Gaston Bachelard, ou, Le rêve des origines 9782296034785, 2296034780

Commencé au contact des sciences, l'itinéraire philosophique de Gaston Bachelard (1884-1962) s'est terminé par

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Gaston Bachelard, ou, Le rêve des origines
 9782296034785, 2296034780

Table of contents :
SOMMAIRE
Préface
Ouverture:
Gaston Bachelard ou le rêve des originesl
Note biobibliographique concernant l'auteur

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Gaston Bachelard ou le rêve des origines

Ouverture philosophique Collection dirigée par Dominique Chateau, Agnès Lontrade et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Déjà parus Paul KHOURY, Le fait et le sens: esquisse d'une philosophie de la déception, 2007. Iraj NIKSERESHT, Démocrite, Platon et la physique des particules élémentaires, 2007. Alphonse V ANDERHEYDE, Nietzsche et la pensée bouddhiste,2007. Sous la direction de Jean-Marc LACHAUD et Olivier LUSSAC, Arts et nouvelles technologies. Collectif, 2007. Stéphane VINOLO, Epistémologie du sacré. « En vérité, je vous le dis », 2007. Philippe SOUAL (dir.), Expérience et métaphysique dans le cartésianisme,2007. Y oshiyuki SA TO, Pouvoir et résistance. Foucault, Deleuze, Derrida, Althusser, 2007. Nizar BEN SAAD, Machiavel en France des Lumières à la Révolution, 2007. Paul SERENI, Marx: la personne et la chose, 2007. Simon BYL, Les Nuées d'Aristophane. Une initiation à Éleusis en 423 avant notre ère, 2007. Sylvie COIRAULT-NEUBURGER, Le roi juif. Justice et raison d'État dans la Bible et le Talmud, 2007. Nicole ALBAGLI, Descartes et les fondements de l'anthropologie,2007. Christophe LAUDOU, La mythologie de la parole, 2007.

Jean-Luc POULIQUEN

Gaston Bachelard ou le rêve des origines Préface de Marly Bulcào

L/Harmattan

@ L'Harmattan, 2007 5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected]

ISBN: 978-2-296-03478-5 EAN: 9782296034785

Je dédie ce livre à tous ceux qui m'ont permis d'avancer sur les chemins de Gaston Bachelard. C'est à Suzanne Bachelard, sa fille, que va tout d'abord ma reconnaissance d'avoir si gentiment satisfait ma curiosité. Jean-Claude FilIoux, filleul du philosophe, a fait revivre pour moi des épisodes mal connus de son existence. Je remercie ensuite François Dagognet de m'avoir donné ces indications philosophiques si précieuses qui aident à ne pas se tromper de direction. C'est vers Jean Libis, Président de l'Association des Amis de Gaston Bachelard que je me tourne maintenant. Il a su créer les impulsions nécessaires pour que les ferveurs se maintiennent et s'actualisent. A ses côtés, Catherine Gublin a continué à en assurer l'ancrage à Barsur-Aube, ville natale de Gaston Bachelard. Grâce à JeanJacques Wunenburger et Maryvonne Perrot qui ont dirigé successivement le Centre Gaston Bachelard de l'Université de Bourgogne, j'ai pu faire partager mes recherches à des assemblées de spécialistes et d'étudiants attentifs. Il en a été de même dans les universités du Brésil et j'exprime en cela ma chaleureuse gratitude envers Marly Bulcilo qui m'a invité en poète à venir y parler des rapports de Gaston Bachelard avec la poésie. De Rio de Janeiro, elle m'a proposé des éclairages inattendus sans lesquels je n'aurais pu envisager l'œuvre du philosophe comme je l'ai fait. A Silo Paulo et Salvador de Bahia, Constança Marcondes et Elyana Barbosa les ont judicieusement complétés. Enfin je remercie tous ceux qui ont connu Gaston Bachelard, ou bien leurs proches quand ceux-ci avaient disparu. Sans eux, je n'aurais pas eu accès à ces témoignages et documents inédits qui entourent et font entrer dans la dynamique d'une œuvre. Merci donc à Lazarine Bergeret, Marie-Louise Schaettel, Georges-Emmanuel Clancier, Marie-Louise Audiberti, Jacqueline et Claire Paulhan, Nadine Lefebure et Pierre Oster. Jean-Luc

Pouliquen

SOMMAIRE

Préface de Marly Bulcao

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Ouverture: Gaston Bachelard ou le rêve des origines

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Chapitre I: Gaston Bachelard et Louis Guillaume: une amitié féconde.. . ... ..37 Chapitre II: Gaston Bachelard et Jacques Audiberti: une même fascination pour le langage 53 Chapitre III : Jean Paulhan, Gaston Bachelard, la NR.F et La Revue Philosophique ..67 Chapitre IV : Gaston Bachelard ou Le droit de rêver: un hymne à l'imagination créatrice.. .. .. .. .. .. . .. . .. . .. .. .. 79 Chapitre V : Gaston Bachelard et le surréalisme

..93

Chapitre VI : La préface de Robert Desoille. . ... . . . . . . . ..111

Chapitre

VII:

Surrationalisme.

