La Chanson de geste. Essai sur l'art épique des jongleurs

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SOCIETE DE PUBLICATIONS ROMANES ET

FRANQAISES

sous la direction de Mario Roques

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JEAN RYCHNER Archiviste paldographe Professeur 4 I’Universitd de Neuch&tel

LA CHANSON DE GESTE ESSAI SUR L'ART tPIQUE DES JONGLEURS

GENEVE

LILLE

LIBRAIRIE E. DROZ

LIBRAIRIE GIARD

8, rue Verdaine

2, rue Royale 1955

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LA CHANSON DE GESTE ESSAI SUR VART tPlQUE DES JONGLEURS

SOCIETE DE PUBLICATIONS ROMANES ET

FRANQAISES

sous la direction de Mario Roqubs

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LIII

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JEAN RYCHNER Archiviste paldographe Professeur h l’Universit6 de Neuchfttel

LA CHANSON DE GESTE ESSAI SUR L’ART tPIQUE DES JONGLEURS

GENEVE

LILLE

LIBRAIRIE E. DROZ

LIBRAIRIE GIARD

8, rue Verdaine

2, rue Royale 1955

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AVANT-PROPOS

Cei essai voudrait etre descriptif et synthetique, d’ou son titre, au singulier sans doute trop ambitieux : la chanson de geste. Le probleme des origines merite certainement I’enorme depense de forces, d’ingeniosite, de science, de temps qu’il a suscitee ; mais, pour eclairer la genese du genre epique, ne faut-il pas savoir, aussi exactement que possible, ce qu’il etait au temps de sa maturite ? Peut-etre conviendrat-on que Ton n’a pas consacre jusqu’ici a I’analyse descriptive de la chanson de geste I’attention qu’elle demande. Decrire d’abord, les ori¬ gines viendront ensuite. Si les origines etaient connues, il en irait differemment : on pourrait suivre le developpement, la formation du genre ; mais il s’en faut de beaucoup ! Et, puisque nous devons remonter du connu a I’inconnu, il importe de bien connaitre le connu : la direction des recherches sur les origines dependra de cette connaissance, qui, d’ailleurs, porte en elle-meme son propre prix. Les chansons de geste sont trop nombreuses, trop diverses, datent d’epoques trop differentes, pour que Ton puisse prendre facilement une vue synthetique du genre. Comment proceder ? Se servira-t-on, comme on le fait encore souvent, de I’ancien classement par cycles ? N’ot que trois gestes en France la garnie... Ce classement du xiii® siecle ne repond pas a nos besoins. Reposant sur des relations de sujets, il se prete a la rigueur a des etudes sur I’origine des chansons, sur I’histoire dans les chansons, car les memes personnages et les memes fails se retrouvent souvent dans un meme cycle.. Mais groupant des chansons d’epoques, de facture, d’esprit tres differents, il se prete tres mal a une etude descriptive du genre. Il m’a done semble que Ton pouvait fonder un premier essai des¬ criptif sur un tres petit nombre de chansons. J’en ai retenu neuf, dont voici la liste : 1.

La Chanson de Roland. Das altfranzdsische Rolandslied nach der Oxforder Handschrift, hrg. von Alfons Hilka, 3. verb. Auflage besorgt von Gerhard Rohlfs, Halle, 1948.



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2.

Gormont et Isembart, fragment de chanson de geste du XIsiecle, 6dit6 par Alphonse Bayot, 3® ed., Paris, 1931. (Classiques frangais du moyen age.)

3.

La Chanson de Guillaume, publiee par Duncan McMillan, Paris, 1949-1950, 2 vol. (Societe des anciens textes frangais.)

4.

Le PMerinage de Charlemagne a Jerusalem. Karls des Grossen Reise nach Jerusalem und Constantinopel, ein altfranzdsisches Heldengedicht, hrg. von Eduard Koschwitz, 5. Auflage besorgt von Gustav Thurau, Leipzig, 1907.

5.

Le Couronnement de Louis, chanson de geste du X//® siecle, editee par Ernest Langlois, 2® 6d. revue, Paris, 1925. (Classiques fran¬ gais du moyen age.)

6.

Le Charroi de Nimes, chanson de geste du X//® siecle, editee par J.-L. Perrier, Paris, 1931. (Classiques frangais du moyen age.)

7.

La Prise d’Orenge, published... by Blanche Katz, New York, 1947.

8.

Le Moniage Guillaume. Les deux redactions en vers du Moniage Guillaume, chansons de geste du X//® siecle, publiees d’apr^s tous les manuscrits connus par Wilhelm Cloetta, Paris, 1906-1913, 2 vol. (Societe des anciens textes frangais.)

9.

Raoul de Cambrai, chanson de geste, publiee par P. Meyer et A. Longnon, Paris, 1882. (Societe des anciens textes frangais.)

Par Chanson de Guillaume, j’entends les mille neuf cent quatrevingts premiers vers de Tedition McMillan, par Raoul de Cambrai les cinq mille cinq cent cinquante-cinq premiers vers de I’edition MeyerLongnon ; le Moniage Guillaume sans autre indication sera le Moniage Guillaume II. Ce choix, en partie arbitraire, procure une premiere base de tra¬ vail ; les conclusions qu’il autorisera pourront facilement etre v^rifiees, corrig^es ou ^largies par la suite. II a permis, me semble-t-il, une 6tude synth^tique, mais suivant de pres les textes. II offrait de plus des avantages didactiques : les etudiants pouvaient avoir pr^sentes a I’esprit neuf chansons de geste et les envisager d’ensemble. Get essai est en effet n^ d’un cours donne k la Faculte des lettres de Neuchatel, durant le semestre d’hiver 1954-55 ; on verra que je n’ai pas cherche k effacer les nombreuses traces qu’il porte de ces conditions parliculi^res d’^laboration et de diffusion.

Chapitre premier

LA DIFFUSION DE LA CHANSON DE GESTE

Un auteur dramatique ecrit pour la scene, pour un public groupe dans une salle, et la forme de son oeuvre depend de cela ; un romancier, par le livre, atteint le lecteur solitaire, qui peut revenir k loisir a la page prec^dente. La poesie, de nature plutdt orale qu’^crite, utilise parfois I’objet livre : sans la page du livre-codex, certains poemes de Mallarme n’auraient pas vu le jour. La po6sie lyrique des trouv^res est, scripturairement, d’une grande monotonie, mais il eut fallu I’ecouter en musique, la gouter dans les circonstances memes de son execution, et il serait faux de porter sur les paroles seules un jugement « litteraire », puisque ces paroles n’ont jamais ete considerees par leur au¬ teur que comme une partie d’un tout : musique et paroles. Les paroles qu’echangent plusieurs haut-parleurs dans un spectacle « son et lumiere » sont inseparables du d^or, de la musique, de la lumi^re. Bref, les genres litteraires sont etroitement dependants de certaines conditions de diffusion, qui relevent autant de I’histoire de la societe que de I’histoire litteraire. « Il existe un lien etroit entre les formes litteraires et les formes d’edition », telle est la conclusion 4 laquelle aboutissait Jean Andrieu au terme de son enquete sur le dialogue antique, qui lui avait permis de prouver, a partir de la presentation materielle de leurs oeuvres dans les manuscrits conserves, que ni Plaute ni Terence ne composaient par actes ni par scenes, le spectacle, de leur temps, etant rigoureusement continu. ^ Le genre dramatique est, en effet, lie a la representation ; cette servitude I’enchaTne encore aujourd’hui, malgre I’enorme predominance du livre dans la litterature. Plutot que de servitude, on pourrait parler d'application, au sens ou Ton dit d’un art qu’il est applique. L’art dramatique est applique a la scene. Et, sans doute, moins une societe est-elle evoluee, plus I’art litteraire y est-il applique a certaines conditions de diffusion, d'edition, si Ton veut, en prenant le terme au sens le plus large. L’influence du mode d’edition sur la forme litteraire est un des aspects, et non des moindres, des rapports de la litterature avec la societe. La chanson de 1 A. Dain, compte rendu de Jean Andrieu, Le dialogue antique ; structure et prisentation (Paris, 1954), dans Revue des etudes latines, t. 31, 1953, p. 440.



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geste, a I’epoque de sa purete, est sans doute I’expression de la societe et de I’ideologie feodales ; mais elle est liee a la realite sociale de fa^on bien plus etroite et plus concrete : la chanson de geste est appliquee au chant public par an jongleur. Elle est faite pour cela, et je crois qu’une analyse descriptive doit partir de la, de cette cle, et qu’il faut nouer les observations en faisceau autour de cette constatation centrale. Mais etablissons d’abord le fait : nos chansons etaient chantees par des jongleurs. Nous n’en irons pas chercher les preuves bien loin : plusieurs des neuf chansons choisies ont, en effet, un prologue qui prouve la recitation publique. Le Roland, le Pelerinage commencent, il est vrai, ex abrupto : Carles li reis, nostre emperere magnes, Set anz tuz pleins ad ested en Espaigne

et : Un jorn fut li reis Charles al Saint Denis mostier.

Le fragment de Gormont ne comprend pas le debut de la chanson. Mais les six autres chansons s’ouvrent par un prologue, qui nous montre le jongleur annon^ant sa chanson, vantant sa marchandise devant son auditoire. Guillaume : Plaist vus oir de granz batailles e de forz esturs, De Deramed, uns reis sarazinurs. Cun il prist guere vers Lewis nostre empereur ? Mais dan Willame la prist vers lui forgur, Tant qu’il ocist el Lai champ par grant onur. Mais sovent se cunbati a la gent paienur, Si perdi de ses homes les meillurs, E sun nevou, dan Vivien le preuz, Pur qui il out tut tens al quor grand dolur. Lunesdi al vespre. Oimas comence la changun d’Willame.

Couronnement : Oiez, seignor, que Deus vos seit aidanz ! Plaist VOS oir d’une estoire vaillant Bone changon, corteise et avenant ? Vilains joglere ne sai por quei se vant : Nul mot en die tresque on li comant. De Loois ne lairai ne vos chant Et de Guillelme al Cort Nes le vaillant, Qui tant sofri sor sarrazine gent ; De meillor ome ne cuit que nuls vos chant. Seignor baron, plaireit vos d’un essemple D’une changon bien faite et avenante ?



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Charroi : Oiez, seignor, Deus vos croisse bonte, Li glorieus, li rois de majeste ! Bone changon plest vous a escouter Del meillor home qui ainz creiist en De ? C’est de Guillelme, le marchis au cort nes, Comme il prist Nymes par le charroi monte.

Prise : Oez, seignor, — que Deus vos beneie, Li glorieus, li filz sainte Marie ! — Bone chanson que ge vos vorrai dire. Ceste n’est mie d’orgueill ne de folie, Ne de mengonge estrete ne emprise, Mes de preudomes qui Espaigne conquistrent. Icil le sevent qui en vont a Saint Gile, Qui les ensaignes en ont veil a Bride, L’escu Guillelme et la targe florie, Et le Bertran, son neveu, le nobile. Ge ne cuit mie que ja clers m’en desdie, Ne escripture qu’en ait trove en livre. Tuit ont chante de la cite de Nyme, Guillelmes I’a en la seue baillie, Les murs hautains et les sales perrines, Et le pales et les chasteleries. Et Deus, Orenge nen ot encore mie ! Pou est des homes qui verite en die, Mes g’en dirai, que de loing I’ai aprise. Si com Orenge fu brisiee et mal mise. Ce fist Guillelmes a la chiere hardie, Qui en gita les paiens d’Aumarie, Et ceus d’Eusce et celz de Pincernie, Ceus de Baudas et ceus de Tabarie. Prist a moillier Orable la roine ; Cele fu nee de la gent paienie, Et si fu feme le roi Tiebaut d’Aufrique, Puis crut en Deu le filz sainte Marie, Et estora moustiers et abaies. De ceus est poi qui ceste vos deissent. Oez, seignor, franc chevalier honeste ! Plest vos oir changon de bone geste. Si comme Orenge brisa li cuen Guillelmes ?

Moniage : Boine canchon plairoit vous a oir De fiere geste ? Bien le doit on joir. N’est pas joglere qui ne set de cesti. L’estoire en est el role a Saint Denis ; Mout a lone tans qu’ele est mise en obli. Mout fu preudom cil qui rimer le fist. Hui mais dirons d’un des fieus Aymeri, C’est de Guillaume au Cort Nes le marcis,



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Et des grans paines qu’en cest siecle sofri. Mout par est boine la canchons a oir.

Raoul : Oiez changon de joie et de baudor ! OTt av^s auquant et li plusor Del grant barnaige qui tant ot de valor. Chantit vous ont cil autre jogleor Changon novelle : mais il laissent la flor ; C’est de Raoul ; de Canbrai tint I’onour. Taillefer fu clamps par sa fieror. Cis ot .1. fil qui fu bon poingneor, Raoul ot nom, molt par avoit vigor. As fils Herbert fist maint pesant estor ; Mais Bernegons I’ocit puis a dolor. Ceste changon n’est pas drois que vous lais. Oiez changon, et si nous faites pais, Del sor Guerri et de dame Aalais, Et de Raoul cui fu lige Canbrai. Ces pairins fu I’evesque de Biauvais. As fils Herbert enprist Raous tel plait, Con VOS orrois en la changon huimais.

chansons ^talent done chanties par des jongleurs. Mais qui etaient-ils ? Nous ne nous attarderons pas k r^sumer ici le beau livre de M. Edmond Faral, Les jongleurs en France au moyen age, Paris, 1910, qu’il faut lire en entier. II convient cependant de retenir quelques points, plus particuli^rement utiles k notre recherche. Le jongleur pouvait gtre k la fois musicien, po^te, saltimbanque ; le vagabond, qui erre sur les routes et donne des representations dans les villages ; le vielleur, qui, k I’etape, chante de geste aux peierins ; charlatan, maitre de danse ; I’acrobate qui jongle avec des couteaux, qui traverse des cerceaux k la course, qui mange du feu, qui se renverse et se desarticule ; le bateleur qui parade et mime ; le bouffon qui niaise et dit des balourdises ; le montreur d’animaux, bref, I’ancetre de tous les forains de nos foires : hercules, montreurs de puces, prestidigitateurs, danseurs de corde, avaleurs de sabre (Faral, p. 1, qui reserve d’ailleurs la possibility qu’un jongleur ait yty ou ceci ou cela). Nqs

Les jongleurs s’attiryrent les foudres de I’Eglise, qui les considerait comme les porteurs de toutes turpitudes, et qui n’exceptait que ceux qui, selon le texte bien connu, cantant gesta principum et vitam sanctorum ; distinction morale, n’ytablissant pas, sans doute, de clas¬ sification valable sur le plan social et professionnel (Faral, p. 67-70). Les chanteurs de geste sont assimiles ailleurs k la foule des jongleurs et ne semblent pas s’en distinguer par des moeurs particuliyrement pures. Ils passaient, comme les autres, pour ivrognes, joueurs, gour¬ mands, faineants, voleurs, misereux, mendiants, querelleurs.

— 13 — Une de nos chansons, le Moniage, nous offre ce joli tableau de moeurs : les brigands sont embusqu6s dans la forSt; ils entendent chanter le serviteur de Guillaume, croient que c’est un jongleur et s’appr^tent k lui r^gler son compte. Mais le huiti^me larron s’y oppose: 1247

Dist li witismes : « Por Dieu, laissi^s ester ! Mien entient que chou est uns joglers, Qui vient de bore, de vile ou de cit6, La ou il a en la place cant^. A jougleor po6s poi conquester, De lor usage ai jou veu ass6s : Quant ont trois saus, quatre ou cine assanbl^s, En la taverne les keurent alder, S’en font grant joie tant com ptient durer, Tant come il durent ne feront lasquet^. Et quant il a le boin vin savour^ Et les viandes qui li sont a son gr^, Si est bien tant que il ne puet finer. Quant voit li ostes qu’il a tout alou6, Dont I’aparole con ja oir porr^s : « Frere, fait il, querrds aillors ostel, Que marceant doivent ci osteler ; Doun^s moi gage de chou que vous dev6s. » Et cil li laisse le cauche ou le soller, Ou sa viele, quant il n’en puet faire el, Ou il li ofre sa foi a afier Qu’il revenra, s’il li veut respiter. Tous dis fait tant que on le lait aler. Quant est a I’uis, il se prent a I’errer Et si vait querre ou se puist recovrer, A chevalier, a prestre ou a ab6. Boine coustume, certes, ont li jogler ; Ausi bien cante quant il n’a que disner Con s’il eust quarante mars trouv^s ; Tous tans font joie tant comme il ont sant6. Por amor Dieu, laissi^s I’outre passer.»

Le mime des Deux bourdeurs ribauds, qui, dans sa bouffonnerie, doit cependant tenir quelques 616ments de la r^alit^, nous montre des chanteurs de geste qui se vantent de savoir saigner les chats, ventouser les boeufs, jouer des couteaux, de la fronde, en meme temps que de toutes sortes d’instruments de musique. Dans Daurel et Beton, un jongleur chanteur de geste, qui est consider^ par son maTtre presqu’cl I’egal d’un vassal, accompagne de la vielle les tours d’acrobatie de sa femme et en fait lui-meme (Faral, p. 83). Un miracle de Gautier de Coinci met en scene un jongleur, qui est en r^alite le diable, et qui possede, en plus de ses qualites de musicien et de chanteur, des talents de pecheur, de chasseur, de joueur d’echecs, de tireur d’arbal^te... (Faral, p. 83-84.)

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14 — Ces textes nous importent, car nous y voyons I’exercice epique mele ^ des tours de toutes sortes, et pratique, parmi d’autres « arts », par des professionnels possedant sans doute, pour la chanson de geste comme pour les culbutes, une technique particuliere. La chanson de geste avait bien un cote « article de foire » et les badauds rassembles devaient payer pour I’ecouter, faute de quoi le jongleur mena9ait de se taire. Dans le Couronnement, au moment de passer a la bataille contre Corsolt, le chanteur dont nous avons con¬ serve la version disait : « Dans cette bataille, Corsolt trancha le nez de Guillaume, comme vous allez I’entendre avant la nuit, se vous donez tant que vueille chanter » (v. 314). « L’un de ceux qui chantaient Huon de Bordeaux, interrompant son recit vers le milieu et convoquant ses auditeurs pour le lendemain, leur recommandait d’apporter chacun une maille nouee dans le pan de la chemise... Le jongleur prenait toujours grand soin de ne pas etre dupe. 11 annongait d’abord que, si on voulait Touir, on devait se munir d’un bon denier ; ou faudrait I’argent, faudrait le jongleur » (Faral, p. 119-120). Baudouin de Sebourc : Or vous traiez en cha, signour, je vous en prie : Et qui n’a point d’argent, si ne s’assieche mie ; Car chil qui n’en ont point ne sont de ma partie.

Gui de Bourgogne. Le jongleur s’interrompt, comme celui du Cou¬ ronnement, au moment ou I’interet est le plus vif : Qui or voldra changon ofr et escouter, Si voist isnelement sa boursse desfermer, Qu’il est huim^s bien tans qu’il me doie doner. (Textes cites par Faral, p. 120.)

Article de foire, done, « crie » comme un autre lors des fetes publiques, des processions, des pelerinages. Mais les jongleurs, leurs chansons sur le dos, si je puis dire, les colportent aussi dans les chateaux, accourent aux adoubements, aux mariages. De nombreux romans (voir Faral, appendice III) nous montrent des jongleurs jouant et chantant dans les soirees seigneuriales. La plus complete de ces scenes, celle du roman de Flamenca (Faral, p. 100-102), donne peu de place aux chansons epiques dans le reper¬ toire des jongleurs, et e’est naturel. Dans des reunions mondaines, ou les femmes tenaient une place preponderante, le recit des hauts faits de barons assez frustes, des histoires militaires, devaient interesser

— 15 — moins que les subtilites psychologiques et les aventures amoureuses du roman courtois. On chantait cependant de geste aux noces : Firent les noces richement, Assez i firent venir gent, Assez i ot chante de geste, Et moult t firent belle feste. ^

L’empereur d’Allemagne Conrad, du roman de Guillaume de Dole, amoureux et languissant, ne quitte plus ses appartements, se fait saigner et reve : 1328

Ahi ! Dex ! com il se desvoie De ce qui plus li touche au cuer ! Cel jor fesoit chanter la suer A un jougleor mout apert Qui chante cez vers de Gerbert...

Suit une laisse de la chanson de Gerbert de Mez. Voila la chanson de geste bien loin de la place publique, dans I’intimite d’une chambre de chateau ! Dans une de nos chansons, la Prise d’Orange, Gillebert, le prisonnier qui s’est echappe d’Orange, trouve a Nimes Guillaume sous un pin : 138

Desoz le pin lor chantoit uns juglers Vielle changon de grant antiquity, Molt par fu bone, au conte vint a gre.

La chanson de geste distrayait egalement le seigneur en voyage, comme une chanson de route. Guillaume, dans le Moniage /, lorsqu’il se rend au ravitaillement en poisson, demande au serviteur qui I’accompagne de chanter, et le serviteur lui propose assez curieusement : 446

Voles oir de dant Tibaut I’Escler, Et de Guillaume, le marcis au cort nes. Si com il prist Orenge la chite, Et prist Orable a moillier et a per, Et Gloriete, le palais principer ?

Guillaume ecoutant chanter ses propres mariage avec Orable !

exploits

et

celebrer

son

Pour le seigneur, le jongleur devenait parfois un vrai compagnon, qu’il retenait aupres de lui ; et c’est le cas des menestrels connus, dans I’histoire et dans la litterature, le Jouglet de Guillaume de Dole, par exemple. M. Faral a situe le fait « menestrels » au xiii® siecle.

1 Castoiement d’un pere d son fils, dans Fabliaux et contes..., publ. par Barbazan, nouv. ed. par M. M6on, t. II, Paris, 1808, p. 57.

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— 16 — Mais des t^moignages nous montrent, pour I’ancienne epoque, des jongleurs combattant avec leur seigneur et associant les qualites du brave k celles du bon chanteur de geste. C’est tout d’abord le passage bien connu du Guillaume : Guil¬ laume rentre /Je I’Archamp, un homme mort au travers de sa selle. Guibourc, qui Taper^oit d’une fenetre du chateau, craint que le cadavre ne soit celui de Vivien ou de I’empereur Louis. Un baron I’interrompt : 1257

« Taisez, ma dame, ja sur els nel metum ! Ainz ad mun seignur Willame un jugleur. En tote France n’ad si bon chantur, N’en bataille plus hardi fereur ; E de la geste li set dire les changuns, De Clodoveu, le premer empereur Que en duce France creeit en Deu, nostre seignur, E de sun fiz, Flovent le poigneur, Ki laissad de dulce France I’onur, E de tuz les reis qui furent de valur Tresque a Pepin, le petit poigneur, E de Charlemaigne e de Rollant, sun nevou, De Girard de Viane e de Oliver, qui fu tant prouz. Cil furent si parent e sis ancesur. Preuz est mult, e pur go I’aime mun seignur, E pur sul itant qu’il est si bon chanteur E en bataille vassal conquereur. Si Ten aporte mun seignur de I’estur. »

C’est ensuite la tradition selon laquelle un jongleur nomme Taillefer aurait chante la Chanson de Roland a la bataille de Hastings. Nous n’allons pas reprendre ici les pieces de ce proces, tant de fois citees ; on les retrouvera dans I’ouvrage de M. Faral (p. 56-57 et 275-276), qui a refuse toute valeur aux temoignages de Gui d’Amiens et de Guillaume de Malmesbury. « L’episode... est isole dans I’histoire et par consequent ne prouve rien » (p. 57). II se peut, en effet, que ce temoignage soit recusable dans ses precisions, et Ton ne fondera pas sur lui le terminus ante quern de la Chanson de Roland; mais je n’en dirais pas autant de la scene comme telle. Qu’y a-t-il de si invraisemblable dans ce fait : un jongleur, familier d’un baron, I’accompagne a la guerre et, tandis que Ton chevauche, lui chante les chants qu’il connait ? Le temoignage de la Chanson de Guillaume va dans ce sens. Et, de meme, un passage de Raoul le Tourtier, a I’extreme fin du XI® siecle, qui, dans les Miracula sancti Benedicti, decrit une troupe de pillards bourguignons si confiants dans leur nombre, leur force et leur jeunesse, qu’ils se faisaient preceder d’un jongleur, qui, en s’accompagnant d’un instrument de musique, chantait les exploits et les guerres des ancetres, afin de les exciter encore davantage a executer

— 17 les mechants projets qu’ils avaient con^us (texte latin chez Faral, p. 56). Et Ton comprend que Toutrecuidance de ces pillards consiste a suivre I’usage des seigneurs barons se rendant a leurs guerres. Qu’il y ait des jongleurs sur les places de foires et qu’il y en ait aussi dans I’intimit^ des barons, cela n’est pas 6tonnant : la reussite dans ce metier tient au talent, qui est in^gal, a la faveur du public, qui est changeante. Des jongleurs ont reussi, d’autres sont restes fameliques, comme il y a des acteurs qui dinent a la table des ministres et des rois et d’autres qui devorent seuls un cornet de frites ! De la foire au chateau, le repertoire epique reste le meme, et, dans I’un et I’autre endroits, la chanson de geste est liee au jongleur, professionnel de I’art epique comme il Test d’autres divertissements. *

Get art epique etait, certes, un art de diseur, un art dramatique, le joueur « jouait» sa chanson, comme un acteur son role. Mais cet art etait aussi musical, puisqu’enfin les chansons de geste sont des chansons, chantees avec accompagnement de vielle. On a vu, dans nos prologues, le verbe chanter definir Taction du jongleur. Dans le Roman de la Violette, de Gerbert de Montreuil, le heros Gerard s’est costume en jongleur pour penetrer dans le chateau d’un rival. Il attend a la porte, a la fa^on des jongleurs, jusqu’a ce qu’un chevalier le fasse entrer et Temmene dans la salle, puis Tengage a jouer de la vielle. Mais Gerard, qui etait mouille et fatigue, demande a se rechauffer d’abord ; il chantera apres le repas. « Maudit ce refus! » s’exclame le chatelain. Aussitot Gerard se leve, accorde sa vielle, tout en pensant : « Quel metier que celui de jongleur ! C’est quand il a froid et faim que le plus souvent on lui demande de chan¬ ter et de s’asseoir au vent. Mais enfin, il faut bien que je m’execute et que je fasse ce que je n’ai jamais appris, a savoir : 1402

Chanter et vieler ensamble. » Lors commencha, si com moi samble, Con chil qui molt estoit senes, Un ver de Guillaume au court nes, A clere vois et a douch son.

Suit une laisse de la chanson d’Aliscans. Les jongleurs distinguaient paroles et musique. Ainsi Jean Bodel, dans les Saisnes : 2

— 18 — Ja nuls vilains jugleres de ceste ne se vant, Quar it n’an sauroit dire ne les vers ne le chant. i

Bien plus, on connait des contrafacta, malheureusement sans musique, de certaines chansons de geste. Un troubadour, Guiraut de Luc, nous dit qu’il compose un sirvent^s sur la musique de Beuve de HantoTie : el son Beves d’Antona. Un autre meridional, le Catalan Ramon Muntaner, au debut du xiv« siede, pretend composer sur la musique de Gui de Nanteuil : en so Gui de Nantull. ^ Non seulement, done, les chansons de geste etaient chantees, mais leur meiodie leur etait propre : on pouvait parler de la musique du Roland comme de ses paroles. Et pourtant, toutes les chansons de geste, dans tous les manuscrits qui nous les ont conservees, sont transcrites sans notation musicale. La seule phrase musicale authentiquement epique qui nous soit parvenue se trouve d?ins le Jeu de Robin et Marion. Les bergers et bergeres, Robin, Marion, Gautier, Peronnelle, ont decide de faire une petite fete, accompagnee d’un pique-nique. Les provisions sont \k. Gautier propose : Je sai trop bien canter de geste. Me voi^s vous oir canter ? Robins Oil. Gautiers Fai moi dont escouter...

et il en tonne ce vers : Audigier, dist Raimberge, bouse vous di. Vers grossier appartenant k une parodie de chanson de geste, Audigier (v. 521), dont nous possedons le texte, chanson orduriere, mais ins¬ tructive, puisqu’elle donne la caricature du style epique. Nul doute que la musique, qui, dans les manuscrits de Robin et Marion, accompagne le vers cite d’Audigier, ne soit une meiodie de caractere epique. La voici, dans la transcription de Gennrich. ^

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1 Cit6 par Fr. Gennrich, Der musikaltsche chansons de geste, Halle, 1923, p. 7. 2 Voir Gennrich, op. cit., p. 10. 3 Op. cit., p. 13.

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Vortrag der altfranzdsischen

— 19 — Nous viendrons plus loin k la question de savoir si la m§me phrase musicale servait k tous les vers d’une meme chanson. *

Les jongleurs, diffuseurs, executants des chansons de geste, en etaient-ils aussi les auteurs ? Que savons-nous k ce sujet ? Les six prologues que nous avons vus sont des prologues d’executants ; le jongleur n’y pretend pas etre, meme s’il Test, I’auteur de la chanson qu’il annonce. Celui qui « crie » le Moniage dit meme expressement : Mout fu preudom cil qui rimer le fist (v. 6) ; ce n’etait done pas lui. Deux de nos chansons, le Roland et Raoul de Cambrai, comportent cependant chacune un passage peut-etre relatif k leur auteur. On ne saura sans doute jamais quelle part k prise Turoldus a la chanson de Roland d’Oxford, au dernier vers de laquelle il est mentionne. En a-t-il 6te le trouveur, le chanteur, le copiste ? Ou seulement I’auteur d’une geste ou chronique latine dont se serait inspire I’auteur de la chanson ? On en discutera longtemps encore, sans grand profit. Le Bertolais de Raoul de Cambrai, fameux egalement, est pareillement discute. Apres I’incendie d’Origny et la belle sc^ne de la separa¬ tion de Bernier et de Raoul, les armees se preparent de part et d’autre et vont se rencontrer dans la grande bataille d’Origny, au cours de laquelle Raoul sera tue. Juste avant le recit de la bataille, il y a une sorte de recommencement, de reprise de la chanson, comme nous en signalerons plus loin. Ybert de Ribemont a jure que Raoul ne tiendra jamais un pied de sa terre, Bernier s’est eerie : « Maudit qui s’enfuira le premier ! » et voici, immediatement apres : 2442

Bertolais dist que chanson en fera, jamais jougleres tele ne chantera. Mout par fu preus et saiges Bertolais, Et de Loon fu il nez et estrais, Et de paraige del miex et del belais. De la bataille vi tot le gregnor fais : Chanson en fist, n’orreis milor jamais. Puis a este oie en maint palais, Del sor Guerri et de dame Aalais, Et de Raoul, siens fu liges Cambrais ; Ces parins fu Levesques de Biauvais...

Les vers 2442-2443, qui semblent d’abord signifier a peu pr^s : « Moi, Bertolais, jongleur ici present, je vous dis que vous allez enten¬ dre sur cette bataille la meilleure chanson que jamais jongleur chanta », annonce qui « relancerait » la chanson, en ferait attendre la

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suite, attacherait I’auditoire k cette suite, comme il arrive fr^quemment dans d’autres chansons, ces deux vers sont en realite bien plus etranges a la lumi^re des vers qui suivent : le verbe dist du vers 2442 appartient, non pas au temps de la recitation actuelle de la chanson, mais au temps du r^cit, des ev^nements chantes. Bertolais, noble baron du camp des fils d’Herbert, annonce a ses compagnons, avant la bataille, qu’il a I’intention de faire ensuite, sur cette bataille, une chan¬ son excellente passant toutes les autres. Sous les yeux de cet observateur-trouveur, les combattants d’Origny devaient se repeter, comme ceux de Roncevaux : Male canQun de ms dite ne sell ! {Roland, v1014). Cette chanson, que Bertolais composa effectivement apres avoir vu toute la bataille, a ete depuis chantee en maint chateau, « et c’est celle-1^ meme que je vous chante, seigneurs ! » dit en substance le jongleur. Les ^diteurs de la chanson (p. XXXV) ont cru que « Berto¬ lais avait mis son nom a son oeuvre, en temoignant qu’il avait assiste aux ev^nements racontes », lesquels se passaient en 943, et que le nom s’en etait transmis avec la chanson jusqu’a I’epoque de notre redaction, soit la fin du xir siecle. Pour Bedier, ^ c’est une fable garantissant I’authenticite et I’excellence de la chanson chantee. Bedier semble avoir raison ; on pent penser que cette fable s’est greffee sur une annonce du type commun et de la signification que je supposais d’abord. Un jongleur posterieur, par exemple I’auteur du remaniement rim§ que nous possedons, trouvant cette annonce, I’aura mal comprise, ou plutdt aura fait expres de ce Bertolais un contemporain des evenements, garantissant sa chanson, authentifiant sa marchandise. Si les choses se sont passees de cette fa^on, Bertolais etait peutetre I’auteur de Raoul de Cambrai : changon en fera; mais, le verbe fera pent sans doute designer aussi bien la recitation de la chanson. Si nos neuf chansons restent en somme presque muettes sur leurs auteurs, quelques autres textes epiques, recueillis par M. Faral, sont un peu plus explicites. La Chevalerie Ogier (vers I’an 1200) cite comme son auteur un jongleur, Raimbert de Paris : Seignor, oies, que Jhesu bien vous faiche... De fiere geste et de fer vaselage : Raimbers le fist a I’adure corage, Chil de Paris qui les autres en passe ; 11 n’est jonglerres qui soit de son lignaje, Qui tant boin vers ait estrait de barnaje. (Faral, p. 184) 1 Les legendes ^piques, t. II, 2' ed., Paris, 1917, p. 370-375 et 466-468.



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Raimbert de Paris, auteur de la Chevalerie, est done assimil^ a un jongleur, jonglerres. La Destruction de Rome (seconde moiti^ du xii® siecle) :

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Seignours, or fetes pes, franke gent honoree. Gardes k’il n’i ait noise ne corous ne mellee, S’orr^s bone chanchon de bien enluminee. N’i sera fable dite ne mensonge provee. Niuls des altres jouglours, k’els le vous ont contee, Ne sevent de I’estoire vaillant une darree. Le chanchon est perdue et le rime faussee ; Mais Gautier de Douay a la chiere membree Et li rois Loeis, dont I’alme est trespassee — Ke li fache pardon la verge honoree ! — Par lui et par Gautier est I’estoire aiinee Et le chanchon drescie, esprise et alumee, A Saint Dynis de France premierement trovee, Del rolle de I’eglise escrite et translatee ; Cent anz i a este, ch’est verity provee. Cil ke la chanchon fist I’ad longement gardee, Ains i! n’en volut prendre a voir nulle darree Ne mul ne palefroi, mantel ne chier fourree ; Ne onke en haite court ne fu par lui chantee... (Faral, p. 178)

Ce prologue reste obscur. II semble que la chanson etait chantee par des jongleurs (v. 5), mais dans une version deterioree, a ce que pretendent les auteurs d’une version rajeunie, Gautier de Douai et Louis, eux-memes jongleurs. « Les quatre derniers vers que nous avons cites sont curieux et contiennent une allusion interessante a des marches qui devaient se passer d’auteurs a editeurs. Malheureusement le cil ke la chanchon fist du vers 16 est tres obscur et on ne salt gufere de quel auteur de quelle chanson le poete veut parler... Mais ces affir¬ mations ne sont-elles pas de pures fantaisies, inventees tout expres pour persuader le public qu’on lui offrait de I’inedit ? Gautier et Louis ont invente leur histoire, comme ils ont invente I’histoire de cette histoire » (Faral, p. 179). Ces quatre derniers vers, a quelque personnage qu’ils se rapportent, sont, en effet, visiblement destines, comme la reference aux archives de Saint-Denis, a mettre en valeur la chanson que Ton chante, a insister sur son caractere inedit et vraiment historique, sur la peine que Ton a eue a se la procurer ; clause du style des jongleurs, article de leur propagande, ils n’en montrent pas moins certains usages professionnels sans doute reels : le soin jaloux avec lequel des jongleurs-auteurs pretendaient garder le monopole des chansons qu’ils avaient composees, leur gagne-pain. La meme coutume est encore illustree par le prologue de la Bataille Loquifer (vers I’an 1200) :



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Ceste cangons est faite grant piega. Por voir vous di .C. et .L. ans a ; Grandors de Brie, qui les vers en trova, Por sa bont^ si tres bien le garda, C’ains a nul home ne I’aprist n’ensigna. Maint grant avoir en ot et conquesta Entor Sesile u li bers conviersa. Quant il fu mors a son til le douna. Li rois Guillaumes tant celui losenga, Que la cangon de devers lui saga, Ens en .1. livre le mist et saiela. Quant il le sot, grant dolor en mena : Puis ne fu sains tant come il dura. (Faral, p. 179)

Graindor de Brie conservait jalousement le texte de cette chan¬ son ; il ne consentit k I’apprendre k aucun jongleur, car elle lui rapportait gros, en Sicile ou il s^journait. Son fils en avail herite. Et un jongleur, nomm^ Guillaume, le trompa si bien qu’il reussit a en transcrire le texte. — Que I’histoire de Graindor de Brie soit vraie ou forg^e pour les besoins de la cause, la conclusion reste la meme : cette apretd des jongleurs k conserver la propri^t^ de leurs chansons doit avoir 6t6 r^elle. On la retrouve encore dans le prologue de Doon de Nanteuil (Faral, p. 182). Ainsi, les textes ne permettent pas d’isoler trouveurs et auteurs, d’une part, jongleurs-ex^cutants, d’autre part, car tous ces professionnels appartiennent au mSme metier, celui de jongleur (voir Faral, p. 79); mais ils nous introduisent dans la r6alit6 vivante de ce metier, dans les conditions mSmes de la composition et de I’exploitation de la chanson de geste ; ils nous montrent, en elle, comme un objet fabrique, dont I’inventeur s’efforce de conserver le monopole, mais qui excite la convoitise de ses concurrents, qui r^ussissent parfois a le lui voler. La chanson de geste, article de foire, est aussi le produit d’une Industrie. Rien n’est moins gratuit que cette litterature ; aucun genre n’est au contraire plus 6troitement conditionne. *

Les textes, si insuffisants soient-ils, nous ont aides a comprendre dans quelles conditions la chanson de geste naissait et se diffusait, la situation sociale de I’^popee. L’image reste cependant fragmentaire. Ne pourrait-on pas la completer par des observations sur une littera¬ ture 6pique encore vivante ? Bien sur, les circonstances ne seront jamais exactement les memes ; neanmoins, la ou il y a jongleurs et chants, metier et produit du metier, se trouvent reproduites les condi-

23 — lions les plus importantes. Parmi les 6pop6es vivantes, I’^pop^e serbe offre sans aucun doute le meilleur champ d’observation, et elle a 61^ bien 6tudi6e. Nous allons mentionner ici quelques fails g6n6raux, d’apr^s le pelil ouvrage de Malhias Murko, La poesie populaire epique en Yougoslavie au debut du XX® siecle, Paris, 1929, quille k revenir dans la suile de cel essai sur lei ou lei point particulier. A la date ou ^crivait Murko, I’^pop^e 6tait encore vivante en Bosnie, et surtout en Herz^govine et au Mont^n^gro, et dans le sandzak de Novi Pazar, entre le Montenegro et la Serbie. Les chanteurs sont en g^n6ral des amateurs ; a la campagne, des paysans, k la ville, des artisans. Mais il existe, et surtout il a exists des professionnels. « On chante surtout pendant les longues nuits d’hiver autour du foyer et au cours des reunions dans les maisons des paysans aises, pendant les veill^es, lors des fetes rituelles et familiales, et, d’une maniere g^n^rale, en toute occasion de joie, notamment aux noces » (p. 13). Quand une fiancee 6tait amende de loin, il arrivait qu’un chanteur accompagnat la caravane ; ce qui nous rappelle I’episode de Raoul de Cambrai, ou Ton voit Bernier et la fille de Guerri, qui se sont mari^s k I’^glise d’Arras, revenant k Saint-Quentin pour les bombances : 6085

Berniers chevalche et la fille Guerri Et Gautel^s et Ybers li floris. .1. jougler chante, onques millor ne vi. Dist Gautel^s : « Bon chanteour a ci ! »

« On chante encore publiquement dans les cafes..., pres des monasteres et des eglises, ainsi que dans les foires. On chantait aussi beaucoup au cours des randonn^es a cheval, surtout la nuit, mais dans ce cas sans gusle » (p. 13) ; ce qui nous rappelle I’histoire des pillards bourguignons chez Raoul le Tourtier. « Chez les Musulmans du nord-ouest et du nord de la Bosnie, il y a des chanteurs qui, I’hiver, voyagent de pays en pays pendant des mois entiers... Les pachas et les seigneurs feodaux appelaient des chanteurs pour les distraire eux-memes et leurs invites » (p. 13-14). Les chants sont de longueur variable, de quelques centaines de vers a trois ou quatre mille ; mais les chants longs sont tout de meme I’exception. « Les chanteurs ne sont pas en mesure de preciser le nombre des chants qu’ils savent. 11s disent communement qu’ils en savent trente ou quarante, ou une centaine, ou bien encore-qu’ils peuvent en chanter un nouveau tous les soirs pendant trois mois, ou meme pendant toute

— 24 — I’annee. D’habitude ils n’exagerent pas, et je me suis rendu compte que leur repertoire peut etre plus considerable qu’ils ne I’indiquent eux-memes. Pour donner une idee de sa richesse, je rappelle que le musulman Salko Vojnikovic, de Bosnie, a chante, ou, pour mieux dire, a dicte, du 2 janvier au 17 fevrier 1887, a Zagreb, quatre-vingtdix chants comptant au total plus de quatre-vingts milliers de vers, soit environ le double de Vlliade et de YOdyssee reunis » (p. 15). Les pre¬ tentions des bourdeurs ribauds ne sont done pas, du point de vue mnemonique, exagerees ; quatre-vingt mille vers equivalent, en effet, a une vingtaine de chansons de la longueur du Roland. L’entrainement des chanteurs yougoslaves commence tres tot, des I’enfance, sur les genoux d’un pere ou d’un a'ieul, puis, devant un public, des I’age de dix k douze ans, et dure jusque vers vingt-cinq ans. Ceux qui veulent devenir excellents s’attachent a la personne d’un bon chanteur et voyagent avec lui. Les chanteurs sont jaloux les uns des autres. « Tons autant que nous sommes, disait un chanteur a Murko, nous sommes ennemis les uns des autres. C’est un tourment pour moi quand j’en vois un autre qui en sait plus que moi. » Et, d^signant Murko : « Vous aussi. Mon¬ sieur le professeur, vous voyagez pour en savoir plus long que les autres professeurs... » (p. 21). Le chanteur, assis, commence par preluder sur sa gusle, qui est un instrument a corde unique, ou a deux cordes, en crins de cheval, raclees, ou sur sa tamburica, sorte de petite guitare, a deux cordes metalliques pincees. « Puis vient un court prologue, ou il parle de son art et assure qu’il va chanter un chant veridique sur les anciens temps ou sur les anciens heros » (p. 19). « Le chant est plutot une recitation monotone, qui produit une impression non musicale » (p. 19). Le chan¬ teur se prend d’enthousiasme pour son heros et ses exploits, s’adapte a la marche de Taction, exprime ses sentiments par sa mimique. « II commence lentement, mais il accelere le rythme et peut arriver a une rapidite tres grande ; il cesse alors de jouer de son instrument » (p. 20). « L’auditoire ecoute le chanteur avec le maximum d’attention, d’interet et de sympathie pour le heros, et il est parfois extremement touche du poeme tout entier et de certains episodes. Pendant les pauses, les auditeurs font diverses remarques, questionnent le chanteur et le critiquent » (p. 21). Le public connait en effet les recits ; on reprochera, par exemple, au chanteur d’avoir donne a un heros quatre freres au lieu de deux. Quand on n’est pas content d’un chanteur, on profite d’un moment ou il s’absente durant une pause pour graisser les cordes de sa gusle et de son archet avec du suif, ce qui Tempeche de continuer.

