ceux à qui il ne veut pas ressembler. A ce point de vue, les griots sont pour les nobles les représentants d'un groupe de référence négatif. Ils exhibent l'image de ce que ces derniers répriment et refoulent au fond de leur être, celle qu'ils ne doivent pas donner d'eux-mêmes dans les rapports sociaux. Ce résidu de la répression ou du refoulement, et dont les comportements déviants du griot nous donnent une idée, continuent à tourmenter la personnalité du noble. Harcelé par des désirs et des pulsions incompatibles avec la dignité de son rang et réprouvés par sa conscience morale, celui-ci a le sentiment de subir l'influence étrange d'une entité extérieure à lui-même. Il y aurait des risques névrotiques, par suite de cette scission intra-psychique, si le conflit ne pouvait dépasser ce niveau individuel et personnel. Or, il y a une correspondance entre ce que les griots expriment dans leurs conduites déviantes et les tendances refoulées ou réprimées des nobles. Voilà réalisée la condition de la projection du conflit psychologique personnel sur le plan social. Et cette condition est suffisante pour que le processus ait lieu. En effet, de l'incompatibilité de c e r tains de ses désirs avec sa personnalité sociale, le h i r l éprouve une certaine anxiété ; d'où le désir de les nier, de les supprimer. Pour être efficace, ce mécanisme de défense par annulation, en œuvre déjà dans le sentiment d'étrangeté que le sujet éprouvait devant ces mouvements intérieurs réprouvés, doit être complété par la projec183

tion : ainsi, le sentiment d'insécurité est plus vivement combattu par l'idée, que non seulement le "mauvais" ou le "mal" n'est pas en nous, mais encore qu'on peut le localiser dans le milieu social extérieur. Il s'agit de circonscrire ce qu'on a banni. Et précisément l'une des significations du griot dans la vie sociale des Malinké est qu'il assume le rôle de support à cette projection péjorative. Ce faisant, il contribue à sauvegarder la bonne conscience des nobles. Aussi constitue-t-il un élément important des structures de "défoulement" de la société malinké. C'est ce problème que nous allons examiner maintenant. H. SIGNIFICATION EMOTIONNELLE DU PERSONNAGE DU GRIOT L'observation de la vie quotidienne des nobles révèle une alternance entre deux types de conduites opposées. Ordinairement l'homme malinké a le souci de conformer ses comportements à la haute idée qu'il a de sa dignité de hiri ; d'où un langage châtié, une grande discrétion et une égale pudeur. Mais lorsqu'il vient à rencontrer un sànâku, ses propos prennent soudain une tournure grossière, contraire à sa personnalité habituelle. A. Le griot et les structures de défoulement Ce n'est pas seulement à cette occasion qu'il se libère de son personnage de noble. On peut même dresser un tableau des circonstances où il lui est permis de se départir de sa noblesse, de sa dignité et de sa pudeur habituelles. Considérer le personnage du griot à la lumière des comportements du noble dans les moments de "défoulement" nous permettra de saisir sa signification émotionnelle. Dans les rapports domestiques, il existe une classe de parents avec lesquels on peut plaisanter, échanger des propos irrévérencieux, voire même grivois ; il s'agit des parents à plaisanteries au sens propre du mot (grand-père et petit-fils, oncle utérin et neveu, beaufrère et belle-sœur : c'est-à-dire le cadet et l'épouse de l'aihé). Ces relations donnent lieu à des dialogues cathartiques comparables à ceux des sànâku. Enfin, il est une circonstance particulièrement propice au "défoulement" : c'est le solisi, danses nocturnes précédant la circoncision ; ces nuits-là, les chansons qui accompagnent les danses donnent lieu à de véritables orgies verbales. L'unité de tous ces phénomènes réside dans le fait qu'ils permettent le défoulement dans des circonstances déterminées sans mettre en cause les structures et les valeurs sociales. En cela, on peut parler de défoulement contrôlé ou de canalisation. Par exemple, les rapports entre grand-père et petit-fils (parents à plaisanteries) 184

mettent en présence deux individus dont la position sociale est bien particulière ; le premier est souvent une personne âgée qui, de ce fait même, est en quelque sorte hors tabou ; le petit-fils est encore un petit enfant qui n'est pas entré dans la pleine maturité sociale ; dès qu'il le sera, ses plaisanteries avec son partenaire s'atténueront considérablement ; elles étaient déjà bien modérées dans leur forme. Celles qu'échangent oncle utérin et neveu trouvaient une limite efficace dans le statut de "père" classificatoire que le premier possède par rapport au second. Les défoulements réciproques entre beaux-frères et belles-soeurs ne pouvaient dépasser le stade ludique ; car tant que l'aùié est vivant, la belle-sœur est sexuellement tabou pour le cadet. (7) D'autre part, l'agressivité que les deux partenaires peuvent exprimer l'un à l'adresse de l'autre trouve sa limite dans le fait qu'ils sont des confidents intimes et que l'un sert de médiateur pour l'autre en d'autres circonstances. Celle qui pourrait éclater sous une forme violente dans le dialogue irrespectueux des sànâku est efficacement contenue par l'immunité réciproque qui caractérise le sànâkàna et les échanges de services entre les partenaires en question. Le défoulement du solisi ne dure qu'un moment et se déroule la nuit ; et puis, généralement, les personnes âgées forment un groupe à part, tandis que les jeunes gens sillonnent le village proférant des choses dont le caractère grivois reste masqué par le bruit des tambours et la discordance des voix. Enfin, en ce qui concerne le griot, l'immunité dont il jouit le protège contre les réactions violentes qu'auraient pu déclencher contre lui ses propres inconduites à l'égard d'autrui. On voit donc très clairement comment ces phénomènes de libérations émotionnelles sont des défoulements contrôlés. Essayons, à présent, d'y introduire un certain ordre en les classant selon des critères comme le nombre des participants, la réciprocité ou la non-réciprocité, la continuité ou la discontinuité du défoulement. Dans le tableau ci-après, nous pouvons distinguer nettement deux parties. Premièrement dans les bandes I et IV, nous avons affaire à des manifestations qui engagent dans une certaine mesure la société tout entière divisée alors en deux parties antagonistes, échangeant des propos grivois. Dans la bande I, nous trouvons une foule un peu confuse. Cependant on peut y distinguer deux camps ; d'un côté le groupe des hommes, lançant des chansons à l'adresse des femmes, de l'autre, le groupe des femmes leur répondant sur les mêmes thèmes. Ici le défoulement tend à la généralisation. Cependant cette tendance trouve sa limite dans le fait que les échanges ainsi entretenus sont pour le moins discontinus (environ une fois par an dans un même village). Et puis le solisi est une fête qui n'a lieu que pendant la nuit. Nous avons classé la bande IV dans la même catégorie que la bande I parce que, là encore, les rapports en question opèrent une dichotomie qui couvre l'ensemble de la société. Il est vrai que tous les griots malinké et tous les autres membres 185

de la société ne rentrent pas en rapport dans le même temps. Il n'empêche que, par rapport aux parentés et aux alliances à plaisanteries, les groupes I et IV présentent incontestablement une analogie : opposition de deux parties qui épuisent la totalité du groupe. Tandis que dans les cas n et III, il s'agit des rapports qui n'engagent que deux catégories d'individus ayant par ailleurs des liens de parenté (parenté à plaisanteries) ou deux groupes claniques alliés par le sànakuna. N'importe quel clan n'est pas l'allié à plaisanteries de n'importe quel autre. Les groupes claniques forment une série de couples. Tableau des moments de défoulement I n Les moments de Caractéristiques des échanges défoulement . „ Réciprocité Continuité Non- réciprocité Disc ontinuité I. Rapports entre Réciproques les sôlisilâ

Discontinus

II. Rapports en- Réciproques tre parents à plaisanteries

Continus

III. Rapports en- Réciproques t r e sànâku (alliés à plaisanteries)

Continus

Parties engagées Tout un village divisé en deux camps : Hommes/ Femmes Deux individus parents

Deux groupes claniques engagés dans une alliance spéciale le sànâkuffa Non réciproques Continus IV. Rapports Toute la société avec les griots Un groupe : griot La première observation qui se dégage de ce tableau se réduit à la constatation de l'impossibilité d'un défoulement généralisé. Les rapports, qui sont tout à la fois réciproques et continus, n'engagent jamais l'ensemble de la société (bandes II et m ) . Les rapports qui concernent toute la société ou un groupe local tout entier (IV et I) sont, soit discontinus, soit dissymétriques (non réciproques). La deuxième observation concerne le caractère singulier des rapports avec les griots : c'est le seul cas où il n'y a plus de réciprocité, et il ne saurait y en avoir. Le griot prend l'initiative des plaisanteries avec n'importe qui. Cependant, nul ne peut s'aviser de lui répondre. Ce serait malséant de sortir de sa dignité de h£r£. Est-ce à dire que le premier a besoin plus que le second de se détendre, de compenser l'effet des contraintes sociales ? Il n'en est rien, puisque les griots constituent précisément le seul groupe auquel les normes et les règles de conduites ordinaires ne s'appliquent 1

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guère. Ils n'ont donc pas besoin, psychologiquement parlant, de compensations, puisqu'il n'y a, à leur endroit, ni contrainte ni coercition. Si malgré tout, il y a défoulement, il est à penser que cette fonction psychologique qu'ils remplissent quotidiennement ne les concerne guère, mais au contraire intéresse au premier chef les autres, ceux à qui ils s'adressent. Du reste, la bienveillance protectrice dont ceux-ci font preuve en ces occasions, l'immunité ou l'inviolabilité dont ceux-là jouissent, trahissent une réelle complicité des deux parties. Aussi, est-il justifié d'affirmer que, lorsqu'un griot tient des propos indécents, soit par le contenu, soit par la f o r me, ou heurte de quelque manière les normes de bienséance réglant les comportements de l'homme malinké en public, une communication silencieuse s'établit ipso facto entre l'aspect réprimé ou refoulé de la personnalité de celui-ci et le personnage social, conscient et déviant de celui-là. Nous analyserons dans un instant la nature de ce dialogue. Mais dès maintenant, il est possible d'imaginer quelle peut être la portée d'une telle communication. Ce que l'une des p e r sonnalités exhibe ordinairement en public contraste avec ce que l'autre réprime et rejette au fond de lui-même. Il apparaît donc que si la société ne permet pas à tous les individus d'exprimer toutes les possibilités humaines qui sont en eux, si elle crée nécessairement un modèle de personnalité approuvée et valorisée, privant ainsi certaines potentialités individuelles des moyens de s'exprimer, elle ne supprime pas pour autant ces dernières. Elle peut et doit, pour acquérir une plus grande souplesse de fonctionnement, trouver en elle-même et circonscrire quelque lieu spécial où la nature trouve à s'exprimer librement. (8) Ceux qui sont concernés par ces spécialités jouent alors un rôle important dans le développement même de la personnalité des autres, dans la mesure où ils incarnent, informent, et personnifient en quelque sorte tous les résidus de la coercition sociale et des mécanismes psychologiques de la répression et du défoulement. Ce faisant, ces personnages sociaux spéciaux rétablissent grâce à leur médiation la communication - primitivement rompue par l'action de sanctions coercitives diverses - entre cette dimension spécialement désapprouvée de l'individu et le domaine des choses reconnues et acceptées par la société. Mais cette médiation suppose certaines conditions pour être réalisée ; il faut que les personnages qui l'accomplissent aient une situation sociale telle qu'une analogie soit possible entre eux et les autres membres de la société, sans qu'une identification totale soit possible cependant. La dernière condition est impliquée par la situation de spécialistes faite à ce genre de personnages par la société. C'est pour celle-ci une manière de circonscrire et de canaliser certains types de réactions ou de conduites. La première doit être remplie pour qu'une communication soit possible entre les deux parties, et pour que les comportements des personnages en question aient quelque écho sur le fond de la personnalité des autres membres de la société. 187

Or cette situation ambiguë correspond parfaitement à celle des griots dans la société malinké. B. L'ambiguïté de la position du griot En effet, l'étude de la société (première partie de cet essai) nous permet de dégager les grandes lignes de l'organisation sociale. Deux divisions fondamentales président à cette organisation : la division des castes d'une part, et la division sexuelle d'autre part. Or, si nous essayons de p r é c i s e r la position des griots dans ce contexte, ce qui frappe immédiatement l'attention, c ' e s t son ambiguïté. En tant que nàmàkàlà, il est un homme libre ; de ce fait, il se rapproche des hóró. Mais toujours en tant que nàmàkàlà, il est à rapprocher des esclaves, dans la mesure où il est frappé par les mêmes incapacités et les mêmes tabous : impossibilité d'accès au commandement et rejet dans l'endogamie, en particulier. L'analogie entre c e s deux groupes est telle, que dans certains rôles sociaux, il y a une équivalence fonctionnelle entre leurs r e présentants respectifs. Mais il faut p r é c i s e r tout de suite, que ce phénomène ne concerne pas tous les ou captifs, mais seulement certains d'entre eux : les wólósó ou captifs de case. Ceux-ci sont, parmi les gens non libres, ceux dont la condition se rapproche le plus de celle des griots. Sans être des hivo, ils sont plus ou moins assimilés aux membres de la famille du maître. Ils ne peuvent être maltraités ou vendus. Ils ne doivent que cinq j ours de travail sur sept. Enfin, dans certains rites spéciaux, on peut indifféremment faire appel à leur concours ou à celui des nàmàkàlà en général et des griots en particulier : rites funèbres (toilette du mort). Comme ceux-ci, ceux-là pouvaient s e r v i r d'intermédiaires dans les relations matrimoniales. Cette position intermédiaire et ambiguë des fíámákálá, en général, et des griots en particulier, constitue une solution de continuité entre les deux pôles extrêmes et opposés que représentent d'une part les nobles, d'autre part les esclaves. Cette structure tripartite, caractérisée par l'opposition hiérarchique de deux groupes r e l i é s par une position intermédiaire, se retrouve au sein du groupe des hóró lui-même. Ceux-ci forment à leur tour une unité complexe constituée de deux pôles opposés : d'un côté, les princes formant une dynastie, de l'autre les sujets. Entre c e s deux pôles, il y a des tensions c e r t a i nes : conflit entre les clans royaux soucieux d'exercer leur autorité et les autres préoccupés de sauvegarder leur dignité d'hommes libres. Cependant ici, comme dans le cas précédent, il y a une position intermédiaire constituée par les alliés à plaisanteries des clans royaux. P a r la vertu de cette alliance spéciale, les sànâku des princes deviennent des sujets pas comme les autres ; ils sont inviolables. En revanche, et par la vertu de la même alliance, ils sont les seuls sujets qui ne peuvent point devenir les rivaux des gouvernants. Or, 188