Racines

poétiques

et politiques

du

. . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .123

Note biobibliographique sur l'auteur

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Préface L'oeuvre de Gaston Bachelard est d'une telle richesse et d'une telle ampleur qu'elle peut être abordée par des chemins divers. Mais tous mènent au même noyau d'une pensée stimulante qui nous appelle à une rénovation constante des idées et nous entraîne vers la formation d'attitudes nouvelles. L'approche de Jean-Luc Pouliquen se distingue par son originalité en révélant des aspects de la réflexion bachelardienne qui n'avaient pas encore été mis en lumière par ceux qui se consacrent à l'étude de l'oeuvre du philosophe. A notre avis, sa spécificité repose sur deux aspects. Tout d'abord, il s'agit d'un poète qui réussit à faire une lecture des textes bachelardiens délivrée des amarres conceptuelles et de l'académisme qui habituellement conditionnent les études de l'oeuvre du philosophe. En second lieu, il convient de faire ressortir le caractère d'enquête que Jean-Luc Pouliquen a donné à son approche et qui fait passer ses recherches par des chemins peu fréquentés par les interprètes de Bachelard venant du champ de la philosophie. Ainsi, à travers l'acquisition de lettres inédites de Bachelard aux poètes ou de la découverte de rencontres significatives avec des intellectuels de l'époque et qui ont marqué la trajectoire du philosophe, Jean-Luc a réussi à deviner le pourquoi de certaines constructions ou de certains choix bachelardiens amenant à l'élaboration de thèses fondamentales de sa pensée. Dans les textes de Pouliquen, l'influence que les poètes ont exercée sur la notion bachelardienne d'imagination devient évidente. Rappelant les rencontres avec certains membres de l'Ecole de Rochefort, Jean-Luc

nous dévoile un autre Bachelard, plus dynamique, plus poétique et, dans un certain sens, plus cohérent dans ses affirmations sur le sens de l'imagination matérielle. La conversion de Bachelard à l'imaginaire devient très claire dans l'approche de Jean-Luc dont les textes mettent en évidence, non seulement les influences reçues par le philosophe champenois, mais aussi les différents chemins de la poésie française de son temps, que l'on peut suivre au travers des ramifications du versant poétique de son oeuvre. Les textes présentés dans le livre, révèlent que Bachelard a fréquenté les poètes avec assiduité, lui qui avait affirmé dans L'air et les songes que c'est par les poètes que le philosophe peut véritablement connaître l'homme. Dans le premier chapitre, intitulé Gaston Bachelard et Louis Guillaume: une amitié féconde, Pouliquen montre la répercussion que l 'œuvre bachelardienne a eu sur Louis Guillaume. Par le récit de la première rencontre du poète avec le philosophe de Bar-sur-Aube, Jean-Luc nous fait partager la noblesse de cette amitié qu'une intense correspondance a entretenue. L'échange réciproque entre les deux hommes va permettre, d'un côté à la philosophie bachelardienne de prendre de nouveaux itinéraires, de l'autre à la poésie de Louis Guillaume de devenir plus profonde. Pour Pouliquen, en s'édifiant sur des bases éminemment humaines, l'amitié entre le philosophe et le poète a dépassé le plan strictement littéraire. Le texte Gaston Bachelard et Jacques Audiberti: une même fascination pour le langage est lui aussi très intéressant, car il traite de l'attitude de Bachelard et d'Audiberti à l'égard des formes de l'écriture. La langue d'Audiberti est riche, abondante, nourrie de termes empruntés au vocabulaire des métiers, à la botanique et 12

remplie d'idiomes relevant du monde animal. Bien qu'il ait été contemporain du surréalisme, une résistance à l'image est une des caractéristiques d'Audiberti. Bachelard, au contraire, y est toujours fidèle et réussit à aller au-delà des mots mêmes, à les dépasser en provoquant chez le lecteur une accélération ininterrompue d'images. Comme le remarque très bien Pouliquen, Audiberti, au travers d'un style essentiellement baroque, joue sur les tensions et les distorsions de la langue. En reprenant le roman Carnage du poète, Bachelard se permet de le diviser en deux parties, ne retenant seulement que la première dans laquelle, selon lui, le ton véritablement poétique a été maintenu. Pour le philosophe, la seconde partie du livre fait utilisation d'une langue par trop réaliste et commet « un crime poétique» en décrivant la scène d'une jeune femme se baignant nue dans l'eau savonneuse. En critiquant la forme choisie par Audiberti, Bachelard indique qu'il préfère abandonner la destinée humaine pour vivre une destinée fondamentalement poétique. Avec ce chapitre Pouliquen met bien en évidence la confrontation entre deux formes d'écritures, et fait ressortir, en poète, la profondeur et la beauté de la langue bachelardienne. Au chapitre IlL Jean-Luc nous relate la relation entre Jean Paulhan et Bachelard, une relation qui s'est matérialisée autour de la NR.F. Il est clair qu'il y a entre l'écrivain et le philosophe, une convergence en ce qui concerne la notion de critique littéraire. Bachelard a trouvé dans le livre de Paulhan Les Fleurs de Tarbes une forme moins rigide de critique littéraire qui lui semble très intéressante. Le développement du chapitre va montrer comment la relation entre l'écrivain et le philosophe va s'affermir avec l'invitation de Paulhan à Bachelard d'écrire deux articles pour la NR.F. Malgré son intention 13

