La problématique de la santé et de la maladie dans la pensée biomédicale: Essai sur la normalité biologique chez Georges Canguilhem 2296114199, 9782296114197

Existe-t-il une ligne de démarcation nette entre le normal et le pathologique ?Le pathologique relève-t-il exclusivement

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La problématique de la santé et de la maladie dans la pensée biomédicale: Essai sur la normalité biologique chez Georges Canguilhem
 2296114199, 9782296114197

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La problématique de la santé et de la maladie dans la pensée biomédicale

Cyriaque Geoffroy EBISSIENINE

La problématique de la santé et de la maladie dans la pensée biomédicale Essai sur la normalité biologique chez Georges Canguilhem

Préface de Antoine Manga Bihina

© L’HARMATTAN, 2010 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-11419-7 EAN: 9782296114197

À MES FEUS FRÈRE ET SOEUR : Fabien AMAHATA Caroline OBIOMBÉ

REMERCIEMENTS Rendre grâce à Dieu pour le don de la vie et à mes parents Zéphirin Bememié et Pauline Rosine Bediné qui ont su accueillir ce don et pour toute l’attention qu’ils ont portée et continuent à porter à ma formation, À tous nos professeurs de l’UCAC et de façon spéciale au Dr. Antoine Manga Bihina qui a bien voulu préfacer cet ouvrage, Au Dr. Charles Ossah Eboto, chef du Département de philosophie de l’Université de Maroua (Cam) qui a stimulé notre intérêt pour l’épistémologie et l’histoire des sciences de Georges Canguilhem, Au Dr. Ernest-Marie Mbonda, vice-doyen de la faculté de philosophie de l’UCAC pour ses conseils, À M. Pascal Mebe Abâh, journaliste à la CRTV-Radio pour ses remarques et suggestions, Aux Supérieurs de la Congrégation des Fils de l’Immaculée Conception (C.F.I.C.) et à tous mes confrères Conceptionnistes pour toutes les marques d’attention et pour tout le soutien, À mes frères et sœurs pour toutes les marques d’affection, À tous ceux qui de près ou de loin ont contribué à la parution de cet ouvrage. Qu’ils trouvent en ces quelques lignes l’assurance renouvelée de ma gratitude !

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PRÉFACE Le développement de la recherche et la production des connaissances en biologie ont fini par nous habituer à l’idée que l’homme n’est qu’un être vivant, une « machinerie cellulaire », un complexe neurophysiologique et une dynamique psychique observable, contrôlable et modelable. La bousculade du concept de vie au profit de celui de vivant ouvre, à cet effet, un vaste champ à la réflexion philosophique avec, à terme, la question de savoir sur quelles lignes situer désormais une connaissance scientifique de l’homme, une explication objective de la matérialité et de la vérité des mécanismes de fonctionnement et de maintien de la vie en lui. Bien des théories se sont consacrées à l’élucidation de cette interrogation : spontanéisme, créationnisme, évolutionnisme, mécanisme, finalisme et aujourd’hui, s’impose l’idée que le vivant se trouve dans des disparités physicochimiques, un équilibre organique et fonctionnel qu’on nomme la santé. En s’accrochant à cette idée, l’on en vient à oser, avec l’autorisation et l’appui des instruments et au nom de la protection de la santé, des expérimentations, des interventions, des recompositions, des reproductions de l’être individuel de l’homme. Traditionnellement perçue dans le couplage santé/maladie, normal/pathologique, la santé est désormais envisagée dans d’autres couplages complexes tels que constant/substituable, hérédité/transformation, code/possibilité. Ainsi, diagnostics, examens cliniques, appareils perfectionnés, thérapeutiques individualisées deviennent les recours obligés de toute médecine qui se veut efficace et crédible. Dans les pratiques biomédicales, on n’en est plus à se demander quelle est l’origine de la vie mais à veiller à sa 9

production, à sa reproduction et à sa conservation dans un organisme donné. La santé dans ce contexte cesse d’être un état de stabilité et d’équilibre viables, elle est dans une dynamique transportable, pré-fabricable, transposable, commercialisable, en un mot, artificialisable. La santé est dans des éprouvettes, les réseaux et laboratoires, la puissance du bistouri, les rayons des officines et des pharmacies. Une réflexion épistémologique centrée sur les programmes de recherche, les prouesses et performances des sciences et pratiques biomédicales devient comme impuissante à cerner désormais avec autorité les problèmes relatifs au déterminisme et à l’indéterminisme d’un organisme, à l’individualité, à l’unicité, à la subjectivité de la personne, au réductionnisme et à l’holisme, à l’évolution même des connaissances et des techniques, à la responsabilité des hommes de science sur l’avenir de la vie de et en l’homme. Sur ce registre et pour éviter de sombrer dans des « apriorismes » et du moralisme purificateur, l’épistémologue balise ses recherches et son discours sur le constat de l’état des lieux des progrès réalisés (De quoi s’est-on rendu capable aujourd’hui en matière de santé ?), la sériation des possibilités ouvertes en matière de santé ; la postulation d’une espérance optimiste en la victoire de l’intelligence humaine sur ces fatalités de la nature que représentent les pandémies, les épidémies ; la malnutrition, la mortalité infantile ; ces désastres de l’industrialisation qui se lisent dans la pollution de l’espace, des cours d’eau ; ces imprudences de l’homme constatables dans l’exploitation effrénée des ressources naturelles, la destruction de la flore et de la faune. Le présent ouvrage est un effort personnel qui se situe dans ce contexte intellectuel. Au départ travail académique d’un étudiant qui fait ses premiers pas dans la recherche 10

philosophique, il est, au regard des ajouts qui ont pu imposer des lectures plus mûries et des méditations plus documentées, une invitation à une prise de conscience du sérieux que nous devons accorder à la gestion de notre vie et à la préservation de la santé. Pour éviter d’inutiles divagations théoriques, l’auteur interroge la pensée biomédicale telle qu’il la découvre chez Georges Canguilhem à travers le concept de normalité biologique et qu’il aurait tout aussi bien pu trouver chez François Jacob, François Dagognet, Jacques Monod, etc. L’essentiel consiste à comprendre qu’aujourd’hui, un regard philosophique sur la vie et la santé doit chercher ses inspirations dans la pluralité des perceptions et des réalisations que nous propose la pensée biomédicale. Qu’une réflexion s’achevant par un engagement avec l’accompagnement de la foi chrétienne, tout cela distingue honorablement l’auteur. Puisse le lecteur, particulièrement les étudiants en philosophie, en médecine, en biologie, en théologie et le praticien lui-même, y trouver, à son tour, prétexte et matière à réflexion. Antoine Manga Bihina Maître de conférences, Université-Ydé I

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INTRODUCTION « Les recherches à base d’index statistiques, d’instruments de mesures standardisés sont-elles à même de comprendre la personne dans sa globalité et sa complexité quand bien même elles se multiplieraient à l’infini pour placer le sujet sous les feux croisés de leurs instruments d’évaluation ?»

C. Zittoun Cette réflexion, dont l’épigraphe ci-dessus semble déterminer la préoccupation, fait suite à une recherche amorcée déjà il y a une année sur les enjeux de la théorie cellulaire1. Dans cette dernière, nous nous demandions alors s’il était possible de réduire la vie à une pure composition mécanique des parties, ou alors c’est dans sa totalité complexe qu’une connaissance du vivant se devait d’être envisagée. Nous nous étions ainsi convaincu de l’irréductibilité d’être du vivant humain comme fondement de la spécificité de la connaissance de la vie et de son irréductibilité à la physicochimie. N’ayant pas totalement abandonné cette orientation de notre pensée qui se veut une philosophie du concept, nous voulons aujourd’hui opérer un déplacement de perspective pour nous intéresser aux concepts de normal et de pathologique, mieux à la problématique de la santé et de la maladie. Le concept de santé dans son approche purement empirique s’est souvent situé en référence à la normalité de telle manière que la maladie et toutes sortes d’anomalies apparaissent comme une brisure de cette normalité ; ainsi, recouvrer la santé ou tout simplement 1

C. G. Ebissienine, La théorie cellulaire et ses enjeux dans la pensée de Georges Canguilhem, Mémoire de Maîtrise en philosophie, Yaoundé, UCAC, 2007, Inédit.

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guérir, dans cette perspective, n’est rien d’autre que retrouver cet « état normal » qui est en quelque sorte une espèce d’âge d’or perdu. En effet, voir un pied tordu, une main raccourcie ne laisserait personne indifférent. Mais, faut- il du fait de la différence ou de l’écart par rapport à la généralité conclure en « l’anormalité » de ces personnes ? Certainement pas. Car si tel était le cas, le critérium de la normalité et de l’anormalité dans cette optique résiderait uniquement dans la conformité au plus grand nombre, à la moyenne statistiquement définie, à la généralité. Mais d’où vient donc ce penchant de la médecine pour les moyennes statistiques dans la détermination du normal et du pathologique ? Pour Canguilhem, si l’histoire des idées n’est pas superposable à l’histoire des sciences, il n’en demeure pas moins plausible qu’une histoire des sciences ne saurait atteindre son but sans une véritable prise en compte de l’histoire des idées. Elle ne saurait en faire l’économie. C’est pourquoi l’histoire de la physiologie, entendue comme science du normal, ou des conditions du normal, ne saurait laisser de côté la marche des idées si elle veut parvenir à une meilleure saisie du rapport entre le normal et le pathologique ou simplement entre la santé et la maladie. Elle ne saurait même constituer la physiologie avant la pathologie. Cette évolution des idées a, selon lui, contribué à la constitution de ce qu’il appelle le dogme pathologique, c’est-à-dire l’affirmation de l’identité du physiologique et du pathologique avec exclusivement une différence quantitativement exprimable. Une différence décelable uniquement en termes d’excès ou de défaut, d’augmentation ou de diminution. Le problème qui préoccupe ce dernier est de savoir s’il existe une ligne de démarcation nette entre le normal et le pathologique objectivement délimitable. Est-il licite de 14

déduire la distance qui sépare la santé de la maladie à partir d’un fondement purement statistique, sous le seul prisme des seuils définis par des moyennes ? Peut-on objectivement et statistiquement définir la distance qui sépare le normal du pathologique ? En d’autres termes, faut-il parler de l’état maladif uniquement en termes d’excès et de défaut ? Le pathologique relève-t-il exclusivement du quantifiable et du mesurable ? S’il est possible de répondre par la négative, n’y a-t-il pas lieu d’admettre un jugement de valeur comme référent privilégié de la normalité et de l’anormalité ? Le normal et le pathologique n’obéiraient-ils pas à une normativité individuelle qu’il convient de prendre sérieusement en compte dans l’exploration clinique ? L’autre préoccupation consiste à trouver s’il existe une distance absolue entre le normal et le pathologique. La maladie est-elle une corruption de la santé ou l’expression d’un luxe pour l’organisme ? Ces interrogations, qui alimentent les réflexions sur la problématique de la santé et de la maladie dans les sciences de la vie, ne sauraient trouver une élucidation sans une saisie du statut même de la médecine. Une précision des contours conceptuels en cause s’avère également nécessaire pour lever certaines ambiguïtés dont ils font l’objet. Pour sortir de l’impasse où nous plongent ces ambiguïtés, Georges Canguilhem se démarque de l’approche de la normalité développée par Auguste Comte et Claude Bernard au XIXe siècle. En effet, ces derniers avaient construit leur approche sur le modèle de la physique newtonienne et l’univers laplacien où la normalité apparaît comme la conformité à un système de lois établies. Dans cette perspective, le normal revêt chez eux un caractère absolu puisque l’on ne prend pas en compte l’idiosyncrasie ou la spécificité de chaque individu 15

dans sa singularité biologique. En réaction contre cette approche, Canguilhem opte pour une conception relative de la normalité qui tient compte de l’unicité de l’individu en débat avec son milieu de vie. Cette approche du vivant, comme ordre de propriétés, met l’accent sur l’individu en relation avec son milieu et avec l’histoire, qui deviennent dès lors les critères d’évaluation de la normalité des phénomènes vitaux dont la normativité se déplie en polarité dynamique. Cette perspective situe Canguilhem dans une orientation évolutive néodarwinienne. La différence et la nouveauté perçues dans la logique statistique d’un jugement descriptif et quantificateur, apparaissent comme non-conformes à la normalité. D’où l’urgence pour lui de distinguer l’anomal de l’anormal et d’établir, par la suite, un rapprochement entre ce dernier et le pathologique. Toutefois, de telles considérations ne peuvent rester sans réelles implications sur l’appréhension des renouvellements sociaux dans une dialectique du social et du vital, marquant ainsi un déplacement de perspectives dans la pensée de Canguilhem. Afin de cerner lesdites perspectives et leurs implications dans la physiologie, la pathologie, la clinique et la sociologie pour une nouvelle compréhension des allures de la vie dans le vivant humain, nous avons donné une orientation tripartite à notre travail. La première partie analyse la constitution du dogme pathologique et les contours des thèses d’Auguste Comte et de Claude Bernard alors que la deuxième développe les thèses critiques de Canguilhem à l’égard de ce dogme de la pensée médicale. Il revient à la troisième partie d’esquisser une évaluation critique des thèses en cause et de relever en dernier ressort l’actualité des intuitions canguilhémiennes pour la pensée médicale contemporaine.

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PREMIÈRE PARTIE LA CONSTITUTION DU DOGME PATHOLOGIQUE DANS LA PENSÉE MÉDICALE « La médecine est des plus étroitement liées à l’ensemble de la culture, toute transformation dans les conceptions médicales étant conditionnée par des transformations dans les idées de l’époque ».

H. E. Sigerist « L’état pathologique ne diffère point radicalement de l’état physiologique, à l’égard duquel il ne saurait constituer, sous un aspect quelconque, qu’un simple prolongement plus ou moins étendu des limites de variations soit supérieures soit inférieures propre à chaque phénomène de l’organisme normal, sans pouvoir jamais produire de phénomènes vraiment nouveaux, qui n’auraient point, à un certain degré, leurs analogues purement physiologiques ».

A. Comte « Ces idées de lutte entre deux agents opposés, d’antagonisme entre la vie et la mort, la santé et la maladie, la nature brute et la nature animée ont fait leur temps. Il faut reconnaître partout la continuité des phénomènes, leur gradation insensible et leur harmonie ».

Cl. Bernard

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 Conserver la santé et guérir les maladies, telle est la problématique de la pensée médicale depuis l’antiquité gréco-égyptienne et orientale. Dès lors, les idées développées dans l’univers de la médecine pour satisfaire à cette préoccupation ont connu une évolution à travers l’histoire, de sorte qu’il n’est pas possible pour qui voudrait s’atteler à l’histoire de la physiologie et de la pathologie, disons aux diverses conceptions de la maladie et de la santé, de ne pas prendre en compte l’histoire des idées. Toutefois, une pareille prise en compte de l’histoire des idées ne saurait se faire dans la complaisance, elle doit obéir aux exigences d’une critique rigoureuse visant à révéler l’histoire dans la science médicale. C’est pourquoi, nous voudrons, dans cette première partie de notre réflexion, partir des conceptions classiques du pathologique pour examiner comment les idées directrices de la pratique médicale de cette époque ont préparé la voie à la dogmatisation de la thèse de l’identité du normal et du pathologique par l’approche positiviste de la maladie. Cette approche aboutit à ce que l’on a appelé le dogme pathologique, d’après lequel il n’y aurait qu’une différence quantitative par excès ou par défaut entre la santé et la maladie et non de nature ; par conséquent, il y a selon ces théoriciens, identité et continuité entre les phénomènes normaux et les phénomènes pathologiques. Cette thèse trouve un écho favorable dans les écrits d’Auguste Comte et de Claude Bernard dont la critique des idées servira à mieux appréhender l’impact de l’histoire des idées dans l’histoire de la pratique médicale. En fait, si l’un et l’autre se distinguent soit par la démarche soit par l’intérêt, il ressort toutefois que les deux auteurs se rejoignent dans leur volonté d’affirmer l’identité réelle des phénomènes vitaux à l’état de santé et à l’état maladif. Le premier se fonde sur le principe de 18

Broussais tandis que le second s’appuie sur l’expérience du diabète pour étayer chacun à sa manière la thèse de la continuité et de l’homogénéité du normal et du pathologique.

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CHAPITRE I CONCEPTIONS CLASSIQUES DU PATHOLOGIQUE Nous voulons examiner dans ce chapitre deux conceptions phares de l’approche du pathologique dans son rapport au normal durant la période classique de l’histoire de la pensée médicale. Nous avons retenu pour ce faire la théorie ontologique et la conception dynamiste du pathologique. Dans la théorie ontologique de la maladie, il s’agit pour nous d’examiner l’attitude magico-religieuse devant la maladie qui a longtemps prévalu avant l’arrivée de la médecine positiviste. En effet, les hommes identifient la maladie avec le mal, c’est-à-dire à une entité surnaturelle qui ruine l’équilibre organique de celui qu’elle atteint. La maladie, de ce point de vue, est considérée soit comme relevant d’une malédiction divine faisant suite à un péché, soit comme causée par un esprit mauvais ou un sortilège lancé par un voisin jaloux, un collègue envieux. L’on parlera dans un contexte bantou de sorcellerie. Au vu de cette conception du pathologique, l’homme recourt à une thérapeutique qui rime avec les idées de l’époque ou de la culture, d’autant plus que les idées influent ou tout simplement orientent la pratique. Cette thérapeutique est une réponse du berger à la bergère c’est-à-dire l’application de la méthode action-réaction. L’on recourt à des incantations ou à des potions magiques à but curatif, dans l’optique de chasser le maléfice qui pèse sur la personne malade. Sous un autre angle, il s’agira aussi de mettre en relief l’approche localisante du pathologique qui est une méthode de localisation de la maladie en des parties de 21

l’organisme. Cette localisation de la maladie vise une action précise et efficace sur cette dernière. Nous examinerons en dernière approche la conception dynamiste de la maladie. Il est question de mettre en exergue les notions de déséquilibre et dysharmonie qui font de l’organisme une réalité en situation polémique. Cette situation polémique de l’organisme fait en sorte que l’on conçoive santé et maladie comme deux opposés qui s’affrontent perpétuellement dans l’organisme humain. L’équilibre ou le déséquilibre dépend de la victoire ou de la défaite de l’une des tendances par rapport l’autre. Pareille attitude est le calque pur et simple du modèle d’opposition qui s’établit entre le bien et le mal au niveau macroscopique ou cosmique. Ces tendances ou conceptions du pathologique s’affrontent dans l’approche de la maladie depuis la période gréco-égyptienne d’une part et l’époque médiévale d’autre part. I. 1 La théorie ontologique de la maladie L’idée prédominante dans cette théorie tient au fait que la maladie apparaît comme un être étranger qui entre dans un organisme et que la pratique médicale se charge de déloger du domicile qu’il s’était acquis subrepticement. Ainsi, la maladie entre et sort de l’organisme à la manière d’un locataire. I. 1. 1 L’attitude magico-religieuse devant la maladie L’attitude de l’homme devant la maladie est aussi vieille que l’homme lui-même. En effet, l’on conçoit la maladie comme un agent qui de par sa présence dans l’organisme humain vient provoquer l’état maladif chez ce dernier. Cette conception se fonde sur une représentation du pathologique, face à laquelle l’homme réagit en 22

adoptant des attitudes qu’il sied de qualifier ici de magicoreligieuses. De telles attitudes sont repérables dans la pratique médicale traditionnelle égyptienne et orientale. Ainsi, malgré l’angoisse qu’inspire le regard de la tradition, il demeure la possibilité de prendre le dessus sur la maladie comme le bien l’emporte sur le mal. Dans cette optique, vaincre la maladie est une possibilité envisageable bien qu’il faille pour ce faire recourir à des pratiques magiques et/ou religieuses. C’est l’empyrée de la médecine magique ou religieuse qui se fonde sur l’existence des forces maléfiques ou occultes et sur l’appréhension de l’état maladif comme un état de péché envers les dieux. L’optimisme d’une victoire de la santé sur la maladie fait en sorte que « même si une maladie est sortilège, envoûtement, possession, on peut espérer la vaincre »2. De plus, la médecine magique recourt à une thérapeutique non scientifique parce qu’usant d’une autre rationalité qui conduit la médecine positiviste ; mais elle tient son prestige du fait que « la magie offre des ressources innombrables pour communiquer aux drogues et aux rites d’incantation toute l’intensité du désir de guérison »3. La façon de procéder et de concevoir la maladie, surtout pour ce qui est de la maladie-possession, est fortement généralisée d’une part dans la médecine égyptienne et la pharmacopée africaine du sud du Sahara, notamment chez les Bantous, et d’autre part dans les expériences orientales, notamment la culture hébraïque dont l’attitude magico-religieuse en matière de pathologie transparaît dans les écrits bibliques.

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G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, Paris, PUF, 1975, p. 11. 3 Ibid.

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Certains partisans de la théorie ontologique de la maladie, ont de la difficulté à séparer leurs opinions scientifiques de leurs croyances religieuses, car les implications religieuses sont d’une influence considérable dans leurs spéculations sur le pathologique. L’on en vient à confondre, comme le fit Van Helmont, la santé avec le salut et la maladie avec le péché, tout comme Stahl de son côté subissait l’influence de la croyance en la faute originelle et à la déchéance de l’homme, dans La vraie théorie médicale. Par ailleurs, même l’ontologie de la force que Alexis Kagamé voyait comme l’insigne particulier de la philosophie bantoue, n’est pas étrangère aux conceptions du pathologique chez ces habitants du sud du Sahara. Car la maladie apparaît très souvent comme l’effet d’une force que l’on dirait maléfique ou, pour l’exprimer en propos différents, l’on parlera de sorcellerie. Il en va de même dans la culture hébraïque dont la Bible nous fait l’écho de sa conception du pathologique dans son rapport au normal ou plutôt à la santé. Il ressort de façon générale, l’idée de la maladie-possession face à laquelle l’attitude magico-religieuse dont il était question dans les cultures auxquelles nous faisions allusion plus haut, trouve un retentissement fort significatif. En effet, dans le deuxième livre des Rois, la guérison du lépreux Naaman par le prophète Elisée est fortement entourée de cette attitude magico-religieuse. La guérison nous est présentée comme une restauration de la santé, c’est-à-dire de l’état normal par le biais du bain d’eau en signe de purification. Ici entrent en ligne de compte le rituel de l’eau et la symbolique du nombre sept. La maladie, pour le cas de la lèpre dont il est ici question, apparaît de ce point de vue non seulement comme une 24

pathologie physiquement manifeste mais comme la marque de l’impureté.4

davantage

De plus, le Nouveau Testament abonde de récits de guérison comme étant la restauration de la santé dans le cas des pathologies somatiques et des maladiespossessions qui corroborent l’idée d’une attitude magicoreligieuse face au pathologique dans ces cultures. Dans l’évangile de Matthieu, le lunatique est présenté comme possédé par un esprit mauvais qui le fait souffrir cruellement et le jette souvent dans le feu ou dans l’eau quand il s’empare de lui.5 L’attitude décrite dans l’évangile de Marc face à la guérison du paralytique reste dans l’optique d’une considération de la pathologie comme résultante du péché.6 Des attitudes du même genre sont repérables dans la suite du texte de St. Marc7 et dans beaucoup d’autres écrits néotestamentaires. Cette attitude semble être davantage une entrave à l’appréhension rationnelle de la maladie. Comme l’affirme Claude Bernard, dans le texte que nous livre Maurice Dorolle, « l’obstacle le plus considérable est la croyance aux forces occultes, caractéristique de l’ignorance et de l’absence de l’esprit scientifique »8. Autrement dit, l’attitude magico-religieuse devant la maladie marquée par la croyance aux forces occultes, ne favorise pas l’accès à une approche scientifique du pathologique. En effet, l’absence de l’esprit scientifique rend difficile l’accès à une pathologie scientifique et constitue une entrave à toute recherche scientifique qui, au dire de Dhurout, est « un dialogue entre l’esprit et la nature. La 4

2R 5, 10. Mat. 17, 14-18. 6 Mc. 2, 5 7 Voir par exemple le chap. 7 du verset 25 à 35. 8 M. Dorolle, Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1re partie, Paris, De la Grave, 1946, p. 40. 5

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nature éveille notre curiosité ; nous lui posons des questions »9. Or, ce questionnement doit être mené sous la vigilance de l’esprit scientifique qui nous évite la présomption et la précipitation dans nos affirmations, de même qu’une croyance béate aux forces de la nature et aux esprits maléfiques. C’est dans cette optique que « l’explication de la vie n’est pas donc à poursuivre dans un principe métaphysique ou une force vitale quelconque. Elle réside dans les propriétés de la matière des éléments »10. Cela semble également vrai pour ce qui est de l’explication du pathologique en tant qu’il est une autre allure de la vie, une nouvelle forme de la vie. I. 1. 2 L’approche localisante du pathologique L’approche localisante de la maladie est aussi tributaire d’une conception ontologique du pathologique. Cette approche localisante est portée à son plus haut niveau par la théorie microbienne de la maladie qui consacre les dogmes pastoriens. En effet, la localisation vise une efficacité dans l’action thérapeutique contre les maladies, car « voir un être c’est déjà prévoir un acte »11. La localisation du pathologique plaide en faveur d’une prévision et d’une précision dans l’action thérapeutique visant à restaurer la santé. Ce qui semble vrai dans cette logique, c’est que « pour agir, il faut au moins localiser»12. Ainsi, la justification d’une localisation symptomatique est la quête de l’efficacité dans les soins médicaux. L’approche localisante du pathologique est en quelque sorte la consécration de la technique positive de restauration du normal. 9

E. Dhurout, Claude Bernard, Paris, PUF, 1959, p. 21. M. Dorolle, Claude Bernard, op. cit., p. 13. 11 G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, op. cit., p. 12. 12 Ibid., p. 11. 10

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Par ailleurs, si l’approche localisante du pathologique peut paraître triviale à certains non avisés comme le pensait Claude Bernard, parlant de ces attitudes comme des vieilleries médicales, il n’en demeure pas moins plausible que les idées sont aussi dures à la sénilisation que les théories médicales. En effet, avec l’évolution de la pathologie scientifique et le développement des techniques d’investigation du pathologique pour une action précise et efficace sur la maladie par le truchement d’une localisation symptomatique, on en vient à ne plus considérer la maladie comme un dysfonctionnement, un dérangement voire une perturbation de l’équilibre général de l’organisme à l’état maladif. Au vu de l’approche actuelle qui ne se situe pas à mille lieues de celle des médecins et praticiens d’avant le XVIIIe siècle, malgré le progrès technique et des explications de plus en plus rationnelles sur les états morbides, l’on peut dire qu’avec l’expansion de la microbiologie, de la bactériologie avec toutes les trouvailles qui leur sont attribuées par rapport à la conception de la maladie, l’on ne s’est pas toujours départi de l’approche localisante du pathologique. Les maladies sont toujours et encore traitées d’après leur localisation symptomatique de sorte que l’on en vient à ne plus considérer l’état maladif comme référant à la totalité de l’organisme, c’est-à-dire à la personne affectée dans sa globalité, mais tout simplement comme affaire des parties déterminées de l’organisme. C’est pourquoi l’on peut désormais parler de maladies tissulaires, cellulaires ou génétiques dès lors que celles-ci portent sur les tissus organiques, les cellules ou les gènes. Tout dépend, comme il nous est donné de le constater, de la localisation de la maladie et de la facilité d’y intervenir efficacement et de façon précise dans le but de restaurer la santé. L’état maladif ou pathologique, vu sous cet angle, porte sur les tissus, les cellules ou les gènes selon l’avancée des techniques d’investigation et de la précision des 27

instruments mis au service de cette localisation dont l’unique but reste et demeure la restauration du normal et la conservation de la santé. La pathologie contemporaine semble être la consécration de cette approche localisante de la maladie. En effet, « dans la mesure où l’analyse anatomique et physiologique dissocie l’organisme en organes et en fonctions élémentaires, elle tend à situer la maladie au niveau des conditions anatomiques et physiologiques partielles de la structure totale ou du comportement d’ensemble »13. En fait, c’est la parcellarisation de l’organisme qui conduit à la localisation de plus en plus fine et de plus en plus précise du pathologique. La localisation tissulaire de la maladie est due à Bichat tandis que c’est la pathologie cellulaire de Virchow qui consacre la localisation de la maladie au niveau cellulaire. Ainsi, « selon les progrès de l’analyse, on placera la maladie au niveau de l’organe – et c’est Morgagni – au niveau du tissu – et c’est Bichat – au niveau de la cellule – et c’est Virchow »14. Or, cette approche localisante n’est pas seulement le propre de la pathologie contemporaine, elle l’était déjà pendant la période égyptienne. D’où le constat que les progrès scientifiques ne sont pas strictement, une course vers la nouveauté, vers les techniques les plus récentes, mais parfois des reprises de techniques anciennes et la survivance des idées qui ont longtemps guidé la marche de la pratique médicale. Le dire ne signifie pas que la médecine hippocratique ou galienne équivaut à la médecine contemporaine fondée sur les acquis de la théorie de l’information. De l’une à l’autre, le fossé est immense. 13 14

Ibid., p. 151. Ibid.

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I. 2 La conception dynamiste du pathologique Avec la médecine grecque de coloration hippocratique, la conception du pathologique change de registre. Il ne s’agit plus d’une approche ontologique du pathologique dans sa tendance localisante et ses attitudes mysticoreligieuses, mais le pathologique se conçoit désormais sous l’angle dynamiste avec une réelle inclination à la totalisation. La santé est appréhendée en termes d’harmonie et d’équilibre tandis que la maladie apparaît comme étant une dysharmonie et un déséquilibre de l’ordre physiologique. L’organisme se présente dans ce contexte comme en perpétuelle situation polémique où s’affrontent deux forces contraires. Pour utiliser une terminologie canguilhémienne nous parlerons de l’antagonisme de deux allures contraires de la vie, à savoir la santé et la maladie ; la victoire de l’une sur l’autre établit l’organisme dans un état de stabilité ou d’instabilité qui, dans cet ordre d’idées, est dit normal ou pathologique. I. 2. 1 De l’idée de déséquilibre et de dysharmonie L’idée défendue par les théoriciens de la conception dynamiste et particulièrement ceux qui s’appuient sur l’idée de déséquilibre et de dysharmonie, est que la nature, c’est-à-dire la physis, en l’homme, de même qu’autour de lui, se meut dans un certain équilibre et une certaine harmonie qui maintiennent l’organisme en santé. La maladie apparaît alors comme le trouble de cet équilibre ou de cette harmonie.15 La maladie est la brisure de l’équilibre et de l’harmonie qui entretiennent la vie dans l’organisme à l’état de santé. Or, aborder la maladie en termes d’équilibre et de dysharmonie c’est rompre avec toute approche ontologique du pathologique ; c’est en 15

Ibid., p. 12.