— 25 Par leurs sujets, les chants epiques serbo-croates sont assez proches des chansons de geste fran^aises, puisque, dans leur immense majorite, ils traitent des combats des Serbes et des Croates Chretiens contre les Turcs musulmans, des Sarrazins. Mais cette lutte s’est poursuivie dans ces pays jusqu’a la liberation de la Serbie, au xix® siecle, et des chants epiques celebrent Karageqrge. Les plus beaux chants sont les plus anciens et chantent la grande defaite du prince Lazare dans la plaine de Kossovo, le 15 juin 1389, defaite chretienne, comme Roncevaux ou I’Archamp. Ces chants, qui sont des chants episodiques non groupes en grande epopee, remontent, pour certains en tout cas, au XV® siecle. A cote du cycle de Kossovo, on mentionnera celui de Marko Kralievitch, geant puissant au service du sultan, qui terrifie les Turcs qu’il sert, avec son cheval Charatz, qui boit et parle, comme un homme ; puis les chants des Haidouks, qui ont ete les maquisards serbes sous la domination turque ; enfin, les chants de la liberation nationale du xix® siecle, et meme de plus recents, celebrant les guerres du XX® siecle. Dans un poeme datant de 1912, le sultan se sert deja du telephone : « L’empereur courut prendre le telephone, au telephone il appelle Enverbey. » On ne sait rien des auteurs des anciens chants. Pour les chants plus modernes, ils sont parfois d’origine litteraire, oeuvres de pretres, d’instituteurs. Mais tous les bons chanteurs sont encore des improvisateurs ; ils creent eux-memes leurs chants, et, quand ils ne creent pas a proprement parler, ils savent combiner les chants entre eux, con¬ denser plusieurs poemes en un, modifier, completer, amplifier. Cela correspond bien a ce que nous savions du moyen age franfais : d’une part, pas de distinction entre jongleurs et trouveurs ; et, d’autre part, caractere mouvant de la substance et de la forme epiques. Ces observations offrent, on le voit, un tres grand interet pour celui qui cherche a se faire une idee exacte de la vie de la chanson de geste, et nous engageront a interroger par la suite I’epopee serbe sur tel ou tel point particulier.

Chapitre II

LA CHANSON DE GESTE DANS LES MANUSCRITS

Ces chansons de geste qui vivent dans les foires ou les soirees seigneuriales, que le jongleur d6bite par morceaux et qu’il vante comme un forain tel article de manage, qu’il refuse de continuer si on ne lui donne pas assez d’argent, qu’il accompagne de sa vielle en la jouant passionn^ment, ces r6cits de badauds ou de colportage, nous les connaissons, nous, par des manuscrits : cette litterature orale nous est parvenue ecrite. Le mode de notre connaissance n’est done pas appropri6 a la reality du genre epique. Sous le rapport de leur tradition manuscrite, nos neuf chansons se r^partissent imm^diatement en deux groupes : les quatre chansons du cycle de Guillaume : le Couronnement de Louis, le Charroi de Nimes, la Prise d’Orange, le Moniage Guillaume, d’une part, qui nous sont parvenues dans des manuscrits dits cycliques ; et, d’autre part, la Chanson de Roland, Gormont et Isembart, la Chanson de Guil¬ laume. le Pelerinage de Charlemagne, Raoul de Cambrai, cinq chan¬ sons done, par lesquelles nous allons commences Le texte que nous en lisons ne s’est conserve, a chaque fois, que dans un seul manuscrit. Aussi notre premier sentiment est-il d’angoisse retrospective devant la fragilite de cette tradition, devant les accidents qui auraient pu survenir, nous privant a jamais du plaisir que ces textes nous procurent. Un de ces manuscrits uniques, celui du Pele¬ rinage, a d’ailleurs disparu depuis 1879 ; mais un autre, celui du Guillaume, est apparu au contraire en 1901 seulement, dans un cata¬ logue de vente aux encheres. De ces cinq manuscrits uniques — autre surprise —, quatre sont ecrits en dialecte anglo-normand : ceux du Roland, de Gormont et Isembart, du Guillaume, du Pelerinage. La geographie linguistique a permis de constater que les aires peripheriques etaient conservatrices; il en va sans doute de meme en litterature : les anciennes chansons de geste auront garde assez longtemps la faveur du public de I’aire



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p^riph^rique anglo-normande pour y etre recueillies, a une 6poque ou la France continentale 6tait toute k la litt^rature courtoise, ou h la chanson de geste remanide dans le gout courtois. Le fragment de Gormont et Isembart, a la Biblioth^ue royale de Belgique, se compose de quatre feuillets de petil^es dimensions, 209 X 145 mm., d’une dcriture du xiir si^cle k deux colonnes, decouverts vers 1837 dans une reliure. Le texte, en dialecte anglo-normand, pr6sente de nombreuses fautes « contre le sens, contre la mesure et contre I’assonance », si bien que I’editeur Bayot a publie, a cote du texte du manuscrit, un texte restitu^. Le manuscrit du Guillaume, conserve au British Museum, est plus grand : 270 X165 mm. Son ecriture, k deux colonnes, date du milieu du XIII® siecle ou meme d’une epoque un peu plus recente. Les initiales des laisses sont alternativement rouges et bleues, mais le copiste en a laiss6 tomber un bon nombre, negligence que I’editeur McMillan a re.spectee, a tort croyons-nous. L’ecriture est soignee, mais le texte anglo-normand est franchement deplorable ; il a 6t6 publie tel quel par McMillan, mais Suchier, en 1910, I’avait public en restitution. Ce manuscrit contient, outre le Guillaume proprement dit, une continua¬ tion, relative aux exploits de Rainoart, qui, dans le manuscrit, suit la Chanson de Guillaume sans aucune interruption : pour le copiste, il ne s’agissait que d’une seule chanson (voir en appendice I’etude plus d^taillee du Guillaume). Raoul de Cambrai nous a ete conserve par un petit volume en parchemin, de 145 X 100 mm., d’une Ecriture a une colonne, exemple de ce que Ton a appele les manuscrits de jongleurs. Il est I’oeuvre de deux copistes, I’un du milieu, I’autre de la fin du xiii® siecle. La partie qui nous interesse, a savoir les laisses 1 — CCXLIX, a 6te ecrite par le premier copiste, sauf le premier feuillet, recrit par le second copiste pour r^parer des d^gats causes par des rats du xiii® siecle. La copie du premier copiste, qui etait originaire du nord de la Champagne, est tres fautive. L’existence de trois manuscrits, perdus aujourd’hui, est attestee par des inventaires medievaux ; deux de ces trois manuscrits se trouvaient dans la biblioth^ue de Charles V, au Louvre. Le seul manuscrit conserve est a la Bibliotheque nationale de Paris. Les deux chansons du cycle du Roi qu’il nous reste a examiner avant de passer aux quatre chansons du cycle de Guillaume, a savoir le Pelerinage de Charlemagne et la Chanson de Roland, ont, quant a la tradition manuscrite, ceci de commun que leur plus ancien texte franfais conserve nous est connu dans les deux cas par un seul ma-

28 — nuscrit anglo-normand, mais que, pour la critique de ce texte, on peut faire appe! a I’aide de versions francaises plus jeunes et de versions 6trangeres. Le manuscrit du Pelerinage, disparu depuis 1879 des collections du British Museum, datait de la fin du xiii® ou du debut du xiv® siecle. II etait extremement fautif, oeuvre d’un scribe qui ne maitrisait pas le frangais continental, comparable en cela aux copistes du Guillaume et de Gormont et Isembart; si bien que Koschwitz a du publier en regard, comme Suchier pour Guillaume et Bayot pour Gormont, le texte du manuscrit et une restitution en frangais continental. Pretent leur aide a la critique de ce texte des versions frangaises du xv® siecle, une version en ancien norvegien et ses derives suedois et danois, deux versions galloises. La tradition manuscrite de la Chanson de Roland est trop connue pour que nous nous y attardions ici. Le manuscrit anglo-normand d’Oxford, que je me suis risque a appeler unique, ne Test evidemment pas ; mais quelle chanson de Roland lirions-nous sans lui ? On le date gen^ralement du deuxieme quart du xii® siecle, d’autres le rajeunissent un peu ; de toute fagon, il est remarquablement plus ancien que les manuscrits anglo-normands du Guillaume, du Pelerinage et de Gor¬ mont, ecrit dans une langue, par consequent, beaucoup plus correcte. Mais il n’est pas luxueux non plus ; ses dimensions sont modestes, 17 X 12 cm., son ecriture a une colonne, sa mise en page negligee, son parchemin de quality mediocre. A-t-il appartenu a un jongleur ? Il est difficile de le dire ; quoi qu’ii en soit, il fut relie des le xiii® siecle avec une traduction latine du Timee de Platon, singuliere compagnie ! Il fut au XIV® siecle propriete d’une abbaye de chanoines augustins, pres d’Oxford, puis, au xvii®, de sir Kenelm Digby, de la bibliotheque duquel il a passe dans celle de I’Universite d’Oxford. Une version assonancee franco-italienne, deux versions frangaises rimees, une version allemande, une version norroise ont permis a Stengel, en 1900, de publier une edition « critique », fondee sur un stemma contraignant. Mais, depuis Bedier, les editeurs de la Chanson de Roland sont des editeurs du manuscrit d’Oxford. Ce qui frappe done, dans la tradition manuscrite des cinq chan¬ sons envisagees jusqu’ici, e’est d’abord sa fragilite : trois manuscrits uniques, deux manuscrits uniques quant a leur version, la meilleure ; e’est ensuite, dans trois cas au moins, sa mauvaise qualite : textes negliges, parfois franchement execrables ; e’est enfin sa modestie, son humilite : les manuscrits sont de petites dimensions, sans aucun luxe, ne donnant que le texte d’une chanson (avec une continuation de cette

— 29 — chanson dans le cas du Guillaume et de Raoul de Cambrai). Le livre, en somme, I’objet livre, ne semble pas avoir joue de role important dans cette litterature. II en va tout differemment des quatre chansons du cycle de Guillaume, qui, toutes quatre, nous ont et6 transmises par des manuscrits dits cycliques, c’est-a-dire de grands recueils, quant au format comme a I’etendue, qui groupent les chansons du cycle dans I’ordre qui est cens6 etre celui des evenements. Et ceci concerne evidemment I’activite du libraire ou la curiosite du collectionneur, non plus I’industrie du jongleur : c’est un fait livresque. Le Couronnement, le Charroi, la Prise figurent, a la suite Tun de I’autre, etroitement unis qu’ils sont par le progres de leur recit, dans les huit principaux manuscrits du cycle, qui appartiennent aux xin® et XIV® siecles. La Prise d’Orange figure de plus dans le manuscrit de Berne 296, recueil moins vaste que les precedents. Le Montage Guil¬ laume II se trouve dans sept manuscrits cycliques, qu’il clot, puisqu’il raconte la fin de la carriere de Guillaume au Court Nez. Le Moniage / n’est conserve que dans un petit recueil du format des « manuscrits de jongleurs », a la Bibliotheque de I’Arsenal. •V

Nous connaissons les chansons de geste par des manuscrits, et, comme I’ecrit, pour nous, fixe les lignes d’une oeuvre, nous serious portes a croire que, de meme, les chansons de geste s’offrent a nous avec des contours nets, precis, comme des oeuvres achevees, ne va¬ rietur. Or il est loin d’en etre ainsi. Le caractere mouvant de la forme et des recits ^piques s’observe aussi bien dans les chansons transmises par des manuscrits cycliques que dans les autres. Empruntons nos exemples d’abord aux manus¬ crits cycliques, Voici, en premier lieu, la laisse IV de la Prise d’Orange dans trois manuscrits (ed. Katz, p. XXIX-XXXI) : Bibl. nat., ms. fr. 774 : Or fu Guillelmes as fenestres au vent, Et de Francois tieus seissante en estant; N’i a celui n’ait fres hermine blanc, Chauces de soie, sollers de cordoan. Li plusor tienent lor fauconceaus au vent. Li cuens Guillelmes ot molt le cuer joiant, Regarde aval parmi un desrubant,

— 30 — Voit I’erbe vert, le rosier florissant, Et I’oriol et le melle chantant. II en apele Guielin et Bertran, Ses dous neveus, que il pot ainer tant : « Entendez moi, franc chevalier vaillant ! De France issimes il n’a mie lone tens ; S’eiissons ore mil puceles ceanz, De ceus de France, as genz cors avenanz. Si s’i alassent cist baron deportant, Et ge me'fsmes alasse donoiant, Icele chose me venist a talant. Assez avons beaus destriers auferranz, Et bons hauberz et bons elmes luisanz, Tranchanz espiez et bons escuz pesanz. Bones espees, dont li heut sont d’argent, Et pain et vin, char salee et froment. Et Deus confonde Sarrazins et Persant, Quant mer ne passent par lor esforcement! Des or m’anuie le sejorner ceanz, Quant ge ne puis prover mon hardement. > De grant folie se vet or dementant ! Ja ainz n’iert vespre ne le soleil cochant Que il orra une novele grant, Dont molt sera corrode et dolant.

Manuscrit de Boulogne ; Or fu Guillelmes as fenestres au vent, Et de ses honmes tels seissante ou tels cent ; N’i ai celui n’ait fres hermine blanc, Cauces de paile, sobers de cordouant, Li plusor ont les foukons en present, Et le repaissent sor lor poins jentement; Par le palais vont li plusor juant D’esches, de tables souvent esbanoiant ; Guillelmes esgarde par mi un desrubant, Voit I’erbe vert, les rosiers florisant, Le rossignol et le merlle chantant. Il en apele Guielin et Bertrans, Ses dous neveus que il par amoit tant : « Enfant, dist il, or oies mon samblant ! De France issimes n’a pas encore grantment, S’ore eiissons mil chevalier valiant, De douce France as gens cors avenant, Ou no Franchois s’alaissent deportant, Et jou meisme alaisse dornoiant ! Ases avons quant que a honme apent, Fors geu de feme : e’est li plus desirant ! Li sejorner m’anuie durement, Quant je ne puis prover mon hardement. > De grant folie se va ore dementant ! Ja ne verra le soleil esconsant Que tels noveles li venront au devant, Dont il ara et paines et ahans.



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Bibl. nat., ms. fr, 1448 : Or est Guillelmes aus fenestres a vent, En sa conpaigne tens vint mile et cent, II n’i a cii qui n’ait bon garnement, Et brunes pias et chier pailles de blanc ; Li plussor portent lor falconcias volent ; Li cuens regarde dejoste un desrubant, Vit I’erbe fresche et lou rogier plantant, Et I’oriol et la melle chantant : Li cuens {lire cuers) del ventre li sospire griement! 11 en apelle Guielin et Bertran : « Consailli^s moi, franc chevalier vaillant! Mi ami estes et mi apartenant; Asses avomes bons destriers auferrans, Et blans haubers et vers hiames luisant, Mais de banai {lire d’esbanoi ?) ne n’avons nos nient I S’or eiissiens mil pucelles ceans, De dolce France, au gent cors avenant, Ou cil vasal s’alessent deportant, Et je meimes m’alase esbanoiant, Se Deu m’aist, j’en fusse plus joiant! Maldahaient Sarrasin et Persant, Ne passent mer par lor efforcement, Qui ne nos vienent cencebeler ci devent! Lors grans batailles avrai desirre tant. » De grant folie se va li cuens ventent! Ansois lo vespre ne lou solail cochant Car il oront une novelle grant, Dont il seront corocie et dolant, Et grans paiors des testes apardant, Se Deus n’en panse par son commendement.

La substance est la meme, mais des hemistiches sent differents, d’autres mots figurent a I’assonance, des vers disparaissent ici, apparaissent la, I’ordre du developpement peut etre legerement modifie; par exemple, dans le manuscrit fran^ais 1448, Asses avomes vient avant le desir de pucelles. C’est done incontestablement la meme laisse dans les trois cas, mais differente aussi, meme et diverse ; si bien que les contours de la laisse ne sont pas nets. Le recit meme est parfois affecte, sans qu’il soit a proprement parler different ; c’est la meme histoire, avec des incidents ajoutes ou oublies, contee en d’autres termes ; mais le resume en serait sensiblement le meme. Je citerai pour exemple les vers 5082-5520 du Moniage II dans le manuscrit de Boulogne, d’une part, imprimes dans le texte par Cloetta, et dans le manuscrit du British Museum, d’autre part, publies par Cloetta en appendice, p. 373-385. Des episodes entiers manquent a telle version d’une chanson. Le Moniage I raconte le premier episode du Montage II (le ravitaillement

— 32 — en poisson) en huit cent cinquante vers, alors qu’il en compte deux mille dans le Montage II. Puis, passant en une laisse et demie sur I’episode Guillaume hermite, qui compte sept cents vers dans le Montage II, il en arrive immediatement a I’episode Isore. II ne connait done pas I’^pisode Synagon, qui est d’ailleurs certainement adventice. Le manuscrit de Berne supprime, dans le Montage II, I’episode du geant, mais le reste de la chanson compte dans ce manuscrit quatrecent trois vers de plus qu’ailleurs, provenant du delayage du tout. Le manuscrit frangais 1448 de la Bibliotheque nationale ne donne du Couronnement Louis que le premier episode, celui du couronnement proprement dit, et encore le donne-t-il dans un texte tout diffe¬ rent, pour deboucher ensuite directement sur le Charroi; on ne trouve done la ni Corsolt, ni Acelin de Normandie, ni Gui d’Allemagne. La version de la Prise d’Orange conservee dans le manuscrit de Boulogne developpe, au moment ou Bertrand arrive devant Orange pour delivrer Guillaume, un theme de bataille generale, avec duel Bertrand-Arragon, qui ne se trouve pas dans les autres versions (voir ed. Katz, p. 60 s.). Passant aux chansons qui sont conservees dans des manuscrits individuels, nous retrouvons le caractere mouvant des recits, dans la mesure ou la tradition manuscrite de ces chansons permet de le remarquer. La version du Roland ajoute a celle d’Oxford le recit de la prise de Narbonne, des differentes tentatives de fuite de Ganelon, amplifie la mort de la belle Aude. Les versions rimees amplifieront encore sur cette base, le nombre de leurs vers etant finalement plus du double de celui de O. II s’agit ici d’un processus visible dont nos sources nous permettent de suivre le developpement. Mais, des I’epoque de la redaction d’Oxford, il y avait plusieurs versions de certains episodes du Roland. C’est, en effet, la conclusion a laquelle aboutit M. P. Aebischer dans son etude sur la source fran^aise de la Karlamagnus saga. ^ Par exemple, cette source fran?aise, du xii® siecle, donnait des renseignements differents de O sur le sort de Durendal et sur I’ensemble des honneurs funebres accordes aux combattants de Roncevaux. « C’est dire... qu’au xii« siecle deja, conclut M. Aebischer, circulaient deux, et meme trois versions de la Chanson, trois versions partiellement concurrentes. » 2 C’est le contraire qui surprendrait.

1 Rolandiana Borealia. La Saga af Runzivals Bardaga et ses derives scandinaves compares d la Chanson de Roland ; essai de restauration du manuscrit francais utilisi par le traducteur norrois, Lausanne, 1954, p. 281-290. 2 Op. cit., p. 285.



33



Raoul de Cambrai n’a pas ^chapp^ ^ ces variations. Bien que le manuscrit en soit unique, nous connaissons la teneur d’une version ant^rieure h celle qui nous est conserv^e par une chronique du milieu du XII® si^cle ; or cette version ant^rieure semble avoir diff6r6 de notre chanson sur plusieurs points, ce qui n’a rien d’^tonnant, si Ton songe que notre version est un remaniement rim^ de la fin du xii® siScle. Voici done les faits suffisamment ^tablis : r^cits pareils et pourtant diff^rents, Episodes plus ou moins d6velopp6s, presence ou ab¬ sence de tel episode. Les contours de la chanson de geste ne sont pas nets. Ce caractere mouvant tient aux conditions dans lesquelles nait et se diffuse la chanson de geste. Bedier expliquait les faits que nous venons de souligner de la fa^on suivante : « Littdrairement inintelligibles, ils s’eclairent peut-etre si on les considere d’un point de vue industriel : je veux dire si Ton admet que certaines chansons de geste pouvaient rapporter gros a leurs auteurs et aux jongleurs qui la colportaient... Tel renouvellement... n’appartenait qu’a son auteur et aux jongleurs k qui celui-ci I’avait vendu... mais les moeurs corporatives devaient tolerer la mise en circulation et la propagation par d’autres jongleurs de versions derivees de ce renouvellement... » ^ Nous dirons en outre : les recits etaient mouvants parce que I’art du jongleur n’est pas scripturaire, mais oral, et qu’une recitation chantee tient toujours quelque chose de I’improvisation, n’est jamais tout a fait identique a elle-meme ; selon les circonstances, le jongleur chantera une version plus ou moins complete, plus ou moins ornee, I’improvisation amenera sur ses levres d’autres mots, et ainsi de suite. II est vrai que la transmission orale peut etre remarquablement fidele. On a pu, par exemple, recueillir, k quarante ans d’intervalle, la mSme byline du meme chanteur : les deux textes sont presque identiques. ^ Les corporations de chanteurs professionnels, gardiens d’une tradition, peuvent exercer sur les textes une influence conservatrice, ou, de meme, le desir des disciples de conserver intacts les chants d’un maitre celfebre, II reste exact, cependant, que les circonstances a chaque fois singulieres de la declamation entraTnent le jongleur k des variations. Les observations faites sur I’epopee vivante sont a cet egard extremement instructives. « Les diseurs de bylines exercent leur art avec la plus grande conscience. Ils vivent pour ainsi dire le sujet de la chanson qu’ils 1 La Chanson de Roland commentie, Paris, 1927, p. 70-71. 2 L. Jousserandot, Les bylines russes, Paris, 1928, p. 72-73.

3

— 34 — r^citent. Bien qu’ils attachent une extreme importance a la conser¬ vation des textes qu’ils ont appris de leurs maitres, chacun d’eux fait preuve d’originalit6 cr^atrice en modifiant, d’une maniere parfois assez sensible, le fond ou la forme du po6me. » ^ En Serbie, « le chanteur peut a volonte raccourcir ou allonger les chants suivant sa personnalite artistique ; il y a, par exemple, des chanteurs qui sont c^lebres pour savoir depeindre mieux que tout autre une jeune fille ou une femme, un heros, son cheval ou son armement... Le chanteur peut aussi modifier comme il I’entend les chants, suivant le temps dont il dispose, I’humeur dans laquelle il se trouve >. ^ En cours de recitation, il peut decider d’en finir au plus vite et de s’en tenir k I’essentiel. ® Les chanteurs yougoslaves disent qu’ils « ornent » un chant, lorsqu’ils le racontent avec beaucoup de des¬ cription ® et avec abondance narrative. Par exemple, un recit recueilli en 1886 comptait deux mille cent trente vers. En 1925, il n’avait guere change et comptait deux mille cent soixante-cinq vers. Mais un chanteur tres doue apprend le chant dans cette derniere edition, I’orne, et le chant compte, recite par lui, douze mille trois cent douze vers. Au lieu, par exemple, qu’un oncle interroge directement son neveu sur la raison de sa tristesse, on voit un prince remarquer d’abord cette tristesse, puis prier I’oncle d’intervenir. Les memes themes ont done un traitement court et un traitement plus orne. * Cela n’eclaire-t-il pas d’une lumiere singulierement vivante la diffe¬ rence entre Moniage I et Montage II, ou le meme episode est traite la en huit cent cinquante vers, ici en deux mille ? Ou bien I’adjonction du theme « bataille generate » dans la Prise, version de Boulogne ? Ce ne sont pas des faits « litteraires ». Dans ses enquetes yougoslaves, Murko ® fut surpris par un fait inattendu : avant d’ecouter un chanteur chanter un chant, il le lui faisait dieter, pour pouvoir ensuite, a I’audition, noter les variantes s’il y en avait. Or, non seulement il y en avait, a quelques minutes d’intervalle, mais encore il y en avait tant qu’il etait impossible de les relever. Murko se trouvait ainsi dans la situation d’un editeur de chansons de geste devant des textes trop divers pour que les variantes puissent prendre place dans un apparat critique. Et les variantes que 1 I. Sokolov, Le folklore russe, Paris, 1945, p. 165. 2 M. Murko, op. cit., p. 15. 3 A. B. Lord, Homer and Huso, I; The Singer’s Rests in Greek and South Slavic Heroic Songs, dans Trans, and Proc. of the Amer. Philol. Ass., t. 67. 1936, p. 106-113. 4 A. B. Lord, Composition bg Theme in Homer and South Slavic Epos. ibid.. t. 82, 1951, p. 71-80. 5 Op. cit,, p. 16 s.



35

Murko cite sont tout k fait comparables aux variantes que nous avons observ^es pour la laisse IV de la Prise d’Orange : ordre des mots modifi6, hemistiches diff^rents, vers en moins ou en plus. sN **

Mais, si nous rapportons ainsi k la diffusion orale et dans quelque mesure improvis^e des chansons de geste le caractfere mouvant des r^cits ^piques, nous sommes n^cessairement amends k poser la ques¬ tion difficile de leur mise par 6crit : k quel moment survient-elle, dans quelles conditions, k quelle fin ? L’exemple de presque toutes les litt^ratures ^piques nous incite k croire que les chansons de geste ont et6, dans leur plus ancienne ^poque, transmises, et parfois meme compos^es oralement. Mais il va de soi, d’autre part, que, au fur et k mesure qu’evoluaient la soci^t^ et la civilisation frangaises, et k partir du moment ou une litterature en langue vulgaire fut jugee digne de I’^crit, les chansons de geste furent de plus en plus souvent transcrites. Elies le furent, probablement, d’abord par des jongleurs pour des jongleurs, heureux de soulager leur memoire et d’assurer la conservation de leur repertoire, dans d’authentiques manuscrits de jongleurs. Quoi qu’il en soit, la mise par ecrit des chansons de geste est un fait secondaire, qui ne se confond nullement avec leur composition, ni mSme necessairement avec leur transmission. Marcel Jousse, qui a etudie specialement le style oral chez differents peoples, peut affirmer : « La mise par ecrit n’est toujours qu’un aide-memoire plus ou moins grossier et inexact de gestes laryngo-buccaux, vivants et complexes, prealablement connus dans un certain milieu social. * ^ II est arrive sans doute plus d’une fois qu’une chanson de geste ait passe de la memoire d’un jongleur k la feuille de parchemin, et c’est la le fait important. Pour nous, le texte 4crit est I’oeuvre ; on dira, d’une fa^on tr^s differente, que les manuscrits des chansons de geste sont les t^moins d’une oeuvre, en attestent « du dehors » I’existence, en fixent un aspect. On comprend dans ces conditions qu’ils offrent tant de variantes, et de variantes importantes, et que le probl^me de la critique des chansons de geste ne se pose pas dans les memes termes que pour les oeuvres qui, des I’origine, ont ete ^crites et se sont transmises par I’ecriture. Des le moment ou, pendant un certain

1 Etudes de psychologie linguistique : Le style oral rythmique et mnimotechnique chez les verbo-moteurs, Paris, 1925, p. 202.

— 36 — temps, il y a eu transmission orale, et, k plus forte raison, lorsque le r6cit ainsi transmis est recr66 chaque fois qu’il est declam^, les methodes habituelles de la critique de texte sont impuissantes. Ne faisons pas trop mince, cependant, le r61e de I’^criture. La mise par 6crit ne reste pas 6trang6re k I’oeuvre, car elle s’accompagne souvent d’un arrangement, d’une recomposition, d’une mise en place des diff^rents 616ments. Elle peut mSme, ce faisant, appeler I’oeuvre k I’existence litt^raire. Si, par exemple, les chants ^piques serbes du cycle de Kossovo sont rest^s disperses et ne se sont pas groupes en une 6pop6e, ne serait-ce pas seulement qu’il leur a manqu6 une mise par 6crit organisatrice ? Le Kalevala n’ «existe» que depuis le xix« si^cle : Lonnrot, chanteur lui-meme, qui I’a mis par 6crit, a ete le premier k voir I’ensemble ; cet ensemble existait cependant, mais virtuel, en quelque sorte. Lonnrot a recueilli les chants epars, groupe, ordonne, il a compost meme de nouveaux morceaux, et la vue que nous avons aujourd’hui du Kalevala est n^cessairement la sienne. Mais on ne peut pas dire qu’il I’ait cr66. S’est-il pass6 parfois quelque chose de semblable pour les chan¬ sons de geste ? Quelle part' a prise la mise par ecrit dans la forme que nous connaissons de telle ou telle chanson ? Selon les 6poques, selon les oeuvres, cette part dut ^tre tres diff^rente. Il est extremement difficile de croire k une composition orale de la Chanson de Roland; dans ce cas, k supposer qu’il y ait eu des chants epiques sur Roncevaux anterieurs k la chanson d’Oxford, leur mise par ^rit a du etre tr^s cr^atrice, coincider, en fait, avec un acte de creation po^tique. En revanche, telles chansons a Episodes, comme le Moniage ou le Couronnement, doivent peut-etre I’aspect, la composition que nous leur connaissons, leur existence meme sous cet aspect et dans cet arrangement, k une simple mise par ecrit de chants epiques episodiques, qui n’avaient pas d’autres occasions de s’organiser entre eux que le livre. Un fait reste du moins hors de discussion : nous connaissons les chansons de geste grSce a leur mise par ecrit, et c’est a partir de textes Merits que nous allons devoir examiner, dans leur composition, leur structure, leurs moyens d’expression, les consequences de leur diffusion orale. Cela greve notre recherche de risques assez graves, puisque nous allons pousser parfois assez loin I’analyse de textes dont nous venons de mettre en cause la fermete. Mais le moyen de ne pas les prendre, ces risques ?

Chapitre

III

LA COMPOSITION DES RECITS

Nous distinguerons la composition des recits de la structure des chansons, puisque la composition concerne plutot la narration que la forme po^tique particuli^re h nos chansons : la laisse monorime, qui, elle, tiendra au contraire la premiere place dans notre prochain chapitre. La longueur de nos huit chansons — le fragment de Gormont et Isembart s’excluant de lui-mgme de ce chapitre — varie de 870 vers {Pelerinage de Charlemagne) a 6629 vers {Montage Guillaume II). Le Charroi compte 1486 vers, la Prise 1887, le Guillaume 1980, le Couronnement 2695, le Roland 4002, et Raoul de Cambrai 5555. Dans I’ensemble de la litt^rature 6pique, nos chansons sont courtes, la longueur moyenne des chansons de geste 6tant estimee a huit k dix mille vers. Une des plus longues, Renaut de Montauban, en compte plus de dix-huit mille. Cette relative brievete doit avoir quelque rapport avec la relative anciennete des chansons choisies. La longueur des chansons n’est sans doute pas absolument etrangere a la composition d’ensemble des recits. Mais le recit le plus court n’a pas necessairement le plus d’unite ; ainsi, le Pelerinage consacre onze laisses sur cinquante-quatre au pelerinage de Char¬ lemagne k Jerusalem, qui est a peu pres sans rapports avec le pas¬ sage de I’empereur a la cour de Constantinople, bien que ce soient les reliques rapportees de Jerusalem qui permettent la realisation miraculeuse des fameux gabs, ou gageures, des barons fran^ais, y compris celui d’Olivier ! Le Couronnement, qui n’a aucune coherence intime, est notablement plus court que la Chanson de Roland, qui en a une tres forte. Sous le rapport de I’unit^ du sujet et de la cohesion interne, en effet, la Chanson de Roland se distingue aussitot des autres chan¬ sons. Sa composition s’ordonne comme suit :

— 38 — I. Prelude a Roncevaux, 67 laisses, 840 vers. Laisse 1 d’exposition. 1. Le conseil de Marsile 1. 2 - 6 : Laisse 7 de transition : ambassade de Blancandrin.

5 1.

2. Reception de Vambassade et conseil de Charlemagne 1. 8-26 : 19 1. a. Reception de I’ambassade 1. 8 - 10 : 3 1. Laisse 11 de transition. b. Conseil de Charlemagne 1. 12-16; 5 1. c. Designation de I’ambassadeur de Charlemagne 1. 17-26 : 10 1. Laisse 27 de transition : pr^paratifs et depart de Ganelon. 3. La trahison de Ganelon

1.

28 - 52 : 25 1.

4. Designation de Roland comme chef de retour de Charlemagne en France Laisse 68 de transition.

Varriere-garde et 1. 53-67 : 15 1.

II. Roncevaux, 1. 69-185, 202-213 : 128 1., 1839 v. 1. Preparatifs sarrazins, choix de leurs douze pairs 1. 69 - 78 : 10 1. Laisse 79 de transition. 2. Les Franfais avant la bataille

1.

80 - 92 : 13 1.

3. Premier engagement, defaite des douze pairs sarrazins for¬ mant leur avant-garde 1. 93-111 : 19 1. 4. Engagement contre les premiers Sarrazins du corps princi¬ pal de Marsile 1. 112-124^: 13 1.

1 J’adopte I’ordre des laisses que pr^sentent les manuscrits du groupe g ; on donnera done, dans I’dd. Hilka de 1948, les num^ros 113 k la laisse 115 114 116 115 117 116 118 117 119 118 120 119 121

120 121 122 123 124 125 126 126 la 1. 128 de I’ed.

122 123 124 jusqu’au v. 1652 & la laisse 125 aux vers 1653-1660 k la laisse 113 114 bis 126, et nous retombons sur la laisse 127, qui est Bddier.

— 39 — 5. Engagement centre le gros de Marsile

1. 125-141 : 17 1.

a. Engagement contre le gros de Marsile b. Roland sonne du cor c. Charlemagne se hate vers Roncevaux Laisse 138 de transition. d. Roland combat et coupe le poing de Marsile 6. Attaques de I’Algalife et mart des heros a. Mort d’Olivier b. Derniers assauts sarrazins c. Mort de Turpin d. Mort de Roland

1. 1. 1. 1. 1.

1. 125-126 1. 127-134 1. 135-137 1. 139-141

142-175 142-150 151-159 160-166 167-175

34 9 9 7 9

1.

1. 1. 1.

7. Charlemagne parvient a Roncevaux et poursuit les Paiens 1. 176-185 : 9 I. 8. Charlemagne revient a Roncevaux, regrette Roland, enterre les marts I. 202-212 : 11 1. III. Baligant, 1. 186-201, 213-265 : 69 1., 976 v. 1. L’emir de Babylone, Baligant, appele par Marsile, debarque en Espagne, regoit I’hommage de Marsile et se hate vers Charlemagne I. 186-201 : 16 I. 1. 213-235 : 23 1. 1. 213-225 : 13 1.

2. Preliminaires de la bataille a. Pr^paratifs fran^ais Laisse 226 de transition. b. Preparatifs sarrazins

1. 227-235 :

3. La bataille a. Bataille generale b. Duel Baligant-Charlemagne

1. 236-261 : 26 1. 1. 236-256 : 21 1. 1. 257-261 : 5 1.

4. Epilogue de la bataille

1. 262-265 :

9 1.

4 1.

IV. Le Jugement de Ganelon, 1. 266-290 : 25 1., 327 v. Laisse 266 de transition. 1. La belle Aude

1. 267-268 :

2. Le jugement de Ganelon

1. 269-288 : 20 1.

3. Le bapteme de Bramimonde et derniere laisse 1. 289-290 :

2 1.

2 1.

C’est un plan noue, avec crise centrale et point culminant, prepa¬ ration et denouement ; plan noue, qui I’etait davantage encore sans I’episode de Baligant : je suis convaincu, en effet, que cet episode n’appartenait pas au plan original de la chanson. 11 fallait, a-t-on dit, que Charlemagne, chef de la chretient^, se mesurat avec Baligant,

\

— 40 — chef de la payennie, et le vainquit. « II faut que I’lslam tout entier soit abattu en la personne de Baligant, seul adversaire digne de Charlemagne », dit encore M. P. Le Gentil. ^ Peut-etre cette defaite g^n^rale est-elle devenue n^cessaire k la sensibility chretienne k partir d’une certaine ypoque, d^s la premiere croisade, par exempte, comme il est devenu n^cessaire que la « defaite victorieuse » de I’Archamp soit veng^e par Rainoart dans Aliscans. II n’en reste pas moins vrai que sa facture trahit en I’^pisode de Baligant un intrus dans une chanson plus belle et de structure plus dramatique. La Chanson de Roland me semble avoir ety d’abord, comme la Chanson de Guillaume, la chanson d’une dyfaite douloureuse se transformant finalement en victoire : c’est la souffrance qui y domine et y rend le son le plus authentique. Sans I’ypisode de Baligant, la composition du Roland est typiquement dramatique, avec sa montye, son point culminant et sa descente ; aucune des parties ne se con^oit sans les autres : c’est une composition nycessaire. Mais cette cohysion dramatique est unique. L’unity du sujet, cependant, se retrouve dans d’autres chansons. Ainsi dans la Chanson de Guillaume, dont la composition d’ensemble se prysente de la maniere suivante ; 1.

Avant la bataille de Vivien en l’Archamp

1.

1-37^, v. 1-472

Laisse 1 : prologue, annonce du sujet. 1. A Bourges, le soir avant la bataille : ryactions des chefs chrytiens Thibaut, Esturmi et Vivien a la nouvelle du dybarquement du roi paien Dyramy sur les cotes de France 1. 2- 8 2. A Bourges, le lendemain, k I’aube : ryactions des chefs chry¬ tiens lorsqu’ils voient les troupes sarrazines 1. 9-12 3. Les Franfais k proximity immydiate du champ de bataille 1. 13-17 4. La trahison de Thibaut et Esturmi ; Vivien prend a leur place le commandement des troupes et engage le combat 1. 18-27 5. La fuite de Thibaut et Esturmi 6.

1.

28-33

Le jeune Girard, cousin de Vivien, qui sembfe avoir fui d’abord avec Thibaut, revient sur le champ de bataille et se joint k Vivien 1, 34.37

1 La Chanson de Roland, Paris, 1955, p. 62.

l ed. McMillan.

commodite, je conserve

la numerotation des

laisses

de

41 — II. La premiere bataille ou bataille de Vivien 1. 38-73, V. 473-932 1. La bataille 1. 38-49 2. La mission de Girard aupr^s de Guillaume, k Barcelone, dont il va demander I’aide 1. 50-63 3. Les derniers combats et la mort de Vivien

1. 64-73

III. Entre la bataille de Vivien et la premiere bataille de Guillaume, une sc^ne, k Barcelone : Girard s’acquitte de sa mission AUPRfes DE Guillaume 1. 74-87, v. 933-1082 IV. La premiere bataille de Guillaume, qui est une defaite 1. 88-95, V. 1083-1228 V. Entre la premiere et la seconde bataille de Guillaume, retour DE Guillaume vaincu a Barcelone et son depart avec des

accompagne malgre lui par son jeune neveu Guiot, frfere de Vivien 1. 96-109, v. 1229-1561

troupes

FRAiCHES,

VI. La seconde bataille de Guillaume, qui se termine victorieusement 1. 110-130, v. 1562-1980 1. A I’Archamp avant la bataille

1. 110-113

2. La bataille

1. 114-123

3. Le combat singulier de Guillaume contre Derame 1. 124-130 Ainsi, la composition du Guillaume, comme celle du Roland sans Baligant, est tripartite ; mais cette tripartition est ici bien davantage juxtaposition qu’organisation necessaire et noeud d’un drame. La premiere bataille et sa preparation sont assez fortement organisees et culminent dans la mort de Vivien ; elles sont traitees avec plus d’ampleur que les actes suivants et occupent 73 laisses sur 130, ce qui est beaucoup : ce premier tiers de la chanson en occupe plus de la moitie, alors que I’ordonnance du Roland mettait tout le poids de la chanson sur I’acte central de Roncevaux, avec ses 1839 vers. De ce seul point de vue, les deux batailles de Guillaume feraient plutot I’effet d’adjonctions que de complements organiques. Cependant, les liens qui unissent la premiere bataille de Guillaume a la bataille de Vivien, et la seconde bataille de Guillaume k la premiere, sont a la fois solides et beaux : la mission de Girard extenue, se debarrassant successivement des differentes pieces de son armure, le retour de Guillaume vaincu aupres de sa femme Guibourc, Je cadavre de Guichart au travers de sa selle, appartiennent aux plus beaux moments

— 42 — de I’6pop6e fran^aise. Les trois batailles du Guillaume tiennent ainsi fortement Tune k I’autre. En somme, le Guillaume accuse un caract^re essentiel et tr^s r^pandu de I’art 6pique : la r6p6tition. Nous aurons Toccasion d’analyser ce caractere dans la structure des chan¬ sons et dans leur style ; ici, il apparait d6j^ dans la composition d’ensemble du r^cit. Alors que le Roland noue en drame des actes compl^mentaires, I’auteur du Guillaume proc^de par r6p6tition du meme th^me de bataille ; la composition en est k nos yeux plus lache, les parties moins n^cessairement li^es. La composition de la Prise d’Orange est plus ISche encore ; k vrai dire, c’est a peine si Ton ose parler encore de composition. II y a bien, comme dans toutes nos chansons, des pr^liminaires k Taction principale : Guillaume apprend k NTmes, de la bouche de T^vad6 Gillebert, Texistence de la ville paienne d’Orange et de la femme si belle qui a nom Orable — et un denouement : la d^faite du paien Arragon, le bapteme d’Orable et son mariage avec Guillaume. Mais, entre la preparation et le denouement, les memes themes se repetent sans aucun ordre necessaire : resistance de Guillaume et de ses compagnons dans le donjon de Gloriette, emprisonnements, bagarres, souterrains. Mais il y a toujours et pourtant unite du sujet : la conquete d’Orange et d’Orable. Le cas de Raoul de Cambrai est plus complexe. L’unite du sujet y est incontestable : c’est la guerre de Cambrai contre Vermandois. Dans les 5555 premiers vers de la chanson, les seuls que nous ayons retenus pour notre examen, il y a visiblement deux parties, dont la premiere seule merite le titre de Raoul de Cambrai; elle a pour sujet, en effet, la guerre men^e par Raoul contre les fils d’Herbert de Vermandois. La seconde partie est une continuation de la premiere et raconte la guerre men^e par Gau¬ tier, neveu de Raoul, contre les memes adversaires. Entre ces deux parties, il y a d’ailleurs difference de conception : la premiere est favorable k Bernier et met en relief la d^mesure de Raoul, alors que la deuxieme est favorable a ceux de Cambrai et laisse subsister un doute sur la loyaut^ de Bernier a Tegard de Raoul. Void, au reste, les diffbrents Episodes des deux parties : I- Raoul

]. i_i83, v. 1-3740

A. Exposition. 1. Prologue, prdiminaires, Raoul au service de Tempereur Louis 1. 1-31

43 — 2. L’empereur Louis refuse de restituer k Raoul le fief paternel de Cambr^sis, mais I’investit du fief de Vermandois, malgriS Topposition certaine des quatre fils du d^funt comte Herbert 1. 32-58 B. Le conflit entre Raoul et son ecuyer Bernier, qui appartient au clan de ceux de Vermandois. 1. Raoul envahit le Vermandois, met k feu et k sang le monast^ire d’Origny ; la m^re de Bernier, abbesse du monast^re, est brulee vive dans I’incendie 1. 59-73 2. Bernier se dresse contre Raoul et finit par quitter son service 1. 74-88 C. Les preliminaires de la bataille entre Raoul et ceux de Ver¬ mandois. 1. Ceux de Vermandois se pr^parent k la guerre

1.

89-103

2. Les armies en presence sous Origny

1, 104-120

D. La bataille. 1. La bataille

1. 122-173

2. Epilogue k Cambrai

1. 174-183

11. Gautier

1.

