Le virus de l'erreur: La controverse carolingienne sur la double prédestination : Essai d'histoire sociale 9782503570150, 2503570151

Quatre siècles après Augustin, Pélage et Julien d'Eclane, la controverse sur la double prédestination (années 840-8

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Le virus de l'erreur: La controverse carolingienne sur la double prédestination : Essai d'histoire sociale
 9782503570150, 2503570151

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LE VIRUS DE L’ERREUR LA CONTROVERSE CAROLINGIENNE SUR LA DOUBLE PRÉDESTINATION : ESSAI D’HISTOIRE SOCIALE

Collection Haut Moyen Âge Dirigée par Régine Le Jan

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LE VIRUS DE L’ERREUR LA CONTROVERSE CAROLINGIENNE SUR LA DOUBLE PRÉDESTINATION : ESSAI D’HISTOIRE SOCIALE Warren Pezé

F

© 2017, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher.

D/2017/0095/43 ISBN 978-2-503-57015-0 e-ISBN 978-2-503-57016-7 DOI 10.1484/M.HAMA-EB.5.111907 Printed on acid-free paper

TABLE DES MATIÈRES

Remerciements Avertissement au lecteur Introduction

13 15 17

Avant-propos17 Autour d’un récit d’Hincmar de Reims 17 La controverse en contexte 19 Les impasses de l’augustinisme 23 Historiographie28 Le legs de l’érudition moderne 28 Nouveaux modèles interprétatifs 32 Problématique37 Chapitre 1. Une histoire de la controverse

43

I. Gottschalk avant sa condamnation A. Les années saxonnes (806/8 ? – 829) 1. Gottschalk oblat : Fulda et Reichenau 2. La protestation : le concile de Mayence de 829 B. D’un concile à l’autre (829‑848) 1. Les années franques (années 830) 2. À Vérone (années 840) 3. Le Frioul et l’Évangélisation des Balkans (années 840) II. La controverse dans le royaume de Charles le Chauve (849‑852) A. Les condamnations (848‑849) 1. Le concile de Mayence (848) 2. Le concile de Quierzy (février-mars 849) B. L’activisme de Gottschalk (849‑850) 1. Le débat sur la vision béatifique 2. La controverse sur la trina deitas 3. Gottschalk mobilise ses réseaux (849‑850) C. Consultations en Francie occidentale 1. Hincmar et Pardoul 2. Charles le Chauve 3. L’action pastorale d’Hincmar (fin 849) 4. Le traité sur la prédestination de Jean Scot Erigène (850)

43 43 43 46 48 48 51 55 56 56 56 58 60 60 63 65 69 69 70 71 74

6

Table des matières

III. L’élargissement du conflit (852‑860) A. L’entrée en lice de l’Église de Lyon 1. La querelle érigénienne 2. L’Église de Lyon consultée et le Liber de tribus epistolis (852) 3. Les écrits de controverse lyonnais B. Concile contre concile (853‑860) 1. Le concile de Quierzy (853) et ses suites 2. Le concile de Valence (855) et le premier traité d’Hincmar 3. Le concile de Savonnières (859) 4. Le dernier traité d’Hincmar sur la prédestination (859‑860) 5. La controverse fait long feu : le concile de Tusey (860) C. La controverse après la controverse (860‑880) 1. Le procès de Rothade (863‑864) 2. L’évasion de Guntbert (866)

76 76 76 78 82 83 83 85 88 89 93 93 93 95

PREMIÈRE PARTIE : LES ENJEUX SOCIAUX ET POLITIQUES DE LA CONTROVERSE

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Chapitre 2. La fabrique de l’exclusion : trajectoire et réseaux de Gottschalk d’Orbais

101

I. La parenté de Gottschalk dans l’espace germanique 102 Introduction102 A. Enquête anthroponymique 104 1. La Saxe : le comte Bern et les Ricdagides 104 2. Le nom « Bern » hors de Saxe 109 3. Le nom « Bern » en Franconie 112 B. Une famille franco-saxonne 114 1. Liba, épouse de Bern 114 2. L’oblation de Gottschalk : un conflit familial 116 3. Les liens entre Saxe et Franconie 120 4. Gottschalk et Hatto 126 C. Les acteurs du procès de 829 128 1. Ricdagides et Liudgerides 128 2. Les enjeux de la décision de Worms (août 829) 132 Conclusion137 II. Dans le Bassin parisien 138 A. Entre la Saxe et la Neustrie 138 B. Dans l’entourage des grands 143

Table des matières

7

1. La lettre à un évêque (Ebbon) 145 2. Velox Calliope 148 Conclusion152 C. Gottschalk et la crise de l’empire 153 1. Autorité et désobéissance dans les écrits de Gottschalk 153 2. Gottschalk, Corbie et la question de l’obéissance 155 3. Rupture avec la parenté saxonne 157 4. La cour d’Évrard et la mission dans les Balkans 159 Conclusion163 III. Les clivages du concile de Quierzy en 849 163 A. Unanimité et rivalité en concile 164 B. Le rapport de force à Quierzy 166 1. Le nombre de souscriptions 166 2. Les évêques de Quierzy 168 3. Les abbés et les clercs 173 Conclusion174 Conclusion du chapitre 175 Chapitre 3. Le roi et la cour

179

I. La théologie à la cour A. L’arbitrage de 853 B. Les dessous de l’intervention de Jean Scot Erigène 1. Une intervention liée à Charles le Chauve 2. Une consultation sous contrainte 3. Jean Scot protégé par Charles (850‑860) C. La culture de cour : la dialectique et le grec 1. L’enseignement palatin de Jean Scot et la prédestination 2. Le grec et la prédestination D. Une stratégie de distinction 1. La compétition culturelle entre souverains 2. La poésie de cour de Jean Scot et l’hellénisation du pouvoir II. Les milieux de cour dans la controverse A. Le rôle doctrinal des familiares B. Les clercs de la cour et la controverse 1. Le notaire Jonas 2. Le notaire Énée 3. Wulfade 4. Liudo, Isaac, Mannon et Martin de Laon Conclusion du chapitre

180 180 183 183 184 188 189 189 191 194 194 197 200 201 203 203 205 207 209 213

8

Table des matières

Chapitre 4. Le contexte social et politique

215

I. Le temps court : la controverse et la révolte de 858 217 A. Vers la révolte : le tournant de 853‑856 219 1. Les clercs de Charles et les Robertiens-Adalhardides (années 840‑850) 219 2. L’opposition des clercs de Sens (853‑856) 224 3. Les réseaux alamans 230 4. La faveur d’Hincmar (853‑858) 235 Conclusion240 B. Le De praedestinatione de 859‑860 : une campagne de désinformation241 1. 856‑866 : le débat confisqué 242 2. Le remaniement du c. 5 du concile de Valence 244 3. Le contexte de 859 : préserver la concorde avec le clergé méridional245 4. Les boucs-émissaires 248 5. Les absents 251 6. Des « oublis » opportuns 254 Conclusion257 II. Le temps moyen : prédestination et société (années 840‑850) 257 A. La question des églises familiales 257 1. Les revendications de biens d’église 257 2. Le conflit entre Hincmar contre Prudence 260 3. Les liens entre provinces de Sens et de Lyon 264 4. Les fausses décrétales 269 5. Augustinisme doctrinal et augustinisme politique 271 B. La crise de la peur 274 1. La peur de l’Enfer dans la prédication carolingienne 276 2. La peur de l’Enfer et la question des biens d’église (années 840‑850)282 3. Libre-arbitre, matérialité du châtiment et crise de la peur (années 850) 284 Conclusion288 C. Contestations laïques 289 1. Questionnements sur le libre-arbitre (849‑850) 290 2. Objections sur les biens d’église (années 830‑850) 293 3. Une audience laïque contrastée 296 Conclusion du chapitre 297

Table des matières

9

SECONDE PARTIE : LA CONSTRUCTION SOCIALE DES SOURCES

301

Chapitre 5. Doctes et simples : le champ du débat

303

I. Le public des simplices 306 A. Les clercs, une opinion publique 306 1. Le milieu socioculturel des clercs 306 2. L’opinion des clercs dans les controverses antérieures 309 3. L’opinion des clercs pendant la controverse sur la prédestination311 B. Simplicitas et simplices 314 1. Grégoire le Grand et Exode 21, 33‑34 315 2. Le problème de la qualification 318 Conclusion319 II. La discipline ecclésiastique dans les débats des années 850 320 A. Les hommes de Gottschalk 321 1. Le groupe de Gottschalk en Italie 321 2. Gottschalk et les simplices après 849 325 3. Charisme et subversion 326 4. La correspondance de Gottschalk avec les moines 327 B. Discipline et contrôle de l’opinion 330 1. Circonscrire le débat 330 2. Discerner le bon « zèle » 333 3. La reconnaissance d’une opinion publique 335 4. Le disciplinement de la province de Reims 337 III. Le discours et son public 341 A. Le « double impératif » littéraire d’Hincmar 343 B. L’énonciation à double fond 350 C. L’énonciation ouverte : Loup et Florus 358 D. La rhétorique de l’exclusion et de l’inclusion 361 Conclusion364 Conclusion du chapitre 365 Chapitre 6. Déformations et falsifications

369

I. Déformer, falsifier, accuser A. Les « critiques à éclipses » d’Hincmar B. Les falsifications, un topos hérésiologique C. Les accusations de falsification d’Hincmar

372 372 380 387

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Table des matières

1. L’invention d’une généalogie hérésiologique 387 2. Les falsificateurs contemporains 391 D. Enquête codicologique 394 1. Le De Trinitate d’Hilaire et l’Adversus quinque haereses de Quodvultdeus394 2. Hincmar, interpolateur des Annales de Saint-Bertin ? 399 Conclusion402 II. Les réécritures dans leur contexte culturel 403 A. Réécrire Augustin et Isidore 405 1. Enchiridion, §100 : introduction au texte 405 2. Changements de temps et de préfixe 407 3. La suppression du préfixe dans Sententiae II, 6, 1 411 4. Réécriture par amputation dans Enchiridion, §100 414 5. De la faute de copie à la réécriture 416 Conclusion418 B. L’horizon théologique des simples clercs 418 1. La nécessité de pécher 418 2. Temporalités humaine et divine 420 3. La temporalité augustinienne dans la tourmente 422 Conclusion425 Conclusion du chapitre 426 Chapitre 7. Enquête archivistique

429

I. Les notes marginales 431 A. Le débat dans les marges 431 1. Tableau d’ensemble 431 2. Annotations liées aux controverses des années 850 436 Conclusion443 II. Dans les marges géographiques 443 A. Pacifico de Vérone 443 B. Würzburg 447 C. Les glossae hibernicae 456 Conclusion464 III. Les textes courts et leurs supports 465 IV. La genèse du De praedestinatione d’Hincmar 475 Conclusion479 Conclusion du chapitre 480 Conclusion

485

Table des matières

Annexes

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494

Annexe 1 : Traduction des fragments de Gottschalk 494 1. La Confession de Mayence (Cartula professionis, 848) 494 2. Le libellus de Mayence (liber virosae conscriptionis, 848) 494 3. Le tomulus ad Gislemarum (849) 496 4. L’Ad quemdam complicem (853‑856) 496 Annexe 2 : La confession du pontifical de Poitiers 497 Annexe 3 : Bifeuillet de la Confessio brevior 499 Annexe 4 : Homélie sur Ps 26, 4 501 Annexe 5 : Fragment inédit du florilège du ms. Londres, BL, Arundel 213 502 Annexe 6 : Remaniement carolingien d’un sermon de Quodvultdeus de Carthage503 Annexe 7 : Les annotations de Würzburg 505 a. Les trois mains de Würzburg  505 b. Détail des notes  505 Annexe 8 : Les Glossae hibernicae 507 Annexe 9 : Plan du De praedestinatione d’Hincmar (859‑860) 508 Annexe 10 : Les annotations du ms. Reims, BM, 393 509 Annexe 11 : Les notes numériques du ms. Reims, BM, 393 510 Planches

513

Bibliographie

521

Indices Index raisonné des lieux Index des manuscrits cités Index des noms propres (à l’exception des auteurs postérieurs à 1850)

547 549 552 557

REMERCIEMENTS

C

e livre doit son existence à l’aide et au conseil de beaucoup. Les membres fondateurs de la rencontre Texts & Identities : Rosamond McKitterick, Walter Pohl et Ian Wood m’ont accompagné depuis mes premiers pas : parmi eux, Mayke de Jong a été comme une seconde directrice de thèse. L’été 2011, j’ai réorienté mes travaux dans une perspective philologique : cela n’aurait pas été possible sans l’aide de Franck Cinato, François Bougard et Anne-Marie TurcanVerkerk. J’ai souvent rencontré dans les bibliothèques des conservateurs attentifs aux besoins des chercheurs : je remercie en particulier Charlotte Denoël (BNF), Pierre Gandil et François Berquet (Troyes), Bruce Barker-Benfield (Bodléienne) et Everardus Overgaauw (SBPK). Sillonner les bibliothèques européennes n’aurait pas été possible sans l’aide financière de l’Institut Français d’Histoire en Allemagne, de l’École Française de Rome et du LAMOP. J’aimerais remercier aussi Michael I. Allen, Jean-Robert Armogathe, Geneviève Bührer-Thierry, Pierre Chambert-Protat, Paul-Irénée Fransen, David Ganz, Stéphane Gioanni, Michael Gorman, Monique Goullet, Dominique Iogna-Prat, Laurent Jégou, Adam Kosto, Steffen Patzold, Michel-Yves Perrin, Pierre Petitmengin, Irene van Renswoude, Mariken Teeuwen et Jeremy C. Thompson. Une gratitude toute particulière va à Evina Steinovà : nous nous sommes rendus, bibliothèque après bibliothèque, bien des services paléographiques, et le lecteur croisera son nom plus d’une fois en note. J’ai une pensée pour mes camarades médiévistes de Paris I : Adrien Bayard, Gaëlle Calvet-Marcadé, Claire de Cazanove, Arnaud Lestremau, Lucie Malbos, Claire Tignolet. Enfin, je remercie très affectueusement mes amis, en particulier Caroline, et ma famille pour leur soutien. Elle-même disciple de Jean Devisse, Régine Le Jan a été mon professeur d’histoire médiévale, puis ma directrice de master et de thèse, tous rôles qu’elle aura remplis en me faisant atteindre, au prix de justes efforts, le but recherché. Je lui dédicace ce livre, malgré ses imperfections, en gage de sincère reconnaissance et de filiation intellectuelle.

AVERTISSEMENT AU LECTEUR

C

e livre est la version réduite et mise à jour d’une thèse soutenue en 2014, dont le lecteur trouvera la version complète à la bibliothèque de l’université Paris I Panthéon Sorbonne. Par souci d’économie, nous avons adopté un système d’abréviation « à l’allemande » dans les notes de bas de page. Toutes les références à des articles et ouvrages figurant dans la bibliographie mentionnent le nom et les éléments essentiels du titre, grâce auxquels il sera aisé de retrouver la référence complète. Les références d’articles et ouvrages ne figurant pas dans la bibliographie sont en revanche données en intégralité dans la première note de bas de page où ils sont cités, puis abrégées avec la mention op. cit. Les collections de sources éditées sont systématiquement abrégées (CCCM, CCSL, CSEL, MGH, PL, SC) : le lecteur trouvera la résolution de ces abréviations dans la rubrique « sources » de la bibliographie, dans l’ordre alphabétique.

INTRODUCTION

Avant-propos Autour d’un récit d’Hincmar de Reims

C

’est un 30 octobre (868 ou 869) que disparut à l’abbaye champenoise d’Hautvillers le moine Gottschalk d’Orbais. Né en 806‑808, fils d’un comte saxon, oblat de l’abbaye royale de Fulda puis moine d’Orbais dans le diocèse de Soissons, hôte de la cour du marquis Évrard de Frioul dans les années 840, Gottschalk s’était avéré un intellectuel brillant mais incontrôlable. Il prêchait sans permission une doctrine alarmante, la double prédestination des élus à la vie éternelle, des réprouvés à la damnation. Poursuivi en Italie par la vindicte de son ancien abbé, Raban Maur, il fut condamné, fouetté et finalement excommunié au concile de Quierzy (849), sous la présidence de Charles le Chauve. « Pour qu’il ne nuise pas aux autres »1, il fut placé en prison monastique à Hautvillers, sous l’étroite surveillance de l’archevêque de Reims Hincmar, tandis que le clergé carolingien se déchirait à grand renfort de traités et de conciles sur le sort de la double prédestination et sur le sien. En lui mourut le dernier grand hérétique de l’époque carolingienne et le seul qui ne se fût jamais rétracté. Le sort de Gottschalk permet de saisir d’emblée que les discussions théologiques, au IXe siècle, n’ont rien de débats feutrés. La théologie est la langue commune des élites de la Chrétienté naissante. Elle est la source de l’autorité des rois, qui se pensent comme des chefs d’Églises, et leur dicte les moyens de parvenir à leur but ultime : le salut de leur peuple. Dans ce contexte, une querelle doctrinale ne peut se limiter à un débat savant. Tantôt considéré comme un fanatique déséquilibré, tantôt honoré comme un martyr de la liberté de conscience, le moine saxon incarne l’énigme posée par cette controverse dont les sources, malgré leurs silences, permettent de deviner l’obscure imbrication dans un contexte social et politique mouvementé. Notre but, dans les pages qui suivent, sera, autant que possible, de dissiper cette énigme. Cela ne peut se faire qu’en appuyant notre démarche sur un principe de méthode : les sources, à savoir les manuscrits et les textes qu’ils contiennent, ne sont pas un reflet de la controverse, c’est-à-dire l’enregistrement écrit de faits de nature sociale. Ils la façonnent, la constituent. Ils ont de la valeur comme contenus, 1 MGH Ep. 8, p. 23.

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LE VIRUS DE L’ERREUR

mais aussi comme contenants. Un exemple liminaire permettra de saisir les modalités de ce principe. Il s’agit d’un texte d’Hincmar de Reims. Le vainqueur de Gottschalk a laissé un récit de sa disparition. Celui-ci va nous confronter aux difficultés méthodologiques que posent nos sources et, en même temps, à l’enjeu historiographique qu’elles représentent. L’archevêque2 avait délégué plusieurs frères à la surveillance du Saxon : il était l’abbé d’Hautvillers et contrôlait les lieux3. Sentant sa fin approcher, les moines avertirent Hincmar qui adressa aussitôt au mourant une profession de foi rejetant la double prédestination. S’il y souscrivait, il serait sauvé et recevrait l’Eucharistie. Mais le malade s’indigna de cette énième grâce et redoubla de blasphèmes. Hincmar, en retour, redoubla d’efforts, « touché par la dureté de son cœur impénitent », et rédigea pour les moines d’Hautvillers une longue lettre d’instructions sur la future sépulture du mourant. S’il ne se repentait pas, on lui refuserait les vigiles, les hymnes et les psaumes, ainsi que le cimetière communautaire ; cela étant, on ne lui refuserait pas l’humanité d’une sépulture personnelle. Mais, alors que les frères d’Hautvillers, agglutinés autour de son lit de douleur, le pressaient de se rétracter pour échapper à l’anathème éternel, le condamné répondit qu’il ne pouvait ni renier ses idées, ni communier par autorité. Ainsi, conclut l’archevêque, finit-il sa vie indigne par une digne mort et, comme Judas, « se retira-t-il à sa place » (Ac 1, 25). La narration d’Hincmar nous confronte à des problèmes très concrets. Que retenir d’un récit partial, dépourvu de tout contrepoint ? Il se dérobe aux catégories du vrai et du faux. L’historien est embarrassé, comme devant toute source unique. Mais il faut observer, au-delà de cet embarras, sa cause. Le vainqueur reste maître du champ de bataille. Ce champ de bataille, c’est le discours. Au stade de la controverse où est rédigé le récit, l’information est entièrement contrôlée par Hincmar. Son texte n’est pas fortuit mais a une fonction justificative. Il a été transmis par une apostille ajoutée à un exemplaire du traité de l’archevêque sur la Trinité, rédigé contre Gottschalk vers 856. Il s’agit d’une copie de conservation rémoise, émanant de l’atelier de l’archevêque (Ms. Bruxelles, Bibliothèque royale, 1831‑1833). À l’intérieur du récit, celui-ci a enchâssé le texte de la profession de foi destinée à Gottschalk et de la lettre d’instructions aux moines d’Hautvillers. L’ensemble est comme un plaidoyer assorti de pièces justificatives : il faut légitimer la sanction, incessamment contestée, du condamné exclu jusqu’à la tombe. Pour cela, on donne l’image d’un solitaire endurci, inaccessible à la raison, harcelé par des frères attentifs à son salut.

2  Je paraphrase ici les dernières pages du De una et non trina Deitate, PL 125, col. 615‑618. 3 Cf. Stratmann, Hinkmar als Verwalter, p. 57.

Introduction

19

Dès lors, s’il est extrêmement difficile de juger de la véracité de la narration d’Hincmar, décrire son intention et reconstituer le contexte du document l’est beaucoup moins. À l’évidence, Gottschalk n’a rien d’un maniaque isolé : on le défend jusqu’à sa mort, puisqu’Hincmar doit encore se justifier. Une telle opiniâtreté, à une date (868‑869) où l’on pouvait croire la controverse dissipée depuis longtemps, laisse songeur. Vus sous cet angle, que vont nous apprendre les textes de la controverse sur la prédestination ? Nous voyons déjà qu’ils ne se contentent pas de décrire la réalité historique, mais la façonnent et sont en eux-mêmes des faits sociaux. Il sont les reliques d’une guerre de l’information opposant des experts de la communication, de la publicité, voire de la falsification. La controverse est à proprement parler une affaire, un conflit religieux, social, politique, qui se joue dans les médias de l’époque. La controverse en contexte La controverse dépasse largement la personne de Gottschalk, contrairement à ce qu’un Hincmar triomphant aimerait faire croire. En 849, la condamnation de l’ « endurci solitaire » déclenche, dans les rangs du clergé du royaume de Francie occidentale, un vrai séisme. Une à une, les voix des plus grands érudits du temps : Loup de Ferrières, Ratramne de Corbie, Prudence de Troyes, Florus de Lyon s’élèvent pour confirmer que la doctrine condamnée est conforme à la pensée de saint Augustin. Ne permettez pas que l’enseignement d’Augustin soit attaqué sous votre pontificat, écrit Prudence à Hincmar4. L’opinion cléricale se divise, le désordre se répand dans les monastères où les partisans de Gottschalk diffusent ses scedulae5 et ses appels à la désobéissance. L’Église de Dieu se déchire et le scandale de la désunion éclate au grand jour. Pour rétablir l’unité, Charles le Chauve force ses évêques à signer une formule de concorde hostile à la double prédestination au synode de Quierzy, en 853. Le clergé lyonnais, hors d’atteinte, la condamne au synode de Valence, en 855. Charles charge Hincmar de le réfuter. Les évêques des deux royaumes se retrouvent face-à-face à Savonnières, en 859. Ils relisent les canons des deux conciles, s’échauffent et reportent la discussion au prochain synode. Mais l’année suivante, au concile de Tusey, si l’on omet quelques pages sur la grâce et le libre-arbitre en tête d’une lettre synodale adressée aux accaparateurs de biens d’église, on n’en fait rien. La question était mystérieusement tombée dans l’oubli. En 864‑866, les tentatives du pape Nicolas Ier, alerté par cette affaire absconse, pour faire la lumière sur le sort de Gottschalk n’aboutirent à rien non plus.

4  PL 115, col. 973. 5  Il sera souvent question dans cet essai des scedulae, qui sont des textes brefs d’un ou quelques feuillets. « Cédule » ayant pris en français une acception juridique, je citerai le terme latin.

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LE VIRUS DE L’ERREUR

Ce fut donc un conflit long et violent : pour la première fois, on assiste à une bataille rangée de conciles carolingiens. Pourtant, les contemporains ont déjà entendu des voix discordantes au sujet de la prédestination. En 745, d’après Boniface, l’évêque irlandais Clemens affirme en Neustrie « des choses horribles » sur la prédestination de Dieu6. Le pape Hadrien, dans une lettre préservée par le Codex carolinus, rapporte que l’Église espagnole est agitée par la question de la prédestination à la vie et à la mort : il lui recommande l’enseignement augustinien de Fulgence de Ruspe7. On retrouve la même question dans des notes marginales wisigothiques, contemporaines de la controverse adoptianiste (années 790‑800), défendant la prédestination et la prescience divines8. De même, les évêques espagnols nomment en 793‑794 les sectateurs de Migetius Casiani, référence à l’un des opposants à la doctrine augustinienne de la grâce, Jean Cassien9 ; encore en 839, ces Casiani sont dénoncés par le concile de Cordoue10. Dans l’espace franc, Humbert de Würzburg consulte Raban Maur vers 840 au sujet de la prédestination, inquiet de savoir si l’heure de la mort est prévue par Dieu11. Bien plus : la thèse augustinienne de la prédestination au châtiment, bientôt défendue Gottschalk, est déjà prêchée dans le Liber exhortationis de Paulin d’Aquilée à Eric de Frioul, monument de la pastorale laïque carolingienne12. Comme nous le verrons, Gottschalk, surnommé « Fulgence », était sûrement réputé pour son zèle augustinien dans sa jeunesse, deux décennies avant la controverse (cf. chap. 2). Pour quelle raison celle-ci a-t-elle donc éclaté ? Les débats sur la prédestination prennent place au terme du cycle de la renaissance carolingienne, marquée en tous points par le problème de l’hérésie. Sa première étape, sous Pépin le Bref, se caractérise par la réforme bonifacienne, les débuts de l’unification liturgique et l’élimination de chefs charismatiques comme les évêques Aldebert et Clemens13. La deuxième étape est celle des hérésies extérieures : l’iconoclasme byzantin et l’adoptianisme espagnol, qui permettent à

6  Correspondance de Boniface et Lull, lettre n° 59 ; MGH Ep. 3, p. 318. 7  Codex carolinus, lettre n° 95 : ibid., p. 642. 8  D. de Bruyne, « Un document de la controverse adoptianiste en Espagne vers l’an 800 », dans Revue d’histoire ecclésiastique, 27, 1931, p. 307‑312. 9 MGH Conc. II, 1, p. 118 : Migetio, Casianorum et Sabellianorum magistro… 10  CSM 1, p.  135‑136. Cf.  J.  F. Rivera Recio, « Doctrina trinitaria en el ambiente heterodoxo del primer siglo mozarabe », dans Revista española de teologia, 4, 1944, p.  193‑210, p.  197‑200 ; Gumerlock, « Predestination before Gottschalk », p. 319‑337. 11 MGH Ep. 5, p. 517‑533. 12  PL  99, col.  262  (c.  56) : Si enim tardaverimus, timeamus ne inferat nobis iram suam, quia quosdam quidem praedestinavit ad supplicium… 13  Cf. M. Innes, « Immunes from heresy : defining the boundaries of Carolingian Christianity », dans Frankland. The Franks and the World of the Early Middle Ages, essays in honour of Dame Jinty Nelson, p. Fouracre et D. Ganz éd., Manchester, 2008, p. 101‑125.

Introduction

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Charlemagne d’imposer la cour franque comme pôle de référence de l’orthodoxie occidentale14. L’adoptianisme prend, dans la Septimanie récemment conquise, les dimensions d’une hérésie populaire, réduite par une vaste campagne de prédication en 799. Avec le règne de Louis le Pieux apparaissent des polémiques internes au monde franc. Ces crises ont un caractère local, avec, à Turin dans les années 820, l’iconoclasme de Claude et, à Lyon en 835‑838, la réforme liturgique d’Amalaire, finalement victime d’une longue campagne d’accusations menée par le diacre Florus15. Ces questionnements se poursuivent dans la décennie 840, sans procès ni condamnation, au sujet de l’Eucharistie, de la conception virginale, de la prescience divine16. Dans ce contexte éclot la controverse sur la double prédestination, contemporaine de débats sur la nature de l’âme, la Trinité et la vision béatifique. Cette vague de débats s’interrompt dans les années 860, avec les derniers feux de la renaissance carolingienne. La controverse sur la prédestination s’inscrit donc dans une phase d’accélération du questionnement doctrinal, contemporaine de la troisième génération carolingienne, celle de la pleine maturité de la renaissance des lettres. Elle se distingue par une vie intellectuelle moins centralisée, moins contrôlée, disséminée dans plusieurs centres réputés (Corbie, Auxerre, Lyon, Laon…), auprès d’érudits de renom (Prudence de Troyes, Loup de Ferrières, Sedulius Scottus…)17 ; une génération de grande qualité, couronnée par le génie de Jean Scot Erigène, et qui n’est dépassée qu’à la toute fin du XIe siècle. Des débats qui l’environnent, la controverse se démarque pourtant. D’abord, par sa durée : de 840 à 866, voire 880 si l’on tient compte de la Vita Remigi d’Hincmar (cf. chap. 1). Ensuite, par son ampleur géographique : la prédestination est débattue dans la Francie occidentale, le Frioul, la région de Mayence et la Lotharingie, c’est-à-dire la quasi-totalité du monde franc. Elle se démarque aussi par son intensité. La longueur des traités (plus d’une vingtaine) et le nombre des conciles (neuf ) qui la concernent sont sans équivalent18. Le pape intervient deux, peut-être trois fois, en 859, 864 et 866. La violence de la querelle est inédite : Gottschalk 14 Pour l’adoptianisme, se référer dorénavant à F.  Close, Uniformiser la foi pour unifier l’empire. Contribution à l’histoire de la pensée politico-théologique de Charlemagne, Bruxelles, 2011 (Mémoire de la Classe des Lettres de l’Académie Royale de Belgique, 59) ; et pour l’iconoclasme, à T. Noble, Images, Iconoclasm and the Carolingians, Philadelphie, 2009. 15  Sur Claude de Turin, voir P. Boulhol, Claude de Turin, un évêque iconoclaste dans l’occident carolingien, Paris 2002 (Collection des études augustiniennes, série moyen âge et temps modernes 38) ; sur Amalaire, Zechiel-Eckes, Florus, p. 21‑76. 16 Cf. Bouhot, Ratramne. 17  Au sujet de ces générations intellectuelles, voir Flasch, Introduction, p. 33‑34. 18  Mayence en 848, Quierzy et Paris en 849, encore Quierzy en 853, Valence en 855, Langres et Savonnières en 859, peut-être Tusey en 860, Metz en 863.

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est fouetté publiquement à deux reprises avant d’être excommunié ; le concile de Quierzy de 853 est condamné par ceux de Valence et Langres, avec le traité de Jean Scot. On s’invective entre confrères. La crise est grave et dépasse ce que le monde franc avait connu. Elle devrait représenter la controverse carolingienne par excellence. Or, ce n’est pas le cas, à l’observer par la lorgnette des synthèses transversales et des histoires générales. Il ne se trouve que des spécialistes de la vie intellectuelle pour lui rendre justice19. On lui préfère, bien souvent, l’adoptianisme ou l’iconoclasme pour leur impact politique, ou bien l’élimination d’Aldebert pour ses aspects folkloriques. Comment en est-on arrivé à ce résultat ? Comment les enjeux de la controverse sont-ils devenus illisibles pour une historiographie non archispécialisée ? On invoquera deux causes évidentes : la segmentation et la technicité. Contrairement à Aldebert et Clemens, qui évoquent les hérésies populaires ultérieures ; à l’iconoclasme, qui se situe d’emblée sur le terrain des pratiques ; à l’adoptianisme, qui a une dimension politique et culturelle, la controverse sur la prédestination semble coupée de tout contexte. Point d’intrigues byzantines, point d’icônes à renverser, point de chefs charismatiques vendant leurs pelures d’ongles comme reliques20. La prédestination semble sans intérêt historique. À cela s’ajoute la technicité du sujet. Les rapports réciproques entre grâce et librearbitre ne sont pas chose facile à définir. Les mieux à même de le comprendre devraient être les théologiens : une historiographie foisonnante montre qu’ils sont en total désaccord sur ce qu’ont vraiment enseigné Gottschalk ou Hincmar. Comment trancher ce nœud gordien, en décrivant les enjeux politiques et sociaux de l’affaire ? Avant de se lancer cette gageure, il faut prendre deux saines précautions. Premièrement, savoir de quoi l’on parle, en resituant le problème de la double prédestination dans son contexte culturel, c’est-à-dire la réception de l’augustinisme du Ve au IXe siècle et les apories que ce système avait laissées derrière lui. Deuxièmement, remonter aux sources de la tendance historiographique qui semble avoir banni la controverse du champ historique, en observant comment théologie et histoire ont dialogué, de l’apparition de la controverse comme champ historiographique au XVIIe siècle jusqu’à nos jours. 19 P.  Riché, « Le christianisme dans l’Occident carolingien », dans Évêques, moines et empereurs (610‑1054), G. Dagron, P. Riché et A. Vauchez (dir.), Paris, 1983 (Histoire du christianisme, J.-M. Mayeur, C. et L. Pietri, A. Vauchez et M. Vénard dir., t. 4), p. 683‑766 (752‑753). 20  Ce dernier trait se rapporte à Aldebert : MGH Ep. 3, p. 318.

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Les impasses de l’augustinisme Sans nul doute, l’Occident contemporain, sécularisé, partage en majorité le scepticisme d’un Diderot vis-à-vis de la notion d’une volonté toute-puissante gouvernant le monde, « un sujet dont on a tant parlé, tant écrit depuis deux mille ans, sans en être d’un pas plus avancé »21. La révolution scientifique semble avoir dépouillé l’univers de la mystérieuse volonté qui le faisait fonctionner, suivant le « désenchantement du monde » de Max Weber. La notion d’Intelligent design, défendue avec pertes et fracas par le cardinal Schönborn en 2005, apparaît comme l’ultime tentative d’articuler la théorie de l’évolution avec le dessein préalable de Dieu, c’est-à-dire la prédestination, et d’animer le réel avec du surnaturel22. Cette perspective aujourd’hui repoussée dominait la société du haut Moyen Âge. Pour Loup de Ferrières, l’intelligence la plus simple discerne, à la vue d’un monde organisé, la main du Créateur23. Lorsque le jeune Augustin cherche à se représenter l’immanence de Dieu, il imagine le monde comme « une éponge imbibée, en toutes ses parties, de l’immense mer »24. La question de la prédestination, pour les Carolingiens, met en jeu l’omniprésence divine, immédiatement perceptible, et exige une définition précise. Ils la cherchent dans la controverse qui oppose Augustin et ses partisans aux Pélagiens, en 411‑418, et aux « Semi-pélagiens », de la fin de sa vie au concile d’Orange de 529 : les traités, lettres et actes conciliaires de la controverse antique fournissent à sa réplique carolingienne autorités, arguments et citations25. 21  Jacques le fataliste et son maître, Paris, 1972, p. 9. 22  « Finding Design in Nature », dans New York Times, 7 juillet 2005. 23  Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 53. 24 Augustin, Confessions, VII, 5, 7 ; P. de Labriolle trad., Paris, 1950, p. 152. 25  Au sujet de la doctrine augustinienne de la prédestination, voir d’abord l’Augustinus-Lexikon III (2010), col.  182‑242 (V.  H. Drecoll, article « Gratia ») et 605‑610 (T.  G. Ring, article « Initium fidei ») : le volume IV, qui devra contenir l’article « Praedestinatio », n’est pas encore paru ; voir aussi Augustine through the Ages. An Encyclopedia, A. D. Fitzgerald (éd.), Grand Rapids, 1999, p. 391‑398 ( J. Patout Burns, article « Grace ») et p. 677‑679 (M. Lamberigts, article « Predestination »). Voir ensuite les introductions suivantes à l’augustinisme : Augustin Handbuch, V. H. Drecoll (éd.), Tübingen, 2007 ; A  Companion to Augustine, M. Vessey (éd.), Oxford, 2012 ; on peut encore consulter A Companion to the Study of Augustine, R. Battenhouse (éd.), New York, 1955. Pour un recueil bibliographique, cf.  W. Geerlings, Augustinus. Leben und Werk. Eine bibliographische Einführung, Paderborn, 2002 (pour les écrits anti-pélagiens, p. 99‑122). Au sujet l’abondante prodution bibliographique sur la grâce et la prédestination, voir G. Nygren, Das Prädestinationsproblem in der Theologie Augustins, Göttingen, 1956 ; J. Chéné, La théologie de saint Augustin. Grâce et prédestination, Lyon, 1962 ; G. Bonner, « Augustine and Modern Research on Pelagianism », dans The Saint Augustine Lecture 1970, Villanova, Pa., 1972, p. 1‑82 (repr. in God’s Decree and Man’s Destiny, Studies on the Thought of Augustine of Hippo, Variorum, Londres, 1987 (qui est un utile commentaire historiographique sur le pélagianisme) ; J. Patout Burns, The Development of Augustine’s Doctrine of Operative Grace, Paris, 1980 (Collection des Études Augustiniennes, série Antiquité, 82) ; G. Madec, « Du libre-arbitre à la grâce de Dieu », dans Lectures augustiniennes, Paris, 2001 (Collection des Études Augustiniennes, série Antiquité, 168), p.  241‑255 ; P.  Brown, La vie de saint Augustin, trad. J.-H. Marrou, Paris, 2001 (1e éd : Augustine of Hippo. A  Biography, Londres,

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La doctrine augustinienne de la prédestination a pu être qualifiée de « dynamite théologique »26. Le terme même de prédestination, qui fait résonner dans l’imaginaire ceux de fatalité, de déterminisme et de destin, n’est, dans la pensée augustinienne, que la transcription de main d’homme d’une temporalité divine – qu’Augustin a en grande partie forgée – dans une temporalité terrestre : Dieu, expose Augustin dans plusieurs textes fondamentaux, ne se situe pas dans le temps mondain, fait d’un mouvement constituant un avant et un après, mais dans un éternel présent, sans mouvement, car il est immuable27. Dans une logique de participation néo-platonicienne, les événements tirent leur existence de la volonté de Dieu : ils ne font que se manifester dans le temps28. Comme l’écrit Augustin : voluntas Dei est necessitas rerum, ce qui inspira à Ronald Firbank le mot suivant : « The world is so dreadfully managed, one hardly knows to whom to complain »29. La doctrine de la double prédestination ne pose donc pas d’abord aux anciens un problème temporel, celui que les philosophes appellent la nécessité accidentelle du passé30 : Augustin lui-même, dans les Quaestiones ad Simplicianum, explique qu’on ne devrait pas parler de prescience mais de science divine, car Dieu n’est pas situé dans le temps31. Le véritable problème réside dans les rapports qu’entre-

1967), p.  443‑536 ; A.-I. Bouton-Touloubic, L’ordre caché : le concept d’ordre chez saint Augustin, Paris, 2004 (Collection des Études Augustiniennes, Série Antiquité, 174), p. 373‑429 ; G. Bonner, Freedom and Necessity. St. Augustine’s Teaching on Divine Power and Human Freedom, Washington, 2007. Au sujet de la controverse « semi-pélagienne », voir en dernier lieu R. H. Weaver, Divine Grace and Human Agency, A Study of the Semi-Pelagian Controversy, Macon, Ga., 1996 (North American Patristic Society Patristic Monograph Series, 15) et D. Ogliari, Gratia et Certamen : The Relationship between Grace and Free Will in the Discussion of Augustine with the So-called Semipelagians, Louvain, 2003 (Bibliotheca ephemeridum Theologicarum Lovaniensium, 169). 26  J. Wetzel, « Snares of truth : Augustine on free will and predestination », dans Augustine and his critics, R. Odaro et G. Lawless (éd.), Londres, 2000, p. 124‑141, p. 124. 27  Au sujet de la temporalité augustinienne, voir l’ouvrage fondamental de K. Flasch, Was ist Zeit ? Augustinus von Hippo, das XI. Buch der Confessiones : historisch-philosophische Studie, Francfort/Main, 1993, ainsi que Böhm, Temporalité et Marenbon, Le temps (qui parle exclusivement de la « solution boécienne », mais cette dernière ne peut être comprise que dans le cadre de la temporalité augustinienne). Les textes augustiniens qui exposent sa conception du temps sont les livres XI-XIII des Confessions, le De Genesi ad litteram, livres I-V, et le De civitate Dei, livres XI-XIV. 28 Flasch, ibid., p. 210‑211. Au sujet de la notion de participation chez Augustin, voir Bonner, Freedom and necessity, op. cit., p. 29‑33. 29 Augustin, De Genesi ad Litteram, VI, 15, 26 (cité par Flasch, ibid., p. 102) ; Firbank est cité par Bonner, ibid., p. 22. 30  Cf. pour un exposé récent de ces enjeux, Marenbon, Le temps, p. 20‑22. La nécessité accidentelle du passé désigne le fait qu’un événement passé est nécessaire (en d’autres termes, on ne peut le défaire). Or, si Dieu a su hier ce que je ferai demain, sa connaissance du futur étant passée et nécessaire, ce que je ferai demain arrivera nécessairement. Il sera question de ce problème de temporalité au chapitre 6. 31  De diversis quaestionibus ad Simplicianum, II, 2, 2 : Quid est enim praescientia nisi scientia futurorum ? Quid autem futurum est Deo, qui omnia tempora supergreditur ? Si enim scientia Dei res ipsas habet, non sunt ei futurae sed praesentes ; ac per hoc non iam praescientia sed tantum scientia dici potest.

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tiennent les volontés divine et humaine, et les rôles respectifs qu’il faut attribuer au libre-arbitre et à la grâce dans la perspective du salut. La prédestination n’est jamais, écrit Augustin, que « la préparation de la grâce, alors que la grâce est la donation elle-même »32. La question porte techniquement sur l’économie de la grâce et non sur un problème temporel. Les Pélagiens prêchent un libre-arbitre capable, à chaque instant, de se tourner vers le bien ou le mal. Pour Pélage, la justice divine n’est pas différente de celle des hommes : un péché ne peut être jugé répréhensible que si l’on a pu ne pas le commettre33. La grâce consiste donc dans le don de ce libre-arbitre et le pardon des péchés passés. L’anthropologie pélagienne qui, comme l’a montré Jean-Marie Salamito, penche pour une virtuosité morale appropriée aux milieux aristocratiques, s’est d’abord manifestée comme un anti-augustinisme, en réaction à une phrase des Confessions entendue par Pélage en lecture publique à Rome, en 404‑405, où Augustin manifestait la toute-puissance de la grâce et la « spiritualité de la dépendance » humaine : da quod iubes et iube quod vis (X, 29, 40)34. Augustin, dont la pensée domine l’Occident chrétien jusqu’à l’âge scolastique, est le penseur de la toute-puissance divine. Sa doctrine de la grâce se développe dans le sillage de sa conversion et de la rédaction des Confessions où il avait fait l’expérience de sa propre passivité et de l’irrésistible action divine35. Au cœur de cette pensée, il y a plusieurs principes : l’homme, après la chute, est incapable du moindre bien, et donc du salut, sans la grâce ; la grâce n’est pas donnée par Dieu en fonction de la prévision des mérites, mais gratuitement et de sa propre initiative (ce que l’on appelle plus tard la prédestination ante praevisa merita) ; ceux à qui cette grâce n’est pas donnée sont néanmoins responsables de leur propre damnation, en vertu de l’action de leur libre-arbitre d’une part, de la culpabilité du genre humain héritée d’Adam d’autre part36.

32  De praedestinatione sanctorum 10, 19 : Inter gratiam porro et praedestinationem hoc tantum interest, quod praedestinatio est gratiae praeparatio, gratia vero iam ipsa donatio. 33  G. de Plinval, Pélage, ses écrits, sa vie, sa réforme, Lausanne, 1943 : cf. De perfectione iustitiae hominis, II, 2. 34  De dono perseverantiae, 20, 53. 35 Bouton-Touloubic, Ordre caché, op. cit., p. 407‑408 ; Bonner, Freedom and necessity, op. cit., p. 17 ; Pezé, « Les émotions et le moi… ». 36  La notion de culpabilité universelle ne se comprend qu’à l’aune de l’hyperréalisme augustinien. Pour Augustin, Adam est, comme un universel, une essence de laquelle participent tous les hommes : seule cette participation ontologique de toute l’humanité à Adam explique que la faute d’Adam se répercute sur tous les hommes (cf. Marenbon, From the circle of Alcuin, p. 67‑87 ; Bonner, ibid., p. 72‑73).

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Cette théologie, dont la dureté choque aujourd’hui comme elle a choqué un Julien d’Éclane37, s’explique par plusieurs priorités d’Augustin. D’une part, ne pas faire de Dieu l’origine du mal (d’où la formalisation de la doctrine du péché originel)38 ; d’autre part, préserver le rôle décisif du Christ dans le salut, de crainte, si l’homme restait libre de se sauver, que la Croix ne soit vaine et que l’homme ne s’enorgueillisse ; enfin, faire de Dieu le maître immuable de l’histoire, auteur du bien et ordonnateur du mal39. La double prédestination, qui est une doctrine toute augustinienne40, prend alors sens : il s’agit de l’organisation, de toute éternité, du salut de ceux à qui Dieu accorde sa grâce, et de la damnation de ceux à qui il la refuse. Mais il faut garder à l’esprit que cette prédestination, consécutive, n’est pas le cœur de la doctrine augustinienne, dont la prédestination finale des élus à la grâce et au salut occupe la place centrale. Augustin, qui avait tenu, dans sa jeunesse, des thèses plus libérales en faveur du libre-arbitre, est conscient que son enseignement, à partir du tournant des Questiones ad Simplicianum en 397, l’affaiblit au bénéfice de la grâce. Il écrit luimême, dans les Retractationes de l’Ad Simplicianum, « j’ai fait des efforts pour résoudre cette question en faveur du libre-arbitre de la volonté humaine, mais c’est la grâce de Dieu qui a vaincu » : vicit Dei gratia41. Comme l’a commenté Odilon Rottmanner, « toutes les tentatives de concilier le concept de liberté avec la théorie de la grâce d’Augustin ont échoué et échoueront »42. Dès lors, l’immense difficulté de l’augustinisme est d’offrir une cohésion de façade. Les réprouvés ne sont eux-mêmes responsables de leur damnation qu’au prix d’un artifice consistant à les rendre coupables ipso facto, en Adam. Mais le libre-arbitre 37 Bonner, ibid., p. 20, parle de « terrifying theology ». En Orient, ces controverses ont été quasiment ignorées ; le péché originel n’a pas pris racine dans la patristique grecque, résolument plus optimiste que la tradition latine (ibid., p. 9 et 63). 38  Madec, « Du libre-arbitre à la grâce de Dieu », op. cit., p. 241‑242 (qui rappelle que pour Augustin, ancien manichéen, l’origine du mal est une question fondamentale ; ironiquement, Julien d’Éclane l’accuse de manichéisme, en raison sa doctrine de la double prédestination) ; Bonner, ibid., p. 22. 39 Flasch, Was ist Zeit, op.  cit., p.  107‑108 ; Bouton-Touloubic, L’ordre caché, op.  cit., p.  394 ; Bonner, Freedom and necessity, op. cit., p. 5 et 35‑38 (cf. De ordine 1, 1, 2). Le tout premier traité d’Augustin, perdu, avait été le De pulchro et apto, consacré à l’ordonnancement harmonieux du monde (Confessions, IV, 15, 27). Gerald Bonner insiste à juste titre sur le caractère esthétique de la cosmologie augustinienne. 40  Contrairement, entre autre, à Devisse, Hincmar, p. 256 et 358. 41  Retractationes, II, 1, 1 : In cuius quaestionis solutione laboratum est quidem pro libero arbitrio voluntatis humanae, sed vicit Dei gratia. Cf. Flasch, « Freiheit des Willens », p. 25 ; Bonner, Freedom and necessity, p. 43. Dans une thèse célèbre, Peter Brown estime que ce tournant « sombre » d’Augustin s’explique par son accession à l’épiscopat et sa confrontation à une pastorale de masse (La vie de saint Augustin, op. cit., p. 290). 42  Cité par Flasch, ibid., p. 26 (Geistesfrüchte aus der Klosterzelle, Munich, 1908, en particulier p. 11‑32). C’est aussi ce qu’écrit J. B. Mozley, A Treatise on the Augustinian Doctrine of Predestination, Londres, 1883, p. 27 : « The two ideas of the Divine Power and freewill are, in short, two great tendencies of thought inherent in our minds, which contradict each other, and can never be united or brought to a common goal ».

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comme faculté de choisir le bien, garant d’une justice divine analogue à la justice terrestre, est sacrifié43. En définitive, la doctrine augustinienne de la prédestination repose sur des contradictions bien observées44. Augustin y parait en citant saint Paul : tu qui es qui respondeas Deo (Rm 9, 20) ?45 Pour lui, le primat de la grâce et l’existence du librearbitre sont des réalités révélées et il faut les accepter, purement et simplement. Comme il l’écrit à Valentin dans la lettre 214, la seule chose à faire est de prier Dieu de nous faire comprendre ce mystère46. Voilà donc le premier écueil du sujet : sa technicité. Encore aujourd’hui, l’augustinisme est un champ de recherche foisonnant et riche en discussions. Il en allait de même au IXe siècle, qui considérait de surcroît Augustin comme l’autorité suprême. La combinaison d’une autorité indépassable et d’une question non résolue ouvre grand la voie à la controverse. Nous devons être pleinement conscients que les experts francs sont en quête d’une impossible synthèse. Or, tout l’intérêt du sujet est là. L’insolubilité théologique de la question de la grâce et du librearbitre permet au questionnement de s’élargir à des enjeux sociaux et politiques. Puisqu’il existe une marge d’interprétation, en fonction de quels déterminismes, de quels intérêts plus ou moins avoués se forgent les opinions ? Qu’est-ce qui pousse les théologiens du côté de la double prédestination ou du côté de la prédestination simple ? Ainsi devrait se dissiper le second écueil du sujet : la segmentation. Auparavant il faut se demander, d’une part, comment cette segmentation s’est imposée, et d’autre part, comment l’historiographie a interprété le débat carolingien sur la doctrine augustinienne de la grâce. Alors, nous pourrons orienter nos réflexions sur des bases solides.

43 Cf. Flasch, ibid., p. 19, où l’opposition entre prohairesis (liberté comme choix entre deux contraires) et eleutheria (liberté comme absence de mal) est mise en valeur ; Bonner, Freedom and necessity, p. 66‑80 et 90. Augustin répond sur ce point à Julien d’Éclane que la justice divine n’a pas les mêmes standards que la justice terrestre (Opus imperfectum 3, 7). 44 J. Lebourlier, « Grâce et liberté » (voir, en écho, Chéné-Thonnard, « Notes complémentaires, op. cit., p. 781‑783 et 787‑799) ; K. Flasch, « Le conflit d’Augustin », dans Saint Augustin, P. Ranson (éd.), Lausanne, 1988 (Les dossiers H), p. 40‑51 ; Bonner, Freedom and necessity, op. cit., p. 14 ; p. 79 : l’auteur montre que saint Augustin n’applique pas ses principes théoriques à sa pastorale, notamment lorsqu’il prêche les bonnes oeuvres à des catéchumènes, que leur statut de non-baptisés rend a priori incapables de tout bien (cf. De fide et operibus, 6, 8). 45  Quaestiones ad Simplicianum I, 2, 16‑18 ; De correptione et gratia, 8, 17 ; De dono perseverantiae 8, 17 ; 12, 30 ; 14, 37 ; De praedestinatione sanctorum, 8, 14 ; 8, 16 ; 15, 30 ; Enchiridion, § 99 ; Opus imperfectum, I, 48… 46  Ep. 214, 7.

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Historiographie Le legs de l’érudition moderne L’historiographie de la controverse naît véritablement au XVIIe siècle. Elle est le produit d’une érudition engagée dans des luttes confessionnelles : catholicisme et protestantisme, molinisme et jansénisme… Le rappel de ces débats pourrait être laissé aux modernistes si ceux-ci ne montraient pas que les schémas interprétatifs de l’historiographie contemporaine sont les héritiers de ceux de l’historiographie moderne. Celle-ci, quoiqu’érudite et minutieuse, est profondément polémique. On se surprend à découvrir qu’un propos biaisé s’est transmis jusqu’à nos jours par une longue généalogie scientifique. Par ailleurs, s’il est vrai que la controverse, objet d’un formidable intérêt au XVIIe siècle, est devenue illisible, il faut en retrouver la cause, là encore, dans des malentendus historiographiques. En suivant les jalons posés par les travaux de Jean-Louis Quantin pour ce qui concerne le XVIIe siècle, j’ai entrepris ailleurs la description exhaustive de cette historiographie : on se contentera ici d’en rappeler l’essentiel, en détaillant seulement les travaux récents47. Tout au long du Moyen Âge, la controverse, mentionnée par quelques chroniques, est dominée par la condamnation de Gottschalk à Mayence en 848 : c’est encore le cas dans la Chronique de Hirsau de Johannes Trithemius (1462‑1516)48. L’effort de documentation, encore balbutiant dans la seconde moitié du XVIe siècle, ne se concrétise qu’à la faveur des débuts de la querelle janséniste dans la première moitié du XVIIe siècle. Alors sont publiés les principaux textes de la controverse par des érudits tantôt jésuites ( Jacques Sirmond, Louis Cellot), tantôt aux sympathies jansénistes ou protestantes ( James Ussher, Gilbert Mauguin) ; pendant plusieurs décennies, Gottschalk et ses émules sont l’objet d’un débat qui captive un monde savant fortement confessionnalisé. Bien des grands noms de l’érudition moderne : Jean Mabillon, Noël Alexandre, Jacques Basnage, Claude Fleury ou l’abbé de Choisy ont consacré essais ou chapitres d’histoire de l’Église à la controverse. Le legs de l’érudition moderne est considérable. Ces travaux ont porté les connaissances factuelles à un point qui n’a que peu évolué par la suite : on est encore tributaire des éditions d’Hincmar par Sirmond ou de Prudence par Mauguin. 47  Voir les actes du colloque La controverse carolingienne sur la double prédestination : histoire, textes, manuscrits (Paris, 11‑12 octobre 2013) organisé par Pierre Chambert-Protat, Jérémy Delmulle, Warren Pezé et Jeremy C. Thompson, à paraître dans la collection HAMA ; du reste, voir surtout Quantin, « Histoires de la grâce ». 48 Trithemius, Annales de Hirsau, ed. Saint-Gall, 1690, p. 20 et 21.

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Mais l’érudition moderne est encastrée dans un contexte polémique qui biaise ses résultats. Il importait aux Mauguin et aux Cellot de voir dans Gottschalk, Prudence et Hincmar les précurseurs et les antagonistes de Jansénius : pour ces érudits catholiques, qu’ils soient strictement augustiniens ou non, le magistère (évêques, conciles, papes) avait déjà tranché le conflit janséniste et il incombait à l’enquête historique de le prouver ; il fallait, comme le résume Quantin, « transformer des questions de droit en des questions de fait »49. On identifie alors plusieurs schémas interprétatifs qui se sont perpétués, par inertie historiographique, jusqu’à nos jours. Les deux pôles magnétiques des érudits modernes sont, d’une part, les conciles carolingiens relatifs à la controverse – et ils ne tardent pas à s’apercevoir qu’ils se contredisent –, d’autre part l’autorité d’Augustin à l’aune de laquelle l’orthodoxie doit toujours être jugée – ce qui impose quelques acrobaties aux tenants du molinisme. On voit émerger d’abord la « ligne Mauguin », du nom du sympathisant de Port-Royal dont la somme sur la controverse représente les loci communes du sujet jusqu’au XIXe siècle50. Mauguin distingue d’un côté des augustiniens (Gottschalk, Loup, Prudence, Ratramne…), de l’autre des semi-pélagiens (Hincmar, Raban) : Gottschalk est blanchi de toute accusation d’hérésie. Les conciles qui le condamnent (Mayence en 848, Quierzy en 849 et 853) sont révoqués au motif de prétendues irrégularités51. Voilà réglés les problèmes de l’augustinisme d’une part, du magistère de l’autre. La « ligne Cellot », en référence au contre-feu publié par le jésuite Louis Cellot en 1655 en réponse à Mauguin, est embarrassée d’un côté par le fait que les adversaires de leurs champions Hincmar et Raban (Prudence, Ratramne, etc.) sont d’un augustinisme irréprochable, d’un autre côté, par le fait que le concile de Valence de 855, qui condamne le concile de Quierzy de 853, ne prête aucune prise aux soupçons d’irrégularité. La seule position de repli possible est celle du « grand malentendu », de la « querelle de mots », du « dialogue de sourds » : les évêques de Valence ont formulé des définitions parfaitement justes mais n’ont pas bien compris le concile de 853, d’où la condamnation ; fondamentalement, Hincmar et ses adversaires sont profondément d’accord ; seul Gottschalk, en professant une prétendue prédestination au péché, est hérétique dans cette affaire ; on retrouve

49  Quantin, « Histoires de la grâce », p. 327. 50  G. Mauguin, Veterum auctorum qui IX saeculo de praedestinatione et gratia scripserunt opera et fragmenta plurima nunc primum in lucem edita, et Vindiciarum Praedestinationis et Gratiae tomus posterior, Paris 1650 (t. I, 1 ; I, 2 ; II). 51  On retrouve la même thèse dans Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben », p. 6‑7.

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cette thèse chez les biographes d’Hincmar, Schrörs et Devisse52. Pour Cellot, la lettre synodale de Tusey de 860 consacre la victoire d’Hincmar. Ce dernier point est capital ; aux érudits catholiques des deux bords, il fallait un « point final » signalant la victoire du magistère ; ce fut le concile de Tusey, dans lequel aussi bien Mauguin que Cellot ont vu une victoire de leur camp… Tusey, avec ses quelques pages d’histoire du salut où trop d’historiens ont cru reconnaître une formule de concorde, devient ainsi le concile d’Orange carolingien, voire un tournant semipélagien de l’Église catholique aux conséquences incalculables53. Enfin, on rencontre, du côté de ceux (notamment les mauristes) dont les sympathies jansénistes sont tempérées par la répression royale, la « ligne Mabillon » - du nom de son plus illustre représentant54. Autant la « ligne Cellot » poussait le dénigrement de Gottschalk jusqu’à l’insulte (il était en effet le bouc-émissaire unique de l’affaire), autant la « ligne Mauguin » en faisait un martyr, autant la « ligne Mabillon » dissocie la doctrine du moine, augustinienne et justifiable, de son indiscipline et de son orgueil injustifiables. Quand bien même il avait raison en tout point, le moine saxon aurait dû se retenir de prêcher sa sulfureuse doctrine, de crainte de faire scandale parmi les ouailles, comme Augustin l’avait déjà prescrit. Il y a là une parenté nette avec une autre ligne interprétative qui émerge explicitement au XIXe siècle, notamment sous la plume d’Adolf von Harnack : celle des « conséquences cachées ». Gottschalk, en vrai précurseur de la Réforme, aurait été condamné car il tirait de la double prédestination toutes ses conséquences éthiques, ce dont se gardaient bien les Ratramne et autre Florus55. 52 Schrörs, Hinkmar, p. 148 ; Devisse, Hincmar, p. 271 et 275. 53 Amann, L’Église carolingienne, p.  342 ; Devisse, Hincmar, p.  273 ; Ganz, « Theology », p.  772‑773. Sur le « tournant semi-pélagien » de l’Église, voir G.  F.  Wiggers, « Schicksale der augustinischen Anthropologie von der Verdammung des Semipelagionismus auf dem Synoden zu Orange und Valence 529 biz zur Reaction des Mönchs Gottschalk für den Augustinismus. V : Der Mönch Gottschalk », dans Zeitschrift für die historische Theologie 29, 1859, p. 471‑594 ; C. von Noorden, Hinkmar, Erzbischof von Rheims. Ein beitrag zur Staats- und Kirchengeschichte des westfränkischen Reiches in der zweiten Hälfte des neunten Jahrhunderts, Bonn, 1863, p.  97 ; A. von Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, III, Tübingen, 1894 (1e éd. : 1886), p. 277 ; H. Hanko, « Rabanus and the Victory of Semi-Pelagianism », dans Contending for the faith : the rise of heresy and the development of truth, Jenison, MI, 2010 (http://standardbearer.rfpa.org/articles/rabanus-and-victory-semi-pelagianism-2). Mais d’autres pages de Devisse sont plus lucides sur le statu quo de Tusey (op. cit., p. 277) ; voir aussi Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 125 ou Schrörs, Hinkmar, p. 149. 54  Voir d’une part J. Mabillon, Acta sanctorum ordinis S. Benedicti, 1680, p. lxxii-lxxiii ; d’autre part id., Annales Ordinis sancti Benedicti, vol. 2 (701‑849), Lucques, 1739 (1e ed. 1704), p. 487‑488. 55 Harnack, Lehrbuch, op. cit., p. 274 ; Noorden, Hinkmar, op. cit., p. 96‑97 ; Gaudard, Gottschalk, p. 58. On verra plus loin que cette démarche inspirait récemment Gangolf Schrimpf.  On retrouve les mots mêmes de Mabillon dans H. Norisius, « Historiae Gothescalcanae synopsis », dans Historia rei literariae ordinis s. Benedicti in IV. partes distributa, M. Ziegelbauer et O. Legipont (éd.), t.  3, Würzburg, 1754, p. 105‑126 (p. 126) et V. Borrasch, Der Mönch Gottschalk von Orbais. Sein Leben und seine Lehre. Eine historisch-dogmatische Abhandlung, Thorn, 1868, p. 112‑113.

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Au XIXe siècle se produisent les deux derniers événements historiographiques qui ont pour notre sujet un impact interprétatif. Le premier est la controverse opposant August Friedrich Gfrörer (1803‑1861) à Woldemar Wenck (1819‑1905) en 1848‑1851. Dans notre perspective, rappelons seulement que dans son Histoire des Carolingiens orientaux et occidentaux, Gfrörer part du principe que la théologie carolingienne est ancrée dans le social et le politique56 : Gottschalk devient la figure de proue d’un mouvement contestataire de la « plèbe » monastique contestant le magistère de l’aristocratie épiscopale incarnée par Hincmar. Dans cette mesure, la controverse prédestinatienne est aussi liée aux fausses décrétales, au problème des prérogatives des chorévêques, à la question des biens d’églises… Ce paradigme de l’interconnexion des champs sociaux et du primat du socio-politique sur le spéculatif, mal défendu par un non-spécialiste, est vite réfuté par Wenck dans son Das fränkische Reich : il impose le paradigme inverse, à savoir que le champ théologique est strictement distinct des problématiques sociales et politiques57. Ce débat, vite oublié par les historiens postérieurs, semble avoir imposé un silence durable à la thèse que la controverse est solidaire des autres problématiques carolingiennes, comme les biens d’églises. Le second événement historiographique qu’il importe de citer est un article de Julius Weizsäcker (1828‑1889), lui aussi vite oublié, qui offrait pourtant une solution séduisante à l’impasse dans laquelle était restée la querelle savante au XVIIe siècle58 : si le concile de Tusey n’était pas un « point final », comment la controverse avait-elle pu s’achever ? Weizsäcker estime que du conflit a émergé un « augustinisme mitigé », à savoir que le parti augustinien a substitué à la prédestination des élus la prédestination des fidèles, donc de l’Église ; à ce prix, la doctrine de la double prédestination n’avait plus aucune conséquence sur l’institution ecclésiale, vidant de tout intérêt la vive polémique qui aura au moins permis de faire émerger ce point de convergence. On le voit, la seconde phase de développement de l’historiographie est marquée par la science allemande au XIXe siècle. Ernst Dümmler, Heinrich Schrörs, Ludwig Traube en sont les principaux jalons qui fixent un cadre événementiel consensuel59. Puis vient, avec l’essor de la paléographie, une série de découvertes qui injectent de nouvelles sources dans la discipline. Germain Morin découvre à 56 A. F. Gfrörer, Geschichte der ost- und westfränkischen Carolinger vom Tode Ludwigs des Frommen bis zum Ende Conrads I (840‑918), vol. 1, Fribourg, 1848, p. 210‑264. 57  W. B. Wenck, Das fränkische Reich nach dem Vertrage von Verdun (853‑861), Leipzig, 1851. 58  Weizsäcker, « Das Dogma von der göttlichen Vorherbesthimmung ». 59 Dümmler, Geschichte des ostfränkischen Reiches ; Ludwig Traube, dans MGH Poetae III, p. 707‑724 ; Schrörs, Der Streit et Hinkmar. Les points litigieux, hérités de l’érudition moderne, sont la datation du concile de Sens en 853 au lieu de 856, la confusion entre les conciles de Quierzy de 849 et 853, la datation de la consultation de Gottschalk sur la vision béatifique (généralement datée précocément à cause de la

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Bern un volume entier d’inédits de Gottschalk, s’ajoutant aux maigres confessiones et fragments édités au XVIIe siècle : on a maintenant la possibilité de confronter l’accusation et la défense. Cette découverte est complétée par d’autres inédits publiés par Wilhelm Gundlach, André Wilmart, Cyrille Lambot et Norbert Fickermann. Dans le même temps s’opère la révolution florienne qui reconnaît en Florus l’auteur de textes jadis attribués à Rémi de Lyon ou Ebbon de Grenoble60. Les manuscrits personnels de Florus, Loup, Ratramne, Hincmar et Prudence sont identifiés et étudiés61. On peut donc dire que le sujet a été renouvelé. Cela s’est accompagné d’un rafraîchissement d’une historiographie dominée jusque là par l’érudition confessionnelle de l’époque moderne. Nouveaux modèles interprétatifs L’historiographie récente, marquée par la sécularisation européenne, voit le sujet échapper aux théologiens et être, de plus en plus, un champ d’histoire sociale. Elle se caractérise par des modèles généraux, attentifs au temps long et aux données structurelles : l’entreprise de contextualisation politique de Gfrörer ne fait guère d’émules. L’historiographie se caractérise aussi par la diversité des modèles interprétatifs, dont on présente ici l’éventail pour en discuter les résultats. À une extrémité du spectre, la controverse est due à des causes socio-politiques. Pour Siegfried Epperlein, les clivages s’inscrivent entièrement dans le temps long de l’histoire carolingienne. La condamnation de Gottschalk aurait été la réaction de l’Église « féodale » à une doctrine individualiste ruinant le principe des bonnes œuvres sur lequel elle repose ; dans un second temps, deux partis se seraient opposés, au sein de cette église « féodale », entre partisans et adversaires politiques d’Hincmar62. Cette lecture inspirée du marxisme ramène, comme celle de Gfrörer, la controverse doctrinale au modèle de la « théologie-paravent » : le débat doctrinal cache des conflits d’autres natures. Mais la recherche récente, pour laquelle la littérature théologique représente la pensée politique d’une sociétéÉglise à part entière, va à contre-courant de ce modèle63. mention de Jonas, pris pour Jonas d’Orléans, mort en 844, dans le poème de Gottschalk Age quaeso perge Clio), l’interprétation du poème Velox Calliope (Gottschalk a-t-il fait un ou deux voyages en Italie ?). 60  Charlier, « Les manuscrits personnels ». 61 Pour Ratramne, Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance et Folliet, « Le plus ancien témoin » ; pour Hincmar, Devisse, Hincmar ; pour Florus, Zechiel-Eckes, Florus ; pour Prudence, Pezé, « Prudence » ; pour Loup, on attend l’édition imminente de sa correspondance par Michael I. Allen qui fera le point sur la question. 62 Epperlein, Herrschaft und Volk, p. 239‑240. 63  M. de Jong, « The Empire as Ecclesia », mais aussi ead., « Sacrum palatium » et « Ecclesia and the early medieval polity » ; un travail précurseur avait été réalisé par Marta Cristiani (« La notion de loi » et Dall’unanimitas all’universitas) au sujet de la valeur politique de la pensée de Jean Scot Erigène.

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La thèse d’Epperlein, reprise dans une optique moins matérialiste, a été défendue par Marta Cristiani ou Gangolf Schrimpf64. Eux aussi sont, d’une part, rétifs à la « ligne Cellot » de la « querelle de sourds » et, d’autre part, conscients que la violence des débats ne peut s’expliquer seulement par une prédestination abstraite. Aussi rejoignent-ils la ligne des « conséquences cachées », vue plus haut. Pour Cristiani, la doctrine de Gottschalk remet en cause la médiation ecclésiale, les sacrements et les bonnes œuvres. Ses adversaires l’ont perçu et ont rapidement éliminé Gottschalk65. Pour Schrimpf, l’intérêt essentiel de l’élite ecclésiastique est de stimuler la vie morale des ouailles ; mais sur quels fondements assurer cette vie morale ? La controverse sur la prédestination apparaît alors comme l’indispensable débat qui devait assurer à l’empire une théorie solide de la moralité66. La doctrine de Gottschalk fait de l’individu un simple objet moral, soumis à la puissance divine, mais encourage sa moralité, indispensable à la certitudo salutis de l’élu. La doctrine de Raban fait de l’individu un sujet moral autonome mais, de ce fait, stimule moins sa moralité. La thèse de Gottschalk, plus complète, remporte le suffrage de Ratramne, Loup, Prudence… Ainsi, la prédestination n’est que le prétexte à l’affrontement entre deux conceptions de la moralité. Les essais de Cristiani et Schrimpf ont la vertu de rechercher l’enjeu concret de la prédestination. L’intuition que Gottschalk menace l’édifice ecclésial et les bonnes œuvres est juste. Mais dans les deux cas, on a le sentiment d’un manque d’historicité. L’analyse de Schrimpf, fondée en grande partie sur la psychanalyse et la sociologie wébérienne, met en jeu des concepts particulièrement anachroniques. Schématiques, les doctrines « de Gottschalk » et « de Raban » ne sont pas articulées à l’augustinisme, ni différenciées de celles de Ratramne, Loup, etc. Le problème des « conséquences cachées » est qu’elles ne peuvent pas le rester : il faut prouver que les contemporains en avaient conscience ou non. À l’autre bout du spectre se situe l’interprétation culturaliste, déjà bien présente du temps des mauristes67. La doctrine chrétienne est, pour faire simple, un vaste corpus de textes plus ou moins bien maîtrisé. Selon leur accès audit corpus et leur compréhension en particulier de saint Augustin, les clercs s’opposent ou se

64 Cristiani, Dall’unanimitas all’universitas ; Schrimpf, « Die ethischen Implikationen » et « Hraban und der Prädestinationsstreit ». 65  C’est aussi ce qu’écrit Devisse : Gottschalk est « socialement dangereux » (Hincmar, p. 124). 66  Schrimpf, « Hraban und der Prädestinationsstreit », p. 147. 67  Voir par exemple du C.  E. du Boulay, Historia universitatis Parisiensis…, vol.  1, Paris, 1665, p.  179 (Raban n’a pas compris le libellus de Gottschalk) ; J. Basnage, Histoire de l’Église depuis Jesus-Christ jusqu’à present…, Rotterdam, 1699, p. 757 (Raban et Hincmar comprennent mal Augustin) ; Harnack, Lehrbuch, op. cit., p. 272 (Raban et Hincmar n’ont pas compris l’enjeu de la question)…

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rallient à la double prédestination68. Dès lors, la cause alléguée de la controverse est la disparité culturelle, en particulier les contrastes de la tradition manuscrite des grands auteurs. Les textes d’Augustin ne sont pas disponibles en tout lieu ; la circulation d’apocryphes comme l’Hypomnesticon rend le débat encore plus confus69. L’historien récent qui a le plus fait pour assurer la fortune de cette thèse est Jean Devisse, qui oppose une Francie septentrionale influencée par Grégoire le Grand à une Francie méridionale augustinienne70. On trouverait à Lyon, contrairement à Reims, une bibliothèque riche en ouvrages d’Augustin, mais privée de l’influence de Grégoire le Grand, Bède ou Prosper d’Aquitaine qui prolifèrent au Nord. Devisse cartographie les témoins manuscrits. Il semble montrer qu’un Raban Maur n’a pu travailler sur aucun traité complet d’Augustin. Le fonds augustinien de Corbie, exception septentrionnale, expliquerait le positionnement de Ratramne en faveur de la double prédestination. En effet, à Corbie, les acquisitions ou copies d’opuscules augustiniens sur la prédestination courent du début du VIIIe au milieu du IXe siècle71. En définitive, les clercs du royaume de Charles « ont, au départ, par la force des choses et à de rares exceptions près [n.b. : Corbie], des positions très étrangères à Augustin »72. Cette thèse a été critiquée. K. Zechiel-Eckes dénonce la tendance de l’historien français à tirer des conclusions de la conservation actuelle des manuscrits73. Ajoutons le problème des lacunes documentaires. On ne peut pas préjuger de leur ampleur et de leur homogénéité. À Troyes, fonds aujourd’hui sinistré, on trouvait, avec Prudence, un exceptionnel connaisseur de l’augustinisme74. Devisse notait

68  Argument déjà avancé par du Bout, Histoire de l’abbaye d’Orbais, p. 205 ; Gaudard, Gottschalk, p. 47 ; Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben », p.  10 ; Amann, L’Église carolingienne, p.  321 ; Devisse, Hincmar, p. 136‑140 ; Flasch, « Freiheit des Willens », p. 29 ; Zechiel-Eckes, Florus, p. 77… 69 Flasch, ibid., p. 22 et 27‑28. 70 Devisse, Hincmar, p. 136‑138 ; p. 206‑214 ; p. 269. 71  Le plus ancien de ces manuscrits est le ms. Paris, BNF, latin 12205 (Italie, VIe siècle), ramené d’Italie par l’abbé Grimo (723‑747) en 739‑741 ; cf.  D. Ganz, « Corbie and Neustrian monastic Culture, 661‑849 », dans La Neustrie. Les pays au nord de la Loire de 650 à 850, H. Astma (éd.), vol. 2, Sigmaringen, 1989, p. 339‑348 et Folliet, « Le plus ancien témoin ». Au IXe siècle est copié le latin 12210 qui était déjà à Corbie quand Ratramne l’annota en 849 (Ganz, Corbie, p. 76). 72 Devisse, Hincmar, p. 214. 73 Zechiel-Eckes, Florus, p. 106 (à propos du manuscrit Troyes, BM, 1406, parvenu à Troyes via le fonds Bouhier et non à cause d’un lien entre son auteur, Florus, et Prudence). Le reproche n’est qu’en partie fondé, car Devisse fait des efforts réels de recontextualisation des manuscrits (Devisse, Hincmar, p. 1561 sqq). Mais tout le raisonnement avancé par Devisse sur l’Hypomnesticon en particulier repose sur l’état actuel de conservation (ibid., p. 136‑138). 74 Le traité de Prudence cite 24 traités, quatre lettres et six sermons d’Augustin (Petitmengin, « D’Augustin à Prudence de Troyes », p. 232). Devisse, Hincmar, p. 269, n. 401, a compté 35 oeuvres.

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qu’aucun témoin manuscrit de Prosper ne vient de Troyes ; pourtant, Prudence en cite plusieurs extraits75. Autre contre-argument, formulé par K. Flasch : la tradition manuscrite n’est pas un déterminisme. « Quand ils sont disponibles, [les textes] peuvent être laissés à l’écart »76. Avoir un manuscrit d’Augustin dans sa bibliothèque relève aussi bien de l’héritage que du choix. La réaction d’Hincmar, faisant copier Augustin dans l’urgence, le montre77. Enfin, Devisse pointe l’ignorance d’Hincmar en 849 pour expliquer son anti-augustinisme. Dans l’Ad simplices, l’archevêque critique un passage de Gottschalk sans se rendre compte que ce dernier cite Augustin78. Mais comment expliquer qu’une fois Augustin lu, le différend perdure79 ? Qu’Hincmar, ayant scrupuleusement lu et annoté les opuscules d’Augustin sur la prédestination (ms. Reims, BM, 393), persiste à affirmer qu’ils confirment la volonté de salut universel80 (cf. chap. 6, p. 376-380 et 7, p. 475-478) ? La thèse culturaliste de la tradition manuscrite, utile dans le détail, n’a donc pas de valeur systématique. Augustin est largement copié et lu dans les espaces hostiles à la double prédestination. Devisse met l’hostilité de Raban Maur à l’augustinisme strict sur le compte de la pénurie de manuscrits d’Augustin en Germanie81. Pourtant, Raban est plus augustinien qu’on ne le pense82. Toute la seconde partie de son traité à Noting est un avertissement contre le pélagianisme83. Il utilise deux fois le De gratia et libero arbitrio, qu’il cite à nouveau à Evrard de Frioul en 846‑84784. Son hostilité à Gottschalk ne s’explique pas par un manque de sources. On trouvait à Mayence une copie de deux traités d’Augustin sur la prédestination (Munich, BSB, clm 8107). La cour de Charles le Chauve, foyer anti-augustinien, est un autre exemple : on y trouvait un manuscrit contenant les opuscules d’Augustin sur la prédestination, peut-être annoté par un assistant de Jean Scot (cf. p. 439440). On trouve aussi deux opuscules augustiniens dans un armorium proche de 75  PL 115, col. 1075 (Contra Collatorem) et 1167‑1168 (Responsiones ad capitula Gallorum). 76  Flasch, « Freiheit des Willens », p. 22 : « Ce ne sont pas les problèmes qui forment la condition des controverses, et ce ne sont pas les textes non plus. […] Les textes sont souvent indisponibles et quand ils sont disponibles, ils peuvent être laissés à l’écart. […] Il faut une foule de réalités contingentes pour que des dirigeants ecclésiastiques puissants comme Raban ou Hincmar s’impliquent dans des débats d’une dizaine d’années ». 77 Devisse, Hincmar, p. 1467‑514. 78  Gundlach, « Zwei Schriften », p. 271 : il s’agit du seul fragment connu du Tomulus ad Gislemarum (Lambot, Œuvres théologiques, p. 9, fragment 1) = Augustin, De correptione et gratia, 7, 14. 79 Devisse, Hincmar, p. 214, élude cette question : il la reprend p. 270‑272 pour affirmer qu’un accord se noue à Tusey autour des lectures communes. Or, il n’y eut pas d’accord à Tusey (cf. chap. 1, p. 93). 80  PL 125, col. 250. 81 Devisse, Hincmar, p. 213, note 109. 82  Flasch, « Freiheit des Willens », p. 31. 83  Cf. Pezé, « Primum in Italiam… ». 84  PL 112, col. 1546 ; MGH Ep. 5, p. 482.

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Reims : Saint-Amand85. On lit la gamme complète des traités sur la grâce dans un manuscrit ayant appartenu au chanoine de Reims Sichelm, dont les notes, aujourd’hui grattées, attestent qu’il fut entièrement lu86. Ce manuscrit est étroitement apparenté au latin 9544 de même contenu, de même origine géographique et de même époque87. À Tours même, qui ne prit aucune part à la controverse, on trouve au milieu du IXe siècle toute la série des traités d’Augustin88. Le Nord de la France n’est donc pas sinistré : on pouvait trouver les traités d’Augustin sur la prédestination. Mais même lus et relus, Raban, Hincmar et Pardoul en refusaient les conclusions. La tradition manuscrite, si elle apporte localement des éléments d’explication, est une causalité trop simple pour expliquer le clivage Nord/Sud. L’historiographie a proposé d’autres corrélations, souvent liées à la notion d’ethnicité, nuancée ou fondue dans celle de groupe. Anna Pohlen forge en 1974 le « groupe d’Europe méridionale hispano-gothique » (Hélisachar, Benoît d’Aniane, Smaragde de Saint-Mihiel, Claude de Turin, Agobard de Lyon, Théodulf d’Orléans) qui fait date dans l’historiographie89. Elle fait de ce groupe, auquel se rattacheraient Prudence de Troyes et l’Église de Lyon, une cause des clivages de la controverse prédestinatienne90, à travers l’influence culturelle wisigothique sur l’Occident carolingien. Mais cette influence est problématique. Prudence a été entièrement éduqué comme nutritus de la cour carolingienne : son origine espagnole semble n’avoir joué aucun rôle dans ses engagements postérieurs91. La même remarque vaut pour Lyon. Les Wisigoths ne jouent plus un rôle de poids dans la troisième génération carolingienne. Ce n’est pas le cas des Irlandais qui, pour leur part, constituent encore un groupe à forte cohésion. C’est dans la mesure où elle détermine la cohésion d’un groupe social et l’inculturation de ses membres que l’origine ethnique mérite d’être 85  BNF, latin 974 (ff. 8‑71, De gratia et libero arbitrio et De correptione et gratia) – ce manuscrit, qui porte l’ex-libris de Saint-Amand du XVe siècle, contient un membrum disjectum des Tractatus in Johannem dont on trouve des fragments dans une série de manuscrits de Saint-Amand, aujourd’hui à Valenciennes (BM 60, 65, 66, 95, 100, 498, 545), mais aussi dans le seul manuscrit du De una et non trina deitate d’Hincmar, aujourd’hui à Bruxelles (bibliothèque royale, 1831‑1833) ; cf. D. Wright, « The Manuscripts of the Tractatus in Iohannem : a supplementary list », dans Recherches augustiniennes, 16, 1981, p. 59‑100. 86  Ms. BNF, latin 2095 (De perfectione iustitiae hominis, De natura et gratia, De gratia et libero arbitrio, De correptione et gratia, De praedestinatione sanctorum, De dono perseverantiae). Il sera question des annotations de ce manuscrit au chapitre 7, p. 433, n. 18. Le manuscrit a été copié à Reims (B. Bischoff, « Panorama der Handschriften Ueberlieferung », dans Karl der Grosse. Lebenswerk und Nachleben 2. Das Geistige Leben, id. dir., Düsseldorf, 1965, p. 233‑254, p. 239, note 4). Sichelm est un chanoine de Reims qui semble intéressé par la controverse : il a hérité du manuscrit du De praedestinatione de Prudence de Troyes (ms. BNF latin 2445) : cf. Pezé, « Prudence », p. 121. 87  CSEL 42 (Opera sancti Aureli Augustini 8.2, p. iv). 88  Ms. Leyde, Voss. Lat. 4° 98 (f. 74r sqq : De perfectione iustitiae hominis ; De natura et gratia ; De gratia et libero arbitrio ; De correptione et gratia). 89 Pohlen, Die südeuropäisch-spanisch-gotische Gruppe. 90  Ibid., p. 146‑178. 91 MGH Poetae 2, p. 679, v. 9.

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évoquée comme critère clivant. Cela peut être le cas des Irlandais, dont nous verrons l’implication, à travers les glossae hibernicae, au chap. 7 (p. 456-463). Il existe un autre modèle culturaliste. La controverse aurait été le manifeste de la « troisième génération carolingienne », celle de clercs formés non au palais, mais dans des écoles locales. On ne saurait certes réduire la controverse à un conflit générationnel : Hincmar est de la même génération que Gottschalk. Mais l’argument s’étoffe lorsqu’on relie ces trois générations à un milieu social92. Les deux premières, dominées par la personnalité d’Alcuin, avaient été centrées sur la cour, avec un enseignement destiné aux laïcs comme aux clercs : la troisième génération est dominée par un enseignement local et un clivage grandissant entre clercs et laïcs93. On verrait donc s’opposer, à travers ces générations, la cour et les écoles monastiques et cathédrales. Mais cette interprétation rebascule parfois dans le travers de la théologie-paravent ; la controverse aurait opposé des moines radicaux à des évêques de cour, écartelés entre leurs intérêts courtisans et pastoraux94. Cette représentation est une construction moderne qui suppose un champ politique détaché du religieux. Un clerc comme Prudence est un pur produit de la cour : il est pourtant fermement augustinien95. Les dernières décennies n’ont pas vu l’intérêt pour la controverse décroître, bien au contraire. De nombreuses publications ont vu le jour, particulièrement dans le domaine de la philologie96. Mais, tiraillée entre les diverses interprétations structurelles que l’on vient de voir, la controverse reste peu lisible, même pour les spécialistes, légitimement perplexes devant le « dialogue de sourds », les « conséquences cachées » et autres. C’est le résultat d’un corpus abondant, d’une question insoluble (grâce et libre-arbitre) et d’une historiographie souvent contradictoire. Problématique Ainsi, beaucoup a été fait. Des explications pertinentes ont été fournies : les milieux culturels, la tradition manuscrite de l’œuvre d’Augustin, les implications éthiques et ecclésiologiques de la doctrine de la double prédestination… De 92 Flasch, Introduction, p. 34. 93 Amann, L’Église carolingienne, p. 322 ; Devisse, Hincmar, p. 133 et 587 (à propos de l’âge d’Hincmar). 94  Par exemple, Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben », p. 6‑7 ; Flasch, « Freiheit des Willens », p. 31. 95  Cf. Pezé, « Prudence », p. 116‑122. 96  On pense à l’édition de Loup de Ferrières par Michael I. Allen et Jeremy C. Thompson (à paraître), aux nombreux travaux de Klaus Zechiel-Eckes sur Florus, à ceux d’Ernesto Mainoldi et Gian Luca Potestà sur Jean Scot, à ceux de David Ganz sur Ratramne. Citons enfin les travaux d’histoire intellectuelle d’A. Bisogno, Il metodo carolingio. Identità culturale e dibattito teologico nel secolo nono, Turnhout, 2008 (Nutrix. Studi sul pensiero tardoantico, medievale e umanistico, 3) et S. Steckel, Kulturen des Lehrens.

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même, une frange minoritaire de l’historiographie a vu que la controverse n’avait pas eu d’issue définitive et Weizsäcker a montré pourquoi : parce que l’augustinisme d’un Florus ou d’un Prudence professe une prédestination d’Église, si conforme à l’idée carolingienne du novus Israel, et qui ne remet pas en cause la médiation ecclésiale. Hincmar de Reims et Remi de Lyon pouvaient bien professer le « semi-pélagianisme » et l’augustinisme, chacun chez soi, puisque c’était sans conséquences concrètes. Dix ans de débats ont permis aux clercs inquiets de mettre en évidence leurs désaccords doctrinaux sur la question de la grâce et du libre-arbitre, de s’apercevoir que cela ne menaçait pas leur pratique commune et de mettre un terme à une lutte qui n’en valait plus la peine. Tout cela semble plausible et c’est, sans doute, l’interprétation la plus raisonnable à laquelle on puisse aboutir en quelques mots. Mais on n’a pas encore répondu aux questions posées au commencement de cette introduction. Décrite comme elle l’est depuis la réfutation de Gfrörer en 1851, la controverse ne concerne qu’une poignée d’évêques et de moines remarquablement cultivés et se déroule dans un autre espace-temps que l’histoire politique carolingienne. Trouver une interprétation technique de ses enjeux, comme on vient de le faire, ne résout pas le problème d’une controverse ancrée dans le politique et le social : cela en ouvre seulement la possibilité. Il faut maintenant décloisonner le champ théologique. La recherche récente, en dépassant une dichotomie entre ordres laïc et clérical héritée en grande partie de l’ère grégorienne, insiste sur le caractère ecclésial de la société carolingienne, sur le fait que le roi est chef de l’Église et que le discours des clercs est un discours politique97. La thèse de Weizsäcker apporte à ces thèses un élément majeur, avec la « prédestination d’Église », conciliant la sotériologie augustinienne et la théologie politique carolingienne98. Ces dernières années ont donc vu le renversement complet du paradigme du cloisonnement de Wenck. Pour comprendre la controverse, il faut étudier le comportement non seulement des évêques et des experts, mais des rois, des laïcs et des simples clercs, chercher des interactions avec les autres problèmes des années

97  Voir en particulier les travaux de Mayke De Jong sur le palais carolingien, sur l’exégèse, sur le rôle politique de la pénitence. Elle montre que l’alternative entre théocratie ou hiérocratie (le clergé a la prééminence sur le pouvoir séculier) et césaro-papisme (l’inverse) est héritée d’une conception grégorienne de l’Église, avec une distinction très nette entre les ordres. Dans le monde carolingien, le roi, désormais oint, est détenteur d’un ministère et pleinement chef de l’Église, qui se confond avec le royaume, et les deux ordres contribuent à son bon fonctionnement. Les débats sur la primauté, mettant en jeu la plenitudo potestatis, les deux glaives, etc. se rapportent au Moyen Âge central. 98  J’aimerais ajouter aux arguments de Weizsäcker le fait que Florus écrit que les prédestinés à la damnation sont les païens, les juifs, les hérétiques et les persécuteurs (CCCM 260, p. 322‑324), soit le monde extérieur à la Chrétienté.

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840‑850 et, espérons-le, montrer que la controverse a eu sa place dans l’engrenage politique carolingien. On sera alors mieux renseigné sur ce qu’est une controverse théologique au haut Moyen Âge. Les sources à notre disposition pour cette enquête relèvent en immense majorité de la théologie. Ce sont les traités composés par Ratramne, Loup, Hincmar… S’y ajoutent plusieurs lettres, la documentation des conciles de Quierzy (849 et 853), Valence (856) et Savonnières (859) et quelques entrées des annales de Saint-Bertin, Fulda et Xanten. Nous ajouterons, à certains moments de l’enquête, des sources diplomatiques. Le tout, avec plusieurs milliers de pages, constitue un corpus confortable pour une période de rareté des sources. Des documents ont certes été perdus, mais la lacune n’est pas irréparable : on peut estimer être en possession d’un corpus représentatif99. Représentatif, mais reste à savoir de quoi. De la littérature érudite composée sur la commande des rois et des archevêques ? Sans aucun doute. De la multitude de lettres et scedulae échangées par les prêtres, les moines, les laïcs ? Certainement pas. Nos sources émanent de l’élite. Leurs auteurs se connaissent et se reconnaissent les uns les autres. Le dernier traité de la controverse, rédigé par Hincmar, cite un grand nombre de textes de Ratramne, Florus, Gottschalk, Prudence… Mais l’apparente homogénéité du corpus cache la disparition de la majorité des sources soit circonstancielles (lettres, florilèges, Flugschriften), soit émanant d’un autre milieu (simples clercs ou laïcs). On aurait pu craindre que la situation de la plupart des hérésies antiques et médiévales se répète et que l’on ne dispose plus des textes de Gottschalk. Mais, comme nous l’avons vu, nous avons la chance exceptionnelle qu’un recueil de ses scedulae ait été exhumé par Germain Morin en 1930. Nous disposons maintenant de près de cinq cents pages de la plume du moine saxon, composées pour l’essentiel de textes courts et de lettres – précisément le genre de documents qui ont massivement disparu100. Cette trouvaille offre au dossier sa principale opportunité :

99  Cette documentation sera décrite chronologiquement dans le chapitre 1. Pour les pertes, nous savons avoir perdu la quasi-totalité des réponses à la consultation de Gottschalk sur la vision béatifique (849), l’essentiel de sa lettre à Gislemar, la réponse de celui-ci sur l’Ad simplices d’Hincmar, les papiers saisis par ce dernier chez le reclus vers 853‑854 et décrits dans les deux derniers De praedestinatione, la consultation par Pardoul d’Amalaire de Metz (849), le premier traité d’Hincmar contre le concile de Valence (856), son traité à Charles le Chauve sur la Trinité, le traité de Ratramne à Hildegaire de Meaux sur la Trinité… En somme, si l’on ne considère que les traités les plus volumineux, il semble que l’essentiel ait survécu. 100  Sur ces textes, je me permets de renvoyer à mon article « Débat doctrinal et genre littéraire à l’époque carolingienne : les opuscules théologiques de Gottschalk d’Orbais », Revue de l’histoire des religions, 2017, à paraître, qui faisait partie de la version d’origine de ma thèse et se trouve résumé dans le chapitre 5, p. 327-330.

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comparer non seulement les discours, mais les genres littéraires du « persécuté » et des « persécuteurs ». Au centre de notre étude, il faudra donc placer la déconstruction des sources101. C’est en cela que réside l’enjeu social de notre sujet. Rappelons-nous à présent le propos de la « ligne Mabillon » : condamner Gottschalk sur la discipline pour mieux sauver la doctrine. L’attitude du mauriste est, à huit siècles de distance, la même que celle de Florus de Lyon, approuvant à demi-mots sa doctrine, mais condamnant le rebelle102. Cela soulève le problème du contrôle social du savoir. On constate une dichotomie entre l’élite lettrée et un vulgus décrit comme moins capable. À défaut de le rendre plus savant, on doit éviter de le rendre négligent en diffusant dans ses rangs des questions périlleuses. L’abîme entre les élites et le commun est, à l’époque carolingienne, quasiment infranchissable. La quasitotalité des sources émane des premiers. Or, pour reconstituer l’impact social et politique de la controverse, pour évaluer la dimension populaire de l’hérésie carolingienne, il faudrait mesurer son audience à travers elles. Ne sera-t-on pas victime d’un biais majeur ? Songeons, en comparaison, à notre propre époque et au matérialisme méthodologique dominant le champ scientifique. Empêche-t-il tous les journaux à grande diffusion d’avoir une page horoscope ? Le scepticisme de Diderot à l’égard du destin est-il aussi partagé que nous l’avons dit plus haut ? Dès lors, les lignes de force de notre étude s’imposent d’elles-mêmes. D’une part, il s’agit de mettre en valeur l’impact social et politique de la controverse en la situant minutieusement dans son contexte. D’autre part, il s’agit de déconstruire le discours dominant de l’élite, de décrire la bataille de l’information et le contrôle hiérarchique du savoir dont sont victimes les simples clercs. Ces deux thèmes formeront les deux parties de ce livre. Un chapitre liminaire nous donnera l’occasion d’une indispensable mise à plat événementielle. Si les grandes dates ne posent, depuis le XVIIe siècle, guère problème, bien des détails ont fait l’objet de conjectures depuis le XIXe siècle et il importe, pour la suite, de décrire ce qui relève de la connaissance sûre ou de l’hypothèse. Ce sera aussi l’occasion de situer dans ce récit les nouvelles sources exhumées par les historiens depuis le début du XXe siècle. Nous entrerons, avec les trois chapitres suivants, dans la partie consacrée à une enquête politique et sociale. Le but en est de remettre en cause la segmentation qui 101  Le seul à avoir entrepris une analyse hérésiologique de la controverse semble être Potestà, « Ordine ed eresia ». 102  Voir en particulier le De tenenda, CCCM 260, p. 463‑464.

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fait finalement passer la controverse pour un sujet de peu d’importance pour l’historien. Nous commencerons par reconstituer la trajectoire de Gottschalk depuis sa naissance. La controverse plonge ses racines dans ce long parcours individuel. Nous verrons qu’elle n’est pas d’abord le résultat d’une discussion théologique mais d’un processus d’exclusion dont les faits de doctrine sont loin d’être la seule explication. Nous prendrons alors pour cible, dans le chapitre trois, le foyer des affaires politiques du royaume : la cour. S’il y a impact social et politique, le roi est concerné, et avec lui son entourage, la reine, les notaires, les fidèles… Charles le Chauve n’est ni le jouet d’Hincmar, ni l’interrogateur curieux qu’a cherché en lui une partie de l’historiographie, mais le chef de l’Église et l’arbitre des débats, responsable de l’unanimité du clergé et de la paix du royaume. Ce sera l’occasion de décrire le milieu de la cour et de voir s’il a, dans la controverse, son originalité et son rôle propre. Nous pourrons alors en venir, dans un quatrième chapitre, à la question de l’impact social et politique en tant que tel, en situant la controverse dans l’engrenage politique des années 840‑850 et dans la problématique des biens d’église et des relations entre clercs et laïcs. Cette partie aura donc pour principe une lecture sociale et politique des sources et pour objet la controverse vécue par l’élite carolingienne. La seconde partie nous permettra de nous interroger sur le statut des sources, conformément au principe que nous nous sommes fixé au début de cette introduction. Nous pouvons attendre de cette enquête des résultats qui intéressent à la fois l’histoire de l’hérésie médiévale, mais celle de l’espace public et de l’opinion publique. Dans un premier temps, nous explorerons la construction du discours des controversistes. Nous nous demanderons si la controverse n’a pas été socialement structurée par la domination d’une mince élite sur les masses du simple clergé et si cette domination n’a pas été, à travers l’objet même des débats, son principal enjeu. Nous en viendrons ensuite à la guerre de l’information que se livrent les différents acteurs en déformant et falsifiant les textes, ou bien en s’accusant de l’avoir fait : avec ce sixième chapitre, nous entrons dans la dimension proprement philologique de cet essai. Les sources, nous l’avons dit, ne sont pas seulement des textes mais sont aussi leurs supports matériels : les manuscrits. Nous y chercherons les falsifications dénoncées par les auteurs, et d’autres encore. Enfin, dans un dernier chapitre, nous entreprendrons une enquête systématique dans les fonds manuscrits carolingiens pour y rechercher notes marginales, florilèges, scedulae et autres manuscrits personnels. Nous espérons y apercevoir la partie immergée de l’iceberg : la participation des simples clercs, dont nous avons vu qu’elle devrait s’incarner dans des textes courts ou des notes. Nous chercherons ainsi à cartographier le champ social du conflit, à surprendre des clercs anonymes sur leur écritoire, à prendre le pouls de cette controverse dont on pourra alors se demander, en fonction de nos résultats, si la domination des simples par l’élite n’a pas été l’élément structurant et l’enjeu principal.

CHAPITRE 1 UNE HISTOIRE DE LA CONTROVERSE

É

tabli au XVII e siècle, le cadre événementiel de la controverse fait l’objet d’études toujours plus précises. Bien des détails, du fait de la pénurie des sources, restent dans l’incertitude : quand Gottschalk est-il né ? A-t-il obtenu la dissolution de ses vœux en 829 ? A-t-il fait un ou deux voyages en Italie ? Il importe de jeter les bases des chapitres à suivre en dressant un état des lieux de nos connaissances 1. I.  Gottschalk avant sa condamnation A.  Les années saxonnes (806/8 ? – 829) 1.  Gottschalk oblat : Fulda et Reichenau

Gottschalk naît au début du IXe siècle dans une Saxe récemment pacifiée et convertie au christianisme. Son père, le comte Bern, est peut-être un converti précoce. À une date imprécise, que l’on a parfois, semble-t-il par erreur, située du vivant de Charlemagne2, il est offert comme oblat à Fulda, principale abbaye de Germanie, comptant environ 500 moines. À la tête de son école se trouve Raban Maur, disciple d’Alcuin.

1  Par souci d’économie, les références ne seront indiquées que pour les points litigieux de la biographie. Pour ce qui relève du consensus historique sur Gottschalk, je renvoie le lecteur à Vielhaber, Gottschalk der Sachse ; Devisse, Hincmar ; Ganz, « The debate on predestination… » ; Genke et Gumerlock, Translated texts ; et à ma thèse, conservée à Paris I Panthéon-Sorbonne, où il trouvera des notes exhaustives. M.B. Gillis, Heresy and Dissent, m’est parvenu quelques semaines avant la publication de ce livre. Il s’agit d’une adaptation de sa thèse : il a suffi de compléter les références en note sur les épreuves. Le lecteur verra que nos démarches sont opposées. M. Gillis a fait le choix de se concentrer sur l’individu Gottschalk en faisant globalement abstraction du contexte social, politique et codicologique. Nos désaccords concernent des points souvent centraux et factuels. Malgré cela, il y a lieu de se réjouir que nous nous rejoignions sur l’interprétation de la répression de l’hérésie au haut Moyen Âge comme un phénomène inclusif et non persécutoire. 2  Ludwig Traube semble être le premier à avoir lié un passage des Lettres de Fulda au procès de Gottschalk (MGH Poetae 3, p. 709, note 3), MGH Ep. 5, p. 519‑520 : praeterea sunt ut nostris possessiones istius monasterii et ecclesiae ad eam pertinentes proprietas dominicalis quae domino imperatori et paterna successione haereditario iure provenit, ideo timemus inde aliquid perdere. Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1025 et de Jong, In Samuel’s Image, p. 77‑78, l’ont suivi. Pourtant, ce passage, replacé dans son contexte, se réfère au conflit des dîmes qui oppose, vers 829, Otgar de Mayence à Raban Maur.

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La date de naissance approximative de Gottschalk ne peut être estimée que par l’intermédiaire de certains documents. Eckhard Freise, le premier, a rapproché l’oblation du Saxon de la donation à Fulda d’un certain Helmtag en mémoire d’un comte Bern, préservée dans la version abrégée du cartulaire de Fulda, le Codex Eberhardi (XIIe siècle)3 : Bern offre dix colonges et huit esclaves à Fulda sous l’abbatiat de Ratger (802‑817). Cette donation par l’intermédiaire de Helmtag pourrait être celle qui accompagne l’oblation de Gottschalk. Pour Freise, l’oblation elle-même n’a pas pu avoir lieu lors de la donation, postérieure à la mort de Bern. Celui-ci, en offrant Gottschalk à Fulda, a dû retenir jusqu’à sa mort l’usufruit du bien donné : l’oblation serait donc antérieure à la charte transmise par le codex Eberhardi. L’argument n’a pas convaincu Mayke De Jong pour deux raisons. D’une part, si l’on suivait le scénario de Freise, la charte aurait été antérieure à la mort de Bern. D’autre part, le procès de 829 semble montrer que c’est la mère de Gottschalk qui l’a offert à Fulda, à la mort de Bern4. En termes de datation, la charte d’Helmtag pointe donc l’abbatiat de Ratger : on n’en peut tirer d’autres conséquences. Un second indice chronologique, plus précis, réside dans les listes de moines de Fulda. Les deux listes datant de l’abbatiat de Raban (F2 : 822 et F3 : 825/6) contiennent le nom d’un Gottschalk (F2 : 116e place et F3 : 477e place)5. Il est situé dans la catégorie des moines qui n’ont pas fait profession : il devait donc avoir moins de 20 ans. Après son apparition sur ces deux listes, Gottschalk est envoyé pour études à Reichenau, monastère lié à Fulda par des liens de confraternité. Il figure en effet sur une liste de moines envoyés dans le monastère insulaire6 et parle dans ses propres opuscules d’un « réfectoire en Alémanie » où il a entendu lire la Cité de Dieu7. Cette liste date des années 826‑828. Auparavant, Gottschalk avait déjà été envoyé à Reichenau : il parle dans les Responsa de diversis de son « maître Wettin », écolâtre du monastère du Bodensee mort en 8248. Le jeune Saxon a donc fait deux voyages à Reichenau, avant 824 et après 827. Dans ces trois listes, il apparaît deux fois comme postulant (listes de Raban) et une fois comme moine profès (liste de Reichenau), ce qui indique que c’est entre la liste F3 et la liste de Reichenau, en 826‑828, qu’il a été tonsuré, à l’âge d’environ 20 ans. Cela situe sa naissance probable en 806‑8089. 3  Cf. Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1024‑1029. 4  De Jong, In Samuel’s Image, p. 78. Raban défend le droit d’une femme à offrir son enfant à Dieu (De oblatione puerorum, PL 107, col. 428). 5  Kommentiertes Parallelregister, p. 59 (PR1) et 245‑246 (MF 112). La position de Gottschalk est un indice de son âge : il est, dans les deux listes, placé aux côtés d’un clerc de même nom, Engilbraht. 6 Cf. Klostergemeinschaft Fulda II, 2, p. 537‑539 (XC, 11). 7 Lambot, Œuvres théologiques, p. 163. 8  Ibid., p. 170. 9  Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1026. Le martyrologe d’Hautvillers transcrit par Martin Rethelois (Chroniques générales de l’ordre de s. Benoist, composées en Espagnol par le R. Pere dom Antoine de Yepes et traduites en françois par le R. p. Dom Martin Rethelois, II, Toul, 1684, p. 387) et donnant lui

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On peut ainsi reconstituer les premières années du moine Saxon. Destiné à la prêtrise, il est offert au monastère royal de Fulda peu après la mort du comte Bern, par sa mère. Il peut profiter des cours de Raban Maur, le praeceptor Germaniae, pour acquérir une solide culture grammaticale. Il fait aussi la connaissance de l’élite intellectuelle venue s’instruire à l’abbaye. Loup de Ferrières, qui correspond avec Gottschalk en 849, a passé quelque temps à Fulda vers 829‑836. Peut-être at-il aussi rencontré à Fulda Ermenrich d’Ellwangen, dont certains passages de la Lettre à Grimald concordent avec ses opuscules grammaticaux10. À Reichenau, Gottschalk étudie sous l’écolâtre Wettin et se lie d’amitié avec Walahfrid Strabon, lui-même passé par Fulda vers 827‑828. Ut quid jubes, son poème le plus célèbre, pourrait avoir été rédigé pendant ces longs mois d’exil et adressé à Walahfrid11. Ce dernier lui rappelle, quelques années plus tard, « la pauvreté dans laquelle s’est passée [leur] jeunesse »12. Loup de Ferrières et Walahfrid Strabon sont, comme aussi 806 pour année de naissance, est parfois cité comme source – récemment par Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 354‑355. Mais il s’agit d’une confection du XVIIe siècle. Mabillon, qui l’a vu, l’attribue à un « auteur contemporain » (Annales Ordinis sancti Benedicti, III, 1703, xxxvi, 42 (p. 125). Ensuite, les mots illorum temporum montre que la notice a été rédigée à grande distance des faits. On trouve des parallèles textuels entre la notice et Mauguin, qui en est certainement la source (voir sa dissertatio V, p. 65‑66). Qui a rédigé la notice ? Martin Rethelois traduit et augmente ici la Chronique bénédictine d’Antonio de Yepes ; tout le chapitre (cent. II, an de S. Benoist 181, an de J. Christ. 661) a été consolidé par des emprunts à Flodoard, Almanne d’Hautvillers, l’Évangéliaire d’Ebbon… Notre notice se trouve dans la rubrique « addition du traducteur », p. 381. On ne la trouve pas dans une traduction antérieure de Yepes (Paris, 1624, p. 568‑569). L’auteur de la notice est-il Rethelois ? De fait, la notice se trouvait bien dans le martyrologe, puisque Mabillon l’a vu : or, Rethelois est d’une autre abbaye. Gottschalk ne manquait pas de défenseurs au XVIIe siècle : c’est plutôt à Hautvillers qu’il faut chercher la main zélée qui a complété le martyrologe. Gillis, Heresy and Dissent, p. 226, note 92, a finalement corrigé cette erreur. 10 Cf. Lambot, Œuvres théologiques, p. 393 et MGH Ep. 6, p. 555‑556. 11 MGH Poetae 3, p. 731‑732 ; Weber, Die Gedichte, p. 147‑150 ; Corpus rhythmorum musicum saec. IV-IX I. Songs in non-liturgical sources, Francesco Stella dir., Florence, 2007 (Millennio Medievale 72, Testi 18, corpus dei ritmi latini [secoli IV-IX], 3), p. 429‑446. Au sujet de ce poème, les interprétations divergent. Voir l’historiographie complète dans Weber, op. cit., p. 240‑245. Certains (Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben », p. 161‑182 ; L. Traube, MGH Poetae 3, p. 720 ; I. Schröbler, « Glossen eines Germanisten », p. 93) pensent que le poème fait référence à la période dalmate de Gottschalk ; il est vrai que l’expression intra mare (v. 5) est utilisée par Gottschalk pour parler des îles de l’Adriatique (Lambot, Œuvres théologiques, p. 208) et que la mention de l’exil est évocatrice. Beaucoup estiment, à l’inverse, que ce poème adressé à un enfant – à Walahfrid – fait référence au « stage » de Gottschalk à Reichenau (Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 85‑87 ; Bischoff, « Gottschalks Lied » ; Steckel, Kulturen des Lehrens, p. 620) : Bernhard Bischoff a souligné, à l’appui de cette thèse, la présence de notes évoquant les paroles du poème dans des manuscrits de Reichenau. Pour Samuel Singer en revanche (Germanisch-romanisches Mittelalter, Leipzig-Zurich, 1935, p. 122), il s’agit d’un poème à tendance pédophile. La thèse qu’il s’agit d’un poème de Noël adressé à l’enfant Jésus est battue en brèche par la familiarité du lexique de Gottschalk. Herding, « Über die Dicthungen Gottschalks », p. 46‑54 et J. Szövérffy, Weltliche Dichtungen des lateinischen Mittelalters, ein Handbuch, I, Berlin, 1970, p. 589‑605, ne prennent pas parti ; Genke et Gumerlock, Texts translated, p. 15 observent la même prudence. Il est en tout cas impossible que Gottschalk ait composé le poème à Reichenau si l’on pense, comme Traube, que le Saxon a appris la poésie à Reims dans les années 830 (cf. infra). Des termes comme exul patriae ou naufragus se retrouvent dans le poème Age quaeso : Gottschalk y exprime le péché ou l’épreuve et pas un contexte géographique. 12  Velox Calliope, MGH Poetae 2, p. 363, v. 23.

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Gottschalk, parmi les plus brillants représentants de la renaissance carolingienne : ils semblent s’être liés dès leur jeunesse13. De retour à Fulda vers 828, Gottschalk est tonsuré de force malgré son désir de ne pas respecter le vœu de son père. L’institution de l’oblation, fort répandue au IXe siècle, n’a pas encore connu de contestation forte. Raban Maur lui-même est un ancien oblat. C’est en protestant contre elle que Gottschalk connaît sa première notoriété. 2.  La protestation : le concile de Mayence de 829

Gottschalk profite de la vague pénitentielle qui accompagne les conciles réformateurs de 829 pour porter plainte contre son oblation. Les actes de Mayence étant perdus, l’affaire Gottschalk est la seule source dont nous disposions sur ce concile. Elle est documentée par les fragments de lettres de Fulda transmis par les Centuriateurs de Magdebourg et par le traité De oblatione puerorum de Raban Maur. Ces fragments laissent transparaître au moins deux documents perdus, plus précisément deux lettres : l’une du moine Hatto, l’autre de Raban Maur, toutes deux adressées à Otgar de Mayence14 entre le concile de juin et l’assemblée de Worms d’août 82915. Le traité De oblatione puerorum, de la même époque, est adressé à Louis le Pieux. Cinq provinces sont représentées au concile : Mayence, Trèves, Cologne, Besançon et Salzburg. Gottschalk porte plainte (interpellavit) contre Raban et l’accuse (accusavit) de l’avoir tonsuré de force. Il emploie deux types d’arguments. D’une part, il se fonde sur le droit canon, arguant que son oblation a été forcée. D’autre part, il se revendique de la loi saxonne, qui stipule qu’on ne peut priver un Saxon de sa liberté sans le témoignage d’autres Saxons16. Appuyé par de nobles parents17, Gottschalk obtient gain de cause devant Otgar de Mayence.

13  Contre  V. von Büren, « Une édition critique de Solin au IXe  siècle », dans Scriptorium, 50, 1996, p. 22‑87), voir D. Ganz, « Does the Copenhagen Solinus contain the autograph of Walahfrid Strabo ? », dans Medieval Autograph Manuscripts, Turnhout, 2013, p. 79‑86. 14  Les fragments relatifs au concile de Mayence se trouvent dans MGH Conc. 2, 2, p. 601‑605 ; ils recoupent en grande partie les lettres de Fulda rapiécées par Dümmler et rééditées en MGH Ep. 5, p. 529‑530. 15  D’une part, la lettre d’Hatto mentionne les résultats du concile de Mayence (in synodo moguntina absolutus est) ; d’autre part, elle plaide pour qu’on rende à Gottschalk son héritage et qu’on donne une fin de non-recevoir à l’appel de Raban Maur. Il semble ainsi qu’il n’y a qu’une seule lettre d’Hatton et non deux (contre Gillis, Gottschalk, p. 37 et Heresy and Dissent, p. 30). 16  Cf. De Jong, In Samuel’s Image, p. 80‑81 ; Patzold, « Konflikte », p. 144‑152. 17 MGH Ep. 5, p. 530 : istius ac propinquorum suorum… PL 107, col. 431 : libertatem ac nobilitatem generis sui perdant… et 432 : a quibusdam primatibus de ipsa gente…

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À la lumière de la lettre d’Hatto, Gottschalk n’a pas recouvré son héritage à Mayence, mais seulement sa liberté. La dissolution des vœux semble cependant avoir été associée à un serment dont la transcription absconse par les Centuriateurs a fait l’objet de nombreuses interprétations18. Pour certains, Gottschalk devait renoncer à son héritage pour obtenir une compensation financière, sans quoi il partirait les mains vides mais en gardant un droit hypothétique sur ledit héritage19. Pour d’autres, la condition du serment est l’abolition d’un engagement antérieur de la famille de Gottschalk20 – ce que l’on peut aisément rapprocher de la théorie précédente, si l’engagement en question est la cession de l’héritage de Gottschalk à Fulda. Mayke De Jong, qui prudemment ne tranche pas la question, montre en tout cas que la priorité du synode est de ménager Raban, à qui est laissée la possibilité d’exiger le serment21. De nouveaux éléments ont été récemment apportés par Matthew Gillis à la lumière de la loi saxonne22. Cette dernière permet de déshériter un fils si l’héritage est destiné à l’Église ou au roi : Gottschalk n’a donc rien à espérer de ce côté. La compensation constitue donc une réparation de la violence faite à Gottschalk lors de la tonsure forcée. La loi saxonne condamne les violences faites à un noble. L’héritage et le serment sont donc deux questions différentes. On ne connaît la réponse définitive d’aucune de ces dernières. On demeure en effet sans information sur le jugement définitif de Worms à l’été 829, qui fut certainement influencé par le Liber de oblatione puerorum de Raban. Gottschalk ne récupéra pas son héritage23, mais qu’en est-il de sa liberté ? Mayke De Jong semble 18 MGH Ep. 5, p. 530 : ea tamen ratione, ut, si abbati ita placeret, controversiae eorum finis inter eos istius ac propinquorum suorum esset iuramentum ; quod quidem si abbas suscipere vellet, omnem ei iniuriam, quam perpessus est, secundum legem componeret ; si autem ille iuramentum nollet exigere, nec iste compositionem suae quaereret iniuriae, sed tantum legitima frueretur libertate. 19  Traube, MGH Poetae 3, p. 709, note 1 ; Schröbler, « Glossen eines Germanisten », p. 91 ; Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 15. Epperlein, Herrschaft und Volk, p. 187‑188, affirme que le serment porte sur le conflit en général. 20  De Clercq, Législation religieuse, p. 69 ; F. Staab, « Wann wurde Hrabanus Maurus Mönch in Fulda ? Beobachtungen zur Anteilnahme seiner Familie an den Anfängen seiner Laufbahn », dans Hrabanus Maurus : Lehrer, Abt und Bischoff, Wiesbaden, 1982, p. 75‑101, p. 78 sqq. 21  De Jong, In Samuel’s Image, p. 82. 22 Gillis, Gottschalk, p. 38, Gillis, « Noble and Saxon » et Gillis, Heresy and Dissent, p. 38-39. 23  Contrairement à ce qu’écrit M. Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 38 et 87 et Heresy and Dissent, p. 59, en se fondant sur la lettre de Gottschalk à Ebbon de Reims (Lambot, « lettre inédite », p. 44 : Igitur pro vestri damnatione clientis pluribus iam dantur mei bona parentis, et non solum alienis verum etiam meis). Si Gottschalk dit qu’on puise dans les biens « de [son] parent », rien ne prouve, bien au contraire, qu’il s’agisse de ses biens à lui, puisqu’il s’écrie juste après : Ego autem quid alicui dem non habeo ! De plus, le mot parens peut désigner un simple parent : Régine Le Jan, Famille et pouvoir, p. 165, qualifie le terme de « vague et classificatoire ». Dom Lambot avait interprété qu’il s’agissait d’Ebbon et que Gottschalk voulait dire que l’on puisait dans le trésor archiépiscopal. En somme, il peut s’agir là d’un bien familial ou même des terres données par Bern à Fulda.

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donner l’avis le plus raisonnable en estimant que Gottschalk a dû rester moine24. Il n’est en effet jamais cité que comme moine et l’on conçoit mal, dans l’hypothèse qu’il ait obtenu la dissolution de ses vœux, qu’après les longs mois passés à la réclamer, Gottschalk l’ait abandonnée, dans les mois qui suivent, pour se faire moine d’Orbais. Cela obligerait aux reconstitutions les plus alambiquées25. B.  D’un concile à l’autre (829‑848) 1.  Les années franques (années 830)

Le conflit avec Raban a rendu le départ de Fulda inévitable. Il apparaît ensuite en Francie occidentale : on pourra se repérer à l’aide de la carte n° 1. Gottschalk est d’abord connu comme moine d’Orbais, dans le diocèse de Soissons26. Mais il a dû, avant Orbais, fréquenter Corbie. Il s’y lie d’amitié avec les moines Ratramne et Gislemar27. Il séjourne également au cloître de Rebais, en Brie28, et à Hautvillers, s’il est vrai que la préface de l’Évangéliaire d’Ebbon, aujourd’hui à Épernay, est son œuvre29. Il se lie à des personnages de l’élite ecclésiastique : l’évêque Rothade de Soissons, le chorévêque de Reims Rigbold et l’évêque Loup de Châlons-en-Champagne.

24  De Jong, In Samuel’s Image, p. 86. L’opinion n’est pas neuve : c’était déjà l’avis de J. M. Schröckh, Christliche Kirchengeschichte, t. 24, Francfort-Leipzig, 1797, p. 6. 25  Comme celle de Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 76‑78 et Heresy and Dissent, p. 52-77, expliquant que Gottschalk a été tonsuré de force en 830 avec les révoltés, puis amnistié, puis a formulé des voeux volontaires après 833 pour « changer d’identité ». D’un point de vue sociologique, cela correspond à la théorie, non citée par Gillis, du changement stratégique d’identité développée par Anthony Oberschall et Kim Hyojoung, « Identity and Action », dans Mobilization : an International Journal, 1, 1996 ; cette conception de l’identité comme ressource est critiquée par Christian Lazzeri, « Conflits de reconnaissance et mobilisation collective », dans Politique et société, 28/3, 2009, p. 146‑147. 26  Gottschalk dit avoir fréquenté la bibliothèque d’Orbais, Lambot, Œuvres théologiques, p. 175. Une liste de moines, sans doute confectionnée à la demande d’Hincmar dans les années 850 pour lui fournir l’état du monastère avant 845, place Gottschalk en 51e position derrière l’abbé Bavon : F. Dolbeau, M. Heinzelmann, « Listes de noms champenois et anglais provenant de Saint-Rémi de Reims (IXe-début XIIe siècle) », dans Francia, 39, 2012, p. 393‑438, p. 402 (liste 11, folio 47, colonne 7 du manuscrit BNF latin 9903, n° 257 de l’édition). Le manuscrit original était le n° 303 de l’archimonastère de Saint-Rémy. Les auteurs n’ont pas vu que la liste avait été déjà transcrite par Nicolas Du Bout vers 1701‑1702 et éditée avec son histoire de l’abbaye en 1890 (p. 201). 27  Gislemar, parti pour la Scandinavie avec Anschaire (Vita Anskarii, 10, 40), semble encore à Corbie en 830 car il figure dans une liste du Livre de Confraternité de Reichenau (Das Verbrüderungsbuch der Abtei Reichenau, J. Autenrieth, D. Geuenich et K. Schmid (éd.), Hannovre, 1979 (MGH Libri memoriales et necrologia Nova Series t. 1) f. 112 ; Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 26, note 98, date cette liste de 830). La chronologie de Genke et Gumerlock, translated texts, p.  21, semble erronée. Cf.  aussi Lambot, Œuvres théologiques, p. 379. 28 Lambot, Œuvres théologiques, p. 170. 29 Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 88‑90 ; cf. Weber, Gedichte, p. 11 et 186.

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Carte n°1 : Gottschalk et la controverse en Francie occidentale

L’édition d’une nouvelle lettre de Gottschalk par dom Lambot en 1958 apporte une source supplémentaire sur ces années précoces. Lambot suggère que le destinataire anonyme de cette lettre est l’archevêque Ebbon30, ce que semble corroborer la présence de Gottschalk dans des monastères liés à Reims (cf. chap. 2, p. 138-143). Il s’agit d’une supplique. Gottschalk est accusé d’avoir calomnié son protecteur31. Gottschalk est également accusé d’un crimen contra nomen imperatorum qui laisse supposer qu’il s’est impliqué, d’une façon ou d’une autre, dans la crise politique des années 830-833. On ne saurait tirer de cette lettre beaucoup de conclusions biographiques32. On peut au moins en déduire que Gottschalk a bénéficié, avant la crise de l’empire, de la protection d’Ebbon de Reims – ce qui expliquerait qu’il ait composé les vers de dédicace de l’Évangéliaire d’Épernay – et que cette protection lui a permis de circuler de monastère en monastère33.

30 Les arguments de Lambot, « lettre inédite de Godescalc », p. 48-50, sont : le manuscrit est rémois ; Gottschalk est sans doute l’auteur de la dédicace de l’évangéliaire d’Ebbon ; Gottschalk semble avoir, comme l’avait écrit Traube (MGH Poetae 3, p. 710-711), appris la versification à Reims ; Ebbon est d’origine saxonne. Les deux derniers arguments sont faibles (cf. MGH Poetae 6, p. 88 et Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 18 ; de même, on n’a aucune preuve qu’Ebbon soit saxon). 31 Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 90-109 et Heresy and Dissent, p. 52-75. 32 Contrairement à Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 76-78 et Heresy and Dissent, ibidem. 33 Comme s’en plaint Hincmar dans son dernier De praedestinatione, PL 125, col. 84.