A H3T3 OU

Nobles

Position intermédiaire des griots

I I

Nobles au pouvoir

. Sànâkâ ou Alliés à plaisanteries

A

Sujets nobles

LEGENDE Captifs < —

A



Séparation de A et B. Séparation de C et D, avec autorité de C sur D.

un groupe clanique peut avoir plusieurs partenaires de ce genre et les clans les plus importants politiquement en ont toujours beaucoup ; il en résulte que certains clans deviennent les sànaku communs des princes et de certains de leurs sujets. Voilà donc une position qui rappelle étrangement celle des griots. Et pour achever enfin cette analogie des situations, il faut signaler que les sànaku ont ceci de commun avec les gens de la parole, qu'ils peuvent entretenir des rapports d'une grande familiarité avec les princes et parfois dire publiquement à ces derniers des vérités un peu amères, sans aucune crainte de représailles. Cette analogie se trouve représentée dans le schéma ci-dessus. Si nous considérons à présent la division sexuelle de la société, second grand principe d'organisation, la situation des griots nous apparaîtra avec la même ambiguïté. En tant que représentants du sexe masculin - nous parlons des hommes jèli - , ils se révèlent être, par leurs activités et par leurs comportements, des hommes qui, à maints égards, sont à rapprocher de l'autre sexe. Ainsi, le fait de pouvoir chanter et de jouer des instruments de musique sont des attributs à la fois communs aux femmes et aux griots. Ensuite, les représentants des deux groupes peuvent exprimer librement c e r taines émotions interdites. Enfin, les uns et les autres sont frappés par la même incapacité politique : ils ne peuvent accéder à l'autorité dans ce domaine. Cependant, cette analogie présente des limites : en premier lieu, et pour ce qui concerne l'usage de la musique, il 189

faut dire que ces activités sont pour les femmes des divertissements sans aucune signification économique, ce qui n'est pas le cas pour les gens de parole. Enfin la division sexuelle s'applique aussi bien à l'ensemble de la société qu'au groupe des griots. A ce point de vue la division des instruments entre griottes et griots demeure étonnante. Les premières n'usent que d'un instrument d'accompagnement, tous les autres étant réservés aux seconds. Un autre effet de l'opposition des sexes chez eux réside dans le fait que seuls les hommes peuvent chanter les généalogies, transmettre à l'auditoire les discours publics des notables. Ainsi, tout en participant aux deux groupes sociaux des hommes et des femmes, les griots ne peuvent être parfaitement assimilés ni à l'un, ni à l'autre, et s'opposent également aux deux. De même que tenant à la fois des esclaves et des nobles, les gens de la parole (en tant que nàmàkâlâ) s'opposent également à ceux-ci et à ceux-là. C'est cette situation que les schémas de la page 191 résument : en haut de la page, la position intermédiaire des griots entre l'homme har6 et l'esclave ; au milieu leur position ambiguë entre les deux groupes sexuels opposés des hommes et des femmes. C. Signification émotionnelle du personnage du griot L'idée qui a présidé à la construction de ces schémas était de r e chercher les relations (d'opposition et de complémentarité) sousjacentes à l'organisation sociale, afin de mieux faire apparaître dans ce contexte la signification émotionnelle du personnage du griot. Mais, pour aller jusqu'au bout de cette entreprise, il fallait aussi rechercher les analogies et les correspondances, les contrastes et les oppositions entre les structures ainsi dégagées et la personnalité de l'individu malinké. Or, le schéma fondamental qui a révélé l'analyse des structures sociales consistait en une opposition de pôles complémentaires, avec une position intermédiaire : opposition des nobles aux captifs et celle des hommes aux femmes. Dans les deux cas, la position intermédiaire était représentée par les griots, or, nous savons aussi que par leur situation sociale et par leurs conduites, ceux-ci s'opposent à leur tour aux nobles. Il était donc nécessaire de tenir compte de ce fait. Alors, nous avons placé les gens de la parole à l'une des extrémités de l'axe de l'opposition et les hommes h5rj~à l'autre, afin de rechercher l'élément qui pouvait représenter la position intermédiaire. Cette idée était d'autant plus intéressante qu'elle résumait à la fois l'opposition des nobles et des captifs, celle des hommes et des femmes. Ayant tracé ce schéma, nous nous sommes rendu compte de la singularité de cette structure par rapport aux deux précédentes : ici, l'on ne dispose plus de groupe intermédiaire pouvant établir un p a s sage d'un pôle de l'opposition à l'autre, d'où le point d'interrogation (?) du dernier schéma page 191. Cependant, la solution de continuité, 190

Nobles

I

Üámákálá en particulier griot

Captifs

i I A

A

Griots

Femmes

Hommes nobles

pour n'être point offerte par l'existence d'un nouveau groupe social, n'est point pour autant définitivement exclue ; elle est à chercher à un autre niveau, dans la structure même de la personnalité de l'homme noble. A ce niveau, nous découvrons une unité complexe faite de rôles et de personnages opposés se succédant dans les différentes phases de la vie, ou alternant dans les comportements quotidiens. Et à bien des égards l'homme h5r5 se conduit parfois comme un véritable griot. 1. Personnalité de h5r5 et personnage de griot au cours des différentes phases de la vie Au cours de sa vie, le h5r5 malinké passe par plusieurs phases. Nous pouvons en retenir au moins trois. L'enfance, où non encore circoncis, l'individu est appelé bilàkoro par opposition aux adultes circoncis ou kùrûsiti, "ceux qui portent la culotte". Il ne s'agit pas d'une simple différence nominale. Cela correspond à une opposition de statuts et de conduites. Les bilàkoro ne sont pas encore intégrés 191

à la société. Du point de vue de la division sexuelle, ils ne sont encore assimilés ni aux femmes ni aux hommes. Leurs comportements ne sont pas encore jugés comme ceux d'un citoyen responsable. Les kùrùsiti ont accédé à la majorité sociale et manifestent déjà dans toutes leurs conduites la dignité qu'exige ce rang. Jusqu'à la circoncision, le bllàkôro, peut aller nu. Après ce rite de passage, il ne le peut plus. Avant, il demeure pour les femmes, un être asexué ; après, il devient l'objet de leurs désirs. Du reste, la fin de la période de réclusion qui suit l'opération de la circoncision est marquée par un rite hautement symbolique : pour la première fois, le jeune homme va passer toute une nuit, seul avec une compagne de son âge. Il est devenu homme. Nous ne nous étendrons pas davantage sur ces faits marquant l'opposition de ces deux périodes de la vie. Mais nous noterons, en revanche, qu'entre ces deux phases existe une période intermédiaire constituant le passage de l'une à l'autre. Elle est dite bùré (période de retraite consécutive à la circoncision) : pendant cette période, le jeune Malinké est appelé kenêde. Or, cette période intermédiaire nous intéresse particulièrement. Elle traduit en quelque sorte, sur le plan diachronique et individuel, ce que le griot représente sur un plan synchronique et social. Pendant la phase de retraite ou bùré, le jeune homme en train de devenir un homme hSrS semble se conduire comme un griot. Il joue de certains instruments de musique comme les sistres ou wâsâbâ et chante à longueur de journée les louanges de ses parents et du sémà (le maître, celui qui les a circoncis). Il ne travaille guère de ses mains et il est abondamment nourri. Par contre, avant ce rite, il aidait au travail des champs et participait de quelque manière à la production de la vie matérielle du groupe familial. Et cette belle vie peut durer plusieurs mois. Le jour qui marque la fin de cette période, tous ces nouveaux hommes ou cèbàlê vont rendre visite à leurs parents respectifs et aux notables du village. Ils reçoivent de nombreux cadeaux. Tout cela fait penser aux jèli. Cependant, les ktn&dë ne sont pas absolument identiques aux griots : ils ne sont pas inviolables comme ceux-ci. Au contraire, pendant toute la période de bùré, ils doivent subir des brimades de la part de leurs alhés déjà circoncis. De plus, ils ne font preuve d'aucune déviance dans leurs propos (pas de grossièretés en public). Enfin, ils mènent une vie de reclus, tandis que les griots mènent une vie essentiellement publique. On peut donc dire que le jeune circoncis joue de façon très nuancée, et en dehors de la vie publique quotidienne, le personnage que le griot joue publiquement et de manière outrée (voir le premier schéma de la page 193). 2. L'alternance de personnalités dans la vie quotidienne des hommes nobles et sa signification par rapport au personnage du griot L'analogie entre le personnage du griot et la personnalité de l'hom192

Noble adulte Circoncis Période de la circoncision

i

Non-circoncis

en situation de h a r j

Noble Griot

i >

Î / \i .'N

r

en situation de sànâku

. Noble

Griot pendant la vie

/

/ "

quotidienne

V

pendant la fête du solisi

me h a r j ne se limite pas à cette phase de la vie. Dans les conduites quotidiennes du noble, on observe une alternance entre les moments qui sont parfaitement en accord avec sa dignité, et d'autres moments où ses comportements rappellent étrangement ceux du griot. Lorsqu'il vient à rencontrer vin allié à plaisanteries, il se met soudain à tenir des propos dont la forme et le contenu seraient jugés fort déplacés en public. En tant que sànâkiï, il remplit des rôles ordinairement confiés aux nàmàkâlà en général et aux griots en particulier. C'est cette alternance personnalisée que nous avons figurée dans le deuxième schéma ci-dessus par une courbe sinusoïdale. Enfin, lors de certaines fêtes, on observe ces mêmes changements dans la personnalité du h£r5. Nous voulons parler des réjouissances qui accompagnent la circoncision (voir ci-dessus). Cependant, bien que de telles conduites rappellent celles du griot, elles en diffèrent par la réciprocité qui les caractérise ; tandis que les rapports avec les gens de la parole se distinguent par l'absence de réciprocité. 193

A r r i v é à ce point, nous s o m m e s en m e s u r e de répondre à la question que nous soulevions il y a un instant : 1°) Le griot, dans s e s r a p p o r t s publics avec l'homme h £ r i , viole quotidiennement les r è g l e s de conduite qui gouvernent les attitudes de celui-ci. 2°) Loin de r é a g i r et de sanctionner sévèrement le coupable de c e s t r a n s g r e s s i o n s , les nobles semblent m a n i f e s t e r à son endroit une réelle complicité en lui accordant les privilèges de l'immunité et de l'inviolabilité, la personne du griot ne pouvant être l'objet d ' a u cune agression physique ou m o r a l e . Il est m ê m e malséant de se f â cher contre lui. D'où la question : comment les nobles vivent-ils l e u r s relations avec de tels personnages ? Nous avons dit qu'à c e s occasions, une communication silencieuse s ' é t a b l i s s a i t entre c e r t a i n s aspects de la personnalité des p r e m i e r s et le personnage joué p a r les seconds. Mais il r e s t e à savoir quelle peut ê t r e la nature de cette communication : s ' a g i t - i l d'une identification des p r e m i e r s aux seconds ? Cette hypothèse n ' e s t pas soutenable, dans la m e s u r e où les griots appar a i s s e n t comme les r e p r é s e n t a n t s d'un groupe de r é f é r e n c e négatif. Une hypothèse plausible : s ' i l n'y a pas identification, il peut y avoir participation plus ou moins inconsciente des h3ro aux a c t e s des griots. Devant les comportements déviants des seconds, il s e p o u r r a i t bien que les d é s i r s , r é p r i m é s ou refoulés des p r e m i e r s , t r o u vent quelque satisfaction par le truchement du spectacle. Nous v e nons de m o n t r e r que c e s d é s i r s n'étaient point supprimés et qu'ils continuaient à poursuivre des possibilités de satisfactions d i r e c t e s dans c e r t a i n e s circonstances (à l'occasion des r a p p o r t s des sànâkàna p a r exemple, ou des f ê t e s dites solisi, et enfin l o r s de r i t e s de p a s sage comme la circoncision). Dans tous c e s cas, l'homme h^ra se conduisait comme un griot. Dans ce contexte, on peut p e n s e r qu'il doit se produire un phénomène de résonnance émotionnelle chez c e lui-là, lorsqu'il vient à ê t r e le témoin des actes déviants de celui-ci. Tout se p a s s e comme si soudain, en dehors de sa personne p r o p r e , les d é s i r s inavoués, r é p r i m é s ou refoulés de l'homme noble, s e cristallisaient, prenaient une f o r m e socialisée et intégrée dans le personnage du griot. Ces d é s i r s que le horp éprouvait, p e u t - ê t r e comme a u t r e s , au sein de sa personnalité et auxquels le sànakuna, la période de passage du bûré, et les f ê t e s de solisi, ne pouvaient donner que des satisfactions fugaces, é p a r s e s et limitées, trouvent ainsi à la fois un sujet (9) et une pleine satisfaction. En chargeant un autre de la lourde responsabilité d ' a s s u m e r la satisfaction de besoins incompatibles avec la dignité de sa condition de noble, le Malinké se d é b a r r a s s e évidemment d' une tâche difficile ; m a i s du m ê m e coup, il s'engage dans d'étranges liens de dépendance à l ' é g a r d de cet autre s o i - m ê m e , de cet alter ego. C ' e s t p e u t - ê t r e cela qui explique l'immunité p r o t e c t r i c e , l'inviolabilité qu'il lui accorde. C ' e s t en tout c a s sûrement la raison psychologique du privilège qu'il 194