184-249, v. 3741-5555

1. L’embuscade de ceux de Cambrai sous Saint-Quentin 1. 184-193 2. L’incursion symetrique de ceux de Vermandois sous Cambrai 1. 194-200 3. Les combats singuliers de Gautier contre Bernier et de Guerri, oncle de Raoul, contre Aliaume, neveu de Bernier 1. 201,-219 4. Duel judiciaire Gautier-Bernier k la cour de I’empereur Louis 1. 220-234 5. Reconciliation des deux clans

1. 235-249

La composition de la seconde partie, avec ses symetries, semble plus voulue, plus litteraire que celle de la premiere. L’unite de la premiere partie, incontestable, semble reposer davantage sur I’enchainement des faits que sur une organisation dramatique du sujet. Aucune de nos chansons ne donne, comme cette premiere partie de Raoul de Cambrai, I’impression de la realite historique. Les scenes sont, bien entendu, de meme que les caracteres, de creation litteraire : c’est une chanson, et non pas une chronique. Mais la composition

44 — d’ensemble — je ne parle pas de la structure des scenes — est plus narrative que dramatique. La Chanson de Roland laisse immediatement apparaitre la stylisation des faits ; beaucoup moins Raoul de Cambrai. Chanson moins nouee done, histoire dramatique plutot que drame, compos^e de deux parties sans lien profond. On ne peut pas dire que Tunite du sujet manque absolument au Charroi de Nimes, mais la composition en est assez h^teroclite. La premiere partie, 1. 1-27 (27 laisses sur 57), est nettement dramati¬ que, opposant Guillaume k Louis, I’empereur ingrat : 1. Guillaume reproche k Louis son ingratitude

1. 1-10

2. Louis r^pond k Guillaume et lui propose divers fiefs, que Guil¬ laume refuse L 11-17 3. Guillaume reclame I’Espagne, Ntmes, Orange, et quitte la cour 1. 18-27 Cette premiere partie dramatique est suivie du recit du charroi de Nimes, 1. 28-57. II n’y a pas de souci des proportions ; les preliminaires sont trop importants, ils ont leur interet propre, valent par eux-mgmes, le sujet en est presque independant : Tingratitude de Louis est une chose et le charroi de Nimes en est une autre, ayant elle aussi son interet particulier, celui d’une ruse de guerre, qui mene Guillaume et ses chevaliers, dissimul^s dans des tonneaux sur les chariots d’un charroi, au coeur de la ville paienne de Nimes. Mais la chanson est conservSe dans des manuscrits cycliques, ou son decoupage n’est peut-etre pas originel : etait-elle chantee dans cette composition-1^ ? En r^sum^, celles mSmes de nos chansons qui traitent d’un sujet ne presentent pas une composition d’ensemble serr^e, le Roland excepte. Mais il va de soi que la composition des chansons a episodes est bien plus lllche encore. Le Couronnement de Louis comprend quatre episodes : 1. Le couronnement de Louis proprement dit, du vivant de son pere Charlemagne, Episode qui merite seul le titre de la chan¬ son 1. 1-14, 248 V. 2. Corsolt. Le secours qu’apporte Guillaume d’Orange au pape assiege dans Rome par des Sarrazins, et combat de Guillaume contre le geant Corsolt, champion des paiens 1. 15-31, V. 249-1351

— 45 3. Acelin de Normandie. Repression par Guillaume d’une rebel¬ lion du Normand Acelin contre Louis, et soumission de differentes regions du sud-ouest de la France 1. 32-56, V. 1352-2222 4, Gui d’Allemagne. Guillaume et Louis deiivrent Rome, dont Gui d’Allemagne s’etait empare 1. 56-62, v. 2223-2648 Enfin, en une seule laisse (1. 63, 45 v.) se trouve bade une sorte d’epilogue : Guillaume rentre en France, reprime un nouveau soulevement, fait epouser sa soeur h Louis. Cette chanson n’a done aucune coherence ; elle se compose de morceaux assembles sans necessite, d’etendue tres inegale, et qui presentent d’assez sensibles differences de facture. Le nombre moyen de vers par laisse est ainsi de 19 dans le premier episode, de 35 dans le troisieme, de 60 dans le deuxieme et le quatrieme, II est visible aussi que le theme de I’episode 4 n’est que la repetition du deuxieme. Le Moniage Guillaume II est un peu moins disparate, mais il se compose aussi d’episodes assembles sans necessite interne, au nom¬ bre de quatre egalement : 1. Guillaume au couvent. Guillaume abandonne le siecle, entre au couvent, mais terrifie les moines par son appetit et sa vio¬ lence, si bien qu’ils cherchent a se debarrasser de lui en I’envoyant au bord de la mer au ravitaillement en poisson : il devra traverser une foret hantee par des brigands, qui, e’est du moins I’espoir des moines, tueront Guillaume. C’est le contraire qui arrive. 1. 1-36, v. 1-2070 2. Guillaume hermite. Comprenant qu’il ne pourra pas assurer son salut dans une communaute, Guillaume choisit de suivre la vie erem^tique et s’etablit dans les deserts de Provence. Il y a I’occasion de tuer des larrons et de lib^rer la region d’un geant mangeur de femmes. 1. 37-51, v. 2071-2777 3. Synagon, roi sarrazin de Palerme, s’empare de Guillaume et le jette en prison, a Palerme. Le roi de France descend en Sicile, et il s’ensuit d’interm.inables combats, auxquels finalement Guillaume, echappe a ses geoliers, donne une issue favo¬ rable aux Chretiens. Il retrouve ensuite son ermitage. 1. 51-79, V. 2778-4619 4. Ysore, geant paien, assiege Paris et maltraite I’empereur Louis. Guillaume pr^venu quitte son ermitage, monte a Paris,

— 46 — tue Ysor6, et redescend en Provence, ou il meurt bientot, apres avoir achev6 la construction d’un pont et lanc6 le diable dans une gorge. 1- 80-105, v. 4620-6629 Dans le Moniage comme dans le Couronnement, les Episodes pourraient etre plus nombreux qu’ils ne sont : aucune necessite ne fixe leur nombre, ni meme parfois leur ordre. Ils se suivent, se sont ajoutes les uns aux autres au gre de la fantaisie des jongleurs, sans vue d’ensemble. Nous retrouvons, en effet, les jongleurs, lorsqu’il s’agit de rendre compte de la composition par episodes. Les episodes etaient chantes separ^ment; leur nombre, leur ordre sont affaire de mise par ecrit plutSt que de veritable composition. Pensons m^me aux chansons qui ne sont pas a episodes : qu’importe la composition d’ensemble, quand I’ensemble de la chanson n’est jamais saisissable comme tel, quand la chanson est d^taillee en plusieurs stances de recitation ? N’avons-nous pas la, dans les conditions de diffusion de la chanson de geste, I’explication toute naturelle de la composition generalement lache et par apports successifs de nos chansons ? Qu’importe que I’episode de Baligant vienne rompre I’ordonnance tripartite et si dramatique du Roland, si cet Episode, detache de la chanson, fait I’objet d’une declamation particuliere ? L’occasion manquera de voir en quoi cet episode abime la chanson. Et si, apr^s la guerre de Raoul, le recit de la guerre de Gautier ne s’inspire pas du meme esprit, qu’importe encore, puisque les deux guerres ne peuvent etre chantees d’un trait ? Nous n’avons retenu de Raoul de Cambrai que les 5555 premiers vers ; mais le manuscrit unique de la chanson compte en tout 8726 vers, car I’ancienne chanson remani^e y est suivie d’une sorte de roman d’aventures, qui n’a plus que de tres lointains rapports avec la rude guerre de Cambresis contre Vermandois. L’assemblage parait choquant ; mais il est sans doute beaucoup plus frappant dans le manuscrit que dans les seances successives de declamation ou il se trouvait debite. Les jongleurs qui d^clamaient la derniere partie de Raoul chantaient-ils d’ailleurs encore la premiere ? On peut en douter. Nous n’avons retenu de meme, de la Chanson de Guillaume, que les 1980 premiers vers. Mais le seul manuscrit, le manuscrit Edwardes, nous a conserve une suite a la chanson de Guillaume, que rien ne separe du Guillaume original, et dont on a tout lieu de croire qu’elle a ete consid6r6e par I’auteur de la version Edwardes comme

— 47 — une partie int^grante du Guillaume. Or cette suite est en violente contradiction avec le Guillaume : Guillaume, qui sortait vainqueur de la bataille contre D^ram^, est maintenant cern^ par des Sarrazins. II retrouve Vivien encore vivant. II cherche k atteindre Orange (sa residence, on s’en souvient, etait Barcelone dans le Guillaume). Quand enfin il 6chappe aux Sarrazins qui le cernaient et parvient a Orange, il en repart chercher de I’aide a la cour de Louis ; il en ramenera une grande armee, et surtout un geant, Sarrazin convert!, frere d’Orable, nomme Rainoart. Une grande bataille s’ensuit, qui aboutit a la victoire finale des chr6tiens. Ce recit, qui correspond k la fin de la chanson d’Aliscans, ou il est k sa place, a done ete mis bout a bout avec le Guillaume sans rime ni raison, sans aucun souci de I’ensemble. Mais un jongleur pouvait chanter Guillaume un jour, Rainoart un autre jour ; le public savait bien qu’il s’agissait de Guillaume et de la bataille de I’Archamp dans les deux cas, mais qui aurait exige la concordance exacte des donnees ? Les deux recits faisaient bien une sorte de tout : ce qui arrivait dans Rainoart s’etait passe apres les evenemens racontes dans le Guillaume; mais ce va¬ gue rapport suffisait. Ce sont les manuscrits, le livre, qui, nous transmettant de la meme ecriture sur les pages d’un meme volume et sans interruption des recits contradictoires dans I’esprit ou meme dans les faits, accusent les divergences et les rendent choquantes. Dans la vie meme de I’epopee, elles le sont beaucoup moins. Rien n’est plus naturellement concevable qu’un jongleur qui chantait la Chanson de Guillaume soit alle prendre la fin d’Aliscans pour pouvoir chanter aussi ce qui s’etait passe apres I’Archamp. Il enrichissait ainsi son repertoire, et e’est ce repertoire, oral, que reflete le manuscrit Edwardes (voir en appendice I’etude plus detaillee du Guillaume). Les jongleurs done qui chantaient la bataille de Charlemagne contre Baligant, ou, apres la guerre de Raoul, celle de Gautier, ou, apres celle de Gautier, le roman d’aventures qui a pour principal heros Bernier, ou encore, apres la bataille de I’Archamp, les exploits burlesques de Rainoart, ces jongleurs ne se souciaient pas plus que leurs auditeurs de I’unite de couleur, de style, de la coherence narra¬ tive d’une oeuvre insaisissable en son entier ; ils etaient au contraire tres fiers de rajouter a I’ancienne tradition des morceaux tout neufs. Dans cette optique, e’est la forte coherence du Roland qui etonne : elle est aussi I’exception. *

**

— 48 — Si done nous rapportons la composition des r^cits a la diffusion des chansons, nous sommes tentes d’aller plus loin et de poser I’hypoth^se : la chanson de geste, diffus^e dans ces conditions, doit avoir 6t6 compos^e pour ces conditions. N’y retrouverait-on pas des unites de composition d’un « poids » correspondant k la teneur d’une seance de declamation ? Contre cette hypoth^se se presentent des I’abord de s^rieuses ob¬ jections. Le caractere mouvant des r^cits tient, avons-nous dit, aux circonstances k chaque fois diff^rentes de la declamation ; il serait done faux de renverser I’ordre des termes, et, prenant pour constantes les circonstances de la declamation, de supposer les chansons baties sur ces constantes. II se peut neanmoins que, partant d’un etat d’une chanson, donne dans nos manuscrits, nous arrivions parfois k distinguer les marques de sa distribution en plusieurs seances de declamation. Plus generalement, bien que la distribution d’un texte en seances ait du varier, bien que le recit lui-meme ait pu s’allonger ou se raccourcir selon les circonstances, il ne semble pas im¬ possible que la teneur habituelle d’une seance ait exerce quelque in¬ fluence sur la composition des chansons. La duree habituelle d’une seance de jongleur nous reste malheureusement inconnue. Qu’en est-il en Yougoslavie ? La duree des seances y varie enormement selon les circonstances. D’une fa^on ge¬ nerate, le chanteur n’a lui-meme aucun controle sur la duree de la seance, qui depend surtout des auditeurs. Dans les auberges et les cafes, les clients vont et viennent, commandent des boissons, la con¬ versation continue ; n’importe quoi peut interrompre le chanteur ou le forcer k partir sans avoir termine son chant. De meme dans les families. Les foires sont turbulentes. Dans les maisons aristocratiques, le maTtre de ceans dit au chanteur de commencer et peut I’interrompre quand il veut. ^ A supposer cependant les circonstances favorables, la duree des seances est alors limitee par la resistance physique du chanteur. Celui-ci est capable de chanter sans interrup¬ tion pendant une demi-heure environ, laps de temps qui lui permet de chanter de 200 a 500 vers selon les chanteurs et le tempo du recit. La vitesse moyenne serait de 1000 vers a I’heure, selon Murko, qui ne nous dit pas cependant combien de « reprises » d’une demiheure les chanteurs sont capables de fournir, en menageant les pau¬ ses necessaires. Il nous parle bien d’heures entieres, et meme de toute la nuit, mais ce doit etre I’exception. Quand, en 1935, I’Americain Parry pria le chanteur Avdo Mededovic de lui chanter le plus long 1 A. B. Lord, Homer and Huso. I.

— 49 chant qu’il pourrait en prenant le temps voulu, en se reposant chaque fois que cela serait n^cessaire, le chanteur choisit de chanter deux heures le matin et deux heures I’apr^s-midi, avec pauses toutes les vingt k trente minutes. Apr^s une semaine de ce regime, la voix du chanteur 6tait bris6e, et il fallut attendre huit jours pour reprendre pendant une nouvelle semaine le m&me regime de deux stances de deux heures par jour. ‘ Au moyen 3ge, les jongleurs chantaient, par exemple, entre le di¬ ner et la tomb^e de la nuit. Void ce que Ton trouve k ce sujet dans Huon de Bordeaux : 4947

Segnor preudomme, certes bien le ve^s, Pr^s est de vespre, et je sui moult lass6 : Or vous proi tous, si cier com vous m’av^s, Ni Auberon, ne Huon le membr6, Vous reven^s demain, apr^s disner, Et s’alons boire, car je I’ai desir^. 2

Comme le diner se prenait tard, ces indications placent la stance k la fin de I’apres-midi. Si nous lui donnons une dur6e d’environ deux heures, avec quelques pauses, on imaginera qu’une stance pouvait comprendre le chant de 1000 k 2000 vers. Y a-t-il moyen de retrouver, dans nos chansons, des « tranches > qui auraient k peu pres cette ^tendue ? Le Pelerinage (870 vers), le Charroi (1486 vers), la Prise (1887 vers), le Guillaume (1980 vers) auraient pu se chanter en une seule stance. Quoi qu’il en soit, je n’y retrouve en fait aucune marque du passage d’une stance k I’autre. Le Roland est extraordinairement depourvu des signes explicites qui marquent d’habitude la recitation publique ; aussi n’y voit-on aucune trace de sa distribution en seances. Je crois cependant decouvrir quelques signes en faveur d’une recitation k part de Baligant (v. ci-dessous, p. 61). Pour les trois chansons qui restent en lice : le Couronnement, le Moniage et Raoul de Cambrai, il y a quelques observations interessantes k faire. Le Couronnement comporte deux passages concernant la distri¬ bution de la chanson en seances, le premier k la charniere des epi1 J. A. Notopoulos, Continuity and Interconnexion in Homeric Oral Composition, dans Trans, and Proc. of the Amer. Philol. Ass., t. 82, 1951, p. 81-101. 2 Cit6 par E. Faral, Les Jongleurs, p. 193.

4

— 50 — sodes 1 et 2 (voir ci-dessus p. 44), le second k la charni^re des epi¬ sodes 2 et 3. Les Sarrazins, nous est-il dit au d^but de I’^pisode Corsolt, ont pris Capoue et fait prisonniers le roi Gaifier et sa fille. Dans une anticipation comme il en est de fr^quentes dans les chan¬ sons de geste, le jongleur nous dit alors : 308

Tant ama Deus Guillelme le membr6 Que par lui furent de prison delivre Envers Corsolt d’oltre la Roge Mer, Le plus fort ome dont on oist parler. Cil detrencha a Guillelme son n^s, Com VOS orrez ainz qu’il seit avespr^, Se VOS donez tant que vueille chanter.

A supposer que les deux derniers vers soient autre chose que formules vides de sens — et nous sommes forces de Tadmettre sous peine de ne plus rien oser deduire de nos manuscrits —, nous som¬ mes done, en cet endroit du Couronnement, vers le debut d’une seance, puisque le jongleur reclame de I’argent avant de chanter, une stance dont on annonce le sujet : le combat contre Corsolt, et qui pourra se d^rouler avant la nuit; elle ne comprendra sans doute pas d’autre episode. L’^pisode Corsolt compte 1102 vers : e’est bien la teneur possible d’une seance. Le second passage, moins caracteristique, n’est cependant pas negligeable. Imm^diatement apr^s la fin de Corsolt, on nous dit que le roi Gaifier, d^livr^ par Guillaume des Sarrazins, lui offre sa fille en mariage ; et le jongleur ajoute : 1375

Cele presist Guillelmes li guerriers, Quant par essoine covint tot respitier, Com VOS orrez ainz le soleil colchier,

ce dernier vers etant repris au debut de la laisse suivante sous la forme : 1383

Com

VOS

orrez ainz qu’il seit avespr^.

Ce vers nous engage k croire que nous sommes a nouveau au d6but d’une stance, qui reprendrait les ev^nements au point oil les aurait laisses la seance precedente. Ce t^moignage d’apparence fra¬ gile se trouve fortifie, tout d’abord, par les deductions que nous ve¬ nous de tirer des vers 308-314, avec lesquelles il s’accorde parfaitement; ensuite, par le rappel de situation qui le suit de pres, laisse 34, vers 1430 et suivants : on nous a dit, dans la laisse 33, vers 1378 et suivants, que Guillaume 6tait deja a I’eglise pour y epouser la fille de Gaifier, quand etaient arrives de France deux messagers, qui lui avaient annonce la mort de Charlemagne et la trahison de certains

— 51 — barons, d^sireux de substituer k Louis le fils de Richard de Norman¬ die, Sur le conseil du pape, Guillaume avail d6cid6 de voler au secours de son seigneur. Or la laisse 34 reprend tous ces fails : 1430

Un diemenche, quinze jorz apr^s Pasques, Esteit a Rome Guillemes Fierebrace, Feme dut prendre et faire mariage, Trestot aveit entrobli6 Orable, Quant de vers France li son! venu message Qui li aportent unes noveles aspres : Que morz esteit li emperere Charles ; A Loois sont remeses les marches ; Li traitor, cui li cors Deu mal face, Del fill Richart de Roem a la barbe Vuelent rei faire, veiant tot le barnage. De piti^ plore Guillelmes Fierebrace. Congi6 demande a I’apostoile sage, Et il li charge mil chevaliers a armes, D’or et d’argent trente somiers li charge. A1 departir en plore li barnages.

Tout cela a 616 dit d6j^ dans la laisse pr6c6dente. Pourquoi le r6p6ter de la sorte, si ce n’est k I’usage des badauds en train de se rassembler, au d6but d’une s6ance ? Ces rappels de situation sont fr6quents dans les chansons de geste, nous y reviendrons tout k I’heure. Ils font aussitot penser aux rappels analogues des reporters sportifs, a la radio, que le caractere mouvant de leur auditoire oblige a rappeler souvent quelle manifestation, en quel lieu, ils sont en train de rapporter, quels sont les r6sultats acquis, et ainsi de suite, car leurs auditeurs peuvent prendre r6coute quand bon leur semble, comme les badauds s’approchaient d’un jongleur : pour les int6resser et les retenir, il faut les renseigner. Ces rappels, fr6quents au d6but d’un reportage, vont s’espa^ant toujours davantage pour disparaitre en g6n6ral dans sa derniere partie, et nous avons tout lieu de croire qu’il en allait de meme pour les rappels des jongleurs : ils appartiennent aux d6buts de s6ances. De sorte que le rappel des vers 1430 et suivants du Couronnement corrobore en effet le t6moignage du vers 1377. La s6ance qui d6bute autour du vers 1352 du Couronnement comprendrait r6pisode 3 ( Acelin de Normandie), de 870 vers ; peut-6tre aussi r6pisode 4 (Gui d’AUemagne) et le r6cit sommaire et sans doute r6siduel que donne la derni6re laisse. En tout cas, entre les 6pisodes 3 et 4, aucune marque du passage d’une s6ance a I’autre n’apparalt. Resterait a r6gler le sort de r6pisode 1 {Couronnement proprement dit), de 248 vers. Or nous avons des raisons de croire qu’il est ici le r6sum6 quelque peu d6sordonn6 d’un r6cit diff6rent, compre-

~ 52 nant le couronnement de Louis h Aix sans la trahison d’Arn^is, puis, apr^s la mort de Charlemagne, la trahison d’Arn^is r^primee par Guillaume. ^ Dans I’^tat actuel, I’^pisode 1 du Couronnement pourrait @tre une sorte de r^sum^-rappel plac6 en tete de Corsolt par un jongleur qui s’int^ressait davantage k Corsolt qu’^ Arn^is, Ces 248 vers ne diminueraient ainsi pas la signification « debut de seance » des vers 308-314. Nous pourrions done avoir pour le Couronnement deux stances de « poids » ^gal : vers 1 a 1351, d’une part, et, d’autre part, vers 1352 a 2648, soit 1343 vers. Pour 6viter tout malentendu, je crois n^cessaire de pr^ciser qu’il ne s’agit pas de retrouver une unit^-^talon, qui, correspondant a la dur^e d’une stance, aurait mesur6 la composition d’ensemble d’un Couronnement « original ». Prenant les manuscrits que nous possedons pour les temoins d’un 6tat de la chanson, nous demandons: dans quelle distribution ce texte-l^i etait-il chants ? Si nous pouvons r^pondre : il 6tait chants en deux seances, nous comprenons pourquoi i’^pisode 1 y est abreg^ et mutil^ de diff^rentes fagons, et, de meme, le caract^re bScl6 de la derni^re laisse, qui nous rappelle si bien ce que Ton nous dit des chanteurs yougoslaves ; en cours de recitation, il leur arrive de decider d’en finir au plus vite et de ne plus mentionner que I’essentiel. ^ N’est-ce pas ce qu’aura fait le chanteur du Couronnement k la fin de la seconde stance ? Press6 d’en finir, il n’aura plus fait qu’indiquer vaguement des r^cits que, peut-etre, il eflt 6t6 capable d’amplifier, de chanter vraiment, comme Corsolt ou Gui d’Allemagne. Nous expliquons ainsi par un biais qui n’est pas litteraire des faits qui nous paraissent I’efre en vertu de la seule illusion que procurent les textes ecrits ; ces faits ne se comprennent bien que replaces dans leur milieu : la diffusion orale. Dans le Montage Guillaume II, les unites de recitation sont sans doute plus etendues. Je crois pouvoir distinguer trois stances d’environ 2000 vers, le petit episode Guillaume hermite {voir ci-dessus, p. 45, la composition du Montage), de 707 vers, restant en quenouille : Guillaume au couvent: 2070 vers (v. 1-2070) ; Synagon : 1842 vers (v. 2778-4619) ; Ysore : 2010 vers (v. 4620-6629). je dis bien trois seances, et non seulement trois episodes ; cela me 1 Voir k ce sujet J. Bddier, Les legendes ipiques, t. I, 3« 6d., Paris, 1926, p. 326-330. 2 A. B. Lord, Homer and Huso, I.

— 53 — semble presque certain, en tout cas, pour Guillaume au couvefit et pour Ysore. II est, en effet, tr6s frappant que les annonces de jongleur du type : 96

Hui mais orr^s de Guillaume au Cort N^s, Comme il fu moines beneis et sacr6s, Comme il ala as poissons a la mer, Com li larron le vaurent desreuber,

— pour prendre comme exemple la premiere de ces annonces qui se pr^sente —, qui figurent nombreuses dans ces deux Episodes, soient groupees dans les premiers 350 vers de chacun d’eux et disparaissent ensuite ; je ne relive qu’une exception : I’annonce du vers 1722 concernant Guillaume hermite et Synagon. Les rappels de situation, qui sont peut-etre plus organiquement li^s au texe que les annonces, lesquelles s’en d^tachent plus facilement, sont 6galement trfes nombreux au d^but de la chanson (voir les laisses 4 4 8), ce qui est naturel, puisque nous sommes ici de toute fa?on au d^but d’une seance ; mais ils le sont aussi dans la premiere partie d'Ysore, oh Ton nous rappelle constamment qu’Ysor^ assiege Louis dans Paris et que Louis ne sait plus que devenir (voir les vers 4707 et suivants, 4822, 4868, 4960, 5237, 5491), ce qui ne se justifie qu’au debut d’une stance, au moment ou le cercle se forme autour du jongleur. Quant a Guillaume hermite et 4 Synagon, je n’oserais rien affirmer ; Synagon, evidemment d’une autre veine que les autres episo¬ des, auxquels il est tres inf^rieur, devait etre exploite seul, Dans la premiere partie de Raoul de Cambrai (vers 1-3740), nous retrouvons des ensembles d’environ 1200 vers, comme dans le Couronnement, qui correspondent peut-etre 4 la teneur de stances : 1. V. 1 4 environ 1200 : tout ce qui precede la guerre. 2.

Environ 1200 4 environ 2450 : sac d’Origny, conflit Raoul-Bernier, on se prepare 4 la guerre.

3.

Environ 2450 4 3740 : bataille d’Origny et epilogue 4 Cambrai.

Il est difficile de retrouver la trace du passage de la seance 1 4 ia seance 2 : les nombreuses repetitions, le rappel de situation des vers 1108 et suivants, n’y sont peut-etre pas etrangers. Entre la seance 2 et la seance 3, la transition est marquee par le fameux passage sur Bertolais (voir ci-dessus, p. 19). Dans la seconde partie (v. 3741-5555), le recit permet de distinguer les engagements de Bernier et Gautier dans leur pays (v. 37414786), puis le combat final 4 la cour du roi et la reconciliation

54 — (v. 4787-5555), mais je ne relive aucun signe relatif a I’exploitation de la chanson en stances. Bien que nous n^gligions ici la derniere partie de Raoul de Cambrai (v. 5556-8726), il n’est pas sans interet de noter que ces 3200 vers environ se repartissent nettement en trois episodes d’un peu plus de 1000 vers chacun, et qu’une annonce de jongleur (v. 7653-7654) permet de croire qu’entre les Episodes 2 et 3, il y avait aussi passage de stance a stance. Tout ceci est hypoth^tique, j’y insiste encore. Il faut se garder de vouloir trop prouver. La distribution r^guliere d’une chanson en quelques seances de dur6e 6gale n’^tait sans doute pas souvent realis^e. Les jongleurs avaient un repertoire de scenes k effets que le public leur demandait, un public parfaitement au courant de la teneur traditionnelle des r^cits, comme on demande k un acteur de jouer telle scene du repertoire. Les circonstances de la recitation changeaient a chaque fois. Un heros de roman deguise en jongleur se contente de chanter quatre laisses d’Aliscans dans le chateau ou il a ete refu (voir ci-dessus, p. 17). On sait que les chanteurs yougoslaves, meme dans le cas ou, par chance, ils disposent librement de la duree des seances, interrompent leur recit k peu pres n’importe ou, et que jamais, pour ainsi dire, les interruptions ne sont dictees par le recit lui-meme. ^ Bref, de tre.s nombreuses conditions sont defavorables a qui entend suivre la piste que nous n’avons fait qu’indiquer. Malgre toutes ces objections, cependant, je crois que si le Couronnement de Louis de nos manuscrits se distribue facilement en deux parties d’environ 1300 vers, si le Montage se constitue en groupes de 2000 vers et Raoul de Cambrai en groupes de 1000 a 1200 vers, cela n’est pas etranger aux circonstances de leur ditfusion, et que Ton aurait tort, en tout cas, de chercher au « poids » de ces unites de composition des raisons d’etre litt^raires ; il faut les chercher plutot dans la vie de la chanson de geste, sur la place publique et dans les chateaux. * *

Les conditions dans lesquelles il chante obligent le jongleur a lier explicitement les diff^rentes parties de son r^cit. Fr^quemment interrompu par les circonstances ou sa propre fatigue, anxieux surtout d’int^resser et de retenir sa clientele mouvante, le jongleur va constamment lier ce qu’il chante k ce qu’il chantera et a ce qu’il a deja chants ; il annonce ce qu’il chantera, pour piquer la curiosite du public, le retenir par I’attente d’^v^nements sensationnels ; il rappelle 1 A. B. Lord, Homer and Huso, I.

— 55 — ce qu’il a d^ja chant6, pour que tout badaud s’approchant du cercle soit rapidement au courant et s’attache k son tour aux p6rip6ties, ou tout simplement pour rafraichir la m^moire des auditeurs, faire le point, Her peut-etre une stance k la pr6c6dente. Rappels et annonces concourent au meme but : attacher le public au r^cit. Nous nous sommes d^ja servis des rappels et des annonces pour depister les limites de diff^rentes stances. Nous examinerons maintenant d’un peu plus pr^s le jeu de ces artifices professionnels. Analysons la « mise en train » du Montage, qui est tres caracteristique. La laisse 1 contient le prologue, I’annonce du sujet; c’est I’affiche principale : 1

Boine canchon plairoit vous a oir De fiere geste...

« Vous allez entendre une histoire excellente... » Mais le prologueannonce, le prologue anticipateur, comporte deja un rappel, celui de la l^gende plus g^n^rale de Guillaume d’Orange. « Vous savez com¬ ment il 6pousa Orable, les souffrances qu’il subit dans la bataille d’Aliscans, le secours que lui procura Rainoart... » 10

Signor baron, ass^s av^s oi Comment Guillaumes vers paiens se contint, Et vers Tibaut le rice Amoravi, Comment Orable, sa mollier, li toli, Et ses grans terres tot par force conquist. S’aves ol, franc chevalier gentil, De la dolor qu’en Aliscans soufri, De Viviien, son neveu, qu’il perdi, Et de Bertran, que paien I’ont saisi, Guicart le preu, Gerart et Guielin ; Comment Guillaumes au Cort N6s s’en fuf, Vint a Orenge a Guiborc le gentil, Et come il vint en France a Loey, For le secors qu’il ot mout a envis. Si savfe bien com arriere revint Od Rainnouart, qu’il ama et cieri, Qui delivra Bertran le palasin. Puis li douna Guillaumes li marcis En manage sa niece o le cler vis.

Le jongleur place aussitot son auditoire dans un milieu legendaire qui lui est familier et qui est un bon terrain de rencontre : une sorte d’entente, presque de complicite, va unir jongleur et public face au heros. Le contact est assure, le chant particulier se trouve lie a la plus large l^gende.

— se¬ ta laisse 2 s’ouvre par une annonce, reprise d6j4 des vers 7-9 de la premiere laisse : 42

Hui mais devons de Guillaume canter Et des grans paines que il pot endurer.

Cette laisse conduit Guillaume aux portes de I’abbaye d’Agnane et se cl6t h nouveau par une annonce : 96

Hui mais orr^s de Guillaume au Cort N6s, Comme il fu moines benei's et sacres, Comme il ala as poissons a la mer, Com li larron le vaurent desreuber.

La laisse 3 commence par un rappel des vers 88 et suivants : 100

Guillaumes est a Aignienes venus...

et d^peint la peur des moines k la vue de cet homme immense et terrible : 134

C’est Antecris qui ci est enbatus...

Les laisses suivantes, de la laisse 4 A la laisse 8 y comprise, en mSme temps qu’elles mettent en train le recit, commencent toutes par un rappel de situation, qui doit permettre aux badauds qui s’approchent de comprendre ce dont le jongleur parle. Laisse 4 : 146

Or fu Guillaumes devant I’uis del mostier. Tout le guerpissent et laissent estraier. Ainc n’i remest moines ne encloistriers, Prieus ne abes, prevos ne ceneliers Ne cambrelens ne vall^s ne huissiers. Tout s’en fuirent, et keu et boutillier.

C’est un rappel des vers 130 et suivants, apres lequel le recit progresse : Guillaumo entre au moutier et se met a prier. L’abbe tranquillise s’approche, apprend qui est ce chevalier terrible et accepte de le recevoir comme moine. On lui donne I’habit monacal. Mais, a table, les moines murmurent contre I’appetit de Guillaume : 251

Dist Tuns a I’autre : « Esgardes quel forrier ! Plus mangeroit, par le cors saint Ricier, Que nous trestout ne poriens gaaignier.»

La laisse 5 rappelle d’abord la situation : 254

Guillaumes fu rem^s en I’abefe, Si a por Dieu laissi^ sa manandie, Toute la terre qu’il avoit en baillie, S’a pris le coule, le froc et I’estamine Et les grans botes, les tribous et le plice. Cascune nuit va li quens a matines,

— 57 — Reclaime Dieu, le fil sainte Marie, Que il le mete en parmanable vie. Mais li covens li porte grant envie, Car trop mangiie, ce lor samble, et escille, Plus c’autre troi qui sont en Tabei'e.

Puis elle met encore I’accent sur I’app^tit de Guillaume, sur I’inquietude avare, puis sur I’hostilite qu’il declanche chez les moines, qui vont chercher k se debarrasser de Guillaume, comme le jongleur I’annonce en fin de laisse : 298

Hui mais orr^s comment il se porquisent Qu’il le peussent et destruire et ocire. Dieus les confonge, li fieus sainte Marie !

La laisse 6 annonce a nouveau la chanson et rappelle tout a la fois la situation : 301

Hui mais orres d’une boine canchon, C’est de Guillaume au Cort Nes le baron : Laissa le siecle por devenir preudom, Si prist le froc et le grant pelichon. Mout sert bien Dieu et la nuit et le jor, Vait a matines et est en orison. Mais une cose par verte vos disons, Que mout le heent trestout si compaignon, Car trop mangiie de Car et de poisson, Et plus escille que troi autre ne font.

Puis le recit fait un pas ; reunis en chapitre, les moines suggerent a I’abbe le mechant stratageme que nous connaissons : on enverra Guillaume acheter du poisson au bord de la mer, de fa^on qu’il soit tue par les brigands qui hantent les forets qu’il devra traverser. En fin de laisse, nouvelle annonce : 342

Hui mais orr^s d’une boine canchon, Et des grans paines Guillaume le baron.

La laisse 7 commence par un bref rappel : 344

Guillaumes fu moines tout voirement, Si prie Dieu et menu et souvent Que il le gart par son commandement.

Puis elle raconte un episode qui peut se detacher du tout, qu’on pourrait ne pas entendre sans courir le risque de ne plus rien comprendre a la suite. Un noble baron mange un jour a I’abbaye, mais est servi chichement par le cellerier. Guillaume le voit, eclate de colere ; « Apportez done du vin, de la viande, du pain blanc ! Ce que les moines peuvent etre avares ! » Et comme le cellerier lui enjoint de se taire, Guillaume lui arrache ses cles, court au cellier, le vide en I’honneur de I’hote. En fin de laisse, rappel de I’antipathie des moi-

— 58 — nes, de sorte que T^pisode se termine par ou il commen^ait et qu’il est ainsi 61imin^ de la ligne principale du r^cit. Void la fin de la laisse : 401

Pui fu Guillaumes en I’ordene longement, Obedience tint mout benignement; Mais ainc li moine, dont pr^s i ot de cent, N’orent a lui amor ne boin talent, Et si ne sevent ne por coi ne comment.

La laisse 8 s’ouvre encore par un rappel : 406

En I’abele est Guillaumes rem^s, Mais ainc li moine ne le porent amer, Et si lor ot tout son avoir livr6 : Plus de mil livres de deniers monne^s. Tantost qu’il I’orent par devers aus torn6, Vausissent il que il fust estrangl^s. Un jor se furent en capitre assambl^...,

chapitre que nous avons d^ja vu a la laisse 6, mais qui m^ne ici le r^cit plus loin, un r^cit qui, enfin mis en train, peut maintenant s’acc61§rer, prendre forme et vie devant un auditoire rassembl^, avec des rappels encore, mais bien moins nombreux. Je note qu’un badaud qui ne s’approcherait du jongleur qu’a la laisse 17 comprendrait sans grand-peine la situation : antipathie des moines, leur d^sir de voir tuer Guillaume par les larrons. La laisse 18 est tout entiere encore rappel de situation. Guillaume part au ravitaillement : 823

Lors est months, n’i vaut plus atargier, Il et ses famles, qui mout fait a proisier, Qui devant lui aquelli le soumier. Li quens Guillaumes n’ot pas le cuer lanier, L’abe en apele si demande congid, Et il li done, ne s’en fist par proier. XVlIl Chou dist Guillaumes : «Maistres, jou m’en irai Droit a la mer as poissons, bien le sai. Se jou en truis, si en acaterai ; Se je puis, maistres, ass6s tost revenrai. Mais male gent a par voie entresait, Quinse larrons, que vous m’av^s retrait; Dedens un val, si comme entendu I’ai, La gent mordrissent et font anui et lait. Se il m’assalent, ferir nes oserai, Cuar de vous, maistres, nisun congi^ n’en ai. XIX

855

Li quens Guillaumes a congi^ de I’ab^, Et del covent estes I’ent vous tornd, A loi de moine vestu et acesme.

— 59 — Et cette laisse 18 est si bien en marge du progres narratif que la laisse 19 se lie par son recommencement, non pas a la laisse 18, mais bien k la laisse 17, comme on pent le voir dans le texte que nous citons. La laisse 23 encore, au moment ou les larrons vont attaquer Guillaume, rappelle quelles circonstances I’ont conduit a cette triste situation. Tous ces rappels, combines avec les annonces qui font presager un recit passionnant, trouvent une explication satisfaisante et com¬ plete dans le d^sir d’un jongleur de rassembler et de retenir un cercle d’auditeurs. II faut donner sans doute la meme explication aux deux laisses similaires (1. 3 et 4) et a la triple repetition du recit de I’evasion du captif Gillebert hors des prisons d’Orange (v. 114 s., 159 s., 217 s.), qui signalent la mise en train de la Prise d’Orange. La Chanson de Roland elle-meme ne comporte-t-elle pas une mise en train, faite de rappels analogues ? A la laisse 3, Marsile tenant conseil, Blancandrin y prend la parole : « Feignez de vous soumettre a Charlemagne ; envoyez-lui des ours, des lions, des chiens, sept cents chameaux, quatre cents mulets charges d’or et d’argent ; qu’il retourne a Aix ! Vous promettrez de I’y suivre a la Saint-Michel, de vous y faire baptiser, de lui preter hommage ; donnons meme des otages pour garants de nos promesses : il vaut mieux que dix ou vingt hommes meurent que nous ne perdions I’Espagne. » L’avis de Blancandrin est adopte par le conseil, et Blancandrin lui-meme est choisi comme chef de I’ambassade qui portera le message i Charle¬ magne. Quand, k la laisse 6, Marsile donne ses dernieres instructions a ses ambassadeurs, il definit leur mission dans les memes termes que Blancandrin avait employes a la laisse 3. Et lorsque, aux laisses 9 et 10, Blancandrin transmet son message a Charlemagne, il le fait a nouveau dans les memes termes, rappelle dans les memes termes I’objet de sa mission. Ce n’est pas tout : exposant a la laisse 13 les propositions de Marsile devant le conseil de ses barons, Charlemagne les reprend une quatrieme fois en entier, dans des termes similaires. Pourquoi ces repetitions ? Parce qu’il importe que les auditeurs connaissent les propositions de Marsile, que chacun soit au courant de ces donnees, a partir desquelles le drame va se developper : des opi¬ nions diverses vont s’affronter a leur sujet, Roland sera contre, Ganelon pour, et, ce dernier avis I’emportant, Roland designera Ganelon pour porter la reponse de Charlemagne a Marsile, d’ou la trahison, d’ou Roncevaux. Bref, tout part de la ; il ne fallait pas qu’un auditeur attarde ou distrait manquat le depart du drame.

— 60 — Dans la mise en train du Montage, les rappels s’avouaient pour ce qu’ils 6taient, rien ne les camouflait. Ici, plus habilement, les rap^ pels sont justifies par la narration, trouvent leur raison d’etre dans le r^cit. Le proc6d6 d’insertion du rappel dans le r^cit est souvent, dans I’epop^e, celui-1^ meme que I’auteur du Roland a employ^ : un avis est r6p6t6 dans les memes termes au moment de sa discussion ou de son adoption, un ordre au moment de son execution, mais surtout un message au moment de sa transmission. On voit tres souvent un messager transmettre son message k son destinataire dans les memes termes ou le message lui a et^ confie. Dans nos chansons, I’exemple le plus beau en est le message que Girard transmet k Guillaume tel que le lui a confie Vivien, laisse par laisse (Chanson de Guillaume, 1. 51-56 et 79-82, avec quelques oublis et interversions, qui tiennent sans doute k la d^fectuosite de la tradition). Mais cette repetition a surtout ici une valeur de chant ; elle rythme et balance, et nous confinons au sujet de notre prochain chapitre. Les messages reputes sont frequents dans I’epopee de differents peuples ; citons seulement cet exemple serbe, emprunte au cycle de Marko Kralievitch, Le Tzarevitch Ouroch et les Merniavtchevitch : « Quatre camps sont dresses dans la vaste plaine de Kossovo, pres de la blanche eglise de Samodreje. Le premier est le camp du Krale Voukachine. Le second est le camp du despote Ougliecha. Le troisieme est celui du voivode Go'iko. Et le quatrieme est le camp du tzarevitch Ouroch, Les quatre princes se disputent le trone. I Is veulent se battre k mort, et se percer de leurs poignards d’or, ignorant a qui doit etre I’empire. » Dans cette incertitude, on envoie des messagers chercher Marko Kralievitch, qui decidera. Les messagers arrivent aupres de Marko : « Soyez les bienvenus, mes chers enfants, leur dit-il. Les pieux Serbes sont-ils en bonne sante, ainsi que les nobles tzars et rois ? — Seigneur Marko Kralievitch, repondirent les messagers, en s’inclinant avec respect, tous sont en bonne sante, mais ils ne sont point en paix. La discorde a divise profondement nos seigneurs, et a Kossovo, dans la vaste plaine, devant la blanche eglise de Samo¬ dreje, ils se disputent I’empire. Ils veulent se battre a mort, et se percer de leurs poignards d’or, ignorant qui doit monter sur le trone. Et ils te mandent a Kossovo, afin que tu le declares. » Marko entre dans sa maison et appelle sa mere : « Euphrosine, ma chere mere, une grave querelle vient d’eclater a Kossovo, entre nos princes. Dans la plaine vaste, devant la blanche eglise de Samodreje, ils se disputent

— 61 — I’empire ; ils veulent se battre k mort, se percer de leurs poignards d’or, ignorant 4 qui doit 6choir la couronne. Ils me mandent a Kossovo, pour que je declare k qui elle appartient. » ^ Mais les messages ont souvent un caractere plus nettement utilitaire, en insurant dans la narration un rappel de situation general, utile aux auditeurs nouveaux ou distraits. Ainsi, dans la Prise d’Orange, vers 1254 et suivants, Arragon envoie un messager aupres de son p^re, Thibaut d’Afrique, pour lui demander du secours. Le messager va naturellement mettre Thibaut au courant de la situation qui motive cette demande ; mais, du meme coup, le jongleur rappelle utilement cette situation k son auditoire mouvant, qui, reprenant pied grace ^ ce rappel, suivra ddsormais plus facilement son r^cit : 1275

« Cil Mahomez, qui tot a en baillie, II saut le roi Tiebaut d’Esclavonie ! Tes filz te mande, a la chierre bardie, Que le secores o ta chevalerie. Pris a Guillelme, ne tel celerai mie, Filz Aymeri de Narbone la riche, Dedenz Orenge cele cite garnie. Par tapinaige fu entrez en la vile, Cuida la prendre, si comme il ot fet Nymes, Et dame Orable volt avoir a amie. Mes il ne porent tant fere deablie. De Gloriete nos fist male partie, Que o lui I’ot .VII. jorz en sa baillie ; Ne fust la bove qui soz terre est bastie, Dont la pierre est sus el pal^s assise, Ja m^s Orable n’eiissiez en baillie, Vostre moillier, qui tant est seignorie. Mes Mahomez vos en fu en aie, Que nos I’avons en la chartre enhermie, Dont il n’istra ja mes jor de sa vie. A VO talant en iert venjance prise. »

On fera les memes remarques au sujet du message de Landri aupres de Louis, dans I’^pisode Synagon du Montage (v. 3651 s.). C’est tout naturellement par un message que Baligant apprend ce qui s’est passe a Roncevaux ; mais ce message rappelle aussi aux auditeurs de I’episode Baligant ce qu’il est n^cessaire qu’ils sachent, la situation telle qu’elle se pr^sente a I’arriv^e en Espagne de I’^mir de Babylone : 2769

Dist Baligant : < Que avez vos truv^t ? U est Marsilie que j(o) aveie mandat ? » Dist Clarien : « 11 est a mort naffret. Li emperere fut ier as porz passer.