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Un autre texte atteste du passage de Gottschalk dans la région rémoise. Il fait allusion dans son opuscule De diversis à un discours public tenu à Reims « il y a seize ans ». Lambot suggérait que l’auteur du discours, appelé « Faustus Manicheus », soit Hincmar, ce qui repousse cette « réunion synodale » aux années 849‑85334. Cela pose d’abord un problème de datation : Gottschalk aurait rédigé ces lignes en 865‑869. Or, la plupart des textes du codex de Bern sont des textes polémiques qui remontent aux années fortes de la controverse, c’est-à-dire la décennie 850. Cela pose ensuite un problème de contexte. Si ce débat était postérieur à 849, que ferait Gottschalk, excommunié et reclus, à un synode à Reims ? Mais il serait possible, à bien le lire, que Gottschalk ne cite la réunion que par ouï-dire, que le mystérieux « Faustus manicheus » l’ait ensuite rejoint à Hautvillers pour en discuter. Par ailleurs, on peine à reconnaître Hincmar dans ce « Faustus manicheus ». La doctrine bizarre du sang de l’Esprit Saint est une incongruité qu’Hincmar, qui a en horreur les nouveautés, ne se serait pas permise35. Enfin, l’imagine-t-on s’adresser à Gottschalk, excommunié, en l’appelant Esculape ? Reste la mention d’un « roi » et non d’un « empereur », qui inclinerait à identifier ici Charles le Chauve. Mais les fils de Louis le Pieux sont rois dès les années 830. En septembre 838, à Quierzy, Charles le Chauve est couronné roi de la partie occidentale de la Francie ; au même moment, la doctrine eucharistique d’Amalaire est condamnée en concile – un contexte qui correspond fort bien à l’atmosphère que décrit Gottschalk. Par ailleurs, à seize ans d’intervalle, il pouvait fort bien écrire coram rege pour signifier que Charles le Chauve, roi actuel, était présent. Il semblerait alors raisonnable de ramener ce débat aux années suivant immédiatement 833 (c’est-à-dire 849 moins 16). En se fondant sur les années de pleine activité littéraire de Gottschalk (vers 850‑855), on tombe sur ses années franques (vers 835‑840). Nous aurions là une preuve supplémentaire de la présence de Gottschalk à Reims36. Ces quelques années en Francie sont indispensables pour comprendre la controverse des années à venir. L’élève de Raban Maur est déjà maître itinérant37 et se fait repérer, dit Hincmar, pour sa « dangereuse mobilité ». Il apprend la poésie en moins d’un an, on ignore où et quand38. Il se tisse un réseau d’élèves et de dis34 Lambot, Œuvres théologiques, p. 298 (en note) ; suivi par Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 59 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 356 et Heresy and Dissent, p. 227-230. Il est discrètement fait allusion à ce débat dans Lambot, Œuvres théologiques, p. 197 : non habet hic sanguinem quod absit ullo modo sed filius tantummodo… 35  Comme le fait remarquer Lambot, Œuvres théologiques, p. 298, en note. 36  C’est l’avis de Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 17 et de Genke et Gumerlock, translated texts, p. 20. 37  La sentence de condamnation de 849 lui retire un officium doctrinale qui ne saurait correspondre qu’à une charge d’enseignement (MGH Ep. 8, p. 23), cf. Steckel, Kulturen des Lehrens, p. 623. Il n’est donc pas nécessaire de faire de la mobilité de Gottschalk un argument en faveur de la dissolution de ses voeux en 829 ou d’une quelconque « mission » comme le font Genke et Gumerlock, ibid., p. 25. 38 MGH Poetae 3, p. 735, v. 84‑86. C’est Traube qui a restitué la leçon metri au lieu de ueteri (Ibid., p. 710, note 2). Pour lui, Gottschalk a suivi les cours de l’Irlandais Dunchad à Reims ; la publication de la lettre à

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ciples qu’Hincmar, en 849, a le plus grand mal à défaire. Sans doute enseigne-t-il déjà des éléments de doctrine qui seront condamnés plus tard : nous verrons que Gottschalk est déjà réputé pour sa connaissance d’Augustin39. Gottschalk est encore en Champagne au début de la vacance du siège rémois (835‑840 et 841‑845). En effet, il est ordonné prêtre par le chorévêque Rigbold à une date inconnue et à l’insu de Rothade. Peut-être faut-il mettre en lien cette ordination avec son projet d’évangéliser les païens et rattacher à cette période la lettre qu’il expédie à Loup de Châlons-en-Champagne (835‑857), qui est en charge de la vie sacramentelle de Reims pendant la vacance40. La lettre à Loup, dont seul un fragment est préservé, donne les signes d’une excellente relation41. La lettre, qui ne souffle mot des difficultés de Gottschalk, plaide pour une datation précoce ; la mention d’une « ancienne conversation » fait de toute manière remonter leur amitié aux années 830. Mais le Saxon quitte bientôt sa région d’accueil. 2.  À Vérone (années 840)

Gottschalk apparaît ensuite en Italie, dans trois sources contemporaines de son séjour : la lettre en vers de Walahfrid Strabon Velox Calliope, le traité épistolaire de Raban Maur à Noting de Vérone De praedestinatione, et une lettre de Raban à Évrard de Frioul, ces deux derniers documents étant situés avec une assez grande certitude en 840 et 846‑847. Gottschalk a apparemment quitté la Champagne sans la permission de son abbé42. Il a d’abord semblé que le Saxon avait fait deux voyages successifs en Italie : on tend maintenant à les fondre en un seul43. La cause de cette incertitude, qui a fait couler beaucoup d’encre, est la datation de Velox Calliope

Ebbon par Lambot en 1958 irait dans ce sens. Cf. aussi Weber, Gedichte, p. 54‑55. Mais cette thèse a été battue en brèche par Fickermann de manière convainquante : MGH Poetae 6, p. 88. Le Dunchad en question n’est pas l’auteur d’une glose sur Capella, comme on l’a longtemps pensé : cf. A. Van de Vyver, « Hucbald de Saint-Amand, écolâtre, et l’invention du Nombre d’or », dans Mélanges Auguste Pelzer, Louvain, 1947, p. 61‑80, p. 64‑65, note 16 et Contreni, « Irish in the Empire », p. 758‑759. Si Gottschalk a appris la poésie à Reims dans les années 830, il est impossible qu’il ait écrit Ut quid iubes à Reichenau (cf. supra, p. 44-46). 39  Traube avait déjà rassemblé les passages qui le suggèrent (MGH Poetae 3, p. 710, note 2). Voir MGH Ep. 8, p. 13‑14 ; De una deitate, PL 125, col. 485 ; De praedestinatione, PL 125, coL. 84. 40 MGH Conc. 3, p. 275. Gottlob, Chorespikopat, p. 96. 41 Lambot, Œuvres théologiques, p. 50. Gillis, Heresy and Dissent, p. 95-99, estime qu’il doit s’agir de l’évêque Loup de Chieti, dans les Abruzzes. 42  PL. 125, col. 84. 43  Cf. Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben », p. 167. La thèse des deux voyages date de Mabillon, Annales O.S.B., op. cit., t. 2, p. 640‑641. L. Traube (MGH Poetae 3, p. 711) pense qu’il n’y a eu qu’un seul voyage, faute de sources montrant le contraire. Freystedt, en revanche, situe un premier voyage, documenté par le poème de Walahfrid Velox Calliope, avant 838 et un second voyage au plus tard en 840, correspondant aux lettres de Raban à Noting et à Évrard de Frioul. Comme nous allons le voir, le débat dépend étroitement de la datation de Velox Calliope.

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soit avant 838, soit en 84844. Jugeons-en à son contenu. La rumeur a rapporté à Walahfrid que Gottschalk, depuis Rome, songeait à s’exiler – allusion qui recoupe son séjour en Dalmatie dans les années 840. Walahfrid dit écrire à Gottschalk « rentré chez lui »45. Cette expression ne peut désigner, semble-t-il, qu’Orbais ou Fulda. Les partisans de la datation en 848 y voient Fulda46 ; mais il semble impossible que le contenu de Velox Calliope soit contemporain de la condamnation de Gottschalk47. Si, au contraire, la lettre est antérieure à 838, le passage par Fulda n’est plus vraisemblable et il faut retenir Orbais, d’où la théorie des deux voyages en Italie, dont le premier, simple pèlerinage à Rome, aurait eu lieu entre 835 et 83848. Il semble plus raisonnable de compter, comme K. Zechiel-Eckes, sur deux voyages en Italie49. Le premier, avant 838, est un pèlerinage à Rome où Gottschalk aurait formulé le vœu de prêcher en Dalmatie. Le second est la réalisation de ce vœu, au plus tard 840. En effet, après un pèlerinage à Rome50, le Saxon apparaît à Vérone en 840. Cette année là, l’évêque élu, Noting, se plaint à Raban, à l’occasion de la campagne de Louis le Pieux dans le Lahngau, que des moines prêchent la double prédestination. La période où se déroule cet épisode est particulièrement troublée. Noting semble avoir été d’abord évêque de Verceil51 avant d’être nommé remplaçant de Ratold de

44  Pour Freystedt, Walahfrid ayant quitté la cour en 838 en devenant abbé de Reichenau, les nebula palatina dont parle le poème ne se justifieraient plus ensuite. Pour Traube, en revanche (ibid., p. 712, note 4), la date de Noël 848 est possible car Walahfrid assure cette année une mission auprès de Charles le Chauve pour le compte de Louis le Germanique. 45 MGH Poetae 2, p. 362 : devoto extera cogitare corde / gratis exiliis adire rura./ Tandem quaere suo loco reductum… 46  C’est le cas de Mabillon, Annales O.S.B., op. cit., t. 2, p. 640‑641 ; Traube, MGH Poetae 3, p. 712, et encore récemment de M. Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 174 (ce dernier négligeant le fait que la lettre n’a pu être écrite qu’après Noël, note 105) et Heresy and Dissent, p. 108. Genke et Gumerlock, translated texts, p. 28, tout en se prononçant fermement pour 848, ignorent cette question. 47  Gottschalk ayant déjà été condamné, pourquoi Walahfrid n’en parle-t-il pas et garde-t-il un ton si léger ? Pourquoi l’accuse-t-il de garder son talent pour lui ? C’est tout l’inverse qu’il devrait lui recommander. Il est difficile de penser que Walahfrid ignore la condamnation de Gottschalk, puisque celui-ci a été transféré en Francie occidentale (où se trouve aussi Walahfrid) après sa condamnation de Mayence. La datation en 848 a seulement pour elle un élément stylistique : Velox Calliope entretient une ressemblance criante avec la lettre de Gottschalk Age quaeso perge Clio (849‑850) et avec le tardif Liber de cultura hortorum de Walahfrid (cf. Weber, Gedichte, p. 253). 48  Tout ce qui fait obstacle à cette hypothèse est la notice des Annales de Saint-Bertin de 849 qui ne laisse transparaître qu’un seul voyage. Mais Prudence, qui qualifie Gottschalk de « Gaulois », n’est pas bien informé. Sur le caractère relatif de ces dénominations ethniques, voir Eduard Hlawitschka, Lotharingien und das Reich an der Schwelle der deutschen Geschichte, Stuttgart, 1968, p. 55. 49 Zechiel-Eckes, Florus, p. 124. 50 MGH Poetae 2, p. 362 ; Annales de Saint-Bertin, p. 56‑57 ; Lambot, Œuvres théologiques, p. 376, 446, 452, 453, 468 et 489. 51  Storia di Brescia, 1. Dalle origini alla caduta della signoria viscontea, Brescia, G. Treccani degli Alfieri dir., 1961, p. 470‑474 (G. p. Bognetti, « Brescia Carolingia ») et 999 sqq. (C. Violante, « La chiesa bresciana nel medioevo ») ; La Rocca, Pacifico, p. 173‑183.

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Vérone, chassé de son siège par les partisans de Lothaire pour avoir, en 834, libéré Judith de Tortone. Vérone est alors sujette à des dissensions internes, au point que Noting, seulement élu, ne peut s’installer dans la ville et doit être transféré à Brescia vers 843. Malgré cela, il a dû préserver localement assez de liens pour être mis au courant de la prédication d’un « groupe de moines » sur la prédestination. Raban, à sa demande, lui fait parvenir un traité de réfutation de la prédestination au châtiment ainsi qu’une admonition personnelle contre les tendances pélagiennes qu’il semblait cultiver52. Gottschalk a eu accès à ce traité pendant son séjour en Italie53. Le moine d’Orbais commence donc à se faire remarquer pour sa prédication. Pourquoi à Vérone ? La ville est liée à l’Alémanie, où Gottschalk avait des attaches. La cité se trouve au bout d’un corridor qui passe par Brescia, ville où Noting est finalement nommé vers 843‑844. les relations entre Francie, Alémanie (en particulier Saint-Gall et Reichenau) et Italie du Nord, en particulier Vérone et Brescia, sont intenses54. Noting, sans doute originaire de la Forêt Noire, en est un exemple55. Des moines francs, comme Hildemar de Corbie, sont appelés pour réformer la vie religieuse locale56. Gottschalk est loin de se trouver déraciné. Il y a aussi des raisons d’ordre intellectuel à sa présence sur place. La ville fait partie des centres scolaires créés par le capitulaire d’Olonna57. On y trouve l’archidiacre Pacifico dont le testament affirme qu’il fit copier 218 manuscrits58 : la bibliothèque 52  Cf. sur ce point assez discret, Pezé, « Primum in Italiam… ». 53 Lambot, Œuvres théologiques, p. 39. Gottschalk accuse Raban de s’appuyer, au lieu d’Augustin, sur Gennade de Marseille. Raban cite en effet un apocryphe augustinien, le liber de ecclesiasticis dogmatibus, attribué en réalité à Gennade (PL 112, col. 1546). Cf. aussi De Jong, In Samuel’s Image, p. 89. 54  San Salvatore de Brescia fait partie de la confraternité de Reichenau (MGH Libri mem. et nec. N. S. 4, op. cit.), f. 26r). Avant 845, lorsqu’Angilbert rappelle Hildemar et Leodegar pour les installer à Civate, il done à Brescia, en échange, un moine de Reichenau, Maginard (Storia di Brescia, p. 469). Vérone aussi est liée à l’Alémanie (ibid., p. 449‑452 ; R. Avesani, « La cultura veronese del secolo IX al secolo XII », dans Storia della cultura veneta, I. Dalle origini al trecento, G. Folena (dir.), Vicenza, 1976, p. 240‑270). Ratold, prédécesseur de Noting, est d’origine alémanique et ancien moine de Reichenau, tout comme son propre prédécesseur Eginon (780‑799), qui en avait été l’abbé. 55  Noting serait originaire de la Sippe alémanique des protecteurs du monastère de Hirsau (Hlawitschka, Franken in Oberitalien, p. 54). La famille de Noting est liée aux milieux monastiques alémaniques ; on retrouve Noting dans le nécrologe de Reichenau, au 2 août. Il est aussi mentionné dans le liber anniversarium de la cathédrale de Chur, diocèse qui contrôle les cols alpins (ibid. p. 636). C’est à lui qu’est dédicacé le Psalterium glossatum de Grimald de Saint-Gall, codex qui passe plus tard à la femme de Louis II, Angelberge. 56  Hildemar, auteur d’un commentaire de la Règle, est appelé avec le moine Leodegar en Italie du Nord et séjourne à Brescia en 841 : Storia di Brescia, op. cit., p. 468‑469. Hildemar fut appelé par Angilbert de Milan, mais « prêté » à Rampert de Brescia pour la fondation de San Faustino e Giovita. 57 MGH cap. I, p. 327. 58  Voir désormais La Rocca, Pacifico pour une biographie de Pacifico qui démontre le caractère apocryphe de la quasi-totalité des sources documentant sa vie. Sans doute Pacifico copie-t-il lui-même une vingtaine de ces manuscrits : ibid., p. 2.

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capitulaire regorge, encore aujourd’hui, de raretés éminentes59. Il y a enfin une raison politique à sa présence sur place. Il semble que le clergé diocésain de Vérone, d’extraction plus lombarde que franque60, n’ait pas partagé les vues de son évêque Ratold. Selon la thèse de Cristina La Rocca, on perd trace, entre la révolte de Bernard d’Italie et les années 840, de la plupart des membres du chapitre cathédral, y compris Pacifico61. Cela pourrait indiquer que Ratold les a punis de leur soutien à Bernard. Pacifico apparaît dans le Livre de confraternité de Reichenau en 826, mais avec le monastère de Nonantola, non à Vérone62. Cela dit, les notes de Pacifico sur la prédestination dont il sera question au chapitre 7 (p. 443-446) semblent montrer que l’archidiacre a gardé des liens étroits avec la ville – voire qu’il ne l’a pas quittée : c’est un point actuellement en débat63. En tout cas, en 840, l’évêque élu Noting n’est pas à Vérone et on n’a pas mention de comte non plus. Autrement dit, la ville connaît un certain vide politique. Ce n’est donc pas un hasard si Gottschalk y émerge. Récemment ordonné prêtre, il prêchait et devait chercher ce genre de liberté. Le concile de Pavie de 850 condamne la présence de clercs et moines « étrangers » et « errants », qui répandent « des erreurs nombreuses » et des « questions inutiles » ; il décrète que ces clercs devront être jugés64. Il est possible d’y voir une trace du passage de Gottschalk, qui a soulevé, à Vérone, bien des débats, comme celui dont fait état l’échange entre Pacifico et Vitale sur la faute d’Adam et Judas (cf. chapitre 7, p. 443-446)65. En 861, l’archevêque Jean de Ravenne est condamné par un synode romain, pour des questions disciplinaires mais aussi doctrinales. L’hérésie dont il est accusé consiste à prêcher que le Christ a souffert sa passion dans sa nature divine d’une part, mais aussi que tous les baptisés ne sont pas rachetés du péché originel d’autre part, une thèse particulièrement

59  Cf. G. Turrini, « La biblioteca capitolare di Verona », dans Italia Medioevale e Umanistica 5, 1962, p. 401‑424, et Biblioteca capitolare di Verona. Veronensis capitularis thesaurus, Vérone, 1990. 60  C’est le cas de Pacifico (La Rocca, Pacifico, p. 2), dont la sœur Ansa porte le même nom que la reine fondatrice de San Salvatore de Brescia. 61  Ibid., p. 173‑183. 62 MGH Libri mem. N. S. 1, op. cit., p. 136 (21D3)= Zurich, Zentralbibliothek, ms. Rh. hist. 27, folio 24r (21r), quatrième colonne. 63  G. P. Marchi, « Ancora sull’arcidiacono Pacifico di Verona », dans Studi medievali e umanistici, 7, 2009, p. 355‑380, réhabilite quelque peu la figure carolingienne de Pacifico sur laquelle Cristina La Rocca avait jeté le doute méthodologique. Cela est de quelque impact sur l’échange entre Pacifico et l’écolâtre Vitale. Le fait que Vitale, chanoine de Vérone, doive écrire une lettre à Pacifico s’explique pour La Rocca, Pacifico, p. 181 par le fait que l’un des deux ne se trouvait pas à Vérone. Si Pacifico se trouvait en revanche à Vérone, cela impose une interprétation par la stratégie de communication – comme l’hypothèse de Campana, Carteggio, que j’ai moi-même reprise dans Pezé « Primum in Italiam… ». 64 MGH Conc. 3, c. 21, p. 228‑229. 65 Mabillon, Annales O.S.B., op. cit. l’a déjà suggéré (III, 2). Cf. Devisse, Hincmar, p. 121, note 25. Au sujet de la controverse sur Adam et Judas, voir Campana, Carteggio et Pezé, « Primum in Italiam… ».

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proche des enseignements de Gottschalk concernant les baptisés réprouvés66. Il est raisonnable de lier sa prédication dans le Frioul à cette « hérésie » locale. 3.  Le Frioul et l’Évangélisation des Balkans (années 840)

En 846‑847, la lettre de Raban Maur à Évrard montre que Gottschalk séjourne à la cour de Frioul. Le Saxon prêche ouvertement la prédestination au châtiment, ce que deux moines de Fulda ont rapporté à l’ancien abbé67. Ce dernier l’appelle doctor vester, ce qui en fait un quasi chapelain, un prédicateur de cour. Il évoque la licentia in praedicando, la permission de prêcher. L’ancien abbé fait pression pour qu’Évrard chasse Gottschalk. Le marquis de Frioul est un mécène et un intellectuel laïc de grande importance. Son testament montre qu’il possède une bibliothèque complète, à l’orientation parfois très concrète68. Il correspond avec d’immenses érudits comme Sedulius Scottus ou Loup de Ferrières. Comme à Vérone, Gottschalk recherche un centre culturel. De plus, le Frioul, marche de l’empire, est une terre de prédilection pour ceux qui fuient les autorités. Il accueille Gottschalk, mais aussi Anastase le Bibliothécaire. Ce dernier fuit Rome en 84869. Le 19 juin 853, un synode romain renouvelle l’excommunication qui venait d’être formulée à Ravenne, ce qui est un signe qu’Anastase fuyait vers la province d’Aquilée et le Frioul70. À lire les annales de Saint-Bertin, le séjour du moine saxon la cour de Frioul est suivi par une traversée des Balkans, et plusieurs passages de son œuvre font référence aux Slaves, à la Dalmatie et à la Bulgarie71. Les sources montrent qu’il pensait à une entreprise d’évangélisation72. Dans un récit de banquet, un Bulgare trinque au nom du Christ qui change le vin en sang73. Dans quel contexte situer cette « mission » ? Officiellement, la conversion de la Bulgarie date de celle du roi

66  Cf.  J.  B. Russel, Dissent and Reform in the Early Middle Ages, Berkeley-Los Angeles, 1965, p.  161. MGH Conc. 4, p. 51, c. 3 : De his qui dicunt quia in baptismate originale piaculum non omnibus dimittatur. Omnibus enim qui dicunt quod hi qui sacrosancti fonte baptismatis credentes in patrem et filium sanctumque spiritum renascuntur non equaliter originali abluantur delicto, anathema sint. Cette thèse est en particulier présente dans l’Ad quemdam complicem de Gottschalk (cf. annexe 1). 67 MGH Ep. 5, p. 481 (n° 42). 68  Riché, « Les bibliothèques de trois aristocrates », p. 96‑101. On trouve dans ce testament un glossaire, un calendrier, un bestiaire, la Cosmographie d’Aethicus Ister, un Végèce (manuel militaire), un Loxus (manuel médical)… 69 MGH Conc. 3, p. 230‑231. 70  Ibid., p. 298‑299. 71 Lambot, Œuvres théologiques, p. 169 (cf. infra), p. 208 (un passage sur la langue des Dalmates), p. 325. 72 Cf. MGH Ep. 8, p. 15 et CCCM 260, p. 320. 73 Lambot, Œuvres théologiques, p. 325.

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Boris en 864 ; mais les Bulgares étaient en contact étroit avec des chrétiens depuis le VIIe siècle74 : on trouvait en Bulgarie des chrétiens de langues grecque, arménienne, et certainement latine. Les chrétiens bulgares étaient ainsi en nombre croissant et Boris, avant sa conversion sous les auspices grecques, s’était tourné du côté de la Francie orientale dont il espérait l’alliance. C’est, semble-t-il, une fresque chrétienne au palais du Khan qui l’a poussé à franchir le pas, signe qu’une trame chrétienne maillait déjà son royaume. Au siècle suivant, Constantin Porphyrogénète raconte qu’un moine franc nommé Martin évangélisait l’actuelle Croatie à peu près quand Gottschalk se trouvait en Dalmatie75. On dispose d’un témoignage encore plus direct. Dans les Responsa de diversis, le Saxon livre le récit d’une bataille entre le duc des Slaves Trpimir et les Byzantins, où il se trouve du côté des premiers76. Gottschalk y parle d’un filleul qui porte son propre nom. D’où Gottschalk tient-il un filleul ? En âge de monter à cheval, il est trop vieux pour que le moine d’Orbais ait été son parrain dès sa naissance. C’est néanmoins encore un jeune homme. Il s’agit donc d’un baptisé « sur le tard », le fils, par exemple, d’un noble converti. C’est donc dans un contexte d’évangélisation qu’il faut situer le passage de Gottschalk dans les Balkans. Nous en préciserons les contours au chapitre 2 (p. 159-163). II.  La controverse dans le royaume de Charles le Chauve (849‑852) A.  Les condamnations (848‑849) 1.  Le concile de Mayence (848)

On retrouve trace de Gottschalk au synode qui se tient lors de l’assemblée de Mayence réunie le 1er octobre 848 sous la présidence de Louis le Germanique. Il 74  Au sujet des lignes qui suivent et de la conversion de la Bulgarie, cf. R. E. Sullivan, « Khan Boris and the Conversion of Bulgaria : A Case Study of the Impact of Christianity on a Barbarian Society », dans Studies in Medieval and Renaissance History, 3, 1966, p. 55‑139. 75  Constantinus Porphyrogenitus, De administrando Imperio, G. Moravcsik éd. et R. J. H. Jenkins trad., Washington D.C., 1967 (Corpus fontium historiae byzantinae 1), c. 31, p. 148‑151 : « in the days of prince Terpimer, father of prince Krasimer, there came from Francia that lies between Croatia and Venice a man called Martin, of the utmost piety… ». 76 Lambot, Œuvres théologiques, p. 169. Voir la documentation réunie par Genke et Gumerlock, translated texts, p. 33‑34. L’auteur, qui a pu lire les articles en croate consacrés à Gottschalk, avance plusieurs hypothèses quant à l’identité des personnages cités. Le patricius graecorum serait ainsi le gouverneur résident à Zadar, sur la côte dalmate, et plus particulièrement Bryenius, en poste dans les années 840. En revanche, l’hypothèse que Gottschalk est le fondateur d’une chapelle à Nin repose sur la recomposition du nom slave Godesav en Godescalc par Boller, Gottschalk d’Orbais, p. 44 ; rien n’autorise cette hypothèse fantaisiste. De même, on n’a aucune raison d’identifier le Martin cité par Constantin VII Porphyrogénète avec Gottschalk (cf. Genke et Gumerlock, ibid., p. 35‑36).

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semble que son principal motif ait été le statut du diocèse de Hambourg. L’affaire Gottschalk a dû y être traitée de manière adventice. Trois chroniques font référence à sa condamnation : les Annales de Fulda, Xanten et Saint-Bertin. On en tire un scénario minimal. Il y eut à Mayence une discussion à laquelle Gottschalk s’était préparé mais qui vit triompher les positions de Raban77. Obligé de jurer de ne jamais retourner en Germanie, Gottschalk est fouetté et transféré dans sa métropole d’origine, conformément à la législation la plus récente78. Raban accompagne cet envoi d’une lettre synodale dont Hincmar a annexé le texte à son dernier De praedestinatione et qui semble montrer que Gottschalk était venu volontairement à Mayence79. Pourquoi Gottschalk est-il retourné en Germanie en 848 ? Certains ont envisagé que le moine soit retourné à Fulda, profitant du fait que son ancien allié Hatton en était désormais l’abbé80. Les sources ne permettent hélas pas d’en juger : on ignore même si le Hatton qui a aidé Gottschalk en 829 est l’abbé ultérieur de Fulda. On considère généralement que le Saxon voulait démontrer son orthodoxie et confondre Raban d’hérésie. À bien regarder les sources, en effet, Gottschalk a prêché en Germanie81. Hincmar et Jean Scot ont préservé des fragments de deux textes précoces de Gottschalk : une chartula confessionis82 et un document qu’Hincmar appelle le Liber virosae conscriptionis, rédigé contre l’enseignement de Raban83. Ce dernier libelle semble destiné à réfuter le traité à Noting de Vérone. La chartula confessionis, pour sa part, semble être un document de nature juridique, une profession de foi destinée à la procédure synodale de Mayence, comparable à celle que les évêques doivent lire à leur ordination.

77  Annales de Xanten, MGH SS rer. germ. 12, p. 16 : convicti ; Annales de Fulda, MGH SS rer. germ. 7, p. 38 : a Hrabano archiepiscopo multisque aliis episcopis rationabiliter, ut plurimis visum fuit, convictus est ; Annales de Saint-Bertin, p. 56‑57 : detectus atque convictus. 78  Concile de Ver de 844, c. 4 (MGH Conc. 3, p. 41). Le serment qui le bannit du royaume est semblable à celui prêté par les Normands en Frise en 873 : MGH SS rer. germ. 7, p. 81. 79  PL 125, col. 84. 80  Traube, dans MGH Poetae 3, p. 712, note 4 ; Amann, L’Église carolingienne, p. 323 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 175 et Heresy and Dissent, p. 108. De Jong, In Samuel’s Image, p. 88, note 119, fait référence à un godescalc prb qui figure dans le nécrologe de Fulda en 869. Mais malheureusement, nombreux sont les moines de Fulda nommés Gottschalk au IXe siècle : le nécrologe en mentionne en 824, 832, 836, 859, 869. Les éditeurs du Fuldawerk ont jugé que l’identification de Gottschalk dans cette série n’était pas possible (Klostergemeinschaft Fulda II.1, Kommentiertes Parallelregister, 1978, p. 59). 81  Lettre synodale de Raban, PL 125, col. 84 : populos in errorem mittens. Résumé de Flodoard de la lettre d’Hincmar à Raban sur la réception de Gottschalk, MGH Ep. 8, p. 8 (n° 21) : ob heresum semina quae spargebat… 82  Hincmar dit que ce document était destiné à Raban (PL 125, col. 89). 83  Cf. Hincmar, dès 849 (MGH Ep. 8, p. 14).

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2.  Le concile de Quierzy ( février-mars 849)

Après cette première condamnation, Gottschalk est expédié en Francie occidentale pour être condamné dans sa métropole d’origine. La correspondance d’Hincmar permet de suivre la trajectoire du moine saxon. L’archevêque de Reims confirme avoir reçu le détenu (n° 21)84. Peu après, décontenancé par le Saxon, il demande conseil à Raban (n° 22). Gottschalk est confié à son ancien ordinaire, Rothade de Soissons, et placé à Orbais dans l’attente du procès (n° 23). Puis, à la demande de Charles le Chauve, Hincmar mande au chorévêque Rigbold et à l’archiprêtre Rodoald de convoquer un concile provincial au palais de Quierzy, en parallèle d’un plaid royal (n° 25). C’est là que Gottschalk est jugé, entre février et avril 84985. Une liste de participants est donnée par Hincmar en 859‑86086. Il existe de nombreux récits du concile de Quierzy. Celui des Annales de SaintBertin (cf. à ce sujet chap. 6) ; celui d’Hincmar dans une lettre à Amolon de Lyon, sans doute de 851‑852 ; celui de Florus lui-même, se fondant sur le témoignage de clercs lyonnais, en 852‑853 ; celui d’Hincmar dans son dernier De praedestinatione, en 859‑860 et un dernier récit d’Hincmar dans sa lettre à Nicolas Ier de 86487. Hincmar et une collection canonique rémoise ont préservé la sentence de condamnation du moine saxon88. Gottschalk lui-même y fait parfois référence89. Quel fut le motif de la condamnation de Gottschalk ? Elle présente d’abord un aspect doctrinal. Gottschalk a été entendu et trouvé hérétique90. Il a apporté avec lui un volume d’extraits scripturaires et patristiques pour se défendre : il fut contraint de brûler ce volume – et nul autre – en signe de conversion91. De rares 84 MGH Ep. 8, p. 8 (n° 21). 85  Tessier I, p. 293‑303 (n° 110‑113). Gottschalk a dû être condamné avant Pâques (14 avril), à lire la lettre de Hincmar à Prudence de Troyes (cf. ci-dessous). 86  PL 125, col. 85. 87 MGH Conc. 3, p. 195‑197. 88 Hincmar, Ad simplices, MGH Ep. 8, p. 23 et ms. Berlin, Staatsbibl., Phillipps 1765, f. 96v (Collectio dacheriana, Reims, Xe siècle). 89 Lambot, Œuvres théologiques, p. 156‑157. 90  Flodoard, résumé de la lettre à Raban (MGH Ep. 8, p. 24, n° 39 : in sinodo haereticus comprobatus fuerat. Hincmar, De praedestinatione, PL 125, col. 85 : inventus haereticus atque incorrigibilis… Hincmar, lettre à Nicolas Ier, MGH Ep. 8, p. 160‑161 : auditus et inventus haereticus. 91 T. Werner, Den Irrtum liquidieren. Bücherverbrennungen im Mittelalter, Göttingen, 2007 (Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für Geschichte, 225), p. 127‑130, montre qu’il ne s’agit pas de censurer le contenu du livre mais de donner un signe extérieur de conversion. Nombreux sont les auteurs qui ont cherché à identifier le volume brûlé à Quierzy. Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben », p. 534 estime qu’il a dû brûler le liber contra Rabanum et sa chartula professionis ; mais comment ferait alors Hincmar pour les citer ? Traube, dans MGH Poetae 3, p. 716, n° 27, note 1, estime, suivant Cellot,

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témoignages montrent qu’il y a réellement eu une discussion théologique92. Cela dit, la condamnation est disciplinaire plus que théologique : la sentence ne fait référence à aucune doctrine mais insiste sur le « trouble des affaires civiles et ecclésiastiques », une formule figée qu’il ne faut pas surinterpréter93. Le fils de Bern fut d’abord condamné pour le désordre causé par sa prédication ambulante, son obstination à ne pas se rétracter et, à n’en pas douter, son « arrogance » devant un parterre d’évêques qui maîtrisaient moins bien la pensée des Pères que lui. Hincmar relate à Amolon qu’il s’est mis à insulter les évêques un par un94. En quoi consiste la sanction de Gottschalk ? Premièrement, insolence et trouble à l’ordre public furent châtiés par les verges, châtiment monastique, peut-être inspiré par les abbés présents, imitant la sanction de Mayence de six mois antérieure. Deuxièmement, l’assemblée retire à Gottschalk la prêtrise reçue pendant la vacance épiscopale de Reims, aussi bien parce qu’elle lui permettait de répandre ses idées que parce qu’un chorévêque, écrit Hincmar, ne peut pas délivrer le sacrement de l’ordre95. Troisièmement, l’enseignement (officium doctrinale) lui est interdit. Quatrièmement, il est reclus en ergastule pour ne pas qu’il contamine ses frères d’habit, châtiment préconisé par le concile de Ver cinq années plus tôt pour les moines gyrovagues96 : les clercs vagants étaient, de toute évidence, un phénomène endémique97. Enfin – et cette sentence-là n’apparaît clairement nulle part – il est excommunié98.

qu’il s’agit de la confessio brevior. Hartmann, dans MGH Conc. 3, p. 194, affirme à juste titre qu’il n’y a pas de preuve et K. Zechiel Eckes, Florus, p. 80 parle simplement de Werk. Comme après lui Steckel, Kulturen des Lehrens, p. 623, Bouhot, Ratramne, p. 40 a bien vu qu’il s’agissait de son dossier patristique – mais on ne saurait le suivre (« Le sermo Flori », p. 380‑381) quand il affirme qu’il s’agit du texte cité par Amolon (MGH Ep. 5, p. 370). Nous verrons plus bas (p. 67-68) qu’il est possible que la Confessio brevior, sans se confondre avec le libellus dont il est question ici, ait un rapport avec le concile de Quierzy. 92  C’est le cas du témoignage de Gottschalk lui-même sur Énée (Lambot, Œuvres théologiques, p. 156‑157, cf. supra) ; Hincmar relate pour sa part que Gottschalk a critiqué Jean Chrysostome in synodo, ce qui ne saurait faire référence qu’à Quierzy (PL 125, col. 139). 93 L’expression ecclesiastica et civilia negotia se trouve dans le canon 57 de Meaux-Paris (MGH conc. 3, p. 111) pour condamner les moines employés comme courriers par leurs abbés ; on la trouve aussi sous la plume d’Hincmar dans une traduction des actes de Chalcédoine (De una deitate, PL 125, col. 499). 94  CCCM 260, p. 366 : ut arreptitius cum quid rationabiliter responderet non habuit in contumelias singulorum prorupit. 95 MGH Ep. 8, p. 23 et PL 125, col. 85. 96  Canon 4 ; MGH Conc. 3, p. 40‑41. 97  On trouve dans le ms. BNF, latin 1452, semble-t-il originaire de Vienne (France), une petite collection canonique consacrée aux peines frappant les clercs vagants et les prêtres irrégulièrement ordonnés (f. 151r). 98  Dans aucun des documents cités ci-dessus on ne trouve trace de l’excommunication – mis à part l’allusif profusus, « mis dehors », de la lettre à Amolon (CCCM 260, p. 367). Hincmar consulte Prudence et Raban en 849 et 850 sur l’opportunité de laisser communier Gottschalk malade (MGH Ep. 8, p. 24, n° 38 et MGH Ep. 5, p. 489) et on sait que Gottschalk, avant sa mort, a refusé de se rétracter en échange de la communion (PL 125, col. 618).

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Gottschalk est reclus dans le monastère de Hautvillers, sous la férule de l’abbé Halduin qu’il n’épargne guère dans ses écrits99. Ses conditions de détention sont difficiles à décrire dans la mesure où elles ont pu évoluer, en vingt ans. Hincmar décrit une réclusion relativement confortable ; l’excommunié, dans une cellule individuelle, partage la même nourriture que ses confrères et on lui offre vêtements, chauffage et toilette100. Le « silence éternel » imposé à Quierzy fait long feu : Gottschalk peut écrire et communiquer non seulement avec les moines de Hautvillers, mais avec l’extérieur, ce que Raban reproche amèrement à Hincmar l’année suivante. Jusqu’à sa disparition, Hincmar veut amener Gottschalk à résipiscence non seulement en lui écrivant, mais en le visitant, sans aucun succès101. Halduin d’Hautvillers s’y essaie sans plus de résultat102. Gottschalk demeure intraitable : la controverse peut commencer. B.  L’activisme de Gottschalk (849‑850) 1.  Le débat sur la vision béatifique

Tout reclus qu’il soit, le Saxon parvient, en quelques mois, à provoquer deux débats supplémentaires, l’un sur la vision béatifique, l’autre sur la Trinité. Sans doute le but de cette activité était-il de rompre son isolement et de sauvegarder ses liens avec les autres érudits103. Gottschalk provoque d’abord le débat sur la vision béatifique. À une date inconnue, il consulte une série d’érudits sur cette question déjà agitée un quart de siècle plus tôt dans son premier monastère, Fulda104. La consultation est un moyen de montrer sa maîtrise de la pensée augustinienne en exhumant, vingt-cinq ans après Candidus Brun à qui il avait échappé, le passage le plus explicite d’Augustin sur la question (Cité de Dieu, XXII, 29, 6). Il dresse un premier bilan de cette requête après le 16 juillet 849, dans la lettre en vers Age quaeso adressée à Ratramne de

99 Lambot, Œuvres théologiques, p.  142 (à propos d’un répons de la férie) et 156‑157 (à propos de la dialectique). 100 MGH Ep. 8, p. 196. 101  PL 125, col. 615. Hincmar visite Gottschalk dès son arrivée en Francie occidentale (MGH Ep. 8, p. 8, n° 22). En 849, il lui écrit pour le convaincre de l’inanité de la prédestination au châtiment, à partir surtout de Prosper d’Aquitaine (ibid., p. 9‑10, n° 28). Après Quierzy, il raconte à Prudence de Troyes avoir essayé par tous les moyens de le convertir (ibid., p. 24, n° 38) et à Raban « ce qu’il a fait contre lui après qu’il a été convaincu d’hérésie, sans qu’il puisse se corriger » (ibid., p. 24, n° 39). 102 Lambot, Œuvres théologiques, p. 156‑157. 103  De l’aveu de Gottschalk lui-même. MGH Poetae 3, p. 736, v. 131‑132. 104  Cf. Cappuyns, « Note sur le problème… », et Ricciardi, Epistolario, p. 163‑171.

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Corbie105. La forme de la lettre (invocation à une muse personnifiant la lettre et corps de la lettre dans deux mètres différents) est étrangement proche de la lettre Velox Calliope de Walahfrid106. Gottschalk affirme avoir consulté plusieurs érudits, au palais et ailleurs, en particulier Loup, Matcaud et Jonas, au sujet du passage d’Augustin ; un seul lui a répondu quand il écrit à Ratramne pour lui transmettre un premier bilan. Traube, comme Freystedt, estimait que la consultation ne concernait pas la vision béatifique mais la prédestination107. Gottschalk parle en effet d’une « question » qui oppose deux partis (v. 119‑120, v. 124). Il mentionne la « triple réponse » de l’un des individus consultés : Traube, suivant Sirmond, y reconnaît le liber de tribus quaestionibus de Loup. Cette interprétation pose problème, comme l’a vu le premier Cappuyns108. Le Liber de tribus quaestionibus, d’abord, n’est pas la réponse à une consultation et revendique, dans sa préface, l’initiative d’écrire pour ceux qui cherchent à se faire une opinion sur la controverse récemment éclose109. Ensuite, il n’est pas question d’y expliquer une sentence d’Augustin mais de considérer, tour à tour, trois questions : libre-arbitre, prédestination et rédemption. Enfin, loin de « refuser de décider pleinement », comme le déplore Gottschalk, Loup se prononce clairement en faveur de la double prédestination et de la volonté de salut restreinte110. En somme, ce livre ne saurait être considéré comme la réponse à la consultation de Gottschalk : c’est un arbitrage personnel de la controverse conforme à l’augustinisme et contraire aux positions hincmariennes. Cappuyns a suggéré à l’inverse que la consultation porte sur la vision béatifique111. Il relie la consultation de Gottschalk à un passage de l’Ad simplices où Hincmar 105 MGH Poetae 3, p. 733‑737. La date d’Age quaeso fait actuellement débat. J’avance, comme Ricciardi, Epistolario, de 850 à 849 la datation de Levillain éd., Correspondance t.  2, p.  44, note 1 et Bouhot, Ratramne, p. 15. Hincmar dit avoir pris connaissance de la consultation sur la vision béatifique en rédigeant l’Ad simplices, soit dès le second semestre 849 (MGH Ep. 8, p. 15). Or Gottschalk met Ratramne au courant de sa consultation, et dit l’avoir lancée « ces derniers jours » (MGH Poetae 3, p. 736, vers 111 : cernua his avidus porrexi scripta diebus…). Il a prié ses correspondants de répondre rapidement (ibid., v. 112‑113 : …dignentur ut ocius inde/ Respondere mihi). Un seul a répondu ; Gottschalk précise qu’il a répondu vite (ibid., v. 122‑125). 106 Weber, Gedichte, p. 253 envisage que Velox Calliope ait servi de modèle à Age quaeso ; pourquoi ne pas envisager plutôt que ce soit la première lettre de Gottschalk à Walahfrid, perdue, qui ait servi de modèle à Velox Calliope ? 107 MGH Poetae 3, p. 717, n° 34 ; Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben », p. 530. Ce dernier, date le poème des années 830, estimant, comme d’autres avant lui, que le Jonas mentionné dans l’extrait est Jonas d’Orléans et que le Matcaud est Marcward de Prüm – et encore comme Genke et Gumerlock, Translated texts, p. 44. 108 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 97, note 2. 109  PL 119, col. 621‑623. 110  Ibid., col. 637‑638 et 643‑645. 111  Cappuyns, « Note sur le problème… », p. 102‑103 et 1933, p. 96.

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parle d’une enquête du Saxon sur la vision béatifique. Dès lors, la réponse reçue par Gottschalk pourrait fort bien être la lettre de Loup de Ferrières qui porte sur cette question112. Cette lettre requiert un examen attentif. Le texte de Loup est une réponse à une consultation adressée à plusieurs intellectuels. Il s’agit de commenter le texte de la Cité de Dieu exhumé par Gottschalk, en expliquant ce qu’a voulu dire l’auteur, soit exactement la requête du Saxon (v. 115). Loup segmente son propos en deux quaestiones qui sont en réalité les deux pans de l’alternative d’Augustin : ou bien les yeux des élus acquerront une propriété spirituelle permettant de voir Dieu (qui est un être spirituel), ou bien les élus verront Dieu de manière indirecte, c’est-à-dire intérieurement et dans la création renouvelée qui est son œuvre. Ces deux quaestiones correspondent aux deux « partis » décrits par Gottschalk. Celui-ci reproche à son correspondant de renoncer à trancher : c’est ce que fait Loup, qui ajoute à son texte un paragraphe entier d’admonition à Gottschalk sur le fait qu’il ne doit pas rechercher des connaissances trop hautes. Par ailleurs, Loup s’excuse de ne pas pouvoir définir une liste de mots grecs, ajoutant avec malice qu’il faudrait la demander à de vrais Grecs113. Or, John Contreni a exhumé du ms. Laon, BM 444 une lettre d’un certain M. (sans nul doute Martin l’Irlandais) à un abbé S. qui, affligé par « les affaires temporelles », lui a posé des questions sur des notions de grec. Contreni a ingénieusement rapproché la lettre de Martin de la requête de Gottschalk : le S. pourrait éventuellement être le nom de Loup, Servatus114. Ce serait donc à Martin de Laon que Loup aurait demandé l’explication des mots grecs que sa masse de travail, comme il s’en plaint à la fois à Martin et à Gottschalk, l’empêche de chercher. En somme, la consultation sur la vision béatifique est bien le thème d’Age quaeso. Cela signifie-t-il pour autant que la lettre de Loup est, de source sûre, la réponse dont parle Gottschalk ? Hélas non115. Loup écrit à Gottschalk qu’il n’a pas répondu, « autrefois », à sa consultation, par égard, allègue-t-il, pour les autres personnes consultés116. Il n’a répondu qu’à un deuxième courrier de Gottschalk, qui le relance après avoir reçu la réponse des autres personnes consultées. Or, Age quaeso insiste sur la rapidité de la première réponse reçue (his diebus, adhuc, iam). Il n’est alors pas possible que Loup soit concerné par les vers 122‑125 d’Age quaeso. Il semble que la première réponse, qui dut avoir la forme « triple » qui a créé la 112  Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 43‑55, n° 80. 113  Ibid., p. 55. 114 Contreni, Cathedral School, p. 103‑108. Cela dit, l’attribution pose problème dans la mesure où, à ma connaissance, aucune lettre ne nomme jamais Loup Servatus, mais toujours Lupus. Seuls les lemmes de quelques traités mentionnent son nom complet (cf MGH Ep. 6, p. 1, note 1). 115  Pour certains de ces arguments, cf. Ricciardi, Epistolario, p. 188‑192. 116  Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 43.

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confusion avec le Liber de tribus quaestionibus de Loup, soit due à Jonas, Matcaud ou quelqu’un d’autre – on n’en a de toute façon conservé aucune. Ainsi, la comparaison entre la lettre de Loup et Age quaeso semble montrer que la consultation porte bien sur la vision béatifique et que la première réponse n’est pas celle de Loup, et pourrait bien être un document perdu. Quoi qu’il en soit, Gottschalk a souhaité transférer les pièces du dossier à Ratramne117. La réponse de Loup, glaciale et seulement mue, d’après son auteur, par la charité, lui est parvenue plus tard : l’excommunication a rompu cette forme de lien social qu’incarne la correspondance118. Une consultation adressée à la cour ne passe pas inaperçue. Hincmar met en garde les clercs de son diocèse au second semestre 849 dans l’Ad simplices : il accuse Gottschalk de s’inquiéter de comment les yeux des élus verront Dieu au lieu de s’inquiéter d’être élu. Sans surprise, cette priorité morale était aussi celle de Raban dans son propre De videndo Deum119 ; dans ce dernier, une allusion rapide fait peut-être référence au débat soulevé par Gottschalk120. 2.  La controverse sur la trina deitas

En 849, Gottschalk est à l’origine d’une nouvelle controverse au sujet de la formule trina deitas, « déité trine »121. Cette dernière provient de la dernière strophe de l’hymne Sanctorum meritis inclita gaudia : Te trina deitas unaque poscimus122. Elle fait partie du nouvel hymnaire qui, au début du IXe siècle, introduit, dans les régions les plus touchées par la renaissance carolingienne, en particulier autour de la cour impériale, plusieurs dizaines de nouvelles pièces123. Leur origine 117  Vers 125‑128 – comme l’a bien vu Weber, Gedichte, p. 282. 118 Ricciardi, Epistolario, p. 213‑217. 119 Cf. Ibid., p. 168. 120  PL 112, col. 1279. Gottschalk n’a jamais prêché que les impies verront Dieu, mais peut-être est-ce sa consultation qui a provoqué ces débats. 121  Au sujet de ce débat, voir Jolivet, Godescalc et la Trinité ; Devisse, Hincmar, p. 154‑184 ; J. Pelikan, La tradition chrétienne. Histoire du développement de la doctrine, III. Croissance de la théologie médiévale, 600‑1300, Paris, 1994 (1e éd. Chicago, 1974), p. 63‑70 ; Boynton, « The Theological Role ». La dernière synthèse remonte à Tavard, Trina Deitas. 122  Texte de l’hymne en PL 86, col. 999. 123 J. Szövérffy, Latin Hymns, Turnhout, 1989 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 55), p. 81 ; D. Bullough et A. L. H. Corrêa, « Texts, Chant and the Chapel of Louis the Pious », dans Charlemagne’s Heir, p.  489‑508, p.  495‑497. L’oeuvre fondamentale sur le nouvel hymnaire est celle du professeur Gneuss, Hymnar und Hymnen im englischen Mittelalter, Tübingen, 1968 (résumé par Bullough-Corrêa, op. cit., p. 496). Si la date exacte de sa composition reste un mystère, on peut rappeler que le titre de l’hymne a été annoté au f. 141v du latin 7530 de la BNF. Ce dernier est une compilation grammaticale fort célèbre du Mont Cassin datant de la fin du VIIIe siècle. Louis Holtz date la note du IXe siècle, mais la distance entre la Francie du Nord et le Mont Cassin et la proximité entre la plume de la note et celle de la copie montrent que l’hymne Sanctorum meritis doit être assez précoce et dater d’avant

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est souvent inconnue ; c’est le cas de Sanctorum meritis124. Suspectant l’hérésie, Hincmar, comme cela arrivait fréquemment lors de corrections locales des textes liturgiques, fait interdire la formule et sans doute corriger des manuscrits125, provoquant la réaction de Gottschalk126. Celui-ci argumente que puisque toutes les qualités divines sont à la fois substantiellement unes et personnellement triples, il en est de même de la divinité elle-même. Hincmar rétorque que la divinité est justement la seule qualité qui, fondant l’unité de la Trinité, ne saurait être détriplée127. Le terminus a quo de la controverse est l’Ad simplices d’Hincmar, qui ne mentionne pas cette controverse naissante ; son terminus ad quem est l’alerte donnée par Hincmar à Raban Maur pendant l’hiver 850128. Hincmar a donc été mis au courant pendant le second semestre 849. La querelle s’envenime au fil du temps. D’après Hincmar, Ratramne a, comme Gottschalk, défendu la trina deitas dans un traité offert à Hildegaire de Meaux129, celui-ci – correspondant de Loup de Ferrières, comme Ratramne130 – accédant au siège épiscopal en 855 au plus tard131. Gottschalk pour sa part, rédige trois pièces les années 820 (L. Holtz, « Le Parisinus Latinus 7530, synthèse cassinienne des arts libéraux », dans Studi medievali, 3e série, 16, 1975, p. 97‑152, p. 105). 124  On l’a pourtant parfois attribuée… à Raban Maur : G. M. Dreves, Lateinische Hymnendichter des Mittelalters 2, Leipzig, 1907 (Analecta hymnica 50), p.  181. J. Szövérffy, Die Annalen der lateinischen Hymnendichtung, Berlin, 1964, p. 222, suivant Dreves, ibid., p. 204, remarque que le début de l’hymne est emprunté à une lettre d’Eugène de Tolède et ajoute que c’est Raban Maur qui l’a composée. Ce dernier n’en connaît pourtant pas l’auteur : MGH Ep. 5, p. 488. Hincmar non plus : PL 125, col. 473. 125  L’édition de Dreves, op. cit., p. 204‑205, note la variante te summa deitas dans les manuscrits Douai, BM 170 (10‑11e siècle) et Paris, BNF, NAL 1235 (12e siècle). 126  Gottschalk avait une prédilection pour l’adjectif trinus qui est sensible dans ses oeuvres poétiques, par exemple dans Age quaeso, vers 35 et Ut quid jubes, strophe 8. On a parfois cherché à rapprocher ces vers de la controverse trinitaire : dans la mesure où il s’agit de trinus deus, formule licite, et non de trina deitas, c’est une conjecture infondée. La même prudence vaut pour le poème corbéien édité par Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 158. Devisse, Hincmar, p. 160, a bien remarqué que c’est Gottschalk qui a le premier accusé Hincmar d’hérésie en interdisant la formule. 127  Pour Jolivet, l’expression est orthodoxe (Gottschalk et la Trinité, p. 50‑51) ; pour Tavard également, l’argumentation de Gottschalk est traditionnelle (Trina deitas, p. 79‑80) ; Pelikan montre qu’Augustin comme Gottschalk se sont appuyés sur des autorités patristiques (Croissance de la théologie médiévale, op. cit., p. 68‑69) même si Gottschalk penche dans une direction sabellienne (p. 64). 128  La lettre est perdue mais le résumé de Flodoard mentionne la Trinité (MGH Ep. 8, p. 24, n° 39). Raban mentionne la question dans sa première réponse, en mars 850 (MGH Ep. 5, p. 488) et dans une lettre plus longue, consacrée exclusivement à cette question mais amputée de sa fin (ibid., p. 499). 129  PL 125, col. 475. 130  Levillain éd., Correspondance t. 2, n° 74 et cf. infra. 131  Duchesne II, p. 479, date son accession au siège de 856 ; Bouhot, Ratramne, p. 18, la ramène à 853‑854 ; Devisse, Hincmar, p. 164, note 258, fait remarquer qu’il apparaît dans les sources à Bonneuil le 24 août 855. Hildegaire est ancien moine de Saint-Denis, cf. Passiones vitaeque sanctorum aevi merovingici, t. 3, B. Krusch et W. Levison (éd.), Hannovre et Leipzig, 1910 (MGH Scriptores rerum merovingicarum t. 5), p. 174. Il a fréquenté Loup de Ferrières, dont il tient un miracle de la vita Faronis (c. 118) survenu en 839. Il est l’auteur (869‑876) d’une Vie de saint Faron, ibid. p. 184‑203.

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qu’on a conservées et que Lambot a intitulées excerpta de Trinitate132. Le Saxon y interpelle violemment un adversaire qui ne peut être qu’Hincmar ; ce dernier, à en croire Gottschalk, aurait correspondu avec lui pour obtenir sa résipiscence133. Hincmar est contraint, vers 856134, de rédiger un traité De una deitate pour les clercs de son diocèse séduits par Gottschalk et en particulier par une schedula qu’on lui a transmise135. La question de la Trina deitas fut abordée en présence du roi ainsi qu’au concile de Soissons de 853, où Hincmar prétendit avoir découvert des manuscrits falsifiés par les partisans de la trina deitas136 (cf. chap. 6). L’archevêque compose même un traité sur la question, aujourd’hui perdu, pour Charles le Chauve137. 3.  Gottschalk mobilise ses réseaux (849‑850)

Dès 849, Gottschalk a donc renoué le contact avec son réseau du bassin parisien et pris part à – pour ne pas dire provoqué – deux nouvelles enquêtes doctrinales. C’est sans conteste avec Corbie qu’il entretient alors les relations les plus étroites. Le poème Age quaeso perge Clio, rédigé en toute vraisemblance fin juillet 849, atteste que Ratramne a envoyé une lettre en vers à Gottschalk138. La correspondance ultérieure d’Hincmar et Raban Maur montre que le même Ratramne a envoyé une lettre en prose dans le second semestre 849, où il critique la manière dont Hincmar interprète Fulgence de Ruspe et utilise l’apocryphe hiéronymien De induratione cordis Pharaonis, certainement dans l’Ad simplices. Hincmar a aussi préservé un extrait d’une lettre de Gottschalk à Gislemar de Corbie, le compagnon d’Anschaire dont il a été question dans les années 830 (cf. annexe 1)139. C’est aussi de Corbie que

132 Lambot, Œuvres théologiques, p. 81‑130 et 259‑279. 133  Ibid., p. 90‑95, correspondant bien à ce qu’écrit Hincmar en PL 125, col. 615. 134  La datation du traité De una et non trina deitate est complexe. Comme l’a montré Devisse, Hincmar, p. 163, Hincmar a commencé à écrire sur le sujet en 850 ; le traité est, à cause de l’allusion au concile de Soissons, postérieur à 853 ; Hincmar cite le De fide d’Ambroise obtenu de Pardoul en 856 et dit avoir écrit après son De praedestinatione, allusion au traité perdu de 856 (PL 125, col. 615) ; tout cela dénonce les années 856‑857. 135  PL 125, col. 473‑615 ; sur la scedula, voir col. 475, puis, dans le texte d’Hincmar, passim ; rééditée par Lambot, Œuvres théologiques, p. 20‑26. 136  PL 125, col. 513. Cf. Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 185, Schrörs, Hinkmar, p. 151 et surtout, pour un point très complet sur les fantasmes de falsification d’Hincmar, Devisse, Hincmar, p. 170‑178. Devisse affirme que le traité de Ratramne a été transmis au roi (Hincmar, p. 175) ; Hincmar ne dit pas cela et Bouhot, Ratramne, p. 17‑18, n’en souffle mot. 137  Flodoard, MGH SS 36, p. 241 (III, 15). Schrörs note que Raoul de Bourges introduit une clause sur la déité simple dans son capitulaire épiscopal (840‑866), en réminiscence probable de la controverse trinitaire : le passage provient en réalité du capitulaire d’Anségise, antérieur à la querelle (Schrörs, Hinkmar, p. 151, note 5 ; MGH Capit. episc. 1, p. 234 ; Anségise I, 76 = MGH Cap. 1, p. 404). 138 MGH Poetae 3, p. 733, vers 1 et 15‑16. 139  Il cite la lettre dès l’Ad simplices, MGH Ep. 8, p. 14.

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provient le seul manuscrit de la Confessio brevior de Gottschalk – et la plume n’est pas de Corbie – et que provenait un des deux manuscrits de la Confessio prolixior140. Loin de se limiter à Corbie, Gottschalk entre dans une phase de communication « tous azimuts ». Les textes rédigés au sujet de la Trinité dont il a été question remontent pour certains à ces années d’intense polémique (849‑854). La plupart des opuscules de Gottschalk, qui ne sont pas des traités en bonne et due forme mais des scedulae, sont décrites plus en détail dans une publication séparée, résumée ci-dessous (chapitre 5, p. 327-330)141. Gottschalk communique continuellement avec des moines d’autres monastères. Une lettre d’Hincmar transmise par Flodoard avertit Rothade de Soissons que des moines d’Hautvillers se sont enfuis142. Pourquoi avertir l’ordinaire de Soissons d’un événement concernant le diocèse de Reims ? Sans doute ces moines avaient-ils des liens avec Gottschalk et portaient-ils ses lettres dans d’autres monastères comme Orbais, dans le diocèse de Rothade ; on ne peut que le supposer. Hincmar se fait plusieurs fois l’écho des échanges de documents entre le Saxon et ses partisans143. Gottschalk reçoit aussi, peut-être par Ratramne, un exemplaire du De corpore et sanguine Domini de Paschase Radbert. Le texte longtemps connu sous le titre de Dicta cuiusdam sapientis de corpore et sanguine Domini est sa réponse (vers 851‑855). Cette querelle a une cause accidentelle. Le manuscrit communiqué à Gottschalk était de copie négligente : les notes marginales identifiant les citations d’Ambroise étaient disposées au mauvais endroit, ce qui fit craindre à Gottschalk une falsification144. Le Saxon est aussi l’auteur de plusieurs opuscules grammaticaux qui montrent qu’il a été consulté par d’autres personnes, en particulier pour corriger un responsorial contenant une version préliminaire de l’office de saint-Rémi d’Hincmar de Reims145. Il est enfin l’auteur de poèmes dont au moins

140 Cf. Lambot, Œuvres théologiques, p. xx (préface). 141 « Débat doctrinal et genre littéraire à l’époque carolingienne : les opuscules théologiques de Gottschalk d’Orbais », dans Revue de l’histoire des religions, 2017, à paraître. 142 MGH Ep. 8, n° 82, p. 40. 143  Ibid., p. 49 et 195. 144 A ce sujet, voir Morin, « Gottschalk retrouvé ». Ce traité, tiré à l’origine d’un manuscrit de Gembloux (Bruxelles, Bibliothèque Royale, 5576‑5604), avait été attribué par Mabillon à Raban Maur et est édité en PL 112, 1511‑1518 (Lambot, Œuvres théologiques, p. 324‑335). Son attribution définitive à Gottschalk par Germain Morin est due, mis à part les critères stylistiques et théologiques, à sa présence dans le manuscrit de Berne (f. 130 sqq). Cf. Bouhot, Ratramne, p. 77‑130 (p. 125 au sujet des notes) et Monteil, Le rôle de Godescalc d’Orbais. 145 Lambot, Œuvres théologiques, p. 353‑496 ; cf. Jolivet, « L’enjeu de la grammaire » et Isaia, Rémi de Reims, p. 381‑385. Le traité De in praepositione est adressé à un évêque, cf. Lambot, Œuvres théologiques, p. 361. Les opuscules grammaticaux de Gottschalk se trouvent dans le ms. Bern, BB 83.

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un, l’horarium, copié dans le manuscrit de Berne (ff. 142 sqq), est par son genre même destiné à une pratique collective. Gottschalk multiplie dans le même temps les démarches envers sa hiérarchie. Amolon de Lyon écrit que le reclus d’Hautvillers lui a fait parvenir à dessein, par l’intermédiaire d’un clerc lyonnais, des écrits adressés aux évêques de Quierzy dans lesquels il ne parle que de prédestination ; et que, déjà auparavant, les bons offices de certains clercs lui avaient procuré un document public, détaillé et assorti de témoignages scripturaires et patristiques146. Gottschalk a donc multiplié les démarches auprès des évêques de Quierzy et a voulu que l’archevêque de Lyon se saisisse de son affaire. Les deux (au moins) écrits en question ne sont identifiables à aucun texte de Gottschalk subsistant147. Gottschalk adresse enfin à un évêque, dont on a dit à tort qu’il s’agissait de Prudence, une admonestation en vers, le poème Quo ne tu missus148. Gottschalk prie cet évêque, dont les thèses « hérétiques » sur la prédestination font scandale et blessent les fidèles, de s’amender tant qu’il lui est donné le temps de la pénitence. Peut-être, enfin, la lettre à Loup de Châlonsen-Champagne date-t-elle de la période 849‑850. Il faut enfin citer les deux Confessiones, brevior et prolixior, qui furent les premiers textes publiés de Gottschalk. Nous avons déjà vu (p. 58-59) qu’aucune des deux ne saurait être le livre brûlé à Quierzy. Si toutes deux portent le titre de confessio, il n’est fermement attesté que pour la plus courte. On n’a pas conservé de manuscrit de la Confessio prolixior. Tout au plus peut-on affirmer que c’est un texte, malgré quelques affinités, bien différent du premier, qui est à proprement parler une profession de foi, comme la cartula confessionis de Mayence. Ces deux professions

146 MGH Ep. 5, p. 369‑370. Amolon décrit ici les documents (scripta) dans l’ordre chronologique et mentionne en dernier le document qu’il vient de recevoir, où il n’est question que de prédestination. Quant aux clercs dont parle Amolon, Bouhot, Sermo Flori, p.  380‑384 y voit l’oeuvre de Teutbold de Langres, Heribald d’Auxerre et Prudence de Troyes ; pour le premier, c’est très séduisant. 147  La description du plus ancien, la scriptura, ressemblerait assez à la Confessio prolixior (c’est ce que pense Devisse, Hincmar, p. 132) mais cette dernière ne parle que de prédestination et la suite de la lettre d’Amolon montre que la scriptura devait parler de rédemption et de sacrements. Quant à l’ad episcopos, s’il ne parle que de prédestination comme la Confessio prolixior, cette dernière n’est pas adressée à des évêques. 148 MGH Ep.  6, p.  180‑182 (Dümmler) et MGH Poetae 4.3, p.  934‑936 (Strecher). Cf.  Rädle, « Gottschalks Gedicht » et Weber, Gedichte, p. 95. Rädle se fonde sur deux choses. D’abord, Prudence ne défendrait que la prédestination du châtiment, et non la prédestination au châtiment – comme Hincmar (vers 52‑53). Ensuite, les jeux de mots autour du mot « sagesse », vers 62‑66, semblent désigner « Prudence » comme le destinataire. Malheureusement, Prudence affirmait une thèse parfaitement semblable à la gemina praedestinatio défendue dans Quo ne tu missus, ce qui en fait un impossible candidat (voir seulement, pour s’en convaincre, PL 115, col. 976 ; comparer à MGH Poetae 4, 2‑3, p. 934‑936, v. 39‑41 et 52‑56). Les compliments sur la sagesse sont un tel lieu commun qu’on ne saurait en tirer aucune conclusion. Cette thèse a été reprise sans réexamen, encore récemment dans Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 321‑332 et Heresy and Dissent, p. 203-209, où elle provoque de nombreux contresens.

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de foi, en effet, sont des textes courts (on n’a hélas préservé qu’un fragment de la cartula de Mayence, mais le titre donné par Hincmar et la forme de l’extrait préservé le laissent supposer), rédigés à la première personne, donnant d’emblée le nom du professant et la formule credo et confiteor. Ils s’assimilent en cela aux professions lues par les évêques lors de leur ordination. La Confessio prolixior est d’un genre différent, malgré des emprunts149. L’importance de l’écrit dans les procédures conciliaires semble de nature à expliquer ces confessions rédigées par Gottschalk en 848‑849, années de ses deux condamnations ; Hincmar lui-même, en 859‑860, affirme qu’il réconciliera Gottschalk si celui-ci lui soumet une profession de foi orthodoxe et signée150. La Confessio brevior a circulé comme « confession d’un condamné » et devait être considérée comme la profession de foi officielle de Gottschalk. La Confessio prolixior est bien différente (cf. chap. 6, p. 372, n. 10). Dans ce libelle, Gottschalk réunit une vaste collection scripturaire et patristique pour défendre sa doctrine de la prédestination au châtiment. Il jette l’anathème sur ses adversaires et demande la convocation d’une assemblée royale devant laquelle il pourrait se disculper de son hérésie par une ordalie, en franchissant quatre chaudrons pleins d’huile, de poix, d’eau et de graisse bouillantes151. Cet appel devant une assemblée royale est, comme l’Ad episcopos, un recours à l’une des institutions qui permettraient de casser la condamnation de Quierzy. Gottschalk a recours, quinze ans plus tard, au pape. On comprend alors pourquoi Raban s’émeut que Gottschalk puisse écrire : « à cette tâche, il a réussi à nuire encore davantage qu’en parlant directement aux gens »152. Gottschalk a, dès sa condamnation, multiplié les contacts et propagé dans ses réseaux des libelles qui, d’une part, mobilisent une partie du clergé en sa faveur – Raban écrit en 850 qu’à ce qu’il a entendu, « dans de nombreux endroits, il a enivré bien des gens à la coupe de son poison et les a rendus fous de son erreur »153 – d’autre part, forcent ses adversaires à la réaction, en particulier Hincmar de Reims.

149 La Confessio prolixior est un véritable libelle qui débute par une invocation à Dieu et s’adresse à un lecteur. Elle emprunte au genre de la confession la formule credo et confiteor (p. 55 et 76) qui, comme dans la confessio brevior, commence et termine le texte. 150  PL  125, col.  408  et 410. On comprend ainsi pourquoi les confessions de Gottschalk contiennent systématiquement son nom. 151 Lambot, Œuvres théologiques, p. 74‑75. Voir F. Bougard, « Le feu de la justice et le feu de l’épreuve, IVe-XIIe siècle », dans Il fuoco nell’alto medioevo, Spolète, 2013 (Settimane di Studio del CISAM, 60), p. 389‑433, p. 420. 152 MGH Ep. 5, p. 497. 153  Ibidem.

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C.  Consultations en Francie occidentale 1.  Hincmar et Pardoul

On ignore beaucoup du concile de Quierzy (cf. chap. 2, p. 163-174). Dès son issue, Hincmar commence à consulter ses contemporains les plus lettrés au sujet de la prédestination. Dans la querelle qui s’ouvre, il peut compter sur le soutien constant de l’évêque Pardoul de Laon, pour bien des raisons154. Des années plus tard, dans le Liber de tribus epistolis, Florus de Lyon, se fondant sur les lettres des deux évêques, dit que ceux-ci ont consulté six personnalités155. Parmi ces personnages, certains pensent comme Hincmar et Pardoul, d’autres comme Gottschalk. On peut reconstituer une partie de la liste. Hincmar écrit dès avant Pâques à Prudence de Troyes pour se plaindre de ne pas parvenir à le voir, l’informer du résultat du concile et lui demander conseil au sujet de Gottschalk (lettre n° 38). Hincmar s’enquiert en particulier de l’interprétation correcte d’une phrase du prophète Ezechiel relative à la justice divine (33, 12‑16), ce que l’on reliera aisément à l’Ad Simplices où Hincmar commente longuement cette sentence156. Pour Hincmar, le temps d’un travail intense sur la prédestination a commencé ; il ne s’achèvera que dix années plus tard. Prudence répond à ses confrères qu’il ne peut les rencontrer et leur signifie son augustinisme. Hincmar et Pardoul écrivent à Loup de Ferrières157. La réponse de Loup a été conservée ; c’est une confirmation atténuée de la double prédestination158. Le raisonnement suivi par Loup rappelle à certains égards celui du Liber de tribus

154  Cf. Martinet, « Pardule » ; Pardoul est alors le seul suffragant consacré par Hincmar. C’est à tout point de vue un proche de l’archevêque, qui lui fait lire le Ferculum Salomonis en avant-première (MGH Ep. 8, p. 41, n° 87) et à qui il expédie des conseils diététiques (Martinet, ibid., p. 165 ; première édition dans Hincmari opera, opuscula et epistolae, J. Sirmond ed., Paris, 1645, t. 2, p. 838‑839 ; la lettre ne figure malheureusement pas dans la PL). La ville de Laon possédait une colonie irlandaise qui contribue à expliquer l’indéfectible positionnement de Pardoul en faveur du libre-arbitre. 155  CCCM 260, p.  319. Zechiel-Eckes, Florus, p.  128, propose d’identifier Amalaire, Prudence, Loup, Ratramne et Hincmar. Mais Hincmar n’a accès au traité de Ratramne que plus tard (PL 125, col. 90). 156  Comme l’a bien vu Devisse, Hincmar, p. 134 ; cf. MGH Ep. 8, p. 16. 157  Hincmar n’a pas envoyé la réponse à Raban pendant l’hiver 850 (cf. la liste des documents reçus par Raban, MGH Ep. 5, p. 488). Mais peut-être s’agit-il toujours de la même stratégie de protection de Loup de Ferrières dont nous reparlerons (p. 251-252). Von Severus, Lupus von Ferrières, p. 135‑136, estime que la lettre est antérieure à celle adressée à Charles le Chauve. 158  Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 36‑42 (n° 79). Loup martèle que la prédestination des méchants est le « retrait de la grâce » (gratiae subtractio, p. 38). Nulle part Loup ne parle de « prédestination au châtiment » ; il s’agit en réalité de ne pas sauver un prédestiné du châtiment qu’il mérite, du fait du péché originel (p. 38).

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quaestionibus rédigé en 849159. La différence principale réside dans l’insistance de la lettre sur la notion de nécessité ; sans doute est-ce là-dessus qu’Hincmar avait insisté, craignant que la prédestination au châtiment n’induise la nécessité de pécher, du moins dans l’esprit des fidèles, comme le redoutait la lettre synodale de Raban. D’après Florus, ils ont également consulté Amalaire de Metz. Aucun autre témoignage de cet échange n’a malheureusement été préservé. Une fois mise à part la consultation de Jean Scot Erigène, qui intervient seulement l’année suivante, en 850, nous n’avons donc pas préservé le nom des deux dernières personnes consultées par l’archevêque et son suffragant au sujet de la prédestination. On peut supposer que Raban Maur, encore interrogé par Hincmar au tout début de l’année 850, fait partie de cette liste. Comme l’a précisé Hincmar, ceux qui lui ont répondu sont en bonne partie favorables à la double prédestination augustinienne. 2.  Charles le Chauve

Hincmar et Pardoul ne sont pas seuls à multiplier les requêtes. Charles le Chauve assume son rôle de garant de l’orthodoxie en consultant deux érudits de poids. Le premier est Ratramne, écolâtre de Corbie. Malheureusement, Ratramne ne donne pas d’indice permettant de dater son traité. On suppose qu’il fut consulté en même temps que Loup, fin 849-début 850. Il est en effet plus facile de dater la consultation de Loup de Ferrières. Le roi, après Quierzy, s’est engagé dans une expédition en Aquitaine. En juillet-août, il passe la Loire, capture Toulouse et pousse jusqu’à Narbonne, en octobre. Son retour se fait par le Berry : il est à Bourges en décembre et y célèbre Noël160. « Au milieu des préoccupations et des ambitions politiques », il y trouve le temps d’interroger Loup de Ferrières. Après lui avoir répondu oralement, Loup lui adresse une lettre161. La formulation du problème en trois questions (prédestination, librearbitre et rédemption), qu’on retrouve dans le Liber et le Collectaneum de tribus quaestionibus, est difficile à interpréter. Puisque Ratramne n’a pas été interrogé 159  Les deux documents reviennent longuement sur le péché originel et ses conséquences, la mort et la concupiscence (ibid., p. 38 ; PL 119, col. 623‑628). On retrouve la même citation de Rm 5, 12 ; la même conclusion que Dieu sauve certains et abandonne les autres ; la même insistance sur l’utilité providentielle des damnés. Bien sûr, les différences abondent aussi, en particulier dans la construction du liber en trois questions. Von Severus, Lupus von Ferrières, p. 135, suivant Schrörs, Hinkmar, p. 112, estimait le traité rédigé après la lettre à Charles le Chauve ; les travaux récents de Jeremy C. Thompson vont en sens contraire. 160 Lot-Halphen, Charles le Chauve, p.  205‑207 – et contrairement à Bouhot, Ratramne, p.  39. Cf. Tessier I, n° 123‑124, p. 325‑331. 161  Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 23.

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dans les mêmes termes et que le Liber de tribus quaestionibus est antérieur à la lettre à Charles, on peut supposer que cette subdivision n’est pas du roi, mais de Loup. Celui-ci a, en effet, rédigé en 849 le Liber qu’il destine à un public large et indéterminé162. L’œuvre est allégée en citations et construite comme un long discours. Elle se rattache à un stade précoce de la controverse où les auteurs ne cumulent pas les autorités les uns contre les autres. Loup a donc entrepris de rallier une partie de l’opinion aux thèses condamnées ; puis il est interrogé par le roi à la fin de l’année. Pendant ce second semestre 849, d’autres clercs que Loup prennent l’initiative contre Hincmar. Quelques années plus tard, Prudence de Troyes accuse Jean Scot Erigène d’avoir utilisé les textes d’une compilation patristique qu’il avait préparée pour une discussion entre évêques163. En disant « il y a deux ans », Prudence désigne 849, ce que plusieurs auteurs ont ramené au concile de Paris qui réunit la province de Sens au mois de novembre164. À une date inconnue, Loup de Ferrières écrit également à son métropolitain, Wenilon, pour lui proposer de consulter ensemble son Collectaneum de tribus quaestionibus165. On voit ainsi se constituer un front augustinien qui regroupe, dans la province de Sens, l’archevêque Wenilon, l’évêque Prudence et Loup de Ferrières – celui-ci est à la fois la « plume » du premier et l’ancien compagnon de Prudence lors d’un missaticum en 845166. Nous décrirons les réseaux de ce groupe au chapitre 4 (p. 224-230). 3.  L’action pastorale d’Hincmar ( fin 849)

En somme, le bilan de l’année 849 est mauvais pour Hincmar. D’une part, les auteurs consultés sont le plus souvent fidèles à la position augustinienne : le châtiment est prédestiné, le Christ n’est mort que pour les élus. D’autre part, tant Gottschalk que, semble-t-il, Loup et sans doute d’autres mobilisent le clergé en leur faveur. Devant l’agitation qui gagne sa province, l’archevêque rédige un traité pastoral, l’Ad simplices167. Ce premier traité d’Hincmar sur la prédestination est rédigé pendant le second semestre 849. Il consiste en une vaste histoire du salut 162  PL 119, col. 623. 163  PL 115, col. 1156. 164 MGH Conc. 3, p. 200‑201 ; citons Lot-Halphen, Charles le Chauve, p. 208. 165  Voici la fin de la lettre reconstituée par Michael  I. Allen, que je remercie (=n°  104 de l’édition Levillain, Paris, 1935) : « [Collectan]eum quod elaboravi de libero ar[bitrio, praedestinatione ac] veritate pretii quo redempti sumus, ipse vobis elegi ostendere quam per quemlibet dirigere, ut otio nobis divinitus collato tantarum rerum subtilitatem facilius mecum possitis advertere. » 166  Voir la lettre 41 de Loup de Ferrières (Levillain éd., Correspondance de Loup vol. 1, p. 172‑175). 167 Devisse, Hincmar, p. 134‑136, donne le détail des textes utilisés ; le découpage que je propose ici s’accorde au dessein d’Hincmar et non à ses citations. Amann, L’Église carolingienne, p. 326, estime que ce traité est une réaction à la Confessio prolixior ; on retient plutôt la thèse, inverse, de Cappuyns.

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inspirée de Grégoire le Grand et articulée autour des notions de libre-arbitre et de grâce, suivie d’un catalogue de citations assez confus autour des questions de la prescience et de la prédestination. En s’appuyant sur le traité pseudo-hiéronymien De induratione cordis pharaonis et sur le traité pseudo-augustinien intitulé Hypomnesticon168, Hincmar reproche d’abord à ses adversaires de confondre prescience et prédestination169 ; de nier le libre-arbitre170 ; de nier la volonté de salut universel de Dieu171. L’archevêque poursuit avec une longue paraphrase de Prosper d’Aquitaine au sujet de la prédestination172, avant de revenir sur les questions de la grâce et du libre-arbitre, puis de la vision béatifique en s’aidant de Grégoire le Grand173. Cet exposé central est encadré par deux grandes admonitions fortement teintées d’hérésiologie, destinées à détourner les clercs rémois des thèses de Gottschalk en argumentant ad hominem. L’archevêque met toute son autorité dans la balance174. À cette occasion, Hincmar énumère les écrits de Gottschalk tombés en sa possession pour prévenir ses « fils » contre eux : le tomus ad Gislemarum, déjà cité (p. 65), un « écrit contre Raban » qu’on identifie aisément au liber virosae conscriptionis, et enfin un troisième opuscule, « petit par sa taille mais immense par son impiété, qu’il [lui] a offert lui-même ». L’identification de ce dernier opus a fait couler beaucoup d’encre175. On se rallie généralement à l’hypothèse de Cappuyns : il s’agirait de la confessio brevior. De quels textes disposait Hincmar avec certitude ? Outre ceux que l’on vient de citer, il expédie à Raban Maur, début 850, des nugae Gotescalci176 qui peuvent faire référence à plusieurs textes, mais il est sûr qu’y figurait la Confessio prolixior dont Raban cite un extrait à la fin de sa lettre. La Confessio prolixior n’est pas 168  Le premier est de Pélage (cf. De Plinval, Essai sur le style et la langue de Pélage), le second est un traité de l’entourage de Prosper, à lire J. E. Chisholm, The Pseudo-Augustinian Hypomnesticon. 169  Gundlach, « Zwei Schriften », p. 269‑277. 170  Ibid., p. 277‑282. 171  Ibid., p. 282‑285. 172  Ibid., p. 285‑292. 173  Ibid., p. 292‑297. 174 La grande introduction est placée sous l’invocation de saint Pierre protégeant le troupeau du Seigneur contre le diable ; les lettres à Tite et Timothée, considérées comme des miroirs des évêques, sont fortement mobilisées (p. 260). Les clercs se voient rappelés à leur rôle qui est la prière et non la spéculation (p. 262‑263). Nous en reparlerons au chapitre 5 (p. 330-335). 175  Op. cit., p. 261‑262. Pour Traube, MGH Poetae 3, p. 715, n° 27, le texte dont il est ici question est la confessio prolixior, et la confessio brevior a été brûlée à Quierzy. Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 107, considère qu’il s’agit bien de la confessio brevior dans l’Ad simplices. Devisse, Hincmar, p. 135, note 99, ne reconnaît pas les morceaux du tomulus ad Gislemarum pourtant facilement identifiables dans le dernier De praedestinatione et se rallie à l’avis de Cappuyns. 176 MGH Ep. 5, p. 488.

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pour autant le troisième opuscule cité par l’Ad simplices ; certainement rédigée, comme l’a vu Dom Cappuyns, après celui-ci, elle était un document public qui a dû parvenir à Hincmar à la fin de 849. Mais en 859‑860, l’archevêque revient sur les textes de Gottschalk et en cite trois : le tomulus ad Gislemarum, le liber ad Rabanum et la cartula confessionis de Mayence177. On retrouve trois textes, dont les deux premiers sont ceux de l’Ad simplices : ne serait-ce pas le cas du troisième aussi ? Il s’agit du reste d’un document tellement semblable à la confessio brevior que la différence est de peu d’importance. L’Ad simplices fait partie, avec l’intervention de Jean Scot, des plus puissants détonateurs de la controverse sur la prédestination. Rédigé avec une grande maladresse178, il n’effleure pas le cœur du problème et n’apporte, comme pièce à conviction, que des pseudépigraphes, cités près de quarante fois et qui, comme l’écrit Pardoul, provoquent « une énorme crise chez nous »179. Hincmar peut toujours invoquer l’autorité de Raban Maur qui a cité l’Hypomnesticon avant lui180 et approuve l’Ad simplices l’année suivante181 ; le débat est lancé. Avant 850, Ratramne écrit à Gottschalk pour critiquer le traité, comme nous l’avons vu (p. 65). Le moine saxon lui-même réplique avec la Confessio prolixior. Les contradictions d’Hincmar, présentes dans l’Ad simplices, sont réfutées182. Pour clore sa profession de foi, Gottschalk en appelle à une assemblée royale, mêlant les grands et le clergé, où il subirait une ordalie, comme nous l’avons vu (cf. p. 68). La demande exaspère Hincmar, Raban et Jean Scot Erigène183. C’est dans ces conditions que l’archevêque de Reims consulte à nouveau Raban, pendant l’hiver 850. Si la lettre originale est perdue, Flodoard en a préservé un

177  PL 125, col. 89. 178  Ce que reconnaît Devisse, Hincmar, p. 134 sqq. Hincmar attaque les augustinistes sur leur terrain en citant un apocryphe et confond prédestination au châtiment avec prédestination au péché. Il ne parvient même pas à trouver la source d’une citation d’Augustin, comme le lui fait remarquer Raban, MGH Ep. 5, p. 489. 179  Cité par Florus de Lyon, CCCM 260, p. 398‑399. 180  PL  112, col.  1532‑1533, 1547‑1553 (ces citations ne sont pas identifiées par la PL ; cf.  Zechiel-Eckes, Florus, p. 126, note 326). 181 MGH Ep. 5, p. 498. 182  C’est le cas par exemple de la thèse de la prédestination du châtiment aux réprouvés et non des réprouvés au châtiment (Gundlach, « Zwei Schriften », p. 301), réfutée dans Lambot, Œuvres théologiques, p. 56 ; c’est aussi le cas de la thèse de la prédestination du diable et non des réprouvés (Gundlach, ibid., p. 273), réfutée ibid., p. 58. 183 MGH Ep. 5, p. 498 (Raban) ; CCCM 50, p. 26 ( Jean Scot Erigène) ; PL 125, col. 495 (Hincmar). Raban se demande où Gottschalk a pu dénicher une telle idée : […] quod neminem preter eum ita optasse legi. Il avance une hypothèse (les trois enfants dans la fournaise de Dn 3 ?) sans grande conviction. Il n’est donc pas sûr que cet auteur de martyrologe avait compris l’intention de Gottschalk (cf. Bougard, « Le feu de la justice », op. cit., p. 420).

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résumé qui révèle un Hincmar dérouté, demandant au « dernier disciple d’Alcuin », en plus de conseils d’exégèse, de soutenir la condamnation de Gottschalk et l’Ad simplices184. Raban, accaparé par les fêtes de Pâques et fatigué par l’âge, compose une réponse brève pour le porteur pressé185. Peu après Pâques, l’archevêque de Mayence prend le temps de rédiger une réponse plus longue. S’excusant encore des infirmités de son âge, il lui envoie, en guise de renfort, ses lettres à Noting de Vérone et Évrard de Frioul, en y ajoutant seulement quelques extraits supplémentaires suivant la méthode qui lui est chère dans ses chaînes exégétiques (les extraits se succèdent avec le nom de l’auteur dans la marge). Il recopie certains de ses anciens commentaires186. Il conclut la lettre par des conseils pastoraux ; Hincmar ne devrait pas laisser Gottschalk écrire mais le confiner, et faire prier pour lui. Il lui déconseille enfin d’accéder à la demande d’ordalie et assure l’archevêque de son soutien en toutes choses. Hincmar ne peut maintenant plus espérer grand-chose de Raban Maur. En 851, Louis, Charles et Lothaire se mettent d’accord à l’entrevue de Meersen pour s’allier contre les « ennemis de Dieu », ce que d’aucuns ont interprété comme un accord contre Gottschalk187. C’est peu probable. La controverse ne concernait plus guère, à ce stade, que la Francie occidentale. Quatre ans plus tard, Lothaire accepte que les thèses d’Hincmar soient vivement condamnées à Valence… Peut-être serait-il plus sage de voir dans ces « ennemis de Dieu » les Normands ou des aristocrates turbulents. 4.  Le traité sur la prédestination de Jean Scot Erigène (850)

Devant la crise provoquée par les événements de l’année 849, Hincmar et Pardoul sollicitent l’intervention de Jean Scot Erigène contre Gottschalk, mettant à sa disposition la Confessio prolixior188. Jean Scot est alors maître de l’école du palais de Charles le Chauve où son enseignement porte essentiellement sur Martianus

184 MGH Ep. 8, n° 39, p. 24. 185 MGH Ep.  5, n°  43, p.  487‑489 : Raban y affirme que la prédestination au châtiment ne se trouve pas dans la Bible, pas plus que la trina deitas au sujet de laquelle il expédie à Hincmar un exemplaire du concile d’Aix de 799 et du De trinitate d’Alcuin, qu’Hincmar réutilise longuement dans son traité de una deitate. Il identifie une de ses citations d’Augustin et répond à la question urgente de la communion de Gottschalk malade. 186  C’est le cas, comme l’a identifié Dümmler, de la série de citations p. 495‑496. 187  Ganz, « The debate on predestination… », p.  297‑298 ; Nelson, Charles le Chauve, p.  169 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 273 et Heresy and Dissent, p. 171. 188 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p.  54 ; Amann, L’Église carolingienne, p.  328 ; Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 25 ; Devisse, Hincmar, p. 147‑148.

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Capella189. Jean Scot s’acquitte d’un long traité190. Son intervention a un retentissement considérable et provoque, comme le disaient Devisse, « l’explosion » ; Amann, « une véritable levée de boucliers » ; Cappuyns, « un beau scandale »191. Seule la lecture du traité de l’Érigène, véritable OVNI dans le ciel de la théologie carolingienne, permet de comprendre les réactions passionnées qu’il a suscitées. Jean Scot a découpé le De praedestinatione en dix-neuf chapitres auxquels il a luimême donné leurs titres192. Selon le plan d’Ernesto Mainoldi193, il consacre une première partie (I-III) à réfuter la double prédestination par la dialectique ; dans une deuxième partie, il montre comment s’articulent la prescience divine et le librearbitre (IV-VIII) ; dans sa troisième partie, la plus polémique (IX-X), il affirme que l’Écriture ne parle de prescience et prédestination du mal que par antiphrase – on est ici fort proche des thèses néoplatoniciennes du Periphyseon ; dans une quatrième partie (XI-XIV), il réfute pied à pied, par des moyens logiques et littéraires souvent retors, les citations bibliques et patristiques de Gottschalk ; sa cinquième partie (XVI-XIX) soutient que le péché est sa propre punition : péché, mort et châtiment sont une seule et même chose. Le dernier chapitre, en forme de post-scriptum, laisse l’Erigène réfléchir en physicien à la nature du feu pour savoir, en avançant le cas de la salamandre, s’il pourra faire souffrir le corps des damnés (§4). Cette vaste fresque théologique, philosophique et mystique, justifie la faveur dont jouissait l’Irlandais : Guillaume de Malmesbury décrit plusieurs siècles plus tard Charles le Chauve « captivé » par sa merveilleuse intelligence194. Comparé aux austères collections de ses contradicteurs, le traité de Jean Scot foisonne de citations, de démonstrations logiques, d’artifices rhétoriques et de termes grecs. La somme érigénienne est « la recherche d’une synthèse complète des divers champs du savoir » (E. Mainoldi)195. Pour y parvenir, il a privilégié les sources logiques

189  La bibliographie sur l’Erigène est immense. On consultera avec profit l’index des sources de M. Brennan, « Materials for the Biography of Johannes Scottus Eriugena », dans Studi Medievali, 27, 1986, p. 413‑460, la biographie de Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, les actes des colloques Jean Scot Erigène et l’histoire de la philosophie, Paris, 1977 et Jean Scot Écrivain, Montréal-Paris, 1986, le volume consacré à ses autographes (Dutton-Jeauneau, Autograph of Eriugena), le recueil d’articles d’Édouard Jeauneau (Études érigéniennes) et le Guide des études érigéniennes, Bibliographie commentée des publications, 1930‑1987, Vestigia 5, Fribourg-Paris, 1989. 190  Éditions récentes : CCCM 50 et E. Mainoldi, De praedestinatione liber. 191 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p.  114 ; Amann, L’Église carolingienne, p.  329 ; Devisse, Hincmar, p. 151. 192  Madec, CCCM 50, p. XIV-XV. 193 Mainoldi, De praedestinatione liber, p. XLI-LXV. Le découpage de Zechiel-Eckes, Florus, p. 94‑97, est quasi identique. 194  De gestis pontificum Anglorum, V, 4, § 240 : miraculo scientiae ipsius captus adversus magistrum nec dicto insurgere vellet… (cité par Zechiel-Eckes, Florus, p. 91, note 94). 195 Mainoldi, De praedestinatione liber, p. XVIII-XIX.

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aux dépens des sources patristiques196, traité ses adversaires avec triomphalisme197, totalement sacrifié la cohérence interne de ses sources et s’est dangereusement écarté, à mainte reprise, des bornes de l’orthodoxie, notamment avec sa thèse de l’identité du péché, de la mort et du châtiment, dont le bruit s’est répandu jusqu’à la Rome de Nicolas Ier198. III.  L’élargissement du conflit (852‑860) A.  L’entrée en lice de l’Église de Lyon 1.  La querelle érigénienne

Le traité de l’Erigène provoque donc « l’explosion » (s’attirant même une remarque désobligeante de Paschase dans le De Benedictionibus patriarcharum199), ce qui s’incarne en particulier dans l’entrée en scène des clercs de Lyon. Ceux-ci ont la particularité de publier des réponses collectives et anonymes. Depuis les travaux de Dom Wilmart, Dom Charlier et Klaus Zechiel-Eckes, on attribue massivement ces opuscules à l’écolâtre Florus de Lyon, la plume du chapitre cathédral200. On peut, grâce aux travaux récents, distinguer plusieurs phases de l’intervention des méridionaux dans les débats201. D’une part, l’intervention lyonnaise est provoquée par le traité de Jean Scot. Ils en prennent connaissance grâce à de mystérieux intermédiaires qui sont sans doute (cf. chap. 4, p. 264-269) des clercs de la province de Sens. En effet, l’archevêque Wenilon de Sens, dès qu’il consulte un exemplaire du traité, en tire une série de

196  Comme l’a noté Zechiel-Eckes, Florus, p. 94, c’est le principal grief de ses adversaires. 197  Cela devait rendre Prudence et Florus furieux ; voir son chapitre 18 et la réplique fort réussie de Florus, CCCM 260, p. 281‑284. 198  Cf. sa lettre à Charles le Chauve au sujet de la traduction de Jean Scot du pseudo-Denys (MGH Ep. 6, p. 651, n° 130 = Jaffé 2833). 199  Pascasii Radberti De Benedictionibus patriarcharum Iacob et Moysi, B. Paulus ed., Turnhout, 1993 (CCCM 96), p.  67 ; cité par J. Contreni, « Carolingian Biblical Culture », dans Iohannes Scottus Eriugena : The Bible and Hermeneutics, G. Van Riel, C. Steel et J. McEvoy ed., Louvain, 1996 (Ancient and Medieval Philosophy, De Wulf-Mansion Centre, I.20), p. 1‑23 (22, note 56). Sans doute est-ce aussi Jean Scot, plus que d’autres, qui est visé par ses réflexions contre rhétorique, dialectique et arts libéraux dans le commentaire inédit sur Ezechiel du ms. Paris, BNF, latin 12302 : voir J. Contreni, « “By lions, bishops are meant : by wolves, priests” : History, Exegesis, and the Carolingian Church in Haimo of Auxerre’s Commentary on Ezechiel », dans Francia, 29, 2002, p. 29‑56 (42, note 45, relativement aux feuillets 118v et 120r). 200  Les attributions anciennes à Florus existent : déjà Mauguin lui attribuait le traité contre Jean Scot, en 1650 (bibliographie dans Amann, L’Église carolingienne, p. 331, note 2 et p. 332, note 3). Seuls les philologues du XXe siècle, que nous citerons ici pièce après pièce, apportent des preuves matérielles. 201 Zechiel-Eckes, Florus et Bouhot, Sermo Flori.

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dix-neuf extraits qu’il expédie à Prudence de Troyes pour avis. Ce dernier, scandalisé par ce qu’il lit, parvient à mettre la main sur un exemplaire complet et rédige son propre traité contre Jean Scot Erigène, en 851202. Le long traité de Prudence est conservé par son unique manuscrit d’auteur ; il consiste en une réfutation, morceau par morceau, du traité de l’Erigène dont il cite près du quart du texte203. Si le traité de Prudence, semble-t-il, n’a pas circulé, son annexe, la Recapitulatio totius operis qui épingle une à une 77 propositions de Jean Scot et leur donne une brève réponse, est transmise par un autre manuscrit que celui de l’auteur et semble avoir circulé anonymement204. La compilation de dix-neuf extraits (les excerpta) de Wenilon parvient à Lyon par un truchement inconnu205. Florus, peu soucieux de se procurer un exemplaire complet pour éviter les inévitables contresens que charrie sa collection d’extraits206, entreprend de rédiger son Adversus Johannis Scoti Erigenae erroneas definitiones liber. Florus a donc dû se mettre au travail contre Jean Scot à peu près en même temps que Prudence207. Son traité, diffusé anonymement, est le mieux

202  Ces renseignements sont déductibles de la préface de Prudence, PL 115, col. 1009‑1012. On a parfois négligé le fait que Prudence a eu accès à la totalité du traité (cf. Devisse, Hincmar, p. 152 ; cf. au contraire Petitmengin, « D’Augustin à Prudence de Troyes », p.  237). Les références aux dates sont données col. 1043B (référence à la lettre de Léon IV aux évêques de Bretagne, 848‑849) et 1156 (référence au synode de Paris, 849). Zechiel-Eckes, Florus date le traité de début 851 (p. 85), Devisse, Hincmar de l’automne (p. 152). 203 Devisse, Hincmar, p. 152 ; le calcul est fait par Zechiel-Eckes, Florus, p. 105. Il s’agit du ms. BNF, latin, 2445 (cf. Petitmengin, « D’Augustin à Prudence de Troyes »). 204  Ms. BAV, reg. lat. 91, ff. 84v-7. Le copiste avait manifestement un modèle lacunaire car il s’interrompt cinq capitula avant la fin, bien qu’il lui reste de la place. La Recapitulatio, attribuée à Florus par ce manuscrit (que suit Charlier, Floriana, rubrique « Paris BN 2445 »), est tombée entre les mains d’Hincmar de façon anonyme en 859 (PL 125, col. 296‑297). Sur le contenu du traité de Prudence, voir Amann, L’Église carolingienne, p.  330, Devisse, Hincmar, p.  151‑152, Petitmengin, « D’Augustin à Prudence de Troyes » et Pezé, « Prudence ». 205  Faute de mieux, on considère que c’est Prudence, lui-même espagnol d’origine et représentant du très hypothétique « groupe méridional-wisigothique », qui a transmis le texte à Florus (Pohlen, Die südeuropäisch-spanisch-gotische Gruppe, p. 34‑35 et 162‑163 ; Devisse, Hincmar, p. 187‑188 ; Zechiel-Eckes, Florus, p.  85). Mais quel texte ? D’abord, Zechiel-Eckes exclut, contrairement à ce qu’affirme Devisse, que Florus ait eu entre les mains le traité de Prudence (Devisse, Hincmar, p. 189 ; Zechiel-Eckes, Florus, p. 85). Ensuite, Goulven Madec a montré que Florus n’avait eu accès qu’aux excerpta et pas à la totalité de l’oeuvre de Jean Scot en comparant ses citations à la Recapitulatio totius operis de Prudence de Troyes (PL 115, col. 1352‑1366) ; CCCM 50, p. VIII et Zechiel-Eckes, Florus, p. 104‑107. 206 Zechiel-Eckes, Florus, p. 115‑116, donne deux exemples de manipulation de la pensée érigénienne. 207  Ibid., p. 107‑108, a bien vu que Florus n’avait pas encore pris connaissance des lettres de Pardoul et Hincmar à Amolon lorsqu’il prit la plume contre Jean Scot – en conséquence de quoi il connaît bien mal la doctrine de Gottschalk. Cf. CCCM 260, p. 124‑127. Or, il prend connaissance de ces lettres en rédigeant le Liber de tribus epistolis, au plus tôt en hiver 852 ; il s’agit du terminus ad quem de son traité contre l’Erigène. Charlier (Floriana, rubrique « Notes sur les écrits floriens touchant à la dispute sur la Prédestination ») estimait que le traité contre l’Erigène était postérieur au De tribus epistolis car dans ce

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documenté de la controverse, avec trois manuscrits subsistants208, ce qui en dit long sur l’importance de la querelle érigénienne au sein de la controverse sur la prédestination, notamment pour l’intervention lyonnaise. 2.  L’Église de Lyon consultée et le Liber de tribus epistolis (852)

D’autre part, l’Église de Lyon est sollicitée comme arbitre des débats qui agitent la Francie occidentale. Nous avons déjà vu les appels que lui lance Gottschalk ; Amolon209 y répond, avant sa disparition le 31 mars 852, par une lettre qu’il destine, bien conscient de l’excommunication du Saxon, à Hincmar210. Il s’agit d’un catalogue en sept titres des points de doctrine et de discipline qu’Amolon juge répréhensibles chez son destinataire211. Amolon s’y révèle fidèle à l’augustinisme – il prêche la prédestination au châtiment – tout en reprochant à Gottschalk son manque d’humanité. Oro, quid tibi peccavit humanum genus ? lui demande-t-il. La lettre reflète une authentique sollicitude pastorale. Florus, quant à lui, rédige, à un stade précoce (hiver 851‑852), le texte connu sous le titre de Sermo Flori de praedestinatione, que Klaus Zechiel-Eckes appelle plus justement Rescriptum en raison de sa nature de réponse à une consultation – c’est seulement pour des raisons de clarté historiographique qu’on gardera ici son ancien titre212. Consulté au sujet des thèses prêchées par Gottschalk213, Florus consacre le Sermo à une démonstration de la prédestination au châtiment et à une histoire de la déchéance du libre-arbitre qui n’a pas laissé de nom de destinataire. Plusieurs sources laissent penser que Florus a été consulté par Ebbon de Grenoble ou Heribald d’Auxerre : ce dernier cas de figure confirmerait le rôle

dernier (CCCM 260, p. 401), Florus fait mine d’apprendre que Jean Scot a écrit sur cette question ; la démonstration de Zechiel-Eckes, ibidem, est plus convainquante. 208  Tous trois carolingiens par ailleurs ; Paris, BNF latin 2859 et 12292 et Vatican, BAV, reg. lat. 240. Zechiel-Eckes, après les intuitions de ses prédécesseurs (notamment Wilmart, « Une lettre sans adresse… » et Charlier, « Les manuscrits personnels »), a prouvé définitivement, en s’appuyant sur les manuscrits personnels de Florus, l’authenticité du traité (Florus, p. 97‑104). 209  Et non Florus, comme l’écrit Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 116 ; voir la réfutation convaincante de Devisse, Hincmar, p. 192, note 24. 210 MGH Ep. 5, Amulonis archiepiscopi lugdunensis epistolae n° 2, p. 368‑378. 211  Gottschalk affirme que personne ne peut périr s’il a été racheté par le sang du Christ (1) ; que les sacrements sont inutiles aux réprouvés (2) ; que les réprouvés ne font pas partie du corps du Christ (3) ; que les prédestinés au châtiment ne peuvent se sauver (4) ; qu’il leur est inutile d’implorer de Dieu leur conversion (5) ; que Dieu et les saints se réjouissent de leur damnation (6). Enfin, les moeurs de Gottschalk déplaisent à Amolon, son mépris de la hiérarchie et son orgueil (7). 212  PL  119, col.  95‑102 (imprimé sous le nom d’Amolon, PL  116, col.  97‑100). Le texte est attribué à Florus par Hincmar, PL 125, col. 57‑59. Cf. Zechiel-Eckes, Florus, p. 119‑123 et Bouhot, Sermo Flori (curieusement, celui-ci ne cite pas celui-là). 213  PL 119, col. 99‑102.

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de passeur entre Nord et Sud joué par la province de Sens214. Mais il semble, à lire son texte, que le Sermo ait été composé pour un auditoire plus modeste – peut-être un couvent – et que Florus n’ait fait ensuite qu’en disséminer le texte ailleurs215. Les Lyonnais sont enfin consultés par Hincmar et Pardoul, empêtrés, de leur aveu même, dans les contradictions des intellectuels du Nord au sujet de la prédestination et de l’authenticité de l’Hypomnesticon. Les lettres des évêques occidentaux étaient destinées à Amolon de Lyon : elles ont donc été expédiées avant la nouvelle de sa disparition le 31 mars 852216. Hincmar, d’abord, écrit à Amolon après avoir consulté Raban : nous avons vu que cette consultation a été en-deçà de ses espérances (p. 74)217. Il expédie à son confrère lyonnais le traité Ad Notingum que Raban vient de lui transmettre et y joint un récit de la condamnation de Gottschalk avec un résumé de la doctrine du Saxon en cinq points : 1. Dieu a prédestiné les élus au royaume et les réprouvés à la mort avant la Création 2. Ceux qui sont prédestinés à la mort ne peuvent se sauver ni les prédestinés au royaume périr 3. Dieu ne veut le salut que de ceux qu’il sauve 4. Le Christ n’a pas souffert pour tous 5. Le libre-arbitre, après la chute, ne peut-être utilisé qu’en vue du mal.218 Il joint à ce résumé une réfutation point par point. Pardoul219, quant à lui, rapporte aux Lyonnais la confrontation infructueuse de six intellectuels de Francie

214 Le Sermo Flori est transmis par deux sources ; d’une part, le traité sur la prédestination d’Hincmar, PL 125, col. 57‑59, d’autre part, le codex Gand 249 (cf. Bouhot, Sermo Flori pour une description codicologique). Hincmar a reçu le sermo Flori d’Heribald d’Auxerre, qui le tenait de Florus (PL 125, col. 56) à Bonneuil en 855, puis en reçoit un autre exemplaire provenant de la bibliothèque d’Ebbon de Grenoble en novembre 858. C’est ce qui fait des deux évêques les principaux candidats ; mais ce texte semble, comme le dit Bouhot, Sermo Flori, p. 375, être devenu « une sorte de lettre circulaire pour répondre non pas à des demandes écrites, mais à un besoin d’information que chacun pour leur part, Ebo et Heriboldus avaient fait connaître à Florus ». La version du manuscrit de Gand est amputée de sa fin et des marques d’énonciation qui en font un rescrit ; c’est sous cette forme qu’elle est imprimée sous le nom d’Amolon, PL 116, col.  97‑100. Devisse, Hincmar, p.  247, plaide pour Heribald. Wilmart, « Une lettre sans adresse… », p. 158, note 3, suggérait pour sa part Amolon comme destinataire. 215  PL 125, col. 59 : […] exhortor ut in simplicitate et sinceritate verae fidei fundati claudatis aures vestras… 216  Flodoard a conservé la notice de la lettre d’Hincmar à Amolon : MGH Ep. 8, n° 48. 217  Florus avoue lui-même, à sa lecture, qu’il n’a rien à voir avec la controverse actuelle  (CCC 260, p. 402). 218  Ibid., p. 320‑321. 219  Le nom de Pardoul n’apparaît pas plus que celui d’Hincmar dans la réponse de Florus mais son identification ne fait pas de doute : voir Schrörs, Hinkmar, p. 121 et l’historiographie réunie par Zechiel-Eckes, Florus, p. 127, note 341.

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occidentale – nous l’avons vu plus haut – et la querelle provoquée par la remise en cause de l’authenticité de l’Hypomnesticon et le De induratione cordis pharaonis220. La réponse de Florus aux trois lettres est anonyme et tait le nom des évêques occidentaux. Le Liber de tribus epistolis est destiné en grande majorité à réfuter la doctrine hincmarienne de la prédestination – souvent sur le registre dépréciatif : « qui pourrait expliquer à quel point c’est absurde, et même à quel point c’est d’une présomption impie ? »221. Il fournit surtout une démonstration du caractère apocryphe de l’Hypomnesticon qui force l’admiration et n’est véritablement dépassée qu’au XVIIe siècle222. Le De induratione cordis pharaonis fait l’objet d’une démonstration comparable mais Florus avoue n’avoir jamais eu le livre entre les mains et ne pas pouvoir trancher ; encore aujourd’hui, la bibliothèque municipale de Lyon renferme un exemplaire de l’Hypomnesticon mais pas du traité pseudo-hiéronymien223. La datation du traité, qui dépend étroitement de la mort d’Amolon de Lyon, est complexe : on ne peut, sur ce point, suivre totalement Klaus Zechiel-Eckes qui semble avoir, comme Jean Devisse, mal compris la position d’Amolon de Lyon, lorsqu’il affirme que ce dernier est sur la même ligne doctrinale que Raban, Pardoul et Hincmar224. Amolon refuse, disent-ils, la volonté de salut restreinte de Gottschalk et sa doctrine de la double prédestination. Mais c’est sans doute mal le comprendre. Amolon interprète les formulations très dures de Gottschalk sur l’inéluctabilité de la prédestination au châtiment comme une prédestination finale – une prédestination au péché225. Mais l’archevêque de Lyon n’en approuve pas moins (avec Florus et contre Hincmar) la prédestination des réprouvés au

220  CCCM 260, p. 398‑399. 221  Ibid. p. 387. 222  Ibid., p.  388‑392. Cf.  Chisholm, The Pseudo-Augustinian Hypomnesticon ; A. Grafton, Forgers and Critics, Creativity and Duplicity in Western Scholarship, Princeton, 1990, p. 22‑23 ; Zechiel-Eckes, Florus, p. 144, 181‑187. 223  Ibid., p. 399‑400. Zechiel-Eckes, Florus, p. 187‑189. Cf. de Plinval, Essai sur la langue de Pélage. Il s’agit du ms. Lyon, BM 611 (qui contient seulement le livre VI du traité). 224 Zechiel-Eckes, Florus, p. 136 – suivant Pohlen, Die südeuropäisch-spanisch-gotische Gruppe, p. 165. Voir aussi Devisse, Hincmar, p. 191 : « une réponse … qui dut satisfaire profondément Hincmar ». 225 MGH Ep. 5, p. 372 : Quod sentire et dicere quid est aliud quam in Deum graviter et horribiliter blasphemare si illis eius predestinatio hanc necessitatem irrevocabiliter imposuit ut omnino quod ad salutem suam proficeret operari non possent. Amolon critique notamment l’expression praedestinatio in malam partem qu’a dû employer Gottschalk dans l’un des opuscules tombés entre ses mains : sin autem hoc quaeritur ubi un scripturis praedesitnatio in malam partem dicatur… (p. 373) ; sciendum tamen quod praedestinationis verbum in malam partem sicut in scripturis minus est usitatum ita et a doctoribus rarius usurpatum et ob hoc nequaquam magnopere de eo certandum (p. 374).

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châtiment226. Il n’aurait certainement renié aucune des sept règles de foi édictées par Florus dans sa réfutation d’Hincmar : 1. Prescience et prédestination sont éternelles, immuables et géminées 2. Tout est prévu et prédéterminé par Dieu 3. Dans l’œuvre de Dieu, il n’y a pas de différence entre prédestination et prescience 4. Dieu prévoit et prédestine le bien mais prévoit seulement le mal 5. La prédestination au châtiment n’entraîne pas de nécessité de pécher 6. L’Écriture ne parle pas de prédestination qu’avec les mots praedestinatio et praescientia 7. Aucun élu ne peut périr, ni aucun réprouvé se sauver227 Sur la question de la volonté de salut restreinte, Amolon et Florus ne sont pas en phase avec Gottschalk puisque Florus dit lui-même qu’il s’agit d’une question complexe et que, « d’une certaine manière », Dieu veut le salut de tous228. En somme, Florus, comme Amolon, défend la double prédestination mais ne suit pas Gottschalk sur le terrain de la volonté de salut restreinte. Hincmar a dû lire dans la lettre de l’archevêque un désaveu de sa propre doctrine de la prédestination : c’est sans doute pourquoi il n’en parle jamais – on peut même douter qu’il ait fait parvenir ce demi-désaveu à Gottschalk229. Par conséquent, on n’a pas de raison de penser que Florus ait écrit le Liber de tribus epistolis après la mort d’Amolon. Cela étant, il reste probable que la datation proposée par Zechiel-Eckes (852) soit la bonne – Florus affirme bien que Gottschalk est reclus depuis « tant d’années », ce qu’affirme aussi Amolon230.

226 MGH Ep. 5, p. 374 : Iuxta hunc igitur divinae auctoritatis sensum omnipotens Deus iusto iudicio suo predestinat poenas malis, predestinat malos poenis, nullum tamen praedestinat ut sit malus… 227  CCCM 260, p. 323‑332 ; cf. Zechiel-Eckes, Florus, p. 139‑140. 228  Ibidem : quae omnia cum tam obscura et tam profunda atque perplexa, nollemus inter fratres et charissimos nostros aliquid de his contentiose ventilari vel temere definiri… Florus affirme que le Christ est mort pour les élus, pour les fidèles non persévérants et pour les infidèles qui se convertiront un jour (p. 349) : comme Amolon, il affirme donc que les sacrements sont pourvus de l’efficacité du sacrifice du Christ (MGH Ep. 5, p. 371). 229  Aussi ne peut-on pas être d’accord avec Devisse, Hincmar, p. 194‑195, lorsqu’il estime que la lettre a donné « approbation » à Hincmar. Ce dernier n’aurait pas manqué de s’en servir et le contenu est, en matière de prédestination, trop évidemment contre ses propres thèses. Charlier (Floriana, rubrique « notes sur les écrits floriens touchant à la dispute sur la Prédestination ») affirme sensiblement la même chose : la lettre est plus favorable à Gottschalk qu’on ne le pense généralement. 230  CCCM 260, p. 370 ; MGH Ep. 5, p. 377. Cf. Zechiel-Eckes, Florus, p. 136, note 402 : la datation de Schrörs, Freystedt et Cappuyns est 851.

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3.  Les écrits de controverse lyonnais

Une fois l’Église de Lyon rentrée dans le débat, les textes d’ampleur moindre se multiplient. Tous ceux qu’on vient d’énumérer sont transmis principalement par deux manuscrits, dont il sera question au chapitre 7 (p. 466-468)231. Ils contiennent également des opuscules de moindre renom produits à Lyon pendant la controverse. Le recueil de sentences d’Augustin sur la prédestination, tout entier tiré du manuscrit très annoté Lyon, BM 608, est destiné aux simples clercs de Lyon pour donner à leurs pratiques pieuses un soubassement augustinien232. L’opuscule Gratiam itaque, pour sa part, est un assemblage de paragraphes portant sur la grâce, la prescience, la prédestination, le libre-arbitre, avec une dimension éthique tout aussi importante que dans les Sententiae Augustini233. On trouve également l’Absolutio cuiusdam quaestionis234. Cet anonyme, peut-être de Florus235, se propose pour seule question de savoir si les élus font partie de la massa damnata et en sont arrachés par le sacrifice du Christ. C’est un avatar de la controverse prédestinatienne : puisque la massa damnata est prédestinée à la damnation, les élus, qui sont prédestinés au salut, peuvent-ils en avoir fait partie236 ? La méthode suivie est celle d’une simple compilation de citations patristiques, comme les Sententiae Augustini et la fin du De tenenda immobiliter scripturae veritate, ce qui semble plaider en faveur de l’attribution à Florus. Par ailleurs, Dom Wilmart a exhumé d’un des exemplaires du traité de Florus contre Jean Scot une lettre non datée de l’écolâtre lyonnais237. S’adressant à un correspondant respecté, qui lui sert d’intermédiaire avec son évêque, Florus évoque l’affaire Gottschalk. Il envoie audit évêque, dit-il, un libelle composé de deux, trois ou quatre opuscules traitant, point par point, tous les points abordés par Gottschalk. Peut-on identifier ce libelle composé de quatre opuscules au manuscrit de Paris ou au manuscrit de Trèves, et le « petit opuscule » à leur

231  Les manuscrits Gand, Universiteitsbibl., 249 (ancien ms. de Saint-Maximin de Trèves 76) et Paris, BNF, latin 2859, tous deux du IXe siècle ; le manuscrit de Paris est en partie une copie autographe de Florus de Lyon (Charlier, Floriana, rubrique « Paris, B.N. lat. 2859 »). 232  D’où le leitmotiv du mot actio ; PL 116, col. 107 (actionem salubriter informet…) et 108 (informetur studium actionis nostrae…). 233  L’opuscule est adressé au fidèle à l’impératif, PL 116, col. 103. 234  On regrette que Klaus Zechiel-Eckes ne l’ait pas inclu dans sa monographie. Cette compilation est reliée à la controverse par Schrörs, Hinkmar, p. 122 puis par Wilmart, « Une lettre sans adresse… », p. 159. 235  Cet opuscule n’a pas suscité beaucoup d’intérêt. D’après Charlier, Floriana, rubrique « Paris B.N. Lat. 2859 », il a été copié de la main même de Florus. 236  PL 121, col. 1067. 237  Wilmart, « Une lettre sans adresse… ».

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contenu ? Wilmart se refuse à trancher, ce qui semble prudent238. L’expression ecce iam tot annis ne doit pas laisser penser que la lettre est tardive : nous avons croisé cette expression dans la lettre à Gottschalk d’Amolon. La lettre confirme en tout cas que la plupart des opuscules publiés sur la prédestination sont de Florus et qu’ils étaient « publiés » avec l’accord de l’archevêque de Lyon. La réprobation de l’écolâtre devant l’inextinguible querelle est manifeste ; les fautes pastorales des évêques occidentaux le laissent perplexe. Ainsi, en 851‑852, l’Église de Lyon met les prodiges de son écolâtre et de sa bibliothèque au service de la double prédestination. On n’a pas de preuve que cette activité ait rencontré le moindre écho en Francie occidentale avant 855239. Cela étant, l’élargissement de la controverse à la province de Lyon contribue à l’agravation d’un conflit dans lequel non seulement des groupes, mais aussi des territoires – des royaumes – se confrontent. B.  Concile contre concile (853‑860) 1.  Le concile de Quierzy (853) et ses suites

Les dissensions internes évoquées par la lettre de Pardoul à l’Église de Lyon amènent Charles le Chauve, après le tumultueux concile de Soissons de 853 qui dépose les clercs d’Ebbon240, à réunir dans le palais royal de Quierzy une assemblée d’évêques soigneusement choisis pour mettre un terme à la controverse241. On peut supposer que le récent concile avait permis à Charles de constater les désaccords qui minaient son clergé ; il a vu de lui-même les clercs d’Ebbon choisir Prudence, adversaire d’Hincmar et de Jean Scot, comme juge élu. Le théologique semble déborder sur le politique. Dès lors, Hincmar doit rédiger quatre capitula de définition de la foi : 1. Personne n’est prédestiné au châtiment par Dieu ; il n’y a qu’une seule prédestination de Dieu, qui concerne ou le don de la grâce, ou la rétribution de la justice ; 2. Le libre-arbitre perdu dans un premier temps, nous est rendu par la grâce prévenante et aidante du Christ ; 3. Dieu veut le salut de tous les hommes en général, même si tous ne sont pas sauvés ;

238  Ibid., p. 162 : « Florus a publié tant d’ouvrages qu’il serait plus aisé cette fois d’en proposer dix qu’un seul ». La raison pour laquelle Florus énumère « deux, trois ou quatre opuscules » reste énigmatique. 239  Comme l’a bien remarqué Devisse, Hincmar, p. 198. 240 MGH Conc. 3, p. 253‑293. 241  Annales de Saint-Bertin, 853, p. 67. Cf. aussi PL 125, col. 68. Hincmar parle, dans la préface du De praedestinatione perdu, d’une véritable « urgence » (necessitas) : PL 125, col. 49.

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4. Le sang du Christ est répandu pour tous, même si tous ne sont pas sauvés par le mystère de sa passion242. Hincmar dut rédiger ces canons dans la hâte en s’inspirant de ses souvenirs de Prosper d’Aquitaine, dont il fallut aller chercher un manuscrit précipitamment243. Charles impose à tous les évêques présents de signer ces canons, notamment au farouche opposant à la prédestination hincmarienne qu’est Prudence244. Alors que quelques années plus tôt, Charles le Chauve consultait Ratramne ou Loup de Ferrières, il forme dorénavant avec Hincmar un tandem obstinément fermé à la double prédestination jusqu’à la fin de la controverse. Loin de mater l’opposition, cette façon de faire l’exacerbe245. En 855, Prudence reproche à Charles, sur un ton sibyllin, de laisser l’hérésie se propager dans son royaume246. En 856, à la mort de l’évêque Erchanrad de Paris, Prudence absent rédige une epistola tractoria pour imposer au candidat royal, le notaire Énée – qui avait officié à Quierzy en 849 et se rangeait dans le camp d’Hincmar et Jean Scot – une profession de foi en faveur de la double prédestination247 ; cette profession de foi est une réplique cinglante aux canons de Quierzy, comme le montre ce résumé : 1. Que le libre-arbitre perdu par la désobéissance d’Adam est rendu et libéré par le Christ, ce qui permet d’accomplir de bonnes œuvres avec l’aide de la grâce ; 2. Que certains sont miséricordieusement prédestinés à la vie et d’autres justement prédestinés au châtiment ; 3. Que le sang du Christ a été répandu pour tous les croyants ; 4. Que Dieu ne sauve que ceux qu’il veut sauver248. Les quatre canons de Prudence sont une réponse, pièce à pièce, aux canons de Quierzy – à ceci près que, comme Hincmar l’a remarqué avec mauvaise humeur,

242  Les canons sont transmis d’abord par les Annales de Saint-Bertin, ibidem et par Hincmar dans son dernier De praedestinatione, PL 125, col. 63‑64. 243  Ibid., col. 295. Cf. aussi col. 368. 244  Hincmar lui reproche de s’être parjuré en signant ces canons avant de redevenir hostile à sa position « semi-pélagienne », dans son De praedestinatione : ibid., col. 184‑185 et 268‑269. Prudence est alors un adversaire notoire d’Hincmar : c’est lui que choisissent les clercs d’Ebbon comme juge élu, MGH Conc. 3, p. 269. Cf. Pezé, « Prudence », p. 119. 245  C’est ce qu’affirme Hincmar, ibid., col. 68. 246  Annales de Saint-Bertin, p. 70. 247  Sur le fait qu’Énée était de tendance semi-pélagienne, voir Lambot, Œuvres théologiques, p.  156 ; l’Epistola tractoria (c’est-à-dire une lettre d’invitation ou d’excuse à un synode, contrairement à ce que dit Gumerlock, “Tractoria”) est éditée dans MGH Conc. 3, p. 380. Sur le concile de Sens de 859, ibid., p. 379‑383. 248  Ibid., p. 380.

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premier et deuxième, puis troisième et quatrième canons sont inversés249. Prudence sollicite aussi l’avis de Nicolas Ier, avant 859250. Il est probable que la requête de Prudence à Sens ne se soit pas imposée251 : elle montre en tout cas que l’opposition à la double prédestination reste vivace en Francie occidentale. Comme en 851‑852, la province de Lyon est prise à témoin. Un clerc inconnu252 lui fait parvenir les canons du concile de Quierzy de 853 pour que les Lyonnais y répondent253. Florus s’attèle à la tâche et rédige le libelle De tenenda immobiliter scripturae veritate254 pour l’édification et l’admonition des fidèles – contre les « doctrines étrangères » (référence aux enseignements de l’Erigène) et les canons hérétiques de Quierzy que le libelle réfute un à un. Le ton est encore monté : le polémiste qui a provoqué la chute d’Amalaire en 838 demande à ses adversaires de se taire plutôt que d’agiter des querelles creuses255. Florus rouvre le dossier de l’Hypomnesticon et du De induratione cordis Pharaonis et renouvelle sa démonstration. Une fois de plus, il ne cite le nom de personne mais avertit son lectorat que si les auteurs des canons de Quierzy ne se corrigent pas, ils seront jugés comme hérétiques256. L’avertissement étant resté sans réponse, les provinces méridionales réunissent, à leur tour, un concile. 2.  Le concile de Valence (855) et le premier traité d’Hincmar

En janvier 855, l’empereur Lothaire, sans y participer lui-même, convoque à Valence un concile des provinces de Lyon, Vienne et Arles pour y juger l’évêque local. Les prélats saisissent l’occasion (Florus se plaignait deux ans plus tôt qu’on ne réunisse plus de conciles257) pour condamner solennellement les canons du concile de Quierzy de 853 et les dix-neuf excerpta de Jean Scot Erigène258. Prédestination, libre-arbitre, rédemption et sacrements, quoique dans un ordre plus flou, font 249  PL 125, col. 268 : « il n’a rien trouvé d’autre à faire pour les critiquer : changer les mots, contrarier le sens, déranger l’ordre pour faire du deuxième le premier et du troisième le quatrième. S’il trouvait encore une quatrième manière d’y toucher, il le ferait volontiers ! ». 250  Annales de Saint-Bertin, p. 82 (sur quoi repose Jaffé n° 2680). Cette notice de Prudence a fait couler beaucoup d’encre, cf. chap. 6, p. 399-402. 251 Amann, L’Église carolingienne, p. 338‑339 comme Schrörs, Hinkmar, p. 139, note 35, pense qu’Énée dut souscrire aux canons ; mais Hincmar n’aurait-il pas retransmis cette information ? 252 Devisse, Hincmar, p. 205 suggère Teutbold de Langres, Hincmar, Lothaire, Prudence de Troyes… 253  CCCM 260, p. 422. 254  Il en a été question plus haut. Dom Wilmart, « Une lettre sans adresse », est le premier à lui avoir attribué ce libelle contenu dans le ms. Paris, BNF, latin 2859. Démonstration complète, là encore à partir des notes marginales, dans Zechiel-Eckes, Florus, p. 152‑154. 255  CCCM 260, p. 449, 461, 464… 256  Ibid., p. 449. 257  Cf. l’incipit du De tenenda, ibid. p. 421‑422. 258 MGH Conc. 3, p. 351‑358.