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quelque sorte se départir de toute tendance à la localisation de la maladie parce que la maladie, vue sous cet autre angle, ne se situe pas quelque part dans l’organisme humain qu’il suffirait de la localiser aux moyens des instruments de la technique pour restaurer l’équilibre et l’harmonie. Il est indéniable du point de vue de l’approche dynamiste du pathologique que la maladie intéresse tout l’homme. C’est la totalité organique qui est mise à l’épreuve dans l’état maladif dont le déséquilibre et la dysharmonie sont les signes manifestes de la brisure de la normalité ou de ce que Leriche appelle « la vie dans le silence des organes »16. Par ailleurs, Héraclite estime que les médecins en voulant conserver la santé et guérir les maladies ne font qu’une seule et même chose puisque le différent concorde avec lui-même pour produire l’harmonie. Le normal et le pathologique étant un, comme le bien et le mal, les médecins par conséquent ne font rien d’extraordinaire dans leur souci de corriger le déséquilibre et la dysharmonie puisqu’en réalité « ils produisent les mêmes effets guérisons et maladies »17. L’équilibre et l’harmonie naîtraient de ce fait du déséquilibre et de la dysharmonie qui sont la manifestation de l’opposition entre le normal et le pathologique, importante pour apprécier à sa juste valeur la santé selon le même Héraclite. Pour lui, « la maladie rend la santé belle et bonne »18. Elle apparaît de ce point de vue comme étant ce qui donne de la saveur à la vie en état de santé. Cela est une idée 16

R. Leriche cité par G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 52. 17 Héraclite cité par Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX in J. P. Dumont et al., Les présocratiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 159. 18 Héraclite cité par Stobée, Florilège, III in J. P. Dumont et al, op. cit., p. 171.

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force chez Georges Canguilhem pour qui c’est l’anormal qui ouvre à l’intérêt du normal. Autrement dit c’est le pathologique ou l’anormal, en tant qu’il est une infraction par rapport à la norme de santé, qui permet de jouir pleinement de la santé. C’est l’expérience de la maladie comme expérience limite qui rend la santé plus aimable. La valeur de la santé est dans ce luxe qu’elle a de pouvoir tomber malade et d’en sortir. Il est question ici de la capacité qu’elle a à surmonter les obstacles liés à la norme unique à laquelle la maladie nous contraint et les conditions du milieu dans lequel le vivant doit vivre. I. 2. 2 De la situation polémique de l’organisme L’idée mise en exergue est que l’organisme humain est le siège de la coïncidence ou plutôt de la lutte des opposés. En effet, l’organisme vit dans une situation que l’on pourrait dire polémique. L’on admet l’existence d’une lutte de deux agents opposés dont l’antagonisme entre la santé et la maladie est l’expression physiologique. En fait, la santé et la maladie se disputent l’organisme comme le chaud et le froid se partagent l’atmosphère. Déjà dans l’antiquité grecque, Empédocle en usant des concepts d’amour et de haine voulait souligner cette situation polémique dans laquelle vivent les corps mortels. Pour lui, la vigueur ou la floraison apparaissent dans cet antagonisme quand l’amour l’emporte sur la haine qui est source de discorde ou de désharmonie. Dans un fragment du premier livre de sa Physique Empédocle déclare que, « cet [antagonisme] est tout à fait visible dans la masse des corps mortels ; car tantôt l’Amour peut en un Un rassembler tous les membres que possède le corps : c’est dès lors son acmé, lorsque l’être fleurit dans toute sa vigueur ; tantôt, rendus épars par

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l’odieuse Discorde […] »19. Ce qu’Empédocle qualifie de vigueur et de floraison du corps peut être vu comme une certaine référence à ce que la médecine appelle l’état normal ou la santé, et la discorde l’état maladif ou pathologique. Ainsi les deux états sont antagoniques dans le même corps qui peut apparaître comme en situation polémique constante. Dans cet ordre d’idées, le normal ou plutôt la santé est le règne de l’ordre dans la masse corporelle, c’est l’état de vie dans le silence des organes ; c’est un certain accord qu’Empédocle exprime dans sa terminologie en usant du concept d’amour. Le pathologique, de ce point de vue, se pose comme l’irruption d’un désaccord, d’un bruitage dans la vie des organes, d’un certain désordre dont le concept de discorde auquel il fait recours se veut révélateur de la situation polémique de notre organisme qui, dans une autre mesure, se présente comme une nature, une physis. Héraclite quant à lui trouve dans la rencontre des opposés, – c’est-à-dire, l’antagonisme des forces dont la maladie et la santé ne sont que les manifestations au niveau physiologique – la source véritable de l’harmonie. Selon lui, « l’opposé est utile, et des choses différentes naît la plus belle harmonie [et toutes choses sont engendrées par la discorde] »20. De ce qui précède, il ressort que l’état de santé ou celui de maladie sont la résultante d’une discorde entre les phénomènes vitaux dits normaux et ceux dits pathologiques. De cette discorde ou plutôt de cette opposition, l’un l’ayant emporté sur l’autre, naîtrait alors la santé ou la maladie. Il semble que d’après lui, la nature se déplait du même ou plutôt du semblable et qu’inversement elle se réjouirait des contraires desquels 19 20

Empédocle, Nature I in J. P. Dumont et al, op. cit., p. 381-382. Héraclite in J. P. Dumont et al, op. cit., p. 147.

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elle dégagerait l’harmonie. Tout dans la nature dont l’organisme humain est la forme vivante, serait accord et désaccord, consonnant et dissonant comme la concordance des notes musicales ou les lettres d’une œuvre écrite. Maladie et santé, de ce point de vue sont la source de l’harmonie dans l’organisme humain.

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CHAPITRE II DOGMATISATION DE LA THÈSE DE L’IDENTITÉ DU NORMAL ET DU PATHOLOGIQUE L’évolution des idées classiques qui a conduit à la thèse de l’identité du normal et du pathologique dépend en partie de l’avènement de ce que Claude Bernard appelle la médecine scientifique. En effet, la médecine scientifique développée par Claude Bernard, sous l’influence du positivisme comtien, prône une approche positive du normal et du pathologique. Or, c’est cette approche positive de la santé et de la maladie qui aboutit à l’élaboration de ce que nous avons appelée le dogme pathologique. Le dogme pathologique consiste à affirmer et ce de façon absolue l’identité des phénomènes physiologiques dits normaux et des phénomènes pathologiques dits anormaux. Cette dogmatisation de la thèse de l’identité du physiologique et du pathologique conduit à ne retenir, entre les deux phénomènes vitaux, qu’une différence quantitative, c’est-à-dire mesurable et statistiquement repérable. Auguste Comte et Claude Bernard, (deux figures de la pensée biologique pour le premier et de la pensée médicale pour le dernier), vont influencer l’approche moderne de la santé et de la maladie. Auguste Comte manifeste un intérêt incontestable pour la connaissance du normal, tandis que les réflexions du médecin Claude Bernard portent sur la correction du pathologique.

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II. 1 La connaissance du normal chez Auguste Comte Aborder le pathologique dans le but de parvenir à une meilleure connaissance des phénomènes physiologiques dits normaux, telle peut être résumée l’entreprise d’Auguste Comte. La thèse qu’il développe cache à peine un double arrière-fond décelable dans l’influence qu’exercent les idées de Ribot et Renan d’une part, et la radicalisation du principe de Broussais d’autre part. II. 1. 1 Les influences de Ribot et Renan sur la thèse comtienne Si nous parlons d’une certaine influence des idées de Ribot et de Renan sur la thèse comtienne, c’est parce que l’approche préconisée par ces derniers en vue de l’appréhension de la normalité rejoint à plusieurs égards celle que va emprunter Auguste Comte pour parvenir à la connaissance du normal à partir de l’examen du pathologique. L’intérêt porté à l’analyse du pathologique vise à acquérir une meilleure prise sur le normal. L’examen du pathologique apparaît dans cette optique comme la voie la plus sûre ou la mieux indiquée qu’offre la nature pour accéder à la connaissance du normal. De ce fait, la maladie se veut être la clé d’accès à une réelle connaissance, mieux à une saisie véritable de la santé ou de l’état que l’on juge comme tel. S’agissant de Renan, il estime que les folies, les rêves et les hallucinations de l’humanité sont la voie idoine pour parvenir à la véritable psychologie de l’humanité. Pour lui, toutes les phobies sont comme une page de l’histoire de l’esprit de l’humanité qui nous est ainsi livrée au travers d’une psychologie que nous dirons naturelle parce que accomplie par la nature. Selon lui, « la psychologie de l’humanité devra s’édifier surtout par l’étude des folies de l’humanité, de 36

ses rêves, de ses hallucinations qui se trouvent à chaque page de l’histoire de l’esprit humain »21. En d’autres termes, les éléments que l’on pourrait à première vue qualifier de pathologiques ou ‘‘anormaux’’ deviennent par ce fait ce qui nous donne accès ou qui nous ouvre à la connaissance des conditions ‘‘normales’’ de la vie. Cette manière de procéder nous laisse déjà entrevoir chez Renan une identification du normal au pathologique. Ce dernier va jusqu’à faire de l’exploration du pathologique une des conditions, mieux la condition sine qua non de la connaissance du dépl(o)iement normal des phénomènes physiologiques de l’organisme humain. La position de Renan tient de ce qu’il considère la vie dans sa régularité comme une surface qui ne livre pas tout à fait l’expression véritable des phénomènes vitaux, c’està-dire la vie dans toute sa profondeur. Pour lui, la connaissance des phénomènes vitaux, se limitant à l’exploration de l’esprit humain dans son cours régulier, est une pseudo-connaissance, voire une illusion du fait que la profondeur nous reste inconnue. Or, c’est dans la profondeur que se joue la véritable vie de l’esprit humain. C’est dans ce que Renan appelle les hallucinations que l’intériorité ou l’intimité est livrée à notre connaissance, de sorte que le vrai sens de l’exploration des phénomènes vitaux ne serait plus de partir du cours régulier de la vie humaine mais plutôt de ses brouilles et dysfonctionnements. Ainsi, l’exploration des phénomènes vitaux pathologiques devient la voie d’accès incontestée à la connaissance des phénomènes vitaux réguliers ou normaux. Les irrégularités de la vie concourent à l’appréhension de la régularité de la vie.

21

Renan cité par G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 16.

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Selon Renan, « la régularité de la vie ne laisse voir qu’une surface et cache dans ses profondeurs les ressorts intimes ; dans les ébullitions, au contraire, tout vient à son tour à la surface »22. Il ressort de ces lignes l’intérêt porté aux irrégularités, aux hallucinations, aux folies, aux troubles des phénomènes vitaux qui ne semblent compréhensibles qu’au sens où ces derniers nous édifient sur la vie de l’esprit humain dans son cours régulier, c’està-dire dans ses conditions normales d’exercice ou de dépl(o)iement. Par conséquent, ce qui simplement semble vrai pour Renan dans le cadre de la psychologie de l’humanité devient une radicalité chez Auguste Comte dans le cadre de la physiologie. En effet, les intuitions de Renan et Ribot constituent des influences lointaines de la thèse comtienne dont le principe de Broussais sera l’influence la plus immédiate. La thèse de l’identité des phénomènes vitaux normaux et pathologiques fait déjà son chemin dans les hypothèses de ces derniers qui serviront plus tard d’inspiration à Auguste Comte. Selon Renan, connaître les rêveries de l’humanité c’est connaître l’esprit humain : il y a identité entre les fictions qui préoccupent l’esprit humain et la connaissance de ce dernier. Et il n’est pas possible de prétendre à la connaissance de l’esprit de l’humanité sans une exploration préalable de ses frayeurs et de ses affolements ; car le contraire n’est qu’une prétention et nous mène à une illusion. À ce sujet, il s’interroge en ces termes : « Peut-on dire que l’on connaît l’esprit humain, si l’on ne connaît les rêves qui le préoccupent ?»23 La seule réponse plausible, selon cette logique, c’est la négative. Ainsi, une connaissance de l’esprit humain qui ne proviendrait pas de l’étude de ses rêves et folies, de ses 22

Renan, L’avenir de la science, Pensées de 1848, Paris, CalmannLévy, 1954, p. 184. 23 Ibid.

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ébullitions est impossible, car elle est vouée à l’échec. Elle n’est qu’un simple vernis masquant notre ignorance de la profondeur qui nous livre l’intimité de l’esprit humain rendue possible par l’étude primordiale de ses ébullitions, de ses dérangements. L’approche de Ribot n’est pas éloignée de celle de Renan. Ribot nous est présenté comme l’inaugurateur de la méthode pathologique développée plus tard par les neuropsychologues. Dans son livre intitulé Psychologie de l’attention (1880), le pathologique apparaît comme la confirmation de ce qui se vit à l’état normal. Le pathologique devient le moyen adéquat pour l’expérimentation de l’état normal. En effet, Ribot considère le pathologique comme la méthode expérimentale dont use la nature, la méthode que la nature utilise pour ses expérimentations sur les phénomènes vitaux réguliers. Selon lui, « la maladie est, en effet, une expérimentation de l’ordre le plus subtil, instituée par la nature elle-même dans des circonstances bien déterminées et des procédés dont l’art humain ne dispose pas : elle atteint l’inaccessible »24. En d’autres termes, la maladie apparaît comme un moyen naturel d’exploration ou d’investigation des profondeurs de la vie, c’est-à-dire ce qui nous ouvre à l’inconnaissable de l’organisme humain dans son cours normal. II. 1. 2 Auguste Comte et le principe de Broussais Si les idées de Renan et de Ribot ont exercé une influence lointaine sur la thèse comtienne, celles de Broussais sont au fondement du rapport que Comte établit entre le normal et le pathologique. La thèse comtienne de l’identité du normal et du pathologique semble être la conséquence logique d’une radicalisation du principe de Broussais. Selon le principe de Broussais, la maladie 24

Ribot cité par G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 16.

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consiste dans « l’excès ou le défaut de l’excitation des divers tissus au-dessus et au-dessous du degré qui constitue l’état normal »25. Ce principe sera dogmatisé par Auguste Comte dans la constitution de son principe sociologique. Cela nous situe en plein dans la thèse qui atteste l’identité du normal et du pathologique. Entre la maladie et la santé, il n’existe pas une différence de nature mais plutôt une simple différence d’intensité dans l’excitation des tissus ; car comme l’a relevé Canguilhem, « les maladies ne sont donc que les effets de simples changements d’intensité dans l’action des sentiments indispensables à l’entretien de la santé »26. Autrement dit, la différence entre l’état normal et celui dit pathologique n’est qu’une affaire de degré, l’identité entre les deux états étant établie. C’est la radicalisation de la thèse de l’identité du normal et du pathologique qui constitue le fondement du principe sociologique de Comte. D’après lui, « toute modification, artificielle ou naturelle, de l’ordre réel concerne seulement l’intensité des phénomènes correspondants ..., malgré les variations de degré, les phénomènes conservent toujours le même arrangement, tout changement de nature proprement dit, c’est-à-dire de classe, étant d’ailleurs reconnu contradictoire »27. C’est dire que le principe de Broussais se trouve radicalisé par Auguste Comte, qui tient pour identiques les phénomènes physiologiques et les phénomènes pathologiques au-delà de la variété de degrés ou d’intensités. Pour lui, envisager une différence de nature entre l’état normal et celui dit pathologique, relève d’une pure contradiction. Il estime 25

Broussais cité par G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 18-19. 26 G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, op. cit., p. 19. 27 A. Comte cité Par G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 19.

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que « les phénomènes de la maladie coïncident essentiellement avec ceux de la santé dont ils ne diffèrent jamais que par l’intensité »28. L’identité entre la maladie et la santé est de l’ordre de l’essence et non dans leur phénoménalité où ils peuvent différer du point de vue de l’intensité ou de degré de l’excitation des tissus sans pour autant que leur nature profonde sur laquelle repose la coïncidence ou ce que nous appelons leur identité, soit remise en question. En effet, la maladie ou ce que l’on pourrait nommer l’anormal est une déviation par rapport à l’état normal. Or, les déviations dans ce cadre sont de l’ordre du défaut ou de l’excès. De ce point de vue, la différence entre l’état normal et l’état dit pathologique se mesure sous le seul rapport de la quantité, c’est-à-dire sous l’unique angle de l’excès et du défaut. Toutefois, cette radicalisation du principe de Broussais par Auguste Comte qui consacre le dogme pathologique, c’est-à-dire la thèse de l’identité du normal et du pathologique, vise un intérêt spécifique chez ce dernier. Il faut dire que Comte voudrait, à partir de l’examen du pathologique, parvenir à l’établissement des lois de l’état normal. Ainsi, l’intérêt est porté de la pathologie à la connaissance. L’on s’intéresse à la maladie pour établir les lois de la santé, parvenir à la connaissance des conditions d’un état de santé. Selon Auguste Comte, « les maladies doivent pouvoir jouer le rôle, aux yeux du savant, d’expérimentations spontanées, permettant une comparaison entre les divers états anormaux de l’organisme »29 de sorte que « l’étude scientifique des cas pathologiques devient un moment indispensable de toute recherche des lois de l’état 28 29

Ibid., p. 19-20. Ibid., p. 21.

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normal»30. En fait, ce qui est en jeu ce n’est pas tant l’intérêt manifesté à l’examen des cas pathologiques en soi mais l’établissement des lois déterminant l’état normal dont le pathologique ne serait qu’un moyen, mieux encore, une méthode d’expérimentation dite spontanée. Il faut établir ou déterminer les lois de la normalité à partir de l’anormalité. De plus, « lorsqu’il s’agit de l’homme, souligne Auguste Comte, l’exploration pathologique est plus riche que l’exploration expérimentale nécessairement 31 limitée» . L’exploration pathologique ne recourt à aucun apport extérieur au milieu et à l’organisme qui en luimême est un milieu. Or, l’expérimentation directe est limitée parce qu’elle est perturbatrice. Elle perturbe la pureté du phénomène par l’influence qu’elle lui fait subir. Auguste Comte voudrait déterminer spécialement les lois du normal, car « c’est comme substitut d’une expérimentation biologique souvent impraticable, surtout sur l’homme, que la maladie apparaît digne d’études systématiques »32. Ainsi, l’identité de l’état normal et de l’état pathologique est affirmée au bénéfice de la connaissance du normal ; l’intérêt est porté à la connaissance du normal ou plutôt des lois de la normalité. Disons que « Broussais malgré le caractère abstrait de ces thèses, est à l’origine de l’affirmation par Comte et dans une certaine mesure Claude Bernard, de l’identité du physiologique et du pathologique »33. En effet, comme l’a relevé J. F. Braunstein, Broussais « énonce à propos de l’homme sain et de l’homme malade que ‘‘les fonctions du 30

Ibid. Ibid. 32 Ibid., p. 14-15. 33 J. F. Braunstein, Broussais et le matérialisme. Médecine et philosophie au XIXe siècle, [s.l.], Méridiens klincksieck, 1986, p. 9. 31

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premier sont souvent éclairées par celles du second’’ et que les lésions que l’on remarque dans les fonctions de celui-ci ne sont que des modifications qu’on a observées dans l’autre »34. De ce qui précède, il y a lieu de dire avec Broussais qu’il est « indispensable d’étudier cette action vitale dans son type normal, pour se faire une idée de ses aberrations, qui deviennent autant de causes de maladies »35. Les maladies de ce point de vue ne sont que des aberrations ou des exagérations de l’action vitale de type normal et qu’une meilleure instruction sur l’état physiologique ou normal passe par une attention accordée aux allures dites pathologiques. Vue sous cet angle, la pathologie n’est plus étrangère au fonctionnement normal du vivant. Quant à l’affirmation de l’identité du normal et du pathologique, elle relève d’une spéculation. C’est une identité purement conceptuelle qui est ainsi affirmée par Auguste Comte dans sa dogmatisation du principe de Broussais. II. 2 Claude Bernard et la correction du pathologique Si avec Auguste Comte l’intérêt porté aux phénomènes pathologiques, c’est-à-dire à l’étude systématique de la maladie était au bénéfice de la connaissance du normal, de la détermination des lois de la normalité ou de la santé, avec Claude Bernard l’intérêt se porte sur les phénomènes pathologiques en vue de la thérapeutique. À la différence de Comte, Claude Bernard est un médecin ou plutôt un praticien. Il s’agit chez lui d’une action raisonnée sur le pathologique. L’identité des phénomènes vitaux et pathologiques est affirmée au 34

Ibid., p. 18. Broussais, Traité de physiologique appliquée à la pathologie, Paris, Delaunay, 1823, p. 289. 35

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bénéfice de la correction du pathologique. C’est pourquoi il « tente de préciser cette identité dans une interprétation d’allure quantitative et numérique »36 basée sur l’observation et l’expérimentation. II. 2. 1 Identité et continuité du normal et du pathologique Pour les physiologistes du temps de Claude Bernard, la maladie est considérée comme une entité extraphysiologique venant se surajouter à l’organisme. Claude Bernard s’oppose à cette acception du pathologique en affirmant l’existence d’une simple différence d’intensité ou de degré entre le normal et le pathologique. Pour étayer cette thèse, il s’appuie sur des exemples concrets, fruits d’une longue expérience de laboratoire et de praticien. Il se fonde pour ce faire sur l’examen du diabète, l’exemple patent de l’affirmation de l’identité et de la continuité du normal et du pathologique. L’expérience du diabète, à laquelle Claude Bernard fait recours, vise à « montrer la fusion intime de la pathologie et de la physiologie »37. De cette fusion intime, il en arrive à l’affirmation de l’identité et de la continuité réelles des phénomènes pathologiques et des phénomènes physiologiques correspondants. En fait, pour lui, « l’idée de la continuité entre le normal et le pathologique est ellemême en continuité avec l’idée de la continuité entre la vie et la mort, entre la matière organique et la matière inerte»38. Il est important de relever ici que les thèses bernardiennes, bien qu’ayant une visée thérapeutique, tentent de se démarquer par la critique adressée aux 36

G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, op. cit., p. 15. Cl. Bernard cité par G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit, p. 36. 38 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 37. 37

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physiologistes de son temps sur l’idée de la maladie, entité extra-physiologique. Toutefois, Claude Bernard « reste l’homme de science, beaucoup plus préoccupé de la formation du savant et de la pratique scientifique que de l’exposé analytique d’une théorie philosophique »39. Son souci est celui de toute préoccupation médicale consistant à rechercher les possibilités de la conservation de la santé et de la guérison des maladies. En défendant la thèse de l’identité et de la continuité des phénomènes normaux et pathologiques, ce dernier, en sa qualité d’homme de laboratoire, veut affirmer le déterminisme des phénomènes biologiques, leur indépendance par rapport à tout principe métaphysique et la place essentielle du laboratoire dans l’expérimentation qui chez lui est, en quelque sorte, une action raisonnée sur le pathologique. Cette action raisonnée sur le pathologique vise à donner au praticien les moyens nécessaires pour agir efficacement dans le but de guérir les maladies en partant d’une analyse symptomatique. Chez Claude Bernard, comme l’a relevé M. Dorolle dans sa présentation de L’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale de ce dernier, « l’explication de la vie n’est donc pas à poursuivre dans un principe métaphysique ou une force vitale quelconque. Elle réside dans les propriétés de la matière des éléments organiques »40. La détermination de ces propriétés de la matière organique révèle une identité et une continuité de l’état normal dans l’état pathologique. Cette tentative vise à fournir au médecin physiologiste des explications pour 39

Cl. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1re partie, présenté par M. Dorolle, Paris, De La Grave, 1946, p. 2022. 40 Ibid., p. 13.

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aborder rationnellement la lutte contre la maladie. Claude Bernard se situe en rupture avec la conception extraphysiologique de l’entité pathologique comme le préconisaient ses contemporains. Il veut parvenir à une médecine scientifique fondée sur des explications rationnelles nourries à la table de l’observation et de l’expérimentation. En effet, l’analyse des phénomènes pathologiques est au bénéfice de la santé, c’est-à-dire de la médication. Claude Bernard est en quête de méthodes de conservation de la santé et de soulagement des affections mieux encore de la correction du morbide. C’est pourquoi, d’après lui, « la connaissance des causes des phénomènes de la vie à l’état normal, c’est-àdire de la physiologie, nous apprendra à maintenir les conditions normales de la vie et à conserver la santé »41. En d’autres termes, la connaissance n’est pas une fin en soi ; elle n’a de sens qu’en vue de la correction du pathologique. Il s’agit en réalité du rapport qui s’établit, dans la science expérimentale en général et la médecine expérimentale en particulier, entre les idées et les faits. Les idées sont en fait à l’origine d’une curiosité inassouvie qui fonde l’analyse des faits ; de cette analyse doivent être déterminées les lois. Si les propriétés déterminées dans l’organisme à l’état normal ne diffèrent aucunement du point de vue de leur essence avec celles en question dans l’état pathologique, alors il est possible d’envisager l’idée de l’identité et de la continuité du normal et du pathologique. Par voie de légitime conséquence, « la connaissance des maladies et des causes qui les déterminent, c’est-àdire la pathologie, nous conduira, d’un côté à prévenir le 41

Ibid., p. 43.

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développement de ces conditions morbides, et de l’autre à combattre les effets des agents médicamenteux, c’est-àdire à guérir les maladies »42. Il en résulte que prévision et guérison des pathologies sont en réalité la finalité de la connaissance scientifique chez Claude Bernard. La connaissance n’a de sens que dans la mesure où elle contribue à la conservation de la santé par la prévention et la guérison des pathologies. Or, il se pourrait que la connaissance de ces causes ne soit possible que par une sorte de comparaison entre l’état anormal et l’état normal qui nous ouvrirait pour ainsi dire à la science du pathologique. En effet, « la science ne s’établissant que par voie de comparaison, la connaissance de l’état pathologique ou anormal ne saurait être obtenue sans la connaissance de l’état normal, de même que l’action thérapeutique sur l’organisme des agents anormaux ou médicamenteux, ne saurait être comprise scientifiquement sans l’étude préalable de l’action physiologique des agents normaux qui entretiennent les phénomènes de la vie »43.

Autrement dit, l’action des agents pathologiques n’est compréhensible qu’après une détermination préalable et une prise en compte de l’action des agents physiologiques dans les conditions normales de la vie. Au vu de ce qui vient d’être dit, il est évident que nous nous situons en plein dans le déterminisme bernardien. En effet, Claude Bernard considère les maladies comme identiques à la santé, mieux une continuité de l’état normal à une différence près quantitativement mesurable. Les maladies sont en quelque sorte une continuité de la vie normale dans les conditions nouvelles. Pour lui, « les 42 43

Ibid. Ibid., p. 44.

47

maladies ne sont au fond que des phénomènes physiologiques dans des conditions nouvelles qu’il s’agit de déterminer »44. Or, déterminer ces conditions nouvelles serait parvenir à la science du pathologique qui nous confère la possibilité de prévention et de guérison des maladies pour la conservation de la santé. Tout est, en ce sens, orienté vers la correction du pathologique, vers l’action thérapeutique. C’est dans une certaine manière, vers la problématique de la médecine de son temps et de tous les temps, – à savoir comment conserver la santé et guérir les maladies – qu’il nous oriente. Par ailleurs, l’entreprise de Claude Bernard semble tout aussi vouloir affirmer le primat de la physiologie sur la clinique. Il est, au dire de Maurice Dorolle, l’homme de laboratoire s’opposant au clinicien. Selon lui, la préoccupation de Claude Bernard se situe dans l’optique d’une théorie éclairant la pratique. C’est dans cette optique qu’il estime que « la connaissance des causes des phénomènes de la vie à l’état normal, c’est-à-dire la physiologie, nous apprendra à maintenir les conditions normales de la vie et à conserver la santé »45. Voilà pourquoi il affirme qu’un « médecin physiologiste n’est pas en effet un mauvais médecin, car il n’est pas un systématique qui rejette a priori les observations ; mais […] il a employé toutes les ressources de l’empirisme, il veut, de plus, pénétrer dans l’explication qui permettra plus tard la lutte rationnelle contre la maladie »46. La physiologie reste, pour Claude Bernard, la base de la médecine.

44

Ibid., p. 43. Voir la note. Ibid., p. 43. 46 Ibid., p. 40. 45

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II. 2. 2 De la maladie comme exagération quantitative du normal Claude Bernard considère la maladie comme une exagération quantitative du normal par excès ou par défaut. Cette amplification quantitative est statistiquement déterminable par des instruments de mesure et de calcul de sorte que le pathologique ou le normal soit jugé tel sur la base d’une moyenne statistique, c’est-à-dire d’un seuil. L’exemple patent dont il se sert pour étayer cette thèse est le diabète. Il veut montrer que cette maladie n’est rien d’autre qu’une exagération quantitative par-delà le seuil normal et que la différence qui existe entre l’état normal et l’état pathologique en rapport avec cette maladie n’est qu’une différence de degré et non de nature. Il affirme à ce propos que « toute maladie a une fonction normale correspondante dont elle n’est qu’une expression troublée, exagérée, amoindrie ou annulée »47. En effet, Claude Bernard part de la considération selon laquelle, dans les sciences, c’est la théorie qui éclaire et domine la pratique. C’est pourquoi, « la thérapeutique rationnelle ne saurait être portée que par une pathologie scientifique et une pathologie scientifique doit se fonder sur la science physiologique »48. C’est dire que la pathologie trouve des lumières nécessaires pour l’exercice d’une thérapeutique rationnelle en se fondant sur la physiologie entendue comme la science des conditions du normal ou des allures de la vie à l’état normal. L’étude du diabète permet de soutenir un tel point de vue et d’affirmer seulement une différence quantitative ou de degré du point de vue de l’excès ou du défaut de la fonction en question à l’état normal ou pathologique. Il s’agit uniquement d’un 47

Cl. Bernard cité par G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, op. cit, p. 34. 48 Cl. Bernard commenté par G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit, p. 34.

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dérangement fonctionnel du normal par le plus ou le moins. En fait Claude Bernard soutient que, « le diabète est caractérisé par les symptômes suivants : polyurie, polydipsie, polyphagie, autophagie et glycosurie. Aucun de ces symptômes n’est, à proprement parler, un phénomène nouveau, étranger, à l’état normal, aucun n’est une production spontanée de la nature. Tous, au contraire, préexistent, sur leur intensité qui varie à l’état normal et à l’état pathologique »49.

Tout en critiquant l’idée d’une origine extraphysiologique du diabète, il veut affirmer la proximité voire la continuité et l’identité de la maladie et de la santé. Entre la santé et la maladie, la différence est de l’ordre de l’intensité. Voulant démontrer la véracité de son interprétation, il en vient à admettre l’existence d’une glycosurie normale, car, pense-t-il, « le phénomène glycosurique n’a réellement un caractère pathologique bien avéré que lorsqu’il est devenu permanent »50. Ce que Claude Bernard qualifie de glycosurie fugitive n’est rien d’autre que ce qui devient, par un passage insensible et insaisissable, la glycosurie diabétique, c’est-à-dire pathologique, par voie d’exagération quantitative : l’excès. Si ce dernier vient à admettre sans preuves expérimentales la possibilité de parler d’une glycosurie normale, c’est dans le but de ridiculiser l’opinion selon laquelle la maladie est une entité extrascientifique, c’est-àdire un phénomène nouveau, un agent étranger, un corps extérieur. En effet, comme l’a relevé Georges Canguilhem, la préoccupation de Claude Bernard, en faisant recours à la question du diabète, a consisté à : 49

Cl. Bernard, Leçons sur le diabète et la glycogenèse animale, Paris, J. B. Baillière, 1877, p. 65-66. 50 Ibid., p. 390.