de faire ressortir proximité et convergence entre l'écrivain et le philosophe, Pouliquen va toutefois souligner en conclusion, l'optimisme de Bachelard dans le langage et le confronter au pessimisme de Paulhan. Au chapitre qui suit, Jean-Luc va décrire la trajectoire philosophique et de vie de Bachelard, une trajectoire entremêlée d'amitié, dans laquelle des auteurs comme Eluard, Paulhan ou Roupnel ont une place à part, car, comme dit Pouliquen, Bachelard a toujours reconnu que les écrivains et les artistes avaient cette capacité d'infuser dans le coeur de leurs lecteurs un bonheur complet. Le chapitre note aussi, que malgré ses cours d'épistémologie donnés en Sorbonne, cours dans lesquels l'esprit d'objectivité ne permettait pas la présence de l'imagination, Bachelard a toujours proclamé pour tous le droit de rêver, exaltant ainsi dans son versant poétique le rôle de l'imaginaire dans laformation de l'homme. Les rapprochements et les divergences entre Bachelard et le surréalisme sont la thématique du Chapitre V, que Pouliquen illustre à l'aide d'un tableau bien explicite. Il devient évident dans les commentaires qui l'accompagnent que, bien que Bachelard se sente proche d'un surréalisme dans lequel il approuve l'ouverture de l'esprit humain à l'imaginaire - ouverture qui débouche sur la création d'un surréel - le philosophe ne s'est jamais laissé entraîner par des excès et des obsessions qui peuvent tout autant conduire à la désintégration de ce même esprit humain. Puis, à partir du refus de Bachelard, à une demande par Pierre Oster, d'une préface pour un livre de Hervey de Saint-Denys, qui sera finalement préfacé par Robert Desoille, Pouliquen restitue toute l'importance de la méthode psychanalytique de ce dernier dans l'œuvre du philosophe. Séduit par le procédé méthodique de Desoille, Bachelard montre sa réelle efficacité. A la différence de la 14

psychanalyse classique dont l'objectif est seulement de débloquer l'esprit, la méthode de Desoille réussit à faire en sorte que celui-ci s'élève chaque fois un peu plus. Le chapitre qui suit vient compléter le précédent en se proposant de restituer les racines poétiques et politiques du surrationalisme bachelardien. Deux faits marquants sont relevés dans le texte: la participation de Bachelard à la revue Inquisitions et la rencontre du philosophe avec Roger Caillois. Comme le fait ressortir Jean-Luc, ces événements vont amener Bachelard à repenser le rationalisme proposé dans ses œuvres premières, en allant dans la direction d'un surrationalisme dans lequel l'idée de création est présente. C'est ainsi que raison et imagination, bien que suivant des parcours opposés, se retrouvent dans une perspective commune de création d'une surréalité. J'aimerais pour terminer, dans un mouvement inverse, revenir à la présentation de Jean-Luc Pouliquen qui vient au début du livre. Il témoigne là du regard du poète sur l'oeuvre de Gaston Bachelard, un regard qui voit dans la rencontre entre la philosophie et la poésie le chemin adéquat pour une appréhension métaphysique du monde. En nous disant le comment de sa rencontre avec l'oeuvre bachelardienne, Pouliquenprésente un Bachelard séduit par l'imagination, qui fait du langage un instrument important pour libérer la fonction imaginante contenue en chaque être humain. Le livre de Pouliquen est donc de grande importance pour tous ceux, poètes, philosophes, où même scientifiques, qui valorisent cette fonction imaginante, car il montre que leurs activités respectives doivent s'imposer comme un véritable hymne à l'imagination créatrice. En faisant ressortir dans l'oeuvre bachelardienne sa source inépuisable d'amour et de bonté, Jean-Luc nous explique aussi pourquoi la pensée de Bachelard déborde 15

les frontières du milieu académique et universitaire. Elle s'est rendue accessible à un public plus large en se faisant apprécier par tous ceux qui marchent sur les chemins de la raison ou de l'imagination, avec pour but primordial l'ascension spirituelle.

Marly Bulcào Université d'Etat de Rio de Janeiro

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Ouverture: Gaston Bachelard ou le rêve des originesl Comme la vie est grande quand on médite sur ses commencements! Méditer sur une origine, n'est-ce pas rêver? Et rêver sur une origine, n'est-ce pas la dépasser? Gaston Bachelard La poétique de la rêverie Presses Universitaires de France, p. 94.

Je voudrais par cette rencontre vous parler de Gaston Bachelard, en poète, vous dire comment je l'ai lu, comment je le lis aujourd'hui, vous faire part de ce que m'inspirent ses recherches et ce qu'elles m'ont apporté. Peut-être y trouverez-vous, vous qui l'approchez au travers de la philosophie, matière à prolonger votre réflexion, à vous faire une idée plus précise de ce qu'il a voulu nous transmettre par ses livres. Gaston Bachelard fait partie des quelques auteurs dont les noms m'accompagnent depuis ma jeunesse. Il figure sur une courte liste où se retrouvent pour la philosophie les noms d'Emmanuel Mounier et de Nicolas Berdiaev, pour la poésie ceux de Max Jacob et de René Guy Cadou. Vous savez, comme les véritables amis, les auteurs sur lesquels s'est construite votre manière d'envisager le monde, se comptent sur les doigts de la main. Certes avec le temps, d'autres viennent s'y agréger, en fonction des interrogations nouvelles que l'existence a fait naître en vous et des réponses qu'ils vous ont apportées à 1 Ce texte a fait l'objet d'une conférence sous le titre Gaston Bachelard, les poètes et la poésie au département de philosophie et sciences humaines de l'Université d'Etat de Rio de Janeiro, le 17 septembre 2003.