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l’objet d’un traitement parfaitement augustinien. Comme l’indique le préambule, l’évêque Ebbon de Grenoble, que nous avons vu être un correspondant probable de Florus, a activement participé au concile. Cela a parfois conduit à faire de lui l’auteur des canons259. Hartmann a cependant montré que c’était plutôt Florus de Lyon260 et Klaus Zechiel-Eckes y a apporté son expertise philologique261. Une fois de plus, aucun nom propre n’est cité, malgré la violence de l’attaque ; les évêques méridionaux suivent à la lettre la méthode de Florus dont l’autorité intellectuelle semble incontestée262. Contrairement à ce qu’un « effet de sources » laisse penser, la période postérieure à 855 est loin d’être une accalmie (cf. chap. 4, p. 235-240)263. Les actes de Valence sont remis, avec les excerpta de Jean Scot et le De tenenda immobiliter scripturae veritate (cf. p. 245-246), à Charles le Chauve, au nom de Lothaire, par l’intermédiaire d’Ebbon de Grenoble, au palais de Verberie, en juillet 855264. Peu de temps après, l’archevêque de Reims reçoit d’Heribald d’Auxerre le Sermo Flori, à Bonneuil, en août 855265. Peut-être ce concile s’est-il préoccupé de prédestination, comme le conjecture Hartmann ? Cela serait, après réception des canons de Valence, bien naturel, et expliquerait que la même année, Prudence de Troyes parle d’hérésie dans les Annales de Saint-Bertin. En septembre 856, Charles remet les actes de Valence à Hincmar dans une villa de l’archevêque de Rouen, Neaufles, pour le prier de les examiner (sur les circonstances de cette mission, cf.  chap.  4, p.  237-239)266. Il semble bien que le roi lui ait livré le De tenenda immobiliter scripturae veritate qui était joint aux canons de Valence267, mais aussi le De praedestinatione de Ratramne de Corbie 259 Cf. Schrörs, Hinkmar, p. 135, note 24, pour l’historiographie de cette thèse ; voir à ce sujet le scepticisme de Wilmart, « Un passage sauté ». 260 Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit, p.  263 ; cf.  aussi l’édition, MGH Conc. 3, p.  351‑358. Hartmann a mis en évidence les remplois des oeuvres précédentes de Florus dans les canons de Valence. 261 Zechiel-Eckes, Florus, p. 167‑169 : il s’agit des signes d’extraction de Florus dans son exemplaire des Constitutions sirmondiennes, le ms. Berlin, SBPK, Phillipps 1745. 262  Il semble improbable que la prédestination ait été évoquée de nouveau à Mâcon, plus tard en 855, comme le dit McKeon, « Savonnières and Tusey », p. 110‑111. En effet, si on a repris à Mâcon la législation de Valence, c’est uniquement pour ce qui concerne les biens d’Église (MGH Conc. 3, p. 375). 263  Comme l’a bien vu Ganz, « The debate on predestination… ». 264 MGH Ep. 8, p. 45. Charles réside à Verberie en juillet 855 (Tessier I, n° 173, p. 455‑459). Il est probable qu’Ebbon apporta les actes de Valence à Lothaire au printemps 855, à l’occasion de l’assemblée qui prépara le partage de la Lotharingie. 265  PL 125, col. 91‑92 ; MGH Conc. 3, p. 366. Devisse, Hincmar, p. 222, note 156, affirme que le sermo est transmis par un « manuscrit bruxellois » ; il vise ici plutôt le ms. transmettant le De una deitate d’Hincmar (Bibliothèque Royale 1831‑1833). Charles réside à Bonneuil en août : Tessier I, n° 174‑176, p. 459‑465. 266  PL 125, col. 295. 267  C’est ce qu’on déduit d’un passage de la préface d’Hincmar au De praedestinatione perdu, ibid., col. 55 : libellum de scrinio bonae memoriae fratris vestri Lotharii sine nomine auctoris suscepimus, in quo

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et l’epistola tractoria de Prudence, que lui a procurée la diligence de son ancien notaire, Énée268. Ce fut l’occasion, en 856, du premier grand traité d’Hincmar sur la prédestination en trois livres, « volume énorme », à en croire Flodoard, qui dépassait largement ce que fut le dernier De praedestinatione, pourtant lui-même d’une longueur déraisonnable269. Le traité est perdu mais pas sa préface. Hincmar proteste contre la façon de faire des Lyonnais ; tout en condamnant ses canons, ils n’apportent aucune démonstration au sujet de la volonté de salut universel (Quierzy, canon 3) et lui imputent des vues sur les sacrements qu’il n’a jamais eues (Quierzy, canon 4)270. Assez finement, l’archevêque fait le lien entre ce canon et la doctrine gottschalkienne de la rédemption : il peut alors, grâce à des textes retrouvés chez le Saxon, souvent confondus avec l’Ad Gislemarum, s’efforcer de montrer que c’est Gottschalk qui est visé, pour se disculper au moins aux yeux des lecteurs du royaume de Charles271.

singillatim per loca singula capitula a nobis excerpta sunt posita, et assensu illius, quiscunque ille fuerit, reprehensa sunt et damnata… Cette description épouse parfaitement le De tenenda qui est une critique, canon après canon, le texte en étant reproduit chaque fois, de Quierzy 853. Martina Stratmann, MGH SS 36, p. 245, note 43 et Devisse, Hincmar, p. 215 et 220 l’ont bien vu. Comme nous le verrons, Hincmar affirme en 859 qu’un clerc ami a tenté de lui remettre un texte mais l’a perdu dans le tumulte de Brienne : PL 125, col. 209 (cf. infra). Il s’agit certainement du De tenenda, à lire la description ; Hincmar, faute de manuscrit, n’a pas pu reconnaître ce texte dont il avait déjà un exemplaire. Il est encore fait allusion au De tenenda en PL 125, col. 195. 268  Ibid., col. 90. 269  Ibidem : et in praefatis tribus libris… Cf.  aussi col.  418. Cf.  enfin Flodoard, MGH SS 36 (III, 15), p. 241. Devisse, Hincmar, p. 216, suppose que ce De praedestinatione n’avait pas pour propos de répondre aux canons de Valence et que la lettre préface à Charles (MGH Ep. 8, p. 44‑49) y a été ajoutée précisément pour cela. Je ne vois pas la nécessité de cette théorie (qui semble inspirée à Devisse par le résumé que donne Hincmar de ses sources en PL 125, col. 90). La préface d’Hincmar affirme que l’ouvrage a pour but de défendre les capitula de Quierzy contre la condamnation émanée d’un libelle provenant du scrinium de Lothaire. Comment ne pas reconnaître ici les actes de Valence précisément réfutés dans la suite de l’ouvrage, PL 125, col. 55 : Tunc demum ponemus de capitulo confratrum nostrorum quinto… ? 270  Ibidem = MGH Ep. 8, p. 45 : de quodam autem capitulo, id est quod omnes homines vult Deus salvos fieri […] funditus tacuerunt … De quodam etiam capitulo [NB : Valence, c. 5] quasi ludificatio aliqua in sacris mysteriis esse possit, ita scripserunt ut legentes hoc a nobis est memoratum… 271  Ainsi s’éclaire MGH Ep. 8, p. 49 : Tunc demum ponemus de capitulo confratrum nostrorum quinto, unde notam quasi tacite et e latere impegerunt, quod in Gothescalci scriptis invenimus postquam quatuor capitula saepe memorata excerpsimus et quid inde sentiamus Domino inspirante dicemus. Gottschalk, en effet, affirme que la rédemption de la Croix ne fonde pas le baptême : voir PL 125, col. 371‑372. Hincmar cite ce texte dans son dernier De praedestinatione, c. 35, au moment précis où il réfute le canon 5 de Valence et se disculpe de ses accusations (PL 125, col. 369) : nous devons donc considérer les fragments 22‑26 de l’édition Lambot, tous tirés de ces pages du De praedestinatione d’Hincmar, comme les reliques de l’Ad complicem suum (tardif, vers 853‑854) et non comme ceux de l’Ad Gislemarum (849) comme le répète l’historiographie depuis Mauguin (Veterum auctorum…, I, 2, p. 5‑6) jusqu’à Gumerlock-Genke, translated texts, p. 69. Une démonstration plus complète se trouve dans mon article des actes du colloque La controverse carolingienne sur la prédestination : histoire, textes, manuscrits, à paraître.

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Hincmar est particulièrement choqué qu’on lui impute une série de capitula dans lesquels on reconnaît les dix-neuf excerpta de Jean Scot Erigène272. Il fait mine de n’en pas connaître l’auteur, alors qu’il a commandité le traité. L’archevêque, qui se sait attaqué personnellement, accuse ses adversaires de falsification, critique l’agressivité peu charitable des Lyonnais et accuse en particulier Ebbon de Grenoble, le neveu de son prédécesseur sur le siège rémois, d’avoir confectionné seul les canons de Valence273. Son traité s’appuie, affirme-t-il, sur les auteurs reçus par le décret gélasien et ceux qui ont été reçus par la suite : Bède, Paulin, Alcuin (addendum qui exclut opportunément Isidore, auteur de l’expression gemina praedestinatio, et Fulgence de Ruspe)274. La controverse semble n’en pas finir. 3.  Le concile de Savonnières (859)

C’est dans ce contexte qu’a lieu le « tumulte de Brienne », en 858. Nous le verrons en détail au chapitre 4 (p. 217-219). 859 est le temps de l’alliance de Charles et ses deux neveux, Lothaire II et Charles de Provence, contre Louis le Germanique. Au concile de Savonnières, le 14 juin, un « concile universel » s’ouvre avec les métropolitains de Lyon, Bourges, Cologne, Reims, Besançon, Trèves, Rouen et Tours et des évêques provenant également des provinces de Sens, Vienne et Mayence275 ; Charles y porte plainte contre Wenilon. Le concile met enfin face-à-face les clergés de Lyon et de Reims, ce qui promet un choc frontal276. On s’y est préparé : deux semaines avant l’ouverture du concile, le 1er juin, Charles de Provence réunit à Langres – dans le royaume de Charles le Chauve mais toujours dans la province de Lyon – un concile regroupant les provinces de Lyon et Vienne pour préparer l’assemblée générale277. Les évêques méridionaux adoptent seize canons, y compris les canons de Valence relatifs à la prédestination et à l’élection d’évêques illettrés et simoniaques : les évêques lyonnais semblent résolus à défendre la doctrine augustinienne de la prédestination. À Savonnières, concile qui s’occupe principalement de condamner Wenilon de Sens, coupable de trahison, et des biens d’Église, ces canons sont relus278. Le lendemain, les évêques occidentaux font relire les canons de Quierzy ; les esprits 272  PL 125, col. 51 et 56, a transcrit par erreur, d’après l’édition princeps de Sirmond, XVI au lieu de XIX. 273  Ce long passage consacré à Ebbon de Grenoble est la principale source biographique du neveu d’Ebbon de Reims : MGH Ep. 8, p. 45‑47. 274  Ibid., p. 48‑49. 275 MGH Conc. 3, p. 447‑490. Cf. McKeon, « Savonnières and Tusey » ; cf. aussi Devisse, Hincmar, p. 346. 276 Devisse, Hincmar, p. 223 ; Amann, L’Église carolingienne, p. 340. 277 MGH Conc. 3, p. 445‑447. 278  PL 125, col. 66.

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s’échauffent et l’on propose, semble-t-il, que le concile tranche le différend. Rémi de Lyon propose alors de reparler de cette question lors du prochain synode – celui de Tusey, l’année suivante : les clercs occidentaux s’empressent d’accepter, « par considération pour l’archevêque de Lyon », et le compromis est acté dans les canons279. Le conflit annoncé a donc eu lieu mais fut reporté, paix oblige, à de meilleurs jours, qui ne vinrent pas. Deux jours plus tard, Rémi donne ces canons à Charles le Chauve qui s’empresse de les confier à Hincmar pour réfutation280. 4.  Le dernier traité d’Hincmar sur la prédestination (859‑860)

Ce fut l’objet du dernier De praedestinatione de l’archevêque, qui n’est pas un ouvrage personnel mais collectif281. Ce dernier utilise les mêmes sources que pour 279  C’est un point litigieux qu’il faut trancher (cf.  Quantin, « Histoires de la grâce », p.  356). PL  125, col. 66 : Quae siquidem capitula in conventu episcoporum habito in territorio Tullensi, in villa quae dicitur Saponarias, ante biduum quam vobis porrecta fuerint, sunt recitata, proferente et deponente ea synodo domno Remigio Lugdunensium archiepiscopo : quae sicut dixit, et in epigrammate eorumdum capitulorum continetur, in hoc ipso anno, in Kalendis nihilominus ibidem descriptis, et in suburbio Lingonicae urbis, ad instructionem Dominici populi ipse et sibi comprovinciales Episcopi ediderunt. Et in crastina alia quaedam capitula, de quibus post locuturi sumus, relecta fuere : super quibus, sicut quibusdam ex fratribus visum est, quorumdam sensus est motus. Nam ut vere, et nos fateamur, nostrae conscientiae super pridem capitulis, quae ut diximus Remigius archiepiscopus synodo praesentaverat, recitatis, catholicorum ad memoriam reducentes doctorum traditiones, non modice se concusserunt. Unde nostrorum quidam fidei Christianae zelo succensi aliqua synodo voluere suggerere : sed motus nostri ab eodem venerabili archiepiscopo Remigio Lugdunensium sunt modeste compositi : eo venerabiliter perorante, ut si quorumcunque nostrorum sensus ab eisdem prolatis capitulis in aliquo dissentiendo se commoveret, ad proxime futuram synodum catholicorum libros doctorum quique deferre curemus, et sicut melius secundum catholicam et apostolicam doctrinam in commune invenerimus, de caetero omnes unanimiter teneamus. Ce récit laisse transparaître un Hincmar gêné. Dans un premier compte-rendu, il affirme que les canons de Langres ont été relus puis que « d’autres canons » (alia capitula), lus le lendemain, ont ébranlé certains évêques. Ce n’est qu’alors qu’il admet que les canons lus la veille (pridem) l’avaient (on note le plus-que-parfait) aussi, il « l’avoue », ébranlé ; il ne peut s’agir que de ceux de Langres, et par conséquent, les précédents (alia capitula) ne sauraient être que ceux de Quierzy, dont on sait par ailleurs qu’ils ont été relus à Savonnières (ibid., col. 63, en tête des canons de Quierzy : […] post lectionem praecedentium in praefata synodo relecta). C’est donc la lecture des canons de Langres, continue-t-il, qui a poussé les évêques occidentaux à faire relire aussi les canons de Quierzy. Le mot aliqua est jeté avec pudeur sur ces discussions : on n’en devine que mieux qu’elle fut animée et qu’on n’en saura pas le détail. On ne dira jamais assez combien ces ambiguïtés servent à rendre les textes inintelligibles à ceux qui ne furent pas impliqués assez directement pour lire entre les lignes. L’astucieuse solution de Basnage, qui ne s’explique pas que les évêques occidentaux s’émeuvent de leurs propres canons (Quierzy 853), et propose que les canons lus le lendemain soient les sept règles de foi du De tenenda, effectivement copiées en tête du traité d’Hincmar (PL 125, col. 60‑63), devient donc inutile (Histoire de l’Église, Rotterdam, 1699, p. 773). Voir le c. 11 de Savonnières, MGH Conc. 3, p. 461 : Relecta sunt denique in eadem synodo quaedam capitula super quibus quorundam fratrum sensus dissentire probatur. Unde convenit inter episcopos ut deo favente pace ac tranquillitate recuperata simul conveniant et prolatis sanctarum scripturarum atque catholicorum doctorum sententiis, quae saniora sunt cocordi unanimitate sequantur. 280  PL 125, col. 66 (cf. supra) : […] ante biduum quam vobis porrecta fuerint… 281  Ibid. : una cum collegis dominis et fratribus meis venerandis episcopis. Le manuscrit de Saint-Rémi qui a servi de base à l’édition de Sirmond a péri dans l’incendie de 1774 : il s’agissait du cod. 304 K 9. Voir F. Dolbeau, « Ex dono Hincmari. Livres donnés par Hincmar (845-882) à Saint-Remi de Reims », in Rerum gestarum scriptor. Histoire et historiographie au Moyen Âge. Mélanges Michel Sot, M. Coumert, M.-C.

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son précédent traité, à peu de choses près282. On sait par une lettre de Loup que c’est peut-être celui-ci qui lui a procuré la compilation de Bède des commentaires d’Augustin sur saint Paul283. Un canal inconnu a procuré à Hincmar, à son retour du tumulte de Brienne semble-t-il, un nouveau manuscrit originaire du scrinium d’Ebbon, contenant le Sermo Flori ; un clerc a tenté de lui transmettre le De tenenda immobiliter scripturae veritate mais en a perdu le manuscrit lors du tumulte de Brienne284 ; il a pu aussi mettre la main, à Savonnières, sur le Liber de tribus epistolis285. Le traité d’Hincmar est structuré par les canons de ValenceLangres, qui ont fait tant de bruit à Savonnières : ils sont l’objet d’une réfutation systématique. Les canons de Valence-Langres sont reproduits en tête de l’ouvrage

Isaïa, K. Krönert et S. Shimahara dir., Paris, 2012, p. 601-614 (p. 609). Il est possible, apprend-on ici, que le De praedestinatione perdu de 856 corresponde à la cote in 4° ordine XVI du catalogue de Saint-Rémi du XIIIe siècle, sous le titre : Hincmarus adversus predestinatianos. 282  Voir Devisse, Hincmar, p. 224‑244. 283  Wilmart, « La collection de Bède le Vénérable sur l’Apôtre », dans Revue Bénédictine, 38, 1926, p. 16‑52 (p. 18) ; Devisse, Hincmar, p. 231. Levillain éd., Correspondance t. 2, n° 108, p. 147. Mais Hincmar, qui l’évoque sans le citer, ne l’a peut-être pas reçu. Loup expédie également à Hincmar dix pommes de pain… L’ingénieuse hypothèse de Wilmart est que le Collectaneum de Bède est parvenu à Ferrières depuis Tours où Alcuin, abbé des deux monastères, l’avait fait venir d’Angleterre (p. 36). 284  Cf. p. 87. La transmission du Sermo Flori au retour du tumulte de Brienne ne fait pas de doute : PL 125, col. 56 (post reversionem de tumultu Brionensi quodam offerente clerico ex scrinio Ebonis … accepimus). L’explicit qui suit, dans l’édition de Sirmond, la transcription du Sermo Flori est une erreur de copiste : c’est un explicit général qui date sans doute de la fin du IXe s. (PL 125, col. 59 ; cf. Schrörs, Hinkmar, p. 141, n. 47 ; peut-être y a-t-il eu des confusions de libraire au début du De praedestinatione ; Hincmar parle d’un indiculus, d’un sommaire, qu’on ne voit nulle part, col. 56). Au sujet du De tenenda, cf. PL 125, col.  209 : sicut nobis retulit qui eumdem nobis transcriptum  perferre satagens, in turbine tumultuoso qui nuper huic regno accidit, cum aliis suis perdidit. Devisse, Hincmar, p. 228, note 193, considère que ce texte est le Liber de tribus epistolis. Cela n’est pas satisfaisant : Hincmar lui-même affirme que le Liber de tribus epistolis (dont l’exemplaire était joint, dans un manuscrit, aux canons de Valence) lui a été prêté pendant le concile de Savonnières (PL 125, col. 297). De plus, Hincmar se plaint que le libellus anonyme qu’on a tenté de lui faire parvenir, d’après le témoignage du messager qui l’a transcrit puis perdu, l’accuse de prêcher que le libre-arbitre est irrémédiablement corrompu depuis la chute (ibid.) ; cela correspond parfaitement au contenu du De tenenda, CCCM 260, p. 455 mais pas à celui du Liber de tribus epistolis où la thèse de la corruption radicale du libre-arbitre est attaquée, mais chez Gottschalk (CCCM 260, p. 361). Il semble du même coup falloir renoncer à la thèse de Devisse (ibid.) que le passage primus namque homo … saecula saeculorum amen (PL 125, col. 209‑210) est un texte indépendant qu’Hincmar fit circuler en 858‑859 : ce n’est pas la seule fois qu’Hincmar introduit une doxologie à la fin d’un chapitre (cf. col. 382, chap. 35). Les tria libelli antérieurs qu’il évoque col. 418 sont logiquement son De praedestinatione perdu, composé de trois livres (col. 90 : in praefatis tribus libris). 285  Cf.  note précédente. Le ms. Vatican, BAV, vat. lat. 4982 est une copie humanistique (après 1572) du Liber de tribus epistolis (ff. 251r-299r). Le contenu du manuscrit laisse penser qu’il s’agit d’une copie d’une collection canonique originaire de Beauvais utilisée par Baluze (MGH Conc. 3, p. 12). Le manuscrit moderne a fait partie de la bibliothèque de Charles Maurice Le Tellier, archevêque de Reims (cf. CCCM 260, p. xxxv). Il est tout à fait possible que le manuscrit du Vatican soit une copie faite sur l’exemplaire d’Hincmar (perdu) du traité de Florus.

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tels qu’ils ont été donnés à Charles par Rémi de Lyon, à l’exclusion de ce qui semblait à Hincmar ne pas concerner le sujet286. L’ouvrage a déjà été décrit en détail par Jean Devisse287. Hincmar reconstruit de toutes pièces une ancienne hérésie « prédestinatienne », ce qui lui permet de condamner d’emblée les auteurs favorables à la double prédestination288. La démonstration doctrinale qui suit est une interminable compilation de citations (la plupart utilisées plusieurs fois289). Dans le détail, Hincmar utilise toujours l’Hypomnesticon malgré les soupçons qui reposent sur lui de longue date 286  D’abord, la version reproduite en tête du De praedestinatione ne correspond pas exactement aux canons de Langres tels qu’ils ont été reproduits dans les actes de Savonnières et donc, certainement, lus lors de ce dernier concile : voir les variantes données par l’édition d’Hartmann, MGH Conc. 3, p. 475 (bb) et 476 (k-k). Ces variantes ont été dûment remarquées par Hincmar, comme nous le verrons (p. 244245). Pour autant, le texte reproduit par Hincmar en PL 125, col. 60‑63 ne représente pas exactement les canons de Langres. Il y manque l’epigramma, c’est-à-dire le titre (que mentionne même Hincmar, ibid., col. 66 : […] sicut dixit et in epigrammate eorumdu capitulorum continetur…) et le premier canon. C’est Hincmar qui semble les avoir retranchés de sa copie, puisqu’il affirme en commentant le c. 2 : […] praemissis commendationum suarum fabulis (ibid., col. 90). Aux six premiers canons de Valence-Langres (dont Hincmar ne reproduit que les cinq derniers), Rémi avait adjoint, dans le document qu’il a transmis à Charles, les neuf sentences patristiques du De tenenda, qui ne figurent pas dans les canons transmis par Savonnières (CCCM 260, p. 455). A cela, Rémi a ajouté le canon VII de Valence (qui ne figure pas dans les canons de Savonnières) ainsi que trois excerpta sur les élections épiscopales dont deux figurent dans les canons de Savonnières (MGH Conc. 3, p. 477, c. viii). Ainsi, Rémi n’a pas transmis à Charles exactement les canons de Langres mais un dossier portant d’une part sur la prédestination, d’autre part sur les élections épiscopales, chacune des deux parties étant étayée par une courte collection patristique. On remarque enfin que la numérotation donnée en PL 125, col. 60‑63, est erronée par rapport à Langres, puisque le c. 2 est numéroté 1, le c. 3 est numéroté 2, etc. Ce n’est pas une erreur d’Hincmar, qui suit pendant tout le traité la bonne numérotation. Ce n’est pas non plus une erreur de Rémi. Hincmar nous informe que dans le dossier de celui-ci, le c. 7, consacré aux élections épiscopales, est numéroté 10, parce qu’il succède aux 9 sentences patristiques (ibid., col. 382) : tel que l’édition le présente, ce canon est numéroté 6 (col. 62). Concluons : le dossier envoyé par Rémi diffère des canons de Langres ; mais les canons reproduits col. 60‑63 ne reflètent qu’imparfaitement, dans le détail, ce dossier ; l’erreur de numérotation peut être due à Sirmond. Voir la communication de Pierre Chambert-Protat dans les actes du colloque La controverse carolingienne sur la prédestination : histoire, textes, manuscrits. 287 Devisse, Hincmar, p. 244‑268. 288  Ibid., p.  250 : il s’agit de la première entreprise historiographique de construction d’une hérésie prédestinatienne, fondée sur un important effort de documentation qui repose en partie sur des textes apocryphes comme le pseudo-Hygin, en réalité le Praedestinatus d’Arnobe le Jeune (ms. Reims, BM 70) ; ce dernier inclut l’indiculus de haeresibus du Pseudo-Jérôme avec l’appendice de Gennade de Marseille dans lequel se trouve la mention de l’hérésie « prédestinatienne » et édité en 1617  (Sancti Hieronymi Stridoniensis indiculus de haeresibus Iudaeorum. Nunc primum in lucem editus cura Cl. Menardi, Iuliomagi Andium Propraetoris, Paris, 1617, p. 26‑27 ; cité par J.-L. Quantin, « Combat doctrinal et chasse à l’inédit au XVIIe siècle. Vignier, Quesnel et les sept livres contre Fauste de Fulgence de Ruspe », dans Revue des Études Augustiniennes, 44, 1998, p. 269‑297, p. 281, note 61). Le document-phare de cette démonstration est la lettre de Fauste de Riez à Lucidus, « l’hérétique prédestinatien » condamné au concile d’Arles de 472‑474 (ed. A. Engelbrecht, Vienne, 1891, CSEL 21, p.  161‑165) ; cité par Quantin, ibid., p.  282). Sur Arnobe, voir F.  Gori, Il Praedestinatus di Arnobio il Giovane. L’eresiologia contro l’Agostinismo, Rome, 1999 (Studia Ephemeridis Augustinianum, 65). 289  Par exemple, PL 125, col. 145‑147 = col. 101‑103.

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et malgré la démonstration du De tenenda immobiliter scripturae veritate, qu’il avait pourtant lu. Il prêche toujours la prédestination du châtiment, mais pas au châtiment290. Il continue de considérer la prédestination au châtiment comme une prédestination au péché291. Sa position n’a pas évolué sur ces points essentiels depuis 849. Hincmar joint à la longue démonstration une série de capitula juridiques sur le traitement des hérétiques (XXXVII) et un épilogue (XXXVIII) qui récapitule, pour les lecteurs pressés, tout ce qui précède292. Pour autant, son traité n’est pas un calque des écrits passés. L’objectif visé est la réconciliation. Tout est fait pour ménager la susceptibilité lyonnaise. Ebbon, si rudement écharpé dans le premier De praedestinatione, n’est plus cité directement : ce « compilateur » anonyme, que les lecteurs avertis sauront reconnaître, est rudement invectivé, mais les apparences sont sauves293. Les Lyonnais avaient d’ailleurs pris soin d’éliminer de la version des canons de Valence remise à Charles le Chauve la condamnation du concile de Quierzy de 853294 et de préciser que les XIX capitula qu’Hincmar avait pris pour lui avaient été rédigés a quodam Scoto295. Gottschalk reclus à Hautvillers, Ratramne dans la lointaine Corbie et Prudence cloué à Troyes par l’infirmité fournissent des boucs-émissaires idéaux et ne sont pas épargnés, alors que Florus, pourtant l’âme de la résistance à Hincmar (qui l’ignorait peut-être ?), est loué pour son sermo296. 290  Ibid., col. 118 ; 160 ; etc. 291  Ibid., col. 430. 292  Ibid., col. 417‑418. 293 Cf. Devisse, Hincmar, p. 248. Ebbon n’est plus cité qu’à propos du Sermo Flori dont un exemplaire provient du scriptorium de l’évêque de Grenoble, comme nous l’avons vu. Tout est pourtant fait pour que le lecteur averti puisse le reconnaître (voir une véritable petite biographie, col. 384). L’orthodoxie des clercs méridionaux est louée (PL 125, col. 67), les canons de Valence ne sont qu’une falsification indigne d’aussi illustres collègues (col. 68) qui sont les amis d’Hincmar depuis l’enfance (col. 385) : seul leur compilateur doit être accusé. 294  Hincmar interprète faussement cela comme un repentir du compilateur des canons (c’est-à-dire, pour lui, Ebbon ; PL 125, col. 295). Mais la réalité est que, comme on l’a vu plus haut (p. 91), le dossier reçu par Charles le Chauve (et transmis par Hincmar col. 60‑63) est différent de la version des canons de Langres transmise par Savonnières (voir cette variante en MGH Conc. 3, p. 475, note b-b). Amann, L’Église carolingienne, p. 340 et Devisse, Hincmar, p. 252 l’avaient correctement interprété comme un geste d’apaisement de Rémi, mais pour eux la modification date de Langres, alors que la tradition manuscrite autonome de Savonnières montre que la modification a été introduite après Langres, dans le dossier de Rémi. Aucun des deux ne disposait de l’édition d’Hartmann (contrairement à Genke-Gumerlock, Translated texts, p. 52). 295  C’est ce qui apparaît dans la version d’Hincmar des canons : PL 125, col. 62. En revanche, on ne peut suivre Devisse, Hincmar, p.  223, lorsqu’il affirme que le canon sur les évêques indignes (Valence 855, c. 7) « a disparu » pour devenir « une allusion plus anodine » : le dossier de Rémi le montre assez. Hincmar ne s’y est pas trompé  en lui consacrant un long chapitre rappelant les circonstances de son élection ! 296  Prudence est égratigné à de nombreuses reprises pour son rôle dans l’ordination d’Énée (PL 125, col. 64‑66, 90) et son « parjure » après Quierzy 853 (ibid., col. 184‑185 et 268‑269). Ratramne est écharpé

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5.  La controverse fait long feu : le concile de Tusey (860)

La controverse prédestinatienne s’achève sans formule de concorde297. En octobre 860 se réunit le synode de Tusey en vue d’établir une doctrine cohérente de lutte contre les spoliateurs de biens d’Église298. Il subsiste de ce concile une lettre synodale en deux parties, dont la première est consacrée à la prédestination299 ; elle est attribuée à Hincmar et développe sa doctrine de toujours300. Cela signifie-t-il que, pour ainsi dire, « Hincmar a gagné » ? Le statut de ce document est en réalité problématique, comme l’a montré P. McKeon : la première partie, consacrée à la prédestination, pourrait n’avoir pas été adoptée par le concile mais résulter d’une tradition locale, hincmarienne301. Nous sommes donc sans certitude quant à la résolution de la controverse prédestinatienne à l’échelle des royaumes concernés : certainement, chaque clergé n’a pas renoncé à sa doctrine, ce qui a conduit à simplement cesser de parler de prédestination. Les événements ultérieurs prouvent néanmoins que la querelle n’était pas réglée. C.  La controverse après la controverse (860‑880) 1.  Le procès de Rothade (863‑864)

Une fois l’affaire enterrée à Tusey, il faut quelque temps pour que l’on n’entende plus parler de prédestination. Fin 860, dans sa longue lettre à Raoul de Bourges aussi pour son De praedestinatione (col. 90 et, de façon voilée, col. 167). Gottschalk est considéré partout comme le principal responsable de « l’école prédestinatienne » (col. 65‑66, 84, 89, etc.). Florus, pour sa part, est considéré comme orthodoxe (un comble !), col. 92, 105, 108, 112… bien que le De tenenda, son oeuvre, soit égratigné (col. 195 et 209). 297  On pense traditionnellement que Tusey a mis fin à la controverse. McKeon, « Savonnières and Tusey », « vieillit » jusqu’à Savonnières la fin de la querelle, éclipsée par les querelles politiques (p. 105) : mais Hincmar aurait-il entrepris un traité aussi massif que le dernier De praedestinatione sans raison ? 298  Cf.  McKeon, « Savonnières and Tusey » ; le concile traite du mariage d’Etienne d’Auvergne, des biens d’Église et de la prédestination. L’auteur montre que la liste des participants est bricolée à partir d’une des deux listes de participants de Savonnières, l’année précédente (p. 87), ce qui fait des conciles de Savonnières-Tusey des conciles jumeaux comme Meaux-Paris quinze ans plus tôt. Cf. Devisse, Hincmar, p. 348‑354. 299 MGH Conc. 4, p. 23‑34. 300  Comme l’ont bien remarqué Amann, L’Église carolingienne, p. 342 et Devisse, Hincmar, p. 273 (paraphrase de la lettre), il n’est pas question de praedestinatio ad interitum ; l’homme reste libre de faire le bien ; Dieu ne veut la damnation de personne. 301  McKeon, « Savonnières and Tusey » : en effet, dix ans plus tard, Hincmar de Laon citant Tusey ne cite pas cette partie-là de la lettre mais uniquement celle qui est adressée aux voleurs de biens ecclésiastiques. Pire, Hincmar de Laon accuse la lettre de n’avoir pas été acceptée par le synode, ce qu’Hincmar ne nie pas (p. 83). Cette « lettre synodale » est donc une tradition locale. En effet, le ms. Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Conventi soppressi B.3. 1122, du XIIe siècle, contient bien la lettre mais sans la partie initiale, alors que le plus ancien témoin, le ms. Paris, BNF, lat. 1568 contient l’intégralité du texte (cf. MGH Conc. 4, p. 14 et p. 27, note n).

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et Frothaire de Bordeaux, Hincmar glisse une allusion aux « prédestinatiens »302. Fin 860 ou début 861 meurt le grand opposant à Hincmar, Prudence de Troyes. Le notaire royal Folcric est aussitôt installé sur son siège épiscopal : le point de ralliement des rebelles de 858 est désormais sous contrôle royal. Les manuscrits de Prudence sont expédiés à Reims303. Hincmar, qui prend en charge la rédaction des Annales de Saint-Bertin, y rédige une épitaphe vengeresse contre l’évêque, principalement à cause de ses positions dans la controverse. L’affaire Gottschalk connaît plusieurs résurgences dans les années 860, le plus souvent pour des motifs politiques. En juin 863, les évêques des provinces de Trèves, Cologne et Besançon convoquent Hincmar à Metz, au concile réuni au sujet du divorce de Lothaire II avec Theutberge. Hincmar est convoqué « quatre jours avant le début du concile » : les évêques lorrains, pour qui tout prétexte d’écharper Hincmar est bon, entendent y traiter le cas de Gottschalk en préambule304. Six mois plus tard, l’archevêque de Reims allègue auprès de Nicolas Ier les délais et la procédure pour expliquer son refus305. L’affaire en reste là. A-t-on suffisamment remarqué que les évêques qui convoquent Hincmar pour exhumer l’affaire sont les mêmes qui ont participé à Savonnières et Tusey306 ? Ces conciles n’avaient évidemment pas permis de parvenir à une résolution définitive : l’affaire Gottschalk a été escamotée. Elle ressurgit encore à l’occasion des démêlés d’Hincmar avec le pape Nicolas Ier. Rothade de Soissons, qui avait été proche du moine Saxon dont il était l’ordinaire à Orbais, est déposé de son siège au concile de Soissons pendant l’été 862 et fait appel à Rome307. L’incessante circulation de courriers entre Reims et Rome fait émerger le cas du reclus d’Hautvillers308. Hincmar prend les devants et, profitant de l’ambassade d’Odon de Beauvais de février-mars 863, expédie un « rouleau » 302 MGH Ep. 8, p. 104. 303  Le manuscrit personnel du De praedestinatione de Prudence a été donné à Hautvillers par un chanoine de Reims, Sichelm, à la fin du IXe siècle (cf. Pezé, « Prudence », p. 121) : cf. chap. 6, p. 399. 304 MGH Ep. 8, p. 285. Sans doute ne s’agit-il pas du synode de mars (MGH Conc. 4, p. 132‑133), qui ne concernait pas Nicolas Ier mais l’ordination d’Hilduin comme évêque de Cambrai, mais du synode de juin concernant Theuberge (ibid., p. 134‑138) : c’est en effet celui-ci que Nicolas Ier casse en octobre 863 (MGH Ep. 6, p. 285). 305 MGH Ep. 8, p. 160. 306  La liste des participants à Tusey a fait l’objet de l’examen détaillé de McKeon, « Savonnières and Tusey », qui a montré qu’elle est un remaniement. En revanche, celle de Savonnières (MGH Conc. 3, p. 462‑463) fait apparaître Gunthar de Cologne, Hartwic de Besançon et Teutgaud de Trèves, à savoir les trois métropolitains du royaume de Lothaire II. 307  Sur cette affaire, voir Devisse, Hincmar, p. 583‑600. 308  Hincmar, dans le courrier dont il va être question, dit qu’il sait que plusieurs personnes ont parlé de Gottschalk au pape : MGH Ep. 8, p. 160, Unde quoniam per alios iam audieram ad sanctitatem vestram verba venisse…

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contenant une réfutation des thèses du Saxon – en pure perte309. Le 30 novembre 863, à Auxerre, l’archidiacre de Laon Liudo rapporte à Hincmar des lettres pontificales réclamant la restitution de Rothade310. Le clerc dit que Nicolas l’a interrogé sur la condamnation et la détention de Gottschalk311. Hincmar doit répondre (début 864) par une longue missive récapitulant, entre autres affaires, celle du Saxon312. Une fois de plus, l’archevêque noie le problème dans la procédure et temporise. Il se justifie en rappelant l’histoire de Gottschalk et sa condamnation ; il ressuscite une fois de plus « l’hérésie prédestinatienne » dont il composait l’histoire dans le dernier De praedestinatione et récapitule les accusations d’hérésie portées contre Gottschalk313 ; il met en garde le pontife contre le danger que représente l’hérésie et se déclare prêt à lui obéir en tout. On ne sait comment Nicolas reçut le document. Parti pour Rome en 864, Rothade retrouve son siège l’année suivante. Mais en 865, le légat pontifical Arsène enquête en Gaule sur les clercs d’Ebbon et interroge Hincmar par écrit sur Gottschalk : l’infatigable archevêque doit encore se justifier, sans rien concéder314. L’affaire occupe donc toujours le siège apostolique mais Hincmar se dérobe. 2.  L’évasion de Guntbert (866)

Gottschalk émerge une dernière fois dans les sources en 866. Le contexte est celui des efforts de Charles le Chauve pour installer l’ancien clerc rémois Wulfade sur le siège de Bourges315. Le 18 août 866 s’ouvre le synode de Soissons où sept archevêques et vingt-huit évêques voient Hincmar opposer des obstacles canoniques à l’ordination épiscopale de l’ancien clerc d’Ebbon316. L’archevêque de Sens Egilon est chargé de porter les actes à Nicolas Ier en septembre de la même année. C’est alors que s’échappe d’Hautvillers le moine Guntbert, avec des vivres et des chevaux, pour porter au pape un appel en faveur du Saxon317. Hincmar expédie sur-lechamp deux missives dans le sillage d’Egilon pour mettre au courant l’archevêque et anticiper la réaction du pontife.

309  Ibidem. Cf. aussi la notice de Flodoard (III, 15), ibid., p. 121, n° 158. 310  Lettre citée par Flodoard, MGH SS 36, p. 222 (III, 13). 311 MGH Ep. 8, p. 160. 312  Ibid., p. 160‑163 (n° 169). 313  Les cinq titres d’accusation expédiés à l’Église de Lyon (cf. supra) deviennent 1. Dieu a prédestiné les élus aussi bien que les réprouvés ; 2. Dieu ne veut pas le salut de tous ; 3. Le Christ n’est mort que pour le salut des élus ; 4. Les sacrements ne sont valides que pour les élus ; 5. que la déité est trine. 314 MGH Ep. 8, p. 195. Cf. Lot, « Une année du règne de Charles le Chauve », p. 423. 315 Cf. Devisse, Hincmar, p. 600‑628. 316 MGH Conc. 4, p. 201‑228. 317 MGH Ep. 8, p. 195 et 201.

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Les deux missives sont précipitamment dictées mais savamment calculées. L’une est une série d’instructions destinées au seul archevêque et ne doit tomber en aucune autre main, « de peur qu’un scandale n’éclate » : il y explique comment négocier avec le pontife si l’affaire de Gottschalk est évoquée318. La seconde est une lettre officielle, destinée aussi à Egilon, mais qu’il pourra, en revanche, montrer au pontife. Il pense plus habile de ne pas écrire directement à ce dernier, qui le poursuit de son animosité319. L’épître récapitule en cinq points l’hérésie de Gottschalk, puis la réfute brièvement. Une brève conclusion donne l’illusion que la lettre a été dictée seule. Il est peu probable, en définitive, que Guntbert ait atteint Rome : la réponse de Nicolas Ier à à l’ambassade d’Egilon n’évoque pas Gottschalk320. Le Saxon finit sa vie excommunié à Hautvillers. Hincmar a glissé un récit de sa disparition en épilogue d’un manuscrit de son De una et non trina deitate : nous l’avons vu en introduction. Il le mentionne encore en 870 (ce qui permet de situer la mort de Gottschalk vers 868‑869) dans l’Opusculum LV capitulorum rédigé contre son neveu Hincmar de Laon. Ce dernier l’ayant accusé de tronquer les Écritures, son oncle rétorque que c’est plutôt le fait des hérétiques, en particulier de Gottschalk ; un lecteur contemporain du manuscrit rémois Paris, BNF, lat. 2865 a remarqué et annoté son nom en marge321. Le Saxon est inscrit dans le nécrologe d’Hautvillers à la date du 30 octobre. Comme un dernier témoignage du sillon contestataire creusé par le Saxon, Hincmar inclut dans la Vita Remigii (c. 8) un long passage contre la double prédestination adressé aux clercs de son diocèse322. On peut enfin signaler la présence d’un énigmatique scriptum de Gotescalco monacho dans un manuscrit de SaintLambert de Liège, aujourd’hui perdu, qui réunissait une série d’écrits tardifs de l’archevêque : peut-être témoigne-t-il, comme la Vita Remigii, de la persistance des idées de Gottschalk323. Là-dessus, les sources cessent de faire référence aux troubles soulevés par la question de la prédestination. 318  Ibid., n° 187, p. 194‑196. Hincmar craint d’être accusé d’incurie à l’égard du Saxon ; il rappelle que Gottschalk a été condamné par deux conciles et dicte les réponses si Nicolas voulait entendre le Saxon. Hincmar s’inquiète aussi d’avoir trouvé dans les Annales de Saint-Bertin la mention que Prudence a obtenu un avis du Saint-Siège favorable à la double prédestination. 319  C’est ce qu’Hincmar explique dans la première lettre, ibid., p. 195 : … in altera scedula vobis mitto ut si fuerit vobis visum domno apostolico eam monstretis a me vobis directam, non ad illi ex mea parte ostendendam sed ad vobis habendam. Ibid., n° 188, p. 196‑198. Cf. Lot, « Une année du règne de Charles le Chauve », p. 422‑426. 320 MGH Ep. 6, p. 422‑431 (Nicolai I. papae epistolae n° 80). 321  Die Streitschriften Hinkmars von Reims und Hinkmars von Laon 869‑871, R. Schieffer éd., Hannovre, 2003 (MGH Concilia t. 4, suppl. 2), p. 306. En marge du manuscrit de Paris : Nota de Gotescalco. 322 MGH SS rer. merov. 3, p. 280‑285 ; cf. Isaia, Rémi de Reims, p. 516‑520. 323  De ce manuscrit auquel Sirmond a emprunté plusieurs textes (cf.  PL  125, col.  1119, 1197 ; PL  126, col. 186, 253, 254, 255), André Duchesne a donné une description complète (cf. Devisse, Hincmar, p. 19 ; il est certain qu’en note 64, Devisse a voulu dire « MS 64, f. 46 » et non « MS 46 », qui ne contient

Une histoire de la controverse

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Ce récit aux allures d’inventaire l’a montré : notre information est fragmentaire. Le recours à une analyse structurelle, inspirée quand c’est nécessaire de la sociologie et de l’anthropologie, permet en partie de combler ces silences. La nature même des sources, venues de l’élite ecclésiastique, invite à se pencher d’abord sur le milieu qui les a produites : ce sera l’objet d’une première partie.

que de la correspondance), préservée dans ses papiers (Paris, BNF, Duchesne 64, f. 46‑52). On trouve, f. 46r, la notice Scriptum Hincmari archiepiscopi de Gotescalco Monacho. Il est difficile de deviner de quel texte il s’agit. La plupart des autres notices de Duchesne sont précises et donnent genre littéraire, titre ou incipit. Il ne semble donc pas s’agir d’une des lettres d’Hincmar concernant Gottschalk (à Prudence, Loup, Amolon, Raban, Nicolas…). Le titre de Scriptum au lieu d’Epistola pourrait désigner un véritable traité : mais on voit mal quel traité connu d’Hincmar serait intitulé de Gotescalco. L’Ad simplices ? Il peut s’agir d’un texte perdu.

PREMIÈRE PARTIE

LES ENJEUX SOCIAUX ET POLITIQUES DE LA CONTROVERSE

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La question de l’impact social et politique de la controverse nous impose d’adopter le prisme de l’élite cléricale et laïque. Ses membres sont les acteurs de la controverse telle qu’elle nous a été transmise : ce sont eux qui ont perçu, formulé et mis en question ses enjeux. Le thème des élites a été l’objet d’un programme de recherche récent du Laboratoire de Médiévistique Occidentale de Paris 1, associé à l’École Française de Rome et à l’Institut Français d’Histoire en Allemagne1. Les résultats de ce programme rendent compte de l’effet circulaire de sources produites par et pour l’élite. On met en avant la reconnaissance mutuelle comme facteur de cohésion du groupe, davantage que les marqueurs quantitatifs que sont la fortune, le pouvoir et le savoir, aux frontières floues (à partir de quand une fortune ou un savoir peuvent-ils être jugés considérables ?). Les sources ne nomment que ceux qu’elles reconnaissent comme leurs, ce qui n’épargne pas les textes de la controverse : en 860, Hincmar laisse échapper que lui et ses adversaires lyonnais se connaissent depuis leur plus tendre enfance et ont toujours vécu dans la plus grande familiarité2. Les rivaux de la double prédestination sont des hommes du même milieu, qui se fréquentent ou entretiennent des liens d’amitié. Avant la seconde partie qui entreprendra une déconstruction de ce discours circulaire, celle-ci décrira donc l’histoire de rois, d’aristocrates et d’évêques, en montrant comment la controverse s’inscrit dans le contexte politique des années 840‑850 et est structurée par les réseaux de l’élite.

1  Les résultats sont publiés dans la Collection Haut Moyen Âge (HAMA), volumes 1 à 13. 2  PL 125, col. 385.

CHAPITRE 2 LA FABRIQUE DE L’EXCLUSION : TRAJECTOIRE ET RÉSEAUX DE GOTTSCHALK D’ORBAIS

Nomen infamia sua celebre Gotteschalcus : flabellum discordiae, cymbalum nouitatis, Conciliorum materies, Episcoporum labor, Rabani Mauri gloria, exercitatio Hincmari, praedestinatianorum resurrectio, simulacrum peruicaciae, aeui sui fabula, nostri negotium, è putri sarcophago, & asini sepultura sepultis cineribus tumultuatur. Louis Cellot, Historia Gotteschalci, Paris, 1655, p. 25.

J

amais, pendant la controverse sur la prédestination, il n’est fait mention des origines saxonnes de Gottschalk. Cela a pu laisser penser que le fils du comte Bern était à tout point de vue un marginal. Pourtant, loin du stéréotype du fanatique extramondain, Gottschalk est un homme de son monde : l’aristocratie. À toutes les étapes de son parcours, il fréquente des personnalités en vue : Ebbon de Reims, Évrard de Frioul, Loup de Châlons, Rothade de Soissons, Walahfrid Strabon… La reconnaissance mutuelle, marque de l’élite, ne lui est pas refusée. La controverse sur la prédestination est d’abord le fait d’un individu. Gottschalk, comme Luther à Worms, refuse d’abjurer la double prédestination et meurt dans l’excommunication. Mais, pas plus que la résistance de Luther ne se comprend sans le soutien de Frédéric le Sage, celle de Gottschalk ne s’explique par des motifs psychologiques trop faciles (son fanatisme, son « équilibre mental »1…). Felix d’Urgel en 792 et 799, Amalaire en 838 se sont pliés à leur condamnation parce que son coût non seulement spirituel, mais social était trop élevé2. La dissidence de Gottschalk doit être étudiée comme un fait social : sa généalogie demande à être retracée. Si les sources relatives à l’histoire précoce du Saxon sont trop disparates pour fournir une chronologie sûre, elles suffisent à donner une sorte d’itinéraire sociologique. Ce chapitre dressera ainsi le portrait d’un aristocrate bien né et d’un intellectuel surdoué, qui vit dans l’entourage et la faveur des grands de son monde. Ses ambitions cèdent sous la pression de plusieurs facteurs. Dès les années 1 Amann, L’Église carolingienne, p. 321. 2  Pezé, « Hérésie, exclusion et anathème ».

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830, Gottschalk est écartelé entre son groupe d’origine, en Saxe, et son réseau d’accueil, dans la province de Reims ; il souffre déjà d’une mauvaise réputation. Il compense la défaillance de ses soutiens dans l’aristocratie en se forgeant auprès du clergé subalterne – le public naturel de ses années d’enseignement, avec lequel il a tissé des liens de familiarité – une aura particulière, que ses adversaires ont tôt fait de dénoncer comme anormale et dangereuse. Cette capacité à jouer sur plusieurs tableaux, à la fois auprès de l’élite et auprès du simple clergé, explique la résistance du Saxon aux sanctions de 848‑849. Gottschalk, « transfuge » de l’élite, est un des seuls cas d’étude qui permette d’esquisser une réponse à la question ouverte par le programme de recherche sur l’élite : « comment ces élites étaient-elles perçues par le reste de la société ? »3. Ce chapitre esquisse le profil d’un individu à mi-chemin entre l’aristocrate ambitieux, conscient de sa valeur, et l’agitateur jouant le charisme contre l’institution. I.  La parenté de Gottschalk dans l’espace germanique Introduction En juin 829, au concile de Mayence, Gottschalk proteste contre son oblation forcée. Le concile l’absout de ses vœux. Sur qui a-t-il pu s’appuyer pour obtenir ce succès ? Il importe de reconstituer son milieu d’origine. Nous avons vu, au chapitre 1 (p. 43), qu’il est le fils d’un comte saxon, Bern. Pour en savoir davantage, il faut se plonger dans les sources diplomatiques et suivre une méthodologie dictée par le renouvellement historiographique qui caractérise, depuis la seconde guerre mondiale, le champ de l’aristocratie carolingienne. En 1939, Gerd Tellenbach, dans une œuvre fondatrice, forge le terme de Reichsaristokratie et énumère les caractéristiques de la noblesse carolingienne, qui concentre prestige, noblesse et puissance : haute extraction, propriétés foncières dispersées, échanges matrimoniaux, hautes dignités4… Dans le sillage de Gerd Tellenbach, l’approche de l’aristocratie carolingienne est entièrement refondée sur de nouvelles bases méthodologiques5. Plus récemment sont venues de grandes 3  G. Bührer-Thierry, « Connaître les élites du haut Moyen Âge », dans Théorie et pratiques des élites au haut Moyen Âge. Conception, perception et réalisation sociale, F. Bougard, H.-W. Goetz et R. Le Jan (dir.), Turnhout, 2011 (Haut Moyen Âge, 13), p. 373‑383, p. 381. 4  G. Tellenbach, Königtum und Stämme in der Werdezeit des Deutschen Reiches, Weimar, 1939 (Quellen und Studien, VII/4), p. 41‑69. 5  H. Schulz, Die Sogenannte Reichsaristokratie im 9. Jahrhundert, Dissertation der Friedrich SchillerUniversität Jena, 1956 ; K. Schmid, « Zur Problematik von Familie, Sippe, Geschlecht. Haus und Dynastie beim mittelalterlichen Adel : Vorfragen zum Thema « Adel und Herrschaft im Mittelalter » »,

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synthèses, mettant en évidence les relations entre la structure familiale et le pouvoir politique6. Comme l’a montré Régine Le Jan, qui synthétise cette vaste historiographie allemande en la nourrissant des apports de la Nouvelle Histoire et de l’anthropologie, l’aristocratie carolingienne est structurée en groupements cognatiques. Ceux-ci sont encadrés par l’échange matrimonial généralisé, les relations de voisinage et d’amitié, la maîtrise de la terre et du sacré, la circulation des biens et des honores et la réciprocité du don7. Son identité repose en grande partie sur la mémoire du groupe et l’anthroponymie. Le système altimédiéval du nom unique, d’abord par variation des éléments (Variationssystem), ensuite par répétition du nom (Nachbenennungssystem) permet de situer l’individu dans sa parenté et de l’identifier ; il permet aussi de reconstituer le stock anthroponymique d’une famille (Namengut) et, parfois, d’identifier ses membres. Le bouleversement méthodologique inauguré par Tellenbach consiste à renoncer, pour partie, à un travail purement généalogique en lui substituant une recherche plus systémique : le croisement des données géographiques et anthroponymiques par répétition des mêmes noms et éléments de noms aux mêmes endroits, pour identifier l’étendue et les réseaux d’un groupement de parenté8. Abstraire la controverse carolingienne de son contexte anthropologique précis, pour la traiter comme un avatar des nombreux débats sur la prédestination de l’histoire occidentale (V-VIe s., IXe s., XVIe s., XVIIe s…), serait faire fausse route9. On entreprendra ici d’abord de reconstituer le groupement d’origine de Gottschalk10. L’espace concerné par cette enquête est l’espace germanique,

dans Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins, 105, 1957, p. 1‑62 ; id., « Über die Struktur des Adels im früheren Mittelalter », dans Jahrbuch für fränkische Landesforschung, 19, 1959, p. 1‑24 ; Bosl, Franken, p. 44 et 71‑73 ; Werner, « Bedeutende Adelsfamilien » (en particulier p. 95‑96) ; Störmer, Früher Adel ; K.-F. Werner, « Liens de parenté et noms de personne. Un problème historique et méthodologique », dans Famille et parenté dans l’Occident médiéval, Paris, 1977, p.  13‑18 ; Le Jan, « Structures familiales et politiques » ; H.-W. Goetz, « Nobilis. Der Adel im Selbstverständnis der Karolingerzeit », dans Vierteljahrisches Jahrbuch für Sozial- und Wirtschafsgeschichte, 70, 1983, p. 153‑191. Les séries éditoriales fondatrices sont les Studien und Vorarbeiten zur Geschichte des grossfränkischen und frühdeutschen Adels et les Voträge und Forschungen. 6  G. Althoff, Verwandte, Freunde und Getreue. Zum politischen Stellenwert der Gruppenbindungen im früheren Mittelalter, Darmstadt, 1990 ; Le Jan, Famille et pouvoir ; K.-F. Werner, Naissance de la noblesse. L’essor des élites politiques en Europe, Paris, 1998. 7  Le Jan, Famille et pouvoir, p. 71, 81‑85, 287‑327, 329‑356 et 381‑413. 8  Sur le nom dans l’aristocratie alti-médiévale, voir Störmer, Früher Adel, p. 29‑69 et Le Jan, Famille et pouvoir, p. 179‑223. 9  On en reviendrait toujours à « l’historicisme fumeux » dénoncé par Flasch, Introduction, p. 32. 10  La nécessité de cette enquête sur Gottschalk a été soulignée par K.-F. Werner, « Hludovicus Augustus : Gouverner l’empire chrétien – Idées et réalités », dans Charlemagne’s Heir, p. 3‑124 (71, note 256).

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en particulier la Saxe récemment conquise. Les sources sont les cartulaires, répertoires où sont copiées les chartes de donation aux monastères, notamment ceux de Corvey (Saxe), Fulda (Franconie) et Lorsch (Rhénanie) – mais nous nous permettrons des passages par d’autres cartulaires, en Bavière et en Alémanie. Les années de la conversion de la Saxe et de l’oblation de Gottschalk (780‑810) sont celles qui voient culminer les donations à Lorsch et Fulda à l’est du Rhin11. Ces donations aux aspects sociaux, juridiques et spirituels font figures « d’événements totaux »12, qui, en quelques décennies, ont mis les églises à la tête du tiers ou de la moitié du patrimoine foncier rhénan et hessois : elles sont, pour reprendre l’expression de M. Innes, les « multinationales » de l’époque carolingienne. Les grands monastères comme Fulda se sont inscrits dans les réseaux des élites aristocratiques, nouant à tous les échelons des relations de voisinage, de patronage ou de dépendance. La famille de Gottschalk est de rang comtal, ce qui la situe, à première vue, dans l’élite de l’aristocratie impériale. Elle est aux premières loges de ce « tremblement de terre social »13 : dans les quelques décennies de la conversion de la Saxe et de sa soumission au pouvoir franc, elle a dû recevoir de Charlemagne des terres en territoire franc ou en acheter, puis multiplier les donations, à la fois en gage d’allégeance au pouvoir franc et par souci de se ménager protecteurs et intercesseurs. Cela impose de mener notre enquête non seulement en Saxe, mais dans tout l’espace germanique. A.  Enquête anthroponymique 1.  La Saxe : le comte Bern et les Ricdagides

L’enquête sur le milieu d’origine du moine saxon repose sur des bases très étroites. On s’aidera, pour se repérer dans la Saxe carolingienne, de la carte n° 2. Gottschalk porte un nom de dévotion – qui n’implique pas, notons-le, une vocation cléricale14 – qui, faute de variation des éléments, ne présume en rien de sa famille d’origine15. Son père Bern porte un nom à élément unique (BÄR, haut allemand

11 Innes, State and Society, p. 13‑50. 12  Cf. B. Rosenwein, To be neighbor to saint Peter : the social meaning of Cluny’s property, 909‑1049, Ithaca, 1989. 13 Innes, State and Society, p. 42 (« multinationales » p. 47). 14  Certains « Gottschalk » n’étaient pas religieux : par exemple, le comte saxon Gottschalk, mort en 798. Cf. MGH Ep. 5, p. 301. 15 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 20‑21, situe Gottschalk dans le stock des noms de la famille des seigneurs de Plesse, au Moyen-Âge central ; on ne saurait cependant, vu le nombre de Gottschalks de l’occident carolingien, tirer comme conclusion que Gottschalk d’Orbais était un Immeding.

Gottschalk est de rang comtal, ce qui la situe, à première vue, dans l’élite de l’aristocratie impériale. Elle est aux premières loges de ce « tremblement de terre social »850 : dans les LA FABRIQUE DE L’EXCLUSION :

quelques décennies de la conversion de la Saxe et de sa soumission au pouvoir franc, elle TRAJECTOIRE ET RÉSEAUX DE GOTTSCHALK D'ORBAIS

a dû recevoir de Charlemagne des terres en territoire franc ou en acheter, puis multiplier

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les donations, à la fois en gage d’allégeance au pouvoir franc et par souci de se ménager

BERO, « l’ours », mais851aussi « enquête le hérosnon »16seulement ). Il s’agitenpeut-être protecteurs et intercesseurs . Celanordique impose de BJÖRN, mener notre du diminutif de Bernhard, plus probablement le nom d’un ancêtre mythique Saxe, mais dans tout l’espace germanique. (Spitzahn)17. Bernhard étant un des noms les plus fréquents de l’époque carolingienne, on ne serait, de toute manière, guère avancé. Carte n°2 : LesCarte réseaux de Gottschalk Saxe n°2possibles : les réseaux saxonsende Gottschalk

K.-F. Werner a mis le nom du père de Gottschalk en relation avec l’évêque Bernold de Strasbourg (vers 823-833), fils d’un comte saxon, passé par les écoles de Fulda et Reichenau, correspondant de Walahfrid et ancien chapelain de Charlemagne et Louis le Pieux : pour lui, Bernold est « sinon le frère, le cousin de l’hérétique »18. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! R. Wenskus, de son côté, a montré que Bernold vient d’une famille mixte, à la fois 850 Ibid., p. 42. 851 Ibid., p. 34-40 ; M. Innes montre comment les monastères ont pris–olt, en charge culte pas des défunts et laLa partie saxonne et franque, comme le montre l’élément qui len’est saxon. perpétuation de leur mémoire, en remplacement des tombes à mobilier et des banquets funéraires. saxonne de la famille est possessionnée dans le Harz, en Ostphalie, mais aussi sur !

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16 M. Gottschald, Deutsche Namenkunde. Unsere Familiennamen (R. Schützeichel éd.), Berlin, 1982, p. 100. 17 Krah, Entstehung, p. 143-147 ; un propinquus de Charles le Chauve, Bern, manque d’emporter l’évêché d’Autun en 842 ; Aurélien de Réomé, en 850, l’appelle Bernard (PL 106, col. 1521). Pour Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1024, n. 129, Bern n’est pas l’hypocoristique de Bernhard/Bernward. 18 Werner « Hludovicus Augustus », dans Charlemagne’s Heir, op.  cit., p.  71, note 256 ; Depreux, Prosopographie, p. 140-141. Cf. Dronke, Traditiones, c. 41, 78 et 81.

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des biens fiscaux, à Nordheim19. La récurrence de l’élément Bern- et la familiarité de Walahfrid Strabon sont loin d’être suffisantes pour déterminer un lien de parenté aussi étroit entre Gottschalk et Bernold ; nous y reviendrons donc plus loin, après avoir glané de nouveaux éléments. Notre enquête empruntera alors deux directions. Il s’agira d’abord de nous concentrer sur l’espace saxon, à l’aide des chartes de Corvey, en prenant pour point de départ la charte de Fulda qui nomme le père de Gottschalk. Il s’agira ensuite d’élargir le champ de recherche à l’espace germanique entier pour tenter d’y repérer le groupe du comte saxon, à l’aide, cette fois, de son seul nom. La donation de Helmtag en mémoire de Bern n’est conservée que par une notice du Codex Eberhardi, copie du XIIe siècle du cartulaire de Fulda créé sous l’abbatiat de Raban Maur20. Le cartulaire de Raban, compilé à la fois géographiquement (par Gaue) et sous une chronologie sommaire (par abbatiats), a été copié linéairement par Eberhard21. Le texte de trois des cartulaires d’origine a été préservé : un en original, les deux autres dans l’édition de Pistorius de 160722. Le maniement de ces documents, bouleversés par l’édition de Dronke qui les a organisés chronologiquement au lieu de respecter l’ordre du cartulaire, appelle, pour les séries postérieures à 802, qui n’ont pas été retravaillées par Stengel, des précautions particulières, sans lesquelles les fautes de datation sont aisées23. Comme l’a montré Eckhard Freise, le cartulaire saxon, de dimensions modestes et de confection tardive, n’a pas été compilé par abbatiats mais en deux longues phases (l’une avant, l’autre après la compilation du cartulaire dans les années 820)24. La donation de Helmtag en mémoire de Bern (c. 41, 35) doit être ramenée à la première phase, avant la césure des donations n° 72‑74. On considère qu’elle accompagne l’oblation de Gottschalk à Fulda, conformément aux recommandations de la Règle bénédictine25.

19 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 203 et p. 448 ; Depreux, Prosopographie, p. 140‑141. Cf. Ermold, Poème sur Louis le Pieux et épîtres au roi Pépin, E. Faral éd., Paris, 1932, vers 149 : Saxona hic equidem veniens de gente sagaci… 20 Dronke, Traditiones, p. 97, c. 41, 35 et Ermgassen, op. cit., p. 187 : Ego Helmtag in memoriam Berni comitis trado ad scm. Bon. sicut ipse mihi tradidit X. hubas et VIII mancipia. 21  Sur ces cartulaires, voir Stengel, Abhandlungen, p. 147‑193 et 203‑265. 22 Cf.  Stengel, Abhandlungen ; Rerum germanicarum veteres iam primum publicati scriptores VI, J. Pistorius ed., Francfort, 1607. 23  Un exemple : Bosl, Franken, p. 54, cite la donation Dronke, Codex, n. 331 en la datant de 817‑818 ; en effet, Dronke a regroupé les donations 327‑376, qui ne sont pas datées, dans l’intervalle séparant la fin de l’abbatiat de Ratger de celui d’Eigil – c’est-à-dire cinquante donations en six mois, un rythme impossible. L’édition induit ici en erreur. 24  Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1164‑1176. 25  Ibid., p. 1017‑1029 (Règle de saint Benoît, c. 59) et De Jong, In Samuel’s Image, p. 68‑73.

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Le père de Gottschalk, quasi absent de l’étude de Sabine Krüger sur les comtes saxons, a fait l’objet de plusieurs conjectures de R.  Wenskus26. La thèse de S. Krüger, qui reconstitue plusieurs groupes saxons, est que l’aristocratie de rang comtal est restée un milieu relativement fermé aux influences franques jusqu’au règne de Louis le Germanique. R. Wenskus, à l’inverse, s’efforce de mettre en évidence des liens entre les aristocraties franque et saxonne. Poussant à l’extrême sa méthodologie, il propose des rapprochements parfois insuffisamment étayés27. La moindre erreur d’identification peut provoquer des cascades de conclusions erronées28. Il convient donc de manier ces résultats avec prudence. La thèse de R. Wenskus est que Bern est apparenté au groupe des descendants de Widukind, les Immeding29. Il identifie pour cela le comte saxon avec le Bern d’une donation du Wormsgau de 826 – rapprochement impossible, car le père de Gottschalk était déjà mort30. Il avance également pour preuve le toponyme de Bernshausen (17km au N-E de Göttingen) qui, aux siècles suivants, fait partie des domaines-clés des Immeding dans le Liesgau31. Mais le cartulaire de Corvey révèle que Bernshausen s’appellait encore, au Moyen Âge central, Bernhardshusun, ce qui empêche d’en tirer la moindre conclusion32. Rien ne vient donc soutenir l’idée que sa famille ait un lien de parenté avec les Immeding. Le légataire de Bern, Helmtag, offre une meilleure piste. Ces légataires (Salmannen) sont mobilisés lorsqu’une donation est prévue mais que le donateur, malade, voire mourant, ne peut risquer le chemin. L’intermédiaire est toujours un proche du donateur, souvent un membre de sa famille33. Helmtag est un nom lié au groupe du comte Ricdag, fondateur de la collégiale de Lamspringe et proche de Louis le Pieux (cf. p. 158-159)34. Comme l’a d’abord montré Sabine Krüger, Ricdag est possessionné en Ostphalie, dans le Gau de Flenithi, le Rittigau et le Rehmegau35. Lamspringe, au cœur de son domaine, est à 7 km de Gandersheim, 26 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 52 : Bern, correctement interprété comme le père de Gottschalk, est par erreur catalogué parmi les comtes du règne de Louis le Pieux. 27  Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1176, note 925 ; Schmid « Die Liudgeriden… », p. 99, note 75. 28  Werner, « Bedeutende Adelsfamilien », p. 96. 29 Cf. Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 7‑22 et 115‑155. 30  Ibid., p. 129. 31  Ibid., p. 12, 118, 130, 144, 327. 32 Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 130 et p. 496. 33  R. Hübner, Die donationes post obitum und die Schenkungen mit Vorbehalt des Niessbrauchs im älteren deutschen Recht, Breslau, 1888 (Untersuchungen zur deutschen Staats- und Rechtsgeschichte, 26), p. 43‑46 et 105‑108. 34 Wenner, Die Rechtsbeziehungen, p.  65‑69 ; Honselmann, « Die Annahme des Christentums » ; Goetting, Die Hildesheimer Bischöfe, p. 156‑163 ; Glansdorff, Comites, p. 220‑221. 35 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 27.

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noyau du domaine liudolfingien : Ricdag est aussi possessionné à Billerbeck, à moins d’une heure de marche au Sud de Gandersheim36. Les deux groupes sont voisins, sans doute alliés. Ricdag a un frère, Bunico, qui apparaît aussi à Billerbeck, en 84437. Bunico témoigne plusieurs fois pour Osdag, aussi donateur de Fulda, à l’évidence membre du même groupe38. Or, un Bunico fait l’objet d’une donation mémorielle à Corvey, en 863, de la part de son frère Helmtag ; pour Wenskus, ce Bunico est toujours le frère de Ricdag, ce qui ferait d’Helmtag un membre de la même fratrie39 ; en revanche, l’hypothèse qu’il s’agit toujours du légataire de Bern n’est pas crédible, pour des raisons chronologiques40. Le frère de Ricdag et le légataire de Bern sont ainsi deux Helmtags différents mais, sans nul doute, apparentés41. Pour renforcer la probabilité d’une relation de parenté entre le comte Bern et les Ricdagides, il faut maintenant trouver l’élément bern- dans ce groupement. En cas d’échange matrimonial, il a dû s’y transmettre par variation. Or, en 835, le comte Ricdag est, à son tour, légataire d’un certain Bernric42. Wenskus estime que ce dernier est le père de Gottschalk, dont le nom Bern serait un hypocoristique ; mais comme on l’a dit, ce dernier est mort depuis déjà une vingtaine d’années43. Nous sommes donc en présence d’un individu de la génération suivant celle du père de Gottschalk et dont le nom combine les éléments de ceux de Ricdag et Bern. Parmi les témoins de la donation de 835, on trouve un Bernheri et un Fridubern – seul du nom dans le cartulaire de Corvey. Le nom de Bern lui-même apparaît à plusieurs reprises comme témoin d’une série de donations dans le Nithegau, auprès d’autres ricdagides (Ricdag, Erdag) et dans l’entourage du comte Theodger, dont S. Krüger a supputé qu’il était apparenté à Ricdag44. Ce Bern, simple témoin, est un parent de rang inférieur. On trouve également un Berndag dans la Saxe de Louis le Pieux : il est frère de Wendildag et fils de Haddo, dans une donation à Stahle dans l’Augau, en 82645. Les deux frères réapparaissent en 840, à Offleben, avec une vaste communauté de cohéritiers

36 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 303 ; Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 127a, b et c. 37 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 71‑75. 38 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 305 ; Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 159 et 232 ; Dronke, Traditiones, c. 41, 44. 39  L. Schütte, Die alten Mönchslisten und die Traditionen von Corvey, 2. Paderborn, 1992 (Abhandlungen zur Corveyer Geschichtsschreibung, 6), p. 403, ne fait pas le lien entre le nom Biniki de la donation A§ 211 et Bunico, le frère de Ricdag (p. 400). 40 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 310. 41  Helmtag témoigne, par ailleurs, dans trois donations : Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§  48b (à Schefferde), 59 (à Fresenhausen) et 133 (comme témoin du comte Esic, dans le pagus ribuariense). 42  Ibid., A§ 76. 43 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 310. 44 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 52, 55 et 76 ; Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 54‑56. 45 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 311 ; Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 21.

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– dans laquelle on retrouve Bernheri46. Berndag seul fait une donation à Dorslo, en Hesse, en 83147. Un autre Wendildag (†846), fils de Baddo, s’il n’est pas le frère de Berndag (fils de Haddo), n’en est pas moins ricdagide et mérite d’être cité ; on retrouve, parmi ses témoins, un Bern48. On est, cette fois, dans l’entourage du comte Bardo, proche des Ekbertides, des Liudolfingiens et des Billing49. Parmi les individus cités ici, on retrouve en particulier Ricdag, Bernher et Theodger à Kayerde, dans le Flenithigau, véritable lieu de pouvoir où se déroulent pas moins de onze donations entre 835 et 839, mêlant la plupart de grands groupements saxons50. Le comte Bardo est justement le témoin d’une donation d’un Reddag (Ricdag) à Erwitte, sur le Hellweg : il s’agit donc d’un proche des Ricdagides51. Les liens entre le comte Bern et la parenté de Ricdag semblent assurés par la diffusion du nom de Bern dans le stock anthroponymique du puissant groupe saxon, dans les deux générations qui suivent la mort du père de Gottschalk. 2.  Le nom « Bern » hors de Saxe

La Saxe n’est pas le seul territoire en jeu. De nombreuses études ont mis en évidence les ramifications qui unissent les groupes aristocratiques des différents espaces à l’est du Rhin (Alémanie, Bavière, Rhin moyen, Saxe). Elles remettent en cause l’image, dans les duchés périphériques de l’espace franc, d’une aristocratie passive, simple spectatrice de la prise de pouvoir des élites franques, originaires d’Austrasie. Cette image est en grande partie héritée des travaux fondateurs de Wolfgang Metz sur l’installation des élites franques en Rhénanie et en Franconie dans la deuxième moitié du VIIIe siècle52. On dépeint dorénavant une mise en réseau généralisée des périphéries franques, antérieure à la conquête carolingienne et, pour Wilhelm Störmer, destinée à contrer directement la montée en puissance des Pippinides53. Comme l’avait déjà noté Tellenbach, la conquête franque accentue ce processus en déplaçant les fidèles, issus de l’aristocratie locale, d’un espace

46 Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 104. 47  Ibid., A§ 57a. 48  Ibid., A§ 134. 49 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 57 ; Glansdorff, Comites, p. 85. 50 Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 78a-c (835), 80 (835), 81 (836), 82 (836), 83a-b (836), 90 (837), 96a (838), 100 (839). 51  Honselmann, « Die Annahme des Christentums », p. 121, n° 226. 52  Cf. Metz, « Austrasische Adelsherrschaft ». 53 Störmer, Früher Adel et « Bayerisch-ostfränkische Beziehungen » (voir en particulier p. 247, pour une mise en perspective précise des thèses de W. Metz) ; Wenskus, Sächsischer Stammesadel ; Friese, Studien zur Herrschaftsgeschichte. Störmer, « Bayerisch-ostfränkische Beziehungen », démontre que dès le VIIe s., les élites bavaroises consolident leurs positions par une politique matrimoniale active dans le duché hédénide de Franconie. Friese montre que les relations entre Lombards, Bavarois et Thuringiens remontent au VIe s. (p. 163‑167) ; Störmer nuance ses résultats (p. 252).

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à un autre avec une grande mobilité – on pense par exemple au comte Gerold, beau-frère de Charlemagne (par son épouse Hildegarde), comte du Nagoldgau Alémanie, préfet depréfet Bavière après 788 et proche de l’abbé Baugulf en Alémanie, de Bavière après 788 deetFulda proche de(780-802) l’abbé: de Fulda Baugulf issu d’une branche des d’une Agilulfingiens, il est largement possessionné dansille est Rhinlargement moyen (780-802) : issu branche des Agilulfi ngiens, possessionné et apparaît (lui ou un parent homonyme), dans les chartes de Lorsch, dans l’entourage dans le Rhin moyen et apparaît (lui ou un parent homonyme), dans les chartes des Lorsch, Grands de Mayence . de dans l’entourage des Grands de Mayence54. 893

Carte n°3 : Les réseaux possibles de Gottschalk hors de Saxe Carte n°3 : les réseaux de Gottschalk hors de Saxe

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! Le nom de Bern, sans être courant, apparaît plusieurs fois dans l’espace germanique Werner e1965, p. 112 ; Friese 1979, p. 93 (cf. Stengel 1958, n. 248) ; Borgolte 1983 ; Störmer 1985, au VIII  siècle. Si on lesCf.occurrences suret une p. 239 ; Dienemann-Dietrich 1955,situe p. 183-92. Lorscher Codex 229, 602 1970. carte (cf. carte n° 3), on s’aperçoit qu’elles ne sont pas réparties de façon homogène sur le territoire. Des concentrations ! (#(! localisées, dont il faut comprendre la logique, apparaissent. Un certain Bern témoigne 893

54 Werner, « Bedeutende Adelsfamilien », p.  112 ; Friese, Studien zur Herrschaftsgeschichte, p.  93 ; Borgolte, « Grafengewalt im Elsass » ; Störmer, « Bayerisch-ostfränkische Beziehungen », p.  239 ; Dienemann-Dietrich, « Der fränkische Adel in Alemannien », p. 183-192. Cf. Lorscher Codex 229, 602 et 1970.

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dans une donation de Prüm le 6 septembre 771, à Hersdorf et Oos (dans l’Eifel, à une trentaine de kilomètres de l’actuelle frontière luxembourgeoise)55. Fort loin de là, à Preuschdorf et Merkweiler, en Alsace, une certaine Ratswinde fait, le 19 mars 742, une donation de 27 jugères à Wissembourg pour le salut de son fils, Berno56. Ce sont les seules occurrences de ces deux cartulaires aux dates qui nous intéressent. En Bavière, si aucun Bern n’apparaît dans les chartes de Salzburg, plusieurs sont inscrits dans son livre de confraternité dès le VIIIe siècle. L’origine de l’un est inconnue ; l’autre est prêtre du monastère de Moosburg, près de Freising, sous son premier abbé, Reginbert (présent à Dingolfing en 77257) ; un troisième est prêtre à Salzburg sous l’abbatiat de Fergil (†784)58. Au chapitre de Freising, plusieurs Bern apparaissent : l’un comme prêtre, en 767 ; l’autre comme copiste, en 764‑767, puis comme diacre et enfin, en 772, comme prêtre – il est là en compagnie d’Arn, futur archevêque de Salzbourg, qui n’est ordonné prêtre qu’en 776 ; un troisième Bern, laïc, apparaît en 765‑76959. Au IXe siècle, un laïc Bern apparaît encore dans le Livre de confraternité de Reichenau, auprès de l’évêque Erchambert (835‑854)60. Mais le nom de Bern, en cette fin de VIIIe siècle, apparaît surtout dans le Rhin moyen. Entre 764 et 796, un groupe au sein duquel on trouve au moins deux personnages du nom de Bern est possessionné à Dalsheim (Wormsgau) et sur la Bergstrasse (Alsbach, Heppenheim et Handschuhsheim) : il s’agit d’une très ancienne voie de communication qui court sur 50 km, le long de la rive orientale de la vallée du Rhin, de la confluence avec le Neckar (à Heidelberg) jusqu’à Darmstadt61. Un autre groupe de Bern apparaît en 780‑800 à une quarantaine de kilomètres de là, dans le Neckargau, autour de Mosbach : l’un est marié à une Balthild, l’autre à une Thiotbirc62. Un der55 Beyer, Urkundenbuch, p. 27‑28. 56  Traditiones Wizenburgenses. Die Urkunden des Klosters Weissenburg, 661‑864, A. Doll et K. Glöckner éd, Darmstadt, 1979, n° 7, p. 179. On retrouve un Bern comme moine de Wissembourg dans une entrée du IXe siècle du Livre de confraternité de Reichenau, ms. Zürich, Zentralbibliothek, Rheinau hist. 27 : MGH Antiquitates, necr. suppl., II (Reichenau), col. 184, n° 33 (f. 47r). 57 MGH Conc. 1, p. 97. On trouve un autre Bern, dans une autre liste carolingienne, à Sénone-en-Vosge (col. 253, n° 23, f. 45v). 58  Necrologia Germaniae tomus II. Dioecesis Salisburgensis, Sigismund Herzberg-Fränkel, Berlin, 1904 (MGH Necrologia Germaniae t. II), p. 21, col. 50, 3 ; p. 42, col. 103, 23 ; p. 19, col. 44, 27. 59 Bitterauf, Traditionen, n° 13B (p. 40‑41), 21 (p. 49), 23 (p. 51‑52), 31 (p. 59‑60), 33 (p. 61), 34 (p. 62), 39 (p. 67), 43 (p. 71), 47 (p. 75‑76), 49 (p. 78), 55 (p. 83). 60  Libri confraternitatum sancti Galli, augiensis et fabariensis, P. Piper ed., Berlin, 1884, II (Reichenau), col. 545, n° 8 (f. 78v). Un autre Bern apparaît, à Chiemsee, dans une liste de la fin du IXe s. (col. 126, n° 3 ; f. 29v). 61  Lorscher Codex, n° 221 (t. 2, p. 38 : 27 juin 779) ; 238 (t. 2, p. 71 ; le 25 juin 766) ; 885 (t. 3, p. 34 : le 9 juin 796) ; 1137 (t. 3, p. 127‑128 : le 10 juin 766) ; 1121 (t. 3, p. 122‑123 : le 10 juillet 766) ; 1131 (t. 3, p. 126 : le 21 mai 766) ; 1459 (t. 3, p. 231 : le 27 novembre 764‑765). 62  Ibid., n° 2458 (t. 4, p. 142 : 798‑799) ; 2797 (t. 4, p. 233 : le 24 mai, vers 780) ; 3496 (t. 5, p. 198‑199 : le 30 mars 805).

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nier Bern apparaît en 826, avec son frère Eric, à Dienheim (Wormsgau) et dans les environs63. Dienheim est un fisc royal offert à Fulda en 782 : c’est un important lieu de pouvoir, où, avant 850, 43 donations sont faites à Fulda et 90 à Lorsch, et encore d’autres à Hersfeld, Prüm, Wissembourg64… En Alémanie, le nom Bern n’apparaît jamais dans les donations de Saint-Gall. Nous avons ainsi, pour notre période, une concentration importante à deux endroits surtout : le Rhin moyen et Freising. 3.  Le nom « Bern » en Franconie

En Franconie, le nom de Bern n’apparaît qu’à deux reprises (cf. carte n° 3)65 : à Usingen, près de Francfort (Wetterau), et à Langendorf, près d’Hammelburg (Saalegau)66. R. Wenskus estime que le Bern d’Usingen est, tout comme le Bern du Wormsgau (donateur de Lorsch en 826), le père de Gottschalk67. Nous avons déjà vu qu’il était impossible que le donateur de 826 soit le comte Bern. Que penser, en revanche, du Bern d’Usingen ? La Franconie est plus proche de la Saxe qu’aucune des autres régions étudiées… Dans cette donation, Bern a pour épouse une certaine Liba. Le nom n’est pas étranger au Wetteraugau (Francfort). Entre 760 et 790, on trouve dans le Rhin moyen trois Liba, mais toutes sont l’épouse d’un autre : Racher (790), Maginher (768) et Cholens (780)68. Une quatrième Liba, peut-être l’une des trois précédentes, fait une donation à Eschborn, à 20 km au Sud d’Usingen, avec sa sœur Irmengart, le 12 juin 796 ; en outre, une Irmengart fait plusieurs donations dans les environs de Francfort69. L’épouse de Bern est-elle la sœur d’Irmengart ?

63  Ibid., n° 1672 (t. 3, p. 282). 64 Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n°  149 ; M. Gockel, Karolingische Königshöfe am Mittelrhein, Göttingen, 1970, p.  190 sqq. ; Weidinger, Wirtschaftsstruktur, p.  120‑140 ; W. Rösener, « Die Grundherrschaft des Klosters Fulda in karolingischer und ottonischer Zeit », Kloster Fulda in der Welt der Karolinger und Ottonen, Gangolf Schrimpf ed., Francfort/Main, 1996 (Fuldaer Studien, 7), p. 209‑224 (215). 65  Sur la Franconie et la Thuringe pré-carolingiennes, voir Friese, Studien zur Herrschaftsgeschichte, p. 17‑50 ; Störmer, « Bayerisch-ostfränkische Beziehungen », p. 247‑252. 66  Codex Eberhardi  II, folio 110 ; Dronke, Traditiones, 42, 84  et Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, p. 448, n° 371 : Bern et uxor eius Liba tradiderunt bona sua in eadem villa [sc. Usingen, près de Francfort : Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, p. 613]. Le diplôme est dans une série de donations du Wetteraukreis, au nord de Francfort (Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, donations n° 331‑397 ; analyse d’ensemble p. 435). La plupart des donations datent de Baugulf (780‑802). 67 Cf. Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 129, note 1110 : les autres noms qui apparaissent à Usingen sont Herewart (Dronke, Traditiones, 52 et 162) et Fulcrat (ibid., 42 et 142). Fulcrat est pour Wenskus un nom Immeding (p. 119). Malheureusement cette donation du chapitre 42 figurait dans les cartulaires de Fulda qui sont perdus : cf. Stengel 1921, p. 15. Wenskus (p. 129) identifie ce Bern au frère d’Eric qui fait des donations à Lorsch en 826. 68  Lorscher Codex, n° 1526 (t. 3, p. 247 : le 2 avril 768, à Saulheim en Wormsgau) ; 1993 (t. 3, p. 361 : le 11 septembre 780, à Mayence) ; 2004 (t. 4, p. 16 : le 12 juin 790 : à Hüffelsheim, dans le Nahegau). 69  Ibid., n° 3381 (t. 4, p. 167 : le 12 juin 796) ; 3329 (t. 5, p. 153 : le 12 juin 799) ; 3432 (t. 5, p. 181 : le 20 juin 793).

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À bien regarder la donation de Bern dans le Saalegau, il ne semble pas (bien que leur parenté soit possible). Cette donation va maintenant retenir notre attention. Sous l’abbatiat de Ratger (802‑817), un certain Bern offre à Fulda tout ce qu’il possède, sans en conserver l’usufruit, à deux endroits : la villa de Schondra (Scuntra) et le territoire (marcu) de Langendorf (Wintgraben)70. Le texte de la donation est préservé en intégralité grâce à Pistorius71. Quels sont les espaces concernés ? La « villa de Schondra » doit border la rivière Schondra, affluent de la Saale franconienne ; Langendorf se situe à moins d’une heure de marche de Hammelburg (cf. carte n° 4). Ces domaines sont exactement mitoyens de l’immense fisc d’Hammelburg (plus de 5000 hectares), l’un des lieux de pouvoir les plus importants de Franconie ; offert à Willibrord par le duc Héden II en 716 pour une fondation qui ne vit jamais le jour (une partie, au Sud de la Saale, est ensuite passée dans le domaine d’Echternach), récupéré par les Carolingiens à la disparition du duché et offert à Fulda en 777, Hammelburg polarise toute l’aristocratie franconienne72. Comme l’a montré O. Bruand, le territoire offert par Charlemagne est une seigneurie insérant Fulda dans les réseaux aristocratiques franconiens et créant autour du cloître un entrelac de droits, de dépendances et de solidarités. Dans les décennies qui suivent la donation royale, un vaste mouvement mimétique de mise en circulation de biens augmente encore le fisc : la donation de Bern en fait partie. La description minutieuse du fisc, le 8 octobre 777, sous l’autorité des comtes Nithard et Heimo, des vassaux royaux Finnold et Gunthram et le témoignage de 21 magnats locaux, permet de connaître avec une relative exactitude ses frontières et d’y situer Langendorf et la Schondra73. Langendorf est une villa importante, fortement mise

70 Dronke, Traditiones, c. 5, 61 ; id., Codex, n° 331, p. 161. 71  In Christi nomine, ego Bern, dono atque trado in elimosinam meam ad monasterium sancti Salvatoris quod dicitur Fulda ubi Sanctus Bonifacius corpore requiscit et vir venerabilis Ratgerius abbas turbae monachorum pius pastor videtur in villa Scuntra et in marcu Wintgrabono quidquid proprietatis habeo et in ea vero ratione ut a die praesente vos successoresque vestri liberam ac firmissimam in omnibus habeatis potestatem, †signum Bernes, qui hanc traditionis chartam fieri rogavit, †Svuitbot, †Hruodperaht, †Amalbraht, †Gerberaht, †Eggiolt, †Rohing, †Liutheri, †Wenilo, †Walahfrid, †Reginfrid, †Sandrat, †Theotperat, †Egilolf.  72  K. Lübeck, « Die Fuldaer Mark Hammelburg », dans Fuldaer Studien, II/12, 1949, p.  42 sqq. ; Metz, « Austrasische Adelsherrschaft », p.  282 ; Friese, Studien zur Herrschaftsgeschichte, p.  26‑27 ; M. Werner, Adelsfamilien im Umkreis der frühen Karolinger. Die Verwandtschaft Irminas von Oeren und Adelas von Pfalzel, Sigmaringen, 1982 (Vorträge und Forschungen, 28), p. 148‑164 ; Störmer, « Bayerischostfränkische Beziehungen », p. 228 ; Weidinger, Wirtschaftsstruktur ; Rösener, « Die Grundherrschaft des Klosters Fulda », op. cit. ; R. Schieffer, « Fulda, Abtei der Könige und Kaiser », dans Kloster Fulda in der Welt der Karolinger und Ottonen, Gangolf Schrimpf dir., Francfort, 1996, p. 39‑58 ; Bruand, « La villa carolingienne ». Cf. Wampach, Urkunden- und Quellenbuch, I, 2, n° 26 (donation d’Heden II) ; MGH D. Kar. 1, n° 117 et Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 77 (donation d’Hammelburg). 73 Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 83. Pour une carte du fisc d’Hammelburg, voir Bruand, « La villa carolingienne », p. 370.

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en valeur, où Fulda possède, vers 830, une centaine d’hectares74. La Schondra, en revanche, est la frontière du domaine et correspond à une zone de défrichement de la vaste forêt de Bochonia. Bern était donc le voisin direct du fisc d’Hammelburg, ce qui devrait suffire à en faire l’un des magnats franconiens, dont la noblesse remonte au duché hédénide. Mais Bern n’apparaît qu’une fois dans ce cartulaire ; il ne fait pas d’autres donations, ne témoigne pas. La terre donnée à Fulda est donc une terre acquise : le cœur des domaines de ce grand absent est ailleurs. Carte n°4 : le fisc d’Hammelburg

B.  Une famille franco-saxonne 1.  Liba, épouse de Bern

Deux questions se posent. S’il n’est pas originaire du Saalegau, d’où vient le Bern de Franconie ? Ensuite, comment a-t-il acquis une terre chargée de prestige ? 74 Dronke, Traditiones, n° 44 (29) ; Weidinger, Wirtschaftsstruktur, p. 288 et 301. Sur l’inventaire TAF n° 44, ibid., p. 8‑16.

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Commençons par constater que l’on retrouve dans le Saalegau, sous l’abbatiat de Ratger, une Liba : elle fait deux donations à Fulda, en décembre 812 et le 1er avril 81575. Dans la première de ces deux donations, Liba offre à Fulda un champ et un pré à Langendorf. La coïncidence est improbable : il doit s’agir de l’épouse du Bern d’Usingen. La liste de ses témoins retient l’attention : en détail, il s’agit de la même liste que celle de la donation d’une certaine Hruadun, en 80776. Le nom de cette dernière apparaît plusieurs fois ; en 791, une Hruadun fait une donation à Schweinfurt avec son époux Hiltrih (Childéric) ; en 823‑827, une nouvelle Hruadun est l’épouse d’un certain Fruochanger, dans le Grabfeld77. La première donation citée de Hruadun fait partie d’une série ayant eu lieu le 23 novembre 807 à Schweben, sur la Fliede (dans le Grabfeld, à 15km au Sud de Fulda)78. Ces donations mettent en jeu, de toute évidence, un groupe de parents : Ratperaht, Sindperaht, Reginperaht, Rihperaht, et leurs épouses respectives Willicoma, Wasahilt, Perahthilt et la mère de Rihperaht et Reginperaht, Abarhilt. Chez les membres masculins, l’élément –peraht est répété : chez les membres féminins, l’élément final –hilt. Cette série de donations communes au même endroit fait penser à une communauté de cohéritiers, installée sur un lieu défriché par leurs ancêtres (Schweben se nomme alors Suabareod, où l’on retrouve le suffixe des défrichements, Rodung)79. Hruadun s’inscrit, d’une manière ou d’une autre, dans cette communauté ; Reginperaht est même son légateur testamentaire en 81580. Liba, que le cartulaire appelle également Libun (même élément final), et pour qui témoignent à nouveau tous ces individus, doit être leur parente. Liba s’inscrit ainsi dans un vaste groupement du Saalegau, caractérisé par l’élément peraht81. Or, ce groupement est aussi très présent à Langendorf et sur la Schondra. Là, parmi les témoins de Bern, citons Hruodperaht, Amalperaht, Gerberaht. Au même endroit, en 811, Gerberaht, Amalperaht et Irminperaht témoignent pour Reginperaht et son frère Mettiho (sans doute tous deux fils d’Abarhilt82). Hruodperaht, pour sa part, disparaît vers 81283 : il apparaît à de 75 Dronke, Codex, p. 139, n° 278 ; Dronke, Traditiones, c. 5, 77 et Dronke, Codex, p. 151, n° 309. 76 Dronke, Codex, p. 125, n° 241. 77  Ibid., n° 100, 418 et 503. 78  Ibid., n° 236‑241. 79 Bosl, Franken, p. 54‑55. 80 Dronke, Codex, n° 349. 81 Bosl, Franken, p. 54‑55. 82 Dronke, Codex, n° 262. 83  Une donation pour le salut de son âme est faite le 3 novembre 812 par son épouse Hruadmunt sur la Schondra (Dronke, Codex, p. 137, n° 273). Or, Hruodperaht avait fait une donation pro anima en 811 (Dronke, Codex, p. 132, n° 259). C’est dans cette donation qu’on retrouve une partie du groupe de puissants témoins itinérants décrits par Eckhard Freise (« Studien zum Einzugsbereich », p. 1199‑1200). La localisation et la liste de témoins des deux chartes laissent penser qu’il s’agit de la même personne.

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nombreuses reprises à Langendorf et sur la Schondra84. Nous sommes en présence d’une riche communauté d’héritiers, dont les propriétés sont dispersées aussi bien à Langendorf et sur la Schondra qu’à Schweben. Nous retrouvons l’origine de ces biens une génération plus tôt. Le 4 juin 796, Suolista offre, pour le salut de son défunt frère Perahtleib, par l’intermédiaire de son oncle Engilperaht, toutes ses possessions à deux endroits : Langendorf et la Schondra – et là, plus précisément, une villa appelée Perahtleibeshuson85. Il s’agit là d’un défrichement de la forêt de Bochonia (comme le montre le toponyme inspiré du propriétaire), en périphérie directe du fisc d’Hammelburg86. Premièrement, on retrouve dans le nom (rarissime) du défunt l’élement –Leib de Liba. Deuxièmement, la liste des témoins nous plonge dans la famille caractérisée par le suffixe –peraht que l’on vient de décrire ; et un grand nombre des témoins de 796 se retrouvent dans la donation de Bern sous Ratger : Swidbot, Hruadperaht, Gerbraht, Eggiolt, Amalperaht, Liutheri, Sandarat. On peut tenir pour un résultat acquis, à ce stade, que le Bern d’Usingen a acquis ses biens de Langendorf et de la Schondra par l’intermédiaire de son épouse Liba/Libun, apparentée au groupement franconien de Perahtleib, caractérisée par l’élément –peraht. Cela ne prouve pas qu’il s’agit là du comte Bern, père de Gottschalk. Au contraire, la naissance saxonne de ce dernier semblerait plaider contre notre hypothèse ; mais il n’en est rien, car le fait que Gottschalk soit issu d’un couple mixte est assuré. 2.  L’oblation de Gottschalk : un conflit familial

Revenons au procès de 829. Le jeune oblat appuie sa protestation sur le fait que la tonsure lui a été imposée et qu’aucun témoin saxon n’a assisté à son oblation87. Il bénéficie, pour appuyer sa requête, du soutien d’aristocrates saxons qui lui sont apparentés (cf. p. 46). On sait dorénavant lesquels : le groupe de Ricdag. C’est là une énigme. D’abord, on imagine mal les proches du défunt comte protester contre une oblation qu’il aurait décidée. L’oblation irrigue à ce point le monachisme carolingien et, à travers lui, toutes les relations entre le pouvoir et le 84 Dronke, Codex, n° 115, 136, 259, 273 et 331 ; voir aussi Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 238 et 269. 85  Ibid., n° 115 et Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 238. 86 Bosl, Franken, p. 54 ; H. W. Goetz, « La circulation des biens à l’intérieur de la famille, rapport introductif », dans Les transferts patrimoniaux en Europe occidentale, VIIIe-Xe siècle, Actes de la table ronde de Rome, 6, 7 et 8 mai 1999, Rome, 1999 (MEFRMA 111/2), p. 861‑879, (875, note 61) ; Bruand, « La villa carolingienne », p. 356 et 363. 87  Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1017‑1029 (1024) ; De Jong, In Samuel’s Image, p. 79.

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sacré, que la plainte des aristocrates saxons ne serait pas concevable s’il n’y avait en jeu que les ambitions contrariées du jeune adulte88. Ensuite et surtout, aucun Saxon n’était présent. Il est inimaginable que Gottschalk ait été envoyé à Fulda comme un paquet pour y être offert aux reliques de Boniface, sans aucun parent89 ; l’oblation, on le savait alors fort bien (Règle bénédictine, c. 59), exige la rédaction d’une charte de petitio devant témoins, qui, écrit Smaragde dans son commentaire de la Règle, doit engager le jeune oblat à garder la clôture, quels que soient ses propres désirs ; une charte qui, dans le cas de Gottschalk, fut exhumée comme pièce à charge en 82990. Pourquoi n’y avait-il aucun Saxon ? À bien y regarder, Bern a pris en charge sa propre memoria autrement que par l’oblation de son fils : par la donation dont Helmtag est le légataire, et qui sera décrite plus loin. Si Gottschalk avait été offert à cette occasion, il aurait eu des témoins saxons, ne serait-ce qu’Helmtag. Ce n’est pas le cas. Gottschalk a donc été offert non par son père, mais par sa mère. Raban consacre en effet un long passage du De oblatione puerorum à Anne, mère du prophète Samuel : « Quoiqu’avec le consentement de son mari, c’est bien elle qui l’a offert avec confiance au Seigneur et a exposé au grand-prêtre Hélie les motifs de son dessein »91. Comme l’a montré Mayke De Jong, si Raban s’acharne ainsi à défendre la capacité d’une mère à offrir son enfant, indépendamment de l’avis du père de surcroît (« quoique », licet !), c’est que Gottschalk a été offert par sa mère et que cette décision féminine a été contestée92. Le fait que cette dernière ne soit pas saxonne dénoue l’énigme. L’oblation de Gottschalk, telle, en tout cas, qu’elle a été menée, était sa décision. La nature exacte du conflit nous échappe, faute de sources. On pouvait avoir prévu pour Gottschalk une carrière de clerc séculier, qui correspond à ses ambitions manifestes, quelques décennies plus tard. On n’en saura pas plus, mais la réalité du conflit familial est indéniable. L’oblation a été menée sans l’accord de la parenté saxonne de Bern, d’où l’absence de témoins saxons puis, en conséquence, leur soutien envers la plainte de Gottschalk en 829. Dès lors, l’hypothèse que le comte Bern ait épousé une aristocrate franque, Liba, et ait pris pied grâce à elle dans les lieux de pouvoir de Franconie, devient plus crédible… 88  De Jong, In Samuel’s Image, p. 192‑227. 89  Ibid., p. 120. Dans les rares cas décrits, il est vrai, après la réforme de Benoît d’Aniane, l’enfant est offert sur l’autel, à Corvey, en présence de son père et de sa parenté. 90  Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p.  1027 ; De Jong, In Samuel’s Image, p.  27 ; Smaragde, PL 102, col. 904. 91  PL 107, col. 428 : licet cum viri sui consensu, tamen ipsa eum Domino fiducialiter obtulit, atque Heli sacerdoti ibidem totum ordinem sui voti diligenter exposuit. 92  De Jong, In Samuel’s Image, p. 82.

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Reste l’épineux problème de l’héritage réclamé par Gottschalk à Mayence, longtemps assimilé à la légation de Helmtag en mémoire de Bern. Celui-ci aurait-il offert son enfant dans le cadre d’une donation mémorielle (in memoriam Berni comitis) ? Eckhardt Freise et Mayke De Jong, comme nous l’avons vu (p. 44), ont tenté de démêler cet écheveau. D’après M. De Jong, l’oblation de Gottschalk est bien le corrolaire de la donation par l’intermédiaire de Helmtag mais, Bern étant mort, c’est son épouse qui s’est chargée d’offrir Gottschalk à Fulda. On est alors gêné par la discordance entre, d’un côté, la donation mémorielle par l’intermédiaire d’un Salmann et, de l’autre, l’oblation par la mère. Pourquoi n’est-ce pas l’épouse de Bern qui donne aussi à Fulda les biens du défunt comte ? Et pourquoi aucun Saxon, pas même Helmtag, n’est-il présent à l’oblation ? Les deux actes auraient dû être concomitants. Si c’est sa mère (peut-être, pour nous, Liba) qui a offert Gottschalk, il faut essayer de chercher l’héritage de Gottschalk parmi les donations de celle-ci. Plutôt que la donation de 815, limitée à des biens mobiliers, la donation de 812 serait concernée, mais elle est moins imposante que celle de Bern. Cette dernière embrassait dix tenures, avec leurs familles, auxquels s’ajoutaient huit esclaves ; compte tenu de la taille moyenne du manse à l’époque carolingienne, on peut estimer la donation à une centaine d’hectares et à une soixantaine d’individus93. C’est, en somme, un petit hameau de dépendants, en faire-valoir indirect. La donation est consistante, mais dans la moyenne. R. Le Jan a montré que celle-ci, dans la Fulda carolingienne, est de 16,4 esclaves par donation, contre 6,65 à Lorsch – le calcul n’incluant pas le nombre de dépendants chasés sur les tenures94. On serait donc enclin à voir en Bern, dont le nom n’apparaît dans les sources, à l’exception de la donation, qu’à cause de son fils, un membre, assez heureux pour être devenu comte, de cette « partie immergée de l’iceberg aristocratique » que constitue l’aristocratie moyenne, dont la nébuleuse gravite autour des figures de proue de la Reichsaristokratie. En comparaison de cette donation, celle de Liba de 812 n’embrasse qu’un terrain (arialis) et un pré (pratum). Le mot arealis peut désigner une terre soit cultivée, soit inculte. La charte n’en donne pas les dimensions, mais il est probable qu’elle se limite à une ou deux tenures : la donation de Rihperaht et Reginperaht à Schweben, en 807, englobe unam hobam et ad eam pertinentem arialem95. Il 93  Sur les termes techniques de huba et mansus, et la vaste bibliographie qui leur est consacrée, voir Weidinger, Wirtschaftsstruktur, p. 23‑87. La huba (Hufe, en allemand), c’est-à-dire la tenure ou la colonge, est mise en valeur par une famille de paysans-subordonnés (servi, homines). 94  Le Jan, « Structures familiales et politiques », p. 295. 95 Dronke, Codex, n° 240.

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s’agit donc d’une unité de production. Cela conviendrait pour une oblation. En 861, le ricdagide Reddag offre à Corvey un manse (à Erwitte, sur le Hellweg) pour l’oblation de son fils homonyme, que l’on retrouve dans les listes contemporaines de l’abbatiat d’Adalger (856‑877)96. Mais dans un cas comme dans l’autre, la médiocrité de la donation interdit de penser qu’il s’agit de son héritage : Hildemar et Smaragde recommandent bien de donner tout l’héritage du jeune oblat97. Reddag est, en effet, loin de cette pauvreté : à l’oblation de son fils, on trouve, comme témoins, deux comtes98. Gottschalk se serait-il battu, à Mayence, pour recouvrer une ou deux tenures ? La question est, hélas, insoluble, et en revenir à la donation d’Helmtag pour Bern ne règle rien. Celle-ci, en effet, pose des problèmes comparables : quoique plus vaste, elle est bien inférieure à ce que devrait être l’héritage entier d’un fils de comte, de l’aveu d’E. Freise99. Il faut compter sur le fait que les donations pour oblation devaient être consignées avec la charte de petitio, ailleurs que dans le cartulaire, faute de quoi la grande majorité des chartes de Fulda subsistantes devraient être considérées comme liées aux centaines d’oblats carolingiens de l’abbaye. La femme qui offre son fils à Fulda a pour le cloître de saint Boniface une grande dévotion. On peut peut-être expliquer par là son nom : d’où vient cet élément Leib ? Il se peut que la famille de Liba ait eu une dévotion particulière pour la sainte anglo-saxonne Leoba, accompagnatrice de Boniface, enterrée à Fulda, dont Rodolphe a rédigé la biographie100. C’est ainsi que sa dernière donation va à Fulda. Le 1er avril 815, une Liba vieillissante offre à Fulda un petit pactole mobilier : 5 moutons, 20 porcs, 38 bœufs, deux chevaux et ses vêtements précieux101 ; ces derniers mis à part, on peut estimer, par comparaison, la valeur du bétail à environ 370 sous – l’équivalent de quasiment cent tonnes de blé102. Le scribe ajoute la formule in elaboratu meo, qui semble signifier que la donation se limite à 96 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p.  301, note 2703 ; voir Honselmann, « Die Annahme des Christentums », p. 28, n° 104 et p. 121, n° 226. 97  De Jong, In Samuel’s Image, p. 29. 98  Les comtes Bardo et Hermann ; cf. H. D. Tönsmeyer, « Graf Ricdag und die älteren Liudolfinger an Hellweg und Lippe », dans Lippstädter Heimatblätter, 66/1986, p. 127‑144. 99  Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1024. 100 MGH SS 15/1, p. 121‑131. 101 Dronke, Codex, n°  309, p.  151 : In Dei nomine ego Liba, trado in elimosinam meam ad Sanctum Bonifacium quicquid proprietatis in elaboratu meo visa sum habere, praeter duos boves, totum et integrum. Id sunt oves quinque, porci xx, boves et vaccae xxxviii, duo caballi omniaque vestimenta mea ea ratione ut quamdiu vivam illa per beneficium habeam postque obitum meum absque ulla contradictione redeant ad sanctum Bonifacium. Facta traditionis charta in monasterio Fulda calendis aprilis, anno iio regnante domino Hludouuico glorioso rege francorum, et isti sunt testes huius traditionis : Eggiot, Reginfrid, Adalhelm, Geilo, Meginperaht, Folco, Ascrich, Betto, Nuoring, Nidhart, Bernhart. Ego inguis rogatus scripsi. 102  J. Durliat, « Le polyptyque d’Irminon et l’impôt pour l’armée », dans Bibliothèque de l’école des chartes, 141, 1983, p. 183‑208 (186‑187).

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des acquêts, donc à une infime partie du patrimoine réel de cette dame103. Mais la nature des biens mis en circulation pourrait aussi faire penser à la Morgengabe (ou dotation indirecte) ou bien, comme le pense Franz Staab, à la dotation paternelle de Liba (dotation directe)104. Des donations comparables ont été conservées dans le cartulaire de Fulda105. En tant que veuve, Liba disposait d’une certaine marge de manœuvre lui permettant, sans entamer à l’excès le patrimoine de son mari, de donner des terres ou, plus facilement, les biens mobiliers destinés à son propre entretien106. Liba prend soin d’exclure de la donation le noyau de l’héritage de ses enfants : la terre. Elle offre des moyens de production (le bétail), des marqueurs de statut (les chevaux) et des vêtements précieux, essentiels au prestige du ménage chargés de sens : ils ont touché son corps107. Liba voulait signifier ainsi l’intimité de sa relation avec Boniface et Leoba. La donation de 812, citée p. 115, ne mentionne pas non plus Bern, mais seulement la famille de Liba – peut-être les témoins francs conspués en 829. Sans doute, en 812, le comte était-il déjà mort. La donation de 815, pour sa part, a pour témoins certains des témoins de Bern à Langendorf : Eggiolt (qui témoigne déjà pour la donation en mémoire de Perahtleib en 796 et, s’il s’agit du même individu, pour la description du fisc d’Hammelburg en 777) et Reginfrid. 3.  Les liens entre Saxe et Franconie

La présence du comte Bern aux côtés de Liba en Franconie ne relèverait pas du hasard. Les liens entre Saxe, Thuringe et Franconie sont, à la charnière du IXe siècle, 103  Cette conclusion n’est pas assurée ; dans les chartes de Fulda, la formule semble spécifier qu’il s’agit d’acquêts ; mais la lettre saxonne anonyme à Louis le Pieux relate que tous les biens des saxons Richard et Richolf leur ont été dérobés in domibus propriae elaborationis ; il n’y a pas ici de discrimination entre ce qui ressort de l’héritage et les acquêts. 104  Staab, « La dos », p. 279. 105 Dronke, Codex, n° 539 et 508. 106  J. Nelson, « The wary widow », dans Property and Power in the Early Middle Ages, Wendy Davies and Paul Fouracre (ed.), Cambridge, 1995, p.  82‑113 ; B. Pohl-Resl, « Vorsorge, Memoria und soziales Ereignis : Frauen als Schenkerinnen in den bayerischen und alemannischen Urkunden des 8. und 9. Jahrhunderts », dans Mitteilungen des Instituts für österreichische Geschichtsforschung, 103, 1995, p. 265‑287 (sur la Morgengabe, historiographie p.  273) ; Le Jan, Famille et pouvoir (en particulier p.  263‑285 et 349) ; D. Hellmuth, Frau und Besitz. Zum Handlungsspielraum von Frauen in Alamannien (700‑940), Sigmaringen, 1998 (Vorträge und Forschungen, 42). (conclusion p. 234‑237) ; Le Jan, « Introduction », dans Les transferts patrimoniaux en Europe occidentale, VIIIe-Xe siècle, Actes de la table ronde de Rome, 6, 7 et 8 mai 1999, Rome, 1999 (MEFRMA 111/2), p. 489‑497 ; Goetz, « La circulation des biens à l’intérieur de la famille », op. cit. ; Le Jan, Femmes, pouvoir et société (« Introduction » et « Aux origines du douaire médiéval ») ; L. Feller, « Morgengabe, dot, tertia : rapport introductif », Dots et douaires dans le haut Moyen Âge, F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan dir., Rome, 2002 (Collection de l’EFR 295), p. 1‑25 ; Staab, « La dos ». 107  Je remercie Laurent Feller pour nos discussions au sujet de cette donation.

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bien attestés108 ; la thèse de Sabine Krüger, selon laquelle les comtes saxons sont exclusivement autochtones jusqu’au règne de Louis le Germanique, a été battue en brèche par les travaux de R. Wenskus109. Dans la décennie 786‑795, le comte du Saalegau est un certain Unwan ; c’est également le nom du mari de Gisèle, fille du duc d’Ostphalie Hessi110. Ce dernier fait partie des premiers ralliés à Charlemagne, en 775, à l’occasion de la campagne militaire qui vit la destruction du duché ostphalien ; il entre à Fulda ad succurendum pour y mourir moine en 804111. Le nom d’Unwan nous intéresse pour l’élément un-, qu’on retrouve dans Hruadun et Libun/Liba. L’époux de Gisèle est le fondateur de deux cloîtres : Thale, dans le Harz, et Karsbach, dans le Saalegau – à 10km au Sud-Ouest de Hammelburg, dont les premières abbesses sont les deux filles d’Unwan, Bilihilde (à Thale) et Hruothilde (à Karsbach)112. L’identité des deux Unwan, saxonne ou franconienne, est sujette à controverse. Pour Sabine Krüger, l’époux de Gisèle n’est pas le comte du Saalegau mais un Unwan saxon, fils du Richard et petit-fils de l’Unwan cités dans l’index des otages de Mayence de 802‑805113 ; ce Richard saxon serait le frère de Richolf, cité dans une lettre de requête à Louis le Pieux114. Mais R. Wenskus a montré que l’otage de Mayence était trop jeune pour être aussi le noble Richard, envoyé en ambassade sur l’Elbe115. Il est donc possible que le comte du Saalegau et l’époux de Gisèle, s’ils ne sont pas une même personne, soient apparentés. La fondation de deux cloîtres par Unwan et Gisèle, dans le Harz et le Saalegau, le montre : leur famille se trouve d’un côté et de l’autre de la forêt de Bochonia, en Saxe et en Franconie. Ces relations entre Franconie et Saxe ne sont pas une exception : en 809, l’église d’Herzfeld est fondée en Westphalie par le Saxon Ekbert et son épouse Ida, descendante probable de Charles Martel et Chrothais116. De l’aveu d’E. Freise, ces 108 Wenner, Die Rechtsbeziehungen, p. 55 (sur les diocèses francs missionnaires en Saxe) ; Bosl, Franken, p. 9‑11, p. 55 ; Metz, « Mainzer, Fuldaer und Würzburger Einflüsse », p. 17‑18 ; E. Schwarz, Germanische Stammeskunde zwischen den Wissenschaften, Constance, 1967 (Vorträge und Forschungen, Sonderband, 5), p. 81 ; Friese, Studien zur Herrschaftsgeschichte, p. 94‑95 ; C. Ehlers, « Sachsen als sächsische Bischöfe. Die Kirchenpolitik der karolingischen und ottonischen Könige in einem neuen Licht », dans Streit am Hof im frühen Mittelalter, M. Becher et A. Plassman ed., Bonn, 2011 (Super alta perennis. Studien zur Wirkung der Klassischen Antike, 11), p. 95‑120. 109 Krüger, Grafschaftsverfassung ; Wenskus, Sächsischer Stammesadel. 110 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 54 ; Bosl, Franken, p. 94 ; Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p.  1017‑1018. La donation de Hessi à l’entrée au monastère a été préservée dans le Codex Eberhardi : Dronke, Traditiones, c. 41, 15. 111  Freise, « Das Mittelalter bis zum Vertrag von Verdun », p. 292‑301 ; voir Scriptorum tomus IV, G. H. Pertz ed., Hannovre, 1841 (MGH Scriptores in folio t. IV), c. 1 (p. 158‑159) ; MGH SS rer. germ. 6, p. 41‑42. 112 MGH SS 4, op. cit., p. 158‑164, c. 2 (p. 159). 113 MGH Cap. 1, n° 115, p. 233 : Ricohardum filium Unvani habuit Bertaldus comis. 114 MGH Ep. 5, p. 301. 115 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 178‑180. 116  C. Settipani, La préhistoire des Capétiens, 2. L’aristocratie mérovingienne et carolingienne, mémoire inédit, 2011, p. 547‑548. Je remercie vivement Régine Le Jan de m’avoir transmis ce mémoire.

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relations sont, à l’exception de l’étude de Wenskus, insuffisamment étudiées117. Comment, alors, lier Unwan à Libun et Hruadun ? Pour R. Wenskus, le nom Richard, en Rhénanie et en Franconie, apparaît souvent en combinaison avec le nom Unwan118. Il attire l’attention sur une donation de Werinhart et son oncle Rihwart à Karsbach (la fondation d’Unwan), le 18 juin 824, pour le salut de leur père et frère Richard119. Or, une génération plus tôt, un Richard est, dans une donation à Lorsch (à Wanendorf, près de Wetzlar, à 25km au Nord d’Usingen), l’époux d’une certaine Abarhilt120, dont nous avons vu qu’il s’agit de la mère de Reginperaht et Rihperaht, à Schweben, sur la Fliede, en 807121. Nous avions alors constaté que le groupe de cohéritiers qui donne ses biens sur la Fliede se caractérise, pour ses membres féminins, par la finale –hilt, comme les filles d’Unwan Hruothilde et Bilihilde ; nous voyons maintenant une autre correspondance, l’élément un-, commun à Unwan, Libun et Hruadun. Une ou deux générations plus tard, Retun est encore le nom d’une parente des Billung et, à travers eux, d’Unwan (cf. p. 123)122. La relation entre la famille de donateurs de 807 et celle d’Unwan est d’autant plus sûre qu’Unwan et Reginperaht se trouvent tous deux à Wanendorf, ainsi que Richard ; par ailleurs, un autre Reginbraht fait en 800 une donation à Karsbach, lieu de la fondation d’Unwan et Gisèle, avec son épouse Irmingart, nom, on l’a vu, de la sœur d’une Liba, près de Francfort123. Cela permettrait d’expliquer que l’on trouve, comme premiers témoins de Liba le 1er avril 815, un Reginfrid – nom d’un très proche parent du duc Hessi d’Ostphalie – et un Adalhelm – nom de l’intermédiaire de la donation de sainte Liutbirga à Fulda, dans le Grabfeld, en 800‑801, et à l’évidence proche d’Unwan124. Ces éléments jettent un pont solide entre la Saxe et la Franconie voisine, aisé à franchir pour Bern. La parenté de Liba est liée à Unwan et, à travers lui, aux 117  Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1176. 118 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 180. 119 Dronke, Codex, n° 446. 120  Lorscher Codex, n° 3774 (t. 5). 121 Dronke, Codex, n° 240. 122 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p.  241 ; Glansdorff, Comites, p.  89 ; voir Urkundenbuch der Reichsabtei Hersfeld, I, 1 = H. Weirich ed., Urkundenbuch der Reichsabtei Hersfeld, I, Marburg, 1936, n° 35 (835‑863). 123  Lorscher Codex, n° 3048 (788), 3076 (805) et 3381 (796) (t. 4) ; Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 289. 124 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 182‑183. Une Liutbirga offre 8 esclaves à Fulda dans le Grabfeld en 800‑801 (Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 282) ; une Liutbirga deo sacrata offre à Lorsch des biens près de Darmstadt en 801, en compagnie d’un Unwan et d’une Williburg – nom de l’épouse d’un Adalhelm à Heidelberg, 70 ans plus tard (Lorscher codex, t. 2, n° 208, 209 et 372). Quant à Reginfrid, il s’agit du père d’un certain Liutbraht, à Bittenbach – or Liutbraht est le frère du comte Hessi du Saalegau (vers 838), petit-fils ou neveu d’Hessi d’Ostphalie (cf. Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 181 ; Dronke, Traditiones, c. 38, 179 et 237).

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Ostphaliens qui, autour de Hessi, se sont soumis dès 775. S. Krüger, en 1950, montrait que le groupe du duc d’Ostphalie d’Hessi offrait l’exemple le plus précoce et le plus complet de Versippung franco-saxonne ; E. Freise pense de même125. On comprendrait ainsi que dans les listes F2 et F3 de Fulda, Gottschalk soit chaque fois enregistré aux côtés d’un moine Engilpert, sans nul doute le prêtre oblat mort en 849 ; il s’agit du nom de l’oncle de Perahtleib, un nom qui, par Nachbennenung, devait émerger à la génération de son petit-fils, c’est-à-dire celle de Gottschalk126. Ce dernier peut avoir été offert à Fulda en même temps qu’un proche parent. Les relations matrimoniales entre Franconie et Saxe sont, sans aucun doute, antérieures à la conquête franque. R. Wenskus montre que le groupe des Billung, auquel se rattache Unwan, se divise originellement en deux branches : l’une franconienne, qui perd le nom « Billung » dès le début du IXe siècle, l’autre saxonne et thuringienne. Elles se caractérisent toutes deux par des suffixes en -hard127. La fréquence du nom Bernhard dans le groupe des Billung nous intéresse particulièrement128. C’est le nom du fils d’Unwan et Gisèle, époux de Reginhild, fille du comte Liuthar129. On trouve justement un Liuthar parmi les témoins de la donation de Bern ; il est omniprésent à Langendorf et sur la Schondra, au même endroit que la famille de Liba130. Bernhard est aussi le nom d’un comte, époux de Christina, fondateur de la celle fuldéenne de Hameln, en Saxe, et lié au groupement de Hessi et Unwan ; il participe à la campagne de 811 contre les Danois et lègue la moitié de son patrimoine à Fulda131. Bien que Saxon, sans doute lié aussi aux Liudolfingiens, chez lesquels on retrouve le nom Christina (fille d’Oda, abbesse de Gandersheim), Bernhard provient d’une famille liée à l’espace franc. Son frère Ediram est comte dans le Wormsgau132. Il est aussi l’auteur d’une donation à Bernhartdeshusen (Dossenheim, dans le Lobdengau), sur un lieu ayant appartenu à l’église de Soissons – où l’on retrouve Théodrade, sœur de Wala133. Pour R. Wenskus, l’époux de Christina doit être un parent du comte Bernhard sur les

125 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 84 ; Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1176. 126  Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1176 et liste I, p. 1229 sqq, n° 9 : F2/117 et F3/476. 127 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 178‑247. 128  Voir, à ce sujet, Glansdorff, Comites, p. 89. 129  Ibid., p. 89. Pour S. Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 85‑86, le nom Bernhard provenait de la famille de Hessi ; Bernhard aurait été le père du comte Hessi du Saalegau (vers 838). Pour R. Wenskus, en revanche, le nom Bernhard ne vient pas de la Sippe saxonne de Hessi, mais de celle d’Unwan, c’est-à-dire des Billung, chez lesquels le nom Bernhard est très courant (Sächsischer Stammesadel, p. 181) ; ce qui me semble convainquant. 130 Dronke, Codex, n° 262, 265, 331, 332, 333. 131 Krüger, Grafschaftsverfassung, p.  84‑85 ; Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p.  195‑196 ; Glansdorff, Comites, p. 89. Dronke, Traditiones, c. 41, 61‑62 ; MGH ep. 5, p. 530. 132 Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 231 ; cf. Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 84‑85. 133 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 199 ; Lorscher Codex, n° 413.

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terres duquel a été fondé Corvey, à Höxter – là encore en lien avec Adalhard et Wala134. En somme, les liens entre les Billung et la descendance de Bernhard, fils de Charles Martel, dans laquelle on retrouve le même complexe de noms (Bernhard, Adalhard, Gisèle), sont probables. En quoi cela nous concerne-t-il ? En Franconie se trouve, dans ces années, un autre Bernhard, marié à une Emhilt, à Rannungen, dans l’entourage des puissants Mattonides, près du fisc de Geldersheim135. On a déjà rencontré l’élément –hilt plusieurs fois ; ajoutons que la sœur de Christina, femme de Bernhard, se nomme Hilt136. Ce Bernhard, sans doute, témoigne pour la dernière donation de Liba, le 1er avril 815, aux côtés d’un Nithard. Ce dernier nom aussi est fréquent, mais en particulier chez les Billung ; on le retrouve en Saxe137. Un comte Nithard avait présidé à la description du fisc d’Hammelburg, en 777, nous l’avons vu (p. 113). On rencontre un autre Nithard, vers 800, en Thuringe. Il est doté à Nordheim en Saxe méridionale, sans doute sur des biens fiscaux138, et est l’époux d’une Eggihilde/Hilt, lui aussi139. En Saxe, un Nithard (peut-être le même, peut-être un parent) témoigne dans l’Ittergau avec un certain Mainhard, en 846 – il s’agit précisément des deux donations où l’on retrouve un Bern (cf. p. 109)140. Il s’agit encore d’un milieu franco-saxon, proche de Bern et Liba. L’époux d’Emhilt, Bernhard, est possessionné dans le Nord du Grabfeld, à Rossdorf, en Thuringe, dans la vallée de la Werra141. Le 4 juin 829, un Bern, un Nithard et un Frumolt font une donation conjointe à Rossdorf142. On est là aux confins du Harz et du Grabfeld, entre Saxe et Franconie, dans une zone de défrichement de la forêt de Bochonia. À 2 km au Nord-Ouest de Rossdorf se trouve un lieu-dit au nom suggestif : Bernshausen. Impossible, malheureusement, de dire s’il s’agit là encore d’un ancien Bernhardeshusun. Tout cela tend à montrer que les groupes d’origine de Bern et Liba, l’un saxon, l’autre franconien, sont liés l’un à l’autre par leurs alliances avec les branches 134  Cf. K. H. Krüger, Studien zur Corveyer Gründungsüberlieferung, Münster, 2001 (Abhandlungen zur Corveyer Geschichtsschreibung, 9), p. 204. Le nom de Bernhard est cité dans le texte de la Fundatio de Corvey originaire d’un manuscrit de Herford du XIIIe s. (Münster, Staatsarchiv, msc. VIII, 5208) : emit itaque possessionem a quodam Bernhardo comite. 135 Dronke, Codex, n° 306 (donation du 22 février 815 à Rannungen). Cf. Bosl, Franken, p. 44 et 47. 136 Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n°  365 ; Lorscher Codex n°  2976 ; Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 201. 137  Sur le nom « Nithard », voir Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 200‑204. 138 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 203. 139 Dronke, Traditiones, c. 38, 24 ; Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 308. 140 Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 134‑135. 141 Bosl, Franken, p. 50‑51. 142 Dronke, Traditiones, n° 479.