50

« Montrer que le sucre dans l’organisme animal est un produit de cet organisme même et non pas seulement un produit importé du règne végétal par la voie de l’alimentation – que le sang contient normalement du glucose, et que le sucre urinaire est un produit généralement éliminé par le rein lorsque le taux de la glycémie atteint un certain seuil. Autrement dit, la glycémie est un phénomène constant, indépendant de l’apport alimentaire, au point que c’est l’absence du glucose sanguin qui est anormale, et la glycosurie est la conséquence d’une glycémie accrue au-dessus d’une certaine quantité ayant valeur de seuil. La glycémie n’est pas, chez le diabétique, un phénomène pathologique par elle-même, mais par sa quantité ; en elle-même, la glycémie est un phénomène normal et constant de l’organisme à l’état de santé »51.

De plus, Claude Bernard récuse l’idée d’une différence qualitative dans les phénomènes et les fonctions vitales à l’état pathologique et à l’état normal ; c’est pourquoi il ressort, chez lui, l’affirmation d’une continuité entre ces deux phénomènes de l’activité vitale. En effet, dans les Leçons sur la chaleur animale, il tente de tourner en dérision l’opinion allant en faveur d’une différence qualitative entre le normal et le pathologique. Selon lui, « la santé et la maladie ne sont pas deux modes différant essentiellement, comme ont pu le croire les anciens médecins et comme le croient encore quelques praticiens. Il ne faut pas en faire des principes distincts, des entités qui disputent l’organisme vivant et qui en font le théâtre de leurs luttes. Ce sont là des vieilleries médicales. Dans la réalité, il n’y a entre ces deux manières d’être que des différences de degré : l’exagération, la disproportion, la 51

G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, op, cit, p. 35-36.

51

désharmonie des phénomènes normaux constituent l’état maladif. Il n’y a pas un cas où la maladie aurait fait apparaître des conditions nouvelles, un changement complet, des produits nouveaux et spéciaux »52.

Il s’agit d’un matérialisme militant pour la reconnaissance d’une continuité des phénomènes normaux et pathologiques d’une part, et l’existence d’une différence uniquement et simplement quantitative entre les phénomènes vitaux d’autre part.

52

Cl. Bernard, Leçons sur la chaleur animale, cité par G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit, p. 36.

52

 La réflexion développée dans cette partie nous a permis de voir l’évolution des idées qui ont conduit à la construction du dogme pathologique. De plus, si la conservation de la santé et de la guérison des maladies sont apparues comme la grande problématique qui préoccupe la pensée médicale depuis la période antique, il s’est aussi avéré que cette préoccupation n’a pas totalement disparu avec les développements spéculatifs et techniques que connaît la période qui a vu émerger Auguste Comte et Claude Bernard. Par ailleurs, l’examen des thèses de ces derniers nous a donné de comprendre d’une part comment les idées au niveau culturel sont solidaires de la pratique médicale, et d’autre part comment la radicalisation de la thèse de l’identité du normal et du pathologique a fortement contribué à la construction de ce que l’on a appelé le dogme pathologique. Si les uns et les autres viennent à affirmer la continuité et l’homogénéité des phénomènes vitaux à l’état de santé et à l’état maladif sur le fond du déterminisme clos qui semble guider, de manière plus radicale, la pensée de Claude Bernard, c’est parce que ce dernier par exemple s’appuie sur l’idée d’une nature humaine stable qui fonderait la normalité biologique. C’est pourquoi il est conduit à affirmer de manière absolue l’identité du normal et du pathologique à la différence quantitativement exprimable. Si l’un et l’autre se rencontrent dans l’affirmation de cette identité du normal et du pathologique, Auguste Comte, lui, affirme une identité purement conceptuelle, tandis que chez Claude Bernard cette identité fondée sur l’expérimentation vise une validité thérapeutique. 53

Toutefois, l’on ne saurait affirmer sans aucune réserve l’identité du normal et du pathologique en admettant uniquement l’existence d’une différence simplement quantitative entre ces deux manières d’être de l’organisme humain. Car, comment admettre l’existence de phénomènes pathologiques sans commune mesure avec aucun des phénomènes normaux connus, et qui déjouent par ce fait même toute statistique, c’est-à-dire toute référence à la mesure ou à un seuil ? Il existe des ambiguïtés et des ambivalences dans les thèses comtiennes et les positions bernardiennes que nous nous proposons de mettre en relief dans la deuxième partie de ce travail. En effet, derrière la connotation apparemment quantitative des concepts utilisés par l’un et l’autre, leur valeur qualitative implicite est à peine masquée. Dans une autre mesure, nous essayerons de mettre en exergue la position de Georges Canguilhem à l’égard du dogme pathologique dont Auguste Comte et Claude Bernard se sont révélés, dans l’analyse qui vient d’être faite, comme deux des grands propagateurs à la suite de Broussais.

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DEUXIÈME PARTIE CANGUILHEM ET LE DOGME PATHOLOGIQUE « La santé n’est pas seulement la vie dans le silence des organes, c’est aussi la vie dans la discrétion des rapports sociaux ».

G. Canguilhem « Le pathologique n’est pas absence de norme. Il indique au contraire une configuration nouvelle de l’organisme, une adaptation nouvelle possible du vivant aux perturbations du milieu extérieur ou intérieur, par la mise en place d’autres normes ».

G. Le Blanc « Il n’y pas de science de la physiologie humaine sans technique de restauration de la santé, c’est-à-dire sans conscience de la maladie par un malade ».

Cl. Debru

55

 L’examen des thèses comtiennes et bernardiennes dans la partie précédente nous a donné de voir comment ces auteurs en sont venus à l’affirmation de l’identité réelle des phénomènes vitaux normaux et pathologiques, affirmation conduisant à la consécration du dogme pathologique scientifiquement garantie. De même, il nous a été donné d’y déceler l’existence d’une solidarité entre l’évolution des idées de l’époque et celles en usage dans la pensée médicale. Toutefois, Georges Canguilhem, partant de l’exposé des thèses d’Auguste Comte et de Claude Bernard, veut combattre la thèse selon laquelle la pathologie est une physiologie étendue. C’est pourquoi il se donne pour tâche de relever les ambiguïtés dont regorgent les thèses comtiennes d’une part et l’ambivalence devant laquelle nous placent aussi bien les positions que l’usage conceptuel bernardiens d’autre part. De cette double critique, Canguilhem en vient à l’affirmation d’une normalité biologique relative à la polarité dynamique de la vie en débat avec son milieu. Pour lui, la normalité doit être appréhendée relativement à l’individu en rapport avec son milieu de vie et non pris séparément ou par le fruit d’un simple calcul statistique. De plus, l’usage confus des concepts de normal, d’anomal, d’anormal et de pathologique l’amène à préciser le sens de ceux-ci afin de montrer l’impact d’une pareille précision conceptuelle dans l’appréhension de la normalité biologique. Par ailleurs, le même Canguilhem se donne d’examiner la notion de guérison qui apparaît très souvent comme la mission dont la médecine se sent investie. Ce qui l’amène à revoir le statut épistémologique de la médecine contemporaine. Ces acquisitions vont le conduire à opérer, dans un deuxième moment de sa réflexion, un 56

déplacement qui va du social au vital. Dans cette dialectique, il veut affirmer la spécificité des normes vitales en les confrontant avec les normes sociales. Désormais l’accent sera plus mis sur la normalisation que sur la normativité.

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CHAPITRE III APPROCHE CRITIQUE DES THÈSES COMTIENNES ET BERNARDIENNES Auguste Comte, tout comme Claude Bernard, se distingue par l’affirmation absolue d’une identité réelle et d’une continuité entre les phénomènes à l’état normal et les phénomènes à l’état pathologique. Le premier, en radicalisant le principe de Broussais, se trouve emporté dans un mouvement spéculatif qui le conduit à affirmer, sans le concours d’exemples scientifiques, l’identité et la continuité du normal et du pathologique. Or, cette affirmation ne se fonde sur aucune démonstration ni ne réfère à des concepts concrets. En vérité, l’affirmation de l’identité du normal et du pathologique voudrait donner raison à son principe sociologique. C’est pourquoi chez lui l’intérêt pour le pathologique se fait au bénéfice de la connaissance du normal. Dans un autre sens, Claude Bernard nous présente des vues qui à notre avis, semblent traduire une collusion des concepts aussi bien quantitatifs que qualificatifs. Cette manière de procéder est le signe manifeste de l’ambivalence dans laquelle nous plonge la pensée bernardienne. À l’encontre de ces deux approches, Canguilhem va développer une approche critique qui vise aussi bien l’ambiguïté des thèses comtiennes dans leur caractère abstrait que l’ambivalence de la position bernardienne dans la valeur qualitative implicite à peine dissimulée dans l’usage quantitatif visant à exprimer la différence entre le normal et le pathologique. 59

III. 1 Ambiguïté des thèses comtiennes Canguilhem part du fait que les notions utilisées dans les thèses comtiennes sont abstraites, d’où leur caractère ambigu. Leur valeur quantitative se heurte parfois à une connotation qualitative qu’elles détiennent implicitement. De plus, d’autres concepts utilisés pour montrer la différence simplement quantitative existant entre le normal et le pathologique ne dissimulent cependant pas leur caractère qualitatif et normatif implicite. D’où le sentiment d’un vague dans les notions en vigueur chez Auguste Comte, au dire de Georges Canguilhem. III. 1. 1 Du rapport cause et effet pathologique Canguilhem veut relever ici ce qu’il appelle une confusion dans la définition du rapport cause et effet pathologique. Pour comprendre l’ambiguïté des thèses comtiennes, il convient de se référer à celle des thèses de Broussais dont les lacunes ont entaché l’entreprise comtienne. Car, au dire de Canguilhem, « ce vocabulaire inadéquat à l’intention qu’il veut exprimer, Comte le tient de Broussais et c’est en remontant jusqu’à Broussais que nous en comprendrons les incertitudes et les lacunes de l’exposé de Comte »53. En effet, c’est parce que Comte a radicalisé les thèses de Broussais et surtout son principe de l’identité du normal et du pathologique, que ce dernier s’est fourvoyé dans sa propre appréhension de la santé et de la maladie. Certes, « en ce qui concerne l’affirmation de l’identité du phénomène normal et du phénomène pathologique correspondant, il est clair que l’intention de Comte est de nier la différence qualitative que les vitalistes admettaient entre l’un et l’autre »54. C’est pourquoi il est contraint 53 54

G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, op.cit., p. 23. Ibid.

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d’affirmer a contrario une homogénéité quantitativement exprimable de ces deux phénomènes de la vie. Or, Auguste Comte, par la dogmatisation du principe de Broussais, tombe par le fait même dans la confusion dont ce dernier fait montre en définissant le normal et le pathologique. Pour Broussais, par pathologique, il faut entendre la variation quantitative en plus ou en moins de l’état normal des fonctions vitales. Le fait ici est que Broussais tient la vie pour une excitation dont la déviation conduit inexorablement l’organisme à l’état anormal ou maladif. Cette déviation quantitative de l’excitation est ce qu’il nomme l’irritation qui fonde le pathologique. Canguilhem, pour sa part, voit dans cette attitude de Broussais l’expression d’une confusion définitionnelle de la cause et de l’effet. Selon lui, « une cause peut varier quantitativement et de façon continue et provoquer cependant des effets qualitativement différents. Pour prendre un exemple simple, une excitation quantitativement accrue peut déterminer un état agréable bientôt suivi de douleur, deux sentiments que nul ne voudra confondre »55. Ce relent d’une valeur qualitative dont use Auguste Comte pour dogmatiser le principe de Broussais vient du fait que se réclamant d’obédience broussasienne, Comte n’échappe pas pour autant à l’influence du vitalisme que véhiculent les thèses de Bichat à l’école de Montpellier, par le truchement de Blainville auprès de qui il a été initié à la physiologie. Or, comme le relève Canguilhem, « cette influence, quoique discrète, du vitalisme de Bichat sur la conception positiviste des phénomènes de la vie, balance les exigences logiques profondes de l’affirmation de l’identité entre les mécanismes physiologiques et les mécanismes 55

Ibid., p. 24.

61

pathologiques »56. D’où l’utilisation à la fois des notions à valeur quantitative (augmentation, diminution) et des notions à valeur qualitative (altération) qui dénotent une certaine ambiguïté dans les thèses comtiennes. Cette ambiguïté viendrait du fait que les intentions et les visées comtiennes diffèrent de celles de Broussais quand bien même toutes deux se recoupent dans le dogme pathologique. C’est que, comme le souligne Canguilhem, « d’une part, Comte prétend codifier les méthodes scientifiques, d’autre part il prétend fonder scientifiquement une doctrine politique. En affirmant de façon générale que les maladies n’altèrent pas les phénomènes vitaux, Comte se justifie d’affirmer que la thérapeutique des crises politiques consiste à ramener les sociétés à leur structure essentielle et permanente, à ne tolérer de progrès que dans les limites de variation de l’ordre naturel que définit la statistique sociale »57.

Somme toute, une doctrine politique conditionne l’élaboration d’une théorie biologique. III. 1. 2 Les notions d’excès et de défaut ou la conservation d’une résonance qualitative La conservation d’une résonance qualitative explique le vague des notions et la pseudo-valeur quantitative que Auguste Comte utilise pour affirmer l’identité du normal et du pathologique. En effet, Auguste Comte appréhende le pathologique en termes de diminution ou d’augmentation, d’excès ou de défaut de l’état normal quantitativement exprimable. De cette manière, « la distinction entre le normal ou le physiologique et l’anormal ou le pathologique serait donc 56 57

Ibid., p. 31. Ibid.

62

une simple distinction quantitative, à s’en tenir aux termes d’excès et de défaut »58. En d’autres termes, l’on est en face de notions qui ne réfèrent à aucune expérience concrète de la maladie. C’est en réalité un simple jeu d’abstraction auquel nous livre ce dernier par l’usage qu’il fait des notions d’excès et de défaut pour définir le normal et le pathologique. Ce caractère abstrait des thèses comtiennes fait dire à Guillaume Le Blanc que nous sommes, chez ce dernier, en face des concepts vides, c’està-dire non opératoires parce que ne référant à aucune réalité biologique et individuelle. Seule une individualité biologique, prise comme telle, fait l’expérience de la maladie et est par ce fait même capable de juger de la valeur de la vie à l’état dit physiologique ou normal pour établir par la suite la différence entre l’état de santé et l’état maladif. Pour lui, « la neutralisation du champ vécu de la maladie engendre des concepts vides du normal et du pathologique, résolument non opératoires. Le normal n’est alors rien d’autre qu’une abstraction et cesse de désigner une réalité biologique propre »59. Autrement dit, la vie est vidée de son essence ou de sa vitalité même : la normativité qui traduit une polarité dynamique de la vie et dont le normal et le pathologique sont les manifestations à valeur propulsive pour la première et à valeur répulsive ou conservatrice pour la seconde. Or, le normal et le pathologique sont des concepts opératoires, c’est-à-dire qu’ils réfèrent à une réalité biologique concrète, à l’expérience d’une individualité en débat avec son milieu de vie dont la normalité traduit une normativité vitale. Par ailleurs, Canguilhem remarque « le vague des notions d’excès et de défaut, leur caractère qualitatif et normatif implicite, à peine dissimulé sous leur prétention 58 59

Ibid., p. 24. G. Le Blanc, Canguilhem et les normes, Paris, PUF, 1998, p. 35.

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métrique »60. Autrement dit, la valeur exclusivement quantitative des notions d’excès et de défaut indispensable à l’affirmation de l’identité du normal et du pathologique par Auguste Comte, est une prétention qui dissimule à peine leur valeur qualitative implicite. De plus, Canguilhem estime que « c’est par rapport à une mesure jugée valable et souhaitable – et donc par rapport à une norme – qu’il y a excès ou défaut »61. C’est pourquoi, selon lui, « définir l’anormal par le trop ou le trop peu, c’est reconnaître le caractère normatif de l’état dit normal. Cet état normal ou physiologique ce n’est plus seulement une disposition décelable et explicable comme fait, c’est la manifestation d’un attachement à quelque valeur »62. De ce fait, la norme ou le normal en tant qu’il est normal parce que normatif n’est pas déductible de la mesure quantitativement exprimable bien que la quantité métriquement décelable soit la traduction manifeste d’une norme. III. 2 Ambivalence des positions bernardiennes L’examen des thèses bernardiennes nous donne de déceler chez lui un balancement dans ses positions ; attitude qui a pour conséquence de le laisser dans une situation toujours ambivalente. En effet, que ce soit dans l’affirmation de l’absoluité de l’identité du normal et du pathologique à la variation quantitative près ou de son usage des concepts quantitatifs à la valeur qualitative implicite, Claude Bernard balance toujours dans ses positions. C’est ce qui fait dire à Canguilhem qu’il y a chez ce dernier une collusion des concepts quantitatifs et qualitatifs alors que suivant la logique du dogme pathologique seule la différence 60

G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, op. cit., p. 25. Ibid. 62 Ibid. 61

64

quantitativement exprimable est en mesure de rendre compte de la variation des phénomènes vitaux à l’état normal et à l’état maladif. Contre de telles affirmations et de telles ambiguïtés, Canguilhem, dans la geste d’un médecin du concept, va développer une critique sans complaisance à l’égard des thèses de l’une des grandes figures de la pensée médicale française. III. 2. 1 Absoluité de l’identité du normal et du pathologique La critique canguilhémienne porte ici sur le fait que Claude Bernard affirme sans réserves l’identité du normal et du pathologique. Ce qui l’amène à se demander au sujet de ce dernier « pourquoi affirmer sans restrictions l’identité de la maladie et de la santé, alors qu’on ne le fait pas de la vie et de la mort, sur le rapport desquelles on prétend calquer le rapport de la maladie et de la santé ?»63 Pour Canguilhem, cette symétrie que l’on établit entre les couples vie-mort et santé-maladie est impropre à traduire la réalité des phénomènes vitaux à l’état pathologique et à l’état normal. Il est vrai qu’à « la différence de Broussais et Comte, Cl. Bernard apporte à l’appui de son principe général de pathologie des arguments contrôlables, des protocoles d’expériences, et surtout des méthodes de quantification des concepts physiologiques »64. Mais cela ne l’autorise pas pour autant à affirmer de manière absolue l’identité des phénomènes vitaux à l’état maladif et à l’état de santé. À la différence de Comte à qui l’on a reproché le caractère abstrait de ses thèses faute d’exemples concrets, Claude Bernard apporte quant à lui des parangons et son modèle de prédilection est 63 64

Ibid., p. 39. Ibid., p. 40.

65

l’expérience du diabète, maladie dans laquelle il ne voit qu’une variation quantitative en trop du glucose dans l’urine. Il en conclue qu’il existe une homogénéité et une continuité des phénomènes normaux dans les phénomènes pathologiques, les seconds n’étant qu’une exagération des premiers. D’après Canguilhem, une telle affirmation tient au fait que, dans l’expérience du diabète, sur laquelle Claude Bernard semble fonder son affirmation de l’homogénéité et de la continuité du normal dans le pathologique, le médecin peut procéder de deux manières. C’est une question de choix méthodologique ou plutôt de perspective selon que l’on considère le phénomène vital dans son expression ou dans son mécanisme, et l’on se verra alors autorisé à appréhender l’état pathologique par la quantité. En effet, selon lui, « si l’on tient la glycosurie pour le symptôme majeur du diabète, la présence de sucre dans l’urine diabétique la rend qualitativement différente d’une urine normale. L’état pathologique identifié avec son principal symptôme est, relativement à l’état physiologique, une qualité nouvelle. Mais si, considérant l’urine comme un produit de sécrétion rénale, la pensée du médecin se porte vers le rein et les rapports du filtre rénal avec la composition du sang, elle considère la glycosurie comme le trop-plein de la glycémie se déversant par-dessus un seuil. Le glucose qui déborde le seuil est qualitativement le même que le glucose normalement retenu par le seuil. La seule différence est en effet de quantité. Si donc on considère le mécanisme rénal de sécrétion urinaire dans ses résultats – effets physiologiques ou symptômes morbides – la maladie est apparition d’une qualité

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nouvelle ; si on considère le mécanisme en lui-même, la maladie est variation quantitative seulement »65.

Mais, Canguilhem pense qu’une pareille liberté de perspective ne nous semble pas autorisée. D’après lui, « n’est-il pas évident que si l’on veut élaborer une pathologie scientifique on doit considérer les causes réelles et non les effets apparents, les mécanismes fonctionnels et non leurs expressions symptomatiques ?»66 Une telle démarche nous ferait retomber dans les pièges et les écueils des conceptions iatromécanicistes. Il nous semble que Claude Bernard se soit fourvoyé sous cet axe en affirmant sans restrictions l’identité du normal et du pathologique. La seule conclusion qui, au dire de Canguilhem, nous semble autorisée est qu’en « substituant, dans la comparaison de l’état physiologique et de l’état pathologique, les mécanismes aux symptômes, on n’élimine pas pour autant une différence de qualité entre ces états »67. En d’autres termes, la vie à l’état de santé et à l’état maladif introduit une différence de qualité. Il s’agit alors d’un jugement de valeur qui traduit le caractère normatif de la santé. III. 2. 2 Collusion des concepts quantitatifs et qualitatifs chez Claude Bernard Au vu de l’analyse qu’il fait des thèses bernardiennes, Canguilhem arrive au constat selon lequel il existe chez Claude Bernard un accord secret ou plutôt une connivence des concepts quantitatifs et qualitatifs. C’est ce qu’il a appelé une collusion des concepts. En effet, Canguilhem se fonde sur l’utilisation que Claude Bernard fait des termes d’exagération, de dé-rangement, de dis-proportion, de dés-harmonie dont la valeur nettement quantitative 65

Ibid., p. 42. Ibid. 67 Ibid. 66

67

n’annule pas pour autant leur valeur qualitative implicite. Claude Bernard considère l’état pathologique comme étant « le dérangement d’un mécanisme normal, consistant dans une variation quantitative, une exagération ou une atténuation des phénomènes normaux »68 alors qu’il parle, par ailleurs, de l’état maladif comme étant constitué par « l’exagération, la disproportion, la désharmonie des phénomènes normaux »69. Autrement dit, l’état pathologique c’est le trop de l’état normal, quantitativement exprimable. Pourtant, nous semble-t-il, dans les deux acceptions de l’état pathologique ou de l’état maladif, la substitution des termes de coloration à prétention quantitative n’annule pas la valeur qualitative du pathologique. L’état maladif, à notre avis, traduit une nouvelle qualité de la vie, une autre allure de la vie dans sa polarité dynamique. C’est pourquoi Canguilhem voit dans cette démarche bernardienne, ce qu’il a appelé « une collusion des concepts quantitatifs et qualitatifs dans la définition donnée des phénomènes pathologiques »70. Or, cette collusion conceptuelle révèle à la longue une ambiguïté dans la pensée bernardienne qui, loin d’apparaître comme un obstacle, se montre plutôt instructive et révélatrice de « la persistance d’un problème lui-même au sein d’une solution qu’on croit lui avoir donnée »71. Le problème revient à se demander si « la différence de valeur que le vivant institue entre la vie normale et sa vie pathologique est […] une apparence illusoire que le savant doit légitimement nier »72. Claude Bernard pense pouvoir donner un contenu au concept de 68

Cl. Bernard, Leçons sur le diabète et la glycogénèse animale, op. cit., p. 360. 69 Cl. Bernard, Leçons sur la chaleur animale cité par G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 36. 70 G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, op. cit., p. 40. 71 Ibid. 72 Ibid.

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normal, en s’autorisant une telle liberté dans le choix des perspectives où l’affirmation de la continuité du normal et du pathologique sous-entend toujours l’homogénéité de ces deux phénomènes vitaux. En revanche, il nous semble que si les conclusions de Claude Bernard ne sont pas toutes erronées mais insuffisantes et partielles, l’affirmation de l’identité absolue du normal et du pathologique à la variation quantitativement décelable, n’est pas à même de définir l’écart entre l’état maladif et l’état de santé. Nous pensons avec Canguilhem que la maladie est « un remaniement tel qu’il constitue pour l’organisme un nouveau mode de vie, un nouveau comportement, qu’une thérapeutique avisée doit respecter, en n’agissant pas intempestivement […] pour la ramener à la norme »73. Pour lui, à la différence de Comte et de Claude Bernard, « la maladie est une expérience d’innovation positive du vivant et non plus seulement un fait diminutif ou multiplicatif »74. Bref, c’est une nouvelle allure de la vie ou plutôt une nouvelle vie.

73 74

Ibid., p. 46. Ibid., p. 122.

69

CHAPITRE IV LA NORMALITÉ BIOLOGIQUE CHEZ CANGUILHEM Canguilhem voudrait se démarquer des positions d’Auguste Comte et Claude Bernard qui ont érigé la thèse de l’identité du normal et du pathologique en une sorte de dogme scientifiquement garanti. Or, comme il nous est donné de le voir, chez Canguilhem la normalité n’est pas objectivable, c’est-à-dire qu’elle n’est pas scientifiquement garantie. La normalité, au dire de ce dernier réfère à une expérience existentielle d’un vivant particulier en débat avec son milieu. Pour le cas qui nous intéresse, il s’agit de ce vivant particulier que l’on appelle l’homme. Vu sous cet angle, Canguilhem est amené à reconnaître une relativité individuelle de la normalité qui n’est appréhensible que dans le débat d’un vivant avec son milieu. Dès lors, il se voit dans la nécessité de préciser certains concepts en rapport avec la normalité et de proposer une nouvelle conception de la notion de guérison souvent abordée comme la restauration ou le rétablissement du normal. Ces éclaircissements et ces analyses vont le conduire à l’examen de l’implication de cette acception de la normalité à l’échelle sociale. Voilà pourquoi il se livre, dans les Nouvelles réflexions75, à une dialectique du social

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L’ouvrage de Georges Canguilhem intitulé Le normal et le pathologique est la compilation de deux textes du même auteur référents à deux moments distincts de sa pensée. Le premier texte intitulé Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique (1943) est sa thèse de médecine. Le deuxième texte qui a pour titre Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique (1963-1966) est une reprise de certaines des thèses

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et du vital. Il s’agira pour lui de confronter les normes sociales avec les normes vitales afin de montrer la spécificité de ces dernières par rapport à la normalité sociale. Dans cette dernière approche, il substitue au concept de normativité qui est l’étalon de la normalité biologique, le concept de normalisation traduisant une expérience anthropologique ou culturelle du normal. IV. 1 Relativité individuelle de la normalité biologique dans son rapport au milieu de vie Le fait d’introduire la relativité individuelle dans l’appréhension de la normalité tient au fait que la normalité n’est pas objectivable. Il s’agit en effet de l’expérience d’un vivant en débat avec son milieu ; cette approche vise la mise en exergue de la place du sujet dans l’appréciation de ces allures de la vie que sont la santé et la maladie. Ici, le principe d’inertie développé par la mécanique moderne ne peut pas valoir pour la biologie, car la vie progresse ; d’où l’idée d’une polarité dynamique de la vie développée par Canguilhem sous le concept de normativité. En effet, la vie développe, selon lui, deux allures contraires, l’une que l’on pourrait dire propulsive en tant qu’elle favorise le passage à une forme nouvelle et l’autre dite répulsive si cette dernière apparaît limitative. De ce mouvement de la vie dans le débat avec le milieu, l’erreur n’est plus conçue comme une fatalité ; elle revêt au contraire un statut non négligeable dans le succès de la vie. De là, une appréhension purement statistique de la vie, se servant d’une biométrie, ne saurait suffire à la détermination de l’écart entre le normal et le pathologique. examinées vingt ans auparavant pour se mesurer aux mêmes difficultés avec de nouvelles lumières.

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D’où l’urgence de repenser les concepts de maladie et de santé, et de revoir par le fait même la notion de guérison. IV. 1. 1 Canguilhem et le principe d’indifférence La physique galiléenne et cartésienne avait bâti le progrès de la connaissance dans la considération de tous les mouvements comme étant en conformité avec les lois de la nature. Et suivant cette logique, comme le montre Canguilhem, « le progrès de la connaissance biologique consiste à unifier les lois de la vie naturelle et de la vie pathologique »76. Or, c’est justement, au dire de ce dernier, cette entreprise que Comte s’est cru investi de la tâche de réaliser et que Claude Bernard a prétendument pensée avoir conduite à son achèvement. Cette prétention à l’unification des lois de la vie naturelle encore appelée normale et de la vie pathologique désignée abusivement comme anormale, comme nous le verrons, a conduit ce philosophe et ce savant à l’érection de l’un des plus grands dogmes de la pensée biomédicale, le dogme pathologique, exposé dans la première partie de ce travail. Une telle manière d’aborder la vie sous le modèle de la mécanique moderne est l’affirmation manifeste de la méconnaissance de ce que Canguilhem appelle la normativité biologique, seul critérium de la normalité biologique, c’est-à-dire à même de fonder l’écart entre le normal et le pathologique. C’est sur cette activité de l’organisme que ce dernier va s’appuyer tout au long de sa démarche critique pour réfuter le dogme pathologique, c’est-à-dire l’affirmation de l’identité de l’état de santé et de l’état maladif. Selon lui, « la mécanique moderne, en fondant la science du mouvement sur le principe d’inertie, rendait en effet absurde la distinction entre les mouvements naturels 76

Ibid., p. 79.