ce moment-là et que vous avez trouvées pertinentes. Je pourrais citer ainsi les noms de Jack Kerouac, figure emblématique de la Beat Generation, de l'écrivain occitan Jean Boudou, celui du poète Jacques Audiberti et puis aussi parler de ces cinéastes pour qui la caméra fut un substitut de l'écriture, comme par exemple François Truffaut, Eric Rohmer ou Jean Renoir. Lorsque l'on entretient une longue relation avec un écrivain, il se produit ce qui arrive dans toutes les relations humaines, c'est-à-dire qu'il y a des remises en cause, des critiques, des périodes de doute et d'éloignement, et puis des retrouvailles. Au sujet de Gaston Bachelard une certitude est née avec la durée. Gaston Bachelard est une source indéfectible d'amour et de bonté. Il ne peut en aucun cas fourvoyer son lecteur. Pour moi cette remarque est d'importance car j'ai vu fleurir dans ma jeunesse beaucoup de penseurs aux prétentions libératrices et révolutionnaires. Vous savez en 1968, il Y a eu en France une grande secousse sociale et culturelle. Une brèche s'est ouverte par où se sont engouffrées les pensées et les expériences les plus extrêmes. Beaucoup y ont cru, ont vécu l'utopie et se sont réveillés des années plus tard avec un mal de tête qui leur a laissé des séquelles. Gaston Bachelard, disparu en 1962, n'a pas connu cet épisode tumultueux où sa vieille Sorbonne fut mise à rude épreuve. Sans doute aurait-il soutenu dans le mouvement étudiant tout ce qui pouvait conduire vers plus d'autonomie, plus d'imagination, plus de liberté, en particulier dans la pédagogie. Mais j'ai quelques réticences à l'envisager sur les terrains, devenus omniprésents, du politique et de la sexualité, ouverts alors à toutes les manipulations possibles. L' œuvre de Gaston Bachelard reste en deçà de ces questions. Sa philosophie nous indique comment 18

mieux user de notre raison et de notre imaginaire mais elle s'arrête à la porte de nos choix individuels pour lesquels il nous laisse notre liberté. C'est une marque de respect pour notre personne, le signe d'une grande honnêteté intellectuelle d'un penseur qui ne veut pas être un gourou et qui n'a jamais manifesté une quelconque volonté de pouvoir sur les esprits. Plus de quarante années après sa mort, le rayonnement que connaît sa philosophie à travers le monde atteste du bien-fondé de sa ligne de conduite. Au regard des stratégies mises en place par certains intellectuels pour verrouiller de leur vivant les accès aux estrades de la pensée, au regard du peu de cas que l'on fait après leur disparition de la trace éphémère qu'ils se sont efforcés de laisser avec beaucoup de gesticulations, l'influence reconnue de l' œuvre de Gaston Bachelard dans la culture contemporaine est en elle-même un sujet de méditation. Au détour d'une émission de télévision, d'un article de journal, d'un compte-rendu de lecture, d'une discussion avec un amoureux de poésie, c'est bien souvent que l'on voit apparaître le nom de Gaston Bachelard. Ainsi j'ai entendu parler de lui, depuis bientôt trente ans, par un cinéaste, un humoriste, des romanciers, des poètes, de simples lecteurs de poésie. C'est pour moi le signe d'une pénétration en profondeur des esprits. Gaston Bachelard est sorti du cercle universitaire pour rentrer, non pas dans le grand public, mais pour bénéficier d'une large audience auprès de tous ceux qui manifestent un intérêt sincère pour la création et la vie de l'esprit. Il me semble que s'il a rejoint tant de lecteurs dans leur soif de comprendre et dans leur recherche d'outils pour appréhender ce monde, c'est justement parce qu'il n'a jamais pris la posture du grand professeur détenant orgueilleusement toutes les clefs du savoir. Par son allure bon enfant, Gaston Bachelard apparaît comme un homme 19

du peuple. Les photographies qui le représentent faisant son marché Place Maubert, avec sa belle barbe blanche et son feutre rond, sont devenues légendaires. En 1964, un manifeste poétique, lancé par de jeunes auteurs, bousculera le monde des Lettres, en présentant le poète comme un homme ordinaire. Ce brûlot contre les mandarins de la littérature, anticipait les cris de révolte de mai 1968. Ceux-ci seront tout d'abord dirigés contre les mandarins de l'Université. Eh bien! Gaston Bachelard n'en a jamais été un, bien qu'il ait occupé en son sein de hautes fonctions. Il fut le directeur de l'Institut d'Histoire des Sciences et des Techniques de l'Université de Paris. Il fut par ailleurs élu à l'Académie des sciences morales et politiques, Commandeur de la Légion d'honneur, Grand Prix national des Lettres. Mais tous ses titres et distinctions ne viennent en rien mordre sur une image de simplicité et d'attention quotidienne à son environnement immédiat. Suzanne Bachelard, la fille du philosophe, elle-même professeur d'Université, m'a raconté comment dans le climat très hiérarchisé de la Sorbonne des années quarante et cinquante, son père était un des rares à saluer les membres du personnel les plus humbles, jusqu'à même aller prendre un verre avec eux au bistrot d'à côté. Plus significatif encore fut son refus d'entrer au Collège de France, prestigieuse institution, autrefois rivale de la Sorbonne et tribune incomparable pour diffuser sa pensée. Mais c'est à son ami Maurice Merleau-Ponty qu'il préféra laisser la place. Je crois que tous ces actes authentifient le pouvoir irradiant d'un itinéraire. Comment rayonner lorsque l'on se situe dans la convention, c'est à dire lorsque l'on se conforme à un modèle déjà existant. Nous voici alors dans la problématique de la poésie, dont l'étymologie, je le rappelle, vient du mot grec poësis qui signifie création. 20