1 Leo d’Orfer, Chants de guerre de la Serbie ; itude, traductions, commentaires, Paris, 1916, p. 81.



62



Si s’en vul[ei]t en dulce France aler, Par grant honur se fist rereguarder : Li quens Rollant i fut remes, sis ni^s, E Oliver e tuit li doze per, De cels de France vint milie adubez. Li reis Marsilie s’i cumbatit, li bers, II et Rollanz el camp furent rem^s. De Durendal li dunat un colp tel, Le destre poign li ad del cors sevr^t. Sun filz ad morf qu’il tant suleit amer, Et li baron qu’il i out amen^t. Fuiant s’en vint, qu’il n’i pout mes ester ; Li emperere I’ad encha[l]cet asez. Li reis vos mandet que vos le sucurez. Quite vos cleimet d’Espaigne le regndt. »

Et ce rapport de Clarien est repete encore au d^but de la laisse suivante. Le message n’est pas le seul precede d’insertion d’un rappel dans le r6cit. L’auteur du Raoul, par exemple, a mis dans la bouche d’Aalais, mere de Raoul, un long discours qui semble avoir surtout Futility d’un rappel general. Raoul est sur le point d’entreprendre la guerre centre ceux de Vermandois ; Aalais cherche a le retenir, dans une tres belle scene en plusieurs laisses. Raoul lui replique finalement : 1100

« Maldehait ait, je le taing por lanier, Le gentil homme, qant il doit tornoier, A gentil dame qant se va consellier ! Dedens vos chambres vos alez aasier : Beveiz puison por vo pance encraissier, Et si pensez de boivre et de mengier ; Car d’autre chose ne devez mais plaidier. > Oit le la dame, si prist a larmoier : « Biax tils, dist ele, ci a grant destorbier. Ja vi tel jor qe je t’oi grant mestier, Qant li Francois te vosent forjugier : Donner me vosent le felon pautounier, Celui del Maine, le felon soldoier : Je nel vos prendre ne avec moi colchier, Ainz te norri, qe molt t’avoie chier, Tant qe pois monter sor ton destrier. Porter tes armes et ton droit desraisnier. Puis t’envoiai a Paris cortoier A. .1111 C., sans point de mengoingier, De gentils homes, chascuns ot le cuer lie, N’i ot celui n’eiist hauberc doublier. Li emperere te retint volentiers ; 11 est mes freres, ne te vost abaissier, Ains t’adouba et te fist chevalier, Et seneschal por t’onnor essauscier. Tes anemis en vi molt embronchier, Et tes amis lor goie sorhaucier,

— 63 — Car au besoing s’en quidoient aidier. Or viex aler tel terre chalengier Ou tes ancestres ne prist ainz .1. denier ; Et qant por moi ne le viex or laisier, Cil Damerdiex qi tout a a jugier, Ne t’en ramaint sain ne sauf ne entier ! » Par cel maldit ot il tel destorbier, Com VOS orez, de la teste trenchier.

Le discours d’Aalais n’est certes pas deplac6 psychologiquement ; exprimant les souvenirs maternels qui justifient la part qu’Aalais pre¬ tend prendre maintenant k la vie de son fils, il prepare la malediction ; mais, en meme temps, il rappelle des ev^nements anterieurs, rappel utile au moment ou, I’exposition du sujet terminee, la guerre va commencer. Les annonces, qui procedent d’un mouvement anticipateur contraire k celui des rappels, obeissent cependant k la meme necessite professionnelle : retenir le public. Elies doivent lui donner envie d’entendre la suite, I’entrainer k rester et a payer. Le prologue, avons-nous dit, est comme I’affiche principale de la chanson. On mesurera I'importance de cette affiche au fait suivant : le public, avant de rien donner au jongleur, exigeait parfois d’entendre au moins la premiere laisse de la chanson ; si elle plaisait, le jongleur continuait, sinon, il pouvait reprendre la route ! Seignor, soiez en p^s... Que la vertu del ciel soit en vos demoree ! Gardez qu’il n’i ait noise, ne tabort, ne criee. Il est einsint coustume en la vostre contree, Quant un chanterres vient entre gent henoree Et il a endroit soi sa vielle atempree, Ja tant n’avra mantel ne cote desramee Que sa premiere laisse ne soit bien escoutee ; Puis font chanter avant, se de rien lor agree, Ou tost, sans villenie, puet recoillir s’estree. i

On comprend que, dans ces conditions, le jongleur ait mis tous ses soins a exciter I'interet de son public des la premiere laisse, a dresser le programme allechant des merveilles qu’il allait chanter. Au cours meme de la chanson, le jongleur ne se fait pas faute de « relancer » le recit par des annonces secondaires, qui entr’ouvrent le rideau sur I’acte prochain. Voici, par exemple, au vers 1722 du Montage : Hu mais orr^s une fiere canchon. Tele ne fu tres le tans Salemon, 1 Prdambule de Boon de Nanteuil, cit6 par E. Faral, Lea jongleurs, p. 182.

— 64 — Comme Guillaumes, qui cuer ot de lion, Fu puis hermites, si con lisant trovons, Dedens Provence, cel estrange roion, Et com paien, li encrieme felon, Le tinrent plus de set ans en prison, Dedens Palerne, en la tor Synagon.

La transition explicite est de meme nature que I’annonce ; le jon¬ gleur y declare ce qu’il va faire, abandonner, par exemple, pour un instant tel personnage, tel fil du r^cit, pour en saisir un autre. II vient ainsi k la rencontre de I’auditeur, lui facilite la tache. Void, dans la Prise d’Orange : 1251

Or VOS lerons ester de noz barons, Quant leux en iert assez i revenrons. Si chanterons de la gent paiennor.

Ce type est frequent dans le Moniage ; par exemple : 3309

Un poi lairons chi de Guillaume ester, A poi de tans i serons retornd. D’un gentil home vous voel avant conter, Li timoniers Landris fu apel^s...

Quittant son h^ros pour quelque temps, et force a une courte di¬ gression au sujet de Landri le timonnier, le jongleur craint visiblement que son auditoire d^^u ne se disperse. II a done bien soin de dire : «Nous retrouverons Guillaume avant peu (ne perdez pas patience) ! » L’anticipation ne se reduit pas aux annonces et aux transitions explicites. Le jongleur bien souvent fait pressentir le tragique des ^venements qui vont suivre. Voici deux messagers qui arrivent en r^glise de Rome, aupr^s de Guillaume {Couronnement, v. 323-325) : « Ils vont rapporter des nouvelles qui effrayerent plus d’un baron. » Et Ton a h^te de les entendre. Au debut de la Prise, Guillaume se plaint de son inaction. « C’est grand folie ; le soleil ne sera pas couche qu’il apprendra une nouvelle bouleversante. » Et voici qu’arrive le captif Gillebert : « II va dire a nos barons des nouvelles qui vont deplaire k Guillaume plutot que le mener au plaisir qu’il prendrait, couche. nu k nu avec une dame » (v. 127-130). Plus tard, Guillaume et ses compagnons sont aupres d’Orable et jouissent du charme de sa conversation, quand Arragon et ses chevaliers se rendent eux aussi aupres de la reine (v. 734-736). « Guillaume, nous dit le jongleur, va subir un tel malheur qu’il n’en eprouva pas de pire en toute sa vie. Que Dieu le protege ! » Et I’auditeur attend en treniblant la suite des 6venements.

— 65 — L’^pisode du ravitaillement en poisson, dans le Moniage, compte plusieurS anticipations du mgme genre. Si, k Taller, tout s’est bien pass6, que Guillaume n’a pas rencontre les brigands qui devaient le tuer, le jongleur ajoute aussitot : « Si Dieu ne protege pas Guillaume et son serviteur, ils feront au retour telle rencontre que le plus fort d’eux deux en tremblera de peur » (v. 985-987). L’anticipation 6tait utile precaution : ce voyage sans incident devait d^gouter le public, il fallait lui promettre autre chose, retendre sa curiosity, piquer son attente ; jeu subtil du jongleur qui, sans d^masquer d’un coup toutes ses batteries, ne doit cependant pas lasser son public, mais se Tattacher, nombreux, par une gradation rus^e des effets. On voit de mSme les Hercules de foire faire longuement attendre la lev^e des halteres pour rassembler un public assez nombreux et recueillir une recette suffisante, ou les prestidigitateurs exceller dans Tart de « remettre » constamment le tour annonce ; mais si Tattente est trop longue, le public se disperse ! II s’agit de se servir de la lev6e du poids, de Tenvol de la colombe ou du combat de Guillaume contre les brigands comme d’amorce pour pecher les plus nombreux poissons ; et les forains d’aujourd’hui appStent encore les badauds k coups d’annonces et de rappels savamment combines. Dans la Chanson de Roland, Tanticipation n’est toutefois plus un artifice professionnel, mais prend valeur po^tique et concourt a donner k Tensemble les hautes dimensions du destin. La trahison de Ganelon, la mort de Roland n’y sont pas le moins du monde inattendues, mais les etapes ineluctables d’une destin^e. Quand Ganelon se rend au conseil de Charlemagne, on ajoute : « Ganelon, celui qui fit la trahison » (v. 178), alors que la trahison n’est pas encore commise. Quand Charlemagne tend son gant a Ganelon et que ce gant tombe a terre : 334

Dient Franceis : « Deus ! que purrat go estre ? De cest message nos avendrat grant perte. — Seignurs, dist Guenes, vos en orrez noveles. >

Et chacun salt que Ganelon va trahir, va conspirer la mort de Roland : mais on le laisse partir. — Ganelon est revenu de sa mission. L’arm^e s’est arrgt^e au pied des Pyr6n6es. Durant la nuit, Charlemagne voit en songe Ganelon lui briser sa lance, songe pr^monitoire, vieux motif de Tanticipation 6pique. Le lendemain, neanmoins, quand Ganelon designe Roland pour conduire Tarriere-garde, personne ne s’oppose au deroulement du destin ; Charles tire seulement sa barbe et pleure. Et la suite montre k quel degre de tension, d’angoisse, un poete genial peut grandir Tanticipation. Charlemagne rentre en France avec son arm6e : s



814

66



Halt sunt li pui et li val tenebrus, Les roches bises, les destreiz merveillus. Le jur passerent Franceis a grant dulur...

Puis, alors que la bataille bat son plein, I’auteur ne cherche pas k en reserver Tissue : 1396

La betaille est aduree endementres : Franc et paien inerveilus colps i rendent, Fierent li un, li altre se defendent. E tante hanste i ad fraite et sanglente, Tant gunfanun rumpu et tante enseigne ; Tant bon Franceis i perdent lor juvente : Ne reverrunt lor meres ne lor femmes Ne cels de France ki as porz les atendent.

La laisse suivante decrit les presages de la mort de Roland : tonnerre, tremblement de terre, nuit en plein midi : 1433

Hume nel veit ki mult ne s’espoent. Dient plusor : « Qo’st li definement, La fin del secle, ki nus est en present. » Icil nel sevent, ne dient veir nient: Qo’st li granz duels por la mort de Rollant.

Roland ne mourra pourtant qu’au vers 2392. Nous sommes loin, on le voit, de Tanticipation professionnelle des chansons de moins haute volee. Peut-etre, cependant, moins loin qu’il n’y parait. Nous disions que Tanticipation professionnelle attachait Tauditeur au r^cit, le retenait dans le cercle entourant le jongleur. Dans un mouvement comparable, les anticipations de la Chanson de Roland placent Tauditeur d Vinterieur d’un drame dont il ne peut plus se detacher, comme si le poete Tenfermait avec lui, pour qu’il assiste, de connivence avec lui, a Taccomplissement de ces destinees qu’il connait d’avance. C’est bien cela surtout que nous allons retenir. Rappels, annonces, transitions lient entre elles les differentes parties d’un recit et compensent le caractere fragmentaire de la recitation, soit ! Mais la n’est pas Tessentiel. Ces artifices professionnels contribuent a Her, en une trinite organique, le jongleur, son recit et son public. ^ Cette trinite existe certes dans les autres genres et a toutes les epoques, puisqu’elle est fondamentale dans le fait artistique. Mais elle est infiniment plus concrete, plus presente, plus vivante, plus immediate dans Tepopee chantee ; plus etroite meme que dans le genre dramatique, puisque le jongleur, souvent auteur, est de plus le seul acteur, et

1 Voir J. A. Notopoulos, dans I’article citd p. 49.

— 67 — parce que, faudrait-il ajouter, les sujets qu’il traite sont des sujets en partie traditionnels, qui lient 6galement le public au jongleur. Le chanteur tend k cr^er, parce que c’est son int^rSt — et, partant ainsi d’une n^cessite professionnelle et de conditions concretes, nous d6bouchons sur une vue plus large qui embrasserait la conception meme des sujets —, le chanteur tend k cr6er une sorte de complicity : son public, lui-meme, ses personnages aussi, dans un certain sens, doivent participer k la meme aventure. Le jongleur « adhere » ^ la fois k son public et k son sujet. « Ecoutez, seigneurs, et Dieu vous accroisse ses bontes, ce que Guillaume fit alors * (Charroi de Nimes, V. 1352-1353). N’y a-t-il pas 1^, indissolublement lies, les seigneurs qui ecoutent, Guillaume qui agit, et le jongleur qui leur parle de lui ? II prend k t^moin son auditoire : « Le captif I’entend, croyez-vous que cela lui soit agr^able ? » {Prise, v. 328). « Guillaume est mort, s’il ne leur ment pas ; mais ecoutez ce qu’il leur dit » {Prise, v. 473474). II prend parti, exprime sa sympathie, son antipathie. Du chef des brigands qui assaillent Guillaume ; « Que Dieu le confonde, le roi de majeste ! * {Moniage, v. 1236.) Mais que Dieu aide Guillaume, qui n’a pas d’armes ! {Ibid., v. 1342-1343.) Ou encore, des Sarrazins qui, attendant le point du jour, se preparent k attaquer I’arriyre-garde a Roncevaux ; Deus ! quel dulur que li Franceis nel sevent! {Roland,

v. 716.)

Chapitre

IV

LA STRUCTURE STROPHIQUE DES CHANSONS

A la difference du chapitre precedent, nous nous pla^ons ici sur le plan du chant, et non plus sur celui du recit. Les recits ^piques fran9ais ont ete chantes dans une forme particuliere, qui est strophique ; le fait fondamental est ici la strophe, ou laisse. ^ On salt que la laisse comporte un nombre variable de vers de meme longueur relies par la meme assonance, ou, dans le cas de certaines chansons tardives ou remaniees, par la meme rime. Dans nos neuf chansons, la longueur de la laisse varie considerablement de chanson k chanson et ^ I’interieur meme de chaque chanson. La Chanson de Guillaume, dans le mauvais etat ou elle nous est parvenue, compte en moyenne 11 vers environ par laisse, si on lui donne, d’apres les assonances, 182 laisses, et non pas 130, comme I’a fait McMillan d’apres les majuscules marquant dans le manuscrit le d6but des laisses. La Chanson de Roland compte en moyenne 14 vers a la laisse ; le Pelerinage 16 ; Raoul de Cambrai 22, avec une sensible difference entre la premiere partie (Raouf), ou la moyenne est de 20 a 21 vers, et la seconde (Gautier), ou elle est de 27 a 28 vers ; le Charroi de Nimes 25 ; la Prise d^Orange 30 ; le Couronnement de Louis 43, avec les differences relevees ci-dessus, p. 45 ; le Montage Guillaume 63. Les ecarts a la laisse la plus longue 113 vers Moniage compte La laisse adaptee aux doute nee de une certaine

I’interieur d’une chanson peuvent etre tres grands : courte du Charroi compte 4 vers (1. 19) et la plus (1. 25 bis, v. 657-769) ; la laisse la plus courte du 7 vers (1. 11), la plus longue 191 vers (1. 96).

est done une forme poetique extremement souple, bien conditions particulieres de la diffusion orale, et sans ces conditions. Le jongleur, qui improvise toujours dans mesure, qui, selon les circonstances, developpe ou

1 Voir M. K. Pope, Four chansons de geste: a Study in O.F. Epic Versification, dans Modern Language Review, t. 8 (1913)-10 (1915).

69 — abr^ge, n’aurait pas pu chanter dans une forme fixe. La strophe epique, au contraire, lui laisse toute latitude : il ne s’y heurte ni k la rigidity d’une longueur d6termin6e, ni k I’obligation de changements de m^tre, si ce n’est, parfois, pour un vers court en fin de laisse. Deux servitudes seulement : la mesure du vers et I’assonance.

Nous nous proposons d’examiner maintenant le rdle de la laisse dans la structure des chansons de geste. Ce probl^me se rattache k la diffusion orale par les deux biais suivants : d’abord, comme nous venons de le dire^ la laisse est tr^s probablement n^e du metier de jongleur ; ensuite, comme nous le verrons, les reprises ou recom¬ mencements, proc6d6s du style oral qui ont leur utility profession-*^ nelle, jouent un role tres important dans I’organisation du chant en strophes. Cependant, on voudra bien ne pas accorder le meilleur de son attention aux liens indirects qui unissent structure strophique et diffusion orale, et se prater plutdt a I’examen d’un probleme qui merite certainement d’etre 6tudi^ pour lui-meme. II importe tout d’abord de bien comprendre la consistance, la realite de la laisse. Cette r^alit^ repose apparemment tout enti^re sur I’assonance, puisque c’est elle qui groupe les vers constituant la laisse, et qu’en changeant d’assonance le jongleur commence une laisse nouvelle. Mais, s’il est vrai que I’assonance joue un role important dans la structure strophique de nos chansons — nous aurons I’occasion de le verifier —, elle n’en assure pas pour autant a elle seule la rea¬ lite de la laisse. Strophe de chanson, la laisse avait une realite musicale. Non pas, bien entendu, que la musique d’une chanson de geste soit exactement strophique, puisque la longueur variable de la laisse empeche qu’un dessin musical fixe soit reproduit de strophe en strophe. Cepen¬ dant, M. Jacques Chailley, ^ s’elevant contre une interpretation trop litterale du passage souvent cit6 de Jean de Grouchy, idem etiam cjantus debet in omnibus versibus reiterari, et s’appuyant sur I’exemple &Aucassin et Nicolete, pense que la laisse epique etait dessinee par la musique egalement, ce qui tombe sous le sens. Le dessin mu¬ sical de la laisse etait marque par un timbre d’intonation et par un timbre de conclusion ; dans le corps de la laisse, le timbre d’intonation, r^pete, pouvait alterner avec un timbre de developpement. 1 Etudes musicales sur la chanson de geste et ses origines, dans Revue de musicologie, t. 27, 1948, p. 1-27.

— 70 — Des timbres de conclusion, nous savions bien, au reste, qu’il en existait dans les chansons dont les laisses se terminent par un vers court de six syllabes. C’est le cas, entre autres, des chansons du cycle de Guillaume dans le manuscrit de I’Arsenal 6562 et dans certains passages du manuscrit de Boulogne. Parmi nos neuf chansons, le Moniage Guillaume I et les laisses LVII-LXXVIII du Montage II offrent cette particularity. Timbre conclusif peut-Stre que le AOI du Roland d’Oxford, s’il est vrai, comme certains le supposent, que ces lettres notent une mo¬ dulation musicale sur les voyelles de I’Alleluia, qui aurait souligne les fins de laisses du Roland k la maniere d’un refrain. On rencontre enfin un refrain proprement dit dans la Chanson de Guillaume. II s’y presente sous trois formes : Lunsdi al vespre, Joesdi al vespre et Lores fu mecresdi, qu’il faut corriger, conformement k la mesure et k I’assonance, en Lors fu dimercres. Les laisses qui sont pourvues de refrain sont en petite minority, puisque, sur un total de cent quatre-vingt-deux laisses, on compte seulement trente re¬ frains. Le vers-refrain de quatre syllabes est le plus souvent suivi d’un dycasyllabe assonant avec lui en -e.e, et ces deux vers composent un ensemble d’autant plus nettement conclusif que le dycasyllabe « reprend » souvent les vers prycydant le refrain : 208

Al pris Willame te deis faire tenir. Des herseir vespre le cunte en aatis. Lunsdi al vespre. Ben te deis faire tenir al pris Willame.

Dans le cas cependant ou la laisse suivante assone en -e.e, il arrive {dans quatre cas) que le vers court ne soit pas suivi d’un dy¬ casyllabe, et meme (dans deux cas) que le refrain ait yty rattachy par le scribe du manuscrit Edwardes k la laisse suivante : 216

Dune sorent by que el val en out remis De ses homes mulz e de ses amis. Lunsdi al vespre. Les Sarazins de Saraguce terre...

II serait bien extraordinaire que le refrain d’habitude conclusif fQt ici timbre d’intonation. Mais rien ne nous oblige a I’admettre, qu’une tradition manuscrite par ailleurs tres corrompue. Nous pouvons croire avec grande probability que le refrain ytait partout en fin de laisse, mais que, lorsque la laisse suivante assonait en — e.e, ce refrain n’etait pas toujours suivi du decasyllabe assonant avec lui en

— 71 — e.e, ^ k moins que le d^casyllabe n’ait tout simplement disparu par accident dans la tradition manuscrite. ^ On a parl6 du refrain de Gormont et Isembart. Le fragment de cette chanson s’ouvre sur une serie de combats singuliers que le roi Gormont soutient a chaque fois contre un chevalier frangais, qu’il tue facilement. Or, sauf la laisse V, les sept premieres laisses se terminent chacune par le meme quatrain d’octosyllabes (le metre de toute la chanson), d’assonance ind^pendante de la laisse : Laisse IV ; Quant il ot mort le bon vassal, Ariere enchalce le cheval ; Puis mist avant sun estendart: Horn la li bailie un tuenart. s

Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un refrain k proprement parler, chante sur une m^lodie particuliere, et ne se rencontrant que dans ces laisses-li ; j’y verrais plutot une maniere de souligner le parall6lisme strophique de ce passage (voir ci-dessous, p. 89). La musique, done, dessinait la laisse. Mais les paroles soulignent aussi ses contours. Pour prendre tout d’abord la laisse isolee, sans tenir compte des laisses voisines, nous voyons que, bien souvent, le premier vers d’une laisse a valeur d’intonation et le dernier valeur de conclusion, si bien que la laisse est nettement encadree. On pourrait dresser le repertoire de ces vers d’intonation et de conclusion. Bornons-nous ici a donner quelques exemples. Vers d’intonation. — II arrive tres frequemment, dans toutes les chansons, que le nom d’un heros, ou le nom commun qui le designe pr^cisement, figure dans le premier vers d’une laisse, comme sujet de la proposition. J’ouvre la Chanson de Roland : 1. 1. 1. 1. 1.

1 2 3 4 5 I. 6 1. 7 1. 8

: : : ; : : ; :

Carles li reis, nostre emperere magnes Li reis Marsilie esteit en Sarraguce Blancandrins fut des plus savies paiens Dist Blancandrins : « Par ceste meie destre... » Li reis Marsilie out sun cunseill findt Li reis Marsilie out finet sun cunseill Dis blanches mules fist amener Marsilies Li empereres se fait et balz et liez

1 J. J. Salverda de Grave, Observations sur le texte de la Chanson de Guillaume, dans Neophilologus, t. 1, 1915-1916, p. 186. 2 F. Rechnitz, Der Refrain in der unten dem Namen La Chan^un de Willame veroffentlichten Handschrift, dans Zeitschrift f&r rnmanische Philologie, t. 32, 1908, p. 211 s. 3 Je cite le texte restitu6.

— 72 — et ainsi de suite. C’est une maniere d’intonation, qui marque d’autant plus nettement le debut de la laisse que, le plus souvent, ce personnage ne sera pas nomm6 de nouveau a I’interieur de la laisse, qui concernera pourtant ses faits et gestes, ses discours. Dans la Prise d’Orange, sur un total de 62 laisses, le nom du h^ros Guillaume figure au premier vers de 42 laisses ; dans les 20 laisses qui ne I’ont point, il y a toujours, au premier vers, sujet nommement designe, nom propre ou d^signant une personne : la dame, li mes. L’inversion 6pique se rencontre souvent en d^but de laisse : elle avait certainement valeur d’intonation. Le sujet peut etre de nouveau un nom propre : Montage : 1. 20 ; Vait s’ent Guillaumes sans nul arestement.

Comparer les laisses 21, 23, 33, 89, 90, 92, 95 de la meme chanson. L’ordre des mots : adjectif attribut — verbe etre — sujet, a, comme I’inversion, valeur d’intonation. II est employe en tete de laisse pour d^crire le caractere acharne d’une bataille, par exemple : Moniage : 1. 1. 1. 1.

67 68 72 75

: : : :

Grans Grans Grans Grans

fu Testers, mirabillous et tors fu li caples et mervillos li hus fu Tassaus et ruistre la mellee est la noise et li cris et li tons

Les fameux vers descriptifs du Roland claironnent les debuts de laisses : Roland : 1. 1.

11 : Bels fut li vespres et li soleilz fut cler 66 : Halt sunt li pui et li val tenebrus, Les roches bises, les destreiz merveillus 1. 136 : Esclargiz est li vespres et li jurz 1. 191 : Clers est li jurz et li soleilz luisant 1. 239 : Clers fut li jurz et li soleilz luisanz, Les oz sunt beles et les cumpaignes granz

Seuls trois vers de ce type (v. 1002, 1755 et 3991) se trouvent a I’interieur de la laisse. Vers de conclusion. — II est inutile de souligner encore la valeur conclusive des vers courts et des refrains, qui marquent evidemment les fins de laisses. Un vers de meme longueur que les autres peut ^galement signaler la fin de la laisse. Dans le Roland, par exemple, une cinquantaine de laisses se terminent par un vers qui exprime comme le commentaire ou la conclusion qu’une personne ou un groupe de personnes donne k un discours ou k une action. Apr^s les

— 73 — propositions de Blancandrin au conseil de Marsile, 1. 4 : Dient paien : «Issi poet il ben estre. * Marsile se propose de combler d’or et d’argent ses ambassadeurs aupr^s de Charlemagne, 1. 5 : Dient paien : « De go avun asez. » Aux recommandations de Marsile, Blancandrin met comme un point final, 1. 6 : Dist Blancandrins : « Mult bon plait en avreiz. * Dans la s6rie des trois laisses 97, 98 et 99, Olivier, Tur¬ pin et Roland admirent successivement la beauts des coups que frappent Gerier, Samson et Anseis, et la valeur conclusive de ces vers est presque egale a celle d’un refrain : E sis cumpainz Gerers fiert I’amurafle : L’escut li freint et I’osberc li desmailet, Sun bon espiet li met en la curaille, Empeint le bien, parmi le cors li passet, Que mort I’abat el camp pleine sa hanste. Dist Oliver : « Gente est nostre bataille. » Sansun li dux vait ferir Talma^ur : L’escut li freinst, ki est ad or et a flurs ; Li bons osbercs ne li est guarant prod : Trenchet le coer, le firie et le pulmun, Que mort I’abat, qui qu’en peist u qui nun. Dist I’arcevesque : « Cist colp est de baron. > E Anseis laiset le cheval curre, Si vait ferir Turgis de Turteluse : L’escut li freint desuz I’oree bucle, De sun osberc li derumpit les dubles, Del bon espiet el cors li met la mure, Empeinst le ben, tut le fer li mist ultre, Pleine sa hanste el camp mort le tresturnet. Qo dist Rollant: « Cist colp est de produme. >

Le dernier vers d’une laisse decrit parfois I’attitude d’un protagoniste a la suite d’un discours prononce dans la laisse. Charlemagne a entendu le discours de Blancandrin, 1. 9 : Baisset sun chef, si cumence a penser. Comparer Prise d’Orange, 1. 54 : Ot le li cuens, s'enbronche le visage ; Raoul de Cambrai, 1. 33 ; Oit le li rois, si se va enbronchant. Ou encore, Roland a entendu les menaces de Ganelon, 1. 21 : Quant Vot Rollant, si cumengat a rire. Les anticipations, les presages, se trouvent souvent a la fin des laisses, ou c’est evidemment leur place, puisqu’ils ont valeur de conclusion suspensive : Roland : 1. 1 : 1. 55 : 1. 135 : 1. 12 :

Nes poet guarder que mals ne I’i ateignet Deus ! quel dulur que li Franceis nel sevent! De go qui calt ? Car demuret unt trop. Guenes i vint, ki la traisun fist. Des or cumencet le cunseill que mal prist.

— 74 Les anticipations du Montage figurent elles aussi, le plus souvent, h la fm des laisses. Mais ne multiplions ni les exemples ni les categories. II suffit d’avoir rappel^ ce fait : les contours de la laisse sont fr^quemment accuses par des timbres verbaux d’intonation et de conclusion. *

Si maintenant nous consid^rons les laisses dans leur succession, nous voyons que le jongleur lie souvent deux laisses, en entonnant la seconde par la reprise d’un theme qui figure dans la premiere, en « recommenfant » le d^veloppement de ce theme. ^ Nous disions que les recommencements exercent une grande influence sur I’organisation du chant en strophes ; ils creent, en effet, entre les laisses, des rap¬ ports tr^s diff^rents, et modifient par consequent la structure meme de la chanson, selon que le theme repris a I’intonation de la laisse suivante figure a la fin, au cours ou au debut de la laisse precedente. Nous allons examiner ces trois cas. J’appellerais enchatnement le recommencement du premier type et le sch^matiserais comme suit :

II consiste h reprendre, au debut de la laisse suivante, sous une forme plus ou moins semblable, ce qui a ete dit k la fin de la laisse precedente. C’est un precede bien connu de la chanson populaire : En revenant de noces, j’etais bien fatiguee, A la claire fontaine, je me suis arret^e. A la claire fontaine, je me suis arret^e, L’eau en etait si pure que je m’y suis baignee. L’eau en etait si pure...

Void quelques exemples empruntes a nos chansons : 1 Sur les diff^rentes liaisons de laisses, voir Werner Mulertt, Laissenverbindung und Laissenwiederholung in den chansons de geste, Halle, 1918 {Romanistische Arbeiten, 7).

— 75 —

Guillaume 1. 31-32 :

1

De sus al tertre vit un fuc de brebiz ; Par mi la herde I’en avint a fuir, En sun estriu se fert un motun gris. En sun estriu se fieri un gris motun. Tant le turnad e les vals e les munz

Roland : 1. 147-148 : . «E ! France dulce, cun hoi remendras guaste De bons vassals, cunfundue et desfaite ! Li emperere en avrat grant damage. » A icest mot sur sun cheval se pasmet. As vus Rollant sur sun cheval pasmit, Et Oliver ki est a mort naffr^t:

Moniage : 1. 38-39 :

. Li quens Guillaumes a la porte I’atent, Iluec s’assiet si pleure tenrement Pour ses pechi^s, dont se repent torment. Lors en apele termite doucement. Li quens Guillaumes a apele termite, Mout doucement et par amours li prie : « Oevre la porte .j>

Raoul de Cambrai : 1. 166-167 : ... Guerris le voit, le sens quida changier ; A pid descent, ne se vost atargier, La cele osta, qe n’i qist esquier ; It le pormaine por le miex refroidier. Li sors Guerris le destrier pormena; Trois fois se viutre, sor les pies se drega ; Si fort heni qe la terre sonna

Pelerinage : 1. 17-18 :

. «Tant VOS donrai aveir, or, argent et deniers, Tant en prendront Franceis com en voldront chargier. Or desjoindrai mes does por la vostre amistiet. » Li reis desjoint ses hoes et laisset sa charrue, Et paissent par cez prez, a mont par ces coltures. 2

1 Dans ce chapitre, nous indiquerons par une seule ligne de points de suspension toute la partie de la laisse que nous ne citons pas. 2 Je cite le texte restitud.

— 76 — Ce proc6d6 jette entre les deux laisses un pont, qui, loin de mas¬ quer la limite des laisses, I’accuse au contraire sur le plan du chant, la reprise ayant la valeur d’intonation, comme dans la chanson populaire. Nul doute, d’autre part, que I’enchamement des strophes n’ait facility la memorisation et la recitation de la chanson. On remarquera que, dans plusieurs des exemples cites, le mot qui donne I’assonance de la laisse suivante figure dans le dernier vers de la laisse precedente ; motun, ermite, pasmet-pasmet, pormaine-pormena. Ce mot pouvait amener d’un coup k la memoire du jongleur le systeme memoriel global de la laisse suivante, caracterise par I’assonance. On citera, k ce propos, I’anecdote suivante, rapportee par Marcel Jousse: « II s’agissait d’un homme de 65 ans, hemipiegique depuis six ans, dement et gateux... Cet homme ne faisait guere entendre que des monosyllabes, emises le plus souvent lorsqu’il s’agissait d’alimentation ou de soins de proprete ; en dehors de ces circonstances, il ne proferait jamais une parole. Je venais (dit le medecin, auteur de cette observation) un jour de donner des renseignements k une personne qui s’interessait au voisin de lit de cet homme. Cette personne prit conge, disant k haute voix : « Monsieur, je vous salue. » Nous ne fumes pas peu surpris en entendant notre dement reprendre : « Je vous salue, Ma¬ rie, pleine de grSce, etc. », jusqu’4 la fin. Puis, apres un court repos dire : « Maman, maman. * Des larmes s’ecoulerent alors de ses yeux. On essaya plusieurs fois par la suite de repeter I’exp^rience, mais jamais elle ne reussit et le malade succomba plusieurs mois apr^s sans avoir jamais donne un nouvel indice d’intelligence et sans avoir prononc6 d’autres paroles que ses monosyllabes ordinaires. » ^ L’enchamement peut porter sur plusieurs vers. La reprise de deux vers est caract^ristique du Guillaume : 1. 65 :

Dient paien : «Ja nel verrun vencu Tant cum le cheval laissun vif suz lui. » « Ja ne veintrum le noble vassal Quant desuz lui leissun vif sun cheval. >

Voici un exemple du Montage, que je retiens pour la savoureuse reponse de Guillaume k I’abb^ : 1. 35-36 :

. Ou voit le conte si I’a mis a raison : « Sire Guillaumes, ne faites celison ; Aves vous nos aporte des poissons ? »

1 Le style oral, p. 218.

77 — Li abes a Guillaume araisonne, Par son droit non si Ten a apel^ : « Sire Guillaumes, fustes vos a la mer ? Av^s vous nos des poissons aport6 ? — Oie, fait il, del fr^s et del sal6...»

L’enchainement suivant de Gormont et Isembart porte sur un nombre assez 61ev6 d’octosyllabes ; 1. 17-18 :

. Loowis est el pui munt^s E at le rei Gormont trov^ A I’estendart, la u il ert, U il ainceis I’ot mort ru6. Mult franchement I’at regrets : «Ahi ! dist il, reis amir^s, Tant mare fustes, gentilz ber ! Si creissiez en Damne Deu, Horn ne poust meillur trover.» De ceo fist Loowis que ber Qu’al paveillun le fist porter. Loowis at trov^ Gormunt A I’estendart, en sum le mont; Regreta le com gentilz horn : « Tant mare fustes, reis baron ! Se creissiez al Creator, Mieldre vassals ne fust de vus. > De ceo fist Loowis que prus : Porter Ten fist as paveilluns. Covert suz un escu rount.

Lorsque la reprise est moins developpee que le passage repris, le mouvement est plutSt celui d’un rappel ; voir les laisses 21-22 de la Prise d'Orange. Lorsque, au contraire, la fin de la laisse pr6cedente indique sommairement ce qui sera d^veloppe dans la laisse suivante, le mouvement est anticipatoire : Moniage : 1. 31-32 :

. Lors s’agenoulle ens el cemin ferr^, Reclaime Dieu, le roi de maist^, Une orison commence a ramenbrer. Or fu Guillaumes li ber a genillons, De verai cuer commence une orison : « Dieus, dist il, peres, qui estoras le mont . »

L’exemple suivant du Couronnement (L 14-15) montre une re¬ prise truffee de vers et de faits nouveaux ; je souligne les vers repris:

— 78 Vait s’en li cuens, de neient ne se targe. De ses jornees ne sai que vos contasse : Montjeu trespasse, qui durement le lasse ; De ci a Rome n’aresta Fierebrace. Vait s’en Guillelmes li gentilz et U ber, Et Ouielins et Bertrans I’alosez ; Desoz les chapes orent les branz letrez, Et ne por quant si orent il tross6 Les bons halbers et les helmes dorez. Li escuier furent torment lasse Des forz escuz et des espiez porter. De lor jornees ne vos sai aconter : Montjeu trespassent, qui molt les a lassez, Par Romenie se sont achemin^, De ci a Rome ne s’i sont areste. Cil escuier porprenent les ostels

L’enchamement s’accompagne souvent d’une sorte de palier que marque, dans le deroulement du recit, et tres exactement entre deux laisses, I’aspect sous lequel apparait la meme action a la fin de la laisse precedente, puis au debut de la laisse suivante. On I’aura remarque dans le passage du Roland cite ci-dessus (1. 147-148) : a la fin de la laisse 147, Roland se pame ; au debut de la 1. 148 : « Voyez Roland pame sur son cheval ! », comme si, apres avoir franchi I’espace qui separe une laisse de I’autre, le jongleur se retournait pour considerer la scene esquissee « sur I’autre rive », a la fin de la laisse precedente. Disons plus simplement que la pamoison de Ro¬ land, envisagee d’abord sous I’aspect de son deroulement. Test ensuite sous celui de son achevement, et que les deux aspects, le pre¬ mier penche sur le futur, le second retourne sur le passe, soulignent tr^s exactement la ligne de demarcation qui separe les laisses. Les exemples cit^s. Montage, 1. 38-39 et 31-32, illustrent la meme particularite : Guillaume appelle I’hermite — Guillaume a appele; Guil¬ laume s’agenouille — il est maintenant k genoux. On peut rapporter ce trait a ce caractere general de la narration qu’un Element s’y retrouve souvent deux fois, la premiere comme proces en cours, ele¬ ment principal du recit, la seconde comme element secondaire, rap¬ pel, pr^sentant le meme proces comme acheve et I’envisageant dans ses consequences presentes : « J’arrivai a Paris ; lorsque ]e fus arrive, je me rendis chez mes amis X ; chez eux, je trouvai le professeur Y ; ravi de cette rencontre, je lui demandai... » Cette structure narrative semble faite expres pour faciliter les transitions entre les strophes d’un chant qui est aussi un recit. Voici encore quelques exemples :

— 79 — Raoul de Cambrai : I. 74-76 :

. Esches demande, ne li furent ve6 ; Par maltalant s’aisist emmi le pre. i45 esches gone Raous de Cambrisis Si com !i om qi bien en est apris. II a son roc par force en roie mis, Et d’un poon a .1. chevalier pris. Por poi q’il n’a et mat^ et conquis Son compaingnon qi ert au giu asis. 11 saut en pi6s, molt par ot cler le vis. Por la chalor osta son mantel gris. Le vin demande, .X. s’en sont entremis Des damoisiax qi molt sont de grant pris. Li quens Raous a demand^ le vin ; Lors i corurent tels .XIIII. meschin, N’i a celui n’ait peligon ermin

Roland : 1. 210-211 : . Qo dist li reis : « Sunez en vostre corn ! > Gefreid d'Anjou ad sun greisle sunet.

L’action pr^cedente est parfois reprise en tete de la laisse suivante dans une proposition subordonnee : Roland : 1. 163-164:

..’. Si grant doel out que mais ne pout ester, Voeillet o nun, a tere chet pasmit. Dist Tarcevesque : «Tant mare fustes, ber ! > Li arcevesques, quant vit pasmer Rollant, Dune out tel doel, unices mais n’out si grant

Raoul de Cambrai : 1. 29-30 :

. Son bon destrier Berniers i va monter. Des que Berniers fu el destrier montez

Un vers descriptif accuse le palier : Couronnement : 1. 24-25 :

. Tel angoisse ot a pou qu’il ne se pasme. Li cuens Guillelmes del referir se haste. Guillelmes fu molt vertuos et forz ; Le paien a feru par mi le cors



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Jusqu’ici les passages « enchain^s » se touchaient, et ce fait im¬ portant me parait caract^riser renchainement. II lie les laisses sur la ligne du r^cit :

tout en accusant leurs contours, etant ainsi a la fois pont et fosse. II fait done excellent manage avec la structure strophique. En revanche, lorsque le jongleur entonne la laisse suivante en reprenant un passage qui ne se trouve pas exactement a la fin de la laisse pr6c6dente — et e’est le recommencement du deuxieme type —, le manage est quelque peu trouble. Roland : 1. 266-267 : CCLXVI Carles cevalchet et les vals et les munz, Entresqu’a Ais ne volt prendre sujurn ; Tant chevalchat qu’il descent al per run. Cume il i est en sun paleis halgur, Par ses messages mandet ses jugeors : Baivers et Saisnes, Loherencs et Frisuns, Alemans mandet, si mandet Borguignuns, E Peitevins et Normans et Bretuns, De cels de France des plus saives qui sunt. Desor cumencet le plait de Guenelun.

CCLXVII Li empereres est repairet d’Espaigne, E vient a Ais, al meillor slid de France, Munte el palais, est venut en la sale. As li venue Aide, une bele dame, Co dist al rei : « O est Rollanz le catanie, Ki me jurat cume sa per a prendre ? » Carles en ad e dulor et pesance, Pluret des oilz, tiret sa barbe blance : «Soer, chere amie, de hume mort me [demandes... >

La reprise ici n’est pas textuelle, mais peu importe ! II semble que soient juxtaposes deux moments, ou, plus exactement, qu’a partir du meme moment, du meme point, se deroulent deux fils diff^rents. J’appellerais volontiers ce type celui de la reprise bifurquee.

— 81 —

Autre exemple, dans le Couronnement, 1. 21-22 XXI

XXII Guillelmes fu sor le tertre montez, De beles armes guarniz et conreez ;

Li cuens Guilletmes vit venir I’aversier, Lait et hisdos et des armes chargi^ ; S’il le redote, nuls n’en deit merveillier.

Deu reclama le pere dreiturier :

< Sainte Marie, com ci a bon destrier ! Tant par est bons por un prodome aidier Mei !e covient des armes espargnier ; Deus le guarisse, qui tot a a jugier, Que de m’espee ne le puisse empirier ! » De tel parole n’eust coarz mestier.