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et les mouvements violents, l’inertie étant précisément l’indifférence à l’égard des directions et des variations du mouvement »77. En d’autres termes, l’affirmation du principe d’indifférence rend incompréhensible l’écart existant entre les deux formes de mouvements que reconnaît cette mécanique galiléo-cartésienne. C’est également le cas chez les théoriciens de l’identité de l’état normal et de l’état pathologique. Pourtant, comme le relève précisément Canguilhem, « la vie est bien loin d’une telle indifférence à l’égard des conditions qui lui sont faites, la vie est polarité »78. Autrement dit, la vie est faite de pôles dont la santé et la maladie sont les constantes permettant leur appréhension. La dynamicité de la vie dans ses pôles que sont le normal et le pathologique porte en faux le principe d’inertie admis par la mécanique moderne. Cette polarité dynamique de la vie est une critique de l’affirmation de l’indifférence quelconque dans l’évolution de la vie. La vie progresse par création des formes qui seront dites normales ou pathologiques selon qu’elles favorisent le progrès de la vie ou qu’elles limitent celui-ci. Ceci tient au fait d’une relativité individuelle de la normalité biologique qui est l’expérience existentielle d’un vivant en débat avec le milieu dans lequel la vie se développe. Dans ce débat, les interactions qui s’établissent entre le vivant et le milieu ne peuvent plus donner allégeance à l’affirmation du principe d’inertie ou d’indifférence ; bien au contraire, cela plaide en faveur de l’affirmation d’une différence même qualitative entre les normes physiologiques et les normes pathologiques. C’est pourquoi Canguilhem peut s’autoriser d’affirmer qu’« il n’y a pas d’indifférence biologique »79. En d’autres termes, il n’y a pas d’inertie 77

Ibid. Ibid. 79 Ibid. 78

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biologique. C’est dire que l’essence de la vitalité c’est la normativité. La vie est polarité dynamique et cette dynamicité se traduit dans la création des formes qu’elles soient normales ou pathologiques. Dans un travail antérieur80 à ce dernier, nous insistions sur la défense par Canguilhem d’un vitalisme rationnel à côté d’un mécanisme réductionniste qui voudrait expliquer la vie sans la vie, c’est-à-dire en la dévitalisant, en lui refusant toute vitalité, voire une normativité qui ne se laisse aucunement enfermer dans les catégories de nos explications mécaniques. La vie est pour Canguilhem, une « activité d’opposition à l’inertie et à l’indifférence »81. IV. 1. 2 Normalité biologique et polarité dynamique de la vie La normalité biologique n’est appréhensible que vue sous l’angle de la polarité dynamique de la vie chez ce vivant particulier que l’on appelle l’homme. Cette normalité biologique résulte cependant de la normativité du vivant et de ce fait elle vaut individuellement. Elle individualise le sujet-vivant dans les deux pôles de sa dynamicité que sont la santé et la maladie. Néanmoins, en individualisant la norme et la normalité, il ne s’agit pas pour autant d’abolir les frontières entre le normal et le pathologique et de supprimer, par le fait même, le problème qui mobilise cette recherche à savoir l’établissement du type de différence existant entre le normal et le pathologique ou, si nous préférons, entre la santé et la maladie. Pareille suppression du problème nous exposerait nous-mêmes aux critiques que nous adressons au dogme pathologique dans son identification du normal et du pathologique. 80 81

C. G. Ebissienine, op. cit., p. 55. Inédit. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 173.

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Plutôt, il s’agit pour nous d’affirmer précisément que la relativité universelle de la normalité, c’est-à-dire d’un individu à l’autre, ne doit en aucun cas et sous aucun prétexte annuler l’absolue distinction du normal et du pathologique chez un même individu. En effet, « quand un individu commence à se sentir malade, à se dire malade, à se comporter en malade, il est passé dans un autre univers, il est devenu un autre homme »82. Autrement dit, le pathologique, bien qu’il garde une certaine normalité à valeur négative ou de vitalité inférieure, est déjà passé à l’autre pôle de la dynamique de la vie ; il s’agit évidemment du pôle réducteur ou conservateur. C’est dire que la normalité biologique dans sa polarité dynamique, tout en obéissant à une relativité individuelle instaurée par le vivant en débat avec son milieu de vie, ne doit pas pour autant nous faire perdre de vue la distinction qu’il y a, sous l’optique de la valeur, entre les phénomènes vitaux à l’état sain et les phénomènes vitaux à l’état pathologique. C’est pourquoi Canguilhem nous rappelle que « la relativité du normal ne doit aucunement être pour le médecin un encouragement à annuler dans la confusion la distinction entre le normal et le pathologique »83. Ce qui serait vraiment regrettable, du fait de nous glisser dans la confusion bernardienne qui affirmait l’identité réelle du normal et du pathologique à une simple différence quantitative près par excès ou par défaut. Or, si toutefois, comme nous le montre Canguilhem, « la maladie, l’état pathologique, ne sont pas perte d’une norme mais allure de la vie réglée par des normes vitalement inférieures ou dépréciées du fait qu’elles interdisent au vivant la participation active et aisée, génératrice de confiance et d’assurance, à un genre de vie 82

G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p. 165. 83 Ibid.

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qui était antérieurement le sien et qui reste permis aux autres »84, il n’en demeure pas moins vrai que l’état maladif, en instituant une nouvelle allure de la vie à valeur négative, limite les marges de tolérance par la réduction de la vie à une norme unique et définitive. En effet, ce qui caractérise la santé ou ce qui fait sa normalité, c’est, comme l’a noté Canguilhem, « la capacité de tolérer les variations des normes auxquelles seule la stabilité, apparemment garantie et en fait toujours précaire, des situations et du milieu confère une valeur trompeuse de normal définitif »85. C’est pourquoi selon Canguilhem toujours, « l’homme n’est vraiment sain que lorsqu’il est capable de plusieurs normes, lorsqu’il est plus que normal »86. Mieux, la normalité biologique tient en la capacité qu’a le vivant à transcender les normes établies, les normes antérieures pour en instituer d’autres. C’est la possibilité de suivre les diverses allures de la vie. Bref, la normalité biologique vient de la polarité dynamique de la vie. De plus, comme le relève Canguilhem, l’idéal du normal humain c’est l’adaptation possible et voulue à toutes les conditions imaginables au point que « l’homme normal c’est l’homme normatif, l’être capable d’instituer de nouvelles normes, même organiques. Une norme unique de vie est ressentie privativement et non positivement »87. Ainsi, pas de normalité sans normativité, pas d’être normal sans caractère normatif.

84

Ibid., p. 166. Ibid., p. 167. 86 Ibid. 87 G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, op. cit., p. 87. 85

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IV. 1. 3 Les allures de la vie : propulsives et répulsives La polarité dynamique de la vie traduit en propos différents ce que Canguilhem nomme comme étant les allures de la vie. Ces allures de la vie, rapportées à l’expérience d’un vivant en débat avec son milieu, peuvent être normales si elles sont propulsives et pathologiques si elles sont répulsives. En d’autres termes, l’état sain ou maladif d’un vivant ne peut être apprécié comme tel que si celui-ci facilite le passage à de nouvelles normes à même de favoriser la progression de la vie par création des formes ou a contrario de limiter ce passage par l’instauration d’une norme unique indépassable. En effet, tandis que les allures dites propulsives admettent « la possibilité d’un dépassement par la vie des constantes ou des invariants biologiques codifiés et tenus conventionnellement pour normes, à un moment défini du savoir physiologique »88, les allures jugées répulsives, bien que constantes normales à valeur négative, désignent quant à elles « celles qui se stabiliseront sous forme de constantes que tout l’effort anxieux du vivant tendra à préserver de toute éventuelle perturbation »89. Autrement dit, les allures propulsives de la vie dites normales favorisent le mouvement de la vie dans sa polarité dynamique. Elles traduisent en fait l’exercice d’une normativité biologique chez le vivant pris individuellement. Les allures répulsives de la vie dites pathologiques sont les normes à valeur négative en ceci qu’elles nient ou plutôt qu’elles limitent le passage à une nouvelle norme susceptible à son tour d’être dépassée. Leur état pathologique viendrait du fait qu’elles expriment « la mort en elles de la normativité »90, c’est-à-dire la 88

Ibid., p. 137. Ibid. 90 Ibid. 89

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possibilité d'instituer de nouvelles valeurs vitales capables à leur tour de favoriser un dépassement éventuel. C’est dire que les allures de la vie sont dites normales en tant que celles-ci propulsent la vie en avant ; en d’autres termes, les allures propulsives de la vie favorisent le mouvement de la vie entendue comme une polarité dynamique. En effet, si la vie se veut création des formes, elle évolue en posant ses propres normes, c’est-à-dire qu’elle passe d’une norme à une autre norme vitale susceptible à son tour d’être dépassée. C’est cette possibilité de dépassement, cette mobilité normative ou cette constante fluctuante qu’il sied de nommer la normalité biologique en tant qu’elle est normativité. La normalité biologique est normative. Par contre, à l’opposé des allures propulsives, les allures à valeur négatives sont donc dites répulsives ou, si l’on préfère, conservatrices d’une norme limitative, c’està-dire qui limite les possibilités d’institution et de position de nouvelles normes ouvertes à un éventuel dépassement. Elles témoignent de ce fait de la mort de la normativité, c’est-à-dire de la diminution des marges de tolérance et d’adaptation. Par ailleurs, s’il nous semble avéré de parler des normes propulsives et des normes répulsives comme des allures de la vie, cela n’implique aucunement pour nous de tomber dans une contradiction logique. Car les deux termes de la polarité dynamique de la vie ne sont pas des contradictoires mais des contraires. C’est ce qui permet d’établir une distinction entre le normal et le pathologique, distinction toutefois relative à l’individu dans son rapport à son milieu de vie. En effet, comme le souligne Canguilhem « nous ne pouvons pas dire que le concept de ‘‘pathologique’’ soit le contradictoire logique de ‘‘normal’’, car la vie à l’état 79

pathologique n’est pas absence de normes mais présence d’autres normes. En toute rigueur, ‘‘pathologique’’ est le contraire vital de ‘‘sain’’ et non le contradictoire logique de normal »91. En d’autres termes, la contrariété entre les normes propulsives dites à valeurs positives et les normes répulsives dites à valeurs négatives, vient du caractère réducteur des secondes par rapport aux premières quand elles instituent ou limitent les marges de tolérance à l’état maladif ou pathologique. IV. 2 Précisions conceptuelles et impact sur l’appréhension de la normalité Canguilhem peut être qualifié à juste titre comme le philosophe du concept à cause de son intérêt prononcé pour l’étude des concepts. C’est parce qu’il pense que les concepts vont de pair avec les problèmes et que, de ce fait, s’intéresser aux concepts revient à s’intéresser aux problèmes qui ont conditionné la naissance de ces derniers. C’est pourquoi il aime à retourner à l’origine des concepts afin de remuer les problèmes, ce qui lui a valu parfois la qualification quelque peu péjorative de fossile conceptuel. Pourtant d’après lui, l’intérêt pour l’histoire des concepts, c’est-à-dire leur vitalité, va de pair avec l’intérêt pour les problèmes. C’est que, au dire de ce dernier, la vitalité des concepts est inextricablement liée à celle des problèmes. Dans cette optique, faire revivre les concepts c’est revitaliser les problèmes afin d’y apporter de nouvelles lumières. Il estime que les concepts en jeu dans l’appréhension du normal et du pathologique méritent un éclaircissement qui nous éviterait les grosses confusions que l’on peut regretter dans les thèses du dogme pathologique. Or, pareil éclaircissement n’est d’un apport 91

G. Canguilhem, La Connaissance de la vie, op. cit., p. 166.

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bénéfique que si l’on retourne à l’origine de ces concepts par récurrence historique. IV. 2. 1 Le normal, l’anomal, l’anormal et le pathologique S’agissant du concept normal, le Vocabulaire critique et technique de philosophie de Lalande nous permet d’appréhender un concept dont l’équivocité, loin d’être simplement une gêne, mériterait que l’on s’y arrête pour en tirer toute la richesse du problème lié à elle. Deux sens usuels tirés de l’étymologie du mot nous donnent de saisir le normal soit comme ce qui est tel qu’il doit être, soit comme ce qui se rencontre dans la majorité des cas, c’est-à-dire chez le plus grand nombre statistiquement déterminé. Trois remarques sont souvent faites sur la nature de cette équivocité du normal. Selon la première, l’équivocité du normal viendrait du fait que le concept désigne à la fois « un fait et ‘‘une valeur attribuée à ce fait par celui qui parle, en vertu d’un jugement d’appréciation qu’il prend à son compte’’ »92. Autrement dit, le même concept vaut objectivement et subjectivement. La deuxième remarque montre que l’équivocité du normal découlerait de la tradition philosophique réaliste aux yeux de laquelle « toute généralité étant le signe d’une essence et toute perfection étant la réalisation de l’essence, une généralité en fait observable prend valeur de perfection réalisée, un caractère commun prend valeur de type idéal »93. La troisième remarque tient la médecine pour responsable de l’équivocité du normal parce qu’elle 92 93

G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, op. cit., p. 76. Ibid.

81

introduit une confusion dans l’appréhension du normal à la fois comme habitude et comme idéal, c’est-à-dire un état à réaliser. Pour la médecine en effet, « l’état normal désigne à la fois l’état habituel des organes et leur état idéal, puisque le rétablissement de cet état habituel est l’objet ordinaire de la thérapeutique »94. Certes, Canguilhem concède le fait que l’état normal soit celui que la médecine voudrait, par le biais de la thérapeutique, restaurer chez l’individu à l’état maladif. Selon lui, « il est exact qu’en médecine l’état normal du corps humain est l’état qu’on souhaite de rétablir »95, c’est-à-dire restaurer l’organisme à l’état habituel. Pourtant ce souhait ne va pas sans susciter des questionnements chez Canguilhem qui se demande si c’est parce que l’état normal, c’est-à-dire l’état habituel des organes, est « visé comme fin bonne à obtenir par la thérapeutique qu’on doit le dire normal, ou bien [c’est] parce qu’il est tenu pour normal par l’intéressé, c’est-àdire le malade, que la thérapeutique le vise »96. La question revient à se demander si c’est parce que la santé est un idéal que la médecine se donne pour tâche de la restaurer quand elle est troublée qu’il faut la tenir pour normal ou alors c’est parce qu’un vivant pris individuellement dans le débat avec son milieu tient l’état habituel de son organisme pour normal que la thérapeutique se charge de le restaurer. Le choix de Canguilhem penche pour la seconde proposition. Il considère la normalité biologique relativement à l’individu en rapport avec son milieu de vie.

94

Ibid., p. 77. Ibid. 96 Ibid. 95

82

C’est pourquoi nous pensons avec lui que : « La médecine existe comme art de vie parce que le vivant humain qualifie lui-même comme pathologiques, donc comme devant être évités ou corrigés, certains états ou comportements appréhendés, relativement à la polarité dynamique de la vie, sous forme de valeur négative. […] en cela le vivant humain prolonge, de façon plus ou moins lucide, un effort spontané, propre à la vie, pour lutter contre ce qui fait obstacle à son maintien et à son développement pris pour normes »97.

En propos différents, la normalité qui caractérise l’état sain du vivant tiendrait au fait que ce dernier se maintient dans son devenir en tant qu’il institue ses propres normes. C’est ce que Canguilhem appelle l’activité normative de la vie dans le vivant en relation avec son milieu de vie. Or, cette activité normative de la vie est polarité dynamique en ce sens qu’elle institue tant de normes à valeur positive que de normes à valeur négative. Les secondes diffèrent des premières par la mort en elles de la normativité, c’està-dire de la capacité à instituer de nouvelles allures de la vie. En fait, comme le souligne Canguilhem, « c’est la vie elle-même et non le jugement médical qui fait du normal biologique un concept de valeur et non un concept de réalité statistique »98. Car, selon ses propos, « la vie, pour le médecin, ce n’est pas un objet, c’est une réalité polarisée dont la médecine prolonge, en lui apportant la lumière relative mais indispensable de la science humaine, l’effort spontané de défense et de lutte contre tout ce qui est de valeur négative »99.

97

Ibid. Ibid., p. 81. 99 Ibid. 98

83

Par ailleurs, si le concept de normal s’est révélé équivoque, il n’en va pas autrement pour celui d’anomal. En fait, anomal est un terme actuellement inusité si ce n’est sous la forme substantivée d’anomalie. À côté de ce dernier se trouve l’adjectif anormal qui, à la différence d’anomal, n’a pas quant à lui de forme substantivée. De fait, la confusion usuelle fait d’anormal l’adjectif d’anomalie. En réalité, anomalie viendrait du grec anomalos et signifierait l’inégalité, l’irrégularité (omalos = égal, régulier). Or, comme le relève Canguilhem, c’est une erreur d’étymologie qui fait dériver anomalie non de omalos mais plutôt de nomos selon la composition a-nomos. Cette erreur va conduire à une confusion de sens de ces deux termes, faisant, par la suite, passer l’un pour l’autre. En effet, si en toute rigueur sémantique anomalie désigne un fait, et par là un terme descriptif, anormal quant à lui implique la référence à une valeur qui de fait lui donne un sens appréciatif, disons normatif100. Cependant une collusion des sens respectifs de ces deux concepts due à une méprise étymologique et à l’erreur qui s’est subrepticement glissée dans l’usage, fait que l’on aboutit à une inversion des sens. De fait, « anormal est devenu un concept descriptif et anomalie est devenue un concept normatif »101. Cette erreur sémantique a un impact négatif considérable du fait que le sens purement descriptif et théorique, la référence factuelle du terme anomalie sont annulés. Pourtant, au dire de Canguilhem, l’anomalie est « un fait biologique et doit être traitée comme fait, c’est-àdire que la science naturelle doit l’expliquer et non

100 101

Ibid. Ibid.

84

l’apprécier »102. En d’autres termes, l’anomalie revêt un sens purement empirique, descriptif. Elle désigne l’advenue d’un fait insolite, c’est-à-dire inaccoutumé. Elle traduit de ce fait un écart statistiquement décelable. C’est pourquoi, selon cette logique, « être anomal c’est s’éloigner par son organisation de la grande majorité des êtres auxquels on doit être comparé »103. Or, cette acception suscite directement des interrogations sur le rapport entre l’anomalie et la monstruosité et le risque de prendre l’une pour l’autre. Les anomalies sont plutéiformes ou plutôt diverses et les monstruosités se situent donc à l’extrême. Sous un tout autre angle, Canguilhem vient à distinguer l’anomalie du pathologique. Pour lui, l’anomal n’est pas a priori pathologique ; il ne peut le devenir a posteriori que s’il intègre un caractère normatif, c’est-à-dire qu’il exprime une valeur vitale. Dès lors qu’il n’est plus ignoré, il est devenu pathologique. En effet, « l’anomalie n’est connue de la science que si elle a d’abord été sentie dans la conscience, sous forme d’obstacle à l’exercice des fonctions, sous forme de gêne ou de nocivité. Mais le sentiment d’obstacle, de gêne ou de nocivité est un sentiment qu’il faut bien dire normatif, puisqu’il comporte la référence même inconsciente d’une fonction et d’une impulsion à la plénitude de leur exercice »104.

C’est en référence à une norme individuelle, c’est-àdire à une valeur vitale ressentie par l’individu comme anormal que l’anomalie devient pathologique. Pourtant le pathologique c’est bien l’anormal car « pathologique 102

Ibid., p. 82. Ibid. 104 Ibid., p. 84. 103

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implique pathos, sentiment direct et concret de souffrance et d’impuissance, sentiment de vie contrariée »105 référant à une individualité se sentant comme telle. Il est certes vrai que « l’anomalie peut verser dans la maladie, mais n’est pas à elle seule une maladie »106. Il faut alors qu’il y ait privation de la possibilité d’adaptabilité à toutes les situations possibles. En fait, si « l’hémophilie est le type d’anomalie à caractère pathologique éventuel, en raison de l’obstacle rencontré ici par une fonction vitale essentielle, la séparation stricte du milieu intérieur et du milieu extérieur»107, la distinction entre l’anomal et l’état pathologique reste encore bien obscure. IV 2. 2 La place du hasard et le statut de l’erreur Deux concepts majeurs animent la pensée biomédicale contemporaine : celui de hasard cher à Jacques Monod108 et celui d’erreur que Canguilhem109 tient pour le nouveau concept de la biologie. Le concept de hasard résulte de l’introduction en biologie des calculs probabilitaires qui sont au fondement de la statistique biomédicale. En effet, dans le cas qui nous intéresse, tout part du rapport qui s’établit entre norme et moyenne. L’identification par Quételet dans son concept de moyenne vraie des notions de fréquence statistique et de norme, lui vaut les critiques de Halbwachs qui voit en cette manière de procéder, une application des lois du hasard aux phénomènes organiques.

105

Ibid., p. 85. Ibid., p. 88. 107 Ibid. 108 J. Monod, Le Hasard et la nécessité, Paris, Seuil, 1970. 109 G. Canguilhem, Le Normal et pathologique, op. cit., p. 206. 106

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Or pour Halbwachs, comme le commente Canguilhem, « on ne peut pas assimiler des effets organiques constantes à des phénomènes régis par les lois du hasard. Le faire c’est admettre que les faits physiques tenant au milieu et les faits physiologiques relatifs aux processus de croissance se composent de façon que chaque réalisation soit indépendante des autres, au moment antérieur et au même moment. Or cela, est insoutenable du point de vue humain, où les normes sociales viennent interférer avec les lois biologiques, en sorte que l’individu humain est le produit d’un accouplement obéissant à toutes sortes de prescriptions coutumières et législatives d’ordre matrimonial »110.

Le fait étant admis, ces interdépendances rendent difficile l’usage adéquat des calculs probabilitaires dans la recherche biomédicale. En revanche, nous pensons avec Canguilhem que : « Si Quételet s’est trompé en attribuant à la moyenne d’un caractère anatomique humain une valeur de norme divine, c’est peut-être seulement en spécifiant la norme, mais non en interprétant la moyenne comme signe d’une norme. S’il est vrai que le corps humain est en un sens un produit de l’activité sociale, il n’est pas absurde de supposer que la constance de certains traits, révélés par une moyenne, dépend de la fidélité consciente ou inconsciente à certaines normes de la vie. Par suite, dans l’espèce humaine la fréquence statistique ne traduit pas seulement une normativité vitale mais une normativité sociale. Un trait humain ne serait pas normal parce que fréquent, mais fréquent parce que normal, c’est-à-dire normatif dans un genre de vie donné »111.

110

Halbwachs commenté par Canguilhem, Le Normal et le pathologique, op. cit., p. 101-102. 111 Ibid., p. 102.

87

Autrement dit, la moyenne vraie exprimée par la fréquence statistique, traduit la norme car cette dernière, selon lui, « ne se déduit pas de la moyenne, mais se traduit dans la moyenne »112. Bref, la norme n’est pas déductible du hasard des calculs probabilitaires, mais la moyenne de ces calculs probabilitaires traduit une certaine normativité de la normalité. En réalité, « si l’on peut parler d’homme normal déterminé par le physiologiste, c’est parce qu’il existe des hommes normatifs, des hommes pour qui il est normal de faire craquer les normes et d’en instituer de nouvelles»113. Ceci ne relève aucunement d’un fait du hasard, mais est la traduction d’une normativité vitale. Par ailleurs, le concept d’erreur qui revêt un intérêt majeur dans la pensée canguilhémienne, mérite aussi que l’on s’y arrête pour élucider son enjeu dans la pensée biomédicale contemporaine. En effet, Canguilhem voudrait positiver l’erreur ici comme nous avons déjà eu l’occasion de le montrer dans un travail antérieur114. En utilisant le langage de la biochimie contemporaine emprunté à la théorie de l’information, ce dernier parle de l’erreur comme étant « la substitution d’un arrangement à un autre »115. Il s’agit ici des structures organiques et plus exactement de l’arrangement génétique et enzymatique. En fait, l’erreur de la composition biochimique d’un constituant de l’organisme traduit l’erreur d’interprétation d’une information inscrite dans l’ADN. De plus, « cette information doit être transmise comme un message du noyau au cytoplasme et doit y être interprétée, afin que

112

Ibid., p. 104. Ibid., p. 106. 114 Cf. C. G. Ebissienine, supra, voir Chap. III, 1. 115 G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, op. cit., p. 208. 113

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soit reproduite, recopiée, la séquence d’acides aminés constitutive de la protéine à synthétiser »116. Canguilhem estime cependant que, qu’il s’agisse de la manière dont l’information est transmise par l’ARN – messager et de la façon dont celle-ci est dupliquée ou recopiée, la possibilité d’une interprétation erronée au niveau cytoplasmique n’est pas à exclure. Selon lui, « il n’existe pas d’interprétation qui n’implique une méprise possible »117. Or, nous avons relevé que l’erreur était le fait de substituer un arrangement à un autre. C’est pourquoi nous pouvons dire que « la substitution d’un acide aminé à la place d’un autre crée le désordre par inintelligence du commandement »118. En d’autres termes, l’erreur traduit la mécompréhension d’un ordre. Partant de l’anémie à hématies falciformes, il montre que l’erreur traduite par l’anormalité de l’hémoglobine est le fait de la « substitution de la valine à l’acide glutamique, dans la chaîne d’acides aminés de la globuline »119. Autrement dit, l’erreur est la traduction d’un désordre dans la structure enzymatique. Au vu de ces acquis, Canguilhem tente d’établir un rapport entre la connaissance de la vie et son objet, c’està-dire la vie. Pour lui, le concept d’erreur introduit dans la pathologie contemporaine revêt une importance capitale pour une meilleure appréhension de la dialectique entre connaissance et vie. Pourtant la chance qu’apporte ce concept dérive de la non-divisibilité de la théorie de l’information.

116

Ibid. Ibid. 118 Ibid. 119 Ibid., p. 209. 117

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D’après lui, « on ne doit pas oublier que la théorie de l’information ne se divise pas, et qu’elle concerne aussi bien la connaissance elle-même que ses objets, la matière ou la vie. En ce sens, connaître c’est s’informer, apprendre à déchiffrer ou à décoder. Il n’y a donc pas de différence entre l’erreur de la vie et l’erreur de la pensée, entre l’erreur de l’information informante et l’erreur de l’information informée »120.

Autrement dit, l’erreur de la vie donne une clé de lecture de l’erreur de la pensée. Par ailleurs, Canguilhem établit un rapport entre le concept et la vie. Pour lui, la vie est sens et concept. Toutefois, si l’erreur de la vie ne traduit qu’une simple impasse, il est du moins admis que « l’erreur humaine ne fait qu’une avec l’errance »121. Bien plus, il pousse sa logique plus loin et estime que « la vie aurait donc abouti par erreur à ce vivant capable d’erreur »122, c’est-à-dire à l’homme. Mais nous n’allons pas le suivre dans cette logique. IV. 3 De la notion de guérison comme restauration du normal La médecine s’est toujours donnée pour mission principale la guérison des maladies et la restauration de la santé. Pourtant, entre l’espoir du malade à obtenir la guérison et la présomption du médecin à restaurer le normal, bien des éléments restent à considérer. D’une part, nous nous demanderons si la guérison est aussi pour le médecin un élément de la subjectivité ou alors elle est simplement et uniquement un élément de l’objectivité, 120

Ibid. G. Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1994, p. 364. 122 Ibid. 121

90

c’est-à-dire ne référant qu’à la science du médecin. D’autre part, quelle place faut-il attribuer à l’usage des remèdes dans la recherche de la guérison ou la restauration de la santé par le médecin ? De plus, faut-il à tout prix vouloir guérir d’une maladie comme d’un vice à se défaire ? N’est-ce pas un luxe pour la santé que de pouvoir tomber malade ? Si par ailleurs il est avéré qu’il est normal d’être malade, n’est-il pas aussi pathologique d’être toujours en santé ? Ces considérations prises en compte, il semble important qu’une réflexion sur les techniques médicales de restauration de la normalité biologique chez ce vivant particulier qu’est l’humain nous donne d’appréhender le statut épistémologique de la médecine contemporaine et l’importance de la maladie dans la connaissance et la jouissance de la santé. IV. 3. 1 Le statut épistémologique de la médecine contemporaine L’analyse du statut épistémologique de la médecine contemporaine pose non seulement le problème de l’appréhension de la guérison dans sa double dimension objective et subjective par le praticien mais également et surtout dans la relation de ce dernier avec son patient et l’idée vraie qu’il se fait de la maladie. En fait, Canguilhem se refuse à parler de la médecine en termes de science. Pour lui, il semble intelligible de parler de la médecine « comme une technique ou un art au carrefour de plusieurs sciences, plutôt que comme une science proprement dite »123. En d’autres termes, la médecine recueille le savoir qui lui provient des autres sciences afin de l’appliquer dans sa tentative de restauration du normal, c’est-à-dire de la santé. C’est 123

G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, op. cit., p. 7.

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pourquoi il souhaite que la médecine soit considérée « comme une technique plus ou moins savante de la guérison des maladies »124. Or, cette attribution du pouvoir et du savoir de guérison au médecin par la pratique de sa technique, nous amène à nous interroger sur la notion même de guérison. Ce qui revient à se demander ce que signifie pour le médecin guérir. Si nous admettons que s’interroger sur le statut épistémologique de la médecine c’est s’interroger sur le degré de certitude de cette dernière, il faut dès lors reconnaître que la médecine contemporaine pour parvenir au stade d’une science appliquée, « a passé de l’état conjectural à l’état de science positive et ce par l’influence de la grande Ecole analyste de Paris »125. Ce séisme épistémologique en médecine marque la venue d’une médecine mathématique non cartésienne. C’est une médecine d’influence laplacienne avec le calcul des probabilités. Si l’appellation de la médecine comme science appliquée remue « ceux qui voient dans les applications du savoir une perte de dignité théorique, et ceux qui croient pouvoir défendre la spécificité de la médecine en la dénommant art de soigner, [il demeure certes vrai que] l’application médicale des acquis scientifiques, convertis en remèdes, c’est-à-dire en médiations restauratrices d’un ordre organique perturbé, n’est pas inférieure en dignité épistémologique aux disciplines d’emprunt. Elle est, elle aussi, une expérimentation d’efficacité thérapeutique de ses importations. La médecine est la science des limites

124

G. Canguilhem, La Connaissance de la vie, op. cit., p. 167. H. De Balzac, La maison de Nucsingen cité par G. Canguilhem, Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit., p. 416. 125

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des pouvoirs que les autres sciences prétendent lui conférer »126.

En d’autres termes, la médecine comme art au carrefour des sciences se déploie aux limites de ces dernières. Elle développe un rationalisme appliqué à la biologie avec une prise en compte de l’idiosyncrasie du malade qui est l’expérience de ce vivant concret mis à l’épreuve de l’angoisse par la maladie. Or, précisément, la rationalité médicale « parce qu’elle est d’abord rationalité appliquée à la biologie, n’est pas asservie par les principes de la logique classique »127. C’est pourquoi elle intègre les contrariétés, que sont les diverses allures de la vie dans sa polarité dynamique, dans la relation de la médecine au malade par le truchement du clinicien réduisant la subjectivité du malade par l’objectivité du savoir médical. À dire vrai, « il est impossible d’annuler dans l’objectivité du savoir médical la subjectivité de l’expérience vécue du malade »128. C’est dire que, de même que le savoir médical est appelé à une certaine épochè dans son appréhension de la maladie chez un vivant pris individuellement, de même en est-il de la subjectivité du malade pris comme objet du savoir appliqué. Il s’agit d’un doute méthodique et non d’un scepticisme. En fait, « c’est la mise entre parenthèse du malade pris comme cible de soins qui permet à la médecine sa conversion en science appliquée, où l’accent est mis désormais sur la science. [Et] comme toute science, la médecine a dû passer le stade d’élimination provisoire de son objet initial concret »129. Or, cette manière de procéder de la médecine déconcerte la logique 126

G. Canguilhem, Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit., p. 425. 127 Ibid., p. 404. 128 Ibid., p. 409. 129 Ibid., p. 428.

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classique parce qu’elle fait appel à une autre logique : la logique du probable fondée sur des jugements hypothétiques. En effet, « cette incorporation par la médecine, comme objet de son étude et de son intervention les résistances que cette intervention même peut susciter, font du diagnostic, du pronostic et de la décision de traitement des jugements non catégoriques. Ici réapparaît la logique du probable que le statut de la médecine doit prendre en compte, car elle est une science de l’espérance et du risque »130.