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saxonne et franconienne des Billung, et notamment par Unwan, époux de Gisèle et Bernhard, époux d’Emhilt. Deux faits viennent en renfort de cette hypothèse. D’une part, comme l’a montré R. Wenskus, les premiers Billung attestés sont en Bavière ; un Pillunc apparaît dans les traditions de Freising dès 769, à Innichen, au Tyrol, sous le duc Tassilon143. C’est précisément à Freising et ses environs que l’on a situé (cf. p. 111) l’un des deux viviers du nom Bern, avec au moins quatre individus, clercs et laïcs, dès 767. Il ne s’agit pas du seul lien entre Bern et la Bavière. À la donation de Langendorf témoignent un David (nom vétéro-testamentaire fréquemment employé en Bavière) et un Egilolf (Agilulf ). Ce dernier nom est extrêmement fréquent dans les cartulaires de Fulda, jusqu’en 824 ; il disparaît alors jusqu’en 867144. Les individus du nom d’Egilolf témoignent des relations étroites nouées, avant la conquête franque, entre la Bavière et la Franconie : pour W. Störmer, ils sont apparentés à la généalogie bavaroise des Huosier145. Ainsi, le gestionnaire du diocèse de Würzburg, haut lieu du pouvoir mattonide, s’appelle, en 832, Egilolf et est lié à Eginhard146. Dans une traditio de Freising, le 17 mai 765, on retrouve comme témoins les laïcs Egilolf, Angilperht et Bern147. On trouve même un Egilolf parmi les cohéritiers de Saint-Lambert de Mayence148. Si, comme l’a montré Störmer, les Agilolfingiens se sont liés à l’aristocratie alémanique, rhénane et franconienne, il est naturel que le nom Bern, comme celui de Billung, ait circulé dans ces espaces et qu’on retrouve ces noms, pour finir, en Saxe, auprès des groupes les mieux intégrés aux duchés périphériques francs, avant la conquête. D’autre part, on a rencontré à plusieurs reprises la finale –hilt, en particulier dans le nom d’Emhilt, épouse de Bernhard ; c’est également le nom de la célèbre Emhilt de Milz, franconienne elle aussi149. Or, l’épouse du comte Ricdag, fondatrice de la collégiale de Lamspringe, se nomme aussi Emhilt150 ; sans doute Emhilt de Meschede, à la fin du siècle, est-elle sa fille151. D’où vient à Ricdag une épouse

143 Bitterauf, Traditionen, n° 34, p. 62. Cf. Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 193. 144  Klostergemeinschaft Fulda, t.  3, Vergleichendes Gesamtverzeichnis der Fuldischen Personennamen, A 65. 145 Friese, Studien zur Herrschaftsgeschichte, p.  68‑69 et 163‑167 ; Störmer, « Bayerisch-ostfränkische Beziehungen », p. 238‑239 ; Geuenich, Personennamen, p. 119‑122. 146 MGH Ep. 5, p. 121‑122. Cf. Friese, Studien zur Herrschaftsgeschichte, p. 68‑69. Voir aussi Eginhard témoignant pour Elpfolf, son père Egilolf et son frère Huntolf dans le Grabfeld : Dronke, Codex, n° 123. Voir aussi Brunner, Oppositionelle Gruppen, p. 83‑88. 147 Bitterauf, Traditionen, n° 23, p. 51‑52. 148  Lorscher Codex, n° 1970 ; cf. Werner, « Bedeutende Adelsfamilien », p. 111‑112. 149  Gockel, « Zur Verwandschaft » ; Le Jan, « Emhilt de Milz ». 150 MGH DD LD n° 150 (873). Cf. Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 302. 151 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 302 ; voir surtout Glansdorff, Comites, p. 220‑221. Meschede se trouve en effet à proximité de Soest, là où Louis le Pieux confère un bénéfice à Ricdag en 833.

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au nom franc ? Pour R. Wenskus, il s’agirait peut-être d’une fille de Bernhard et Emhilt de Franconie152. Cette alliance matrimoniale entre Ricdagides et Billing ferait ainsi un écho, certes plus retentissant, à celle qui lie Bern à Liba. En 833, le comte Enno, frère du comte Eric, fait une donation à Corvey en mémoire d’un Ricbern (l’inverse du « Bernric » pour lequel Ricdag fait une donation en 835 : cf. p. 108) à Ossendorf, en Hesse saxonne – terre frontalière, une fois de plus153. Le comte Enno est fils d’Amalung : il s’agit d’un Billing à part entière154. On se souvient que deux frères, Eric (nom du frère d’Enno) et Bern (qui, contrairement à la conjecture de Wenskus, n’est pas le père de Gottschalk), font une donation à Lorsch dans le Wormsgau, en 826 (cf. p. 107). On retrouve l’élément –ric dans Ricdag, Bernric, Ricbern et Eric. Le lien de ce groupe avec le père de Gottschalk est, compte tenu de ce qui précède, très probable. Sans doute pourrions-nous situer enfin dans ces réseaux franco-saxons Bernold de Strasbourg, dont il a été question plus haut (p. 105) et qui pourrait fort bien être apparenté au comte Bern. Il est possessionné, comme Unwan et Gisèle, dans le Harz (cf. p. 121) et, comme Nithard et Eggihilt, du groupe des Billing, sur des fisc royaux à Nordheim155. Comme Gottschalk, il est éduqué à Reichenau et devient proche de Walahfrid ; il est cependant plus âgé qu’eux156. 4.  Gottschalk et Hatto

Situer Gottschalk dans une famille mixte, en Saxe et en Franconie, permet de mieux comprendre ses liens avec le moine Hatto, qui intercède auprès d’Otgar de Mayence en 829 pour qu’on lui restitue son héritage157. Hatto est au courant de l’appel de Raban à Louis le Pieux158 ; il écrit à l’archevêque pour contrer cet appel, s’opposant à son propre abbé. Hatto est donc un personnage important. L’historiographie considère ce Hatto comme l’oblat de Fulda qui devient abbé

152 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 303‑304. 153 Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 63. Berndag, lui aussi (cf. ci-dessus), fait en 831 une donation à Dorslo, en Hesse franconienne : Eckhardt, Traditiones corbeienses, A57a. 154 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p.  128. Enno est absent de l’arbre généalogique de Settipani, Préhistoire des Capétiens 2, op. cit., p. 549. La donation A§ 20 de Corvey dit pourtant Enno comes Amalungi filius. 155 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 203. 156  Borgolte, « Grafengewalt im Elsass », p. 25‑26. Cf. MGH Poetae 2, p. 84, v. 141‑152 et 420. Il semble avoir été otage à Reichenau ; cf. la liste des otages de Mayence de 802‑805, MGH Cap. 1, p. 233 (Hernaldus). 157 MGH Ep. 5, p. 530. 158  La formule sed Rabanus contra eam sententiam protestatus… montre que Hatto était au courant de l’appel de Raban. MGH Ep. 5, p. 529.

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entre 842 et 856159. Il est malaisé de le prouver : Fulda compte au IXe siècle un certain nombre de moines de ce nom160. Mais étant donné la carrure du personnage, c’est fort probable ; la plupart de ces Hatto sont, de toute manière, des parents probables. Élève d’Alcuin à Tours, d’après les Gesta abbatum rédigés vers 916161, bibliothécaire162 et dédicataire du De laudibus sanctae crucis de Raban163, Hatto est certainement un membre du groupe des Hattonides164. Le comte Hatto du Kunigesundragau figure parmi les signataires laïques du testament de Charlemagne ; Thégan lui dédicace le De Trinitate d’Alcuin165. Alfred Friese retrace la généalogie des Hattonides jusqu’au commencement du VIIe siècle, lorsqu’un certain Rocco est dux en Austrasie ; on retrouve également un Hatto comme nutricius du duc Heden II, à Hammelburg même166. Les Hattonides sont solidement implantés en Franconie, comme la famille de Liba ; on en retrouve plusieurs membres autour d’Emhilt de Milz167. Sous Louis le Pieux et ses fils, les trois Hattonides les plus connus, cités dans le nécrologe de Würzburg, sont les frères Adalbert, Hatto et Banzleib – nom dans lequel on retrouve l’élément Leib de Perahtleib et Liba168. Plusieurs Hatto figurent sur la liste de Recheo de 822, où se trouve Gottschalk ; l’un d’eux est responsable d’une décanie169. Il fait ainsi figure d’intermédiaire naturel entre le rejeton de Liba, venant de Franconie, et l’archevêque Otgar, issu d’une des familles des « Grands de Mayence », les Odacher/Otakar170. Mais des raisons plus précises le poussent à intercéder pour Gottschalk. Il y a deux argumentaires différents dans la querelle de l’oblation : d’une part, le fait que l’oblation ait été forcée, ce qui est contraire aux textes canoniques ; d’autre part, le fait qu’aucun témoin saxon n’était présent, ce qui est contraire à la loi saxonne171. Dans sa lettre à Otgar, Hatto ne fait référence qu’au premier argumentaire. Cette 159  De Jong, In Samuel’s Image, p. 243 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 35. Au sujet d’Hatton, voir les données biographiques réunies dans Klostergemeinschaft Fulda 1, p. 186 (Folge der Äbte, n° 6). 160  Klostergemeinschaft Fulda 2/1, Kommentiertes Parallelregister, PR 1, a 159 (p. 45) : on compte huit Hatto morts après 829. 161  Klostergemeinschaft Fulda 1, p. 212. 162 MGH Ep. 5, p. 530 : fuit custos librorum. 163  Ibid., p. 381. 164 Tellenbach, Königtum und Stämme, op. cit., p. 47 ; Schulz, Reichsaristokratie, op. cit., p. 50‑52 ; Friese, Studien zur Herrschaftsgeschichte, p. 73‑76. 165 Eginhard, Vita Karoli, c. 33 ; MGH Ep. 5, p. 337. 166 Wampach, Urkunden- und Quellenbuch, n° 26. 167  Gockel, « Zur Verwandschaft », ; Innes, State and Society, p. 124‑126 ; Le Jan, « Emhilt de Milz », p. 530. 168 E. Dümmler, « Karolingische Miszellen », dans Forschungen zur deutschen Geschichte, 6, 1866, p. 113‑130, p. 116 : III Idus Mai. obitus Adalberti comitis fratris Banzleibi et Hattonis comitis. 169  Klostergemeinschaft Fulda II, 3, p. 1026 sqq. (listes de moines : liste F2, position n° 99). 170 Gerlich, « Reichspolitik » 1954 ; Metz, « Austrasische Adelsherrschaft », p.  260 ; cf.  Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 90 (sur les possessions d’Odacher). Sur les liens entre la famille de Raban Maur et les Odacher, voir Innes, State and Society, p. 65‑68. 171  Freise, « Studien zum Einzugsbereich », p. 1027.

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sensibilité s’explique par le contexte de Fulda. La question de l’oblation pose de nombreux problèmes à l’abbaye sous l’abbatiat de Ratger, accusé par plusieurs de ses moines, dans le Supplex libellus, de pousser de riches héritiers à faire profession en leur laissant croire qu’ils disposeront encore de leurs biens172. Cet abbatiat est précisément celui où Gottschalk, né vers 806, est offert à l’abbaye. Comme l’a souligné Steffen Patzold, on peut parier que le « cas Gottschalk » a réveillé les querelles partisanes dans cette abbaye très ouverte sur le monde extérieur et fut l’objet d’intenses discussions173. Nous voyons donc que le soutien de Hatto à Gottschalk s’inscrit dans un contexte local où les enjeux disciplinaires et familiaux sont étroitement imbriqués. Nous pouvons ajouter que l’ancrage de Gottschalk non seulement en Saxe, mais en Franconie, permettrait d’expliquer pourquoi seul le clergé de Würzburg, à l’est du Rhin, s’est aussi intensément intéressé à la question de la double prédestination (cf. p. 447-456) : il s’agit du diocèse dans lequel se trouve le Saalegau et Gottschalk, à son retour en 848, a dû tenter d’y réactiver ses réseaux. C.  Les acteurs du procès de 829 1.  Ricdagides et Liudgerides

Dans le De oblatione puerorum, Raban écrit : « […] comme si ceux qui professent le service du Christ allaient perdre la liberté et la noblesse de leur race »174. La perte de noblesse de Gottschalk, consacrée par son oblation sans témoins saxons, est l’un des griefs mis en avant par sa parenté. En plus de mobiliser son propre réseau de parenté, ce grief a sans doute permis, comme l’a suggéré M. Gillis, de mobiliser en sa faveur les évêques saxons présents à Mayence. En transférant son argumentaire du côté de la loi saxonne, Gottschalk change la nature du débat. Raban s’agace des réticences des Saxons, peuple vaincu et converti au christianisme après les Francs, à accepter le témoignage de ces derniers quand il en va de leur liberté175. L’abbé se fait le héraut de l’unification légale de l’empire sous la loi de Dieu, qui surpasse en autorité les lois des peuples : le parallèle avec l’argumentaire de l’Adversus legem Gundobadi d’Agobard de Lyon a été fait par Steffen Patzold176. Ce détail aura son importance plus loin.

172  Ibid., p. 1017‑1020 ; Patzold, « Konflikte » et « Hraban, Gottschalk » ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 40‑46 et Heresy and Dissent, p. 30-33. 173  Patzold, « Konflikte », p. 153‑155 et 2010, p. 109. 174  PL 107, col. 431 : quasi illi libertatem ac nobilitatem generis sui perdant qui servitium Christi profitentur. 175  Ibid., col. 431‑432. 176  Patzold, « Konflikte », p. 151‑152.

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La perte de liberté d’un noble saxon était, pour ses compatriotes, une grave offense : ce genre d’épisodes déshonorants se retrouve dans le Heliand où il sert de clé de lecture à l’arrestation du Christ177. Or, sur les cinq archevêques et vingt-quatre évêques présents à Mayence, six tiennent des sièges saxons : Badurad de Paderborn, Harud de Verden, Williric de Brême, Gerfrid de Münster, Thiadgrim d’Halberstadt et Geboin d’Osnabrück, auxquels nous devons ajouter Bernold de Strasbourg, qui circule dans les mêmes réseaux, nous l’avons vu, que le comte Bern178. Badurad (vers 815‑862) fait sans doute partie du groupement des Immeding, ce qui a parfois conduit à en faire l’allié de Gottschalk, suivant l’hypothèse de R. Wenskus, pour qui l’oblat est issu du même groupement – nous l’avons vu (p. 107), il n’y a de cela aucune preuve179. Badurad, otage saxon élevé à Würzburg180, est resté fidèle à Louis le Pieux en 833 et jouit de sa familiaritas181. L’évêque Harud de Verden est originaire de Saxe : « Harud » est le nom du massif du Harz182. Un Harud est apparenté à un Abbi/Alfrid dans les Traditiones de Corvey, en 870 ; nous avons vu qu’un Bern témoigne pour un Abbi en 846, en compagnie du comte Bardo, de Nithard et Mainhard (cf. p. 124)183. Harud apparaît dans le nécrologe de Fulda : il est mort le 15 juillet 829, bien peu de temps après Mayence184. Geboin ou Gefwin d’Osnabrück a peut-être été, quant à lui, profès de Fulda : il apparaît dans le nécrologe185. Ces liens entre les évêques saxons et Fulda s’expliquent par le rôle joué par le monastère bonifacien dans la christianisation de la Saxe186. Le premier évêque saxon, Erchambert (episcopus de Saxonia), qui exerçait à Hameln, sur la Weser, était le frère de Baugulf187. La donation du fisc d’Hammelburg en 777 n’est pas gratuite et doit être mise en lien avec le rôle que Charlemagne entendait faire jouer aux centaines de moines de Fulda dans la christianisation de la Saxe ; c’est précisément en 777 que Charlemagne fonde des parrochiae episcopales, à charge 177 Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 67 et Heresy and Dissent, p. 44-47 : Le Heliand dépeint le Christ au jardin des oliviers effrayé devant les chaines que les gardes du Temple veulent lui passer. 178  Ibid., respectivement p. 39 et p. 33-39. M. Gillis compte Wolfgar de Würzburg parmi les évêques qui tiennent un « siège saxon ». Il est vrai qu’une petite partie du territoire de Würzburg relève de la Saxe (cf. Ehlers, Integration Sachsens, p. 57‑58) mais cela ne me semble pas suffisant pour l’inclure dans la liste. 179 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 130 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 39 et Heresy and Dissent, p. 34. 180 Bischoff-Hofmann, Libri Kyliani, p. 163. 181 Depreux, Prosopographie, p. 116‑118. 182 Dronke, Traditiones, 41 (cf Ermgassen, op.  cit., p.  184‑197), n°  24, 33, 37, 49, 51… Cf.  Geuenich, Personennamen, p. 92‑95. 183 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 60 et 152 : Haruth apparaît en 870 comme parent d’un Abbi/ Alfric dans les traditiones de Corbie. Comparer alors à Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 134‑135. 184  Klostergemeinschaft Fulda 2.1 (Kommentiertes Parallelregister), p. 64 (PR1) et p. 323‑324 (B19). 185  Ibid., p. 322‑323 (B15). 186  Goetting, « Anfänge », p. 11‑27. 187 Bosl, Franken, p. 56 ; Freise, « Das Mittelalter bis zum Vertrag von Verdun », p. 304‑306.

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pour Sturm de les gérer188. Cela signifie que Gottschalk ne devait pas attendre de complaisance particulière de la part d’une élite épiscopale solidement liée à Fulda et à laquelle la christianisation de leur patrie d’origine importait particulièrement. Plus qu’à l’argument réformateur de l’illégitimité des vœux forcés, ils devaient être sensibles non seulement à la menace d’une jurisprudence fragilisant l’institution, mais au conflit familial qui déchire la parenté de Gottschalk au moment de son oblation. C’est l’atteinte non à la liberté de l’oblat, mais à celle de la parenté saxonne qui pose problème. Cette parenté saxonne de Gottschalk pouvait sans doute compter sur ses alliés dans l’épiscopat. Ainsi, Gerfrid de Münster (†839) est le neveu du fondateur de Werden/Ruhr, Liudger. C’est également le cas de Thiadgrim, évêque d’Halberstadt, proche du comte Poppo Ier vers 820189. Le geistliches Geschlecht (écrit Schmid190) des Liudgerides mérite qu’on s’y attarde. Ces missionnaires frisons, venus d’Utrecht, ont en effet noué des relations de parenté avec l’aristocratie saxonne191. Liudger sillonnait la Saxe en glanant les donations avec un autel portatif (préservé) et en multipliant les fondations d’églises : Deventer, Dokkum, Visbek, Münster, puis finalement Werden192. Son frère Hildigrim et son neveu Gerfrid, puis leurs successeurs, règnent conjointement sur Werden et sur les évêchés liudgerides, Halberstadt et Münster, jusqu’à la seconde moitié du IXe siècle193. Les Liudgerides, c’est chose sûre, sont liés aux Liudolfingiens. Le père de l’évêque liudgeride Altfrid d’Hildesheim (851‑874), qui témoigne dès 820 pour le diacre Thiadgrim (évêque liudgeride d’Halberstadt), est Liudolf/Uffo, époux de Richeit, grand-père du duc Liudolf, fondateur de Gandersheim (852)194. Sont-ils liés aussi aux Ricdagides ? Comme nous l’avons vu (p. 107), Liudolfingiens et Ricdagides sont géographiquement proches ; Gandersheim et Lamspringe, les deux fondations familiales, sont voisines. R. Wenskus a montré que les deux groupes sont fort

188  Lübeck, « Die Fuldaer Mark Hammelburg, op. cit., p. 44‑45. 189 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 282 et 303. 190  Schmid, « Die Liudgeriden… », p. 85. 191  Ibidem ; J. Gerschow, « Liudger, Werden und die Angelsachsen », dans Das Jahrtausend der Mönche, Kloster Welt Werden 799‑1803, J. Gerschow ed., Cologne, 1999, p.  49‑58 ; E. Freise, « Liuger und das Kloster Werden. Über Gründervater, Gründerjahre und Gründungstradition », ibid., p.  59‑64 ; H. Röckelein, « Halberstadt, Helmstedt und die Liudgeriden », ibid., p. 65‑73 ; Angenendt, Liudger. 192 Angenendt, Liudger, p. 107‑120. 193  Schmid, « Die Liudgeriden… », dans la première étude fouillée sur les Liudgerides, montre que la famille de Liudger se partage la direction de Werden, qui est leur cloître familial (ainsi Hildigrim et Gerfrid apparaissent-ils comme rectores de façon concomitante). 194 Lacomblet, Urkundenbuch, n° 40 : voir maintenant Dirk Peter Blok, Een diplomatisch onderzoek von de oudste particuliere oorkonden van Werden, Amsterdam, 1960, n°  42, p.  198‑199. Voir Goetting, Die Hildesheimer Bischöfe, p. 84‑115.

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liés et témoignent les uns pour les autres195. Nous avons vu aussi (p. 109) que le comte Bardo, dans l’entourage duquel on trouve un Bern et plusieurs Ricdagides, était lié aux Ekbertides, aux Liudolfingiens et aux Billing196. Plusieurs historiens ont cherché à pousser les relations plus loin, de façon à expliquer, notamment, l’origine du nom de l’épouse de Ricdag, Emhilt, par les liens entre Ricdagides et Liudgerides. Ainsi, pour H. Goetting, la mère d’Altfrid et épouse d’Uffo/Liudolf, Richeit, est ricdagide (du fait de l’élément ric-, qu’on trouve aussi dans le nom de la fille de Ricdag, Ricburg)197. Pour R. Wenskus, ce n’est pas le cas : Richeit serait la fille d’un Ricfrid, dont le nom en –Frid évoque une parenté avec les Liudgerides ; il est membre d’une parenté dans laquelle le nom Emhilt est attesté, en Rhénanie, entre 781 et 804198. Cette hypothèse s’est attirée le scepticisme de Karl Schmid199. D’un autre côté, les relations des Liudgerides et des Liudolfingiens avec les Billing sont certaines : l’épouse du duc Liudolf, Oda, fondatrice de Gandersheim (852), est la fille du franconien Billung200. Là encore, nous avons une famille dans laquelle le nom de l’épouse de Ricdag, Emhilt, apparaît souvent ; d’où notre propre hypothèse, où le comte Bern jette un lien entre les Billing de Franconie et les Ricdagides. Cela étant, l’alliance matrimoniale d’Oda et Liudolf est sans doute postérieure au concile de 829 puisque leur fille Hathumod nait en 840201. Plus tardivement, comme plusieurs historiens l’ont remarqué, les liens de Ricdag et Emhilt avec Altfrid d’Hildesheim sont bien attestés. D’une part, Altfrid joue un rôle actif dans la fondation de Lamspringe, pour laquelle il obtient les reliques d’Hadrien – à une date inconnue, sans doute après 851202. D’autre part, les noms de Ricdag et Emhilt sont inscrits dans le sacramentaire de l’abbaye d’Essen, fondée par Altfrid203. Enfin, en 889 on trouve un Ratech (Ricdag) comme avoué de la cathédrale de Münster, fondation liudgeride ; dans la charte qui le nomme, un Helmtag témoigne204.

195 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p.  302‑303 ; voir Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§  208 (témoins : Ludolfus comes, Rycdag, Osdag) et A§ 210 (donateur : Ludolf ; témoins : Osdag, Ricdag). 196 Glansdorff, Comites, p. 95. Le comte Bardo est proche de Liudolf, Cobbo et Amalung. 197  On trouve le nom de l’épouse d’Uffo dans le nécrologe de Essen : Ribbeck, Beiträge zur Geschichte von Stadt und Stift Essen, 20, 1900, p. 78. 198 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 303 ; cf. Lorscher Codex, n° 403, 215 et 216. 199  Schmid, « Die Liudgeriden… », p. 99, note 75. 200 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 74‑76 ; Goetting, « Anfänge », p. 30‑34. 201  Goetting, « Anfänge », p. 27. 202 Id., Die Hildesheimer Bischöfe, p. 84‑115. Voir le diplôme interpolé de Louis le Germanique MGH DD LdD 150 (873). 203 Glansdorff, Comites, p.  220‑221 : cf.  V. Huth, « Die Düsseldorfer Sakramentarhandschrift D1 als Memorialzeugnis », dans Frühmittelalterliche Studien, 20, 1986, p. 213‑298 (p. 244 et 249). 204 Wilmans, Kaiserurkunden, p.  529‑530 (« Privaturkunden aus dem karolingischen Zeitalter », « f »). Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 301, note 2703, le cite par erreur au n° 40.

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Il existe donc des liens fort solides entre les Liudgerides et les Ricdagides, dans les années qui suivent 829. Mais, à vrai dire, ces liens existent bien avant : un Raeddeg (Ricdag) et un Helmtag témoignent dans les toutes premières donations de Werden/Ruhr, entre 793 et 800205. En 798, Liudger prêchait, en effet, entre la Weser et l’Elbe (à l’occasion de l’expédition de Charlemagne en Ostphalie), c’est-à-dire sur les terres des Liudolfingiens et des Ricdagides206. Bern était alors en pleine force de l’âge. C’est lors de cette campagne que sont envoyés en ambassade sur l’Elbe les parents de l’anonyme saxon, auteur d’une lettre de plainte à Louis le Pieux, sous la direction du comte Gottschalk, tué dans l’affaire207. Il y a peut-être une chance pour que ce dernier soit apparenté à Bern et ait inspiré le nom de Gottschalk d’Orbais. Par conséquent, il est probable que les propinqui de Gottschalk à Mayence, c’està-dire les Ricdagides et la branche saxonne des Billung, aient pu compter sur le Bischofsgeschlecht208, sur le genus nepotum209 des Liudgerides, avec Thiadgrim d’Halberstadt et Gerfrid de Münster, pour être leur porte-voix au sein de l’épiscopat. Leur influence ne saurait en aucun cas être sous-estimée. Avec Fulda, les Liudgerides, proches de Charlemagne, ont été les premiers artisans de la christianisation de la Saxe et leur renommée y est immense210. Parmi les évêques, ils sont sans doute les plus proches des Ricdagides. 2.  Les enjeux de la décision de Worms (août 829)

La position d’Otgar de Mayence (826 – 847211), ancien chapelain de Louis le Pieux, est impossible à démêler, dans la mesure où il est le correspondant à la fois de Hatto et de Raban. L’archevêque permet en définitive à Raban et « aux abbés » d’en appeler à un prochain concile présidé par l’empereur ; il est dans son rôle d’arbitre212. Il avait échangé avec l’abbé de nombreuses lettres dès son entrée en fonction et Raban continue de lui dédicacer ses commentaires tout au long de sa carrière213. Otgar appartient à la famille rhénane des Otakar, comme on

205 Lacomblet, Urkundenbuch, n° 2 (22 mars 793) et 18 (6 décembre 800) ; Blok, Een diplomatisch onderzoek, op. cit., n° 1 p. 156 et n° 20 p. 178‑179. 206  En effet, un diplôme de Werden est rédigé à Minden, sur la Weser, le 19  juillet 798 : Lacomblet, Urkundenbuch, n° 10 et Blok, Een diplomatisch onderzoek, op. cit., n° 11, p. 168. Charlemagne y réunit son armée pour pénétrer en Ostphalie. Cf. Annales regni francorum, MGH SS rer. germ. 6, p. 102. 207 MGH Ep. 5, p. 301. 208  Freise, « Das Mittelalter bis zum Vertrag von Verdun », p. 308. 209  Schmid, « Die Liudgeriden… », p. 86. 210  Freise, « Das Mittelalter bis zum Vertrag von Verdun », p. 308. 211 Depreux, Prosopographie, p. 339‑340. 212  Contrairement à de Jong, In Samuel’s Image, p. 79 ; MGH Epistolae 5, p. 530 : (…) cum Otgari licentia. 213 MGH Ep. 5, p. 425‑428 (n° 20‑21), p. 462‑465 (n° 32) et p. 518‑520 (Lettres de Fulda).

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l’a vu : un Otgar, qui disparaît des sources en 779, est vassal de Charlemagne214. Hatto comme Raban, originaires de deux familles proches des Otakar, pouvaient se réclamer de son intercession. Otgar lui-même est un intercesseur fréquent : il soutient la fondation de Seligenstadt par Eginhard, sur une terre du diocèse de Mayence d’origine fiscale215. On ne connaît pas le déroulement de l’assemblée de Worms d’août 829, mais Louis le Pieux en personne a dû se pencher sur le cas. Fulda était un monastère royal et tous les conflits des décennies précédentes entre l’abbé et les moines se sont réglés par un appel à Charlemagne ou à Louis le Pieux216. L’affaire concerne, de plus, le fils d’un comte. Dans cette mesure, une autre lettre de Fulda attire l’attention : Raban a consulté Hilduin au sujet « de son affaire avec Gottschalk »217. Hilduin est l’archichapelain de Louis le Pieux dès 814 ; il est très proche de l’empereur et joue fréquemment le rôle d’intermédiaire entre des pétitionnaires et le souverain218. Or, on trouve à cette époque, dans l’entourage d’Hilduin, le tout jeune Hincmar, futur archevêque de Reims et encore moine de Saint-Denis, qui arrive sans doute à la cour vers 822 avant de la quitter, en 830, pour Paderborn, où il accompagne Hilduin exilé219. Hincmar sait donc, dès sa jeunesse, qui est Gottschalk. On comprend mieux, à cette aune, sa remarque sur le moine d’Orbais dans l’Ad simplices en 849 : « vous le connaissez de nom, de visage, de fréquentation », qui se poursuit ainsi (je souligne) : « mais moi, je le connais déjà depuis longtemps pour son infecte réputation de mauvaise fréquentation et l’abomination de sa prédication déviante »220. L’expression « depuis déjà longtemps » ne saurait se limiter aux quelques mois qui précèdent, comme on l’a pensé221. D’ailleurs, c’est

214  Gerlich, « Reichspolitik » 1954. Otgar est cité dans le diplôme MGH D Karol. I, n° 127. 215 MGH Ep. 5, p. 131‑132. 216  S. Lebecq, « Fulda au temps de Raban, une esquisse », dans Raban Maur et son temps, P. Depreux, S. Lebecq, Michel J.-L. Perrin et O. Szerwiniack dir., Turnhout, 2010 (Collection Haut Moyen Âge 9), p. 19‑29, p. 22 ; pour le détail de ces conflits, voir Patzold, « Konflikte ». 217 MGH Ep. 5, p. 528 : Noticiam habuit Hildvini, quem consulit in negocio suo cum Godeschalco. Il est très vraisemblable que ce negotium renvoie à 829 et non à 848. 218 Depreux, Prosopographie, p.  250‑256. Par exemple, Agobard s’adresse à Hilduin et Wala dans son Contra praeceptum impium de baptismo iudaicorum mancipiorum (CCCM 52, n° 10). 219  Ibid., p. 257 (il s’agit d’une partie de la vie d’Hincmar qui n’est pas traitée dans Devisse, Hincmar) ; dans ses remarques sur le juramentum prononcé à Ponthion en 876, Hincmar se défend avec humeur de devoir protester de sa fidélité en disant qu’il a servi Louis le Pieux huit ans : quod nec pater vester qui mihi per octo circiter annos secreta sua indubitanter credidit… PL 125, col. 1128C. Ces huit années ne sauraient correspondre qu’à cet intervalle. 220  Gundlach, « Zwei Schriften », p. 260 : nobis autem iam olim fama putida miserae conversationis et abhominatione perversae praedicationis… 221  Contrairement à ce que pensait Devisse, Hincmar, p. 120, note 21.

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en 829 qu’Hilduin introduit Walahfrid, l’ami de Gottschalk, à la cour, où il reste jusqu’en 838222. Dès 829, à la cour, on sait très bien qui est Gottschalk. Tout l’enjeu, pour les deux partis, fut de mobiliser leurs réseaux pour le plaid de Worms en août 829. Raban a mis en œuvre une stratégie experte, en dédicaçant directement à Louis le Pieux le De oblatione puerorum pour appuyer sa plainte et en mobilisant deux intercesseurs : non seulement l’archevêque Otgar, ancien chapelain de l’empereur, mais l’archichapelain Hilduin lui-même. Gottschalk, de son côté, dut avoir recours à un système d’intercession à deux étages. Les ramifications franques de sa famille d’origine ont des limites certaines : sans nul doute, il ne peut se targuer de réseaux aussi solides que Raban à Mayence. En revanche, Hatto, dont le groupement est solidement implanté à la fois en Rhénanie et en Franconie, fait un intercesseur de choix auprès des Otakar, qui ne sont pas implantés dans le Saalegau. Hatto écrit donc pour son compte à Otgar de Mayence ; mais rien n’indique que ce dernier penche en sa faveur. Nous avons vu également (p. 128132) que les évêques saxons n’avaient pas de raison de se rallier systématiquement à la position de Gottschalk. Un Bernold de Strasbourg incarne bien ce dilemme. D’une part, bien intégré à l’élite impériale, il est donateur zélé de Fulda et évêque dans une région éloignée de la Saxe. Il pouvait être sensible à l’argumentaire de Raban sur l’affaiblissement du bien-fonds du monastère royal. D’autre part, il est peut-être un lointain parent de Gottschalk. Le jugement d’un concile est différent du jugement d’un prince. L’intercession d’un courtisan est indispensable ; les intercesseurs les mieux placés sont ceux qui occupent une charge curiale ; parmi eux, le comte du palais et l’archichancelier sont les plus écoutés223. En ciblant Hilduin en plus d’Otgar, tout en faisant vibrer, dans son traité, la corde de l’intérêt économique du souverain, Raban était sûr de son fait. On n’a jamais fait le lien entre l’affaire de l’héritage de Gottschalk et le conflit plus vaste autour des biens de Fulda qui s’est, sans doute, résolu au plaid de Worms. La question des dîmes a été, tout au long du IXe siècle, une source de conflit entre 222 MGH Poetae 2, p. 260 ; Depreux, Prosopographie, p. 394. Comme le remarque Philippe Depreux, la question de savoir si Walahfrid a vraiment été précepteur du jeune Charles le Chauve n’est pas tranchée ; il est en tout cas certain que ce n’était pas sa première qualification : voir Fees, « Walahfrid Strabo ». 223  P. Depreux, « Hiérarchie et ordre au sein du palais : l’accès au prince », dans Hiérarchie et stratification sociale dans l’occident médiéval (400‑1100), F. Bougard, D. Iogna-Prat et R. Le Jan dir., Turnhout, 2008 (Haut Moyen Âge 6), p. 305‑323, en particulier p. 317‑323. On peut dorénavant consulter, sur l’intercession, S. Gilsdorf, The Favor of Friends. Intercession and Aristocratic Politics in Carolingian and Ottonian Europe, Leyde, 2014 (Brill’s Series on the Early Middle Ages, continuation of The Transformation of the Roman World, 23), p. 43‑124.

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Fulda et les diocèses sur le territoire desquels se situaient les églises données à l’abbaye : dès 815, un compromis est signé entre Ratger et Wolfgar de Würzburg. Ces conflits amènent l’abbaye à falsifier le privilège du pape Zacharie pour y inclure les dîmes, sous la plume de Rodolphe de Fulda, entre 816 et 823, puis à confectionner un faux diplôme de Pépin le Bref, comme l’a montré E. Stengel224. Nous sommes dans les années qui précèdent le concile de 829. Plusieurs des « Lettres de Fulda », résumées par les Centuriateurs de Magdebourg, montrent qu’un conflit a opposé les prêtres de Mayence et les desservants de Fulda autour des dîmes : à qui devaient-elles revenir, à Fulda ou à l’ordinaire, c’est-àdire Otgar225 ? D’après le contenu de ces lettres, le moine fuldéen Snaring, sans doute desservant d’une paroisse rurale, a été excommunié par le clergé diocésain de Mayence ; il est renvoyé à Raban pour être jeté dans l’ergastule. L’archevêque, en effet, interdit aux prêtres de Mayence de donner la moindre part des dîmes aux églises desservies par les Fuldéens : ces derniers sont empêchés de les prélever. Raban réplique par une lettre de plainte, consistant en un long rappel sur les critères d’excommunication et une admonition sur la bienveillance à observer à l’égard des pénitents. En fait, il accuse à mots couverts l’archevêque de mettre le monastère sur la paille en le privant des revenus de ses églises. L’argument clé dont se réclame Raban est que les biens et les églises de Fulda sont, depuis que le monastère est passé sous tuitio royale en 765, des biens royaux, hérités de Charlemagne ; « alors, nous craignons d’en perdre une partie… »226. Naturellement, le même argument était parfaitement valable pour l’héritage de Gottschalk. Comme on l’a vu au chapitre 1 (p. 43), on a d’ailleurs pensé que ce passage des « Lettres de Fulda » concernait le moine saxon. Les deux affaires se recoupent largement, les églises de Fulda étant considérés comme des biens propres : « les possessions de ce monastère et les églises qui en relèvent sont propriété seigneuriale ». Il est d’ailleurs sûr que certains passages de la

224  U. Hussong, « Studien zur Geschichte der Reichsabtei Fulda bis zur Jahrtausendwende », dans Archiv für Diplomatik. Schriftgeschichte, Siegel- und Wappenkunde, 31, 1985, p. 1‑226, p. 167 ; cf. Stengel, Abhandlungen, p. 27‑146. 225  Gerlich, « Reichspolitik » 1954 ; Hussong, ibid., p. 167‑175. MGH Ep. 5, p. 518‑519 : Rabanus et monachi Fuldenses graviter cum eo (sc. Otgario) expostulant, quod Snaringum monachum excommunicasset et sibi remisisset in carcere detinendum, nec decimas promissas dedisset […] 226 MGH Ep. 5, p. 519‑520 : Et Rabanus in epistola ad Otgarium probat monasterii sui bona esse imperatoris […] Praeterea sunt, ut nostis, possessiones istius monasterii et eclesiae ad eam pertinentes proprietas dominicalis, quae domino imperatori ex paterna successione haereditario jure provenit, ideo timemus inde aliquid perdere.

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correspondance entretenue entre Raban et Otgar tout au long de cette affaire concernaient également Gottschalk227. Raban use alors de la tuitio royale pour en appeler directement à l’empereur. Sturm, déjà, avait reçu l’ordre de ne réclamer la protection de personne d’autre que le roi228. En 774, cette tuitio est complétée par le droit d’appel au roi en cas de litige229. On comprend, devant ce bloc abbé-roi, que Gottschalk ait choisi de protester devant le concile de 829, où il savait pouvoir compter sur le meilleur contrepoids au pouvoir de Raban : le concile, et en particulier Otgar. Mais celui-ci est malgré tout impuissant devant le droit d’appel concédé en 774 et laisse Raban en appeler au tribunal impérial. Là, l’argumentaire de Raban et les intercesseurs mis en jeu réduisent à néant les chances du Saxon, dont l’affaire est inopportunément corrélée à celle des dîmes de Fulda. Il est probable, en effet, que ce conflit se soit dénoué à l’assemblée de Worms de 829, dont le capitulaire porte largement sur les églises familiales et le choix de leurs desservants230. L’archichapelain Hilduin – l’intercesseur de Raban – promulgue, pour finir, un « décret de Louis et des évêques », d’après lequel les propriétaires d’églises, c’est-à-dire les familles aristocratiques et les monastères, peuvent les confier à leurs propres prêtres, avec le consentement de l’évêque231. Il semblerait que les deux parties se satisfassent de ce compromis : Raban obtenant d’un côté le choix du desservant, Otgar, de l’autre, la confirmation du choix232. Fulda est confortée dans sa position de propriétaire d’églises de plein droit. La requête de Gottschalk tombe donc au mauvais moment, Raban faisant campagne, avec succès, pour faire valoir le statut de bien royal des terres et des églises de Fulda, dans le cadre de la querelle des dîmes. Si l’assemblée devait conforter ce statut, au nom de la sauvegarde du patrimoine royal, l’héritage de Gottschalk, par souci de cohérence, n’avait guère de chance d’échapper à Fulda. On ignore la décision finale de Worms concernant Gottschalk mais il semble, au vu de ces éléments, que la victoire de Raban soit l’hypothèse la plus probable. 227  Ibid., p. 520 : Rabanus : Differentia non debet esse in diversitate nationum, quia una est ecclesia catholica per totum orbem diffusa et quique fidelium filii sunt lucis, cum sint filii Dei. Cet argument d’universalité, qui semble n’avoir aucun sens dans la querelle des dîmes, est en tout point semblable à ceux que Raban met en branle dans le De oblatione puerorum pour contrer l’argument de la loi saxonne mis en avant par les défenseurs de Gottschalk : PL 107, col. 431‑432. 228 MGH SS 2, p. 375 (Vita Sturmi, c. 20). Cf. J. Raaijmakers, The Making of the Monastic Community of Fulda, c. 744-c.900, Cambridge, 2012, p. 51. 229  Pippini, Carlomanni, Caroli Magni diplomata, Hannovre, 1906 (MGH Dipl. Kar. t. 1), n° 63. 230 MGH Cap. 2, p. 12‑14. 231 MGH Ep. 5, p. 520. 232  Gerlich, « Reichspolitik » 1954, p. 290.

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Conclusion

À l’heure des conclusions, des précautions s’imposent. Nous avons dû adopter, pour cette enquête jamais rigoureusement entreprise sur les origines de Gottschalk, une méthodologie qui a fait faire de nombreux progrès à la connaissance de l’aristocratie franque, mais qui repose bien souvent sur des probabilités et des rapprochements intuitifs entre noms. Après un essoufflement dans les années 1990, elle n’est plus guère utilisée dans sa patrie d’origine, l’Allemagne. S’il était indispensable de mener cette enquête tant attendue, il ne l’est pas moins d’en clarifier les acquis plus ou moins sûrs : ils sont ci-dessous organisés par certitude décroissante. Gottschalk est, par son père, allié ou apparenté au groupe saxon des Ricdagides. En 829, il bénéficie de l’appui de ce groupe et, sans doute, du genus sacerdotale des Liudgerides. Ce soutien ne suffit pas à lui assurer la bienveillance impériale à Worms, en août 829. Le conflit de Mayence montre que sa mère était d’origine franque : c’est une conséquence sûre du De oblatione de Raban, qui garantit qu’une partie de la famille nucléaire de Gottschalk n’était pas saxonne et suggère fortement qu’il a été offert par sa mère sans l’accord de la parenté saxonne. Seul un conflit familial de cette ampleur peut expliquer le retentissement de la protestation de 829. Nous avons essayé de trouver un couple répondant à ces critères et, en quelque sorte, de mettre en regard les sources narratives et diplomatiques. Il est alors possible que la mère de Gottschalk soit Liba, aristocrate originaire du Saalegau, et que Bern ait circulé, à cheval sur la Franconie et la Saxe, dans les réseaux des Billing. Son nom même évoque le nom billung de Bernhard. Situer Gottschalk dans une famille mixte, saxonne et franconienne, permet d’expliquer les liens qu’il noue avec Hatto, de la famille comtale des Hattonides, possessionnée en Rhénanie et en Franconie ; mais aussi avec Evrard de Frioul, dont la parenté, les Unruochides, est implantée aux mêmes endroits. Ces résultats sont cohérents avec la trajectoire ultérieure de Gottschalk : ils constituent un faisceau d’éléments qui conforte l’hypothèse que Liba du Saalegau est la mère de Gottschalk. Mais il faut garder à l’esprit que cette identification de Liba n’est, en toute rigueur, qu’une hypothèse. Par la suite, nous retrouvons Gottschalk en Francie occidentale, ce qui a toutes les apparences d’un véritable déracinement. Il n’en est rien : cette mobilité est, au contraire, le trait distinctif de la Reichsaristokratie. Nous verrons bientôt que la trajectoire de Gottschalk à l’ouest s’explique en partie par ses origines saxonnes.

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II.  Dans le Bassin parisien Les sociologues attribuent deux fonctions au lien social : le bonding, fondé sur la confiance, caractéristique du lien fort ; et le bridging, capacité de mettre en contact différents réseaux, caractéristique du lien faible233. Au concile de Mayence, nous avons vu à l’œuvre les liens forts de Gottschalk, ceux de sa parenté et de ses alliances familiales ; le De oblatione puerorum de Raban, qui parle des puissants alliés du Saxon, montre que c’est la solidarité aristocratique qui a joué en sa faveur. Mais après l’échec de sa démarche, ce sont les liens faibles qui jouent un rôle prédominant et assurent la « greffe » de Gottschalk dans le Bassin Parisien, en l’intégrant dans un vaste réseau franco-saxon, dont nous allons voir le détail. A.  Entre la Saxe et la Neustrie La présence de Gottschalk à Corbie s’explique par son réseau saxon. Le monastère neustrien fonde des antennes, prémisses de Corvey, dans le diocèse de Paderborn, dès 815. La « nouvelle Corbie » s’épanouit à partir du retour d’Adalhard, disgrâcié en 814, en 821. Un nouveau site est trouvé, la villa de Höxter, où les moines emménagent en 822234. Plusieurs moines de Corbie font la navette entre la Neustrie et la Saxe, comme le montre un bref passage de l’Epitaphium Arsenii de Paschase Radbert235. Des aristocrates saxons commencent immédiatement à faire des donations au nouveau monastère. L’abbé Adalhard meurt en 826 : son demi-frère Wala lui succède à Corbie comme à Corvey jusqu’à son troisième exil, en 832‑833236. Wala avait sans doute mené campagne en Saxe avec Charlemagne lorsqu’il était comte237 : il connaît bien le territoire. Warin, qui le remplace, était déjà le magister monasticae disciplinae – sans doute le prévôt – et avait été élu, en 826, abbé par les moines, d’après la Translatio sancti Viti238. C’est dans cette configuration que 233  Cf. S. Ponthieux, Le capital social, Paris, 2006, p. 43‑74. 234 Weinrich, Wala, p. 39‑41 ; Honselmann, « Die Annahme des Christentums » (pour les plus anciennes listes de moines de Corvey) ; Krüger, « Zur Nachfolgeregelung » (sur la succession d’Adalhard en 826) ; Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 28 ; Krüger, Studien zur Corveyer Gründungsüberlieferung, op. cit., p. 201‑213 (sur la fondation de Corvey à Höxter d’après le récit de Fundatio de Herford) ; Röckelein, Reliquientranslationen, p. 60‑71 (sur Warin). Cf Vita Adalhardi, PL 120, col. 1540‑1541. 235  PL 120, col. 1584‑1586. 236  Krüger, « Zur Nachfolgeregelung ». 237 Weinrich, Wala, p. 22‑24. 238  PL 120, col. 1263. La question de la date d’entrée en fonction de Warin comme abbé de Corvey est controversée ; Cf. Krüger, « Zur Nachfolgeregelung » (qui est l’étude la plus complète), Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 29 et Depreux, Prosopographie, p. 392 et 395. Pour résumer, les sources du XIIe siècle et la Translatio sancti Viti affirment que l’abbatiat de Warin a commencé dès 826 ; or, les documents des années 826‑829 ne nomment pas Warin mais Wala ; de même, les lettres de Radbert à Warin sont fort ambiguës mais laissent supposer qu’en 831, Warin n’était pas encore abbé. En revanche, une série de diplômes, en 833, atteste que Louis le Pieux l’avait alors nommé abbé.

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Gottschalk a fait le déplacement de Saxe en Neustrie. Le monastère de Corvey est encore une fondation récente quand l’affaire de 829 éclate, mais les Ricdagides et les Billing sont des donateurs réguliers à Corvey, nous l’avons déjà vu (p. 126). Le réseau de Gottschalk est donc relié à la fois à Fulda et à la jeune filiale de Corbie. Il est naturel que ce soit par Corvey que Gottschalk ait été « exfiltré » vers la Francie occidentale et la maison-mère de Corvey, Corbie. Le personnage de Warin représente un autre lien avec Corvey et la Saxe. Dans les Responsa de diversis, en effet, Gottschalk relate une anecdote dont le fond, quoique plaisant, importe peu. En cherchant à démontrer que les démons peuvent avoir une certaine prescience du futur, il cite une petite série de personnalités qu’il a connues personnellement : le duc de Croatie Trpimir, l’écolâtre de Reichenau Wettin… Puis il confie à son correspondant l’histoire d’un médecin de Spolète nommé Hadoin qui a fait le déplacement jusqu’à Rebais, dans le bassin parisien239. Les détails topographiques sont précis et centrés sur l’abbé, son domaine, ses villae. Le récit est suffisamment circonstancié pour qu’on ait le sentiment que Gottschalk a séjourné sur place. Que fait Gottschalk à Rebais dans l’entourage de Warin ? Si l’on suit le réseau saxo-neustrien, cela s’explique facilement. Rebais est un monastère très proche d’Orbais et comptant environ 80 moines240. Warin, abbé de Corvey en 833 au plus tard, mort en 856, est un personnage de premier plan241. On ignore malheureusement quand il devint abbé de Rebais, tout en supputant que c’est en 833, comme pour Corvey242. Comme Gottschalk, Warin est un Franco-Saxon. La Translatio Viti qui relate le transfert des reliques de saint Guy le décrit comme un personnage de très haute extraction franque et saxonne243, fils d’Ida de Herzfeld (de parenté liudolfingienne, d’après Wenskus244) et du duc Ekbert de Westphalie qui était lié au groupement des Popponides, ce qui explique que le nom Warin soit resté un nom fréquent chez les Billing, apparentés aux Popponides/Ekbertides. À ces derniers étaient apparentés Adalhard et Wala, d’où la présence de Warin à Corbie et Corvey245. On trouve en effet à Corvey cinq moines du nom de Wala apparen-

239 Lambot, Œuvres théologiques, p. 170. 240  Sur les liens entre Orbais et Rebais, voir du Bout, Histoire de l’abbaye d’Orbais, p. 23 et passim. 241 Depreux, Prosopographie, p. 394‑396. 242 La première attestation sûre est la Translatio Viti qui se déroule en 836. cf.  Röckelein, Reliquientranslationen, p. 174‑184. 243  Translatio s. viti, MGH SS 2, p. 580. Cf. Ehlers, Integration Sachsens, p. 174. 244 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 253. Ida et Ekbert ont en effet pour autre enfant un comte Liudolf.  245  Ibid., p. 254 ; pour le schéma de parenté complet, voir p. 272. Warin est cité comme enfant d’Eckbert et Ida dans la Translatio sanctae Pusinnae, c. 2.

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tés aux Ekbertides ou aux Billing au IXe siècle. Le neveu ou petit-fils de Warin, Poppo/Bovo, est lui-même abbé de Corvey de 879 à 890246. Il n’y avait aucune chance qu’un homme comme Warin ignore qui était le fils du comte Bern. Cela signifie-t-il qu’il était un protecteur attitré de Gottschalk ? Pas forcément, mais ce dernier peut avoir utilisé ses réseaux. L’innocente histoire du médecin-voyant de Spolète semble montrer que Gottschalk se déplaçait toujours, vers 835, dans le réseau corbéien. Comme nous l’avons vu (p. 48), la présence de Gottschalk est attestée à trois autres endroits : Orbais (diocèse de Soissons), Hautvillers (diocèse de Reims) et Châlons-en-Champagne (avec la lettre à Loup) ; mentionnons enfin la lettre à Ebbon de Reims. Ces lieux ont-ils un lien avec la Saxe ? Les monastères cités sont à environ trente-cinq kilomètres les uns des autres. Rebais et Hautvillers étaient chacun à une grosse journée de marche d’Orbais. Quelle est l’origine des liens qu’entretiennent Orbais, Hautvillers, Rebais et Reims ? Orbais est fondé vers 680 par Réole, 27e archevêque de Reims247. Hautvillers est fondé sous le prédécesseur de Réole, Nivard248, qui lui fait une grande donation avant sa mort249. Réole, alors encore laïc et comte, donne à l’abbaye son premier abbé : son propre fils Gédéon250. Les liens entre Hautvillers et Orbais sont très étroits dès l’origine, ainsi que leurs relations avec Reims. Après la déposition d’Halduin de Hautvillers à Soissons en 853251, Hincmar a assumé l’abbatiat personnellement252. Orbais et Hautvillers sont les deux seules abbayes pour lesquelles il ordonne directement un inventaire253. Elles sont liées aussi à Rebais. Orbais a été fondée par Réole avec six moines pris à Rebais et eut pour premier abbé un moine de cette abbaye, Leudemar254. Les relations entre les deux abbayes, géographiquement si proches, sont restées, dit le mauriste dom du Bout, très intimes jusqu’au XVIIe siècle où elles échangeaient des moines lors des fêtes de la Pentecôte et de la Trinité. Gottschalk, à Rebais, Orbais et Hautvillers, se trouve donc dans le réseau du siège métropolitain de Reims, ce qui, semble-t-il, apporte une justification supplémentaire au fait qu’Ebbon puisse être le destinataire de la lettre éditée par

246  Ibid., p. 284‑285. Cf. Widukind, Sachsengeschichte III, 2. 247  Pour tout ce qui suit, voir Du Bout, Histoire de l’abbaye d’Orbais, p. 29‑45. 248  Flodoard, MGH SS 36, p. 149. 249  Ibid., p. 154. 250  Sur la fondation, ibid., p. 150 et 155. 251 MGH Conc. 3, p. 275. 252 Stratmann, Hinkmar als Verwalter, p. 57. 253 MGH Ep. 8, n° 65 et 66 (p. 35‑36). 254  MGH SS 36, p. 155.

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dom Lambot. Dans ses opuscules, Gottschalk cite la villa d’Épernay : or, cette dernière a été donnée à Ebbon par Louis255. La présence de Gottschalk dans des monastères sous influence rémoise et à Épernay ; la préface de l’Évangéliaire d’Ebbon, qu’il rédige ; la lettre, enfin, qu’il semble adresser à l’archevêque vers 830‑833 montrent qu’il s’est déplacé dans le réseau d’Ebbon. Comment Gottschalk est-il passé du réseau « saxon » de Corbie au réseau rémois d’Ebbon ? Ce dernier, archevêque de Reims jusqu’en 835, puis brièvement de retour sur son siège en 840, est un des plus grands personnages du règne de Louis le Pieux, dont il avait été, non-libre, le frère de lait256. Selon Flodoard, sa mère Himiltrude est de la région rhénane257. Pour expliquer le lien entre Gottschalk et Ebbon, l’élément décisif est que ce dernier soit étroitement lié aux missions d’évangélisation en pays scandinave258. Pascal Ier, en 822, le nomme légat pour la mission259. En 823, l’année de la consécration de Corvey, Ebbon est en mission avec Williric de Brême auprès des Scandinaves260. Il fonde à l’embouchure de l’Elbe la collégiale de Münsterdorf, près d’Itzehœ261. Puis en 831, Ebbon expédie à Hambourg des reliques de saints rémois : Sixte, Sinnicius, Maternianus262. Il participe à l’ordination d’Anschaire, le 10 novembre 831, à Thionville ; tous deux obtiennent, l’hiver suivant, la légation du Nord. Cette fois, un propinquus d’Ebbon, Gauzbert, participe à l’entreprise263. Il n’est pas surprenant, à cette aune, qu’Ebbon ait été accusé, dans la vision de Raduin, de négliger son diocèse au profit des affaires du palais264. S’il n’y avait pas eu Anschaire, on considérerait aujourd’hui Ebbon comme le père de la chrétienté nordique265. Un des partisans de Gottschalk en 849 est justement Gislemar, moine de Corbie et compagnon d’Anschaire dans la mission de 831 (cf. chap. 1, p. 48). La mission scandinave semble ainsi avoir joué un rôle majeur dans l’intégration de Gottschalk en occident.

255  Ibid., p. 182. 256 Depreux, Prosopographie, p. 169‑174. 257  Flodoard, MGH SS 36, p. 175‑176 : patria Transrhenensis ac Germanicus […] Renus primos lavit mores alveus Germanicus […] ego mater Himiltrudis humilis… Cf. McKeon, « Archbishop Ebbo of Reims (816845) », dans Church History, 43, 1974, p. 437. 258  Voir en particulier Goetting, Die Hildesheimer Bischöfe, p. 56‑84. 259 MGH Ep. 5, p. 68‑70. 260  Cf. J. T. Palmer, « Rimbert’s Vita Anskarii and Scandinavian Mission in the Ninth Century », dans Journal of Ecclesiastical History, 55, 2004, p. 235‑256. 261  Vita Anskarii auctore Rimberto, G. Waitz, Hannovre, 1884 (MGH Scriptores rerum germanicarum in usum scholarum LV), 13, 14 : p. 35‑36. C. Ehlers, Integration Sachsens, p. 185 ; Palmer, ibid., p. 252. 262 Depreux, Prosopographie, p. 101‑104. 263 MGH SS rer. germ. 55, op. cit., p. 36. 264  Flodoard II, 19 : MGH SS 36, p. 182‑183. 265 Goetting, Die Hildesheimer Bischöfe, p. 63.

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Nous pouvons aller plus loin. La mission scandinave d’Ebbon s’est appuyée sur la Saxe. Anschaire lui-même fut un temps l’écolâtre de Corvey, dans les années 820, selon la Vita Anskarii. L’envoi de l’archevêque de Reims en Scandinavie s’explique par le fait que l’église de Reims avait en Ostphalie des intérêts. Les domaines missionnaires de la Saxe récemment conquise avaient été partagés entre plusieurs diocèses francs266. Or, le domaine qui échoit à Reims est précisément Hildesheim, le pagus d’origine des Ricdagides et des Liudolfing267 ! Le nécrologe d’Hildesheim cite l’église de Reims comme sa mère : remensis ecclesia, quae mater fuit Hildenesheimensis ecclesiae268. Ebbon de Reims, à sa seconde déposition, est d’ailleurs fait évêque d’Hildesheim par Louis le Germanique, entre 844 et 845269. L’église de Reims est possessionnée, depuis Charlemagne, à la frontière saxonne de la Thuringe, dans l’axe Langensalza-Gotha-Arnstadt ; sous Louis le Germanique et Charles le Gros, Hincmar obtient la restitution de ces biens rémois, en particulier Schönstedt, à l’ouest de Langensalza270. Ces biens avaient vocation à servir de support matériel à la mission, à proximité immédiate du domaine saxon. Le défrichement de Rossdorf, avec Bernshausen (cf. p. 124), est à seulement 60 km au Sud de ces terres rémoises, dans la forêt de Bochonia. Ces diocèses missionnaires expliquent sans doute aussi la présence de Gottschalk à Châlons-en-Champagne ; elle aussi avait pour charge le territoire du Harz. L’évêque de Châlons est, à partir de 802, le frère de Liudger, Hildigrim, peut-être également évêque d’Halberstadt, en Ostphalie271. Hildigrim, abbé de Werden, fonde l’église de Helmstedt. Or, à 8 km au Sud d’Helmstedt se trouve Offleben, où sont possessionnés en 840‑841, avec une communauté d’aristocrates saxons de renom qui lui sont liés (notamment Cobbo et Waltbert), les noms de Bernold (qui n’est pas l’évêque de Strasbourg mais un homonyme) et des Ricdagides Berndag et Wendildag272. Cela conforte l’idée que ces derniers étaient liés aux Liudgerides et que Gottschalk s’est déplacé dans leurs réseaux lors de son départ pour l’Ouest.

266  Freise, « Das Mittelalter bis zum Vertrag von Verdun », p. 304‑310. 267 Wenner, Die Rechtsbeziehungen, p. 55. 268 Goetting, Die Hildesheimer Bischöfe, p. 46‑52 ; ms. Wolfenbüttel, 83.30 aug. 2°, f. 129r. 269  Ibid., p. 72. 270 MGH DD LdD, n° 120, p. 170 ; Die Ukrunden Karls III, P. Kehr ed., Berlin, 1937 (MGH Diplomata regum Germaniae ex stirpe Karolinorum, t. II), n° 106, p. 170‑171. 271  Freise, « Das Mittelalter bis zum Vertrag von Verdun », p. 304‑310 ; Angenendt, Liudger, p. 129‑130. 272 Eckhardt, Traditiones corbeienses, A§ 104 et 111. On trouve, parmi les témoins le nom du fils du duc de Westphalie Ekbert Ier et parent de Warin, le comte Cobbo du Trecwithi (Röckelein, Reliquientranslationen, p. 62) ; on trouve aussi l’Immeding Waltbert, qui est le nom du fondateur de Wildeshausen et l’époux d’Altburg, peut-être soeur d’Altfrid d’Hildesheim (Goetting, « Anfänge », p. 33‑34). Cobbo et Waltbert sont les deux premiers personnages cités. On trouve aussi, dans cette liste, un Billing…

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En définitive, Gottschalk circule, au commencement des années 830, dans un réseau qui reste fortement lié à la Saxe ; c’est le cas, bien sûr, de Corbie, mais également de Reims et Châlons-en-Champagne, sièges épiscopaux fortement impliqués dans la christianisation de la Saxe et richement possessionnés sur place. Le jeune oblat semble s’être lié, plus précisément, à l’archevêque Ebbon et se déplace dans un réseau de monastères liés à Reims : Hautvillers, Rebais, Orbais, ainsi que dans la villa de l’archevêque, Épernay. L’ancien oblat de Fulda, émigré en Neustrie, n’a pas coupé avec son passé, ce qui lui permet de s’intégrer progressivement à l’élite régionale. C’est le résultat de l’émergence d’une aristocratie d’empire capable de nouer des alliances par-dessus les frontières ethniques et linguistiques, en particulier grâce à la puissance d’intégration du clergé s’exprimant en latin. Grâce aux « liens faibles » de son réseau d’origine, Gottschalk pouvait s’intégrer en Francie occidentale en préservant son statut social et ses ambitions. Cela étant, un réseau composé de « liens faibles » reste, au vu de ces mêmes ambitions, vulnérable. Il faut, en Francie occidentale, reconstruire un réseau d’amitiés et de protections, un « capital social » digne de son rang. Seuls ces « liens forts » au sein de la hiérarchie peuvent lui procurer les positions sociales, en particulier l’épiscopat, auxquelles il peut aspirer273. Mais à cette étape, nous allons le voir, son ascension se brise sous la pression de plusieurs facteurs. B.  Dans l’entourage des grands L’aristocratie carolingienne redoute les nouveaux-venus et les parvenus, quand bien même ils seraient aristocrates274. Gottschalk semble s’être trouvé dans cette position. L’intégration à un nouveau milieu n’est certes pas chose aisée, ce dont il témoigne lui-même en parlant de ses années d’apprentissage : Nemo fuit mihi dux, ideo minime patuit lux275. Comme son ami Walahfrid, comme aussi Ebbon, Gottschalk compte sur son talent pour assurer son ascension sociale dans l’entourage des grands, grâce au cursus honorum clérical276. Dans un premier temps, tout réussit au fils de Bern. Il noue des relations étroites avec au moins trois évêques : Rothade de Soissons, Loup de Châlons-en-Champagne et 273  N. Lin, « Social Networks and Status Attainment », dans Annual Review of Sociology, 25, 1999, p. 467‑487 (cf. sa bibliographie p. 470) montre que dans une structure pyramidale, la stratégie d’un outsider est de créer des liens avec des supérieurs afin de profiter des ressources dont ils maîtrisent l’accès. 274  F.  Bougard, G. Bührer-Thierry et R. Le Jan, « Les élites du haut Moyen Âge. Identité, stratégies, mobilité », dans Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2013/4, n. 68, p. 1079‑1112, p. 1079‑1080. 275  Age quaeso, dans MGH Poetae III, p. 3, v. 89. 276  S. Airlie, « Bonds of Power and Bonds of Association in the Court Circle of Louis the Pious », dans Charlemagne’s Heir, op. cit., p. 200.

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le chorévêque Rigbold de Reims qui l’ordonne prêtre pendant la vacance. Rothade, premièrement, était l’ordinaire de Gottschalk à Orbais. À la fin de la controverse, en 864, Hincmar, embarrassé par l’appel de Rothade au pape contre sa déposition à Soissons en 862, écrit à Nicolas Ier que Gottschalk a été jugé par le synode de Quierzy parce que son ordinaire « ne savait pas lui résister et qu’on le craignait pour son goût des nouveautés »277. L’accusation « d’aimer les nouveautés », inspirée de saint Paul (I Tim 6, 20), est un topos de la lutte contre l’hérésie particulièrement prisé pendant la controverse prédestinatienne278. Gottschalk avait ainsi noué avec Rothade une véritable intimité intellectuelle. Deuxièmement, le moine saxon expédie à Loup de Châlons-en-Champagne (vers 835‑857), une lettre (sur la datation, cf. chap. 1, p. 51). On déduit de sa lecture qu’ils entretenaient d’excellentes relations dès avant le départ de Gottschalk pour l’Italie279. La lettre de Gottschalk est une réponse, Loup ayant déjà écrit au Saxon (un 22 juillet), signe supplémentaire d’amitié. Loup de Châlons, proche d’Ebbon, joue le rôle d’évêque intérimaire pendant la vacance et supervise le chorévêque de Reims Rigbold. Il fut d’ailleurs réordonné évêque lors du retour éphémère d’Ebbon en décembre 840280. Troisièmement, le compte-rendu du concile de Quierzy de 849 donné par Hincmar dans son De praedestinatione (859) mentionne que Gottschalk se fait ordonner prêtre par le chorévêque Rigbold pendant la vacance épiscopale281. Pour se frayer un chemin parmi les élites de la province de Reims, Gottschalk s’appuie à la fois sur ses réseaux et sur son capital culturel. La dédicace à Ebbon de l’Évangéliaire d’Epernay, attribuée à Gottschalk sur des critères stylistiques, le prouve282. La dédicace du traité De IN praepositione à un évêque entrant en charge, peut-être Loup de Châlons, à une date inconnue, le montre également. Cette dédicace de courtisan exalte la fonction sociale du savoir : il écrit à l’évêque que s’il étudie bien son traité, il pourra, dans son nouveau diocèse, poser des questions distinguées (non ignobiles) aux grammairiens qui l’entourent283. Gottschalk joue son rôle dans la chorégraphie qui associe hommes de pouvoir et de savoir.

277 MGH Ep. 8, p. 160 : Rothadus, de cuius parrochia erat, illi nesciebat resistere et novitates amans timebatur a nobis… 278  Ibid., p. 13 et 160 ; PL 125, col. 296 et 473 (Hincmar) ; Lambot, Œuvres théologiques, p. 381 et 447 (Gottschalk) ; CCCM 260, p. 416‑417 (Florus) ; MGH ep. 5, p. 370 (Amolon) etc. 279 Lambot, Œuvres théologiques, p. 50 : … vestri notitiam reducendo ad memoriam et locum et tempus mutuae conlocutionis nostrae fluore suavi piissima paternitas vestra profudit. 280  Il est juste à côté de Rothade et d’Ebbon pendant la procession d’entrée de la messe en 840 : MGH Conc. 2.2, p. 810. 281 Hincmar, De praedestinatione (859), PL 125, col. 85. 282 Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 88‑90. 283 Lambot, Œuvres théologiques, p. 361.

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Les hommes autour desquels gravite Gottschalk ont un dénominateur commun : Reims, et sans doute Ebbon lui-même. Quelles étaient les relations de Gottschalk avec Ebbon ? Quels facteurs ont fait échouer son intégration à l’élite ecclésiastique de l’empire ? Pour y répondre, on dispose de deux sources qui, faute d’étoffer la trame événementielle, donnent une image concordante de la situation dans laquelle se trouvait le Saxon : la lettre à un évêque, sans doute adressée à Ebbon, et le poème de Walahfrid Velox Calliope. 1.  La lettre à un évêque (Ebbon)

La lettre, impossible à dater, apporte nombre d’informations sur l’évolution du réseau de Gottschalk. D’abord, le moine a été personnellement attaché à Ebbon : « après que j’ai été (…) arraché au flanc de mon pilote284… » L’emploi du terme gubernator s’inscrit dans une métaphore filée (classique) de la mer comme épreuve et du pouvoir comme « gouvernail ». L’image du « flanc » montre que le Saxon faisait partie de l’entourage d’un puissant : il profite de ses faveurs et participe à son conseil. « L’épreuve » est d’en avoir été éloigné. Il apprend que l’on mène une cabale contre lui auprès de l’archevêque. Il vaut la peine de traduire le passage suivant avec attention : On vous a assuré que je m’étais élevé jusqu’à vous impudemment pour calomnier votre nom (…) et même que j’étais, non seulement l’inspirateur, mais l’auteur et le chef du complot tout entier contre vous285.

Le terme transiluisse est particulièrement obscur. Il signifie concrètement « sauter par-dessus »286. Or, transilire est employé dans le vocabulaire ecclésiastique pour désigner les clercs qui sautent un grade, par exemple un sous-diacre se faisant ordonner prêtre directement, ce qui est canoniquement proscrit287. Ici, il faut lire transiluisse in vobis. S’il y avait écrit in vos, cela signifierait : « contre vous ». Mais l’ablatif a une valeur difficile à restituer en français. On peut prendre pour comparaison Augustin, dans l’Enarratio in ps. XXXVIII ; Patitur enim difficultatem iste transiliens in quodam gradu quo iam transilivit, ce qu’on traduira au mieux 284  Lambot, « lettre inédite de Godescalc », p. 43. 285  Ibidem : Quarum quidem maximam fateor esse quod me pater contigit audisse […] vobis assertum fuisse in vestri me calumniam nominis […] in vobis impudenter transiluisse meque ne dico fautorem verum etiam auctorem et caput totius in vos moliminis extitisse. 286  La traduction de Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 92, a éludé le problème : I […] have been accused by you of shameless opprobrium against your name… Dans Heresy and Dissent, p. 62-63, le passage est tout simplement sauté dans la traduction. Il va de soi que vobis ne peut être traduit par by you. 287  Comme l’apprend à ses dépens Halduin, lors du concile de Soissons de 853 : MGH Conc. 3, p. 275. Voir aussi le concile de Meaux-Paris, c. 10, MGH Conc. 3, p. 90 : … qui noluerunt fieri discipuli veritatis, ut saltu inordinato magistri fiant erroris. Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis, 8, col. 154b.

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par : « il rencontre un obstacle, celui qui atteint un stade qu’il avait déjà atteint auparavant »288. Dès lors, l’ablatif désigne le point d’arrivée du mouvement. Gottschalk est accusé de s’être hissé sans vergogne (impudenter) jusqu’au niveau de son protecteur. Gottschalk n’est pas considéré comme un membre indirect de la conspiration (fautor, indiquant une responsabilité atténuée) mais comme son chef (caput). Le fait que la calomnie porte, si on lit bien, sur le nomen d’Ebbon, c’est-à-dire à la fois son renom et son titre, s’éclaire : Gottschalk commet un crime contre la hiérarchie en faisant jeu égal avec son archevêque. On comprend alors ses interminables protestations d’humilité : « moi, le dernier de vos serviteurs… moi, indigne d’une telle majesté… »289. Il en rajoute sur sa petitesse. C’est ainsi qu’il faut lire ces palinodies : le Saxon est de haute extraction et devait déjà, du fait de son talent, jouir d’une haute réputation. Gottschalk n’est pas accusé d’une médisance mais de se comporter en intriguant. En creux, on discerne le problème d’un homme qui avait les moyens d’une haute ambition – notamment la noblesse qui faisait défaut à l’archevêque de Reims – mais souffrait de l’éloignement de son réseau de parenté et avait besoin de la protection d’hommes comme Warin ou Ebbon. Sans la faveur de l’archevêque, tout s’effondre. Il appelle ce dernier « mon seigneur unique et particulier »290, outrance révélatrice de sa situation réelle. Ce n’est pas un hasard si les amitiés nouées dans ces années de faiblesse, en 829‑830, celles de Ratramne et Gislemar, resurgissent en 849 : sur elles, Gottschalk a reconstruit sa sociabilité. Sitôt privé de protection par l’éloignement, Gottschalk devient vulnérable. Pourquoi a-t-il été pris pour cible ? Difficile de le savoir. Bien des années plus tard, Gottschalk a prouvé qu’il avait réellement l’ambition d’être archevêque de Reims291. Il se fait ordonner prêtre pendant la vacance rémoise, après 835. Il maîtrise parfaitement les moyens de communication de l’élite et s’avère un flagorneur inégalé : Loup de Ferrières lui reproche en 849 ses compliments sirupeux292. Ses relations avec des puissants comme Loup de Châlons ou Évrard de Frioul relèvent du même phénomène. En somme, l’ambition de Gottschalk est bien là et, en pleine greffe d’un réseau sur un autre, a dû poser problème.

288  PL 36, col. 415. 289  Lambot, « lettre inédite de Godescalc », p. 43. On peut en faire un petit florilège : ego indignus tantae maiestatis […] humillimis votis et precibus […] gentis miserrimus christianae […] vestrorum famulorum extremus […] undique indigno clienti… 290  Ibid., p. 42 : unico ac speciali domino meo. 291  Anecdote vraisemblable rapportée par Hincmar, dans De una et non trina deitate, PL 125, col. 613 : Gottschalk prophétise qu’Hincmar va mourir et qu’il le remplacera comme archevêque de Reims. 292  Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 55.

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Une lecture minutieuse nous renseigne davantage sur la nature des difficultés rencontrées par Gottschalk en Champagne. Le moine récapitule tout ce qu’a fait Ebbon pour lui. L’archevêque l’arrache « encore et encore » à un vorago luti, un « tourbillon de boue »293. Dans les Etymologies, Isidore donne pour synonyme de cette expression caenum, à savoir la fange, l’ordure294. Dans la lettre d’Hadrien Ier adressée aux évêques espagnols suite au concile de Francfort (794), caenum signifie l’hérésie295… Il faut comprendre ce torrent de boue comme une situation infamante. Gottschalk ajoute bientôt : « vous m’avez souvent arraché aux dents de mes adversaires »296. Ebbon agit ici comme l’arbitre de conflits inconnus. Les mots employés par Gottschalk peuvent nous rendre sûrs d’une chose : il était l’objet de diffamations et Ebbon l’en protégeait297. Pour expliquer ce besoin de protection et cette infamie, on doit admettre que Gottschalk est connu et ambitieux. Ebbon l’a encouragé dans cette voie en lui donnant des passe-droits pour qu’il puisse étudier et enseigner plus facilement (je souligne) : « en vous comportant avec plus de clémence qu’avec aucun des vôtres, vous vous êtes consacré à me faire apprendre la lumière de la connaissance »298. Cela concorde parfaitement avec le témoignage tardif d’Hincmar, déplorant que Gottschalk, malgré le vœu de stabilité, ait pu aller de monastère en monastère pour écumer les bibliothèques299. Ebbon, malgré son extraction modeste, a été instruit à la cour et est un homme remarquablement lettré, qui doit voir en Gottschalk un jeune aristocrate au parcours original et prometteur300. Le Saxon apparaît ainsi comme un favori d’Ebbon. Son ascension est fulgurante et provoque des tensions dans l’entourage de l’archevêque, mais aussi la parenté de Gottschalk : la cabale est la conséquence de sa greffe d’un réseau sur un autre. Quelques lignes de la lettre laissent transparaître ce phénomène : « je suis diffamé par les miens devant les autres (…) on distribue les biens de mon parent, non seulement aux autres, mais aux miens »301. Le sens de mei et alieni n’est pas évident. Alienus ne signifie pas « étranger » au sens ethnique mais représente ici la 293  Lambot, « lettre inédite de Godescalc », p. 43. 294  Etymologies 16, 1, 2 : coenum est vorago luti. 295 MGH Conc. 2.1, p. 128. 296  Lambot, « lettre inédite de Godescalc », p. 43 : (…) Deque dentibus obtrectatorum avellistis frequenter. 297  Gottschalk l’appelle lui-même arbiter (ibid., p. 44). 298  Ibidem : Vos etiam mecum multo amplius quam cum ullo vestrorum agentes clementer, dedistis operam ut lumen scientiae addiscerem verenter. 299  PL 125, col. 84 : et inter suos mobilitate noxia singularis. 300  McKeon, « Ebbo of Reims », op. cit. (chap. 1), p. 437‑438 : Ebbon était bibliothécaire de Louis le Pieux en Aquitaine. 301  Lambot, « lettre inédite de Godescalc », p. 44 : Iam a meis ad alienos pro nefas infamor […] pluribus iam dantur mei bona parentis et non solum alienis verum etiam meis.

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négativité de meus : tout ce qui n’est pas à moi. Gottschalk oppose ses proches à ceux des autres. Ceux qui le menacent sont précisément ceux, dit-il, dont il attendait une protection – c’est là l’essentiel pour nous302. Il n’espère d’aucun d’eux qu’il intercède en sa faveur, au contraire. Précisément, Gottschalk affirme que l’on distribue, pour obtenir sa condamnation auprès d’un mystérieux juge, « les biens de [son] parent », non seulement aux « autres », mais à « ses proches »303. Le mot parens doit être commenté. Pour dom Lambot, il désigne Ebbon, comme une sorte de parenté spirituelle ; cela étant, le terme, proche de consanguineus et propinquus, implique une relation de parenté304. S’il est, dans le lexique technique, écarté de la famille nucléaire au profit de termes plus précis (pater, frater, germanus), il n’est pas exclu, dans cette lettre poétique, qu’il désigne les biens du propre père de Gottschalk, le comte Bern305. On donne, en tout cas, les biens d’un membre de sa parenté pour lui nuire. La cabale touche son milieu d’origine. Les premiers impliqués sont des laïcs306. Les énigmatiques individus qui ont la capacité d’utiliser les biens du défunt comte Bern, et dont Gottschalk pensait qu’ils le soutiendraient, ont certainement un lien avec la Saxe. Nous y reviendrons. On ne se risquera pas à reconstituer un scénario plus précis, faute de sources. Le spectrogramme social du conflit nous suffit. Gottschalk, discrédité aussi bien en Neustrie qu’en Saxe, échoue à passer d’un réseau à un autre. Peut-être cela contribue-t-il à expliquer qu’on ne trouve, dans les œuvres de Gottschalk, aucune référence à la Saxe et que Prudence le décrive en 849 comme un « Gaulois »307. 2.  Velox Calliope

Le poème de Walahfrid, nous l’avons vu (cf. p. 52), doit être daté d’avant 838 et salue le retour de Gottschalk en Neustrie. Il mérite, lui aussi, un commentaire serré308. 302  Ibid., p. 44 : quos mihi speraveram futuros esse munimen. 303  Ibidem : […] alterius ego praestoler iudicium iudicis, et non crudelis ut illis sed clementis expectem sententima vindicis, qui nullis ab iure ad iniuriam flectitur nummulis […] Igitur pro vestri damnatione clientis pluribus iam dantur mei bona parentis, et non solum alienis verum etiam meis. 304  Le Jan, Famille et pouvoir, p. 166. 305 Virgile, Énéide, VI, 687‑688 (Anchise à Énée) : Venisti tandem, tuaque exspectata parenti/ vicit iter durum pietas ? 306  Lambot, « lettre inédite de Godescalc », p. 43 : (…) iam mihi contra imperatorum nomen apud saeculi homines impingitur crimen… 307  Annales de Saint-Bertin, p. 56‑57 : gallus quidam. On a pu penser que la phrase nos gentiles qui ligna lapidesque colebamus (Lambot, Œuvres théologiques, p. 406) faisait référence à son passé saxon ; mais il s’agit simplement de l’héritage « gentil » de tous les non-juifs, Saxons comme Francs. Cf. Kadner, « Aus den neuentdeckten Traktaten », p. 358 et Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 47, note 166. 308 MGH Poetae 2, p. 362‑364 ; je ferai dorénavant référence aux vers. J’ai déjà proposé un commentaire de ce poème, très insuffisant, dans « Primum in Italiam… », p. 137‑138.

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Gottschalk revient d’un pèlerinage à Rome et prévient Walahfrid, en écrivant directement à la cour309. Celui-ci reçoit la lettre pendant le temps de Noël310. Walahfrid, sans doute à Aix-la-Chapelle, se plaint du froid311. De la cour, il avait déjà reçu des nouvelles, la rumeur (fama) rapportant que le Saxon pensait sortir de l’empire « à des fins de dévotion » – sans nul doute, pour évangéliser la Dalmatie, comme il le fait lors de son second voyage312. De nombreux vers entretiennent le topos de la praesentia in absentia et cultivent le goût des lettres commun aux deux amis. Tout cela occupe une trentaine de vers sur les 63 du poème. Le reste n’est rien d’autre qu’une admonition : Il y a autre chose, que je dois déplorer avec davantage de tristesse ; Que, préférant la vie à la loi de Lycurgue, Tu te délasses seul, sans prodiguer l’or que tu as reçu, Et que les bourses fermées retiennent le talent qui t’est confié. Dans la pauvreté que notre jeunesse a soufferte, Je ne t’ai pas connu ainsi, mon cher, et n’ai pas eu l’impression que tu étais Moins bienveillant que ne le réclamait la charge de ceux qui te sollicitaient313.

Gottschalk n’est pas prodigue de l’or reçu, comme le mauvais serviteur de la parabole des talents (Mt 25, 14‑30). Bien évidemment, il ne s’agit pas d’une question d’argent. Walahfrid reproche à Gottschalk de ne pas dispenser d’enseignement – contrairement à lui, à la cour314. La référence à la pauvreté de leur jeunesse doit être entendue à cette aune : même jeunes et encore peu instruits, les deux oblats surdoués aidaient leurs camarades, comme son ami d’enfance le lui rappelle315. Walahfrid peut alors gloser sur ce thème jusqu’à la fin du poème : les dons du Seigneur doivent profiter à tous comme le soleil et la pluie qui tombe sur les bons comme les méchants (Mt 5, 45).

309  Ibid., p. 362, 6 : Romana positum ferens in urbe. p. 363, 4 : quod tua suspensis ingessit epistola nobis ; et 8‑9 : sic optata palatinas mihi metra tuapte/ Scripta manu nebulas vero pepulere nitore. 310  Ibidem, v. 1‑2 : Dulcia cum nostros sancti natalis amores/ Iam propius tractis complerent gaudia votis. 311  Ibidem, v. 10 : non aliter turbant mea gaudia Chauri. Pour Dümmler, il s’agit d’une référence aux Chauques, peuple de Germanie situé en Frise et sur les rives de la mer du Nord. Cela pourrait correspondre à Aix-la-Chapelle… Mais non, car Walahfrid a seulement palatalisé le mot Cauri, c’est-à-dire les vents du Nord. 312  Ibidem, v. 7‑8 : Devoto extera cogitare corde/ Gratis exiliis adire rura. 313  Ibidem, v. 19‑25 : Est aliud maiore mihi maerore gemendum/ Quod cum vita tibi potior sit lege Lygurgi,/ Solus in accepto recubes non prodigus auro,/ Commissumque premant sudaria nexa talentum./ Atqui in pauperie, passa est quam nostra iuventus,/ Non talem te, care, habui minus atque benignum/ Expertus non sum, fuerat quam cura petentum. 314  Fees, « Walahfrid Strabo » montre que Walahfrid n’est sans doute pas le précepteur attitré de Charles le Chauve mais l’un des intellectuels qui entourent la famille royale. 315  Ibid., p. 45‑46.

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Deux éléments nous intéressent. D’abord, Walahfrid justifie ses reproches par la « rumeur mordante » qui lui rapporte, à la cour, l’égoïsme du Saxon316. C’est la deuxième fois, dans le poème, que des rumeurs sur Gottschalk parviennent à la cour et, là, elle est franchement négative. Mais à bien y regarder, la première rumeur, rapportant que Gottschalk, depuis Rome, songeait à s’exiler, était aussi de bien mauvais augure. Dans les vers cités ci-dessus, que signifie, en effet, « préférant la vie à la loi de Lycurgue » ? Ce dernier, roi de Sparte, est connu de tous les compilateurs et historiographes comme le législateur par excellence317. Le reproche est cinglant : au lieu de se conformer à la loi, c’està-dire à la règle monastique, Gottschalk vit en prince, c’est-à-dire en courtisan. C’est l’exact reflet de la situation décrite dans la lettre à Ebbon ! Entre celui-ci et Evrard de Frioul, Gottschalk aura sans cesse recherché la proximité des puissants. Le reproche de Walahfrid cible en particulier le non-respect des obligations monastiques. Il faut, écrit-il, paraphrasant saint Paul (Gal 6, 10), pratiquer le bien envers tous, mais « davantage envers les saints nourris par la vie domestique »318. Ces saints sont les confrères de Gottschalk, les parfaits du monde carolingien : les moines. Le bilan de ces lectures de la lettre à Ebbon et de Velox Calliope fait directement écho au portrait de Gottschalk brossé par Hincmar en 849. Ce dernier dit connaître Gottschalk depuis « déjà bien longtemps » à cause de sa « réputation pourrie [sic] de mauvaise fréquentation », sans alors l’avoir jamais rencontré personnellement319. En 860, il écrit que le Saxon se distinguait des autres moines par sa « mobilité nuisible »320. Gottschalk menait une vie de peregrinatio studii très libre ; sous l’habit monastique (habitu et sermone, ut videbatur, religioso), il allait de monastère en monastère et était connu dans tout le diocèse321. Ces passe-droits lui étaient acquis par la proximité d’Ebbon et d’autres puissants. Mais ils ont leurs inconvénients : Gottschalk traîne derrière lui des rumeurs. La

316 MGH Poetae 2, p. 363, v. 26‑27 : Cur modo divitiis mordax testetur in amplis/ Fama tuam, miror, celare peculia dextram ? 317 Isidore, Etymologies, V, 1, 1 : Lycurgus primus Lacedaemoniis jura ex Apollinis auctoritate confinxit. Chronique, PL  83, col.  1031 (an du monde 4307) : Lycurgus legislator apud Graeciam insignis habetur. Chronique de Cassiodore, PL 69, col. 1216 : Huius temporibus [sc. sous Aremulus Sivlius] Lycurgus apud Lacedaemonas jura composuit. Adon de Vienne, Chronicon, PL 123, col. 44 : Lycurgus legislator Apollonis oraculo insignis habetur. Cf. aussi Augustin, Cité de Dieu, II, 16. 318 MGH Poetae 2, p. 363, v. 40 : Sed magis in sanctos, quos vita domestica nutrit. 319 MGH Ep. 5, p. 13 : nobis autem iam olim fama putida miserae conversationis. 320  PL 125, col. 84 : inter suos mobilitate noxia singularis. 321  Ibid. : in diocesi nostra vobis notus et nomine et facie et conversatione Gotescalcus.

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lettre d’admonition de Walahfrid est la lettre d’un ami inquiet, qui tire le signal d’alarme : Voilà, mon père et mon frère, unique objet de mes pensées ; Je ne souhaiterais pas que tu penses que mes paroles veulent te déchirer ; Elles ne veulent pas taire le danger dans lequel tu te trouves Si moi, je sais quelque chose et peux faire preuve de ma loyauté. Je ne serai pas pour toi ce Philippe, tu t’en souviens, Dans les anciens volumes d’annales, pour sa trahison de l’amitié322.

Walahfrid met en garde Gottschalk contre le danger de ces rumeurs. Son admonition est un geste d’amitié envers un proche déjà compromis à la cour, bien avant la controverse. Mais il y a plus. La lettre de Walahfrid est adressée à Gottschalk, qui et Fulgentius (formule par laquelle les chartes introduisent les surnoms323). Cela a été remarqué depuis longtemps. Pour l’historiographie, ce n’est pas Fulgence de Ruspe, disciple d’Augustin, mais Fulgence Planciade, dit « le Mythographe », auteur d’un commentaire sur Virgile324. La thèse, séduisante, ne tient pas, car, pour les carolingiens, les deux homonymes ne font qu’un : ils sont confondus par Prudence de Troyes lui-même325. Par conséquent, dès les années 830, Gottschalk portait le surnom d’un disciple d’Augustin, particulièrement connu pour son zèle à défendre la double prédestination. Aurait-il été, si précocément, connu pour avoir imité Fulgence ? Oui, à l’évidence. Complétons maintenant la citation d’Hincmar ci-dessus : « [Gottschalk] que je connais depuis déjà bien longtemps, pour sa réputation pourrie de mauvaise fréquentation et pour l’abomination de sa prédication perverse, et que je rencontre enfin maintenant en personne… »326 Le balancement entre « jadis » et « enfin maintenant » est formel : Gottschalk est connu pour sa prédication sur la prédestination depuis « déjà longtemps ». La lettre à Loup de Châlons, dont le discours est imprégné de sotériologie augustinienne, en témoigne (cf. p. 170). Les rumeurs traînées par Gottschalk ont donc à voir non seulement avec l’ambition et les jalousies charriées par la protection dont Ebbon l’entoure, mais avec l’enseignement de la double prédestination qui, dans ces années 830, fait déjà sa réputation. 322 MGH Poetae 2, p. 364 : Ergo, pater fraterque, meae pars unica mentis,/ Noluerim, mea dicta putes lacerare volentis,/ Sed tua nolentis reticere pericula, si quid/ Mens mea scit, poteritque fidem servare fideli./ Non tibi talis ero, qualem meminere Philippum/ Fraude in amicitiae per prisca volumina fasti. 323 Geuenich, Personennamen, p. 90. 324  Traube, dans MGH Poetae 3, p. 708, note 2. Kagerah, Gottschalk der Sachse, p. 12 ; Weber, Gedichte, p. 246. 325  PL 115, col. 1310. 326 MGH Ep. 8, p. 13 : nobis autem iam olim fama putida miserae conversationis et abhominatione perversae praedicationis et nunc tandem facie…

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Conclusion

Pour la trajectoire précoce de Gottschalk, les sources que l’on vient de décrire, quoique pauvres en points de repère chronologiques, sont capitales. Il est déjà connu comme un défenseur zélé d’Augustin, dans la lignée de Fulgence. Pourtant, son exclusion définitive n’intervient qu’en 848. Autrement dit, la genèse de la controverse prédestinatienne n’est pas tant marquée par l’émergence soudaine d’un augustinisme tombé en désuétude que par le long processus d’exclusion de son principal héraut, qui discrédite sa doctrine avec lui. On ne comprendrait pas, sinon, la violence immédiate des débats, la posture braquée des protagonistes, l’empressement d’Hincmar à faire de Gottschalk le chef de file de ses adversaires, et celui de ses adversaires à oublier jusqu’au nom de Gottschalk ; bref, une « querelle de sourds », pour reprendre l’expression de J. Devisse. C’est un processus dans lequel se mêlent, bien sûr, des considérations doctrinales (ni Raban, ni Hincmar n’étant enclins à accepter la notion de prédestination à la damnation, trop coûteuse dans leur économie du salut), mais aussi sociales. Trop en vue, trop ambitieux, le jeune Gottschalk, en gravitant dans l’orbite des premiers personnages de l’empire, se brûle les ailes. Il profite des passedroits que légitiment de hauts desseins, mais qui, en cas d’échec, redoublent la disgrâce. Si l’on en doutait, le jeune et brillant aristocrate saxon est bel et bien une étoile montante du clergé franc des années 830, dont on parle beaucoup, et même beaucoup trop. À la cour impériale, où Judith, proche à la fois de Warin et de Walahfrid327, devait le connaître, et à celle, sans doute, d’Ebbon, il est l’objet de rumeurs diffamantes, accentuant l’irrégularité de sa situation et son ambition, qui menace même l’archevêque. Par ailleurs, si le destinataire de la lettre est bien Ebbon, il a dû pâtir considérablement de la déposition de celui-ci en 835. Cela expliquerait son tropisme italien (où se trouve Lothaire) et son besoin de gagner les marges de l’empire. Ainsi, l’homme condamné en 848‑849 est pleinement du monde de ses juges, mais il a subi, depuis 20 ans, une lente marginalisation. Mais, sans doute, à cela s’ajoutent des considérations d’ordre politique. Pourquoi Gottschalk a-t-il perdu le soutien des « siens » ? Est-ce seulement pour son ascension trop rapide aux côtés d’Ebbon ? Bien plutôt, la lettre renvoie au contexte politique 327  Judith est fille du comte Welf et de la saxonne Ekbertide Heilwig, abbesse de Chelles vers 820. Lors de la translation de saint Vit, Warin, lui aussi ekbertide, transmet des reliques à Jouarre et Chelles. Cf. Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 253 et Röckelein, Reliquientranslationen, p. 60‑71 et 174‑184. Walahfrid, pour sa part, est considéré par l’historiographie, depuis Ebert et Dümmler au XIXe  siècle, comme un chapelain de Judith, ce qu’Irmgard Fees, qui estime qu’il n’a pas été précepteur de Charles le Chauve, n’a pas contesté.

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des années 830‑833 et à la « révolte loyaliste » qui a vu le renversement de Louis le Pieux. On rendra ainsi compte de la trahison dont Gottschalk se dit victime. C.  Gottschalk et la crise de l’empire 1.  Autorité et désobéissance dans les écrits de Gottschalk

Y aurait-il des raisons politiques, remontant aux années 830, à la condamnation du moine saxon en 849328 ? Dans sa lettre à Ebbon, Gottschalk est accusé par des laïques d’un crime « contre le nom des empereurs ». Il s’agit là d’un concept désignant l’adéquation entre la fonction royale et la dignité de celui qui la porte329. C’est au nom de cette Nomen-theorie que les Carolingiens ont renversé les Mérovingiens. Le « crime » dont est accusé Gottschalk, dans le contexte des années 830, ne peut être que le suivant : avoir critiqué l’aptitude de Louis et Lothaire à exercer le pouvoir. On retrouve ainsi l’accusation, extrêmement grave, de lèse-majesté (crimen maiestatis)330. Le crimen maiestatis est exhumé de la législation romaine à la refondation de l’empire afin de protéger le souverain et les officiers impériaux331. Cette mise en accusation suprême met Gottschalk en danger de mort, il le dit lui-même dans la lettre à Ebbon332. Le voilà impliqué, d’une manière ou d’une autre, dans la révolte qui mène à la pénitence de Saint-Médard. Sans doute est-il possible de reconstituer, grâce à son réseau, la position de Gottschalk dans cette crise. Il fréquente, en Italie, le marquis Évrard de Frioul qui est un fidèle de Lothaire. Nous avons vu qu’il fréquente également Ebbon de Reims, qui finit par se rallier à Lothaire333 en juin 833. Nous avons également vu 328  Cf. Ganz, « The debate on predestination… », p. 287. 329  L’analyse complète est dans H. Beumann, « Nomen imperatoris. Studien zur Kaiseridee Karls des Grossen », dans Historische Zeitschrift, 185, 1958, p. 515‑549. On cite beaucoup ce dernier mais il faut aussi prêter attention à l’analyse très complète d’Anton, Fürstenspiegel und Herrscherethos, Bonn, 1968, p. 384‑404. 330  M. Lemosse, « La lèse-majesté dans la monarchie franque », dans Revue du Moyen Âge latin 2, 1946, p. 5‑24, soutient qu’au crime romain de haute trahison se substitue au haut Moyen Âge le crime d’infidelitas, qui relève du contrat individuel entre le fidèle et son seigneur. Hincmar, dans le De regis persona adressé à Charles le Chauve, recommande la peine capitale pour les crimes politiques (PL 125, col. 249‑250). 331  O. Hageneder, « Das Crimen maiestatis, der Prozess gegen die Attentäter Papst Leos  III. und die Kaiserkrönung Karls des Grossen », dans Aus Kirche und Reich. Studien zu Theologie, Politik und Recht im Mittelalter (Festschrift Friedrich Kempf), H. Morderk ed., Sigmaringen, 1983, p. 55‑80. 332  Lambot, « lettre inédite de Godescalc », p. 43 : nullius pro servulo vestro aures domini mei pulsabit obsecratio, nisi tantum ideo ut delear de saeculo. 333  Lothaire lui-même convoque le concile de Valence de janvier 855 où la thèse de la double prédestination est confirmée ; l’empereur, en revanche, n’assiste pas au concile et ne l’avait pas convoqué pour cela, mais pour juger l’évêque de Valence. Il ne faut pas voir en Lothaire un protecteur de Gottschalk.

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les liens entre Gottschalk et Corbie ; M. Gillis a montré que l’interprétation du psaume 43 dans la lettre à Ebbon correspond à celle de Paschase Radbert, proche de l’abbé Wala, dans son commentaire In Matthaeum et à celle du Breviarium in psalmos dont Corbie possédait une copie334. Corbie, Ebbon, Évrard ; le moine semble lié aux cercles de la « révolte loyaliste ». Pour le vérifier, il faut en chercher des indices dans ses textes. Les écrits tirés du manuscrit de Bern donnent des preuves du rattachement de Gottschalk à l’école qui a pensé la révolte loyaliste. Certains textes de Gottschalk ont une portée politique bien plus directe. Jean Devisse, David Ganz et Matthiew Gillis l’ont montré : on trouve chez le Saxon des démonstrations de la subordination des autorités terrestres à l’autorité divine335. Il prêche la désobéissance aux puissances qui se montrent infidèles au principe divin de leur autorité. La cheville ouvrière de la démonstration est la liberté de conscience : il ne dépend plus d’une institution médiatrice de savoir si le pouvoir est fidèle à Dieu ou non. Ajoutons peut-être un passage à ceux qu’ont dénichés Devisse, Ganz et Gillis. Le moine d’Orbais, dans un fragment des opuscules grammaticaux, commente l’épisode platonicien de l’anneau de Gigès336. Ce pâtre, on s’en souvient, découvre un anneau qui rend invisible quand on en tourne le chat vers l’intérieur. La morale de Platon est que le juste, s’il pouvait s’en cacher, ne commettrait pas le mal. Gottschalk est admiratif : Platon ne péchait pas alors que personne ne le voyait, tandis que le « Platon chrétien » pèche alors que tout le monde le voit. Commence alors une véritable hymne à l’autonomie morale : Gottschalk inspire la crainte du jugement à son lecteur en dépeignant un Dieu vengeur qu’on ne saurait fuir337. Mais pourquoi ? On l’apprend à la fin du morceau, quelques lignes plus bas : « prends bien soin d’agir selon le jugement de ton arbitre intérieur »338.

334 Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 100 et Heresy and Dissent, p. 68-73. Le Breviarium in psalmos (PL 26, col. 821‑1270), est une compilation antérieure au IXe siècle dont Corbie possédait un manuscrit : le BNF latin 12150. 335 Voir Devisse, Hincmar, p.  158‑159 ; Ganz, « The debate on predestination… », p.  297 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 308‑320 et Heresy and Dissent, p. 194-197. Les passages concernés se trouvent dans Lambot, Oeuvres théologiques, p. 96‑99, 251, 412. 336  République, II, 359b-360b ; Lambot, Œuvres théologiques, p.  311 (morceau incomplet) et 476‑478 (morceau complet). Ganz, « The debate on predestination… », p. 296‑297. 337  Ibidem : « Que Dieu tout-puissant te retire ton cœur de pierre, te donne un cœur de chair, et ne permette pas que tu meures bientôt ; qu’il te fasse miséricorde maintenant et au jour du jugement. Même si tu ne redoutes pas le glaive qui est ceint sur le jarret du roi très-puissant et tout-puissant notre Seigneur, pourquoi ne redoutes-tu pas que cet autre glaive, qui sort de sa bouche, te pourfende brutalement pour prix de tes mérites ? Pourquoi ne crains-tu pas qu’il te tue en te tranchant les jambes avec la faux qu’il a à la main ? ». 338  Ibid., p. 478 : Stude te interni arbitris iudicio placere.

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L’épisode de Gigès est une apologie de la liberté de conscience, articulée sur la relation avec Dieu et la crainte du jugement. La demande d’ordalie, fort connue, qu’il formule dans la Confessio prolixior en 849 transcrit en termes concrets cette conception de l’ordre politique. Ce texte n’est qu’en apparence un appel adressé aux médiateurs du sacré, roi et évêques. Gottschalk entend les confondre grâce à une preuve immédiate de son orthodoxie, le miracle : il joue Dieu contre les médiateurs, le « pouvoir » contre les « puissants ». 2.  Gottschalk, Corbie et la question de l’obéissance

Les idées de Gottschalk sur la légitimité de la désobéissance civile et l’autonomie de la conscience rendent un écho inattendu aux thèses des partisans de la révolte de 833. Plusieurs textes ont, dans ce contexte, revendiqué une certaine liberté visà-vis du pouvoir339, notamment l’Epitaphium Arsenii de Paschase Radbert, abbé de Corbie (843‑851)340, monastère où Gottschalk a passé quelque temps et a gardé des réseaux influents : il vaut la peine de s’y attarder. Radbert défend l’idée que la véritable fides à l’égard du souverain est une double loyauté qui relie l’empereur à Dieu : se révolter contre l’empereur au nom de Dieu, c’est faire preuve de loyauté341. Paschase Radbert, dans l’Epitaphium Arsenii, rédigé entre 836 et 856, après la mort de Wala, fait l’apologie du parti-pris de celuici avec les insurgés de 833. Pour David Ganz, l’Epitaphium est destiné au public des moines de Corbie ; pour Mayke De Jong, il peut avoir été prévu aussi pour un lectorat de cour342. Dans notre perspective, seule l’origine corbéienne compte. La « rébellion loyaliste » contre l’empereur est présentée comme un décret de la providence : les rebelles se lèvent, poussés par Dieu, pour le salut de l’empire. Adeodatus, un des protagonistes du dialogue, le résume ainsi : « un tel événement 339  Utilement rappelés dans Savigni, « Les laïcs », p. 57‑58. 340  Pour une mise au point historiographique, cf. Ganz, « The Epitaphium Arsenii ». Cet article s’inspire de l’analyse littéraire des deux œuvres réalisée dans Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 103‑120. Je me référerai à l’édition de la PL pour des raisons de commodité : l’Epitaphium Arsenii a cependant été réédité par Ernst Dümmler dans Abhandlungen der kaiserlichen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, philosophische-historische Klasse, Berlin, 1900, et l’on attend la traduction de M. de Jong. Voir aussi, sur la narration de Paschase assumant à la mort de Wala le rôle du prophète, « Becoming Jeremiah : Paschasius Radbertus on Wala, himself and others », dans Ego Trouble. Authors and Their Identities in the Early Middle Ages, R. Corradini, M. Gillis, R. McKitterick et I. van Renswoude dir., Vienne, 2010 (Forschungen zur geschichte des Mittelalters, 15), p. 185‑196, ainsi que l’utile résumé de Weinrich, Wala, p. 7‑10. 341 Weinrich, Wala, p. 84. De Jong, Penitential State, p. 108‑109. 342  Ganz, « The Epitaphium Arsenii », p.  540 ; De Jong, Penitential State, p.  104 et « Becoming Jeremiah », op. cit., p. 194.

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ne se retrouve pas dans l’histoire du monde : je ne sache pas qu’un peuple se soit jamais levé à la fois pour et contre son prince ». Wala, en admonestant publiquement Louis, a agi « pour César et l’empire, pour sa patrie et tous ses aînés, pour la foi et le zèle de Dieu, pour la religion chrétienne et le salut des citoyens »343. On retrouve le même court-circuit que chez Gottschalk : obéir à Dieu plutôt qu’à l’empereur car celui-là est la source de la légitimité de celui-ci. Plus loin, Paschase rend visite à Wala disgrâcié : ils profitent, malgré la tristesse de l’exil, de la joie de se revoir et d’avoir la « conscience pure »344. On retrouve l’autonomie morale de Gottschalk, qui refuse sur son lit de mort de recevoir la communion « par autorité ». À Paschase qui l’exhorte à consentir à tout ce que l’empereur exige, Wala répond qu’il est surpris de le voir douter de sa conscience. Il oppose alors les puissants qui entourent Louis, qu’il s’agissait de circonvenir pour rentrer en grâce, et le jugement de Dieu qu’il faut craindre par-dessus tout. N’est-ce pas la même objection de conscience, inspirée par la relation immédiate avec Dieu, qui anime Gottschalk à Quierzy et, bien plus tard, Luther à Worms ? Cette « objection de conscience » découle d’une conception de la fidélité qui plonge ses racines dans l’antiquité et la pensée augustinienne : l’originalité de Wala et Paschase est de l’avoir appliquée à une situation politique concrète et d’en avoir tiré toute une théorie du refus de l’obéissance345. En effet, Paschase insiste sur la complexité de la notion de loi et sur le problème des obédiences multiples, bien plus que ne le font les miroirs des princes, assez simplificateurs346. D’emblée, Paschase pose le principe que la fides du vassal ne peut pas justifier son obéissance à un prince qui s’oppose à la loi de Dieu, car cette fides au souverain dérive de la fides à Dieu347. Il en découle un droit individuel à la désobéissance civile, au nom d’une fidélité au souverain qui dépasse sa personne. L’abbé de Corbie a, dans son commentaire de Matthieu, un passage qui rappelle de façon surprenante les arguments que l’on a lus chez Gottschalk en réfutant l’idée que le roi n’est soumis à aucun pouvoir : Il faut maintenant réfuter ceux de nos contemporains qui disent qu’il ne faut pas contester les rois ou les puissants de ce monde ni les admonester rudement, pour ne

343  PL 120, col. 1619‑1622. 344  Ibid., col. 1623‑1624. 345 Weinrich, Wala, p. 84 ; cf. Augustin, Enchiridion, § 117 (sur le fait que la loi ne peut se dispenser de la foi et de la charité). 346  Ganz, « The Epitaphium Arsenii », p. 543, citant l’Epitaphium II, 17 : iustitiae partes constat quia plurimae sunt. Alia siquidem est iustitia regni Dei, alia regni terreni, alia inter parentes et propinquos, alia inter externos et alienos in tantum quot sunt leges et consuetudines gentium tot dicantur ex usu iustitiae partes… 347  Epitaphium Arsenii, I, 3.

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pas les pousser à une colère plus noire, comme je l’ai entendu d’un évêque qui disait que le roi n’est soumis à aucun pouvoir et à aucun régime348…

On retrouve ici la même reconstitution de la pyramide des autorités que chez Gottschalk, avec l’idée que le roi n’en est pas le sommet et qu’on peut, au nom de Dieu, lui résister. La théorie de la résistance légitime dépassait, même si les sources écrites sont muettes, le cercle corbéien349. Régine Le Jan a montré que Dhuoda, dont le Manuel, rédigé pour Guillaume de Septimanie entre le 30 novembre 841 et le 2 février 843, est « un véritable traité politique de l’élite laïque », professe une théorie de la fidélité centrée non sur le roi, mais sur le père de famille. À Bernard, à qui il doit tout, Guillaume doit être « fidèle en tout » ; cette fidélité passe avant celle qu’il doit au roi350. Dans le contexte des luttes fratricides entre Carolingiens, l’aristocratie a recomposé une conception de la loyauté centrée sur elle-même, méfiante à l’égard du roi-tyran qui bouleverse l’ordre divin : par là, cette conception rejoint celle de Gottschalk. Le moine saxon a donc retenu la leçon de ses premières années en Francie. Il professe un relativisme politique qui s’articule autour de la subordination des pouvoirs terrestres à l’autorité divine, dont l’appréciation, en fin de compte, peut être abandonnée aussi bien à la hiérarchie ecclésiastique (on tombe là dans l’augustinisme politique dont on a dit qu’il avait permis la déposition de Louis le Pieux) qu’à une conscience individuelle autonome : Wala et sa « conscience pure » en sont un exemple. 3.  Rupture avec la parenté saxonne

La crise de l’empire a eu des conséquences certaines sur les réseaux de Gottschalk. Ce dernier, d’origine ricdagide, est passé par Corbie et a fréquenté Ebbon. Il est évident qu’il fut écartelé entre les choix politiques de ses divers protecteurs. Ebbon est resté loyal à Louis le Pieux en 830, contrairement à Wala, abbé de Corbie, et a même collaboré à la condamnation des insurgés, notamment l’ordinaire de

348  PL 120, col. 513 (livre VII). Cité par Weinrich, Wala, p. 84. 349 F. Kern, Gottesgnadentum und Widerstandsrecht im früheren Mitelalter. Zur Entwicklungsgeschichte der Monarchie, Leipzig, 1914 (Mittelalterliche Studien, I/2). L’auteur montre que les Carolingiens, dans la lignée des conciles de Tolède, ont combattu le droit de révolte légitime de l’aristocratie (annexe 29, p. 417‑422). 350  Le Jan, « Dhuoda ou l’opportunité du discours féminin », (citation p. 111) et « The multiple identities of Dhuoda », dans Ego Trouble, op. cit., p. 211‑229. Manuel, III, 2 ; SC 225, p. 141.

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Corbie, son suffragant Jessé d’Amiens351. Au moment où Gottschalk se défend énergiquement contre l’accusation de lèse-majesté, l’archevêque est encore du côté de Louis le Pieux. C’est finalement sur le Champ du mensonge qu’Ebbon trahit Louis le Pieux en échange de l’abbaye de Saint-Vaast352. Les accusations portées contre Gottschalk avant cette date, ainsi que sa propre pensée politique, pointent vers Corbie. Les soupçons qui l’accablent pèsent lourd en faveur de l’hypothèse qu’il n’a pas obtenu sa liberté après Mayence. Libéré par Louis le Pieux à Worms en août 829, le retrouverait-on dans l’opposition à l’empereur à peine un an plus tard ? À l’inverse, si, comme on le pense ici, le jugement de Mayence a été cassé par un Louis le Pieux convaincu par l’argumentaire de Raban et par la nécessité de préserver le patrimoine du monastère royal de Fulda, les idées politiques de Gottschalk sur la prééminence de la loi de Dieu et la nécessaire désobéissance aux autorités iniques trouvent une explication évidente. On comprendrait alors mieux la « trahison » dont Gottschalk se plaint. Il affirme que « les siens », ses proches, réclament son jugement pour calomnie contre le nom des empereurs et celui d’Ebbon. On a interprété plus haut ce mei comme le réseau de Gottschalk lié à la Saxe, avec sa propre parenté. Or, en 832, l’armée de Louis le Pieux est composée essentiellement de Francs du Nord-Est et de Saxons353. Badurad de Paderborn semble faire partie des évêques restés fidèles à Louis le Pieux en 833 : Thégan rapporte que Louis le Pieux le charge de négocier la soumission de Lothaire dans la région d’Orléans en 834 : il est le premier à exhorter Lothaire à déposer les armes354. Il était un fidèle indéfectible dès la « révolte loyaliste » de 830 puisqu’Hilduin fut envoyé en captivité dans son diocèse. On sait aussi que Warin est resté fidèle à Louis, ce qui est sans doute la raison pour laquelle il obtint l’abbaye de Corvey, et peut-être à ce moment-là aussi celle de Rebais355. C’est enfin, et surtout, le cas du comte Ricdag lui-même, qui touche une donation de dix manses de Louis le Pieux en avril 833356. Cette donation concerne trois localités (Ampen, Alten-Geseke et Schmerleke) autour de Soest, dans le 351 Thégan, Vita Hludowici imperatoris, MGH SS rer. germ. 64, E. Tremp ed., Hannovre, 1995, p. 598. Plus loin, Thégan invective Ebbon en lui reprochant de s’être récusé en rappelant sur son siège Jessé. Voir aussi le témoignage de Flodoard, MGH SS 36, p. 183. Cf. McKeon, « Ebbo of Reims », op. cit. (p. 141), p. 441. 352  Flodoard, MGH SS 36, p. 184. 353  Annales de Saint-Bertin, p. 6. 354 Thégan, op. cit., p. 248 (c. 54). 355  Cf. Krüger, « Zur Nachfolgeregelung », Depreux, Prosopographie, p. 394‑396 (mais il ignore Rebais) et Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 115 (qui fait cette hypothèse pour Rebais). 356 Wenskus, Sächsischer Stammesadel, p. 301. En note 2702, il cite la notice 891, ce qui est une erreur corrigée par Ehlers, Integration Sachsens, p. 171, note 304, puisqu’il s’agit de la notice 920 des Regesta

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Brukteregau, en plein sur le Hellweg, très à l’ouest du cœur du domaine ricdagide (ostphalien, cf. p. 107). La dimension politique de cette donation a été soulignée : la guerre était imminente et le Hellweg est une position stratégique que Louis voulait savoir en mains sûres357. En somme, le chef du réseau de Gottschalk en 829 se tient fermement du côté de Louis le Pieux dans sa querelle avec ses fils358. Les « proches » de Gottschalk qui l’accusent de trahison quand il est dans l’entourage, à Corbie, des piliers de la « révolte loyaliste » et dont, on l’a vu, il partage les idées encore des années plus tard, sont à chercher en Saxe, dans son premier réseau. 4.  La cour d’Évrard et la mission dans les Balkans

On pourrait juger que Gottschalk mène, à partir de 840, la vie d’un fugitif chassé successivement de Vérone puis du Frioul. En réalité, tous ces lieux forment un réseau dépendant d’Évrard, sans lequel Gottschalk n’aurait pas pu tenter sa dernière « greffe », en marge de l’empire, avant le procès de 848. Le comte Évrard a des liens étroits avec Vérone. Il est possible qu’il en ait été comte, en plus de sa charge de marquis de Frioul359. Il était lié à Brescia, où l’on trouve les noms de toute sa famille dans le codice necrologico-liturgico de San Salvatore360. Sa femme Gisèle, une Carolingienne, y a été éduquée, comme bien d’autres membres de la famille royale361. Pendant sa carrière, il multiplie les interventions en faveur des Vénètes et d’Aquilée362 : or, Vérone se situe dans la province de cette dernière. Évrard entretenait des relations de collaboration étroites avec Noting. Ils apparaissent tous deux sur un diplôme en faveur de l’Église d’Aquilée en 843363, et leur collaboration se poursuit dans les années 850364. On ne peut affirmer que Gottschalk s’est déplacé dans un réseau Noting-Évrard, faute de preuves dès les années 830 ; toutefois, ce réseau se superpose aux liens naturels qui unissent le Frioul et Vérone.

Imperii I, 1. Cf. le texte dans Wilmans, Kaiserurkunden, p. 36‑39. Wilmans dit que le texte du diplôme est inhabituellement politique. Il dit aussi qu’il est possible que Wala ait signé les notes tironiennes. 357 Krüger, Grafschaftsverfassung, p. 52‑53. 358  Le cas de Geboin d’Osnabrück, accusé par la lettre de l’évêque Egilmar à Etienne V (Querimonia Egilmari) d’avoir participé à la révolte, est très controversé : cf. MGH Ep. 7, p. 360, note 4. 359  Storia di Brescia, op. cit. (chap. 1), p. 464. 360 MGH Libri memoriales et necrologia Nova Series t. 4, op. cit., p. 261. 361 Cf. Storia di Brescia, op. cit., p. 450‑460. Il ne faut pas confondre cette Gisèle avec la fille de Lothaire qui fut aussi abbesse de San Salvatore, de 851 à 860. 362  Die Urkunden Lothars  I. und Lothars  II., T. Schieffer ed., Berlin, 1966 (MGH Diplomatum Karolinorum t. III), n° 62 et 76. 363  Ibid., p. 192. 364 Cf. Translatio S. Calixti Cisonium, MGH SS 15.1, p. 419 ; Chronica Albrici, Scriptorum tomus XXIII, Hannovre, 1874 (MGH Scriptores in folio t. XXIII), p. 734 ; Annales de Fulda, MGH SS rer. germ. 7, p. 48.

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Une seconde raison possible à la présence de Gottschalk à Vérone serait qu’il dispose de réseaux sur place. En effet, le testament d’Engelbert d’Erbè (28 mai 846), puissant aristocrate de la région de Vérone, cite parmi ses exécuteurs testamentaires (rogatores) un certain « prêtre Godescalc, fils de Gudalibo » ; celui-ci reçoit également une donation pour prier pour le salut de l’âme d’Engelbert365. Ce prêtre Gottschalk n’est pas le moine saxon : il réapparaît comme souscripteur d’une charte de 862, où trois chanoines de Vérone font un échange avec l’échevin Grauso366. Il ne s’agit pas non plus de son filleul et homonyme, trop jeune. Il n’en demeure pas moins que les trois personnages portent le même nom. Autres coïncidences troublantes : l’élément Lib- dans le nom de son père, qui peut faire penser à Liba du Saalegau, et la présence, parmi les rogatores, d’un certain abbé Ebbon, qui évoque le protecteur de Gottschalk. Dans la mesure où Vérone avait des liens avérés avec à la fois l’Alémanie et Fulda, et où bien des partisans de Lothaire l’ont suivi en Italie en 834‑835, il peut s’agir de membres d’un même réseau. Il est hélas impossible de le vérifier : on se trouvera dans la même incertitude au sujet de l’évasion de Guntbert (p. 234). Tout du moins fallait-il signaler la coïncidence. En définitive, la raison la plus vraisemblable du séjour de Gottschalk dans le Frioul est, non seulement la cour d’Évrard et les réseaux du saxon, mais la frontière balkanique. Nous l’avons vu, le séjour de Gottschalk s’inscrit dans une entreprise d’évangélisation annoncée par Velox Calliope et explicitée par les sources postérieures367. Celle-ci aurait été impossible sans les réseaux d’Évrard. La mission, au haut Moyen Âge, s’appuie sur « une infrastructure de routes, de relais, de monastères, sur un réseau de protections qui montrent que c’est l’ensemble de la société, en tous cas l’ensemble des puissants de la région, qui participe à l’action missionnaire, de part et d’autre de la frontière »368. Le Frioul est la marche de conquête et de protection du monde franc ; elle correspond idéalement à cette interface dans laquelle Francs et Slaves, chrétiens et païens se fréquentent369. 365  Chartae latinae antiquiores, Part 60, Italy 32, Verona 2, F. Santoni ed., Zürich, 2002, n° 25, p. 109‑117. Cf. E. Bolisani, « Un interessante testamento veronese del IX secolo », dans Miscellanea in onore di Robert Cessi, vol. 1, Rome, 1958, p. 43‑49 ; A. Castagnetti, « La distribuzione geografica dei possessi di un grande proprietario veronese del secolo IX : Engelberto del fu Grimoaldo di Erbé », dans Rivista di storia dell’agricoltura, 9, 1969, p. 15‑26. Sur la présence de non-francs à Vérone, voir de ce dernier auteur Minoranze etniche dominanti e rapporti vassallatico-beneficiari : Alamanni e Franchi a Verona e nel Veneto in età carolingia e post-carolingia, Vérone, 1990. Je remercie vivement Marco Stoffella pour son aide au sujet de cette charte. 366  V. Fainelli, Codice diplomatico veronese, vol. 1, Venise, 1940, n° 227. 367  Cela a été bien vu par Genke et Gumerlock, translated Texts, p. 30. 368  G. Bührer-Thierry et T. Lienhard, « Les élites aux frontières, mobilité et hiérarchie dans le cadre de la mission », dans Les élites dans le haut Moyen Âge, VIe-XIIe siècle, colloque des 27‑28/11/2003 des universités de Marne-la-Vallée et Paris 1, mis sur internet en octobre 2004 (http://lamop.univ-paris1.fr/spip. php ?article438). Sans pagination. 369  Cf. P. Paschini, Storia del Friuli, Udine, 1990, p. 155‑172, Khrawinkler, Friaul, p. 245‑307, A. Schwarcz, « Pannonien im 9. Jahrhundert und die Anfänge der direkten Beziehungen zwischen dem ostfränkischen

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Le contexte récent renforce ce rôle d’interface. Après une poussée dans les Balkans sous Charlemagne, l’emprise franque subit un coup d’arrêt lors de la révolte du Slave Liudevit en 819. Les principautés slaves qui entourent le Frioul restent alors sous influence franque, mais sont indépendantes. C’est notamment vrai du duc Trpimir, qui passe dans le folklore pour le premier « roi de Croatie ». Il noue des liens avec Évrard : la plus vieille charte croate (852) est datée d’après les dates de règne de Lothaire et on sait, grâce à l’Évangéliaire de Cividale, que Trpimir a fait avec son fils un pèlerinage dans un couvent frioulan non identifié370. Il y avait donc des liens diplomatiques riches entre la cour de Frioul et les chefs des principautés slaves environnantes, en particulier Trpimir : leurs élites circulaient de part et d’autre de la « frontière ». C’est la protection d’Évrard qui permet à Gottschalk de circuler dans le réseau des élites balkaniques371. Gottschalk cite, à l’occasion d’une anecdote, le nom de Trpimir, qu’il appelle « roi des Slaves » ; le Saxon prend l’initiative de le ravitailler lors d’une campagne militaire contre Byzance372. Le moine d’Orbais, qui a fréquenté la cour d’Évrard, semble avoir personnellement connu le chef des Croates. En Bulgarie même, il fréquente les élites, comme le montre ce passage du De corpore et sanguine Domini : Alors qu’il en est ainsi et qu’aucun chrétien ne pourrait le nier – même les païens le savent, car jadis, chez les Bulgares, un païen noble et puissant m’a prié de boire pour l’amour de ce Dieu qui change le vin en son sang – etc.373

Reich und den Bulgaren », dans Forschungen zur Geschichte des Mittelalters, 1. Grenze und Differenz im frühen Mittelalter, W. Pohl et H. Reimitz éd., Vienne, 2000 (österreichsche Akademie der Wissenschaften, philosophisch-historische Klasse, Denkschriften, 287), p. 99‑104, T. Lienhard, « Les combattants francs et slaves face à la paix : crise et nouvelle définition d’une élite dans l’espace oriental carolingien au début du IXe siècle », dans Les élites au Haut Moyen Âge, Crises et renouvellements, F. Bougard, L. Feller et R. Le Jan dir., Paris (Brepols), 2005 (Collection Haut Moyen Âge, 1), p. 253‑266, et F. Borri, « Fracia e Chroatia nel IX secolo : storia di un rapporto difficile », dans MEFR 2008, 120/1, p. 87‑103. 370  Sur la charte, cf. Diplomaticki zbornik kraljevine Hrvatske, I. Listine godina 743‑1100, Zagreb, 1967, p. 3 ; sur le pèlerinage, voir les signatures de l’Évangéliaire de Cividale éditées dans Bethmann, « Evangelienhandschrift » (dans ce dernier, f. 5v : domno tripimiro). On ignore toujours d’où provenait l’Évangéliaire de Cividale, copié au Ve siècle et conservé longtemps à Aquilée, au plus tôt depuis Louis le Pieux. Sa renommée vient du fait qu’on prétend que l’Évangile de Marc est autographe ; il a été retiré de l’Évangéliaire au XIVe siècle et est conservée à Venise. Au sujet de l’histoire de l’Évangéliaire et de la distinction entre les entrées authentiques et apocryphes (en particulier les noms de rois lombards), voir K. Schmid, « Nameneinträge im Codex Foroiuliensis. Bemerkungen zum Fälschungsproblem in der Gedenküberlieferung », dans Fälschungen im Mittelalter, I. Kongressdaten und Festvorträge. Literatur und Fälschungen. Internationaler Kongress der MGH, München, 16‑19. September 1986, Hannovre, 1988 (MGH Schriften, 33.1), p. 551‑586. 371  L’hypothèse de B. Boller (Gottschalk, p. 43, note 90) reprise par Genke (translated Texts, p. 31) d’après laquelle le duc slave Borna (810‑821) serait le père de Gottschalk est bien trop fragile pour être retenue. 372 Lambot, Œuvres théologiques, p. 169. 373  Ibid., p. 325.

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À en croire ce passage, Gottschalk s’est trouvé attablé avec un noble Bulgare et a échangé avec lui des amabilités. Le « chapelain » d’Évrard fréquente ainsi les élites slaves et bulgares. Depuis le début du IXe siècle, les Bulgares font en effet peser une grosse pression sur les principautés slaves des Balkans, et Évrard doit mener contre eux plusieurs campagnes374. Ce serait donc un contresens de penser que Gottschalk est parti pour les Balkans après avoir été chassé de chez Évrard ; au contraire, seuls ses réseaux et sa protection le lui ont permis. Le récit de la bataille entre Trpimir et les Byzantins montre aussi que les apparences jouent en faveur d’un séjour prolongé de Gottschalk dans les Balkans, et non des pérégrinations d’un réfugié : imagine-t-on le Saxon en fuite, chassé de la cour de Frioul, un vagabond en somme, accueilli par le « duc » des Slaves, chasé sur ses terres et accompagné d’un filleul ? Cela permet également de comprendre le fait qu’il fréquente les élites. L’évangélisation commence par l’adoption de comportements collectifs, souvent dictée par l’élite375. La culture de mission n’était pas étrangère à Gottschalk : il a grandi en Saxe, pays récemment converti, et a fréquenté Ebbon et Gislemar. La conversion des Danois fait partie des priorités de la politique de Louis le Pieux dans les années 820. James Palmer a pu supposer que la tension eschatologique qui baigne la Vita Anskarii de Rimbert (c. 869‑876) ait été liée à la doctrine de la prédestination de Gottschalk : les missionnaires partagent une éthique de la grâce, du jugement et de la rétribution qui évoque la controverse376. À de nombreux égards, le milieu d’origine de Gottschalk et la fréquentation de Corbie et d’Ebbon expliquent son départ en mission. Le Frioul est la base arrière des missions en direction des Slaves. L’Évangéliaire de Cividale regorge de noms d’origine slave : les convertis faisaient leurs premières dévotions dans le Frioul377. Au siècle suivant, Constantin Porphyrogénète raconte qu’un moine franc nommé Martin évangélisait l’actuelle Croatie à peu près quand Gottschalk se trouvait en Dalmatie378 ; on en trouve en effet dans l’Évangéliaire de Cividale de nombreux clercs nommés Martin, d’après le saint patron de la

374 MGH Poetae 3, p. 212 (n° 53, vers 23). 375  W. Van Egmont, « Converting Monks : missionary activity in early medieval Frisia and Saxony », dans Christianizing peoples and converting individuals, International medieval research 7, I. Wood dir., Brepols, 2000, p. 37‑47. 376  Palmer, « Rimbert’s Vita Anskarii », op. cit., p. 243 ; cf. Genke, translated Texts, p. 22. 377  Bethmann, « Evangelienhandschrift ». On trouve des noms originaires de Bulgarie (par ex., 3v : hic sunt nomina de Bolgaria, inprimis rex illorum Michahel), parmi lesquels le prince Michel qui se fit baptiser en 861, mais aussi des Slaves : on a déjà mentionné Trpimir (f. 5v). 378  Constantinus Porphyrogenitus, De administrando Imperio, G. Moravcsik éd. et R. J. H. Jenkins trad., Washington D.C., 1967 (Corpus fontium historiae byzantinae I), c. 31, p. 148‑151.