Veit le paien venir tot esfree ; S’il le redote, ne fait mie a blasmer. A pii descent del destrier sejorni; Contre Orient aveit son vis tome, Une preiere a dit de grant bonte : N’a soz del ome qui de mere seit nez, S'il la diseit par bone volente At matinet, quant il sereit levez, ja puis deables nel porreit encombrer. Deu reclama par grant umilite :

«Glorios Deus, qui me fesistes ne, Fesis la terre tot a ta volente. Si la closis environ de la mer ; Adam formas et puis Evain sa per ; En paradis les en menas ester ; Li fruiz des arbres lor fu abandonez, Fors d’un pomier, icil lor fu veez ; 11 en mangierent, ce fu grant foletd. »

Que Ton comprenne bien : il y a deux prieres de Guillaume, bien differentes Tune de Tautre ; par la premiere, qui est quelque peu comique, Guillaume demande a Dieu de preserver le cheval de Corsolt de ses propres coups, a lui, Guillaume, afin qu’il puisse s’en servir par la suite ; dans la seconde priere, qui ne compte pas moins de 95 vers, Guillaume implore I’aide de Dieu dans le combat. Ces deux prieres differentes partent du meme point, si bien que Ton serait lente de se demander laquelle des deux Guillaume pronon^a d’abord. Mais cette question n’aurait aucun sens : posee sur le plan du r^cit, elle n’obtiendrait de r^ponse que sur le plan du chant. C’est la reprise qui compte, la forme « reprise bifurqu^e », et non pas la succession des evenements. Cependant, cette forme exerce une influence sur la narration, puisque, brouillant le progres chronologique, elle fait decouler deux futurs du meme present. Elle influe, d’autre part, sur la structure 6



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strophique. Lorsqu’elle est appliquee comme nous venons de le voir, elle « juxtapose », non point des laisses entieres, mais un passage de la premiere et le d^but de la seconde, solution boiteuse, qui n’enchame plus les laisses sur la ligne du r^cit, ni ne les dispose cote a c6te, vraiment parall^les, mais les d^cale par rapport Tune a I’autre ; solution interm^diaire entre la « verticale * de I’enchalnement et la solution franchement « horizontale *, a laquelle nous allons arriver. Lorsque, dans le troisi^me cas, le jongleur entonne la laisse suivante par la reprise d’un th^me qui a figure deja k I’intonation de la laisse pr6c6dente, le recommencement est a nouveau en bien meilleur accord avec la structure strophique, qu’il accuse plus nettement encore que dans I’enchainement. Empruntons notre premier exemple k Raoul de Cambrai, 1. 204-205 : CCIV

CCV

Gautiers parole a I’adure coraige : < Berniers frere, por Dieu qi fist s’imaje Venir a Luqe par haute mer a naje, Fai une chose qi me vient a coraige : Qe nos dui jovene provons nostre barnaje. Cil dui viel home, qi sont pres d’un aaige, Nos garderont qe il n’i ait outraige : Li qes qe muire de nos deus el praaige, Cist autre dui le diront le paraige. » Et dist Berniers : « Or oi grant copulaige. Mai dehait ait el col et el visaige Qi ce fera ! Trop vos taing ore a saige : Mes ni^s Aliaumes est de trop grant bar[nage. — Voir, dist Gautiers, tu as el cors la raige. A molt grant tort i aroies hontaige : Guerris mes oncles est de grant vaselaige. »

Gautiers parole a loi d’omme saichant: « Berniers frere, por amor Dieu le grant, Ne te reqier fors seulement itant Qe nos dui jovene nos conbatons atant. Cist autre dui le nonceront avant. Garderont nos par itel convenant Li q^s qe muire q’il le diront avant. > Et dist Berniers : «Je I’otroi et creant. Done s’entrevienent par si grant maltalant, Grans cols se donent sor les escuz devant; Desoz les boucles vont trestot porfendant. Li espieu brisent, molt en furent dolant. N'i a destrier qi ne voist archoiant. « Diex ! dist Guerris, n’est pas joste d’en[fant.

Garis Gautier, mon neveu le vailant! >

Bernier et Aliaume pour ceux de Vermandois, Guerri et Gautier pour ceux de Cambrai, s’appretent k combattre. Dans la premiere laisse, Gautier propose de limiter le combat k un duel entre lui-meme et Bernier. Bernier refuse, car Aliaume, expert aux armes, serait pour lui d’un grand secours. Mais Gautier replique : « Tu te trompes grossi^rement ; le combat k deux contre deux tournerait k ta confusion, car mon oncle Guerri est d’une extreme bravoure. » Dans la seconde laisse, Gautier reprend sa proposition, et Bernier, cette fois, I’accepte. Le combat commence aussitot. Quant au recit, il semble que Gautier ait r^pete sa proposition ; quant a la forme, k partir de deux themes similaires se « jouent » des variations.

— 83 — Les belles laisses 161 et 162 du Roland se ram^nent k la meme forme, et de meme les laisses 4 et 5 de la Prise d’Orange, que voici : IV Or fu Guilletmes as fenestres au vent, Et de Frangois tieus seissante en estant; N’i a celui n’ait fres hermine blanc, Chauces de sole, sailers de cordoan. Li plusor tienent lor fauconceaus au vent. Li cuens Guillelmes at molt le cuer joiant. Regarde aval par mi un desrubant, Voit I’erbe vert, le rosier florissant, Et I’oriol et le melle chantant. II en apele Guielin et Bertran, Ses dous neveus, que il pot amer tant: « Entendez moi, franc chevalier vaillant... > (Et Guillaume regrette I'absence de pucelles et I’inaction de son s^jour a Nimes.)

V Or fu Guillelmes as fenestres del mur, Et des Frangois ot o lui cent et plus; N’i a celui n’ait hermine vestu.

Regarde aval si com li Rones bruit, Vers Orient, si com le chemin fu, Vit un chetif qui est de I’eve issu, C’est Gillebert de la cit de Lenu. (Suit I’histoire de I’evasion de Gillebert hors des prisons paiennes d’Orange.

Peu importe I’exactitude : soixante chevaliers dans la premiere laisse, plus de cent dans la seconde ! C’est la forme qui compte : on entonne le meme th^me, puis on en vient aux variations. Le parall^lisme des laisses n’est cependant pas encore entier, puisque la seconde laisse, apres la reprise similaire au debut de la premiere, m^ne le recit plus loin qu’elle. Pour que les laisses soient parfaitement paralleles, il faudra que les tranches de recit qu’elles concernent soient elles aussi, non pas identiques, bien sur, mais « juxtaposables ». Nous allons y venir en analysant la belle sc^ne de la mort de Girard et de Guichard, dans la Chanson de Guillaume, sc^ne qui montre clairement la forme bifurquee, n’engageant plus seulement deux laisses successives, comme dans les exemples precedents, mais bien un groupe de six laisses. L’ensemble se repartit, en effet, en deux series de trois laisses chacune, consacr^es, la premiere k Gi¬ rard, la seconde a Guichard (1. XCI-XCIV de I’edition McMillan, mais il est evident que les vers 1165-1175 et 1209-1211 forment deux laisses independantes ; nous numeroterons les six laisses engagees de 1 4 6) : 1 Plaist vus olr des nobles vassals. Cum il severerent del chevaler real ? Desur senestre s’en est turne Girard, En un sablun li chat sun cheval, Sur ses espalles sun halberc li colad. Trente paens descendirent al val.

4 Plaist vus oir del nevou dame Guburc Ki de Willame deseverad le fur ? En sun cheval chat al sablun, Sur ses espalles sun halberc li colad tut. Trente paiens devalerent d’un munt,

— 84 — En treat e lius naff rerent le vassal, Par mi le cars d’espeiez e de darz. Crie e husche quant la mart I’aprocad. Dune survint Willame icele part, Les dis ocist, les vint fuient del val; E vint a Girard, dulcement Vapelad :

En trente lius nafrerent le barun. Crie e husche A tant i vint Les dis oscist, Dune vint a

le «Ale!» de prodom. Willame le barun, les vint fuient le munt. Guischard, si I’ad mis a [raisun :

2

5

«Amis Girard, qui t’en fereit porter E des granz plaies purreit tun cars saner, Dites, ami, garreie ent, ber ? Tun escientre entereies }D en del ? » Respunt Girard : «Sire, laissez (o ester.

« Ami Guischard, qui t’en fereit porter E des granz plaies fereit tun cars saner,

Ja ne querreie que jo en fuisse port^, Ne des granz plaies que fust mon cars sani, Car ne garrai ja pur nul home mortel. Mais qui tant me ferreit que jo fuisse munti, E mun vert healme me fust rafermi, Mesist mei al col mun grant escu bocler, E en mun poing mun esp^ adole. Puis me donast un sul trait de un vin cler, Et qui nen ad vin me doinst del duit trobli, Ne finereie ja mais, par la fei que dei D6,

Tun escientre entreis ja en del ?» Respunt Guischard: « Sire, laissez mei fester ; Jo ne querrereie que ja en fuisse porte, Ne des plaies fust mun cars sanez. Qui me ferreit tant que jo fuisse munte, Ja de voz armes ne querreie nul porter.

Joesdi al vespre.

Mais donez sul un trait de vin cler, Si n’as altre, veals de cel duit trobli. Puis m’en irreie a Cordres u fui n6, N’en crerreie meis en vostre Dampnede, Car Qo que jo ne vei ne puis aorer. Car si jo eusse Mahomet merciez, Ja ne veisse les plaies de mes costez, Dunt a grant force en est le sane alez. » Respunt Willame : « Glut, mar fuissez tu [nez ! Tant cum aveies creance e buntez, Retraisistes a la sainte crestiente. Ore es ocis e de mort afole ; N’en poez muer, tant as de lassete, ja de cest champ ne serrez par mei port^. » Joesdi al vespre.

3

6

Descend! li quons Willame, Tendi sa main, sil prist par la main destre ;

Si s’abeissat li quons Willame. Tendit sa main, sil prist par le braz [destre, En sun scant le levad deties sa sele.

Cher lur vendereie les plaies de mes costez, Dunt a grant force en est li sancs alez. ■» Respunt Willame : « N’i remaindrez. »

En scant le dresgat sur I’eibe. Treble out le vis e pasle la maissele, Turnez les oilz que li sistrent en la teste ; Tut le chef li pendi sur senestre. Sur le mentun I’enbronchat sun healme. Quant I’alme en vait, ne pot tenir la teste. E dist Willame : «Girard, ne poet altre [estre ! » Deus, quel doel quant tels baruns desefvrerent! N’en pot que ne Ten plainst Willame.

— 85 — Les deux premieres laisses de chaque s^rie sont strictement parall^les : Girard, d’un c6t^, Guichard, de I’autre, tombent de leur cheval sur le sable ; les Sarrazins les assaillent; ils appellent k I’aide; Guillaume survient et disperse les paiens. Dans la deuxieme laisse de chaque serie, Guillaume demande, \k k Girard, ici k Guichard : « Crois-tu pouvoir gu^rir de tes blessures ? » Girard et Guichard r6pondent en termes similaires ; « Je ne demande qu’4 remonter a cheval, a boire un trait de vin clair ou, k d6faut, k etancher ma soif au ruisseau trouble. » Ici : bifurcation, d’autant plus frappante que le parallelisme a et6 plus fiddle jusqu’ici ; tandis que Girard souhaite combattre encore jusqu’^ la mort, Guichard desire s’enfuir k Cordoue, chez les Sarrazins, renier Dieu, adorer Mahomet, qui, s’il lui 6tait reste fidele (Guichard est, en effet, un paien converti), I’aurait preserve de ses blessures. Enfin, tandis que, d’un cote, Girard meurt apres que Guillaume I’a redresse, assis, sur I’herbe, Guillaume peut, de I’autre c6t6, emporter Guichard sur son cheval, ou d’ailleurs, des la laisse suivante, un Sarrazin va le tuer d’un javelot. Le schema de cette sc^ne est done tr^s nettement le suivant :

L’auteur du Guillaume a « coule » la mort de Guichard dans le moule qui lui avait servi pour la mort de Girard, le parallelisme ac¬ cusant la divergence finale. Nous sommes en plein style oral, dont, en effet, la reprise d’un theme menant a des variations sur ce theme est un des traits fondamentaux. La reprise, ou recommencement, facilite la memoration et la recitation ; elle n’exige pas de gros ef¬ fort memoriel, et elle laisse au recitant le loisir de penser, de consacrer son attention k ce qui va suivre. Comme le dit Jousse (op. cit., p. 211) ; le second recitatif se joue dans les mecanismes moteurs qui viennent d’etre montes dans I’organisme pour le premier. Ce procede, constant dans I’epopee de diffusion orale, ne lui est cependant pas particulier ; il a servi notamment dans les milieux ou I’enseignement etait oral et traditionnel, et Jousse a cru pouvoir affirmer que I’enseignement du Christ utilisait les moules traditionnels du style oral juif :



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— Quiconque entend ces discours et les fait est semblable a un homme sage qui a bati sa maison sur la pierre. Or la pluie est tomb^e les torrents sont venus Et les vents ont souffld et se sont ddchain^s contre cette maison Et elle ne s’est pas renvers^e car elle 6tait fondle sur la pierre. — Quiconque entend ces discours et ne les fait pas est semblable a un homme fou qui a bSti sa maison sur le sable. Or la pluie est tomb^e les torrents sont venus Et les vents ont souffle et se sont ddchain^s contre cette maison Et elle s’est renvers^e et I’ecroulement fut vaste. « J^sus Notre-Seigneur, recite par saint Matthieu VII, 24-27 » (Jousse, p. 214).

Pour en revenir maintenant k la Chanson de Guillaume, la scene envisag^e nous a montre un parall^lisme qui, au deli de la forme, atteint le recit, qui d^coupe k la fois le ricit et le chant en unites « juxtaposables ». Les laisses 1 et 4 ne sont pas seulement de forme analogue, elles recouvrent des moments qui, dans la premiere bataille de Guillaume, ont ete des moments comparables, similaires et finalement divergents, Le parallelisme affecte done le rythme meme de la representation narrative. Nous avions entrevu d^ji quelque chose de semblable dans la composition d’ensemble du Guillaume : les trois batailles successives, grandes unites de composition, s’y repitent, rythmant I’ensemble de la chanson. Mais le parallelisme que nous observons maintenant, plus precisement delimite, accuse ce qui ne pouvait apparaitre dans de grandes unites : une etroite con¬ cordance du recit et du chant. Partant de I’enchainement des laisses sur la ligne du recit, en passant par des solutions intermediaires qui les « decalent », nous en sommes arrives au parallelisme qui les «juxtapose ». Le precede du style oral est essentiellement le meme dans tons les cas : e’est toujours un jongleur continuant sur sa lancee, entonnant par une reprise. Mais les applications diverses de ce precede a un chant en strophes aboutissent a des structures strophiques differentes.

— 87 — Observons encore la solution parallele. Et, tout d’abord, dans un chant serbe, Les Trots Voivodes : Le tzar Lazare fait communier son arm^e Dans la belle ^glise de Samodreje. Trois semaines durant, trente moines Communiferent I’armee serbe. Les trois derniers sont trois vaillants voivodes : L’un est le voivode Milosch, Le second Ivan Kossantchitch, Le troisifeme est Milan Toplitza. Lorsque sort le voivode Milosch — Un des beaux guerriers du monde —, Son sabre sonne sur les paves, A son kalpak de sole est piquee une aigrette, Sur lui flotte un brillant manteau, Autour de son cou se none un mouchoir de soie rouge, Le h^ros regarde autour de lui, II voit une jeune fille de Kossovo Qui admirait le glorieux cortege. 11 6te son brillant manteau : € Tiens, jeune fille, prends mon manteau. Par lui tu te souviendras de moi. Car je vais p6rir, petite ame. Je vais p^rir au camp de mon prince : Prie Dieu pour moi. Mais si je reviens du champ de bataille, Je te fiancerai avec Milan, Avec Milan, mon cher frere d’armes, Mon fr^re en Dieu et en saint jean. Par moi tu seras mariee. Apres lui vient Ivan Kossantchitch — Un des beaux guerriers du monde — ; Son sabre sonne sur les paves, A son kalpak de soie est piquee une aigrette, Sur lui flotte un brillant manteau, A son doigt brille un anneau d’or. [Variation !] II voit la jeune fille : «Tiens, dit-il, en lui donnant son anneau, Prends mon anneau d’or ; Par lui tu te souviendras de moi. Car je vais perir, petite ame, je vais perir au camp du prince. Prie Dieu pour moi. Mais si je reviens du champ de bataille, je te fiancerai avec Milan, Avec Milan, mon cher frere d’armes, Mon frere en Dieu et en saint jean, ]e serai ton garfon d'honneur.

Apres lui vient Milan Toplitza — Un des beaux guerriers du monde —, Son sabre sonne sur les paves.



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A son kalpak de soie est piquee une aigrette, Sur lui flotte un brillant manteau ; A son poignet, un bracelet d’or. II voit la jeune fille : « Prends, jeune fille, mon bracelet d’or. Pour que tu te souviennes de moi. Je vais, ma petite ame, Au camp du prince venere. Prie Dieu pour moi. A mon retour du champ de bataille, Tu seras ma blanche epousee. i

On le voit : ci moments similaires successifs correspond une ex¬ pression similaire repetee. Le chanteur reprend et le motif et la forme, dans un balancement qui assure k ce style oral sa beaute propre. Les auteurs de nos chansons ont fait un large usage du parallelisme k la fois narratif et strophique. Les sept premieres laisses du fragment conserve de Gormont et Isembart sont des laisses paralleles. Dans chaque laisse, un Frangais s’elance contre Gormont, lui brise son ecu, entame parfois son haubert, sans reussir k le blesser. Gormont alors le frappe de son 6p6e ou lui decoche une fl^che, et le tue (excepte dans la laisse 5). Puis il profere quelques paroles de menace, ou de mepris, ou de bravade. Enfin, comme le dit le meme quatrain, qui se trouve a la fin de chaque laisse et souligne ainsi tres fortement le parall^lisme, Gormont chasse le cheval de I’adversaire vers les rangs paiens, remet sa lance en arret et prend un bouclier neuf pour attendre le prochain ennemi. Donnons pour exemple les laisses 2 et 4 : II Li esturs fut fiers e pesanz, E la bataille fut mull grant. Eis lor puignant Gualtier de Mans, Filz Erneis, a un due Franc, E vit Gormunt el pui estant: S’il lors ne joste a lui en champ. Dune se tendra por recreant. Des espuruns point I’alferant, Que il en fist raier le sane; A1 rei Gormont en vint brochant; Sil fiert sur sun escu, devant, Qu'il li peceie maintenant; L’alberc desmaillet e desment; Passe li at joste le flanc, Mais nen abat nient de sane, Ne de sun cors ne li fist dam.

IV Desus Caiou, en la champaigne, Fut la bataille fort e grande. Eis vus puignant li quens de Flandres Tut eslaissies par mi la lande ; O vit Gormont, cel d’Oriente,

Sur sun escu li dona grande ; D’un or a I’altre li fist fendre. La blanche broigne desconcendre, Mais ne pot mie en la charn prendre.

1 F. Funck-Brentano, Chants populaires des Serbes, avec une introduction et des notes, Paris, 1922, p. 140-142.

— 89 — Gormonz li lance un dart trenchant; Par mi le cors li vait bruianz ; Tres lui consiut un Aleman, Qu’andous les abat morz el champ. Li mieldre reis e li plus frans Qui unques fust el munt vivanz, Se il creust Deu le poant, S’est escri^s halt en oant: «Cil crestien sunt nunsavant, Qui de juster me vont hastant! Ne vueil que ja uns suls s’en vant ; I'uit serunt mort u recreant. > Quant il ot morz Ariere enchalce Puis mist avant Horn la li bailie

les bons vassals, les chevals ; sun estendart: un tiienart.

Gormonz li lancet une tambre ; Par mi le cors li vait bruiante, De I’altre part fiert en la lande , Li cors chiet jus, si s’en vait I’anme ;

E dist Gormonz, cist d’Oriente : «Iceste foie gent de France, Mult par unt il foie esperance, Quant il vers mei drecent la lance. Ne vueil que ja uns suls s’en vante ! >

Quant il ot mort le bon vassal, Ariere enchalce le cheval ; Puis mist avant sun estendart : Horn la li bailie un tuendrt.

Le proced^ decoupe dans le recit des moments analogues et pa¬ rallels, de I’un k I’autre desquels ne change guere que I’adversaire de Gormont. Sur le plan du chant, dans une coincidence parfaite, a chaque moment correspond une laisse. Ces laisses paralleles ne sont pourtant pas identiques : elles assonent chacune sur une autre asso¬ nance. Nous disions que I’assonance ne constituait pas a elle seule la laisse, mais qu’elle jouait neanmoins un role important ; voici I’occasion de le verifier. Toutes les variations de forme d’une laisse k I’autre sont entram^es par le changement d’assonance, qui n’6pargne que le quatrain final, le laissant ainsi semblable k lui-meme, comme un refrain. Ces sept laisses paralleles, nettement dessin^es par ce paralieiisme mSme, tiennent leur individualite de leur asso¬ nance. Le « jeu », qui demande une certaine virtuosite, consiste a dire les memes choses sur une autre assonance. S’agit-il d’entonner la laisse en evoquant d’abord les dimensions epiques du combat ? 1.

2, asson. en— a

1.

3

1.

4

— a.e

1. 1.

5 6

— ei — e

1.

7

— i.e

1.

8

— i

— e.e

: Li esturs fut fiers e pesanz E la bataille fut mult grant. : Desus Caiou, a la chapele, Fut la bataille fort e pesme. : Desus Caiou, en la champaigne, Fut la bataille fort e grande. : Li esturs fut mult fiers maneis. : Li esturs fut mult fiers mortels E la bataille comunel. : La bataille fut esbaldie E del ferir amanevie. : Fiers fut I’esturs e esbaldis.

— 90 — S’agit-il du coup dont le Fran^ais brise a chaque fois I’ecu de Gormont ? 1.

2

: Sil fiert sur sun escu, devant, Qu’il li peceie maintenant.

1.

3

: Sil fiert sur la targe novele Qu’il la li fraint e eschantele.

1.

4

: Sur sun escu li dona grande, D’un or a I’altre li fist fendre.

1. 1.

5

: De sun escu trencha le neir.

6

: Sil fiert sur sun escu bend6 Qu’il la li at frait e quasse.

Nous verrons dans notre prochain chapitre que ce jeu se souvent sur la gamme des formules dont le jongleur dispose. L’auteur du Pelerinage a traite en laisses paralleles les gabs ou fanfaronnades des pairs de Charlemagne a la cour de Constantino¬ ple. Chacune des laisses 24 a 36 comporte une invite au gab, puis le gab, different dans chaque cas, puis une remarque similaire de I’espion du roi Hugues, remarque a valeur conclusive jouant le role d’un refrain. Voici le gab de Roland, I. 25 : Et dist li emperere : « Gabez, bels nies Rolfanz ! — Volentiers, dist il, sire, tot al vostre comant ! Dites al rei Hugon, quern prest son olifant, Puis si m’en irai jo la defors en cel plain. Tant par iert forz m’aleine et li venz si bruianz Qu’en tote la citet, qui si est ample et granz, N’i remandrat ja porte ne postiz en estant, De cuivre ne d’acier, tant seit forz ne pesanz, L’uns ne fierget a I’altre par le vent qu’iert bruianz. Molt iert forz li reis Hugue, s’il se met en avant, Ne perdet de la barbe les gernons en bruslant, Et les granz pels de martre qu’at al col en tornant, Le peligon d’ermine del dos en reversant. — Par Deu, go dist I’escolte, ci at mal gabement ! Que fols fist li reis Hugue, qu’il herberjat tel gent, s-

Pour les treize laisses des gabs, il y a dix assonances, ce qui temoigne d’un certain effort. L’auteur du Roland a fait un large usage du decoupage du recit en laisses paralleles. Dans la scene ainsi trait^e du choix des douze pairs sarrazins (1. 70-78, et plus particulierement 71-78), nous retrouvons une s6rie de petits gabs similaires, « varies » sur des asso¬ nances diverses : 1. 71, asson. en — a

: Jo cunduirai mun cors en Rencesvals ; Se truis Rollant, ne lerrai que nel mat.

— 91 — 1. 72

— it

: En Rencesvals irai mun cors guier. Se truis Rollant, de mort serat fin^t.

1. 73

— a.e

: En Rencesvals guierai ma cumpaigne Od vint milie humes ad escuz et a lances; Se trois Rolland, de mort li duins fiance.

1. 74

— o.e

: En Rencesvals a Rollant irai juindre ; De mort n’avrat guarantisun por hume.

1. 75

— ^.e

: En Rencesvals irai I’orgoill desfaire ; Se trois Rollant, n’en porterat la teste.

1. 77

— i.e

: En Rencesvals irai Rollant ocire.

1. 78

— ei.e

:

Ma bone espee ai ceinte, En Rencesvals jo la teindiai vermeille ; Se trois Rollant li proz enmi ma veie, Se ne I’asaill, dune ne faz jo que creire.

Toutes les assonances sont evidemment differentes. Que Ton relise encore, dans le Roland, le recit des premiers com¬ bats (1. 93-95, puis 96-104), celui du deuxi^me engagement (1. 114122, groupees deux par deux), la formation des corps de bataille frangais (1. 217-224) et sarrazins (1. 231-233) : on y retrouvera le meme decoupage. Applique a un dialogue, ce decoupage en isolera des moments similaires, comprenant chacun questions et reponses symetriques, comme dans le Petit Chaperon Rouge : * Ma m^re grand, que vous avez de grands bras ! — C’est pour mieux d’embrasser, ma fille. Ma mere grand, que vous avez de grandes jambes ! — C’est pour mieux courir, mon enfant. Ma mere grand...»

Guillaume, envoys par son abbe au ravitaillement en poisson, a re^u I’ordre de s’y rendre sans armes, bien qu’il risque de rencontrer des brigands : Montage : I. 9 : « Et s’ils veulent me tuer ? » — Reponse de I’abb^ : « 11s commettront un grand peche, — Maudit celui qui inventa I’ordre monastique ! » I. 10 : « Et s’ils m’enlevent ma chape ? — Pour une, je vous en donnerai quatre. — Et s’ils me frappent ? — Ce sera leur pech^. — Au diable les moines ! » 1. 11: « Et s’ils volent mon chaperon ? — Donnez leur immediatement tout. » 1. 12 : « Et s’ils me prennent mon froc ? — Donnez le leur. Pour

92 — un, je vous en donnerai trois. — Et s’ils me frappent ? — Ce sera leur p^ch6. — Par saint Paul, la regie ne rn’empSchera pas de leur rendre leurs coups 1 » 1. 16 : « Et s’ils me prennent mes braies ? — Alors, combattez ! »

Les fameux passages du Guillaume que Ton a compares a la bal¬ lade populaire anglaise sont construits sur le meme balancement, la meme ritournelle. Vivien, au coeur de la bataille, va confier k Girard la mission de se rendre auprfes de Guillaume et de lui demander du secours ; 623

« Amis Girard, es tu sein del cors ? — Oil, dist il, e dedenz e defers. — Di dune, Girard, coment — Par fei, sire, bones sunt Cun a tel home quin ad fait E si bosoinz est, qui referat

se cuntenent tes armes ? e aates. granz batailles, altres.

— Di dune, Girard, sentes tu alques ta vertu ? > E cil respunt que unques plus fort ne fu. « Di dune, Girard, cun se content tun cheval ? — Tost se laissed e ben se tient e dreit. — Amis Girard, si jo te ossasse quere Que par la lune me alasses a Willame ? »

Et Girard, acceptant cette mission, va se rendre a Barcelone, aupres de Guillaume, en suivant le bord de la mer. Mais son cheval creve bientdt sous lui ; il continue a pied, sans rien trouver ni k boire ni a manger, sous un soleil de mai. Ses armes commencent k lui peser : 714

Dune li comencerent ses armes a peser, E Girard les prist durement a blamer : « Ohi, grosse hanste, cume peises al braz ! Nen aidera a Vivien en I’Archamp, Qui se combat a dolerus ahan.» Dune la lance Girard en mi le champ. « Ohi, grant targe, cum peises al col ! Nen aidera a Vivi^ a la mort. » El champ la getad, si la tolid de sun dos. «Ohi, bone healme, cum m’estunes la teste ! Nen aiderai a Vivien en la presse, Ki se cumbat el Archamp sur I’erbe. » Il le langad e jetad cuntre terre. « Ohi, grant broine, cum me vas apesant! Nen aiderai a Vivien en I’Archamp, Qui se combat a dolerus ahan. » Trait I’ad de sun dos sil getad el champ.

— 93 — Le mgme personnage, Girard, se d^fait successivement de ses armes : de sa lance, de son bouclier, de son casque, de sa cotte de mailles, par un geste k quatre fois r6pet6. La similitude est grande et pourtant I’arme change k chaque fois. On se rappelle que Roland cherche par trois fois k briser une seule arme, son 6pee Durendal. Les differences sur le plan du r^cit seront reduites au minimum, et les trois laisses seront vraiment similaires. Des laisses que nous avons appeiees paralieies aux laisses similaires, le passage est insensible, la frontiere incertaine, si bien qu’il ne faut pas vouloir trop preciser. Cependant, sous la chinoiserie des distinctions trop subtiles, voyons tout de meme ceci : la reprise du meme theme est un procede lyrique, appartenant au chant; si, a chaque recommencement, le recit fait un pas en avant, comme dans les laisses paralleles, lyrisme et narra¬ tion vont de pair, s’^quilibrent. Mais si la narration, de laisse a laisse, n’avance plus qu’imperceptiblement, si son progres ne consiste plus qu’en de l^g^res variantes du meme acte, comme dans les lais¬ ses similaires, alors, cette halte dans la narration permet au lyrisme de s’epanouir. Plus de partage ! Liberees de leur tache narrative, les laisses concourent tout entieres a la puissance du chant. C’est incontestablement I’auteur du Roland qui a tire le meilleur parti de la vertu lyrique des ensembles de laisses similaires ; ses groupes de trois laisses similaires arretent le r^cit aux moments les plus dramatiques, les plus d^cisifs, formant comme des barrages, de hautes haltes lyriques, avant que de nouveau la narration reprenne son cours.

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Quant cil I’entendent, grant joie en ont mene ; Totes lor mains en tendirent vers De : «Pere de gloire, tu seies merclez Qu’estranges reis n’est sor nos devalez 1 » Nostre emperere a son fill apeie : «Bels filz, dist il, envers mei entendez: Vei la corone qui est desus V alt el:

— 105 Par tel covent la te vueil je doner : Tort ne luxure ne pechii ne mener, Ne tralson vers nulai ne ferez, Ne orfelin son fii ne li toldrez; S’ensi le fais, j’en lorai Damedi: Pren la corone, si seras coronez ; O se ce non, filz, laissiez la ester : fe VOS defeat que vos n’i adesez.

VIII Filz Loots, vei id la corone: Se tu la prenz, emperere iis de Rome; Tu puez en ost bien mener cent mile omes. Passer par force les aives de Gironde, Paiene gent craventer et confondre, Et la lor terre dels a la nostre joindre. S'ensi vuels faire, je te doins la corone; O se ce non, ne la baillier tu onques. IX Se tu dels prendre, bels filz, de fals loiers, Ne desmesure lever ne essalcier, Faire luxure ne alever pechii, Ne orfe enfant retolir le suen fii, Ne veve feme tolir quatre dealers, Ceste corone de Jesu la te vii, Filz Lotus, que tu ne la baillier.» Ot le li enfes, ne mist avant le pi6. Por lui plorerent maint vaillant chevalier, Et I’emperere fu molt grains et iriez : « Ha ! las !, dist il, come or sui engeigniez ! Delez ma feme se colcha paltoniers Qui engendra cest coart eritier . >

On pent imaginer que I’auteur du Roland aurait ici « detache » trois laisses enti^res pour les recommandations de Charlemagne k son fils ; celui du Couronnement se contente de mobiliser la fin d’une laisse, la laisse suivante et le d^but d’une troisieme, sans sortir du lit trac6 par le cours du r^cit. Void encore les laisses 9 ^ 11 du Pelerinage. A Jerusalem, Char¬ lemagne et ses pairs sont entres dans une 6glise, se sont assis sur les sieges qu’occup^rent jadis le Christ et ses disciples. Un Juif, frapp6 d’etonnement k ce spectacle, a couru annoncer au patriarche que Dieu et ses apotres 6taient k I’^glise. Le patriarche s’y rend, Charlemagne le salue et se pr^sente :



106



IX « Sire, jo ai nom Charles, si sui de France nez, Doze reis ai conquis par force et par barnet; Le trezime vois querre, dont ai oft parler. Vine en Jerusalem por I’amistet de Deu, La croiz et le sepulcre sui venuz aorer. » Et dist li patriarches : « Sire, molt estes ber : Sis as en la chaiere ou sist meismes Deus ; Aies nom Charles Maignes sor toz reis coronez. » Et dist li emperere : « Cine cenz merciz de Deu ! De voz saintes reliques, se vos plaist, me donez, Que porterai en France qu’en voeil enluminer. •» Respont li patriarches : « A plentet en avrez : Le braz saint Simeon aparmaines avrez, Et le chief saint Lazare vos ferai aporter Et del sane saint Estiefne qui martirs fut por Deu. » Charlemaignes I’en rent saluz et amistez. X Et dist li patriarches : « Bien avez espleitiet: Quant Deu venistes querre, estre vos deit le mielz. Donrai vos tels reliques, meillors nen at soz del: Del suaire Jesu que il out en son chief. Com il fut al sepulcre et posez et colchiez, Et un des clous avrez que il out en ses piez, Et la sainte corone que Deus out en son chief; Et avrez le calice que il beneisquiet. Uesciiele d’argent vos donrai volentiers : Entailliee est a or et a pieres preciels ; Et avrez le coltel que Deus tint al mangier; De la barbe saint Piere, des chevels de son chief. > Charlemaignes I’en rent saluz et amiistiez. Toz li coers li tressalt de joie et de pitiet. XI Co dist li patriarches': « Bien vos est avenut. Par le mien escientre, Deus vos i at conduit! Donrai vos tels reliques qui feront granz vertuz : Del lait sainte Marie dont alaitat Jesu, Com fut primes en terre entre nos descenduz ; De la sainte chemise que ele out revestut. > Charlemaignes I’en rent amistez et saluz. Cil li fist aporter, et li reis les re^ut. Les reliques sont forz, Deus i fait granz vertuz. lloec jut uns contraiz — set ans out que nes mut — Tuit li os li croissirent li nerf li sont tendut

Les vers que nous avons soulign^s dessinent un parallelisme qui, cependant, ne « juxtapose » pas trois laisses, car la structure strophique ne correspond pas a la structure du recit.

107 — On voit en definitive que c’est la fonction structurelle de la laisse que notre analyse comparative des laisses similaires du Roland et des < noeuds » des autres chansons met en cause. ♦

* *

Nous cOtoyons ce probleme depuis longtemps deja : la forme bifurquee, quand les passages similaires ne figuraient pas tous deux au debut d’une laisse, brouillait la structure strophique ; au contraire, laisses paralieies et laisses similaires I’accusaient fortement. Posons maintenant clairement la question : dans quelle mesure la laisse a-t-elle ete pour les auteurs de nos chansons I’unite structu¬ relle par excellence, le materiau eiementaire a partir duquel ils construisent ? C’est enfin traiter de la structure de nos chansons prises individuellement. Nous pourrons mesurer le caractere structurel de la laisse k I’aide de deux criteres : nous demandant, d’une part, dans quelle mesure la laisse, Element formel, est aussi element narratif, et si le d^coupage du recit en evenements, incidents, gestes, discours, cor¬ respond au d^coupage du chant en strophes ; et, d’autre part, dans quelle mesure d’autres elements formels, comme les reprises et balancements de toute sorte, coincident avec la laisse pour accuser la structure proprement strophique de la chanson. La Chanson de Guillaume nous est parvenue dans un etat de delabrement tel que I’^tude de sa structure strophique poserait prealablement des problemes de critique que je ne puis traiter ici ; on consultera a ce sujet I’appendice au present essai. La Prise d’Orange offre, comme la Chanson de Roland, que nous reservons pour la fin de ce chapitre, une structure strophique forte : les laisses composites ou floues y sont peu nombreuses (voir cependant les 1. 42, 59 et 60) ; on y remarque beaucoup de laisses a de¬ buts similaires, de beaux paliers chronologiques dans les enchamements ; bref, les laisses y sont bien marquees, nettement decoupees. Nous savons dej^ que les « noeuds » de Raoul de Cambrai impliquent que la premiere et la troisieme laisse du groupe soient com¬ posites, un fait nouveau y etant necessairement introduit au cours de la laisse. Tel est souvent le cas dans cette chanson, si bien qu’en passant d’une laisse a I’autre, on ne progresse pas immediatement d’un pas dans le recit, mais que Ton rencontre d’abord la repetition

— 108 — ou le d^veloppement d’un fait d6j4 indiqu6. Prenons I’incendie d’Origny (I. 69-71). II s’agit de raconter ceci : Raoul assi^ge le bourg et le monast^re d’Origny, en d6pit d’une tr^ve accord^e k I’abbesse, m6re de Bernier. Les bourgeois ont perdu d6j4 I’enceinte ext^rieure, faite de pieux, et d^fendent maintenant les murailles de la ville. Raoul, furieux, donne I’ordre de mettre le feu au bourg. Son ordre est ex6cut6 : salles, planchers, tonneaux, enfants mSme, tout brfile ; le vin se r^pand, le lard grille dans les celliers inond^s, les toitures s’effondrent. Les nonnes se r^fugient dans I’^glise ; k leur tete. Marsent, m^re de Bernier. Mais le feu gagne les tours, le clocher ; les nonnes brfllent. Bernier accourt et voit encore le psautier de sa m^re brflier sur sa poitrine. II jure de se venger, mais demande conseil a Guerri. Voici maintenant le texte : LXVIII Le paliz tranchent a coignies d’acier, Desous lor pi^s le font jus trebuchier ; Le fos6 passent par delez le vivier, De ci as murs ne vossent atargier. Es borgois n’ot a cel jor qu’ai’rier, Qant del palls ne se porent aidier. LXIX Li borgois voient le paliz ont perdu : Li plus hardi en furent esperdu. As forteresces des murs sont revenu ; Si getent pieres et maint grant pet agu ; Des gens Raoul i ont molt confondu. Dedens la ville n’a home renlasu As murs nfe soient por desfendre venu, Et jurent Dieu et la sole vertu, Se Raoul triievent, mal li est avenu. Bien se desfendent li jovene et li chenu. Raous le voit, le quer ot irasqu : It jure Dieu et la sole vertu, Se tuit ne sont afol6 et pendu, II ne se prise valisant .1. festu. A vois c’escrie : « Baron, touchi^s le fu 1 > Et il si fisent qant il font entendu. Car au gaaing sont volentiers venu. Malement a Raous couvent tenu Qi entre lui et I’abeese fu. Le jor lor a rendu malvais salu : Le bore ont ars, n’i a rien remasu. L’enfes Berniers en a grant duel eii, Qant il voit ci Origni confundu. LXX U quens Raous ot molt le quer iri6 Por les borgois qi I’ont contraloi6.

109 — Dieu en jura et la sole piti^ Q’il ne laroit por Rains I’arseveschid Qe toz nes arde ainz q’il soit anuiti^. Le fu cria : esquier I’ont touchid ; Ardent ces sales et fondent cil planchier. Tounel esprenent, li sercle sont trenchid. Li effant ardent a duel et a pechid. Li quens Raous en a mal esploiti^ : Le jor devant ot Marcent fianci6 Qe n’i perdroient nes .1. paile ploi6 ; Le jor les art, tant par fu erragi^s ! El mostier fuient, ne lor a preu aidi6 : Cel desfiassent n’i etissent lor pi6. LXXl En Origni, le bore grant et plaignier, Li fil Herbert orent le liu molt chier, Marsent i misent qui fu mere Bernier, Et .C. nonains por Damerdieu proier. Li quens Raous, qui le coraige ot fier, A fait le feu par les rues fichier. Ardent ces loges, ci fondent li planchier ; Li vin espandent, s’en flotent li celier; Li bacon ardent, si chi^ent li lardier ; Li sains fait le grant feu esforcier, Fiert soi es tors et el maistre cloichier. Les covretures covint jus trebuchier ; Entre .11. murs ot si grant charbonier, Les nonains ardent: trop i ot grant brasier ; Totes .C. ardent par molt grant encombrier ; Art i Marsens qui fu mere Bernier

On peut done etablir comme suit la distribution strophique de cette sequence narrative : Att

Prise du palis L.

Defense des murs Coiere de Raoul

69

Raoul ordonne de mettre le feu

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Incendie Les nonnes se refugient a I’eglise Elies brflient

71

Coiere de Bernier qui jure de venger sa mere Bernier demande conseil a Guerri

72



110



De sorte que, presque chaque element narratif se trouvant k cheval sur deux ou mSme trois laisses, le decoupage strophique ne cor¬ respond pas au decoupage du recit. C’est une mani^re d’escalier, qui donne k I’ensemble de la chanson une assez grande fluidite : le mouvement ne s’arrete gu^re. Ce progres en escalier assure, par rapport k la ligne d’un r6cit suivi, une certaine « 6paisseur mais ne peut marquer les magnifiques haltes propres k la structure du Roland. Dans le Charroi de Nimes, les faits nouveaux interviennent assez souvent k I’interieur des laisses ; voir 1. 13, 16, 25 bis, 32, 33, 47, qui sont des laisses composites. Deux transitions explicites, Huimes devons de dan Bertran chanter, et De cels des chars devons ore chanter, figurent a I’interieur de la laisse 39. Le Charroi r^v^le done une correspondance tr^s imparfaite des Elements narratifs et des elements lyriques. Quant au Moniage, ses longues laisses sont le plus souvent compo¬ sites. Peut-on d’ailleurs parler encore de structure strophique, lorsque certaines laisses atteignent presque deux cents vers ? Autant vaudrait composer en couplets d’octosyllabes ! Le Couronnement pr^sente de longues laisses effrontement com¬ posites et amorphes. La laisse 9, pour prendre un exemple, comprend la fin des recommandations de Charlemagne a son fils, la lachete de Louis et la colere de son pere, la tentative de trahison d’Arneis, I’arriv^e de Guillaume, qui tue Arn^is et pose la couronne sur la tete de Louis. — La mort du traitre Acelin est assise sur trois laisses (1. 4446), la premiere et la troisieme ne lui pretant que leurs bords ; nous avons done, pour le sens — car il n’y a pas de reprises formelles — une repartition comparable a celle des « nceuds » et contraire k une forte structure strophique. Prenons encore le combat de Guillaume contre Corsolt, dans les laisses 24 a 26, trop longues pour que j’en puisse donner le texte complet. Laisse 24 : apres un dialogue entre les adversaires, Guil¬ laume attaque : 909

Le cheval broche, les dous resnes li lasche...

et blesse Corsolt, qui, pour toute replique, remarque ; 921

Ainz dist soef, que nuls om ne le sache : «Par Mahomet, a cui ai fait omage, Molt par est fols qui petit ome blasme, Quant it le veit entrer en grant bataille. >

— Ill —

La laisse 25 « recommence » d’abord le premier coup de Guillaume ; puis Guillaume attaque une seconde fois, dans des termes similaires k la premiere, et blesse gravement Corsolt. Corsolt, cette fois, 950

A son argon a pris un javelot

et le lance contre Guillaume, mais, heureusement, ne lui fait aucun mal. Guillaume implore la protection de Dieu. La tr^s longue laisse 26 (109 vers) « recommence » la blessure de Corsolt, pour aboutir d’abord k une remarque de Corsolt analogue k celle que nous rencontrions apres la premiere attaque de Guillaume, k la 1. 24 : 961

Et dit soef, que ne I’entendi on : «Par Mahomet, dont j’atent la pardon, One mais par ome n’oi tel destrucion. Et d’altre chose me retieng a bricon Quant desor mei le delivrai le don. >

Apr^s cette remarque, reprise du lancement du javelot : 966

Un dart molu a pris a son argon.

Puis Guillaume, ^pargne, implore I’aide de Dieu, dans une priere qui, cette fois, ne compte pas moins de 54 vers. A partir de la, faits nouveaux : Corsolt, avant de frapper, dit k Guillaume : 1030

Corsolz li dist treis moz par retragon : « Ahi ! Guillelmes, come as cuer de felon ; A grant merveille sembles bon champion, De I’escremir ne resembles bricon ; Mais par cez armes n’avras ja guarison. >

Ensuite, d’un coup d’epee, il raccourcit le nez de Guillaume, qui le refrappe a son tour de son epee Joyeuse sans pouvoir le blesser. Nouveau mepris de Corsolt : 1057

Corsolz li dist treis moz par contengon : « Ahi ! Guillelmes, come as cuer de felon ! Ne valent mais ti colp un haneton. »

Le pape rappelle vivement a saint Pierre qu’il doit secourir son champion Guillaume, ce qu’il fera encore en termes similaires a la fin de la laisse suivante. La correspondance tres imparfaite des ele¬ ments narratifs et des laisses s’etablit done :



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2* attaque de Guillaume Blessure de Corsolt 2* remarque de Corsolt

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Jet du javelot Prifere de Guillaume Menaces de Corsolt

26

Coup d’ep^e de Corsolt Coup d’ep^e de Guillaume M^pris de Corsolt Rappel du pape

k

saint Pierre

Plusieurs des elements narratifs parall^les 6tant exprim6s de fa^on similaire, nous aurions la repartition suivante des reprises formant balancement :

Ainz dist soef...

le cheval broche

A son argon... •-

le destrier broche Deus, dist li cuens..