C’est pourquoi on peut dire d’elle qu’elle est une science de la vie car la vie est échec et réussite au vu de ses allures propulsives et répulsives. La médecine apparaît comme l’artifice médiateur dans l’appréhension de la vie dans le vivant humain pris dans son individualité par une application des emprunts qui lui viennent des autres sciences. C’est dans ce sens qu’on peut parler de la médecine comme d’une « somme évolutive des sciences appliquées […] dans la mesure où l’objet dont elle suspend, par choix méthodologique, la présence interrogative, est cependant toujours là, depuis qu’il a pris forme humaine, individu vivant d’une vie dont il n’est ni l’auteur ni le maître et qui doit parfois s’en remettre pour vivre à un médiateur. Quelle que soit [sic] la complexité et l’artificialité de la médiation, technique, scientifique, économique et sociale, de la médecine contemporaine, quelle que soit la durée de la mise en suspens du dialogue entre médecin et malade, la résolution d’efficacité qui légitime la pratique médicale est fondée sur cette modalité de la vie qu’est l’individualité de l’homme. Dans le subconscient épistémologique du médecin c’est la fragile unité du vivant qui fait des applications scientifiques, toujours 130

Ibid., p. 425.

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davantage mobilisées pour le servir, une véritable somme»131.

L’homme se sert de la médecine pour résoudre les problèmes auxquels le contraignent sa fragilité de même que la précarité de sa santé. IV. 3. 2 De la pathologie paradoxale de l’homme normal L’esquisse d’une pathologie paradoxale de l’homme normal que nous tenterons, ici est une mise en exergue ce que Canguilhem a appelé la maladie de l’homme normal. Il est bien vrai que « la conscience de normalité biologique inclut la relation à la maladie, le recours à la maladie, comme à la seule pierre de touche que cette conscience reconnaisse et donc exige »132. Mais la maladie de l’homme normal réfère paradoxalement à ce que l’on pourrait nommer la permanence de la santé ou plutôt l’excès de santé qui à la longue l’installe dans une sorte d’angoisse. Ceci est dû au fait que la normalité biologique dans sa relation au pathologique inclut la possibilité de faire une maladie et la capacité d’en repousser les limites imposées par celle-ci dans le débat avec le milieu de vie de l’individu. Comme le souligne Canguilhem, « par maladie de l’homme normal, il faut entendre le trouble qui naît à la longue de la permanence de l’état normal, de l’uniformité incorruptible du normal, la maladie qui naît de la privation de maladies, d’une existence quasi incompatible avec la maladie »133. Il s’agit en d’autres termes, d’une angoisse née chez l’homme normal de l’incertitude d’être

131

Ibid., p. 428. G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, op. cit.,p. 216. 133 Ibid. 132

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à même de surmonter la limitation de capacités à laquelle la maladie le contraindrait le cas échéant. En effet, l’organisme n’étant pas encore passé par l’expérimentation spontanée que constitue l’état maladif, celui-ci n’est pas tout à fait assuré de sortir victorieux des infractions du milieu dont l’état maladif en est l’expression manifeste. S’il s’avère normal pour l’homme de tomber malade du seul fait qu’il est vivant, il serait tout aussi paradoxalement pathologique, comme cela peut paraître, pour l’homme normal de ne jamais faire l’expérience de la maladie. De ce fait, la notion de santé absolue, c’est-à-dire un état sans infractions, une santé dont la permanence ne fait aucun doute, est une notion contradictoire. Comme le montre Canguilhem dans sa note de commentaire sur les réflexions du Professeur Cornillot, « la notion de santé absolue est en contradiction avec la dynamique propre à tous les systèmes biologiques »134. Pour lui, la santé est relative en tant qu’elle traduit un état d’équilibre dynamique, instable et précaire. La normalité, ou la santé est une situation précaire, relative à la normativité de la vie qui est polarité dynamique. De plus, ce qu’il convient d’appeler « maladie de l’homme normal, c’est l’apparition d’une faille dans sa confiance biologique en lui-même »135. Or, la confiance en soi-même, même biologiquement parlant, est une construction a posteriori, c’est-à-dire qu’elle est le fruit de l’expérience de la maladie et de la capacité de s’en remettre. Par ailleurs, Canguilhem souligne, pour ce qui est de la maladie, que « l’homme normal est celui qui vit l’assurance de pouvoir enrayer sur lui ce qui chez un 134

G. Canguilhem, Ecrits sur la médecine, Paris, Seuil, 2002, voir note 1, p. 90. 135 G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, op. cit., p. 217.

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autre irait à bout de sa course. Il faut donc à l’homme normal, pour qu’il puisse se croire et se dire tel, non pas l’avant-goût de la maladie, mais son ombre »136. Il apparaît que la santé n’est pas un fait ; il s’agit d’une croyance, d’un sentiment, d’un jugement de valeur porté sur soi et qui par voie de conséquence fait référence à la conscience. La permanence de la santé fait naître chez l’homme normal un certain malaise dans un univers où l’on fait l’expérience des hommes malades. L’expérience des hommes dont la vie, dans sa polarité dynamique, se trouve en débat avec leur milieu, dans un univers où la maladie est appréhendée comme un des constituants de la santé et non comme le signe de la dégradation ou de la dégénérescence. La maladie de l’homme normal est la traduction manifeste d’une « inquiétude, d’être resté normal, un besoin de la maladie comme épreuve de la santé, c’est-àdire comme sa preuve, une recherche inconsciente de la maladie, une provocation de la maladie »137. L’épreuve de la maladie et la capacité de pouvoir en repousser les infractions sont pour l’homme normal la preuve de sa normalité, sans quoi il perd confiance en sa normalité normative et se croit, par voie de conséquence, paradoxalement anormal d’être permanemment normal sans pour autant être normatif.

136 137

Ibid., p. 216. Ibid., p. 216-217.

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CHAPITRE V NORMALITÉ ET INFRACTIONS SOCIALES : UN DÉPLACEMENT DANS LA PENSÉE DE CANGUILHEM Deux moments forts caractérisent la pensée de Georges Canguilhem sur le normal et le pathologique. Ces deux moments sont entourés par des dates événementielles et historiquement importantes. Il s’agit de 1943, date de parution de l’Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique et 1963-1966 date de parution des Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique tous les deux réunis aujourd’hui en un seul volume sous le nom de Le Normal et le pathologique. L’Essai paraît à un moment inoubliable de l’histoire contemporaine : la deuxième guerre mondiale, tandis que les Réflexions paraissent deux ans avant mai 1968, date mémorable pour les revendications sociales en France. Le rappel de ces dates ne vise pas à faire ici une analyse historique de la pensée de Canguilhem, mais si l’analyse de la vie doit tenir compte tant de sa structure historique que histologique, il nous semble justifié de recourir à ces datations pour comprendre le déplacement que Canguilhem opère dans ses Nouvelles réflexions, vingt ans après la parution de l’Essai. En effet, dans cette thèse doctorale, il voulait faire apparaître deux registres de la vie radicalement différents (le normal et le pathologique) en opposition à ceux qui comme Auguste Comte et Claude Bernard, en affirmant l’identité de l’état de santé et de l’état maladif, annulaient le pathologique dans le normal. En opérant un déplacement dans les Nouvelles réflexions, Canguilhem voudrait dégager le sens social de la normativité, et dans la confrontation de cette dernière à l’acception vitale, il en vient à affirmer la spécificité de la 99

normativité vitale par rapport à la normativité sociale. C’est dans cette optique que nous serons amené à examiner, en première approximation, la dialectique du social et du vital afin de découvrir le statut de l’infraction et de l’innovation dans l’appréhension des normes. Le second moment de cette analyse se veut une mise en débat entre nature et culture dans la diction du normal. Ceci nous conduira à voir dans la normalisation l’expérience anthropologique ou culturelle. V. 1 La dialectique du social et du vital Si Canguilhem se livre ici à ce que nous appelons la dialectique du social et du vital c’est, selon sa terminologie propre, pour « éclairer, par la confrontation des normes sociales et des normes vitales, la signification spécifique de ces dernières »138. En d’autres termes, l’incursion dans la sphère sociale a une portée organismique. En effet, c’est en vue de l’affirmation de la spécificité des normes vitales dans leur normativité, que Canguilhem se voit autorisé à passer par une analyse de la normativité sociale. De ce fait, la spécificité de la normalité biologique est affirmée dans sa confrontation à la normalité sociale. Il s’agit de savoir si ce qui est socialement reconnu comme normal a la même valeur normative que ce qui est biologiquement admis comme normalité. Nous examinerons ensuite le sens de l’infraction et de la nouveauté pour une société et leur rapport à la singularité des normes biologiques dans leur créativité relative. Ce déplacement dans la démarche ne modifie pas pour autant le centre d’intérêt de l’entreprise canguilhémienne.

138

Ibid., p. 173.

100

V. 1. 1 Le statut de l’infraction dans la connaissance de la norme L’attention portée à la dialectique du social et du vital chez Canguilhem nous donne de voir dans l’infraction ou l’écart, une condition de possibilité de l’expérience de la norme. C’est dire que l’infraction invite la norme à jouer son rôle qui est d’apprécier et de déprécier ; car comme le souligne Canguilhem, « la règle ne commence à être règle qu’en faisant règle et cette fonction de correction surgit de l’infraction même »139. Autrement dit, c’est l’anormal qui suscite l’intérêt pour la normalité. En fait, c’est parce que l’infraction ou l’anormal est existentiellement antérieur (même s’il reste logiquement second) à la norme que celle-ci joue son rôle régulateur. Canguilhem prend l’image du chaos pour étayer ce point de vue dans le sens où le chaos lui semble être une régularité niée, c’est-à-dire qu’elle est une valeur négative qui appelle la régularisation. Selon lui, « le chaos a pour rôle d’appeler, de provoquer son interruption et de devenir un ordre »140. Mieux, c’est parce que la maladie apparaît comme une infraction, comme un désordre au niveau organique, un écart par rapport à l’état de santé dit normal par référence à son caractère normatif, que la normalité est digne d’intérêt. Par ailleurs, si la norme n’est pas originelle comme le montre Canguilhem, cela n’implique pas pour autant que l’infraction soit à l’origine de la règle. Elle invite simplement cette dernière à jouer son rôle discriminatoire. Selon lui, « l’infraction est non l’origine de la règle, mais l’origine de sa régulation »141. En d’autres termes, 139

Ibid., p. 178. Ibid., p. 179. 141 Ibid. 140

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l’infraction précède l’expérience de la norme, puisque « dans l’ordre du normatif, le commencement c’est l’infraction »142. De plus, l’infraction apparaît comme la possibilité donnée au vivant de jouir de la norme. C’est l’infraction qui éprouve la normativité d’une norme, c’est-à-dire la possibilité d’un dépassement. En fait, « jouir véritablement de la valeur de la règle, de la valeur du règlement, de la valeur de la valorisation, requiert que la règle ait été soumise à l’épreuve de la contestation »143. Car comme le montre Canguilhem, « ce n’est pas seulement l’exception qui confirme la règle comme règle, c’est l’infraction qui lui donne occasion d’être règle en faisant règle »144, c’est-à-dire en jouant son rôle régulateur. Pour lui, la norme n’existe pas, elle ne joue que son rôle appréciatif et dépréciatif, et ce rôle, elle le joue dans l’expérience humaine. Elle a de ce fait, un statut discriminatoire. Et comme le dit Canguilhem, « le normal n’est pas un concept statique ou pacifique, mais un concept dynamique et polémique »145. Pourtant, c’est dans l’expérience humaine de la vie qui se déplie en polarité dynamique, c’est-à-dire en allures contraires, que la norme ou la normalité est éprouvée comme norme ou comme normale. Au dire de Canguilhem, « l’expérience des règles c’est la mise à l’épreuve, dans une situation d’irrégularité, de la fonction régulatrice des règles »146. Au vu de ce qui précède, il y a lieu de dire que « la connaissance de la vie, comme celle de la société, suppose la priorité de l’infraction sur la régularité »147. De ce 142

Ibid. Ibid. 144 Ibid. 145 Ibid., p. 176. 146 Ibid., p. 179. 147 Ibid., p. 216. 143

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point de vue, l’infraction apparaît comme la clé qui nous ouvre à la connaissance de la vie dans sa polarité dynamique et à la jouissance de la valeur de la normalité. V. 1. 2 De la nouveauté ou de l’innovation sociale L’idée que nous voulons développer à ce niveau de notre réflexion est que la continuité des phénomènes ne doit pas pour autant nous faire oublier la nouveauté des allures que sont le normal et le pathologique. Le pathologique, vu sous cet angle, est une nouveauté, un événement original. En effet, si l’état pathologique s’avère être une altération progressive de l’état physiologique, il n’en demeure pas moins certain que « la progressivité d’un avènement n’exclut pas l’originalité d’un événement »148. Autrement dit, l’apparition d’une nouvelle allure de la vie est une innovation. Dans le cadre sociétal, la nouveauté est introduite par la possibilité qu’a le sujet (individu ou groupe) à remettre en question les normes sociales établies. De plus, l’innovation dans son acception sociale implique la normalisation en tant qu’elle est préférence et exclusion. Les normes sociales miment par ce fait les normes organiques. Comme le relève Canguilhem, « les phénomènes d’organisation sociale sont comme une mimique de l’organisation vitale, au sens où Aristote dit de l’art qu’il imite la nature. Imiter ici n’est pas copier mais tendre à retrouver le sens d’une production »149. Or, cette possibilité d’inversion que vise la normalisation est ce qui, à notre avis, semble donner sens à l’innovation. La nouveauté apparaît donc comme une inversion de la norme instituée, une épreuve des normes établies. Cette 148 149

Ibid., p. 49. Ibid., p. 188.

103

nouveauté se veut institutrice de normes, c’est-à-dire d’un nouvel ordre possible. Par ailleurs, la nouveauté, en tant qu’écart par rapport aux normes sociales établies, est pour Canguilhem, selon Guillaume Le Blanc, « une possibilité constante de renouvellement des normes par le sujet »150. La normalisation de la nouveauté ou de ce qu’on a appelé l’écart, traduit une invention de soi par le sujet de société, de groupe ou individuel. De plus l’innovation pour le cas d’espèce traduit « le renversement de perspectives lié au renouvellement de l’interprétation qu’un sujet a de ses propres normes »151. De fait, l’innovation au plan social doit être comprise comme la manifestation d’une révision des normes édictées ou d’une remise en question des valeurs au fondement des normes établies. V. 2 Nature et culture dans l’appréhension du normal L’idée fixiste d’une nature stable ne fait pas bonne figure dans la pensée néodarwinienne que semble développer Canguilhem. Pour lui, la nature, sur laquelle semble se fonder une appréhension de la normalité sans normalisation, ne doit pas être comprise comme un état statique, une nature figée dont la stature en amont posséderait déjà par avance tout ce que l’on posséderait au terme de son dépliement. C’est dans cette optique qu’il critique le concept de développement énoncé par Auguste Comte à propos de la vie. Canguilhem lui préfère le concept de devenir qui traduit l’activité d’une normativité vitale. 150

G. Le Blanc, La vie humaine. Anthropologie et biologie chez Georges Canguilhem, Paris, PUF, 2002, p. 217. 151 Ibid.

104

Selon lui, la vie n’est pas un simple développement des dispositions naturelles de l’homme, germe intérieur de la nature humaine dans lequel se trouve prédéterminée l’histoire humaine. Au contraire, la vie est devenir au cours duquel l’homme se crée imprévisiblement comme une aventure, d’où la possibilité de l’errance. La vie, dans cette optique, est création des formes, elle est une créatrice relative ; d’où la prise en compte de sa structure historique et histologique. C’est en fin de compte la reconnaissance de l’expérience anthropologique de la normalisation et de l’adaptabilité. V. 2. 1 La normalisation et l’expérience anthropologique ou culturelle Canguilhem soutient ici que la normalisation n’est pas le développement d’une norme située en amont, mais elle traduit l’expérience anthropologique ou culturelle d’un vivant capable de faire craquer les normes en en instituant de nouvelles, c’est-à-dire en étant normatif. Or, ces latitudes ne sont pas des prédispositions naturelles, expression d’une normalité, mais elles sont acquises et conquises progressivement au cours des événements qui jalonnent l’errance de la vie dans son devenir. En effet, comme le souligne Guillaume Le Blanc, « il n’y a pas pour Canguilhem de nature humaine, contrairement à Comte, fondant en amont les normes à venir. Plus radicalement, il n’y a pas de nature de la vie susceptible d’intégrer par avance les différentes normes de la vie. La vie, soumise aux normes n’est pas elle-même une norme contenant par avance les différentes normes de la vie. Tenir la vie comme devenir implique une plus grande attention à la structure historique de la vie comme surgissement imprévisible d’événements »152. 152

Ibid., p. 11-12.

105

En d’autres termes, la critique du concept de développement va de pair avec celle de l’idée de nature. Canguilhem, en préférant le concept de devenir à celui de développement, tient la nature pour « un idéal de normalité sans normalisation »153. Or, l’expérience de la normalisation est pour ce dernier une expérience d’opposition polaire d’un positif et d’un négatif, c’est-àdire d’une allure propulsive ou expansive et d’une allure répulsive ou conservatrice, voire réductrice. De fait, pour ce dernier, « si l’on peut parler d’homme normal, déterminé par la physiologie, c’est parce qu’il existe des hommes normatifs, des hommes pour qui il est normal de faire craquer les normes et d’en instaurer de nouvelles »154. Autrement dit, être normal c’est être normatif, c’est-à-dire ouvert à l’infraction ou à un éventuel dépassement. Au vu de ce qui précède, l’idée de santé ou de normalité cesse de nous apparaître comme celle d’une conformité à un idéal mais devient cette relation avec une individualité en débat avec son milieu de vie. De fait, Canguilhem, trouve dans la polarité de l’expérience de normalisation, une expérience spécifiquement anthropologique ou culturelle fondant dans le rapport de la norme à son domaine d’application, la priorité normale de l’infraction155. De plus, il voit dans la langue le premier champ de réalisation de la normalisation, ce qui est ici l’expression manifeste de l’acception culturelle de cette expérience. L’orthographe semble à ses yeux le champ de l’expérience culturelle de la normalisation dans le domaine de la langue. Selon lui, « s’il est vrai que l’expérience de normalisation est expérience 153

G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, op. cit., p. 178. Ibid., p. 106. 155 Ibid., p. 178. 154

106

spécifiquement anthropologique ou culturelle, il peut sembler normal que la langue ait proposé à cette expérience l’un de ses premiers champs »156. Par ailleurs, Canguilhem envisage un enchevêtrement possible entre nature et culture dans l’évaluation des normes humaines. En fait, il tient « pour probable une intrication de la nature et de la culture dans la détermination de normes organiques humaines, du fait de la relation psychosomatique »157. Cette probabilité fait de la prise en compte de l’éducation, de la profession, de l’habitude, etc. autant de facteurs à même de jouer dans l’évaluation de la normalité. V. 2. 2 De l’adaptabilité L’une des critiques adressées à Canguilhem, à côté de celle portant sur le fait d’introduire l’histoire dans la vie, est de conclure indûment du fait de la plus grande fréquence à une meilleure adaptation. Mais celui-ci s’en défend en précisant les différentes acceptions qu’il est possible de donner au concept d’adaptation pour finalement lever l’équivoque sur l’usage qu’il en fait ou plutôt le contenu opératoire et judicatoire qu’il lui donne dans son appréhension de la normalité comme normativité. Pour lui, il y a adaptation et adaptation, et le sens qu’il lui donne dans son Essai n’est pas celui entendu par ses critiques. Selon lui, « il existe une forme d’adaptation qui est spécialisation pour une tâche donnée dans un milieu stable, mais qui est menacée par tout accident modifiant ce milieu. Et il existe une autre forme d’adaptation qui est indépendance à l’égard des contraintes d’un milieu stable et par

156 157

Ibid., p. 181. Ibid., p. 203.

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conséquent pouvoir de surmonter les difficultés de vivre résultant d’une altération du milieu »158.

La première forme peut être dite parfaite parce que réussie et en ce sens elle traduit une conformité tandis que la seconde se veut instable parce que créatrice en ce sens elle est révolutionnaire et implique des variations. Or, pour Canguilhem, « en matière d’adaptation le parfait ou le fini c’est le commencement de la fin des espèces »159. C’est pourquoi il préconise la variation, insigne de l’adaptation, comme l’assurance du maintien au travers des écarts tolérés. De fait, au dire de ce dernier, la normalité est le fruit de la possibilité d’un écart par rapport à la norme qui traduit le jeu de la normativité de sorte qu’elle paraisse dès lors comme étant « la forme d’écart que la sélection naturelle maintient »160. De ce point de vue, c’est l’écart qui fait la norme en ce sens que la normalité de la vie vient de sa normativité, c’est-à-dire du fait qu’elle est variation des allures et création des formes. De cette manière, il nous est autorisé de dire avec Canguilhem que « l’adaptabilité dépend de la variabilité»161. Toutefois, il ne suffit pas de définir uniquement l’adaptation par la variation pour que soit résolu le problème de la normalité. D’autres paramètres non négligeables méritent d’être considérés. Car pense Canguilhem, « le normal étant considéré comme l’indice d’une aptitude ou d’une adaptabilité, il faut toujours se demander à quoi et pour quoi on doit déterminer l’adaptabilité ou l’aptitude »162. C’est pourquoi, en conséquence de ce qui vient d’être dit, il convient de 158

Ibid., p. 197. Ibid. 160 Ibid. 161 Ibid., p. 202. 162 Ibid. 159

108

reconnaître que « pour définir le normal, il faut se référer aux concepts d’équilibre et d’adaptabilité, il faut tenir compte du milieu extérieur et du travail que doivent effectuer l’organisme et ses parties »163. Pour lui, faut-il le rappeler, l’organisme et le milieu ne peuvent être dits normaux pris séparément, mais dans leur débat mutuel. Sous un autre angle, Canguilhem considère l’adaptation comme la fonction par excellence. C’est dans cette optique qu’il définit celle-ci comme « l’impatience organique des interventions ou provocations indiscrètes du milieu, qu’il soit cosmique (actions des agents physicochimiques) ou humain (émotions) »164. C’est pourquoi il y a lieu de dire ici : pas de normalité sans adaptabilité et sans débat avec le milieu de vie.

163 164

Ibid. Ibid., p. 204.

109

 Le but poursuivi dans cette partie de notre de relever les limites et les ambiguïtés développées par ceux qui ont consacré pathologique, notamment Auguste Comte Bernard, deux figures marquantes de biomédicale du XIXe siècle.

travail était des thèses le dogme et Claude la pensée

Il nous a été donné de noter le caractère abstrait des thèses comtiennes tout comme l’affirmation absolue de l’identité réelle du normal et du pathologique dans la position bernardienne au-delà de l’ambivalence que laissent transparaître ses points de vue. Ce qui est commun à ces deux auteurs, c’est la volonté de détermination positive ou plutôt de détermination objective du pathologique par l’instauration d’une différence quantitativement exprimable. En revanche, Canguilhem quant à lui voit dans le normal et le pathologique deux allures diamétralement opposées de la vie dans sa polarité dynamique. La différence entre ces allures de la vie doit, de ce point de vue, être envisagée sous l’angle de la normativité. Dans cette optique, le normal et le pathologique sont deux allures de la vie différentes l’une de l’autre par la qualité évaluée par une individualité vivante en débat avec son milieu de vie. Avec le déplacement qui s’opère dans les Nouvelles réflexions, la norme est désormais envisagée en rapport à la société. Or, la dialectique du social et du vital, comme nous l’avons vu, a pour but de montrer la spécificité des normes vitales. Nous examinerons à présent les implications de ces thèses et l’anthropologie qu’elles promeuvent. 110

TROISIÈME PARTIE IMPLICATIONS DES THÈSES CANGUILHÉMIENNES POUR L’ANTHROPOLOGIE « Les sciences de la vie, munies de leurs techniques, sont devenues extrêmement évolutives et nous mettent devant des phénomènes nouveaux qui nécessitent une révision des catégories admises».

Cl. Debru « Il nous faut, en biologie, renoncer à ‘‘l’ensoi’’ et lui substituer ou lui accorder une créative relative, admettre pour lui une sorte de possible surabondance ».

F. Dagognet « L’être vivant est soumis à une logique de fonctionnement et de développement tout autre, une logique dans laquelle interviennent l’indétermination, le désordre, le hasard comme facteur d’une organisation supérieure ou une autoorganisation ».

E. Morin

111

 Si dans les deux premières parties de cette réflexion nous avons voulu explorer, d’une part, les conditions d’émergence du dogme pathologique de même que sa radicalisation par Auguste Comte et Claude Bernard, il a été, d’autre part, question de préciser la position de Georges Canguilhem à l’égard de ce dogme. L’enquête menée dans cette troisième partie consistera à l’examen de l’incidence de la position canguilhémienne aussi bien pour la nouvelle approche du normal et du pathologique que sur l’idée de l’homme que véhicule la médecine contemporaine. La prise en compte du caractère idiosyncrasique de l’interaction du vivant et de son milieu constitue un tournant décisif dans l’approche médicale contemporaine. Cette considération accordée à l’idiosyncrasie du vivant en interaction avec son milieu propre ouvre la médecine à une double appréhension de l’humain. Le vivant humain est saisi à la fois comme objet et comme sujet de l’action thérapeutique dans son souci de restaurer la normalité. Toutefois, cette approche de Canguilhem ne va pas sans soulever quelques critiques que le dernier chapitre de cette recherche se propose d’analyser. En effet, une attention très poussée pour le dépl(o)iement des propriétés de la vie semble situer sa pensée dans la perspective nietzschéenne d’une vitalité surabondante. De plus, l’intérêt manifeste envers l’histoire et l’évolution de la vie ne va pas sans laisser penser à une option néodarwinienne chez ce dernier. En revanche, ces quelques critiques ne sauraient occulter le caractère novateur des thèmes examinés par Canguilhem et l’actualité de ses thèses dans le rapport de l’épistémologie à l’histoire des sciences de la vie. Dans 112

l’inextricabilité du lien qui existe entre médecine et vie, il développe une éthique de la responsabilité que nous tenterons d’esquisser au terme de cette dernière partie.

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CHAPITRE VI IMPLICATIONS DES THÈSES CANGUILHÉMIENNES Les thèses développées par Georges Canguilhem dans sa critique du dogme pathologique, dont la consécration est due à Auguste Comte et Claude Bernard, ont un impact considérable dans son approche médicale. Or, cette perspective ne va pas sans rupture avec des conceptions jadis canoniquement admises en thérapeutique et en pathologie. Ce déplacement de perspective augure un nouveau rapport de la médecine au corps humain. Le renouveau de ce rapport laisse entrevoir le développement d’une anthropologie fondée sur la médecine. En effet, Canguilhem voit dans l’action thérapeutique non pas la sollicitation d’un retour au statu quo ante mais la promotion voire la conservation des allures ou des valeurs diminuées de la vie. D’où l’idée d’une irréversibilité des allures de la vie dans leur dynamicité. De plus, ce dernier pense que les normes situées en amont ne comportent aucunement toutes les allures de la vie dont celles situées en aval constitueraient le résultat d’un dépliement ou d’un déroulement. Il s’agit d’une innovation, d’une création, mieux d’une autre vie. Voilà pourquoi il use du concept d’imprévisibilité dans l’appréhension des nouvelles allures de la vie qui sont parfois des normes inédites. Canguilhem voudrait, par ailleurs, réaffirmer par ses thèses le primat de l’exploration clinique sur l’expérimentation en laboratoire. Conséquemment, il affirme le rapport concret que la médecine entretient avec la vie dans le vivant souffrant sans se référer uniquement à 115

la statistique. Cette entreprise va conditionner une certaine idée de l’homme qui alimente toute son anthropologie. VI. 1 Tension de la normativité vitale Dans la connaissance biologique, il apparaît clairement que l’objet du savoir est en même temps le sujet du savoir. Or, si le concept de normalité se veut concept essentiellement polémique, il convient dès lors de considérer la tension de la normativité vitale comme mise en rapport avec des normes concurrentes, qui ferait ainsi apparaître le caractère purement normatif de cette normativité vitale. Cette dernière permet non seulement de saisir l’irréversibilité du cours évolutif de la vie mais également l’imprévisibilité des formes à venir. Outre cette appréhension vitale de la normativité, l’idée canguilhémienne selon laquelle la connaissance ne s’est jamais séparée de la vie, et que dans le domaine de la vie, la connaissance suit la logique du vivant étant admise, il paraît donc probable d’appliquer également cette normativité ou sa tension à l’appréhension du mouvement même de l’histoire des sciences et de la connaissance scientifique. C’est dans cette optique que nous nous proposons d’analyser l’impact du concept pathologique d’erreur non seulement dans son rapport à l’évolution de la vie mais plus encore dans l’évolution même du savoir scientifique où s’établit une positivation des valeurs négatives dans le procès de la science. VI. 1. 1 L’irréversibilité et l’imprévisibilité L’irréversibilité et l’imprévisibilité sont deux tensions de la normativité vitale qui nous permettent d’appréhender la dynamicité de la vie polarisée. L’irréversibilité des phénomènes vitaux nous donne de saisir différemment la notion de guérison, entendue 116

comme restauration du normal par la médecine. Mais, convient-il de souligner, la maladie ayant substitué à un ordre attendu ou aimé un autre ordre dont on n’a que faire ou dont on a à souffrir, l’action thérapeutique ne consiste aucunement en un rétablissement de l’ordre ancien. La guérison ne doit en aucun cas et sous aucun fallacieux prétexte être perçue comme une restitution ad integrum in statu quo ante. Il s’agit évidemment d’une nouvelle santé différente de l’ancienne parce que fondée sur de nouvelles constantes physiologiques. La guérison est l’institution d’une nouvelle norme individuelle de vie. Cette nouvelle normalité est la conséquence d’une normativité individuelle de l’organisme vivant. Avec le malade guéri de sa maladie nous nous trouvons en présence d’un nouvel individu, différent du précédent par l’institution de nouvelles constantes physiologiques ou de nouvelles normes de vie individuelle en rapport avec le milieu. Il convient de relever ici que Canguilhem développe certaines idées forces de la pensée de Goldstein pour qui « la nouvelle santé n’est pas la même que l’ancienne »165. Pourtant, cette acception va dans le sens d’une affirmation de l’irréversibilité de la vie dans sa polarité dynamique. C’est pourquoi, au dire de Canguilhem, « en affirmant que les nouvelles normes physiologiques ne sont pas l’équivalent des normes antérieures à la maladie, Goldstein ne fait en somme que confirmer ce fait biologique fondamental que la vie ne connaît pas la réversibilité. Mais si elle n’admet pas des rétablissements, la vie admet des réparations qui sont vraiment des innovations physiologiques. La réduction plus ou moins grande de ces possibilités d’innovation mesure la gravité de la maladie »166. 165

K. Goldstein, Der Aufbau des Organismus (La Structure de l’organisme), La Haye, Nijhoff, 1934, p. 237. 166 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 129.