Le parcours universitaire de Gaston Bachelard, et bien sûr plus amplement sa vie, sont une création. Son parcours échappe aux critères en usage, utilisés pour qualifier et valoriser telle ou telle trajectoire dans l'Université. Gaston Bachelard n'est pas un ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm d'où sortent habituellement les grands professeurs de l'Université française. Gaston Bachelard est un autodidacte, qui a obtenu son agrégation de philosophie à l'âge de 38 ans. Auparavant, il a connu dans les tranchées, durant 38 mois, les horreurs de la première guerre mondiale. Il a été aussi surnuméraire puis commis des Postes et Télégraphes. Il vient d'un milieu modeste, il vient aussi de la France rurale. Il n'est pas du sérail. Mais dans la France laïque de la troisième République où l'Education Nationale est à la fois un ciment de la nation et un vecteur d'ascension sociale, il a sa place dans l'institution qui ne l'empêchera jamais de mener son enseignement comme bon lui semble. Riche de toutes ces différences, que loin de nier, il a su intégrer dans sa façon d'être et de penser, Gaston Bachelard se présente donc à nous comme un personnage abordable, attirant par son non conformisme. Un homme ordinaire, pourrait-on dire, en reprenant l'expression déjà citée. Oui, cet homme qui vit au milieu des autres, d'abord dans une commune rurale, puis dans une grande ville de Province, enfin dans un vieux quartier de Paris, a bien des apparences de l'homme ordinaire. Qui entre plus avant dans la dynamique de son existence se rend toutefois compte qu'il n'en est rien, qu'il a en face de lui un génie que sa bonhomie ne doit pas masquer. Mais ce génie est porteur d'un drame qui jamais ne s'effacera de sa mémoire, au point, je le pense, d'agir secrètement et souterrainement dans le mouvement de ses écrits.

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Nous sommes en juillet 1914, Gaston Bachelard a trente ans et se marie avec une institutrice de son pays, Jeanne Rossi. Moins d'un mois plus tard, la guerre éclate et le voilà mobilisé. Il ne retrouvera sa jeune épouse qu'en décembre 1915, à la faveur d'une courte permission. La fin de la guerre arrive enfin qui permet d'espérer des jours meilleurs. En octobre 1919, naît une petite Suzanne, mais l'année suivante, celle qui lui avait donné naissance est emportée par la tuberculose. Gaston Bachelard se retrouve veuf, avec une enfant de 8 mois à élever. Jusqu'à la mort du philosophe, père et fille ne se quitteront plus jamais. De la douleur, Max Jacob a écrit qu' « elle abolit en nous ce qui n'est pas notre âme» en ajoutant qu' « elle nous rend à nous ». Je souscris à cette idée selon laquelle elle modifie notre perception des choses en l'aiguisant, en aidant l'être à se recentrer sur l'essentiel. Ce recentrage, la poésie le permet aussi, en même temps qu'elle favorise l'épanchement d'une douleur qu'il serait morbide de vouloir garder à l'intérieur de soi. Mais comme l'a si justement écrit le poète Henri Thomas: «Le poème est le lieu d'une libération toujours inachevée ». Si bien qu'il faudra sans cesse revenir vers lui pour qu'il continue à dispenser ses bienfaits. Gaston Bachelard n'a pas manqué de s'exprimer sur le sens qu'il donne à sa fréquentation des poètes et de la poésie. En ouverture de L'Air et les songes qu'il dédie à sa fille, il cite par exemple, cette pensée de Joubert: «Les poètes doivent être la grande étude du philosophe qui veut connaître I 'homme ». Mais il ne nous dit pas pourquoi il est ainsi animé par cette volonté de connaître I'homme. C'est un personnage pudique, qui s'est toujours exprimé à mots couverts sur sa tragédie personnelle qu'il a essayé par tous les moyens de sublimer. Je crois que le travail acharné qu'il a mené pour construire ses cours et pour écrire ses livres est une forme 22

de pratique de détournement. Mais la poésie tout doucement s'est glissée en lui, pour finir par occuper une place prépondérante dans sa vie et dans son oeuvre. Certes Gaston Bachelard a commencé ses activités de philosophe en s'intéressant à la science. Sa thèse de doctorat est un Essai sur la connaissance approchée. Ses premiers livres portent sur la relativité, la chimie moderne, le nouvel esprit scientifique. Mais cela ne signifie pas un désintérêt pour la littérature et la poésie. Dans une lettre adressée à Jean Paulhan que l'on considère comme l'éminence grise de la littérature française du vingtième siècle, il lui apprend dès 1937, qu'il est abonné depuis 18 ans à sa revue. Sa revue, c'est la Nouvelle Revue Française, fondée en 1909 par André Gide, Jean Schlumberger et Jacques Copeau, que Jean Paulhan dirige depuis 1935 et où sont publiés tous les écrivains et poètes d'importance de langue française. Dès sa période d'enseignement au collège de Bar-surAube, Gaston Bachelard fréquente donc avec assiduité la création littéraire de son temps. Ses anciens élèves d'alors en ont témoigné lorsqu'ils ont raconté comment il leur parlait d'auteurs inconnus à l'époque du grand public, tels Ibsen ou Pirandello. C'est toutefois autour de l'écriture de son livre La Formation de l'esprit scientifique qui paraît en 1938, que quelque chose bouge dans la recherche de Gaston Bachelard et que la poésie fait son entrée dans son œuvre. Il y a dans ce livre de nombreuses références à des écrivains et des poètes tels Honoré de Balzac, Stéphane Mallarmé, Charles Nodier ou encore Emile Zola. Mais ils apparaissent en contretype, c'est à dire qu'ils sont là pour illustrer l'imagination humaine jouant contre la science. Alors qu'il écrit cet ouvrage, Gaston Bachelard s'adresse à Jean Paulhan pour lui annoncer qu'il profite de ses moments de loisirs pour préparer un autre livre, celui-ci 23