Et dit soef... Un dart molu... L Glorios pere...

Et I’apostoiles...

Dist I’apostoiles...

— 113 — On voit bien que les reprises ne sont pas disposees de maniere a faire ressortir la structure strophique et que le balancement n’obeit pas a la succession des laisses. Que Ton observe notamment les liaisons lyriques de la laisse 26, qui tient a la fois aux laisses 24 et 25 et a la laisse 27 ! Bref, s’il y a un parallelisme des moments successifs de ce combat, marque par une certaine similitude de I’expression, ce pa¬ rallelisme n’aboutit en aucune fagon a un parallelisme strophique ; la laisse n’est evidemment pas consideree comme 1’ « element » de struc¬ ture, puisqu’elle ne commande ni au decoupage narratif, ni a la repar¬ tition des reprises. La fin de la laisse 33 du Couronnement presente des symetries « internes » dont on s’etonne qu’elles ne soient pas « externes », c’est-a-dire qu’elles ne constituent pas autant de laisses similaires. Au moment ou Guillaume allait epouser la fille de Gaifier, deux messagers sont arrives de France et ont annonce la mort de Charlemagne et la r^volte des traitres. Guillaume demande conseil au pape : XXXIII

1404

Veit I’apostoile, d’une part I’a tome : « Sire, fait il, quel conseil me donez ?» Dist I’apostoiles : « Deus en seit aorez! Qui conseil quiert bien li deit on doner : En peneance vos vueil je comander Que Loots VO seignor secorez. C’iert granz damages s’il est deseritez.» Respont li cuens : « Si com vos comandez. Ja voz conseilz ne sera refusez. » Guillelmes baise la dame o le vis cler, Et ele lui, ne cesse de plorer. Par tel covent es les vos dessevrez Que ne se virent en trestot lor ae. «Sire Guillelmes, dist iapostoiles ber, En dolce France vos en covient aler. Ci remandra Galafres I’amirez, De vostre part avra Rome a guarder. » Respont li cuens : « De folie parlez. De traison ne fui onques retez : D’or en avant m’en dei je bien guarder. — Sire Guillelmes, dist I’apostoiles ber, En dolce France vos en covient aler. Mil chevaliers avuec vos en menrez, D'or et d’argent trente somiers trossez. Toz as conquis, ses en deis bien porter. » Respont li cuens : « Ce fait a mercier. »

Fin de la laisse.

— 114 — La laisse 42 offre deux moities de 9 vers en recommencement bifurque. Guillaume punit le clerge qui a favorise la trahison d’Acelin : XLIl Li cuens Guillelmes a I’adure corage Le jugement a oi del barnage ; Tresqu’al chancel en est venuz en haste, lluec trova et evesques et abes Et le clergie qui a lor seignor falsent; Totes les croces tors des poinz lor esrache, A Loois son dreit seignor les bailie ; Li gentilz cuens par mi les flans I’embrace, Si le baisa quatre feiz en la face. Li cuens Guillelmes de neient ne se targe, Tresqu’al chancel en est venuz en haste, Ou a trove et evesques et abes ; Por le pechid ne les volt tochier d’armes, Mais as bastons les desrompent et batent, Fors del mostier les trainent et chacent, Ses comanderent a quatre vinz deables. Qui traison vuelt faire a seignorage 11 est bien dreiz que il i ait damage.

Fin de la laisse. Telle qu’elle est, la laisse est fort bien constituee, mais il reste etonnant que, d’une partie k I’autre, il n’y ait pas de changement d’assonance, que Ton n’ait pas profite de cette reprise pour un decoupage en laisses paralleles. La laisse du Pelerinage n’est pas plus ferme. Observons, dans les laisses 42 et 43, la correspondance des strophes avec le recit : dans la laisse 42, Charlemagne prend I’engagement aupres du roi Hugues que les gabs seront executes, et la realisation du gab d’Olivier commence ; la laisse 43 est consacree tout entiere a la fin du meme gab. L’element narratif « realisation du gab d’Olivier », reparti sur deux laisses, offre une bien plus forte unite que le contenu narratif de la laisse 42. La laisse ne commande pas au recit. Et, quant a la repartition des differentes reprises, les laisses 13-18, dont je me permettrai de donner le schema sans commentaires, fournissent la preuve qu’elle n’obeit pas davantage a la structure strophique :

— 115 >3 dist li patriarches

I’emperere de France i out tant demoret vostre congiet, bels sire

dist li patriarches

I’emperere de France i but tant demoret vostre congiet, bels sire :hevalchet I’emperere

ihevalchet I’emperere a tant es vos Charlon :hevalchet I’emperere a tant es vos Charlon i reis tint sa charrue i reis reguardet Charles

i reis desjoint ses boes i reis brochet le mul a tant es vos Charlon

II n’y a pas de structure a proprement parler, mais un recit qui coule, avec de nombreux rappels, reprises, ligatures, entrelacs, qui empechent que la ligne narrative ne soit trop mince, et donnent au recit sa qualite de chanson. Mais la strophe n’est pas une forte unite ; plutot que d’imposer son decoupage au recit, elle est comme traversee par lui. De Gormont et Isembart, dont la structure strophique manque de nettete, sauf pour le debut de notre fragment en laisses paralleles, nous ne retiendrons qu’un exemple, illustrant la distribution dans le chant de la sequence narrative suivante : Isembart trouve sur le champ de bataille le cadavre de Gormont, ii regrette le mort, tente d’arreter la deroute des pai'ens et y reussit en effet.

-

XIII Quant paien virent Gormont mort, Fuiant s’en turnent vers le port. Li Margaris les cris en ot; A I’estendart poignant vient tost ; Le rei Gormont at trove mort; Treis feiz se pasme sur le cors. « Allas ! dist il, veir dist li sorz, Si jeo veneie en icest ost, Que jeo sereie u pris u morz. Or sai jeo bien que veir dist trop ! XIV La bataille dura treis dis Entre Gormont e Loowis. A1 quart comencent a fuir Turc e Persant e Arabi Par mi Vimeu e par Pontif, Vers les alo^s Saint Valeri. Li Margaris en ot les cris ; II poinst vers els, si lur at dit; « U fuiez vus, paien chaitif ? N’avez recet en cest pais, Parent, ne uncle, ne cusin, U vus puissiez ja revertir. Tornez ariere les chemins ; Si vengerons le Arabi, Nostre emperere de Leutiz, Qui nos dona les granz pais, Le vair, le gris e le hermin, E les chastels e les fortiz. » Mais ne I’entendent Sarrazin : Fuiant s’en turnent les chemins. Isembarz veit n’i metra fin ; Tel duel en ot li Margaris Que il se quide esragier vis. A une part del champ se mist; Si fiert un chevalier, Seguin, Cosin germain rei Loowis ; L’escu li at trait e malmis ; L’alberc desmaillet e rumpi ; Par mi le cors I’espie li mist ; Tant cum la lance li tendi, Del bon cheval mort I’abati. E dous Franceis des plus gentilz Nos i at morz li Margaris, E puis se rest al chemin mis.

116



XV Or jut Gormonz morz en la pree, Envers, sanglenz, gule baee. Eis Isembart par une estree ; Vers lui at sa resne viree ; La fist grant duel e grant pasmee ; Uimais orrez grant regretee : « Ahi ! dist il, reis emperere, Tant le vus dis, plusurs feiees, A Cirencestre, en voz contrees, Que Franceis sunt gent aduree ! Mult le vus dis en la galee : Qa troverez tele maisnee ; Mais veirement I’avez trovee. La gentil gent e I’onuree ! Tele ne fu de mere nee. Sur els n’ert terre conquestee. Ahi ! Gormonz, reis emperere, Cum aviez la face clere. La chiere bele e culuree. Cum I’avez ja teinte e muee ! A ! Loowis, bons emperere. Cum as France ui bien aquitee, E Gormonz I’at chier comparee ! Ja ne faldrai a sa maisnee, Por tant cum puisse ceindre espee. » Isembarz dist a sa voiz clere : « U fuiez vus, gent esguaree. Sens seignor en altre contree ? Turnez ariere les estrees. Si vengerons nostre emperere. L’or e I’argent e les soldees, E les pelices engulees. » E il si funt sens redutee ; Ariere tornent les estrees. Loowis at sa gent jostee ; Emmi chevalche I’emperere, Quant Sarrazin li tresturnerent. La veissiez tant colp d’espee E tante lance esquarteree, Tanz Sarrazins, par cez estrees, Morir sanglenz sor I’erbe lee !

Si nous en croyons le texte, il s’est done passe successivement ceci ; Isembart entend les cris des Sarrazins qui fuient ; il trouve le cadavre de Gormont, se pame trois fois sur le corps, et dit : « Les 1 Vers manquant dans le manuscrit.

— 117 — predictions se verifient. » Les Sarrazins fuient, Isembart entend leurs cris : nous sommes en simultaneite avec le d^but de la laisse prec6dente. Mais de ce meme present decoule un autre futur : Isembart s’adresse aux Sarrazins pour en ranimer le courage. Peine perdue, ils continuent a fuir. Alors, de rage, il tue lui-meme trois Fran^ais. — Isembart est maintenant k nouveau aupres de Gormont, et prononce sur lui les regrets funebres, ce qu’il n’avait pas fait encore. Et, brusquement, il s’adresse a nouveau aux Sarrazins fuyant pour les ramener a la bataille, et, cette fois-ci, ils I’entendent et reviennent au combat. Sur le plan du recit, tout cela ne tient pas debout. C’est la forme, I’habitude lyrique de la reprise bifurquee, qui complique un recit simple. Il y a plusieurs reprises ; pour ne tenir compte que des deux orincipales, nous aurions : Isembart retrouve Gormont II prononce les regrets funebres

Il dit: les predictions^ se verifient

It interpetle tes Sarrazins

/

\ qui I’ecoutent

qui ne I'ec^tent pas

\

et reviennent au combat

11 combat tout seui et tue trois Frangais

Les deux reprises bouleversent I’ordonnance du recit. Or, quant a la structure strophique, un fait tres simple saute aux yeux : alors que les bifurcations de gauche occupent deux laisses, celles de droite tiennent en une, signe evident d’une structure strophique faible. Ce qui ne veut pas dire du tout que la chanson soit prosaique, pas plus que dans le cas du Couronnement ou du Pelerinage, ou les reprises, procedes lyriques, abondent. Nous constatons seulement que, dans le passage de Gormont considere, la forme lyrique « recommence¬ ment bifurque » predomine nettement sur la narration, et qu’elle I’emporte de meme sur le decoupage en laisses, ce qui empeche les laisses de se constituer en architecture. *

**

Nous savons de|a que la structure strophique du Roland est particulierement forte. Nous allons le verifier encore en analysant la struc¬ ture de I’episode central, la bataille de Roncevaux, depuis le moment ou les Sarrazins parviennent en vue de I’arriere-garde frangaise, 1. 68,



118



jusqu’a la mort de Roland, 1. 175. Les quelques pages qui suivent ne sont qu’un bref commentaire, fait du point de vue qui nous interesse, au texte meme de la chanson, que je supposerai ouvert sous les yeux du lecteur. Nous avons tout d’abord un groupe de douze laisses (68-79) relati¬ ves aux preparatifs des pai'ens. - L. 68, de transition: les Sarrazins parviennent en vue de I’arriere-garde. — L. 69 : le neveu de Marsile demande le « coup de Roland » ; il lui est accorde. — L. 70 : le neveu de Marsile suggere a son oncle de choisir douze Sarrazins pour combattre les douze pairs fran^ais. II se propose lui-meme, et Falsaron s’annonce aussitot apres lui. Cette laisse met en train le parallelisme des huit laisses suivantes, qui comporteront des passages similaires ; dans chaque laisse, un Sarrazin, parfois deux, s’offrent a combattre Roland. — La 1. 79 est de transition : les paiens s’arment, montent a cheval. Leurs trompettes sont entendues des Frangais, Olivier et Roland s’appretent a combattre. Transition « sonore », suivant la trajectoire du son des trompettes, d’un type que Ton retrouve lorsque Roland sonne du cor et que Charlemagne I'entend. Nous disposerons sur une ligne verticale centrale les laisses narra¬ tives, qui marquent simplement un progres dans le r^cit, et sur une ligne horizontal celles qui, tout en marquant le plus souvent quelque progres narratif, car elles se suivent de toute fa^on, n’en forment pas moins, sur le plan du chant, des ensembles de constitution lyrique. Nous aurions done pour ce premier groupe :

68

71

72

73

69 70 74 75 79

76

77

78

Le groupe suivant, de meme poids que le precedent, compte treize laisses (80-92), relatives aux Frangais avant la bataille. — Dans la 1. 79 d6ja, Roland discourt sur les devoirs du vassal. — Puis vient un beau groupe de neuf laisses (80-88), dont le centre est constitue par les trois laisses similaires 83-85 ; Olivier demande a Roland de sonner du cor. La montee vers ce moment central et decisif, marque precis^ment par ce large accord de laisses similaires, est assuree par les I. 80-82. L. 80 : Olivier monte sur une colline, voit les Sarrazins, appelle Roland et lui dit: « Ganelon nous a trahis. » Mais Roland le fait taire. — L. 81 : Olivier, de la colline ou il est, voit les Sarrazins ; et la description des Sarrazins est un developpement ascendant de la

— 119

laisse prec^dente. — L. 82 ; Olivier rapporte aux Fran^ais ce qu’il a vu et les incite au courage. Trois laisses intimement liees done, mais non point paralleles ni similaires, malgre la reprise au debut de la 1. 81. Apres les trois laisses similaires 83-85, il y a sur le plan du chant comme un apaisement, dans les trois laisses 86-88. Dans les deux premieres, le dialogue d’Olivier et de Roland se poursuit, mais apres que les des ont ete jet^s. Olivier parle maintenant au conditionnel du passe : « Le roi serait venu, si... » Et dans la derniere laisse (88), Ro¬ land monologue sur les devoirs vassaliques, en termes similaires a ceux de la 1. 79, si bien que I’ensemble se trouve ferme par retour au theme premier. Les quatre laisses suivantes (89-92) sont consacrees aux discours que les protagonistes frangais, Roland, Olivier et Turpin, tiennent chacun aux troupes. Turpin, 1. 89, degage le sens du combat : « Si vous mourez, vous serez des martyrs. » Par penitence les cumandet a ferir. — L. 90 : Les Frangais montent a cheval. Roland dit a Olivier, et e’est une concession amicale : « Vous aviez raison, Ganelon nous a trahis. » — L. 91 : Roland s’adresse aux troupes. — L. 92 : Olivier s’adresse aux troupes. Les Frangais s’avancent pour combattre. 79

83

80 81 82 84

85

86 87

88 89 90 91 92

Le premier engagement s’etend de la laisse 93 a la laisse Illy comprise ; il met aux prises I’arriere-garde frangaise et I’avant-garde sarrazine. Trois grandes laisses paralleles (93-95) ouvrent la scene : les trois protagonistes, Roland, Olivier, Turpin tuent chacun leur Sarrazin. Suivent neuf combats, traites avec moins d’ampleur, occupant chacun



120



une laisse (96-104), tous victorieux, dans lesquels les neuf pairs paiens, qui restaient apres les trois premiers combats, sont vaincus ; huit sont tues, un parvient a s’echapper. A noter que les douze pairs sarrazins sont vaincus dans I’ordre exact ou ils avaient ete designes. Les deux dernieres laisses de ce groupe ne sont toutefois pas exactement paralleles aux precedentes : ce sont de nouveau Olivier et Roland qui combattent, alors que dans les laisses precedentes, il s’agissait a chaque fois d’un pair frangais different. L. 103 : Olivier ne reussit pas a tuer Margariz, qui s’enfuit, et va sans doute annoncer le massacre au gros des troupes de Marsile. L. 104 ; Roland tue Chernuble, et c’est le premier combat a Tepee, les combats precedents ayant tous ete livres a la lance. Les 1. 105-108 forment un groupe moins structure, plus narratif que dramatique. Les 1. 105-107 montrent Roland et Olivier multipliant leurs exploits, tandis que la 1. 108 raconte les victoires de Gerin, Gerer et Turpin, avec quelque flottement. Les 1. 109-11 forment de nouveau un groupe de trois laisses, dont les debuts similaires sont « juxtaposables », groupe qui donne, a la fin de ce premier engagement, la note tragique et angoissante. II n’a pas encore ete question jusqu’ici de pertes francaises. Maintenant, bien qu’ils frappent de merveilleux coups (debuts similaires), les Fran^ais meurent en grand nombre : Tant bon Franceis i perdent lor juvente (v. 1401), Franceis i perdent lor meillors guarnemenz (v. 1420), Vunt par le camp si requerent les lor (v. 1445). La 1. 110 trone au centre du groupe, avec les presages de la mort de Roland, et sa fin royale ; Qo’st li granz duels por la mort de Rollant.

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97

98

93 99

94 100

95 101

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106 107 108 no

111

Pour la suite, il faut sans doute preferer Tordre des laisses que presentent les manuscrits du groupe /3; j’ai donne ci-dessus, p. 38, n. 1, la correspondance de la numerotation que j’adopte avec celle de Tedition Hilka. Les 1. 112-124 decrivent un engagement intermediaire entre Tengagement contre les douze pairs sarrazins et Tengagement contre le

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corps principal de Marsile, et cet engagement tourne encore a I’avantage des Fran^ais. On pent imaginer que les pa’iens ici vaincus pre¬ cedent de peu le gros de Marsile. Cet engagement a meme structure que le precedent. Les deux premieres laisses, 112 et 113, correspon¬ dent de fa?on frappante aux 1. 90 et 89 qui venaient en tete du pre¬ mier : Roland parle ici comme la a Olivier de la trahison de Ganelon, et, ici comme 1^, Turpin promet le paradis k ceux qui tomberont. Puis viennent, comme dans le premier engagement, des laisses parall^les, qui, cette fois, se repondent deux par deux ; dans la premiere laisse de chaque groupe, un Sarrazin tue un chretien, et dans la seconde, Tun des protagonistes fran^ais venge le mort en tuant le Sarrazin qui I’a tue. Les Sarrazins ne sont done plus seulement des victimes. A signaler une petite entorse a la symetrie : deux laisses au lieu d’une repondent a la 1. 120. — Les laisses similaires 123 et 124 montrent la melee generale, comme la 1. 105 apres le premier engage¬ ment, et la fuite des Sarrazins engages. 112 113 114

116

TTs TT? 123

118

120

TTo 121-122 124

La fin de la bataille va se repartir en cinq groupes correspondant aux Episodes saillants : Roland sonne du cor et Charlemagne revient

1. 125-137

Laisse 138 de transition Mort Fuite Mort Mort

d’Olivier des Sarrazins de Turpin de Roland

1. 1. 1L

139-150 151-159 160-166 167-175

Roland sonne du cor et Charlemagne revient, 1. 125-137. La ba¬ taille generale est expediee en trois laisses (125-126 bis), ouverte par Turpin tuant Abisme. Apres quatre assauts heureux, les Fran^ais succombent ; il n’en reste bientot plus que soixante (v. 1689). Ce vers sera repris a la 1. 138 (v. 1849), de sorte que tout I’episode de Roland sonnant du cor et de Charlemagne I’entendant et se hatant est comme enferme entre ces deux vers. A strictement parler, cet episode occupe les 1. 127-137. Les quatre premieres laisses confrontent Roland et Oli¬ vier au sujet du cor, les positions etant contrairca a ce qu’elles etaient

122





aux 1. 83-85. Au centre du groupe, deux laisses parallels et en partie similaires, encadr^es par une laisse (127) ou Roland plaint ses compagnons et regrette I’absence de Charlemagne, et une laisse (130), ou Olivier replique : « Vos compagnons morts, I’absence de I’empereur, tout cela est de votre faute. » La 1. 131, qui fait intervenir Turpin, relie ce groupe de quatre laisses a I’ensemble des six laisses suivantes (132-137), que nous avons analyse ci-dessus, p. 96-99.

127

125 126 126 bis 128 129 131 132 133 134 135 136 137

130

Mort d’Olivier, 1. 139-150. Les trois premieres laisses mettent en scene Roland : pleurant sur le sort de I’arriere-garde et engageant Olivier a frapper avec lui, comme il I’avait fait avant le premier enga¬ gement (1. 88), avant le deuxieme (1. 112), et nous sommes maintenant au debut des derniers combats ; — faisant grand carnage de Sarrazins ; — coupant le poing de Marsile, ce qui entrame la fuite de cent mille paiens. Reste un groupe de neuf laisses (142-150). En face des troupes noires de I’algalife, Roland exhorte les siens (142-143). L’algalife blesse Olivier gravement (144), mais celui-ci se bat encore comme un h^ros (145-146, de debuts similaires). Les quatre laisses qui suivent forment groupe : deux laisses encadrantes (147 et 150), consacrees aux regrets de Roland sur Olivier, qui pourtant n’est pas encore mort ; le motif encadrant s’impose peut-etre en depit de I’evenement. Deux laisses encadrees, a debuts similaires et suites bifurquees (148 et 149). Bien qu’il y ait progres narratif de 148 a 149, I’impression d’encadrement est tres nette sur le plan du chant, et je mettrais les quatre laisses sur une horizontale. 139 140 141 142

143 144

147

145 148

146 149

150

— 123 — Dernier assaut et fuite des paiens, 1. 151-159. Les premieres laisses du groupe se suivent sur la ligne du recit. L. 151 : tons les Fran^ais sont morts, sauf Roland, Turpin et Gautier de I’Hum, qui arrive des hauteurs ou Roland I’avait envoye. — L. 152 : les Frangais combattent courageusement, mais, 1. 153, sous une pluie d’armes de jet, Gautier est tue et Turpin gravement blesse. — L. 154 : Turpin fait encore grand carnage de Sarrazins. — L. 155 : Roland sonne du cor. Les trompettes de Charlemagne lui repondent ; les Sarrazins les entendent et fuient. Le groupe de quatre laisses suivant est comparable au groupe qui terminait I’episode precedent (cf. aussi les 1. 127-130) : dans les deux laisses encadrantes (156 et 159), a debuts presque similaires, les Sar¬ razins, presses par I’imminence du retour de I’empereur, livrent a Roland le dernier assaut et s’enfuient. Les laisses encadrees (157 et 158) montrent Roland et Turpin etroitement unis, frappant encore des coups terribles ; debuts et fins des laisses encadrees sont similaires.

156

151 152 153 154 155 157 158

159

Mort de Turpin, 1. 160-166. Les quatre premieres laisses decrivent la scene si belle ou Roland range les morts devant I’archeveque mourant, pour qu’il les benisse. Les deux laisses centrales (161-162), a de¬ buts similaires et suites bifurquees, ne sont pas encadrees sur le plan du chant, mais simplement precedees et suivies sur le plan du recit. La 1. 164 est isolee : Turpin, tentant de chercher de I’eau pour Roland pame, s’affaisse. Les 1. 165 et 166 placent, sous le regard de Roland, la fin de Turpin. 160 161 162 163 164 165

166

Mort de Roland, 1. 167-175. Neuf laisses sont consacrees a cet episode, comme a la mort d’Olivier, mais ici plus majestueusement

— 124 — disposees. AprSs trois laisses narratives (167-169), relatives au dernier Sarrazin tentant d’arracher ses armes a Roland, un magnifique ensem¬ ble lyrique, dont nous avons parle ci-dessus, p. 99. 167 168 169 170

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174

175

L’impression d’ensemble est done celle d’une chanson construite, et construite a partir de la laisse ; il serait impossible de dessiner de la meme fa^on, avec si peu d’hesitation entre la verticale et I’horizontale, n’importe laquelle de nos autres chansons. L’auteur du Roland affectionne particuliferement la structure trinaire^; elle est surtout remarquable dans le groupe de neuf laisses en croix, au centre duquel Roland refuse par trois fois de sonner du cor (1. 80-88), et dans les ensembles de deux fois trois laisses similaires que nous avons analy¬ ses plus haut. Les groupes de quatre laisses ne sont pas rares non plus ; ils sont centres neanmoins, les premiere et quatrieme laisses y encadrant les deuxieme et troisieme. Et ceci caracterise bien I’architecture rolandienne. La laisse a ete pour I’auteur du Roland I’unite narrative, I’unite dramatique, I’unite lyrique. Les laisses composites y sont rares, le recit obeissant au decoupage strophique. Les personnes du drame s’affrontent dans des scenes construites a partir de la laisse. Enfin, tous les moyens lyriques concourent au dessin de la laisse. Bref, la laisse est I’element, le materiau elementaire. Et qui ne voit que e’est la sa fonction ? qu’une strophe est, par definition, !’« element » d’une chan¬ son ? Que serait-elle, si elle n’etait pas cela ? Ce qui est fonctionnel est beau ! Dans le Roland, la laisse est ce qu’elle doit etre, et Ton m’accordera que la chanson doit une grande part de sa beaute et de sa grandeur a cette structure claire, k la nettete de son architecture. Sans la laisse fonctionnelle, que serait la mort de Roland ? A I’opposite du Roland, nous aurions le Montage Guillaume, de structure strophique molle, incertaine ; ses laisses trop longues, comme celles du Couronnement, ne rempHssent aucune fonction. Or, pres1 Meme observation chez William S. Woods, The Symbolic Structure of La Chanson de Roland, dans PMLA, t. 65, 1950, p. 1247-1262.

125 — que toutes les laisses du Moniage se situeraient sur la verticale du recit. II semble done qu’au caractere narratif d’une chanson corresponde une structure strophique faible. Seule, en effet, une structure strophique ferme permet les grands accords « horizontaux ». Pliant a sa loi tous les moyens du lyrisme oral, elle en decuple la puissance, et les impose a la narration. Ainsi, une chanson sans structure ferme, comme Raoul de Cambrai, sera tout de suite plus narrative, bien qu’elle ne manque pas des reprises caracteristiques du style oral. C’est que sa structure strophique en escalier, tout en lui assurant une certaine ^paisseur, lui interdit la tranche horizontal. Et ce n’est pas non plus par hasard que le Mo¬ niage, la moins fortement structuree de nos chansons, est aussi la plus narrative. La strophe etant elle-meme un element du chant, une chan¬ son sera d’autant plus lyrique qu’elle est plus clairement strophique. All terme de ce chapitre, nous entrevoyons done une classification des chansons de geste fondee sur le role qu’y joue la laisse. Au type a la fois tres respectueux de la laisse et tres lyrique s’opposerait un type a la fois tres dedaigneux de la laisse et tres narratif ; dans le premier : frequence de I’horizontale lyrique ; dans le second : predominance de la verticale narrative. Entre les deux types : des solutions intermediaires, comme « I’oblique » de Raoul de Cambrai. La vraie hauteur epique ne me parait accessible qu’aux chansons du premier type, seules- capables d’une profonde transposition du recit en chant. Malgre la vigueur et le relief de ses plus belles scenes, il manque quelque chose a Raoul de Cambrai pour atteindre a la plenitude du chant que nous admirons dans le Roland. Ce n’est pas seulement difference de talent; ou, si Ton veut, cette difference de talent concerne aussi bien I’usage de la laisse que la langue et le style. En somme, conserver a la laisse son caractere de strophe, c’est vraiment composer une chanson; offusquer ses contours, ne respecter ni le decoupage naturel qu’elle devrait imposer a la narration, ni I’ordre qu’elle devrait apporter a la disposition des reprises, I’allonger demesurement, c’est alterer le ca¬ ractere premier du chant. L’epopee ayant la double nature d’un chant et d’un recit, il est bien naturel que les poemes epiques oscillent de I’un h I’autre, qu’ils soient, les uns plus lyriques et les autres davantage narratifs.

Chapitre

V

LES MOYENS D’EXPRESSION : MOTIFS ET FORMULES

Nous distinguons dans une chanson le sujet, les themes, les mo¬ tifs, le langage. Le sujet de Raoul de Cambrai, par exemple, c’est la lutte entre Cambresis et Vermandois. Les themes sont : jeunesse du heros, ingratitude royale, preliminaires a la guerre, bataille generale, mort du heros, etc. Les motifs plus restreints apparaissent dans le traitement des themes : une bataille generale se decomposera en com¬ bats particuliers, a la lance ou a Tepee, en melees generales, en dis¬ cours des chefs a leurs troupes, en fuites, en poursuites, etc. La mort du heros sera traitee a Taide de motifs comme « derniers coups re9US », chute du heros, priere, « battre sa coulpe », « Tame s’en va », decouverte du corps, regrets prononces sur le cadavre. Ces motifs euxmemes sont traites dans un certain langage, a Taide de certains moyens d’expression stereotypes : les formules. Nous ne nous attarderons pas a Texamen des sujets et des themes, qui nous entramerait sans doute hors du plan formel qui est celui du present essai, pour nous egarer dans des considerations sur la conception des sujets, le caractere des personnages, le sens de Toeuvre, tons chapitres de la critique litteraire qui ont ete traites maintes fois de main de maitre et sur lesquels il n’y a plus a revenir. Remarquons tout au plus en pas¬ sant que le caractere stereotype que nous allons reconnaitre aux mo¬ tifs et aux formules se trouve deja partiellement dans les themes, et meme dans les sujets ; vu d’une certaine hauteur, le genre entier parait « cliche ». Motifs et formules nous ramenent aux conditions de diffusion de la chanson de geste. Etant donne tel theme, par exemple le theme « ba¬ taille », qui est le plus courant dans nos chansons, comment un jon¬ gleur s’y prendra-t-il pour le developper ? De quels moyens usera-t-il habituellement ? Ce que nous savons des conditions dans lesquelles le jongleur opere nous avertit que ces moyens ne peuvent pas etre originaux et subtils. Le metier de jongleur, le chant public, interdisent absolument la recherche patiente d’une expression singuliere et originate. Le jon-

— 127 — gleur n’en a pas le loisir. S’il compose oralement, il ne peut se relire ; il lui est impossible en r^citant, en improvisant, de chercher longuement I’expression qui conviendrait le mieux a tel evenement, a tel sentiment, la description la plus propre k tel personnage, les couleurs, les sons, le decor particuliers a telle bataille. En aurait-il d’ailleurs le loisir, que sa recherche passerait sans doute au-dessus de son public, auquel la recitation ne laisserait pas le temps d’appr^cier toutes ces finesses. En r6alite done, le jongleur va traiter son theme de fagon presque entierement traditionnelle, grace a des motifs, stereotypes sur le plan du recit aussi bien que dans I’expression ; sur le plan du recit, ces motifs isoleront certains moments, toujours les memes, et, dans I’expression, ces moments seront rendus de fa^on analogue par les memes formules. Les motifs sont essentiels a la composition et a la memorisation des chansons. Ceux qui ont etudie I’epopee yougoslave ont note, quant a la composition, que le chanteur qui maitrise bien sa gamme de mo¬ tifs peut composer sans notes ecrites. Les motifs, allegeant sa memoire, lui permettent, libere du detail, de se concentrer sur le dessin d’ensemble de la chanson. La composition par motifs, qui doit son existence a I’absence d’ecriture, est une technique qui remplace dans une certaine mesure la graphie. Les motifs importent autant a la me¬ morisation : un chanteur en pleine possession des motifs et des for¬ mules traditionnels peut reproduire un chant qu’il n’a entendu qu’une fois ; il appliquera sa memoire a la trame generale du recit, qui est generalement simple, sans se soucier trop de la lettre du chant ; il retiendra, par exemple, qu’en tel endroit du recit les heros se battent, mais ne cherchera pas a memoriser ce combat, car il sait, de metier, raconter un combat ; le moment venu, il developpera sans difficultes le motif traditionnel. Un chanteur serbe disait que pour apprendre un nouveau chant, il n’essayait pas de le memoriser mot a mot, mals n’en apprenait que le plan, !’« arrangement des evenements », comme il disait. Ce plan, il le remplissait, le fourrait avec les motifs de sa connaissance. Sans ces motifs, apprendre un chant nouveau eut ete extremement difficile, peut-etre impossible. ^ Aussi bien, I’apprentissage d’un chanteur consiste precisement a se rendre maitre du langage tra¬ ditionnel de I’epopee, condition sine qua non de son metier. Il jouera ensuite de ces motifs comme on joue avec des cartes : il variera leur ordre, les emploiera selon son propre genie, mais le developpement meme s’en fera automatiquement. ^ Avec une plus ou moins grande abondance, cependant : le chanteur accompli se vantera de savoir sel1 Sur tout cela, voir A. B. Lord, Composition by Theme in Homer and South Slavic Epos, cite ci-dessus, p. 34. 2 A. van Gennep, La question d’Homere, Paris, 1909, p. 52.



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ler un cheval, armer un heros, decrire une bataille, avec plus d’ornements qu’un rival, et, la ou un chanteur de moins de talent ne peut consacrer a ces scenes que quelques vers, il en composera vingt ou cinquante. Cela tient a la formation du chanteur, non pas a son inven¬ tion. Si on lui demande comment il salt si bien seller un cheval, il re¬ pond qu’il chante comme il a entendu chanter. Si on lui fait remarquer que son maitre n’a pourtant rien chante de pareil, il dira que le maitre a abreg6 (pire de toutes les accusations chez les chanteurs) et que luimeme a su retablir les choses, comme un bon chanteur salt le faire, meme s’il n’a jamais entendu auparavant ce chant-la. Il veut dire par la qu’il a entendu tant de chants et qu’il a emmagasine un tel stock d’actions h^roiques qu’il n’est jamais oblige de renoncer au developpement complet d’un motif. ^ Des conditions professionnelles identiques expliquent la perma¬ nence du style epique a travers epoques et pays differents. Les chan¬ teurs turcs, par exemple, ont egalement a leur disposition une serie de « morceaux » (comme on dit « morceaux de piano »), qu’ils assembleht selon les besoins du recit : naissance d’un heros, jeunesse et croissance, prix des armes, preparation au combat, dialogue avant le com¬ bat, description du h^ros et du cheval, de la demeure, d’un paysage, beaute de la fiancee, repas, appels a table, mort du heros, tombee de la nuit, lever du jour, etc. ^ Les motifs les plus courants dans nos chansons sont les suivants (nous renvoyons au premier vers du passage engage) ; Adoubement d’un nouveau chevalier : Raoul 471, 577, 3784 ; Guill. 1074 ; Cour. 1650 ; comparer Audigier 183. Armement : Rol. 342, 994, 1797, 2987, 2999, 3140, 3863 ; Raoul 1801, 1987, 2135, 2227, 4316, 4936 ; Guill. 133, 221, 1498, 1541 ; Cour. 405, 603, 636, 2092, 2298, 2475, 2496 ; Prise 947, 967, 988. Chevaliers sous les armes : Rol. 683, 710, 1003, 1022, 1031, 1041, 1452, 1808, 2497, 3055, 3079, 3088, 3306 ; Guill. 236, 431, 1110 ; Gorm. 401 ; Cour. 1521 ; Raoul 1247, 1951, 3035, 4240. Histoire des armes et des chevaux : Rol. 1502, 2316, 2501, 2993, 3093 ; Guill. 374 ; Prise 948, 968 ; Raoul 472. Essai du cheval (« faire son eslai ») ; Rol. 2996. 3165 ; Guill. 1661 ; Raoul 512, 589, 3823. 1 Milman Parry, compte rendu de Walter Arend, Die typischen Scenen bei Homer (Berlin, 1933), dans Classical Philology, t. 3, 1936, p. 359. 2 Radlov, cite par Parry, Studies in the Epic Technique of Oral Verse Making, II : The Homeric Language as the Language of an Oral Poetry, dans Harvard Studies in Classical Philology, t. 43, 1932, p. 13 n.

— 129 — Mobilisation des troupes : Rol. 848, 2623 ; Guill. 97, 1232 ; Cour. 1997, 2269, 2675 ; Raoul 1165, 2026, 3847, 4163, 5525, 5539. Evocation de la bataille en termes g^n^raux : Rol. 1396, 1412, 1661, 3401, 3418, 3473 ; Gorm. 514 ; Prise 1206, 2182 (ms. de Boulo¬ gne) ; Raoul 2477, 2676, 3358, 3890. La formule La ve'issiez introduit souvent le motif de la description de la mel^e et des grands coups qui s’y donnent : Rol. 1653, 3383 ; Gorm. 502 ; Cour. 1212, 1895, 2332 ; Prise 1824, 2139 et 2149 (ms. de Boulogne) ; Raoul 2979, 3471, 4039, 4203 ; Charroi 1423 ; Mon. 4204, 4476, 4801. Le ou les h^ros dans la melee : Rol. 1321, 1338, 1345, 1413, 1554, 1680, 1869, 1965, 2056, 2090, 2124 ; Guill. 566, 697, 794 ; Gorm. 45, 579, 616 ; Cour. 1214 ; Prise 850, 1036, 1063 ; Raoul 2542, 2564, 2668, 2707, 2987, 3295, 3894, 4214. Combats singuliers d^cidant du sort de la guerre (plut6t theme que motif): Rol. 3567 ; Raoul 4312 ; Mon. 6074 ; Cour. 614, 2362. Combats singuliers a la lance : Rol. 1197, 1225, 1245, 1261, 1269, 1275, 1281, 1289, 1297, 1304, 1312, 1351, 1497, 1534, 1571, 1597, 1615, 1890, 1942, 3353, 3360, 3424, 3447, 3463, 3547 ; Raoul 2464, 2494, 2503, 2532, 2724, 2750, 2761, 2911, 2956, 2970, 3280, 3335, 3438, 3968, 4060, 4073, 4206, 4241, 4625, 4646, 4975, 4992 ; Gorm. 16, 47, 67, 88, 119, 140, 165, 226, 251, 294, 453, 564 ; Guill. 320, 418, 437, 441, 1824, 1829, 1835 ; Cour. 909, 941, 2143 ; Prise 995, 1834, 2299 et 2108 (ms. de Boulogne) ; Mon. 3887, 4214, 4235, 4535. A quoi il faudrait ajouter encore les attaques menees par plusieurs combattants, done decrites au pluriel : Rol. 3873 ; Cour. 1229, 2542 ; Prise 2094 (ms. de Boulogne); Raoul 2571, 2611, 2809, 2914, 3089, 3310, 4226, 4413, 4420, 4448, 4612. Combats singuliers a Tepee : Rol. 1324, 1367, 1549, 1582, 1610, 1634, 1902, 1953, 3429, 3579, 3887 ; Raoul 2586, 2618, 2694, 2818, 2837, 2857, 2918, 3103, 3146, 3453, 4046, 4081, 4457, 4491, 4539, 4663, 4683, 5006, 5044, 5062 ; Guill. 786, 1843, 1920 ; Gorm. 53, 96, 126, 182, 234, 338, 390 ; Cour. 1035, 1048, 1113, 1132, 2576, 2594, 2607 ; Prise 1003, 1841, 2121, 2189, 2304, 2313 (les quatre derniers dans le ms. de Boulogne) ; Mon. 3842 ; comparer Audigier 290. Attaque aux armes de jet : Rol. 2073, 2155 ; Guill. 769, 854, 871, 877, 917, 1141, 1181, 1212, 1804, 1809 ; Gorm. 25, 74, 108, 149, 385 ; Cour. 949, 966 ; Prise 866, 902, 927, 1026, 1051 ; comparer Audigier 107, la mort de Turgibus sous Tassaut des chauves-souris et des mouches ressemble a la mort d’un baron sous les armes de jet. 9

— 130 — Combat aux poings : Cour. 129, 1959 ; Charroi 742 ; Prise 1599. Insultes ou menaces avant, pendant ou apres le combat, cris de victoire, vanteries, appreciation des coups, plaintes sur la chute d’un baron, cri de guerre ou enseigne, discours des chefs aux troupes, bref, toutes les paroles qui se prononcent sur le champ de bataille. Je renonce ici k citer les exemples. Prieres : Rol. 3100, 3490 ; Quill. 800, 897 ; Gorm. 364 ; Raoul 1141, 2995 ; Cour. 676, 695, 976, 1147; Prise 498, 540, 782, 803 ; Mon. 1543, 1681, 2600, 2697, 2724, 3249. Priere du heros mourant : Rol. 2369 ; Gorm. 634 ; Raoul 3125. Regrets sur un heros mort ou considere comme perdu : Rol. 350, 1854, 1982, 2027, 2207, 2252, 2598, 2887 ; Guill. 1932 ; Gorm. 470, 530 ; Prise 1669, 1704 ; Raoul 2551, 3167, 3249, 3308, 3379, 3490, 3558, 3666. Pleurs, tristesses, pamoisons. Poursuite d’un ennemi fuyant : Rol. 2460, 3626 ; Guill. 1862, 1865 ; Gorm. 604 ; Cour. 1203, 2167 ; Prise 1014, 2201 (ms. de Bou¬ logne) ; Raoul 2873, 4037 ; comparer Audigier 339. Messages ou ambassades : Rol. 78, 366, 2669 ; Guill. 23, 623 ; Raoul 140, 2135, 3203 ; Cour. 322, 452, 1384, 1777, 2226, 2362, 2664 ; Prise 110, 1255, 1411 ; Mon. 3468, 3976, 4859. Songes : Rol. 717, 2525 ; Pel. 71 ; Raoul 3515 ; Cour. 289 ; Mon. 2515. Repas : Guill. 1042, 1401 ; Prise 172, 544 ; Raoul 360, 1559, 1920 ; comparer Audigier 82, 439. Salut : Rol. 123, 416, 428, 676, 2711 ; Cour. 449, 2388 ; Raoul 65, 164, 832, 2149, 2237 ; Prise 149, 475, 669, 1275. Conge : Rol. 337 ; Cour. 230 ; Raoul 366, 1216 ; Charroi 670. D’une fenetre d’un chateau, un personnage en voit s’approcher un autre : Raoul 1813 ; Guill. 932, 1241 ; Prise 48, 80, 105, 1662. Ces motifs sont de forme tres inegalement stereotypee. Le dernier, par exemple, Test relativement peu ; bien caracterise pourtant sur le plan du recit, il n’est pas traite a I’aide de formules fixes : Raoul : 1813-1817 : Li quens Ybers a la barbe meslee Ert as fenestres de la sale pavee, A grant compaigne de gent de sa contree. 11 regarda tres parmi la valee, Et vit Bernier et sa gent adoubee.

— 131 — Guillaume : 938-944 ;

Li ber Willame ert repeir^ de vespres ; A un soler s’estut a unes estres, E dame Guiburc estut a sun braz destre. Dune gardat par la costere d’un tertre, E vit Girard qui de I’Archamp repeire ; Sanglante espee portat en sun poig destre, Devers la mure se puiat centre terre.

Prise : 43-48, 105-111 : Li cuens Guillelmes s’est par matin levez, Au moustier vet le service escouter. Puis s’en issi quant il fu definez, Monte el pal^s Otran le desfa^, Qu’il ot conquis par sa ruiste fierte. A granz fenestres s’est alez acouter. Or fu Guillelmes as fenestres del mur, Et des Frangois ot o lui cent et plus ; N’i a celui n’ait hermine vestu. Regarde aval si com li Rones bruit. Vers Orient, si com le chemin fu, Vit un chetif qui est de I’eve issu, C’est Gillebert de la cit de Lenu.

Void le bref motif de la mobilisation des troupes dans quelquesunes de ses versions : Roland : 848-851 :

Marsilies mandet d’Espaigne les baruns, Cuntes, vezeuntes et dux et almagurs, Les amirafles et les filz as cunturs ; Quatre cent milie en ajuste en treis jurz.

Guillaume : 1232-1233 : Prist ses messages, ses homes fait mander, Tant qu’ele en out trente mile de tels.

Couronnement : 1997-2000 : Par mi la terre a ses bries enveiez Si fait mander les barons chevaliers ; Ainz que passast quinze jors toz entiers En assembla plus de trente millers.

Couronnement : 2269-2274 : II font lor chartres et lor bri^s seeler, Et lor serjenz et lor gargons errer. .4inceis que fussent li quinze jor passe, En i ot tant venuz et assemblez Cinquante mile les peust on esmer, Que bons serjenz que chevaliers armez.

— 132 — Raoul : 4163-4167 : « Mandons tos sox que nos avoir poons. > Et il si font, n’i ot arestisons. Par Vermendois envoient lors garsons, Ains le mardi, qe solaus fust escons, Furent .III. m., ferm^s les confanons.