lui donne d'exiger des dons, et le devoir qu'il se fait de lui donner toujours sans exigence de retour. Mais le mécanisme de défense, qui consiste à projeter sur l'autre ses propres désirs inavoués, ne suffit pas à résoudre entièrement le problème ; car même indirectement, il ne saurait y avoir de pleine satisfaction de tels désirs sans conflit psychologique. S'il y a satisfaction - et nous le pensons -, elle ne peut être éprouvée consciemment comme telle. Dans la conscience, elle doit prendre une forme déguisée ; elle y apparaît sous la forme du mépris, métamorphose du plaisir coupable. Et ce m é p r i s - l à est celui que nous éprouvons à l'endroit de ceux qui nous ont aidés à obtenir la satisfaction, plus ou moins inconsciemment recherchée, de quelque tendance, réprouvée par notre conscience morale. Aussi, on ne peut accepter de telles personnes qu'en les niant de quelque manière. Le sentiment de culpabilité consécutif à la transgression de la norme, celui de la nécessité d'une expiation (10) induisent une attitude hostile, consciente celle-là, à leur égard. C'est pourquoi le griot ne peut être reconnu et accepté que comme ce moindre être, cet homme impotent dont nous parlaient les mythes, cet homme déchu à qui l'on refuse le statut et la dignité d'un allié matrimonial possible et qu'autrefois l'on privait de sépulture. Mais par-delà le besoin manifeste de se désolidariser définitivement de lui en l'isolant dans l'endogamie, par-delà ce mépris dont il le couvre donc, le hors demeure, à t r a v e r s ses propres désirs réprouvés, irrémédiablement lié à son griot. Mais les liens qui unissent les deux parties ne se réduisent pas à ces seuls motifs psychologiques. Dans les échanges sociaux qui les lient entre eux, les nobles ont encore besoin des gens de la parole comme médiateurs. C'est ce problème essentiel que nous examinerons dans les prochains chapitres. NOTES 1. Terme d'origine amérindienne passée dans la littérature ethnologique pour désigner le type d'échanges sociaux caractérisés par l'antagonisme et l'ostentation. 2. Un jour, une des femmes de mon oncle fut victime d'une injustice de la part de son mari. Celui-ci voulut par-dessus le marché lui imposer le silence. Alors, elle sortit de la case, ajusta fermement son pagne. Elle cria à son mari de venir la battre car elle était décidée à exprimer sa colère : Ni ri ma kumâ à di ké ri mà jànkàrd di, "Si je ne parle pas, j'en tomberai malade", disait-elle. 3. Lorsque le griot continue à chanter après qu'on lui ait fait des cadeaux, cela signifie qu'il n'en est point satisfait. 4. D'après Jeli-Diara, griot malinké de Guéckédou (Guinée). 5. R. K. Merton, op. cit., chap. VII et v m . 6. Ibid., p. 249-250. 7. Voir chap. XII. 8. Voir R. Linton, The Study of M an, New York, 1964, chap. XVI : "Participation in culture", p. 272-273 : "First, there are those ideas, habits and 195

conditioned emotional responses which are common to all sane, adult members of the society. We call these the Universals... Second, we have those elements of culture which are shared by members of certain socially recognized categories of individuals but which are not shared by total population. We will call these the Specialties. Third, there are in every culture a considerable number of traits which are shared by certain individuals but which are not common to all the members of the society or even to all the members of any one of the socially recognized categories. We call these Alternatives". 9. Parlant du £a ou de l'inconscient, D. Lagache dit ceci : "Non seulement le sujet ne s'y distingue pas de la pulsion, du but et de l'objet, mais il est éparpillé parmi ces différentes relations d'objets ou leurs groupements partiels. En définitive c'est cette absence du sujet cohérent qui caractérise le mieux l'organisation du ça. L'opération défensive et refoulante exclut la pulsion du Moi cohérent, la renvoie à une espèce de Non-Moi intérieur et ignoré, d'où le caractère d'étrangeté de la pulsion... " (La Psychanalyse, n° 6 ; "Perspectives structurales", in Colloque international de Royaumont, Paris, 1961, p. 21). 10. Voir docteur Hesnard, L'univers morbide de la faute; S. Freud, Totem et tabou, Paris, 1951 ; en particulier chap. H, p. 29-89.

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CHAPITRE XE. LES ACTIVITES DU GRIOT DANS LA VIE SOCIALE ET POLITIQUE DES MALINKE

Pour bien comprendre la mission de médiateurs sociaux et politiques que la société confie au griot, nous commencerons d'abord par déc r i r e les activités sociales et politiques de ce dernier. Dans un p r e mier temps, nous observerons ses interventions successives dans les moments importants de la vie de tout Malinké. Ensuite, nous traiterons de son influence dans la vie publique et dans les affaires de l'Etat. I. LES INTERVENTIONS DU GRIOT DANS LES MOMENTS IMPORTANTS DE LA VIE DU MALINKE Nous décrirons ses activités lors de la naissance, de la circoncision, du mariage et enfin de la mort. A. Les activités du griot à l'occasion de la naissance Quand un enfant naît chez les Malinké, on confie à certaines catégories d'individus, le soin d'aller annoncer l'heureux événement aux parents, aux amis et aux voisins : les sànâku, ou alliés à plaisanteries, peuvent remplir cette mission ; mais ce sont surtout les nàmàkâla, et singulièrement les griots, qui sont le plus qualifiés pour accomplir ce genre de tâche. Les jours qui suivent l'accouchement, la m è r e et l'enfant demeurent dans la case. C'est seulement au bout de huit jours qu'ils sortiront de leur retraite. Durant cette période, la case natale protégera le nouvel être contre les influences néfastes du dehors ; le bébé n'aura point de prénom. On l'appellera ctkuda, "homme nouveau", s'il s'agit d'un garçon, ou mùsbkudâ, "femme nouvelle", s'il s'agit d'une fille. N'ayant point de nom, cet être est censé ne point donner prise aux influences maléfiques des sorciers. Nous touchons ici à une idée capitale : l'importance du nom chez les Malinké ; le mot semble être une partie intégrante de l'être nommé. Connaître le nom, c'est déjà posséder un certain pouvoir sur celui qui le porte. Mais tout le monde n'a pas la possibilité d'exploiter ce pouvoir. Les sorciers, les magiciens et les guérisseurs connaissent les noms secrets de certaines puissances surnaturelles ; ils arrivent ainsi à les maîtriser en les nommant. Les griots savent exalter les noms honorifiques que sont les jàmu, développer les fresques généalogiques et les gestes épiques qu'ils évoquent ; d'où le pouvoir extraordinaire de leur parole sur l'homme malinké. Mais revenons à notre description. 197

A la veille de l'imposition du nom, on fait encore appel au griot pour inviter parents, alliés, voisins et amis à la cérémonie. La famille prépare, pour ce jour, une grande quantité de de (farine de riz étendue d'eau) au miel et rassemble des noix de kola. Le tout sera distribué aux invités. Chaque famille envoie ses représentants munis de cadeaux (kola et argent). Dès le matin, tout le monde se rassemble à la porte de la case de la mère. On fait sortir l'enfant et la mère. On lave l'enfant et on lui rase la tête (c'est le rôle du forgeron ou du cordonnier). Pendant ce temps, les femmes chantent et dansent joyeusement. Séparé de ces dernières, le groupe des hommes devise gravement. Au bout d'un certain temps, le plus ancien de la concession appelle un griot qui, aussitôt, réclame le silence d'une voix puissante. Tout le monde se tait. Le joueur de bâlâ, égrène en sourdine ses dernières notes ; le prénom est chuchoté à l'oreille du griot : debout au milieu de la cour, ce dernier se tourne vers le groupe des hommes et le prononce à haute voix pour la première fois : "L'enfant s'appellera Un tel, comme son grand-père", par exemple. Puis, dans une tirade épique, il dit les faits et gestes de l'homme dont l'enfant porte le prénom. Cela fait, il se tourne vers les femmes et clame le prénom de l'enfant : aussitôt la joie éclate ; les femmes reprennent vin instant leurs chants et leurs danses. Mais de nouveau, un griot intervient pour réclamer le silence ; cette fois, il aura de la peine à calmer l'ardeur des danseuses en liesse. Il lui faudra user d'une voix forte pour leur imposer le silence et transmettre le discours des hommes. En effet, c'est le moment où ceuxci vont présenter leurs cadeaux. Le griot vient successivement se placer à la droite de chacun des hommes qui auront à prendre la parole. Il reprendra, parfois, chacune des phrases de celui qui parle : "Je ne suis pas bien riche", dira par exemple ce dernier ; et le griot de transmettre à l'auditoire : "Moi Un tel, ce n'est pas un don que je suis venu présenter ; car moi-même et tout ce que je possède, appartenons à Un tel. Je suis venu seulement offrir un peu de savon, pour la toilette du nouveau-né.' ". L'homme remettra alors au griot le cadeau. Celui qui connaît bien la société pourra identifier, grâce à ce discours, les rapports du donateur avec le père de l'enfant. Dans le cas présent, ce pourrait être ceux d'un neveu avec un oncle maternel. Parfois, l'homme qui parle fait lui-même preuve d'une grande éloquence : alors le griot se contente de répéter seulement les derniers mots de chacune des phrases de l'orateur ; il prend le cadeau et le remet au plus ancien de la famille concernée. Lorsque le don est important, il en empoche une partie sans que nul ne trouve à redire. Cependant, lorsque ce geste se répète un certain nombre de fois, les joueurs d'instruments de musique qui sont restés à leur place, élèvent d'énergiques protestations ; ils réclament une partie de ce que l'autre a retenu. On assiste parfois à de véritables disputes entre griots. Il faudra alors l'intervention d'un vieux griot pour imposer un peu de calme, ce qui n'est pas facile. 198

La cérémonie, commencée par le sacrifice d'un mouton, se terminera par la distribution de la viande, des noix de kola et du d£ que la famille avait préparé. B. La circoncision Cette opération est accompagnée de grandes réjouissances chez les Malinké. Durant une semaine, tous les jeunes gens du village dansent grâce au concours musical des griots. Ceux-ci reçoivent force cadeaux de la part des familles dont les enfants vont être circoncis ; souvent, ils sont nourris par elles durant toute cette période. Mais le fait le plus important est la présence des griots auprès des jeunes gens le jour de la circoncision : ils seront les témoins oculaires sévères du courage de ces futurs hommes, comme ils témoigneront de leurs prouesses plus tard à la guerre ; ils ne craindront pas à l'occasion de révéler les couardises. On comprend alors que les Malinké éprouvent une certaine crainte à l'endroit de ces "maîtres chanteurs" éventuels. Pendant les huit jours qui précédèrent l'épreuve, leurs chansons ont rappelé à ces petits hommes que mieux vaut la mort que la honte ; et la honte, malo, résulte du manque de courage ou de l'impuissance à venger l'affront. C. Les activités du griot dans les relations matrimoniales et paramatrimoniales 1. Les fiançailles et le mariage Ici encore, les griots interviennent dès le premier moment : qu'un jeune homme jette son dévolu sur une jeune femme, il va faire part de ses sentiments au chef de la famille (le père ou le plus ancien de la concession). Ce dernier, après avoir consulté les autres membres de la famille, fait aussitôt appel à un griot (ou à défaut à un nàmàkala quelconque de sa connaissance). Celui qui servira d'intermédiaire entre les deux familles est le kin$îiili, de k i n i , "mariage", et fiel?, "se tenir devant". Le griot se rend chez le père de la jeune fille, muni de dix noix de kola qu'il ira présenter de la part de son jàti ; on ne lui donnera aucune réponse précise ; il devra au bout de quelques semaines refaire la même démarche ; mais cette fois, il sera chargé de dons importants pour la famille de la jeune fille et pour lui-même. Durant plusieurs semaines, voire plusieurs mois encore, la famille de la jeune fille ne donnera aucune réponse qui l'engage véritablement ; pendant ce temps, le fiancé rendra de fréquentes visites à ses futurs beaux-parents ; il sera toujours accompagné d'amis, et surtout d'un griot qui l'introduira dans sa belle-famille ; c'est ce griot qui présentera les cadeaux du fiancé ; c'est encore lui qui sondera officieusement les sentiments de la jeune fille, ceux de ses frères, de ses oncles, etc. en essayant de découvrir les personnes 199

les plus réticentes ; c'est encore lui qui saura comment venir à bout de ces réticences. Mais pour cela, il faudra faire au griot force dons. Vient enfin le jour de la réponse de la belle-famille : wôrôté (littéralement, rupture de kola). C'est au cours d'une cérémonie que la belle-famille donne sa réponse au griot qui la transmet aux parents du jeune prétendant ; la dot déjà constituée est remise par l'intermédiaire toujours du même personnage. Cependant, la fille ne quittera sa famille que quelques semaines après. Le jour du mariage (généralement un jeudi soir ou un mercredi selon les régions), le griot à la tête des futurs beaux-frères de la mariée (pulhés du marié) et des jeunes gens de sa classe d'âge va chercher la jeune fille. Une griotte l'habille et la pare de ses plus belles parures ; puis, un griot la porte sur son dos pour lui faire franchir le seuil de la case nuptiale. Le rôle des gens de la parole ne s'arrête pas là, comme on aurait pu s'y attendre : lorsque la mariée a rejoint son époux, une griotte demeure non loin de la case. Une fois l'union consommée, elle viendra récupérer le linge portant les preuves de la virginité ; le lendemain, elle portera ce linge enfermé dans une belle calebasse posée sur sa tête ; elle ira le présenter aux femmes âgées de tout le village ; elle sera accompagnée en la circonstance par les femmes des deux familles du jeune homme et de la jeune mariée. Mais au cours de la nuit de noces, des incidents peuvent se produire quant aux capacités physiques de l'homme de mener à bien la consommation de l'union. D'une part, l'impuissance de l'homme entrafhant l'annulation du mariage, la griotte jouera ici aussi un rôle de témoin (1) ; d'autre part des tricheries sont possibles quant à la pureté virginale de la mariée (2) ; il va sans dire qu'elles ne peuvent se réaliser qu'avec la complicité de la griotte témoin ; c'est là un fait très significatif quant à la double attitude de mépris et de crainte que les Malinké manifestent à l'endroit des gens de la parole. 2. Le griot et les relations para-matrimoniales Le rôle du griot ne se limite pas seulement aux seules relations matrimoniales ; il est aussi parfçis l'intermédiaire des relations paramatrimoniales : kànmtlS (kànî désigne toutes les liaisons qui se nouent en dehors du mariage ou en deçà du mariage). Le griot est bien placé pour jouer un tel rôle : il jouit d'une grande liberté de mouvement. Il peut à tout moment entrer dans n'importe quel enclos domestique. Il peut plaisanter avec tous ; aussi l'utilise-t-on pour établir ce genre de relations. L'adultère donnait lieu à des punitions sévères : la femme pouvait être répudiée et la dot remboursée ; son complice était sévèrement et publiquement flagellé. Lorsque le mari ne voulait pas la répudier, l'épouse coupable subissait le même sort que son complice. Ensuite, l'homme coupable d'adultère avec une femme mariée devait payer une amende, une bête (bovine ou caprine) au mari et donner des kola en offrandes aux ancêtres de celui-ci ; ce 200