plus littéraire dont le titre sera La Psychanalyse du feu. C'est le premier de ses travaux sur l'imagination de la matière. On peut penser que Gaston Bachelard ait eu alors envie, puisqu'il avait recours à la littérature pour illustrer son propos épistémologique, de la considérer pour ellemême. Et cela d'autant plus que la psychanalyse lui donnait alors une grille d'étude qui lui permettait d'avancer. On sait que peu à peu il s'en dégagera. On sait aussi que son ambition était de réécrire sur le feu en oubliant cette approche première. Mais la psychanalyse va continuer de le tenir encore quelques années. Son Lautréamont, seul livre de Gaston Bachelard entièrement consacré à un poète, en porte ainsi la marque. Par la suite, c'est la phénoménologie qui prendra le dessus. Je dois dire que pour un lecteur ordinaire ou un jeune lecteur de Gaston Bachelard, ces précisions méthodologiques lui restent extérieures. Car Gaston Bachelard touche son public pour une autre raison, que le poète Louis Guillaume a bien mise en évidence. En effet, à des considérations savantes, le philosophe mêle des souvenirs, de petits textes en prose qui sont de vrais moments de poésie. En voici par exemple un, extrait du dernier livre paru de son vivant, La Flamme d'une chandelle, dont on comprend très vite le propos: «Nous rêvons trop en lisant. Nous nous souvenons trop aussi. A chaque lecture nous rencontrons des incidents de rêverie personnelle, des incidents de souvenir. Un mot, un geste arrête ma lecture. Le narrateur de Bosco tire-t-il ses contrevents pour cacher sa lumière, je me souviens des soirs où je faisais le même geste, dans une maison de jadis. Le menuisier du village avait découpé, dans le plein des volets, deux cœurs pour que le 24

soleil du matin réveille tout de même la maisonnée. Alors, le soir et tard dans la nuit, par deux échancrures des volets, la lampe, notre lampe, jetait deux cœurs de lumière d'or sur la campagne endormie. » Ainsi en lisant Gaston Bachelard, nous avons à la fois affaire avec un philosophe et avec un poète. Et plus le temps passera, plus le philosophe desserrera ses outils pour se révéler poète. Ne commence-t-il pas La Flamme d'une chandelle par ces mots: « Ce petit livre de simple rêverie, sans la surcharge d'aucun savoir, sans nous emprisonner dans l'unité d'une méthode»? Cela a même conduit certains analystes de l'œuvre de Bachelard, à dire qu'il était un écrivain rentré. Il est vrai qu'il ne s'est jamais lancé dans une œuvre de pure création personnelle, se reposant entièrement sur sa prose. Gaston Bachelard nous fait pénétrer dans son univers certes, mais au travers des autres qu'il cite abondamment et dont il choisit et organise judicieusement les propos. La démarche n'en conduit pas moins à une production originale, qui demeure une création. Alors quel est l'univers poétique de Gaston Bachelard? Tout entier, il prend source dans le pays de son enfance, dans cette terre de Bar-sur-Aube, largement irriguée par des rivières. C'est un univers rural, une civilisation paysanne où l'industrie et la machine sont absentes mais l'artisanat et la main omniprésents. L'habitat n'est pas celui des villes où l'on vit dans des appartements et des immeubles, où l'on s'éclaire à l'électricité. Dans le pays de Gaston Bachelard, pays réel d'abord, qui devient par la suite pays rêvé et pays imaginaire, les maisons sont de vraies maisons. C'est à dire qu'elles ont une verticalité, qu'elles ont une cave et un grenier que l'on découvre à la lueur d'une flamme de chandelle. La terre de Bachelard est continentale et connaît 25

les rigueurs de l'hiver. Elle n'est pas baignée par les mers et les océans, ces grandes étendues liquides qui lui sont étrangères. Dans le monde paysan, le travail est une valeur de premier plan. Le loisir est secondaire. Si Gaston Bachelard a une activité nocturne, c'est celle de la méditation solitaire. A Paris, il sortira peu et ne se livrera pas à une activité mondaine. Son domaine, c'est alors son refuge de la Place Maubert, au pied de la Montagne Sainte-Geneviève, cœur historique de la capitale. Dans ce petit appartement aux murs tapissés de livres, c'est là, à partir de 1941, qu'il rédigera l'essentiel du versant de son œuvre consacré à la poésie. A savoir: L'Eau et les rêves qui paraît en 1942, L'Air et les songes qui paraît en 1943, La Terre et les Rêveries de la volonté ainsi que La Terre et les Rêveries du repos que l'on trouve en librairie dès 1948. Avec ces quatre livres auxquels il faut ajouter La Psychanalyse du feu, qui avait été écrite alors qu'il se trouvait encore à Dijon, se boucle le cycle des travaux sur les quatre éléments. Je pense qu'il faut les distinguer de ceux qui suivront. D'abord pour des raisons de chronologie. Il faudra attendre 1957 pour que sorte La Poétique de l'espace, puis 1960 pour La Poétique de la rêverie, enfin 1961 pour La Flamme d'une chandelle. Ensuite parce que la façon de les écrire n'a pas été la même. Le cycle des livres sur les éléments a fait au préalable l'objet de cours. Ces livres ont été parlés avant d'avoir été rédigés. Ceux qui paraissent à partir de 1957, sont le fruit d'un auteur qui n'enseigne plus. Gaston Bachelard a donné son dernier cours en Sorbonne le 19 janvier 1955. Il y a donc une distance plus marquée avec l'institution universitaire, en même temps qu'une disponibilité plus grande à la poésie et aux poètes.