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En d’autres termes, la polarité dynamique de la vie n’admet pas de retour en arrière ; c’est la raison pour laquelle elle innove continuellement dans sa normativité par l’instauration de normes individuelles toujours nouvelles. De plus, si avec la guérison d’une maladie nous entrons dans une nouvelle santé qui n’équivaut pas à l’ancienne, cela est dû au fait que « la maladie est à la fois privation et remaniement »167. Elle est privation dans le sens où elle se donne comme manifestation d’une incapacité à nous ouvrir aux constantes physiologiques attendues ou aimées. Elle est remaniement en ce sens qu’elle témoigne de l’institution de nouvelles normes tout à fait irréversibles. Par ailleurs, Claude Debru situe cette irréversibilité de la vie dans le processus évolutif général où se délimite un champ de la diversification possible. Selon lui, « il y a une certaine irréversibilité du processus évolutif »168. Or, si la dynamique de la vie est polarisée, ceci revient à dire que la vie, dans la variation des formes où elle se dévoile comme créatrice relative, ne revient jamais aux mêmes structures ou plutôt aux mêmes normes biologiques : elle est institutrice de nouvelles normes, de nouvelles allures, des allures inédites. C’est en ce sens que la guérison n’est aucunement le retour aux anciennes constantes physiologiques, mais l’avènement d’une nouvelle santé qui est en lui-même événementiel. L’affirmation de l’irréversibilité du processus des phénomènes vitaux dans un sens normatif, eu égard à la polarité dynamique de la vie, n’exclut pas le fait que le malade puisse jouir de sa nouvelle santé pas nettement comme l’équivalente de l’ancienne, mais comme un 167

Ibid., p. 122. Cl. Debru, « Le possible, le réel et les sciences de la vie » in Revue de métaphysique et morale, n°331, mai 2000, p. 386. 168

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événement à gérer dans les limites de sa variation possible et la conscience de sa précarité. La nouvelle santé diffère qualitativement de la précédente à laquelle l’état maladif nous a arrachés. Toutefois, si la réversibilité théorique du processus évolutif semble possible comme le souligne Claude Debru, la réversion réelle de ce processus serait une contradiction par rapport à la dynamicité de la vie. À côté de l’irréversibilité du processus évolutif de la vie dans sa polarité dynamique, l’imprévisibilité est également affirmée en porte-à-faux contre la prédétermination et la fixité aussi bien des normes vitales que du sens de l’évolution de la vie. Le concept d’imprévisibilité est fortement lié à celui de possible qui, en biologie, concourt à l’appréhension de la variabilité des allures de la vie. L’affirmation de l’imprévisibilité est la conséquence logique de l’affirmation de la non-existence d’une norme fixée en amont qui contiendrait toutes les normes à venir de la vie ou plutôt toutes les nouvelles allures vitales. Il s’agit d’une normalité en situation, c’est-à-dire qu’elle est relative à une individualité en débat existentiel avec son milieu de vie. Or, c’est effectivement cette notion de débat existentiel qui nous permet de comprendre l’imprévisibilité des allures de la vie. Elle nous donne de penser l’imprévu. C’est partant de ce fait que Canguilhem dira de la santé ou de la normalité qu’elle « n’est pas autre chose que l’indétermination initiale de la capacité d’institution de nouvelles normes biologiques »169. Autrement dit, la capacité d’être normatif n’est pas préalablement déterminée chez un vivant, indépendamment de son rapport aux infractions du milieu avec lequel il s’explique. Somme toute, la capacité d’être normatif est relative tant au vivant qu’au milieu de vie. 169

G. Canguilhem, Le normal et la pathologique, op. cit., p. 129.

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C’est pourquoi il y a lieu de parler de l’imprévisibilité de l’institution des allures nouvelles de la vie chez ce vivant humain comme de véritables créations. Abondant dans le même sens et prenant le contre pied des défenseurs de la fixité des espèces et de la prédétermination de l’évolution, Claude Debru voit dans l’imprévisibilité un argument en faveur de l’appréhension de l’évolution biologique en termes de possible. Voilà pourquoi il estime que « l’homme n’est pas le produit prédéterminé de l’évolution biologique »170 mais la confirmation de l’imprévisibilité des allures de la vie qui sont, en tout état des choses, des nouveautés événementielles. Deux autres arguments en faveur de l’imprévisibilité des nouvelles allures de la vie ont été repérés par Claude Debru dans les thèses de Stephen Jay Gould: « l’imprévisibilité de prédire l’identité des types qui vont survivre, ou l’absence d’explication de la survie d’un type plutôt que d’un autre – acception plus pragmatique. [Et] (…) le caractère historique de l’évolution biologique, vue comme phénomène irréversible, à tout moment unique et jamais identique à lui-même »171. C’est dire que la structure de la vie inclut le rapport du milieu dans la détermination des nouvelles allures de la vie. Par ailleurs, Pierre Macherey dans son article consacré à l’épistémologie de Georges Canguilhem, voit dans l’imprévisibilité l’expression de la norme. Pour lui, la norme est « un concept essentiellement dynamique, qui ne décrit pas des formes arrêtées, mais les conditions pour l’invention des nouvelles formes »172. L’imprévisibilité est l’expression de l’inventivité et de la créativité de la vie 170

Cl. Debru, loc. cit., p. 386. Ibid. 172 P. Macherey, « La philosophie des sciences de Georges Canguilhem » in La pensée, n°113, février 1964, p. 73. 171

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dont la norme traduirait la normativité. Pour Macherey, c’est la notion biologique de débat qui semble la mieux exprimer l’imprévisibilité des nouvelles allures de la vie qui sont la conséquence de l’interaction entre le vivant et le milieu. C’est pourquoi avec la notion biologique de débat, « on retrouve donc, comme condition d’une rationalité, la thématique de l’imprévisible »173. Il s’agit en fait d’une pensée de l’événement. VI. 1. 2 Les implications de la positivation du pathologique dans le mouvement de l’histoire scientifique La positivation du pathologique a des implications considérables tant pour la nouvelle pathologie que pour l’historiographie scientifique telles qu’esquissées par Georges Canguilhem. Cette positivation se fait au travers de l’usage préférentiel du concept biologique d’erreur au détriment de celui de hasard qui, selon les mots d’Albert Jacquard, n’est qu’un « cache-misère, un moyen de dissimuler notre incapacité à préciser la nature de ‘‘ce’’ qui choisit»174 parmi des possibles. La positivation possible du concept biologique d’erreur le rend préférable à celui de hasard postulé par Jacques Monod. En effet, le concept d’erreur nous aide à cerner la validation des possibles dans la dialectique de la science et de la nonscience. Avec lui, Canguilhem entrevoit « un progrès vers la rationalisation des valeurs vitales négatives »175. La prise en compte de ces valeurs communément qualifiées de pathologiques rend fructueuse la juste valorisation de la santé. La maladie rend compte de la santé tout comme l’erreur rend compte de la vérité. Il en est de même pour le 173

Ibid. A. Jacquard, Au péril de la science ? Interrogations d’un généticien, Paris, Seuil, 1982, p. 80. 175 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 211. 174

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passage de la non-science à la science. Dans des pages superbes de sa réflexion sur le normal et le pathologique, Canguilhem montre que c’est l’anormal qui suscite l’intérêt pour le normal. En d’autres termes, c’est l’erreur ou l’échec qui éveille l’engouement pour la recherche du vrai comme possible à valider. Or, vouloir à tout prix éradiquer l’erreur ou l’écart n’aboutit qu’à une déclaration de guerre contre la variété avec pour risque l’éradication même de cette dernière. C’est dans cette logique que ne pas vouloir tenir compte de l’erreur et du faux comme possibles ou comme conditions du vrai, c’est parvenir en fin de compte à un vrai illusoire. De même que la santé inclut la maladie, de même, pensons-nous, le vrai implique l’erreur tout comme la science suppose la non-science. La connaissance de la vie suppose une considération de l’erreur et la tolérance des écarts. Il s’agit ici d’une acceptation du pathologique comme faisant partie des allures de la vie. Cette vision des choses vaut aussi bien pour la connaissance de la vie que pour l’historiographie scientifique car, la science suppose la prise en compte de la non-science ou de l’idéologie scientifique comme condition de compréhension du mouvement de l’histoire scientifique. En effet, si, comme le dit Canguilhem en parlant de la police des gènes que l’« on n’en conclura pas cependant en l’obligation de respecter un ‘‘laisser-faire, un laisserpasser’’ génétique, mais seulement à l’obligation de rappeler à la conscience médicale que rêver de remèdes absolus c’est souvent rêver de remèdes pires que le mal»176, nous pouvons majorer que ne pas vouloir tolérer l’écart ou l’erreur comme possible c’est commettre des erreurs pires que celles que l’on veut absolument éviter.

176

Ibid., p. 212.

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Toutefois, « cette reconnaissance de la relativité individuelle et chronologique des normes n’est pas scepticisme devant la multiplicité mais tolérance de la variété »177. C’est ce que Canguilhem nomme la normativité. Le concept biologique d’erreur dans son acception pathologique est appréhendé en référence à celui de norme. Or, c’est ce dernier que Canguilhem mobilise pour penser le mouvement de l’historiographie scientifique en général et celui de la pensée biomédicale en particulier. Tout comme l’évolution de la vie, le mouvement de l’histoire scientifique progresse par essais et erreurs, par des tâtonnements et des impasses. Perçue dans cette logique, l’histoire acquiert une place capitale dans la normativité de la connaissance scientifique. Il alors est possible de comprendre pourquoi « le mouvement de l’histoire scientifique ne se réduit pas à l’élimination du faux, mais implique une reprise de l’erreur à l’intérieur du mouvement lui-même »178. C’est la raison pour laquelle nous pensons qu’il s’agit d’une philosophie de la connaissance et d’une histoire des sciences fondées sur les valeurs vitales polarisées. Ainsi, « les sciences apparaissent alors en effet ellesmêmes comme des activités normatives animées par la polémique perpétuelle des normes concurrentes et multiples »179. Or, dans cette polémique, il est nécessaire de prendre en considération les marges d’erreur qui traduisent un certain écart par rapport à la norme scientifique ou ce qui a valeur de science. Cette posture philosophique rend compte de la conception canguilhémienne de la connaissance scientifique ainsi que 177

Ibid., p. 215. P. Macherey, loc. cit., p. 73. 179 D. Lecourt, La philosophie des sciences, Paris, PUF, 2001, p. 107. 178

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sa pratique de l’histoire philosophique des sciences qui semble révéler une histoire problématisée. Il s’agit, comme l’a souligné Dominique Lecourt, de « déterminer le sens du connaître à partir des valeurs de la vie dont l’homme savant se trouve, comme chacun, tributaire »180. Ces valeurs de la vie sont normales parce que propulsives ou pathologiques quand elles sont répulsives. L’application du concept d’erreur en rapport avec celui de norme dans l’évaluation du savoir scientifique fait que l’on opère un déplacement qui nous situe non plus dans l’optique du degré de la science mais dans celle de la valeur de la science. Ce débat, d’après Lévy-Leblond, « peut être vu comme l’histoire d’un affinement progressif, d’une subtilité croissante, des réponses apportées au problème clé des critères de validité ou, mieux, de validation du savoir scientifique »181. La notion de débat, transportée dans le monde organique où elle est employée par Canguilhem pour exprimer le rapport de la normativité aux infractions du milieu, va nous permettre de saisir chez lui, la portée de la dialectique entre savoir et non-savoir. Nous retrouvons, comme l’a noté Pierre Macherey, « l’idée bachelardienne de la valeur épistémologique du faux, qui seule permet d’exprimer le passage du nonsavoir au savoir »182. Cette idée s’exprime chez Canguilhem en termes d’erreur pour signifier l’écart par rapport à ce qui est valorisé positivement dans un sens organique comme normativité vitale d’une part et dans un sens épistémologique comme science d’autre part. Pour Macherey, « ceci est une théorie de la rationalité historique elle-même et non une idéologie de

180

Ibid., p. 111. J.- M. Lévy-Leblond, L’esprit de sel. Science, culture, politique, Paris, Fayard, 1981, p. 138. 182 P. Macherey, loc. cit., p. 70. 181

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l’irrationalité, ou l’irrationalisme »183. L’historicité du savoir scientifique en tant que savoir normé fait de la progression de celui-ci un ensemble d’essais et d’erreurs mieux une suite de tâtonnements. Or, « l’historicité n’affecte pas seulement les contenus du savoir, mais également ses normes épistémologiques »184. C’est parce que les scientifiques se trompent beaucoup qu’ils apprennent également beaucoup. VI. 2 L’anthropologie de Georges Canguilhem L’anthropologie philosophique développée par Canguilhem s’enracine dans la biologie humaine et la médecine. Pour lui, « la biologie humaine et la médecine sont des pièces nécessaires d’une ‘‘anthropologie’’ »185. C’est une anthropologie philosophique construite sur la base des sciences de la vie. Partant des valeurs négatives de la vie, il construit une anthropologie développée à partir de trois conceptions du corps. La première développe l’idée d’un corps dialectisé tandis que la deuxième nous ouvre à un corps perçu comme langage. La troisième quant à elle nous met en face d’un corps sémaphorique, c’est-à-dire un corps qui envoie des signaux dont l’exégèse revient au clinicien. De là une fonction herméneutique qui incombe désormais à la médecine dans la concrétude du rapport qu’elle entretient avec l’individualité malade. Jean Hyppolite pense lui aussi que l’étude de la pathologie est « au centre d’une anthropologie, d’une étude de l’homme »186. Voilà pourquoi nous estimons que 183

Ibid. Cl. Debru, Georges Canguilhem, science et non-science, Paris, Ulm, 2004, p. 84. 185 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, op. cit., p. 169. 186 J. Hyppolite, Figures de la pensée philosophique : Ecrits 19311968, vol. 2, t. 2, Paris, PUF, 1991, p. 685-686. 184

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la médecine entretient un rapport étroit avec le corps qu’il convient ici d’explorer. VI. 2. 1 Le corps et la médecine Une anthropologie philosophique d’inspiration médicale est aussi la conséquence de la relation que la médecine entretient avec le corps du vivant humain. Dans cette relation, deux attitudes sont souvent mises en opposition, l’une réductionniste et de coloration mécaniciste, l’autre holistique et de coloration vitaliste. L’appréhension de tendance mécaniciste fait du corps un agencement d’organes ou simplement un amas de cellules. C’est une approche purement objectivante. En effet, agencement, agrégation et association sont des concepts utilisés dans la pensée médicale pour qualifier le type de relation qui existe entre l’organisme et ses structures élémentaires. Cette approche parcellaire de la totalité organique qu’est le corps humain tient au fait que le concept de l’animal-machine de Descartes s’est imposé dans les conceptions que biologistes et médecins réductionnistes développent à l’égard du vivant. Elle est le calque du modèle mécaniciste qui fait du corps une espèce de machine dont les pièces sont juxtaposées ou s’emboîtent de telle sorte que l’on se sente réellement en présence d’un mécanisme et non d’un vivant. C’est la raison pour laquelle l’approche vitaliste voudrait mettre en exergue la totalité organique par l’opposition à toute parcellisation du vivant et par l’affirmation de la spécificité de ce dernier et de son irréductibilité à un simple mécanisme. L’objectivation de l’organisme conduit la médecine à une appréhension de plus en plus dévitalisante du corps. Cette mécanisation et cette parcellisation du vivant font que la médecine contemporaine tend fortement à disperser le pathologique par la précision de la localisation 126

symptomatique. Si l’approche localisationniste a du succès à cause de son efficacité, il n’en demeure pas moins, selon Canguilhem, que « c’est bien artificiellement, semble-t-il, qu’on disperse la maladie en symptômes ou qu’on l’abstrait de ses complications »187. L’optique qu’il développe dans la relation du clinicien au patient se situe dans la perspective d’un vitalisme rationnel. En préconisant l’appréhension du vivant comme totalité, Canguilhem admet néanmoins l’analyse en laboratoire tout en insistant sur la spécificité du vivant humain et la primauté de l’exploration clinique dans la qualification du pathologique. Le corps malade est une totalité biologique qu’il revient au médecin d’appréhender dans la concrétude individualisée du patient qui se trouve en face de lui. Il y a altération dans l’organisme du malade ; la maladie étant pour le malade une nouvelle allure de la vie, le médecin a le devoir de lui faire savoir en quoi et comment cet organisme est altéré. Selon Tchéhrazi, « le corps peut être considéré comme une unité par rapport à ce qui l’entoure, tout en étant constitué par d’autres unités »188. Les structures élémentaires seraient de ce fait des complexifications de la totalité. Néanmoins, l’altération organique ressentie par le malade est un argument en faveur de l’affirmation de sa totalité individualisée. Le corps humain, cette machine dont parle Edgar Morin, « est une totalité organique, non réductible à ses éléments constitutifs, lesquels ne sauraient être correctement décrits isolément à partir de leurs propriétés particulières : l’unité supérieure (la machine) ne peut se dissoudre dans les unités élémentaires, mais au contraire apporte l’intelligibilité des propriétés qu’elles

187

G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 50. Dr. E. Tchéhrazi, Image de soi, Paris, Librairie Le François, 1936, p. 98. 188

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manifestent»189. Les parties sont en vue de la totalité organique. Pour Canguilhem, « quand on qualifie de pathologique un symptôme ou un mécanisme fonctionnel isolés, on oublie que ce qui les rend tels c’est leur rapport d’insertion dans la totalité indivisible d’un comportement individuel. En sorte que si l’analyse physiologique de fonctions séparées se sait en présence de faits pathologiques, c’est à une information clinique préalable qu’elle le doit, car la clinique met le médecin en rapport avec les individus complets et concrets et non avec des organes ou leurs fonctions. La pathologie, qu’elle soit anatomique ou physiologique, analyse pour mieux connaître, mais elle ne peut se savoir pathologie, c’est-à-dire étude des mécanismes de la maladie, que parce qu’elle reçoit de la clinique cette notion de maladie dont l’origine doit être recherchée dans l’expérience qu’ont les hommes de leurs rapports d’ensemble avec le milieu »190.

Il faut relever le fait que le médecin se trouve en situation dialectique entre un corps objet et un corps sujet. Le même corps peut être réduit dans l’analyse du laboratoire à un pur mécanisme objectivable tout comme il reçoit du côté de la clinique une attention en tant que subjectivité qui se sent ou non en situation normative dans l’explication avec ce qui menace la vie en lui. « Tout en admettant l’importance des méthodes objectives d’observation et d’analyse dans la pathologie, il ne semble pas possible que l’on puisse parler, en toute correction logique, de ‘‘pathologie objective’’. Certes une pathologie peut être méthodique, critique, expérimentalement armée. Elle peut être dite objective, 189

E. Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil, 1979, p. 26-27. 190 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 50.

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par référence au médecin qui pratique. Mais l’intention du pathologiste ne fait pas que son objet soit une matière vidée de subjectivité. On peut pratiquer objectivement, c’est-à-dire impartialement, une recherche dont l’objet ne peut être conçu et construit sans rapport à une qualification positive et négative, dont l’objet n’est donc pas tant un fait qu’une valeur »191.

Finalement, le rapport du médecin au corps auquel Canguilhem voudrait convier la clinique, n’est pas celui d’un fait objectivable mais celui d’une valeur polarisée qualifiée positivement ou négativement. VI. 2. 2 Une nouvelle idée du corps chez Canguilhem L’idée du corps à laquelle nous ouvre l’anthropologie canguilhémienne, peut se résumer en trois dimensions. Selon le repérage fait par Dagognet, il ressort chez Canguilhem un corps dialectisé, un corps langage ou textualisé et un corps sémaphorique, trois images du corps qui permettent de caractériser l’anthropologie de Canguilhem dans son enracinement médico-biologique. Dans l’image du corps dialectisé, il s’agit pour lui d’exprimer la dialectique existant entre les parties et le tout dans la vision holistique de l’organisme. En effet, Canguilhem considère l’organisme comme un tout, c’està-dire comme une totalité uniquement compréhensible dans la globalité de la cohésion et des interactions de ses parties. Il récuse par là même la conception mécaniciste qui en fait un agrégat d’organes, pareillement à la théorie associationniste qui l’appréhende comme un assemblage de parties liées plus ou moins mécaniquement. Face à ces points de vue, Canguilhem oppose une approche holistique de l’organisme humain fondée sur un vitalisme rationnel qu’il tente de développer. Ce vitalisme rationnel 191

Ibid., p. 156-157.

129

correspond à ce que Dagognet appelle « un rationalisme appliqué vivant »192. L’image du corps dialectisé vise l’affirmation d’une conspiration des parties entre elles dans le tout que représente l’organisme humain dans sa spécificité et son irréversibilité. C’est une opposition manifeste au réductionnisme mécaniciste qui voudrait traiter la matière organique à la manière de la matière brute. Comme l’a relevé Dagognet, Georges Canguilhem « a soutenu d’un bout à l’autre de son œuvre une conception du corps humain, telle qu’il n’est pas possible de l’identifier à ‘‘un objet’’, dont les éléments s’emboîteraient les uns dans les autres. Il l’a défini comme un tout (théorie holiste) »193. C’est le refus d’une pure réification du corps humain. Dans cette complexification structurelle que représente l’organisme humain, il semble reconnaître la cohésion coexistentielle du doublet objectivité-subjectivité. De plus, dans son penchant pour le réel dans sa concrétude, « Canguilhem va admettre en ce corps ‘‘des parties’’ et sans doute accepterait-il de disposer en lui ‘‘des forces ou des instances inhibitrices’’ qui suspendent les réactions immédiates, afin d’en inciter, sur le fond de celle qui a été réprimée, une plus ajustée, une plus limitée et surtout plus fixe »194. En d’autres termes, la dialectique des parties avec le tout dans la théorie holiste que développe Canguilhem se veut la critique d’une conception de l’organisme sur le modèle de la structure de la machine. C’est la logique de la composition des parties, fondée sur un modèle technologique. Avec lui, « nous proposons qu’aussi longtemps qu’on prend dans la technologie les modèles d’explications des fonctions de l’organisme, les 192

F. Dagognet, Georges Canguilhem, philosophe de la vie, Paris, Institut Synthélabo, 1997, p. 201. 193 Ibid., p. 171-172. 194 Ibid.

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parties du tout sont assimilées à des outils et à des pièces de machine. Les parties sont rationnellement conçues comme moyens de la finalité du tout en tant que le tout est alors, en tant que structure statique, le produit de la composition des parties »195. Le corps humain est un tout en situation dialectique avec ses parties. C’est dans cette optique que Dagognet arrive à cette réflexion : « Hors de ce tout, il n’y a pas vraiment de ‘‘parties’’ (les parties ne sont pas des morceaux) : si les parties existaient indépendantes, susceptibles déjà d’être séparées, le tout lui-même cesserait alors d’en être un ; il se contenterait de les agrafer. Les parties seraient alors des touts, donc il n’y aurait même plus de parties, sauf à supposer qu’elles-mêmes agglomèrent des éléments distincts. Les parties sont donc bien ce par quoi le tout peut se prévaloir de sa totalité en cessant par là même d’être un simple bloc. Aussi l’idée du corps, tel que nous le livre Georges Canguilhem, relève-t-elle d’une dialectique : il est un tout qui, pour être vraiment le tout, ne manque pas de se scinder – de là, avec lui, plusieurs rôles – mais pour mieux servir l’ensemble et pour le rendre riche, à travers la différenciation »196.

De fait, l’affirmation d’un corps dialectisé tend à la reconnaissance des parties relativement à la totalité organique que représente celui-ci. Par ailleurs, Canguilhem livre une perspective du corps où celui-ci est cette fois rapproché à la textualité. C’est pourquoi Dagognet qualifie ce dernier de corps langage ou corps textualisé. Selon lui, « l’être vivant est constitué à l’exemple d’une phrase individualisante, qui enchaîne 195

G. Canguilhem, Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit., p. 323. 196 F. Dagognet, Georges Canguilhem, philosophe de la vie, op. cit., p. 174.

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lisiblement et méthodiquement les lettres d’un alphabet»197. De cette manière, l’individualité biologique de ce vivant humain dépendrait de la constitution du texte génétique inscrit dans les microstructures de l’organisme. L’individualité est donc inextricablement liée à la textualité. Dagognet est porté à cette considération : « Finalement, en ses infimes refuges cellulaires, le vivant tire son individualité d’un système informationnel, dont nous connaissons les lois et les principes de fonctionnement ; une telle découverte bouleverse la biologie, la rapproche, comme nous l’avons vu, des disciplines scripturales et nous conduit à comprendre ‘‘le corps’’ qui s’autoproduit comme l’équivalent d’un texte soumis à un incessant recopiage »198.

Le vivant que nous sommes est une combinaison de lettres de l’alphabet génétique qui, au dire de certains auteurs, ont été tirées dans l’urne mendélienne. Enfin, Canguilhem nous propose une troisième idée du corps où ce dernier n’apparaît plus ni dans la dialectique de la totalité et ses éléments constitutifs ni dans la textualité d’un arrangement alphabétique, mais simplement comme sémaphorique. Dans cette optique, l’organisme fonctionnerait à la manière d’un poste de signalisation qui émet des signaux pour communiquer ses affects, et nous informer sur l’état de ses sentiments. L’idée défendue ici est que l’organisme s’exprime. Il nous alerte sur les changements qui s’opèrent en lui et autour de lui et dont il doit tenir compte dans l’institution des nouvelles normes vitales. L’alerte envoyée par l’organisme précède l’exploration clinique. Voilà pourquoi

197 198

Ibid., p. 176-177. Ibid., p. 177-178.

132

il soutient que la vie malade appelle la médecine qui se doit d’intercéder en sa faveur. « Déjà, avant que les examens puissent être mis en œuvre et pour qu’ils le soient, le patient doit avoir ressenti quelque malaise ou une incommodité, d’où déjà l’idée d’un corps frémissant, touché à la moindre défaillance. Il s’exprime. Il devance ce que pourra livrer l’exploration la plus délicate : nous n’excluons pas que celle-ci ne puisse pas encore s’interpréter ou nous laisse dans l’incertitude, tandis que le malade est déjà luimême alerté »199.

Le corps humain nous informe sur les changements qui s’opèrent dans le débat avec son milieu de vie. Il s’agit ici d’un recentrement de l’exploration clinique sur l’individualité malade. Comme le note Dagognet, « Georges Canguilhem a tenu à souligner l’écart qui sépare les signes objectifs des fonctionnels – les premiers à se lever, les plus révélateurs, d’ailleurs fluctuants, en raison même de leur subtilité ou de leur finesse, proches aussi de nos activités et même de notre existence ; ils finissent par engendrer les seconds, nécessairement plus tardifs ; ils s’inscrivent moins à travers les examens qui ne saisissent, par définition, que les données constituées sinon réifiées »200.

C’est une invite à une médecine de plus en plus attentive au bruitage de la vie, une médecine qui prend au sérieux les signaux que lui envoie l’organisme de cette vie malade dont le patient est la concrétude individualisée. Celle-ci semble, aux yeux de Canguilhem, être la véritable médecine qu’il oppose à la médecine instrumentaliste moins attentive au bruitage de la vie dont l’alerte est 199 200

Ibid., p. 178. Ibid., p. 178-179.

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donnée par l’organisme lui-même. Il estime que « la vraie médecine, en conséquence, se doit de les relever et de les rechercher, puisqu’ils anticipent les autres »201. L’approche canguilhémienne se veut une prise de distance par rapport à un art fortement instrumentalisé qui risque, à la longue, de conduire la pratique médicale à une médecine sans médecin. Dagognet trouve que « Georges Canguilhem est réservé à l’égard d’une pathologie quasi industrielle, qui ne travaille que sur des clichés radiologiques ou des pourcentages biochimiques. Il s’est opposé à l’avance à une pratique médicale en cours – une médecine à la limite sans médecin ni malade, celle qui s’opère à l’aide des systèmes experts, l’ingénieur de la vie se prononçant à distance, sans avoir vu ni connu le patient »202.

De ce point de vue, les intuitions canguilhémiennes sont vraiment novatrices et anticipatrices pour la critique d’une médecine dont la fièvre techniciste, au vu de ses progrès dans l’équipement et l’investigation, semble nous conduire irrémédiablement vers une médecine qui a perdu le sens de l’humain faute d’un contact direct avec l’expérience de la maladie dans le patient, parce que toute mécanisée, informatisée, robotisée à la limite. Elle ne se fonde que sur les données constituées statistiquement sinon réifiées. Le vivant, lui, parce qu’il vit de sa normativité, multiplie les expressions de sa polarité dynamique face à laquelle « les techniques instrumentalisées, si elles peuvent confirmer ou préciser un diagnostic, peuvent aussi y échouer »203 par insouciance à l’égard des signaux que délivrent le corps de la vie malade. Voilà pourquoi « au médecin devrait revenir la tâche d’apprendre à recueillir les moindres 201

Ibid., p. 179. Ibid. 203 Ibid. 202

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signes, ceux d’un corps qui en délivre tant ! Ce corps relève, en somme, d’une véritable herméneutique »204. De ce fait, la tâche du médecin cesse d’être uniquement celle de réparateur et de restaurateur de la normalité, pour devenir véritablement celle d’un exégète ou d’un herméneute du corps sémaphorique.

204

Ibid.

135

CHAPITRE VII CRITIQUE DE L’APPROCHE CANGUILHÉMIENNE DU PATHOLOGIQUE L’approche canguilhémienne du pathologique a ceci d’essentiel qu’elle n’enferme pas la pensée dans une vision unique. Elle ouvre des perspectives qui nourrissent la critique dans quelque axe que l’on voudrait explorer. Dans ce chapitre auquel il incombe la tâche éminemment philosophique, la critique que nous voulons élaborer, sera envisagée sous deux axes avec certaines ramifications. Il s’agit d’une tentative de compréhension du perspectivisme et du holisme de Canguilhem d’une part, de la saisie de l’évolution de la vie telle que perçue par lui et de l’évaluation de la responsabilité de la médecine dans son rapport à la vie d’autre part. Le premier axe nous ouvre à l’appréhension de la perspective sociobiologique de la production des normes comme expérience de deux sujets anonymes que sont la société et la vie dans la dialectique du social et du vital. Il est également question de découvrir, à travers la critique de la pathologie atomistique, la portée de l’holisme de Canguilhem dans l’analyse de la maladie chez le patient. Le second axe examine aussi bien le néodarwinisme développé dans l’œuvre de Canguilhem que sa posture face à la notion de nature humaine dans la pensée médicobiologique. Au travers de ces quelques détours, nous nous proposons de tenter l’esquisse d’une éthique de la responsabilité qui se dégage de la relation qui lie la médecine à la vie dans la pratique médicale contemporaine. Il s’agit pour nous de voir en quoi la pratique médicale dans le rapport qu’elle entretient avec la 137

maladie dans la concrétude individualisée du vivant malade peut fonder une éthique de la responsabilité. Il s’agira d’affirmer, en dernière approximation, le primat de l’éthique sur la morale. VII. 1 Perspectivisme et holisme chez Canguilhem Le perspectivisme qui transparaît dans l’œuvre de Georges Canguilhem, rend sa pensée plus proche de Nietzsche que de Bergson. En effet, le corps apparaît chez lui comme un centre de perspectives où se joue la rencontre des contraires qu’il nomme les allures de la vie. Canguilhem parle des allures de la vie en termes de pôles positif et négatif, en termes de normal et de pathologique. Dans cette dialectique des perspectives au niveau du centre que représente le corps, il établit un critère de différenciation qualitative appelé la normativité. C’est donc ce critère qui lui permet d’apprécier ou de déprécier la vie du vivant dans sa polarité dynamique tant au niveau social que biologique. Par ailleurs, Canguilhem développe une critique véhémente contre une pathologie atomistique qui voudrait loger la maladie au niveau des parties de l’organisme. L’étalon de cette critique est l’exemple du diabète : on n’a pas le diabète mais on est diabétique. La maladie réfère à la totalité organismique et non à un organe ou à une fonction. Face à une parcellisation du corps malade, il prône une approche du pathologique où il n’est plus seulement fait référence aux structures élémentaires de l’organisme mais plutôt à la totalité. Il n’y a, selon lui, de maladie que du tout organique. C’est donc cette manière d’appréhender la maladie dans le patient que nous avons appelée la pathologie holistique.