rite devait purifier la femme adultère qui, sans cela, était censée devenir stérile ou victime d'accidents lors d'accouchements ultérieurs ; mais, ce qui est particulièrement intéressant pour notre propos, c'est le fait que le mari lésé devait, pour compléter ce rite, se dépouiller de certains objets personnels au profit des nàmàkâlâ en général, et des griots en particulier. Enfin, lors du divorce, le griot joue encore son rôle d'intermédiaire ; en cas de répudiation, le mari le charge de raccompagner la femme dans ses foyers ; c'est lui qui exposera à cette occasion les griefs formulés par l'époux. Mais une femme peut s'enfuir chez ses parents à la suite de mauvais traitements par exemple. Le mari, s'il veut la récupérer, doit envoyer un émissaire pour la réclamer. Si cette démarche ne met pas fin à la fugue, le divorce a lieu ; alors, les parents de la femme sont obligés de rembourser la dot ; le griot, qui avait servi d'intermédiaire lors du mariage, joue ici une sorte de fonction de notaire ou d'huissier : il se souviendra du montant des dons et des circonstances dans lesquelles ceux-ci ont été offerts par le mari ; il indiquera aussi le montant de la contre-dot offerte par les parents de la femme. On aperçoit ainsi l'importance du griot dans la rupture comme dans l'établissement des relations matrimoniales. D. Les tâches funèbres du griot Il nous reste enfin à décrire les activités et le rôle des griots lors de la mort et des funérailles. Ce sont eux qui jouent le rôle de lugubres messagers ; ils vont annoncer la mort à travers le village aux parents, aux alliés et aux amis ; c'est là évidemment une tâche particulièrement difficile et pénible que les griots partagent avec les autres fiàmàkâlâ. Aussitôt arrivent toutes les personnes qui ont été averties. Elles apportent des cadeaux en nature et en espèce : de l'argent, des pagnes, du savon, etc. Ce sont des femmes âgées (déjà veuves de préférence) qui procèdent à la toilette funèbre. Elles sont choisies parmi les nàmàkâlâ en général et les griottes en particulier. A défaut, on fait appel aux sànaku ou alliés à plaisanteries (et autrefois à des wolosô, captifs de case). En compensation, ces femmes reçoivent des vêtements du défunt, des objets ayant servi pour le bain funèbre et une partie des cadeaux apportés par les parents, les alliés matrimoniaux et les voisins. Nous ne reviendrons pas sur le cas spécial de la mort d'une femme enceinte. Nous l'avons traité dans la deuxième partie de cet essai (chapitre V). Nous constatons ainsi la présence constante du griot à tous les moments importants de la vie de l'homme malinké. Cela nous permet de comprendre la double attitude de mépris et de crainte dont il est l'objet. Il est celui qui en sait trop et dont on peut craindre un 201

chantage d'autant plus menaçant qu'il jouit d'une liberté de parole presque totale. Sa présence signifie aussi celle, par délégation, de la société malinké elle-même, à tous les moments importants de la vie de ses membres. Le second fait intéressant que cette brève description a mis en lumière, c'est la mission de médiateur que le griot accomplit dans les rapports sociaux. Il est l'intermédiaire par excellence entre l'individu et le reste de la société. Les descriptions qui vont suivre confirmeront cette idée. II. LE GRIOT DANS LA VIE PUBLIQUE ET POLITIQUE DES MALINKE A. Le griot dans la vie publique des Malinké Nous avons vu, lorsque nous décrivions les relations interclaniques (chapitre H) que l'une des manifestations les plus étonnantes de la vie publique des Malinké, était le sànâkunâ ou alliance à plaisanteries. Il était donc intéressant de replacer les comportements du griot dans ce contexte. C'est dans ce but que nous avions tracé une cible sociométrique pour apprécier la place relative des différents clans dans ce réseau de relations. Mais les conclusions que nous pouvions en t i r e r étaient fort limitées. La seule chose certaine alors était que les clans les plus importants politiquement avaient une position centrale dans la cible en question. Mais n'ayant pas eu la possibilité de mener une enquête systématique, nous ne pouvions obtenir que t r è s peu de renseignements sûrs de la cible. C'est ainsi, par exemple, que celle-là ne donnait aucune indication précise et certaine sur la position des gens de la parole vus sous cet aspect. On peut cependant dès maintenant noter que les griots sont souvent les sànâkfl des clans politiquement et socialement importants, tels que les Kéita. Ce fait nous permet de comprendre les rapports de familiarité que les griots entretiennent avec les notables, les chefs et les rois ; mais en fait, ces rapports de familiarité, les griots les entretiennent avec tous les clans malinké, avec tous les individus, qu'ils soient ou non leurs sànâku. Dans^ une certaine mesure on peut dire que leur statut font d'eux les sànâku naturels de tout le monde : ils peuvent plaisanter n'importe qui et se moquer de tous au sujet de leurs défauts physiques et moraux ; ils vont jusqu'à chanter de tels traits. Ils ne sont astreints à aucune attitude de respect avec les gens les plus puissants ; enfin, toutes les fonctions sociales remplies par un sànâku peuvent être également et indifféremment remplies par un griot et vice versa ; autrement dit ces deux personnages sont fonctionnellement équivalents. 202

Cependant, certaines différences séparent les relations de plaisanteries que les griots entretiennent avec les autres membres de la société d'une part, et les relations de sànâkuna d'autre part. Dans un cas, il y a réciprocité (alliance à plaisanteries), dans l'autre (rapport avec les griots) il n'y en a pas. Il ne viendrait à aucun harJ l'idée de répondre aux propos grivois d'un griot sur le même ton (le horayâ exige de la pudeur et de la retenue). Il n'est pas permis non plus de s'en offusquer : on doit seulement s'en accommoder, c a r , en fait, cette liberté unilatérale de langage implique paradoxalement l'expression même de son infériorité. L'équivalence fonctionnelle des deux catégories de personnages trouve aussi ses limites dans les conflits opposant deux clans ou deux familles. Ici, à l'exclusion de tout autre, seuls les griots peuvent intervenir comme médiateurs. L'inviolabilité dont ils jouissent les protège contre la violence des antagonistes. Leur personnage de "maître chanteur" éventuel leur donne une influence considérable sur tout.le monde. Cette position du griot rappelle évidemment celle des sànâku. Cependant on peut noter qu'à la différence des alliés à plaisanteries dont la fonction de censure ne s'exerce que sur leurs seuls partenaires - uniquement sur l'une des parties aux prises par conséquent -, les griots peuvent égalemènt influencer les deux parties antagonistes. En fait, les fonctions sociales remplies par les nàmàkâlâ et singulièrement par les griots dépassent largement les tâches ordinairement confiées aux sànâku par leurs partenaires. Autrefois, ils devenaient les hôtes des étrangers de marque en visite. Ils se chargeaient d'introduire ceux-ci auprès des chefs. Ils les présentaient aux notables et à toutes les personnalités qui pouvaient leur être utiles. Ce sont les personnages les plus renseignés sur la vie sociale et les affaires du pays. Mais ils ne jouent pas seulement le rôle d'hôtes des étrangers passant dans leur pays ; ils introduisent aussi leurs propres compatriotes, dans les villages étrangers. Le voyageur anglais, Mungo Park, qui s'appliquait à bien connaître les coutumes des pays qu'il traversait afin d'y voyager en toute quiétude, nous fait part des précautions qu'il prenait avant d'entrer dans le premier village rencontré au-delà de la frontière du pays Mandingue. "Comme c'était la première ville que nous trouvions hors des frontières du Manding, on observa plus d'étiquette qu'à l'ordinaire. Chacun eut ordre de garder sa position et nous marchâmes v e r s la ville formant une sorte de procession, à peu près dans l'ordre qui suit. En avant, étaient cinq à six chanteurs, tous appartenant à la caravane : ils étaient suivis par les autres personnes de condition libre. Venaient ensuite les esclaves attachés à la manière ordinaire, par une corde passée autour de leurs cous : quatre tenaient à la m ê me corde ; et il y avait entre chaque groupe de quatre, un homme avec une lance. Après eux venaient les esclaves domestiques, et en dernier lieu, les femmes libres, épouses des slatees (3) et autres. 203

Nous avançâmes de cette manière jusqu'à cent toises de la porte. Les chanteurs commencèrent alors une chanson à haute voix, très propre à flatter la vanité des habitants, et dans laquelle on vantait l'hospitalité connue pour les étrangers, et particulièrement leur amitié pour les Mandingues. En entrant dans la ville, nous nous rendlhies au bentang, où le peuple se réunit autour de nous pour écouter notre dentege (histoire) ; elle fut racontée publiquement par deux chanteurs. Ils rapportèrent toutes les petites circonstances qui avaient rapport à la caravane, commençant par les événements arrivés le même jour, et remontant ainsi la série des faits jusqu'à Kamalia. Lorsqu'ils eurent fini leur récit, le chef de la ville leur fit un petit présent, et tous les gens de latroupe tant esclaves qu'hommes libres, furent invités, soit par une personne, soit par l'autre, et pourvus pourlanuit, de logement et de subsistances" (M. Park, op. cit., p. 105-106). B. Les activités du griot dans la vie politique On a souvent comparé les griots du Soudan aux fous, aux bouffons, aux bardes et aux troubadours de l'Europe médiévale. Voici, à ce propos un texte écrit par un Français voyageant dans les contrées soudaniennes au 19e siècle : "Les griots et les griottes exercent parmi les nègres et principalement auprès des principaux chefs une espèce de profession qui présente une identité complète avec celles que remplissaient dans l'Antiquité et surtout au Moyen Age les fous ou les bouffons et les bardes ou ménestrels. Les griots, hommes ou femmes, tiennent à la fois de ces deux sortes de personnages : ils amusent les chefs et le peuple par des bouffonneries grossières et ils chantent les louanges de tous ceux qui les paient dans des espèces d'improvisations emphatiques ; ils s'accompagnent ordinairement d'une guitare à trois cordes qui a pour caisse une moitié de calebasse. Les griots ont le droit de tout dire dans le feu de leur improvisation, et il est malséant de se fâcher de leurs paroles, fussent-elles désobligeantes, ce qui arrive fort souvent, même à l'égard de leur chef. Ils sont leurs compagnons fidèles dans les combats et dans les réunions politiques ; ils les suivent aux fêtes" (A.Raffenel, Voyage..., Paris, 1846, p. 15). Il existe indéniablement des points communs entre les gens de la parole malinké et leurs homologues européens. C'est même l'aspect du problème qui a le plus frappé les voyageurs, les administrateurs coloniaux et les ethnographes européens. Il est naturel que ceux-ci aient essayé de comprendre les caractéristiques des cultures africaines à partir des aspects de la leur. Mais, on ne peut rester à ce stade de l'analyse ; sinon, on manquerait à coup sûr, l'originalité même du fait ethnographique et en l'occurrence ici, ce qui fait des griots les produits authentiques des sociétés et des cultures où on peut les observer. Les musiciens malinké appartiennent héréditairement à une caste inférieure. Ils accomplissent des tâches sociales 204

et ont des attributions qui les distinguent des bardes, bouffons et fous européens. Ils étaient autrefois, les héraults, les messagers, les ambassadeurs des princes. Ils parcouraient les villages et les provinces, franchissaient les frontières en temps de paix comme en temps de guerre, pour transmettre les messages de leurs maîtres ; en leur propre pays, ils sont les partisans dévoués du pouvoir et deviennent souvent les conseillers intimes des souverains. Sans être des ministres - puisqu'ils ne peuvent accéder à l'autorité politique -, ils avaient une influence considérable sur les rois, et, partant sur les décisions concernant les affaires de l'Etat. Sous le règne de Samory, le conquérant malinké du 19e siècle, certains acquirent des fonctions qui confinaient au domaine de l'autorité politique réelle. D'aucuns devinrent dùûkùnàsi, représentants personnels du souverain auprès des chefs des pays annexés. De tous temps, ils furent les compagnons et les précepteurs des jeunes princes ; ils leur apprenaient l'histoire de leur pays, leur généalogie et l'origine de leurs alliances avec les différents clans. Mais l'un des aspects les plus intéressants de la mission des gens de la parole malinké est certainement la médiation sociale et politique. Nous avons déjà parlé de leur rôle d'intermédiaires ou d'agents matrimoniaux. Nous allons voir maintenant comment ils assuraient la médiation entre les souverains et leurs sujets. Nous savons déjà qu'en pays Malinké les détenteurs de l'autorité politique ne s'adressent jamais directement au peuple : ce sont les griots qui transmettent leurs discours. Dans les conseils qu'ils tenaient aux palais, ils ne s'adressaient à leurs ministres et à leurs commandants que par la voix des gens de la parole. C'est encore ces derniers qui transmettaient les doléances des sujets aux rois. Quand un chef voulait marquer son importance, il multipliait le nombre de griots qui devaient transmettre ses ordres et ses volontés à son auditoire. Dans ce cas, il s'adressait au griot le plus important de sa cour ; celui-ci transmettait sa parole à un deuxième, ce dernier à un troisième et ainsi de suite jusqu'au véritable interlocuteur. La réponse de celui-ci devait emprunter la même voie. Il faut noter que cet usage ne signifiait pas seulement la volonté du chef de marquer la distance qui le sépare de ses sujets. C'est aussi une manière très efficace de paralyser les dialogues qu'il ne désire point et qu'il ne peut cependant éviter. Ainsi, la médiation, destinée à rendre possible un dialogue déjà difficile, atteint parfois des résultats diamétralement opposés. C 'est là un aspect dysfonctionnel du rôle des gens de la parole. Pour illustrer concrètement tout ce que nous venons d'évoquer, nous allons présenter quelques documents historiques. Tout ce qui touche aux activités politiques des griots relève presque uniquement de l'histoire précoloniale. La colonisation, en dépossédant les chefs locaux de leur pouvoir, avait du même coup rendu dérisoire le rôle politique des gens de la parole auprès de ces derniers. Les documents historiques que nous allons présenter concernent 205

d'une part, les griots de la cour des souverains du Mali, d'autre part, ceux de la cour de l'almamy Samory Touré. 1. Les griots à la cour des souverains du Mali Tous les textes que nous allons citer ici proviennent des voyages d'Ibn Batoutah, le célèbre voyageur arabe qui, après avoir parcouru la Chine et l'Inde au Moyen Age, vint passer quelques mois à la cour du souverain malien de l'époque (Mansa Souleymane). Dès son entrée dans la capitale mandingue, Ibn Batoutah fit la connaissance d'un certain nombre de courtisans. Parmi ceux-ci, il y avait un personnage particulièrement remarquable du nom de Doûghâ. C'était le chef des griots de la cour : "Je vis le juge de Mali, Abdarrahmân, qui vint chez moi ; c'est un nègre, un pèlerin, un homme de mérite et orné de nobles qualités ; il m'envoya une vache pour mon repas d'hospitalité. Je vis aussi le drogman Doûgha, un des hommes distingués parmi les nègres, et un de leurs principaux personnages ; il me fit tenir un bœuf" (Ibn Batoutah, Voyage d'Ibn Batoutah, 4e éd. , Paris, 1922, t. IV, p. 40). Doûghâ porte donc le titre de drogman ; ce mot vient de l'italien drogomano, titre que l'on donnait autrefois aux interprètes officiels d'une ambassade à Constantinople. Notre personnage apparaît donc au voyageur arabe comme un drogman. Il s'agit évidemment là de la description d'un griot malinké vu par un Arabe de l'époque. L'auteur passa deux mois sans avoir réussi à obtenir du souverain ce qu'il désirait. "Dans l'intervalle, j'étais allé souvent dans le lieu du conseil ou des audiences ; j'avais salué le souverain, je m'étais assis en compagnie du juge et du prédicateur. Ayant causé avec le drogman, Doûghâ, il me dit : 'Adresse la parole au sultan, et moi j'expliquerai ce qu'il faudra' " (ibid. ). C'est ainsi que quelques jours plus tard, le voyageur réussit à se faire entendre du souverain. Suit alors la description d'une de ces fameuses séances que Mansa Souleymane tenait en son palais : "Le sultan a une coupole élevée dont la porte se trouve à l'intérieur de son palais, et où il s'assied fréquemment. Elle est pourvue du côté des audiences, de trois fenêtres voûtées en bois, recouvertes de plaques d'argent, et au-dessous de celles-ci, de trois autres, garnies de lames d'or, ou bien de vermeil. Ces fenêtres ont des rideaux en laine qu'on lève le jour de la séance du sultan dans la coupole : on connaît ainsi que le souverain doit venir en cet endroit. Quand il y est assis, on fait sortir du grillage de l'une des croisées un cordon de soie auquel est attaché un mouchoir à raies, fabriqué en Egypte ; ce que le public voyant, on bat les tambours et l'on joue les cors" (ibid. ) C'est donc dans ce magnifique décor que le sultan tient son conseil. A la porte se tiennent trois cents guerriers armés d'arcs, de lances et de boucliers ; c'est d'abord le chef de l'armée qui se