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monarchie franque379. Dans ce contexte de compétition missionnaire entre Francs et Grecs, le récit de Gottschalk doit être lié à la politique active d’Évrard dans les Balkans : la conversion des peuples voisins est un enjeu de poids. La mission de Gottschalk s’inscrit dans un vaste mouvement d’acculturation des Slaves à la culture chrétienne : un prodige intellectuel et de haute extraction est pour Evrard un atout inestimable. Conclusion

Après l’échec de son ascension sociale dans le bassin parisien, la cour d’Évrard offre à Gottschalk le double avantage d’être un espace périphérique, relativement autonome, et un terrain d’évangélisation. Les espaces frontaliers sont un ascenseur social idéal ; le missionnaire couronné de succès y gagne un prestige considérable. Mais cette opportunité est à double tranchant : la périphérie est soumise à la centralité, c’est-à-dire à la cour. D’une certaine manière, on peut interpréter ainsi l’expulsion finale de Gottschalk. Averti par Raban, Évrard n’a pas pris le risque de se compromettre auprès des proches du pouvoir. Il reçoit en effet un courrier de Raban Maur au ton menaçant380 et correspond par deux fois avec Hincmar qui le félicite de son zèle pour la « paix de l’Église », ce qui pourrait être une allusion à l’expulsion de Gottschalk381. Réduit à choisir entre les élites ecclésiastiques de l’empire et Gottschalk, Évrard a délogé celui-ci de son dernier champ d’ascension sociale, ce qui l’a poussé à la confrontation doctrinale avec Raban, avec les résultats qu’on sait. La dernière tentative d’intégration à une élite locale a échoué. III.  Les clivages du concile de Quierzy en 849 Le concile de 849, qui se déroule de façon excessivement violente, est le lieu où les tensions des deux décennies précédentes se dénouent. Ceux dans l’entourage de qui Gottschalk a gravité sont soit impuissants, soit réticents à le soutenir. Mais pour certains des participants au moins, rien n’était joué. Les sources décrivent habituellement un concile comme un lieu d’unanimité. Déconstruire celle-ci, mettre en exergue le rapport de force qui a abouti à la condamnation du Saxon est l’enjeu des pages qui suivent. David Ganz a pointé les clivages qui divisaient les premiers conciles du règne de Charles le Chauve : 379  Bethmann, « Evangelienhandschrift » : f. 8r (martinus pbr), 42v (domine miserere servo tuo martino presbitero), 196r (martino diacono). 380 MGh Ep. 5, p. 487 : Confido enim te, vir venerande, bene esse christianum nec aliquid te habere velle in tua communione quod evangelio Christi adversetur, sed magis hoc quod placeat Deo et ad salutem pertinet animarum. 381 MGH Ep. 8, p. 26, n° 46 et p. 36‑37, n° 69.

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il reste à donner à cette intuition une dimension prosopographique en traitant les évêques au cas par cas382. Les listes de souscription le permettent : on peut reconstituer la dynamique du concile. La reconstitution du réseau de Gottschalk à Quierzy nous impose un ex-cursus sur les rivalités conciliaires, rivalités qui peuvent seules expliquer l’échec de ce réseau tout en rendant quelque couleur à ces rituels mal documentés et perçus comme de froides procédures. A.  Unanimité et rivalité en concile Les sources offrent un aperçu surprenant des rouages de réunions où le lieu commun de « l’unanimité » cache des rapports de force parfois tendus383. L’unanimité est signe de la présence de Dieu384. Le règne de Charles le Chauve n’échappe pas à cette règle. Dès le capitulaire de Coulaines de 843, l’unanimité de la décision est un facteur essentiel de sa validité : c’est par elle que les intérêts particuliers sont transcendés et s’effacent devant le « salut commun » prononcé par tous, « sous un seul chef, le Christ, comme un seul homme dans le corps d’une seule Église, chacun membre de l’autre… »385. L’unanimité de la décision manifeste l’incorporation de la société dans l’Église. Le roi en est garant. Mais cette unanimité n’est pas qu’un lieu commun relevant de la rhétorique. L’unanimitas des conciles et des capitulaires est un concept politique386. Cette unanimité est le corollaire de la notion de vérité : celle-ci se manifeste dans l’unité cléricale. Alcuin écrit à Charlemagne : « il y a une concorde profonde entre l’unité dans la vérité et la vérité dans la paix »387. Seule cette « vérité unanime » constitutive de l’Église permet la condamnations d’hérétiques qui sont forcément des individus isolés : erreur et solitude vont de pair388. L’unanimité est alors une fiction nécessaire à la légitimation du pouvoir. Pour la déconstruire et lui donner son véritable sens de miroir, bien fragile, de la vérité, il faut d’abord évoquer la réalité du déroulement d’un concile, puis reconstituer les rapports de force du concile de 849.

382  Ganz, « The debate on predestination… », p. 286, note 20 (nb : 849 et non 853). 383  R. MacMullen, Voting About God in Early Church Councils, New Haven, 2006. 384  Les actes rappellent souvent Mt 28, 20 ou Ac 4, 32. 385 MGH Cap. reg. franc. 2, p. 254. 386 Cristiani, Dall’unanimitas all’universitas, p. 18. 387 MGH Ep. 4, p. 199 (lettre à Charlemagne en réponse à des interrogationes, vers 798) : Multum sibi denique concinunt verax unitas et pacifica veritas (cité par Cristiani, ibidem). 388  Alain Boureau a suggéré que l’hérétique représente, dans son individualité, l’inverse d’une Égliseréceptacle de la « vérité unanime » : un puits insondable de secrets forgés par le diable dans l’opacité de sa conscience (« l’individu, sujet de la vérité ou suppôt de l’erreur », dans L’individu au Moyen-âge, p. 289‑307).

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Comment se déroulait concrètement un concile carolingien ? S’agissait-il d’une machinerie rituelle parfaite, ou bien les rivalités personnelles y transparaissaient-elles ? Le discours normatif peut nous fournir, en négatif, quelques indices précieux, en particulier les ordines qui enrichissent l’ordo de celebrando concilio wisigothique389. Dans l’ordo 7, le métropolitain récitant l’ordre du jour invite ses confrères à exprimer leur éventuel désaccord sans esprit de « rivalité » (contentio)390. Le troisième jour du concile, le même métropolitain répète son invitation à débattre « avec bienveillance et mesure »391. L’ordo s’achève par une prière pénitentielle. L’ordo 2 invite également à s’exprimer sans trace de rivalité (contentio)392. L’ordo évoque deux fois la possibilité que le concile soit agité par des mouvements de foule (tumultus)393. Ces clauses ont certainement été ajoutées à cause du concile de Tolède XI, marqué par des débats houleux394. « Rivalité », « contradiction », « agitation » : ces précautions sont discrètes, mais pas inutiles. L’idée d’un « concile agité » ne relève pas du fantasme. Les sources narratives laissent percevoir la même réalité. À Soissons, en 866, on ne put achever la lecture du quatrième memorandum d’Hincmar, « car certains faisaient un scandale »395. À Savonnières, le 14 juin 859, à la lecture publique des canons prédestinatiens de Langres, les esprits des évêques de Charles s’échauffent : il faut toute l’habileté de Rémi de Lyon pour calmer le jeu396. En 862, au concile de Soissons, Hincmar fait du chantage à Rothade qu’il entend déposer : s’il signe son acte de déposition, il obtiendra une abbaye397. L’archevêque se plaint que son suffragant, « plus dur qu’une pierre », ait tenu bon, avant de le décrire comme un « fou » (maniaticum) qui refuse les exhortations des évêques et du roi « en larmes »398. Il fallait que Rothade ait le cœur bien dur… Il est significatif qu’à ce dernier synode, d’après l’appel de Rothade à Rome, Charles ait siégé quasi omnium dominus et cherché à imposer sa sentence399. La présence du souverain fausse la liberté de parole. 389  La recherche sur les ordines, dont la quasi totalité des manuscrits est postérieure au IXe siècle, ne permet pas toujours de les dater avec exactitude : voir l’introduction à l’édition de MGH, ordines de celebrando concilio, p. 4‑11. C’est pourquoi ici on ne se servira que des ordines n° 2 et 7. 390 MGH ordines de celebrando concilio, p. 309. 391  Ibid., p. 60. 392  Description des manuscrits dans MGH Ordines de celebrando concilio, p. 143‑173 ; voir ici p. 179‑180. 393  Ibid., p. 182, c. 12. 394  C. Munier, « L’Ordo de celebrando concilio wisigothique. Ses remaniements jusqu’au Xe siècle », dans Revue des sciences religieuses, 37, 1963, p. 250‑271 (255‑256). 395 MGH Ep. 8, p. 185 : post haec ista quae sequitur scedula synodo est porrecta, sed quibusdam scandalizantibus non est perlecta (note marginale du manuscrit Laon, BM, 407). 396  PL 125, col. 66 (cf. chap. 1). 397 Devisse, Hincmar, p. 593. 398 MGH Ep. 8, p. 150. 399  D’après le liber proclamationis de Rothade cité par Hartmann, « Laien auf Synoden », p. 264. MGH Conc. 4, p. 182.

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L’affaire de la destitution a posteriori du pape Formose livre le même enseignement. Un an après le procès cadavérique de 896‑897, le pape Théodore tient un concile de réhabilitation à Ravenne en 898. Six évêques y avouent l’un après l’autre avoir condamné Formose coacte, « sous la contrainte », ou invitus, « à mauvais gré »400. En matière de décision jouée d’avance, les conciles portant sur l’hérésie sont particulièrement instructifs. Le concile de Quierzy de 838, qui sanctionne les accusations d’hérésie portées à Lyon contre Amalaire de Metz pendant trois ans, mérite un commentaire. Les actes n’ont pas été conservés ; les annales de Saint-Bertin n’en font aucune mention ; seul Florus victorieux – excepté un écho lointain dans les Annales de Xanten – narre sa propre geste401. Il insiste sur le rôle du roi, notamment dans la convocation du concile. La condamnation n’a pas affecté la fortune des écrits amalariens qui se sont propagés malgré l’opprobre dont cette « condamnation » devait les maculer402. K. Zechiel-Eckes insiste sur l’aspect politique de la polémique amalarienne. Quelle liberté de parole a pu exister dans un tel concile ? En somme, de multiples précautions sont prises contre ce qui est fatalement le lot de telles réunions : rivalités personnelles et parole bridée. Le tout, sous le regard du roi, qui n’est pas étranger à l’ambiance. Au concile de Soissons, en 853 - concile controversé entre tous – Charles le Chauve siège au milieu des évêques et son notaire souscrit aux actes, chose inhabituelle403. Il ordonne qu’on lise les témoignages sur la déposition d’Ebbon en deuxième session. Il obtient, à la fin du synode, que la peine d’excommunication des clercs d’Ebbon soit commuée. Rien ne défend d’imaginer une situation comparable à Quierzy, en 849404. B.  Le rapport de force à Quierzy 1.  Le nombre de souscriptions

Hincmar affiche, dans le De praedestinatione de 860, la belle unanimité des évêques qui ont condamné Gottschalk405. Ce qui compte pour lui n’est pas la manière dont 400  Cf. protocole du concile de Ravenne de 898, MGH Conc. 5, p. 434‑435. Au total, six évêques disent avoir participé ou signé sous la contrainte. Voir maintenant L. Jégou, « Compétition autour d’un cadavre. Le procès du pape Formose et ses enjeux (896‑904) », dans Revue historique, 615, 2015, p. 499‑523. 401 MGH Conc. 2, 2, p. 768‑782. Le récit de Florus met en scène des évêques particulièrement naïfs. Mise au point sur l’ordre exact des textes dans Zechiel-Eckes, Florus, p. 54‑59 et récit p. 62‑70. 402  La tradition manuscrite d’Amalaire est étonnamment riche pour un écrivain condamné (cf.  A. Cabaniss, Amalarius of Metz, Amsterdam, 1954). Florus se plaint vers 852 que malgré son infamie, Amalaire soit encensé et ses livres, qu’il faudrait brûler, lus (CCCM 260, p. 401). 403 MGH Conc. 3, p. 279. Cela apporte une certaine nuance à Hartmann, « Laien auf Synoden », p. 263. 404 Cf. Lot-Halphen, Charles le Chauve, p. 200. 405  PL 125, col. 85.

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le concile s’est déroulé mais le résultat, c’est-à-dire la souscription « unanime » de tous les participants. Traditionnellement, le nombre de ces souscriptions donne autorité au concile. Cela est valable aussi pour en 849. Amolon de Lyon a des scrupules à correspondre avec Gottschalk, condamné par un concile de ses confrères406. Mais il y a un problème. Voici la liste des participants donnée par Hincmar de Reims dans le De praedestinatione, en 860407 (j’ajoute les chiffres) : 1. Wenilon de Sens, 2. Hincmar de Reims, 3. Folcoin de Thérouanne, 4. Thierry de Cambrai, 5. Rhotade de Soissons, 6. Ragenar d’Amiens, 7. Immo de Noyon, 8. Erpoin de Senlis, 9. Loup de Châlons-en-Champagne, 10. Ermenfrid de Beauvais, 11. Pardoul de Laon, 12. Teutbold de Langres, 13. Gernobrius de Tours, 14. Rigbold chorévêque de Reims, 15. Witao chorévêque de Cambrai.

On compte ici quinze archevêques, évêques et chorévêques. Or, la sentence d’excommunication de Gottschalk mentionne douze évêques. Alors que retenir : douze ou quinze408 ? On compte quinze évêques, rangs et provinces confondus. On en compte treize si l’on exclut les chorévêques ou les archevêques ; dix, si l’on ne compte que les évêques de la province de Reims ; mais douze, si l’on y ajoute ses deux chorévêques présents. Les évêques non rémois auraient donc été écartés du jugement409. On doit mettre cette restriction sur le compte du légalisme d’Hincmar. Le concile de Quierzy, présidé par celui-ci et Wenilon, n’est pas à strictement un concile provincial. Sa réunion se justifie par plusieurs affaires judiciaires, liées à une assemblée royale, d’où la présence d’autres évêques que ceux de la province d’Hincmar ; mais Gottschalk n’a été jugé que par les évêques de sa province410. En 849, l’intitulé de la sentence laisse entendre qu’elle n’émane que des évêques placés sous l’autorité d’Hincmar. En 860, ce dernier mentionne la participation des évêques d’autres provinces que la sienne pour une raison précise : donner l’impression d’une unanimité plus large. Il ajoute, comme témoins, ceux des participants qui sont devenus évêques par la suite (Wenilon de Rouen, Énée de Paris, Isaac de Langres), les abbés Paschase, Bavo et Halduin, et même l’archidiacre de Reims Rodoald et son économe Wulfade. En 864, l’archevêque écrit à Nicolas Ier 406 MGH Ep. 5, p. 369. 407  PL 125, col. 85. 408  Cf. sur ce problème Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 205 et Heresy and Dissent, p. 141. 409 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 104‑105, note 3, suggérait que trois des quinze évêques se fussent abstenus : il faut le comprendre comme une marque de légalisme et non comme un refus de participer au jugement. 410  Contrairement à ce que dit Devisse, Hincmar, p. 127, note 62. 

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que Gottschalk a été condamné « par des évêques des Gaules »411 pour la même raison. Hincmar avait des raisons de vouloir muscler le consensus : il y a tout lieu de penser que la décision n’a pas vraiment été unanime. En 849‑850, Gottschalk fait circuler, entre autres documents, un appel « aux évêques qui ont assisté à sa condamnation ». Il ne pouvait compter, pour obtenir sa réhabilitation, que sur ses anciens juges. S’il y avait unanimité contre lui, une telle tentative aurait été vaine. Gottschalk connaissait ces évêques : d’après Hincmar, le Saxon, voyant sa cause perdue, se mit à invectiver les évêques un par un, personnellement412. C’est un signe qu’il se sentait trahi : on voit resurgir le proche d’Ebbon accusé de faire jeu égal avec son archevêque, dans les années 830. 2.  Les évêques de Quierzy

A. Freystedt, dès 1898, faisait remarquer que plusieurs des évêques de Quierzy sont du côté de la double prédestination les années suivantes413. Il s’agit maintenant de montrer que ceux qui sont, pour des raisons doctrinales et personnelles, à classer parmi les partisans de Gottschalk finissent, au terme du concile, par le laisser condamner. Concentrons nous d’abord sur ceux qui ne font pas partie des « douze ». On peut assurer que la position de deux d’entre eux était plutôt du côté de Gottschalk que de celui d’Hincmar : Teutbold et Wenilon. Wenilon de Sens, archevêque qui oint Charles à Orléans en 848, est aussi le moteur de la rébellion contre le souverain dix ans plus tard. Ce revirement, nous le verrons plus loin, eut notamment pour cause la controverse. Pour l’heure, rappelons que le métropolitain de Sens demande à Prudence de réfuter Jean Scot en 850 ; on le surprend aussi à disserter sur le Collectaneum de tribus quaestionibus de Loup. C’est dans sa province qu’on exige du candidat royal Énée au siège épiscopal de Paris une profession de foi prédestinatienne. Dès les semaines qui suivent Quierzy, la province de Sens s’interrogeait sur la condamnation et, peut-être, se mobilisait pour l’augustinisme. En novembre a lieu un synode de la province de Sens à Paris. On y traite des affaires courantes. Mais pas seulement : deux ans plus tard, Prudence accuse l’Irlandais d’avoir reproduit frauduleusement, dans son traité, des extraits patristiques. « Tu aurais bien pu être informé par les extraits que j’ai pris soin de prélever dans les livres [des Pères] et de présenter à des frères, 411 MGH Ep. 8, p. 160 : Postea autem a Belgicae Remorum ac Galliarum provinciarum episcopis auditus… 412  MGH ep. 8, p. 27 : ut arrepticius cum quod rationabiliter responderet non habuit, in contumelias singulorum prorupit. 413  Freystedt, « Studien zu Gottschalks Leben », p. 15.

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avec l’accord du synode, il y a deux ans »414. Un florilège patristique en faveur de la double prédestination a donc été mis à disposition des évêques de la province de Sens : cela rend l’aval de Wenilon, lors de la condamnation de la double prédestination, difficilement concevable415. Teutbold de Langres416, conformément au partage de Verdun, est un membre à la fois du royaume de Charles et de la province de Lyon. S’il ne fait peut-être pas partie des signataires de Quierzy, il assiste à l’exécution de la sentence. C’est ce qu’on peut déduire d’un passage du Liber de tribus epistolis : « c’est ce que nous ont raconté ceux qui y ont assisté »417. Qui mieux que Teutbold, qui comptait pourtant parmi les soutiens précoces de Charles le Chauve418, pourrait être ce témoin ? Il avait, dans les années 840, correspondu avec son métropolitain au sujet de fausses reliques qui troublaient Saint-Bénigne de Dijon419. Cela rejoint un autre problème d’arithmétique : les souscriptions du concile prédestinatien de Valence, en janvier 855. Si Teutbold y avait souscrit, on aurait un indice ferme de son hostilité à la position hincmarienne. Or, alors que la notice mentionne la présence de quatorze évêques, la liste de souscriptions n’en cite que neuf – et pas Teutbold420. Peut-être, tout en participant aux débats, n’a-t-il pas pu souscrire à des capitula qui condamnaient un concile réuni par son souverain ? À la fois en 849 et en 855, Teutbold est dans l’ambiguïté, résultat de la situation frontalière de son diocèse. Si l’on se concentre à présent sur les évêques de la province de Reims, le bilan n’est pas plus favorable à Hincmar. Voyons d’abord le chorévêque de Reims Rigbold. Son rôle est d’aider l’évêque à diriger le diocèse ; on dispose à ce sujet d’un indice fiable avec le De ministris remensium ecclesiae qui remonte au temps d’Ebbon421. Il doit surveiller les mœurs du clergé, la fiabilité des sacrements, prêcher aux clercs comme aux laïcs et garder les couvents de toute négligence. Mais surtout, prescrit le document, qu’il se garde d’outrepasser ces droits et de consacrer quiconque422 ! On met déjà le doigt sur le problème qui mène à l’éviction des chorévêques423. Or, la vague anti-chorévêques, à 414  PL 115, col. 1156. Au sujet de ce florilège, voir Zechiel-Eckes, Florus, p. 85, et mes réserves dans Pezé, « Deux manuscrits personnels de Prudence », p. 146, note 122. Jérémy Delmulle a maintenant montré qu’il ne pouvait s’agir de la lettre de Prudence à Hincmar et Pardoul : voir sa contribution au volume La controverse carolingienne sur la double prédestination. Histoire, textes, manuscrits, à paraître. 415  Contrairement à Bouhot, « Le de divina praedestinatione de Jean Scot », p. 258. 416  Duchesne I, p. 183. 417  CCCM 260, p. 370. 418 Nelson, Charles le Chauve, p. 133. 419 MGH Ep. 5, p. 363‑368. 420 MGH Conc. 3, p. 351 et 365. 421  Stratmann, « De ministris », p. 131‑135. 422  Ibid., p. 135. 423  Pour une synthèse sur les chorévêques et les causes de leur disparition, voir Gottlob, Chorespikopat.

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Reims, date de l’arrivée au pouvoir d’Hincmar424. On sort alors de la vacance du siège rémois : pendant dix ans, les sacrements ont été délivrés par des évêques extérieurs et, inévitablement, par les chorévêques. En 846, le concile de Meaux-Paris promulgue un canon qui les avertit de ne délivrer aucun sacrement réservé aux évêques425. La plainte se fait plus pressante dans une lettre d’Hincmar à Léon IV de 849 conservée par Flodoard : « il le consulte au sujet de ceux que la témérité des chorévêques a osé ordonner ou à qui ils ont osé transmettre le Saint-Esprit »426. Difficile de ne pas lier la requête avec l’affaire Gottschalk427. Ce dernier fut ordonné pendant la vacance épiscopale par Rigbold, à l’insu de son ordinaire Rothade, entre 835 et 840 : le concile de Quierzy a soin d’invalider cette ordination. Comme le fait remarquer Gottlob, l’argument d’Hincmar est autant l’irrégularité de l’ordination, à l’insu de l’évêque, que l’incapacité du chorévêque à la célébrer428. L’information est d’autant plus importante pour nous : quel pouvait être le degré d’amitié entre Gottschalk et Rigbold pour que celui-ci ordonne celui-là sans la permission de son ordinaire, Rothade ? On peut alors douter de la motivation de Rigbold à souscrire à une condamnation qui frappe son ancien protégé, alors même qu’Hincmar poursuit une politique de restriction des prérogatives des chorévêques en général. Nous avons déjà eu l’occasion de parler de l’amitié entre Gottschalk et Loup de Châlons, chargé d’administrer le diocèse de Reims pendant la vacance. La lettre de Gottschalk suggère qu’ils partageaient les mêmes vues sur la question de la grâce : Mais si la divine piété daigne me montrer sa clémence grâce à vos mérites, cette piété sans laquelle jamais aucun saint, et surtout aucun de nous qui sommes iniques n’a pu, ne peut ni ne pourra une seule fois, comme votre excellence le sait mieux que moi [je souligne], tendre son esprit au commencement ou à l’accomplissement d’aucun bien429.

C’est la doctrine augustinienne de la grâce qu’expose Gottschalk, à travers la question de l’initium bonae voluntatis débattue jusqu’au concile d’Orange en 529430. Les

424  Ibid., p. 96‑101. Au sujet de l’anti-chorépiscopat lyonnais à la même époque, on peut consulter le traité décrit par R. E. Reynolds, « A ninth century treatise on the origins, office and ordination of the bishop », dans Revue Bénédictine 85, 1975, p. 321‑332. Ce problème s’inscrit dans le cadre, qui nous mènerait trop loin, des Fausses décrétales ; Zechiel-Eckes, « Der ‘unbeugsame’ Exterminator ? », démontre que le pseudo-Isidore ne s’attaque aux chorévêques qu’après les capitulaires de Benedictus Levita, soit avril 847 et les recensions A1, A/B et Cluny. La recension A2, la plus ancienne, est neutre. 425 MGH Conc. 3, p. 105‑106. 426 MGH Ep. 8, p. 11. 427  Thèse qui est déjà celle de Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 22. 428 Gottlob, Chorespikopat, p. 96‑97. 429 Lambot, Œuvres théologiques, p. 50. 430  Voir entre autres Augustin, De dono perseverantiae 13, 33 : unde satis dilucide ostenditur et inchoandi et usque in finem perseverandi gratiam Dei non secundum merita nostra dari.

LA FABRIQUE DE L’EXCLUSION : TRAJECTOIRE ET RÉSEAUX DE GOTTSCHALK D'ORBAIS

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mêmes traces de scepticisme à l’égard du charisme propre des saints se retrouvent, outre ce morceau, en au moins deux endroits des opuscules grammaticaux de Gottschalk, notamment à propos de saint Rémi431. Gottschalk est cohérent et professe, dans sa lettre à Loup, sa doctrine habituelle. On est davantage frappé par la formule : « comme votre excellence le sait mieux que moi ». L’évêque correspond avec le moine et la réponse de celui-ci donne tous les signes d’une certaine connivence. Le dernier évêque dont on peut mettre en évidence les liens avec Gottschalk est l’ordinaire d’Orbais, Rothade (832‑869). Flodoard nous a conservé une lettre montrant qu’Hincmar, en attente du synode, a laissé le moine à la garde de son ancien ordinaire, à charge pour lui de l’envoyer à Quierzy, dans le diocèse de Soissons432. Hincmar est-il responsable de cette situation, qui prive Rothade du jugement de son clerc ? À Mayence en octobre 848, Gottschalk est présenté comme moine de la métropole de Reims, davantage que comme moine du diocèse de Soissons : il a dit avoir été ordonné à Reims433. Les Annales de Fulda rapportent que, convaincu d’hérésie, il fut renvoyé « à son évêque Hincmar de Reims » - Hincmar rapporte d’ailleurs la même chose434. Il est naturel, dans ces circonstances, que Raban ait pris Hincmar comme interlocuteur et remette le jugement définitif – et Gottschalk – entre ses mains. Si Hincmar avait donc des raisons procédurales de garder la main sur l’affaire Gottschalk en tant qu’archevêque de Reims, il y en a d’autres. Dans le De una deitate, Hincmar affirme que la condamnation du moine saxon par l’évêque de Soissons, si elle avait eu lieu, aurait été valide435 : ce n’est donc pas pour des raisons d’abord procédurales que Gottschalk a échappé à Rothade436. Rothade avait toutes les chances de partager la doctrine de Gottschalk, avec qui il était lié d’amitié. On en est d’autant plus sûr que pendant la décennie 850, Rothade essuie réprimande sur réprimande437 ; le conflit perdure jusqu’à la déposition de l’évêque en 862438. 431 Lambot, Œuvres théologiques, p. 455. 432 MGH Ep. 8, p. 8 (n° 23). 433  Voir la lettre de Raban à Hincmar de Reims, reproduite dans le De praedestinatione de celui-ci, PL 125, col. 84 : qui se asserit sacerdotem in vestra parrochia ordinatum. 434  PL 125, col. 84. 435  Ibid., col. 498. 436  Contrairement à Devisse, Hincmar, p. 126. Il affirme avec raison que le jugement par le synode provincial, fondé sur la Collectio dionysio-hadriana, est canonique. Mais il affirme qu’Hincmar, dans sa lettre à Nicolas Ier, se justifie d’avoir soustrait Gottschalk à la garde de Rothade, pas à son jugement. Or, on voit qu’Hincmar aurait considéré le jugement par le seul Rothade comme canonique : il doit s’en expliquer. 437 MGH Ep. 8, p. 7, 40, 41, 55, 56. 438 Bouhot, Ratramne, p. 55‑56, affirme que le traité De pactu sanctae Mariae, de date inconnue, a été suscité par la prédication d’adversaires qui seraient Rothade et Gottschalk : on n’a de cela aucune preuve.

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Ajoutons maintenant à cette liste celle des évêques proches de Gottschalk, mais dont le nom s’est perdu. Hincmar relate dans le De una deitate qu’un évêque partageait les thèses de Gottschalk sur la trina deitas et les a publiquement défendues, devant le roi, au concile de Soissons de 853 (cf. p. 391-393)439. L’accusation d’Hincmar se rattache à un événement public : elle est d’autant plus crédible qu’Hincmar est gêné et tait le nom du coupable. Peut-être s’agit-il de Rothade, peut-être d’un autre évêque : cela montre, en tout cas, que même après sa condamnation, il se trouvait des prélats pour défendre la même doctrine que Gottschalk. Quelques années plus tard, on l’a vu (p. 64), Ratramne dédicace un traité sur la Trina deitas Hildegaire de Meaux. De même, le poème Quo ne tu missus témoigne du fait qu’un autre évêque, inconnu, était proche de Gottschalk mais hostile à la double prédestination. Le destinataire du poème est donc une connaissance de Gottschalk dont les choix théologiques ont été en faveur d’Hincmar (cf. p. 67). Gottschalk correspond, on l’a vu (cf. p. 61), avec le notaire Jonas, devenu évêque d’Autun en 850. Il dédicace, à une date inconnue (certainement avant sa condamnation), le traité De IN praepositione à un évêque, pour que celui, après sa consécration, puisse poser des questions savantes aux maîtres de son diocèse440. En somme, les réseaux de Gottschalk n’ont rien à envier à ceux d’un Loup de Ferrières ; son insertion dans le milieu épiscopal est excellente. On dénombre, dans ce réseau, Ebbon, Rothade, Rigbold, Loup, auxquels s’ajoutent les quatre cas cités ci-dessus. On comprend ainsi qu’il écrive une lettre collective aux évêques après sa condamnation et réclame à cors et à cris qu’on fasse parvenir une lettre à Amolon de Lyon441. Peut-on deviner la position des autres évêques présents à Quierzy ? Comme partisan connu d’Hincmar, on ne saurait citer que Pardoul de Laon, abbé du Der et partisan de la première heure de Charles le Chauve442, le seul évêque, avec Ermenfrid de Beauvais, que le jeune métropolitain entouré de suffragants ebbonistes avait alors ordonné lui-même, en 848. Leur proximité a été bien décrite par Devisse443. Mis à part Pardoul, le concile se compose d’anciens ebbonistes susceptibles d’avoir connu et apprécié Gottschalk, comme Ragenar d’Amiens, l’ordinaire du monastère de Corbie. Le concile de 849 a été marqué, en somme, par des clivages nombreux, où se combinaient les options théologiques et les

439  PL 125, col. 512‑527. Cf. chap. 6. 440 Lambot, Oeuvres théologiques, p. 361. 441 MGH Ep. 5, p. 369. 442  Martinet, « Pardule », p. 160 ; son propre neveu Odelhaire II semble avoir péri à Fontenoy. Comme nous le verrons, Pardoul était aussi un proche de la reine Ermentrude. 443 Devisse, Hincmar, p. 67‑68.

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fidélités personnelles. Tout un groupe d’évêques – le tiers des quinze évêques du concile – ont des raisons doctrinales ou personnelles de faire preuve de clémence avec Gottschalk. 3.  Les abbés et les clercs

Si l’on extrapole aux participants qui ne sont pas évêques, on trouve davantage d’anti-prédestinatiens : les abbés Bavon d’Orbais et Halduin de Hautvillers et le notaire Enée de Paris444. Ajoutons Paschase Radbert, abbé de Corbie, dont le Commentaire sur Matthieu, à peu près contemporain, ne révèle aucune affinité avec la prédestination au châtiment445. Ce sont « les abbés et les moines », comme le raconte Hincmar à Amolon en 850‑851, qui ont proposé de faire fouetter Gottschalk pour châtier son orgueil impénitent – procédure originale que Florus n’a pas manqué de dénoncer446, bien qu’il soit d’usage, dans les conciles carolingiens, de faire délibérer séparément abbés et évêques447. Ces abbés et ce notaire sont, comme Pardoul, à classer dans le camp d’Hincmar. Ce dernier mentionne encore la présence d’Isaac, diacre de Pardoul de Laon nommé évêque à Langres en 857 et accepté définitivement à Savonnières en 859448. Il fait partie des personnalités nommées lors du concile de Soissons de 853 : il y apparaît comme témoin aux côtés de Pardoul, signe de confiance de la part d’Hincmar449. Il avait toutes les chances d’être de son côté et nous le reverrons. Nous reparlerons aussi de Wulfade, économe du diocèse de Reims et proche de l’Érigène : pour l’heure, disons qu’il est un ami proche de Jean Scot, donc un adversaire de la double prédestination.

444  Bavon, Halduin et Énée (encore notaire du palais) sont mentionnés dans la liste d’Hincmar de 860, PL 125, col. 85. Cf. aussi Lambot, Œuvres théologiques, p. 156‑157. 445  PL 120, col. 114 : alia fit prophetia ex praedestinatione Dei quam necesse est modis omnibus evenire (…) alia vero ex praescientia Dei, quo nostrum admiscetur libertatis arbitrium et, cooperante gratia Dei, aut consequimur praemium, aut justo judicio nos illo relinquente trahimur ad supplicium. Quorum unum ex praedestinatione fit, alterum tantum in praescientia panet. Ce dernier passage montre que Paschase considérait l’élection de la grâce comme prédestinée mais le châtiment comme uniquement présu. Voir par ailleurs, sur la distance de Paschase vis-à-vis de la controverse, Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 127, note 2. 446  CCCM 260, p. 366‑367 : les abbés sont d’un rang inférieur, ab inferioris loci hominibus. 447  De Clercq, Législation religieuse, p. 197 ; Hartmann, « Laien auf Synoden », p. 260. Le processus apparaît, semble-t-il, à Aix en 802 ; il n’y a donc rien d’absurde à ce que les abbés se soient réunis pour donner une pénitence à Gottschalk en tant que moine. 448 MGH Conc. 3, p. 459. Cf. aussi Contreni, Cathedral School, p. 8‑12 (sur les clercs de Laon). 449  Ibid., p. 268.

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LE VIRUS DE L’ERREUR

Tableau n° 1 : les clivages du concile de Quierzy (849) soutiens de Gottschalk ou de la double prédestination

neutres ou non renseignés

archevêque Wenilon de Sens

soutiens d’Hincmar ou adversaires de la double prédestination archevêque Hincmar

évêques Teutbold de Langres Rothade de Soissons Loup de Châlons

évêques Genobrius de SaintBrieuc ou Tréguier877 dont les ebbonistes : Erpuin de Senlis Thierry de Cambrai Folcuin de Thérouanne Immo de Noyon Ragenar d’Amiens

évêques consacrés par Hincmar : Pardoul de Laon Ermenfrid de Beauvais

chorévêque Rigbold de Reims

chorévêque Witaus de Cambrai

abbés, notaires, clercs Bavon d’Orbais Halduin d’Hautvillers Paschase Radbert Énée Isaac Wulfade

Conclusion

Les réseaux analysés ci-dessus produisent le tableau n° 1451. Ce schéma, qui est une reconstitution à partir de sources fragmentaires, a des limites, en particulier dans sa colonne centrale : rien ne permet, malheureusement, de deviner l’orientation des anciens ebbonistes. L’exemple de Wulfade, « clerc d’Ebbon » mais partisan inconditionnel de Jean Scot, l’illustre bien. Il en ressort néanmoins que l’opinion était clivée. Comment alors, expliquer l’extrême sévérité du concile envers Gottschalk ? Un distique de Caton, best-seller de l’enseignement médiéval, suggère une réponse : « l’occasion est chevelue à l’avant, chauve à l’arrière », ce qu’un glossateur 450 Cf. MGH Conc. 3, p. 480, note 275 (sur les incertitudes au sujet de son siège). 451  Une ébauche en est fournie par le classement ebbonistes/hincmaristes dans Ganz, « The debate on predestination… », p. 286, note 20.

LA FABRIQUE DE L’EXCLUSION : TRAJECTOIRE ET RÉSEAUX DE GOTTSCHALK D'ORBAIS

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carolingien a commenté ainsi ; « ce proverbe s’inspire des amis ; aussi longtemps que tu auras la tête chevelue, c’est-à-dire tant que tu seras prospère, tu garderas tes amis ; mais à l’arrière, c’est-à-dire quand viendra un retournement, tu seras chauve et tes amis partiront »452. Gottschalk paie, en 849, deux décennies d’exclusion lente. Un prévenu sans soutien se serait simplement soumis. Gottschalk n’a pas résisté à ses juges par fanatisme ou par orgueil, mais parce qu’il avait devant lui certains de ses anciens protecteurs et de ses anciennes fréquentations. Mais il n’en a pas reçu le soutien qu’il escomptait. Ces tensions larvées expliquent le mauvais tour pris par le concile, la colère (« l’orgueil ») de Gottschalk, devenu le spectateur impuissant de son propre déclassement. Du fait de sa marginalisation progressive, Gottschalk s’est bâti un réseau auprès de clercs de rang inférieur. Nous le verrons au chapitre 5 : il s’entoure d’un groupe de clercs auprès desquels il jouit d’une autorité immense, fruit du charisme de ses années d’enseignement et de son origine noble. Cette endurance à l’exclusion depuis vingt ans et cette position entre deux milieux (entre l’élite qui le rejette de plus en plus et le simple clergé) explique l’extraordinaire résistance de Gottschalk à son excommunication. Ainsi, à partir de 849, deux controverses se chevauchent, l’une autour de l’augustinisme, l’autre autour de Gottschalk – et les partisans de la première prennent le plus souvent soin de ne pas rendre leur cause solidaire de celle du Saxon, qui était pourtant proche de certains d’entre eux, comme Loup ou Ratramne. Conclusion du chapitre En 829, Gottschalk est parfaitement intégré à l’aristocratie. Il peut compter à Mayence sur le soutien d’aristocrates alliés au groupement de Ricdag et, peutêtre, des Billing, avec en particulier les évêques liudgerides. Raban, grâce à un argumentaire approprié, à un bon réseau d’intercesseurs et, probablement, à la concomitance de la querelle des dîmes de Fulda, semble avoir obtenu gain de cause à Worms, en août 829. Le déplacement de Gottschalk vers le Bassin parisien se fait grâce aux connexions de ses réseaux saxons avec l’abbaye-mère de Corvey, Corbie ; avec Warin, abbé de Corvey et Rebais ; avec les diocèses missionnaires de Reims et Châlons-en-Champagne et l’archevêque Ebbon. Une fois sur le sol de l’actuelle France, il doit reconstruire un réseau de liens forts. Il s’agrège à l’entourage d’Ebbon et, sans doute voué à une grande carrière, il bénéficie de passe-droits 452 Caton Disticha de moribus 2, 26 : fronte capillata post haec occasio calva. Le commentaire, anonyme, se trouve dans le ms. BNF latin 2773, f. 85r : proverbium est ab amicis, id est quamdiu frontem capillatam habueris, id est quamdiu divicias in prosperitate habueris, tunc amicos habebis ; post h. occ. (id est occasio adversitatis) calva erit, id est amici recedent.

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qui lui permettent de circuler de monastère en monastère. Il fréquente l’élite ecclésiastique : Ebbon, Rothade, Loup de Châlons, Warin, Rigbold, et plusieurs évêques dont le nom s’est perdu. Mais Gottschalk reste un outsider qui dépend de la protection de puissants : il le dit lui-même, il n’a « rien à donner ». Ses espoirs reposent sur son capital social, c’est-à-dire les ressources de ses relations. La position de Gottschalk est ébranlée pour plusieurs raisons. Il est écartelé entre les positionnements politiques de ses différents réseaux, d’origine et d’adoption, ce qui le rend, dans ces années de crise, très vulnérable. D’une part, sa parenté saxonne reste attachée au vieil empereur, alors que Corbie, avec Wala, est l’un des foyers des révoltes de 830‑833. Gottschalk, vraisemblablement échaudé par la cassation de la sanction de Mayence, semble avoir adopté une conception du pouvoir qui le rapproche des idées corbéiennes. D’autre part, sa position d’outsider propulsé dans l’intimité des puissants (Ebbon, la cour impériale) et dispensé de l’observation de ses vœux lui crée des ennemis et des envieux. Les licences dont il bénéficie, en particulier sa mobilité, sont dénoncées comme impropres à l’état monastique dont il cherche à s’émanciper, en contestant son oblation d’abord, en se faisant ordonner prêtre ensuite. À cela s’ajoute qu’il est déjà un augustinien connu, au point d’être surnommé Fulgence : le grief d’hérésie est aisément mobilisé pour briser une carrière, ainsi celle du chancelier de Charles le Gros, Liutward de Verceil, en 887. La combinaison de ces éléments brise l’ascension du Saxon. Critiqué dans les lieux de pouvoir, il perd le soutien de son réseau saxon et est déconsidéré par une cabale. Sa mauvaise réputation le poursuit jusqu’aux années de sa condamnation. Gottschalk apparaît comme le type même du personnage clivant, évité, voire diffamé par les uns, apprécié, voire encensé par les autres. Ce clivage se renforce d’année en année. Sans capital de confiance, il échoue à se reconstituer un réseau solide dans l’élite. Il y perd progressivement ses soutiens. Il est, en revanche, de plus en plus intimement lié à ses pairs, les moines ; d’abord Walahfrid, Gislemar et Ratramne, dont il partage le talent, ensuite le groupe de disciples auquel, nous le verrons au chapitre 5, il offre la perspective héroïque d’une vie de mission et de prédication. Quittant le Bassin parisien, où ses espérances sont compromises, il se lie à Évrard de Frioul, fidèle de Lothaire dont il exploite les réseaux pour prêcher parmi les élites slaves et bulgares. Retrouvé par Raban, il est finalement condamné à Mayence et à Quierzy. Il se rendait volontairement à Mayence, semble-t-il, espérant sans doute y trouver les mêmes soutiens qu’en 829. Nous sommes loin du geste fou d’un fanatique. Mais tout a changé. Sa réputation est minée par vingt ans

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de discrédit. Ce qui reste de ses anciennes relations se révèle inefficace. Et la doctrine qui ne suffisait pas à le faire condamner dans les années 830 y suffit en 848. Nous pouvons donc dire, en conclusion de ce chapitre, que c’est autant la controverse qui est cause de l’exclusion, que l’exclusion qui est cause de la controverse. Gottschalk entre dans la décennie 850 en ayant perdu la majorité de ses amis dans l’élite, ce dont témoigne le débat avorté qu’il provoque au sujet de la vision béatifique : on ne lui répond guère. Il ne jouit plus que de son aura auprès du clergé subalterne de la province de Reims où, jeune talent, Ebbon le laissait circuler à sa guise ; une aura dont il use tout au long de la controverse et qui, comme nous le verrons au chapitre 5, confère à celle-ci toute sa dimension sociale.

CHAPITRE 3 LE ROI ET LA COUR

Si l’Allemagne eut suivi l’exemple du roy Louis & de Raban, en se saisissant de Luther lorsqu’il commença à dogmatiser, & la France celui du Roy Charles & d’Hincmar en arrêtant Calvin ; ces deux puissans Etats se seroient épargné bien des guerres funestes qui les ont ébranlez, & n’auroient pas vû leurs plus belles Provinces en proye au fer & au feu qui les ont ravagées si long-temps. L’indulgence envers les chefs des nouveautez a toujours été fatale à l’Église & à l’Etat. Jean-Baptiste Duchesne, Le predestinatianisme ou les heresies sur la predestination et la reprobation…, Paris, 1724, p. 177‑178.

L

a défense de l’orthodoxie est un devoir royal dont les bases sont jetées par la législation tardo-antique1 et dont le principe se manifeste le plus clairement dans la seconde moitié du VIIIe siècle, après l’onction des premiers carolingiens. Le roi est alors rituellement légitimé par la hiérarchie ecclésiastique et son peuple défini comme le nouvel Israël, puis comme une société-Église. Dès le prologue de la Loi Salique de 763‑764, la nation franque est définie comme le peuple élu, « exempt de toute hérésie »2. Le règne de Charlemagne voit la responsabilité doctrinale du souverain atteindre son paroxysme, avec les crises iconoclaste et adoptianiste3.

1 Cf. Zeddies, Religio et sacrilegium. L’historiographie, en particulier sur le Code théodosien, L. XVI, est pléthorique, mais voir Le code théodosien, livre XVI et sa réception au Moyen Âge, E. Magnou-Nortier éd., Paris, 2002 (Sources canoniques, 2). 2  Leges nationum Germanicarum, IV, 2. Lex salica, Hannovre, 1969 (MGH Legum nationum germanicarum t. IV, pars II), p. 2. Cf. Innes, « Immunes from heresy », p. 101‑103. 3 Cf.  Pezé, « Autorité royale », p.  229‑232. On s’étonne de lire Janneke Raaijmakers et Irene van Renswoude (« The ruler as referee in theological debates : Reccared and Charlemagne », dans Religious Franks. Religion and Power in the Frankish Kingdoms : Studies in Honour of Mayke de Jong, Rob Meens et alii ed., Manchester, p. 50‑71) écrire : « few have zoomed in on the role of the kings as guardians of orthodoxy » (p.  53), malgré une riche historiographie, en particulier sur l’adoptianisme (Helmut Nagel, Florence Close) : voir notamment T. F. X. Noble, « Kings, Clergy and Dogma : the Settlement of Doctrinal Disputes in the Carolingian World », dans Early Medieval Studies in Memory of Patrick Wormald, S. Baxter, C. Karkov, J. Nelson et D. Pelteret ed., Farnham, 2009, p.237-252. Par ailleurs, les lettres d’Alcuin ont été redatées par Wilhelm Heil, Alkuinstudien I. Zur Chronologie und Bedeutung des Adoptianismusstreites, Düsseldorf, 1966 : les dates avancées d’après les MGH sont fausses. Eutychès se voit affublé du nom d’« Eutychius » (p. 60).

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L’historiographie sous-estime la participation de Charles le Chauve à la controverse sur la prédestination, débat d’ecclésiastiques que Charles aurait parasité4. Or, le dernier rejeton de Louis le Pieux a été le plus sensible de sa fratrie à l’héritage de son grand-père. Nicolas Staubach a bien décrit le Herrscherethos d’un roi pour lequel la sagesse était un principe de légitimation5. C’est là qu’il faut chercher les origines de son implication dans une controverse dont la responsabilité retombe généralement sur Hincmar de Reims, chargé de toute une légende noire. Le renversement de tendance en faveur de Charles est récent. Il doit beaucoup à Jean Devisse, par le simple effet des vases communicants : une fois Hincmar dédouané des compromissions qu’on lui prête, celles-ci retombent sur Charles6. Janet Nelson, sa biographe, a énoncé la thèse que l’on suit ici. Charles, en intervenant dans la controverse, a repris « un rôle traditionnellement dévolu aux empereurs chrétiens, [et son] but principal était de trouver une formule d’accord […] : il ne pouvait se permettre d’avoir des différends avec ses évêques »7. Il faut maintenant montrer que la controverse prédestinatienne a été une crise politique ; ce chapitre mettra en lumière le rôle de la cour, puis, dans le chapitre suivant, on se concentrera sur les problématiques politiques qui dominent les années 840‑850. I.  La théologie à la cour A.  L’arbitrage de 853 La principale étape de l’intervention royale est l’arbitrage de Quierzy de 853, où quatre capitula anti-prédestinatiens sont adoptés. La thèse traditionnelle, remontant à Gilbert Mauguin, est que ce concile a été l’œuvre d’Hincmar8. Mais depuis Jean Devisse, on réestime à la hausse le rôle joué là par le roi. Entre les crises aquitaine, normande et bretonne, et l’affaire des clercs d’Ebbon, le souverain devait impérativement rétablir l’ordre dans son clergé9. Cela dit, pour Devisse, l’arbitrage fut finalement représentatif de l’opinion générale et accepté 4 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p.  109 ; Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p.  25‑26 ; Devisse, Hincmar, p. 129‑130 ; Riché, « Charles le Chauve », p. 43 ; Hartmann, « Laien auf Synoden », p. 269 ; Staubach, Rex Christianus, p. 27 ; Nelson, Charles le Chauve, p. 192. Pour M. Gillis, le concile de Quierzy de 853 serait l’œuvre d’Hincmar (Gottschalk of Orbais, p. 279‑283 et, plus nuancé, Heresy and Dissent, p. 179). 5 Staubach, Rex christianus ; cf. Pezé, « Autorité royale ». 6 Devisse, Hincmar, p. 199‑203, fait reposer sur Charles, et non plus sur Hincmar, la signature contrainte de Prudence au concile de Quierzy de 853. 7 Nelson, Charles le Chauve, p. 191‑192. 8 Mauguin, Veterum Auctorum, (I, 2), p. 174. Voir aussi Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 121, note 2 ; Amann, L’Église carolingienne, p. 334 ; Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 26. 9 Devisse, Hincmar, p. 199‑201. Ganz, « The debate on predestination… », p. 297 ; Nelson, Charles le Chauve, p. 168‑169 ; Zechiel-Eckes, Florus, p. 87.

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des signataires ; c’est, semble-t-il, encore en-deçà de la réalité10. On montrera ici que Charles ne s’est pas contenté de demander une ligne commune mais a forcé les évêques à signer immédiatement des canons rédigés dans l’urgence, et a imposé leur respect dans son royaume jusqu’à l’étouffement définitif de l’affaire. Le concile de Quierzy réunit des personnalités à la fois pro- et anti-prédestination11. Peu après le concile réuni à Soissons en 853 – qui cautérise douloureusement l’affaire des clercs d’Ebbon – Charles regroupe une partie de ses évêques dans le huis clos de son palais, pour ce nouveau concile dont on n’a gardé ni actes, ni souscriptions12. Les Annales de Saint-Bertin en donnent une notice : « Charles, se rendant à Quierzy avec certains évêques et abbés, publia quatre chapitres qu’il renforça de sa propre signature »13. Suivent les quatre capitula anti-prédestinatiens de 853. Prudence – s’il est bien l’auteur de cette notice – insiste sur le rôle du souverain : il publie et confirme ce document doctrinal. Lui-même fut forcé de souscrire à ces capitula, comme l’écrit Hincmar dans son De praedestinatione en 860, où il accuse Prudence de s’être parjuré. Prudence, dit-il, a souscrit à ces canons à l’assemblée des évêques ; pourquoi s’est-il rétracté aussi légèrement en 856, à l’occasion de l’élection d’Énée à Paris ? Hincmar a beau jeu de condamner la volte-face de son adversaire, qui n’a guère eu le choix. Charles ne se doutait pas que cette tentative n’allait qu’exacerber l’opposition d’un homme comme Prudence. Hincmar de Reims le confirme a posteriori : le désaccord avait atteint un point critique et Charles, à Quierzy, pensait l’étouffer en tranchant dans le vif ; au contraire, la « folie » des partisans de la double prédestination n’a fait que croître14. Charles a donc forcé tout le monde à signer, « par amour de l’unanimité », dit Hincmar. Au bout de quatre ans de conflit, il lui importait de régler cette affaire. Il était pressé d’en finir. Hincmar, pour s’excuser des approximations de ses capitula, dit en avoir rédigé un de mémoire, pressé par Charles, car il lui manquait un livre de Prosper qu’il voulait paraphraser15. Alors que l’archevêque s’en émeuvait, Charles, roi lettré, aurait cité Jérôme en disant qu’il avait besoin d’un document 10 Devisse, Hincmar, p. 203. 11 Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit, p. 261‑262. 12  Certains confondent encore ce concile avec celui de 849 ou lui appliquent la liste du concile de Soissons de 853, par exemple p. Grierson, « Eudes Ier, évêque de Beauvais », dans Le Moyen Âge, 45, 1935, p. 163‑165 ou même Devisse, Hincmar, p. 200. 13  Annales de Saint-Bertin, p. 67 : Carolus inde ad Carisiacum veniens, cum quibusdam episcopis et abbatibus monasticis quatuor capitula edidit et propria subscriptione roboravit. 14  PL 125, col. 68. 15  Ibid., col. 295 et 368.

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épiscopal valide, pas d’une compilation patristique16. Hincmar parle même de subitanea compulsio : l’initiative revient entièrement à Charles, qui a demandé au prélat de rédiger dans des délais extrêmement brefs les canons pour en imposer ensuite l’adoption à tous les évêques qu’il avait, grâce au récent concile de Soissons, sous la main. Il serait impensable que Charles escomptât par là rétablir une unanimité de cœur. Il s’est appliqué, les années suivantes, à faire respecter autoritairement son arbitrage. L’unanimité recherchée est politique : il s’agit de restaurer la communauté de conseil et de décision des évêques et des abbés, forgée dans les premières années du règne, en 840‑843 : les notions de consensus et d’unanimité y ont une importance primordiale17. Il revient dans un deuxième temps au roi d’imposer ce consensus dans son royaume. L’implication du roi dans la défense de l’orthodoxie explique plusieurs allusions ultérieures aux « hérétiques clandestins ». Nous avons vu plus haut Prudence signer, bien malgré lui, une charte anti-prédestinatienne. Il maugrée, dans les Annales de Saint-Bertin, en 855, que « beaucoup de choses hostiles à la foi catholique s’agitent dans le royaume de Charles » et que le roi est bien placé pour le savoir… Hincmar, dans son second De praedestinatione (859‑860) a quelques mots révélateurs sur ceux qui n’osent pas s’avouer prédestinatiens : S’il y a plus de prédestinatiens contemporains que nous l’avons dit, nous n’avons pu le savoir, car même si leurs cœurs bouillissent de la folie de leur intelligence perverse, ils n’osent pas dire ouvertement les erreurs auxquelles ils pensent, au point que nous semblons accomplir l’Écriture : l’eau de mer s’accumule comme dans une outre (Ps. 32, 7). L’eau de mer s’est accumulée comme dans une outre quand la science amère des hérétiques réprime ce qu’elle pense dans son cœur et n’ose pas le dire18.

Ce passage met en lumière, en 860, une doxa anti-prédestinatienne dont nous verrons bientôt qu’elle a pour foyer la cour. On sait l’archevêque de Reims féru de remplois. Il réutilise tout ce passage dans une lettre à Nicolas Ier en 864, où il est question entre autres de Gottschalk. Mais deux syntagmes sont ajoutés (je

16  Ibid., col. 295. 17 Krah, Entstehung, p. 297 sqq. 18  PL 125, col. 354 : nam si plures quam diximus numero moderni existant praedestinatiani, necdum cognoscere possumus : quia etsi eorum corda in insaniam perversi sensus ebulliunt, prava tamen quae sentiunt apertius eloqui non praesumunt, ita ut aperte videamus impleri quod scriptum est : congregans sicut in utre aquas maris (Ps. 32, 7). Aqua enim maris sicut in utre congregata est quando amara haereticorum scientia quod prave sentit in pectore comprimit et aperte dicere non praesumit. On trouve un passage comparable sur les partisans cachés de Gottschalk dans la Vita Remigii, MGH SS rer. mer. 3, p. 284.

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souligne) : l’un précisant que « notre roi est tout à fait orthodoxe », l’autre, que les hérétiques se taisent « sous le règne de votre fils, le roi Charles »19. En écrivant à Nicolas Ier, Hincmar met donc en valeur le rôle de Charles. N’est-ce pas là la stratégie d’un communicant du monarque, pourrait-on objecter ? Il ne semble pas. Le traité de 859‑860 est adressé à Charles, ce qui rend la précision inutile. Le pape, en revanche, a besoin du décryptage pour comprendre pourquoi les hérétiques gardent le silence. Hincmar nous offre ici un beau témoignage du rôle joué par le souverain, qui aura non seulement suivi, mais mené la controverse d’un bout à l’autre et imposé son arbitrage. B.  Les dessous de l’intervention de Jean Scot Erigène 1.  Une intervention liée à Charles le Chauve

Le traité de Jean Scot Erigène, en 850, est le fruit d’une consultation d’Hincmar et Pardoul. Cela dit, Jean Scot, maître du palais, a agi, sinon sur commande, du moins avec la permission de Charles20. La bénédiction du roi accompagnait, à l’en croire, l’Erigène : (…) et surtout avec l’accord du prince très orthodoxe, notre vénérable seigneur Charles, qui met la plus grande application à avoir une idée pieuse et juste de Dieu, à repousser et à éradiquer jusqu’au dernier, par de vraies raisonnements et l’autorité des saints Pères, les dogmes pervers des hérétiques21.

Jean Scot met l’accent sur la responsabilité royale d’éradiquer l’hérésie. Il loue sa volonté de se faire une opinion orthodoxe de la question de la prédestination et, en bon maître du palais, dit jouir de son soutien. La préface est, avant tout, le texte d’un courtisan : « nous, qui sommes agités de tous côtés, comme des navires dans les courants contraires, par les vagues et les vents de la mer de l’empire de notre souverain, le seigneur très glorieux Charles, mais qui pouvons pourtant par moments nous fixer dans le port de sa Sérénité… »22. La métaphore filée joue 19 MGH Ep. 8, p. 162 ortodoxi tamen regis nostri tempore… quicquid hodie in isto regno filii vestri domni Karoli… Voir aussi l’Opusculum LV cap. d’Hincmar de Reims en 870 (cité chap. 1, note 321). 20  Bouhot, « Le de divina praedestinatione de Jean Scot », p. 260, propose que les deux seuls exemplaires (jusqu’au XIXe siècle seulement, car l’exemplaire de Cluny est perdu depuis lors : cf. É. Jeauneau, « La bibliothèque de Cluny ») soient l’un, celui de la cour, l’autre, celui d’Hincmar. Malheureusement, le BNF latin 13386, dernier exemplaire subsistant, ne saurait être l’exemplaire ni de l’une, ni de l’autre : il porte des notes contemporaines violemment hostiles aux thèses de l’auteur. D’autres exemplaires ont circulé puisque Prudence s’en est procuré un (PL 115, col. 1011). Voir Martinet, « Pardule » ; CCCM 50 p. V ; Zechiel Eckes, Florus, p. 91 ; Mainoldi, De praedestinatione liber, p. XVII. 21  I, 2 (CCCM 50, p. 7). 22  CCCM 50, p. 3.

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habilement du double sens de serenitas, titulature impériale et « ciel sans nuage ». Le quatrain suivant file la métaphore maritime en concluant la préface : Sous le césar Charles, la gloire des Francs domine La mer, la terre, les poissons et le sel ; La secte au dogme diabolique est condamnée et Par le soin des pasteurs la beauté de la foi resplendit23.

La métaphore marine est un lieu commun de la littérature chrétienne24. Milieu inquiétant et dangereux, la mer représente l’ici-bas semé de dangers : un milieu que l’on souhaite quitter pour rentrer au port, c’est-à-dire le paradis. Il est remarquable qu’ici, la « mer » représente le royaume et le « port », la cour du souverain en guise de paradis. Dans la préface de sa traduction des Hiérarchies célestes, vers 860, Jean Scot compare Charles à un roc battu par les flots, inébranlable25. Les « pasteurs » sont Pardoul et Hincmar : mais le beau rôle revient aussi à Charles. La pratique d’accoler un quatrain à une préface n’est certes pas neuve. La comparaison avec Raban montre toutefois que ces dédicaces en vers ne sont pas systématiques et représentent un hommage appuyé au destinataire26. On ne saurait voir dans les vers de Jean Scot qu’une dédicace indirecte au souverain qui est son protecteur attitré27. Hincmar et Pardoul l’ont sollicité parce qu’ils le savaient particulièrement écouté du roi. Celui-ci, en 850, vient de consulter Ratramne et Loup, deux clercs dont il a été très proche pendant la décennie 840 (cf. chap. 4, p. 219-224). Il se livre une véritable bataille pour la Königsnähe entre défenseurs et adversaires de la double prédestination et Jean Scot en est un élément décisif ; malgré les mémoires augustiniens de Ratramne et Loup, Charles le Chauve reste hostile à la double prédestination. 2.  Une consultation sous contrainte

La sollicitation des deux évêques alla plus loin, semble-t-il, qu’une simple demande. Les deux évêques ont forcé la main à celui qui semblait le mieux à même de défendre leur thèse. En 849, Hincmar multiplie les consultations, mais il n’en 23  Ibid., p. 5 : Caesare sub Carolo Francorum gloria pollet/ Littore seu Pelagi, piscibus atque salo / Secta diabolici damnatur dogmatis atque/ Pastorum cura splendet amoena fides. 24 Jeauneau, Études érigéniennes, p. 289‑286. 25 MGH Ep. 6, p. 158. 26  Cf. Raban Maur, dédicaces à l’archevêque Haistulf de Mayence (MGH Ep. 5, p. 386‑387), à Louis le Pieux (ibid., p. 404, p. 420), à Judith (p. 421, note 5), à Louis le Germanique (p. 469), à Ermengarde (p. 500‑501), Ratleich de Seligenstadt (p. 503) et à Lothaire (p. 505). 27  Nous aurons l’occasion de voir cela plus loin ; rappelons seulement que l’helléniste qu’était Jean Scot faisait bénéficier la cour de ses compétences médicales et avait certainement reçu de Charles un domaine à Cormicy (diocèse de Reims) dès 845.

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ressort aucune unanimité. Pardoul expose les choses à Amolon : « mais puisqu’ils se contredisaient les uns les autres, nous avons forcé à écrire l’Irlandais qui est au palais du roi, Jean »28. Il emploie le verbe cogere. C’est bien ce qu’a compris Florus : « … et ce qui est encore plus malhonnête et honteux, qu’ils contraignent cet Irlandais à écrire (compellerent) »29. Cogere, compellere… Qu’en dit Jean Scot lui-même ? Il faut relire sa préface : Je ne puis dire combien de remerciements je [vous] dois pour n’avoir pas dédaigné de me choisir, comme si j’étais d’une quelconque valeur, pour coopérer à la défense de notre salut à tous […] très religieux Pères, vous n’avez pas négligé de renforcer votre parfaite définition de la foi en la prédestination par les arguments de mon raisonnement, pour que tous constatent la très grande force de votre piété et ne méprisent pas l’humilité de notre obéissance. C’est pourquoi, dans cet opuscule que nous avons pris soin d’écrire pour témoigner de l’orthodoxie de votre profession, sur votre requête, etc.30

Sous les compliments, on lit d’abord qu’Hincmar et Pardoul n’ont pas simplement consulté Jean Scot mais lui ont demandé de défendre leur doctrine. Il s’agit d’une requête qui ne se repousse pas : Jean Scot vante son « obéissance ». Comme l’a montré Giulio d’Onofrio, ce que veulent les prélats, c’est que Jean défende leur doctrine à l’aide de la dialectique31. Eux-mêmes, l’Ad simplices l’a montré, en sont incapables. Cette apologie de la prédestination hincmarienne doit être rendue publique : « pour que tous constatent… ». Nous sommes bien loin d’une « lettre de réponse à une consultation » : le document devait être largement publié32. Et cette publication n’aurait su se faire qu’à la cour de Charles où circulaient déjà bien des textes et où Jean Scot officiait. Jean Scot a donc été contraint de prendre la plume et son thème lui a été imposé : défendre les thèses hincmariennes même lorsqu’elles ne correspondaient pas à ce que lui, le logicien, pensait. Nous allons voir que les contradictions internes du De praedestinatione trahissent les circonstances dans lesquelles Jean Scot a pris la plume.

28  CCCM 260, p. 398‑399 : …sed quia haec inter se valde dissentiebant, Scotum illum qui est in palatio regis, Ioannem nomine, scribere coegimus. Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 54, a bien traduit par « contraint ». 29  Ibid. col. 1055. 30  CCCM 50, p. 3‑5 : Fari non possum quantas qualesque gratiarum actiones vobis rependere debeam in eo quod […] me tanquam aliquid valentem in defendenda omnium nostrum salute […] non est dedignata cooperatorem eligere […] sic vos, religiosissimi Patres […] nostrae tamen rationcinationis astipulationibus vestram perfectissimam de fide praedestinationis definitionem roborare non sprevistis, ita ut et vestrae pietatis pulcherrima virtus omnibus pateat, et nostrae obedientiae non spernenda humilitas clarescat. In hoc itaque opusculo quo ad testimonium vestrae orthodoxae professionis vobis jubentibus scribere curavimus… 31  D’Onofrio, « disputandi disciplina ». 32  Contre Bouhot, « Le de divina praedestinatione de Jean Scot », p. 258.

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Goulven Madec ne citait qu’une seule fois l’Ad simplices dans son édition de Jean Scot, tout en affirmant ici qu’Hincmar le lui avait bien remis, et là que non33. Qu’en est-il ? Hincmar avait mis à la disposition de Jean Scot la Confessio prolixior de Gottschalk34 : mais il lui a aussi remis l’Ad simplices. Gian Luca Potestà a mis en évidence les correspondances entre le traité de l’Erigène et l’Ad simplices35. Jean Scot a repris plusieurs citations augustiniennes à Hincmar36 : « l’hommage à la hiérarchie (remarque Potestà) semble indéniable, d’autant plus que la réflexion propre d’Erigène va dans une toute autre direction », conclut-il37. Quel est en effet le propos de Jean Scot ? Affirmer l’identité de la prescience et de la prédestination au nom 1. de la simplicité de l’essence divine, 2. du non-être du mal38. Ce n’est pas ce que montrait Hincmar dans l’Ad simplices : sa thèse, augustinienne, était que Dieu prévoit le mal39. Jean Scot s’est plié à cette thèse et a poussé « l’hommage » jusqu’à se contredire. Dans le chapitre XIV, le maître du palais cite l’Hypomnesticon à trois reprises. Ces citations correspondent exactement aux citations d’Hincmar40, avec un petit extrait supplémentaire montrant qu’Hincmar lui a aussi fourni directement l’apocryphe augustinien. La thèse défendue en XIV, 4 par Jean Scot est que Dieu ne prédestine pas les damnés au châtiment mais prédestine le châtiment aux damnés. C’est là une thèse logiquement fragile : si Dieu est omniscient, la détermination de l’agent implique celle du patient. Le fait a été remarqué par Gottschalk qui l’a raillé dans la Confessio prolixior41. Jean Scot, qui a ce texte sous la main et n’est pas en reste de railleries, garde là-dessus un silence éloquent. Lui, certainement le plus grand logicien entre Boèce et Anselme, est ici gêné. L’amorce de son argument est très brève alors qu’à l’ordinaire, il explique, approfondit, commente ses nouveaux arguments avec pédagogie42. Il finit sa petite collection par une analogie : il compare la prédestination aux lois terrestres. Ces dernières déterminent des châtiments pour dissuader les transgresseurs de commettre des 33  CCCM 50, p.  8 et p.  v. Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p.  112, note 3 parle de « réminiscences ». 34  Citée plusieurs fois par Jean Scot : CCCM 50, p. 21‑22 (III, 4) et p. 70‑71 (XI, 5) 35  Potestà, « Ordine ed eresia », p. 397. 36 Par exemple, le De praedestinatione sanctorum, 10, 19 cité par Hincmar en Gundlach, « Zwei Schriften », p. 299 et par Jean Scot en XI, 6 et en XV, 4. 37  Potestà, « Ordine ed eresia », p. 397, note 50. 38  CCCM 50, p. 4. 39  Gundlach, « Zwei Schriften », p. 298‑299. 40  CCCM 50, p. 85 (XIV, 4) : Hypomnesticon 6, 2, 2 (Gundlach, « Zwei Schriften », p. 270) ; 6, 5, 7 (=Gundlach, ibid., p. 270) ; 6, 6, 8 (=Gundlach, ibid., p. 272‑273). 41 Lambot, Œuvres théologiques, p. 56. 42  Jean Scot se borne à introduire saint Augustin, CCCM 50, p. 85 : Quod autem Deus neminem praedestinavit ad poenam poenam vero praeparasse hoc est praedestinasse merito damnandis talibus eius dictis lucidissime declaratur.

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crimes, mais elles ne déterminent pas un homme à en commettre. Cette analogie, sans doute efficace sur un lectorat laïque, est invalidée par la prescience divine qui sait qui va transgresser les lois terrestres : elle ne saurait, dans le même temps, les en dissuader. Jean Scot, dans ce même traité, critique la notion de prédestination du châtiment à plusieurs reprises : le chapitre XVII s’intitule même « pourquoi on dit que Dieu prédestine les châtiments alors qu’il ne les produit ni ne les prédestine »43 ! Au chapitre XII, l’Erigène démontre aussi que le châtiment n’est pas un bien et ne peut pas être prédestiné : non est igitur praedestinatio poenae. Prudence de Troyes, dans sa réfutation de l’Erigène, n’a pas manqué de remarquer cette contradiction, qu’il signalait à Wenilon dès sa préface44. Jean Scot, écrit-il, ne craint pas le ridicule puisqu’il contredit ses affirmations précédentes – que les châtiments ne sont ni présus, ni prédestinés, ni préparés par Dieu45. Après une petite démonstration, il s’interroge : pour quelles raisons Jean Scot peut-il se contredire à si peu de pages d’intervalle ? Il est particulièrement étonnant que tu dises que les textes d’Augustin disent que « Dieu n’a pas prédestiné les pécheurs au châtiment mais qu’il leur a prédestiné les châtiments en fonction de leurs mérites ». Alors que tu l’as dit plusieurs fois, mais que tu veux quand même détruire la vérité de la prédestination, tu retournes ta veste et tu divagues en pensant tantôt ceci, tantôt cela ; ce que tu avais d’abord montré, tu fais ton possible pour le réfuter ensuite46.

Prudence peut ensuite se consacrer à réfuter l’analogie des lois terrestres vue plus haut. De son côté, Florus, qui n’a pas remarqué – il n’avait à sa disposition que les capitula – l’ampleur de la contradiction interne, épingle malgré tout l’aberration logique47. De surcroît, Jean Scot savait que sa thèse – l’identité entre prescience et prédestination – ne serait pas du goût de ses commanditaires : il les en avertit dès la préface48. Contraint à la fois de développer une pensée qui devait heurter même ses commanditaires et de soutenir leurs thèses les plus branlantes, Jean Scot était condamné à faire scandale.

43  Ibid., p. 104. 44  PL 115, col. 1012 : … illud etiam necessario credidi praemonendum, ut tuae beatitudinis perspicacia subtiliter solliciteque attendat, quantis se idem Joannes contrarietatibus impugnet, qui ea quae nunc adfirmat, post denegat, quae modo loquaci vanitate diffitetur, postmodum loquacitate confitetur. 45  Ibid., col. 1199. 46  Ibid., col. 1201. 47  CCCM 260, p. 211. 48  CCCM 50, p. 4.

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L’utilisation des citations hincmariennes de l’Hypomnesticon, traité controversé entre tous49, et cette contradiction interne sur le point le plus fragile de la doctrine des prélats, point qu’Hincmar ne lâcha jamais50, montrent que ces pièces étaient nuisibles au traité de Jean Scot. Il n’a pas eu le choix car il devait défendre toutes les thèses de l’archevêque de Reims, comme il s’en explique dans sa préface. On comprend mieux la réaction éberluée de Prudence devant cette contradiction interne : elle révèle le caractère politique de l’intervention de l’Irlandais. 3.  Jean Scot protégé par Charles (850‑860)

La préférence royale pour l’Erigène ne cesse ensuite de se révéler. C’est Jean Scot, bien plus que Gottschalk, qui suscite l’indignation des augustiniens. Le scandale suscité par Jean Scot est parvenu aux oreilles du souverain : on dispose pour cela d’une série de preuves. D’abord, la Recapitulatio totius operis de Prudence, qui épingle, une à une, 77 propositions de Jean Scot, a circulé indépendamment du traité de Prudence et est parvenue jusqu’aux mains d’Hincmar qui en parle dans le De praedestinatione, même s’il fait toujours mine de ne pas connaître Jean Scot51. Le souverain, comme Hincmar, ne pouvait pas ne pas reconnaître le traité du maître du palais. Ensuite, le traité de Florus contre Jean Scot est le mieux documenté de toute la controverse puisqu’on en a gardé trois manuscrits du IXe siècle : l’un d’entre eux, rempli d’annotations hostiles, a abouti à Corbie52. Il a donc circulé en Francie occidentale. L’Erigène est également mentionné – et sévèrement condamné – dans le Liber de tribus epistolis dont Hincmar a eu un exemplaire entre les mains à Savonnières53. Enfin, les canons de Valence qui condamnent les capitula de Jean Scot sont passés entre les mains de Charles à deux reprises : en juillet 855, à Verberie, ils lui sont remis par Ebbon de Grenoble au nom du frère de Lothaire ; puis, en juin 859, ces canons confirmés par le concile de Langres et légèrement remaniés lui sont à nouveau offerts par l’archevêque Rémi de Lyon, à la fin du concile de Savonnières. Autrement dit, le roi n’ignorait pas que le maître 49  Même dans le royaume de Charles le Chauve, comme l’écrit Hincmar à Amolon  (CCCM 260, p. 398‑399) : quae inter nostros inde sit maxima contentio vobis significo. 50  En 860, Hincmar défend que le châtiment est prédestiné mais pas les réprouvés : PL 125, col. 118. 51  PL 115, col. 1351‑1366. Elle subsiste dans un autre manuscrit que le manuscrit d’auteur de Prudence : Vatican BAV, reg. lat. 91, ff. 74‑77. Réaction d’Hincmar PL 125, col. 296 : Alia nihilominus capitula 77 quodam offerente suscepimus, quorum superscriptio talis est : recapitulatio totius operis […] quorum auctores, vel potius sibi compugnatores et in quibusdam veritatis impugnatores jactitantur a multis Prudentius episcopus et Joannes Scottigena. 52  Le BNF latin 12292. Le latin 2859 est une compilation d’écrits florusiens d’origine lyonnaise ; le BAV, reg. lat. 240, est copié sur un modèle lyonnais mais a circulé jusqu’à Fulda en Hesse : pour André Wilmart, il peut même avoir été copié dans les environs du monastère. Cf.  Wilmart, Codices reginenses latini I, p. 568‑569. 53  PL 125, col. 297. Cf. Devisse, Hincmar, p. 246‑247.

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de logique du palais faisait scandale. Cette rumeur persistante a atteint Rome, et le pape Nicolas Ier l’a rapportée à Charles le Chauve54. Malgré cela, Jean Scot a toujours bénéficié des faveurs du souverain. Le Liber de tribus epistolis, rédigé par un Florus qui s’était frotté à la théologie érigénienne, s’en montre amer. Il déplore d’abord qu’on ait eu la fantaisie d’interroger Amalaire, le condamné de 838 – mieux aurait valu brûler ses livres que lui en commander d’autres55. Mais, « ce qui est encore plus malhonnête et honteux », ils ont fait écrire Jean Scot Erigène, cet homme qu’il faudrait soit anathémiser, soit prendre en pitié comme un fou56. Voilà Jean Scot parvenu au pinacle de l’abomination : il surpasse l’hérésiarque de 838. Et ce « fou », déplore Florus, est protégé, respecté, honoré. Dans son premier traité contre l’Érigène, vers 851, il se lamente : S’il y en a, sur le territoire de ce royaume – où cet ennemi de la vérité reste sans réfutation, où personne ne lui impose silence, et même où on le tient en haute louange et en haute estime – s’il y en a pour l’encourager dans de telles entreprises, surtout des ecclésiastiques, qui se lamentera assez, qui s’horrifiera assez de cette pestilence, de la contagion de ce mal qui, depuis ce royaume, se dresse sans freins et sans limites ?57

Comment l’expliquer la protection obstinée de l’Erigène par Charles ? Pour Édouard Jeauneau, « [le roi] pouvait admirer, s’il était perspicace, la virtuosité avec laquelle, sur un terrain semé d’embûches, l’Erigène avait su manier les armes de la dialectique »58. Ce qu’offrait Jean au roi était en effet unique. C.  La culture de cour : la dialectique et le grec 1.  L’enseignement palatin de Jean Scot et la prédestination

La cour est depuis Charlemagne le foyer, dans le monde franc, de la diffusion de la dialectique, comme John Marenbon l’a particulièrement montré, ce qui ne va pas sans réactions négatives59. Dès 802, alors qu’Alcuin dédicace le De fide sanctae Trinitate à Charlemagne, le mélange entre théologie et dialectique en met (déjà !) certains de mauvaise humeur. Alcuin lui-même a dénoncé à plusieurs 54  Lettre de Nicolas Ier à Charles transmise par Yves de Chartres, MGH Ep. 4, p. 651 (lettre n° 130= Jaffé 2833). 55  CCCM 260, p. 401‑402. 56  Ibid., col. 1054‑1055 : vel sicut demens sit miserandus, vel sicut haereticus anathematizandus. 57  Ibid., col. 126. 58 Jeauneau, Études érigéniennes, p. 19 (réédition de l’introduction à Jean Scot Erigène, Homélie sur le Prologue de Jean, Paris, 1969 [Sources Chrétiennes 151], p. 9‑50). 59  Sur la dialectique à la cour carolingienne, voir surtout Marenbon, From the circle of Alcuin, p. 30‑66. Riché, « Divina pagina » (voir p. 731) ; Marenbon, « Carolingian thought ».

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reprises l’emploi abusif des « raisonnements » humains en théologie60. Mais le double discours est clair : en débat doctrinal, Alcuin s’appuie sur les auctoritates alors qu’en contexte scolaire, il utilise la logique sans se réfréner61. D’autres personnages se distinguent, sous Charlemagne, par l’emploi de la dialectique, tous liés à la cour et à Alcuin : Candidus Wizo, Frédégise, Gundrade62. Cet mouvement rencontre sous Charlemagne les mêmes réticences qu’il rencontre ensuite sous Charles le Chauve : Benoît d’Aniane met un de ses disciples en garde contre « les syllogismes illusoires des écolâtres modernes, et particulièrement des Irlandais »63. Dans le match qui oppose partisans et détracteurs de la dialectique tout au long de l’époque carolingienne, les premiers savent qu’ils trouveront au palais une oreille attentive. Si l’on a sans doute surestimé le déclin des lettres qui se produit à la cour de Louis le Pieux64, l’enseignement des arts libéraux, quoique de plus en plus répandu, ne s’est incarné dans l’œuvre d’aucun auteur de renom, après Alcuin et ses disciples Frédégise et Candidus Wizo, avant Jean Scot, comme s’il avait importé à Charles d’imiter son grand-père en rendant à la dialectique son prestige d’antan65. Au palais, l’enseignement de Jean Scot était fondé sur les arts libéraux ; les Annotationes in Martianum datent de ces mêmes années 850, ainsi qu’un florilège de Macrobe sur le vocabulaire gréco-latin66. On a préservé une lettre qu’il expédie à l’abbé Winibert de Schüttern, sans doute dans les années 840, pour se procurer un 60 Alcuin, In Johannem, PL 100, col. 743. Voir les autres références données par D’Onofrio, « Dialectic and Theology : Boethius’ ‘opuscula sacra’ and Their Early medieval Readers », dans Studi Medievali, 3e ser., 27/1, 1986, p. 45‑68, (45‑50) : PL 100, col. 608 et 648‑649. 61  Voir la discussion finale entre Marie-Thérèse d’Alverny et Gérard Mathon lors du colloque « Arts libéraux et philosophie au Moyen Âge » : Mathon, « L’enseignement palatin de Jean Scot », p. 66‑67. La conclusion de Mathon est que pour Alcuin, les arts libéraux constituent la propédeutique de ce que l’on pourrait appeler la théologie alors que pour Jean Scot Erigène, les deux voies sont également valables. 62  Sur les Dicta Candidi de Candidus Wizo, voir C. Ineichen-Eder, « Theologisches und philosophisches Lehrmaterial aus dem Alkuin-Kreise », dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 34, 1978/1, p. 192‑201 ; Marenbon, From the circle of Alcuin, p. 144‑172. L’édition des Dicta Candidi comprend tous les textes compris dans le manuscrit de Munich clm 6407, originaire de Vérone puis conservé à Freising : il s’agit du manuscrit de Pacifico, élève d’Alcuin (cf. Ineichen-Eder, op. cit., p. 197). 63  Benoît d’Aniane, lettre à Warner (PL 103, col. 1411‑1413), col. 1413. Cf. Riché, « Les Irlandais », p. 737. 64  Voir notamment la mise au point de Riché, « Les Irlandais », p. 740, qui énumère les maîtres Irlandais (Thomas, Clément, Dicuil) qui entourent l’empereur. 65  L. Holtz, « L’enseignement de la grammaire au temps de Charles le Chauve », dans Giovanni Scotto nel suo tempo. L’organizzazione del sapere in età carolingia, Spolète, 1989 (Settimane di studio del centro italiano di studio sull’alto medioevo 36), p. 153‑171. 66  Mathon, « L’enseignement palatin de Jean Scot », montre que Jean Scot a eu beaucoup plus d’impact avec son enseignement palatin fondé sur Capella qu’avec le Periphyseon. Sur la réception de Capella à l’époque carolingienne, voir Carolingian Scholarship and Martianus Capella. Ninth-Century Commentary Traditions on ‘De nuptiis’ in Context, M. Teeuwen & S. O’Sullivan ed., Turnhout, 2011 (CELAMA 12). Sur le florilège (ms. Paris, BNF, latin 7186, f. 42‑56), Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 69, rejette l’autorité de Jean Scot Erigène, mais M. Herren, « The study of greek » l’accepte.

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exemplaire des Noces de Philologie et de Mercure67. C’est pour son enseignement palatin que Jean Scot était connu68. Dès lors, si le maître du palais fut sollicité pendant la controverse, c’est au titre exprès de ses compétences en logique69. On attendait de lui qu’il étaye les thèses d’Hincmar par « ses raisonnements »70. Autrement dit, l’intervention de Jean Scot est directement inspirée par les cours qu’il dispensait au palais, sous les yeux de Charles le Chauve, auquel il garantissait le prestige passé de son grand-père et fournissait une doctrine du châtiment plus accommodante. 2.  Le grec et la prédestination

Jean Scot est connu, plus que pour sa virtuosité dialectique, pour sa maîtrise du grec, qui se concrétise dans les derniers temps de notre controverse, avec la traduction des hiérarchies célestes du pseudo-Denys en 858‑86071. Une ambassade de Michel le Bègue avait apporté à Louis le Pieux un manuscrit du pseudo-Denys en 827 ; il avait été aussitôt transporté à Saint-Denis ; son abbé, l’archichancelier Hilduin, avait échoué à en donner une traduction satisfaisante72. Grâce à Jean Scot, Charles dépasse son père. Saint Denis est un monastère qui fait l’objet des préoccupations constantes de Charles. Il était son abbé laïc. C’est là qu’il restaure la pratique des Natales Caesarum, c’est-à-dire de la commémoration de l’anniversaire du roi, mais aussi de son onction royale, de son retour au pouvoir en janvier 859, de son mariage avec Ermentrude et de son anniversaire73. Au fil des ans, Jean Scot traduit pour Charles, tout bien pesé, les Hiérarchies célestes, les Quaestiones ad Thalassium (appelées aussi Scoliae) et les Ambigua (traduction encore inédite) de Maxime le Confesseur74, et, peut-être pour son propre compte, le De imagine de Grégoire de Nysse75 et sans doute les Solutiones ad Chosroem de Priscien de 67  Contreni, « Laon’s Cathedral Library », p.  8‑14 ; Cathedral School, p.  85 ; « John Scottus, Martin Hiberniensis… », p. 25. La lettre provient du ms. Laon, BM, 24. 68  Mathon, « L’enseignement palatin de Jean Scot », p. 48. 69  Ibidem ; Contreni, « John Scottus, Martin Hiberniensis », p.  24 ; D’Onofrio, « Disputandi disciplina », p. 275‑320. 70  CCCM 50, p. 3‑4 : Nostrae tamen ratiocinationis aestipulationibus vetram perfectissimam de fide praedestinationis diffinitionem roborare non sprevistis. 71 Sur les traductions du pseudo-Denys, voir P. Chevalier, Dionysiaca, Paris-Bruges, 1937‑1950 ; D. Iogna-Prat, « Penser l’Église, penser la société après le Pseudo-Denys l’Aréopagite », dans Hiérarchie et stratification sociale dans l’Occident médiéval, 400‑1100, id., F. Bougard et R. Le Jan ed., Turnhout, 2008 (Collection Haut Moyen Âge, 6), p. 55‑82 ; Herren, « The study of greek ». 72 Ms Paris, BNF, grec 437 : contient la Hiérarchie céleste (ff.  1‑40v), la Hiérarchie ecclésiastique (ff. 41‑103r) les Noms divins (ff. 103‑192v) et les Lettres (ff. 193‑216v). 73  Chartes de Charles le Chauve à Saint-Denis du 19 septembre 862 : Tessier II, n° 246‑247, p. 53‑67. 74  Maximi Confessoris Quaestiones ad Thalassium. I. Quaestiones  I-LV una cum latina interpretatione Ioannis Scotti Eriugenae iuxta posita, C. Laga et C. Steel éd.,Turnhout, 1980 (CC Series Graeca 7). 75  Ces traductions ont fait l’objet de nombreux travaux de dom Cappuyns.

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Lydie76. Jean Scot cite aussi Épiphane de Salamine et Basile de Césarée dans des traductions non attribuées, qui peuvent être les siennes77. Jean Scot donnait ainsi à Charles un accès inégalé à la prestigieuse patristique grecque. L’intérêt du roi de Francie occidentale pour la langue de l’Évangile est resté constant jusqu’à la fin de son règne et a cherché des débouchés là où on trouvait le plus de traducteurs, en Italie, auprès d’Anastase le Bibliothécaire (qui révise les traductions de l’Erigène et y ajoute les commentaires liturgiques de Maxime le Confesseur et Germanos Ier de Constantinople, la Passion de Demetrius de Thessalonique et la Passion de Denis78) et de Paul Diacre de Naples (Vies de Marie l’Egyptienne et de Théophile le Pénitent)79. Charles s’est fait une réputation de commander des traductions du grec en latin. Dans les années 850‑860, celles-ci sont de Jean Scot. Ces traductions sont-elles déconnectées de tout projet politique ? On peut en douter : l’évêque Jean d’Arezzo, traducteur probable d’un texte byzantin sur l’Assomption, est le légat pontifical qui préside le concile de Ponthion de l’été 876 où Charles apparaît en habit impérial grec80. Le vif intérêt pour les traductions, dont Jean Scot est le plus grand représentant, n’est qu’une facette de la fascination du roi pour la culture et le modèle grecs. Jean Scot, maître au palais, n’apprend pas le grec subitement à la fin des années 850. Dès les années 840, il est connu pour ses connaissances grecques en tant que médecin, d’après plusieurs documents – dont une curieuse recette de crème épilatoire81. Si ces connaissances sont encore incomplètes, elles suffisent à le mettre au-dessus de la plupart de ses contemporains82. Or, la controverse prédestinatienne permet à l’Erigène de manifester publiquement sa maîtrise du grec – et c’est certainement aussi pour cela qu’il fut consulté. 76  M.-T. d’Alverny, « Les Solutiones ad Chosroem de Priscianus Lydus et Jean Scot », dans Jean Scot Erigène et l’histoire de la philosophie, p. 145‑170. 77 Jeauneau, Études érigéniennes, p. 38‑39. 78 Cf.  M. McCormick, « Werstern Approaches (700‑900) », dans The Cambridge History of the Byzantine Empire, c. 500‑1492, J. Shepard dir., Cambridge, 2008, p. 395‑432. 79 MGH Ep. 6, p. 193‑194. 80  McCormick, « Western Approaches », op. cit., p. 427. 81  Dès les années 840, l’Erigène est un fidèle chasé par Charles à Cormicy : Tessier I, p. 210‑213, n° 75. Il est connu comme chirurgien : cf. Leonardi, « Nuove voci poetiche », p. 141‑151 ; Contreni, Cathedral School, p. 89 ; Contreni, « Masters and Medicine… », p. 334‑335. Jeauneau, Études érigéniennes, p. 26‑27, pense que Jean a appris le grec en traduisant le pseudo-Denys. Mais il me semble que la traduction du pseudo-Denys, avec l’apprentissage du grec, est une œuvre de longue haleine à laquelle on ne peut donner comme seuil 858‑860. 82  Cf. Herren, « The study of greek » : dès les années 830‑850, les Glossae divinae historiae de Jean Scot contiennent une cinquantaine de mots grecs. L’auteur montre que Jean Scot disposait certainement d’un lexique latin-grec, et non grec-latin, destiné au thème (comme par exemple le manuscrit Paris lat. 7651). En contrepoint, voir Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 133.

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Au chapitre XVIII de son De praedestinatione, il invective ses adversaires, censés ignorer le grec, avec une cuistrerie qui les a particulièrement exaspérés : La terrifiante erreur de ceux qui tordent les sentences des vénérables Pères (et surtout de saint Augustin) dans leur sens dévoyé, de manière confuse et mortifère, trouve son origine dans l’ignorance des disciplines utiles que la sagesse s’est données pour accompagnatrices et investrigatrices : et également dans l’ignorance des lettres grecques, dans lesquelles la traduction de « prédestination » ne souffre aucune ambiguïté83.

Jean Scot attribue la faute doctrinale à l’incompréhension du grec. Il consacre le chapitre qui suit à montrer que le verbe proorao, dont dérive le latin de la Vulgate praedestino, se traduit tout aussi bien par praevideo et praedefinio, traductions qui étouffent la controverse en la reportant sur la question de la prescience84. En somme, l’Irlandais prétend anéantir les preuves scripturaires de ses adversaires. La dialectique dont Jean Scot se réclame peut aussi lui avoir été transmise par les commentateurs grecs d’Aristote85. Il intervient, comme on le voit, en fanfare, dans le domaine qu’il sait le plus plaire à Charles le Chauve ; sa supériorité rejaillit sur son maître. Ce qu’explique l’Irlandais, à la lettre, c’est que seuls les hommes qui sont, avec lui, liés à l’enseignement de la dialectique et du grec à la cour, peuvent apporter au problème de la prédestination sa solution. Les détracteurs de Jean Scot répondirent. Prudence, dont il est évident qu’il ne maîtrisait pas le grec, invoque en désespoir de cause les Pères de l’Église et leur maîtrise supposée de la langue des Évangiles : « Toi qui nous marques le front au fer rouge de cette ignorance, est-ce que tu accuses les saints Pères du même crime que nous, eux qui connaissaient le grec non moins que le latin ? »86. Florus, en revanche, est suffisamment bon philologue pour réfuter patiemment les arguties de Jean Scot87. La cuistrerie de l’Irlandais l’irrite tout autant que Prudence, à ceci près que lui a pu lui tenir tête sur ce point : « Maintenant, nous devons en venir à ce que cet individu ajoute, pour se donner l’air de maîtriser la langue grecque. […] Qu’il ne se moque donc pas de notre ignorance en changeant quelque chose aux mots grecs par une nouvelle traduction pour les vider de leur sens ». Florus n’était pas facilement impressionnable.

83  CCCM 50, p. 110‑111 (XVIII, 1). 84 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 134, note 4 : il est probable, dit l’auteur, que Jean Scot contrôlait son texte dans un Évangéliaire bilingue, comme il le fit par la suite. 85  Madec, « Jean Scot au travail », p. 158. 86  PL 115, col. 1305. 87  CCCM 260, p. 280‑284.

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D.  Une stratégie de distinction 1.  La compétition culturelle entre souverains

Le mécénat culturel de Charles le Chauve relève d’une stratégie de distinction88. À plusieurs occasions, Charles est en contact, voire aux prises avec les autres Carolingiens au sujet de la prédestination : Louis (848), Lothaire (855), Lothaire II et Charles de Provence (859). De fait, la rivalité entre les Carolingiens ne se joue pas que sur le terrain politique : elle a aussi un caractère intellectuel, en particulier chez Charles le Chauve pour qui la présence à sa cour de Jean Scot représentait un atout maître. Les exploits des intellectuels Irlandais, en matière de traduction du grec, demeureraient inexplicables sans l’appui matériel des souverains carolingiens qui se livraient, dans cette perspective, une concurrence acharnée. L’ensemble des traductions du grec réalisées sous Charles le Chauve en fait le plus grand mécène des lettres grecques qu’ait connu l’Occident carolingien. Son royaume concentre les meilleurs savants de ce temps : Loup de Ferrières, Jean Scot, Hincmar, Ratramne, l’école d’Auxerre, Martin de Laon, Milon et Hucbald de Saint-Amand… Il réussit à attirer dans sa chapelle plusieurs clercs du royaume de Lothaire II (Hilduin, Radbod89, Rodingus), qui avait moins à leur offrir en termes de carrière, et sans doute aussi de prestige intellectuel90. Charles hisse le brain drain au rang de priorité politique. Lorsque l’Erigène est consulté, il fait cours sur Martianus Capella, que les premières générations carolingiennes avaient moins commenté. C’est à l’Irlandais qu’il doit surtout son essor91. Jean Scot est, dans les années 850, au sommet de sa gloire, de l’aveu, on l’a vu, de son propre adversaire Florus. De nombreuses notes manuscrites carolingiennes font référence, ici ou là, à Jean Scot Erigène92. Comme déjà sous Charlemagne, le grec et la dialectique sont liés : l’Irlandais offre à Charles une incontestable suprématie dans les deux champs. Avec Jean Scot Erigène, ses traductions et ses cours sur Capella, il tient, semble-t-il, une

88  La compétition entre souverains n’est pas l’aspect le plus mis en valeur par Nelson, « utilisations du savoir », qui insiste davantage sur l’importance de la notion de sagesse et sur la valeur idéologique du mécénat de cour. 89  Voir sa Vita, MGH SS 15.1, p. 569 : il est attiré par les sept arts libéraux. 90 Fleckenstein, Hofkapelle, p. 151. 91 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 79 ; Carolingian Scholarship and Martianus Capella, 2011 (op. cit.). 92  Rassemblées utilement dans Contreni, « John Scottus, Martin Hiberniensis… », p. 32‑33.

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perle rare, capable, comme l’a noté Gérard Mathon, d’innover93. La dialectique et le grec, qui sont les deux piliers sur lesquels repose l’arbitrage théologique de Jean Scot en 850, sont aussi les pièces maîtresses d’un dispositif de distinction qui, en se frayant un chemin à travers les résistances d’un modèle plus patristique, acquièrent à Charles la renommée qu’il n’a pas su construire par les armes, et qui finit par lui valoir le trône impérial. Le renouveau des arts libéraux et du grec est à ce point une nouveauté qu’il fait grincer des dents les clercs habitués au cursus scolaire traditionnel. Dans un poème satirique contemporain du règne de Charles le Chauve, un vieux grincheux se plaint de la vogue de Capella94. L’auteur, sans doute un Irlandais, décrit son enseignement comme un phénomène de mode dont souffrent les « vieux », habitués au cursus éducatif de la génération de Raban. Ce petit poème satirique montre que Capella incarnait, dans les années 850, une certaine idée de progrès : notre vieil intellectuel est en plein désarroi. On trouve ici un écho à la hargne anti-Capella de Prudence. L’origine de cette vogue de la dialectique se trouve dans le milieu formé par la colonie irlandaise de Laon et la cour. Ces deux milieux interconnectés ont connu un éclat concomitant et déclinent ensemble à la mort de Charles95. Mais pendant cet apogée, son royaume offre aux yeux de l’Occident carolingien une vie culturelle plus innovatrice et plus prestigieuse que celle des autres royaumes, où le mécénat se borne au champ traditionnel de l’exégèse, regrettée par notre satiriste. La renommée que le roi acquiert par les traductions du grec se comprend tout aussi bien. Les résultats en sont particulièrement éclatants dans la préface de la nouvelle traduction de Denis par Anastase le bibliothécaire, qui loue en termes hyperboliques (« stupéfiant », « admirable ») le mécénat de Charles96. Toute la gloire de ces traductions, alors inédites, retombe sur le roi. Le prologue de la 93  Mathon, « L’utilisation des textes », p.  528 ; voir aussi G.  L. Potestà, « Cultura di corte e cultura ecclesiastica : le controversie teologiche in età carolingia », dans Insula Sirmie, Società e cultura della « Cisalpina » verso l’anno Mille, N. Criniti (dir.), Brescia, 1997, p. 35‑52, p. 49, sur le rôle de « théologien officiel » de Jean Scot. 94  Leonardi, « Nuove voci poetiche », p. 150 : Sollers artis eram prima florente iuventa/ qua colitur summus unus et ipse deus […] nunc nimium fallor me mala causa tenet. / Ille Capella strio translato nomine felix / Nos fallit vetulos : nam vetus ipse fuit. La traduction de strio (qui ne veut rien dire) pose problème : on peut penser à une réduction d’histrio en strio. Leonardi n’en parle pas. L’interprétation de Contreni, « John Scottus, Martin Hiberniensis… », p. 30, affirmant contre Leonardi que l’auteur du poème cultivait Capella dès sa jeunesse et s’est rendu compte de son erreur sur le tard, diverge pour la forme mais, dans le fond, fait état du même scepticisme à l’égard d’un phénomène de mode. 95 Jeauneau, Études érigéniennes, p. 508. Cf. aussi Contreni, Cathedral School, p. 19 ou encore p. 84. 96 MGH Ep. 7, p. 431 : illud quoque non mediocri est admiratione stupendum quo non solum latinos patres sed et grecos rimari non cessas et Romana lingua pollentes Pelasgarum facis rerum expertos. Tu quippe facis qui ad faciendum suscitas et hortaris, quia et nos saepe magnam domum fecisse dicimur non tamen manibus sed

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Vita Germani d’Heiric d’Auxerre, vers 873, dépeint aussi Charles comme le grand vainqueur de la compétition pour le savoir, grâce au grec dont il a attiré tous les professeurs, notamment les Irlandais, à la cour : le passage est fort connu et développe le thème de la translatio studii, la Grèce et l’Irlande étant désertées au profit du royaume de Charles97. Si Heiric parle de Grecs qui désertent eux-mêmes leur patrie, c’est surtout pour évoquer la maîtrise de cette langue par les Irlandais dont on rénove les hospitalia sous le règne de Charles98. Heiric poursuit donc : C’est pourquoi, invincible César […], alors que tu t’efforces de t’illustrer, avec les tiens, par les ornements de la sagesse, tu as reçu les écoles et les études de quasiment tous les peuples ; une fois reçus tous leurs professeurs, il leur est inévitable et facile que leurs esprits se congèlent dans l’oisiveté. Ainsi, au mépris de tous les autres, c’est vers la partie du monde qui est sous votre pouvoir que l’ensemble des études des meilleurs arts a afflué99.

C’est la compétition intellectuelle entre rois francs que décrit Heiric : Charles a dépeuplé leurs écoles et débauché leurs professeurs. Le mécénat intellectuel amasse un précieux capital politique. Salomon, rappelons-le, n’a pas seulement mérité par sa sagesse de devenir riche, mais de dépasser tous les autres rois – et il a racheté le monde par sa « doctrine », disent les tituli de la deuxième Bible de Charles100. Pour finir, il investit ce capital culturel dans le titre impérial, déclinant sous Louis II101. Dans une lettre de 872, et dans la perspective du remplacement de ce dernier, Hadrien II ne tarit pas d’éloges sur le roi de Francie occidentale : « on répète partout à ton sujet que tu es sage et craignant Dieu »102. Hadrien place au premier rang de ses compliments de circonstance (il ne cache pas, en effet, que sa démarche est intéressée) la sagesse ; avant, donc, la justice et la protection des églises. Le même capital culturel est mis en avant par le Libellus de imperatoria

affatibus. On retrouve l’allusion aux pelasgi dans le colophon du manuscrit bilingue Saint-Gall, Stiftsb., 48 ; cf. Herren, « The study of greek », p. 511‑512. 97  PL 124, col. 1133. 98 MGH Conc. 3, p. 103 (concile de Meaux-Paris, 845) et 418 (concile de Quierzy, 858). Cf. Contreni, Cathedral School, p. 81‑83. 99  PL 124, col. 1134. 100 Cf. ibid., p. 255, v. 41‑45 (BNF latin 2, Saint-Amand, 871‑877) : Rex Salomon, quoniam potius tua dona petivit / Ut sapiens posset fieri, praecelsior ullis / Regibus existens opibus pollebat opimis / Iudicioque rato tecum bona plurima sanxit / Doctrinaque tua mundum redimivit abunde… Les vers s’achèvent, sans surprise, par un vers grec (ibid., p. 257, v. 98) ! 101  Staubach, « Graecae Gloriae », p. 348. 102 MGH Ep. 6, p. 743‑744.

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potestate in urbe Roma, après que Charles a été placé à la tête de l’empire en 875103. Charles est appelé à Rome car « il était presque un philosophe dans les lettres »104. Cette réputation joue comme un moyen de distinction qui le place au-dessus de son dernier frère en vie, Louis. Charles, si malheureux sur le champ de bataille, faisait en grande partie reposer son prestige sur sa renommée de mécène. On retrouve des accents similiaires dans le discours de Jean VIII à l’élection impériale de 875 : Charles honore ses prêtres et « les éduque dans les deux philosophies »105. Lui aussi relève, dans un sermon où chaque mot est pesé, le mécénat intellectuel de Charles ; lui aussi, il met en exergue la « philosophie » tant prisée du souverain (la mention des « deux philosophies » ne laisse pas de doute sur le fait que l’une, profane, est la dialectique). 2.  La poésie de cour de Jean Scot et l’hellénisation du pouvoir

C’est seulement, on en convient aisément, dans les décennies qui suivent la controverse que cette pente hellénisante atteint son but, l’obtention du titre impérial. Mais la fascination pour le modèle politique grec existe déjà dans les années de la querelle. Les « sorties » hellénisantes de Charles ne surgissent pas subitement vers 858‑860, à la première traduction du pseudo-Denys. Dès 854, Charles commence à employer le Legimus, pratique de chancellerie imitée de la cour byzantine, dont le modèle a été fourni aux occidentaux par la lettre de Michel II de 827, conservée à Saint-Denis avec le reste du Corpus dionysiacum106. Revenons donc à la question : Charles « hébergea-t-il Jean Scot trente ans seulement à cause de ses blagues ou de son savoir-faire médical »107 ? L’Erigène est le pilier de la stratégie de distinction culturelle de Charles. Or, l’Irlandais n’est pas seulement le traducteur du corpus areopagiticum, il est également versificateur. La plupart de ses poèmes, remontant aux années 850, sont dédicacés à Charles. Dom Cappuyns fait remonter la composition de son principal recueil (ms. Laon, BM,

103  G. Arnaldi, Natale 875. Politica, ecclesiologia, cultura del papato altomedievale, Rome, 1990 (Nuovi studi storici, 1). 104  PL 139, col. 55. Cité par Riché, « Charles le Chauve », p. 45. 105 Bouquet, Recueil, 7, p. 695 : Ecclesias videlicet Domini diversis opibus ditans, sacerdotes eius honorans, hos ad utramque philosophiam informans, illos ad virtutes sectandas adhortans, viros peritos amplectens, religiosos venerans… 106 W. Ohnsorge, « Orthodoxus imperator. Vom religiösen Motiv für das Kaisertum Karls des Grossen », dans Jahrbuch der Gesellschaft für niedersächsische Kirchengeschichte, 48, 1950, p.  17‑28 ; Staubach, « Graecae Gloriae », p. 348, note 38 ; F. Bougard, « Charles le Chauve, Bérenger, Hugues de Provence : Action politique et production documentaire dans les diplômes à destination de l’Italie », dans Zwischen Pragmatik und Performanz : Dimensionen mittelalterlicher Schriftkultur, C. Dartmann, T. Scharff et C. F. Weber ed., Turnhout, 2011 (Utrecht studies in medieval literacy, 18), p. 57‑84. 107  Nelson, « Utilisations du savoir », p. 46.

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444) à avant 862, ce qui nous situerait pendant la controverse prédestinatienne108. Cette poésie de cour relève à la fois du panégyrique et de la catéchèse109. Si on les prend dans leur globalité, les cinq premiers poèmes à Charles et Ermentrude110 sont marqués par plusieurs thèmes. D’abord, il s’agit de poèmes politiques, ne serait-ce qu’en raison des implications politiques des vertus royales. Ensuite, ils s’inscrivent dans une tradition hellénisante. La maîtrise du grec de Jean Scot s’y avère saisissante111. Plusieurs sont rédigés partiellement, voire entièrement en grec, toujours avec une invocation au basileus ou au kyrrios Charles (II.7, II.8, III.1, V.1, V.4). Certains sont de véritables acclamations, dans le genre des laudes bilingues qu’affectait Charles le Chauve112. Mais ces louanges-là s’apparentent moins à la tradition occidentale des laudes regiae qu’aux acclamations byzantines pour les couronnements et les fêtes de Pâques et Noël113. On retrouve aussi les mêmes épithètes royales qu’à la cour byzantine : orthodoxos (orthodoxe), sebastos (couronné), eusebes (pieux), dunatos (puissant)… Si l’on se fie à quelques mots d’Anastase, il est probable que Charles, comme tant de clercs, ait connu un peu de grec et ait compris ces textes114. Dans le poème bilingue III.6, Charles est loué comme « élu devant les autres rois », évocation certaine du thème impérial115. Certaines invocations sont au vocatif, et non au datif comme il est de coutume dans les adresses de correspondance, ce qui évoque une récitation publique116. Mais le plus spectaculaire de ces textes est le poème V.4, totalement en grec : Au seigneur Charles, Jean, salut ! À Charles, l’admirable roi, la vie et la lumière ; chef orthodoxe des Francs à qui [reviennent] gloire et honneur ! Incomparable et bon, pieux et très haut monarque, espoir de la patrie, digne de l’immortalité, portant la couronne d’or, le diadème de ses pères, et de sa main, le sceptre, c’est à dire le bâton

108 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p.  78. P. Godman, Poets and emperors. Frankish Politics and Carolingian Poetry, Oxford, 1987, p. 149‑181, tend à minimiser le caractère exceptionnel du mécénat culturel de Charles, arguant que les historiens sont victimes des stéréotypes de ses panégyristes ; mais voir Nelson, « Utilisations du savoir », p. 40. 109 Staubach, Rex Christianus, p. 67‑91. 110 MGH Poetae 3, p. 518‑535. 111 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 78. 112  E. Kantorowicz, Laudes regiae. Une étude des accalamations liturgiques et du cute du souverain au Moyen Âge, Alain Wijffels trad., Paris, 2004, p. 129‑137 ; A. Prost, Caractère et signification de quatre pièces composées à Metz en latin et en grec au IXe siècle, Paris, 1877. 113 Staubach, Rex Christianus, p. 68. 114  Lettre à Charles le Chauve, PL 122, col. 1027 : parlant de la traduction du pseudo-Denys, Anastase écrit « comme ton expérience avisée ne l’ignore pas ». 115 MGH Poetae 3, p. 541 : Pax fido populo, regi sit gloria summo, / Quem deus electum prae regibus unus habet nunc… 116  Ibid., p. 545 (V.1) : Kyrrie Karole.

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de la royauté. Christ, sauve ton serviteur, que je le proclame mon maître, Charles, le vénérable chef de notre multitude, lui qui est ô combien sage, lui qui est ô combien puissant, tout tempérant et plein de force. Il est noble et beau, et se montrant tel, c’est un illustre gouvernant ; comme Mercure [la Brillante] parmi les lumières du ciel est l’astre de son diadème ; comme le soleil, le brillant, comme l’Étoile du matin, comme la divine pâleur [de la lune]. Accorde à Charles la vie pour tous les siècles ; faites cette prière, peuples ; et toi prie, Francie entière !117

On appelle ce texte un « poème » mais tout y est liturgico-politique118. Staubach a affirmé qu’il exprimait, plus qu’aucun autre, une conception byzantine du pouvoir, dont les intonations liturgiques évoquent les Polychronia, ces incantations pour un long règne, du domaine grec119 : malheureusement, une étude détaillée fait défaut. On s’y essaiera ici en se fondant sur les quelques descriptions d’acclamations ou de couronnements byzantins reconstituées par Gilbert Dagron120. Si le poème V.4 provient du codex personnel de Martin de Laon, il est bien de la plume de Jean Scot, qui l’a signé : d’ailleurs, Martin ne maîtrisait sans doute pas suffisamment le grec pour l’écrire121. Jean Scot appelle Charles basileus (qui a en Grèce le sens d’imperator122), monarchos, kyrrios, anax : tout le lexique byzantin du pouvoir est mobilisé, à l’exception notable du terme autocrator qui en est le sommet. Orthodoxos est un des premiers épithètes dont le roi est paré : il permet à Charles de se placer dans le sillage de Charlemagne et dans la tradition romaine dont Byzance est l’héritère. L’Erigène appelle sur lui une « gloire et honneur » ; il le pare des couronnes de ses pères, de la force et de la sagesse. Il reprend le terme « digne », qui fait partie des acclamations impériales byzantines123. Il le compare aux astres, thème aussi byzantin que franc, et lui souhaite la vie éternelle, en invoquant la prière des peuples soumis à sa domination. Le peuple franc est mentionné deux fois. Le mot laoi, « peuples », évoque le rituel byzantin : dans ce dernier, il ne désigne pas le peuple tout entier 117  Voici la traduction de l’archikhûbe Paul-Victor Desarbres, que je remercie de son aide précieuse. 118  Bezzola, cité ibid., p. 68, considère qu’il s’agit de « dédicaces de livres ou d’inscriptions pour des monuments » : ces vers grecs mériteraient une étude plus approfondie. 119 Staubach, Rex Christianus, p. 69. On regrette que l’auteur se borne à évoquer ce texte qui était si pleinement dans son sujet. Dagron, Empereur et prêtre, p. 75, décrit ces invocations du couronnement impérial byzantin : « que nombreuses soient les années du grand empereur (…) pour de nombreuses et bonnes années ! ». 120  L’auteur rappelle que chaque couronnement byzantin fut un cas particulier : mais on trouve des traits communs à chacun, notamment dans les acclamations (Dagron, Empereur et prêtre, p. 99). 121  Cf. D. Muzerelle, « Martin d’Irlande et ses acolytes : genèse codicologique du ‘Pseudo-Cyrille’ de Laon (ms 444) », dans La collaboration dans la production de l’écrit médiéval. Actes du 13e colloque du Comité international de paléographie latine, H. Spilling ed., Paris, 2003 (Matériaux pour l’histoire publiés par l’École des Chartes, 4), p. 325‑346), p. 343‑346. 122  McCormick, « Western Approaches », op. cit., p. 409. 123 Dagron, Empereur et prêtre, p. 75.

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mais « une poignée de dignitaires » qui le représentent. On peut penser à la cour franque où populus a subi un glissement sémantique analogue. L’emploi de l’impératif rend probable la lecture de tels textes à la cour. Imagine-t-on le bénéfice politique de disposer d’un panégyriste grec à sa cour ? L’appellation de rex atque theologus124, dont Jean Scot pare Charles ailleurs, est tout un programme, tant est rare le mot theologia dans le monde latin. Le mot theologus apparaît dans l’Occident carolingien avec Jean Scot : auparavant, il sert seulement d’épithète à Grégoire de Nazianze125. Charles pouvait prétendre, grâce à Jean Scot, aux précieux éloges grecs que son père et son grand-père n’ont jamais reçus qu’aux rares occasions des ambassades byzantines. Jean Scot offre à Charles la synthèse dionysienne qui lui assurait un prestige intellectuel inégalé et qui inspirait sa pensée politique ; il lui offre aussi l’accès à une pratique politique spécifiquement grecque qui en fait l’émule des empereurs byzantins. II.  Les milieux de cour dans la controverse La cour est le lieu central où le roi carolingien transforme les ecclésiastiques en collaborateurs du gouvernement. À l’école du palais, les maîtres choisis par le roi façonnent les esprits et débattent en sa présence ; la chapelle royale irrigue le royaume en évêques et entoure le roi d’une brigade de clercs solidement instruits. Le roi n’est ni un lecteur ni un acteur solitaire. Ses conseillers inspirent son action : parents et grands laïcs, comme le sénéchal Adalhard sous Charles le Chauve, mais aussi les clercs dont l’académie palatine sous Charlemagne offre le meilleur exemple. Cet entourage oriente la décision du roi, pondère sa lecture, interprète les textes126 : on se souvient certainement encore, en 849, des récriminations d’Agobard vingt ans plus tôt contre le mur qu’avait dressé le comte Matfrid entre Louis le Pieux et ses sujets127 ; dans les années 840, Florus fustige l’aula surda où il est inutile d’aller chercher secours128. En matière théologique, ce mur est moins perméable qu’ailleurs : le roi est entouré de clercs qui lisent pour lui et l’aident à forger la décision d’agréer ou non le contenu. Les auteurs qui demandent à Charles d’éprouver la qualité de leurs écrits, comme Ratramne, n’escomptent pas qu’il s’en charge seul. Comme l’a suggéré

124 MGH Poetae 3, p. 545, v. 11. 125  Voir les martyrologes d’Adon (PL  123, col.  262) et certains exemplaires du martyrologe d’Usuard (voir les notes en PL 123, col. 745 et 124, col. 37). 126  De Jong, « The empire as ecclesia ». 127  CCCM 52, p. 225‑227, p. 226. 128 MGH Poetae II, Querela de divisione imperii, p. 562.

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Sita Steckel, le pouvoir réel des experts est peut-être plus grand que celui de ceux qu’ils conseillent, car ils ont le pouvoir de leur dicter ce qui est vrai ou faux129. Stuart Airlie a montré que les chapelains de la cour sont vus de l’extérieur comme un groupe à part et soudé130. A.  Le rôle doctrinal des familiares Il en est ainsi dès les premiers Carolingiens. D’après Alcuin, en 799, Charlemagne a fait réciter en public l’Adversus Felicem librum à la cour et a fait noter les errata en marge avant de le renvoyer pour correction131. L’abbé de Saint-Martin se plaint que Charlemagne n’ait pas fait annoter ses erreurs doctrinales ; il remarque que l’empereur a confié l’émendation à des defensores au lieu de s’en charger luimême. Charlemagne est entouré par tout un atelier de clercs. Cela explique les célèbres notes marginales de l’Opus Caroli contra synodum (BAV, vat. lat. 7207) : Charlemagne avait, au cours d’une lecture publique, commenté et fait annoter « sur le vif » ce long traité certainement composé par Théodulfe d’Orléans, pour s’en approprier l’autorité132. Alcuin se plaint que ses Adversus Felicem libri septem n’aient pas encore subi le même sort et demande à l’empereur de ne pas le publier avant de l’avoir fait circuler et examiner par ses familiares133. En 798, il lui demandait au sujet d’un traité sur le comput sensiblement la même chose : qu’on le fasse lire par les familiares et qu’on décide de quoi en faire134. Impossible de discerner, dans de tels cas, quelle est la frontière entre le jugement du roi et celui de ses proches conseillers. Ces derniers sont un milieu d’intellectuels à part entière, dans lesquels on chercherait à tort à ne reconnaître qu’une ou deux figures éminentes, comme l’a montré Philippe Bernard à propos de la préface Hucusque de l’Hadrianum supplémenté135. C’est à eux que Frédégise dédicace la lettre De nihilo et tenebris dans la dernière partie du règne de Charlemagne ; la lettre fait état d’intenses discussions entre les érudits de la cour136. L’influence de ces derniers devait être grande. Le 23 octobre 799, Elipand en donne une preuve : il conseille à Felix d’écrire à Charlemagne avant qu’Alcuin ne se rende à la cour137. Ailleurs, il

129 Steckel, Kulturen des Lehrens, p. 607. 130  Airlie, « Bonds of Power », dans Charlemagne’s Heir, op. cit., p. 193‑197. 131 MGH Ep. 4, p. 284 (lettre 172). Cf. Close, Uniformiser la foi, p. 192‑193. 132  A. Freeman, « Furthuer studies in the Libri carolini III. The marginal notes in Vaticanus latinus 7207 », dans Speculum. A journal of mediaeval studies, 46, 1971, p. 597‑613. 133 MGH Ep. 4, p. 335. 134  Ibid., p. 234. 135  P. Bernard, « Benoît d’Aniane est-il l’auteur de l’avertissement hucusque et du supplément au sacramentaire Hadrianus ? », dans Studi medievali, 3e série, 39/1, Spolète, 1998, p. 1‑121. 136 MGH Ep. 4, p. 552. 137  Ibid., p. 308.

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accuse Alcuin d’être un nouvel Arius qui convertit Constantin à l’hérésie138. Ces avertissements ont les mêmes échos que ceux d’Agobard à Matfrid : en théologie comme en politique les conseillers dressent autour du roi, disent les mécontents, un mur insonorisé. On peut en dire autant du règne de Louis le Pieux. Jonas d’Orléans, dans la préface du De cultu imaginum vers 840‑844, rapporte que l’Apologeticum de Claude de Turin fut examiné « par les hommes les plus sages du palais » de Louis le Pieux139. Claude de Turin donne des renseignements concordants : Theutmir a envoyé le traité de Claude sur les épîtres aux Corinthiens à la cour pour le faire « condamner par le jugement des évêques et des aristocrates »140. Le traité a été envoyé à la cour, mais nulle mention du souverain, seulement de l’entourage. La théorie du « mur » semble jouer à plein. Claude se vante que ses « amis » ne l’aient pas condamné, au contraire : ils ont fait copier son livre en plusieurs exemplaires. Sans doute Claude se fait-il ici quelques illusions… La génération des petits-fils de Charlemagne suit les mêmes pratiques que ses aïeux. Louis le Germanique pouvait compter sur des peritissimi lectores ou des sagacissimi lectores pour émender l’exégèse que lui envoyait Raban Maur141. On ne sera donc pas surpris de trouver chez son frère cadet les mêmes censeurs. En l’occurrence, un fait retient l’attention : l’entourage savant du roi passe pour hostile à la double prédestination, alors même que le souverain a consulté d’abord deux de ses ténors, Ratramne et Loup. Ce dernier est peut-être le premier à s’inquiéter de son isolement. Il rappelle avoir exposé oralement son opinion devant la cour, à Bourges (décembre 849). Suit aussitôt une précaution : Puisque certains sont d’un autre avis et pensent que je n’ai pas sur Dieu une doctrine pieuse et conforme à la foi, Dieu lui-même dirigera ma pensée […] ces questions, dont beaucoup parlent avec une audacieuse légèreté mais que peu comprennent à fond…142

Il est probable que ces remarques ne s’adressent pas aux seuls Hincmar et Pardoul. D’emblée, Loup se méfie de l’entourage de Charles. Sa conclusion est particulièrement humble : « à ceux qui refusent [cette vérité], conscient de ma médiocrité, je ne l’impose pas ». Dans d’autres circonstances, Loup est nettement moins amène, par exemple lorsqu’il écrit à Hincmar : « mais alors qui, à moins d’être un triple

138  Ibid., p. 303. 139 MGH Ep. 5, p. 354. 140 MGH Ep. 4, p. 609. 141  De Jong, « The empire as ecclesia », p. 195. 142  Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 23‑25.

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lourdaud (tardissimus), pour rester poli, pourrait affirmer qu’il y a nécessité là où il peut voir régner la volonté ? »143. Ces précautions semblent dictées par l’expérience de l’anti-prédestinatianisme de la cour : Loup ne devait en aucune façon froisser le souverain. Ratramne vise aussi à plusieurs reprises ceux qui estiment que la prédestination au châtiment implique la nécessité de pécher144, avec une insistance qui montre que le traité leur était indirectement destiné. Il prend, comme Loup, des précautions contre les relecteurs de la cour lorsqu’il s’adresse à Charles : Si apparaissait un détracteur de ce texte, qu’il me soit donné de me défendre pour que j’acquiesce à ses justes reproches ou confirme ce que j’aurai dit de vrai, méritant ainsi par mon humilité de trouver toujours chez vous une piété propice145.

On sait, grâce à Jean Devisse, qu’Hincmar n’a pas été l’éminence grise de Charles : pendant de longues périodes, les deux hommes étaient en froid146. Il faut trouver d’autres personnages susceptibles d’influencer Charles le Chauve. B.  Les clercs de la cour et la controverse 1.  Le notaire Jonas

Gottschalk, qui avait fréquenté l’élite ecclésiastique du bassin parisien, est resté en contact avec des clercs de cour. La consultation sur la vision béatifique leur a été adressée. Ces clercs, de résidence ou de passage, fournissaient à Charles le Chauve un entourage d’intellectuels compétents en cas de litige théologique. Est-ce à dire que Gottschalk avait gardé avec eux de bonnes relations ? Gottschalk, rappelons-le, a interrogé plus précisément Loup, Matcaud et Jonas. Si Matcaud reste inconnu, on s’autorise à reconnaître dans Jonas le notaire royal devenu évêque d’Autun au plus tard en août 850 (jusqu’à sa mort en 866)147. Comme l’a vu Matthew Gillis, ce n’était pas Jonas qui officiait comme notaire à Quierzy en 849, mais Énée : on n’a pas de raison de préjuger de son hostilité envers Gottschalk148. Le diacre Jonas, qui semble avoir étudié à Ferrières, officie à la chancellerie entre le 12 janvier 841 et le 16 janvier 850 : on lit son nom quarante fois, dont quinze fois sur des

143  Ibid., p. 41. 144  PL 121, col. 53, 69, 70, 71, 76. 145  Ibid., col. 42. 146 Devisse, Hincmar, p. 53‑59. 147 MGH Poetae 3, p. 717, note 3 ; Duchesne II, p. 182 ; Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 52, note 2, n’avait pas élucidé la question. Ricciardi, Epistolario, p. 189, note 27, voit encore dans le notaire et l’évêque deux personnes distinctes. Il semble que seule Janet Nelson ait récemment rapproché les deux personnages. 148 Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 234‑235 et Heresy and Dissent, p. 158-160.