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VII. 1. 1 La perspective sociobiologique Le perspectivisme sociobiologique de Georges Canguilhem au sujet des normes et de la normalité le conduit à l’appréhension de ces dernières sous l’optique de deux sujets anonymes que sont la société et la vie. Loin de se sentir assujettis par les normes, ceux-ci apparaissent plutôt comme producteurs des normes dans leur créativité relative. Les normes sociales doivent, en effet, être appréciées sous l’éclairage des normes vitales alors que ces dernières méritent d’être lues dans les productions sociales et la technique qui semblent exprimer la continuité de la vie ou plutôt sa prolongation dans l’expérience de débat avec les milieux de vie dont elles contribuent à l’institution. En outre, le perspectivisme canguilhémien nous ouvre à deux axes interprétatifs : le premier se situe dans l’optique d’une valorisation des normes sociobiologiques tandis que le second nous initie à une certaine lecture de la biologie comme une véritable philosophie de la vie. Dans la première perspective dont la dialectique du social et du vital se veut l’illustration manifeste, il met en exergue la différence qui existe entre les normes sociales et les normes vitales ou biologiques, et combien les premières, contrairement à l’attitude classique205, reçoivent un éclairage de leur confrontation aux normes biologiques. Il est certain que « le social n’est pas contenu dans la vie. Il est une nouvelle vie. La perspective sociale est une allure inédite de la vie »206. Le social diffère évidemment du vital. En effet, tandis que les normes sociales réfèrent à l’extériorité et sont par ce fait même le 205

Elle consistait à partir des normes sociales pour expliquer les normes vitales. 206 G. Le Blanc, La vie humaine. Anthropologie et biologie chez Georges Canguilhem, op. cit., p. 199.

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produit d’une décision arbitraire et conflictuelle (« Le normal n’est pas un concept statique ou pacifique, mais un concept dynamique et polémique»207), les normes vitales quant à elles sont internes. « La vie d’un vivant c’est pour chacun de ses éléments l’immédiateté de la coprésence»208. À vrai dire, « la perspective vitale est évidente, la perspective sociale est problématique »209. Le polemos semble être le propre de la normalisation sociale. De plus, dans la sphère sociale, « la normalisation suppose une intention normative qui fixe des valeurs, une décision normative qui institue des règles en accord avec des valeurs, un usage normalisateur qui produit une existence ou la requalifie en fonction des normes retenues»210. L’intention et la décision sont externes dans les normes sociales. Au dire de Guillaume Le Blanc, « la vie est sujet nécessaire de ses normes [dans la perspective vitale alors que] dans la perspective sociale, la société est sujet contingent de ses normes »211. Ce qui caractérise l’une et l’autre perspective, c’est d’une part, l’extériorité et l’intériorité, et d’autre part la coprésence du sujet et de ses normes. Toutefois, si elle est évidente la différence caractéristique entre l’une et l’autre perspective, toutes deux se rejoignent dans l’inventivité et la créativité des différents sujets considérés. Tout comme l’organisation biologique, « l’organisation sociale est, avant tout, invention d’organes, organes de recherches et de réception d’informations, organes de calculs et même de décision »212. Bien que ces organes renvoient à une 207

G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 176. Ibid., p. 188. 209 G. Le Blanc, La vie humaine, op. cit., p. 198. 210 Ibid. 211 Ibid. 212 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 188-189. 208

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extériorité, il demeure néanmoins une créativité, une inventivité du sujet. Certes « les sujets d’une société sont toujours séparés de la société par leurs aspirations à changer les normes alors que les individus biologiques sont immédiatement présents à la vie »213. Néanmoins, une certaine créativité des sujets considérée dans l’expérience sociale demeure. Par ailleurs, Canguilhem semble accomplir, dans cette démarche, le perspectivisme en philosophie de la création. Il se démarque ainsi de Michel Foucault qui trouve dans « la pratique éthique de l’amitié, la possibilité d’une relation non normée à l’autre »214. Or, cette subjectivité éthique qui se traduit par l’oubli des normes, conduit inversement à l’invention de soi. Elle traduit une créativité absolue, une normativité dépourvue de polarité dynamique, bref une normativité débauchée. Nous sommes face à une relativité extrême qui frise une liberté libertine. C’est sous l’optique d’une telle normativité débauchée que des relations déviantes comme celles des homosexuels seront subrepticement envisagées comme l’invention « des formes de relations non plus sociales mais amoureuses »215. Mais Canguilhem ne suit pas Foucault dans ce perspectivisme outrancier qui majore une autoproduction de soi et semble légitimer ipso facto le mode de vie affective de ce dernier. C’est la conséquence d’une subjectivation extrême qui porte ainsi à son paroxysme le perspectivisme nietzschéen que la philosophie foucaldienne a voulu revitaliser.

213

G. Le Blanc, La vie humaine, op. cit., p. 199. M. Foucault commenté par G. Le Blanc, La vie humaine, op. cit., p. 210. 215 Ibid. 214

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VII. 1. 2 La critique de la pathologie holistique de Canguilhem Le développement d’une pathologie holistique chez Canguilhem fait suite à la critique de l’approche localisante de la maladie. En effet, la localisation de la maladie dans les structures élémentaires de l’organisme est la conséquence de l’analyse anatomique et du développement des techniques d’investigation des symptômes. Selon lui, c’est la parcellisation de l’organisme qui majore la localisation du pathologique « dans la mesure où l’analyse anatomique et physiologique dissocie l’organisme en organes et en fonctions élémentaires, elle tend à situer la maladie au niveau des conditions anatomiques et physiologiques partielles de la structure totale ou du comportement d’ensemble »216. Canguilhem voit en Morgagni, Bichat et Virchow les propagateurs d’une pathologie atomistique qui trouve sa dogmatisation chez les pathologistes contemporains les plus molécularistes. Si Canguilhem récuse la pathologie aussi bien tissulaire que cellulaire, c’est parce qu’il estime que l’on « a cherché dans le tissu ou la cellule la solution d’un problème posé, au malade d’abord et au clinicien ensuite, par l’organisme entier. Chercher la maladie au niveau de la cellule c’est confondre le plan de la vie concrète où la polarité biologique fait la différence de la santé et de la maladie et le plan de la science abstraite où le problème reçoit une solution »217. C’est l’affirmation de la non-localisation de la maladie dans une partie de l’organisme et la reconnaissance d’une valeur vitale qui renvoie à la totalité organique.

216 217

G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 151. Ibid.

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Selon lui, si « le même donné biologique peut être considéré comme partie ou comme tout, […] c’est comme tout qu’il peut être dit ou non malade » 218. Toutefois, il se réjouit du fait que l’on soit revenu avec la pathologie des relations de Ricker à l’idée de pathologie du tout, c’est-àdire une idée de la maladie comme réaction généralisée du comportement organique. À cet effet, Canguilhem remarque : « Il semble qu’on soit aujourd’hui bien revenu de cette pathologie atomistique, et qu’on voie dans la maladie beaucoup plus une réaction du tout organique à l’incartade d’un élément qu’un attribut de l’élément luimême »219. Ces faits établis en conformité avec sa pathologie holistique ne pouvaient que le conduire à cette conclusion : « En résumé, la distinction de la physiologie et de la pathologie n’a et ne peut avoir qu’une portée clinique. C’est la raison pour laquelle nous proposons, contrairement à toutes les habitudes médicales actuelles, qu’il est médicalement incorrect de parler d’organes malades, de tissus malades, de cellules malades. La maladie est un comportement de valeur négative pour un vivant individuel, concret, en relation d’activité polarisée avec son milieu. En ce sens, […] il n’y a de maladie que du tout organique »220.

Nonobstant cette volonté de sauver la vision holistique du corps par l’affirmation d’une conception de la maladie comme réaction du tout organique, Canguilhem se heurte à l’absence de l’opérativité, de l’efficacité et la précision que vise le savoir médical. Toutefois, ce dernier se défend en affirmant le primat de la technique sur la science et

218

Ibid. Ibid., p. 152. 220 Ibid., p. 150. 219

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conséquemment celui de la clinique sur les méthodes scientifiquement garanties. De fait, le reproche de Debru à l’égard de Goldstein peut mêmement valoir pour Canguilhem. Debru a l’impression que Goldstein « conduit jusqu’à l’absurde les conséquences de sa thèse sur le rôle de la totalité de l’organisme dans chaque processus particulier »221. Or, la véhémence de la critique de Canguilhem vis-à-vis des thèses quantitatives de la physiologie expérimentale (Auguste Comte et Claude Bernard) s’appuie en grande partie sur les thèses goldsteiniennes, bien que les deux opèrent sur des objets différents. Voilà pourquoi Debru pense que l’on « peut trouver de telles outrances, les mêmes exagérations chez Canguilhem, […] lorsqu’il affirme qu’il n’est pas licite de parler d’un organe malade, d’un tissu malade, d’une cellule malade, mais seulement d’un organisme malade dans sa totalité »222. Selon lui, « de telles affirmations n’ont plus aucun sens pour un pathologiste »223. En outre, si les thèses de Canguilhem paraissent audacieuses aux yeux du pathologiste contemporain, l’on reconnait la volonté de tenir l’unité de l’organisme face à une parcellisation outrancière conséquence d’une hyperspécialisation qui semble ne plus respecter la vie dans ce compartimentage. Comme l’a souligné BernardMarie Dupont, « il y a aujourd’hui, au moins 55 spécialités médicales, compartimentées parfois à l’extrême. Cette sectorisation des savoirs et des pratiques

221

Cl. Debru, Georges Canguilhem, science et non-science, op. cit., p. 60. 222 Ibid. 223 Ibid.

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est lourde de conséquences »224. Certes, le concept de réseau semble le mieux adapté pour pallier les difficultés que posent l’organisme à l’analyste. En effet, comme le souligne Michel Morange, « le concept de réseau régulateur occupe aujourd’hui, une place centrale. Il est un des concepts de cette nouvelle rationalité du vivant que l’étude moléculaire a engendrée. Il permet de réconcilier l’unité de l’organisme avec la division de ce dernier en cellules indépendantes »225. Tout n’est pour autant pas complètement résolu, bien que cela semble satisfaisant pour l’aisance de notre raison. Par ailleurs, semble dire Dagognet, les critiques que Canguilhem porte sur la technique de l’analyse biologique relèvent d’un âge révolu de cette science, car les techniques semblent aujourd’hui plus que jamais se mouler sur la vie pour coïncider avec elles dans sa totalité organique. Selon lui, « l’électrophysiologie (sans même envisager le cas de la scintigraphie qui visualise nos métabolismes) recueille et amplifie l’onde électrique qui naît du moindre travail cellulaire. Le cathéter descend également à l’intérieur des vaisseaux et rejoint la cavité cardiaque, pour en mesurer la force pulsante : nous coïncidons ; nous nous identifions à l’énergie même »226.

Mais cette révolution a comme autre conséquence le fait que « l’homme malade n’est plus cette personne qui 224

B.-M. Dupont, « Paradigmes médicaux et révolutions épistémologiques » in R. Zittoun et B.-M. Dupont, Penser la médecine. Essais philosophiques, Paris, Ellipses, 2005, p. 22. 225 M. Morange, « Canguilhem et la biologie du XXe siècle » in Revue d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, PUF, t. 53, n°1, janvier-mars, 2000, p. 97-98. 226 F. Dagognet, Georges Canguilhem philosophe de la vie, op. cit., p. 181.

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souffre mais cette série d’hypothèses qu’il convient de vérifier, de confirmer ou d’infirmer »227. D’autant plus que le « découpage du sujet souffrant en organes et en pathologies rend difficile voire impossible une lecture en continu de cette existence »228 d’un organisme dynamique. VII. 2 L’évolution de la vie et la responsabilité de la médecine contemporaine L’évolution de la vie se déplie chez Canguilhem en polarité dynamique. Dans cette vie polarisée, l’idée de devenir acquiert une place de choix qui situe sa pensée dans une perspective néodarwinienne. Mais l’idée de devenir à laquelle il recourt pour exprimer la dynamicité de la vie, implique-t-elle que l’on appréhende celle-ci comme pure spontanéité, élan, débauche ou vagabondage ? Telle semble être la problématique que l’analyse de l’idée de devenir chez lui voudrait éclairer. D’autre part, la plasticité biologique de ce vivant humain implique-t-elle la dissolution identitaire de ce dernier pris dans son individualité ? Ne convient-il pas, dans l’approche biomédicale du vivant humain, de recourir à juste titre au concept de normalité qu’à celui de nature humaine ? Faut-il parler d’une essence appréhendée dans sa fixité et son immutabilité ou plutôt d’un indicateur épistémologique, d’un régulateur ? Nous voulons, en dernière analyse, tenter l’esquisse d’une éthique de la responsabilité à travers l’examen du rapport qui s’établit entre la médecine et la vie dans le face-à-face du sujet-malade et du sujet-médecin.

227

B.-M. Dupont, « Paradigmes médicaux et révolutions épistémologiques », loc. cit., p. 23. 228 B. M. Dupont, « Être humain, ou l’essence de la vie » in R. Zittoun et B.-M. Dupont, op. cit., p. 155-156.

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VII. 2. 1 L’idée de devenir dans le néodarwinisme canguilhémien L’idée de devenir est fort présente dans l’œuvre de Georges Canguilhem. C’est une réaction contre le concept de développement utilisé par Auguste Comte pour exprimer l’évolution de la vie. Chez ce dernier, le développement suppose un enveloppement primordial, une nature dont le dépliement constitue l’évolution. Or, l’idée de devenir, telle qu’elle apparaît dans l’œuvre de Canguilhem, vise la mise en exergue de l’imprévisibilité et de l’irréversibilité de l’évolution des processus vitaux. La question qui conduit à un tel balancement entre développement et devenir est celle de savoir s’il nous est possible d’affirmer avec certitude que le développement d’un vivant concret est rigoureusement déterminé par l’absoluité de son état présent. Face à cette interrogation la réponse semble être métabiologique et dépend particulièrement d’un choix en faveur de l’une ou de l’autre perspective. « Libre à chacun d’admettre qu’il fait partie d’un univers du type de Laplace, où tout est joué, où toute transformation est rigoureusement canalisée par des lois rigoureuses qui mènent inexorablement vers un futur déjà déterminé, où tout était fixé dès l’instant initial ; libre à chacun de croire, au contraire, qu’il participe à un ensemble indécis, où les particules sont constamment hésitantes, capables, comme les funambules sur la corde, de pencher à droite, de pencher à gauche ou de rester en équilibre »229.

Il apparaît dès lors que l’appréhension de l’évolution de la vie en termes de devenir implique une valorisation par des choix, une tolérance des écarts et des aléas. Bref, il est 229

A. Jacquard, Au péril de la science ? Interrogations d’un généticien, op. cit., p. 85-86.

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l’expression d’une liberté aucunement absolue ou libertine. En fait, comme l’a relevé Jacquard, « le regard que nous portons sur nous, individus isolés ou collectivités des hommes, est, bien sûr, différent selon notre choix ; dans la seconde vision – et dans elle seule, il me semble –, nous pouvons faire place à la liberté, et à l’espoir »230. Il s’agit des choix orientés par des perspectives individuelles ou collectives, mais toujours est-il que c’est le sujet qui est au centre de ces choix, il en est l’acteur principal. C’est une pensée de l’avenir et de l’espoir. En effet, l’idée de survivance et l’idée de sélection naturelle sont celles que traduisent la norme et la variabilité canguilhémiennes qui fondent, à notre avis, son option néodarwinienne. La norme est pour Canguilhem, « la forme d’écart que la sélection naturelle maintient»231. Mêmement, il est, selon lui, tout à fait « normal qu’une variabilité physiologique existe, elle est nécessaire à l’adaptation donc à la survivance »232. La plasticité de la vie par-delà les écarts, les échecs, les dérobades et les ratés, est la traduction de la normativité biologique en débat avec le milieu. Or, cette interaction de la norme et du milieu est la base du néodarwinisme canguilhémien. Le devenir implique la possibilité de surmonter les obstacles liés au déterminisme clos, de briser la rigidité des normes établies, de postuler la possible venue d’une nouveauté imprévisible. C’est une pensée de l’espoir, de l’invention, de l’innovation et de la tolérance. La vie procède par une variété des possibles ; elle explore une multiplicité de perspectives dont aucune d’entre elles n’est a priori assurée de succès. Toutes ces perspectives, tous ces possibles sont en quelque sorte des tentatives de solutions apportées par la vie aux problèmes que lui pose le milieu 230

Ibid. G. Canguilhem, Le normal et la pathologique, op. cit., p. 197. 232 Ibid. p. 201. 231

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dans le débat existentiel. C’est dans cette optique qu’il s’oppose à la théorie mutationniste qui prétend expliquer la genèse des espèces, ce qui, de l’avis de Canguilhem, est fondamentalement faux. Selon lui, « une théorie mutationniste de la genèse des espèces ne peut définir le normal que comme temporairement viable. Mais à force de ne considérer les vivants que comme des morts en sursis, on méconnaît l’orientation adaptative de l’ensemble des vivants considérés dans la continuité de la vie, on sous-estime cet aspect de l’évolution qu’est la variation des modes de vie pour l’occupation de toutes les places vacantes233. Il y a donc un sens de l’adaptation qui permet de distinguer à un moment donné, concernant une espèce et ses mutants, entre vivants dépassés et vivants progressifs »234.

Sous un angle différent, nous pouvons parler de vivants normés et vivants normatifs. Cette hésitation dans l’explication ou la solution que les biologistes apportent au problème de l’adaptation et de la variation des espèces, traduit, selon Canguilhem, « la difficulté à expliquer par la seule rencontre de séries causales indépendantes, l’une biologique, l’autre géographique, la norme spécifique en biologie »235. Cette difficulté est à son comble dans l’emploi du concept d’homéostasie génétique dans la génétique des populations de Lerner. Voulant apporter une solution à cette gêne, les théoriciens sont parvenus à l’hypothèse selon laquelle « l’effet sélectif d’un gène ou d’un certain arrangement de gènes n’est pas constant, 233

« Les places vacantes en un lieu donné, selon la terminologie de Darwin, sont moins des espaces libres que des systèmes de vie (habitat, mode d’alimentation, d’attaque, de production) qui sont théoriquement possibles et non encore pratiqués ». Ibid. p. 198. 234 Ibid., p. 197-198. 235 Ibid.

149

qu’il dépend sans doute des conditions du milieu mais aussi d’une sorte de pression exercée sur l’un quelconque des individus par la totalité génétique représentée par la population »236. À travers ces recueils d’observations et d’hypothèses, l’humanité cherche vainement à résoudre un problème auquel la vie elle-même apporte une solution préalable. En fait, « la vie multiplie d’avance les solutions aux problèmes d’adaptation qui pourront se poser »237. Cette force anticipatrice de la vie est la traduction d’une normativité vitale dont la dynamique est polarisée. « La vie se défend contre le milieu qu’à sa manière elle nie ; elle s’auto-constitue autonome, soustraite aux influences comme aux brusques changements »238. Or, cette autoconstitution semble mieux traduire la normativité en tant qu’elle signifie une « autodétermination, une puissance qui réussit à s’exhausser jusqu’au non-matériel, puisque les causes externes n’agissent plus sur elle et en cas de carence elle s’emploie à corriger ce que le dehors ne lui apporte plus»239. C’est la manifestation de la sagesse du corps. Jacquard estime pour sa part que la réponse que nous apportons à la question de l’évolution a des implications considérables sur l’appréhension que nous avons du monde vivant. Ainsi, « selon que celui-ci est le résultat d’un déterminisme rigoureux qui l’a conduit là où il devait aller, l’a façonné tel qu’il ne pouvait pas ne pas être, ou au contraire l’aboutissement d’une démarche partiellement erratique, qui aurait pu, dans les mêmes conditions, bifurquer vers 236

Ibid. Ibid., p. 199. 238 F. Dagognet, Georges Canguilhem, philosophe de la vie, op. cit., p. 184. 239 Ibid., p. 185. 237

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de tout autres directions, notre sentiment est profondément modifié au sujet de la place que nous, hommes, tenons dans ce monde vivant et du rôle que nous pouvons y jouer »240.

Nous pensons que la réponse à une telle question dépasse le seul ressort de la science. Elle nécessite le compagnonnage des autres sphères du savoir. C’est pourquoi nous disons qu’il s’agit d’une question métabiologique. En somme, l’idée de devenir, manifestée dans la normativité vitale, est l’insigne d’une liberté et nous dirions d’une volonté de puissance si nous ne savions combien cette terminologie est problématique. VII. 2. 2 La question de la nature humaine La question de la nature humaine est une question anthropologique fondamentale. Elle guide d’une certaine manière les choix qui orientent la pratique médicale. Il apparaît cependant que cette notion est moins présente dans la pensée médicale car les médecins lui préfèrent plutôt celle de normalité. Dans cette polémique mise en branle par l’existentialisme, l’alternative que propose Canguilhem se situe dans une perspective phénoménologique, en interaction étroite avec les idées médicales. Face à cette querelle où l’on est poussé à choisir entre déterminisme clos et indéterminisme, il va plutôt opter pour un déterminisme ouvert. Voilà pourquoi il parle non pas d’une relativité absolue voire extrême mais d’une relativité partielle ou d’une créativité relative. La créativité du sujet dans les normes qu’il exprime n’est pas absolue, elle relève d’une créativité relative. En effet, l’idée de santé ou de normalité n’est pas, selon lui, celle d’une conformité à une réalité extra-existentielle ; 240

A. Jacquard, Au péril de la Science ? Interrogations d’un généticien, op. cit., p. 177.

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elle est plutôt relativiste et individualiste dans le débat existentiel avec le milieu. S’appuyant sur les observations de Porak, Canguilhem pense que « les normes physiologiques définissent moins une nature humaine que les habitudes humaines en rapport avec des genres de vie, des niveaux de vie et des rythmes »241. Cette perspective laisse transparaître une critique aussi bien à l’égard du déterminisme de la nature humaine appréhendée dans sa fixité et au service de laquelle la connaissance se meut, que celui du milieu dans lequel la vie se déploie en polarité dynamique. En effet, comme l’a relevé Guillaume Le Blanc, « il n’y a pas pour Canguilhem de nature humaine, contrairement à Comte, fondant en amont les normes à venir »242. Si pour Canguilhem « le terme ‘‘normal’’ n’a aucun sens proprement absolu ou essentiel »243 et que « la norme de vie d’un organisme est donnée par l’organisme lui-même, contenue dans son existence »244, il y a lieu d’admettre que « c’est donc au-delà du corps qu’il faut regarder pour apprécier ce qui est normal ou pathologique pour ce corps même »245. Ce n’est aucunement sous l’angle d’une nature humaine qu’il convient d’apprécier la normalité ou l’anormalité individuelle, mais dans la situation polémique de l’organisme, dans le débat du vivant et son milieu de vie. De plus, le terme de normalité ne se substitue pas à la nature humaine comme la substitution d’une essence par une autre, au contraire, il est la traduction d’un principe régulateur dans le débat existentiel ; non qu’il existe en soi, mais en tant qu’il joue son rôle de régulateur ou 241

G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 109. G. Le Blanc, La vie humaine, op. cit., p. 11. 243 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, op. cit., p. 161. 244 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 193. 245 Ibid., p. 133. 242

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d’indicateur de sens dans un horizon. L’idée d’une nature humaine stable, figée, une nature dont la fixité garantit son immuabilité ou son invariabilité, transposée dans la pratique médicale comme critérium pour établir cliniquement un distinguo entre le normal et le pathologique, conduit inévitablement à une vision néfaste de la maladie. Vue sous cet angle, entendue comme écart par rapport à la « naturalité » ou la « normalité », la maladie ne peut être tolérée. Tout sera alors mis en œuvre pour éradiquer le pathologique se trouvant en contradiction avec la nature, au risque même de nier la vie. Pierre Montebello exprime ce malaise en ces termes : « Il est prévisible que ceux qui veulent éradiquer la douleur de la vie comme si elle était un mal injustifiable, inventeront aussi toutes sortes de remèdes qui n’auront qu’un effet : nier la vie »246. Ne pas vouloir voir dans le pathologique, en tant qu’il implique un pathos, l’expression d’une normativité vitale, c’est vouloir traiter la vie comme un fait et non comme une valeur. Pourtant, « la vie comporte la douleur en tant qu’elle comporte le flux, le devenir, la mort, la lutte, la contradiction, la création »247. Elle est même, selon Canguilhem, évolution, variation de formes, invention de comportements, historique et histologique. Si « la vie individuelle enracinée dans le perspectivisme idiosyncrasique doit être dépassée »248 comme l’estime Montebello, c’est que celle-ci implique une normativité qui se défie de toute fixité. Elle s’autodétermine dans le débat qu’elle entretient avec son milieu. Elle est toujours en situation dialectique. Mais faut-il alors parler d’une dilution de l’identité biologique ou d’une absence d’identité chez le vivant ? Certainement 246

P. Montebello, Vie et maladie chez Nietzsche, Paris, Ellipses, 2001, p. 110. 247 Ibid. 248 Ibid., p. 70.

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pas. Car l’essence de la vitalité du vivant c’est sa normativité caractéristique de son individualité et gage de son identité. Différent des autres, le vivant demeure identique à lui-même dans la polarité dynamique de sa normativité. C’est pourquoi, en qualifiant certaines constantes de normales et d’autres de pathologiques, « le physiologiste ne considère plus seulement la vie comme une réalité identique à soi, mais comme un mouvement polarisé »249. C’est ce que soutient Foucault dans la discussion qui l’oppose à Chomsky sur la nature humaine. Il pense que les notions de vie et de nature humaine ne sont pas des concepts scientifiques, elles n’ont qu’une fonction épistémologique et discriminatoire. Pour lui « la notion de vie n’est pas un concept scientifique, mais un indicateur épistémologique classificateur et différentiateur dont les fonctions ont un effet sur les discussions scientifiques, mais non sur leur objet »250. La notion de nature humaine conséquemment revêt le même statut. Il pense que la nature humaine joue « essentiellement le rôle d’un indicateur épistémologique pour désigner certains types de discours en relation ou en opposition à la théologie, à la biologie ou à l’histoire »251. De même que pour Canguilhem la norme n’existe pas en soi, ne jouant que son rôle, de même aussi, pensonsnous, la nature humaine n’a pas une existence en soi biologiquement décelable. Elle joue, selon Foucault, le rôle d’indicateur épistémologique. Voilà pourquoi Montebello trouve que « la connaissance (…) est aussi au

249

G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 149-150. M. Foucault, N. Chomsky, F. Elders, « De la nature humaine: justice contre pouvoir » in M. Foucault, Dits et écrits I, 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 1342. 251 Ibid. 250

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service d’une fixité en l’homme, d’une normativité »252. Chomsky, en revanche, voit dans ce qu’il appelle la structure interne un véritable correspondant du concept de nature humaine. C’est elle qui, selon lui, semble fonder la créativité perçue comme « un acte humain normal »253. Or, pense Foucault, « Il n’y a de créativité possible qu’à partir d’un système de règles »254. Un système de règles, à notre avis, ne renvoie pas absolument à une nature humaine ; c’est la question d’une structure interne comme le pensait Chomsky. En réalité, Foucault récuse le fait que Chomsky place le principe de ces régularités à l’intérieur de la nature humaine ou de ce qu’il nomme la structure interne. Loin de lier la régularité à la nature humaine comme sa condition d’existence, il convient plutôt de chercher ailleurs, dans les formes sociales et les rapports de production. Néanmoins, Chomsky reconnaît la limite de son concept de nature humaine, conditionné socialement en partie. En outre, Canguilhem modère la mobilité de son concept de normativité vitale. Pour lui, « si l’on admet une plasticité fonctionnelle de l’homme, lié en lui à la normativité vitale, ce n’est pas d’une malléabilité totale et instantanée qu’il s’agit ni d’une malléabilité purement individuelle »255. Il reconnaît la véracité d’une invariance individuelle. Il est convaincu qu’on ne « change pas en quelques jours ce que l’espèce élabore au cours des millénaires »256. C’est dans la même optique que Dagognet renchérit en admettant comme caractéristique de l’organisme, l’invariance.

252

P. Montebello, Vie et maladie chez Nietzsche, op. cit., p. 66. N. Chomsky, M. Foucault, F. Elders, loc. cit., p. 1350. 254 Ibid. 1536. 255 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 113. 256 Ibid. 253

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D’après lui, « nous aurions pu croire que la vie est spontanéité, élan, débauche, mais il nous faut en arriver à une thèse opposée : non seulement les principaux constituants n’oscillent qu’entre d’assez étroites limites (la glycémie, entre autres, tourne toujours autour de un gramme par litre) mais surtout le chiffre matriciel, celui qui marque ou estampille tout être, demeure identique à lui-même, à travers sa perpétuelle autoreproduction. Nous ne changeons pas »257.

Cette posture qui est aussi celle de Canguilhem traduit non pas la profession d’un indéterminisme militant mais renvoie au déterminisme ouvert ou vitalisme rationnel par opposition au déterminisme clos de Laplace et de Claude Bernard. Il y a donc lieu de dire que la perspective canguilhémienne « respecte et stimule le dynamisme de la rationalité objectivante en jeu dans les démarches scientifiques et ouvre la réflexion et la pratique humaine à l’irréductibilité d’être qui constitue l’identité profonde de chaque personne »258. VII. 2. 3 Médecine et vie pour une éthique de la responsabilité chez Georges Canguilhem En développant une véritable philosophie de la vie, Canguilhem s’emploie à asseoir une philosophie des valeurs à partir des valeurs vitales. Cette philosophie de la vie et des valeurs vitales, fondée sur l’expérience médicale, révèle chez lui l’existence d’un lien inextricable entre la médecine et la vie. D’aucuns à l’instar de Pierre Macherey parlent d’une philosophie de la question et de 257

F. Dagognet, Georges Canguilhem, philosophe de la vie, op. cit., p. 184. 258 B. Feltz, La science et le vivant. Introduction à la philosophie des sciences de la vie, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 2002, p. 198.