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présente le premier, Kandja Moussa ; viennent ensuite les commandants, le prédicateur et les jurisconsultes qui prennent place devant les porteurs d'armes ; les guerriers, les gouverneurs, les pages et les eunuques ainsi que les Messoufites restent dehors sous une s o r te de galerie d'arbres. "Doûghâ se tient debout à la porte ; il a sur lui des vêtements superbes en zerdkhâneh ou étoffe de soie fine, etc. Son turban est orné de franges que ces gens savent arranger admirablement. Il a à son cou un sabre dont le fourreau est en or ; à ses pieds sont des bottes et des éperons ; personne, excepté lui, ne porte de bottes ce jour-là. Il tient à la main deux lances courtes dont l'une est en a r gent et l'autre en or, et leurs pointes sont en f e r " (ibid., t. IV, p. 404). Quand enfin commence la séance du conseil impérial, Doûghâ nous apparaît enfin dans son véritable rôle, celui de griot et non pas seulement l'interprète comme nous le dit la traduction : "Dans l'intérieur de la salle d'audience et sous les croisées on voit un homme debout : quiconque désire parler au sultan s'adresse d'abord à Doûghâ ; celui-ci parle au dit personnage qui se tient debout et ce dernier au souverain" (ibid., p. 405). Mais il est des séances que l'empereur ne tient point sous la coupole ; celles-ci se tiennent dehors, sous un arbre ; là aussi Doûghâ se tient debout à la porte des gradins qui entourent l'estrade où s'assied le roi. Cependant ce sont les jours de fêtes que ce p e r sonnage nous apparaît véritablement dans ses fonctions de chef de griots de la cour. "Les jours des deux fêtes (la rupture du jeûne et la solennité des sacrifices) le sultan s'assied sur le penpi aussitôt qu'est accomplie la prière de l'après-midi. Les écuyers arrivent avec des armes magnifiques : ce sont des carquois d'or et d'argent, des sabres embellis par des ornements d'or, et d'argent, et des massues ou m a s ses d'armes de cristal. A côté du sultan se tiennent debout quatre émirs qui chassent les mouches ; ils ont à la main un ornement, ou un bijou d'argent, qui ressemble à l'étrier de la selle. Les commandants, les juges et le prédicateur s'asseyent, selon l'usage. Doûghâ, l'interprète, vient, en compagnie de ses épouses légitimes, au nombre de quatre, et de ses concubines, ou femmes esclaves, qui sont environ une centaine. Elles portent de jolies robes, elles sont coiffées de bandeaux d'or et d'argent, garnis de pommes de ces deux métaux. "On prépare pour Doûghâ un fauteuil élevé, sur lequel il s ' a s sied ; il touche un instrument de musique fait avec des roseaux et pourvu de grelots à sa partie inférieure. Il chante une poésie à l'éloge du souverain, où il est question de ses entreprises guerrières, de ses exploits, de ses hauts faits. Ses épouses et ses femmes esclaves chantent avec lui et jouent avec des arcs. Elles sont accompagnées par à peu près trente garçons, esclaves de Doûghâ qui sont revêtus de tunique de drap rouge et coiffés de calotte blanche ; cha207

cun d'eux porte son tambour au co u et le bat. Ensuite viennent les enfants, ou jeunes gens, les disciples de Doûghâ; ils jouent, sauten en l'air, et font la roue à la façon des natifs du Sind. Ils ont po ur ces exercices une taille élégante et une agilité admirable ; avec des sabres, ils escriment aussi d'une manière fort jolie" (ibid.. p. 411-412). On voit ainsi Doûghâ dans son rôle de musicien, d'historien. En effet, les griots sont les historiens malinké ; ils ont une mémoire extraordinaire qui leur permet de raconter l'histoire généalogique, les guerres princières, avec d'éblouissantes péripéties. Ces disciples de Doûghâ ne sont que la commune masse des griots de la cour. Nous saisissons l'importance du personnage à la cour par un certain nombre de privilèges : dans certaines séances, lui seul est autorisé à garder ses bottes ; on ne se découvre point par politesse chez les Malinké, mais on ôte ses chaussures et c'est, pieds nus, que l'on approche un personnage respectable. C'est aussi l'éclat de sa mise qui distingue Doûghâ des autres courtisans ; les jours de fêtes, les seules femmes admises au palais sont les femmes de Doûghâ. Mais les privilèges les plus éloquents sont certainement les dons extraordinaires que ce personnage recevait du roi. "Doûghâ à son tour, joue avec le sabre d'une façon étonnante, et c'est à ce moment-là que le souverain ordonne de lui faire vin beau présent. On apporte une bourse renfermant deux cents mithkâls ou deux cents fois une drachme et demie de poudre d'or, et l'on dit à Doûghâ ce qu'elle contient, en présence de tout le monde. Alors les commandants se lèvent, et ils bandent leurs arcs, comme un signe de remerciement pour le monarque. Le lendemain chacun d'eux, suivant ses moyens, fait à Doûghâ un cadeau. Tous les vendredis, une fois la prière célébrée, Doûghâ répète exactement les cérémonies que nous venons de raconter" (ibid., p. 412-413). Mais tous les griots de la cour ne jouissaient pas de la même considération et du même statut que Doûghâ et ses disciples. Certains d'entre eux jouaient le rôle de bouffons : "Ils font leur entrée, chacun dans le creux d'une figure formée avec des plumes, ressemblant à un chikchak ou espèce de moineau et à laquelle on a appliqué une tête de bois pourvue d'un bec rouge, à l'imitation de la tête de cet oiseau. Ils se placent devant le souverain dans cet accoutrement ridicule et lui débitent leurs poésies" (ibid., p. 413-414). 2. Les griots de l'almamy Samory Touré Telle était donc la vie des griots à la cour des souverains du Mali. A la cour de Samory, ils conservaient aussi une place privilégiée ; les documents de Péroz et de Galliéni datant des premiers affrontements entre les troupes coloniales et les sofá (guerriers) de Samory se situent à une période propre à nous révéler le rôle politique des griots. Trois nous sont connus dans l'entourage du souverain : ce sont, Oumar Diali, Nassikha Madi, et un troisième dont Péroz nous 208

dit qu'il était le chef des griots, mais sans nous révéler son nom. Nous allons parler de ces trois personnages dans les missions diplomatiques que les Français et les Malinké échangèrent au début du 19e siècle. Exposons d'abord le contexte historique. En 1881, les Français déjà solidement implantés en Sénégambie s'avancent de plus en plus à l'intérieur des terres sous le commandement de Borgnis Desbordes ; ils vont ainsi fonder un fort à Kita ; le colonel Borgnis Desbordes s'avance alors avec ses troupes vers le marché important de Kinièra dans le Ouassolon, domaine de Samory : en février 1882, un engagement oppose les Français aux Malinké, puis deux autres en 1883. Samory vient détruire Niagassola au pied du fort de Bamako, nouvellement construit par les Français en 1884, et l'investit. Enfin il s'avance jusqu'à Bafoulabé battant sur son chemin les alliés des Français. En 1886, une terrible bataille oppose le colonel Frey à Samory près de Niagassola ; les deux parties décident de négocier ; deux échanges de missions ont lieu de part et d'autre pour négocier la paix. La mission que Samory envoie aux Français est commandée par un griot : Oumar Diali. Nous reviendrons sur l'avenir de la mission diplomatique malinké. La mission française envoyée au camp de Samory est guidée par le capitaine Fournier ; ce fut un échec pour les Français et une victoire diplomatique pour les Malinké. Péroz qui dirigea la seconde mission diplomatique française auprès de Samory tire la leçon de l'événement : "Une des causes les plus certaines de l'échec éprouvé par la mission Fournier dans ses tentatives auprès de Samory, souverain de tout le territoire comprenant le bassin supérieur du Niger, était la piètre opinion que ce chef puissant avait de nos forces et de notre importance nationale, comparée à celle de l'Angleterre et même aux siennes" (Péroz, Au Soudan français..., p. 25). C'est pourquoi, il fit comprendre à Samory qu'il était nécessaire que la mission Oumar Diali se rendit en France afin de discuter avec les autorités françaises. Son but était en réalité d'intimider les membres de la mission malinké en leur faisant découvrir l'étendue et la puissance militaire de la France ("Pour l'amener (Samory), à composition, il était indispensable que nous arrivions à le persuader de la maigre importance de son empire et de ses ressources comparées à celles de la France, à son armée et à ses richesses" - ibid., p.27); c'est ainsi que la mission Oumar Diali débarqua à Bordeaux en août 1886 avant de rejoindre Paris; dans la mission se trouvaient Dia Oule Karamo, le fils de Samory, Oumar Diali (évidemment) et un autre griot, un finá, Nassikha Mahdi qui sert d'espion aux Français. Galliéni qui viendra par la suite négocier avec Samory, après s'être battu longtemps contre lui, nous parle de Mahdi en ces termes : "Parmi les personnages que l'almamy (Samory) envoie à notre rencontre, se trouve mon espion, Nassikha Mahdi... D'après ce qu'il me dit, Karamoko ne s'est pas départi auprès de son père de 209

l'amitié fougueuse qu'il nous a vouée... "Un concert de louanges flatteuses ne cesse d'être chanté en notre honneur à Bissandougou et Mahdi traduit cette idée en me disant : 'Tous les courtisans de l'émir et l'émir lui-même sont devenus tes griots 1 "(Galliéni, Deux campagnes..., Paris, 1891, p. 32 6). Galliéni dans son ouvrage, Deux campagnes au Soudan français 1886-1888, nous parle du même personnage en ces termes : "A peine les tentes sont-elles dressées que nous apercevons, à travers le rideau de verdure bordant le fleuve, huit pirogues qui se dirigent vers nous, chargées de Malinké brillamment vêtus. C'est l'ambassade de Samory qui vient se mettre à nos ordres pour nous conduire à Bissandougou. . . "Déjà leur chef m'adresse la parole, sans que j'aie daigné jeter les yeux sur lui, lorsque le son de sa voix me fait relever vivement la tête. Ce haut personnage n'est autre que Nassikha Mahdi, mon finanke et ambassadeur attitré de Niagassola, auquel je dois mes premières relations avec Samory. "Je l'avais envoyé avec Karamoko à Bissandougou, sous prétexte de me représenter auprès de lui, mais en réalité pour me rendre compte de l'impression produite par le récit du voyage du jeune prince ainsi que par l'annonce de mon arrivée. A Paris, je l'avais fait attaché à la mission ouassolonkée, où jour par jour, il m'informait des moindres paroles de Karamoko, dont il avait su se faire le confident intime" (ibicL , p. 236). Ce passage nous révèle deux figures historiques opposées de griots : l'une Oumar Diali, conseiller intime et ambassadeur du souverain malinké, l'autre Nassikha Mahdi qui devint agent de renseignements au service des Français. L'histoire précoloniale connaît autant de griots des deux espèces. Si l'on juge à leur mise, ceux qui entouraient Samory devaient être aussi richement dotés que les griots impériaux à l'époque du Mali. C'est ce que nous révèle le capitaine Péroz qui arrivait le 13 février 1888 aux portes de Bissandougou, capitale du conquérant malinké : "A peine sommes-nous installés qu'une dizaine de cavaliers arrivent sur nous à fond de train. Ils sont vêtus de rouge précédés du chef des griots de l'almamy, armés d'un splendide arc d'apparat orné de bandes d'argent ciselé et de peau de fauve. Il est coiffé d'un bonnet de fourrure en forme de mitre, terminé par derrière par une longue bavette qui descend jusqu'à la ceinture ; son vêtement de cuir souple, curieusement ouvragé de mille mosai'ques aux couleurs vives, son pantalon de drap pourpre rayé de bandes de peau de panthère, lui font un costume aussi bizarre que seyant ; ses mains, ses bras sont littéralement couverts de bijoux qui bruissent avec un cliquetis argentin à chacun de ses gestes dont il scande ses paroles. "En passant devant nous, il saute à terre sans arrêter son cheval, et, après s'être prosterné, le front touchant le sol, il se relève 210