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Mais revenons sur la première série de livres. A

l'exception du premier - La Psychanalyse du feu a paru dans une des collections de la Nouvelle Revue Française ils seront tous édités par l'éditeur José Corti (1895-1984). Dans ses Souvenirs désordonnés paru en 1983, ce dernier raconte comment, par l'intermédiaire d'Albert Béguin, il avait été amené à publier le Lautréamont de Gaston Bachelard en 1940, amorçant ainsi une collaboration avec le philosophe qui allait durer jusqu'en 1948. J'ai eu, en 1976, l'occasion de rencontrer une fois José Corti dans sa librairie du Il, rue de Médicis, en face du jardin du Luxembourg, non loin du Panthéon et de la Sorbonne, bref dans ce quartier latin où s'est longtemps concentré l'essentiel de la vie culturelle de la France. José Corti m'avait en quelques mots évoqué les auteurs les plus marquants de son catalogue. Fut nommé bien entendu Gaston Bachelard, mais aussi le romancier Julien Gracq longtemps lié au mouvement surréaliste. Si l'on rajoute le nom d'Albert Béguin, auteur de L'Âme romantique et le rêve, ceux du premier cercle du surréalisme comme André Breton, Paul Eluard, René Char auxquels on peut adjoindre ce précurseur que représenta pour eux Lautréamont, on balise un champ poétique dans lequel Gaston Bachelard est tout à son aise. Il n'est donc pas fortuit qu'il ait pu trouver chez José Corti un tel accueil pour la publication de ses livres. Le vivier poétique dans lequel Gaston Bachelard tire la majorité de ses références s'étend précisément du romantisme au surréalisme. Il y a à cela une raison évidente. Ces deux mouvements poétiques accordent une place prépondérante au rêve et à l'activité de l'inconscient, donc à l'imagination. C'est elle, tel un chasseur à l'affût, que traque le philosophe dans les poèmes. Il s'en explique dans L'Air et les songes. «Le poème, écrit-il, est essentiellement une aspiration à des images 27

nouvelles. Il correspond au besoin essentiel de nouveauté qui caractérise le psychisme humain.» Déjà dans La Psychanalyse du feu, il nous avait montré que l'homme était une création du désir et non du besoin. Pour la génération de Gaston Bachelard qui a vécu la terrible boucherie de la guerre de 14-18, pour les surréalistes qui sont un peu plus jeunes que lui, mais dans une problématique voisine, il s'agit bien de construire un homme neuf en libérant du psychisme des énergies vierges, jusque-là étouffées par la société ou inexplorées. Cette valorisation de l'image poétique par Gaston Bachelard, n'est pas sans conséquences sur sa manière de lire la poésie. C'est vrai l'image poétique est la grande découverte de la poésie du vingtième siècle. Ce sont les poètes surréalistes, André Breton, Paul Eluard, qui en sont les illustrateurs les plus célèbres. Entendons-nous bien, ils n'en sont pas les inventeurs. Juste avant les surréalistes, il y a eu Pierre Reverdy, le premier à avoir montré que de l'association de deux mots qui n'étaient pas faits pour être juxtaposés, pouvaient naître des images inédites. Après les surréalistes, il y a eu encore les poètes de l'Ecole de Rochefort qui ont été de grands créateurs d'images. Mais ce serait toutefois réducteur que de circonscrire la création poétique à l'image. Gaston Bachelard certes n'en est pas là, mais il a tout de même une propension à accorder à l'image la première place lorsqu'il choisit un poème. Or un poème, c'est aussi une construction, une forme, du rythme, de la musique. Sur les deux premiers points, nous pouvons bénéficier d'un éclairage du poète Jean Follain qui avait participé au colloque sur Gaston Bachelard organisé en 1970 au Centre International de Cerisy. Voici ce qu'il disait à ce propos: «Bachelard ne s'est jamais passionné pour la technique en quelque sorte artisanale de la fabrication poétique. Je l'en ai souvent entretenu, mais je voyais bien, 28

et j'en étais malheureux qu'il n'était pas très sensible à l'économie des mots dans le poème. J'y suis moi-même si sensible que cela me troublait un peu qu'il ne le fût guère. » Rajoutons que lorsque Gaston Bachelard écrit dans ses livres ce que des poètes jugent être de la poésie, c'est par la prose qu'il le fait. Concernant le rythme, le souffle, la vibration, la musique contenus dans un poème, il y a là un point qui demanderait à être approfondi. Gaston Bachelard est un rêveur de mots et son rêve se construit parfois sur la sonorité de ce mot. En voici deux exemples. Dans La Poétique de l'espace, il s'attarde en ces termes sur le mot armoire: «Armoire, un des grands mots de la langue française. Quel beau et grand volume de soujjle ! Comme il ouvre le soujjle, avec l'a de sa première syllabe, et comme il le ferme doucement, lentement en sa syllabe qui expire. On n'est jamais pressé quand on donne aux mots leur être poétique. » Le second concerne un commentaire de la bible illustrée par le peintre Marc Chagall, dont Gaston Bachelard fut l'ami: « Quand on lit le texte dans le Livre, les noms ne sont parfois qu'un amas de syllabes. On croit connaître un être parce qu'on épelle son nom. On est pris par un grand rêve de la sonorité. Pour un rêveur de mots, quelle splendeur féminine que le nom de Rachel. Rachel! Rachel, quel bonheur d'oreille! » Ces lignes se trouvent dans Le Droit de rêver qui est un ouvrage posthume de Gaston Bachelard, regroupant des articles parus de son vivant dans différentes revues. On y trouve encore cette remarque à propos du poète Stéphane Mallarmé: «Il veut trouver un rythme à la fois plus profond et plus libre, une vibration ontologique ». Cela, je crois, est suffisant pour confirmer que notre philosophe, a vu dans la poésie autre chose que l'image. Mais il est vrai aussi que la musique ne semble pas 29