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l’événement. À travers l’inextricabilité de ce lien, le clinicien est conduit à la promotion d’une certaine éthique par les choix qu’il opère dans ses actions thérapeutiques. Nous avons montré que l’anthropologie de Canguilhem avait un fondement biologico-médical. Elle est ce que nous pouvons appeler une anthropologie philosophique enracinée dans la biologie humaine et la médecine. Or, « il n’y a pas d’anthropologie qui ne suppose une morale »259. Autrement dit, l’approche de l’humain est toujours conditionnée par un présupposé moral qui prescrit de traiter l’homme toujours comme une fin en soi et jamais comme un simple moyen. C’est pourquoi l’approche de la normalité vitale, communément appelée la santé, en termes de valeur, répond à cette exigence dont Canguilhem ne s’est jamais départi. Toutefois, il veut affirmer le primat de l’éthique sur la morale dans la pratique médicale. Le mot latin valere signifiant être en bon point et qui sert à exprimer la santé, réfère implicitement à une valeur. Cette dernière est vitalement polarisée. La promotion de cette valeur polarisée reste la visée de la médecine. D’où l’enchevêtrement de la médecine et de la vie. Il y a selon lui, une imbrication entre l’activité normative de la vie dont les constantes sont valorisées comme normales, et les techniques biologiques de production et d’instauration du normal, au rang desquelles la médecine doit être comptée. La médecine est, d’après Canguilhem, au service de la vie, au service de la promotion de la vie dans sa polarité dynamique. « Elle est une activité qui s’enracine dans l’effort spontané du vivant pour dominer le milieu et l’organisme selon ses valeurs de vivant »260. Ceci tient au fait que le milieu est en lui-même non pas une donnée toute faite, mais « aussi l’œuvre du vivant qui se soustrait ou s’offre électivement à 259 260

G. Canguilhem, La connaissance de la vie, op. cit., p. 169. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 156.

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certaines influences »261. Voilà pourquoi « la médecine utilise les résultats de toutes les autres sciences au service des normes de la vie »262. Elle se met au service de cette dernière pour soutenir son effort et l’accompagner dans son projet. Une affirmation forte chez Canguilhem et qui mérite que nous lui prêtions toute notre attention, est que « le médecin a pris le parti de la vie [et] la médecine le sert dans l’accomplissement des devoirs qui naissent de ce choix »263. La science du médecin ne dicte pas ses normes à la vie, au contraire, elle se met au service des normes vitales polarisées que cette dernière valorise soit positivement soit négativement dans une sorte de dialectique ou de débat avec le milieu. De ce choix du médecin, de ce parti pris en faveur de la vie découle toute la force d’une éthique de la responsabilité que nous voulons extirper de la philosophie de la vie de Georges Canguilhem. Nous parlons d’une éthique de la responsabilité parce que le médecin devient otage de cette vie dont il lui incombe la tâche de tout mettre en œuvre pour assurer sa progression et sa multiplication, non selon des normes scientifiques, mais selon les normes proprement biologiques. En effet, la médecine « prolonge (…) un effort spontané, propre à la vie, pour lutter contre ce qui fait obstacle à son maintien et à son développement pris pour normes »264. Guillaume Le Blanc en vient à formuler une maxime pour exprimer l’éthique de la responsabilité de Georges Canguilhem. Il l’exprime en ces propos : « Agis de telle sorte que tu multiplies la vie en toi et autour de toi »265. En fait, Canguilhem pense que toute action thérapeutique doit 261

Ibid., p. 117. Ibid., p. 156. 263 Ibid., p. 153. 264 Ibid., p. 77. 265 G. Le Blanc, Canguilhem et les normes, op. cit., p. 101. 262

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être entreprise au profit de la vie, quand bien même elle aura l’air d’une expérimentation. La médecine, selon lui, « ne peut et ne doit refuser, pour la défense de la vie, aucun des secours que la vie peut recevoir de la technique»266. La relation de la médecine et de la vie dans la perspective de l’expérimentation doit être abordée sous l’angle de la technique. La médecine comme art de la vie se veut une pratique dont la décision se double d’un poids éthique que le clinicien ne saurait ignorer dans sa relation à l’individualité que constitue cette vie-malade. Face à cette singularité malade, il faut prendre position ; cette prise de position est à quelque degré une expérimentation. C’est une prise de responsabilité. Canguilhem est convaincu du fait que « soigner, c’est expérimenter »267. Comme on se trouve dans l’urgence de l’action et puisque personne « ne peut dire à l’avance où passe la limite entre le nocif, l’innocent et le bienfaisant, comme cette limite peut varier d’un malade à l’autre, que tout médecin se dise et fasse savoir qu’en médecine on n’expérimente, c’est-àdire on ne soigne qu’en tremblant. Mieux, une médecine de l’homme dans sa singularité de vivant ne peut être qu’une médecine qui expérimente. On ne peut pas ne pas expérimenter dans le diagnostic, le pronostic, dans le traitement »268.

Devant l’incertitude, toute prise de décision engage ou appelle à la responsabilité du clinicien qui se sent, comme tout autre vivant, tributaire des normes vitales. La décision de ce dernier engage non seulement l’avenir de la vie mais aussi la vie de l’avenir chez ce vivant singulier dont la normalité biologique se déploie en polarité dynamique. 266

G. Canguilhem, Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit., p. 383. 267 Ibid., p. 389. 268 Ibid.

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Au dire de Canguilhem, « toute prise de position concernant les moyens et les fins de la nouvelle médecine comporte une prise de position implicite, concernant l’avenir de l’humanité »269 et même, ajouterons-nous, l’humanité de l’avenir. L’éthique de la responsabilité qu’il esquisse, rend le clinicien responsable de l’avenir de la vie. La médecine se doit d’agir de telle sorte que la vie soit encore possible demain. La responsabilité du médecin est plus que jamais engagée dans la médecine contemporaine où ce dernier est acculé à l’expérimentation. Il doit garder présent à l’esprit que « soigner, c’est toujours, à quelque degré, décider d’entreprendre, au profit de la vie, quelque expérience »270. La responsabilité du médecin face à une décision clinique avec toute sa charge éthique, fait de lui un accusé potentiel permanent appelé à répondre au tribunal de la vie. En effet, « la médecine, puisqu’elle est désormais scientifiquement et techniquement armée, doit accepter de se voir radicalement désacralisée »271. De plus, « la médecine ne se réfugie pas dans le ciel des idées mais descend au plus profond des problèmes humains»272 pour communier avec l’angoisse et la douleur chez un vivant singulier. C’est la raison pour laquelle « le médecin, en restaurant des normes vitales par des actes de guérison, essaie de prolonger la vie par les techniques dont il dispose. Il apparaît ainsi comme l’intercesseur nécessaire à la vie elle-même »273. Comme l’a relevé Guillaume Le Blanc, « la médecine traduit pour Canguilhem une posture individuelle du malade dans la relation au médecin, du médecin vis-à-vis des angoisses et des douleurs du malade, dans l’horizon 269

Ibid., 384. Ibid., 391. 271 Ibid. 272 G. Le Blanc, Canguilhem et les normes, op. cit., p. 104. 273 Ibid. 270

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éthique du rétablissement du vivre et d’une valorisation de ce vivre par la relation médecin-malade »274. Le médecin, dans la pensée de Canguilhem, accomplit les exigences éthiques dans l’expérience de sa pratique où ce dernier allie prudence, tremblement, urgence de la décision, angoisse de mal faire. On comprend alors pourquoi « l’éthique ne s’écrit pas, elle se vit dans l’urgence de l’expérience »275. Canguilhem montre la difficulté d’une pratique médicale fondée sur les a priori : il s’agit en conséquence de relever l’insuffisance de la morale et d’affirmer par le fait même le primat de l’éthique sur cette dernière. En effet, « toute conduite éthique, identique à la conduite médicale, reconduit des créations angoissées d’expériences dans une situation où l’urgence impose d’intervenir rapidement, bouleversant les limites fixées a priori entre le bon et le mauvais, »276 entre le nocif, l’innocent et le bienfaisant. L’éthique de la responsabilité se vit dans l’urgence de la décision de faire, d’agir ou d’entreprendre, de risquer au profit de la vie. C’est pourquoi, « décider a priori de ce que peut ou ne peut pas le vivant humain, c’est l’empêcher de se constituer comme le sujet de ses actes, immergé dans une expérience sur laquelle il ne peut trancher à l’avance »277. Cette éthique se « construit dans l’expérience du risque assigné au vivant par sa précarité »278 du fait même d’être vivant. Par cette analyse phénoménologique, Canguilhem essaie de ranimer l’essence de la vitalité en tant qu’elle est une activité de valorisation polarisée où l’éthique se trouve rapportée à la vie perçue comme valeur dans une rencontre, dans le face-à-face du sujet-malade et du sujetmédecin. 274

Ibid., p. 104-105. Ibid., p. 105. 276 Ibid., p. 106. 277 Ibid. 278 Ibid. 275

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 Les thèses de Georges Canguilhem ont une portée novatrice pour l’épistémologie biologique et restent d’actualité dans la pensée biomédicale contemporaine. La tension de la normativité vitale permet de saisir la vie dans sa polarité dynamique comme imprévisible et irréversible. Par celle-ci, la vie se constitue comme débat ou explication avec le milieu. De plus, la positivation de la pathologie va en faveur de la saisie du mouvement de l’histoire scientifique où se vit la dialectique du savoir et du non-savoir. Ces thèses nous ont permis de voir en quoi une anthropologie philosophique implique la biologie humaine et la médecine comme ses deux pièces nécessaires. Il est apparu que la médecine entretient un double rapport avec le corps. Ce rapport porte soit sur le corps-objet soit sur le corps-sujet. C’est cette dialectique qui rend possible le dialogue entre le réductionnisme des méthodes scientifiques et la liberté qui caractérise la normativité vitale. L’idée du corps qui se dégage de l’anthropologie de Canguilhem se scinde en une triple acception. Il est question du corps dialectisé qui permet de tenir la relation entre le tout et ses parties dans une anthropologie unitaire. Il a été également question du corps langage ou textualisé en tant qu’il se donne comme un message à décrypter. De même, le corps sémaphorique est la troisième acception du corps chez lui. Il nous donne d’appréhender ce dernier comme émettant des signaux dont l’interprétation incombe au médecin. Celui-ci apparaît alors comme l’herméneute attentif aux signaux que lui envoie le corps. Par ailleurs, la pathologie holistique développée par Canguilhem nous est apparue comme une réaction contre une pathologie atomistique qui a pour conséquence la 162

parcellisation de l’organisme humain. L’organisme doit, selon lui, être visé comme une totalité. L’examen du rapport entre l’évolution de la vie et la responsabilité de la médecine, nous a permis d’esquisser en dernière analyse une éthique de la responsabilité et de valoriser l’inextricabilité du lien qui existe entre la médecine et la vie.

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CONCLUSION « La pleine conscience de l’incertitude, de l’aléa, de la tragédie dans toutes les choses humaines est loin de m’avoir conduit à la désespérance. Au contraire, il est tonique de troquer la sécurité mentale pour le risque, puisqu’on gagne ainsi la chance. Les vérités polyphoniques de la complexité exaltent, et me comprendront ceux qui comme moi étouffent dans la pensée close, la science close, les vérités bornées, amputées, arrogantes. Il est tonique de s’arracher à jamais au maître mot qui explique tout, à la litanie qui prétend tout résoudre. Il est tonique enfin de considérer le monde, la vie, l’homme, la connaissance, l’action comme systèmes ouverts. L’ouverture, brèche sur l’insondable et le néant, blessure originaire de notre esprit et de notre vie, est aussi la bouche assoiffée et affamée par quoi notre esprit et notre vie désirent, respirent, s’abreuvent, mangent, baisent ».

E. Morin Faisant nôtres ces idées moriniennes, nous dirons qu’il a été également tonique pour nous de nous risquer dans un essai de philosophie médico-biologique pour gagner en ouverture des perspectives de recherche épistémologique. Voilà pourquoi nous voulons, au terme de cette analyse, sans prétention aucune de notre part d’avoir épuisé tous les enjeux de la problématique de la santé et de la maladie, affirmer que les phénomènes vitaux à l’état pathologique ne sont pas la continuité homogène des phénomènes vitaux à l’état normal. Le pathologique est une nouvelle allure de la vie qui témoigne du dépliement de la normativité vitale en polarité dynamique. Le parcours que nous venons d’accomplir à travers l’œuvre épistémologique de Georges Canguilhem nous permet de relever, à travers l’examen du normal et du 165

pathologique, de la santé et de maladie, un intérêt manifeste pour les problèmes concrets de la vie humaine. Il développe pour ainsi dire un vitalisme rationnel ou ce que François Dagognet a appelé « un rationalisme appliqué vivant »279. L’intérêt pour les concepts témoigne de l’engouement de Canguilhem pour la revitalisation des problèmes que ceux-ci soulèvent. Il est apparu également chez lui que l’histoire des sciences faisait corps avec l’histoire des idées. C’est la raison pour laquelle il affirme qu’une véritable histoire de la physiologie et de la pathologie ne saurait faire l’économie d’une histoire des idées au risque de parvenir, non à une histoire problématisée mais à une simple mémoire de ces sciences. C’est ce qui fait de la pensée biologique et de son histoire chez ce dernier une pensée de « la question et de l’événement »280. La première partie de cette recherche nous a permis de suivre le mouvement des idées qui ont conduit à la constitution du dogme pathologique. Les théories ontologique et dynamique du pathologique se sont révélées comme facilitatrices de la dogmatisation de la thèse de l’identité du normal et du pathologique dont Auguste Comte et Claude Bernard ont été rendus responsables. L’examen des thèses de ces derniers a révélé l’influence remarquable des idées de Ribot, de Renan et surtout de Broussais sur le premier tout comme le déterminisme laplacien sur le second. Pourtant, l’un et l’autre affirment de façon absolue l’identité du normal et du pathologique pour n’admettre qu’une différence quantitative entre ces deux phénomènes vitaux. Les maîtres mots de ce dogmatisme sont la continuité et l’homogénéité de la santé et de la maladie. L’état maladif 279

F. Dagognet, Georges Canguilhem, philosophe de la vie, op. cit., p. 201. 280 P. Macherey, loc. cit., p. 70.

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ne serait que l’exagération quantitative des phénomènes vitaux à l’état de santé. La deuxième partie s’est voulue critique. Face aux thèses développées par Auguste Comte et Claude Bernard pour affirmer l’identité absolue du normal et du pathologique, Georges Canguilhem s’oppose avec véhémence aux affirmations de ces deux auteurs pour montrer en quoi le pathologique exprime une nouvelle allure de la vie dont la normativité se déplie en polarité dynamique. Il développe une critique remarquable à l’égard du déterminisme du milieu. Pour lui, le vivant et le milieu ne peuvent être dits normaux pris séparément, mais dans un débat mutuel. Il critique également le principe d’indifférence qui selon lui n’a aucune valeur dans l’appréhension de la vie ; 281 cette dernière ne connaît pas l’inertie : elle est polarité dynamique et ses allures sont propulsives et répulsives. Ceci l’amène à affirmer la relativité individuelle de la normalité biologique dans son débat avec le milieu. Au travers d’une précision conceptuelle, Canguilhem éprouve la nécessité d’une redéfinition du statut de la médecine tout comme la notion de guérison perçue comme une restauration du normal, un rétablissement de la normalité. La vie est création, invention, institution de normes. La vie après la maladie est une nouvelle vie tout comme la maladie exprime une nouvelle norme de vie qui manifeste en quelque sorte la mort de la normativité, c’est-à-dire la capacité de tolérer les infractions du milieu et d’instituer de nouvelles normes. La troisième partie quant à elle s’est voulue évaluation et ouverture des perspectives pour une philosophie de la 281

G. Canguilhem, Le normal et pathologique, op. cit., p. 57. « L’indifférence d’un vivant à ses conditions de vie, à la qualité de ses échanges avec le milieu, est profondément anormale ».

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vie prometteuse d’une médecine au service de la vie en tant qu’elle est un art de la vie. Avec tout l’arsenal technoscientifique dont bénéficie l’art médical aujourd’hui, ce dernier est devenu aujourd’hui et plus que jamais responsable de l’avenir de la vie et de la vie de l’avenir. La tension de la normativité vitale de même que l’irréversibilité et l’imprévisibilité des processus vitaux nous ont permis d’appréhender la vie comme polarité dynamique en débat existentiel avec le milieu. À travers la positivation du pathologique, nous avons saisi la dialectique du savoir et du non-savoir dans le mouvement de l’historiographie scientifique. La pathologie holistique de Canguilhem est conséquence de l’anthropologie unitaire qu’il développe dans un enracinement médicobiologique. En fondant sa pensée médicale non pas sur la nature humaine mais sur la norme et le normal, il esquisse une éthique de la responsabilité et de la tolérance qui le conduit à l’affirmation du primat de l’éthique sur la morale. Toutefois, la réflexion menée dans cet ouvrage ne se veut ni la profession d’un indéterminisme militant ni ne fait la promotion d’un relativisme outrancier encore moins la confession d’un scepticisme. Elle se veut pensée de la tolérance des aléas, de l’ouverture, de l’espérance et de la responsabilité. C’est une réhabilitation de la subjectivité et de l’individualité dans l’exploration clinique du vivant humain dont les marges de tolérance des infractions et des changements du milieu de vie ont été réduites dans l’événement que constitue l’état pathologique. Sans pour autant prétendre nous substituer à une tâche qui incomberait mieux à un médecin ou à un biologiste, nous sommes convaincu avec Canguilhem que « la philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirons volontiers pour qui 168

toute bonne matière doit être étrangère »282. L’intérêt que nous manifestons pour la pensée médicale est « une introduction à des problèmes humains concrets »283. C’est également parce que la vie est une chose très précieuse pour qu’on puisse la laisser entre les mains des seuls ingénieurs de la santé et de la vie. Notre entreprise est en dernier ressort une invite à une science avec conscience de notre responsabilité envers l’avenir de la vie et la vie de l’avenir. Cette conclusion ne se veut guère la solution d’une problématique toujours d’actualité mais elle exprime plus modestement le terme provisoirement fixé d’une recherche à poursuivre.

282 283

G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 7. Ibid.

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BRAUNSTEIN J-F., Broussais et le matérialisme. Médecine et philosophie au XIXe siècle, [s.l.], Méridiens Klincksieck, 1986, 326 p. BROUSSAIS F.-J.-V., Traité de physiologie appliquée à la pathologie, Paris, Delaunay, 1823, 575 p. CHANGEUX J.-P., RICOEUR P., Ce qui nous fait penser. La nature et la Règle, Paris, Odile Jacob, 2000, 333 p. COMTE A., Cours de philosophie positive, chap. I et II, Paris, De Gigord, 1933, 100 p. Cours de philosophie positive, Ire et 2e leçons, Paris, Hatier, [s.d.], 64 p. Discours sur l’esprit positif, Paris, Union générale d’éditions, 1963, 183 p. DAGOGNET F., Philosophie biologique, Paris, PUF, 1962, 108 p. DEBRU C., Philosophie de l’inconnu, le vivant et la recherche, Paris, PUF, 1998, 443 p. DHUROUT E., Claude Bernard, Paris, PUF, 1959, 136 p. DUMONT J-P. et al., Les présocratiques, Paris, Gallimard, 1988, 1639 p. 174

DUPOUEY P., Épistémologie de la biologie. La connaissance du vivant, Paris, Nathan, 1997, 127 p. FALISSARD B., Comprendre et utiliser les statistiques dans les sciences de la vie, Paris, Masson, 2005, 372 p. FELTZ B., La science et le vivant. Introduction à la philosophie des sciences de la vie, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 2002, 220 p. FOUCAULT M., Naissance de la clinique, Paris / Quadrige, 1963, 214 p. Dits et écrits I, 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001, 1707 p. GOLDSTEIN K., Der Aufbau des Organismus (La Structure de l’organisme), La Haye, Nijhoff, 1934, 446 p. HOTTOIS G., Le Paradigme bioéthique : une éthique pour la technoscience, Bruxelles, De Boeck, 1990, 214 p. De la renaissance à la postmodernité ; une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, Bruxelles, De Boeck, 2002, 559 p. 175

HYPPOLITE J., Figures de la pensée philosophique. Ecrits 1931-1968, vol.2, t.2, Paris, PUF, 1991, p. 512-1042. JACQUARD A., Au péril de la science ? Interrogations d’un généticien, Paris, Seuil, 1982, 216 p. KREMER - MARIETTI A., Éthique et épistémologie autour du livre ‘impostures intellectuelles’ de Sokal et Bricmont, Paris, L’Harmattan, 2001, 414 p. Épistémologiques, philosophiques, anthropologiques, Paris, L’Harmattan, 2005, 414 p. LA BIBLE de Jérusalem, La Sainte Bible, trad. française sous la direction de l’École biblique de Jérusalem, Cerf / Verbum Bible, 2001, 1889 p. LABORIT H., La nouvelle grille, Paris, Robert Lafont, 1974, 357 p. LAMY P., Claude Bernard et le matérialisme, Paris, Félix Alcan, 1939, 102 p. LECOURT D., La Philosophie des sciences, Paris, PUF, 2001, 127 p.

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LEVY-LEBLOND J. M., L’Esprit de Sel. Science, culture, politique, Paris, Fayard, 1981, 298 p. Impasciences, Paris, Fayard, 2002, 236 p. JACOB P., L’âge de la science 2 : Épistémologie, Paris, Odile Jacob, 1989, 335 p. MERLEAU-PONTY M., Structure du comportement, Paris, PUF, 1990, 248 p. La Nature, notes. Cours du collège de France, Paris, Seuil, 1995, 380 p. MONOD J., Le hasard et la nécessité, Paris, Seuil, 1970, 197 p. MONTEBELLO P., Vie et maladie chez Nietzsche, Paris, Ellipses, 2001, 140 p. MORIN E., Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil, 1979, 375 p. Science avec conscience, Paris, Seuil, 1990, 320 p. PATY M., L’Analyse critique des sciences ou le tétraèdre épistémologique, Paris, L’Harmattan, 1990, 219 p.

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PIAGET J., Logique et connaissance scientifique, Paris, Gallimard, 1967, 1345 p. Introduction à l’épistémologie génétique. La pensée physique 2, Paris, PUF, 1974, 339 p. L’épistémologie génétique, Paris, PUF, 1988, 127 p. PRIGOGINE I., STENGERS I., La nouvelle alliance ; Métamorphose de la science, Paris, Gallimard, 1979, 439 p. RIBOT Th., (1889) Psychologie de l’attention, Paris, L’Harmattan, 2007, 182 p. RENAN E., L’Avenir de la science, pensée de 1848 : Dialogues et fragments, Paris, CalmannLévy, 1954, 120 p. ROSTAND J., L’Atomisme en biologie, Paris, Gallimard, 1956, 271 p. SENDRAIL M., Histoire culturelle de la maladie, Toulouse, Privat, 1981, XVI-445 p. TCHEHRAZI Dr. E., Image de soi, Paris, Librairie Le François, 1936, 112 p.

178

THÉODORIDÈS J., Histoire de la biologie, Paris, PUF, 1984, 127 p. VINNICOTT D. W., La nature humaine, Paris, Gallimard, 1990, 216 p. WAGNER P., (dir.), Les philosophes et la science, Paris, Gallimard, 2002, 1124 p. ZITTOUN R., DUPONT B -M., Penser la médecine. Essais philosophiques, Paris, Ellipses, 2002, 272 p.

Autres Articles et Revues DEBRU C., « Le possible, le réel et les sciences de la vie » in Revue de Métaphysique et Morale, n°3, 2004, p. 381-397. MONOD J., « Les frontières de la biologie » in La Recherche, Trente ans de science et de recherche, n°331, mai 2000, p. 21-24. VEIGA-FERNANDES H., « La cellule-mémoire, gardien de l’immunité » in La Recherche, La physique peut-elle tout expliquer ?, n°349, janvier 2002, p.38-41.

179

Dictionnaires spécialisés JACOB A., (dir.), Encyclopédie philosophique universelle. Les notions philosophiques. Dictionnaire 2, 2002, 3297 p. LALANDE A., (1926) Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF / Quadrige, 2002, 1323 p. LECOURT D., Dictionnaire de la pensée médicale, Paris, Quadrige, 2004, XXV-1270 p.

180

BRÈVE BIOGRAPHIE DE Georges CANGUILHEM Philosophe et Médecin, dont l’épistémologie et l’histoire des sciences font, incontestablement, une des figures françaises les plus marquantes de son époque, Canguilhem se veut le continuateur de l’œuvre de Bachelard dans le domaine des sciences de la vie. Né à Castelnaudary en 1904, il entra en 1924 à l’école normale supérieure où il devait rencontrer Raymond Aron et Jean-Paul Sartre. Là il se fera disciple d’Alain. Engagé dans la résistance française à l’occupation pendant la deuxième guerre mondiale, il fut frappé par la mort de son jeune collègue Jean Cavaillès, pour qui il ne tarit point d’éloges. Agrégé de philosophie en 1927, il soutint sa thèse de médecine à Clermont- Ferrand en 1943 sur Essai sur quelques phénomènes concernant le normal et le pathologique. Professeur à la faculté des lettres de Strasbourg entre 1941-1948, il devint professeur de philosophie à la Sorbonne en 1953 ; succédant à Gaston Bachelard comme directeur de l’Institut d’histoire des sciences et des techniques de l’université de Paris, il est par la suite membre de l’académie internationale d’histoire des sciences, de l’académie internationale d’histoire de la médecine et de l’institut international de philosophie. Bien que sa filiation à l’épistémologie bachelardienne soit avérée, Canguilhem voit la nécessité d’amender les thèses bachelardiennes quand elles s’exercent en dehors de leur domaine de naissance. Le développement chez lui d’une épistémologie de la rupture et de la continuité est la conséquence du statut particulier des sciences de la vie dont il esquisse l’histoire.

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Il meurt en 1995 laissant derrière lui une œuvre immense dont la polémique de ses thématiques déconcerte le lecteur non avisé. Parmi ses nombreuses publications, nous pouvons citer, entre autres, La Connaissance de la vie (1952), La Formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles (1955), Le Normal et le pathologique (1966), Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, concernant le vivant et la vie (1968), Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie (1977).

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ANNEXE

Auguste Comte, (1798-1857) philosophe français, fondateur du positivisme

Claude Bernard, (1813-1878) médecin et physiologiste français, père de la médecine expérimentale, et ses étudiants

Georges Canguilhem, (19041995) philosophe et médecin français

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TABLE DES MATIÈRES REMERCIEMENTS .......................................................7 PRÉFACE .........................................................................9 INTRODUCTION..........................................................13 PREMIÈRE PARTIE LA CONSTITUTION DU DOGME PATHOLOGIQUE DANS LA PENSÉE MÉDICALE ..........................................................................................17 CHAPITRE I CONCEPTIONS CLASSIQUES DU PATHOLOGIQUE ........................................................21 I. 1 La théorie ontologique de la maladie .................22 I. 1. 1 L’attitude magico-religieuse devant la maladie ..................................................................................22 I. 1. 2 L’approche localisante du pathologique .......26 I. 2 La conception dynamiste du pathologique........29 I. 2. 1 De l’idée de déséquilibre et de dysharmonie.29 I. 2. 2 De la situation polémique de l’organisme .....31 CHAPITRE II DOGMATISATION DE LA THÈSE DE L’IDENTITÉ DU NORMAL ET DU PATHOLOGIQUE .................35 II. 1 La connaissance du normal chez Auguste Comte ..........................................................................36 II. 1. 1 Les influences de Ribot et Renan sur la thèse comtienne .................................................................36 II. 1. 2 Auguste Comte et le principe de Broussais ..39 II. 2 Claude Bernard et la correction du pathologique ...............................................................43 II. 2. 1 Identité et continuité du normal et du pathologique ............................................................44 II. 2. 2 De la maladie comme exagération quantitative du normal .............................................49

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DEUXIÈME PARTIE CANGUILHEM ET LE DOGME PATHOLOGIQUE ..........................................................................................55 CHAPITRE III APPROCHE CRITIQUE DES THÈSES COMTIENNES ET BERNARDIENNES ....................59 III. 1 Ambiguïté des thèses comtiennes ....................60 III. 1. 1 Du rapport cause et effet pathologique ......60 III. 1. 2 Les notions d’excès et de défaut ou la conservation d’une résonance qualitative ...............62 III. 2 Ambivalence des positions bernardiennes .....64 III. 2. 1 Absoluité de l’identité du normal et du pathologique ............................................................65 III. 2. 2 Collusion des concepts quantitatifs et qualitatifs chez Claude Bernard ..............................67 CHAPITRE IV LA NORMALITÉ BIOLOGIQUE CHEZ CANGUILHEM .............................................................71 IV. 1 Relativité individuelle de la normalité biologique dans son rapport au milieu de vie ..........72 IV. 1. 1 Canguilhem et le principe d’indifférence ....73 IV. 1. 2 Normalité biologique et polarité dynamique de la vie ....................................................................75 IV. 1. 3 Les allures de la vie : propulsives et répulsives .................................................................78 IV. 2 Précisions conceptuelles et impact sur l’appréhension de la normalité .................................80 IV. 2. 1 Le normal, l’anomal, l’anormal et le pathologique ............................................................81 IV 2. 2 La place du hasard et le statut de l’erreur ...86 IV. 3 De la notion de guérison comme restauration du normal ....................................................................90 IV. 3. 1 Le statut épistémologique de la médecine contemporaine..........................................................91 IV. 3. 2 De la pathologie paradoxale de l’homme normal ......................................................................95 186

CHAPITRE V NORMALITÉ ET INFRACTIONS SOCIALES : UN DÉPLACEMENT DANS LA PENSÉE DE CANGUILHEM .............................................................99 V. 1 La dialectique du social et du vital .................100 V. 1. 1 Le statut de l’infraction dans la connaissance de la norme ............................................................101 V. 1. 2 De la nouveauté ou de l’innovation sociale103 V. 2 Nature et culture dans l’appréhension du normal .......................................................................104 V. 2. 1 La normalisation et l’expérience anthropologique ou culturelle................................105 V. 2. 2 De l’adaptabilité .........................................107 TROISIÈME PARTIE IMPLICATIONS DES THÈSES CANGUILHÉMIENNES POUR L’ANTHROPOLOGIE ...............................................111 CHAPITRE VI IMPLICATIONS DES THÈSES CANGUILHÉMIENNES ............................................115 VI. 1 Tension de la normativité vitale ....................116 VI. 1. 1 L’irréversibilité et l’imprévisibilité ...........116 VI. 1. 2 Les implications de la positivation du pathologique dans le mouvement de l’histoire scientifique .............................................................121 VI. 2 L’anthropologie de Georges Canguilhem ....125 VI. 2. 1 Le corps et la médecine .............................126 VI. 2. 2 Une nouvelle idée du corps chez Canguilhem ................................................................................129 CHAPITRE VII CRITIQUE DE L’APPROCHE CANGUILHÉMIENNE DU PATHOLOGIQUE .....137 VII. 1 Perspectivisme et holisme chez Canguilhem ....................................................................................138 VII. 1. 1 La perspective sociobiologique ...............139 187

VII. 1. 2 La critique de la pathologie holistique de Canguilhem ............................................................142 VII. 2 L’évolution de la vie et la responsabilité de la médecine contemporaine .........................................146 VII. 2. 1 L’idée de devenir dans le néodarwinisme canguilhémien ........................................................147 VII. 2. 2 La question de la nature humaine............151 VII. 2. 3 Médecine et vie pour une éthique de la responsabilité chez Georges Canguilhem ..............156 CONCLUSION ............................................................165 BIBLIOGRAPHIE .......................................................171 BRÈVE BIOGRAPHIE DE Georges CANGUILHEM ............................................181 ANNEXE .......................................................................183 TABLE DES MATIÈRES ...........................................184

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