et nous parle au nom de son maître dont il est le hérault, tandis que ses cavaliers qui ont arrêté net leurs chevaux, dans leur galop furieux, gardent derrière lui une immobilité de statue"(Péroz, p. 354). Après cette brillante parade du chef des griots de Samory, il ne nous reste plus que quelques mots à dire sur les activités des griottes à la cour ; elles chantent pendant que leurs m a r i s font de la musique évidemment. Mais elles ont des activités spécifiques : elles surveillent les femmes toujours nombreuses du roi ; il en était ainsi à la cour de Samory. Binger nous en parle : "Ces femmes sont gardées par de vieilles dialimousso (femmes de griots) et placées sous la haute surveillance du vieux Soninké du Kingui. Personne n'ose leur adresser la parole ; une simple politesse de la part d'un s u j e t . . . est punie de mort : aussi quand une fama mousso (femme de l'almamy) passe dans le village, tout le monde se range-t-il" (L. -G. Binger, "Du Niger au golfe de Guinée", p. 46). En résumé, il faut retenir de ce chapitre deux idées essentielles. La première concerne la présence obsédante des griots à tous les moments importants de la vie de l'individu malinké. Nous avons dit que dans ce rôle, ils représentaient la société elle-même. En publiant les actes de bravoure ou de couardise des jeunes gens lors de la circoncision et des adultes sur le champ de bataille, en recueillant les marques de la virginité de la mariée pendant la nuit de noce, les griots et les griottes jouent le rôle de témoins sociaux. La seconde, concerne leur mission de médiateurs sociaux : leurs activités dans les relations matrimoniales, leur rôle de hérault, d'ambassadeur et de porte-parole auprès des souverains, constituent les divers aspects de cette mission. C'est à l'analyse de cette fonction de médiation dans la société malinké et du rôle qu'y jouent les gens de la parole que nous consacrerons le prochain chapitre. NOTES 1. Voici ce que rapporte à ce sujet Mamby Sidibé dans son "Coutumier du cercle de Kita" (loc. cit., p. 99) : "Dans la nuit du vendredi au samedi, on la conduit chez son époux. Une femme gnamakala ou oualosso remplit cet office. Elle entre dans la case nuptiale éclairée par une lampe indigène, où son mari l'attend sur une natte neuve. La gnamakala ou oualosso témoin, qui va rester non loin de la case, écoute haletante. L'homme essaie de posséder la femme et si celle-ci résiste, la gnamakala ou oualosso l'invite à se donner, tance l'époux malhabile et sort ; si celui-ci ne parvient pas à accomplir l'acte, on l'attend pour le lendemain et jusqu'à un délai variant entre huit jours à deux mois au plus. Il peut arriver que la matrone qui accompagne la jeune fille au domicile conjugal, pour corroborer ses affirmations sur la puissance ou l'impuissance du mari, tâte le membre viril de ce dernier". 2. On faisait parfois usage de sang de volaille en guise de preuve. 3. Du malinké silati ou silatigi, littéralement "maître du chemin, conducteurs de caravane, marchands ambulants".

211

CHAPITRE X m . LE GRIOT, LE DIALOGUE ET LA MEDIATION CHEZ LES MALINKE

Au cours du chapitre X, nous avons soulevé les différents problèmes que pose l'intégration du griot. Ceux-ci étaient de deux ordres : en premier lieu, les problèmes psychologiques posés par les coercitions sociales imposées à l'homme malinké. A cet égard, le griot nous est apparu comme celui qui exprime les affects et les tendances qui ne pouvaient trouver d'issue ailleurs ; en second lieu, nous avons posé un certain nombre de problèmes proprement sociologiques : l'arbitrage des conflits sociaux, la distance sociale et enfin la médiation. Nous avons alors tracé le cadre un peu dramatique des rapports sociaux (antagonisme, rivalités) dans lequel il fallait situer ces problèmes. Nous avons dit ensuite quelques mots du rôle du griot : celui-ci nous est apparu comme l'arbitre de ces rapports sociaux agonistiques, l'incarnation de la distance sociale, enfin nous avons annoncé son importance comme médiateur. Le chapitre XII nous a permis de décrire minutieusement ce rôle dans la vie domestique, sociale et politique des Malinké. Dans celui que nous abordons à présent, nous allons analyser la fonction du griot dans la solution que la société s'est efforcée de donner au difficile problème du dialogue : la médiation. Voici le plan que nous nous proposons de suivre : dans un premier temps, nous résumerons rapidement le rôle d'intermédiaire des rapports sociaux que jouent les gens de la parole, ensuite, nous insisterons sur l'importance des structures de la médiation. Enfin, nous concluerons sur le rôle des médiateurs spécialisés tels que les griots, et les significations psychosociologiques du phénomène de la médiation. I. LES GRIOTS ET LA MEDIATION La description du rôle du griot dans les rapports sociaux (chapitre précédent) nous a révélé sa fonction d'intermédiaire ou d'agent de médiation. Maître de cérémonie, nous l'avons vu, debout au milieu du cercle des participants transmettre leë discours des orateurs au public. Il faisait alors office "d'échos de la voix" selon l'expression malinké dâlâminàlâ (qui répond à la voix). Ses va-et-vient entre les deux groupes séparés des hommes et des femmes exprimaient concrètement ce rôle d'intermédiaire ; ce à quoi son statut ambigu le prépare admirablement. Nous avons vu aussi que c'est le seul personnage masculin qui rétablissait le continuum qu'avait rompu une rigide division sexuelle de la société entre les hommes et les femmes. 212

Mais c'est à la cour qu'on pouvait l'observer le mieux dans cette fonction. P a r son intermédiaire, les sujets pouvaient présenter leurs doléances au souverain. Et lors des conseils royaux, il siégeait à la droite du roi, transmettant la volonté de celui-ci à l'assemblée et les réponses de celle-ci au premier. Cette coutume dont nous avons noté l'existence depuis le Moyen Age (voir le rôle de Doûghâ à la cour de Mansa Souleymane) s'est conservée jusqu'à nos jours. Tout personnage détenant quelque autorité politique tient à ne point s ' a d r e s s e r directement à ses sujets ; il est pour cela toujours accompagné d'un griot familier qui ne le quitte jamais. Dans certains conseils, nous savons que la médiation suivait une chafhe de griots assurant la transmission des messages dans les deux sens. Ce phénomène signifiait, certes, l'extrême éminence du chef, son caractère p r e s que sacré, mais cela introduisait une lenteur extraordinaire dans les palabres et entravait le dialogue. Aujourd'hui cet office du griot auprès des souverains s'estompe de plus en plus au niveau le plus haut. Dans les villes, les nouveaux hommes politiques tiennent à exploiter sans intermédiaire l'effet m a gique de la parole sur les foules. En cela, mon vieil oncle a raison, qui disait que les chefs d'aujourd'hui sont devenus de véritables griots : bi kutilù bârâ ké jèli jàds di. Cependant, lorsqu'il s'agit de s ' a d r e s s e r aux vieux de la campagne, n'osant plus parler le français qui permettait de passer outre la coutume, on fait de nouveau appel au griot. C'est encore le moyen le plus sûr de se faire entendre de ceux qui tiennent à leurs coutumes et leur culture traditionnelles. Mais revenons au griot d'antan. A la cour, il jouait le rôle d'ambassadeur dans les relations diplomatiques. Tel le rôle d'Oumar Diali sous le règne de Samory. Samory le plaça, avec son propre fils Karamo, en tête de la mission malinké qui fut reçue à Paris en août 1886. Tous ces rôles de porte-parole, d'intermédiaire entre le souverain et ses sujets (voir schéma page 214) d'ambassadeur enfin, nous permettent de comprendre l'immunité particulière dont le griot jouit. Autrefois, il ne pouvait subir le même sort que ses compatriotes à l'issue d'une bataille malheureuse (esclavage ou peine de mort) ; sauvant le griot, condition de tout dialogue (même avec les vaincus), ne faisait-on pas preuve d'une grande sagesse ? Ce n'est pas seulement au niveau des rapports entre sujets et princes ou des relations diplomatiques que le griot servait d'intermédiaire. Nous avons vu qu'il était l'agent par excellence des r e l a tions matrimoniales. Certes, il n'est pas le seul agent matrimonial auquel on puisse faire appel. Tout nàmàkâlâ peut remplir une telle mission. Autrefois, on pouyait faire appel à de vieux woloso (esclave de case). Enfin, les sànâku ou alliés à plaisanteries se rendent mutuellement ce service. C'est ce que résume le schéma suivant. Il y a donc là une équivalence fonctionnelle sur laquelle nous tenons à insister. 213

Alliés matrimoniaux

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\ Sànaku ou y ^ alliés à plaisanteries

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LEGENDE I *

ñámákálán

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Séparation

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I I l Médiation

Cependant, cette équivalence fonctionnelle ne signifie pas que tous les agents susceptibles de remplir la même fonction y parviennent avec la même efficacité et qu'il n'y ait pas quelque spécialisation, même relative. Il en est qui, par leur situation spéciale, leurs attributs, sont plus aptes que les autres. C'est précisément le cas du griot pour les relations matrimoniales. Disponible plus que tout sànaku (alliés à plaisanteries) et plus qu'aucun autre fiàmàkàlà, il n'a pas d'autres occupations que sa musique et son rôle de médiateur. Gens de la parole, les griots disposent des moyens les plus efficaces pour leur mission. Ils peuvent émouvoir leurs interlocuteurs et les amener à de meilleures dispositions, grâce à l'art de la parole et la connaissance de l'histoire généalogique des clans et des familles. Après une introduction, qui consiste en des louanges destinées r e s pectivement aux parents de la fille et à la famille du prétendant, le griot en mission matrimoniale cherche ensuite à établir quelque alliance ancienne entre les deux parties. C'est seulement enfin qu'il expose l'objet de sa mission. Ce qui flatte et oblige à la fois la future belle-famille. Ainsi les griots, s'ils ne sont pas les uniques agents 214

des relations matrimoniales, se révèlent être les plus efficaces et les plus spécialisés pour ce genre de tâche. Ce sont aussi les plus coûteux car, pour bénéficier de l'effet de leur talent, il faut faire force cadeaux. Alors, le choix que l'on peut faire des griots, des autres nàmàkâlâ ou de quelques sànâkfi dépend du contexte, de la fortune et du caractère de la partie intéressée. En cas de concurrence entre plusieurs prétendants pour une même fille on ne peut guère se passer de gens de la parole. En dehors de toute concurrence, le goût du prestige que l'on peut avoir inclinera à faire appel aux griots. Enfin, la fortune est un autre facteur important du choix du médiateur. Les gens modestes ou de petite condition feront plus facilement appel à d'autres nàmàkâlâ ou à leurs sànâku (alliés à plaisanteries). Quoi qu'il en soit, les gens de la parole jouent un rôle essentiel dans la fonction de médiation. Et cette modalité du dialogue est un aspect très important des rapports sociaux et des relations interpersonnelles chez les Malinké. C'est ce fait que nous allons montrer à présent. Nous commencerons par étudier la précocité du phénomène dans la vie des Malinké. Ensuite nous le montrerons en œuvre dans les rapports domestiques. II. L'IMPORTANCE DU PHENOMENE DE LA MEDIATION DANS LA VIE SOCIALE MALINKE A. Précocité de l'usage du médiateur dans les rapports sociaux Dès l'enfance, le Malinké commence à faire appel à un médiateur. Dès l'âge de sept ou huit ans, le petit garçon malinké peut avoir une petite amie, jfctimuso ou "hôtesse". C'est une coutume fort charmante dont l'existence ne se manifeste que les jours de fête. Le reste du temps, les deux amis se rencontrent rarement et évitent de le faire. On dit qu'ils ont "honte" l'un de l'autre (màlôyâ). Le jour de fête, grâce à l'aide de sa mère, la petite hôtesse prépare de petits plats pour son hôte (jètiké). Elle ira les porter dans la case de la mère de son ami, vêtue de ses plus beaux atours et intimidée comme une petite fiancée. Le petit garçon renverra ces plats chargés de petits cadeaux. Voilà donc brièvement en quoi consiste cette coutume. Pour nouer cette relation, le petit garçon doit faire appel à quelques petits camarades qui iront en groupe chez la mère de la petite amie. Il n'est pas rare que cette petite mission soit dirigée par un petit griot. L'intéressé lui-même n'en fera guère partie. C'est ainsi que la médiation commence à prendre place dans les rapports du petit Malinké avec les autres. Mais suivons la mission jusque dans la case de la mère de la petite hôtesse ; nous y découvrirons des 215

choses fort intéressantes. Les petits garçons entrent donc le soir dans la case. Ils s'asseyent et demeurent quelque temps sans parler. Puis, l'un d'eux explique timidement l'objet de leur visite à la mère de la petite fille. CeÛe-ci répond d'ordinaire que ce n'est point à elle qu'il faut s'adresser et que la véritable mère de la petite enfant est telle personne, une autre co-épouse par exemple. Il arrive parfois que cette dernière désigne une troisième "mère", la tante maternelle par exemple. Tout cela se déroule dans une atmosphère de sérieux. Pendant ce temps, la petite fille s'enfuit, car elle a "honte". Enfin la réponse finit par arriver. On n'oppose point de r e fus à la demande. Mais on demandera son avis à l'intéressée. On voit ainsi comment la médiation, en se multipliant de nouveau, affirme le consensus familial. C'est là un fait social très important. B. La médiation dans les rapports domestiques Après avoir montré comment la médiation s'impose très tôt dans les rapports sociaux, nous allons montrer maintenant comment elle se généralise de plus en plus en commençant par les relations interpersonnelles au sein de l'enclos domestique. Les rapports entre les habitants de l'enclos domestique sont déterminés par une hiérarchie très marquée des positions : cette hiérarchie s'exprime par la distance sociale que les bénéficiaires des positions élevées tiennent à imposer aux autres. Le moyen le plus courant de marquer cette distance consiste dans le fait que les éléments inférieurs ne peuvent s'adresser directement à leurs supérieurs : ils font appel à un intermédiaire. Lorsqu'un conflit vient à opposer le père et le fils par exemple, ou tout simplement lorsque celui-ci désire obtenir quelque autorisation de celui-là, l'enfant fera appel à la médiation d'une troisième personne : les grands-parents, par exemple, ou bien alors un oncle maternel. On retrouve l'équivalence fonctionnelle ici encore. Cependant, il y a une certaine différence dans la disponibilité des médiateurs et dans la qualité de leur médiation. Les grands-parents sont plus accessibles que les oncles maternels pour la bonne raison qu'ils habitent souvent le même enclos domestique. Ils sont aussi plus disposés affectivement que les oncles maternels. Ces derniers sont des pères classificatoires. De ce fait, leur médiation est marquée par une nuance répressive qui a disparu dans le cas des grandsparents. En cas de conflit par exemple, l'oncle maternel réprimandera d'abord sévèrement son neveu. Puis, il le ramènera dans la case paternelle où il pourra tenir le discours suivant : "Ton fils et moi avons commis une faute grave. Nous le reconnaissons et venons nous soumettre à la sanction". Quelquefois, le père pardonne après avoir affirmé ses exigences. D'autre fois, le coupable reçoit bel et bien une correction. Qu'importe, l'essentiel est que la colère du père soit calmée et l'équilibre des rapports établi. Les grands-pa216