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originaux qu’il a rédigés lui-même neuf fois. Il devait avoir la prééminence sur ses collègues : il avait sans doute la garde du sceau, l’archichapelain étant un homme fort occupé et loin de ses notaires. Tessier parle de lui « comme peu soigneux, étourdi et assez fantaisiste » : son écriture est « médiocrement élégante »149. Peut-on voir en Jonas un allié de Gottschalk ? S’il le choisit comme destinataire spécial, peut-être. Une des copies carolingiennes du poème Ut quid iubes provient d’Autun, ce que d’aucuns ont ramené à la sympathie de Jonas pour son auteur150. Cela dit, il faut se méfier des conclusions tirées des localisations actuelles. Il y a des chances pour que le notaire royal, suffisamment apprécié de Charles le Chauve pour être élu évêque, ait pris ses distances avec le reclus d’Hautvillers, si tant est qu’ils aient jamais été proches. Quant à Loup, sans être à proprement parler un clerc du palais, il le fréquentait avec assiduité et gardait à Charles, dit-il, sa fides singularis, sa loyauté particulière151. Il correspond souvent avec les clercs du palais pour diverses affaires, voire avec Charles lui-même. Voilà qui propulse l’entourage proche de Charles le Chauve au cœur de la controverse. Sa chapelle était une pépinière à un degré inédit pour l’époque carolingienne et qui préfigure le Reichskirchensystem des Ottoniens152. Les notaires deviennent, au fil des ans, évêques : Jonas à Autun en 850, Wulfade à Langres et Énée à Paris en 856, Wulfade encore à Bourges en 866, Hincmar à Laon et Wenilon à Rouen en 858, Folcric à Troyes en 861153… Ces notaires, qui sont, davantage que de simples secrétaires, de véritables lettrés, suivent de près les affaires du royaume. Le concile de Soissons en 853 fait écho à cet usage des lettrés professionnels : c’est Loup de Ferrières, érudit notoire, qui est chargé de lire à haute voix le libellus de Thierry de Cambrai154. Comme on l’a déjà souligné, le notaire royal Énée y souscrit avec les évêques et abbés. Les représentations de conciles dans les manuscrits wisigothiques montrent, dans la procession d’entrée, les notaires avec leurs instruments de copie, derrière les diacres155. On les retrouve, accroupis la plume à la main, au milieu du concile qui clôt le Psautier d’Utrecht copié à Reims, sans doute sous

149  Ibid., Tessier III, p. 50‑51. 150 MGH Poetae 3, p. 717, note 3 et Weber, Gedichte, p. 85‑87. Il s’agit du manuscrit Autun, BM 33. 151  Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 23. 152 Fleckenstein, Hofkapelle, p.  150. Au sujet de la chapelle carolingienne, voir aussi Depreux, Prosopographie, p. 13‑21. L’auteur rappelle que la « chancellerie » n’apparaît qu’au Moyen-Âge central et que la chapelle désigne, au sens large, le groupe indiscriminé des clercs vivant au palais. 153 Nelson, Charles le Chauve, p. 216, a noté ce contrôle croissant après la révolte de 858. 154 MGH Conc. 3, p. 270. 155  Cf. Reynolds, « Rites and signs of conciliar decisions », au sujet des codices Vigilianus et Aemilianensis (Xe siècle), ms. El Escorial, Real biblioteca de san Lorenzo d I.2 et I. 1, ff. 344r et 347v respectivement.

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Ebbon, peut-être sous Hincmar156. Dans un monde où toute œuvre se dicte, la présence des professionnels de l’écrit est indispensable. L’école palatine dispensait, sous Charlemagne, un enseignement des différentes artes pour lesquelles Alcuin avait rédigé des manuels propédeutiques, mais aussi de calligraphie, médecine, théologie et liturgie. Un enseignement conséquent de la logique s’impose à partir du règne de Charles le Chauve, sous l’influence décisive de Jean Scot Erigène. À la chapelle royale étaient conservées certaines reliques et les vases liturgiques, mais aussi la plupart des livres de la bibliothèque royale157 : la nébuleuse de clercs qui gravitaient autour du roi faisait l’intermédiaire entre lui et le savoir livresque indispensable à un débat doctrinal. 2.  Le notaire Énée

Nous verrons bientôt que de mystérieux objecteurs de Jean Scot, dans le De praedestinatione, formulent des syllogismes (cf. p. 290-293). Cela requiert une formation logique. Ils sont susceptibles de l’acquérir à la cour, de l’enseignement de Jean Scot Erigène qui pense peut-être, en reproduisant ces objections, à ses propres élèves. Peut-on voir dans cette insistance sur la dialectique le sceau des interventions de la cour ? La prédilection de l’Érigène pour la dialectique a son public : Prudence lui reproche d’avoir voulu plaire aux hommes plutôt que chercher la vérité158, et fait allusion ailleurs à ceux qui pensent comme Jean Scot159. Ce public est certainement un public d’école, proche de la cour où cet enseignement a son épicentre. Aucun autre auteur de la controverse ne se pique de régler les questions de prédestination à l’aide de la dialectique : même Gottschalk, qui y a parfois recours, trouve les syllogismes « captieux » et « alambiqués »160. Au contraire, l’Erigène décide de trancher le débat en le soumettant au tribunal de la raison161. Il veut résoudre les contradictions entre les Pères sans dire que certains se sont trompés : c’est un travail d’équilibriste qui réclame quelques contorsions. Il a recours à l’artifice suivant. Partout où Augustin parle de prédestination au châtiment, c’est un trope rhétorique : une antiphrase. Pour Jean Scot, il faut disséquer Augustin avec un scalpel de logicien : cela résout toutes les contradictions. Et cela rejoint curieusement les opinions d’un notaire royal : Énée.

156  Cf. C. Chazelle, « Archbishops Ebo and Hincmar of Rheims and the Utrecht Psalter », Speculum, 72/4, 1997, p. 1055‑1077 (1076‑1077). 157 Schramm, Denkmale, p. 31. 158  PL 115, col. 1016. 159  Ibid., col. 1286. 160 Lambot, Œuvres théologiques, p. 206. 161  CCCM 50, p. 7 (I, 3).

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Énée officie à Quierzy, en 849 : il souscrit à trois diplômes de Charles au printemps de cette année162. Actif de 842 à 856, puis évêque de Paris de 856 à 870, Énée reconnaît vingt-neuf diplômes, dont huit originaux. Son écriture, à la différence de celle de Jonas, est « droite, aisée, nette, dépouillée, sans apprêt ni élégance, et témoigne d’une préférence marquée pour les formes aiguës »163. Sa syntaxe est élégante ; il aime mettre en incise des formules pieuses. Plus important, écrit Tessier : « on est aussi frappé par les formules extrêmement respectueuses employées à l’égard des autorités et spécialement de l’autorité royale ». Nous devons nous souvenir de cela, car Énée fait partie des clercs de la cour dont l’opinion fait pencher Charles dans le camp hostile à la prédestination au châtiment. Sa réputation de pieux lettré explique qu’il soit réclamé comme évêque de Paris en 856 et qu’on le sollicite en 867 pour rédiger les Responsa aux objections de Photius164. Énée a aussi la réputation d’un anti-prédestinatien. En 856, au décès de l’évêque Erchanrad, Charles décide de le nommer évêque de Paris. Le clergé local, empruntant la plume de Loup de Ferrières, le réclame en rendant un hommage convenu à l’excellent choix du monarque165. La réponse des évêques de la province de Sens préfigure le conflit qui secouera le royaume en 858 : en net contraste avec l’enthousiasme des clercs de Paris, aucune allusion au souverain ne transparaît dans la réponse synodale166. Ils louent néanmoins le zèle religieux d’Énée : « qui a touché même de loin au palais sans entendre célébrer le labeur d’Énée et sans voir éclater sa ferveur dans les choses divines ? ». Cela n’empêche pas Prudence, cloué à Troyes par la maladie, d’exiger de sa part une profession de foi augustinienne167. Énée avait donc une réputation d’anti-prédestinatien, si grandes que fussent son odeur de sainteté et son érudition. Un passage de Gottschalk confirme ce fait. Le reclus d’Hautvillers raconte comment Halduin d’Hautvillers (celui-ci étant déposé en 853168, l’épisode est précoce) l’a rejoint dans sa cellule pour le convaincre de se rétracter. Ils lui rapportent des paroles d’Énée sur la dialectique, paroles

162  Tessier I, n° 111‑113, p. 293‑303. 163  Tessier III, p. 61. 164  Cf. son traité en PL 121, col. 683‑762. 165  Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 99. 166  Ibid., p. 101. 167 MGH Conc. 3, p.  380. La lettre nous est connue par le De praedestinatione d’Hincmar, PL  125, col. 64‑66. 168  Halduin est déposé au concile de Soissons de 853 pour avoir été ordonné d’un coup diacre et prêtre, ce qui n’est pas canonique : cf. MGH Conc. 3, p. 275.

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qu’il semble bon de mettre en regard avec un texte de Jean Scot Erigène pour faire ressortir leur étroite parenté d’esprit : Gottschalk, Responsa de diversis

Jean Scot, De praedestinatione (XVIII, 1)

Après que j’ai été à Quierzy et qu’on m’a fait venir ici, Bavon et Halduin me répétaient ce que disait, ce qu’aboyait ce pauvre Énée : à savoir qu’à cause de la dialectique, je ne pouvais pas comprendre ce que les livres de saint Augustin disent de la prédestination des réprouvés à la mort.169

L’erreur bien dure de ceux qui ramènent de façon confuse et mortifère les sentences des vénérables Pères et en particulier de saint Augustin à leur opinion perverse découle, je pense, de l’ignorance des disciplines utiles que la sagesse a voulu s’adjoindre comme accompagnatrices.170

Énée reproche à Gottschalk exactement la même chose que Jean Scot : sans l’emploi de la dialectique et l’artifice de l’antiphrase, l’œuvre d’Augustin (qui a connu, dans les années 390, un réel changement d’opinion sur la question du libre-arbitre) est contradictoire et incompréhensible. Cela signifie qu’il existait une réelle unanimité entre le notaire royal et le maître du palais : qu’Énée, moins doué que son maître et ici fort maltraité par Gottschalk, répétait ses thèses à tout va. Si l’on ajoute à cela les syllogismes des laïcs rapportés par Jean Scot (cf. p. 290-293) on aura une idée des caractéristiques de la pensée du palais : la logique est sa marque de fabrique. 3. Wulfade

Pendant le tumultueux concile de Soissons d’avril 853, les clercs ordonnés par Ebbon à son éphémère retour en 840‑841 sont destitués. Parmi eux, le chanoine Wulfade, économe du diocèse de Reims171. Charles le Chauve, qui intervient à la fin du concile pour lever l’excommunication, se l’attache personnellement comme ministerialis, c’est-à-dire, sans doute, comme chapelain172. Il lui confie les monastères du Der en 856, de Saint-Médard de Soissons en 858, de Rébais en 861 et en fait le précepteur de son fils Carloman173. Il vante son indéfectible fidélité récompensée en 859, après la grande révolte. Quant à son haut niveau de culture, le fait qu’il fut précepteur d’un enfant royal l’atteste. Il le place au poste sensible

169 Lambot, Œuvres théologiques, p. 156‑157. 170  CCCM 50, p. 110 (déjà cité p. 193). 171  Sur la vie de Wulfade, voir Marenbon, From the circle of Alcuin, p. 111‑113 et Marenbon, « Wulfad ». 172 Fleckenstein, Hofkapelle, p. 148 ; Nelson, Charles le Chauve, p. 214. 173  Voir la lettre de Charles à Nicolas Ier, MGH Conc. 4, p. 242. Cf. Riché, « Les Irlandais », p. 744.

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d’archevêque de Bourges en 866 après avoir échoué à l’imposer à Langres – autre poste sensible – en 857174. Avec Wulfade, nous tenons un clerc particulièrement apprécié de Charles et qui est le contemporain de la controverse prédestinatienne : il est présent à Quierzy en 849175. Ses options théologiques sont faciles à reconstituer : ce protégé de Charles est l’ami et même le collaborateur de l’Erigène. Jean Scot lui dédicace, et même, lui donne à corriger et à défendre son grand ouvrage, le Periphyseon, comme on le lit dans la postface : Cet ouvrage, je l’offre d’abord à Dieu, […] puis à toi, mon très cher frère en Christ Wulfade, mon collaborateur dans l’étude de la sagesse, pour que tu l’examines et le corriges ; c’est tes exhortations qui l’ont fait naître, c’est ton intelligence qui l’a mené à terme […] mon souci de rechercher la vérité, fais en sorte de le défendre en présence de nos amis et des chercheurs de vérité – je ne dirais pas : de nos rivaux – de toutes les forces de ton intelligence aiguë, dont tu devrais te servir plus que des élucubrations grossières de ma contemplation176.

Wulfade n’est pas encore archevêque de Bourges : rien ne nous autorise à considérer ces mots comme de la pure flagornerie. Jean Scot le traite comme un ami cher, un ami proche avec lequel il vit une étroite complicité intellectuelle ; un ami prompt à le défendre contre ses ennemis – nombreux. Un ami qui a collaboré à la genèse d’un traité dont John Marenbon a montré qu’il était encore influencé par le débat sur la prédestination177. De l’érigénisme de Wulfade, nous avons un autre indice : la bibliothèque personnelle de l’ancien économe de Reims. Le plus vieil exemplaire de la traduction érigénienne des Ambigua de Maxime le Confesseur lui a appartenu : au dernier folio, on trouve la liste de ses manuscrits personnels178. Cette bibliothèque est une accablante profession de foi érigénienne et anti-prédestinatienne : on y trouve les traductions du pseudo-Denys, le Periphyseon, les traductions des Scholia de Maxime le Confesseur, le tout accompagné de beaucoup d’Origène et de Jean Chrysostome, auteurs damnés de la controverse179, avec de surcroît fort peu d’Au174 MGH Conc. 3, p. 383. Voir Aux origines d’une seigneurie ecclésiastique. Langres et ses évêques, VIIIeXIe siècles (Actes du colloque Langres-Ellwangen tenu à Langres, 28 juin 1985), Langres, 1986. 175  PL 125, col. 85. 176  PL 122, col. 1022. 177  Marenbon, « John Scottus and Carolingian Theology », p. 311‑323. 178  Cappuyns, « Bibli Vulfadi ». Il s’agit du plus vieux manuscrit de la Bibliothèque Mazarine, le ms. 561. 179  Sur le lien entre pélagianisme et origénisme, voir, chez Gottschalk, Lambot, Œuvres théologiques, p.  193 ; sur la fiabilité douteuse de Jean Chrysostome, voir Loup de Ferrières, PL  119, col.  648 et 665. Cf. Cristiani, « La notion de loi », p. 279.

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gustin et pas de Prosper ni de Fulgence. C’est là, conclut Cappuyns, une bibliothèque remarquable pour « ce théologien presque inconnu »180. Par ailleurs, John Marenbon a montré que Wulfade a utilisé cet exemplaire des Ambigua : plusieurs notes, sur la dernière page, montrent qu’il avait parfaitement compris Jean Scot181. E. Jeauneau et P. Dutton ont aussi supposé que les tituli profondément érigéniens du Codex aureus de Saint-Emmeram ont été produits chez Wulfade, à SaintMédard de Soissons182. Enfin, Wulfade est sans doute l’intermédiaire qui a mis en relation Jean Scot avec son élève Heiric d’Auxerre183. Charles le Chauve a confié l’éducation de son fils Carloman à un clerc d’une intelligence certes remarquable mais viscéralement érigéniste : un clerc de sa cour auquel, comme à l’Erigène, il a gardé son soutien d’un bout à l’autre de sa carrière184. 4.  Liudo, Isaac, Mannon et Martin de Laon

Avec à la fois Énée, Jonas et Wulfade concernés par la controverse prédestinatienne, on peut s’interroger sur l’archichapelain, leur supérieur direct. Le premier archichapelain de Charles est l’Aquitain Ebroin de Poitiers : mais les sources éclairent davantage l’activité politique de ce pilier du groupe des Rorgonides que ses préoccupations doctrinales185. Mort en 854, il est remplacé par Hilduin (à ne pas confondre avec l’archichapelain de Louis le Pieux, auquel il est apparenté), pourvu des abbayes de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Martin de Tours. On n’a, malheureusement, aucun indice de son orientation doctrinale, ce qui est aussi vrai d’Hilduin. En somme, on ne peut rien dire des archichapelains186. On peut en revanche tirer quelque chose des sources au sujet des clercs de l’entourage de Charles. Dans les années 860, Nicolas Ier se saisit directement de « l’affaire Gottschalk » dans la foulée du procès en appel de Rothade de Soissons. Dans sa lettre au pape de début 864, qui traite les deux dossiers successivement, Hincmar fait intervenir un certain Liudo : « du reste, Liudo m’a dit que vous aviez discuté 180  Cappuyns, « Bibli Vulfadi », p. 138. 181  Marenbon, « Wulfad ». 182  P.  Dutton et E. Jeauneau, « The verses of the « Codex aureus » of St-Emmeram », dans Studi Medievali, 3e s., 24, 1983, p. 75‑120 (111‑113). Au sujet des tituli des livres de Charles le Chauve, on trouve un utile florilège dans Schramm, Denkmale, p. 129‑137. 183 Marenbon, From the circle of Alcuin, p. 113 ; Marenbon, « Wulfad » ; Quadri, Collectanea di Eirico, p. 11 sqq ; Holtz, « L’école d’Auxerre », p. 137. 184  Marenbon, « Wulfad », p. 379. 185 Fleckenstein, Hofkapelle, p. 144. O. G. Oexle, « Bischof Ebroin von Poitiers und seine Verwandten », dans Frühmittelalterliche Studien, 3, 1969, p. 138‑210. 186  Ce qui rejoint les observations faites sous Louis le Pieux par Depreux, Prosopographie, p. 14‑15. Les interventions des archichapelains sur les diplômes sont rares : il semble qu’il s’agisse d’un office plus politique qu’administratif ou liturgique.

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de la condamnation et de la réclusion de Gottschalk… »187. Ce Liudo revenait le 30 novembre d’une ambassade à Rome pour le compte du roi, portant sur le cas de Rothade188 ; Nicolas le mentionne dans sa lettre à l’évêque déposé en octobre 863189. Il est, dans cette affaire, au service d’Hincmar comme de Charles le Chauve, et il a dû faire un rapport sur Gottschalk à Nicolas. Le porteur d’une lettre n’est pas un simple facteur ; au contraire, les informations qu’il délivrait oralement étaient au moins aussi importantes que sa missive190. Liudo était donc bien renseigné sur la controverse prédestinatienne. Ce Liudo est l’archidiacre de Laon mentionné dans les actes du concile de Soissons de 853191. Hincmar ne le mentionne pas parmi les participants au concile de 849, mais sa liste n’est pas exhaustive et, surtout, Liudo n’était pas encore devenu évêque. Ce clerc de confiance du roi devient en effet, au plus tard en 866, évêque d’Autun192. Isaac et lui sont les deux seuls diacres de Laon à être nommés évêques à l’extérieur du diocèse par Charles le Chauve193. Ce sont deux clercs de confiance, originaires du chapitre de Laon, à proximité des palais de Charles (Compiègne, Quierzy, sans doute Laon même) et du monastère royal de SainteMarie-Saint-Jean194. Sans doute Liudo est-il le fin connaisseur de grec loué par un poème irlandais en compagnie de Jean Scot ; son origine laudunoise le rend fort probable195. Il s’agit donc d’un proche de Jean Scot qui fréquente la cour et est lié à la controverse prédestinatienne. Penchons-nous sur les fréquentations d’un autre personnage : Radbod d’Utrecht. D’après la Vita Radbodi, le futur évêque fait un séjour à la cour de Charles le Chauve à son départ de Cologne, après la déposition de Gunthar en 864 : il y suit l’enseignement d’un « philosophe Mannon », chef de l’école du palais196. Ce Mannon a fait couler beaucoup d’encre car on ne sait s’il s’agit de Mannon de Laon, né en 843197, ou de Mannon, prévôt de Saint-Oyen en Franche-Comté, 187 MGH Ep. 8, p. 160. 188 Cf. Devisse, Hincmar, p. 592‑595. Voir la lettre de Hincmar à Nicolas préservée par Flodoard, dans MGH SS 36 (III, 13), p. 222. 189 MGH Ep. 6, p. 374. 190 M. Stratmann,  « Briefe an Hinkmar von Reims », dans Deutsches Archiv für Erfoschung des Mittelalters, 48, 1992, p. 37‑81 (73). 191 Contreni, Cathedral School, p. 8‑12 ; MGH Conc. 3, p. 268. 192  Duchesne I, p. 174‑183. 193 Contreni, Cathedral School, p. 10‑12. 194  Sur la morphologie carolingienne de Laon, cf. S. Martinet, « Aspects de la ville de Laon sous Charles le Chauve », dans Jean Scot Erigène et l’histoire de la philosophie, Paris, 1975, p. 23‑36. 195 MGH Poetae 3, p. 697 : Romani populi Iohannes gloria constat :/ Graecorum graecus fulget nunc Liuddo colendus. Cf. Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 234. 196 MGH SS 15.1, p. 569. 197 Contreni, Cathedral School, p. 8‑12 (Mannon est appelé scolasticus par les annales de Laon).

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secrétaire de Florus de Lyon mort après 893198. La savante reconstitution d’AnneMarie Turcan a montré qu’il était improbable qu’il s’agisse de Mannon de Laon, qui aurait été trop jeune pour faire un maître viable vers 863 ; les liens philologiques entre Reims et Saint-Oyen mettent sur la piste de l’autre Mannon199. Charles le Chauve met la main sur l’abbaye de Saint-Oyen en 870, ce qui permet de penser que l’ancien secrétaire de Florus a pu devenir un proche de Charles le Chauve et un maître de son palais, lui dont l’opulente bibliothèque personnelle200 montre qu’il maîtrisait poésie et arts libéraux. Nous nous reposerons donc sur l’identification d’Anne-Marie Turcan, mais l’autre identification, celle de Mannon de Laon, ne changerait rien aux conclusions qui suivent201. Un document assez mystérieux permet de faire le lien entre Mannon et différentes personnes déjà citées : la lettre de A. à E. (réduction des noms aux initiales typique des formulaires), provenant du royaume de Charles le Chauve et datant des années 860‑870202. Cette lettre est tramée de dialectique et de références à Platon ou Martianus Capella : nous sommes toujours dans le même milieu dialectisant et hellénisant qui baigne le palais et le chapitre de Laon. Dans cette lettre, on trouve un Mannon, versé dans les artes et cité immédiatement après Jean Scot Erigène lui-même203. L’auteur de la lettre a rencontré ce Mannon au palais royal de Compiègne. Peu après, l’auteur dit s’être épargné la peine d’envoyer sa correspondance à l’évêque L., qu’on doit lire comme Liudo204 ; en revanche, il l’a envoyée en intégralité à Isaac de Langres, personnage que nous avons déjà croisé car il a participé au concile de Quierzy de 849. Au sujet de ce dernier Isaac, on peut s’étonner de trouver dans le ms. BNF latin 3877 (Xe s.), transmettant son capitulaire épiscopal, à la fois une série de termes grecs (une lubie des milieux irlandais) et un des poèmes de Gottschalk205. Plusieurs dimensions de la controverse sont ainsi réunies. 198  Le dossier est entièrement repris dans A.-M. Turcan-Verkerk, « Mannon de Saint-Oyen dans l’histoire de la transmission des textes », dans Revue d’histoire des textes, 29, 1999, p. 169‑244. Encore récemment, Édouard Jeauneau, Études érigéniennes, p. 506, estimait qu’il s’agissait de Mannon de Laon, et non de Saint-Oyen. 199 Turcan-Verkerk, ibid., p. 217‑239, qui montre que le manuscrit de Mannon Vatican, BAV, reg. lat. 2078 est lié à la fois à Reims et Lyon, p. 241. 200  Dont le catalogue a été conservé dans le manuscrit Besançon, Archives du Doubs, 7 H 9. 201  On dirait même le contraire : un maître de Laon serait mieux à même de comprendre le grec et d’être cité près de Jean Scot qu’un ancien secrétaire de Florus. En termes de réseaux, on comprendrait mieux qu’il soit cité avec deux anciens diacres de Laon. C’est tout le problème ! 202 MGH Ep. 6, p. 182‑184. Sur cette lettre, voir Contreni, « Letters from the Classroom » : l’auteur la classe dans la catégorie des lettres à sujets multiples (musique, arts, mansucrits, exégèse…) qui nous informent sur la vie scolaire carolingienne. 203  Ibid., p. 184, l. 22‑23. Cf. Contreni, Cathedral School, p 84. 204  Turcan, « Mannon » op. cit., p. 242. 205 MGH Poetae 3, p. 721 (M).

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Nous voilà en présence de tout un cercle (Radbod, Mannon, Liudo, Isaac) connecté, à des degrés divers, à la cour de Charles le Chauve et à ses affinités intellectuelles : les arts libéraux ou le grec. Liudo et Isaac, en particulier, dont les noms apparaissent lors de la controverse, sont à classer parmi les partisans d’Hincmar. La présence dans ce réseau de Mannon est une énigme : est-il possible que l’ancien secrétaire de Florus, adversaire acharné de Jean Scot, se retrouve dix ans plus tard au cœur de son réseau ? Ou un biais quelconque ferait-il de lui, en réalité, Mannon de Laon ? On ne saurait ici répondre à cette question. On ne peut citer que de nom d’autres personnages : Almanne d’Hautvillers206, moine du monastère où Gottschalk était reclus, à qui l’on doit un poème sur sainte Hélène qui professe les mêmes thèses que Jean Scot sur le rachat du monde entier et prie pour le salut du roi207 ; ou Wicbald, futur évêque d’Auxerre passé par la cour208. Ils sont devenus, à la cour ou à Laon, les disciples de l’Erigène. Ils relèvent du même réseau sans avoir de lien caractérisé avec la controverse. On doit citer surtout les liens entretenus par le célèbre Martin de Laon, dont le célèbre manuscrit personnel Laon, BM 444 contient un glossaire gréco-latin209, avec le diacre Fulbert, chantre du palais, de qui il tenait le manuscrit Laon, BM 273210. Fulbert est possessionné dans le pagus laudunensis211, dans ce pays laonnois où l’on pouvait aussi trouver, non loin des palais de Quierzy et Compiègne, l’évêque Pardoul, membre de la vieille famille des seigneurs de Folembray212 et partisan d’Hincmar. Martin, sans doute chanoine de Laon, spécialiste des arts libéraux qui avait ses propres manuscrits médicaux213, avait ainsi ses contacts à la cour. Or, il correspond (sans doute) avec Loup de Ferrières, avec qui correspond aussi Pardoul, au sujet de la traduction de mots grecs, peut-être ceux dont Gottschalk avait lui-même demandé à Loup la traduction214. Notre chanoine de Laon, lui aussi, circule à la fois dans les réseaux de la cour et de la controverse, et toujours du côté du grec et de la dialectique. 206  A. Wilmart, « La lettre philosophique d’Almanne et son contexte littéraire », dans Archives d’histoire doctrinale 3, 1928, p. 285‑320 ; Marenbon, From the circle of Alcuin, p. 111. 207  D. Poirel, « Un poème inédit d’Almanne d’Hautvillers », dans Revue d’histoire des textes 24, 1994, p. 275‑290 (287). Voir maintenant C. Thiesset-Ménager, Sainte Hélène dans le haut Moyen Âge. Culte, mémoire et dossier hagiographique, thèse de l’université Paris  IV soutenue le 11  décembre 2014 sous la direction de Michel Sot. 208 Cf. MGH SS 13, p. 399. 209  Muzerelle, « Martin d’Irlande et ses acolytes », op. cit. : conclut p. 342 que Martin avait une connaissance du grec qui ne dépassait pas un niveau élémentaire mais suffisant pour dépasser la plupart de ses contemporains, dont le célèbre Loup.  210 Contreni, Cathedral School, p. 102‑103. 211  Tessier I, n° 172, p. 453‑455. 212  Martinet, « Pardule », p. 159‑160 ; Contreni, Cathedral School, p. 19. 213  Contreni, « Masters and Medicine », p. 339 : ms. Laon, BM 420 (Marcellus, De medicamentis) et 424 (Oribase), ce dernier annoté par Martin. 214 Contreni, Cathedral School, p. 106. Cf. supra p. 62.

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Nous voyons ainsi les liens étroits qui unissent le chapitre de Laon avec la cour de Charles le Chauve. Ils ne doivent pas étonner. La chancellerie de Charlemagne et de Louis le Pieux recrutait ses notaires à Saint-Martin de Tours et entretenait avec le célèbre monastère des liens solides215. Ces liens ne se vérifient plus sous Charles le Chauve ; étant donné la prédilection de ce dernier pour les Irlandais et le pays laonnois, il n’est pas surprenant de découvrir des relations d’amitié ou de proximité intellectuelle entre les clercs de la chapelle royale et ceux du chapitre de Laon, c’est-à-dire entre Isaac, Liuddo, Martin, Mannon, Radbod, Jean Scot, Énée et Wulfade. De telles relations permettent de reconstruire avec une forte probabilité le parti-pris doctrinal de la plupart d’entre eux. Nous pouvons alors anticiper sur les conclusions du chapitre suivant afin de monter d’un cran dans la Königsnähe, avec le binôme d’Hincmar pendant la controverse, Pardoul. Loup et Prudence écrivent à la fois à Hincmar et Pardoul ; Jean Scot leur dédicace son traité ; tous deux écrivent à l’Église de Lyon. Pourquoi cette omniprésence de Pardoul ? Elle s’explique par la proximité de Pardoul avec la reine Ermentrude ; cette dernière brode l’étole de son ordination épiscopale, en 847 ; il est également proche de Robert le Fort et fait office d’intermédiaire entre celui-ci et la reine. Pardoul fait partie des premiers fidèles de Charles, chasés sur la villa rémoise de Cormicy. Ce fidèle entre les fidèles, proche du groupe des Robertiens-Adalhardides et qui contrôle, depuis Laon, le flux d’une grande partie des clercs de la cour a l’oreille du couple royal : il peut compter sur l’intercession d’Ermentrude. On comprend alors que l’entourage de Charles est, en grande partie, verrouillé par les adversaires de la double prédestination : les notaires de la chapelle royale, l’entourage de la reine. En comparaison, Loup ou Ratramne, quoiqu’écoutés, sont moins puissants et ne renvoient, depuis Corbie et Ferrières, qu’un faible écho. Cela explique leurs précautions, lorsqu’ils adressent au souverain leur mémoire sur la prédestination. Comme tant d’autres crises de l’époque carolingienne, la controverse sur la prédestination aura donc été structurée par l’accès au prince. Conclusion du chapitre Il a existé pendant la controverse une forme d’habitus, de particularité de la pensée des clercs du palais. Cette particularité réside dans l’attrait pour le grec et l’usage de la dialectique en théologie, usage tant décrié par Florus ou Prudence, si compétents que fussent pourtant ces deux derniers dans ces disciplines. On comprend 215  Cf. M. Mersiowsky, « Saint-Martin de Tours et les chancelleries carolingiennes », dans Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 111. Alcuin, de York à Tours, P. Depreux et B. Judic dir., Rennes, 2004/3, p. 73‑90.

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mieux, à cette aune, les précautions prises par Loup ou Ratramne lorsqu’ils répondent à Charles le Chauve : ils se savent lus par la cour toute entière. Les clercs qui entourent le roi sont ses familiers et contribuent à forger son opinion. Le clivage intellectuel entre le palais et la plupart des moines, clercs et évêques qui ont, à des degrés divers, planché sur la prédestination contribue fortement à expliquer le positionnement de Charles le Chauve en faveur des anti-prédestinatiens. Plus que personne, il partageait l’habitus du milieu qu’il avait lui-même contribué à forger. Au cœur de ce groupe de notaires et de clercs, on trouve l’évêque Pardoul, proche d’Ermentrude et Robert le Fort, au sommet de la Königsnähe et, pour cela, indispensable à son archevêque, Hincmar. Cela éclaire sous un nouveau jour les rapports entre Charles et Hincmar. On a longtemps vu en celui-ci l’éminence grise du roi. On voit qu’en réalité, ce sont plutôt les clercs de la cour, Pardoul et Jean Scot, son véritable entourage, qui ont contribué à orienter son point de vue. On l’a constaté avec Jean Scot, Wulfade et Énée, si proches de lui ; mais sans doute aussi avec Isaac, Liudo et d’autres dont l’histoire n’a pas gardé souvenir ou dont le lien avec la controverse prédestinatienne n’est pas bien attesté. Hincmar, lui, ne parle jamais de dialectique ; il feint, dans son dernier De praedestinatione, d’ignorer Jean Scot. En 853, il avait même fait excommunier Wulfade, futur favori de Charles. Il s’agit d’un milieu différent. Son lien avec le roi est moins direct que celui des clercs dont on vient de parler : eux sont les ministeriales du roi, des fidèles entre les fidèles. Rappelons que Charles ne consulte pas Hincmar en 849. C’est par convergence d’intérêts que Charles s’est progressivement tourné vers Hincmar, le puissant et énergique archevêque de Reims, parce que ce dernier était « le médiateur désigné entre la Royauté et l’Église »216. Il serait donc sage de considérer « l’unanimité » entre Hincmar et Charles le Chauve pendant la controverse comme une alliance objective plutôt que comme une preuve de la soumission intellectuelle du roi à l’archevêque de Reims. Les termes de cette alliance seront discutés au chapitre suivant.

216 Gaudard, Gottschalk, p. 48.

CHAPITRE 4 LE CONTEXTE SOCIAL ET POLITIQUE

Res hodie obscurior est : pro Godescalco stetit Usserius, contra Sirmondus […]. Nec mirum dubitari nostris temporibus, cum et viventi Godescalco faverint Episcopi in regno Lotharii, dum adversi erant qui sub fratrum Ludovici et Caroli ditione degebant. Imperatori autem Lothario cum fratribus non bene conveniebat. Scilicet facilius concordia in Ecclesia retinetur, cum in republica pax est. Gottfried W. Leibniz, De praedestinatione et gratia dissertatio, 1705 (Murray ed. 2011), §14

L

a controverse est débattue à la cour, arbitrée par le roi ; les clercs de son entourage, avec à leur tête, Jean Scot Erigène, Pardoul de Laon et la reine Ermentrude, le conseillent et orientent sa décision. Voilà la querelle doctrinale devenue affaire politique. La gravité de l’affaire et la nécessité de son intervention viennent de ce que la controverse est davantage qu’un débat d’idées. Pourquoi la prédestination est-elle si importante pour les contemporains ? Quels problèmes sociaux et politiques soulève-t-elle ? Quelles factions dresse-t-elle les unes contre les autres ? Nous en revenons ainsi à la problématique soulevée par Gfrörer en 1848 : les liens entre la controverse et l’histoire politique et sociale de son temps. Cela impose de suivre une double méthodologie. D’une part, sur le plan théorique, chercher les liens entre la doctrine de la grâce et les murs porteurs de l’édifice idéologique carolingien : le ministère royal, la fidélité des grands, la pénitence, le statut des biens d’église, la doctrine du mariage… Pour être rigoureuse, cette recherche doit mettre en évidence non seulement ces liens, mais leur historicité, en prouvant que les contemporains les ont bel et bien reconnus et formulés. D’autre part, sur le plan pratique, il faut chercher les corrélations entre le réseau des participants à la querelle et les groupements politiques des années 840‑850. La controverse est un processus socialement déterminé. Elle doit être observée à travers un prisme sociologique et anthropologique. Le réseau joue un rôle structurant : il relie les acteurs entre eux, façonne en bonne partie leur perception du monde, leur apporte informations et contacts… Le personnage clé est le « recruteur », qui, à l’instar d’Hincmar ou Wenilon, entraîne son réseau derrière lui (Pardoul et Jean Scot pour l’un, Prudence et Loup pour l’autre).

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Le décloisonnement du champ doctrinal implique que le discours théologique recoupe des intérêts d’autres natures. La sincérité des personnes n’est certes pas en cause1. Mais la théologie n’est pas, dans le champ social et politique carolingien, un savoir autonome. Elle ne doit pas être seulement étudiée comme un objet d’histoire intellectuelle dépourvue d’ancrage social. Cela reviendrait à « l’éternisme fumeux » d’un « esprit occidental » qui se resaisirait à intervalles réguliers de grandes questions hypostasiées (destin et liberté, etc.)2. Le concept-clé est celui de multiplexité, c’est-à-dire les convergences entre un champ et un autre. C’est le cas, prosaïquement, d’un employé de bureau, dont les collègues sont aussi ses voisins de lotissement et ses partenaires de club de sport3. Des corrélations de cette nature révèlent la complémentarité de structures apparemment différentes : le sport, le logement et le travail. Dans ces corrélations s’entremêlent le déterminisme du réseau et la stratégie individuelle, qui contribue sans cesse à remodeler ce même réseau4. Le problème épineux est évidemment celui de la causalité5. Hincmar et Prudence s’opposent dans plusieurs champs différents (la prédestination, les clercs d’Ebbon, les églises familiales) : il faut se demander lequel a la priorité. On pourra ainsi savoir si la prédestination a seulement cristallisé des dissensions préexistantes, ou si elle a directement influencé la vie politique carolingienne. On postulera la chose suivante : il est improbable qu’une crise comme la controverse n’ait eu aucun écho sur les révoltes de 853, 856 et 858. Notre premier volet sera donc consacré à ce « temps court » des luttes de pouvoir qui culminent dans la grande révolte de 858. D’autre part, nous devons interroger l’historicité du problème pastoral posé par la double prédestination : les participants à la controverse ont-ils formulé ce problème et ont-ils tenté de le résoudre ? Kurt Flasch avait reproché aux études d’un Schrimpf ou d’un Epperlein d’être de pures constructions historiographiques : dans le discours, selon lui, le libre-arbitre tient une place négligeable6. Est-ce vrai ? Les contemporains n’ont-ils pas perçu les enjeux éthiques et sociaux de la double prédestination ? Il faudra être attentif, dans un second volet, à ce « temps moyen », en voyant quels motifs pastoraux 1  Comme l’écrit Prudence, PL 115, col. 1045 : Sed diu de ea cogitanti, et ancipiti sententia nimium fluctuanti mihi… 2 Flasch, Introduction, p. 29‑42 (p. 32). 3 Ponthieux, Le capital social, op. cit., p. 7‑22. 4 p. Mercklé, La sociologie des réseaux sociaux, Paris, 2011, p. 16. 5  M. Lallement, « Capital social et théories sociologiques », dans A. Bevort et M. Lallement dir., Le capital social, Paris, 2006, p. 71‑88 (78). 6  Flasch, « Freiheit des Willens ». Ce dernier répond aux thèses sociologisantes de Gangolf Schrimpf (« Hraban und der Prädestinationsstreit » et « Die ethischen Implikationen »), d’après lequel Raban défend une théorie de l’individu comme sujet moral et non Gottschalk. Mais l’argument fait également mouche pour Epperlein.

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(libre-arbitre, peur de l’Enfer) émergent pendant les débats et quelles autres contestations (biens d’église, rapports entre clercs et laïcs) ils rejoignent. I.  Le temps court : la controverse et la révolte de 858 En 858, le trône de Charles le Chauve faillit lui être arraché, après plusieurs années de révolte sourde, par une lame de fond : c’est une crise dont les péripéties, bien connues, doivent être succintement rappelées7. Cet été-là, le roi met le siège devant les Normands retranchés sur la Seine. Au même moment, son frère Louis, déjà appelé à l’Ouest en 853 et 856, est invité une nouvelle fois par une ambassade menée par l’abbé laïc Adalhard de Saint-Bertin et le comte Eudes de Troyes. La révolte cristallise plusieurs causes : l’Aquitaine toujours insoumise, l’exécution du rorgonide Gauzbert en 853, le mécontentement de Robert le Fort, privé de ses honores du Maine en 856. Arrivé à Ponthion le 1er septembre, Louis gagne Sens par Châlons-sur-Marne et Queudes ; il y est accueilli par Wenilon qui s’est soustrait, au dernier moment, à la campagne contre les Normands8. Revenu en catastrophe le 23, Charles tente de couper la retraite à son frère. Les deux armées se font face près du Der, à Brienne-le-Château. En infériorité numérique, Charles abandonne son armée le 12 novembre et fuit vers la Bourgogne, où il retrouve ses alliés Welfs. Louis gagne Troyes, où il distribue des honores aux ralliés, puis le palais d’Attigny, dans la province de Reims : Wenilon célèbre la messe pour ses fidèles. Il échoue cependant à rallier à sa cause les évêques assemblés autour d’Hincmar : ce dernier remet toute décision à un concile général de la Gaule cisalpine. Cette temporisation donne à Charles le temps de rassembler une armée à Auxerre ; Hincmar lui envoie des renforts par l’intermédiaire d’Hincmar de Laon. Peu après le 9 janvier 859, Charles quitte Auxerre avec une nouvelle armée ; Louis, qui a renvoyé la sienne hiverner en Germanie, fuit le 15 janvier. Les chefs de la rébellion sont aussitôt dépouillés de leurs honores. Cet épisode, douloureux pour le souverain, est considéré comme emblématique de la part prise dans la réalité du pouvoir par les vastes groupements aristocratiques, laissant au roi le rôle d’un arbitre impuissant9. 7 Dümmler, Geschichte des ostfränkischen Reiches, p.  403‑446  ; Calmette, Diplomatie carolingienne, p.  30‑52 ; Schulz, Reichsaristokratie, op.  cit., p.  98‑102 ; Devisse, Hincmar, p.  281 sqq. ; Brunner, Oppositionelle Gruppen, p. 129‑136 ; Nelson, Charles le Chauve, 188‑192 ; Goldberg, Struggle for Empire, p. 233‑263 ; Glansdorff, Comites, p. 224‑226. 8  La source principale de cet épisode réside dans les accusations lancée contre Wenilon au concile de Savonnières, MGH Conc. 3, p. 464‑468 (Libellus proclamationis de Charles contre Wenilon), 468‑472 (lettre synodale à Wenilon) et 472‑473 (admonition d’Hérard de Tours à Wenilon). 9 Calmette, Diplomatie carolingienne, p.  42 ; Werner, « Rotberti complices », p.  168 ; Brunner, Oppositionelle Gruppen, p. 129‑136 ; Le Jan, « Structures familiales et politiques », p. 320‑322.

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Le 14 juin s’ouvre le concile de Savonnières réunissant les clergés des trois alliés : Charles le Chauve, Lothaire II et Charles de Provence. Les révoltés sont condamnés : Charles dépose un acte d’accusation contre Wenilon de Sens, apparemment le seul évêque à avoir fait défection10. Loup de Ferrières a pourtant été accusé par Herard de Tours d’avoir souhaité la chute de l’archevêque de Sens11 ; de même, Rothade de Soissons est averti par Hincmar de ne pas céder à Louis12 ; bien des années plus tard, Hincmar écrit, de façon sibylline, que Rothade « ne s’est pas comporté comme lui » lors de l’expulsion de Louis le Germanique13. Ces documents montrent que les quelques semaines de l’invasion ont dû déchaîner au sein du clergé des tensions contradictoires, vite mises de côté. Tout en explorant la complexité du positionnement politique des clercs engagés dans la controverse sur la prédestination, on doit s’interroger sur la singularité de la position de Wenilon, seul mis en cause en 859. Dix ans après avoir oint Charles à Orléans, il est en tête des révoltés. Pourquoi ce renversement ? L’historiographie n’a pas donné de réponse univoque : pour Calmette, Wenilon prend ombrage de l’influence grandissante d’Hincmar ; pour d’autres, il se rallie au parti des Robertiens dont il est l’allié ; pour Schrörs, la controverse sur la prédestination serait à blâmer14. Notre perspective est de montrer l’impact de la controverse sur la cohésion de l’entourage clérical de Charles le Chauve, tel qu’il se présente à la fin des années 840, et de la situer dans les luttes d’influence qui mènent à la révolte de 858. On s’aperçoit en effet que les clercs engagés dans nos débats forment au long de la première décennie du règne de Charles un groupe soudé, se prêtant mutuellement aide et conseil, vivant dans la familiarité courtisane. L’irruption de la controverse dans le champ politique les pousse, malgré leur proximité, à se positionner les uns par rapport aux autres de façon différente. Si l’importance des groupements de parenté et d’alliance au IXe siècle est certaine, il faut se garder d’en donner une lecture mécanique. Non seulement l’appartenance à un groupe et les alliances, mais aussi le statut social, les convictions et l’histoire personnelles façonnent la décision des acteurs. On rencontre parfois des personnages d’un même groupe dans des camps adverses15. Nous allons donc 10 MGH Conc. 3, p. 466. 11  Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 170‑175 (n° 118), datée de 862. 12 MGH Ep. 8, p. 57 ; cf. Devisse, Hincmar, p. 312‑313 et 587. 13  Ibid., p.  149 (je souligne) : et etiam aliqui de Germania, ut quidam dicunt, ad Hludouuici sui regis suasionem, quoniam cum eo non feci sicut Rothadus in fratris sui de regno expulsione, persuaserunt eidem Rothado, ut non se a seditione movenda concrederet et ipsi apud vos obtinerent, ut restitueretur. 14 Schrörs, Hinkmar, p. 139, note 35. Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 48. Werner, « Rotberti complices », p. 160‑165. 15 Nelson, Charles le Chauve, p. 188‑192.

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observer comment un groupe apparemment soudé est amené à se remodeler en fonction d’un événement imprévu, la controverse, et comment ses anciens membres vont évoluer, chacun en fonction de sa situation. A.  Vers la révolte : le tournant de 853‑856 1.  Les clercs de Charles et les Robertiens-Adalhardides (années 840‑850)

L’un des candidats potentiels au titre de modèle du « Ganelon » de la Matière de France, parangon de duplicité, est contemporain non de Charlemagne, mais de son petit-fils : il s’agit de Wenilon, archevêque de Sens, longtemps l’ecclésiastique le plus influent du royaume d’Occident16. Nommé archevêque dès 83717, il est un artisan essentiel de l’insertion du jeune roi Charles dans le jeu politique. Il souscrit, comme les autres évêques présents, au partage de Verdun et garantit par un serment le pacte d’alliance entre Charles et Louis – comme bien d’autres évêques, sans nul doute18. Il prend une part active aux conciles occidentaux : au concile de Ver de 844, il est cité dans la titulature après le chapelain du roi, Ebroin de Poitiers ; son nom figure en tête du capitulaire du concile de Beauvais d’avril 845 ; il participe au concile de Quierzy de 849 et fait partie des juges élus du concile de Soissons de 85319. Surtout, en tant que métropolitain du siège d’Orléans, il oint Charles en 848. Jusque vers 855, Wenilon, et non Hincmar, est bien le premier clerc du royaume20. Wenilon n’est pas le seul membre de l’entourage précoce de Charles à prendre part à la controverse sur la prédestination. Loup de Ferrières, correspondant de Ratramne, Hincmar, Wenilon et Pardoul, est l’un des partisans précoces du roi, auteur de deux lettres-miroirs21. Prudence de Troyes, avant d’être élu évêque (au plus tard en 846), est membre de la chapelle royale22. Ratramne est consulté par Charles le Chauve au sujet de l’eucharistie, sans doute dès son séjour à Corbie en 84323. Pardoul de Laon aussi est un membre de l’entourage royal : apparenté aux

16  Pour ce qui suit, voir : Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 48‑49 ; Werner, « Rotberti complices », p. 163‑164 ; Brunner, Oppositionelle Gruppen, p. 129‑136 ; Werner, « Les premiers Robertiens », p. 23, n. 77 et p. 24 ; Krah, Entstehung, p. 143‑147. 17 MGH Conc. 3, p. 464. Cf. Nelson, « The last years of Louis the Pious », dans Charlemagne’s Heir, p. 147‑160 (152‑153). 18 MGH Conc. 3, p. 464. Cf. Krah, Entstehung, p. 137. 19 MGH Conc. 3, p. 38 ; MGH Cap. 2, p. 387 ; MGH Conc. 3, p. 264, 269 et 278. 20 Devisse, Hincmar, p. 53. 21  Levillain éd., Correspondance de Loup, vol. 1, p. 112‑115 (n° 22), p. 140‑147 (n° 31) et p. 160‑165 (n° 37). 22 MGH Formulae, p. 336. 23 Bouhot, Ratramne, p. 82‑84. Cf. Tessier I, n° 18, p. 42‑44.

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seigneurs de Folembray, en Picardie24, il est particulièrement proche de la reine Ermentrude, qui brode l’étole de son ordination épiscopale, en 84725. Ces talents de brodeuse sont loués par un autre proche de la famille royale, Jean Scot26. Celui-ci est, avec Pardoul, du nombre des « courtisans » (palatini27) chasés sur la villa de Cormicy, pendant la vacance du siège rémois, restituée le 1er octobre 845 à Hincmar, fraîchement élu28. Charles, en effet, a puisé dans les biens vacants de Reims pour doter, nous le verrons bientôt, ses premiers partisans. Wenilon, Ratramne, Loup, Prudence, Pardoul, Jean Scot : tous ces acteurs de la controverse forment l’entourage proche de Charles et d’Ermentrude, tout au long de la décennie 840. À ce titre, l’historiographie a lié plusieurs d’entre eux avec le « parti de la reine »29 mis en évidence avec un regard précurseur par Calmette. Ce réseau, aussi appelé groupe des Robertiens-Adalhardides, est un ensemble d’aristocrates particulièrement puissants aux débuts de Charles et apparentés à Ermentrude. Celle-ci, en effet, est nièce de Guillaume de Blois-Châteaudun et fille d’Eudes d’Orléans, lui-même, par son épouse Engeltrude, beau-frère du sénéchal Adalhard (Alard), homme fort des premières années du règne de Charles, jusqu’à son départ pour la Lotharingie, vraisemblablement en 84430. Par son père, Ermentrude est arrière-petite-fille du préfet de Bavière Gerold, le frère d’Hildegarde, elle-même épouse de Charlemagne, mère de Louis le Pieux et grand-mère de Charles le Chauve31. Eudes, cousin d’Ermentrude et fils de Guillaume de Blois-Châteaudun, est comte en Anjou avant de troquer ses honores pour le comté de Troyes, au plus tard en 852. Il est de l’ambassade qui invite Louis en 858. Probablement, le groupe est apparenté aux Unruochides, chez lesquels le nom d’Adalhard tient une place 24  Martinet, « Pardule », p. 159‑160 ; Contreni, Cathedral School, p. 19. Folembray se situe à une douzaine de kilomètres du palais royal de Quierzy. 25  Ibid., p. 162. La lettre d’Ermentrude est rédigée par Loup de Ferrières ; Levillain éd., Correspondance de Loup, vol. 1, p. 242‑245, n° 67, particulièrement p. 244. 26 MGH Poetae 3, p. 533. 27 MGH SS 36, p. 194. 28  Diplôme du 1er octobre 845 : Tessier I, p. 210‑213, n° 75. Flodoard III, 4 : MGH SS 36, p. 195. 29 Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 42‑43 ; voir ensuite Werner, « Rotberti complices », p. 156. 30  Eudes et Guillaume meurent ensemble au combat en 834 (Nithard I, 5). Cf. Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 43. Sur le départ d’Adalhard pour la Lotharingie, voir J. Nelson, « The intellectual in Politics : Context, Content and Authorship in the Capitulary of Coulaines, November 843 », dans Intellectual life in the Middle Ages. Essays presented to Margaret Gibson, L. Smith et B. Ward ed., Londres, 1992, p. 1‑14 (4). 31  Le Jan, « Structures familiales et politiques », p. 312 et Werner, « Les premiers Robertiens », p. 21. Sur les Gerolding, voir Tellenbach, Königtum und Stämme, op. cit., p. 51 ; Dienemann-Dietrich, « Der fränkische Adel in Alemannien », p. 183‑192 ; E. Klebel, « Bayern und der fränkische Adel im 8. und 9. Jahrhundert », dans Grundfragen der alemannischen Geschichte, T. Mayer ed., Constance, 1955 (Voträge und Forschungen, 1 p.  193‑208), p.  204 ; Borgolte, « Grafengewalt im Elsass », p.  21‑25 ; Störmer, « Bayerisch-ostfränkische Beziehungen », p. 239. On trouve encore une « Ermentrude » comme épouse d’un comte « Gerold » à Echternach en janvier 835‑836 (Wampach, Urkunden- und Quellenbuch, n° 142).

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éminente, et, ainsi, à l’autre grand révolté de 858, Adalhard de Saint-Bertin, frère ou neveu d’Évrard de Frioul32. Il est aussi probable qu’il soit apparenté à Robert le Fort, arrivé en Francie occidentale au début des années 84033 ; en effet, tandis que le nom d’Eudes passe dans le stock anthroponymique des Robertiens, celui de Robert est donné au frère d’Eudes de Troyes, Robert Portecarquois34. Le groupe de clercs entourant Charles le Chauve est étroitement lié à ce groupe des Robertiens-Adalhardides. Jean Scot et Pardoul côtoient Robert le Fort et Eudes de Châteaudun, eux aussi chasés à Cormicy35. Pardoul est très proche du futur vainqueur de Brissarthe. En 847, il fait parvenir des informations confidentielles à Ermentrude par l’intermédiaire de Robert36. Le 3 avril 852, alors que Robert le Fort intervient dans un diplôme en faveur de Marmoutier, Pardoul fait office d’intercesseur37. Mais Wenilon de Sens est, lui aussi, de ce groupe. En 846 et en 865, on rencontre un Wenilon parmi les fidèles de Robert le Fort ; sans doute, comme le pense Werner, s’agit-il du fidelis Wenilo, inconnu par ailleurs, auquel Charles fait une donation le 31 octobre 85438. Cette proximité éclaire la participation de Wenilon à la révolte de 858. L’archevêque obtient en effet de Louis le Germanique de remployer les pierres des murailles de Melun39. Or, le comte de Melun est Donat, lui aussi transfuge en 858 ; ancien missus de la province de Sens, Donat figure sur la liste des aristocrates chasés à Cormicy40. En 853, il est, avec Eudes de Troyes et Wenilon, missus de la province de Sens41. Wenilon, Jean Scot et Pardoul sont ainsi liés à Robert, Eudes et Donat.

32  Le Jan, « Structures familiales et politiques », p. 307. 33  Robert apparaît dans le Rhin moyen pour la dernière fois en 836, comme donateur de Lorsch à Mettenheim (Lorscher Codex, n° 1826). 34  Le Jan, « Structures familiales et politiques », p. 313. Voir aussi Werner, « Rotberti complices », p. 156 sqq. et Le Jan, Famille et pouvoir, p.  211 : le lien entre les Robertiens et les Gerolding pourrait être les Adelhelm ; l’oncle du premier roi robertien, Eudes Ier, est en effet Adelhelm de Gand ; de même, le neveu de Robert Portecarquois s’appelle Adelhelm ; c’est enfin le nom du fils d’un fidèle de Robert le Fort, Altmar. On trouve, sur la Bergstrasse, des Adelhelm et des Robertiens en lien dès le VIIIe s. Voir enfin Werner, « Les premiers Robertiens », p. 20. 35  Werner, « Rotberti complices », p. 156‑157. 36  Lettre n° 66 de Loup de Ferrières, Levillain éd., Correspondance de Loup, vol. 1, p. 244. 37  Tessier I, n° 148, p. 386‑389. Le nom de Pardoul est ajouté à la fin du diplôme. 38  Werner, « Rotberti complices », p. 164. Tessier I, n° 168, p. 443- 4. Le nom de Wenilon apparaît dans un diplôme d’Eudes de Châteaudun (le futur Eudes de Troyes) pour Tours en mars 846 et dans un diplôme de Robert le Fort à Blois, en mars 865 : les listes des témoins sont éditées par K.-F. Werner (ibidem). 39  Libellus proclamationis, c. XI ; MGH Conc. 3, p. 467. 40  Werner, « Rotberti complices », p. 158 ; MGH Cap. I, n° 151, p. 308 ; MGH SS 36, p. 195. Il est question de la veuve de Donat dans le De villa Noviliaco (Neuilly-Saint-Front), car la villa de Neuilly a été donnée en bénéfice à Donat puis perdue lors de la retraite de Louis le Germanique en 859 (PL 125, col. 1123 sqq.). 41 MGH cap. 2, p. 276, n° 260.

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Le groupe des Robertiens-Adalhardides auquel se rattachent ces clercs a des connexions dans le Rhin Moyen, d’où est originaire Robert le Fort, et même avec Raban, consulté par Hincmar sur Gottschalk et la prédestination en 849 et 850. On trouve en effet, sur la liste de Cormicy de 845, deux Raban, parmi lesquels le prêtre desservant la chapelle de la villa. Or un comte Raban du parti de Charles le Chauve périt à la bataille d’Angoulême le 14 juin 844, où sont aussi capturés Ebroin de Poitiers, Ragenar d’Amiens et Loup de Ferrières, avec le comte Richuin qui figure sur la liste de Cormicy42. Les liens de ce comte au nom rare avec Raban Maur sont très probables. Il est en effet envoyé négocier avec Louis le Germanique en 841 ; les annales de Fulda se font l’écho de son trépas43. Les deux Raban de 845 sont sans doute des parents du défunt comte, ayant fui, comme lui, la Francie orientale et hérité de ses biens rémois. Le groupe s’articule donc autour de plusieurs familles alliées du Rhin Moyen : les Geroldings et leurs descendants du « parti de la reine », les Robertiens et la famille de Raban. Il est possible que Wenilon, leur allié, ait pu se targuer de connexions tout aussi étendues en Germanie. L’archevêque a en effet pour sœur ou proche parente l’abbesse de Jouarre Ermentrude (en 847)44. Celle-ci porte le nom de la reine et doit être du même groupe : on expliquerait ainsi qu’elle soit à la tête d’un couvent de cette importance. Quant à Wenilon, il porte le nom du frère de l’illuster vir et comes Machelm, proche des ducs de Bavière Odilon et Tassilon45. Ce comte, comme le préfet de Bavière Gerold, n’est pas possessionné seulement en Bavière, mais dans le Rhin Moyen et en Franconie, où ses fils Mauricho et Brunicho sont copropriétaires de Soisdorf et Rasdorf et liés à Emhilt de Milz46. W. Störmer suppose à Machelm des liens familiaux avec le comte Gérard de Paris et donc avec le sénéchal Adalhard47. Le nom du frère de Machelm, Wenilon, revient régulièrement en Bavière au long des VIII-IXe siècle : il est désigné comme illuster vir et missus Tassilonis48. La famille de Machelm, à la42 MGH SS rer. germ. 5, p. 31. 43  Nithardi historiarum libri IIII, E. Müller ed., Hannovre, 1907 (MGH Scriptores rerum germanicarum in usum scholarum t. XLIV) III, 3, p. 31. MGH SS rer. germ. 7, p. 35. 44  Cf. A. Wilmart, Analecta reginensia. Extraits des manuscrits latins de la reine Christine conservés au Vatican, Vatican, 1933 (Studi e Testi, 59), p. 9‑18. Ermentrude obtient de Wenilon les reliques de saint Potentien : la Passion de saint Potentien fait de lui son frère (le discours de Wenilon commence par en o carissima soror ; on trouve également la glose eidem episcopo proxima affinitate coniuncta ; cf. Passio sive translatio sancti Potentiani, ms. BNF, latin 5360, ff.  183‑189). Ermentrude est également citée dans un diplôme de Louis le Pieux à Attigny le 23 janvier 839, confirmant un échange entre Jouarre et Saint-Denis. 45 Störmer, Adelsgruppen, p. 47. Brunner, Oppositionelle Gruppen, p. 129‑136. 46  Lorscher Codex, n° 205 et 269 ; Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, n° 145a (cf. Bosl, Franken, p. 58). 47 Störmer, Adelsgruppen, p. 47. 48  Ibidem, note 32 : Salzburger Urkundenbuch, W. Hauthaler ed., Salzburg, 1910, n° 35, 36, 42 ; Bitterauf, Traditionen (Freising), n° 51, 182, 612, 626b ; MGH D. Kar. 1, n° 169, p. 227.

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quelle se rattache sans doute Wenilon de Sens, est ainsi possessionnée en Bavière, dans le Rhin-Neckar et le Grabfeld, ce qui multiplie les aires de contact avec les groupements d’origine des Robertiens et des Adalhardides, et en particulier avec les Gerolding, eux aussi Franco-Bavarois49. À cela s’ajoute qu’une lettre mutilée de Loup de Ferrières évoque un « parent », propinquus, que lui et Wenilon ont en commun : or, on le sait, le groupement de Loup, qui est celui des évêques d’Auxerre, est venu de Bavière au VIIIe siècle50. On comprendrait mieux, à cette aune, les liens entre l’archevêque de Sens et Louis le Germanique, dont la Bavière est le premier royaume. Les clercs qui entourent Charles le Chauve dans les années 840 avant de s’engager dans la controverse sur la prédestination sont ainsi les alliés ou parents des Adalhardides et des Robertiens. Longtemps, ils sont dominés par Wenilon, dont l’influence s’exerce jusqu’à 853 environ. Wenilon choisit lui-même son suffragant d’Orléans, Agius, en 843, se contentant de demander la confirmation royale51. Les plaintes répétées de Loup, qui atteignent le roi lui-même et accusent Agius d’avoir pillé les biens de Ferrières, suggèrent qu’il s’agit d’un choix de politique personnelle. En 853, l’archevêque a gardé la plus grande partie de son influence et impose, avec Charles le Chauve, sur le siège de Chartres son parent Burchard. L’élection suscite des résistances, entendues au concile de Soissons, la même année52. Les juges élus sont Hincmar de Reims, Pardoul de Laon et Agius d’Orléans : les deux derniers sont, évidemment, les hommes de Wenilon. L’affaire est, de plus, à l’origine des visions du chorévêque de Sens Audrad, entre 851 et 853. En mai de cette année, à l’occasion d’un synode de la province de Sens, Audrad est convoqué par Charles le Chauve et son épouse Ermentrude, et entendu par Wenilon, Hincmar, Amaury de Tours et Pardoul. L’archevêque de Sens intercède auprès de son chorévêque pour obtenir une vision en faveur de Burchard, répétant qu’il est son consanguineus ; Audrad s’y refuse mais l’élection se confirme malgré tout53. Comme l’a montré K.-F.  Werner, Wenilon constitue ainsi un bloc territorial Chartres-Orléans, bloquant le cours supérieur de la Loire. Dès 853, Burchard est missus dans le pagus de Chartres54. L’année suivante, il arrête, avec Agius, une incursion normande : cette geste est narrée par le suffragant de

49 Störmer, Adelsgruppen, p. 48 (carte). 50  Reconstitution de la lettre 73 (mutilée) de Loup de Ferrières (éd. Levillain n°  103) par Michael  I. Allen : Loup, lettre n° 73 (éd. Levillain n° 103) : […] cuius lectione vestro victus amore paene […] per communem propinquum nostrum Ab[bonem] Ra […]. L’édition de M. I. Allen est maintenant sous presse. 51 MGH Conc. 3, p. 42. Cf. Werner, « Rotberti complices », p. 159. 52  Ibid., p. 281. 53 Bouquet, Recueil, 7, p. 289‑292 ; court extrait édité dans MGH Conc. 3, p. 300‑301. 54 MGH Cap. 2, n° 260, p. 276.

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Wenilon, Prudence, dans les Annales de Saint-Bertin55. L’archevêque de Sens semble alors avoir conservé l’essentiel de son influence. Mais les années 853‑855 sont un tournant qui consacre le remplacement de Wenilon par Hincmar de Reims comme prélat le plus influent auprès de Charles56. 2.  L’opposition des clercs de Sens (853‑856)

Les circonstances exactes de ce tournant ne sont pas élucidées, mais doivent être reliées aux luttes d’influence plus globales qui secouent l’entourage de Charles le Chauve. Plusieurs historiens ont remarqué que le « parti de la reine », d’abord si puissant, recule dans les années 850 ; sans doute le départ du sénéchal Adalhard pour la Lotharingie finit-il par affecter leur marge de manœuvre57. Mais en réalité, la controverse sur la prédestination joue un rôle dans cet engrenage, en rompant l’unité du groupe de clercs environnant Charles et en rejetant dans l’hostilité plusieurs clercs de la province de Sens, à des degrés différents (Wenilon, Prudence et Loup). On s’en rend particulièrement compte en étudiant la trajectoire de Prudence. L’évêque de Troyes, ancien chapelain, avait côtoyé et noué des liens d’amitié avec le groupe de clercs dont il a été question : Hincmar, Jean Scot, Pardoul, Loup… Plus que chez nul autre, les prémisses de la controverse sur la prédestination font voler en éclat cette entente. Dès 849, sollicité par Hincmar, Prudence refuse de le rencontrer et lui adresse, on l’a vu (p. 69), une lettre-traité qui réfute méthodiquement l’enseignement de l’archevêque. Les mots choisis par Prudence, passés dans l’alambic d’un latin hermétique, sont déjà ceux de la rupture : J’aurais souhaité, mes pères vénérables et frères bien-aimés en Dieu et notre Seigneur Jésus-Christ, parler avec vous de ces problèmes dans une discussion privée et amicale et rechercher consciencieusement avec vous tout ce qu’on pourrait en dire de plus sûr et de plus clair, par le don de la grâce d’en haut, en laissant de côté toute rage de vaincre et tout désir de protéger ses propres opinions. Mais, les événements étant partis dans toutes les directions, je me suis replié avec une telle aversion que ma volonté ne s’est même plus senti la faculté d’en discuter58. 55  Annales de Saint-Bertin, p. 68‑69. 56 Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 48. 57  Werner, « Rotberti complices », p. 158 et 165. 58  PL 115, col. 971 : Optaveram quidem, mi Patres admodum venerandi, fratresque in Deo et Domino nostro Jesu Christo plurimum diligendi, de propositis quaestionibus secreto amicabilique vobiscum tractare colloquio ; et quidquid supernae gratiae dono sanius salubriusque videri posset, remota penitus vincendi pervicacia, propulsaque sua cuique studia tuendi libidine, diligenter exquirere. Verum obliquatis in diversa rebus, adeo aversus resilii, ut ne voluntatem meam saltem exponendi facultas suppeteret. Unde quoniam colloquendi libertas tantopere denegata est, coactus sum eo sincerissimae charitatis affectu, quem vestrae unanimitati

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Autrement dit, constatant que les tensions provoquées par la condamnation de Gottschalk ont déjà atteint un stade critique et que des camps se forment, Prudence franchit le Rubicon. Nous avons vu, au chapitre précédent, la méfiance de Loup et Ratramne à l’égard des clercs de la cour, témoignant aussi d’une forte tension (p. 202-203). L’unité passée du groupe est, malgré les craquellements, encore perceptible : Loup adresse une copie de sa lettre « à notre Pardoul »59. La seconde victime de la rupture est Jean Scot Erigène, fréquenté au palais ; en 851, après avoir lu le traité de l’Érigène sur la prédestination, Prudence lui fait part de son amertume sur un ton étrangement personnel : Tes blasphèmes, Jean, les insolences dont tu attaques la gratuité de la grâce et de la justice intangible de Dieu, je les ai d’autant plus mal pris […] que j’avais de la familiarité pour toi et que je t’appréciais60.

L’évêque de Troyes parle ici de la familiarité – la vie commune à la cour – et de l’amitié réduites à néant par la controverse, sans retour possible. Les débats sur la prédestination rompent ainsi l’unité du groupe qui entoure Charles dans la décennie 840. Une polarisation s’opère : d’un côté, autour de la cour et d’Hincmar, les adversaires de la double prédestination ; de l’autre, avec Corbie et la province de Sens, ses partisans. Comment comprendre, alors, le basculement d’influence entre Hincmar et Wenilon auprès de Charles le Chauve ? L’année décisive de la controverse sur la prédestination et, par là, de la rupture entre les clercs de Sens et le roi est 85361. Cette année-là, en avril, Prudence de Troyes est choisi comme juge élu par les clercs d’Ebbon au concile de Soissons62 : il fait déjà figure d’opposant naturel à Hincmar. Mais il est contraint de signer la profession de foi antiprédestinatienne du concile de Quierzy, rédigée par Hincmar et imposée à tous par Charles le Chauve (cf. chap. 3, p. 180-183). Cette humiliation publique n’a pu que nourrir une profonde rancœur63. Or, on remarque un subit infléchissement du style des Annales de Saint-Bertin. Dans les années 840, Prudence camouflait les échecs de Charles. Mais en 853, il rapporte la colère de Louis le Germanique suite à la violation d’accords antérieurs par Charles ; il peculiariter debeo, litterariam, quantulacunque est, operam exhibere et quid votis conceperim, scriptis edicere. Je remercie très vivement Monique Goullet de m’avoir aidé à traduire ce passage. 59  Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 42. 60  PL 115, col. 1011. 61 Girgensohn, Prudentius l’a montré de façon particulièrement lucide : il est, hélas, peu cité de nos jours. 62 MGH Conc. 3, p. 269. Cf. Girgensohn, Prudentius, p. 16‑17. 63 Girgensohn, Prudentius, p. 10 ; Pezé, « Prudence », p. 119.

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se réjouit de la victoire de Louis sur les Bulgares et les Slaves, stipendiés par ce dernier ; en 854, il décrit l’expédition aquitaine de Charles comme un train de massacres et de pillages, souillant jusqu’aux églises ; en 855, il dépeint Charles, sur un ton sibyllin, comme un fauteur d’hérésie. Les Annales ne sont plus, comme elles avaient pu l’être, au service de l’image du souverain. En 856, consommant la rupture, Prudence soumet Énée à la contre-épreuve de ce qu’il a lui-même vécu trois ans plus tôt : la signature d’une profession de foi augustinienne, que ce disciple de l’Erigène ne peut sincèrement partager (cf. chap. 3, p. 180-183). Du côté de Prudence, une véritable rupture, amenant une hostilité ouverte, s’ouvre dès 853, préparant le terrain pour l’invasion. Le même engrenage a-t-il entraîné Wenilon ? Le rôle de celui-ci dans la controverse a été souvent sous-évalué64. Il est pourtant l’alter ego de Prudence. Il demande à ce dernier de réfuter le De praedestinatione de Jean Scot dès 850. Prudence lui écrit à cette occasion que le livre de l’Erigène « s’écarte de nos idées, comme tu me le dis » : son augustinisme est donc notoire65. Il préside le synode provincial de Paris de novembre 849, où Prudence présente une collection en faveur de la double prédestination. Il discute avec Loup de Ferrières de son Collectaneum. Mais l’événement le plus important est, là encore, le synode de Sens de 856 où Énée est soumis à l’humiliante profession de foi augustinienne exigée par Prudence. Lucidement, Schrörs avait estimé que Prudence ne pouvait l’avoir soumise au synode sans l’aval de son métropolitain : l’opposition de celui-ci à Hincmar au sujet de la prédestination avait dû « [le] jeter dans les bras de Louis le Germanique en 858 »66. Cet acte d’opposition a une dimension politique. Énée est notaire royal. La requête des clercs parisiens en faveur de leur futur évêque n’a pas de louange trop vive pour vanter le choix que leur souverain, inspiré par Dieu, a porté sur Énée67. En revanche, la réponse des évêques de Sens, quoique positive, ne dit pas un mot du roi68. Évidemment, ni Prudence, ni Wenilon ne pouvaient voir d’un œil favorable la nomination à leurs portes d’un proche de l’Erigène. Le concile de Valence, l’année précédente, a réaffirmé le principe de la libre élection. Or, les liens personnels entre la province de Sens et celle de Lyon sont bien attestés (cf. p. 264-269), ce qui ne peut qu’aggraver le mécontentement des évêques69. Le 64  Voir encore récemment Bouhot, « Le de divina praedestinatione de Jean Scot », p. 258 ou Devisse, Hincmar, p. 312, note 140. 65  PL 115, col. 1010. 66 Schrörs, Hinkmar, p. 139, note 35. 67 MGH Ep. 6, p. 86 (lettre de Loup n° 98). 68  Ibid., p. 87‑88 (n° 99). 69 MGH Conc. 3, p. 357.

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choix d’Énée, après la signature forcée des canons de 853, alimente donc le grief des révoltés de 858 : Charles se comporte en tyran70. Le clivage entre la cour, les clercs de Reims et les clercs de Sens n’est pas absolu. Wenilon et Prudence sont polarisés à l’extrême. Loup de Ferrières occupe pour sa part une position intermédiaire. Sa doctrine est parfaitement augustinienne ; il est sans doute l’érudit augustinien évoqué par Prudence dans son De praedestinatione71. Il est très proche de son archevêque Wenilon de Sens. Il lui prête parfois sa plume72 ; ils lisent ensemble son Collectaneum de tribus quaestionibus ; et, comme le montre la reconstitution de sa lettre 73 par Michael I. Allen, Wenilon et Loup avaient un parent en commun, ce qui les situe dans le même groupement de parenté73. Cela étant, Loup prend, dans ses écrits, des précautions oratoires, prévenant qu’il ne risquera de froisser personne, qui contrastent avec la radicalité de l’évêque de Troyes74. Loup, qui a correspondu avec Pardoul, Énée, Hincmar75, tout comme avec Ratramne et Prudence, avec qui il avait accompli un missaticus76, ne semble pas avoir laissé la controverse être pour lui un événement clivant. Au contraire, il se propose de fournir à Hincmar le Collectaneum de Bède sur saint Paul, que l’archevêque évoque dans le second et, peut-être, dès le premier De praedestinatione77. Il promet à Charles de reprendre l’enseignement des arts libéraux qui, nous l’avons vu, tenait à cœur au souverain78 ; il a recours, à cette occasion, à l’intercession d’Énée, l’ancien notaire royal, notoirement hostile à la double prédestination, celui-là même dont l’élection à Paris suscite la colère de Prudence. S’il a peut-être pâti de son augustinisme, Loup ne recule pas devant un recours au notaire honni. Son élève Heiric d’Auxerre est aussi l’élève

70 Calmette, Diplomatie carolingienne p. 39 ; W. Mohr, « Die Krise des kirchlichen Einheitsprogrammes im Jahre 858 », dans ALMA, 25, 1955, p. 189‑214. Voir par exemple le discours d’Adalhard de Saint-Bertin et Eudes de Troyes à Louis le Germanique dans les Annales de Fulda (858), qui n’est certes qu’une construction, mais dont les griefs doivent être considérés comme plausibles (MGH SS rer. germ. 7, p. 49). Le même reproche était formulé par les Aquitains en 853 (ibid., p. 44). 71  PL 115, col. 1046D (cf. Von Severus, Lupus von Ferrières, p. 145). 72  Voir par exemple Levillain éd., Correspondance de Loup, vol. 1 et 1935, n° 26 (à Amolon de Lyon), 91 (à Erchanrad de Paris), 94 (admonestation au diocèse de Sens) ; voir aussi la lettre 118 (862) où Loup se dit le familier de Wenilon depuis le début de sa prélature. 73  Loup, lettre n° 73 (éd. Levillain n° 103), citée ci-dessus p. 223 au sujet de Wenilon. 74  Cela a été bien remarqué par Noble, « Lupus of Ferrières », p. 245. Levillain, Correspondance t. 2, n° 78, p. 35 (à Charles le Chauve) ; n° 79, p. 43 (à Hincmar et Pardoul). Liber de tribus quaestionibus, PL 119, col. 646‑648. 75  Levillain éd., Correspondance de Loup, vol. 1 et 1935, n° 66, 72 et 73 (à Pardoul), n° 46, 48, 59 et 108 (à Hincmar), n° 122 (à Énée). 76  Levillain éd., Correspondance t. 2, n° 41 (à Prudence), n° 74 (à Ratramne). 77  Ibid., n° 108, p. 147. Comme l’a noté Levillain (p. 147, note 2), Hincmar nomme le Collectaneum dans son dernier traité, PL 125, col. 74. 78  Ibid., n° 122 (p. 186‑189).

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de l’Érigène79. Contrairement à Prudence et Wenilon, Loup participe au concile de Savonnières de 85980. Sa position est donc plus contrastée. La prudence de Loup s’explique. Lorsque la controverse éclate, il a encore les pieds et poings liés par l’affaire de la celle Saint-Josse, dépendance de Ferrières81. Cest un thème lancinant de sa correspondance jusqu’en 85282. Il obtient la restitution de la celle, passée en 840 entre les mains d’un certain Rhuoding, fidèle de Lothaire, en 841. Mais Charles la donne en bénéfice au comte Odulf, en récompense de son ralliement en 842. Loup obtient la restitution une deuxième fois, par l’intercession du puissant sénéchal Adalhard, en 843. Mais, cette fois, elle interviendra seulement après la mort d’Odulf83. Il sollicite, tout au long des années 840, l’intervention d’Hugues de Saint-Quentin, du chancelier Louis de Saint-Denis, d’Hincmar de Reims, de Marcward de Prüm et écrit directement à Charles à plusieurs reprises : en tout, treize lettres de Loup parlent de la celle Saint-Josse84. En aucune manière, Loup n’aurait pu sacrifier ses relations – et surtout pas celle du roi ou d’Hincmar – à l’augustinisme, lorsque la controverse éclate. Loup est un personnage que distinguent son immense culture et sa maîtrise du latin, mais dont le rang dans l’aristocratie et dans le clergé sont moyens. Il provient d’une famille de l’aristocratie bavaroise chasée en Bourgogne au VIIIe siècle, est voué à la cléricature et n’est pas l’abbé d’une grande abbaye : Ferrières compte soixantedouze âmes et est longtemps confinée dans une humiliante pauvreté85. Sa correspondance le montre très sensible à sa réputation et à son honneur et empressé au service du roi, où il consomme ses ressources (dix chevaux perdus pendant son missaticus en Bourgogne)86. En 837, il espérait recevoir une charge importante : la déception a dû être grande87. Contrairement à Wenilon ou Prudence, qui sont évêques, l’abbé de Ferrières est vulnérable.

79  Cf. la préface des Collectanea (Quadri, Collectanea di Eirico, p. 77). 80 MGH Conc. 3, p. 463. 81  Cf. Noble, « Lupus of Ferrières », p. 237‑245. 82  Loup se présente pour la première fois comme abbé de Saint-Josse dans sa lettre à Aethelwulf de 852 (Levillain éd., Correspondance t.  2, p.  70‑71, n°  84). Cf., sur la celle Saint-Josse, Ricciardi, Epistolario, p. 311‑322. 83  Tessier I, n° 3, p. 9‑12 (10 mai 841) et n° 30, p. 74‑77 (27 décembre 843). 84  Levillain éd., Correspondance de Loup, vol.  1, n°  19 (p.  102‑105, à Lothaire), n°  32 (p.  146‑149, à Hugues), n° 36 (p. 158‑159, à Louis), n° 42 (p. 174‑177, à Charles), n° 43 (p. 178‑183, à Hincmar), n° 47 (p. 196‑197, à Louis), n° 48 (p. 198‑201, à Hincmar), n° 49 (p. 202‑207, à Charles), n° 57 (p. 220‑223, à Charles), n° 58 (p. 224‑227, à Marcward), n° 65 (p. 238‑241, à Marcward) ; Levillain éd., Correspondance t. 2, n° 82 (p. 66‑67, à Louis). 85  Noble, « Lupus of Ferrières », p. 240. 86  Ibid., p. 238. Cf. MGH Ep. 6, p. 40. 87 MGH Ep. 6, p. 17‑18.

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Loup est apparenté (sans doute est-ce son frère) à l’évêque d’Auxerre Héribald (824‑857)88. Ce dernier joue aussi son rôle dans la controverse : nous l’avons vu remettre le Sermo Flori à Hincmar à Bonneuil en 855 (cf. chapitre 1, p. 86). Plusieurs auteurs ont estimé qu’il était le premier destinataire de ce texte de Florus ; il en tenait, en tout cas, un exemplaire de l’auteur lui-même89. Mais il l’a transmis à Hincmar, ce qui le place, lui aussi, dans une position d’intermédiaire. Héribald, comme Loup descendant d’aristocrates bavarois chasés en Bavière, avait fréquenté l’école d’Aix-la-Chapelle. Clerc lettré et proche du roi, il fait réformer l’enseignement du chapitre cathédral : on y trouve pendant des années des traces d’érigénisme90. Bien en cour, il obtient la restitution de biens spoliés et, de l’aveu de la Geste des évêques d’Auxerre, consomme son temps et ses biens au service du souverain, forgeant un profil d’évêque politique91. À la fois proche de Florus et des idées de Jean Scot, de Wenilon et de Charles le Chauve, Héribald joue sur tous les tableaux et cherche, sans doute, à préserver son église des dommages de la controverse. En effet, et c’est surprenant, l’école d’Auxerre, avec à sa tête Haymon, n’a pas pris part aux débats, malgré sa renommée92. Or, Auxerre est dominée, dans les années 850, par les Welf, avec le comte Conrad le Jeune (852/3‑65) et l’abbé de SaintGermain Hugues (853‑861)93. Cette puissante famille de la Reichsaristokratie, qui monte en puissance tout au long des années 850 dans le vide laissé par le départ d’Adalhard, ne pouvait avoir le même intérêt que Wenilon ou Prudence à aller au conflit avec le souverain. Le silence d’Haymon et les tergiversations d’Heribald peuvent s’expliquer ainsi, tout comme la prudence de Loup de Ferrières, qui, ne l’oublions pas, a été attaché au service de Charles le Chauve par une Welf,

88  Cf. Levillain éd., Correspondance t. 2, n° 95 (p. 108‑113) et Holtz, « L’école d’Auxerre », p. 132‑133. Sur Héribald, cf. Duchesne II, p. 450 et historiographie ci-dessous. 89 MGH Ep. 8, p. 69 ; cf. Devisse, Hincmar, p. 247 ; Zechiel-Eckes, Florus, p. 119‑123. Bouhot, Sermo Flori, p.  375, estime plus vraisemblablement qu’Ebbon et Heribald avaient fait connaître à Florus un besoin d’information mais que rien ne permet de dire que le sermo a été composé pour eux. 90  Jeauneau, « Les écoles de Laon et d’Auxerre au IXe  siècle », dans La scuola nell’occidente latino dell’alto medioevo, Spolète, 1972 (Settimane di studio del centro italiano di studi sull’alto medioevo 19), p. 495‑522 (réédité dans Études érigéniennes, p. 55‑84), p. 510‑518. La Geste des évêques d’Auxerre I, p. 162‑163 apprend, a remarqué Jeauneau, que l’évêque Wibald a été l’élève de Jean Scot. Heiric, de l’abbaye de Saint-Germain d’Auxerre, se disait disciple à la fois de Loup et Jean Scot, rappelons-le (Quadri, Collectanea di Eirico, p. 77). 91  Sassier,  « Les Carolingiens et Auxerre », dans L’école carolingienne d’Auxerre, p.  21‑34 (p.  28) ; Les gestes des évêques d’Auxerre, I, Michel Sot dir., Guy Lobrichon éd., Paris, 2002 (Les Classiques de l’histoire de France au Moyen Âge, 42), p. xiv et p. 148‑153. 92 Cf. Shimahara, Haymon d’Auxerre, p. 288‑299 : l’auteur n’a retrouvé aucune trace de la prédestination dans l’oeuvre d’Haymon, ce qui est en soi un fait étonnant. 93 Cf. Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 42 ; Werner, « Rotberti complices », p. 166‑168 ; Sassier, « Les Carolingiens et Auxerre ».

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l’impératrice Judith. Nous verrons également, plus loin, qu’Auxerre est dans une position intermédiaire entre les traditions intellectuelles de Reims et Lyon, ce qui peut expliquer les tergiversations de son évêque (p. 268). La province de Sens est donc partagée entre le tandem Wenilon-Prudence, qui anime la résistance aux thèses d’Hincmar, et les personnalités de Loup et Heribald, qui continuent de collaborer avec l’archevêque de Reims. 3.  Les réseaux alamans

Le lien entre Wenilon, Prudence et Louis le Germanique, dans ces années cruciales, semble s’être opéré par l’Alémanie. L’historiographie récente a bien mis en valeur la politique de consolidation des réseaux alamans suivie par Louis pendant la décennie 85094. Il réside à Ulm en 854 et 858 et à Bodman en 857 – avant l’invasion de la Francie occidentale95. Un quart de ses diplômes sont consacrés aux Alamans, en particulier aux monastères : Saint-Gall, Kempten, Saints-Felixet-Regula, mais aussi Murbach, Reichenau, Rheinau et Faurndau96. Ses filles Hildegarde et Berthe sont successivement abbesses de Fraumünster à Zürich (853‑856 et 857‑877). Plusieurs fidèles de Louis maillent le territoire : l’évêque Salomon de Constance ; l’évêque Erchambert de Freising, abbé de Kempten (†854) ; les comtes Wilhem et Hatto97. Le chancelier Grimald, placé à la tête de trois monastères (Saint-Gall, Wissembourg et, selon D. Geuenich, Niederaltaich plutôt qu’Ellwangen), tisse des liens de confraternité à travers toute l’Alémanie et l’Alsace : Wissembourg et Saint-Gall, bien sûr, mais aussi Reichenau, Pfäfers, Remiremont, Kempten… Louis constitue ainsi une monastische Provinz. Cette politique d’expansion à l’Ouest n’est consacrée qu’en 870, au partage de Meersen, lorsque les évêchés de Strasbourg et Bâle et quatre comtés alsaciens lui sont concédés98.

94  H. Büttner, Geschichte des Elsass, I, Berlin, 1939, p. 145‑148 ; Borgolte, « Grafengewalt im Elsass », p. 30‑31 ; Hartmann, Ludwig der Deutsche, Darmstadt, 2002, p. 88‑93, et Goldberg, Struggle for Empire, p. 233‑242. 95 Hartmann, ibid., p. 88‑93. 96 MGH DD LdD, respectivement n°  13, 69‑71, 105, 144, 146, 158 (Saint-Gall) ; n°  87, 103, 159, 160 (Grimald et Hartmut de Saint-Gall) ; 24, 36, 66, 107 (Kempten) ; 67, 91, 110, 129 (Saint-Felix-et-Regula) ; 16 (Murbach) ; 81 (Reichenau) ; 90 (Rheinau) ; 164 (Faurndau). 97 Cf. Goldberg, Struggle for Empire, p. 233‑263 ; Bitterauf, Traditionen, n° 730. 98  D. Geuenich, «  Regionale und überregionale Beziehungen in der alemannischen Memorialüberlieferung der Karolingerzeit », dans Früh- und hochmittelalterlichen Adel in Schwaben und Bayern, I. Eberl, W. Hartung et J. Jahn ed., Sigmaringendorf, 1988 (Regio. Forschungen zur schwäbischen Regionalgeschichte, 1), p. 197‑216, p. 67‑68 ; Tremp, Ernst, « Ludwig der Deutsche und das Kloster St. Gallen », W. Hartmann ed., Ludwig der Deutsche und seine Zeit, Darmstadt, 2004, p. 141‑160 ; cf. MGH Cap. II, n° 251, p. 193‑194.

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Trois ans avant 858, la mort de Lothaire est l’occasion, pour Louis, d’une accélération de cette politique occidentale. Il bénéficie du soutien des grands de Lotharingie, qui conduisent le jeune Lothaire II à Francfort, malgré l’alliance conclue entre l’empereur défunt et Charles le Chauve99. Sans doute profite-t-il aussi du soutien du comte alsacien Erchangar, fâché avec Lothaire en 854100. Dans le flottement qui précède le partage du royaume entre les trois fils du défunt (Louis II, Lothaire II et Charles) pendant l’été 856, il confirme deux privilèges, l’un, en mars, à l’évêché de Strasbourg et l’autre, en mai, à l’abbaye alsacienne de Wissembourg dont Grimald est l’abbé101. Dès lors, l’Alémanie et l’Alsace semblent avoir été un pont entre les futurs révoltés et Louis le Germanique. Pendant la décennie 840, Wenilon et Prudence ont des liens bien attestés avec Walahfrid, réinstallé comme abbé de Reichenau par Louis vers 842 et proche du chancelier Grimald102. Une lettre de Walahfrid à un archevêque, préservée par les Formules de Reichenau, semble avoir Wenilon pour destinataire. L’abbé expédie en effet un écuyer et un brasseur de bière à un archevêque, avant de le prier de saluer Prudence de Troyes : Que Prudence soit donc salué par votre bouche, L’évêque qui est une précieuse part de mon âme. Heureuses les paroisses qui ont la grâce D’avoir de tels chefs dans leur citadelle de lumière […] Garde mon souvenir ! Je garde le tien, je te dois Et te dévoue tout l’amour dont je suis capable103.

Qui pourrait être cet archevêque, sinon Wenilon de Sens ? Lui seul serait un intermédiaire naturel entre Walahfrid et son suffragant. La lettre témoigne de liens épistolaires entre Wenilon et l’abbé de Reichenau, et de l’amitié nouée entre les trois hommes au palais de Louis le Pieux. À une date inconnue, Walahfrid dédicace à Prudence un poème, en réclamant l’envoi d’un recueil de Lucain ou de Virgile en échange d’un recueil des poèmes de Modoin d’Autun : il se nomme lui même « l’élève » (alumnus) de Prudence (magister)104 ; le poème est construit sur l’épiphore « cher maître, salut ! » (care 99 MGH SS rer. germ. 7, p. 46. Cf. Goldberg, Struggle for Empire, p. 248‑249. 100  Borgolte, « Grafengewalt im Elsass », p. 31. 101 MGH DD LdD n° 75 (p. 109) et 76 (p. 111). Cf. Annales de Saint-Bertin, p. 72‑73. 102  B. Bigott, Ludwig der Deutsche und die Reicshkirche im Ostfränkischen Reich (826‑876), Husum, 2002 (Historische Studien, 470), p. 98. 103 MGH Formulae, p. 375 (Formule de Reichenau n° 24). 104 MGH Poetae 2, p. 403‑404.

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magister ave) ; tant qu’il vivra il l’aimera. Ainsi, les liens entre Walahfrid et Prudence et, à travers eux, entre Wenilon et Grimald, tous anciens de la chapelle de Louis le Pieux, sont solidement attestés. À Wissembourg, sous l’abbatiat de Grimald, dans les années 850, on trouve un copiste nommé Wenilon, qui n’est pas moine et n’est pas cité dans le livre de confraternité105. Peut-être s’agit-il d’un parent de l’archevêque. Prudence dispose de relations en Alsace. Le ms. 550 de la Stiftsbibliothek de SaintGall a préservé un formulaire originaire de Murbach, datant de la deuxième moitié du VIIIe siècle (p. 146‑161). Sur la dernière page du recueil, une plume postérieure, mais de même style, a copié une lettre de Prudence, alors évêque, à un abbé106. L’attribution de la lettre à l’évêque de Troyes est, pour des raisons stylistiques, plus que probable107. Elle peut dater des années 840108. Pour Ernst Dümmler, l’abbé en question est Walahfrid : cela dit, aucun indice codicologique ne relie cette collection de Murbach aux formules de Reichenau109. Le contenu permet de s’en assurer ; certes, Prudence multiplie les gages d’amitié à l’égard de son « frère » et de son « autre moi » ; pourtant, il dit s’être demandé, avant d’avoir reçu sa lettre, si son correspondant était déjà décédé110. Comment cela pourrait-il concerner Walahfrid, mort à seulement quarante ans en 849111 ? Le correspondant de Prudence est peut-être l’abbé de Murbach lui-même. Malheureusement, l’histoire de ce monastère, entre les années 840 et 880, est obscure112. Les relations avec Reichenau sont bien attestées : la première confraternité date de l’abbé 105  Traditiones Wizenburgenses, Glöckner et Doll ed., p. 150. 106 Cf. MGH Formulae, p. 329‑337 (Formulae alsaticae) = Saint-Gall 550, p. 146‑161 (quaternion isolé) : la lettre de Prudence est la n° 27 (p. 160‑161). Ces formules citent les abbés Sindbert et Amico. Seule la dernière lettre se détache de cet ensemble. A-t-elle été copiée dans le même scriptorium que le reste du recueil ? La collection de Murbach a les caractéristiques suivantes : écriture anguleuse ; G à angle droit ; quasiment pas de séparation des mots ; hastes pleines ou doublées ; A précarolins très peu d’abréviation (AU=autem ; ‘ pour UR et US). La collection de Reichenau qui précède (p. 145) a les caractéristiques suivantes : hastes également pleines ou doublées, mais plus longues ; séparation nette des mots ; abréviation ORUM caractéristique (ressemblant à OEX) ; perluette très haute ; abréviation US et UR par ‘. Auquel des deux styles se rattache la lettre de Prudence ? Sans conteste, au cahier de Murbach : écriture anguleuse ; hastes plus courtes ; A précarolins ; confusion C/T, et E/AE/E cédillés ; séparation des mots hésitante ; abréviation AU=autem ; G à angle droit ; abréviation ORUM ordinaire (OR barré). 107  En plus de multiplier les références à la grâce, l’auteur emploie l’adverbe rarissime innutabiliter (sans chanceler) ; or, on lit l’adjectif nutabilis (chancelant) deux fois dans le De praedestinatione de Prudence (PL 115, col. 1134 et 1240). 108  La référence à « ceux qui combattent infatigablement le voeu et le propos de la milice chrétienne » (p. 336) peut faire référence au combat réformateur des évêques en 844‑846. 109 E. Dümmler, dans Neues Archiv, VII, 1882, p.  402 ; cf.  K. Zeumer, « über die alamannischen Formelsammlungen », dans Neues Archiv, 8, 1883, p. 473‑553, p. 477‑478. 110 MGH Formulae, p. 336‑337.  111 MGH Poetae 2, p. 423. 112 Cf.  U. Ludwig, « Murbacher Gedenkaufzeichnungen der Karolingerzeit », dans Alemannisches Jahrbuch, 1991‑1992, p. 221‑298.

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Kerhoh, en 800 ; l’apogée peut être située sous l’abbatiat de Sigimar, dans les années 820‑840 ; après, la guerre met sous le boisseau les relations de confraternité et l’on ignore les détails de la succession abbatiale113. L’abbé auquel s’est adressé Prudence pourrait être soit Marcus, soit Reccho114. Pendant ces années 840‑850, Murbach réoriente ses liens de confraternité vers le monastère féminin de Remiremont, tout proche. Ce couvent est lié à Grimald, qui se fait inscrire dans le Liber memorialis115. Or, on trouve à la tête de Remiremont l’abbesse Teuthilde, que K.-F. Werner lie au groupe des Robertiens : elle correspond en effet avec le sénéchal Adalhard, dont elle se dit la parente116. Celui-ci est également lié à Reichenau et à Saint-Gall, où il fait une donation en 843117. À partir des années 840, on l’a vu (p. 220), Adalhard se trouve en Lotharingie et non plus en Francie occidentale, ce qui n’a pu que développer les réseaux de son groupe à l’Est118. Enfin, c’est à Murbach que Prudence se procure, en 850‑851, un exemplaire des commentaires de Jérôme sur les prophètes mineurs, qui est aujourd’hui l’un de ses deux seuls manuscrits personnels connus119. Ce réseau alsacien peut expliquer l’excellent niveau d’information dont dispose Prudence à l’Est120. Il est le seul, en 860, à relater, dans les Annales de Saint-Bertin, la cession de l’Alsace à Louis le Germanique en échange de son soutien à Lothaire II dans l’affaire du divorce de Theutberge121. Par conséquent, les relations du groupe Robertien-Adalhardide (le sénéchal Adalhard, Wenilon et, en particulier, Prudence) avec les monastères alamans et, à travers eux, avec Grimald et Louis le Germanique, semblent avoir joué leur rôle dans la préparation de l’invasion de 858 et le retournement de Wenilon, dont la parenté est rhénane et bavaroise, contre Charles le Chauve.

113  Ibid., p. 264‑272. 114  A. Bruckner, « Untersuchungen zur älteren Abtreihe des Reichsklosters Murbach », dans ElsassLothringisches Jahrbuch, 16, 1937, p. 31‑56 ; Ludwig, « Murbacher Gedenkaufzeichnungen », op. cit., p. 274. 115 Cf.  Geuenich, « Regionale und überregionale Beziehungen », op.  cit. ; Liber memorialis von Remiremont, 1‑2, E. Hlawitschka, K. Schmid et G. Tellenbach ed., Zürich, 1970 (MGH Libri memoriales t. I), p. 15 (F. 9r, col. B2). 116 MGH Formulae, « Indicularius Thiathildis », p. 526‑527. Cf. Werner, « Les premiers Robertiens », p. 22. 117  Il est possible qu’Adalhard soit l’auteur d’une lettre préservée dans les Formulae augienses (cf. MGH Formulae, p.  374). Il est également donateur de Saint-Gall en 843 (Goldberg, Struggle for Empire, p. 233‑242). 118  Werner, « Rotberti complices », p. 155. 119  Pezé, « Prudence », p. 128. 120  Nelson, « Annals of Saint-Bertin », p. 31. 121  Ludwig, « Murbacher Gedenkaufzeichnungen », op. cit., p. 273.

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Dans ce tableau d’ensemble de l’opposition cléricale au roi, on aimerait pouvoir situer le grand isolé de la controverse : Gottschalk. Les sources le permettentelles ? Songeons au moine Guntbert, évadé d’Hautvillers en 866 pour porter à Nicolas Ier l’appel de Gottschalk. Son nom est porté par le fils du bienfaiteur de Saint-Bertin Goibert, fondateur de la celle de Stenetland dans le premier quart du IXe siècle. Ce Guntbert, plus âgé que l’ami de Gottschalk, est tonsuré par le pape Eugène II en 826, à la demande de son père122. En 867‑868, il part pour Rome protester contre les spoliations dont se serait rendu coupable le tout nouvel abbé de Saint-Bertin, Hilduin, nommé par Charles le Chauve en 866, envers la mense abbatiale de Stenetland123 ; l’évêque Hunfrid de Thérouanne, qui était, jusqu’en 866, l’abbé de Saint-Bertin, l’accompagne. Guntbert proteste, à cette occasion, de sa fidélité à l’égard du seigneur apostolique, à qui il doit la cléricature. Est-ce un hasard que cette mission pour Rome soit quasiment concomitante de celle de Guntbert d’Hautvillers ?124 Il ne saurait s’agir de la même personne : le Guntbert décrit par Hincmar est bel et bien moine d’Hautvillers (monachum nostrum), où il observe la stabilité125. Cela étant, il pourrait s’agir d’un parent, comme les Raban de Cormicy sont parents du grand Raban Maur. La celle de Stenetland a en effet été donnée par Goibert à Saint-Bertin. Or, il s’agit d’une région où la famille d’Evrard de Frioul, fondateur de Cysoing, est largement possessionnée : l’abbé laïc de Saint-Bertin est, de 844 à 861 (avec une brève interruption en 859), le frère ou neveu d’Évrard, Adalhard126 ; Hunfrid de Thérouanne, qui lui est apparenté, lui succède, et c’est la disgrâce de toute la famille qui entraîne la dévolution de l’abbaye à Hilduin127. Nous avons vu quels étaient les liens entre Gottschalk et Évrard. Un départ pour Rome ne s’improvise pas : Guntbert d’Hautvillers peut donc avoir utilisé les réseaux romains de Goibert et Guntbert de Stenetland. On aimerait en déduire que Gottschalk, peut-être lié à l’abbé Adalhard, a quelque lien avec la révolte de 858 ; les sources ne permettent malheureusement pas d’aller si loin. De plus, l’abbé Adalhard, contrairement à Robert le Fort, reste fidèle à 122  C. Mériaux, Gallia irradiata. Saints et sanctuaires dans le nord de la Gaule du haut Moyen Âge, Stuttgart, 2006 (Beiträge zur Hagiographie, 4), p. 145. Cf. B. Guérard ed., Cartulaire de l’abbaye de SaintBertin, Paris, 1841, p. 158‑164. 123  Cartulaire, ibid., p. 165‑168. Comme l’a noté Mériaux, ibid., p. 146, n. 246, on peut suivre l’itinéraire d’Hunfrid et Guntbert dans le couloir rhénan grâce à une donation de Prüm du 21  août 868 (Beyer, Urkundenbuch, p. 116, n° 110). 124 Lot, « Année 866 », p.  422‑423. Je remercie Régine Le Jan de m’avoir suggéré le même rapprochement. 125 MGH Ep. 8, p. 194. 126 Cf. Settipani, Préhistoire des Capétiens 2, op. cit., p. 568. 127  Le Jan, « Structures familiales et politiques », p. 322‑323.

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Charles jusqu’en 858, y compris lors du difficile été 856. Il n’en demeure pas moins que Gottschalk a pu exploiter le réseau des Unruochides en Francie occidentale et a peut-être, par l’intermédiaire de l’abbé Adalhard, eu sa part dans la révolte. Peut-être a-t-il aussi fréquenté Saint-Bertin pendant ses pérégrinations scolaires des années 830 : ce monastère ferait un excellent intermédiaire entre le Bassin parisien et le Frioul, où Gottschalk se réfugie à la fin des années 830. 4.  La faveur d’Hincmar (853‑858)

À mesure que Wenilon et Prudence s’enfoncent dans l’hostilité, Hincmar se rend indispensable à Charles le Chauve128. Pourtant, au commencement de la controverse, l’archevêque de Reims n’était pas en faveur. Loup et Ratramne sont consultés par le roi, mais pas lui. Le premier traité qu’il dédicace au souverain est, sur sa sollicitation, le Ferculum Salomonis, poème exégétique rédigé en 854‑855129. Pour Jean Devisse, Hincmar ne devient une personnalité politique de premier ordre qu’à l’occasion du transfert des cendres du saint tutélaire de Reims dans la nouvelle église Saint-Rémi, en présence du roi, en octobre 852130. On doit citer surtout le concile de Quierzy de 853, où Charles confie à Hincmar la rédaction des canons contre la double prédestination. Tout comme ils consomment la rupture de Wenilon et Prudence, ces canons scellent l’alliance qui unit désormais le roi à l’archevêque de Reims. Le Ferculum Salomonis mérite, dans cette perspective, quelques remarques. Ce long poème sur la litière de Salomon, préfiguration de l’Église mentionnée dans le Cantique des cantiques (Ct 3, 9), assorti d’un commentaire exégétique, peut être considéré comme un hommage à la sagesse royale, par l’évocation du roi Salomon, auteur putatif du livre de la Sagesse. La longue catéchèse du Ferculum, comparable aux poèmes catéchétiques de Jean Scot, illustre l’intérêt du souverain pour cette littérature. Ce « lourd exercice scolaire » (Devisse), sollicité par Charles, est une juxtaposition d’emprunts à Grégoire le Grand, Bède et Alcuin. Il circule dans le réseau cour-Laon-Reims (cf. chap. 3, p. 203-213) : Hincmar le confie à relire à Pardoul131.

128 Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 40‑42 ; Werner 164‑165 ; Werner, « Les premiers Robertiens », p. 24. 129 Devisse, Hincmar, p. 53‑57. 130  Ibid., p. 61‑62. 131 MGH Ep. 8, p. 41.

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Plusieurs historiens ont remarqué que la controverse sur la prédestination rencontre un écho dans le commentaire132. Nous sommes dans les mêmes années avec les mêmes personnes (Hincmar, Pardoul, Charles). On relève plusieurs points communs : la grâce, l’Eucharistie, la vision béatifique, la Trinité. Dès les premières lignes de son commentaire, Hincmar évoque, au sujet du bois dont est faite la litière, la grâce donnée gratuitement, la prédestination et l’élection, ainsi que la volonté de salut universel (I Tim 2, 4) qui démarque Hincmar de ses détracteurs133. Gottschalk ne s’y est pas trompé. Il critique des thèses d’Hincmar présentes seulement dans le Ferculum. Par exemple, la thèse que chaque messe réitère le sacrifice du Christ souffrant et rachète à nouveau les réprouvés134. Pour Gottschalk, la communion est un circuit fermé : le Christ ne donne de son corps eucharistique qu’à ceux qui font partie de son corps ecclésial, c’est-à-dire les élus135. La thèse inverse ne se lit pas dans les traités d’Hincmar sur la prédestination mais dans le Ferculum Salomonis, où il affirme que la messe lave le fidèle de ses péchés dans le sang de la Passion reproduite sur l’autel136. La thématique de la vision béatifique reçoit, pour sa part, exactement le même traitement qu’elle avait reçu dans l’Ad simplices de 849, qui dissuadait les moines rémois de suivre Gottschalk : In Ferculum Salomonis

Ad simplices

(…) les apôtres, les martyrs, les confesseurs, et les autres hommes de vie dure et parfaite, dont l’ineffable gloire, consistant en la vision manifeste de la divinité, la sainte Trinité, n’est connue que de ceux qui ont mérité d’en jouir1232…

Ce même frère avec ses complices a, avec une prétendue rigueur, examiné avec subtilité la manière de voir Dieu, (…) prenant plus soin de la manière de voir Dieu, que de la manière de mériter de le voir1233.

On retrouve dans ces deux passages le même thème : ce qui est importe, c’est de mériter de voir Dieu, pas la nature exacte de cette vision. Hincmar reste un 132 B. Taeger, « Zum Ferculum Salomonis Hinkmars von Reims », dans Deutsches Archiv für die Erforschung des Mittelalters, 33, 1977, p. 150‑167 (154). C’était déjà l’idée de dom Cappuyns, Jean Scot, sa vie, sa pensée, p. 81. Cf. aussi Chazelle, Crucified God, p. 182. 133  PL 125, col. 817‑818. 134 Lambot, Œuvres théologiques, p. 331 (De corpore et sanguine Domini). 135 Chazelle, Crucified God, p. 176‑178. 136  PL 125, col. 827. 137  PL 125, col. 820. 138  Gundlach « Zwei Schriften », p. 263.

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pasteur. En somme, le commentaire de la « litière de Salomon », premier ouvrage théologique dédicacé par Hincmar à Charles le Chauve, contient des références à la controverse qui ont dû circuler dans le milieu de la cour. Les années suivantes rendent le rapprochement entre le roi et l’archevêque de plus en plus étroit. Hincmar dédicace à Charles un traité perdu sur la Trinité, puis son premier De praedestinatione. Le contexte de la rédaction de ce dernier révèle le rôle accru de l’archevêque. Un épisode critique, à la villa de Neaufles, en septembre 856, a considérablement rapproché Hincmar et Charles : le ciment du rapprochement a été la doctrine de la grâce adoptée à Quierzy en 853. En février 856, à Vieux-Maisons, Charles marie son fils Louis le Bègue à la fille d’Erispoë, dépouillant Robert de ses honores du val de Loire. La fuite concomitante de Pépin de Saint-Médard de Soissons, où il était détenu, cristallise les frustrations et provoque une révolte des aristocrates francs et aquitains contre le souverain : ils en appellent une nouvelle fois à Louis le Germanique139. Pendant l’été, Charles publie une série de capitulaires pour faire la paix140. Quatre convocations se succèdent, de juillet à octobre, à Verberie, Amiens, Neaufles et finalement Chartres, où les fidèles finissent par se rendre, de dépit que Louis, retenu par les Slaves, ne soit pas venu. L’année 856 est, pour ainsi dire, la répétition générale de 858, ce qui nous pousse ici à examiner le rôle de Wenilon et Hincmar. Les quatre capitulaires permettent de décrire le groupe d’aristocrates restés fidèles à Charles. Au premier rang, on trouve le Welf Rodolphe, frère de Judith, abbé laïc de Jumièges et Saint-Riquier, mais aussi Adalhard de Saint-Bertin, le futur révolté de 858 - nous voyons ici les dangers d’une représentation trop mécanique des groupes aristocratiques141. Or, un nouveau membre se joint à l’ambassade du quatrième capitulaire : Hincmar142. On n’a pas suffisamment remarqué que ce capitulaire avait été non seulement communiqué aux révoltés par l’archevêque, mais rédigé en grande partie par sa main143. En effet, il est imprégné de références aux thèmes centraux de la controverse sur la prédestination, en particulier la volonté de salut universel, comme le montre l’incipit : 139 Cf. Dümmler, Geschichte des ostfränkischen Reiches, p. 413‑426 ; Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 29‑30 ; Devisse, Hincmar, p. 292‑293. 140 MGH Cap. 2, p. 279‑285. 141  Rodolphe et Adalhard (entre autre) sont chargés de communiquer aux révoltés les premier, troisième et quatrième capitulaire. 142  Jean Devisse l’a bien remarqué (Hincmar, p. 294). 143  Janet Nelson a montré l’implication d’Hincmar dans la rédaction du consilium de 856 (MGH cap. 2, p. 424‑425) : « The Intellectual in Politics », op. cit., p. 13‑14.

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[Votre seigneur] vous fait savoir qu’au nom de l’amour de Dieu et du service que vous lui rendiez jadis fidèlement, il veut votre salut à tous et souhaite vous attirer tous au service de Dieu et dans sa fidélité. Et pour que cela soit clair pour tous qu’il veut votre salut à tous comme à ses fidèles et qu’il ne veut qu’aucun problème ne provoque la perte de l’un de vous, et aussi qu’il veut que vous puissiez rester à l’abri de toute blessure de la part de vos pairs, il vous concède144…

Le capitulaire reprend plusieurs fois le texte de l’épitre à Timothée (I Tim 2, 4 : qui vult omnes salvos fieri) qui est le cheval de bataille d’Hincmar pendant la controverse sur la prédestination, à ceci près que celui « qui veut le salut de tous » n’est pas ici Dieu, mais le roi ! Jamais, pendant la controverse, le mimétisme théologico-politique n’est poussé si loin. La volonté de salut universel n’est pas seulement un thème doctrinal mais un argument politique. Comme le Dieu de l’alliance devant ses fils désobéissants, le roi franc veut le salut et la sûreté (salvus) de tous ses fidèles, conformément à l’unanimité promise à Coulaines, au nom de laquelle Charles a forcé la signature de Quierzy de 853. La royauté sacrée, poussant à leur paroxysme la responsabilité collective et hiérarchiquement proportionnée des gouvernants et l’imitation du Christ, dans la perspective d’une société-Église ordonnée, ne pourrait penser les accidents de la vie politique en termes de prédestination au châtiment et d’arbitraire de l’élection qu’en sacrifiant une bonne part de son efficacité. Prime la tension vers l’unanimité, la paix et, surtout, l’obéissance. L’accent porte sur la décision individuelle, sur la communauté de décision politique, imitant le chœur des saints intercesseurs, sur le pardon toujours offert et la grâce toujours renouvelée, et sur l’indispensable menace du châtiment. Là se dressent opportunément les pasteurs, pour ouvrir et fermer les portes du paradis. Le quatrième capitulaire, rédigé entre le 1er septembre et le 10 octobre, est le premier de la série qui est transmis non seulement par des laïcs (y compris des abbés laïcs), mais par des évêques : Ermenfrid de Beauvais et Hincmar. Ce capitulaire est le dernier de la série : il est couronné de succès, sans doute moins grâce à la verve anti-prédestinatienne d’Hincmar qu’à cause de l’absence décevante de Louis le Germanique145. L’important, dans notre perspective, est que Charles ait eu recours à Hincmar et ait fait jouer, en désespoir de cause, les ressorts de la controverse sur la prédestination. En cette heure critique, où est Wenilon, l’homme fort de la décennie passée ? N’est-ce pas, précisément, l’intervalle, entre mars et décembre, où s’est déroulé le synode de Sens entérinant sous un ciel peu 144  MGH Cap. 2, p. 284‑285. 145 Dümmler, Geschichte des ostfränkischen Reiches, p. 416.

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serein l’élection de l’anti-prédestinatien Énée comme évêque de Paris146 ? La fronde des évêques de Sens contre Charles s’est exprimée, pour le souverain, au moment critique. Une fois de plus, le contexte politique et la controverse sont imbriqués. Lorsqu’Hincmar met la main au quatrième capitulaire pour tenter une dernière fois de rappeler les révoltés, il réside à Neaufles avec le roi, qui lui remet le dossier du concile de Valence, pour qu’il rédige ce qui devient son premier De praedestinatione. Ce n’est pas un hasard si l’on décèle des traces de la prédestination dans le quatrième capitulaire : la prédestination a été discutée en plein cœur de la grave crise de l’été 856. L’année qui suit confirme la prédominance d’Hincmar dans l’entourage royal. Le 1er octobre 856, il couronne et bénit Judith, fille de Charles, mariée en juillet au roi Aethelwulf, au palais de Verberie. En février 857, la collectio de raptoribus du concile de Quierzy est, dans une grande mesure, l’œuvre d’Hincmar147. L’absence de sources pour les mois qui suivent est regrettable. On peut cependant dire qu’ils furent agités par des querelles d’antichambre. Les bribes d’une correspondance entre Hincmar et le Welf Rodolphe, c’est-à-dire les deux soutiens indéfectibles de l’année suivante, montrent que les deux hommes sont « dénoncés comme des opposants » auprès de Charles148. La même clé de lecture que pour la lettre de Gottschalk à Ebbon doit être utilisée ici. Les deux hommes sont calomniés auprès de Charles, ce qui prouve que, pour certains, ils en sont devenus beaucoup trop proches – comme jadis Gottschalk et Ebbon149. Hincmar recommande à Rodolphe de se défier même de ses amis ; la lettre reflète un vrai loyalisme envers le roi et une lutte de factions poussée à son paroxysme. Le réflexe d’Hincmar est de chercher la Königsnähe : il recommande à Rodolphe de se rendre immédiatement auprès du roi, court-circuitant tous les intermédiaires, même ceux qu’il croit ses alliés150. De plus, c’est probablement en 857‑858 qu’Hincmar rédige aussi, à la demande du souverain, le De ecclesiis et capellis (cf. p. 260-264). Au palais de Quierzy, le 21 mars 858, Hincmar fait partie des quatre évêques à prêter le serment

146 MGH Conc. 3, p. 379‑380. Erchanrad meurt le 7 mars et l’élection a lieu avant le terminus ad quem du 28 décembre. 147 Calvet-Marcadé, Défense des terres d’Église, p. 145, note 230. Cf. Devisse, Hincmar, p. 294‑299. 148 MGH Ep. 8, p. 51. Devisse, Hincmar, p. 305. 149  Contre Devisse, ibidem, qui estime que la lettre prouve qu’Hincmar n’est plus consulté par Charles en cette fin d’année 857. L’interprétation de Calmette, Diplomatie carolingienne, p.  40‑42 me semble meilleure : Hincmar et Rodolphe apparaissent comme un dernier carré de fidèles. Cela permet de faire l’économie du double retournement proposé par Devisse (Hincmar n’étant plus en faveur en 857, le redevenant en 858 ; voir p. 307). 150 MGH Ep. 8, p. 51 : … de talibus, quae vidissent melius ad utilitatem et honestatem senioris sui pertinere, mutuo conferrent… de convocatione fidelium regis et directione ipsius animi atque discissione huius regni… quia multum de rege timebat… quantocius autem potuisset ad regem pergeret et cum illo degens…

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de fidélité à Charles ; pas Wenilon151. Enfin, lors de l’invasion, la trajectoire de Charles le Chauve, qui fond sur l’Est pour couper la retraite à son frère plutôt que l’affronter sur la Loire, traverse la Champagne : il a rameuté des troupes dans les diocèses fidèles à Hincmar avant de se mesurer à son frère. En somme, l’archevêque de Reims est devenu, à la place de Wenilon, le premier clerc de l’entourage de Charles. L’archevêque de Sens est aux abonnés absents. À l’inverse, l’archevêque de Reims, plutôt discret pendant ces premières années, s’est rendu incontournable. La rupture semble pouvoir être datée de 853, avec la signature forcée des canons de Quierzy rédigés par Hincmar. Les événements de Neaufles, en 856, montrent que la prédestination a gardé et même pris, pendant ces années de crise politique, toute son acuité. L’archevêque de Reims est la personnalité qui arrive à faire la synthèse entre influence politique et compétence théologique, au service de la doctrine choisie par le souverain. Le capitulaire de septembre 856 réalise la synthèse de ces tendances théologique et politique. Conclusion

Les années 853‑856 consacrent un basculement dans l’entourage de Charles le Chauve, où Hincmar prend une place prépondérante aux dépens de l’homme fort du clergé des années 840, Wenilon. La controverse sur la prédestination a joué un rôle majeur dans ce basculement. Wenilon et Prudence, opposants théologiques à Hincmar dès 849, passent dans l’hostilité ouverte au roi à partir du concile de Quierzy de 853, alors qu’Hincmar est de plus en plus écouté et consulté. En 856, son intervention décisive en faveur de Charles auprès des révoltés d’Aquitaine est concomitante des débats à la cour sur le concile de Valence de 855, qui avait condamné Quierzy. Elle est aussi contemporaine de l’élection mouvementée d’Énée à Paris, où est encore agitée la question de la prédestination, avec d’évidents échos de la vexation de 853. Le capitulaire rédigé par Hincmar en 856 a des accents anti-prédestinatiens qui révèlent la dimension politique de l’orientation doctrinale du souverain. Ainsi s’éclaire, a posteriori, l’arbitrage de 853, qui a été un choix d’idées politiquement efficaces : le libre-arbitre, l’unanimité, l’obéissance, la menace du châtiment. Mais il a aussi été le choix d’un groupe contre un autre, celui d’Hincmar contre Wenilon. De cette manière, la controverse s’est insérée dans l’engrenage des alliances et regroupements qui mènent à la révolte de 858. Quasiment tous les clercs participant à la controverse appartenaient, dans les années 840, à un groupe soudé, lié aux Robertiens-Adalhardides et dominé par Wenilon de Sens. La controverse

151 MGH Cap. 2, p. 296.

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fait voler en éclats l’unité de ce groupe. Les acteurs se polarisent en deux camps, de façon nuancée : nous avons observé le contraste entre les précautions de Loup et l’intransigeance de Prudence. Les facteurs qui décident de ces nuances sont complexes : flexibilité doctrinale (pensons à Heribald d’Auxerre, qui ne semble pas avoir eu de position tranchée sur la prédestination), intérêts et vulnérabilité politiques (pensons à Loup), appartenance à un groupe de parenté ou d’alliance (songeons à Wenilon et Prudence, liés l’un au Rhin moyen et à la Bavière, l’autre à l’Alémanie). Nous pouvons ainsi estimer que la controverse sur la prédestination a été l’un des éléments, parmi d’autres, qui expliquent les événements de 858. B. Le De praedestinatione de 859‑860 : une campagne de désinformation Le discours théologique n’est pas exempt des déformations intentionnelles qui sont le propre des sources émanant des cercles du pouvoir ; il peut être le lieu de véritables entreprises de désinformation visant à recomposer, pour un public donné, la réalité. Le dernier De praedestinatione d’Hincmar, rédigé au faîte de son influence, après « l’année terrible » 858, relève d’une telle entreprise. Il se situe à la croisée de plusieurs problématiques : d’une part, défendre à nouveau les canons du concile de Quierzy de 853, dont la critique a été mise à jour par les évêques de Charles de Provence à Langres, le 1er juin 859 ; d’autre part, faire peser la controverse sur la prédestination dans le jeu politique, en épargnant les ennemis de la veille et alliés du jour et en choisissant les boucs-émissaires opportuns. La désinformation est l’objet d’un intérêt croissant de la part des médiévistes. Il s’agit d’un champ lié à celui de la rumeur : il doit son développement à Claude Gauvard en particulier152. Dans cette historiographie récente, les termes de propagande et de désinformation sont vidés de leur caractère péjoratif pour être considérés comme des formes de communication politique153. Dans les sciences humaines, le champ de la manipulation et de la propagande a connu une théorisation tardive, inspirée principalement par les totalitarismes nazi et soviétique. Dans notre perspective, on s’intéressera aux deux notions suivantes : déformation et désinformation. Alors que la déformation est ponctuelle, la désinformation consiste en une entreprise systématique et cohérente pour induire un certain public en erreur : un véritable corpus de mensonges est mis au service d’un but154. Une controverse doctrinale carolingienne laisse paraître quantité de phénomènes de cette nature : mesures de propagande, accusations réciproques de mensonge, 152  La circulation des nouvelles au Moyen Âge, Paris, 1994 (24e congrès de la SHMES) ; cf. maintenant La rumeur au Moyen Âge. Du mépris à la manipulation, Ve-XVe siècle, M. Billoré et M. Sorié dir., Rennes, 2011. 153  G. Durandin, L’information, la désinformation et la réalité, Paris, 1993, p. 138‑143. 154  Ibid., p. 21 et 83.

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diffamation des autorités, entrisme, double langage… Pourquoi donc le dernier traité de la controverse se ressent-il autant des procédés habituels du champ politique ? Il faut, pour y répondre, étudier le contexte de sa rédaction ; nous pourrons alors tenter de cerner la visée politique du traité d’Hincmar. 1.  856‑866 : le débat confisqué

Pourquoi, au concile de Langres de juin 859, les évêques méridionaux, sous la direction de Charles de Provence, ont-ils adopté à nouveau les six canons de Valence de 855 sur la prédestination155 ? Charles était l’allié de son frère Lothaire II, et donc celui de son oncle Charles le Chauve156. D’un point de vue strictement politique, à l’aube d’une assemblée dont la seule priorité est la concorde entre les trois rois, mettre sur la table cette pomme de discorde semble singulièrement inopportun. C’est d’autant plus vrai que l’âme damnée de la résistance lyonnaise, Florus, a disparu, du moins des sources. On peut avancer plusieurs explications. Tout d’abord, les années 860‑861 sont celles d’un renversement d’alliance spectaculaire entre les rois carolingiens : l’affaire du divorce de Theutberge, annoncée dans les Annales de Saint-Bertin dès 857, retourne Charles le Chauve contre Lothaire II et l’allie, plusieurs années plus tard, en 865, à Louis le Germanique contre leur neveu, dont le royaume est devenu une proie157. Il est possible que la crise qui menaçait ait été déjà présente dans les esprits. À cela s’ajoute que Charles de Provence, roi épileptique, peut à bon droit se sentir menacé, d’abord par ses frères, ensuite par son oncle. En 856, Louis II d’Italie se plaint auprès de Charles le Chauve et Louis le Germanique qu’il aurait droit à de plus grandes portions de l’héritage de Lothaire158. Puis en août, à l’entrevue d’Orbes, Lothaire et Louis en viennent presque aux mains devant leur petit frère, qui ne doit son royaume qu’à l’équilibre des forces entre ses deux aînés et à l’intervention des grands de Provence, préférant la souple tutelle d’un enfant à celle de Lothaire II, qui songeait même à le faire tonsurer159. Puis même roi, Charles reste vulnérable. En 861, Charles le Chauve, invité par « certains », tente une expédition infructueuse pour s’emparer du royaume de son neveu, jugé, d’après la Nomen-Theorie carolingienne mise en évidence par Helmut Beumann, « indigne de la charge et du nom de roi »160. Le royaume de Provence est donc miné par les 155  La question n’est pas abordée par Poupardin, Royaume de Provence, p. 21, n. 1. 156 Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 37‑38. 157  Ibid., p. 69‑86. 158  Annales de Saint-Bertin, p. 72. Cf. Poupardin, Royaume de Provence, p. 17 : il semble y avoir eu des négocations entre Lothaire II et Louis II pour se partager le royaume de Charles. 159  Ibid., p. 73. 160  Ibid., p. 87. Cf. « Nomen imperatoris », op. cit.