La fixity des 616ments est frappante ; mais, dira-t-on, si, dans la r^alite du temps, les choses se passaient ainsi, il est bien naturel que les jongleurs se rencontrent; pas besoin pour cela que le motif ait et^ traditionnel ! Prenons alors un autre exemple, le motif de I’armement. Le void tout d’abord, tr^s simple, aux v. 1797-1801 du Roland : Franceis descendent, si adubent lor cors D’osbercs et de helmes et d’espees a or. Escuz unt genz et espiez granz et forz E gunfanuns blancs et vermeilz et blois. Es destrers muntent tuit li barun de Tost.

Il est un peu plus d6velopp6 aux v. 3863-3869 ; les gonfanons, il est vrai, ont disparu, mais les deux champions — car c’est de Thierry et de Pinabel qu’il s’agit — rev^tent des hauberts a ^pithetes, placent le heaume sur leur chef, ceignent leurs epees, suspendent leurs ecus, tiennent leur lance au poing : Lur esperuns unt en lor piez calcez, Vestent osbercs blancs et forz et legers, Lur helmes clers unt fermez en lor chefs, Ceignent espees enheldees d’or mier, En lur cols pendent lur escuz de quarters, En lur puinz destres unt lur trenchanz espiez. Puis sunt muntez en lur curanz destrers.

Voici enfin le motif orne, en I’honneur de Baligant, aux v. 31403171 : Li amiralz ne se voelt demurer. Vest une bronie dunt li pan sunt sasfr^t, Lacet sun elme ki ad or est gemmet. Puis ceint s’espee al senestre cost^t. Par sun orgoill li ad un num truv^t; Por la Carlun dunt il oit parler La sue fist Preciuse apeler, Co ert s’enseigne en bataille campel. Ses chevalers en ad fait escrier. Pent a sun col un soen grant escut let, D’or est la bucle et de cristal list^t. La guige en est d’un bon palie ro^t. Tient sun espi^t, si I’apelet Maltet, La hanste grosse cume fust uns tinels, De sul le fer fust uns mulez trussdt. En sun destrer Baligant est muntet, L’estreu li tint Marcules d’ultre mer ;

— 133 — La forcheiire ad asez grant li ber, Graisles les flancs et larges les costez, Gros ad le piz, belement est moll6t, Lees espalles et le vis ad mult cler, Fier le visage, le chef recercel^t: Tant par ert blancs cume flur en est6t, De vasselage est suvent esprov4t. Deus! quel baron, s’oiist crestientet! Le cheval brochet, li sancs en ist tuz clers. Fait sun eslais, si tressalt un foss6t, Cinquante pez i poet horn mesurer. Paien escrient: « Cist deit marches tenser. N’i ad Franceis, s’a lui vient a juster, Voeillet o nun, n’i perdet sun ed6t. Carles est fols que ne s’en est al6t.»

L’epee a un nom. L’ecu n’est plus seulement gent ou de quartiers, il a boucle d’or, bordure de cristal, bretelle de sole. La lance revolt un nom, elle a grosse hampe et pointe pesante. Le motif s’amplifie ensuite d’autres poncifs : description du h^ros, essai du cheval, remarques des spectateurs. L’auteur de ce passage aurait pu dire, comme tel chanteur serbe : « Je sais armer un chevalier, et je connais les moyens d’amplifier le motif k volont6, » L’auteur de Guillaume n’a aucun scrupule : Thibaut, les Sarrazins, Girart, Guillaume, il les arme tous en -e.e, sans se donner la peine de varier le motif par changement d’assonance : 133

Dune li vestent une broine mult bele (e cler), E un vert healme li lacent en la teste ; Dune ceint s’espee, le brant burni vers terre, E une grant targe tint par manvele ; Espe trenchant out en sa main destre, E blanche enseigne li lacent tresque a tere. Dune li ameinent un cheval de Chastele ; Dune munte Tidbald par sun estriu senestre.

1075

Dune li vestirent une broigne mult bele, E un vert healme li lacent en la teste. Willanie li ceinst I’espee al coste senestre ; Une grant targe prist par la manvele ; Cheval out bon, des meillurs de la terre. Puis muntad Girard par sun estriu senestre.

1498

Dune li vestirent une broine mult bele, E un vert healme li lacent en la teste ; Sa espee out ceinte, le brant burni vers terre, Une grant targe i tint par manevele ; Espe trenchante out en sun poig destre.

220

Cent mile furent de la pute geste ; Il n’i out celui de blanc halberc ne se veste, E de Saraguce verz healmes en lur testes, D’or les fruntels e les flurs e les esses.

— 134 — Espees ceintes, les branz burniz vers terre, Les bons escuz tindrent as manveles, Espees trenchanz e darz as poinz destres, Chevals coranz d’Arabe suz lur seles.

Le « jeu » dont disposait I’auteur ne comptait guere qu’une carte pour chaque motif. Jeu plus vari6 entre les mains de I’auteur du Couronnement, capa¬ ble d’armer ses h^ros en -a.e, en -ie, en -d : 405

Armes demande Guillelmes Fierebrace ; On li aporte devant lui en la place. 11 vest I’alberc et le vert elme lace, Et ceint I’espee par les renges de paile. On li ameine le balcent en la place ; Li cuens i monte, que il estrier n’i bailie. A son col pent une vermeille targe, Entre ses poinz un reit espi^ qui taille, A cine clos d’or gonfanon i atache.

2092

Ses armes crie por sei apareillier ; On li aporte senz point de delaier : II vest i’alberc, lace I’elme d’acier Et ceint I’espee al pom d’or entaillid ; On li ameine Alion son destrier : Li cuens i monte par son senestre estrier ; A son col pent un escu de quartier, Prent en son poing un fort trenchant espi^, A quinze clous le gonfanon fichi6.

2475

« Aportez mei mes plus chiers guarnemenz. » Et cil respont: « Tot a vostre comant. » On li aporte senz plus d’arestement. El dos li vestent son halberc jaserenc, Roge est la maille plus que n’est feus ardenz, Et puis li lacent un vert helme luisant, Une escharbocle el nasel par devant; Ceinte a I’espee a son senestre flanc ,* On li ameine le bon destrier corant, Une altre espee pent a Tarpon devant; Sor son destrier est sailliz maintenant, Que a estrier n’a argon ne s’i prent. A son col pent son fort escu pesant, Entre ses poinz un fort espi^ trenchant, A cine clous d’or le gonfanon i pent.

Le motif est modifie et d’ailleurs orne, lorsqu’il s’agit de I’armement du g6ant Corsolt : 636

Quatorze reis armerent I’aversier ; El dos li vestent une broigne d’acier, Desus la broigne un blanc halberc doblier. Puis ceint I’espee dont bien trenche I’aciers ; Teise ot de lone et de 1^ demi pi^ ;



135



II ot son arc et son turqueis lacie, Et s’arbaleste et ses quarrels d’acier, Darz esmoluz, afaitiez por lancier ; On li ameine Alion son destrier ; A grant merveille par fu li chevals tiers, Si desreez, com j’oi tesmoignier, D’une grant teise n’i puet on aprochier, Ne mais icil qui en fu costumiers. Quatre darz ot a la sele atachiez, Mace de ter portc a I’argon derrier. Li reis Corsolz i monta par I’estrier ; A son col pent un escu a or mier, Une grant teise ot I’escuz de quartier ; Mais one de lance ne deigna il baillier ; De dobles armes I’ont bien apareillie. Deus ! quels chevals, quil peiist chasteier !

II est bien evident qu’un « morceau » de ce genre doit etre appreci6 selon le canon, dans le cadre traditionnel du motif, qui fait ressortir les variantes et accuse I’etrangete des armes sarrazines. Du Raoul, je citerai trois exemples, d’ampleur fort inegale. Tout d’abord, le motif reduit a sa plus simple expression, dans un recit rapide qu’il ne doit pas ralentir. Bernier se rend aupres de Raoul pour tenter un arrangement, il s’arme rapidement : 2227

II vest I’auberc, tos fu I’elme laci^s ; El destrier monte, ces escus n’est pas vies.

Bernier a pris cependant sa lance (cf. v. 2352) et certainement son epee, mais le chanteur est presse. Il le sera moins lorsqu’il s’agira des preparatifs du duel Gautier-Bernier, qui doit mettre fin a la guerre : 4934

Et Gauteles ne e’est aseiirez, A son ostel s’en est tantos alez. 11 vest I’auberc, tos fu I’elmes fermez, Et sainst I’espee au senestre coste, De plaine terre est el destrier montez. Puis pent I’escu a son senestre lez. Li bons espieus ne fu pas oubliez, A .III. clox d’or le confanon fermes.

Mais il ne prend pas la peine de repeter le motif pour I’armement de Bernier : 4942

Et Berniers se rest bien adoubez, De riches armes noblement acesmes.

Pour I’adoubement de Raoul par I’empereur Louis, le motif va etre largement orne a I’aide de descriptions et du motif supplementaire de I’histoire des armes, auquel s’ajoutera Veslai, comme I’auteur du Ro¬ land I’avait fait pour Baligant. La laisse 22, degradee dans le manuscrit, parlait probablement du haubert.

— 136 — XXIII Nostre empereres ama molt le meschin : L’erme li donne qi fu au Sarrazin Q’ocist Rolans desor I’aigue del Rin. Desor la coife de I’auberc doublentin Li a assis, puis ii a dit; c: Cousin, Icis ver hiaumes fu a .1. Sarrazin ; II ne doute arme vaillant .1. angevin. Cil te doint foi qi de I’aigue fist vin, Et sist as noces del saint Arcedeclin. > Et dist Raous : « Gel praing par tel destin : Vostre anemi i aront mal voisin : Ne lor faut guere au soir ne au matin. » En icel elme ot .1. nazel d’or fin ; .1. escarboucle i ot mis enterin, Par nuit oscure en voit on le chemin. XXIV Li rois li gainst I’espee fort et dure. D’or fu li pons et toute la heudure, Et fu forgie en une combe oscure. Galans la fist qi toute i mist sa cure. Fors Durendal qi fu li esliture, De toutes autres fu eslite la pure ; Arme en cest mont contre li rien ne dure ; I teles armes font bien a sa mesure. Biax fu Raous et de gente faiture ; S’en lui n’eiist .1. poi de desmesure, Mieudres vasals ne tint onques droiture. Mais de ce fu molt pesans I’aventure ; Horn desreez a molt grant painne dure. XXV Li rois li donne son bon destrier corant; La cele est d’or et derriere et devant, Oevres i ot de molt divers samblant, Taillie a bestes de riches contenant. Bien fu couvers d’un riche bouquerant Et la sorcele d’un riche escarimant, De ci a terre geronnee pendant. Raous i saut par si fier contenant, Puis a saisi I’escu a or luisant. A bendes d’or fu la boucle seant, Mais ne crient arme ne fort espieu tranchant. Et prent I’espieu a or resplendissant, A .V. clox d’or I’ensaigne bauliant. Fait .1. eslais a loi d’ome saichant : Au retenir le va si destraignant, C’onques de terre le sorportast plain gant. Dient Frangois : « Ci a molt bel enfant ! L’onnor son pere ira bien chalengant.» Tex en fist goie qi puis en fu dolant, Com VOS orrez, ce longuement vos chant.

— 137 — Le jongleur auteur de la Prise d’Orange, qui est depourvu de talent, va, k cause de cela pr6cis6ment, nous fournir deux exemples int6ressants. Orable fournit des armes a Guillaume et a Guielin. A Guillaume d'abord : 947

II vest I’auberc, si a I’eaume laci^, Et dame Orable li ceint I’espee au 16, Qui fu Tiebaut son seignor, a I’Escler. Ainz ne le volt a nul home doner, Nes Arragon qui tant I’ot desirr6, Qui ert ses iilz de moillier espous6. Au col li pent un fort escu list6, A un lion qui d’or fu corone. El poing li bailie un fort espi6 quarre, A .V. clos d’or le confanon ferm6.

Pour I’armement de Guielin, le motif s’orne de I’histoire des armes : 967

Vint en la chambre, s’en a tret une broigne, Cele forja Ysac de Barceloigne, Onques espee n’en pot maille derompre ; El dos li vest, molt en fu liez li oncles. L’eaume li lace Aufar de Babiloine, Au premier roi qui la cite fu onques. One nule espee nel pot gaires confondre, Abatre pierre ne flor de I’escharbocle. Ceint li I’espee Tornemont de Valsone, Que li embla li lierres de Valdonne, Puis la vendi Tiebaut a Voirecombe, Si Ten dona mil besanz et mil onces, Qu’il en cuida son fill livrer coronne. Au flanc li ceint, dont les renges sont longues. Au col li met une targe roonde, L’espie li bailie ma dame de Valronne, Grosse est la hanste et I’alemele longue.

Exemples interessants ? Pourquoi ? C’est que, pour qui douterait encore du caractere stereotype, traditionnel et professionnel des mo¬ tifs, ce passage de la Prise en fournirait la preuve. 11 est absurde, en effet, d’armer de lances Guillaume et ses compagnons, qui se trouvent dans la chambre d’Orable et vont combattre au haut des escaliers du donjon de Gloriette. Autant eut valu les mettre a cheval que de leur fixer le gonfanon k la hampe ! On verra plus loin les heros briser leurs lances (v. 995) et, vainqueurs, poursuivre leurs adversaires dans ces escaliers selon la formule epique : Franc les enchaucent (v. 1014) ! Au vers 828, Guillaume, dans la chambre d’Orable et pris au depour¬ vu par I’attaque d’Arragon, apercevant un tinel, s’etait deja precipite pour s’en saisir comme d’une arme, poignant et tressue, comme s’il galopait sur son destrier. II est vrai qu’un manuscrit porte courant et

— 138 —

tressue, mais un autre : poignant tot abrive ! Les motifs s’imposent done a un jongleur de second ordre en depit du recit, sa memoire professionnelle I’emporte sur le bon sens. C’est bien que le metier, que Vart du jongleur comportait la memorisation de motifs et de formules, qui devaient lui servir ensuite a developper n’importe quel chant. La parodie orduri^re qui s’intitule Audigier, dont nous avons eu I’occasion deja de citer un vers, reprend les motifs epiques pour en tirer des effets grotesques : adoubement, genealogie, combats, fuite, poursuite, description du cheval, bapteme, etc. Voici done, pour en finir avec ce motif, Tarmement-adoubement d’Audigier : 183

Seignor, or escoutez tout sans noisier, Dirai vos d’Avisart et de Raier, Qui Audigier lor frere font chevalier. Le vallet amenerent sor un fumier, Ses armes li aportent en un pannier : Haubert li ont vestu blanc et legier, Quinze sols de marcheis costa I’autrier. En son chief si lacerent heaume d’acier, Qui trois ans fu en gaiges por un denier. Tiarz li ?aint I’espee, qui molt I’ot chier, Plus mauvais vavassor de lui ne quier. La paumee li done sor le colier, Que d’un genoil le fait agenoillier. En la place li traient son bon destrier, Et ce fu Audigon, qu’il ot tant chier. Audigier i monta par son I’estrier. Quant Audigier monta, lors i ot feste, Trois cox fiert le cheval, au quart s’arreste. 11 ot graille le col, grosse la teste, Et le dos plus agu que nul areste. « H6, Diex ! dist Audigier, com bonne beste ! Ge n’i monterai mais se il n’est feste, Ou por guerre mortel sauver ma teste, Qu’ains mais ne fu veiie si bone beste. » i

Dans quelques cas, cependant, il n’-est pas certain que les motifs soient traditionnels. Si, par exemple, dans les trois chansons du Couronnement, du Charroi et de la Prise, Guillaume « casse la gueule » (litteralement !) d’Arneis et d’Aymon, et Guielin celle de Pharien, en termes similaires, cela ne signifie probablement pas que le « cassage de gueule » ait figure dans le repertoire professionnel des motifs epi¬ ques, mais sans doute qu’il y a eu emprunt ou demarquage (car je ne puis croire a I’identite d’auteur de ces trois chansons) :

1 Fabliaux et contes..., publ. par Barbazan, nouv. 4d. par M. M^on, t. IV, Paris, 1808, p. 222-223.

— 139 —

Couronnement : 129-133 :

Et passe avant, quant se fu rebraciez, Le poing senestre li a mesl6 el chief, Halce le destre, enz el col li assiet: L’os de la gole li a par mi brisi6 ; Mort le trebuche a la terre a ses piez.

Charroi : 742-746 :

II passe avant quant il fu rebraci^, Le poing senestre li a melle el chief, Hauce le destre, enz cl col li asiet, L’os de la gueule li a par mi froissi^ ; Mort le trebuche devant lui a ses piez.

Prise : 1601-1605 : Et passe avant quant se fu rebraci^ ; Le poing senestre li a melle el chief, Hauce le destre, enz el col li asiet, L’os de la gueule li a par mi brisie, Mort le trebuche devant lui a ses piez. *

**

II vaut la peine d’examiner d’un peu plus pres le m^canisme « formulaire » d’un motif fortement ster6otyp6. Prenons le motif le plus frequent, qui est aussi I’un des moins changeants, celui de I’attaque a la lance, que nous illustrerons d’abord de sept exemples pris a sept chansons diff^rentes, seuls les auteurs du Charroi de Nimes et du Pelerinage n’ayant pas eu I’occasion de I’employer. Roland : 1196-1205 : Quant I’ot Rollant, Deus f si grant doel en out. Sun cheval brochet, laiset curre a esforz, Vait le ferir li quens quanque il pout; L’escut li freint et I’osberc li desclot, Trenchet le piz, si li briset les os, Tute I’eschine li desevret del dos, Od sun espiet I’anme li getet fors ; Enpeint le ben, fait li brandir le cors, Pleine sa hanste del cheval I’abat mort. En dous meitiez li ad briset le col.

Gormont et Isembart : 453-460 :

A une part del champ se mist; Si fiert un chevalier, Seguin, Cosin germain rei Loowis ; L’escu li at frait e malmis ; L’alberc desmaillet e rumpi ; Par mi le cors I’espie li mist; Tant cum la lance li tendi, Del bon cheval mort I’abati.

— 140 — Guillaume : 320-325 :

Point le chevai, il ne pot muer ne saille, E fiert un paen sur sa doble targe, Tute li tent de I’un ur desqu’a I’altre, E trenchat le braz qui li sist en I’enarme, Colpe le piz, e trenchad lui la coraille, Par mi I’eschine sun grant espee li passe, Tut estendu I’abat mort en la place.

Couronnement : 909-917 :

Le chevai broche, les dous resnes li lasche ; Brandist la lance o I’enseigne de paile, Fiert le paien sor la vermeille targe. Teint et verrtiz et le fust en trespasse, Le blanc halberc li desront et desmaille. La vieille broigne ne li valut meaille ; Par mi le cors son reit espie li passe, Que d’autre part paru I’enseigne large Soz le fer pendre, qui bien s’en presist guarde.

Prise : 2299-2302 (ms. de Boulogne) : Es Arragon sor le destrier poignant. Fiert Gillebert del roit espiel tranchant, L’escu li perche, le blanc hauberc luisant, Dieus en ait Tame par son digne commant!

Moniage : 4235-4243 : Li arcevesques li vait tost a I’encontre, Le ceval broche, le train li abandone : « Diex, dist li clers, con cis Turs poi nos doute ! > Grant cop li done en I’escu sour la boucle, Les ais en froisse et la broigne fait rompre, Parmi le cors li met I’espiel tout outre, Mort le trebuce et li dist par ramprosne : «Outre, paiens ! te manace est mout corte, Nostre gent est vengie. >

Raoul : 2750-2756 : Le destrier broche, bien le va semonnant ; Brandist la hanste de son espieu trenchant, Et fiert Jehan sor son escu devant, Desoz la boucle le va tout porfendant; Li blans haubers ne li valut .1. gant : Parmi le cors li va I’espieu passant ; Plaine sa lance I’abati mort sanglant.

Devant une telle fixite, on ne doutera pas que le motif n’appartienne a I’art poetique plutot qu’a I’art militaire, pour retourner une boutade de M. Siciliano. ^

1 Le origini delle canzoni di gesta, teorie e discussioni, Padova, 1940, p. 149.

— 141 — Sept 616ments fixes composent le motif complet : 1. 2. 3. 4. 5. 6.

Eperonner son cheval. Brandir la lance. Frapper. Briser I’^cu de Tadversaire. Rompre son haubert ou sa brogne. Lui passer la lance au travers du corps, ou alors le manquer, I’^rafler seulement. 7. L’abattre k bas de son cheval, le plus souvent mort,

L’un ou I’autre de ces Elements manque souvent ; d’autre part, les ^l^ments 3 et 4, et 4 et 5, sont frequemment exprimes dans le meme vers. Nous ne pouvons nous attarder ^ I’examen de toutes les formulas propres k I’expression de chaque Element, et nous retiendrons seule¬ ment les formules exprimant les Elements 1 et 4. Les formules exprimant l’action : « Eperonner son cheval. »

1. Premier hemistiche : Le ou son destrier broche. Le ou son cheval broche, Broche le bien (le destrier ayant et^ mentionn^ dans les vers precedents), Les destriers ou Les chevals brochent. Le destrier broiche Le destrier broche Le cheval broche

qi li va randonnant bien le va semonnant des esperons tranchanz

Raoul Prise

2494 2750 1834

—a.e

Le cheval broche

les dous resnes li lasche

Cour.

909

—ai

Les destriers broichent

qui molt furent irais

Raoul

2574

—e

Le cheval brochet Le destrier broiche

li sans en ist tuz clers le frainc abandonne

Rol. Raoul

3165 4073 4448

—e.e

Le ceval broche

par molt grant randonee

Prise

2108

—e.e

Son cheval brochet

si li laschet la resne

Rol.

1290

—e.e

Sun ceval brochet

ki del curre cuntence

—i

Sun cheval brochet Le cheval brochet Brochet le bien

des esperuns d’or fin des esperuns d’or fin des esperuns d’or fin

Rol.

1245 3353 2128

Le destrier broiche Les chevals brochent Le destrier broiche Le cheval broche Le cheval brochet

des esperons burnis des esperons forbiz de grant ire emblamis vassalment le requist u il sist

Raoul Cour. Raoul Guil. Gorm.

4736 2546 2532 418 200

Le cheval brochet Sun cheval brochet Le cheval brochet Le cheval broiche Alion broche

vait des des des des

Rol.

1313 1549 1738 2909 2143

—a

—ie

ferir Oliver esperuns d’or esperuns d’or esperons d’^or esperons d’or

mier mer mier mier

1634

Raoul Cour.

— 142 Les destriers broichent Le destrier broiche

des esperons des pies si a brandi I’espi^

Raoul

4226 4992

Le cheval brochet Brochet le bien Brochet le ben Le destrier broiche

des oriez esperuns des aguz esperuns si vait ferir Bevon qi li cort de randon

Rol.

1225 1.573 1891 3968

Sun cheval brochet Sun ceval brochet Le destrier broiche Le destrier broche Brochet le ben

laiset curre a esforz si li curt ad esforz le confanon destort qui li desserre tost des esperuns a or

Raoul Cour. Rol.

1197 1582 3420 941 1943

—o.e

Brochet le bien Le ceval broche

le frein li abandunet le frain li abandone

Rol. Mon.

1536 4236

—u

Le destrier broiche Le destrier broche

qi li cort de vertu des esperons aguz et probabl.

Raoul Cour. Rol.

4627 1229 1598 bis

—u.e

Sun cheval brochet

si vait ferir Chernuble

Rol.

1326

—6

—6

Raoul Rol.

2. Premier hemistiche : Par vertu broiche, Desoz lui broiche. —a

Par vertu broiche Desoz lui broiche

desouz lui I’auferrant le bon destrier corant

Raoul

—ie

Desous lui broiche

le bon corant destrier

2725

—u

Desous lui broche

le bon destrier quernu

4378

3091 4060

3. Premier hemistiche : Et Guerris broiche. —i —u

Et Guerris broiche Et Guerris broiche

qi toz fu afreschis

Raoul

3438 3310

Raoul

2340

qant il I’a conneii

4. Premier hemistiche ; Bien fu brochies. —6

Bien fu brochies

li destriers de Niors

5. Premier hemistiche : Point le cheval. —a.e

Point le cheval

—e —ei

Guil.

320

Point le cheval

il ne pot muer ne saille par les costes

Gorm.

119

Puint le ceval

laisset curre ad espleit

Rol.

3547

6. Premier hemistiche : Eis vus puignant. —a.e

Eis vus puignant

—^.e

Eis lur puignant

li quens de Flandres Tierri de Termes

Gorm.

67 47

7. Premier hemistiche : Lasche la resne, Laschent les resnes. —a

Lascent les resnes

a lor cevals curanz

Laschent lor reisnes

brochent amdui a ait

1381

—o.e

Laschet la resne Laschet la resne

mult suvent I’esperonet des esperuns le brochet

2996

—6.e

Rol.

3349

1617

— 143 —

—e —e —e.e —i —ie —6 —oi

8. Premier hemistiche : Gautiers (ou tout autre nom) lait corre. Gautiers lait corre le destrier abrive Raoul 4420 Raous lait coure le bon destrier isnel 2761 Guerris lait corre le bon cheval isnel 4646 Guerris lait corre par molt grant airee 2972 Guerris lait coure par molt grant alenee 3280 Berniers lait corre li prex et li hardis 3436 Berniers lait coure qi molt fu de grant pris 4241 Gautiers lait corre li preus et li legiers 4207 Ibers lait core le bon destrier gascon 2956 Guerris lait corre le destrier de randon 3968 Berniers lait corre son bon destrier norois 2464 9. Le premier hemistiche est constitue par un nom propre ou un nom designant une personne.

—a.e —a

Li arcevesque Li her Malprimes Li amiralz

-0

Wedes de Roie

chevalchet par le camp lait corre a esperon

Raoul

2503

—6

Li algalifes Li quens Henris

sist sur un ceval sor sist sor un ceval sor

Rol. Mon.

1943 3887

—o.e

E Anseis Rois Matamars

laiset le cheval curre son ceval esperone

Rol. Mon,

1281 4214

3341 3430 16

brochet par vasselage parmi le camp chevalchet

Rol.

1497 3421 3463

10. Premier hemistiche : Des esperons. —a

Des esperons Des esporuns

puis brochet le cheval ben brochet sun cheval

Rol.

—a

Des espuruns

point I’alferant

Gorm.

11. Premier hemistiche: Sun bon ceval, Al bon cheval. —e.e —e.e

Sun bon ceval Al bon cheval

i ad fait esdemetre lascha les resnes

Rol. Gorm.

1610 226

Raoul

4612

12. Premier hemistiche : Qi lor ve'ist. —ie

Qi lor veist

les bons chevals broichier

Les formules exprimant LE COUP OU LES RESULTATS DU COUP SUR LE BOUCLIER 1. —a

ET PARFOIS AUSSl SUR LE HAUBERT

Le premier hemistiche comprend I’idee : « ferir », le second les mots escu ou targe precedes d’une proposition. Et fiert Fromont Et fiert Jehan Grans cols se donent Et fiert Guerri Grans cols se donent Sil fiert

sor sor sor sor sor sur

son escu devant son escu devant les escus devant son escu devant les escuz devant sun escu devant

Raoul

Gorm.

2495 2752 3093 4062 4414 19

— 144 — E fiert un paen Puis refert altre Fiert le paien Vait le ferir

sur la duble targe sur la duble targe sor la vermeille targe en I’escut a miracle

Cour. Rol.

321 441 911 1499

—a.e

Grans cols se donent

es escuz de Plaisance

Raoul

2812

—ai

Grans cols se donent

es escus de Biauvais

—e

Et fiert Bernier Sil fiert

sor son escu list^ sur sun escu bend^

—e

Fiert Bertolai Et fiert Aliaume

en son escu novel en I’escu de chantel

—^.e

Et fiert Bernart

sor la targe doree

—e.e

Si I’ad ferut

—e.e

—i

—a.e

Guil.

2575 Gorm.

4074 122

Raoul

2762 4648 2973

sur I’escut de Tulette

Rol.

1611

Fiert un pai^ Puis fiert un altre Sil fiert

sur la (duble) targe novele sur la targe novele sur la targe novele

Guil. Guil. Gorm.

1824 1829 50 et 231

Et fiert Gamier Et fiert Bernier Granz cols se donent

desor son escu bis desor son escu bis sor les escuz voltiz

Raoul

2533 3439 2548

E fiert Richier Et fiert Raoul Et fiert Gautier Grans cols se donnent

en I’escu de quartier en I’escu de quartier sor I’escu de quartier es escus de quartier

Et fiert Richart Grans cox se donnent Grant colp li donet

en I’escu de quartier es escus vernicies sor I’escu a or mier

2726 2911 4993 2612 et4614 2144 Cour. 4228 Raoul 4617

E fiert Raoul Et fiert Bernier Grant colp li done Sil feri Fiert Moridan

en sor sor sur

Gorm.

2958 3970 3339 294

sor son escu a or

Mon.

3889

—o.e

Puis fert le terz Fiert un Franchois Grant coo li done

sur la targe duble sour la targe roonde en I’escu sour la boucle

Guil. Mon. Mon.

1835 4218 4238

—u

11 vait ferir Et fiert Aliaume Granz cols se donent

Anseis en I’escut devant sor son escu amont sor les escuz

Rol. Raoul Cour.

1599 4629 1231

—ie

—0

—6

I’escu au lion I’escu au lion I’escu au lion I’escu rount

Cour. Raoul

2. Le premier hemistiche exprime I’idee : «percer» ou « freindre I’ecu » ; le second aioute quelque chose concernant I’ecu, ou, le plus souvent, parle du haubert. —a

L’escu li perche

le blanc hauberc luisant

Prise

2301

—a.e

L’escut li freint

et I’osberc li desmailet

Rol.

1270

—i

L’escut li freinst

I’osberc li descumfist

L’escu li perce L’escu li fruisse

I’auberc li desmenti e le halberc li rumpi

Mon. Guil.

1247 et1305 4536 419

— 145 — —ie

L’escu li perce

Taubers est desmaillies

Raoul

—6

L’escut li freint

e Tosberc li derumpt

Rol.

1227 1575, 1893

—6

L’escut li freint

et Tosberc li desclot

Rol.

1199

—o.e

L’escu li perche Les ais en froisse

si li fause la broigne et la broigne fait rompre

Mon.

4218 4239

—a.e

L’escut li freint

cuntre le coer li quasset

Rol.

3448

—e.e

Les escus percent

que poi ont de duree

Prise

2098

—ie

L’escut li freint

suz la bucle d’or mer

Rol.

1314

—6

L’escut li freinst

ki est ad or et a flurs

—o.e

L’escut li freint

desuz Toree bucle

1283

—o.e

L’escut vermeill li freint

del col li portet

1619

4211

1276 et1354

3. Premier hemistiche ; Sur son escu. —a —a.e —e —i —0 —oi

en la pene devant li dona grande li fu tex cols donnez fiert Jehan de Paris ala ferir Simon vait ferir TAvalois

Rol. Gorm. Raoul

1298 70 4976 4242 2506 2465

Rol.

3425

4. Premier hemistiche : De sun escut. —a.e —ei

li freint la pene halte trencha le neir

Gorm.

93

5. Le premier hemistiche contient le mot escu, complement direct d’un verbe se trouvant dans le second hemistiche. —e

Le escut Rollant Que son escu

unt frait et estroet li a frait et troe

Rol. Raoul

2157 4432

—e.e

L’escut del col L’escu li at

li freint et escantelet

Rol.

1292

frait e malmis

Gorm.

—i

168 et 456

6. Le premier hemistiche contient le mot escu, au singulier ou au pluriel, sujet d’un verbe se trouvant dans le second hemistiche. —a

Sis bons escuz

un dener ne li valt

Rol.

1262

—a

Escuz n’aubers

ne li valut un gant

Raoul

3099

—e

Qe li escu

sont frait et estroe

—e

Qe li escus

ne li vaut un mantel

—i

N’escut ne bronie Toutes ces armes

ne valent un balois

—oi

ne pout son colp tenir

4450 2762 Rol. Raoul

3355 2466 10

— 146 — 7, Le premier hemistiche contient les verbes transitifs trenchier, fendre ou freindre, et le second hemistiche, le plus souvent, une adjonction precisant i’^tendue des degats. —a

Tute li freint

la bucle de cristal

Rol.

1263

—a

Que tut li trenchet

le vermeill et le blanc

Rol.

1299

—a.e

Tute li fent Tote li freint

de I’un ur desqu’a I’altre de I’un ur desqu’a I’altre

Guil.

322 442

—6.e

Tote li fent Tote li fent

e froisse e encantele e fruisse e escantele

Guil.

1825 1830

—i.e

Tute li freint

la targe ki est flurie

Rol.

3361

—6

Por quant li trenche

son escu a lion

Cour.

970

—o.e

Tote la fent

desus jusque a la bode

Guil.

1836

—u

Tut li trenchat

le vermeill e I’azur

Rol.

1600

8. Le vers d^crit les consequences du coup sur I’ecu. Premier hemistiche : Desoz la boucle. —a —e —e.e —i —ie

—6 —u

le va tout porfendant

Raoul 2495 2753. 3094. 4063. 4415 li a frait et troe 4075 li est frais et troez 4977 li a fraite et troee 2974, 3283 li a frait et malmis 2534, 3440 Cour. 2549 li fist fraindre et percier Raoul 2727 2612, 2912 Raoul li fist fendre et percier 4618 li a frait et percie 4994, 4229 Cour. 2145 Raoul 2507 li perce le blazon 2959, 3971 Raoul 3313 percierent les escus 4630 li a frait et fendu 1232 Cour.

9. Vers moins « formules >. Cuntre le coer li fruisset I’escut blanc Teint et verniz et le fust en trespasse Ploient les lances, si porfendent les ais Fust et verniz li trancha et la pel De cief en cief a |a targe trencie Nel poet garir sun escut ne sa bronie

Rol. Cour. Raoul Raoul Mon. Rol.

3465 912 2576 4649 3846 1538

Ce tableau vaut ce qu’il vaut ; il ne pretend qu’a presenter un pre¬ mier classement des formules envisagees et a faire apparaitre sommairement les precedes de fabrication du vers. Milman Parry a defini Ja formule : « une expression qui est regulierement employee, dans les

— 147 — memes conditions m^triques, pour exprimer une certaine id^e essentielle. L’essentiel de I’idee, c’est ce qui reste apr^s qu’elle a 6te d^barrass^e de toute superfluite stylistique. » ^ La formule exprime done une idee simple dans les mots qui conviennent k certaines conditions m^triques. Dans le cas du decasyllabe epique coupe 4 + 6, les formules remplissent le plus souvent un hemistiche ; c’est dire que les conditions metriques auxquelles elles doivent satisfaire sont, pour le premier hemistiche, de compter quatre ou cinq syllabes (cesure epique), et, pour le second, de compter six ou sept syllabes et de se terminer sur telle assonance. On voit tout de suite pourquoi les formules du premier hemistiche sont plus constantes que les formules du second : elles echappent aux exigences de I’assonance. Pour la seule formule de premier hemistiche Le cheval broche (avec ses variantes Le destrier broche ou Broche le bien), j’aurai par exemple : des des des des des des des des des des

esperons tranchanz esperuns d’or fin esperons burnis esperons forbiz esperuns d’or mier esperons des pies oriez esperuns aguz esperuns esperuns a or esperons aguz

Prise Roland Raoul Couronnement Roland, Raoul et Couronnement Raoul Roland Roland Roland Couronnement

Les variations de la formule exprimant I’idee simple « des 6perons » sont dues a I’assonance : il a fallu trouver les ^pithetes convenables, et, dans le cas de I’assonance en -6, amener a I’assonance le substantif lui-meme, esperuns. On comparera de meme, pour la meme formule de premier hemistiche, les variantes de la formule « lacher les renes » pour les assonances en -a.e. et en-e.e ; les dous resnes li lasche si li laschet la resne

Couronnement Roland

celles de la formule « qui court rapidement » pour les assonances en -d, -o, -6, -u :

OU

qi qi si qi

li li li li

va randonnant cort de randon curt ad esforz cort de vertu

Raoul Raoul Roland Raoul

i| L’epith^te traditionnelle dans Homire, essai sur un probUme de style homerique, Paris, 1928, p. 16,



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C’est egalement I’assonance qui dicte le choix, apres une formule de premier h^mistiche signifiant « ferir », entre targe et escu. On ne recourra pas a targe pour I’assonance en -a.e seulement, comme dans sur la duble targe ou sor la vermeille targe, ni a escu pour I’assonance en -u seulement, comme dans devant sor son escu ou amont sor les escuz, mais a targe ou a escu selon que Ton aura besoin d’une epithete feminine ou masculine, doree ou liste, novele ou novel, roonde ou rount. Les groupements de notre tableau se sont trouves tout naturellement fondes sur les formules de premier hemistiche, qui, soumises aux exigences du metre, mais echappant a celles de I’assonance, sont plus constantes, plus generales, utilisees plus communement par davantage d’auteurs que les formules de second hemistiche, particularisees par I’assonance. Notre classement est ainsi sans doute valable, car il correspond a une realite du metier. Mais, s’il met en pleine lumiere le role de I’assonance, il exagere I’independance reciproque des formules de premier et de second hemistiche. Ainsi I’assonance agit souvent jusque sur le premier hemistiche. Par exemple, si, dans deux vers du Roland, le mot esperuns a passe dans le premier hemistiche, dont il a chasse le verbe brocher, c’est que I’ordre des mots est combine de fa^on a amener cheval a I’assonance. Il y aurait bien des mecanismes de ce genre a demonter. De meme, des formules de second hemistiche, dispersees par notre classement, devraient etre rapprochees. Par exemple : laiset curre a esforz laisset curre ad espleit lait corre a esperon laiset le cheval curre

Roland Roland Raoul Roland

Il faudrait etudier de plus pres les « croisements » de ce genre. Enfin — et ceci est plus important —, notre tableau, dispersant les formules du second hemistiche au gre des formules du premier, et les repartissant selon les assonances, accuse les particularites apparemment propres a tel chanteur et donne ainsi a penser que les for¬ mules n’etaient pas toutes egalement traditionnelles, n’appartenalent pas toutes au meme fonds commun. Conclusion valable, heureuse dans un certain sens ; mais il ne faut pas oublier que la base de notre enquete est trop ^troite pour permettre des conclusions d’ordre statistique, et que nous avons classe un relativement petit nombre de faits dans un relativement grand nombre de cases, ce qui a dissous le genre sans constituer les especes. Une enquete elargie a un plus grand nom¬ bre de chansons serait done necessaire, si Ton tenait a savoir — et comment ne pas y tenir ? — dans quelle proportion les formules



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etaient traditionnelles. Mais qu’un bon nombre I’aient ete des nos plus anciens textes, c’est I'evidence meme. ^ L’emploi des formules, il est grand temps de le dire, ne se limite pas du tout au developpement des motifs stereotypes. Nous les avons trouv^es nombreuses la, facilement identifiables, aisement compara¬ bles, et nous avons profile de I’occasion pour nous y arreter un instant. Mais les formules se trouvent partout, dans n’importe quel vers. Exprimant une idee simple, elles accompagnent cette idee dans toutes les combinaisons ou elle entre, et plus I’idee est commune, plus les combinaisons sont nombreuses. Aussi serait-il necessaire, pour apprecier valablement le role des formules, de repertorier de tres nombreux hemistiches, desquels certains, a la premiere rencontre, ne signaleraient pas ce caractere « formule », qui n’apparaitrait qu’avec la multiplication des materiaux. Ce serait I’objet d’une etude speciale, que Ton commencerait volontiers par le Couronnement de Louis, la plus « formulee », probablement, de nos neuf chansons. Repla9ons plutot les formules dans leur milieu : le metier de jon¬ gleur. Comme les motifs, les formules doivent etre comprises sur leur vrai plan, qui n’est pas celui de I’esthetique litteraire moderne. Monotonie, dit-on toujours du style epique, et cela est bien evident. Mais cette monotonie a des raisons qu’il faut comprendre : elle s’explique aussitot qu’on la considere d’un point de vue professionnel. Milman Parry a dit a ce sujet les choses les plus justes : le chanteur, pris par les mots qui viennent, ne peut pas changer ce qu’il a compose, ni se relire. II ne peut chercher longuement le mot suivant, ni peser son travail. II ne peut pas memoriser chaque vers. II opere avec des groupes de mots, faits a la convenance du sujet. Le poeme peut etre ensuite ecrit, et son texte meme quelque peu modifie, mais I’ecriture restera sans influence sur son style et sa structure. ^ Pour Homere, a remarque encore Parry, comme pour tous les aedes, « versifier, c’etait se souvenir. C’etait se souvenir des mots, des expressions, des phrases entendues dans le recit des aedes qui lui avaient enseigne le style traditionnel de la poesie heroique. C’etait se souvenir de la place ou des places que les mots et les expressions traditionnels occupaient dans le moule complexe de I’hexametre. C’etait enfin se souvenir des artifices innombrables qui permettaient 1 Selon Mme Rita Lejeune, quelques epithetes meridionales, maintenues traditionnellement dans le cadre fixe de certaines formules epiques d’oil, signa¬ leraient I’origine meridionale de I’epopee fran^aise ; voir Technique formulaire et chansons de geste, dans Le Mogen Age, t. 60, 1954, p. 311-334. 2 Studies in the Epic Technique of Oral Verse Making, I; Homer and Homeric Style, dans Harvard Studies in Classical Philology, t. 41, 1930, p. 77-78.



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de combiner ces mots et ces expressions en phrases parfaites et en hexam^tres dactyliques de six pieds pour exprimer les idees convenant aux r^cits des gestes l^gendaires. Car, de generation en generation, les a^des avaient conserve des mots et des expressions qui, heureusement trouves, pouvaient resservir dans la poesie heroique. Et, poursuivant le double but d’une versification facile et d’un style heroique, ils se firent une diction formulaire et une technique de son emploi, et cette technique des formules, conservee dans ses plus petits details, parce qu’elle fournissait k I’a^de des mat^riaux adaptes k la versification qu’il n’aurait jamais pu trouver lui-mSme, prit le relief des choses traditionnelles. L’apprenti a^de, en se familiarisant avec elle, y soumettait son esprit au point que, lorsqu’il mettait en hexamStres sa propre ver¬ sion des gestes des h6ros, il employait peu ou pas de mots ou de combinaisons de mots cr66s par lui-meme. Et de meme son public lui-meme s’attendait a ce qu’il suivit fidelement le style qui lui etait familier.»^ Comme la chanson de geste est absolument inseparable des condi¬ tions de sa diffusion, qu’elle est faite pour cette diffusion-1^, le metier explique seul, mais explique completement, la forme ster^otypee de nos chansons. II ne faudra done pas les juger selon des criteres esthetiques modernes. « Le genie d’Homere, a dit Parry, se deploie dans I’expression d’id^es traditionnelles au moyen d’expressions egalement traditionnelles. » ^ On ne dirait sans doute pas exactement cela de I’auteur du Roland d’Oxford ; les id^es qu’il exprime n’etaient pas toutes traditionnelles. Mais on aurait grand avantage, me semble-t-il, a mesurer son g^nie k I’art avec lequel il use d’un style, qui, lui, est certainement dans une large mesure deja traditionnel. Car le caractere traditionnel d’un style n’efface aucunement les differences de talent. Sans doute cette optique ne permettrait-elle pas d’epuiser toutes les beautes d’une oeuvre comme la Chanson de Roland; des criteres plus universels res¬ tent valables. Mais il serait singulierement interessant de voir com¬ ment la hauteur de I’inspiration, la puissance creatrice, les qualites de vrai poete s’expriment dans un cadre necessaire, impose par des con¬ ditions particulieres de diffusion. C’est ce que nous avons fait deja en analysant la structure strophique de la Chanson de Roland, en montrant son auteur tirer le parti le plus beau d’une forme donnee, la laisse, et des recommencements du style oral. La structure du Roland se detacherait de nouveau avec eclat de la structure strophique des autres chansons, si Ton examinait la corres1 Les formules et la mitrique d’Homere, Paris, 1928, p. 6-7. 2 Ibid., p. 23.