Souverains

Griots

rents n'interviennent point de cette façon. Jamais ils ne parlent en terme de sanctions. Parfois même, ils s'en prennent à la brutalité du père. Les oncles utérins et les grands-parents ne sont pas les seuls médiateurs dans les rapports et les conflits domestiques. Tout dépend évidemment des parties en présence. Ainsi dans les rapports entre l'afhé et son cadet, ce sont les épouses du premier qui jouent le rôle d'intermédiaires. Supposons maintenant qu'un conflit oppose la femme et son mari et que celle-ci s'enfuie chez ses parents sans que ceux-ci l'obligent à réintégrer l'enclos conjugal ; c'est le signe d'une rupture de dialogue qui exigera l'intervention de quelque médiateur. Ce peut être les frères pulhés du mari, c'est-à-dire les beaux-frères de la femme en fugue. Le mari peut faire appel à ses propres beaux-frères, c'est-à-dire les pulhés de sa femme. Ceux-ci pourront essayer de ramener leur sœur à de meilleures dispositions 217

et plaider éventuellement la cause de leur beau-frère. m . LE FONCTIONNEMENT DE LA MEDIATION Nous venons d'énumérer les différents cas de médiation dans les rapports domestiques. On peut les résumer dans le tableau suivant. Les médiateurs Les parties intéressées Parents/enfants

Grands-parents Oncles maternels de l'enfant

AIhés/puIhés Epoux/épouses

Epouses de l'alhé Pulhés du mari Pufhés de l'épouse

Le caractère systématique de ce tableau nous1 invite évidemment à nous demander si les médiateurs respectifs n'entretiennent pas, en dehors des liens ordinaires de parenté, quelques rapports particuliers avec l'une des deux parties en présence. Le problème est au fond de déterminer ce qui désigne les grands-parents et les oncles maternels pour être les médiateurs dans les rapports entre le fils et le père, les épouses pour servir d'intermédiaires entre leur époux et le cadet de ce dernier, etc. C'est la question de la position des médiateurs par rapports aux parties en présence. A. La position des médiateurs à l'égard des parties en présence Les rapports grands-parents et petits-enfants, ceux qu'entretiennent respectivement neveux et oncles maternels, mari et pufhés de l'épouse, la femme et les pulhés de l'époux, sont des rapports particuliers que les ethnologues désignent par parentés à plaisanteries. Il s'agit de certaines catégories de parents caractérisés par le fait qu'ils ne sont point tenus à des rapports d'étiquette, pour employer l'expression de Mauss. Ici, contrairement à ce qui se passe dans la parenté ordinaire et les rapports domestiques, on peut échanger des propos très familiers, voire grivois, dans certains cas (beaux-frères et belles-sœurs : nous entendons par là les rapports entre un mari d'une part, la cadette et les pulhées de ses épouses d'autre part ; ceux de la femme et des cadets et pulhés du mari constituent aussi des parentés à plaisanteries). Nous ne reviendrons pas sur les différences formelles qui distinguent parentés à plaisanteries et alliances à plaisanteries ou sànakunâ interclaniques (voir chapitre II). Nous rappellerons seulement que faute de distinguer les deux phénomènes, les nombreux articles que la littérature ethnographique a consacrés à la descrip218

tion des parentés à plaisanteries ne concernent presque Jamais les véritables parentés à plaisanteries, mais le seul sànâkuîiâ. A part un article de Denise Paulme, nous ne connaissons guère de travaux ayant étudié les phénomènes de dialogues irrévérencieux dans les relations domestiques. (1) Mais revenons à la description : chez les Malinké, le petit-fils représente en quelque sorte le double vivant du grand-père. Et souvent, sinon toujours, l'alhé porte le même prénom que son grand-père. On s'efforce de trouver entre les deux personnes des ressemblances physiques ou morales qui ne sont pas toujours évidentes. De toute façon, ils sont censés être des pairs, des camarades. De ce fait, ils peuvent se moquer l'un de l'autre. Le grand-père dira par exemple à son petit-fils : "Tu n'es ni beau ni fort, tu vas nu et tu veux m'égaler; ". L'autre répondra : "Tu es trop vieux maintenant, les femmes ne veulent plus de toi, je te prendrai les tiennes! ". Il appellera sa grand-mère ri musò, "ma femme", et celle-ci l'appellera ri cà, "mon mari" ou cètima, homonyme de l'homme. (2) L'oncle maternel et le neveu sont aussi des parents à plaisanteries. Le premier se moquera du second en ces termes : "Tu es chétif et tes parents sont bien pauvres : je ne te donnerai point mes filles! ". Le neveu lui répond sur le même ton : "Quand même tu me donnerais une fortune, je n'accepterais point de prendre pour épouses des filles aussi laides que les tiennes.' ". Il est enfin une dernière catégorie de parenté à plaisanteries que les Malinké appellent nùmôyâ. C'est celle qui concerne le mari d'une part, les jeunes frères et sœurs de son épouse d'autre part. Inversement, la femme d'ime part, les jeunes sœurs et frères de l'époux d'autre part, sont des nùmS. Une liberté presque totale de parole et de gestes caractérise le nùmi>yà. Il faut cependant distinguer les cas : les plaisanteries entre le mari et les jeunes frères et sœurs de sa femme se limitent généralement aux railleries concernant les défauts physiques et moraux des partenaires. (3) Les autres nùm5 échangent des propos souvent fort truculents, nous voulons parler de la femme et des jeunes frères et sœurs de l'époux. La première est censée être l'épouse, d'un point de vue classificatoire, des seconds. Nous verrons dans un instant ce que signifie ce fait. Mais pour revenir au caractère grivois de leurs échanges verbaux, il nous faut noter que les propos échangés entre l'épouse et les jeunes frères du mari demeurent parmi les plus irrévérencieux ; ils ont presque toujours quelque rapport avec la sexualité. Certaines chansons en disent long sur les jeux auxquels ils peuvent se livrer : N nùmS !

Nùmb y àtólò kâ di N nùm3 ! N bara ri bolo mà fe ria! (4) Mais tout rapport sexuel serait considéré comme incestueux et 219

sévèrement sanctionné. (5) Cependant à la mort de l'aîné, le jeune frère peut épouser et épouse généralement la femme du défunt, c'està-dire sa belle-sœur. Cette coutume paraît chargée de signification. Elle met en lumière l'ambiguïté qui caractérise les rapports entre ces deux catégories de personnes. Ces relations impliquent des pulsions sexuelles entre celles-ci. (6) A ces pulsions, s'oppose le tabou incarné par l'existence d'une tierce personne : le frère aùié. Or, dans les rapports entre frères, le plus âgé bénéficie par rapport aux autres d'un statut de petit père ; il jouit de la même autorité. Enfin, le fait que l'interdit sexuel entre la femme et le jeune frère du mari soit levé à la mort de ce dernier, demeure très significatif : avoir des rapports sexuels avec la belle-sœur, c'est-à-dire la femme de son grand frère, signifie donc tuer ce dernier : puisque c'est seulement cette mort qui rend possible une telle union. C'est là, à n'en pas douter, une expression nette du complexe d'Oedipe. Nous pensons que c'est vers les situations triangulaires aûié-épouse de l'alhé-cadet qu'il serait bon d'orienter les recherches pour élucider les problèmes de l'Oedipe chez les Malinké. Dès maintenant, certains travaux de psychopathologie menés dans l'Ouest africain (Dakar) semblent confirmer cette idée que nous venons de tirer de l'étude des structures sociales. (7) Enfin, le fait que la femme et le frère pulhé du mari soient des époux éventuels, explique, pour certains ethnographes, les rapports de plaisanteries que ceux-ci entretiennent. Ce serait, en quelque sorte, une manière de prélude matrimonial. Malheureusement cette explication ne peut être applicable au cas malinké. Car les rapports entre fiancés sont caractérisés par une timidité pudique, "honte", et par l'évitement. La plaisanterie ne saurait être un prélude matrimonial dans cette société. A supposer que l'hypothèse ci-dessus évoquée soit valable, elle ne pourrait pas expliquer les parentés à plaisanteries en général. Il nous faudra donc concevoir une théorie qui puisse non seulement rendre compte du nùmbyâ, mais encore du phénomène général des rapports de plaisanteries entre parents. L'hypothèse que nous proposons, et qui est d'ailleurs la même que celle que nous avons développée déjà à propos des alliances à plaisanteries, satisfait à cette condition : la parenté à plaisanteries est d'une part, un exutoire pour les tendances, les besoins et les affects réprimés dans la parenté "à étiquette" et dans les rapports sociaux ordinaires ; d'autre part, elle offre une voie de détente qu'empruntent tout naturellement la communication et le dialogue lorsqu'ils viennent à être impraticables par la voie directe ordinaire. C'est précisément la réponse au problème que nous posions au début de ce paragraphe, à savoir, la position relative du médiateur par rapport aux parties en conflit : celui-ci entretient des relations de plaisanteries, de détente par conséquent, avec au moins l'un des 220

antagonistes. Cette position est très intéressante dans la mesure où elle présente le double avantage suivant : d'une part, elle permet des confidences authentiques entre l'une des parties en présence et le médiateur qui se trouve être son parent à plaisanteries ; d'autre part, elle oblige celui-ci à soutenir celui-là dans ces moments difficiles. Il arrive parfois que le médiateur soit à la fois parent à plaisanteries avec les deux parties ; c'est là un cas idéal ; car, alors, il peut imposer la réconciliation en vertu même de la parenté à plaisanteries. (8) B. La structure de la médiation Si nous analysons à présent l'ensemble des rapports domestiques en les considérant comme un tout, nous découvrirons que ce tout est régi par une loi d'organisation. A chaque rapport d'autorité (pèrefils ou afhé-cadet par exemple) ou à chaque rapport d'obligations et d'étiquette (beaux-parents et gendre par exemple) - autant de rapports de tension par conséquent - correspond une voie de détente ; ce canal est celui qui sert d'exutoire aux tensions issues de l'autre pôle et que la médiation empruntera en cas de besoin (projet d'une certaine gravité comme le mariage, le choix d'une profession, ou conflit). C'est ce que nous allons montrer maintenant en nous servant d'un certain nombre de figures. Dans tous les schémas que nous allons présenter, les petits triangles représentent les hommes et les petits cercles, les femmes. Les courbes fléchées (pointillées) r e présentent les rapports que ces individus entretiennent. Cela dit, nous avons dû adopter pour le reste du code deux principes différents de représentation. Pour les deux premiers schémas, voici les principes qui en permettent la lecture : les traits verticaux et obliques indiquent les liens filiaux, les petits traits horizontaux et parallèles (=) les liens conjugaux. Ainsi, nous voyons que les rapports entre père et fils sont signifiés par des courbes pointillées, différents en cela des relations entre grand-père et petit-fils (courbes à trait interrompu); ces dernières représentent les parentés à plaisanteries. Nous les appellerons dorénavent les "relations de détente"; elles s'opposent aux rapports père-fils qui eux sont caractérisés par la soumission d'une part, une autorité presque absolue de l'autre ; nous les appellerons les "rapports de tension". Le père ne peut manifester de l'affection à son fils, surtout publiquement ; ce qui est particulièrement frappant lorsqu'il s'agit de l'aùié. Il intervient seulement pour lui donner des ordres, le gronder et le punir. Les Malinké eux-mêmes sont conscients de cette difficulté de communication ; d'aucuns s'efforcent de l'expliquer en disant qu'il est très difficile d'aimer tendrement et sans ambiguïté celui qui doit vous remplacer et prendre votre héritage. Il y a certainement du vrai dans cet argument. Mais cela ne vaut que pour l'allié, et n'explique nullement que l'on retrouve ces mêmes 221

difficultés de communication entre afhés et cadets. Or, ici aussi, nous avons affaire à des rapports d'autorité particulièrement tendus ; les afhés inquiets de leur statut tiennent surtout à se faire obéir et à punir à l'occasion ; ils prennent souvent des sanctions corporelles. Cette tension est accentuée par le fait de la polygamie. En effet, les rivalités entre co-épouses et les conflits qui en résultent se répercutent sur les rapports des enfants. Puisqu'il leur est interdit d'exprimer cette hostilité, ils la répriment. Mais celle-ci resurgit toujours de quelque façon et de quelque manière. D'autre part, nous avons affaire à une chalhe d'autorité ; le père soumis à l'autorité du grand-père, exerce avec la même sévérité cette même autorité sur ses enfants et en particulier sur l'aihé ; celui-ci à son tour liquide ses frustrations et son agressivité dans ses rapports avec son cadet ; et la chalhe continue jusqu'au benjamin ; celui-ci, contrairement à ce qu'on aurait pu croire, n'est pas si défavorisé. Il est protégé par les frères les plus âgés ; le père lui-même, devenu plus vieux et par conséquent moins sévère, lui manifeste parfois publiquement des sentiments de tendresse. Si nous nous reportons maintenant à notre premier schéma (page 223), nous remarquerons que cette chalhe autoritaire que nous venons de décrire est systématiquement compensée par des "relations de détente" : si donc la tension entre le grand-père et le père se reproduit dans les rapports entre ce dernier et son fils, en sautant une génération, le phénomène se transforme en son contraire ; on change de signe ; on passe des rapports d'autorité à des rapports de plaisanteries réciproques. Psychologiquement parlant, tout se passe comme si le petit-fils compensait dans ses relations avec le grand-père les frustrations issues de ses rapports avec le père. Parfois cette compensation apparaît comme une intention manifeste dans le comportement de certains petits-enfants déjà malins. On les voit alors désobéir au père avec une malice certaine pour aller se jeter dans les bras du grand-père. Ce dernier tire, lui aussi, de telles relations, une certaine compensation affective ; l'affection qu'il lui était impossible de manifester à son propre fils, il peut la transférer à son petit-fils librement. On retrouve ce même phénomène d'équilibre dans les rapports entre frères (page 223) ; les tensions entre l'alhé et le cadet se reproduisent entre celui-ci et le troisième, et ainsi de suite. Ces tensions sont compensées par les relations de plaisanteries que les cadets entretiennent avec les épouses de leurs frères afhés, celles-ci sont d'ailleurs des confidentes attitrées à qui ils peuvent tout confier. Le schéma de la page 224 illustre bien cette idée que les relations de plaisanteries doivent être comprises dans leur opposition aux rapports d'autorité ou de tension. En effet, si cette hypothèse est exacte, il ne doit point y avoir de plaisanteries possibles entre un homme et les épouses de ses frères puîhés ; car c'est seulement au personnage soumis, au plus frustré, que les compensations sont 222

dues normalement ; le personnage autoritaire n'ayant besoin d'aucune compensation. Le statut de l'autorité doit se suffire à lui-même. Or c'est précisément ainsi que les choses se passent. Tout afiié jouissant d'un statut de petit père par rapport à ses frères pufhés en vient naturellement à considérer les épouses de ces derniers comme autant de brus. Celles-ci ne peuvent pas s'adresser à lui directement, une pudeur timide les obligeant à baisser les yeux quand elles viennent à le rencontrer. Du reste, elles l'appellent iî bidâké comme elles le font du père géniteur de leur propre époux. Elles s'efforcent même de l'éviter autant que faire se peut. Nous avons donc affaire là à des rapports de tension. Ici la communication est nulle ; ce sont des rapports de "honte" ou mieux "d'évitement". Nous allons passer à présent à deux autres schémas dont la lecture requiert de nouvelles explications : les petits triangles, les petits cercles et les courbes ne changent point de signification. Mais cette fois, les liens conjugaux sont représentés par le signe | | ; la fraternité par ce même signe, mais renversé | | ; les liens de père à fils par des traits verticaux. On lit ainsi que Sory Camara a pris Boundiala pour femme. Ils ont eu trois enfants : l'afhé s'appelle Sidiki, le cadet, Mory, et le benjamin Kabinè. On apprend aussi que Mory a épousé la fille cadette de Sidikiba Diané et de Diaka ; cette 223