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mêmes luttes de faction que celui de Francie occidentale. L’atmosphère de 859 ne peut être sereine. Si Charles de Provence s’impose et figure dans l’acte d’union de Savonnières contre Louis le Germanique, c’est donc au prix d’efforts considérables. L’actualisation des canons de Valence sur la prédestination s’apparente, dans cette mesure, à une prise de gage, plaçant Charles le Chauve et Hincmar en difficulté, obligeant ce dernier à une longue réponse. Cette prise de gage est d’autant plus confortable que les débats doctrinaux peuvent se voiler du prétexte de la foi, et n’ont pas les abords agressifs des instruments ordinaires de l’action politique. On dirait aujourd’hui qu’ils relèvent du soft power. Cette prise de gage a peut-être une cause encore plus immédiate. L’homme fort du royaume de Provence, le secundus a rege du jeune épileptique, est, dans ces années, le fondateur de Vézelay, Girard de Vienne (†874)161. Frère du sénéchal Adalhard, Girard, alors comte de Paris, opte comme lui pour le parti de Charles le Chauve en 837, avant de se rallier à Lothaire162. Il devient l’homme fort de la région lyonnaise et obtient, marchio nobis fidelissimus, de l’empereur la restitution de biens d’église en faveur de la métropole rhodanienne, en 852163. Lorsqu’arrive au pouvoir le jeune Charles, en position particulièrement vulnérable, il est son tuteur naturel. Or, Girard est le frère du sénéchal Adalhard, homme fort du parti des révoltés de 858. Ces derniers ne regagnent la faveur de Charles le Chauve qu’à la réconciliation de ce dernier avec le sénéchal, en 861164. Il se peut bien que la prise de gage de Langres, le 1er juin, s’explique aussi par là : les clercs méridionaux et Girard, plus proches de Wenilon, Prudence et, en général, du groupe du sénéchal Adalhard, auraient voulu faire pression pour hâter le retour de ces derniers et gêner Hincmar en pleine faveur165. Au vu de ces éléments, il ne faut pas se laisser abuser par les aspects factuels du traité d’Hincmar. Bien loin de tendre vers la « victoire d’Hincmar » dépeinte par Jean Devisse, les dernières années de la controverse (856‑866) donnent l’impression d’un débat doctrinal confisqué par les politiciens166. La prise de gage de 859 ayant fait effet, il n’est plus question de prédestination l’année suivante, à Tusey. Le discours sur la grâce et le libre-arbitre, qui ouvre la lettre synodale aux pilleurs 161 Poupardin, Royaume de Provence, p. 10 ; L. Levillain, « Girart, Comte de Vienne », dans Le Moyen Âge, 55, 1949, p. 225‑246. 162  Comme nous l’apprend Nithard I, 6 et II, 6. 163  MGH D Lo I, n° 126, p. 287. 164 Calmette, Diplomatie carolingienne, p. 77‑78. Cf. Annales de Saint-Bertin, p. 85 (retour du sénéchal Adalhard et réconciliation avec Robert le Fort). 165  On sait qu’Hincmar avait une aversion particulière pour Robert le Fort, dont il décrit la mort à Brissarthe (pour lui simple escarmouche) comme un véritable jugement de Dieu. 166  C’est l’opinion de Steckel, Kulturen des Lehrens, p. 632.

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de biens ecclésiastiques, ne peut en aucune manière être considéré comme « le point final à la bataille »167. Dans ce discours, il n’est question de prédestination qu’une seule fois : au sujet du Christ168. Ce texte consensuel n’est pas la formule de concorde de la controverse et ne doit être lu que dans l’optique de la lettre synodale elle-même : comme une admonition aux raptores rerum ecclesiae, justifiant leurs châtiments par une doctrine adéquate du salut. En d’autres termes, à Tusey, la controverse a été escamotée. Ses dernières péripéties ont été relatées au chapitre 1 (p. 93-95) : les évêques de Lothaire II exhument l’affaire Gottschalk à Metz, en 863, là encore pour mettre Hincmar en difficulté, en pleine affaire du divorce de Theutberge ; puis Nicolas Ier s’en saisit, à l’occasion des affaires de Rothade et de Wulfade qui l’opposent à Hincmar, en 864‑866. Chaque fois, l’archevêque joue le pourrissement. Consensuellement étouffée par une élite, qui, nous le verrons bientôt, s’accommode mal des débats populaires, la controverse n’est plus qu’un moyen de pression des puissants contre Hincmar. 2.  Le remaniement du c. 5 du concile de Valence

Le De praedestinatione est rédigé dans le contexte de l’après-858 : la priorité est à l’union entre Charles le Chauve et ses deux neveux contre Louis le Germanique. Le propos du traité est de répondre aux canons de Valence réactualisés à Langres en juin 859. C’est déjà le lieu d’une première manipulation, au sens propre du terme. Les canons de Langres, dit Hincmar, ont été relus au concile de Savonnières, créant un esclandre – évidemment, les évêques occidentaux n’ont guère apprécié la condamnation du concile de Quierzy de 853169. Alors que les confrères d’Hincmar entreprennent de répondre, Rémi de Lyon suggère de remettre la discussion au prochain synode. Deux jours plus tard, les canons sont remis à Charles le Chauve, qui les donne à son tour à Hincmar pour réfutation. Or, les canons donnés à Hincmar et ceux lus à Savonnières sont légèrement différents (cf. p. 91). Dans la version de Savonnières figure la condamnation des quatre canons de Quierzy (853), pas dans la version reçue par Hincmar170. C’est aussi le cas, pour d’obscures raisons, d’une citation du canon V (Hb 10, 26)171. Amann, Devisse et Bouhot ont interprété la retouche comme un geste d’apaisement de Rémi, mais, pour eux, elle date de Langres (1er juin) ; or, l’édition d’Hartmann

167 Devisse, Hincmar, p. 273. 168 MGH Conc. 4, p. 25. 169  PL 125, col. 66. 170 MGH Conc. 3, p. 475, note b-b. 171  Comme l’a remarqué Hincmar : PL 125, col. 369.

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montre qu’elle est postérieure172. Rémi a donc supprimé des canons de ValenceLangres, canoniquement reçus, la condamnation du concile de Quierzy, pour ne pas froisser Charles le Chauve. Hincmar, pour sa part, l’interprète comme un repentir du compilateur des canons : Nous nous étonnons alors : pourquoi, si c’est bien lui qui a compilé ces canons, en a-t-il effacé ce qu’il y avait jadis inséré si minutieusement ? Si ce n’est pas lui qui a compilé ces canons, comment a-t-il pu si bien les suivre qu’il n’en dévie pas et n’en change rien, à l’exception de l’endroit du canon suivant d’où il a retiré un témoignage apostolique, comme nous le montrerons en temps et en heure ? […] S’il pensait bien faire et avoir raison de nous attaquer, se souvenant que Paul a tenu tête à Pierre (cf. Gal 2, 11), il aurait dû contredire avec autorité ce que nous avons mal dit, en complétant ses écrits. Mais s’il a voulu suivre ses remords et corriger ses erreurs, en effaçant ces mots, il aurait dû aussi retirer toutes ses erreurs précédentes et les attaques que nous ne méritons pas173.

Hincmar se livre ici à un jeu complexe. Rémi, auteur du repentir, n’est pas mentionné. L’archevêque de Reims utilise la modification du canon 5 de Valence pour montrer d’abord que ses adversaires ont reculé en renonçant à condamner Quierzy, et que cette reculade invalide tous les canons de Valence ; pour faire peser ensuite la responsabilité de ces canons sur un mystérieux « compilateur », qui est Ebbon de Grenoble. Cette stratégie, qui requiert quelques explications, permet aux évêques occidentaux de publier une critique en règle des canons de Valence-Langres sans attaquer frontalement Rémi. 3.  Le contexte de 859 : préserver la concorde avec le clergé méridional

Lorsqu’il reçoit du roi la tâche de réfuter les canons de Valence, à Neaufles, en 856 (nous avons vu dans quelles conditions, p. 235-240), Hincmar se livre à une critique ouverte dont témoigne encore sa préface. Les canons de Valence qu’il a reçus ont été sanctionnés, dit-il, par les évêques des provinces de Lyon, Vienne et Arles ; il s’insurge contre les attaques voilées dont il fait l’objet et contre les dix-neuf chapitres qu’on cherche à lui attribuer (il s’agit en réalité des capitula de Jean Scot compilés par Wenilon) ; ils auraient dû, poussés par la charité fraternelle, le consulter avant de l’attaquer, d’autant plus que leurs relations antérieures avaient toujours été bonnes174. Il s’étonne en particulier d’un tel comportement de la part d’Ebbon de Grenoble, neveu de son prédécesseur, qui avait été élevé à Saint-Rémi de Reims, y avait été ordonné diacre sous son oncle puis abbé ; cet ancien moine, voué à l’humilité, s’est placé orgueilleusement avec les archevêques 172 Amann, Église carolingienne, p. 340 ; Devisse, Hincmar, p. 252 ; Bouhot, Sermo Flori, p. 390. 173  PL 125, col. 295. 174 MGH Ep. 8, p. 44‑49 ; voir en particulier p. 46.

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dans le protocole des canons de Valence175. Ebbon, rappelons-le, est la personne qui a transmis les canons de Valence à Charles le Chauve, au palais de Verberie176. Hincmar, par endroits, doute que ses frères évêques aient accepté que l’un d’entre eux soit placé au même rang que les archevêques, au mépris de toutes les règles, et qu’ils aient publié de tels canons sans avertir leurs confrères du Nord177. En 856, Hincmar ménage donc quelque peu les évêques méridionaux en faisant retomber la responsabilité des canons de Valence sur Ebbon de Grenoble, coupable de s’être rangé au plus près des archevêques dans le protocole des canons ; il soupçonne une falsification178. La situation de 859 ne change que partiellement la donne. D’emblée, Hincmar doute que ses confrères méridionaux aient pu adopter de tels canons179. Il répète qu’il y en a beaucoup parmi ses confrères qui connaissent la foi et l’orthodoxie des évêques du Sud180 ; tous se fréquentent et se connaissent depuis leur jeunesse commune au palais de Louis le Pieux181. Ce doute persiste tout au long du traité ; la responsabilité retombe toujours sur Ebbon. Mais cette fois, il n’est plus nommé que par antonomase : « le compilateur », le « compositeur », « l’excerpteur » des canons182… Le nom propre a disparu. Hincmar a donc ses silences. En 856, Charles lui a remis les canons de Valence, avec tous les textes sur la prédestination qu’on lui avait envoyés ; Hincmar explique avoir reçu lui-même des textes par d’autres canaux mais refusé de les publier « pour préserver le lien de la paix », jusqu’à ce qu’il puisse avoir une « conversation » avec leurs auteurs pour les ramener à l’orthodoxie ; occupé par ailleurs et peu écouté, il n’y est pas parvenu183. Il a donc différé la publication de certains 175  Ibid., p. 46‑47 ; cf. le protocole du concile, MGH Conc. 3, p. 351. 176  Ibid., p. 45. 177  Ibid., p. 46 : […] si forte illi scripserunt… ; p. 47 : idcirco discredimus ista capitula ab eis confecta quia praetermissis aliorum consacerdotum nominibus solius Ebonis nomen cum archiepiscopis est ibidem iactanter ut quibusdam videtur expressum ; p. 48 : Sed credendum est quia si illa scripsissent, ad nos, contra quos illa scripserant, transmisissent. 178 MGH Conc. 3, p. 351. 179  PL 125, col. 66. Cité par Devisse, Hincmar, p. 226. 180  Ibid., col. 67 : Nos tamen plures, qui eorum et fidem, et doctrinam, et prudentiam novimus… 181  Ibid., col. 385 : […] qui omnes illi pene nos omnes ab ipsis annis juvenilibus cognoverunt, et scientiolam nostram ac conversationem sicut familiares familiariter didicerunt et ex quibus Ecclesiis atque ordinibus et qualiter ad summum sacerdotium simus gratia divina assumpti, sicut de domesticis ignorare non potuerunt. 182 Cf. Devisse, Hincmar, p. 248, note 293. 183  PL 125, col. 67‑68 : […] cum aliis quorumcunque scriptis quae hinc ad vestram notitiam pervenere : quorum quaedam scripta recepimus, sed ea publicare noluimus, solliciti servare unitatem spiritus in vinculo pacis (Eph 4, 3) : donec cum eis qui vobis illa transmiserant familiari colloqueremur sermone, et eos si aliquo modo valeremus ab hac prava intentione ad catholicae fidei unitatem cooperante Domino revocaremus. Sed quia partim occupationibus praepediti, partim autem in fraternis suasionibus minus quam necesse fuerat obauditi, eos quos monere disposuimus a sua intentione revocare nequivimus. Devisse, Hincmar, p. 226‑227, interprète

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textes – on pense évidemment aux lettres de Loup et Prudence. Cela fait écho à la demande de Ratramne de ne pas publier son De praedestinatione avant la fin de la controverse184. Ces explications sont capitales : rendre public un nom dans un traité est un acte politique. À Lyon, Florus ne nomme ni Hincmar, ni Raban, ni Pardoul, ni même Jean Scot. Pour un lecteur étranger au débat, l’absence de ces noms rend les textes hermétiques. C’est ce que recherchaient les cercles des élites ecclésiastiques qui ne souhaitaient pas que le débat puisse être contextualisé par des lecteurs non autorisés. Les mêmes motifs sont valables en 859. Charles a ordonné à Hincmar de composer une réponse politique qui ne compromette que ses adversaires du moment et protège ses intérêts. Hincmar en fait état dans une importante phrase, particulièrement alambiquée (je souligne) : Mais maintenant, vu que nous savons avec certitude à quel compositeur nous devons répondre au sujet de ces questions, nous prendrons soin de répondre simplement, pour autant que nous le pouvons, en étant en paix avec tous, à ces seuls canons, à partir de l’autorité des saintes Écritures et des sentences des Pères catholiques, tout en nous justifiant des rapports à l’égard de ceux contre qui votre Domination nous a ordonné, au nom du ministère qui nous incombe, de nous expliquer […] puisque, provoqués par ces mêmes rapports, ce n’est pas sans fatiguer le lecteur, nous le savons et l’avouons, mais avec une opinion pourtant bien catholique que nous avons répondu dans le désordre, en trois livres, aux nombreuses contributions de nombreuses personnes et à de nombreuses discussions185.

Dans un style abscons, Hincmar explique qu’il répondra, dans la mesure du possible, aux seuls canons de Valence, non aux autres textes. Il devra pourtant, dit-il, se justifier au moins de certaines relationes : il en a reçu l’ordre explicite de Charles. Que sont ces relationes ? Il semble bien qu’il s’agisse des réponses et consultations des autres ce passage comme s’il faisait référence aux canons de Valence ; on voit bien qu’il s’agit au contraire de Loup, Prudence et sans doute d’autres, comme le montre la suite du récit qui enchaîne avec le concile de Quierzy de 853. 184  PL 121, col. 14 et 79‑80. 185  PL 125, col. 68 : Nunc vero, quia certi sumus, cujus compositioni debemus de saepenominatis quaestionibus respondere, servatis relationum absolutionibus contra eos quibus a vestra dominatione pro imposito nobis ministerio jussi sumus reddere rationem, contra haec tantum capitula, quantum ex nobis est cum omnibus pacem habentes, ex sanctarum Scripturarum auctoritate, et catholicorum Patrum sententiis, simpliciter respondere curabimus […] quoniam in praefatis relationibus provocati multiplicibus multiplicium illationibus, multipliciter multiplicibusque collationibus non sine sicut scimus et confitemur lectoris taedo, sensu sed tamen catholico, in tribus libris lacinioso sermone respondere sategimus. Les circonvolutions d’Hincmar au sujet des ordres de Charles sont impressionnantes ; elles semblent avoir découragé Devisse qui, dans sa paraphrase de la préface, saute ce passage (Hincmar, p. 226‑227). Le polyptote relationibus/illationibus/collationibus, qui complique encore la traduction, est une des figures de style favorites d’Hincmar.

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participants à la controverse, en particulier les textes dont Charles lui a remis une copie en 856. Le terme relatio signifie en effet, au sens propre, un « rapport », d’où sa traduction usuelle par « récit ». Hincmar expose que lui et ses confrères ont été « provoqués » par ces relationes et ont dû rédiger contre elles le premier De praedestinatione en trois livres186. Un passage du dernier De praedestinatione confirme qu’il a répondu, dans son premier traité, à plusieurs auteurs prédestinatiens : les relationes sont donc les textes de ses adversaires, dont il doit se justifier187. À bien lire le passage alambiqué ci-dessus, le traité de 856 était une longue réfutation, pièce à pièce, de ces textes. En 859, Charles a donné d’autres directives : Hincmar ne devra plus s’attaquer qu’aux canons, à quelques exceptions près commandées par le souverain (contra eos quibus a vestra dominatione […] iussi sumus reddere rationem). La priorité est dorénavant la réconciliation avec les clercs de Lotharingie, alliés contre Louis le Germanique (cum omnibus pacem habentes). Il faut donc voir dans le dernier De praedestinatione, et en particulier dans ses silences, un miroir du contexte politique de 859‑860. 4.  Les boucs-émissaires

Ebbon, neveu de son homonyme honni, est le bouc-émissaire de l’affaire : le « compilateur » est accusé partout188. L’archevêque ne le nomme pas : préoccupé avant tout par Louis le Germanique, il doit se montrer consensuel avec les évêques de Lotharingie et, comme il le dit lui-même, « préserver la paix ». Les admonestations qu’il lui adresse sont cependant transparentes pour les connaisseurs de l’affaire : avant d’accuser les autres – écrit Hincmar –, qu’il se regarde lui-même, lui qui est parti de la province dans laquelle il a été tonsuré et ordonné, pour se faire ordonner ailleurs sans la permission de son ordinaire189 ! Certainement – ajoute-t-il – Ebbon a écrit ces canons avant d’y apposer les noms d’autres évêques et les faire passer pour des canons conciliaires190. Pour sa part, Hincmar préfère ne pas l’appeler par son nom (il n’avait pas ces scrupules en 856), confiant dans le

186  Cette interprétation remet en cause le scénario imaginé par Jean Devisse (Hincmar, p. 215‑216), pour qui le De praedestinatione de 856 a été rédigé contre des textes de Prudence, Gottschalk et Ratramne et n’a été dédicacé au roi qu’après l’entrevue de Neaufles, en juillet 856. 187  PL 125, col. 90 : […] praetermissis aliis, quorum nomina hic non necessarium recitari putavimus, quoniam in unam concurrunt sententiam, et in praefatis tribus libris iam ut potuimus ex catholicorum auctoritate respondimus… Hincmar précise même qu’il a déjà (iam) fait référence à ces relationes : il pense à son introduction (col. 68‑69). 188  Ibid., col. 93, 95, 105, 106, 108, etc. 189  Ibid., col.  384. Il est probable, en réalité, qu’Ebbon éduqué auprès de son oncle à Reims, ait dû fuir avec lui en 835 ou en 841 pour le royaume de Lothaire (Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit, p. 262‑263). Cela n’a rien d’un hasard s’il est évêque à Grenoble, dans le royaume de Lothaire. 190  Ibid., col. 387.

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fait que cela l’aidera à faire pénitence191. Il sera de toute manière forcé de révéler son identité par la polémique192. L’agressivité dont Hincmar fait preuve contre Ebbon de Grenoble, sous l’antonomase de « compilateur », nous plonge, d’après les mots de Jean Devisse, « en plein roman […] Il est impossible, dans ce cas, de ne pas accuser Hincmar de mauvaise foi »193. Ainsi, les déformations d’Hincmar n’ont pas échappé à l’historien, qui les met finalement sur le compte de son « entêtement aveugle » à défendre la doctrine de Quierzy194. L’explication de Devisse est psychologique. Mais Hincmar ne règle pas ses comptes : au lendemain d’un séisme politique, il obéit à des intérêts souverains. Il avait reçu la mission d’attaquer certaines personnes, mais pas d’autres. Ebbon n’est donc plus nommé. Hincmar attaque en tout quatre personnes : Ebbon de Grenoble, dont il vient d’être question, Gottschalk, Prudence de Troyes et Ratramne de Corbie. Gottschalk est souvent apostrophé comme « le chef de l’école prédestinatienne »195. Cette désignation comme « chef » permet de jeter l’opprobre sur tous les augustiniens comme sur les sectateurs d’un gyrovague présomptueux, deux fois condamné et unanimement rejeté. Prudence de Troyes est aussi la cible de l’ire d’Hincmar. Celui-ci, nous l’avons vu (p. 180-183), se sert de la signature du concile de Quierzy de 853 pour en faire un parjure, d’abord hostile à Gottschalk, puis inexplicablement passé de l’autre bord. L’epistola tractoria du concile de Sens (856) fait partie des pièces justificatives copiées en tête du traité196. Les raisons de cet acharnement sont transparentes :

191  Ibid., col. 393. 192  Ibid., col. 69. 193 Devisse, Hincmar, p. 248‑249. 194  Ibid., p. 249. 195  PL 125, col. 84‑85. On retrouve dans ce passage le récit des premières prédications de Gottschalk et de sa condamnation. Hincmar fait de Gottschalk le chef spirituel de l’auteur des canons de Valence : Quo adulterino semine haec quibus nobis iubetis respondere pullularunt capitula. Gottschalk est fréquemment désigné comme le « chef des prédestinatiens » : Gothescalcus, novorum Praedestinatianorum primicerius et scholae dyscolae caput (col. 85) ; Gothescalcus, signifer et praevius atque huius pravae doctrinae modernus resuscitator (col.  89) ; Goteschalcus cum suis scholasticis (col.  106) ; ex Gothescalci schola (coL. 125) ; Audiat cum schola sua Gothescalcus princeps narratorum et huius iniquae fabulationis resuscitator (coL. 165) ; Gothescalcus et sui complices (col.  174) ; Gothescalcus novorum Praedestinatianorum primicerius (col. 211) ; gothescalcus novorum praedestinatianorum signifer (col. 275) ; quibusdam de Gothescalci schola dyscola (col. 289)… Les complices de Gottschalk ne sont pas tant des simplices que les autres auteurs comme Ebbon, Prudence et Ratramne : Gothescalcus atque Prudentius (col.  219) ; Gothescalcus exemplum libri beati Augustini, quem sui complices eiusdem esse auctoris denegant… (col. 159) ; quidam rusticus [sc. Florus] de illius schola libellum […] scripsit (col. 289). 196  Ibid., col. 64‑66.

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Prudence fait preuve d’une hostilité croissante à la politique royale tout au long des années 850. Hincmar peut, deux fois, accuser le prélat de s’être parjuré en critiquant des canons qu’il avait signés lui-même197. À plusieurs reprises, l’ancien juge élu par les clercs d’Ebbon est vilipendé198. Trois des titres de la collection canonique du chapitre XXXVII semblent le viser : il s’agit de ceux qui ont signé une profession de foi en concile pour ensuite basculer dans l’hérésie et des conditions de leur absolution199. La critique est d’autant plus aisée que Prudence, âgé et grabataire, n’a pas pu se rendre à Savonnières. Le dernier auteur cité est Ratramne. Celui-ci, qui professe pourtant les mêmes thèses que Prudence, n’est évoqué que furtivement. Hincmar rappelle seulement que Charles lui a confié le De praedestinatione de Ratramne pour l’examiner200. Son nom n’apparaît plus. Ratramne est pourtant la cible implicite d’au moins un passage : […] et puisque saint Augustin a dit beaucoup de choses sur le nombre fixe des prédestinés, nous souhaitons éviter que quiconque, comme le Diable interprétant mal les Écritures, affirme que le nombre des prédestinés est fixe et que ceux qui périssent ne faisaient pas partie du nombre des prédestinés et que les prédestinés à la vie ne peuvent périr, quoi qu’ils fassent et si négligents qu’ils soient201…

Ce passage évoque clairement les titres donnés par Ratramne à la collection patristique du livre I de son De praedestinatione : Item qu’aucun élu qui a été prédestiné ne peut périr […] Item que que ceux qui périssent ne sont pas du nombre des élus […] Item que ceux qui chutent et périssent n’étaient pas du nombre des prédestinés […] Item que le nombre des prédestinés est fixe202…

Hincmar critique donc tacitement les thèses de Ratramne. Les raisons de cette attitude se laissent discerner. Moine de Corbie, Ratramne n’a participé ni à Savonnières, ni à Tusey. C’est un érudit apprécié du roi, mais pas d’Hincmar. En 849, l’écolâtre de Corbie expédie à Gottschalk une lettre qui critique avec virulence l’Ad simplices ; elle tombe entre les mains de son archevêque, qui n’a pas apprécié203. Ratramne est également le seul auteur de renom à avoir accompagné 197  Ibid., col. 183 et 268. 198  Ibid., col. 107, 211, 219, 275, 313, 356. 199  Ibid., col. 409‑411. 200  Ibid., col. 90. 201  Ibid., col. 167. 202  PL 121, col. 34‑36, passim : Item quod nullus electorum qui praedestinati sunt perire potest […] Item quod qui pereunt de numero electorum non sunt […] Item quod qui sic cadunt ut pereant de praedestinatorum numero non fuerint […] Item quod certus est numerus praedestinatorum… 203 MGH Ep. 5, p. 488.

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Gottschalk dans l’aventure de la Trina deitas. Les conflits se poursuivent au-delà de la controverse : après 868, Ratramne reproche à Hincmar d’avoir laissé circuler une lettre du pseudo-Jérôme sur la Vierge qu’il sait être l’ouvrage de Paschase Radbert204. En somme, tout en voulant ménager un expert apprécié de Charles, Hincmar pouvait se permettre d’écorcher son nom. Ici s’arrête la courte liste des auteurs favorables à la double prédestination que cite Hincmar. Ce silence est assumé par l’archevêque. Dans le chapitre V du De praedestinatione, où il parle des complices de Gottschalk, il cite Prudence puis Ratramne, avant de conclure évasivement : « en laissant de côté les autres, dont nous pensons inutile de citer les noms ici, car ils sont du même avis et que nous leur avons déjà répondu dans nos trois précédents livres avec l’autorité des catholiques, venons-en aux canons205… » L’argment d’Hincmar n’est pas suffisant pour expliquer son silence : pourquoi citer Prudence, Ratramne, et pas les autres ? Il semble bien qu’on puisse transposer, dans notre querelle théologique, le concept de faide ou d’odium, en particulier pour ce qui concerne les binômes HincmarGottschalk, Hincmar-Rothade ou Hincmar-Prudence. Les relations détestables entretenues par Hincmar avec les deux évêques recoupent des champs différents : la prédestination, l’invasion de 858, les questions pastorales et disciplinaires, les biens d’église… Rappelons qu’à part Wenilon, seul Rothade est accusé, a posteriori, d’avoir cédé à Louis le Germanique206. Dans les deux cas, Hincmar a poursuivi son adversaire de sa vindicte jusqu’à son élimination (la déposition de Rothade, cause d’un long procès, et la damnatio memoriae de Prudence207). Cela ne remet pas en cause la sincérité de l’engagement de ces protagonistes dans la controverse mais explique leur jusqu’auboutisme et, ici, l’acharnement de l’archevêque sur Gottschalk et Prudence. Il ne relève donc pas seulement du calcul politique et des commandes royales. 5.  Les absents

Qui sont alors les absents, les augustiniens épargnés par Hincmar ? Le premier nom qui fait défaut est celui de Loup : pas une fois l’abbé de Ferrières n’est cité dans le De praedestinatione. Il a pourtant expédié des lettres sur la prédestination à Hincmar, Pardoul et Charles le Chauve en 849‑850208. Il a été consulté par Charles au milieu de sa cour, à Bourges, en 849. Loup était augustinien et proche 204  Cf. à ce sujet C. Lambot, « L’homélie du pseudo-Jérôme sur l’assomption et l’Évangile de la nativité de Marie d’après une lettre inédite d’Hincmar », dans Revue Bénédictine 46, 1934, p. 265‑282. 205  PL 125, col. 90. 206 MGH Ep. 8, p. 149 (déjà cité). 207  Cf Pezé, « Prudence », p. 121. 208  Levillain éd., Correspondance t. 2, n° 78‑79.

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de Wenilon. Mais nous avons déjà vu (p. 227-228) que son positionnement est ambigu ; il ne souhaite se brouiller avec personne, il fournit des manuscrits à Hincmar. Il a recours à l’intercession d’Énée (le « semi-pélagien » humilié par Prudence et comparé à un chien par Gottschalk !) pour informer Charles de son intention de reprendre l’enseignement des arts libéraux209. Jeremy C. Thompson a montré qu’Hincmar a possédé un exemplaire complet des opuscules sur la prédestination de Loup (aujourd’hui Valenciennes, BM, 293210). Même dans l’hypothèse qu’Hincmar ait acquis le manuscrit après 860, il ne pouvait en aucune manière ignorer l’augustinisme de Loup, assumé dès sa prise de position publique, en 849. Très probablement, l’ambiguïté de Loup, son silence soumis après 850 et son réseau de relations lui ont épargné une vindicte comparable à celle dont Hincmar allait poursuivre Prudence. Le deuxième nom à faire défaut est celui de Wenilon. Nous avons déjà vu qu’il est partisan de l’augustinisme. Pourquoi son absence au banc des accusés ? Deux explications entrent en ligne de compte. D’abord, contrairement à Prudence ou Loup, Wenilon n’a rédigé aucun traité, aucune consultation. Hincmar pouvait ignorer son augustinisme : la controverse permet de constater en de multiples occasions combien les informations circulent mal. Ensuite, Hincmar rédige son traité entre juin 859 et octobre 860. Or, Charles le Chauve et Wenilon se réconcilient très rapidement après Savonnières, et, comme l’a noté Prudence, sine audientia episcoporum, c’est-à-dire sans le jugement des évêques auprès desquels Charles a porté sa plainte211. Il va sans dire qu’il n’était plus d’actualité de l’incriminer. Prudence, qui continue de défendre avec acharnement la double prédestination212, et qui a eu avec Hincmar et des laïcs proches du roi d’importants conflits fonciers dans les années précédentes (cf. p. 260-264), n’est pas dans la même situation. Wenilon n’est jamais cité que comme son correspondant. La troisième ambiguïté d’Hincmar concerne l’Église de Lyon. Florus fait l’objet d’un traitement favorable. L’archevêque, à ce qu’il dit, ne connaît de Florus que le Sermo Flori, qu’il trouve orthodoxe ; ayant repéré que le deuxième canon de Valence en citait plusieurs passages, il trouve ce dernier orthodoxe en grande partie ; la faute est encore au « compilateur », Ebbon, qui a déformé l’original (cf.

209  Ibid., n° 122 (p. 186‑189). 210  Communication de Jeremy C. Thompson au colloque « La controverse carolingienne sur la prédestination. Histoire, textes, manuscrits » tenu à Paris 1 les 11 et 12 octobre 2013 (actes à paraître en 2017). On lit le monogramme d’Hincmar au bas du verso du feuillet de garde du manuscrit. 211  Werner, « Rotberti complices », p. 165. Annales de Saint-Bertin, p. 82. 212  En 859, il note encore dans les Annales de Saint-Bertin que Nicolas  Ier soutient la doctrine de la double prédestination.

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chap. 6, p. 393)213. Ebbon est aussi celui qu’il accuse d’avoir falsifié un exemplaire du Sermo Flori pour l’infléchir dans le sens prédestinatien. Or, J.-P. Bouhot a récemment montré que l’exemplaire authentique était bien celui d’Ebbon et que l’original de Florus avait un sens augustinien214. Hincmar s’est donc trompé de cible ; il tire en tout cas le plus grand profit de la retouche de l’exemplaire d’Héribald, qui lui permet d’affirmer que Florus est orthodoxe et que toute la responsabilité des « hérésies » méridionales retombe sur Ebbon. Au point que l’on se demande s’il n’est pas l’auteur de la retouche de l’exemplaire d’Héribald. On ne peut malheureusement pas répondre à cette question : on se bornera à constater qu’Hincmar s’accommode très bien d’un bouc-émissaire qui falsifie tous les documents lyonnais et qui se trouve, par hasard, être le neveu d’Ebbon de Reims. Ainsi, non seulement Florus est épargné, mais aussi les évêques lyonnais. Ils ne peuvent pas, dit Hincmar, être les auteurs du canon VII de Valence, qui critique les évêques illettrés, ordonnés sans discernement ; ils le connaissent depuis l’enfance et le savent pieux et cultivé215. Ces canons ne peuvent pas être venus « d’eux ». Hincmar peut sans doute, pour rendre ce scénario crédible, compter sur une certaine opacité de l’information : manifestement, les contacts ont été limités entre évêques des différents royaumes à Savonnières216. Quant aux autres clercs occidentaux, ils ne devaient pas connaître dans le détail les canons de Valence. Mais l’archevêque lui-même croit-il vraiment à ce scénario, ou bien représente-t-il une solution politique commode en exonérant, à l’heure de la réconciliation, les évêques méridionaux ? Une chose est certaine : Hincmar entend gagner sur tous les tableaux. Si, d’un côté, il fait reposer toute la responsabilité sur Ebbon de Grenoble, d’un autre côté, il pare à l’éventualité que les canons soient authentiques. L’archevêque consacre en effet un long passage du De praedestinatione à une réflexion ésotérique sur la mystique des nombres217. Son but est de montrer que les défenseurs de la prédestination simple ont pour eux les chiffres parfaits et ses détracteurs, des chiffres néfastes. Le total des provinces où ont enseigné les docteurs orthodoxes est de 213  PL 125, col. 91, 105, 108, 112… Bouhot, Sermo Flori, p. 390, a remarqué qu’Hincmar ne mentionne que le Sermo Flori et semble ignorer les autres oeuvres de Florus : c’est pour lui aussi une façon de préparer la réconciliation. 214 Bouhot, Sermo Flori, p. 373‑374. 215  PL 125, col. 385. 216  On s’étonne en effet de lire, à propos de l’effet provoqué par la relecture des canons de Quierzy à Savonnières, ibid., col. 66 : […] in crastina alia quaedam capitula, de quibus post locuturi sumus, relecta fuere : super quibus, sicut quibusdam ex fratribus visum est, quorumdam sensus est motus. Il semble que les clergés n’ont pas préparé ensemble l’ordre du jour, ménageant un véritable effet de surprise. 217  Ibid., col. 351‑354. Hincmar est friand de la valeur mystique des chiffres : l’Explanatio in ferculum Salomonis bascule dans ce genre hermétique très vite, ibid., col. 819 sqq.

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113, chiffre mystique ; en revanche, « pour autant qu’on ait pu le savoir », les « modernes prédestinatiens » ne parviennent même pas au chiffre de dix et sont dans seulement trois provinces218. Ils stagnent au chiffre neuf à l’instar des neuf lépreux de l’Évangile, qui ne reviennent pas remercier le Christ de les avoir guéris (Lc 17, 11‑19) ; ces neuf-là auraient besoin d’une dizième personne qui leur permettrait d’atteindre le chiffre de l’unité219. La lèpre, on s’en souvient, est une figure de l’hérésie. Mais qui sont ces neuf individus dont parle Hincmar ? Selon ses propres sous-entendus, ce sont les auteurs des canons de Valence220. En effet, le protocole mentionne quatorze évêques, mais les souscriptions seulement neuf, représentant les trois provinces de Lyon, Vienne et Arles221. Ce passage d’Hincmar montre qu’il était capable de prendre au sérieux les actes de Valence et de les considérer comme authentiques, et non comme une falsification du bouc-émissaire Ebbon. Comment soutenir que ces canons ont neuf auteurs d’une part, et qu’ils ont été composés par un mystérieux falsificateur d’autre part ? Dans le contexte de Savonnières, la fiction du « compilateur-falsificateur » est nécessaire à Charles le Chauve et à Hincmar. Elle permet à ce dernier de ne pas critiquer ouvertement le clergé lyonnais, tout en réaffirmant la doctrine de Quierzy. L’accusation de falsification est, on le voit, un subterfuge efficace pour offrir aux débats doctrinaux une issue politique qui permette à tous les acteurs de sauver les apparences. 6.  Des « oublis » opportuns

La fiction de la responsabilité d’Ebbon n’est pas la seule du De praedestinatione. Des points moins voyants émaillent le texte. Hincmar cite, par exemple, un texte de Prudence de Troyes : « dans le livre qu’il a adressé à certains frères avant qu’il n’envoie la lettre susmentionnée à l’archevêque Wenilon… »222. Jean Devisse y a vu une « lettre aux prêtres du diocèse de Troyes », aujourd’hui perdue223, mais le passage cité par Hincmar se trouve bel et bien dans la lettre à Hincmar et Pardoul de 849224. Autrement dit, Hincmar cache le fait que la lettre de Prudence

218  Ibid., col. 353. 219  Ibid., col. 354. 220  Ibid., col. 353 : […] suisque capitulis, vel potius pediculis… Hincmar fait ici référence au canon VII, qui critique les évêques élus sans examen préalable. 221 MGH Conc. 3, p. 365. 222  PL 125, col. 356 : […] in libello suo, quem ad quosdam fratres antequam supra memoratam epistolam Weniloni archiepiscopo suo direxisset composuit… 223 Devisse, Hincmar, p. 245 ; c’est aussi la lecture d’I. Crété-Protin, Église et vie chrétienne dans le diocèse de Troyes du IVe au IXe siècle, Villeneuve-d’Ascq, 2002, p. 291. 224  PL 115, col. 976.

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qu’il réfute lui était adressée. Peut-être ne veut-il pas admettre que Prudence lui a reproché en 849 d’avoir trahi l’augustinisme ; plus sûrement, il veut éviter que l’on sache que Prudence était fermement augustinien dès avant la signature des canons de Quierzy en 853, dont Hincmar se sert pour le faire passer pour un pajure… L’archevêque consacre le bref chapitre XXXI du De praedestinatione à se disculper de textes et de polémiques qu’on cherche à lui attribuer. Le canon VI de Valence condamnait les dix-neuf capitula extraits de Jean Scot par Wenilon : Hincmar, qui ne disposait peut-être pas du texte de ces capitula lorsqu’il a répondu à l’accusation en 856, pense qu’on cherche encore à les lui attribuer et affirme qu’il n’a pas le temps d’y répondre dans ce traité ; il préfère attendre que l’auteur finisse par se défendre et révéler qui il est225. Il est possible que l’archevêque de Reims n’ait pas eu vent de la compilation en dix-neuf chapitres de Wenilon. Cependant, il continue son inventaire en disant qu’on lui a présenté une compilation de 77 capitula intitulée recapitulatio, dont il donne incipit et explicit ; il s’agit, on le sait aujourd’hui, de la recapitulatio totius operis de Prudence. En apparence, telle que la cite Hincmar, il s’agit de la réfutation, titre par titre, d’un auteur par un autre. On prétend, dit-il, qu’il s’agit de Prudence et Jean Scot ; il ne veut ni le croire ni l’affirmer sans davantage de preuves226. L’archevêque, devant le texte de la recapitulatio, pouvait-il ne pas voir qu’il s’agissait d’une réfutation du traité que Jean Scot lui avait dédicacé ? L’historiographie juge en majorité que non et qu’Hincmar prétend ne pas connaître Jean Scot227. C’est d’autant plus surprenant qu’Hincmar se laisse aller, à l’occasion, à des formulations qui rappellent étrangement la pensée érigénienne. Par exemple :

225 MGH Ep. 8, p. 45 : Inseruerunt etiam in eisdem suis scriptis de quibusdam XIX capitulis quasi nobis debeant imputari, de quibus nil audivimus vel vidimus antequam venerabilis Ebo Gratianopolitanus episcopus vobis ea quasi a bonae memoriae fratre vestro Hlotario transmissa apud Vermeriam palatium. L’anaphorique ea est ambigu : fait-il référence aux canons de Valence ou aux dix-neuf capitula de Jean Scot ? Dans la mesure où Hincmar n’y fait plus référence, il semble qu’il s’agisse des canons de Valence. Les dix-neuf capitula sont mentionnés de nouveau en PL 125, col. 296 : De decem siquidem et novem capitulis, quae commemorat, nunc ad alia occupationibus devocati scribere supersedimus. Et quia audivimus quoniam ipsi qui illa reprehenderant contra ea scribunt, exspectamus donec videamus si aliquis fuerit qui ipsa nitatur defendere, vel quid contra illa scribens nitatur asserere. 226  Ibidem : Alia nihilominus capitula 77 quodam offerente suscepimus, quorum superscriptio talis est : recapitulatio totius operis et capitulum primum habetur huiusmodi : dicis quadruvio regularum quatuor totius philosophiae omnem quaestionem solvi. Respondemus nec illud quadruvium nec ullas mundanae sapientiae sententias, ad omnem quaestionem solvendam sufficere […] Quorum auctores, vel potius sibi compugnatores, et in quibusdam veritatis impugnatores, jactitantur a multis Prudentius episcopus et Joannes Scottigena. Sed nos nec credere nec confirmare volumus quod documentis certioribus demonstrare non possumus. 227 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 114, note 3 ; Amann, Église carolingienne, p. 341 ; Devisse, Hincmar, p. 148.

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De même que le même Dieu est un, bon et juste non par accident mais par essence, de même sa prédestination, qui ne peut être sans prescience, est une, bonne et juste, et concerne ou le don de la grâce, ou la rétribution de la justice228.

Ce passage infère la simplicité de la prédestination de la simplicité de l’essence divine, ce qui était le soubassement théorique de Jean Scot. On peut en dire autant d’un passage où Hincmar affirme que la double prédestination ne peut être dite double que dans la mesure où l’on peut dire la charité double alors qu’elle est une : c’est-à-dire dans ses deux préceptes, celui de l’amour de Dieu et du prochain. On trouve un parallèle chez Jean Scot229. Il est difficile, à cette aune, de penser qu’Hincmar n’avait pas pris connaissance du traité que Jean Scot lui avait dédicacé ; le plus probable est bien qu’il a prétendu n’avoir aucun commerce avec l’Erigène. Mais pourquoi, finalement, ce silence embarrassé ? Si Hincmar souhaitait se disculper des accusations du canon V de Valence, pourquoi ne pas simplement pointer l’Irlandais du doigt ? Cela n’aurait-il pas été une façon plus habile de se blanchir que taire le nom du véritable auteur ? Il semble, une fois encore, que le roi ait joué là un rôle central. D’abord, il aurait été inconfortable de reconnaître ce traité, écrit pour Hincmar et Pardoul avec la bénédiction du souverain, après le scandale qu’il avait provoqué. Ensuite, le maître du palais jouit en 859‑860 de toute la faveur royale. Personne n’a intérêt à reconnaître ouvertement en lui l’auteur des XIX capitula – même si Charles, Hincmar et leur entourage l’y ont bien sûr reconnu. Au lendemain de la reconquête de son royaume par Charles, sans doute pour Pâques, soit juste avant Savonnières, Jean Scot rédige pour le roi le poème Hellinas Troasque230 : il y décrit, à mi-chemin entre panégyrique et exégèse, la victoire de Charles sur Louis à la manière de la victoire pascale du Christ sur le monde. Il travaille sans doute déjà sur la traduction du corpus dionysiaque231. Les raisons pour lesquelles Charles est attaché à Jean Scot ont été développées dans le chapitre trois ; on voit qu’elles ont plus que jamais leur pertinence en 859‑860. C’est sans nul doute pour cela qu’il a été convenu qu’il ne serait pas fait mention du scandale provoqué par son traité neuf ans plus tôt232. 228  PL 125, col. 172. 229  Ibid., col. 174. Comparer à Jean Scot, De praedestinatione, 3, § 6 (CCCM 50, p. 23‑24). 230 MGH Poetae 3, p. 527‑529 (II, 1) ; commentaire dans Staubach, Rex Christianus, p. 50‑55 (datation p. 53). 231 Jeauneau, Études érigéniennes, p. 26. 232  On serait tenté d’ajouter au nombre de ces déformations de la réalité la transformation des quatre tonneaux de l’ordalie réclamée dans la Confessio prolixior (Lambot, Œuvres théologiques, p. 75 ; Raban parle aussi de quatre tonneaux) en trois tonneaux lorsqu’Hincmar rapporte la demande d’Ordalie dans son De una (PL 125, col. 495) ; cf. Bougard, « Le feu de la justice », op. cit. (chap. 1), p. 419‑420. Il pourrait s’agir d’une déformation destinée à assimiler les trois tonneaux de l’ordalie à l’hérésie trinitaire de

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Conclusion

Le dernier traité sur la prédestination d’Hincmar livre une image biaisée de la controverse. Il obéit au double impératif de défendre les canons de Quierzy de 853 contre ceux de Valence (855) et Langres (859), et d’épargner les évêques méridionaux pour préserver l’alliance entre Charles le Chauve et Charles de Provence. Wenilon de Sens, récemment réconcilié avec Charles, n’est pas cité ; Jean Scot, toujours favori du souverain, est protégé ; Loup, qui, sagement, n’a pas fait le choix de l’intransigeance, est oublié ; Ratramne, augustinien virulent mais proche du roi, est à peine cité. Toute l’ire d’Hincmar se déverse sur Gottschalk, dont le poids dans la controverse « officielle » est pourtant, depuis 850, négligeable, et sur Prudence, défenseur radical de l’augustinisme et ennemi déclaré de l’archevêque de Reims, aussi bien dans l’affaire des clercs d’Ebbon que dans divers conflits fonciers (cf. la suite de ce chapitre). Grâce à la signature forcée de 853, Hincmar donne de lui l’image d’un parjure. On pourrait alors croire que la controverse est le fait de cette misérable poignée de boucs-émissaires, n’étaient les références, par antonomase, à Ebbon de Grenoble, ou par mystique chiffrée, aux évêques de Valence, qu’Hincmar doit, périlleux exercice exigé par les circonstances, à la fois excuser et réfuter. Pas plus que le concile de Tusey, le traité d’Hincmar ne met un point final à la controverse sur la prédestination. Il est la réponse des clercs du Nord au concile de Langres ; il réaffirme l’orthodoxie de Quierzy et, surtout, que Charles est maître chez lui. À l’échelle de l’empire, aucune issue n’aura été trouvée et, nous l’avons vu (p. 93), la controverse réemerge à quelques reprises comme motif politicien. Mais à l’échelle des royaumes, la Provence peut continuer de professer la double prédestination, tout comme la Francie occidentale, sous la férule de Charles et d’Hincmar, peut achever d’étouffer ses partisans par tous les moyens disciplinaires, comme on le verra au chapitre suivant (p. 337-341). II.  Le temps moyen : prédestination et société (années 840‑850) A.  La question des églises familiales 1.  Les revendications de biens d’église

Lorsque la controverse éclate, en 848‑849, le royaume d’Occident se remet d’une vague contestataire venue de l’épiscopat, qui réclame au roi et aux grands laïcs des Gottschalk. Mais on sait qu’Hincmar a mis la main sur d’autres documents de Gottschalk et il affirme que ce dernier demande l’ordalie « fréquemment ». Il est donc possible que le Saxon ait modifié sa demande.

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concessions sur la question des biens d’église233. Après les confiscations de biens fiscaux et ecclésiastiques advenues sous Charles Martel puis Pépin, permettant la montée en puissance des maires du palais234, les évêques, sous Charlemagne, se contentent du modus vivendi consacré à Herstal en 779 : les détenteurs de terres d’églises versent au clergé, qui n’en réclame pas la restitution, la dîme et les nones. Les protestations, sporadiques, naissent seulement sous Louis le Pieux. Dans les années 820, elles sont le fait de clercs isolés comme Agobard de Lyon. C’est seulement à partir du concile d’Aix de 836 qu’un épiscopat soudé et dynamisé par la crise du pouvoir impérial se saisit de la question avec une virulence inédite depuis Boniface. Quels sont les griefs ? Que les vacances épiscopales soient prolongées, ce qui permet au souverain de profiter des revenus épiscopaux ; que les évêques ne soient pas choisis canoniquement ; que des abbés laïcs soient placés à la tête des monastères ; qu’encore, des terres soient prises aux églises avec la permission du souverain. À ces problèmes vient se greffer celui des églises familiales, à savoir les « églises privées » (proprietary church, Eigenkirchen) de l’historiographie235. Il est en effet licite, depuis le Bas-Empire, que des laïcs possèdent des églises, pourvoient à leur entretien et choisissent leur desservant. Cette pratique peut provoquer des tensions si l’évêque ne parvient pas à exercer son pouvoir d’ordre, si le desservant n’est pas digne de son office, si les biens dévolus à l’entretien de la paroisse sont insuffisants ou si le propriétaire accapare ses revenus. Le compromis carolingien est que les seigneurs présentent des candidats qui ne sont refusés que s’ils sont jugés indignes ; en échange, les revenus de l’église ne doivent pas être entamés. Lorsque ce compromis n’est pas respecté, les clercs exigent que le bien-fonds de

233  Sur ce sujet, cf. U. Stutz, Geschichte des kirchlichen Benefizialwesens, von seinen Unfängen bis auf die Zeit Alexanders III., Berlin, 1895 ; É. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France, II, La propriété ecclésiastique et les droits régaliens à l’époque carolingienne, 1, Les étapes de la sécularisation des biens d’Église du VIIIe au Xe  siècle, Lille, 1922, p.  170‑269 ; De Clercq, Législation religieuse, p.  97‑122 et p.  184‑186 ; Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit, p. 197‑221 et 453‑461 ; M. Rubellin, « Biens et revenus ecclésiastiques : la doctrine des évêques carolingiens (mi VIIIe-mi IXe siècle) », dans M. Pacaut et O. Fatio dir., L’hostie et le denier. Les finances ecclésiastiques du haut Moyen Âge à l’époque moderne, colloque de la commission internationale d’histoire ecclésiastique comparée, Genève, août, 1989, Genève, 1991 (publications de la Faculté de Théologie de l’université de Genève, 14), p. 25‑36 (réédité dans Église et société chrétienne d’Agobard à Valdès, Lyon, 2003, p. 119‑130) et Calvet-Marcadé, Défense des terres d’Église, p. 131‑158 ; cf. aussi MGH Conc. 3, p. x-xi. 234  On peut penser à la destruction de la principauté ecclésiastique d’Auxerre, sur laquelle Pépin a installé six aristocrates bavarois pour renforcer l’opposition à Tassilon ; les évêques d’origine bavaroise du IXe siècle (Angelhelm, Heribald et Abbon) en témoignent encore. Cf. Störmer, Früher Adel, p. 326‑330. 235  Sur ce point précis, Hartmann, « Der rechtliche Zustand… », p. 422‑432 ; Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit, p.  453‑458 ; S. Wood, The proprietary Church in the medieval West, Oxford, 2006, p. 789‑813 ; S. Patzold, « Den Raum der Diözese modellieren ? Zum Eigenkirchen-Konzept und zu den Grenzen der Potestas episcopalis im Karolingerreich », dans Les élites et leurs espaces…, p. 225‑245.

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la paroisse soit maintenu en l’état, que les dîmes ne soient pas accaparées et que le desservant reste soumis à la potestas de l’évêque (par exemple, à Meaux-Paris, c. 49 et 78). Mais certains clercs en viennent à contester la propriété laïque elle-même. Cette dernière revendication triomphe seulement lors de la réforme grégorienne, dans un tout autre contexte. Les revendications cléricales prennent un essor renouvelé lors du partage de l’empire236. Aux conciles de Yütz et de Ver en 844, de Meaux en 845 et de Paris en 846, des canons réformateurs sont adoptés pour réclamer de Charles le Chauve l’arrêt des dévolutions de biens d’églises et des restitutions. Hincmar obtient, à Beauvais en 845, lors de la confirmation de sa nomination comme archevêque de Reims, la restitution des biens confisqués pendant la vacance237. Mais ces requêtes connaissent un coup d’arrêt brutal à l’assemblée royale d’Épernay, en juin 846 : le roi et l’aristocratie ne retiennent qu’une infime partie des canons réformateurs adoptés au concile de Paris, en février. Renonçant aux griefs les plus importants (restitution des biens, fin de l’abbatiat laïc), les évêques se résignent par la suite à des revendications modestes. À Soissons en 853, Charles promet de ne plus couvrir les aliénations abusives des aristocrates, ce que les évêques sont trop contents d’accepter238. Le prétendu discours de Wala à l’assemblée d’hiver de 828 (Epitaphium Arsenii, II, 2), accusant le roi de disposer à son gré des biens d’église et d’attribuer des abbayes à des laïcs, est la transposition de problématiques, antidatées par Paschase Radbert, caractérisant les années 850239. Les années de la controverse sont donc celles où le front des évêques occidentaux, mis en échec, se disloque. Des positions contrastées se font jour entre un parti intransigeant et ceux qui se montrent plus favorables à une coopération entre laïcs et clercs. D’après l’Epitaphium Arsenii, non seulement des laïcs, mais des clercs, estiment que les confiscations sont indispensables au fonctionnement de l’Église et de la monarchie240. Cette recomposition du front épiscopal est concomitante de la controverse sur la prédestination. Plusieurs des conciles qui s’en sont préoccupés (Valence en 855, Tusey en 860) ont d’ailleurs aussi traité des biens d’église.

236 Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit, p 459‑462. 237  De Clercq, Législation religieuse, p. 108‑110 ; Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit, p. 205‑208 ; Teissier I, p. 210. 238  De Clercq, Législation religieuse, p. 214. 239  P. Breternitz, « Ludwig der Fromme und die Entfremdung von Kirchengut. Beobachtungen zum Epitaphium Arsenii », dans Fälschung als Mittel der Politik ? Pseudoisidor im Licht der neuen Forschung, K. Ubl et D. Ziemann ed., Wiesbaden, 2015 (MGH Studien und Texte, 57), p. 187‑206. 240  Epitaphium Arsenii II, 3 ; PL 120, col. 1611 : Hinc igitur tunc omnes coeperunt, maxime ecclesiastici viri, quaerere et contradicere, quomodo aliter dignitas et honor ecclesiarum stare potuisset…

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Comment la controverse sur la prédestination s’inscrit-elle dans ce contexte ? Le principal point de jonction se trouve être la question des églises familiales. 2.  Le conflit entre Hincmar contre Prudence

La question des églises familiales offre un bon point de vue sur les contrastes qui existent entre les différents groupes de clercs. Elle est longtemps éclipsée par celle des biens d’église, qui atteint son pic en 836‑846. Alors seulement émerge une contestation radicale de la propriété laïque sur les églises241. La question des églises familiales est d’abord agitée aux conciles de Mayence en 847 et 852, puis de Soissons en 853242. Aucun de ces conciles ne se fait l’écho des thèses radicales. Il faut attendre pour cela le concile de Valence de janvier 855, le même qui condamne Jean Scot Erigène et le concile de Quierzy de 853. Les Pères de Valence (c. 9) s’inspirent de la collection de Benoît le Lévite pour affirmer que, quand un laïc refuse de financer une église, l’évêque doit la réintégrer dans le dominium, c’est-à-dire la propriété, de son diocèse. En cas de résistance, les reliques de l’autel doivent être reprises et l’église, détruite243. Les évêques méridionaux vont encore plus loin, ordonnant que les églises familiales nouvellement construites soient immédiatement offertes au dominium épiscopal244. Sous l’influence d’Agobard, qui avait dénoncé dès les années 820 la gestion des églises familiales et consacré vers 830 une église privée offerte au diocèse245, l’église de Lyon adopte une position extrême. Or, cette position connaît un parallèle frappant, ces mêmes années, dans le royaume d’Occident en la personne de Prudence de Troyes246. En effet, sa réaction à l’abandon des canons réformateurs de Meaux-Paris à l’assemblée d’Épernay est acerbe ; de même, en 859, il reproche à Charles plusieurs dévolutions de couvents à des abbés laïcs247. La principale source sur la position de Prudence en matière de biens d’église est la collection De ecclesiis et capellis d’Hincmar de Reims, rédigée en 857‑858. 241 Wood, Proprietary Church, op. cit., p. 800‑801. 242  De Clercq, Législation religieuse, p. 208 et 213. Les canons 11 de 847 et 3 et 5 de 852 se préoccupent des découpages de biens-fonds affectés à l’entretien d’une église privée, en interdisant de léser ses revenus et en obligeant des héritiers à préserver l’unité du bien-fonds ; ils réaffirment également le pouvoir d’ordre de l’évêque sur le desservant. 243 MGH Conc. 3, p.  358‑359 ; cf.  Benedictus Levita  II, 69, 2  (MGH LL 2.2, p.  77 : voir maintenant http://www.benedictus.mgh.de/haupt.htm). 244  Ibidem : Sed et ipsi saeculares et fideles laici, si condere voluerint basilicas in praediis suis… moxque episcoporum iuri et sanctae matri ecclesiae eamdem basilicam submittant. 245  Hartmann, « Der rechtliche Zustand… », p. 424 ; Wood, Proprietary Church, op. cit., p. 794‑797. 246 Stutz, Kirchliches Benefizialwesen, op. cit., p. 285 ; Epperlein, Herrschaft und Volk, p. 235 ; Wood, ibid., p. 803. 247  Annales de Saint-Bertin, p. 52 et 80.

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L’archevêque réagit à deux « altercations » ; d’une part, la division de la paroisse rémoise du prêtre Adelold, cise dans le diocèse de Soissons, par Rothade, afin d’en créer une nouvelle ; d’autre part, les transgressions alléguées de Prudence de Troyes envers les églises familiales et les paroisses rémoises cises dans son diocèse248. Contre le premier, Hincmar a réalisé une collection canonique ; contre le second, de multiples plaintes sont parvenues à Charles le Chauve, qui en commande alors une autre à l’archevêque : celui-ci s’exécute. Le thème de la collection est l’organisation du clergé rural, la consécration des églises et la gestion des ressources et des dotations des églises249. L’évêque de Troyes est d’abord accusé de causer un désordre (exordinatio, divisio, confusio), autrement dit, de briser des dispositions antérieures en déplaçant de leur paroisse les prêtres qui y ont été ordonnés250. Il se voit ensuite reprocher de manipuler le réseau paroissial, en découpant des paroisses pour faire des économies251 ou, pire, de détruire d’anciennes églises avant de tirer argument des défunts ensevelis ad sanctos pour refuser, conformément au droit canon, d’en consacrer une autre au même endroit. Lors d’un tel accès de zèle, selon une autre source, il vide, en vue de sa consécration, le sol d’une église de la dépouille de saint Frodobert, par mégarde252. Ce procédé est canonique, ce qu’Hincmar ne cache pas253 ; les contre-arguments lui font cruellement défaut254. Prudence fait ensuite reconstruire l’église sur une terre épiscopale : devenu propriétaire du bâtiment, il réclame alors la dotation financière. On se rend compte bientôt qu’une partie des églises en question sont des biens de l’église de Reims cis dans le diocèse de Troyes, d’où la colère d’Hincmar255 : Flodoard (III, 18) mentionne une lettre dans laquelle 248 MGH Fontes iuris 14, p. 63. 249  Ibid., p. 69 : Quia vero presbiterorum unde nunc agitur ordinatio et ecclesiarum consecratio atque facultatum et dotum ad easdem ecclesias pertinentium dispositio… 250  Ibid., p. 68‑73. 251  Ibid., p. 75‑76. Hincmar livre ici plusieurs recommandations sur la construction de nouveaux oratoires et rappelle qu’on ne peut y consacrer un autel. La division des paroisses n’est pas ici la conséquence de leur excessive richesse, mais de leur pauvreté : Hincmar déconseille toute division si les paroissiens n’ont pas de quoi payer davantage, « pour éviter que nous, les évêques, nous n’ayons l’air malhonnêtes ou durs » (p. 76). 252 Cf.  Vita Frodoberti, dans Adsonis Dervensis opera hagiographica, M. Goullet éd., Turnhout, 2003 (CCCM 198), p. 5 et 44 (§ 26). Je remercie l’auteur pour cette référence. 253 MGH Fontes iuris 14, p. 74, 76, 79, 86. Registre des Lettres de Grégoire le Grand, IX, 165 (MGH Ep. 2, p. 164) ; concile d’Orléans I (511), c. 17 ; concile de Tolède III (589), c. 19. 254  Hincmar se réfugie dans l’interprétation allégorique. Il argue que l’Église est le corps du Christ, consistant aussi bien en vivants qu’en morts ; ces derniers peuvent être des saints, ce dont on ne peut présumer en cette vie. L’église-bâtiment est le lieu d’union mystique entre vivants et morts, et de l’unité typologique du corps du Christ, dans laquelle les défunts enterrés représentent sa descente aux Enfers (ibid., p. 80‑82). 255  Ibid., p. 78 : Propterea qui contra haec constituta, quae de parrochiarum distributione et presbiterorum in eis constitutione, qui cum consilio et dispositione sui episcopi dotes ecclesiae et parrochiarum decimas sub

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l’archevêque accuse Prudence de traiter inéquitablement des églises rémoises cises dans le diocèse de Troyes, et ajoute « il a écrit sur cette question un livre »256, qui ne saurait être que le De ecclesiis et capellis. Il y a conflit entre le pouvoir d’ordre (potestas, ordinatio) de deux évêques, l’ordinaire d’une part et le propriétaire de l’église d’autre part257. Le traité d’Hincmar mentionne également un conflit avec Rothade de Soissons. Ce dernier a partagé la paroisse d’un prêtre rémois, Adelold, pour en fonder une nouvelle, ce qui la prive d’une partie de ses revenus. Rothade destitue le prêtre, sans doute au moment du partage ; il est réhabilité sur pression d’Hincmar258. Or, Rothade est l’évêque avec lequel le métropolitain a le plus maille à partir dans les années 850259. Sa correspondance est parsemée de rappels à l’ordre et de plaintes260. Surtout, nous l’avons vu, c’est l’évêque qui fut le plus proche de Gottschalk. Le De ecclesiis et capellis révèle plusieurs querelles disciplinaires entre les grands adversaires de la controverse que sont Hincmar, Rothade et Prudence. Le choix du desservant paroissial, lors d’une controverse qui pose le problème du contrôle de la prédication, a été un sujet épineux, de l’aveu d’Hincmar qui interdit aux partisans de Gottschalk l’accès à la chaire (cf. chap. 5, p. 339) ; les trois évêques peuvent avoir cherché à contrôler la nomination des prédicateurs. Mais le traité concerne d’autres acteurs que les seuls évêques. D’abord, Hincmar rappelle que les diocèses et monastères sont des « bénéfices royaux », confiés au souverain par Dieu pour qu’il les défende et les laisse à des gestionnaires compétents : le procédé de Prudence viole ces dispositions et offense le roi261. L’archevêque de Reims flatte ici son destinataire. Il est ensuite question des copropriétaires, par héritage, d’une église. Ne se sentant pas tenus par les décisions de divino timore dispensare debent, veniunt et prohibita non verentur admittere… Dans cette phrase, le premier qui désigne à l’évidence Prudence et ses soutiens ; or, ils s’opposent à l’episcopus des prêtres paroissiaux ; ces derniers ne relèvent donc pas de Prudence. Voir aussi p. 87 : pour Hincmar, une église fondée sur les terres d’un diocèse A dans la circonscription d’un diocèse B doit être placée sous la potestas et dispositio du diocèse A, et non du diocèse B. Cette situation est notamment facilitée par les donations de terres sur lesquelles se trouve une chapelle. 256 MGH Ep. 8, p. 51, n° 106. 257  Patzold, « Den Raum der Diözese modellieren ? », op. cit., p. 231‑245, contrairement à Stratmann, dans MGH Fontes iuris 14, p. 17, affirme que le véritable thème du traité d’Hincmar est de déterminer la potestas de l’ordinaire sur son diocèse. Le principal reproche adressé à Rothade et Prudence est d’avoir accaparé ou découpé de vieilles paroisses ; l’évêque n’a pas son territoire à son entière disposition (p. 234). 258 Cf.  MGH Ep.  8, p.  55, n°  111 ; Liber proclamationis de Rothade, PL  119, col.  747 sqq. Stratmann, MGH Fontes iuris 14, p. 9‑10. 259 Devisse, Hincmar, p. 583‑600. 260 MGH Ep. 8, p. 7 (n° 19) ; p. 41 (n° 83, 84, 85), p. 55 (n° 110, 111), p. 56 (n° 112), p. 57 (n° 116), p. 67 (n° 128). 261 MGH Fontes iuris 14, p. 84.

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leurs parents, ils réclament non seulement « les services et les honneurs » (obsequium et honor) qui leur reviennent de la part du desservant, mais un cens et des exactions, comme s’il s’agissait d’un bénéfice. Or, le procédé de Prudence a pour résultat de soustraire l’église à son propriétaire laïc, qui ne peut plus se targuer du « nom de propriétaire » (dominii nomen) et du « service » qui lui est dû. À cet endroit, le lien entre Prudence et le c. 9 de Valence sur les églises familiales, c’està-dire avec les « autres évêques » qui, d’après Hincmar, sont les alliés de l’évêque de Troyes, est transparent. L’archevêque de Reims déplore que les églises doivent être obligatoirement transmises par leurs mécènes à l’église épiscopale en échange de leur consécration262. Il n’est plus seulement question du pouvoir d’ordre de l’évêque, mais bien de la propriété. On peut distinguer, en effet, trois domaines : le pouvoir d’ordre de l’évêque (potestas, dispositio, gubernatio), la gestion par le prêtre (regimen, dispensatio) et la propriété du seigneur laïc (dominium), en échange de laquelle celui-ci reçoit du prêtre des services religieux (obsequium, spiritalia obsequia). Or, les notions disputés par Hincmar ne sont pas seulement celles de cette liste, mais celles de ditio, de jus et de possessio263. Pour lui, celles-ci doivent toujours se rapporter, lorsqu’il y en a un, au propriétaire laïc. La querelle porte donc sur la définition et la distinction de la potestas de l’évêque et du dominium du seigneur264. Force est de constater que le même terme de jus, ici synonyme de ditio, et donc, de propriété, est employé par le concile de Valence en 855. Les alii episcopi dénoncés par Hincmar comme les

262  Ibid., p.  86‑87 (cf.  n.  126) ; Et nusquam invenitur ab eodem beato Gregorio vel ab alio quocumque Romano pontifice neque a synodali decreto statutum, ut trandantur ecclesiae ab aedificatoribus suis episcopii matrici ecclesiae pro hoc, ut debeant consecrari […] neque invenitur, ut ita sub potestate episcopi maneant, quatenus aedificatores ipsarum ecclesiarum dominii nomine et funditus debito earum priventur obsequio. 263  Ibid., p.  91 (je souligne) : ecce quam manifestissime nobis ostendunt sacri canones, quam debeamus habere de ecclesiis in nostris territoriis positis potestatem, id est ut ecclesiae in uniuscuiusque episcopi territorio positae, sive sint de regia dominatione, sive sint de episcopii vel monasterii immunitate, sive sint de cuiuslibet liberi hominis proprietate, salvo unicuique iure debitae possessionis salvaque unicuique iuris debiti legali possessione, ad episcopi, in cuius territorio positae sunt, pertineant potestatem, videlicet regularem ordinationem atque iustam in omnibus dispositionem, ut singulae rusticarum ecclesiarum parrochiae hoc quod constitutum est habeant et, cuicumque donentur vel in cuiuscumque dominio sint, sub immunitate debita maneant et nullum praeiudicium vel exactionem indebitam ex earundem ecclesiarum dotibus neque de decimis a quoquam presbiteri patiantur. Voir également p. 95 : Et in isto capitulo manifestum est, qualiter intellexerunt patres ac praedecessores nostri capitulum Toletani concilii, in quo dicitur iuxta constitutionem antiqua omnia quae sunt ecclesiae, id est et dotem et decimam vel reliqua quaeque, ad episcopi ordinationem et potestatem pertinere debere, non, sicut quidam nuper tradere perverse coeperunt, quod dicitur, ut ad episcopi potestatem pertineant debere intellegi ut ab aliorum ditione quorum fuerunt debeant tolli ecclesiae, ut honorem congruum vel obsequium debitum, id est spiritale atque ecclesiasticum seu etiam senioratus nomen, funditus non debeant inde nec possint habere, sed in totum iuris debeant esse episcopi. 264 Calvet-Marcadé, Défense des terres d’Église, p. 26‑28.

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partisans de Prudence sont, semble-t-il, les évêques méridionaux, qui perpétuent le radicalisme d’Agobard265. À cette attitude, il ne faut pas chercher seulement le motif du « bénéfice honteux » (l’argent), complaisamment dénoncé par Hincmar, mais aussi des causes idéologiques. Hincmar se plaint que les prêtres ne rendent pas leurs « services spirituels » aux maîtres laïcs, qui pourtant les logent et les nourrissent, avec l’humilité requise : ils se montrent vindicatifs, arrogants et rebelles266. L’attitude de ces clercs, qui abondent si visiblement dans le sens d’un Prudence en souhaitant ne plus dépendre de leurs anciens mécènes, révèle une volonté, grégorienne avant l’heure, de séparation entre clergé et laïcat. Il y a donc ici une convergence entre Prudence et l’Église de Lyon, témoignant non seulement d’un conflit personnel entre l’évêque de Troyes et Hincmar, dont on a vu qu’il confine à la faide, à l’odium, mais, d’une part, d’une vraie différence sur leur conception de l’Église, et, d’autre part, des liens noués entre les provinces de Sens et de Lyon. 3.  Les liens entre provinces de Sens et de Lyon

Comment expliquer la correspondance entre le comportement de Prudence dénoncé dans le De ecclesiis et capellis d’Hincmar et les prescriptions du c. 9 du concile de Valence ? On serait tenté de répondre qu’il existait des liens humains entre les clercs des provinces de Sens et Lyon, si les sources ne faisaient défaut. Cette question en rejoint une autre : qui sont les informateurs qui fournissent aux clercs de Lyon les canons de Quierzy de 853 ou les écrits de Gottschalk en 849‑852 ? Les clercs de la province de Sens peuvent avoir fait office d’intermédiaire, comme nous l’avons déjà dit (p. 268). Le fait que Florus corresponde avec Heribald d’Auxerre et qu’il ait utilisé les 19 capitula de Wenilon plaide en ce sens. On manque de données concrètes tirées d’une comparaison précise des sources lyonnaises et sénonaises. Les pages qui suivent en fournissent une ébauche, fondée sur une comparaison entre les textes et les manuscrits de Prudence, Loup, Héribald et Florus. Florus n’était pas équipé du traité complet de Jean Scot mais des dix-neuf capitula qu’en avait extraits Wenilon. Ce sont eux et eux seuls que condamne le concile de Valence en 855. Goulven Madec a montré que le texte utilisé par Florus pour

265 Wood, Proprietary Church, op. cit., p. 797‑801. 266 MGH Fontes iuris 14, p. 91 : […] ut presbiteri eis, a quibus carnalia exenia tam ex dotibus quam ex decimis accipiunt, spiritalia obsequia sine ullo tipo vel contentione aut rebellatione exhibeant et ne quasi penitus se exutos a seniorum subiectione putantes dedignentur eis cum debita humilitate obsequia spiritalia impendere, nisi locati fuerint aut praecati…

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écrire son Adversus Iohannem est le même que celui employé par Prudence pour rédiger la Recapitulatio totius operis qui conclut, en condamnant une par une les propositions de Jean Scot, son ouvrage267. Pour préparer ses traités sur la prédestination, Florus a longuement annoté le manuscrit Lyon, B.M. 608. Ses notes y sont entourées d’un cartouche tremblé caractéristique. Cette pratique rare se retrouve dans un des manuscrits personnels de Prudence, le manuscrit Harvard, Houghton Library, fMS TYP 495268. Faut-il voir dans cette parenté de méthode un pont entre Lyonnais et Troyens ? Une étude comparative des deux traités contre l’Erigène de Prudence et Florus accroît la probabilité d’une telle collaboration. Lorsqu’il a compilé la collection hiéronymienne sur saint Paul éditée par Paul-Irénée Fransen269, Florus n’y a rien inclu des commentaires de Jérôme sur les Éphésiens et les Galates, dont il ne reste aucun exemplaire à Lyon. L’explication la plus vraisemblable est bien sûr qu’il n’en disposait pas. En revanche, en rédigeant son traité contre Jean Scot et le De tenenda immobiliter scripturae veritate (851‑854), Florus les cite quatre fois. Il faut donc qu’il en ait pris connaissance à ce moment : se peut-il qu’il les tienne de Prudence ? Les quatre citations de Florus sont annotées dans le manuscrit de Harvard que l’on a cité270. Ces notes ne sont pas de Florus lui-même, dont on connaît bien la main. Il est alors improbable qu’il se soit servi du manuscrit de Harvard. Cela dit, la seule citation que fasse Florus en 851‑852, dans l’Adversus Johannem Scotum, des traités de Jérôme contenus dans le manuscrit de Harvard se retrouve, au mot près, dans le De praedestinatione de Prudence rédigé de façon à peu près concomitante271. Chaque auteur en a fait, pour ainsi dire, un usage qui correspond à chacune des deux notes marginales du manuscrit de Harvard (79r), à savoir : Florus s’en sert en effet comme d’un avertissement à ceux qui écoutent les hérétiques (note tironienne : contra haereticum deus irascitur), Prudence, pour illustrer sa théorie du châtiment (nota supplicii). En 853‑854, les citations du De tenenda, en revanche, ne correspondent plus à celles de Prudence. K. Zechiel-Eckes estimait que le manuscrit de Jérôme dont s’était servi Florus était le modèle disparu du manuscrit Paris, BNF, NAL 1459, un manuscrit de Cluny dont le scribe aurait recopié d’anciennes annotations de Florus272. Ce manuscrit porte en effet une note sur Jean Scot Erigène (nota pulchre, contra 267  CCCM 50, p. 124‑143. 268  Cf. Pezé, « Prudence », p. 139‑140. 269  P.-I. Fransen, « Description de la collection hiéronymienne de Florus de Lyon sur l’apôtre », dans Revue bénédictine, 94, 1984, p. 195‑228. 270  Ms de Harvard, f. 9r (CCCM 260, p. 485) ; f. 56r (ibid., p. 449) ; f. 58v (ibid., p. 447‑448) ; f. 79r (ibid., p. 230). 271  PL 115, col. 1337 et ibidem. 272 Zechiel-Eckes, Florus, p. 104.

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iohannem scotigenam, scotigenae sensa damnant haec dicta iohannis) devant le passage cité par Florus dans l’Adversus Iohannem273. Mais qu’en est-il, dans ce manuscrit NAL 1459, des citations hiéronymiennes de l’autre traité de Florus, le De tenenda ? La marge en face des citation des colonnes 1104‑1105 est vide (p. 207 et 216‑217). Le manuscrit ne contient pas non plus le commentaire sur les Galates, que cite pourtant Florus. Ce dernier, à vrai dire, ne cite le nom propre d’aucun de ses contemporains dans les annotations de son manuscrit personnel Lyon, BM, 608. Ne serait-il pas alors raisonnable de penser que les sulfureuses thèses de l’Erigène rencontraient encore suffisamment d’écho aux X-XIe siècle pour réveiller l’instinct critique d’un lecteur ? Comme l’a montré Édouard Jeauneau, la bibliothèque de Cluny possédait au XIIe siècle un exemplaire aujourd’hui perdu du De praedestinatione de l’Irlandais274. Elle en disposait sans doute deux siècles plus tôt. Ce même passage est d’ailleurs annoté à Corbie par l’assistant de Ratramne dans le B.N.F. latin 13351 : il était fort connu. On ne peut donc avoir aucune certitude sur le manuscrit utilisé par Florus. Peut-être un autre dossier fournira-t-il plus de résultats. Comme l’a remarqué Pierre Petitmengin, le traité de Prudence contre Jean Scot a été augmenté, au fil de ses lectures, par de nouvelles citations. Parmi elles, un sermon de Boniface, l’Historia tripartita de Cassiodore, des sermons de Léon le Grand et plusieurs œuvres d’Augustin : quelques sermons, le De nuptiis et concupiscentia, le Contra adversarium legis et prophetarum, les Confessions, le De libero arbitrio et le De vera religione275. Les ajouts de ce dernier traité sont particulièrement instructifs. Prudence en a dans un premier temps recopié les extraits cités par l’Erigène, pour le contredire sur son propre terrain : c’est de bonne méthode, Jean Scot en fait de même contre la Confessio prolixior de Gottschalk276. Puis Prudence est entré en possession d’une copie du traité dont ne subsistent aujourd’hui que quelques manuscrits carolingiens277. Il a alors complété les extraits de Jean Scot en l’accusant même d’avoir tronqué ses citations278. Ainsi, Prudence a, à un certain moment, ajouté le De vera religione à son arsenal théologique.

273  Ms. Paris, B.N.F. N.A.L. 1459, p. 329 ; CCCM 260, p. 230. 274  É. Jeauneau, « La bibliothèque de Cluny », p. 709. 275  Petitmengin, « D’Augustin à Prudence de Troyes », p. 237‑239. 276 Chap. XI.5. 277  Ms Laon, B.M. 26 (à Laon se trouvait une importante colonie irlandaise où Jean Scot a dû séjourner) ; Londres, British Library, add. 43460 (Nonantola) ; Montpellier, B.M. 137 (sous forme d’extraits) ; Paris, BNF, latin 14527 (Saint-Amand) ; Bern, BB, A.90.13 (fragments). 278  non ut a te mutilate positum est sed ut ab ipso sincerissime exstat editum ; f. 101v.

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Florus, pour sa part, ne cite le De vera religione qu’une seule et unique fois dans toute la controverse prédestinatienne : dans l’Adversus Johannem Scotum279. Par un heureux hasard, il se trouve que Florus cite, depuis exactement le même point, l’extrait copié par Prudence au folio 101v ; il ne le copie pas jusqu’au bout, c’est-àdire jusqu’à la fin de la citation d’Augustin par Jean Scot Erigène qu’avait d’abord recopiée Prudence. Ce hasard est d’autant plus troublant qu’il pourrait s’agir d’une addition dans le traité de Florus. L’Adversus Johannem est, comme l’a remarqué K. ZechielEckes, l’écrit le mieux documenté de la controverse : il en reste trois exemplaires carolingiens280. Or, les trois exemplaires subsistants (B.N.F. latins 2859 et 12292 ; B.A.V reg. lat. 240) présentent deux divergences. La première divergence se limite à un feuillet arraché dans le latin 2859 (f. 116v-117r). Quant à la seconde, c’est une divergence d’un feuillet entier, comprenant la citation du De vera religione ajoutée aussi par Prudence à son traité (BNF latin 12292, f. 56r-v). S’agit-il cette fois encore d’un feuillet arraché ? Dans la compilation florienne (BNF latin 2859, f. 182r), ce passage omis est marqué par un signe de renvoi W, ce qui signifie que le feuillet avait déjà un statut à part au IXesiècle. Il est difficile de savoir si le copiste du latin 2859 a omis un feuillet entier, que l’on a dû rajouter ensuite (d’où le W) et qui s’est perdu ; ou bien si le feuillet est une addition postérieure281. Une chose est en effet sûre : le passage sauté est un paragraphe cohérent. Il est donc bien possible qu’il s’agisse d’un feuillet volant, contenant une addition à la première version du traité et signalé par le W florusien. Autrement dit, Prudence et Florus peuvent avoir ajouté tous deux, à un certain moment, le même texte à leurs traités respectifs contre Jean Scot ; dans tous les cas, le feuillet manquant du latin 2859 peut nous intriguer. La lacune peut-elle relever du hasard ? Florus disposait du De vera religione lorsqu’il a composé sa compilation augustinienne sur l’apôtre282 où il le cite plusieurs fois ; il en existait sans doute un exemplaire lyonnais puisque l’ouvrage est cité par Amolon dans le Contra Judaeos vers 845283. Les deux auteurs ont donc disposé un jour du manuscrit entier. Il est fort possible que celui des deux qui est entré en sa possession le premier, ou qui a remarqué le passage cité en commun, l’ait communiqué à l’autre, en indiquant un passage particulièrement instructif.

279  CCCM 260, p. 240‑241. 280 Zechiel-Eckes, Florus, p. 97. 281  Klaus Zechiel-Eckes est d’avis qu’il s’agit d’une omission : CCCM 260, p. 239. 282  PL 119, col. 279‑420. 283  PL 116, col. 143.

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Il convient de rappeler que la Recapitulatio totius operis de Prudence, transmise à l’état fragmentaire par le manuscrit Vatican, B.A.V. reg. lat. 91, est inscrite dans ce manuscrit sous le nom de Florus. Les œuvres de l’un et de l’autre ont donc été mise en contact dès le IXe siècle. Cela rend d’autant plus probable, non seulement que ces auteurs se sont communiqué des informations lors de la controverse, mais en plus qu’ils ont influencé la rédaction de leurs traités réciproques. Un autre parallèle mérite d’être relevé. Dans son Collectaneum de tribus quaestionibus, Loup de Ferrières cite un passage d’une œuvre rare de Bède sur la Genèse284. Or, Florus cite exactement le même passage dans le Liber de tribus epistolis. Le fait de trouver deux citations exactement similaires, à de faibles variantes près285, d’un texte aussi peu cité, dans deux traités contemporains ne laisse guère de place au doute : les deux auteurs ont dû se servir de la même tradition manuscrite et, par un intermédiaire inconnu, se passer le texte. Enfin, un document permet de montrer que l’église d’Auxerre, dans la province de Sens, est partagée entre les influences culturelles des puissantes métropoles de Lyon et de Reims : une dissertation inédite sur le baptême et la pénitence286. En effet, un manuscrit passé par Reims et Auxerre dans la seconde moitié du IXe siècle, contient sur son dernier feuillet une longue addition287. Il s’agit du commentaire d’un passage de l’épitre aux Hébreux (6, 4‑6), affirmant l’impossibilité, pour les baptisés relapses, d’être purifiés par la pénitence. L’addition cite en premier lieu l’interprétation d’Hincmar, « évêque de Reims de pieuse mémoire », puis Florus de Lyon. Cette petite dissertation met en valeur la position intermédiaire d’Auxerre entre les traditions scolaires rémoise et lyonnaise. Les clercs locaux feraient d’excellents candidats pour les mystérieurs passeurs de textes entre Lyon et Reims288. On peut espérer que ces parallèles, qui ne constituent qu’une ébauche, seront complétés par l’édition critique des traités de Loup et de Prudence289.

284  Cf. PL 93, col. 1129‑1130. L’oeuvre entière, les Libri IV in principium Genesis, sont édités par C. W. Jones au Corpus Christianorum (CCSL 118A), Turnhout, 1967. 285  En grande partie des abréviations mal restituées : quia/quod, tamenetsi/tametsi (un simple tilde), Domino/Deo. 286 J’édite et commente ce texte dans les Mélanges François Menant, édités par M. Dejoux et D. Chamboduc aux presses de la Sorbonne, à paraître. 287  Paris, BNF, latin 2683, f. 101. Le ms. contient le De situ vel nominibus locorum hebraicorum (f. 1‑38v) et le De interpretatione nominum hebreorum (f. 39r-101). Ex-libris de Saint-Germain d’Auxerre ff. 16v-17r. 288  Lettre d’Amolon à Gottschalk, MGH Ep.  5, p.  370 (« certains hommes d’Église ») ; préface de l’Adversus Johannem de Florus (CCCM 260, p. 93, pervenerunt ad nos) ; préface du De tenenda (ibid., p. 422 : pervenit ad nos (…) studio fidelium et bonorum virorum…). Devisse, Hincmar, p. 205, envisageait Teutbold ou Prudence. 289  L’édition de Loup fait l’objet de la thèse de J. C. Thompson, promise à publication. L’édition de Florus (CCCM 260) n’a pas souligné ces parallèles ; voir par exemple la citation de Bède p. 335.

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4.  Les fausses décrétales

Revenons à présent à la question des biens d’église et des églises familiales. Nous avons observé la parenté des prises de position de Prudence et de l’église de Lyon. Or, la collection de Benoît le Lévite contient un parallèle avec le canon de Valence290. Y a-t-il un rapport entre la controverse sur la prédestination, la question des biens d’église et le milieu d’origine des faux isidoriens ? Le vaste dossier des faux nés dans la première moitié du IXe siècle mérite un rappel291. Ils consiste, tout au moins, en quatre séries de documents : la Collectio hispana Gallica Augustodunensis, qui est un remaniement de la collection canonique Hispana ; les Capitula Angilramni, une compilation de 71 ou 72 (selon les recensions) canons sur les relations juridiques entre clercs et laïcs, prétendument remis à Angilramne de Metz par Hadrien Ier en 785 ; la collection de capitulaires en 1721 chapitres de Benoît le Lévite, prétendument compilée sur l’ordre d’Otgar de Mayence (826‑847) pour compléter la collection d’Anségise ; et la collection du pseudo-Isidore Mercator, composée de décrétales allant du Ier au VIIIe siècle, totalement inventées d’abord puis, à partir du IVe siècle, fondées sur des interpolations des textes de la collection Hispana gallica d’Autun. Toutes ces séries mélangent documents authentiques et faux plus ou moins grossiers. Elles sont nées, semble-t-il, dans les années 830‑840292, parmi les milieux réformateurs qui revendiquent, depuis le concile de Paris, la libertas Ecclesiae et le rôle éminent des évêques dans la conduite de la chrétienté : le thuriféraire des abbés Adalhard et Wala, Paschase Radbert, est considéré comme leur auteur le plus probable. Ce groupe de clercs, avec à sa tête plusieurs évêques (Agobard, Ebbon, Jessé, Bartholomäus, Elie…), est laminé, en 834‑835, par le retour au pouvoir de Louis le Pieux, d’où, peut-être, la volonté affichée par les fausses décrétales de prémunir les évêques contre le pouvoir. Leur propos général est de le protéger des intrusions de l’archevêque et des mises en accusation venues du pouvoir séculier, en utilisant notamment le recours au seul siège apostolique, mais aussi, 290  Benedictus Levita II, 69, 2. Stutz soupçonnait le Pseudo-Isidore d’avoir inspiré le canon de Valence relatif aux églises familiale, ce qui fut ensuite remis en cause, car ces dernières n’apparaissent pas dans les Fausses décrétales ; Stutz, article « Eigenkirche, Eigenkloster » de la Realencycklopädie für protestantische Theologie und Kirche, 23, A. Hauck éd., Leipzig, 1913, p. 366. Cité par Hartmann, « Der rechtliche Zustand », p. 423. 291  Le meilleur résumé me semble Fuhrmann, Einfluss und Verbreitung, p. 137‑190. Éditions : Décrétales pseudo-Isidoriennes et Capitula Angilramni, P. Hinschius éd., Leipzig, 1863 (Fausses Décrétales et Capitula Angilramni) ; MGH LL 2.2, p. 19‑39 (Benoît le Lévite – cf. aussi http://www.benedictus.mgh.de/haupt. htm). La Collection Hispana d’Autun est éditée sur ce dernier site. 292  Cf.  Zechiel-Eckes, « Pseudoisidors Werkstatt » ; E. Knibbs, « The interpolated Hispana and the origins of Pseudo-Isidore », in Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, kan. Abteilung, 130, 2013, p. 1-71 ; Fälschung als Mittel.

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dans un second temps (fin des années 840), de le défendre des prétentions du chorépiscopat293. Les fausses décrétales, futur champ de bataille de la querelle des investitures, se préoccupent de clarifier les relations entre clercs et laïcs, en développant le privilège du for qui soustrait les clercs au tribunal séculier294. Un autre partisan de l’unité impériale, futur controversiste de la prédestination et inspirateur du concile de Valence, Florus de Lyon, lorsqu’il animait la résistance lyonnaise contre Amalaire, en bon disciple d’Agobard, a aussi lutté contre Modoin d’Autun, évêque fidèle à Louis le Pieux, missus dans le Lyonnais pendant la vacance : il l’accuse, en « évêque de prétoire » (praetorialis episcopus), d’avoir traduit des clercs devant le tribunal séculier. Dans le dossier réuni pour l’occasion, Florus manipule les constitutions sirmondiennes pour déclarer que les clercs ne peuvent être jugés par les laïcs, préfigurant, lui aussi, le privilège du for295. Les fausses décrétales sont intransigeantes en matière de biens d’église. Ils ne peuvent pas être détournés de leur usage ecclésiastique ; l’évêque seul peut en disposer, contrairement au compromis d’Herstal de 779 ; toutes les formes de spoliation sont réprimées296. En étant incorporées à la collection De raptoribus de 857, les fausses décrétales inspirent une doctrine cohérente des biens d’église résumée par Devisse : « quiconque vole l’Église est homicide, car les biens ecclésiastiques sont le patrimoine des pauvres ; la peine qui frappe ces voleurs est l’anathème »297. La tonalité générale est celle d’une séparation plus nette entre clercs et laïcs, d’une autonomie du clergé et de sa supériorité morale vis-à-vis du pouvoir séculier dans la gestion de la chrétienté. Il y a donc une parenté certaine entre la pensée du pseudo-Isidore et celle qui a gouverné l’action des Pères de Valence et de Prudence de Troyes. Or, on sait maintenant, grâce aux travaux de K. Zechiel-Eckes, que les manuscrits de travail

293  Zechiel-Eckes, « Der ‘unbeugsame’ Exterminator » : parmi les cinq recensions des Fausses décrétales d’Hinschius, la A2, qui ne mentionne pas les chorévêques, est la plus ancienne (années 830) alors que les autres (A1, B, A/B et C) sont contemporaines de Benoît le Lévite auquel elles empruntent son hostilité au chorépiscopat (fin des années 840). 294 Zechiel-Eckes, Fälschung als Mittel, p. 14. 295  Zechiel-Eckes, « Modoin », p. 30, montre comment Florus a remanié le texte des constitutions sirmondiennes pour créer un privilège absolu du for, par exemple en coupant la phrase quantum ad res ecclesiasticas pertinet. 296  Résumé du rapport entre Fausses décrétales et res ecclesiae dans Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique, op. cit., p. 236‑244. 297 Devisse, Hincmar, p. 299.

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de pseudo-Isidore viennent d’un lieu que nous avons déjà rencontré plusieurs fois : Corbie298. Les fausses décrétales s’appuient sur l’appel au pape pour contrer les ingérences du roi et du métropolitain. C’est une tendance que l’on rencontre aussi lors de la controverse ; chez Gottschalk qui réussit, via Guntbert, à lancer un appel vers Rome ; chez Prudence, qui relate, dans les Annales de Saint-Bertin, que Nicolas Ier a confirmé les thèses des partisans de la double prédestination. Une lettre falsifiée de Léon IV à Prudence au sujet de l’exemption du monastère de Montiéramey témoigne de l’instrumentalisation du siège apostolique par l’évêque, qui cherchait à limiter l’influence du comte Eudes de Troyes sur son diocèse299. Dans un manuscrit du Vatican originaire de Beauvais, cette lettre est associée à la lettre de Léon IV aux évêques de Bretagne de 848, mentionnée par Prudence dans son De praedestinatione300. Ces deux lettres ont en commun de propager l’influence papale en Francie occidentale, ce qui avantage un Prudence confronté à des conflits territoriaux avec Hincmar301. Il semble y avoir aussi une certaine cohérence entre les stratégies d’appel au pape suivies par Gottschalk et Prudence et et la tendance de fond des fausses décrétales. 5.  Augustinisme doctrinal et augustinisme politique

Parvenus à ce stade, il convient de ne pas surinterpréter ces correspondances qui nous guideraient, à travers Paschase, Rothade, Prudence et le concile de Valence, vers un improbable réseau dormant Corbie-Soissons-Troyes-Lyon et, finalement, aux thèses de Gfrörer. C’est en effet, sous l’influence d’Hincmar, leur adversaire commun, qu’a lieu l’incorporation des fausses décrétales dans la collection De raptoribus de 857302. Comme l’écrit G.  Calvet-Marcadé, les auteurs carolingiens font preuve « d’une grande souplesse, ne craignant pas

298  Zechiel-Eckes, « Ein Blick » et « Auf Pseudoisidors Spur ». Fuhrmann, Einfluss und Verbreitung, p.  178‑179, a reporté que les Fausses décrétales avaient des variantes communes avec un manuscrit de l’Ecclésiaste originaire de Corbie. Les suspects étaient auparavant les hagiographes du Mans, la chapelle de Charles le Chauve (Hilduin, Loup, Wenilon de Sens, Wulfade de Bourges), les partisans d’Ebbon de Reims (cf. Fuhrmann, ibid., p. 191‑194). 299 MGH Ep. 5, p. 611 (n° 47), rééditée par K. Herbers, Leo IV. Und das Papsttum in der Mitte des 9. Jahrhunderts, Möglichkeiten und Grenzen päpstlicher Herrschaft in der späten Karolingerzeit, Stuttgart, 1996 (Päpste und Papsttum, 27), p. 456‑457 (où on doit lire Odoni pour Guidoni) ; cf. Regesta Imperii I, 4, n° 104, p. 48‑49. 300 MGH Ep. 5, p. 593‑596 ; cf. PL 115, col. 1043B. 301 Herbers, Leo IV., op. cit., p. 67‑72 et 352. 302 Fuhrmann, Einfluss und Verbreitung, p. 211‑218. Devisse, Hincmar, p. 296‑302, se fonde sur des comparaisons de citations pour affirmer qu’Hincmar n’est sans doute pas l’auteur direct de la collection.

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la contradiction, faisant preuve de pragmatisme »303. Le moment est venu de démêler cet écheveau de relations. Nous tâcherons de discerner ce qui relève de la simple coïncidence, de la similitude de pensée et de l’appartenance à un véritable groupe. Récapitulons d’abord. Prudence de Troyes met en pratique les recommandations, particulièrement intransigeantes, du concile de Valence de 855. Comme Rothade, il remanie des paroisses rémoises cises dans son diocèse et use de son pouvoir d’ordre pour déplacer leur desservant. Comme Gottschalk, il en appelle au siège apostolique, une tendance qui est également celle des fausses décrétales, forgées à Corbie dans les décennies précédentes. Comment ces correspondances s’articulent-elles ? Premièrement, les similitudes entre les partis-pris (prédestination d’un côté, églises familiales de l’autre) de Prudence et ceux des évêques de Valence témoignent des relations nouées entre les provinces de Sens et de Lyon. Nous en avons observé des traces philologiques. Les informateurs de Florus sont bel et bien des clercs de la province de Sens. Il y a ici un lien humain, des gens qui circulent, un véritable réseau qui collabore. Deuxièmement, les chicanes posées par Rothade et Prudence au sujet de la gestion des églises rémoises sont le reflet d’une atmosphère conflictuelle à laquelle la controverse n’est pas étrangère. Le choix du desservant paroissial, responsable de la pastorale et de la prédication, est, pendant une querelle doctrinale, un enjeu considérable : or, ces diocèses champenois sont l’épicentre des débats. Hincmar et les deux évêques entretiennent un odium en partie dû à la controverse, et qui se résout par la damnatio memoriae de Prudence d’un côté, par la déposition brutale de Rothade de l’autre. Troisièmement, Prudence et les clercs lyonnais semblent se rattacher à un courant de pensée rigoriste, s’incarnant à la fois dans la défense obstinée de l’augustinisme et dans la volonté de séparer plus nettement les ordres laïc et clérical, en subordonnant le premier au second. En effet, ces deux thèmes n’ont en commun aucune superstructure théorique, sinon une attitude d’esprit ou un habitus, qui n’est pas sans évoquer l’augustinisme politique, à savoir la tendance, inspirée de la théorie augustinienne de la grâce, à toujours attribuer davantage à Dieu304. 303 Calvet-Marcadet, Défense des terres d’Église, p. 49. 304  H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique. Essai sur la formation des théories politiques du Moyen Âge, Paris, 1934 ; id., « Réflexions sur l’essence de l’augustinisme politique », dans Augustinus magister, II, Paris, 1954, p. 991‑1001.

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La période carolingienne en est un jalon essentiel, avec l’adoption de l’onction, puis du sacre, c’est-à-dire « l’incorporation officielle de l’institution royale dans l’Église »305. Elle atteint son apogée avec la réforme grégorienne et, à terme, dans la bulle Unam sanctam de Boniface VIII, remettant à l’Église à la fois le glaive spirituel et le glaive temporel. La volonté de faire basculer les églises sous seigneurie laïque dans le dominium épiscopal et l’arrogance manifeste de certains clercs vis-à-vis de leurs seigneurs semblent relever de cette volonté de construire une société-Église ordonnée dont la tête serait le clergé. Peut-on donc s’étonner de rencontrer, parmi les contemporains les plus fidèles à l’augustinisme théologique, l’avant-garde de cet augustinisme politique ? Le rigorisme clérical est une tendance de fond de l’église de Lyon depuis Agobard, qui prend une tonalité nettement pré-grégorienne, en particulier pour ce qui regarde l’exclusion de l’autre (juifs et hérétiques)306. Ce courant de pensée augustinien, accordant toujours plus à la grâce et moins à la nature, semble avoir son contrepoint chez les détracteurs de la double prédestination. En effet, parmi eux se trouvent Pardoul et Jean Scot, tous deux très proches de Charles le Chauve. Or, ils sont médecins et réputés comme tel. Tous deux sont cités dans une recette de crème épilatoire ; Jean Scot, auteur d’un poème sur la chirurgie, est cité dans le diplôme rémois d’octobre 845 comme « medicus » ; Pardoul, sollicité par Ermentrude pour porter secours à des soldats blessés en 847, adresse également une longue lettre à Hincmar, qu’il met à la diète pour avoir abusé du jeûne, des petits poissons et de la viande fraîche307. Tous deux, que le XVIIe siècle aurait qualifié de « semi-pélagiens », laissent au libre-arbitre une large responsabilité dans son salut. Cette pensée, plus généreuse à l’égard de la nature, se répercute sur l’exercice de la médecine. Elle rend pensable une autonomie du corps, qui doit être guéri selon ses propres lois. L’attitude inverse, une forme « d’augustinisme médical », est bien attestée dans les milieux réformateurs de l’époque moderne. Pensons à la Tantlérie d’Albert Cohen, genevoise d’un autre temps qui « n’a jamais voulu avoir recours à un médecin » et « croyait à la guérison par la prière »308. La doctrine de la grâce, qui est l’architecture générale du christianisme, se répercute sur bien des attitudes, qu’il s’agisse du rapport au corps ( Jean Scot, Pardoul), ou bien des relations entre clercs et laïcs (Prudence, Florus).

305  Arquillière, « Réflexions », op. cit., p. 997 ; Semmler, Der Dynastiewechsel von 751 und die fränkische Königssalbung, Brühl, 2003. 306  Pezé, « Amalaire… ». 307 MGH Ep. 6, p. 80 ; Hincmari opera, Sirmond ed., op. cit., t. 2, p. 838‑839 ; cf. Martinet, « Pardule » et Contreni, « Masters and Medicine ». 308  Albert Cohen, Belle du Seigneur, Paris, 1968, p. 20.

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B.  La crise de la peur Si, d’une part, leur tendance augustinienne pousse un Florus ou un Prudence à combattre la seigneurie laïque sur les églises rurales, d’autre part, leur confiance dans le libre-arbitre laisse présager à Hincmar ou Raban de graves conséquences à la doctrine de la double prédestination. D’après l’archevêque de Mayence, les ouailles du Frioul, frappées par la prédication de Gottschalk et convaincues que leur sort après la mort est déjà fixé, se désintéressent des œuvres et désobéissent aux prêtres, en disant : « Quel besoin ai-je de faire des efforts pour mon salut et la vie éternelle ? »309. On pourrait penser d’abord que le fatalisme dépeint par Raban est pure invention. À l’époque moderne, la tendance de la plupart des églises et sectes protestantes qui professent la double prédestination est, au contraire, de pousser l’individu à l’action pour acquérir la précieuse certitudo salutis. Comme l’écrit Paul Bénichou des jansénistes, « la doctrine de la grâce efficace, si elle semble, en rendant le secours de Dieu indépendant du mérite de l’homme, conduire logiquement au fatalisme et à l’apathie, répond en réalité à une intention contraire ; elle donne tant de valeur surhumaine et surnaturelle à l’élection divine que les âmes qui en sont l’objet se sentent d’emblée supérieures à toute crainte terrestre, à toute soumission servile »310. Cela étant, l’indifférence résignée des ouailles de Raban peut avoir existé. Cette réaction fataliste à la prédestination se retrouve, elle aussi, à l’époque moderne, chez quelques fractions du protestantisme hollandais, héritières de la double prédestination calviniste311. Par ailleurs, les effets psychologiques de cette doctrine, absolvant le fidèle de « toute crainte terrestre », de « toute soumission servile », ne peuvent qu’inquiéter les prélats. La controverse s’inscrit ainsi dans le contexte d’un effort pastoral que la doctrine de la double prédestination menace. La société-Église carolingienne est cimentée par la pratique chrétienne. Le discours des clercs forge les comportements collectifs et la cohésion sociale. Siegfried Epperlein a beaucoup fait pour inscrire la controverse dans ce discours de longue haleine assurant la discipline sociale312. Il insiste tout particulièrement sur la place du libre-arbitre et des bonnes œuvres dans l’édifice politique carolingien, qu’il voit, en marxiste, à travers le prisme du

309 MGH Ep. 5, p. 481. 310  P. Bénichou, Morales du grand siècle, Paris, 1948, p. 154. 311  M. Weber, Ethique protestante et esprit du capitalisme, Paris, 2006, p. 159, note 118. 312 Epperlein, Herrschaft und Volk. Aussi Devisse, Hincmar, p. 124.

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féodalisme313. Les critiques de Kurt Flasch, pour qui le libre-arbitre n’est qu’un thème marginal de la controverse, ne sont ici que partiellement fondées314. Au contraire, Epperlein a bien vu qu’une sorte d’instinct pastoral, chez les partisans d’Hincmar comme chez les augustiniens, pousse à ne pas tirer toutes les conclusions d’une doctrine stricte de la double prédestination315. Cet instinct partagé par les adversaires de la controverse est la meilleure preuve de l’historicité du problème pastoral posé, avec la condamnation des théories de Gottschalk, par la définition des rapports entre le libre-arbitre et la grâce. Le libre-arbitre, bien étudié par Epperlein, n’est pas le seul élément en jeu. Il n’est qu’une pièce de l’édifice idéologique carolingien, sur lequel la controverse fait peser une autre menace que les sources permettent, aussi, d’historiciser. Depuis le VIIIe siècle, la pastorale franque assure le gigantesque effort carolingien de disciplinement social et de construction d’une société-Église grâce à la menace des châtiments infernaux. Agitée par les huissiers du paradis, les évêques, qui sont des acteurs incontournables de la compétition entre élites, elle est aussi une arme politique. Jean Devisse, lecteur attentif de la littérature polémique des années 840‑850, dit des textes consacrés aux biens d’église qu’ils mettent en scène un Dieu « mérovingien », « qui se venge », et qu’ils visent « une forme de terreur morale pour obtenir un avantage matériel »316. La double prédestination sape les bases de ce discours. Comme dans le cas du problème posé par le libre-arbitre, de part et d’autre, les controversistes doivent élaborer une solution théorique « envisageable », comme dirait Epperlein, c’està-dire une solution qui n’ait pas d’incidence sur la pratique religieuse (l’intercession, la hiérarchie, les bonnes œuvres). Nous l’avons dit (p. 38), c’est au vu de cette absence de conséquences concrètes que les polémistes, en 860, cessent de se battre. Lorsque Jean Scot, pour contrecarrer Gottschalk, enseigne l’immatérialité des peines de l’Enfer, le tollé est immédiat : la controverse atteint son pic de violence précisément au sujet du châtiment.

313  Ibid., p. 196‑217 (citation p. 217). Au sujet du libre-arbitre, voir p. 215‑216 : « Dans le contexte de l’établissement de l’ordre féodal aux VIIIe et IXe siècles, c’était pour l’efficacité matérielle et spirituelle de l’Église un but vraiment essentiel que la population étrangère avant tout, qui venait d’être gagnée à la foi chrétienne, ne soit pas convaincue du péché désespéré de toute l’humanité ». 314  Flasch (« Freiheit des Willens »), dont le propos se centre sur Raban Maur, néglige Loup de Ferrières, dont l’une des tres quaestiones est vouée au libre-arbitre, ou bien le concile de Quierzy de 853, c. 2. 315 Epperlein, Herrschaft und Volk, p. 215. 316 Devisse, Hincmar, p.  303. L’historien précise que cet « effet de terreur » mériterait d’être étudié davantage.

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Il faut reprendre tout le dossier dans cette perspective. Dans un premier temps, il s’agit de décrire la « terreur morale » évoquée par Jean Devisse et d’évaluer, à l’aide de sources issues de la prédication, son importance dans la pastorale carolingienne. Dans un deuxième temps, il faut préciser sa place dans la compétition politique des années 840‑850, à travers, une nouvelle fois, la question des biens d’église. À cette aune, il faut montrer comment la controverse télescope une véritable « crise de la peur », c’est-à-dire une crise pastorale marquée par le scepticisme de certains milieux laïcs à l’égard de la menace du châtiment. Enfin, il faut montrer comment cette crise démultiplie la gravité de l’affaire prédestinatienne, provoque la querelle érigénienne sur la matérialité du châtiment et oblige les controversistes à se repositionner vis-à-vis du problème pastoral de la doctrine de la double prédestination, pour préserver la culture de la peur qui assure la discipline sociale depuis au moins un siècle. 1.  La peur de l’Enfer dans la prédication carolingienne

En 859, Hincmar transmet aux prêtres du diocèse de Reims une admonestation à lire aux laïcs qui communient avec négligence. L’homélie s’achève par un avertissement : s’ils persévèrent, ils n’obtiendront pas le pardon de leurs péchés et finiront en Enfer317. Les derniers mots de l’archevêque mettent en évidence l’élaboration théorique de la culture de la peur dont les clercs, gardiens du Paradis, sont les propagateurs : Et n’espérez pas que ce soit faux et que je le dise uniquement pour vous faire peur ! […] Sachez que si vous ne vous corrigez pas et ne mettez pas un terme à ces mauvaises pratiques, j’excommunierai tous ceux qui en sont responsables dans mon diocèse […] Et que personne ne me dédaigne en disant : « Qu’est-ce que ça nous fait, ce que cet évêque commande ? » Qu’il sache en toute certitude que, qui que je sois moi, Dieu, lui, est vérace et tout-puissant, lui qui m’a dit ainsi qu’à mes confrères : « tout ce que vous lierez sur terre sera lié dans les cieux » (Mt 18, 18).318

La peur d’un Enfer dont les évêques ont la prérogative d’ouvrir et fermer les portes est un puissant instrument de contrôle social. Son utilisation à des fins de disciplinement a été bien mise en évidence, pour le début de l’époque moderne, par Jean Delumeau319. Celui-ci montre comment une angoisse diffuse, propre aux sociétés pré-industrielles (épidémies, violences, phénomènes naturels, crainte du surnaturel), est construite et théorisée par l’élite puis rediffusée par les vecteurs

317 MGH Ep. 8, p. 61. 318  Ibid., p. 62. 319  J. Delumeau, La peur en Occident, XIVe-XVIIIe siècles, Paris, 1978.

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du contrôle social que sont les juges et les pasteurs, qui l’orientent vers des objets identifiables : l’imminence du jugement dernier, les suppôts du diable que sont les musulmans, les juifs, les femmes, les sorciers, les hérétiques, les blasphémateurs… Pour devenir l’instrument du contrôle social, cette construction de la peur doit pouvoir être répandue avec une certaine uniformité, ce qu’autorisent les moyens de l’époque moderne, en particulier l’imprimerie. Or, l’unification carolingienne a offert, pendant plusieurs décennies, les moyens de cette uniformisation, mise au service de la construction d’une société chrétienne dont l’ennemi est, plus que jamais, le surnaturel et l’invisible, dont seuls prémunissent le contrôle de soi, l’obéissance, les rituels salvateurs et l’intercession des saints, qu’on prie dans les monastères contrôlés par les puissants320. Les sources qui témoignent de cet effort sont, en particulier, les catéchèses et les sermons relevant de la prédication ordinaire. Dans toutes ces sources, on relève le même instrument : la peur de l’Enfer. Il est d’abord mis à contribution sur les terres les moins anciennement christianisées. En 796, dans une lettre souvent commentée, Alcuin recommande, pour la catéchèse des Avars convertis, d’instruire d’abord le catéchumène de l’immortalité de l’âme, de la vie future, de la récompense des bons et des méchants, et de leur sort éternel ; puis de l’avertir quels péchés lui vaudront le châtiment éternel ; alors seulement, il sera instruit de l’Évangile et de la Trinité321… La crainte du jugement est la première notion de christianisme qui soit transmise. Alcuin se réclame pourtant de l’autre monument de catéchèse qu’est le De catechizandis rudibus d’Augustin. Celui-ci propose en premier lieu une grande narration de l’histoire du salut, escamotée par Alcuin, et insiste sur le bonheur d’être chrétien (hilaritas), notion qui, chez Alcuin, cède la place à la conscience du destin individuel, à l’appât de la vie éternelle et à la crainte du jugement322. Ces préceptes alcuiniens ont bien été appliqués à la catéchèse missionnaire et à la prédication populaire carolingiennes. Le catéchisme de mission édité par J. M. Heer, probablement destiné aux Avars, suit le procédé décrit par le diacre anglo-saxon323. Le catéchumène est exhorté, avant même qu’il ait été question du 320 P. Dinzelbacher, Angst im Mittelalter. Teufels-, Todes- und Gotteserahrung : Mentalitätsgeschichte und Ikonographie, Paderborn, 1996, p. 27‑80. Dès 849, dans l’introduction de l’Ad simplices, Hincmar affirme que l’on repousse le diable en faisant un signe de croix et en invoquant le nom du Christ ; que la tentation ne peut être repoussée que par le respect des voeux et l’obéissance (MGH Ep. 8, p. 12 et 15). 321 MGH Ep. 4, p. 158‑159. Voir en particulier Bouhot, « Alcuin », p. 191‑194. 322  Bouhot, « Alcuin », p. 193 et p. 238. 323  J. M. Heer, Ein karolingischer Missions-Katechismus, Ratio de catechizandis rudibus, Fribourg, 1911 (Biblische und patristische Forschungen, 1), p. 8 sqq. et p. 78. Ms. Munich, BSB, CLM 14410.

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kérygme, à échapper à l’Enfer pour obtenir la vie éternelle324. De plus, comme l’a montré J.-P. Bouhot, un ordo de catechizandis rudibus a été composé en suivant les recommandations d’Alcuin, dans l’entourage d’Arn de Salzburg, son correspondant : plusieurs manuscrits en témoignent encore325. L’ordo commence par une « longue introduction » sur la pratique du catéchiste (§1‑13) ; puis vient le « programme de catéchèse » (ratio catecizandi), suivant à la lettre le programme alcuinien : l’immortalité de l’âme, la vie éternelle, la rétribution des bonnes et mauvaises actions, la résurrection et le jugement dernier326. Ainsi, le renversement pastoral causé par Alcuin, substituant à la joie augustinienne la sombre perspective du jugement, a été largement diffusé. La prédication courante de l’Occident carolingien est tramée par ce discours. De la prédication ordinaire, malheureusement, il ne reste pas grand-chose, si l’on exclut les homéliaires qui, comme celui de Paul Diacre, répètent les textes anciens. Mais dans les sources subsistantes, parfois inédites, la peur de l’Enfer occupe une place de choix. Les citations qui sont bientôt le champ de bataille de la controverse sur la prédestination y sont, déjà, sursollicitées. C’est le cas, en particulier, de la vision eschatologique dans laquelle le Christ, avant d’être livré, décrit le jugement dernier et les peines de l’Enfer préparées pour les réprouvés (Matthieu 25, 34‑43) ; citée par quasiment tous les controversistes, elle évoque, à travers l’image terrifiante du « feu éternel préparé pour le diable et ses anges », la prédestination du châtiment327. Le document programmatique de la réforme carolingienne, l’Admonitio generalis de 789, recommande à la prédication les thèmes suivants : la Trinité, l’incarnation, la résurrection et le jugement dernier, qui fait l’objet, comme dit le texte, d’une « attention particulière » : […] comment [le Christ] va revenir dans sa majesté divine juger tous les hommes selon leurs mérites ; et comment les impies vont être envoyés avec le diable dans le feu éternel [cf. Mt 25] à cause de leurs crimes, et les justes, avec le Christ et ses saints anges, dans la vie éternelle. Item il faut prêcher attentivement la résurrection des morts, pour qu’ils sachent et croient que les récompenses des mérites se percevront dans leurs corps mêmes. Item il faut prêcher avec une attention toute particulière à tous, les crimes pour lesquels ils seront envoyés avec le diable au supplice éternel328.

324  Ibid., p. 77. 325  Bouhot, « Alcuin », p. 194‑201. 326  Ibid., p. 208‑209. 327  PL 115, col. 993 (à travers une citation de Fulgence) et 1343 ; CCCM 260, p. 174 ; PL 122, col. 436 ; Gundlach, « Zwei Schriften », p. 267 et 299‑300, Lambot, Œuvres théologiques, p. 157, 167, 207, 249… 328 MGH Cap. I, p. 61, c. 82.

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Après une citation indirecte de Matthieu 25, le législateur insiste ici sur la corporalité des récompenses et des châtiments et sur « l’attention toute particulière » avec laquelle les péchés méritant l’Enfer doivent être corrigés. Le concile de Tours de 813, repris par celui de Mayence de 847, décrit, lui aussi, les passages obligés du prêche : la profession de foi (« pour autant qu’ils peuvent la comprendre »), la récompense perpétuelle des bons et le châtiment éternel des mauvais, la résurrection future, le jugement dernier, et par quelles œuvres on mérite d’avoir la vie éternelle ou d’en être exclu329. L’homilétique carolingienne précoce se fait le reflet de ces recommandations. Déjà au VIIe siècle, le sermon de saint Eloi sur la fin du monde encourageait le fidèle aux bonnes œuvres et aux aumônes « qui éteignent le péché », en dépeignant en couleurs vives le jugement dernier, Matthieu 25 à l’appui330. Le manuel du pseudo-Pirmin, qui n’est pas, comme on l’a longtemps pensé, une catéchèse missionnaire mais un support de prédication ordinaire des VII-VIIIe siècle, très répandu sous les carolingiens, donne le détail des péchés à éviter et des obligations rituelles331. Après avoir cité Matthieu 25, le prêcheur insiste sur la corporalité du châtiment : « c’est par un juste jugement de Dieu que la chair et l’âme, qui ont péché sur cette terre […], sont torturés en Enfer ». Le supplice est proportionné aux crimes commis : plus ceux-ci sont grands, plus le feu « bouillonnera »332. De même, le sermon Necessarium est unicuique homini, inspiré par l’Admonitio generalis, né dans l’entourage de Charlemagne et remployé, au IXe siècle, par la collection du pseudo-Boniface333, ne recule devant aucun détail pour inspirer aux ouailles la peur de l’Enfer : Il nous entraîne vers l’enclos de l’Enfer et les peines éternelles, nus, en larmes, dolents ; là, on souffre toujours de mourir, mais cette mauvaise vie ne s’achève jamais ; la chaleur des flammes de souffre est suffoquante, le froid est insupportable aux âmes tremblantes et dolentes, et jamais ce froid et cette chaleur ne prennent fin ; leurs yeux souffrent des ténèbres sans lumière, […], leurs oreilles n’entendent que des cris et des gémissements, […] ils ont faim et soif pour toujours, […] la mort est souhaitée mais jamais donnée334…

329 MGH Conc. 3, p. 164 (Mayence 847, c. 2). 330 MGH SS rer. merov. 4, Hannovre et Leipzig, 1902, p. 753‑755. 331  Sur le manuel de Pirmin, voir A. Angenendt, Monachi peregrini. Studien zu Pirmin und den monastischen Vorstellungen des fruhen Mittelalters, Munich, 1972 (Münstersche Mittelalterschriften, 6), p. 55‑74 ; Bouhot, « Alcuin », p. 180‑184 (neuf manuscrits cités). 332  PL 89, col. 1047. 333  Bouhot, « Alcuin… », p. 186‑191. 334  PL 89, col. 856 (sermon 6). Voir W. Scherer, « Eine lateinische Musterpredigt aus der Zeit Karls des Grossen », dans Zeitschrift für deutsches Alterthum, M. Haupt ed., 12, 1865, p.  436‑446, p.  440. Cf. Bouhot, « Alcuin », p. 183. En revanche, l’homélie audite fratres karissimi, du florilège pastoral du

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Cette description très imagée est transmise par plusieurs manuscrits et a dû rencontrer un vaste auditoire335. Enfin, un sermon apocryphe d’Augustin, né dans le même milieu que les précédents, celui de l’Admonitio generalis, avertit les auditeurs, Matthieu 25 à l’appui, qu’ils souffriront bien les châtiments dans leur corps336. L’insistance sur l’Enfer imprègne également la prédication insulaire. Dans un corpus de sept homélies irlandaises rassemblé à la fin du VIIIe siècle et répandu dans toute la vallée du Rhin, le deuxième sermon est une exhortation aux bonnes œuvres : fuir les vices, fréquenter l’église, se confesser, jeûner, faire des donations et des aumônes. L’admonestation s’y fait pressante. Le jugement approche de jour en jour. Le Seigneur a promis de juger le monde par le feu. Quand il sera trop tard pour la pénitence, il dira aux pécheurs : « éloignez-vous de moi, maudits, et allez dans le feu éternel qui a été prédestiné [au lieu de « préparé »] au diable et ses anges ! » (Mt 25, 41‑43)337. La péricope de Matthieu fournit aussi son thème à une praedicatio cotidiana insulaire répandue sur le continent : il en reste encore sept témoins manuscrits du IXe siècle338. On insiste lourdement sur les détails concrets du châtiment ; on y souhaite mourir pour de bon, en vain ; on y sent la chaleur du feu et de la soif, et la douleur des vers339. Un florilège homilétique insulaire, répandu sur le continent, contient un fragment d’homélie sur les œuvres (voir annexe 5)340. Il mobilise la vision eschatologique du Christ pour pousser ses auditeurs au paiement de la dîme. Le florilège contient un chapitre entier sur le

ms. Wolfenbüttel, HAB, Wissembourg 91, f. 104v-106r, malgré ses liens avec le sermon Necessarium est unicuique et sa genèse dans le même milieu, parle bien peu d’Enfer. 335  Bouhot, « Alcuin », p.  186, pour la collection bonifacienne (ms. Paris, BNF, latin 10741 ; et mss. Vatican, BAV, reg. lat. 214 + Paris, BNF, NAL 340) ; Scherer, « Eine lateinische Musterpredigt », ibid., p. 441‑442 pour l’homélie Necessarium est enim unicuique (ms. Munich, BSB, CLM 6330 et Vienne, NB, latin 515). 336  CCCM 254, T. 43 (= Keefe, Catalogue, n° 393), p. 205. Le commencement du sermon (primo omnium credendum est nobis…) évoque irrésistiblement le canon 82 de l’Admonitio generalis (primo omnium credere debetis in deum patrem…). 337  R.  E. McNally, « In nomine Dei summi : seven hiberno-latin sermons », dans Traditio, 35, 1979, p. 121‑143, p. 138. Ce corpus d’homélies du ms. Vatican, BAV, pal. lat. 220 a une influence considérable sur la pastorale d’outre Rhin, comme l’a montré récemment la thèse de Tomas O’Sullivan, Predicationes palatinae. The Sermons in Vat. Pal. lat. 220 as an Insular Resource for the Christianization of Early Medieval Germany, Ph. D. Dissertation, Saint Louis University, 2011. 338  T. O’Sullivan, « A Homily on Matthew 25 », dans The End and Beyond, Medieval Irish Eschatology, J. Carey, E. Nic Carthaigh et C. O Dochartaigh ed., Oxford, 2014 (je remercie l’auteur de m’avoir communiqué les épreuves de cet article). 339  Ibid., p. 6 des épreuves communiquées par T. O’Sullivan : ubi fletus oculorum et stridor dentium ; ubi mors optatur et non datur […] ubi nihil speratur nisi pena […] ubi sunt tenebres eternales et horror pene ; ubi ardor flamme, dolor vermium ; ubi est sitis ardor et terre oblivionis et non auditus nisi gemitus ; ubi nulla consolatio… 340  Ms. Londres, BL, Arundel 213 (autre ms. : BL, Cotton Nero A. II).

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« feu purificateur »341, dont l’inquiétante conclusion (« combien de temps Dieu nous laissera-t-il pour nous convertir ? ») presse l’auditeur à la pénitence342. Il en va de même d’une longue catéchèse, d’origine insulaire, transmettant les rudiments de la culture chrétienne à un public laïc. L’insistance sur la conversion est permanente. L’auteur répète que Dieu veut le salut de tous, citant à l’envi l’un des passages de la Bible les plus ressassés de la controverse (I Tim 2, 4)343. Dans un fragment d’homélie sur le psaume 26, préservé par un manuscrit parisien (voir annexe 4)344, L’auteur exhorte le fidèle à se détacher des biens du monde et fustige les mauvais chrétiens qui volent, forniquent, jurent… Là encore, la péricope fétiche de cette admonition est la vision eschatologique du Christ, avec la menace du supplice déjà prêt pour les pécheurs. De même, une homélie pour le premier dimanche de carême, figurant dans une collection pseudo-ambrosienne d’Italie du Nord du milieu du IXe siècle, exhorte l’assistance à pratiquer « l’aumône qui éteint le péché comme l’eau éteint le feu » (Sir. 3, 33). Celui qui pratique l’aumône méritera d’entendre « Venez, les bénis de mon Père, etc. » (Mt 25, 34) ; celui qui ne la pratique pas entendra : « allez au feu éternel » (Mt 25, 41)345. Une homélie éditée par Giles Constable insiste, dans le même esprit, sur le renoncement aux vices et sur les œuvres. Elle s’achève sur le même avertissement : « craignez, mes

341  F. 6r sqq, « De igne purgatorio ». Description du contenu : Césaire (PL 39, col. 1946‑1949 ; 6r-8r, l. 15) ; Jn 10, 11 ; Jn 15, 13 ; Eph 3, 17 ; 1 Cor 13, 1 sqq ; Gal 5, 22 ; Jc 4, 8. [8v-9r] Grégoire, Homélies sur l’Evangile, II, 38 (sur Mt 22, 1‑13), § 12‑13 ; Hb 10, 31 ; magnus dominus et metuendus quia terribilis est peccatoribus et blandus iustis (pas trouvé) ; Césaire (cité comme Augustin) : qui contemnit praeconem timeat iudicem (PL 39, col. 1836). [9v]. Puis citations de Grégoire, Homélies sur l’Évangile, I, 11, 4 et de Jérôme (en réalité, plusieurs fragments accolés) : quod rite peccator audire noluerit, promitte ei paenas, ut quaem non corregit verecundia, corrigant denuntiata supplicia, quia nemo potest gaudere cum saeculo et illuc regnare cum christo. 342  F. 9v : Pensate, fratres carissimi, quia conclusit dei pietas duritiam nostram. Non est iam quod homo excusationes inveniat. Deus despicitur et exspectat ; contemnire videt et revocat ; iniuriam de contemptu suo suscepit ; et tamen quandoque revertentibus etiam praemia promittit. Nam quamdiu ut convertatur tolerat ? non conversus durius damnat. Ecce transit omnia quod agimus et ad extrenum iudicium sine ulla mentis interpositione cotidiae volentes nolentesque properamus, quur ergo amatur quod relinquetur et quur neglegitur quod pervenitur [Grégoire Homélies sur l’Évangile I, 15, 2] ? Si consideremus quae et quanta sunt quae nobis praemia promittuntur in caelis, vilescunt omnia quae habentur in terris, nihil ergo nos dilectet in infimis qui patrem habemus in caelis nihil terrenum nihil transiturum quaerere debemus, solus ille nobis sufficit qui fecit omnia [Raban, In Ezechielem, PL 110, col. 967]. 343  S. Pelle, « An edition of an unstudied early Carolingian sermon collection », dans The Journal of Medieval Latin, 23, 2013, p. 87‑160. 344  Ms. Paris, BNF, latin 2846. Contient les Adversus Felicem libri tres de Paulin d’Aquilée, le De praedestinatione sanctorum d’Augustin, et la visio Barontii. On trouve à la fin un florilège de sentences sur la mortification du corps et le jugement dernier (ff. 154‑158), un autre sur le mariage et la famille (ff. 159‑166), la passion de sainte Régine par le pseudo-Théophile (166‑172), une homélie sur le mystère de la Croix tirée du De videndo Deo d’Augustin, c. 14 (f. 172), notre homélie inédite, puis des sententiae Augustini qui ne sont pas d’Augustin (j’ai relevé des citations du De moribus de Sénèque)… 345  XIV homélies du IXe siècle d’un auteur inconnu de l’Italie du Nord, Paul Mercier ed. et trad., Paris, 1970 (SC 161), p. 190‑191.