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pondance des laisses et des motifs ; ce serait meme un des biais les plus propres k faire ressortir I’architecture du Roland. Par exemple, le motif « combat singulier », a la lance ou a I’ep^e, est tres souvent, dans le Roland, constitutif de laisse. 11 n’en va pas de meme dans les autres chansons. C’est done une fa^on particuliere a I’auteur du Ro¬ land d’user de moyens traditionnels. Autre exemple. Un motif peut etre plus ou moins d^veloppe, orne avec plus ou moins d’abondance : c’est une question de metier. L’auteur du Roland profite de cette possibility pour grandir les trois figu¬ res de ses protagonistes : les trois combats que livrent d’abord Roland, Olivier et Turpin sont developpes, le motif est orne du motif secondaire « injures avant et apr^s le combat alors que les combats des personnages moins importants sont ensuite traites plus simplement. Les moyens traditionnels et professionnels sont ainsi mis volontairement au service d’intentions dramatiques et poetiques ; ils ne dominent pas I’auteur, mais I’auteur les domine. II est assez frequent que des laisses commencent par une caractyrisation rapide du Mros qui, au cours de la laisse, agit ; c’est un des timbres verbaux d’intonation utilisys habituellement par les jongleurs. En void quelques exemples : Li cuens Guillelmes fu molt chevaleros Acelins fu molt orgoillos et tiers Li cuens Guillelmes fu molt bons chevaliers Li Sarrazin sont orgueilleus et tier Li cuens Guillelmes fu molt gentiz et ber Andui li conte furent nobile et tier Li quens Raous ot le coraige tier Li quens Ernaus fu chevaliers gentis

Cour. Cour. Cour. Prise Prise Raoul Raoul Raoul

1777 1838 1931 864 1861 2581 2702 2837

unique que cette caractyrisation atteigne a la vyrity psychologique et dramatique du fameux vers Rollanz est proz et Oliver est sage, qui entonne la laisse 87, ou a la haute noblesse d’un des vers suivants : Bon sunt li cunte et lur paroles haltes. Si done le procydy est traditionnel, le style est id tout a fait personnel. Mais comment en jugerait-on hors du cadre traditionnel ? Motif styryotypy que la description d’une meiye, le plus souvent introduite par la formule La veissiez : Gormont : 502-505 :

La veissiez tant colp d’espee E tante lance esqnarteree, Tanz Sarrazins, par cez estrees, Morir sanglenz sor I’erbe lee !

— 152 Couronnement : 2332-2335 : La veissiez un estor comencier, Tante anste fraindre et tant escu percier Et tant halberc desrompre et desmaillier, L’un mort sor I’altre verser et trebuchier.

Prise : 1824-1827 :

La veissiez un estor si pesant, Tant hante fraindre et tant escu croissant, Et desmaillier tant haubers jazerant, Tant Sarrazin trebuchier mort sanglant!

Raoul : 2979-2985 :

Lors veissies une dure meslee, Tant’hanste fraindre, tante targe troee, Et tante broigne desmaillie et fausee, Tant pie, tant poing, tante teste colpee, Tant bon vasal gesir goule baee. Des abatus est joinchie la pree, Et des navrez est I’erbe ensanglentee.

Charroi : 1423-1429 :

La veissiez un estor einsi grant, Tant hante fraindre sor les escuz pesant, Et desmaillier tant hauberc jazerant, Tant Sarrazin trebuchier mort sanglant. Mar soit de cel qu’en eschapast vivant Que tuit ne soient en la place morant. Tote la terre est coverte de sane.

Moniage : 4801-4804 : La veissies un estour de randon, Tante hanste fraindre et perchier tant blason, Tant chevalier cair fors de I’archon, Tant Franc morir, tant Sarrasin felon.

A la lumiere de ces quelques exemples, le debut de la laisse 109 du Roland paraitra commun, ou presque ; La betaille est aduree endementres : Franc et paien merveilus colps i rendent, Fierent li un, li altre se defendent. E tante hanste i ad fraite et sanglente, Tant gunfanun rumpu et tante enseigne.

Mais apres la fin du motif, voici quelques vers a nouveau uniques : Tant bon Franceis i perdent lor juvente : Ne reverrunt lor meres ne lor femmes Ne cels de France ki as porz les atendent.

Je n’ai donne ces quelques exemples qu’a titre d’indications, pour suggerer que I’analyse stylistique du Roland devrait sans doute, pour toucher juste, montrer ce genie singulier s’exprimant a I’interieur d’un

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cadre donne, usant des motifs et des formulas traditionnels, mais les gonflant de noblesse et de poesie, les soumettant a ses desseins de po^te. Mais, si le Roland utilise en commun avec les plus anciennes chan¬ sons conservees un langage epique traditionnel, les chansons les plus anciennes ne le seraient que pour nous et auraient ete en realite precedees d’autres chansons. Nous void done debouchant sur le probleme des origines, que nous avions banni de nos recherches et qui s’y trouve maintenant impliqu^ malgre nous. II va de soi que nous n’allons pas a cette occasion, et apres tant d’autres, nous essayer a r^soudre le probleme des origines de I’epopee fran^aise : kar vasselage par sens nen est folie ! Mais, tres simplement, nous nous devons de voir si notre analyse descriptive, faite sans aucune preoccupation genetique, aurait cependant quelques repercussions de cet ordre. Ce sera I’objet de notre conclusion.

CONCLUSION

II nous semble tout d’abord que Bedier et ses disciples ont pousse trop loin la reaction n^cessaire contre ceux qui, avant eux, faisaient trop petite la part de la creation poetique dans la genese de nos chan¬ sons, et qu’ils ont eu tort de considerer les chansons de geste comme des oeuvres litteraires, analogues a d’autres oeuvres litteraires. Dans leurs vues, la Chanson de Roland occupe une place exageree. Pour elle, certes, il est permis de parler du chef-d’oeuvre qui est en meme temps principe et fin, de minute sacree de la creation poetique, bref, de la traiter en oeuvre d’art creee consciemment. Mais nos recherches ont montre que le Roland etait isole, par la rigueur de sa composition (sans Baligant), par la clarte et la fermete de sa structure strophique, par I’usage exceptionnellement heureux et beau du langage traditionnel, par ses anticipations a la hauteur du destin, par le nombre remarquablement petit des signes explicites qui marquent d’habitude la diffusion orale par un jongleur. En somme, le Roland apparait comme un exemple atypique, et les conclusions que son etude autorise ne devraient pas etre etendues au genre epique tout entier, qui n’est pas un genre purement « litteraire ». Plusieurs de nos chansons sont, en effet, de fabrication hative, articles de foire a debiter au milieu des culbutes, et bien qu’elles aient et6 composees une fois par quelqu’un qui avait un nom, il serait saugrenu, dans leur cas, d’insister sur la minute sacree de la creation poetique. Mais surtout, nous ne decouvrons aucune raison de defendre systematiquement I’unite des chansons telles que nous les lisons dans nos manuscrits. La aussi, Bedier nous parait avoir trop fortement accuse la reaction contre ceux qui voyaient dans la chanson de geste un agglomere de cantilenes. Au sujet de I’unite, notre siege est fait ; ce que nous savons du metier de jongleur et des conditions de diffusion de la chanson de geste n’est pas favorable a I’unite de composition. Chantee par tranches, la chanson de geste ne peut jamais etre apprehendee comme un tout, sauf si elle est assez courte pour etre chantee d’une venue. Pourquoi, des lors, les jongleurs se soucieraient-ils d’une forte composition ? Que voyons-nous, au reste ? Les aventures de

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Gautier chantees apr^s celles de Raoul, dont elles sont evidemment une continuation ; et apr^s les exploits epiques de Bernier, son roman d’amour et d’aventures ; I’exp^dition de Rainoart apres les batailles de Vivien et de Guillaume ; I’episode de Synagon, un intrus dans le Moniage ; les episodes du Couronnement, sans lien n^cessaire ; et j’ajouterais, quant a moi, Baligant, un intrus dans le Roland. Partout done, des assemblages, qui nous rendent extraordinairement perplexes, lorsque nous nous interrogeons sur la composition reelle de nos chan¬ sons, et nous ramenent a la question de leur mise par ecrit, a travers laquelle seule nous les connaissons. Pourquoi s’escrimer a defendre I’unite du Couronnement, par exemple ? Et pourquoi la defendre sur le plan litteraire, lorsque ce Couronnement-la peut n’etre que le resultat presque fortuit de la mise par ecrit d’un assemblage, entre d’autres possibles ? Dans le cas du Guillaume, la chose est meme certaine : I'assemblage Guillaume-Rainoart n’a aucune realite « litte¬ raire », mais seulement une realite professionnelle, un jongleur ayant, pour sa clientele, reuni des recits d’origines differentes. L’ensemble Guillaume-Rainoart n’est rien, absolument rien, dans I’ordre litteraire ; et de meme le Moniage avec Synagon ou le Raoul tel que nous I’offre le seul manuscrit qui nous I’ait conserve, en partie rime, en partie assonance. La chanson de geste n’est pas dans le manuscrit que nous ouvrons, nous n’en tenons la qu’un reflet ; elle etait ailleurs, dans le cercle au centre duquel chantait le jongleur, soumise a des conditions tres particulieres. N’appliqi.ons done pas aux produits de cet art profondement conditionne les crit^res que nous employons dans la critique de la litterature ecrite et meditee, de la litterature de recherche. Je crains que le grand Joseph Bedier n’ait peche quelque peu dans ce sens-la, et je sais que son disciple Siciliano n’a pas dit un mot de la diffusion et du style oraux dans son ouvrage sur les origines des chansons de geste, paru en 1951. D’une laisse de transition trop rapide du Roland, M. Siciliano dira : « Le poete distrait ne semble pas demander une attention exageree a son lecteur. » ^ Passe pour « poete », puisqu’il s’agit du Roland ! Nous dirions ailleurs « le chanteur », en pensant a cet artisan qui vit de son art. Mais « lecteur » est decidement inadmis¬ sible et montre bien que la perspective dans laquelle se trouve situee la chanson de geste n’est pas la bonne. Si cependant les assemblages que nous avons vus ne sont rien sur le plan litteraire, ils sont quelque chose, et quelque chose d’important, dans I’histoire de I’epopee. Si Roland avec Baligant, le Moniage avec 1 Les origines des chansons de geste, theories et discussions, Paris, 1961, p. 126.

— 156 — Synagon, Guillaume avec Rainoart, si les differents episodes du Couronnement, ne font pas des ensembles « r^els je veux dire congus du meme coup par un seul auteur, Baligant, Synagon, Rainoart, les continuations de Raoul, les episodes du Couronnement sont bien reels, et ce sont des chants courts qui s’agglomerent a un noyau. Ce procede de I’agglomeration, que nous voyons de nos yeux au xir siecle, est sans doute plus ancien, car il decoule naturellement du mode de diffu¬ sion de la chanson de geste. On ne voit pas tres bien ce qui nous empecherait d’admettre que les chansons a plusieurs episodes aient com¬ mence par n’en compter qu’un seul. Nous en avons encore de telles sous les yeux : le Charroi, le Pelerinage, qui se compose de deux courts episodes, la Prise d’Orange. La forte organisation du Roland ne doit pas faire oublier qu’ailleurs la composition par morceaux, ou par couches successives, est evidente. En somme, I’etude descriptive de la composition des chansons ouvre des perspectives sur leur histoire. II en va de meme, pour y revenir, de I’etude descriptive des moyens d’expression qui conduit a supposer, au-dela de nos textes, une tradi¬ tion formelle deja bien caracterisee. II n’est guere possible, en effet, que I’auteur du Roland ait cree de toutes pieces son langage epique, et qu’ensuite, a partir de cette « premiere chanson de geste », ce langage soit devenu le langage commun de I’epopee frangaise. Le Roland n’a pas ete la seule chanson de son epoque; il participe deja d’un langage commun, que les plus anciennes chansons conservees partagent avec lui, et que les chansons plus recentes ont conserve. La vie des formules est longue, en effet, tant qu’elles repondent a des necessites professionnelles. Parry raconte a ce sujet qu’en 1933, en Herzegovine, un chanteur age de 82 ans, lui dicta plusieurs chants sur la revolte contre les Turcs en 1876, a laquelle il avait pris part. Il dicta aussi I’histoire de sa vie, en prose, des combats auxquels il avait participe. Or, dans ce recit, il introduisit malgre lui des vers-formules propres a la narration epique des batailles, formules qui se trouvent deja dans le plus ancien recueil de chants epiques yougoslaves, celui de Vick Stefanov Karajitch, au debut du xix* siecle, epoque a laquelle ces formules etaient deja traditionnelles. ^ Dans I’etude du langage epique frangais, on a commis, me semble-til, une erreur du meme ordre qu’en envisageant la composition des chan¬ sons: considerant les chansons de geste comme des oeuvres proprement litteraires, on a tente de les rattacher a la tradition savante de I’epopee latine, antique ou carolingienne, comme s’il pouvait y avoir commu1 Whole Formulaic Verses in Greek and South Slavic Heroic Song, dans Trans, and Proc. of the Amer. Philol. Ass., t. 64, 1933, p. 196-197.

— 157 naute reelle entre VEneide, la Pharsale ou les productions artificielles du IX® siecle, et les chants des jongleurs. L’echec de ces tentatives a jete la suspicion sur toute tradition formelle a laquelle se rattacheraient les chansons de geste. Mais, s’il est vrai que nos chansons sont peu fleuries des fleurs de la rhetorique classique, formules et motifs stereotypes, reprises et parallelismes de tout genre, forme strophique et musique, constituent une technique parfaitement definie. « Peut-on dire qu’il y ait une technique ^pique ? » M. Siciliano pose la question pour y repondre par la n^gative,^ parce que, pour lui, il n’y a pas d’autre technique que celie de I’^popee latine, et qu’il n’a pas su reconnaitre cette technique de la chanson de geste solidaire de son caractere oral, cet « art s> du jongleur, traditionnel deja a I’epoque du Roland, cr6e par les jongleurs qui, des des temps plus recul^s, avaient exerce leur metier de chanteurs. Pas un texte, il est vrai, au-dela du xi® siecle ; Bedier I’a repete, pour qui le rideau se leve enfin en 1075. Pour nous, le silence de I’epoque precedente ne nous impressionne pas. La Chanson de Guil¬ laume, Gormont et Isembart, le Pelerinage, Raoul de Cambrai nous sont parvenus chacun dans un seul manuscrit : leur transmission est un miracle, qu’il serait fou de supposer frequent. Que savions-nous du Guillaume avant 1901 ? Que savons-nous du Raoul dont la version rimee est un rajeunissement ? Ou s’est egare a nouveau le manuscrit du Pelerinage ? Les livres se perdent : mais ont-ils meme toujours existe ? Si des chants epiques ont ete chantes des le ix® ou le x® siecle, pourquoi voudrait-on qu’ils eussent ete ecrits ? Repetons que le livre n’est pas essentiel a la chanson; nous avons ete frappes par la modestie des manuscrits uniques de plusieurs de nos chansons. Ce qui surprendrait vraiment done, ce serait que des chants epiques du x® siecle nous eussent ete conserves. Pense-t-on que les seules compositions en langue vulgaire entre les serments de Strasbourg et la Vie de saint Alexis aient ete la Cantilene de sainte Eulalie, la Passion, le Saint Leger, en tout trois poemes en deux siecles ? Ce que nous savons du developpement de la litterature en langue vulgaire, d’abord tellement humble, de si populaire clientele, nous invite a croire que I’idee d’ecrire les chansons religieuses ou epiques n’a pu venir que tard. Et, meme ecrites, elles se sont ensuite si souvent perdues ! Nous nous decouvrons done enclins, et nous avons ete amenes par I’analyse descriptive de nos chansons, a supposer derriere les chan¬ sons conservees des chants plus anciens, probablement plus courts, peut-etre plus proches de I’histoire, qui, remanies par des generations 1 Op. cit., p. 163.

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de chanteurs, fourres d’episodes nouveaux se rattachant a I’ancien sujet, connu et aime du public, completes, retravailles, mis au gout du jour, remplaces en meme temps que rajeunis, adaptes a I’ideologie du temps, parfois crees vraiment a nouveau par de puissants poetes, auraient abouti aux chansons conservees. Nous n’en reviendrions pas pour autant k la conception romantique de chants epiques primitifs, naturels, populaires. Non pas qu’il faille craindre exagerement I’adjectif populaire. Mais il faut s’entendre. Pour la periode de nos textes, nous voyons que la diffusion orale de la chanson de geste entraine entre les chanteurs et la communaute qui les ecoute, entre les chan¬ teurs et le peuple, une communion beaucoup plus etroite et plus im¬ mediate que celle qui existe entre auteur et lecteurs, si bien que ce sont les sentiments memes de ce peuple que les chansons de geste expriment presque n^cessairement, des sentiments et des idees qui groupent, qui unissent, qui ont une large resonnance, a I’opposite des subtilit^s qui isolent. En ce sens, nos chansons sont populaires, et celles qui les ont precedees I’etaient sans doute de la meme fa^on. Mais, puisque c’est decidement le caractere oral de cette litterature qui est au centre de son explication, je remplacerais volontiers avec Parry ^ le terme de litterature populaire par celui, plus clair et plus objectif, de litterature orale, et, ajouterai-je, professionnelle, qui rappelle les circonstances positives donnant a cette litterature ses caracteres particuliers. Get art epique des jongleurs, tout notre effort a tendu a le decrire, et nous n’avons fait qu’accidentellement une tres rapide et tres superficielle incursion dans le domaine de I’histoire. Effort descriptif, et, tout de meme, explicatif, puisque, des le depart, nous nous sommes munis d’une cle, dont I’utilite s’est manifestee tout au long de la recherche. Nous citions en partant Jean Andrieu: « II existe un lien etroit entre les formes litteraires et les formes d’edition. » Citons a I’arrivee Paul Valery, qui, s’interrogeant sur les possibilit^s radiophoniques, se demande « si une litterature purement orale et auditive ne remplacera pas, dans un delai assez bref, la litterature ecrite », envisage les con¬ sequences immenses qu’aurait sur la technique litteraire « ce retour aux ages les plus primitifs » et affirme : « La litterature, qui n’est en soi qu’une exploitation des ressources de langage, depend des vicissi¬ tudes tres diverses qu’un langage pent subir et des conditions de trans¬ mission que lui procurent les moyens materiels dont une epoque dispose. » 2

1 Whole Formulaic Verses ..., p. 180. 2 Regards sur le monde actuel et autres essais, nouv. M., Paris, 1945, p. 214.

APPENDICE OBSERVATIONS SUR LA CRITIQUE DE LA CHANSON DE GUILLAUME La Chanson de Guillaume est une oeuvre irritante — belle, irritante et difficile ! Le manuscrit unique et tardif qui nous I’a fait connattre nous la cache en meme temps, car, loin d’etre la Chanson de Guillaume, il n’en est qu’un temoin delabre, un reflet obscurci. Aussi faut-il, pour juger de la chanson, critiquer d’abord ce temoignage unique, mesurer si possible la distance qui le separe de I’original. Critiquer sa langue et sa versification, comme on I’a fait surtout jusqu’ici. Suchier, poussant la critique jusqu’a sa phase positive, a public un texte restitue en decasyllabes impeccables et dans la langue normande de la fin du xi® siecle, date presumee de la chanson. Si cette admirable restitution etait miraculeusement fidele, tiendrionsnous 1^ la Chanson de Guillaume telle qu’elle etait chantee a I’epoque ou elle fut composee ? Je ne le pense pas, car les parties restaurees ne constituent pas necessairement I’edifice entier. Le temoignage de cet unique temoin, le manuscrit Edwardes, il me parait en effet insuffisant d’en mettre en cause la langue et la versification : il faut en suspecter I’integrite quant au fond, quant a la teneur narrative. Il serait etonnant que le jongleur qui maitrise si mal le decasyllabe, et qui ne se proposait sans doute meme plus de respecter la mesure epique, eut donne du drame de I’Archamp un recit intact. Mais com¬ ment juger de I’integrite narrative des chants que chantait ce jon¬ gleur, si nous ne les connaissons que par lui ? La critique interne peut bien jeter le doute sur tel ou tel passage, la preuve manquera, si i’on ne peut pas controler la version conservee par une autre. J’ai suppose dans le present essai (voir ci-dessus, p. 46-47) qu’un jongleur, desireux de completer son repertoire, avait donne au Guil¬ laume une suite, qu’il empruntait a la chanson d’Aliscans, sans se soucier des donnees contradictoires des deux recits. J’ai souligne ces contradictions et donne les preuves de la filiation dans un article paru dans la Romania, t. 76, 1955, p. 28-38 : je n’y reviendrai pas ici. Si

— 160 — done la suite du Guillaume, que Ton appelle commodement le Rainoart, provient d'Aliscans, cette derniere chanson nous donne le moyen de controler la fidelite de notre jongleur dans le Rainoart, ce qui ne sera pas sans interet pour le Guillaume meme, car nous pouvons presumer que I’attitude du jongleur vis-a-vis des chants qu’il prenait a la tradi¬ tion etait analogue dans les differents cas, que ses qualites, ses defauts ou ses preferences etaient constants. Or, comme je crois I’avoir montre dans I’article cite, le Rainoart, dans sa premiere partie surtout, n’offre par endroits que les restes mutiles d’un recit correspondant k celui d’Aliscans. On me permettra de reprehdre ici mes preuves principales. Guillaume a renverse Alderufe, roi paien qui I’avait attaque ; il a pris le cheval de son ennemi, a tue le sien, et le regrette. Nous sommes a la 1. CXXXVII de I’edition McMillan, que je cite en entier : 2164

« Ohi, Balkan, a quel tort t’ai ocis ! Si Deu m’alt, unc nel forfesis En nule guise, ne par nuit ne par di. Mais pur go I’ai fait que n’i munte Sarazin, Franc chevaler par vus ne seit honi. » Muat sa veie e changat sun latin, Salamoneis parlat, tieis e barbarin, Grezeis, alemandeis, aleis, hermin, E les langages que li bers out ainz apris : « Culverz paiens, Mahun vus seit failli ! > Li bers Willame mult en i ad ocis. Ainz qu’il s’en turt, lur getad morz set vinz.

Apres avoir regrette son cheval, Guillaume a done change de chemin, change egalement de langue, il en a parle plusieurs, qu’il avait apprises, pour injurier des paiens, avant d’en tuer une quantite. Ceci est totalement incomprehensible ; nous ne savons ni pourquoi Guillaume change de chemin, ni pourquoi il parle en langues, ni qui sont les paiens injuries puis massacres. La critique interne accuse done la corruption de ce recit, mais sans pouvoir en administrer la preuve, ni permettre de mesurer les degats ou de restituer un recit plus complet. Mais nous disposons d’Aliscans, qui nous dit d’abord que Guil¬ laume, apres avoir tue Aerofle (I’Alderufe du Rainoart), s’est revetu de ses armes (v. 1364 s. de I’edition de Halle, 1903), pour passer inaper^u a travers le cercle des Sarrazins qui le cement. Cette scene, qui manque au Rainoart, lui est pourtant necessaire, puisque Guil¬ laume apparaitra sous les murs d’Orange revetu des armes d’Alderufe (v. 2232, 2277-2278). Voici done une grave negligence de notre jon-

— 161 — gleur. On serait peut-etre tente de I’excuser en disant que, gen6 tout de meme par les contradictions du Rainoart avec le Guillaume, il a passe comme chat sur braise sur le motif de I’encerclement de Guil¬ laume, inconnu du Guillaume, mais essentiel a cette partie-lA d’Aliscans. Mais cette explication ne tiendrait pas devant la 1. CXXXVII, que nous avons citee, car la connaissance des langues etrangeres par Guillaume appartient, comme le travestissement sous les armes paiennes, au motif de I’encerclement : elle doit permettre a Guillaume de passer a travers le cercle ennemi sans que son langage le trahisse (ni sa voix, si veie au v. 2169 est pour voix). Le contexte donne pr6cisement ce sens au passage correspondant d’Aliscans (v. 1376-1378 et 1422), ou nous apprenons egalement que les paiens injuries au v. 2173 du Rainoart sont sans doute ceux que Guillaume, d^masque, doit neanmoins combattre. Si le jongleur avait voulu eviter toute allusion k I’encerclement, rien n’etait plus simple que de passer sous silence les langues etrangeres ; au lieu de cela, il semble arracher a line memoire brumeuse un souvenir obscurci. A lire le debut de la I. CXL, nous resterions egalement bien per¬ plexes, si nous n’avions pas le secours d’Aliscans. Depuis le v. 2175, a la fin de la 1. CXXXVII citee ci-dessus, Alderufe a regrette son cheval et s’est attire les sarcasmes de Guillaume ; il a repris une seconde fois ses regrets, et Guillaume alors lui coupe la tete : 2208

A ces paroles est turn6 Willame, Vint al paien, lors li trenchat la teste. Dune se parcurent li paien de Palerne, E de Nichodeme, d’Alfrike e de Superbe ; Dreit a Orenge les paiens de la terre Vont chasgant le bon marchis Willame. Vint a la porte, mais nel trovat mie overte...

D’ou viennent, au nom du ciel ! les paiens des v. 2210-2211 ? Et comment se fait-il qu’ils aillent chasgant Guillaume jusqu’a Orange ? Guillaume a-t-il done reussi a percer le cercle ou il etait pris ? Tout ceci est sans queue ni tete, fait d’elements, cependant, qui avaient un sens a la place que leur donne Aliscans. Dans cette derniere chan¬ son, Guillaume, revetu des armes d’Aerofle et fort de sa connaissance des langues etrangeres, a tente d’echapper a I’^treinte sarrazine. Interpell^ par le paien Baudus, il a pr^tendu, parlant sarrazin, qu’il avait tue Guillaume, et, se dirigeant ostensiblement vers Orange, il s’est vante d’aller prendre Guibourc et le palais de marbre. Mais, au der¬ nier moment, les paiens le reconnaissent a certains details de son cos¬ tume et se mettent a sa poursuite, en direction d’Orange, car Guil¬ laume les avait deja depasses ; et ce n’est qu’apres avoir combattu 11

162 — encore, et galope, que Guillaume atteindra enfin les murs de sa ville. On voit done qu’entre les v. 2209 et 2210 du Rainoart des evenements necessaires devaient survenir ; e’est 1^ notamment que devaient etre utilisees les langues etrangeres de la 1. CXXXVII. Nous serions bien en peine d’expliquer de si graves mutilations. II est certain du moins qu’elles ne proviennent pas d’accidents survenus dans la tradition manuscrite et qu’elles ne relevent pas de la critique des textes ecrits. On pourrait supposer, a la source de la tradition manuscrite, une mise par ecrit tres infidele, un « stenographe », par exemple, incapable de suivre le chanteur dans tous les vers de sa chanson. Mais il parait plus probable que I’etat mutile du Rainoart est un etat oral, de meme que I’assemblage Guillaume-Rainoart est un assemblage oral, qui n’a rien de livresque : le jongleur qui chantait la version du Rainoart conservee dans le manuscrit Edwardes avait aussi peu d’exigences pour I’enchamement du recit que pour la forme de ses decasyllabes. Pour le Guillaume, que nous lisons dans une version que chantait le meme jongleur probablement, la critique interne en est reduite a ses faibles forces ; mais, connaissant I’homme et les mutilations dont il s’est rendu coupable dans le Rainoart, nous sommes enclins a la mefiance, ou, du moins, plonges dans I’incertitude, relativement pourtant k certains traits importants du Guillaume. C’est un caractere frappant de I’art de cette chanson que la prefe¬ rence accordee aux scenes dramatiques sur la narration. Il suffit, pour s’en rendre compte, de voir comment sont rendues les trois batailles. On chercherait en vain le recit de la premiere. Il y a diverses sce¬ nes de preparation (conseil a Bourges, effroi de Thibaut devant I’ennemi, trahison des deux chefs, prise de commandement de Vivien, retour de Girard), un combat de Vivien (v. 315 s.), deux combats de Girard (v. 436 s.), puis, briisquement (voir la transition du v. 472 au V. 473), une grande scene de desolation et de souffrance (v. 473-548), que « dramatisent » deux discours de Vivien a ses troupes. Quatre vers (v. 549-552) narrent ensuite une attaque fran^aise, et deux vers seulement (v. 553-554) la replique foudroyante des Sarrazins. La laisse suivante (XLVI) est partagee entre un nouvel echange dramatique entre Vivien et ses troupes et, en cinq vers, une nouvelle attaque fran^aise et sa replique. La suite est a nouveau tout entiere dramatique, scene opposant Vivien a ses barons ; puis vient la belle scene du message, et il faut attendre le v. 747 pour trouver le recit des derniers combats et de la mort de Vivien, ou les prieres de Vivien, au style direct naturellement, tiennent d’ailleurs une grande place.

— 163 La deuxi^me bataille ne consiste gu^re qu’en la double sc^ne de la mort de Girard et de Guichard, et r^duit la narration h ces huit vers; 1120

Cele bataille durad tut un lundi, E al demain, e tresqu’a mecresdi, Qu’ele n’alaschat ne hure ne prist fin Jusqu’al joesdi devant prime un petit, Que li Franceis ne finerent de ferir, Ne cil d’Arabe ne cesserent de ferir. Des homes Willame ne remist un vif, Joesdi al vespre, Fors treis escuz qu’il out al champ tenir.

La troisi^me bataille enfin, apr^s une scene de conseil, dont la fin oppose Guillaume k son neveu Guiot, apres la laisse intruse CXV (qui est une des passerelles que le jongleur a tendues entre le Guil¬ laume et le Rainoart), est exp^diee en trois vers narratifs ; 1727

Tuz sunt Franceis pris e morz al champ, Fors sul Willame, qui ferement se combat, £ Guiot, ses ni^s, qui li vait adestrant.

Apres quoi, Ton passe a la sc^ne de la defaillance de Guiot, puis au recit, tout de mSme, des attaques sarrazines contre Guillaume, du retour offensif de Guiot, du combat contre Derame. Ce mepris de la narration, cette hate a en venir aux scenes frappantes, sont-ils originaux ? Un des passages narratifs au travers desquels le jongleur court k la prochaine scene, celui des v. 1727-1729, a vraisemblablement pour auteur le jongleur responsable de I’assemblage Guillaume-Rainoart, car il appartient a la 1. CXV, qui est certainement de lui. Un autre de ces passages, v. 1120-1128, a vraiment toutes les apparences d’un resume. Dans le recit des derniers combats de Vivien, les deux vers 795 et 796 ont tout Fair de remplacer un r^cit plus long ; et la transition du v. 472 au v. 473, sans que Ton nous ait rien dit de la violence des combats, pourrait etre lacunaire. Rappelons-nous que le debut mutile de la 1. CXL du Rainoart abr^geait egalement le recit menant a la grande scene du retour de Guil¬ laume sous les murs d’Orange. Que croire done ? II est impossible de conclure positivement. Mais on pourrait supposer que, si la Chan¬ son de Guillaume offre comme un « choix » de scenes frappantes, reliees par de minces filets narratifs, e’est que le jongleur auquel nous devons notre version, pr^ferant les scenes aux recits, abregeait negligemment ces derniers, ou que sa memoire, plus profond^ment impressionnee par les scenes a effets, les retenait mieux que les parties narratives.

— 164 — On citera encore, comme indices possibles de corruption : la tran¬ sition du V. 96 au v. 97, qui precede, elle aussi, un r^cit tres « court », ou Ton voit les restes du motif « mobilisation des troupes » (voir cidessus, p. 130), r^cit menant k la scene de I’effroi de Thibaut; — I’apparition brusque de Girard, au v. 349, sans aucune presentation ; — le V, 562, qui annonce une priere, n’en est pas suivi, tandis que la priere du v. 797 commence abruptement ; — Girard ne repete pas exactement tout le message que lui a confie Vivien (v. 975 s.) ; — le V. 1098 semble annoncer une scene de conseil comparable a celle des V. 1564 s. ; — c’est sans doute Guibourc qui baise le pied de Guillaume au v. 1503, mais un texte moins neglige I’aurait dit. * **

L’examen du fond narratif de la Chanson de Guillaume, de ce que, dans le present essai, nous avons constamment appele le recit par opposition au chant, nous a conduits a supposer que, volontairement ou non, le jongleur responsable de la version Edwardes avait mutile les parties narratives, alors qu’il restait relativement plus fidele a la tradition dans les « scenes ». Cette hypothese trouve-t-elle un appui sur le plan formel du chant ? Je ne pense pas a la versification des decasyllabes, partout deplorable, mais au dessin des laisses et a la structure du chant. II faut tout d’abord s’entendre sur la question des laisses multi¬ rimes de I’edition McMillan. On salt que le scribe du manuscrit Edwardes a neglige de marquer tous les debuts de laisses d’une initiale de couleur. M. McMillan n’a pas considere ces omissions comme de pures negligences ; il a vu la, dans certains cas tout au moins, la volonte consciente « de relier en une seule laisse des passages intimement lies entre eux par le sens et par le rythme du poeme (t. II, p. 22-23); « les laisses actuelles... pourraient ainsi trahir une tentative de composition consciente » (p. 24), si bien qu’il a respecte scrupuleusement toutes ces laisses qui n’en sont pas, bien que, selon lui-meme, elles groupent dans la plupart des cas des laisses originellement monorimes et qu’elles aient ete constituees souvent « par la confusion, le hasard, peut-etre I’ignorance » (p. 27). Nous pensons avec M. McMillan que certains « passages de transition entre deux episodes de notre poeme » sont des resumes ; c’est ce que nous ve¬ nous d’observer nous-memes, et nous admettrons volontiers que les laisses de ces passages sont mutilees, ou meme volontairement abregees, ou encore faites tout expres pour ces resumes ; mais remarquons qu’en soi, ce sont des laisses monorimes. II est bien possible que d’autres laisses soient residuelles : celle, par exemple, que constituent

— 165 — les deux seuls vers 553 et 554, ou celle que forment les vers 461-464, qui 6tait peut-etre plus longue, ou toute autre dans laquelle nous avons releve tout k I’heure des indices possibles de corruption. Mais je crois que M. McMillan a eu tort d’etablir un rapport entre laisses residuelles et laisses multirimes. Pour ces derniferes, k supposer qu’elles ne soient pas le fait de I’etourderie (voir, par exemple, le d^coupage en laisses des V. 623-649, ou celui des v. 897-932), elles s’expliquent peut-etre par les raisons que leur donne I’editeur, mais sous la plume du copiste : elles n’importent done pas k la chanson. Quatre laisses, cependant (1. XXX, XXXIV, LXXXV, CIII), seraient rebelles k tout partage en laisses monorimes et attesteraient le tra¬ vail d’un veritable remanieur. II est vrai que dans les 1. XXX et XXXIV, les V. 370 et 441, qui entonneraient une nouvelle laisse, commencent chacun par I’adverbe Puis, qui lie Taction aux vers precedents. Mais, des trois laisses paralleles qui composent certainement la 1. CXX les deux dernieres commencent aussi par Puis. La 1. XXX comporte d’ailleurs deux temps bien distingues par Tassonance : 1) Girard abat Thibaut ; 2) il lui prend ses armes. Et la I. XXXIV groupe evidemment deux laisses paralieies. Quant aux 1. LXXXV et CIII, les v. 1047 et 1407 « recommencent » respectivement les v. 1045 et 1404, et nous savons que ces recommencements sont timbres verbaux d’intonation. Enfin, la 1. LI, ou, selon M. McMillan, « Ton ne saurait guere retablir une s^rie de laisses homogenes » (p. 24), elle se decompose au contraire de toute Evidence en quatre laisses (v. 629-630, 631-632, 633-634, 635-649), qui forment avec les deux laisses precedentes (v. 623-624, 625-628) un ensemble de structure tres nette et tres caracteristique (voir ci-dessus, p. 92). Si les deux vers 631 et 632 n’assonent pas, cela tient a la corruption du texte, la structure de Tensemble permet de Taffirmer. Les laisses courtes qui opposent questions et reponses ne sont pas rares dans le Guillaume ; on les retrouve aux v. 46-47, 48-49, 458-460, 959-960, 1282-1284, 1285-1287. Remarquons en passant que cette structure typique assure, je crois, que, a la 1. XXII, le V. 253 est prononce par Vivien et le v. 255 par Estourmi, contrairement a ce qu’a pense M. McMillan, mais comme Tavait compris Suchier. Concluons : si nous cherchons dans le dessin des laisses Tindice d’une plus ou moins grande fidelite du jongleur a la tradition, nous n’interrogerons pas les laisses du copiste, reposant sur la presence ou Tabsence d’une grande initiale, mais des laisses reelles, tenant a Tassonance, aux timbres d’intonation et de conclusion, aux recom¬ mencements, aux parall^lismes. Les laisses reelles du Guillaume sont en moyenne (12 v. a la

— 166 — laisse) les plus courtes que nous ayons rencontr^es, Entre les laisses les plus courtes, qui comptent 2 vers, et la plus longue (1. Cl), qui en a 71, I’ecart est relativement grand ; mais rien ne nous assure que cette longue laisse soit originale. II arrive, en effet, que deux laisses se suivent sur la meme assonance : voir, par exemple, dans le Guillaume, les 1. VI, VII et VIII, et les 1. XXV et XXVI en les 1. LXVIII bis et LXIX, CIV et CV, CXI et CXII en -e. Le copiste, qui n^gligeait parfois de marquer d’une grande initiate le debut d’une laisse amenant une nouvelle assonance, avait de plus fortes raisons d’omettre cette majuscule quand I’assonance ne changeait pas. II n’est done pas exclu que la 1. Cl soit form^e de plusieurs laisses originellement independantes. On fera la meme remarque sur certaines laisses composites. La 1. XIII parait I’etre, car elle compte deux elements narratifs ; mais le V. 158 est typique de fin de laisse, alors que le suivant pourrait bien etre d’intonation ; nous aurions done deux laisses se suivant sur la meme assonance. Dans la 1. XIV, apparemment composite egalement, je vois parfaitement une laisse se terminant sur le vers 184, et la suivante, surtout, debutant par le v. 185, ou la reprise du sujet en inversion 6pique est typique de I’intonation. II est possible aussi que la laisse composite en -i commen9ant au v. 1407 provienne de la reu¬ nion de deux laisses distinctes. Une laisse monorime enfin est singuli^rement troublante, la 1. LXIII, que sa structure decompose, semblet-il, en trois laisses au moins : les v. 727-730 appartiennent a I’ensemble de laisses parall^les precedent ; et la reprise des v. 735-736 dans les v. 740-741 ferait croire a une fin de laisse ap'res le v. 736. Ces observations faites, il y a remarquablement peu de laisses composites dans le Guillaume. Le changement d’assonance, a dit Miss Pope, 1 y intervient sans aucun rapport avec le theme, et parfois de fafon saugrenue, par exemple, lorsqu’un discours commence dans la laisse precedente se termine dans la laisse suivante, comme aux v. 49-50, 104-105, 167-168, 195-196. Mais un coup d’oeil sur ces vers convainc que, si le meme personnage continue a parler dans la laisse suivante, I’objet du discours est a chaque fois different ; le changement d’assonance est tout k fait comprehensible, montre au contraire le souci de distinguer par I’assonance les differents moments de la nar¬ ration. J’en dirais autant des autres exemples, v. 794-795, 1046-1047, 1544-1545, ou la coupure n’est pas extraordinaire.

1 Four chansons de geste: a Study in O.F. Epic Versification, dans Modern Language Review, t. 8, 1913, p. 360.

— 167 — Dans Tensemble, le dessin des laisses du Guillaume me parait ferme, bien que la mesure offensante de ses d^casyllabes I’estompe quelquefois. Je ne dessinerai pas ici la structure strophique du Guillaume, comme nous I’avons fait plus haut pour I’episode central du Roland : que d’autres s’y essaient ! Ils verront que I’entreprise, qui donne lieu a d’assez nombreuses hesitations, ne conduit pas k des resultats aussi satisfaisants que pour le Roland. Mais les structures ne manquent pas k notre chanson. Elle est reputee pour ses ensembles de laisses paralleles (voir ci-dessus, p. 92); en revanche, les laisses vraiment similaires y sont rares, et je ne pourrais guere citer que les v. 1282-1287, et, a la rigueur, les 1. CXXVII et CXXVIII, et les v. 1553-1561. Les deux types de structure que nous avons dessines ci-dessus, p. 100, y sont bien repr^sentes ; comme exemples du premier, voir v. 133-149 et, avec une legere variante, les v. 897-912. La presence des v. 875-876 doit tenir a une forme com¬ parable. Aux exemples du second type cites p. 101-102, on ajoutera celui des v. 266-278. Les deux types s’entrelacent curieusement dans les quatre laisses que recouvrent les 1. CXVI et CXVII, ou nous aurions :

Les liaisons en enchamement sont frequentes, et certaines assez fournies pour qu’on les considere comme des succedan^s de laisses similaires ; voir les liaisons entre 1. II et III, X et XI, LXXXIIl et LXXXIV. Comme exemples de laisses a debuts similaires et suites bi-



168



furqu^es, on citera les 1. XVIII et XIX, XLVI et XLVII, la laisse qui commence au v. 1803 et la 1. CXIX. Nous avons analyse (voir p. 8385) I’ensemble bifurque des morts de Girard et de Guichard ; mais nous n’avons pas encore signale que Ton rencontrait dans le Guil¬ laume comme I’inverse du type bifurque. Prenons I’exemple le plus simple, aux v. 20-34 : Un chevaler est estoers de ces paens homes ; Cil le nuncie a Tedbalt de Burges ; Iloeques ert Tedbald a iceles hures, Li messagers le trovad veirement a Burges, E Esturmi, sis ni6s, e dan Vivien le cunte, Od els set cent chevalers de joefnes homes ; N’i out cil qui n’out halberc e broine.

Es vus le mes qui les noveles cunte. Tedbald le cunte reperout de vespres, E sun nevou Esturmi, qui I'adestre, E Vivien i fu, li bon ni^s Willame, E od lui set cenz chevalers de sa tere. Tedbald i ert si ivre que plus n’i poet estre, E Esturmi sun nevou, que par le poig I’adestre.

Es vus le mes qui cunte les noveles :

Le moment present, c’est celui de I’arrivee du messager, exprim6 dans les vers soulignes. Le passe qui a precede ce present n’est pas exactement le meme dans les deux cas : on ne repete pas dans la seconde laisse qui 6tait le messager ni que Thibaut se trouvait a Bourges, tandis que le retour de v^pres et I’ivresse y apparaissent pour la pre¬ miere fois. Alors que dans le type bifurque, du meme present decoulent deux futurs differents, deux passes differents aboutissent ici au meme present. Mais il n’aurait pas valu la peine de mentionner cette forme, qui consiste en une simple anticipation, si on ne la retrouvait pas ailleurs, et si elle n’aidait pas, dans un cas, a comprendre notre texte. Tout est parfaitement comprehensible dans les quatre laisses, v. 1920-1960, mais il est curieux de voir les premieres de ces laisses converger vers la derniere grace aux v. 1929 et 1940, qui anticipent sur le V. 1951 : c’est bien la meme forme, en bifurcation renversee. La connaissant, nous la retrouvons, je crois, dans I’ensemble des 1. XL k XLIV, qui, lui, n’offre pas un recit clair. Ces six laisses (car la I. XL en recouvre deux) se repartissent en deux series de trois, XLXLI, XLII-XLIV, les 1. XL bis (a partir du v. 494) et XLIII, XLI et XLIV se repondant en similitude partielle. Il ne faut done pas donner aux V. 514-516 un sens narratif actuel — les Fran?ais n’attaquent pas « avant » la 1. XLII —, mais les considSrer comme anticipant sur les

— 169 — vers similaires 549-552, qui conduisent normalement a la suite. II n’y aurait done pas deux episodes et ces six laisses de belle organisation concerneraient la meme grande scene de desolation, dans un recit qui parait mutiie (voir la transition du v. 472 au v. 473 et les v. 553-554). Nous voici done revenus, apres un long periple, a la question que nous posions plus haut. II me semble que ees struetures temoignent, pour les seenes du Guillaume, en faveur d’une relative fidelite du jon¬ gleur k la tradition, eomme si, dans la tradition orale de eette ehanson, les seenes avaient offert une plus forte resistanee k la degrada¬ tion que la plus eommune narration.

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