Père

fille porte le nom de Kanigbè. Mory et Kanigbè ont un enfant qui porte le prénom de Sory, comme son grand-père paternel ; c'est la coutume. Cet enfant est donc le neveu de Sidiki et Kabinè (du côté de son père), de Mamadi et de Sékou (du côté de sa mère). Comme on le voit, ce type de représentation présente l'avantage de schématiser les rapports de deux familles à la fois. Le schéma de la page 225 illustre les rapports entre un enfant nommé Sory et ses oncles. Nous voyons que cet enfant entretient des "rapports de tension" (courbes pointillées) avec ses oncles et ses tantes paternels. C'est le côté mâle et autoritaire des relations de parenté, celui des "pères". Ces rapports sont compensés par des relations de plaisanteries, de détente par conséquent, que l'enfant entretient avec ses oncles maternels ; c'est le côté féminin et affectif de la parenté. Ce qui n'exclut pas que les utérins soient considérés eux aussi comme autant de pères et de mères classificatoires : d'où la présence des deux types de courbes sur notre schéma : courbes pointillées (autorité) et courbes à trait interrompu (détente). Nous arrivons ainsi au quatrième schéma, page 227. Il nous indique que la bru Kanigbè entretient des rapports de tension avec les parents de son mari (Sory et Boundiala). Elle doit leur manifester de la vénération, se garder de lever les yeux sur eux, éviter de rencontrer son beau-père sur son chemin. De fréquents conflits l'opposent à sa belle-mère dans l'enclos domestique. Le mari est dans une situation de débiteur vis-à-vis des parents de sa femme. Cependant l'importance de la dot, qu'il a dû payer et qu'il pourrait réclamer en cas de divorce, crée une dépendance implicite de ceux-ci envers lui. Il y a donc là des tensions latentes. Les deux parties sont engagées dans des rapports de "honte" et d'évitement. Jamais 224

Kandara Sory CAMARA

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elles ne pourront habiter, même provisoirement, dans le même enclos domestique. S'il arrive que l'une d'elles passe dans le village habité par l'autre, elle n'ira jamais lui demander l'hospitalité. Les mêmes rapports de tension lient les parents de la femme à ceux du mari. L'équilibre qui doit compenser ces tensions n'est assuré que par les relations de plaisanteries du petit-fils, Sory, avec ses grands-parents maternels et paternels : c'est réellement le nœud affectif de l'alliance. Il nous reste enfin à considérer les rapports qu'entretiennent Mory et les f r è r e s et s œ u r s de son épouse, et inversement (voir page 229). Les comportements de Kanigbè à l'endroit des afhés de son m a r i sont caractérisés par le respect, la "honte" et l'évitement. Mais les s œ u r s et f r è r e s puûiés du mari sont ses parents à plaisanteries nùma. Inversement, si le mari est en rapport de respect et d'évitement avec les s œ u r s et f r è r e s alhés de sa femme, il entretient avec les s œ u r s et f r è r e s pulhés de celle-ci des relations à plaisanteries. Au terme de cette analyse, l'opposition ou l'équilibre à tous les niveaux entre les rapports caractérisés par des tensions latentes d'une part, et les relations caractérisées par la détente (plaisanteries) d'autre part, est clairement établie. Lorsque la communication et le dialogue viennent à être bloqués dans le premier canal, ils empruntent le second (rapports de plaisanteries). D'où l'intérêt de ce dédoublement de voies de communication pour une sociologie du dialogue. On aboutit ainsi à tous les niveaux, à une structure trian225

gulaire ou tripolaire. Le premier pôle est représenté par Ego (I) ; le deuxième pôle (H), par les personnages avec lesquels celui-ci entretient des rapports impliquant des tensions latentes : père, aînés, beaux-parents. Entre ces deux pôles, des conflits viennent souvent bloquer le dialogue et la communication. Avec le troisième pôle (EU), Ego est en relation de détente, il entretient une communication et un dialogue authentiques. Enfin le pôle n i possède des moyens de pression ou de persuasion sur le pôle n, comme nous le verrons dans un instant. Ce qui rétablit le circuit. Pôle H A sìgita dugu nlnu be dàla Ni mò/o b5ta À si wò fàga Nìsì bita À si wò fàga Sà^a b5ta A si à fàga ^ Ntgt d5 te dona sigi ni mà , Gidi ti, do à mà v Ne gef è s i te' sigi ni fàga n3 Àwa à yé rcòp lu t5r3 Deeba Baia A yé kéla ke Made dosò bt mà Kó doso dosòx Ni i kà sigi ni fàga _ I bé sugutu kème ke i sàra dì Ni dosò mT nàd^ WÒ bt nà sigi ni musokadDmà sìgilS te re sókSfe A b£ wò nìnika Kó ile do / • i I nàda sigi ni kamà Mu dàlilu be ile bòlo Ni i bé sé kà sigi ni fàga Dosò wò bé à fi ni dàlilu lè bé ri bolo À bt wò doso mùta 290

À be wò fàga A kà Madé d5so be' ba fágala Fó Dà Màsa WùlàdT Ani Dà MSsa Wùlaba Wòlu wùlita I nàda sé Ibrahima Ture mà ì kó ritelu nàda I ká n deema Ñ fána bí tagala sigi ni kamà Dosò bt fóda tógo diima mí nà Ni à tè re da n si à s i t ? À ká di ñ né I ká ñ bìla síla Ni ñ do me à sit5 n bé sàgi Ibrahima Ture À kà féleli ki ì yè À kó ì yè À kó álu ká sise kili kéle ñíni Álu ká kptDdákólo m5d5 kélè nini Alu ká fítokutu kéle ñíni Alu ká kùru kéle ñíni Álu ká à blla álu ku álu ká kofá kàno Ni álu tágada , Alu bt musokódS mi tèrtla sokjfè à be' daló id no, à bf í kòla Wò lé mú sigi ni di Alu ká túlu do firija Kà à di à mà Alu ká j i dó fána firija Kà à di à mà Kó ni álu kà musokódS tè re daló kàno à be i kòla Àwa álu ká jìgi Kà ji ni dó tà kà à kc à ka dò Álu ká i kf à kodakoba/a di À kó kó ni j i ni kà à kó soto Ni à yèltda Kà i sigi telená la Alu ká túlu ni dó fáná tà Álu ká à sùsa à k5 dò A kó álu ká à ládiya Álu kàna à kilt Ni álu kà à kèle Doso bt fóda tòga diima mi nà álu fána bé ió wò là Bàri ni álu kà à ládiya Doso bé fida tógo diima mT nà Álu bt à sòt5 Made J ko bisimila v I kà wò sádakalu bí mádt 291

ìtàgada 4 % , I nàda F arato Màhâ Kéñí k5 Jabalalá v ì nàda wò fána kâ ì kó n nàda lè Farakò Màhâ Kent í ká ft le li k€ ñ ñe Dosò be kòrida tógo díimif mí mà Ni à tè ré da n fána té à sàtana N bt s%àgi Ni n do s i toga diima sòt5 N fána bf tága sigi ni kâma F aralo Mahä Kéñí A kà jabá gbàsi AfánS kó À kó álu sìsekili kéle ñmí Alu kStDdakqlo m3»d5 kélë nini Álu ká tòfète kélë ñíní Alu ká kùru kélë fiïnî Alu ká fitïkutu kélf ñíní Álu ká à bìla álu ku álu ká kofá kPn? Ni álu tágata Álu be musokódo mí té rtía À bt dalo ksní> A bá i kòla Wò lé mú sigi ni dì Álu ká à ládiya Álu Káná à kèle Ni álu kà à ládiya , Dosò be fida t6g5 díimS mí nà Álu be à S3t5 Çàri ni álu kà à kèle Àwa n te álu yéla tugiï ! ì kó bisimila À kó bàri ni álu tágada Ni Àia kà tógo diimï di álu mà I be súkutu m? yo kàme díla álu mà sácutG mbyo bi kòn5t3 Ani mòp wir? Álu ká wò làsàgì ì mà Álu ká sukutu náani tà Sukutü náani fióyi Kutú be mf kó to A cè ká jáyu A be fîiit À ká sùtiï Wò lé mú kebamúsó dl Álu sí wò sàba nde mà 292

Nde sí álu ñásigi didlmuso là I\ kó \ bìsimila I täbita I nàda musukDdó nT tèrt sokDfE À be dàló tà A bt í kóla Da Masa Wùlâdî , Wò tágata jí tà badanï kBns À kà í bòri kà nà à k¿ à ko dò Musokódó kó e ! átelu be mu mop dl ? E ! A kó n màma lè 91Ú 1 ti Ha ! à kó n má álu 15 Alu màma té rite dì Alu í soi bà ñ nà Wò tùmana 1 báda ji kt à ka di I yèlèdà I sìgida Musokidó wùlida A bada j i dò A tág^da í sigi telé là Da MSsa Wùladì wùlida À kà tulu ni do sùsa à bolo kbnò Kà tága à sùsa musokSdS kó dà E ! à kó nt mu mu dì ? A kó n màma à kó n b£ 1 ka tósùsàlà A kó álu màma té n dì , N má álu 15, álu má n 1? Álu fata n mà ! E ! à kó àwa, à kó í hákttó A kó 1 ni n màma lè ká múnu MùsòkadD wùlida Kà à la fé tà x Kà à sigi à ku A do ná dabárí be wò fe lè kònb Dà Masa Wùlâdî 4 A kà à là fé tà à kü Kà à sigi à ku _ t A kó n màma í lò n ká 1 dada í ká boda là À kó à yé 1 màma t¿ n dì Á kó iyò, bàri maya bá lè mu í tí N sí í dSda í là bSda là íte bí doni tà nde ñála Dá Mâsa Wùlâdî bilada à nà Fóàlàbédal^ À tágada à ládo à la bo nà I bota yè v Ì tágata \ dategE Deeba Sádi àni Dícba Bala yé 293

ì kó sàyi àlu kà ri k i l i sigi m i nà kó mà, n fàna nàda wò lé k i m à Wòlu kó ridelu kònT Doso doso n i kà s i g i ni fàga tò bàda sókudu k£m£ làhidu tà i yé Ìidelu Dóo dùgu ta ni f ì l à àni K i r i dùgu nàant Ìi bàda wò sGkudu kèmt làhidu tà wò dosò yé ^ b£ à ke à sarà dì kó bìsimila yé ì sigi tùmà m i ì kà kuit txbi tùmà tùmà N i ì kà sùbó ke à mà ì bt à tàla ì bt musokads tà sigi _ ì bt tàga à ladi à mà à là b5 k?n? I kà wò kt surr f ó lSjpku I bé tàga worò di à mà I bé tàga siro di à mà I be' subò n i màlò d i à mà F é f e n i à kà di à yé I bé wò bé d i à mà I bt à làdiyala F Kó ti gbóyala í lá ¿ Gbudú yé kuna cebá m£ kànò Kó ti gbóyala wò là , Kuma yé kuna cebá me k^nò Kó té gbóyala cebá wò là N kó : ni à díyada ma gò mt nà Kó té gbóyala í lá , Ni à díyada magò mt ná Kó tt gbóyala wò là Madèkélé bé díyala cebá wò lé là Kó té gbóyala cebá wò là TEXTE J5. KAIRA A ! ja celu tt kéle di Woi ! n bára sílá Ala ñé A má cfclu lákaña M? ni fákámálu kána k i l t Fakàmàkàlé gbélemába lè, Káira 302

M i bilàdà tùbàbùks là P o l i s i di i bìlà kàsó là Karo kuda di i t è r e BabàkD Wò filanolo, Kùrémàle Kùrémàle kàsó gbèlema Tùbàbùke wò j amane f / G a r a d i s e r e k e n t ma Ala lo dè ! J à j à , j a j à màio ! Sébaya kele n i màio lè Wò ni sàyà ma ja TEXTE J6. DEGOLI Dégólì t i f a r a l a x x F é à bä ä se lò Alimädarapo lé ka Itila r i F ó r i Ci. i do té nàia à nò gbede k t l a Autù tèlé mùa Dégoli dodà P à r i TEXTE J7. N Te Tùbàbulu kà Làginé tìne H ère dia kà Làgiht ràbe \ / Be beda à m à : kó ri te ! Medu kà i s5 à m à Wòlù ma hSr^ya JÌ

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A ! a ! ndùlù ma a s ) à m à Ndùlù kà h i r o y a Allah lé kà ké Làgint beda „ _ Ni wò tè n tère di taroya gbäsa Célu btda à m à : kó n té Medu kà i so à m à Wòlù ma hSroya ! TEXTE J8. HDROYA Her«dia yé silà k3ko la tùma mena Làgint la hSroya,wò lé tère ninina

Làgine har^yara mu má gbòsì Toro lábaña lè jùsùsùma dì Htrfdia kà si me dö à díyada Allah né H erf dia ni Fàrasflu kèlèdà dúña ñána Wò lé nà wòlù gbêna, Làgine hSroyara À te sùnòlà Here dia té sùnòlà Hérediakutilu té sùnòlà, Wòlù nàrà Fàraselu gbe Làginé bára hSroya FàdàfÌ nà fàdàfìnà bára dékíláré M? bá ké í jèrè fè, í y é í jèrèk