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frères, le jour du jugement et le châtiment à venir, et désirez la vie éternelle »346. On trouve, là encore, la vision eschatologique de Matthieu. La crainte du châtiment et l’insistance sur son caractère corporel occupent donc une place importante dans la mise en place d’une discipline sociale uniforme et dans l’organisation d’une société-Église hiérarchisée. Les sources les plus proches de la prédication ordinaire : collections pastorales, catéchèses et sermons quotidiens, plus proches de la réalité locale que les homiliaires savants, en témoignent. Ces thèmes pastoraux et les citations bibliques qui les sous-tendent ressurgissent lors de la controverse sur la prédestination et conditionnent les réactions des clercs. Un questionnaire scolaire, aujourd’hui à Cologne, qui consacre plusieurs questions au jugement dernier et s’attarde sur la hiérarchie des tourments, en donne un exemple éloquent : Quelles sont les différences, à la résurrection, entre le juste, les pécheurs et l’impie ? Les justes doivent ressusciter pour être glorifiés, les impies pour être punis, car les impies sont déjà jugés (cf. Jn 3, 18). Que penser des âmes des pécheurs, si elles cuisent [sic] dans le feu en même temps ? Le psalmiste dit : Dieu rendra à chacun selon ses œuvres [Ps 61, 13 ; Rm 2, 6] […] il montre que le feu brûle en fonction des macules du péché qu’il trouve, et que de même qu’il y a des différences entre les grâces et de nombreuses maisons dans le ciel [Cf. Jn 14, 2], il y a des différences en Enfer, et de nombreux types de châtiments347.

« Les impies sont déjà jugés », affirme ce manuel scolaire, paraphrasant Jean ( Jn 3, 18). Ainsi, la variété des peines de l’Enfer et la prédestination du jugement divin sont d’un enseignement répandu. On reconnaît les citations parmi les plus citées de la controverse ( Jn 3, 18 ; Rm 2, 6)348. 2.  La peur de l’Enfer et la question des biens d’église (années 840‑850)

La peur de l’Enfer est, d’une part, l’un des piliers du contrôle social carolingien ; elle est devenue, d’autre part, l’une des armes les plus appréciées du groupe 346  Cf. G. Constable, « The Anonymous Early Medieval Homily in MS Copenhagen GKS 143 », dans Ritual, Text and Law. Studies in Medieval Canon Law and Liturgy presented to Roger E. Reynolds, K. G. Kushing et R. F. Gyug ed., Aldershot, 2004, p. 141‑170, p. 169‑170. 347  Cologne, DB, ms. 15, f. 92v : Quid differencie sunt in resurrecione, inter iustus et peccatores et ympius ? diximus iusti resurgere abent ut glorificentur, himpii ut poniantur quia ympii iam iudicati sunt, quid de qnimabus peccatorum sentit, si uno tempore in igne coquentur, psalmista ait : reddet deus unicuique secundum opera sua, […] hic ostendit non amplius ignis exurit nisi quantum maculas culparum invenerat et sicut differencie sunt gratiarum et multas mansiones celestis, ita et differencie sunt in inferno multa genera erunt poenarum. 348  Cinq fois chez Prudence : PL  115, col.  1151, 1166, 1196, 1267. Florus : CCCM  260 p.  255 et 375. Hincmar : PL 125, col. 161. Amolon : MGH Ep. 5, p. 372. Raban : MGH Ep. 5, p. 488…

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épiscopal, « entré en scène » dans le débat politique vers les années 820, lors de ses conflits d’intérêts avec l’aristocratie laïque, regardant en particulier les biens d’église349. Lorsque la controverse sur la prédestination éclate, la vague conciliaire réclamant la restitution des biens d’Église vient de peser de tout son poids sur le levier pastoral de la peur du châtiment et sur le thème, bien vu par Epperlein, du libre-arbitre. Mais contrairement au libre-arbitre, l’Enfer peut être utilisé dans le discours comme une menace utile. La prédication de Gottschalk ne sape pas seulement une pièce essentielle de la discipline sociale, mais l’atout-maître des revendications du groupe des évêques. Au palais de Ver, en décembre 844, les évêques et les clercs, sous la direction d’Ebroin de Poitiers, Wenilon de Sens et Louis de Saint-Denis, adressent à Charles un avertissement sur son jugement : « nous avons reçu la charge de nous préoccuper de vous aussi, qui attendez, avec les autres fidèles purifiés dans la foi et le baptême par notre ministère, le terrible jour du jugement »350. Selon Loup, Charles devrait rappeler aux laïcs que les malheurs du royaume sont dus aux spoliations, et que la colère de Dieu est sur eux351. Au concile de Meaux-Paris, en 845, les évêques écrivent : « il revient aux évêques d’annoncer aux peuples le glaive imminent, c’est-à-dire la vision de la fureur et du jugement de Dieu »352. Eux, les successeurs des apôtres, sont les gardiens du paradis et promettent à leurs adversaires les châtiments dont tous les prédicateurs d’Occident agitent la menace en permanence. La Collectio de raptoribus, rédigée contre les spoliations de biens d’Église et adoptée au concile de Quierzy de 857, puis maintes fois copiée, débute par une citation de la Regula pastoralis de Grégoire le Grand, commençant ellemême par la vision eschatologique de Matthieu 25 : le ton est donné. La collection entière menace les spoliateurs des peines de l’Enfer353. La fin de la lettre d’Hincmar à Charles le Chauve de février 859 sur le même thème, exhumée par Thomas Gross en 1976, contient les mêmes menaces : « s’ils ne se convertissent pas, s’ils ne se corrigent pas, le gardien de la vérité a déjà sorti son glaive contre le monde pour faire justice à ceux qui supportent l’injustice »354. 349  Le thème de « l’entrée en scène » de l’épiscopat dans les années 820 est bien connu ; il est dû au chanoine Delaruelle, avec l’article « En relisant le ‘De institutione regia’ de Jonas d’Orléans. L’entrée en scène de l’épiscopat carolingien », dans Mélanges d’histoire du moyen âge dédiés à la mémoire de Louis Halphen, Paris, 1951, p. 185‑192. 350 MGH Conc. 3, p. 40. 351  Levillain éd., Correspondance de Loup, vol. 1, p. 201‑203. Cf. Devisse, 1975, p. 303. 352 MGH Conc. 3, p. 81 : Sacerdotum est etiam imminentem gladium, quae est animadversio divini furoris atque iudicii, populis nunciare. 353  Ibid., p. 392‑396. Sur la transmission de la Collectio de raptoribus, voir Calvet-Marcadet, Défense des terres d’Église, Annexes, « La réception de la Collectio de Raptoribus au IXe siècle ». 354  T. Gross, « Das unbekannte Fragment eines Briefes Hincmars von Reims aus dem Jahre 859 », dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 32, 1976, p. 187‑193 (192).

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En définitive, la réalité des peines de l’Enfer, dont les portiers du Ciel menacent les ouailles récalcitrantes, est un thème populaire de la prédication franque. Ils y puisent les citations qui structurent les premiers textes de la controverse sur la prédestination. Nous en avons vu plusieurs exemples : I Tim 2, 4 ; Rm 2, 6 ; Jn 3, 18 et, surtout, Matthieu 25, 34‑43. L’édifice social et politique carolingien repose sur ces fondations : une pastorale de la crainte, de la capacité de faire son salut par les œuvres et de la responsabilité collective des élites. Une nouvelle fois, la vision eschatologique du Christ est citée par Hincmar en prologue au De cavendis vitiis, entre 860 et 875, où il avertit Charles le Chauve : « très cher seigneur, […] gardez bien à l’esprit Celui à qui vous devez rendre vos comptes, sous les yeux du monde entier, des anges et des archanges »355. La doctrine de la double prédestination, qui semble reléguer l’élection et la réprobation dans l’arbitraire de Dieu (Rm 11, 33 : quam inscrutabilia iudicia eius), puis la controverse érigénienne sur la matérialité des peines de l’Enfer, font vaciller cet édifice. Il ne s’agit pas là d’une construction historiographique : on en décèle la trace dans les débats sur la prédestination eux-mêmes. 3.  Libre-arbitre, matérialité du châtiment et crise de la peur (années 850)

En 859‑860, Hincmar, dans son dernier De praedestinatione, met au nombre des querelles qui ont agité la décennie le problème suivant : « que les châtiments de l’Enfer ne soient que le souvenir torturant de la conscience des péchés »356. Hincmar, dédicataire du De praedestinatione de Jean Scot, épingle donc une thèse qui y est défendue. Partie intégrante du Periphyseon, par où elle passe à la postérité, on la rencontre dès les premières œuvres de l’Erigène357. Dans les Annotationes in Marcianum, le commentaire sur Martianus Capella qui constitue le cœur de son enseignement à la cour dans les années 850, Jean Scot nie la réalité physique du châtiment : C’est un délire de poètes […] de penser que les âmes, à l’intérieur de ce monde, dans les orbites des planètes, […] soient corporellement [je souligne] punies, purifiées et toujours détenues pour le mérite de leur mauvaise vie, ou libérées par le mérite de leur bonne vie358.

Son De praedestinatione développe considérablement cette thèse : « la mort et les misères des supplices éternels n’existent pas du tout »359 ; « dans la fournaise 355  Hinkmar von Reims, De cavendis vitiis et virtutibus exercendis, D. Nachtmann ed., Munich, 1998 (MGH Quellen zur Geistesgeschichte des Mittelalters, B. 16), p. 105‑106. 356  PL 125, col. 296‑297. 357  A. Wohlman, L’homme, le monde sensible et le péché dans la philosophie de Jean Scot Erigène, Paris, 1987, p. 40‑41 ; Marenbon, « John Scottus and carolingian Theology ». 358  Iohannis scotti annotationes in Marcianum, C. E. Lutz éd., Cambridge, Mass., 1939, p. 13, 1. 359  CCCM 50, p. 66.

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éternelle, la misère du châtiment n’est rien d’autre que l’absence de la sainte félicité »360. La nature, créée par Dieu, ne saurait se punir elle-même. Le péché est son propre châtiment. L’Erigène commente alors la vision eschatologique de l’Évangile de Matthieu, qui voue les réprouvés au « feu éternel » ; il s’agit d’un feu intérieur et non physique361. Le pire châtiment est, pour les pécheurs, de se faire les esclaves d’un péché permis par Dieu, gardant ainsi leur place dans le dessein de Dieu362. Jean Scot consacre un dernier chapitre d’érudition au feu éternel, commentant toujours Matthieu 25, pour affirmer qu’élus et réprouvés résideront tous dans le feu éternel, qui ne consummera pas leurs corps, mais fera néanmoins souffrir les réprouvés363. Les augustiniens, Florus et Prudence, réagissent avec violence. Ils doivent se battre sur deux fronts. D’une part, il leur faut réfuter l’idée que la double prédestination serait démobilisante en ce qu’elle dissiperait le potentiel pastoral de la menace de l’Enfer. D’autre part, ils ont l’obligation urgente de réfuter les thèses de l’Erigène sur l’immatérialité des châtiments. Prudence réagit à cette dernière thèse avec une virulence inégalée dans le reste de son traité, et en particulier à l’idée qu’élus comme réprouvés seront placés, suprême désordre, dans le même feu : O folie inouïe ! O détestable insanité ! O stupidité abominable ! O subtilité plus dure qu’aucun coup ! O virulence qu’il faudrait débarrasser de toute cette abomination ! Comment, toi, le plus orgueilleux de tous les mortels, as-tu osé prendre la parole avec une telle impudence ? La vérité affirme que « le feu est préparé depuis le commencement pour le diable et ses anges » (Mt 25, 41) : et tu en fais le réceptacle aussi bien des misérables que des bienheureux ?364

Le chapitre sur l’immatérialité des peines de l’Enfer est le plus contesté de Jean Scot. Dans le seul manuscrit subsistant du De praedestinatione, il a été copieusement annoté par un lecteur hostile (cf. chap. 7, p. 442). Prudence, dans la suite du passage cité ci-dessus, relate un enseignement reçu de la propre bouche de l’Erigène : l’au-delà, l’Enfer, le paradis, les corps glorieux ne seraient situés nulle part ailleurs qu’en ce bas-monde, précisément entre la terre et le firmament365. Les 360  Ibid., p. 93‑94. 361  Ibid., c. 17, § 7. 362  Ibid., c. 18, § 9, p. 116. 363  Ibid., c. 19, p. 117‑120. 364  PL 115, col. 1293. 365  Ibid., col. 1293‑1294 (je traduis) : « Je me souviens, autrefois – la rumeur l’a répété ici ou là de nos jours – t’avoir entendu me raconter qu’au-delà de ce ciel visible, ce ciel que l’Ecriture appelle le firmament

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thèses de Jean Scot reçoivent une vaste publicité à la cour, là même où l’aristocratie, principale cible du discours des clercs sur les biens d’Église, se presse autour du souverain et des idées à la mode. Florus aussi consacre une bonne part de son traité aux tourments des réprouvés366. Il rétorque à l’Erigène des arguments de bon sens, dont les images peuvent toucher tout lecteur : À l’évidence, jamais la nature ne peut-être punie par autre chose que par la nature […] comme les corps des voleurs sont punis par le fouet, le glaive ou toutes sortes de tourments dont la nature punit leur nature367.

Le diacre lyonnais ne cache pas que la peur des tourments est un impératif pastoral : Étant donné que la terreur et la vérité des supplices éternels sont partout clairement recommandés à notre foi, pour nous enseigner une crainte très saine et exciter notre constante purification, comment a-til osé, celui-là, rajouter que « les peines des pécheurs sont seulement leurs péchés » ?368

La conséquence, poursuit Florus, est que s’il n’y a pas de châtiment, la récompense éternelle des élus perd tout intérêt369. Les arguties de l’Irlandais sont des « tours de passe-passe » qui menacent le lecteur370. Le châtiment n’est pas un mal mais un bien, car il est juste, quelle que soit la souffrance des réprouvés371. Chez Florus, la prédestination du châtiment ne pousse pas au fatalisme, bien au contraire : elle a toute sa place dans l’effort disciplinaire. En suscitant la peur des tourments préparés, elle doit faire craindre au chrétien d’être réprouvé et le et l’apôtre traduit « le voile du tabernacle » (Hebr. VI, 19) tiré devant l’oracle, il n’y avait rien ; et que sous la terre, il n’y avait rien non plus ; mais que c’était dans cette maison du ciel et de la terre qu’étaient contenues toutes choses ; ce que nous appelons l’enfer, de la terre à la lune, puis le paradis, ou le royaume des saints, jusqu’au firmament, et là, les anges saints et âmes des saints, et notre Seigneur Jésus-Christ qui y est présent corporellement ; alors que la vérité et l’autorité de la foi catholique en jugent autrement. On ne trouvera aucun auteur ecclésiastique suffisamment fou pour affirmer de telles choses ; tu prouves ainsi que tu as puisé et vomi cette maladie mortelle de la lecture à laquelle tu consacres toutes tes forces. C’est ton Capella, je le crois, plus qu’aucun autre, qui t’a conduit dans ton labyrinthe : tu lui as consacré ta méditation plus qu’à la vérité de l’Evangile ». 366 Zechiel-Eckes, Florus, p. 118. 367  CCCM 260, p. 225. 368  Ibid., p. 227. 369  Ibid., p. 231. 370  Ibid., p. 229 : Quicunque huiusmodi fallaciis atque praestigiis illuduntur… 371  Ibid., p. 256.

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pousser à un effort constant vers la perfection. Dès la fin du VIIIe siècle, le Liber exhortationis de Paulin d’Aquilée, dédicacé au duc Eric de Frioul, employait le même argument : ne tardons pas à nous convertir, écrivait Paulin ; nous craindrions qu’il ne nous châtie, lui qui en a prédestiné certains au supplice éternel372. Loin de pousser au fatalisme, la crainte d’un châtiment prédestiné est, pour Paulin, un levier pastoral de premier choix. La critique de l’Erigène et la réfutation des craintes pastorales d’Hincmar et Raban vont donc de pair : la prédestination d’un châtiment matériel est à la fois orthodoxe et utile au prédicateur. Le Liber de tribus epistolis répond à l’argument que la prédestination impose aux réprouvés la nécessité de faire le mal, après une citation d’Augustin, en faisant l’éloge de la peur du jugement : Celui qui aura entendu cela, trouvera-t-il donc de quoi se plaindre ? Que lui reste-t-il à faire, sinon, poussé par la terreur du juste jugement par lequel Dieu a décrété la punition de ceux qui persévèrent dans leurs méfaits, de se corriger de ses propres méfaits, pour ne pas être puni avec ceux qui ne se corrigent pas ? Ainsi, la peur du juste jugement de Dieu qui punit les iniques et les impies n’est nocive à personne, au contraire : elle s’avère parfaitement salutaire pour ceux qu’elle contribue à corriger373.

Ici, la pastorale de la peur s’appuie sur la doctrine de la double prédestination. La force de conviction qu’elle perd en insistant moins sur le libre-arbitre, elle la compense avec la force psychologique du châtiment prédestiné, image des tourments imminents. On la retrouve dans le De tenenda, en 853‑854 : Nous confessons […] une prédestination pleine et entière, ne niant la miséricorde de Dieu à personne, ne soustrayant la grâce de la conversion à personne, ne fermant l’accès à l’indulgence à personne, mais inculquant à tous ceux qui veulent rester dans l’iniquité une terreur saine et profitable374.

Florus consacre plusieurs passages aux aspects pastoraux de la prédestination. La collection des Sententiae Augustini, prévue pour un public simple, affirme, non contente d’un exposé doctrinal de la grâce et de la prédestination, que l’admonition et l’exhortation fraternelles sont choses indispensables, et que les fidèles tirent profit des prières, aumônes et « autres efforts de piété »375. La théorie reste donc au service de la pratique.

372  PL 99, col. 263. 373  CCCM 260, p. 330. 374  Ibid., p. 433. 375  PL 116, col. 108.

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Conclusion

La controverse sur la prédestination met une chose en évidence : la peur du châtiment trouve toute sa place dans une pastorale à la fois pleinement carolingienne et pleinement augustinienne. Pourtant, la crainte d’une remise en cause de la pastorale de la peur, qui est une pièce de l’édifice social et une arme polémique des clercs, a été vive. Elle explique en partie l’intensité des débats. Premièrement, Raban et Hincmar ont estimé qu’en éliminant le ressort pastoral du libre-arbitre, la prédestination au châtiment pousserait à l’indifférence à l’égard du jugement dernier. Florus rétorque, d’une part, que le libre-arbitre n’est pas évacué par la doctrine de la prédestination (c’est là une aporie de l’augustinisme vue en introduction) et, d’autre part, que la prédestination au châtiment est, au contraire, un puissant ressort psychologique, poussant les pécheurs à la conversion par la peur. Ce premier débat se situe à l’intersection dramatique entre, d’une part, un point de sotériologie mal défini et, d’autre part, un impératif pastoral qui en dépend absolument, et qui est de surcroît exacerbé par les récentes polémiques sur la dévolution des biens d’église. Deuxièmement, la théologie érigénienne va au-delà des termes conventionnels de ce débat en suggérant l’immatérialité des peines de l’Enfer. Songeons encore que cette thèse fait partie de son enseignement à la cour et circule dans l’aristocratie. Dans cette mesure, il est difficile d’interpréter le tollé provoqué par Jean Scot autrement que comme la manifestation d’une crise de la peur, c’est-à-dire du scepticisme et de l’indifférence de certains aristocrates, auxquels l’Erigène, lui-même laïc, fournit une justification doctrinale, à l’égard des menaces répétées des clercs. La violence de sa condamnation par Prudence, Florus et le concile de Valence, la discrétion affichée par son commanditaire, Hincmar, offrent un contraste saisissant avec la protection royale, comme si la cour s’était offert, avec l’Irlandais, une doctrine plus accommodante que celle des évêques, qui font à cette occasion front commun. Ce conflit est donc traversé par plusieurs lignes de front, entre augustiniens et « semi-pélagiens », certes, mais aussi entre le clergé traditionnel et la théologie novatrice de la cour. Au terme des débats, la « prédestination d’Église » mise en évidence par Weizsacker376 prêchée par l’Église de Lyon et les clarifications de Florus sur la compatibilité de la pastorale de la peur avec la double prédestination ont pu convaincre tous les participants que, contrairement aux craintes initiales de 376  Pezé, « Historiographie », dans La controverse carolingienne sur la prédestination. Histoire, textes, manuscrits, op. cit., à paraître. Voir aussi l’introduction, p. 31.

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Raban, celle-ci ne remettait pas en cause l’édifice idéologique carolingien. Les débats ont donc pu s’interrompre d’eux-mêmes sans qu’une formule de concorde sur la double prédestination ne soit adoptée. C.  Contestations laïques La grande inconnue de cette controverse est son audience laïque. Nous avons maintenant mesuré la résonance des débats à la cour de Charles le Chauve, où la théologie novatrice de l’Erigène prémunissait l’aristocratie contre les admonitions du clergé. Ces aristocrates ne sont pas un public passif. Ils participent, dès Gentilly en 767, aux débats doctrinaux377. Tout au long du IXe siècle, les conciles sont souvent doublés par une assemblée royale, ce qui permet aux laïques et aux clercs de multiplier les contacts sur les affaires en cours378. C’est le cas des conciles de 848 et 849. La cour est un milieu plus ouvert que ne le laissent penser les sources, comme le révèle l’épisode de la conversion de Bodo. En 838, ce diacre palatin se convertit au judaïsme à l’occasion d’un pèlerinage à Rome. Bodo, nutritus, a grandi et a été instruit à la cour. Les Annales de Saint-Bertin laissent un récit consterné de sa conversion379. Dans les années qui suivent, Bodo échange plusieurs lettres avec l’Espagnol Paul Alvare qui tente de le reconvertir. Celui-ci fait une remarque sur la cour carolingienne : « Tu dis que tu as vu, dans le palais du roi des Francs, jusqu’à quatorze hommes qui différaient entre eux par le culte »380. Il est difficile de savoir ce que Bodo entend par cultus : religion ; liturgie ou doctrine ; pratique religieuse en général381. Bodo aurait en tout cas argué du cosmopolitisme de la cour pour défendre sa préférence d’une religion intègre. Agobard dénonce quelques années plus tôt la faveur en cour des Juifs, auxquels les chrétiens euxmêmes demandent des bénédictions382. La cour vit dans une ambiance plutôt tolérante où la discussion religieuse est monnaie courante. L’audace des théories de l’Erigène, condamné en concile, averti par le pape, mais jamais disgrâcié par Charles, le montre. 377  Hartmann, « Laien auf Synoden », p. 258. 378 Cf. Ibid., p. 260‑269. Les assemblées doubles remplacent les concilia mixta vers 800. 379  Annales de Saint-Bertin, p. 27‑28. 380  Liber epistolarum Alvari, ep. XVIII, PL 121, col. 503 : dicis te in Francorum regis palatio vidisse quatuordecim viros inter se ipsos cultu diversos. 381  Cela se rapporterait alors à la diversité des liturgies romano-franques et aux expériences liturgiques du règne de Louis le Pieux, dont Amalaire est un exemple éloquent. Charles le Chauve est, lui aussi, friand de rites exotiques et assiste à la messe selon les rites de Constantinople, de Jérusalem et mozarabe : cf. A. Jacob, « Une lettre de Charles le Chauve au clergé de Ravenne ? », dans Revue d’histoire ecclésiastique, 67/2, 1972, p. 409‑422. 382  CCCM 52, p. 194.

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Malheureusement, le corpus des débats, contrôlé par le clergé, ne nous a laissé aucune allusion explicite à la participation active des laïcs. Néanmoins, on peut prendre la mesure, grâce à un faisceau d’indices, de la contestation qui entoure, du côté des laïcs, l’écheveau des débats des années 850 : la prédestination, le librearbitre, la matérialité de l’Enfer, les biens d’église. Nous pouvons alors discerner la réaction laïque au discours des clercs et déceler enfin des traces d’un scepticisme et d’une contestation qui, à l’époque carolingienne, font cruellement défaut383. 1.  Questionnements sur le libre-arbitre (849‑850)

En 849, Loup de Ferrières, dans le Liber de tribus quaestionibus, dénonce de mystérieux sectateurs du libre-arbitre en des termes qu’il faut lire in extenso : Mais que se lève l’un de ces querelleurs obstinés pour dire : « Dieu n’aurait pas dû créer l’homme s’il savait qu’il allait pécher ». On devrait dire, avec plus de justesse : « l’homme n’aurait pas dû commettre le péché qu’il pouvait facilement éviter et dont il savait, s’il croyait aux paroles de Dieu, qu’il allait le tuer ». […] Ou, ajoute-t-il, « il aurait dû créer un homme qui ne puisse pas pécher ». Pourquoi ne pas se plaindre ainsi : « pourquoi l’homme, étant capable, s’il le voulait, de ne pas pécher, n’a pas voulu demeurer dans un état qui lui permettait, par son obéissance, de mériter de Dieu de ne pas vouloir ni pouvoir pécher ? » En effet, pourquoi nier à l’homme cette volonté qui lui obtient, s’il l’utilise bien, une récompense et s’il l’utilise mal, les souffrances d’un tourment prévisible ? Je dirais, avec constance, que Dieu n’aurait créé aucune créature qui pécherait s’il n’avait décidé qu’elle redeviendrait bonne ou causerait quelque bien. En effet, il a préféré faire des méchants des hommes bons, ou au moins en tirer du bien, plutôt que permettre qu’il n’y ait aucun mal384.

Ce long passage de Loup peut aisément être mis en regard d’un extrait de l’Ad simplices d’Hincmar de Reims, lui aussi de 849 : Mais il y en a certains qui disent que Dieu aurait dû créer l’homme tel qu’il ne puisse ni pécher avec son libre-arbitre ni être capable de recevoir le mal ; mais ce qu’ils disent, comme le montre saint Jérôme, c’est que Dieu aurait dû créer l’homme bon par nécessité, et non bon par volonté. Alors même que Dieu a fait l’homme à son image et à sa ressemblance (Gn 1, 16), ceux-là disent qu’il aurait dû faire un homme qui ne soit pas semblable à Dieu, Lui qui est bon parce qu’il le veut, et non parce qu’il y est obligé385.

383  Voir T. Lienhard, « Athéisme, scepticisme et doute religieux au Moyen Âge. Notes de lecture à propos de trois publications récentes », dans Revue de l’Institut français d’histoire en Allemagne, 3, 2011, p. 188‑205. 384  PL 119, col. 629. Pour von Severus, Lupus von Ferrières, p. 140, ces queruli peuvent être aussi bien imaginés, que réels. 385  Gundlach, « Zwei Schriften », p. 294.

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Ces extraits, au contenu si semblable, sont le reflet de débats perdus. Loup parle, avant ce passage, du péché originel et de la déchéance de l’homme causée par le mauvais usage du libre-arbitre. Après la chute, Dieu en sauve certains et en abandonne d’autres. Immédiatement, Loup répond à des objections d’une profondeur insolite : Dieu n’aurait pas dû créer l’homme en sachant qu’il allait pécher ; il aurait dû le créer de telle sorte qu’il ne le puisse pas. En arrière-plan, on voit se dessiner un reproche : en créant les hommes si faibles, Dieu semble les avoir voués au châtiment. S’il voulait que l’homme s’applique aux bonnes œuvres, il fallait l’en rendre capable. Évidemment, ce reproche n’est formulé par aucun des controversistes. Qui sont ces « querelleurs obstinés » ? Les traités d’Hincmar comme de Loup sont plutôt destinés à des clercs ; cela dit, la nature des objections semble dénoncer des laïcs. Elles sont fondamentales, trop peut-être pour provenir de clercs. Elles portent sur la question, toujours débattue, de la théodicée : la justification du mal. Il ne serait sans doute venu à l’esprit d’aucun clerc de remettre en cause la création elle-même, ou la responsabilité de l’homme dans sa damnation. Or, l’objection porte là-dessus : si Dieu crée l’homme capable du péché, qu’il ne s’étonne pas que l’on pèche ! Il n’avait qu’à créer l’homme incapable de tout mal, s’il le voulait parfait. Ce n’est pas une objection de pasteur, mais d’ouaille sceptique envers son catéchisme, qui s’approprie le problème de la prédestination autrement que les clercs rompus à la théologie. Loup de Ferrières et Hincmar ne sont pas les seuls à nous donner cet aperçu. Dans le cinquième chapitre de son traité, Jean Scot (lui-même laïc), après avoir débattu de la nécessité du bien et du mal et défendu le libre-arbitre, s’interrompt pour s’en prendre à des « objections » qui le retiennent jusqu’au chapitre six386. D’après l’Irlandais, certains dédaignent de se corriger et se plaignent de Dieu. N’aurait-il pas été mieux que Dieu créasse l’homme sans le libre-arbitre qui le rend coupable du péché ?387 Les objecteurs ne s’arrêtent pas là et formulent un sophisme à quatre termes. Le libre-arbitre est un don de Dieu ; or tout don est bon ; ce qui est bon ne nuit pas ; le libre-arbitre ne nuit donc pas (le paralogisme, précise Jean Scot, est de leur cru)388. Dieu n’aurait pas dû créer un homme capable de pécher, car il avait le pouvoir d’éviter cela. Cette « opinion perverse », dit l’Erigène, se réfute

386  CCCM 50, c. 5. 387  Ibid., l. 118 : In quo loco respondendum est his qui nolentes immo spernentes sua peccata corrigere sed querentes de divina operatione procaciter dicere solent : « cur Deus dedit homini liberum arbitrium quo solo peccare convincitur ? » 388  Ibidem : quod etiam conantur falsissimo paralogismo concludere proponentes : si liberum arbitrium donum Dei est ; omne autem donum bonum est ; omne bonum non nocet ; liberum igitur arbitrium non nocet.

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aisément : il dresse pour cela un interrogatoire fictif. Et ce n’est encore la fin : les objecteurs ont des arguments en réserve. Pourquoi Dieu n’a-t-il pas donné à l’homme un libre-arbitre qui ne veuille que le bien et la piété ? À l’inverse, pourquoi n’aurait-on pas pu avoir un libre-arbitre boiteux, qui ne veuille pas le mal ? N’est-il pas mieux en effet de vivre heureux, même avec un libre-arbitre boiteux, que d’être pleinement libre389 ? Jean Scot conspue ses objecteurs : Miranda est vestra cecitas390 ! La situation d’énonciation est alors rompue : comme il avait interpellé Gottschalk, Jean Scot les harangue pour leur donner un cours sur la notion de justice. « Ne savezvous pas ce qu’est la justice ? Vous l’ignorez complètement ». Il en donne alors la célèbre définition romaine : sua cuique tribuere. Une définition de droit civil, particulièrement à même de toucher un laïc. Ces objections ne sont pas plus hypothétiques que celles de Loup ou d’Hincmar ; les objecteurs non plus. Les questions, plus élaborées, reprennent la même question de la théodicée. Pourquoi Dieu a-t-il voulu la liberté de l’homme ? N’aurait-il pas fallu les créer absolument bons ? Ce sont les mêmes questions que pose Evode dans le De libero arbitrio, un dialogue philosophique d’Augustin composé en 387‑388, alors que son auteur ne s’était pas converti : « Je me demande si celui qui nous a créés a bien fait de nous donner le libre-arbitre, que la capacité de pécher prouve que nous avons. Nous n’aurions pas péché, si nous ne l’avions pas eu : on peut craindre que Dieu soit jugé responsable de nos méfaits, de cette manière »391. C’est le raisonnement sceptique par excellence, réfutant l’existence de Dieu par l’aporie de l’existence du mal et justifiant l’indifférence envers la quête du salut par la nécessaire bonté de la création. Jean Scot a entendu ce raisonnement et ressent l’impérieuse nécessité de le contrer. Son interrogatoire de deux pages sert à cela. L’interrogatoire est un genre en soi, fréquemment utilisé par Gottschalk, soit pour reconstituer des débats passés, soit pour proposer des manuels de débat à ses partisans (cf. chap. 5, p. 328). Il a donc existé des objecteurs suffisamment nombreux et puissants pour forcer Hincmar, Jean Scot et Loup de Ferrières à répondre, au détour d’un chapitre, à 389  Ibid., l. 150 : si vero dixeritis « cur Deus homini tale liberum arbitrium non dedit, cum potuit, quo non nisi pie justeque vivere vellet nec aliter velle posset impie vero injusteque vivere nec vellet nec posset ? »… Si dixeritis : quid homini noceret si liberum suum arbitrium parte aliqua claudicaret, id est, eo male uti non posset tantum ut eo bene utendo ad vitam perveniret aeternam ? melius est enim beate vivere quam plenam voluntatis libertatem habere. 390  Ibid., l. 169. 391  De libero arbitrio I, 16, 35.

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leurs questions. L’épicentre de tels débats est la cour392, lieu de dialogue entre clercs et laïcs lettrés393. La formulation des arguments en syllogismes dénonce ce milieu : nous sommes dans les années où Jean Scot commente Capella394. Comme Prudence, qui y avait fait sa connaissance, il a sans doute fait cours aux adolescents qui entouraient les grands du royaume395. À la cour fourmillent les jeunes nutriti du roi, que les clercs doivent encadrer et moraliser396. Les relations entre clercs et laïcs, faites de conversations et d’invitations à dîner, sont cordiales397. Ces élites laïques sont cultivées : plusieurs correspondent avec les intellectuels de leur temps, comme Raban Maur398, et certaines des bibliothèques reconstituées par Pierre Riché prouvent leur culture399. L’exégèse est parfois dédiée à des aristocrates laïcs400. Mais à ces quelques exceptions près, la vie intellectuelle laïque, sous Charles le Chauve, est très peu documentée. Pourtant, on s’aperçoit qu’une autre affaire laisse transparaître des objections laïques à l’enseignement des clercs, éparses dans la documentation : la gestion des biens d’église. 2.  Objections sur les biens d’église (années 830‑850)

La première source témoignant d’objections laïques argumentées contre les prescriptions cléricales au sujet des biens d’église est la lettre synodale de 836 adressée à Pépin d’Aquitaine. Elle livre bien des enseignements sur le degré d’acculturation de l’élite401. L’épître relève de la rhétorique traditionnelle de la peur : les spoliateurs de biens d’église seront frappés par le châtiment402. Elle cite, comme Loup, Hincmar et l’Erigène, certains arguments de ses contradicteurs. Ces

392 Devisse, Hincmar, p. 117. Ganz, « The debate on predestination… », p. 283. 393 Depreux, Prosopographie, p. 19‑21, a mis l’accent sur une lacune historiographique : où étaient éduqués les laïques lettrés ? Les indices semblent dénoncer la cour mais il manque une monographie, malgré le volume Lay intellectuals in the Carolingian world, J. Nelson et P. Wormald dir., Cambridge, 2007. 394  Voir l’apostrophe de Prudence de Troyes dans son De praedestinatione, citée p. 225. 395 Cappuyns, Jean Scot, sa vie, son œuvre, sa pensée, p. 54. 396 Nelson, Charles le Chauve, p. 65. Les clercs doivent admonester les laïcs : Sot, « Concordances et discordances », p. 346‑347, citant Jonas, De institutione laicali, I, 7, 9‑10 et II, 19. 397  Ibid. ; cf. Hincmar, De ordine palatii, 27 (T. Gross et R. Schieffer ed., Hannovre, 1918, MGH Fontes iuris 3), p. 80. 398  Savigni, « Les laïcs », p. 85. 399  Cf. Riché, « Les bibliothèques de trois aristocrates ». 400  Shimahara, « L’exégèse biblique », p. 211‑212 : elle inventorie un manuscrit de Questions sur l’Heptateuque publié pour un laïque anonyme, l’échange entre Haimon et le comte welf Conrad qui figure dans le manuscrit BNF, latin 5715, ainsi que le testament d’Évrard. 401 MGH Conc. 2.2, p.  724‑767. Je remercie Gaëlle Calvet-Marcadé de m’avoir fait connaître cette source. 402 Calvet-Marcadé, Défense des terres d’Église, p. 292 ; MGH Conc. 2.2, p. 739.

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derniers, s’insurge-t-elle, ne respectent pas la dignité ecclésiastique et tiennent des raisonnements pernicieux. Où est le mal – disent-ils – si l’on a besoin d’utiliser les biens ecclésiastiques ? Dieu et les saints, eux, n’en ont pas ou plus besoin. Toutes les choses de la terre ne sont-elles pas à Dieu ? Ne les a-t-il pas créées pour l’usage des hommes403 ? Ces quelques lignes nous plongent dans une culture désormais invisible, faute de sources. Elles dévoilent des laïcs élaborant une justification chrétienne de la spoliation des biens d’église. Cette justification, tout en se situant à l’intérieur du système chrétien, se fonde sur des objections de bon sens. Les arguments avancés n’ont d’ailleurs rien de fondamentalement anticlérical. On les retrouve dans une catéchèse pour laïcs du début du IXe siècle, originaire du Nord de la France : Voilà toutes les merveilles qu’a faites Dieu pour nous les hommes. Qu’espérez-vous ? Quels remerciements pouvons-nous lui adresser ? Et comment devons-nous le servir, lui qui nous a donné tant de biens et de dignités, qui les a préparés pour nous sans mérite de notre part, sans aucun service, sans aucune nécessité ? Car il n’a besoin d’aucun service. Les puissants ont des esclaves, ils ont besoin de leur aide et de leur service : Dieu en revanche n’a besoin d’aucune aide404.

Le même argument qui servait à imprégner les laïcs de la toute-puissance de Dieu et à inspirer une action de grâce pour les bienfaits reçus est retourné sans ménagements. S’Il n’a pas besoin de service, pourquoi les aumônes ? Ces laïcs savent ne pas toujours écouter les clercs. En février 859, Hincmar se plaint des ouailles qui vont à la messe par conformisme et en repartent juste avant la lecture de l’Évangile – pour éviter le sermon405… L’archevêque commande donc à ses prêtres de leur lire sa lettre d’admonition après la première lecture, et non après l’Évangile : pris par surprise, les auditeurs seront bien obligés d’écouter. L’Epitaphium Arsenii, dont le deuxième livre est rédigé par Paschase Radbert dans les années 850, se fait l’écho d’arguments laïcs en faveur de confiscations de biens d’église. Le discours de Wala que Paschase situe à Aix en hiver 828, mais qui est en réalité de sa propre confection, met en scène les objections des Grands : « la république est amoindrie par de nombreux problèmes et ne peut se suffire à elle-même ; nous avons besoin, pour agir, des biens et des soldats de l’Église ; nous avons besoin du soutien de ses richesses »406. L’argumentation se fait ici toute 403  Ibid., p. 731. 404  Ms. Sankt-Gallen, Stiftsbibl., 124, p. 326‑327 – maintenant édité par Pelle, « An edition of an unstudied early Carolingian sermon collection », op. cit. supra p. 281, n. 343. 405 MGH Ep. 8, p. 60. 406  PL 120, col. 1611.

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pragmatique : il n’est plus question des droits de l’Église à posséder des biens mais des nécessités du gouvernement. Paschase met en scène un débat argumenté entre Wala et les seigneurs, en présence de l’empereur. Sans doute reflète-t-il les véritables discussions des années 850. La question des biens d’église a également provoqué la rédaction d’un long traité anonyme, exhumé et édité par Guy Lobrichon. Le manuscrit provient d’Auxerre et du troisième quart du IXe siècle, au plus près des débats sur la prédestination407. D’après le traité, « il y a de nombreuses personnes » qui affirment que l’Église aurait dû rester dans la pauvreté apostolique des origines ; que les églises ne devraient pas pouvoir hériter de biens fonciers ; que les biens d’église ne sont pas sacrés. Comme la lettre synodale à Pépin, la réponse des clercs esquive ces réflexions pour élaborer un vaste florilège biblique, essentiellement vétérotestamentaire408. La pauvreté apostolique est une notion qui reste totalement étrangère à cet auteur anonyme. Guy Lobrichon, qui insiste à juste titre sur la radicalité de cette contestation, qu’on croirait tirée d’un traité vaudois ou franciscain, estime que le traité est « le fer de lance d’une reconquête idéologique »409 : c’est donc, comme on le pense ici, que les menaces des clercs sont usées et ne convainquent pas. Un commentaire du symbole édité par Susan Keefe, à usage pastoral, reprend une célèbre formule d’Augustin au sujet du châtiment : « pourquoi souffrons-nous tous ces maux de la création de Dieu ? Parce que nous l’avons offensé. De ton châtiment, accuse ton péché, pas ton juge »410. David Ganz a montré que dans l’Epitaphium Arsenii, Pascase oppose les « honnêtes gens » aux courtisans qui doutent de la résurrection et des visions411. Le questionnement et les remises en cause atteignent des degrés que les sources ne nous permettent plus de mesurer mais seulement, rassemblés comme ici en faisceau, de pressentir.

407  G. Lobrichon, « Biens d’Église, offrandes et lieux sacrés : autour d’un traité carolingien inédit », dans La dîme, l’Église et la société féodale, Turnhout, 2012 (Collection d’études médiévales de Nice, 12), p. 107‑154. Ms. Paris, BNF, latin 1745. 408  Voir l’index des citations, ibid., p. 152‑154. 409  Ibid., p. 113. 410  CCCM 254, p. 37 (textus 7 ; manuscrit Montpellier, BISM, 141). 411  Ganz « The Epitaphium Arsenii… », p. 543, citant l’Epitaphium Arsenii I : Sed quid ignoti facient, cum a conscio criminamur ? aut non legisti quid nuper attulit gentilium tema quod quidam Drusillam in caelum euntem viderit ? Fortassis idem vidisse Arsenium habentem iter in caelum narrabit. Quapropter eum interrogate, si vobismet non creditis, velit nolitve, quae in caelo aguntur, quia divinis non credimus, forsitan se vidisse monstrabit ; quem si interroges, vel soli narrabit coram pluribus, ut estimo, numquam verbum facturus.

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3.  Une audience laïque contrastée

Peut-on alors considérer les arguments récriés par Hincmar, Loup et Jean Scot comme représentatifs d’une sorte de contre-culture laïque, réagissant comme elle peut au discours des clercs en matière de biens d’église et de prédestination ? En réalité, le tableau est contrasté. Il faut éviter d’opposer mécaniquement ecclésiastiques dévots d’un côté et laïques sceptiques de l’autre. S’ils émaner sans doute de laïcs, les arguments contestés par Hincmar, Jean Scot et Loup ne doivent pas être considérés comme représentatifs. Il devait régner dans les opinions la diversité qui a tant déplu à Bodo. Le Manuel de Dhuoda, peu avant l’affaire Gottschalk, donne l’exemple d’un monument de piété laïque ayant intériorisé les préceptes ecclésiastiques incarnés par la pastorale de Jonas d’Orléans412. Les portes du paradis ne sont pas réservées aux clercs mais ouvertes aussi aux laïques pratiquant les œuvres. Elle recommande la plus complète soumission aux clercs (III, 11)413. Cette soumission embrasse l’autorité intellectuelle : son fils doit écouter les bons prêtres, méditer et accomplir leurs prescriptions414. De quel côté pencherait le Manuel dans la querelle ? Incontestablement, du côté d’Hincmar. Dhuoda se fait l’écho de la théorie de la réintégration du nombre angélique, d’après laquelle l’humanité fut créée pour remplacer les anges déchus (IX, 4). Il faudra pour cela exactement autant d’élus que d’anges. L’idée, tirée d’Augustin, Grégoire, Isidore, est notamment reprise pendant la controverse par Hincmar415. Sa conception de l’élection est par ailleurs consécutive. C’est grâce aux mérites propres que l’homme est sauvé416. C’est en conséquence des œuvres, pro meritis, que Dieu distribue les bienfaits : sans quoi il serait accepteur de personnes. L’argument était déjà utilisé par les Pélagiens, puis renversé par Augustin417. Hincmar lui consacre un long développement en 849 dans l’Ad simplices418. Ce motif est l’indispensable corrolaire d’une pastorale responsabilisante destinée à un public laïc ; une pastorale qui correspond, mutatis 412  Voir, au sujet du Manuel de Dhuoda, Riché, « Les bibliothèques de trois aristocrates », p. 87‑96, Nelson, « Dhuoda » (en particulier p. 115), Le Jan, « Dhuoda ou l’opportunité du discours féminin » et Sot, « Concordances et discordances », p. 352‑361. 413  SC 225, p. 184‑197. 414  Ibid., p. 195. 415  Gundlach, « Zwei Schriften », p. 268. Voir, au sujet de la substitution du nombre angélique, Congar, Ecclésiologie, p. 103‑105. L’idée est critiquée par Thomas dans la Somme Théologique, prima pars, question 23, article 7. 416  SC 225, p. 175 : « Lui-même est l’auteur du genre humain, et il ne refuse pas de dispenser ses bienfaits aux grands et aux petits, comme il le veut, en récompense et à la mesure de leurs mérites. Car il ne fait pas acception de personne, mais se rend présent avec plaisir à tous ceux qui le craignent et font sa volonté ». 417 Augustin, De praedestinatione sanctorum, 15, 30. 418  Gundlach, « Zwei Schriften », p. 283.

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mutandis, à la pensée et à l’ecclésiologie de Jonas d’Orléans. C’est dans cette direction qu’a arbitré Charles le Chauve. Conclusion du chapitre L’exégèse de Raban des années 830‑840 conspue les hérétiques qui subvertissent les grands laïcs419. Haimon d’Auxerre, dont le Commentaire sur l’Apocalypse est à peu près contemporain de la controverse sur la prédestination, assimile les cavaliers de l’Apocalypse aux hérétiques et à leur bras séculier : « appuyés sur le patronage des princes, les maîtres des erreurs nuisent bien plus que s’ils convainquaient par leur seul discours »420. La peur que l’hérésie se propage aux élites laïques n’est pas étrangère aux contemporains. Or, Gottschalk a été hébergé plusieurs années par Évrard de Frioul, un des plus grands aristocrates d’Occident et, nous venons de le voir, les enjeux de la controverse sont étroitement imbriqués dans la crise politique des années 850. La lettre synodale de Pépin et le traité auxerrois sur les biens d’église dévoilent le discours de laïcs remettant en cause, tant du point de vue de la doctrine du librearbitre et du jugement que de celui de la propriété ecclésiastique, le pouvoir de l’Église sur les esprits et les biens. Au savoir livresque, ces objecteurs opposent un bon sens terre-à-terre : Dieu tout-puissant a-t-il besoin d’or ? Depuis le Ciel, les saints ont-ils que faire de champs, de prés, de friches ? L’Évangile n’exalte-t-il pas la pauvreté ? Les apôtres ne l’ont-ils pas pratiquée ? Si Dieu voulait que l’on soit bon, n’aurait-il pas mieux valu que l’on soit incapable de pécher ? Pour répondre, les clercs se fortifient dans la citadelle patristique. Ils citent l’Écriture en recentrant le débat sur leur fonction de médiateurs du sacré. La controverse sur la prédestination s’est donc trouvée à l’intersection entre le scepticisme de certaines élites aristocratiques à l’égard de la culture de la peur et la question des biens d’église. La crainte qu’un discours strictement augustinien sur le châtiment ne démobilise les ouailles est, chez Hincmar ou Raban, évidente. Un premier enjeu, pour les controversistes, est de s’accorder sur une doctrine qui ne remette pas en cause la pastorale des œuvres, de la responsabilité individuelle et de la crainte du jugement. Il semble que les auteurs augustiniens, comme Florus, y aient répondu avec succès. C’est là le fruit d’une adaptation de l’augustinisme à l’ecclésiologie carolingienne, mise en évidence par Weizsäcker, et que l’on peut

419  De Jong, « The empire as ecclesia », p. 222, note 135. 420  PL 117, col. 1059.

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appeler une « prédestination d’Église »421. Dès lors, le différend doctrinal pouvait perdurer : la pratique religieuse et la pastorale étaient indemnes. Un deuxième enjeu est de contrecarrer les objections plus radicales venues des milieux aristocratiques (avec les objections réfutées par Loup, Hincmar et Jean Scot) et de la cour (avec la doctrine de l’Erigène) : contre cette dernière, augustiniens et non-augustiniens, soucieux de la matérialité du châtiment et de son efficacité pastorale, font front commun. Hincmar, dédicataire de l’Erigène, l’abandonne et l’inscrit au catalogue des hérésies récentes. Les laïcs n’ont pas dû avoir un avis plus univoque que les clercs. Nous avons vu certains d’entre eux porter très loin le doute sur la question de la justification. D’autres, sur la ligne défendue par Dhuoda, ont certainement intériorisé le discours pastoral carolingien à tendance anti-prédestinatienne, qui insiste sur les œuvres et le combat des vices et des vertus. Ils sont l’objet des craintes de Raban (« si je suis prédestiné, pourquoi m’échiner à faire le bien ? »). D’autres, comme Évrard de Frioul, ont dû accueillir la personne ou l’enseignement de Gottschalk. Si cette diversité et ces clivages permettent d’expliquer la violence de la controverse et son importance dans le contexte des années 850, on regrette de ne pouvoir situer plus de personnalités laïques dans ce paysage intellectuel, faute de sources. Dans le temps long de l’Église, les intersections entre la controverse sur la prédestination et les querelles des biens d’Église, toutes deux sources de contestations laïques atteignant un degré radical, sont une mine d’or historiographique. La médiévistique est habituée à dater le réveil des laïcs face à l’Église de l’an mil, âge de la réforme grégorienne, des premières hérésies populaires et des premières communes. Mais nous avons ici rencontré des laïcs capables de contester la médiation ecclésiastique, la peur du jugement, la richesse de l’institution, l’utilité des dons : autant de thèmes qui semblent surgir au Moyen Âge central422. Si l’on y ajoute les points communs entre certaines « hérésies » savantes carolingiennes et leurs parentes du Moyen Âge central, la similitude devient fascinante : Claude de Turin et son hostilité à l’égard de l’adoration de la croix, les adversaires de Paschase Radbert contestant la conception virginale, les débats sur l’Eucharistie (Amalaire, Ratramne, Paschase)…

421  Weizsäcker, « Das Dogma von der göttlichen Vorherbesthimmung » (cf. notre introduction). 422  La lettre du moine Héribert, datant probablement de la première moitié du XIe siècle, décrit une hérésie qui conteste l’utilité des aumônes au nom d’une pauvreté radicale ; Lobrichon, « Clair-obscur de l’hérésie », p. 441‑442. De même, le supposé « premier hérétique d’Occident », Leutard de Vertus, dans le diocèse de Châlons, prêche contre la dîme : Raoul Glaber, Histoires, XI, 22.

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Guy Lobrichon, nouvelles datations à l’appui, a mis en garde contre la périodicité traditionnelle, qui garde l’an mil comme charnière423. Pour les chercheurs confrontés au renouveau hérésiologique, la chasse aux origines de l’hérésie médiévale est ouverte. L’époque carolingienne, que des études récentes tendent à relier au XIe siècle424, en est peut-être l’exorde. Il faut alors oublier la thèse de l’éveil de l’hérésie occidentale aux alentours de l’an mil425. Cela étant, certaines controverses du Moyen Âge central ont une dimension populaire qui semble faire défaut deux siècles plus tôt. D’autre part, les hérésies populaires du XIe siècle sont, en certains points de doctrine, différentes des contestations carolingiennes426. Chaque mouvement s’inscrit donc dans un contexte particulier. Or, de la dimension sociale de l’hérésie carolingienne, nous n’avons, concentrés que nous étions sur les élites, encore rien dit. Avons-nous affaire à des débats entre une poignée de savants et d’aristocrates éduqués, avec en arrière-plan la multitude passive des illettrés ? Mieux situer dans le temps long occidental la controverse sur la prédestination, et avec elle l’attitude carolingienne face au débat doctrinal lui-même, impose de contourner les élites. Ce sera l’objet de notre seconde partie.

423  Lobrichon, « Clair obscur de l’hérésie ». 424  D. Iogna-Prat, « Le « baptême » du schéma des trois ordres fonctionnels : l’apport de l’école d’Auxerre dans la seconde moitié du IXe siècle », dans Annales ESC, 41, 1986, p. 101‑126 (à propos des origines carolingiennes de la tripartition féodale) ; Pezé, « Amalaire » (à propos des précurseurs carolingiens de la société de persécution) ; C. West, Reframing the Feudal Revolution. Political and Social Transformation Between Marne and Moselle, c. 800-c. 1100, Cambridge, 2013(à propos de l’encadrement social). 425 Moore, La persécution, p. 18. 426  Les objections et contestations que l’on a reconstituées ici font silence sur bien des caractéristiques des hérésies du Moyen Âge central, en particulier l’imitation laïque de la vie apostolique et la tendance au dualisme. Nous reparlerons de ces questions en conclusion.

SECONDE PARTIE

LA CONSTRUCTION SOCIALE DES SOURCES

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Les chapitres qui précèdent ont été consacrés à l’élite dont émane la quasi-totalité des sources : il est temps, à présent, d’étudier l’impact de la controverse auprès d’un clergé de rang plus modeste. Ce décloisonnement impose de déconstruire les sources. Qui maîtrise l’information ? Qui sont les dominants et les dominés du discours ? Les simples clercs et les ouailles laïques sont-ils les spectateurs passifs du théâtre de l’élite ? S’interroger sur l’impact de la controverse auprès d’un public qui ne soit pas l’élite rejoint le problème historiographique de la scripturalité (Schriftlichkeit - Literacy), c’est-à-dire la place de l’écrit dans la société carolingienne1. Quel est le statut, quelle est l’utilité du document écrit ? Quel est l’usage d’un traité théologique ? Quels sont les différents genres d’écrits qui circulent pendant une controverse et dans quelles conditions sont-ils produits et lus ? On peut espérer, en interrogeant toutes les formes de construction de la source, aussi bien discursive que codicologique, reconstituer d’une part le substrat matériel de la controverse (production, circulation et usage des textes), et analyser d’autre part comment cette construction des sources façonne sa réalité sociale, c’est-à-dire la domination socio-intellectuelle des laïcs et des simples clercs par l’élite cléricale. Nous étudierons donc successivement la structuration du discours théologique par la domination des simples clercs par l’élite et le problème des falsifications, entre stéréotype et réalité, avant d’entreprendre une enquête archivistique dans les manuscrits carolingiens pour reconstituer la réalité pratique de la controverse.

1  Cf. M. Mostert, A Bibliography of Works on Medieval Communication, Turnhout, 2012.

CHAPITRE 5 DOCTES ET SIMPLES : LE CHAMP DU DÉBAT

Ce qui est incompréhensible à notre esprit, nous l’ignorons, assurément. Qu’il s’en présente une idée à notre pensée, nous la rejetons et nous l’infirmons, car nous savons qu’elle n’est pas cette paix que nous cherchons, et dont cependant nous ignorons encore la nature. Il y a donc en nous une sorte de docte ignorance, mais éclairée par l’Esprit de Dieu qui aide notre faiblesse. Augustin, Lettre 130 à Proba, 27‑28 L’homme dont le zèle est le plus ardent ne peut arriver à une plus haute perfection de sagesse que s’il s’est trouvé très docte dans l’ignorance même, et l’on sera d’autant plus docte que l’on saura mieux qu’on est ignorant. Nicolas de Cues, De la docte ignorance, I, 1.

L

’apparente circularité des sources dont il a été question dans l’introduction témoigne d’une différenciation entre élite et non-élite qui structure toute la querelle théologique. Elle pose la question de ce qu’est une controverse : non seulement un événement relevant de l’histoire des idées, mais un fait social à travers lequel s’est posé, dès les années 850, le problème de ce qu’était l’Église. Ce problème porte sur la hiérarchisation et le contrôle du savoir dans un régime de magistère. Dans cette mesure, il est bon d’évoquer le paradoxe de la « docte ignorance », souvent associé à la personnalité de Nicolas de Cues. Ce paradoxe s’inscrit dans une tradition culturelle remontant aux Béatitudes, dont un des versets : beati pauperes spiritu (Mt 5, 3), promet la félicité aux « pauvres en esprit ». Cette qualification positive de l’ignorance, qui acquiert au Moyen Âge une forme de normativité, pose, elle aussi, un problème de sociologie du savoir. Nous avons donc à analyser deux dynamiques : d’une part la structuration hiérarchique du savoir, d’autre part la qualification positive de l’ignorance. La vérité chrétienne a un statut institutionnel fondé sur la différenciation orthodoxie/hérésie, lui-même le moteur de l’édification progressive de l’Église. Suivant la thèse classique de Walter Bauer, il n’existe pas une orthodoxie originelle contre laquelle serait venue butter l’hérésie, mais un lent processus de différenciation entre doctrines qui se résout par l’institutionnalisation du dogme dans une Église hiérarchisée1. Le mot « hérésie », qui désigne dans le Nouveau Testament un 1  Cf. W. Bauer, Orthodoxie et hérésie aux débuts du christianisme, P. Vuagnat éd., Paris, 2009 (éd. originale : Rechtgläubigkeit und Ketzerei im ältesten Christentum, Tübingen, 1934).

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« parti » menaçant la cohésion de la communauté, devient, avec la construction ecclésiale, synonyme d’erreur doctrinale2. Cette institutionnalisation de la vérité confère un statut social au savoir. Walter Bauer distinguait dans les récits d’Eusèbe un binôme évêques/hérétiques, qui est le lieu d’un débat intellectuel, et un binôme pasteurs/ouailles, qui est le lieu d’un débat moral, fait d’admonitions, d’exhortations, de recommandations ; cette distinction remonte au IIe siècle, avec la généralisation du monoépiscopat3. La rhétorique hérésiologique a hérité de cette antique dichotomie la distinction entre les « simples », vulnérables aux séductions de l’hérésie, et les « connaisseurs », capables de démasquer l’adversaire4. Ainsi, dès l’antiquité tardive, les auteurs ecclésiastiques doivent développer des stratégies rhétoriques différentes selon qu’ils s’adressent à leurs ouailles ou à leurs pairs5. Cette distinction entre élite et peuple, entre « pasteurs » et « ouailles » n’est pas un donné naturel : elle est une construction sociale qui révèle comment la hiérarchie de l’Église organise son propre pouvoir de qualification6. Or, l’époque carolingienne voit se renforcer, au-dessus de la société devenue Église, le magistère non seulement doctrinal, mais moral et politique du groupe statutaire des clercs dictant les règles du salut commun7. La controverse prédestinatienne dévoile les lignes de force de cette domination. Elle est un lieu de confrontation entre, d’un côté, la hiérarchie ecclésiastique qui, malgré ses propres dissensions, s’accorde à déplorer le désordre social causé par la querelle et à refuser aux simples clercs la possibilité de débattre, et, de l’autre, le vaste ensemble de ces derniers, cherchant à s’approprier ces débats. Cette entrée en force des simples clercs dans la discussion est d’abord l’œuvre de Gottschalk, dont la stratégie de communication est orientée vers eux. Elle oblige finalement la hiérarchie à considérer les simples 2  Voir surtout La notion d’hérésie dans la littérature grecque, IIe-IIIe siècles, t. 1‑2, Paris, 1985 et La controverse religieuse et ses formes, Paris, 1995 ; pour un utile résumé, son introduction à la traduction de W. Bauer ci-dessus. 3 Bauer, Orthodoxie et hérésie, op. cit., p. 161‑175 (sur l’interprétation d’Eusèbe, Histoire ecclésiastique IV, 24, voir p. 161) ; M.-Y. Perrin, « La grande Église face aux défis d’un siècle », dans Histoire générale du christianisme, J.-R. Armogathe dir., vol. 1 : Des origines au XVe siècle, P. Montaubin et M.-Y. Perrin dir., Paris, 2010, p. 126-133. 4  B. Jeanjean, « L’élaboration du discours antihérétique dans l’Antiquité tardive », dans Heresis. Revue d’Histoire des Dissidences européennes, 44‑45, 2006, p. 9‑30 (14‑18). 5  R. Lim, Public Disputation, Power, and Social Order in Late Antiquity, Londres, 1995 ; id., « Christians, dialogues and patterns of sociability in late antiquity », in The End of Dialogue in Antiquity, S. Goldhill éd., Cambridge, 2009, p. 151‑172 (167). 6  Sur la notion de « qualification », voir le compte-rendu de la table ronde « Ecclésiologie et hérésiologie (Moyen Âge, Temps modernes) » d’Auxerre des 28‑29  avril 2011 dirigée par D. Iogna-Prat et F. Gabriel, dans le Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre (BUCEMA) 15, 2011 (édition en ligne : http://cem.revues.org/11993). 7  Iogna-Prat, « Paradigme ecclésial », p. 324.

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clercs comme une véritable opinion publique, qu’il s’agit de convaincre grâce à une stratégie de communication adaptée. Il y a là comme un aller (l’exclusion des subalternes du débat et la répression par des moyens disciplinaires) et un retour (leur acceptation résignée et temporaire dans le champ du débat)8. La dimension sociale des controverses altimédiévales est un enjeu historiographique considérable. On leur nie souvent la qualification d’hérésies populaires. Il en existait pourtant dans l’antiquité tardive et à Byzance, où les controverses avaient un vaste impact social. Comment s’est transformé le régime de controverse de l’antiquité tardive, qui permet aux questions doctrinales de traverser toutes les couches de la société, à la manière des discussions politiques de la société contemporaine9 ? Selon Jeffrey B. Russel, le principal frein à l’impact social des hérésies carolingiennes est une alphabétisation insuffisante ; en revanche, la répression des mouvements déviants accompagne des moments réformateurs préfigure la construction du système d’exclusion du Moyen Âge central10. Russel souligne l’importance de deux facteurs que l’on retrouvera bientôt : le niveau culturel d’une part, la contestation de l’ordre d’autre part. Les clercs carolingiens sont un groupe social lettré (le seul, à part l’aristocratie) et, pour sa grande majorité, dans une situation de subordination qui le frustre de la possibilité de participer aux débats. Cette tension entre hérésie et contrôle social du savoir a été bien mise en valeur dans une historiographie plus généralement consacrée à l’hérésiologie11. Ce thème télescope le champ de la Publizistik, traditionnellement centré sur les libelli grégoriens – mais K. Zechiel-Eckes a bien montré que les stratégies d’un Florus n’ont rien à envier à celles des pamphlétistes du XIe  siècle12. La Publizistik a été vite associée à la discussion des thèses d’Habermas sur la genèse de l’espace public européen. Ces discussions de médiévistes ont eu tendance à transformer la notion d’espace public en idéal-type, déconnecté du Siècle des Lumières, mais force est de constater qu’elles n’ont pas touché le haut Moyen Âge et que l’approche chronologisante, évolutionniste, garde sa force de séduction13. Leidulf Melve en particulier a récemment réaffirmé que l’opinion publique et la 8  Différents aspects de ce problème ont été abordés dans Epperlein, Herrschaft und Volk, en particulier p. 215‑230 ; Devisse, Hincmar, p. 123‑125 et 168, note 286 ; Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 292 et Heresy and Dissent, p. 198-203 ; Steckel, Kulturen des Lehrens, p. 602‑603. 9  Je tiens cette notion de nombreuses discussions avec M.-Y. Perrin dont le livre Civitas confusionis. De la participation des fidèles aux controverses doctrinales dans l’antiquité tardive (IIIe s. – c. 430), Éditions Nuvis, Paris, Philadephie, Pékin, 2017 est sous presse. 10  Dissent and order in the Middle Ages. The Search for legitimate Authority, New York, 1992, p. 15‑18. 11  Voir en particulier Heresy and Literacy. 12 Cf. Zechiel-Eckes, Florus von Lyon. 13  L’espace public au Moyen Âge. Débats autour de Jürgen Habermas, P. Boucheron et N. Offenstadt dir., Paris, 2011, p. 77‑96.

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public sphere « n’apparaissent » en Occident qu’à la Réforme grégorienne14. La controverse sur la prédestination, déflagration théologique majeure du monde carolingien, a donc beaucoup à apporter à une interprétation plus juste du fonctionnement de l’opinion publique avant la Réforme grégorienne. Dans cette perspective, il faudra observer un principe : histoires littéraire et sociale sont intimement liées. La dépendance du champ littéraire à l’égard du champ politique et la diffusion la littérature carolingienne auprès d’un public élargi par l’intermédiaire de puissants dédicataires sont maintenant choses connues. Mirella Ferrari, d’une part, a mis en évidence dans les textes l’omniprésence de la distinction, lourde de conséquences, entre deux sortes de public, l’un érudit et l’autre plus populaire15 ; Irene van Renswoude, d’autre part, a montré comment la lecture et la parole des simples clercs et des moines étaient contrôlées par leurs supérieurs16. Ces grandes orientations font circuler des notions-clés : publicité, censure, hiérarchie, qualification, différenciation sociale… Ces notions permettent de cerner la dimension sociale d’une controverse doctrinale, en mettant en évidence la réaction des élites à l’intérêt des simples clercs pour la question de la double prédestination, en déconstruisant le montage idéologique légitimant la distinction entre participants qualifiés et non-qualifiés, et en comparant les stratégies de communication mises en œuvre par Gottschalk et ses adversaires pour convaincre et persuader ceux qui étaient devenus, volens nolens, le public de la controverse. I.  Le public des simplices A.  Les clercs, une opinion publique 1.  Le milieu socioculturel des clercs

La vie monastique et l’instruction du clergé diocésain ont fait l’objet, ces dernières années, d’un intérêt croissant, qui réévalue à la hausse la diffusion de la 14 Melve, Public Sphere. L’auteur a nuancé ses thèses dans « ’Even the very laymen are chattering about it’ : the Politicization of Public Opinion, 800‑1200 », dans Viator, 44/1, 2013, p. 25‑48 (28‑31). Mais il ne concède à l’opinion publique carolingienne qu’une valeur rhétorique et écarte d’emblée les débats doctrinaux : ceux-ci sont l’apanage de « très petits groupes de clercs » (p. 28). On s’étonne que les travaux de Zechiel-Eckes (1999 !), qui constituent la meilleure réfutation de cette thèse, ne soient pas mentionnés. 15  Cf. Ferrari, « Potere, pubblico ». Voir, dans le même volume, la question posée par Giulio d’Onofrio, p. 607. 16  I. Van Renswoude, Licence to speak. The rhetoric of free speech in late Antiquity and the early Middle Ages, thèse soutenue à l’université Utrecht en 2011, p. 122‑126.

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culture latine et chrétienne dans les strates inférieures de la société et le rôle des paroisses dans la construction de la société-Église carolingienne17. Le monachisme carolingien a plusieurs caractéristiques : les moines, en majorité, entrent au monastère comme oblats ; ils reçoivent en grand nombre le diaconat et la prêtrise ; leur vocation est davantage l’étude et la prière que le travail manuel ; ils forment, dans certaines grandes abbayes, des communautés de plusieurs centaines de frères. Ces caractéristiques ont une forte incidence sur la nature des débats doctrinaux carolingiens. Du fait de la technicité de la doctrine de la prédestination et de son impact affectif, le débat promet d’être sans issue ; par leur instruction et par leur état de vie, les clercs et moines sont les mieux à même d’y être sensibles. Les conditions sont réunies pour l’embrasement. À l’instar de Gottschalk, les moines sont en majorité des oblats dont le sentiment de communauté est forgé par une éducation et une enfance communes. L’instruction monastique, en forgeant chez eux un habitus spécifique, doit faire tabula rasa des vices mondains18. Elle les rend capables de lire, écrire et parler latin ; elle les imprègne, par la lecture à l’ambon ou au réfectoire et par la lectio divina, des textes bibliques et patristiques, et leur inculque une formation aux arts libéraux qui se borne pour la plupart d’entre eux à la grammaire, à la rhétorique et au comput19. Parmi les textes cités par Gottschalk, il s’en trouve un qu’il dit avoir entendu lire au réfectoire, à Reichenau, vingt-cinq ans plus tôt : il se souvient encore de la joie ressentie à table20. Les amitiés nouées dès le plus jeune âge (Gottschalk et Walahfrid) et la fidélité gardée aux premiers maîtres (Raban et Alcuin) sont de puissants marqueurs identitaires. Dans la préface des Collectanea, Heiric d’Auxerre décrit son attachement envers ses maîtres, Loup et Haymon, et la frénésie avec laquelle il tachygraphiait (« dérobait », écrit-il) leurs cours21. La culture monastique est stimulée et contrôlée par l’abbé, le prieur, l’écolâtre. Ces cadres monastiques, nous le verrons, sont le relais de l’épiscopat, les responsables de la discipline et de la censure ; ils sont aussi les destinataires concrets 17  Cf.  C. van Rhijn, « The local church, priests’ handbooks and pastoral care in the Carolingian period », dans Chiese locali e chiese regionali nell’alto medioevo, Spolète, 2014 (Settimane del CISAM, 61), p.  689‑710 ; K. Mitalaïté, « La transmission de la doctrine dans la prédication carolingienne », dans Théologie et prédication d’Origène à Thomas d’Aquin, Paris, 2013 (Revue de sciences philosophiques et théologiques, 97), p. 243‑276. Voir les travaux de Susan Keefe et de Carin van Rhijn sur la littérature pastorale, et récemment Men in the middle. Local Priests in Early Medieval Europe, S. Patzold et C. van Rhijn éd., 2016 (Reallexikon der germanischen Altertumskunde, 93). 18  De Jong, « magister Hildemar ». 19  Ibid., p. 114‑116. Les statuts dits « de Murbach » invitent les moines à employer le latin et non les langues vernaculaires dans leurs conversations courantes ; cf. De Clercq, Législation religieuse, p. 169. 20 Lambot, Œuvres théologiques, p. 163. 21 Quadri, Collectanea di Eirico, p. 77 (préface à Hildebold de Soissons, vers 15‑16).

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de la littérature polémico-pastorale (comme l’Ad Simplices ou le De una deitate d’Hincmar), chargés d’en contrôler la lecture et la diffusion au sein du monastère. Le contrôle culturel est leur prérogative. Pendant le carême, le prieur interroge les moines un par un pour vérifier s’ils ont lu correctement le livre qui leur a été remis ; à cette condition, les moines pourront demander ensuite le livre de leur choix22. La culture chrétienne, sous contrôle latent, est, pour les clercs, un centre d’intérêt vital. Ils sont prompts à partager leurs idées et leurs sentiments avec leurs frères. Candidus de Fulda se plaint à Raban de n’avoir personne, en poste à l’écart du monastère, avec qui lire et discuter de sa lectio divina23. Ces discussions peuvent vite s’avérer dangereuses. Avant la mort de Felix d’Urgel en 818 à Lyon, Agobard, encore chorévêque, le surprend à tenir des propos adoptianistes dans une conversation de couloir avec des clercs du chapitre24. Les écarts à la discipline monastique offrent un puissant multiplicateur à ces débats cléricaux. Dans le sillage de la réforme de Benoît d’Aniane, ils sont documentés, en creux, par la législation réformatrice franque25. Le non-respect de la stabilité, premièrement, a une incidence importante sur la diffusion des idées et des textes. Les moines vagants, qui ne respectent pas la clôture ou passent leur temps au palais, font l’objet de condamnations répétées26. Par le canal de ces moines vagants, les écrits de Gottschalk se propagent de monastère en monastère. Deuxièmement, la législation aborde le goût des moines pour les débats doctrinaux27. Le concile de Meaux-Paris, en 845‑846, condamne les moines amateurs de « nouveautés » ; ils doivent être réfutés et corrigés28. Cette condamnation ne vise sans doute pas Gottschalk, encore en Italie ; ainsi, l’ébulition intellectuelle est déjà là lorsqu’il rentre en Francie occidentale. Elle existe aussi en Italie puisque le concile de Pavie de 850 condamne les « moines étrangers » qui répandent des « erreurs et des questions inutiles »29. Dans le contexte immédiat de la condamnation de Gottschalk, les questions doctrinales agitent les milieux monastiques.

22  Cité par Ganz, Corbie in the Carolingian Renaissance, p. 71 (Vita et Regula SS. p. Benedicti una cum expositione regulae ab Hildemaro tradita, R. Mittermüller éd., Ratisbonne, 1880, p. 487). 23  PL 105, col. 383. 24  CCCM 52, p. 76‑77. 25 Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit, p. 422‑424. 26 MGH Conc. 2.2, p. 579 ; MGH Conc. 3, p. 40‑41 et 111 ; MGH Ep. 8, n° 82. 27 Devisse, Hincmar, p. 125 et 168, note 286. 28 MGH Conc. 3, c. 34, p. 100‑101. 29  Ibid., c. 21, p. 228‑229.

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Troisièmement, le disciplinement30 du clergé et, en particulier, l’intérorisation des normes pastorales doivent aussi intervenir : la législation religieuse en a laissé quelques témoignages. Le principe de l’éducation monastique était, pour Hildemar, le contrôle de soi et l’humilité qui reviennent chez Hincmar, nous le verrons, comme un leitmotiv31. Les sources montrent qu’il s’agit d’un idéal rarement atteint ; le contexte d’une réforme récente et d’un empire jeune, vite confronté aux invasions et aux luttes fratricides, ainsi que la pratique répandue de l’abbatiat laïc, n’ont pu qu’y contribuer. Les coutumes de Corbie datant de l’abbatiat d’Adalhard (avant 826), entre autres, montrent que les moines parlent à l’église et dans la sacristie ; que certains s’y endorment ; que d’autres se promènent dans l’église pendant la messe ; qu’au lieu de prier des moines bavardent ou rient, même pendant la messe et les offices de nuit et, ce qui est pire, qu’ils encouragent ceux qui sont sages à les imiter32… Ces coutumes dévoilent des moines humains, trop humains, qui peuvent s’ennuyer à la messe et jouer avec les règles. 2.  L’opinion des clercs dans les controverses antérieures

Nous avons identifié plusieurs traits qui font des simples clercs le public naturel – et difficilement contrôlable – de la controverse sur la prédestination. Les débats antérieurs les ont déjà vus jouer un rôle de premier plan. La controverse adoptianiste, d’abord. On cite souvent, à son sujet, le chiffre de vingt mille personnes allégué par Alcuin : il s’agit des convertis de la campagne de prédication de Nebridius, Leidrade et Benoît en Septimanie, en 799, chiffre qui semble recouvrir aussi bien des clercs que des laïcs, des hommes que des femmes33. Dans ce nombre, les clercs représentent un public spécifique. Alcuin doit s’adresser aux moines de Septimanie en 798, lors de la dernière phase de la controverse adoptianiste. Il les avertit de ne pas suivre leur volonté mais leur état et d’observer par-dessus tout l’obéissance et l’humilité34. C’est la rhétorique qu’on retrouve plus tard sous la plume d’Hincmar.

30  Pour reprendre un terme de l’historiographie allemande, Disziplinierung, désignant le « contrôle social ». 31  De Jong, « magister Hildemar », p. 116‑119. 32  Corpus consuetudinum monasticarum I. Initia consuetudinis benedictinae, Kassius Hallinger éd., Siegburg, 1963, p. 408‑422, passim : de silentio in secretario seu in ecclesiis (2) ; de eo dum missa cantatur huc illucque a pueris vel ab officialibus inreverenter sine causa non discurratur (4) ; de somnolentis (8) ; de his quiquando orare debent loquuntur (12) ; de eo quod ibi dum opus dei celebratur a nonnullis colloquia et risus aguntur etiam per noctem et quod aliqui etiam illos qui hoc non agunt ad hoc ut faciant incitant (15) ; de eo qud ipsa die ad Sextam paucissimi remaneant (20)… Cf. au sujet des statuts d’Adalhard, De Clercq, Législation religieuse, p. 169‑170. 33 MGH Ep. 4, n° 208, p. 346. Cf. par exemple Ganz, « Theology », p. 763. 34  Ibid., n° 137, p. 211.

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Quelques années plus tard, Agobard aussi, en réfutant Felix d’Urgel, adresse son traité aux simplices plutôt qu’aux docti35. Les mentions du public de la controverse sont rares chez Dungal parlant de Claude de Turin ; on devine néanmoins que son diocèse, et certainement son clergé, sont coupés en deux, entre partisans et détracteurs de l’évêque iconoclaste36. La controverse qui donne le meilleur point d’observation des dissensions à l’intérieur du clergé est la crise amalarienne, provoquée par l’introduction de la réforme liturgique d’Amalaire de Metz à Lyon entre 835 et 83837. Klaus Zechiel-Eckes a montré que les clercs de Lyon étaient le groupe ciblé le plus clairement par les stratégies rhétoriques de Florus38. Pour désigner ces proies vulnérables, on voit émerger un lexique spécifique : celui de la simplicitas. Les simplices, c’est-à-dire, a priori, le vaste pannel des fidèles et des clercs qui ne sont pas des intellectuels, sont en effet les premières victimes des hérésiarques. À l’été 838, dans la lettre qu’il adresse à Drogon, Hetti, Aldric, Alberic et Raban Maur, Florus accuse Amalaire de faire germer des erreurs dans les cœurs « des simples et des ignorants »39. Dans son récit du concile de Quierzy, on retrouve le même lexique : Amalaire a violé la sincérité de la foi et la simplicité du culte40. Amalaire « a propagé la contagion de sa doctrine pour subvertir les simples » de l’église de Lyon41. Les « simples » en question ne sont pas ici des laïcs, mais visiblement des clercs. Ainsi, les querelles précédant la controverse sur la prédestination laissent émerger quelques traces de l’implication dans les débats doctrinaux de clercs de rang modeste : moines et clergé local. Il s’agit chaque fois d’un enjeu en soi : parvenir à disséminer des idées dans ce milieu et à l’inverse, empêcher qu’elles s’y propagent, est la préoccupation commune des élites « hérétiques » et des « orthodoxes ». Chaque fois également, on a vu émerger en parallèle un lexique qui qualifie ce milieu : celui de la simplicitas. Avant de mieux caractériser la catégorie des simplices, c’est-à-dire du public élargi aux simples clercs, il importe de vérifier si elle est attestée aussi pendant la controverse sur la prédestination.

35  CCCM 52, p. 74. 36 MGH Ep. 4, p. 583 : sequestrato ab invicem in hac regione ac diviso in duas partes populo… 37 Zechiel-Eckes, Florus, p. 21‑76. 38  Ibid., p. 223. 39 MGH Ep. 5, p. 273 : per has novas vantasias in simplicum et ignorantium cordibus errorum semina nutriat. Cf. Zechiel-Eckes, ibid., p. 51‑54. 40 MGH Conc. 2.2, p. 779 : doctrina damnabili sinceritatem fidei catholicae violaverit et simplicem ecclesiasticae observationis cultum … decolorare ausus sit. 41  Ibid., p. 779 : ubi doctrinae huiusmodi contagium ad subversionem simplicium in hac ecclesia disseminari coepit…

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3.  L’opinion des clercs pendant la controverse sur la prédestination

Le souci de convaincre un auditoire élargi et la distinction entre plusieurs types de publics, se fondant notamment sur le lexique de la simplicitas, abondent dans les sources de la controverse sur la prédestination. C’est d’abord le cas à Lyon. Dans la préface de son traité contre Jean Scot, Florus s’adresse à « tous ceux qui voudront [le] lire avec confiance »42. Il ne s’agit pas ici de fins lettrés ; Florus a débuté son traité par avertir que les textes de Jean Scot seront rejetés « sans difficulté » par les lecteurs « exercés dans la sainte doctrine ». Ces clercs-là, Florus, qui est écolâtre, les connait bien ; c’est avec eux, à le lire, qu’il a écrit le De tenenda pour réfuter les canons de Quierzy, c’est-à-dire « avec le groupe de ceux de mes frères qui, par don de Dieu, étudient bien et comprennent correctement »43. Il s’agit sans doute de certains chanoines du chapitre. La crainte de Florus est donc que Jean Scot, « jugé digne d’admiration et tenu pour un professeur et un érudit », remporte un certain succès auprès de lecteurs moins exercés. Plus loin, Florus écrit que l’idée que la prédestination ne concerne que les élus est une erreur partagée « par un très grand nombre de personnes (plurimos) » ; ce mot dépasse largement les frontières de l’élite44. Apparemment, la fin du sermo Flori s’adresse aussi à un auditoire de type monastique : Maintenant je vous prie et exhorte dans la foi : ancrés dans la simplicité et la sincérité de la vraie foi, fermez vos oreilles à la langue inique de cet homme vain et misérable [sc. Gottschalk] etc45.

On retrouve ici le binôme simplicitas/sinceritas identifié plus haut. La compilation des Sententiae Augustini de Florus est elle aussi destinée à un public élargi46. L’ouvrage est adressé à « tout fidèle » ; son propos est de rassembler un florilège de citations augustiniennes pour le confort du « lecteur dévot et simple », pour éviter qu’il ne soit fatigué par les grandes et nombreuses réflexions de ce Père [sc. Augustin], ou même qu’il soit repoussé et troublé par la profondeur et la complexité de ces questions47…

42  CCCM 260, p. 93‑94. 43  Ibid., p. 424. 44  Ibid., p. 179. 45  PL 125, col. 59. 46  Cf. Zechiel-Eckes, « Augustinus Rezeption ». 47  PL 116, col. 105‑107.

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Florus et les responsables lyonnais se soucient de rendre accessible la pensée augustinienne à un auditoire élargi, d’instruction plus limitée, de peur que la complexité du problème ne joue en leur défaveur. L’opusculum secundum du manuscrit de Gand, d’auteur incertain, s’adresse lui aussi à « tout fidèle », fidelis quisque48. Le clergé lyonnais semble s’être identifié aux augustiniens confrontés à la vaste controverse qui éclate en Gaule après la mort d’Augustin « à cause, écrit Florus, de l’obscurité de ces questions et de la lenteur de ceux qui comprennent moins bien »49. Les textes de Lyon s’adressent à un auditoire élargi de clercs dont le niveau intellectuel est modeste, quitte à ne les viser qu’à travers leurs supérieurs hiérarchiques, chargés de les leur expliquer. Le même souci se fait jour dans les opuscules de Loup de Ferrières. Ce dernier dédicace le Liber de tribus quaestionibus à un public qui, manifestement, n’est pas compétent : J’ai souhaité que ceux qui ne pouvaient se faire d’eux-mêmes une idée sûre de ces affaires s’en fassent une par mon intermédiaire. […] Si chacun comprenait ou suivait leurs œuvres plus claires que le soleil, irradiées des paroles divines, je pourrais à bon droit encourir le reproche d’inanité ou d’arrogance, moi qui aurais répété la même chose avec d’autres mots ou qui me serais cru capable de remplir la tâche à laquelle ils auraient échoué. Puisqu’il arrive à beaucoup d’avoir l’un et l’autre, à certains d’avoir l’un ou l’autre, peut-être à plusieurs de n’avoir ni l’un ni l’autre, je vais m’efforcer d’aider ceux qui n’ont ni l’un ni l’autre de manière à ne pas offenser ceux qui possèdent l’un et l’autre, si du moins ils jugent ces lignes, quoi qu’elles valent, dignes de leurs connaissances50.

Loup distingue de lui-même plusieurs types d’auditoires ; ceux qui comprennent et suivent les recommandations des Pères, ceux qui les comprennent sans les suivre ou les suivent sans les comprendre, enfin, ceux qui ne suivent et ne comprennent pas les textes patristiques. Dans sa lettre à Charles le Chauve, Loup écrivait aussi que les problèmes soulevés par la controverse sont l’objet des « audacieuses discussions » de beaucoup, mais que bien peu sont « capables de comprendre », ce qui ne les retient pas de se passionner pour ces matières51. L’abbé de Ferrières, dans le Liber de tribus quaestionibus, dit ouvertement qu’il s’adresse à la catégorie des lecteurs les moins doués. Il est cependant soumis, comme Florus ou Hincmar, à un double impératif ; celui de fournir un texte accessible aux simples, mais qui respecte les exigences d’un lectorat cultivé. 48  Ibid., col. 103. 49  CCCM 260, p. 451‑452. 50  PL 119, col. 623. 51  Levillain éd., Correspondance t. 2, p. 24‑25.

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Loup écrit donc d’abord pour les simplices. Cela explique sans doute pourquoi, comme l’Ad simplices d’Hincmar, il débute son opuscule par un récit, au lieu de la bonne vieille méthode carolingienne consistant à additionner en bon ordre les citations patristiques commentées. Le récit de Loup récapitule la Création, le péché originel, la chute et la rédemption52. Il s’agit d’une façon de présenter les choses qui s’avère plus accessible à un public élargi qu’une argumentation de type dialectique comme celle de Jean Scot. Hincmar la remploie une dernière fois dans le prologue du concile de Tusey de 86053. Mais lorsqu’il publie le Collectaneum, certainement après le Liber, la priorité de Loup s’est inversée ; il s’agit cette fois de faire un catalogue commenté de textes patristiques, dans la tradition érudite carolingienne. On ne trouve plus de récit. Pourquoi ? Cette compilation-là lui a été commandée par des personnes « zélées » et « érudites » – en complément de la précédente qui ne leur suffisait pas54. On voit ainsi se dégager deux lectorats différents. Même un auteur difficile comme Jean Scot laisse échapper des allusions au public élargi de la controverse. Il écrit que le venin de l’hérésie tente de s’insinuer « dans le troupeau » d’Hincmar et Pardoul ; que la dialectique, employée par un esprit manipulateur comme Gottschalk, peut « plonger les autres dans l’erreur » et « confondre les intelligences des gens simples par de faux raisonnements » ; qu’il faut contredire les textes utilisés par Gottschalk lui-même, pour retourner contre lui les flèches « qu’il tirait sans discernement dans le cœur des simples »55. Prudence de Troyes formule contre Jean Scot des reproches qui s’analysent aussi à l’aune de la distinction entre simplices et periti. Il accuse l’Erigène de s’adresser à des fidèles qui ne peuvent ni comprendre, ni saisir, ni réfuter ses sophismes56. Comme Gottschalk, l’Erigène compte sur sa virtuosité pour accroître son charisme auprès des simples. Ainsi, pour Prudence, il trahit la charité et met en danger le public de ses « frères plus simples » en utilisant une dialectique absconse57. Florus adresse à l’Érigène exactement le même reproche :

52  PL 119, col. 623‑631. Von Severus, Lupus von Ferrières, p. 140, estime que l’organisation du traité, qui débute par ce récit, est contre-productive ; pour l’auteur, c’est le résultat d’un choix affectif lié à la violence de la controverse. 53 MGH Conc. 4, p. 23‑27. 54  PL 119, col. 647 : Multis laudabiliter studiosis desiderantibus… 55  CCCM 50, p. 6 et 70. 56  PL 115, col. 1016 : […] adversus fideles nullis sophismatibus innitentes impudentius scribens… 57  Ibid., col. 1123 : […] nec simplicioribus fratribus consulere delegisti : quippe dum affingis superflua obscuras etiam manifesta.

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Il en fait les disciples de son erreur en leur faisant croire qu’il dit quelque chose de grandiose ; tous sont tenus en haleine et béats d’admiration devant son verbiage vide et son insipide prolixité58.

Florus vient de souligner que les « lecteurs exercés à la sainte doctrine » ne se laisseront pas berner : il vise un public moins cultivé. Prudence et Florus reprochent à Jean Scot – très « à la mode » – son succès auprès d’auditeurs qui ne le comprennent pas. Ainsi réémerge, pendant la controverse sur la prédestination, le même public d’humble rang qu’on avait déjà vu apparaître auparavant ; il est consciencieusement ciblé par plusieurs auteurs. La qualification de simplicitas l’accompagne souvent. La combinaison de ces deux traits : public élargi et simplicitas, dénote une enjeu essentiel du débat doctrinal carolingien, qui est le contrôle du savoir. Mais il importe de comprendre ce que sa qualification par le lexique de la simplicitas implique. B.  Simplicitas et simplices Dans sa lettre de 840‑842, Humbert de Würzburg félicite Raban Maur de la qualité de son exégèse dans laquelle, selon ses mots, « aussi bien celui qui a très soif que celui qui a peu soif peuvent puiser et boire »59. De même, Alcuin, dans le prologue de la Vita sancti Willibrordi, explique à Bernard d’Echternach avoir rédigé deux livres, l’un en prose, à lire « aux frères publiquement, à l’église », l’autre en vers, à lire « dans une pièce privée, avec les membres de ton école »60. L’un comme l’autre distingue deux types de publics, simple et érudit. Le haut Moyen Âge est avide de distinctions binaires de ce genre, opposant les eruditi aux simplices. Cassiodore parlait de deux types de lecture : l’une, la sedula lectio (la sienne, bien sûr), est une lecture silencieuse, avec des collaborateurs, visant à commenter le texte ; l’autre, simplicissima lectio, destinée aux moins cultivés, est la simple élocution du texte61. Cette distinction est opératoire et trace, au sein du clergé, une ligne de démarcation entre ceux à qui on donne un accès autonome à un certain savoir et les autres62. La qualification par le lexique de la simplicitas, à défaut de correspondre à un groupe social bien net, relève d’une représentation ancrée dans le champ littéraire

58  CCCM 260, p. 93‑94. 59 MGH Ep. 5, p. 440. 60  PL 101, col. 693. 61 Cassiodore, Institutiones, I, préface, 8‑9. Cf. Petrucci, « Lire ». 62  Ferrari, « Potere, pubblico ».

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et culturel. La simplicitas est d’abord une vertu chrétienne, celle de la simplicité évangélique : les « enfants », les « pauvres en esprit » (Mt 5, 3 et 11, 25) possèdent le royaume de Dieu. Cette exaltation de la simplicitas reflète l’ambivalence d’un christianisme tiraillé entre cette simplicité « pauvre en esprit » et la tendance inverse d’une religion rationaliste, identifiant Dieu au logos et permettant à Jean Scot, qui cite Augustin, d’affirmer que la vraie philosophie, c’est la vraie religion63. En termes sociaux, les simplices des sources carolingiennes semblent désigner un public peu cultivé et vulnérable, qu’il faut protéger à la fois de l’hérétique et de lui-même. Mais il ne faut pas prendre au pied de la lettre cette qualification biaisée. Elle englobe certes ceux dont les élites estiment qu’ils ne sont pas capables de réflexion, mais aussi ceux dont elle conteste, pour des motifs d’autre nature, l’accès au savoir. Cette censure n’est légitimée que par sa qualification en vertu, grâce au lexique de la simplicité. Il ne s’agit pas là d’une pure manipulation, mais d’une construction sociale et idéologique. Elle n’en demeure pas moins une forme de « violence intellectuelle », conséquence de la « monopolisation de l’intellectualité » (Bourdieu) : seuls les « intellectuels » ont accès à la parole universelle, tandis que les hommes du commun n’ont accès qu’à un champ pratique dans lequel la recherche d’une parole universelle n’a pas de légitimité64. 1.  Grégoire le Grand et Exode 21, 33‑34

On peut retracer la fixation de cette doctrine, héritée de l’Antiquité chrétienne, dans la littérature pastorale, en particulier dans son principal monument, la Regula pastoralis de Grégoire le Grand65. Il n’est plus à démontrer que celle-ci a fourni un modèle aux prédicateurs de tout l’Occident. Ce manuel de prédication est classé en catégories binaires : pauvres et riches, hommes et femmes, maîtres et serviteurs, etc.66. Dans la Regula pastoralis, Grégoire distingue en particulier « les sages de ce monde » des « esprits frustes » (III, 6). Il importe de leur prêcher différemment : les premiers sont convertis par des raisonnements, les seconds par des exemples67. Cette distinction a connu un grand succès. Elle se retrouve, par exemple, dans l’organisation des leçons de la Vita Remigii d’Hincmar de Reims :

63  CCCM 50, p. 5 (Augustin, De vera religione, 5). 64  C. Nordmann, « Pierre Bourdieu et la violence intellectuelle », dans Le mot qui tue, p. 289‑300 (290). 65  Sur les transformations tardo-antiques de l’ethos de controverse s’appuyant sur la qualification positive de l’ignorance, voir Lim, Public Disputations, op. cit., p. 30. 66  Grégoire le Grand, Regula pastoralis, B. Judic ed., Paris, 1992 (SC 381‑382), vol. 1, p. 64‑65. 67  Ibid., SC 382, p. 287.

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au tout-venant, les exempla des miracles du saint ; aux auditeurs cultivés, les commentaires théologiques68. Ces lecteurs simples sont aussi des clercs69. Grégoire explique plus loin en quoi consiste la différence entre ces deux types de public : « À des esprits frustes, pas de hautes prédications » (III, 39). Le prédicateur, dit le pontife, ne doit pas entraîner son auditoire au-delà de ses capacités ; les hauts sommets doivent rester cachés au grand nombre et n’être montrés qu’à un petit nombre ; Moïse, descendant du Sinaï, cachait son visage ; c’est que les foules ne peuvent connaître ces clartés. C’est même la responsabilité du prédicateur, poursuit Grégoire : s’il ne cache pas les profondeurs de sa science à des auditeurs à l’esprit grossier, et que sa parole leur est une occasion de chute, il est passible du châtiment. Le bon prédicateur ne donnera que des enseignements clairs aux esprits encore confus ; ce n’est qu’en approchant de la lumière qu’ils pourront entendre des enseignements plus pénétrants70. La distinction entre deux publics, l’un simple et fruste, l’autre cultivé, aboutit à une propédeutique qui confine à la censure bienveillante : au premier public seront interdits des textes et des discours qui ne sont pas appropriés à ses compétences. Grégoire cristallise, dans ces pages de la Règle pastorale, une doctrine de la prédication qui fournit un canevas à la controverse qui nous occupe. La prédestination est jugée trop complexe, trop dangereuse pour être prêchée à tous. Un exemple mérite d’être rapporté. Grégoire cite le verset suivant de la Loi révélée dans l’Exode : Si un homme met à découvert une citerne, ou si un homme en creuse une et ne la couvre pas, et qu’il y tombe un bœuf ou un âne, le possesseur de la citerne paiera au maître la valeur de l’animal en argent et aura pour lui l’animal mort (Ex. 21, 33‑34 – trad. Louis Segond).

Pour Grégoire, la citerne représente la profondeur de la connaissance ; le bœuf et l’âne sont les auditeurs à l’esprit mal dégrossi ; leur chute dans la citerne est leur péché, provoqué par une prédication malhabile ; le prix de l’animal est le châtiment futur71. Grégoire parle de cette chute en employant le terme

68 Isaia, Rémi de Reims, p. 529‑537, en particulier p. 530. Je note la traduction de Marie-Céline Isaia d’un passage d’Hincmar : « Pour que ces ajouts n’accroissent pas le récit qu’on doit faire au peuple (pour qu’il reste attentif, il convient de garder une certaine mesure) et pour que ces extraits n’échappent pas à la lecture que feront de leur côté les plus zélés […], les lectures destinées au peuple sont marquées par le signe qu’on appelle astérisque, […] pour ceux qui doivent être réservés à la lecture de ceux qui sont illuminés par la grâce de Dieu, ils sont précédés du signe du paragraphe ». 69 Isaia, Rémi de Reims, p. 520. 70  SC 382, op. cit., p. 529‑531. 71  Ibid., p. 531.

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de « scandale » ; le pire danger pour un prédicateur est de scandaliser son auditoire. Cette problématique imprègne profondément l’esprit de pasteurs comme Raban et Hincmar. Dans sa lettre à Évrard de Frioul, vers 846‑847, Raban, excellent exégète, à l’heure d’adjurer le marquis de chasser Gottschalk, mobilise la même citation que Grégoire le Grand – citant cette fois les Moralia (XVII, 26, 38). La leçon qu’en tire Raban se résume à une citation lapidaire de Virgile (Buc. VIII, 83) : non omnia possumus omnes ; « on ne peut pas tous tout faire ». Chacun de nous tient de Dieu un talent particulier ; comment penser que nous pouvons prêcher la même chose à tout le monde ? Le Seigneur n’a-t-il pas rudement menacé « ceux qui scandaliseraient un de ces petits » (Mc 9, 41) ? Le prédicateur est un médecin ; si son remède est trop fort, il aggravera l’état de santé du malade72. Pour Raban, la prédestination ne peut être prêchée ni n’importe comment, ni à n’importe qui. Déjà Augustin, dans le De dono perseverantiae (22, 62), avait fait le même constat : prêcher la prédestination au peuple le pousse au désespoir, si l’on ne l’invite en même temps à la confiance et à la persévérance. Si l’on prêche – écrit Raban – la prédestination comme on prêche la piété, la charité et les autres vertus, en somme pour accroître l’humilité et l’obéissance, c’est une excellente chose, « pourvu qu’[on] modère sa prédication avec discernement, en fonction de la nature de son auditoire, pour éviter qu’un auditeur incapable n’en tire scandale au lieu d’y puiser la vie »73. Comme chez Grégoire émerge le « scandale » provoqué par une prédication inappropriée. Les conclusions de cette pastorale sont évidentes, et Raban ne manque pas de les rappeler : « Pour ce qui est de scruter et méditer les saintes Écritures, il faut que le lecteur agisse avec prudence et précaution, de peur qu’il ne veuille plus en savoir qu’il ne le faut (Rm. 12, 3) ». On décèle, en définitive, dans ces réflexions de Raban, un exposé schématique de la dynamique sociale de la controverse : éviter que l’hérésie ne se répande au sein du clergé, non seulement en démontrant que les thèses de Gottschalk sont erronées, mais en dissuadant les simples clercs, au nom d’une morale statutaire, de s’intéresser à ces questions. Hincmar de Reims, à la fin de l’Ad simplices, remploie la même citation pour souligner combien Gottschalk a prêché sans discernement : Ce perturbateur aurait dû observer dans les paroles de l’Écriture sainte cette distinction entre la prescience et la prédestination, et donner, en serviteur sage et fidèle, à ses 72 MGH Ep. 5, p. 486‑487. 73  Ibidem.

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confrères serviteurs une mesure de froment en temps opportun (Lc 12, 42), de peur qu’en ouvrant une citerne, un bœuf ou un âne ne tombe dans le trou qu’il avait ouvert, et qu’il ait à en payer le prix (Ex. 21, 33‑34)74.

Hincmar, enchaînant comme à son habitude plusieurs citations, clot son paragraphe sur la citation de l’Exode dont nous avons lu l’exégèse par Grégoire le Grand. L’archevêque, comme son auditoire, avait la Regula pastoralis bien en tête : la citation de Luc 12, 42 qu’il enchâsse dans celle de l’Exode figure aussi dans le chapitre III, 39 de la Regula pastoralis… Le lecteur comprenait donc ce que voulait lui dire son archevêque, à savoir : devant les simples moines, pas de débats complexes. Pour Hincmar comme pour Raban, la conclusion concrète de ce principe est sans ambiguïté. Il conclut son traité après la citation de l’Exode en avertissant ses ouailles : « quant à vous, mes frères bien-aimés, à la fin de ce discours, écoutez ce que le très sage Salomon proclame à tous : écoutons tous la fin du discours. Crains Dieu et observe ses commandements, car c’est là tout l’homme (Ec. 12, 13) ». Autrement dit, la discussion est close. Seule l’observance de la règle compte. 2.  Le problème de la qualification

Les implications sociales de cette doctrine sont d’importance. La controverse a opposé une caste de « pasteurs » dotés du monopole de l’accès au savoir – au sens où eux seuls pouvaient savoir ce qu’ils voulaient savoir – à un vaste groupe de clercs qui convoitaient la liberté de s’intéresser aux questions qu’ils voulaient. Le monopole des prédicateurs implique qu’ils discernent ce qu’il faut prêcher à chaque type d’auditoire ; mais comment discerner qui aura accès au savoir ou non ? Un exemple permet de l’illustrer : la controverse qui oppose Ratramne de Corbie au moine de Corbie, disciple de Macaire, dans les années 860, au sujet de l’âme universelle. Le disciple écrit un premier texte, que Ratramne réfute ; le disciple demande des éclaircissements, que Ratramne fournit ; ce n’est qu’après un troisième texte du disciple que Ratramne fournit un véritable traité à la demande d’Odon, traité qui signifie la fin de la discussion. Ratramne conspue son adversaire, affirmant qu’il ne sait pas enquêter avec sagesse ni s’exprimer avec adresse75. Il fait partie de ceux qui devraient être instruits plutôt qu’instruire, et qui devraient être sanctionnés plutôt que convaincus76. La catégorisation binaire se fait, ici, a poste74 MGH Ep. 8, p. 23. 75 Ratramne de Corbie, Liber de anima ad Odonem Bellovacensem, C. Lambot ed., Namur, 1952 (Analecta mediaevalia namurcensia, 2), p. 25. 76  Ibid., p.  25 : Expediret enim eum potius discere quam velle docere, qui magis dignus esset auctoritate pastorali reprimi quam disputatione convinci.

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riori ; c’est parce qu’il prêche l’inverse de ce que prêche Ratramne que le disciple de Macaire devrait s’abstenir d’écrire77. Le souci pastoral dérape en arme rhétorique, voire politique : d’une notion de science, que tous ne peuvent maîtriser de manière équivalente, on bascule dans une notion hérésiologique qui permet d’accuser de « simplicité » ou de « rusticité » ses adversaires et de leur imposer silence. Le même phénomène se produisait dans l’antiquité tardive : Julien d’Éclane, avec dix-huit évêques, traite en 418 ses adversaires (dont Augustin !) de simplices78. Il se reproduit au Moyen Âge central : l’hérétique y est toujours désigné comme illettré et l’hérésie est synonyme de pauvreté, d’artisanat, de bêtise, de féminité79… Il n’est pas anodin que la problématique de la « simplicité » émerge aussi pendant la controverse sur l’âme universelle. Pour le disciple de Macaire, Augustin n’a pas défendu la thèse mixte de l’unicité et de la multiplicité concomitantes de l’âme (que lui défend) parce qu’il estimait que son interlocuteur n’était pas assez intelligent80… Ratramne, en retour, affirme que si la foi catholique est aisément compréhensible pour tous, ce n’est pas le cas des artes, « dont tous ne peuvent pas juger ou discuter »81. Tout au long du traité, il est animé par le souci de rendre le problème accessible à la catégorie sociale des simplices, qu’il sait peu au fait des artes et contaminés par les thèses du disciple de Macaire82. Conclusion

La tradition de distinction entre auditoire simple et auditoire cultivé, qui se cristallise avec Grégoire le Grand mais remonte à l’Antiquité, joue dès les débuts de la controverse prédestinatienne un rôle important. Pour les pasteurs que sont Raban et Hincmar, l’enjeu n’est pas seulement de réfuter Gottschalk mais d’empêcher le débat lui-même d’avoir lieu en interdisant aux simples clercs de

77  Sur la valeur du traité de Ratramne, voir les avis divergents de P. Delhaye, Une controverse sur l’âme universelle au IXesiècle, Namur, 1950 (Analecta mediaevalia namurcensia 1), et M. L. Colish, « Carolingian Debates over Nihil and Tenebrae : A Study in Theological Method », dans Speculum, 59, 1984, p. 757‑795. Voir également Steckel, Kulturen des Lehrens, p. 605-606. 78 Augustin, Contra epistolam Pelagianorum IV, 8, 20. 79  P. Biller, « Heresy and literacy : earlier history of the theme », dans Heresy and Literacy, p. 1‑18. 80  Liber de anima, Lambot éd., op. cit., p. 23‑24. 81  Ibid., p. 27. 82  Ibid., p. 26 : Quid vero ferat utilitatis simplici lectori nondum apprehendi quoniam de artibus secularis eloquentiae sumit testimonia vel ratiocinationes quibus id quod molitur asserere conatur ; p.  27 : conabor tamen ut potuero iussioni satisfacere vestrae, et ut posse contulerit dominus, ita luculenter ut possit etiam patere simplicioribus vel illius oppositio vel nostra responsio ; p. 75 : sed ne forte minus pateat simplicioribus quae loquitur, breviter aperire conabimur quae dicit ; p. 90 : quae quia non curavit iste distinguere vel explanare, lectioni genuit non parvam confusionem…

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s’intéresser aux problèmes soulevés et de lire les textes produits à cette occasion. Ainsi, la notion même de controverse doit être redéfinie. Nous avons vu plus haut combien les simples clercs, et en particulier les moines, offraient à ce débat un public idéal. Tout le problème, pour Raban et surtout Hincmar, est de mettre en œuvre une communication adaptée à ce public, non seulement pour le convaincre qu’ils ont raison, mais pour le convaincre même qu’il n’est pas un public. Or, cette façon d’ordonner le champ du savoir devait heurter les aspirations d’une partie du simple clergé franc. Certains clercs étaient capables de remettre en question la légitimité, sinon de l’épiscopat en général, du moins de sa conduite ou de sa pastorale, en particulier lorsqu’elle organisait une censure de ce type. Le milieu monastique, dont l’idéologie ambiante qualifiait le mode de vie de « chemin de la perfection »83, ne pouvait entièrement se résoudre à une humble posture de retrait et devait voir naître en son sein des formes de contestation. Dans son analyse du commentaire d’Haymon sur l’Apocalypse, Guy Lobrichon met en évidence un lien entre l’ascèse monastique et la mentalité élective du maître d’Auxerre : l’Église terrestre doit préfigurer la Jérusalem céleste par ses vertus et sa pureté, qui sont des signes de la grâce. Haymon, ainsi, « se range aux thèses d’un prédestinationnisme flagrant », qui consiste à identifier l’Église à une société d’élus84. Ses mots à l’égard des potentes sont durs ; il conspue en particulier la classe honnie des faux chrétiens, ce qui amène Guy Lobrichon à conclure : « avec lui, je crois, s’exprime un véritable contre-pouvoir monastique » – conclusion rejointe par John Contreni85. Le conflit hiérarchique entre les moines, cette société de « parfaits », et les évêques, qui sont les pasteurs de la chrétienté, s’incarne, à partir du siècle suivant, dans la querelle de la tripartition sociale dans laquelle ces deux groupes entendent chacun occuper la première place. Mais les germes de cette querelle sont présents dès le IXe siècle. II.  La discipline ecclésiastique dans les débats des années 850 Le commentaire anonyme de Caton déjà cité (p. 174) glose ainsi le monostyque Magistrum metue (n° 4) : « La sagesse a trois clés : la première, aimer Dieu ; la deuxième, que le disciple étudie ; la troisième, que le maître soit redouté et honoré »86. 83  PL 107, col. 438 : […] detrahere tramiti perfectionis. 84  La Bible au Moyen Âge, Paris, 2003, p. 137. 85  Ibid., p. 139. Voir aussi J. Contreni, « ‘By lions, bishops are meant : by wolves, priests’ », op. cit., p. 43. 86  BNF, latin 2773, f. 83v : tres sunt claves sapientiae : una est dilectio dei, secunda studium discipuli, tertia timor et honor magistri, quam hic tangit cum dicit « metue magistrum ».

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L’autorité du maître, à l’époque carolingienne, est grande. Gottschalk a été maître. Nul doute qu’une grande partie de son ascendant sur le milieu monastique découle de ses années d’enseignement dans le bassin parisien. Le lien personnel qu’il a noué avec ses confrères est différent du lien hiérarchique qui les lie à leur archevêque, Hincmar. La controverse sur la prédestination est en bonne partie un conflit entre ces deux types de liens : son enjeu est le contrôle de l’opinion. Il importe de remonter avant la condamnation de Gottschalk pour montrer qu’il est, dès le début de la controverse, entouré de moines. A.  Les hommes de Gottschalk 1.  Le groupe de Gottschalk en Italie

Gottschalk apparaît, du début à la fin de son passage en Italie, comme un membre de l’élite : il correspond avec Walahfrid, inquiète Noting et Pacifico, est hébergé par Évrard, fréquente l’aristocratie slave et bulgare. Il est difficilement pensable qu’un tel personnage se déplace seul87. Gottschalk était à la tête d’un groupe de moines88. Dans sa lettre à Noting, Raban Maur mentionne un groupe anonyme : « certains hommes »89. Il semble raisonnable de postuler que la plupart de ces obscurs émules ont suivi Gottschalk d’un bout à l’autre de son voyage, jusqu’en 848. D’après les Annales de Xanten, un groupe entier (« certains moines ») est venu à Mayence puis est retourné en Francie occidental90. Le nom de Gottschalk n’apparaît même pas. Le fait que ce soit des moines est corroboré par la sentence de Quierzy, qui condamne Gottschalk à l’isolement pour ne pas qu’il contamine ses condisciples. Hincmar, en justifiant de la même manière la condamnation de Quierzy auprès de Nicolas 1er près de quinze ans plus tard, semble montrer que Gottschalk avait déjà fait preuve d’un certain prosélytisme à l’égard de ses frères dans l’habit. Comme il l’indique dans l’Ad simplices en 849, certains moines ont déserté leur monastère pour Gottschalk91. Le De praedestinatione de 8659‑8660 est plus précis : Gottschak a cherché à « pervertir les simples et les dévots » et s’est fait des complices de ceux qui voulaient bien l’avoir pour maître ; ce n’est qu’après cela qu’il entame son voyage92. 87  Loup de Ferrières se plaint, en se rendant à un plaid, de n’être accompagné que par quatre moines (Levillain éd., Correspondance de Loup, vol. 1, p. 132‑133). 88  Cela a déjà été remarqué, cf. Traube, MGH Poetae 3, p. 713 (n° 20) ; Vielhaber, Gottschalk der Sachse, p. 22 ; Epperlein, Herrschaft und Volk, p. 230. 89  PL 112, col. 1530 : quidam. 90  MGH SS rer. germ. 12, p. 16. 91  Gundlach « Zwei Schriften », p. 262‑263. 92  PL 125, col. 84.

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Ils étaient sans doute originaires des monastères qu’a fréquentés Gottschalk en Francie occidentale : Corbie, Orbais, Rébais, Hautvillers, entre autres. Une partie de ses compagnons étaient probablement des élèves. A Quierzy, en 849, on le prive de sa charge d’enseignement : en tant que professeur, il s’attirait la confiance et l’adhésion de ses élèves. Cela a été remarqué par Hincmar, dans un addendum au De una deitate93 : Gottschalk aime fréquenter les jeunes. Dans les Responsa de diversis, on apprend incidemment que le correspondant de Gottschalk est, là encore, un jeune homme (adoliscens)94. Quels sont les facteurs de cohésion du groupe que le Saxon emmène avec lui en Italie ? En premier lieu, on peut supposer un fort attrait pour l’évangélisation et la prédication. Nous avons déjà croisé ces thèmes plusieurs fois : Gottschalk est né en Saxe, un terrain récemment converti ; il a circulé dans les réseaux missionnaires de Corbie et Corvey où il a fait la rencontre de missionnaires comme Gislemar ou Ebbon. Nous sommes dans les années du départ d’Anschaire : la mission et la prédication représentent, pour des moines pétris d’hagiographie et menés par un prédicateur exceptionnel, un idéal qui leur offre, en plus d’un but salvateur, une grande liberté de mouvement. Peut-être les compagnons de Gottschalk partageaient-ils ce qui semble avoir été son aversion pour la clôture. La prédication du groupe était sans doute couronnée de succès. Loup de Ferrières affirme que l’hérésie a troublé d’abord l’Italie, puis la Gaule95. Le groupe, malgré l’adversité qu’il a rencontrée, a gardé sa cohésion jusqu’à sa condamnation définitive. En second lieu, le groupe est soudé par l’intérêt individuel, à savoir l’épanouissement des désirs personnels (la vie héroïque du missionnaire-prédicateur). Cela rattache le groupe à l’individualisme extramondain qui caractérise le milieu monastique. Ce désir de vie héroïque est brocardé dans les sources comme une marque d’orgueil car le moine est par essence un pénitent qui doit rester à sa place. On retrouve la stigmatisation de ces aspirations individuelles dans l’Ad simplices : les proches de Gottschalk ont voulu devenir « les apôtres des gentils »96. L’orgueil de ceux qui ont cherché à s’élever est conspué. Hincmar le répète dans le De praedestinatione en 85997. Pourquoi  cette focalisation sur « l’orgueil » du groupe de Gottschalk ? Parce qu’ils « cherchaient des choses plus hautes qu’eux », parce qu’ils voulaient « se faire connaître ». Le véritable désir de ces 93 Hincmar, De una trinitate cité par Lambot, Œuvres théologiques, p. 35. 94  Ibid., p. 149‑150. 95  PL 119, col. 623. 96  Gundlach, « Zwei Schriften », p. 263‑264. 97  PL 125, col. 84.

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moines importe peu à l’archevêque : l’important est qu’ils n’aient pas respecté l’humilité et l’obéissance qui caractérisent leur état. On saisit mieux, en négatif, l’aspiration de ces quelques individus, qui n’avaient sans doute pas davantage choisi le monachisme que Gottschalk, à une certaine forme d’héroïsme. En troisième lieu, la cohésion du groupe est assurée par les liens du groupe à son chef. Il n’y a pas plus à insister sur cet aspect bien observé : Gottschalk, aristocrate surdoué, a un ascendant naturel sur ses confrères. Comment en sommes-nous alors venus à l’image d’un Gottschalk solitaire ? Cette image s’est construite en deux phases, synthétisées dans le schéma ci-dessous. Tableau n° 2 : Le processus d’isolement de Gottschalk Phase littéraire (840‑848) Indistinct

840 Raban, Ad Notingum, PL 112, col. 1530 : quidam… 845‑850 Concile de Pavie (parlant peut-être de Gottschalk) MGH concilia 3, p. 228‑229 : quidam monachorum vel clericorum peregrinantes…

Distinct

840‑848 ? Gottschalk, Responsa de diversis, p. 169 : ego ipse per Gottesscalcum filiolum meum probavi.

Isolé

? Walahfrid, Velox Calliope, in MGH Poetae 2, p. 362 : viam frequenta qua Fulgentius invenitur… 846‑847 Raban, lettre à Évrard, MGH Ep. 5, p. 481 : constat quendam sciolum nomine Gotescalcum apud vos manere…

Phase conciliaire (848‑849) Indistinct

848 concile de Mayence Annales de Xanten : secta quaedam inlata est a quibusdam monachis (…) qui reversi sunt in Galliam…

Distinct

848 transfert en Francie occidentale Hincmar, lettre à Raban, MGH Ep. 8, p. 8 (n° 21) : super eiusdem Gothescalci (…) cum quibusdam complicibus (…) susceptione

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848 Concile de Mayence Annales de Fulda : Gotescalcus quoque, quidam presbiter… Annales de Saint-Bertin : Godescalcus Gallus quidam… Raban, lettre synodale (PL125, col. 84) : quidam gyrovagus monachus nomine Godescalc… 848 transfèrement en Francie occidentale Hincmar, lettre à Raban, MGH Ep. 8, p. 8 (n° 22) Hincmar, lettre à Rothade, MGH Ep. 8, p. 8 (n° 23) 849 Concile de Quierzy Annales de Saint-Bertin : Godescalcus Gallus quidam… Hincmar, lettre à Amolon, MGH Ep. 8, p. 27. Florus, De tribus epistolis, CCCM 260, p. 370.

D’abord, les sources écrites tendent à confondre le chef dans son groupe. Ensuite, les institutions n’ont de cesse que ce chef soit isolé du groupe et concentre sur lui la responsabilité collective. Pourtant, le groupe de Gottschalk l’entoure toujours quand il revient de Mayence (fin 848). Une lettre de Hincmar à Raban accuse réception de Gottschalk et parle de ses « complices ». Il est arrivé en Champagne avec son groupe d’amis francs. Cette lettre est la dernière attestation de leur existence : désormais, Gottschalk est séparé d’eux. Il s’agit là d’un procédé d’isolement tout à fait réfléchi. D’une part, le meilleur moyen de guérir un hérétique de son orgueil est de le priver d’admirateurs. D’autre part, l’isolement des déviants fait partie des méthodes universelles de répression98. Nous voyons donc se succéder trois phases sur le schéma de l’isolement. Indistinction : Gottschalk lui-même, noyé dans son groupe, n’apparaît pas. Distinction : Gottschalk est nommé avec son groupe. Isolement : seul Gottschalk apparaît. Ce schéma se décline en deux temps : d’une part, une phase littéraire (840‑848) qui voit Raban pourchasser le groupe de loin ; d’autre part, une phase conciliaire (848‑849) qui est celle des condamnations de Mayence et Quierzy. Ce schéma montre à la fois que Gottschalk est accompagné d’un groupe de moines francs jusqu’à son retour en Francie occidentale, et qu’il a été victime d’un processus d’isolement que parachève son excommunication.

98 Maisonneuve, La dynamique des groupes, Paris, 1969, p. 33.

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2.  Gottschalk et les simplices après 849

Gottschalk, abandonné par la majeure partie de son réseau parmi les élites, jouit toujours d’un important soutien dans le milieu du simple clergé99. Dans l’Ad simplices, Hincmar révèle non seulement que les moines du diocèse connaissent bien Gottschalk, mais le connaissent mieux que lui, c’est-à-dire « de nom, de visage, de fréquentation ». Dans les années 830, poursuit-il, Gottschalk allait et venait, « se présentant dans un habit de religieux », et instillait son venin dans les oreilles de son public100. Dans le De praedestinatione, Hincmar dit qu’il cherchait à subvertir les « simples et les dévots »101. Dans le De una et non trina deitate, Hincmar avertit les abbés et moines de sa province qu’il ne s’agit pas uniquement pour eux de se défendre contre les ennemis déclarés du Christ mais aussi contre les loups qui revêtent une peau de mouton, « comme ce Gottschalk qui, en se couvrant quelque temps de l’habit monastique et du faux nom de science, a trompé beaucoup de monde »102. Ce milieu monastique s’émeut de sa condamnation. C’est à cette agitation que réagit Hincmar dans l’ Ad simplices. Des moines en viennent à quitter leur monastère « à sa demande ou sur son ordre »103. Sans doute faut-il relier cette mention à une lettre d’Hincmar résumée par Flodoard ; il écrit après 853 à Rothade au sujet de plusieurs moines enfuis du monastère d’Hautvillers104. Étant donné la circulation des textes de Gottschalk entre différents monastères, il est probable que les moines lui servaient d’estafettes. Dans son traité sur la Trinité, Hincmar parle de ses complices ac satellites105 ; il en parle également dans son deuxième traité sur la prédestination106. Il parle enfin de la lettre adressée à « un de ses complices », parfois confondu avec Gislemar107. En 866, il rappelle que Guntbert, moine d’Hautvillers proche des idées du Saxon, avait coutume de se glisser furtivement chez lui et d’échanger des lettres – peut-être lui servait-il aussi d’intermédiaire

99 Gillis, Gottschalk of Orbais, p. 292. 100 MGH Ep.  8, p.  13‑14. Ce passage contredit Jean Devisse lorsqu’il vise à disculper Hincmar de la condamnation de Gottschalk, en arguant notamment du fait qu’il ne connaissait pas le Saxon et n’a fait que suivre l’avis de Raban Maur (Hincmar, p. 120, note 21). 101  PL 125, col. 84. 102  Ibid., col. 486. 103 MGH Ep. 8, p. 15. 104  Ibid., n° 82 (déjà cité p. 66, n. 142). 105  PL 125, col. 475 et 613. 106  Ibid., col. 84. Il faut se méfier de cette désignation de « complices » qui ne recouvre pas forcément des simples moines mais aussi, pour Hincmar, des auteurs comme Prudence ou Ratramne ; c’est le cas par exemple col. 89 ou 159. 107  Ibid., col. 291 et 371‑372 (cf. annexe 1).

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LE VIRUS DE L’ERREUR

pour une correspondance plus lointaine108. À une date aussi reculée que 866, il est remarquable que Gottschalk ait encore eu des supporters capables d’un tel sacrifice. Ces moines qui soutiennent Gottschalk sont en grande partie les simplices que vise Hincmar dans sa lettre pastorale de 849 et dans le traité sur la Trinité. Dans sa lettre à Nicolas Ier de 864, il rappelle au pontife que Gottschalk « avait l’habitude non seulement de s’attirer l’admiration des analphabètes, mais aussi de convertir à son opinion les scioli [nb : faux savants, demi-habiles…] et les imprudents », s’avérant capable de tirer profit de la moindre conversation pour faire des convertis109. Gottschalk lui-même dit cibler le public des moines « les moins capables » ; il affirme avoir compilé des extraits sur la Trinité « non seulement pour [son correspondant], mais pour tous, même ceux qui sont moins capables »110 ; il écrit dans le De praedestinatione n’avoir plus rien à répondre à ses adversaires, excepté pour défendre « les infirmes et ceux qui sont moins capables »111 ; on trouve dans une scedula des Responsa de diversis qu’une difficulté grammaticale fait des ravages non seulement, « chez ceux qui sont un peu lents », mais aussi chez « les hommes les plus expérimentés et les mieux avisés »112 ; il écrit dans la Scedula citée par Hincmar dans le De una Trinitate qu’à cause d’Hincmar, on explique aux simplices que l’on ne peut plus dire que la déité est trine mais seulement une113. Les argumentaires d’Hincmar et Gottschalk coïncident : tous deux ont le souci d’attirer à eux l’auditoire des moines qu’ils considèrent comme simples et vulnérables. 3.  Charisme et subversion

Gottschalk allie ses compétences intellectuelles à une grande familiarité avec son auditoire, sensible dans ses textes, écrits sur un ton très personnel. C’est une situation inédite pour ses contemporains. En outsider, Gottschalk renonce à une stratégie qui a échoué auprès des élites pendant vingt ans et exploite ses réseaux parmi le milieu plus humble des simples moines. Ce déplacement est perceptible : le Saxon renonce aux conventions sociales et littéraires, propres à l’élite, que nous l’avions vu observer scrupuleusement auparavant. C’est ce qui fait de la controverse une question sociale. Nous l’avons vu, dans le chapitre 2, diffuser sa propre théorie de la désobéissance à la hiérarchie (p. 153-155). Tout comme le 108 MGH Ep. 8, p. 194. 109  Ibid., p. 162. 110 Lambot, Œuvres théologiques, p. 278. 111  Ibid., p. 244. 112  Ibid., p. 138. 113  Ibid., p. 21.

Doctes et simples : le champ du débat

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Christ, écrit-il, a gardé le silence devant Hérode, « il convient, il faut, il importe que tes brebis [NB : à Dieu] se gardent des attaques des loups rapaces, et ne leur répondent rien, à moins que la nécessité ne les y pousse par souci des infirmes et des moins capables »114. Les « pasteurs » deviennent les « loups » : la subversion est complète. Ces « pasteurs » ont compris que les formes n’étaient pas respectées, que quelque chose de subversif était en train de se jouer. Amolon de Lyon conspue Gottschalk pour avoir « déchiré » les prêtres de Dieu et les responsables des églises « de tant d’injures, de malédictions, d’insultes », de les « piétiner d’un tel mépris et d’une telle arrogance », qu’il ne semble même pas faire grand cas de sa propre excommunication115. Hincmar, dans le compte-rendu des textes reçus de Gottschalk, remarque qu’il mélange les genres en adressant ses écrits de propagande à Dieu et non à son destinataire116. Amolon lui fait un reproche similaire : au lieu de se soumettre à l’avis de son destinataire, il écrit à Dieu directement, et ne lui demande même pas de l’éclairer davantage117. Il ne s’agit pas d’une marque de pur fanatisme, car Gottschalk montre, en particulier dans les Responsa de diversis, qu’il est capable de se soumettre à l’avis d’un supérieur hiérarchique, dans la ligne traditionnelle118. Il s’agit donc d’une stratégie de communication élaborée ; dans plusieurs documents publics, comme la Confessio prolixior, Gottschalk court-circuite le système socio-intellectuel carolingien, dans lequel l’écrivain se soumet à la censure de son puissant destinataire, et s’adresse directement à un public vaste. On imag