occuper une grande place dans son univers. Il a écrit sur les poètes, sur les peintres, mais très peu sur les musiciens. Et pourtant. . . Sa fille Suzanne m'a appris que son père avait l'oreille absolue. A Bar-sur-Aube,il lui avait acheté un harmonium. Lorsqu'elle faisait ses exercices au clavier, il s'apercevait immédiatement de la moindre fausse note. Suzanne Bachelard m'a dit aussi que son père jouait du violon dans sa jeunesse, et qu'à la mort de sa femme, il n'avait plus jamais voulu se servir de cet instrument... Si nous pouvons comprendre ce qui a pu l'écarter de la musique, nous pouvons nous demander pourquoi un homme si intéressé par l'image a manifesté une telle indifférence vis-à-vis du cinéma. Car le cinéma a eu recours lui aussi à l'image pour transmettre la poésie. En France des réalisateurs comme Marcel Carné, Jean Renoir, Jean Cocteau, François Truffaut, Eric Rohmer, ont su capter sur pellicule ce que d'autres ont enfermé dans les mots. A mon sens Gaston Bachelard ne pouvait pas se satisfaire d'une expression qui selon lui ne permettait pas la rêverie, ne laissait pas l'imagination travailler. Pas de télévision non plus chez lui, mais une radio. Avec elle, par contre, à partir de la parole, le rêveur nocturne pouvait se mettre en route. Je m'étais arrêté sur la première série de livres consacrés aux éléments en montrant comment les images des poètes avaient servi d'axe central à leur construction. Je voudrais citer un texte écrit au début de cette première période qui s'intitule Instant poétique et instant métaphysique. Il a paru pour la première fois en 1939, dans une revue de poésie qui avait pour titre Messages. A côté du Bachelard épistémologue, à côté du Bachelard psychanalyste puis phénoménologue de la matière et ami de la poésie, il y en a un troisième, c'est le 30

Bachelard métaphysicien. Dans ce versant me semblent là encore enfermées quelques vérités qui prennent racine dans l'expérience difficile de sa vie: sa manière de concevoir le temps de façon discontinue par exemple. Alors voici dans ce texte une approche du poème qui en fait plus qu'un lieu de délivrance, mais un moyen pur et simple d'arrêter ou de suspendre la durée. Gaston Bachelard décrit l'instant poétique comme un temps vertical. « La poésie, pour lui, est une métaphysique instantanée. En un court poème, elle doit donner une vision de l'univers et le secret d'une âme, un être et des objets, tout à la fois. » Il ajoute plus loin:« C'est dans le temps vertical d'un instant immobilisé que la poésie trouve son dynamisme spécifique. Il y a un dynamisme pur de la poésie pure. C'est lui qui se développe verticalement dans le temps des formes et des personnes. » Pour proposer une analyse aussi fine de la poésie, il faut avoir pu se situer en son cœur. Cela nécessite non seulement de lire les œuvres mais aussi d'adhérer au mouvement même qui a conduit le poète à lui donner forme. A plusieurs reprises, Gaston Bachelard a eu l'occasion de parler de ce principe d'induction, selon lequel il se mettait en phase avec celui qu'il lisait. Il me semble que cette attitude n'a cessé de s'amplifier avec les années au point de prendre une dimension nouvelle dans la dernière partie de sa vie. C'est à dire que la fréquentation simple des oeuvres où le philosophe essayait de comprendre le poète qui bien souvent était mort depuis longtemps, s'est doublée d'un échange avec des poètes en chair et en os avec qui il a pu échanger directement. Pour moi cela apparaît clairement dans les trois derniers ouvrages parus de son vivant, à savoir La Poétique de l'espace, La Poétique de la rêverie, et enfin La Flamme d'une chandelle. La raison en est simple, j'y 31

retrouve des noms de poètes que j'ai eu l'occasion de rencontrer ou bien dont j'ai pu fréquenter l'entourage. Au travers de ces noms, il est possible de faire plusieurs remarques qui nous aident à mieux comprendre la façon de travailler de Gaston Bachelard, à se situer à la source de ses livres et finalement à mieux nous rapprocher de l'homme. Par exemple dans La Poétique de l'espace et La Poétique de la rêverie, j'ai identifié les noms de René Guy Cadou, de Paul Chaulot, de Yves Cosson, de Jean Follain, de Claude Hartmann, de Jean Laugier, de Gaston Puel, de Jean Rousselot. Tous ces poètes ont un point commun, ils se situent dans le périmètre d'un mouvement poétique qui a pour nom L'Ecole de Rochefort. Ce mouvement poétique qui a été créé en 1941, est postérieur au Surréalisme. Il a pour particularité d'avoir été fondé hors de Paris, en pleine guerre, pour boire aux sources fraîches de l'existence, célébrer la liberté, l'amitié, l'amour de la nature. C'est un mouvement né dans l'Ouest de la France, à l'opposé de la Champagne de Gaston Bachelard qui se situe à l'Est, mais pour qui le vignoble est aussi très important. Cet arrière-plan commun, je pense, a favorisé des complicités de lecture, même s'il a opéré de manière inconsciente. C'est un axe de recherche que je ne saurais d'ailleurs qu'encourager. Prendre un poète, se situer dans la dynamique de son œuvre et ensuite essayer de comprendre pourquoi Gaston Bachelard a retenu tel ou tel vers de lui et pas un autre. Je me suis prêté à ce jeu pour un chapitre de La Poétique de la rêverie et je me suis aperçu que Gaston Bachelard à propos d'un roman de Jacques Audiberti, n'avait gardé que la partie qui se situait dans la nature. Il avait complètement occulté celle qui se passait dans la ville que le narrateur présentait comme souillée par le mal opérant en l'homme. Je crois que par une succession de 32

recoupements, on peut ainsi affiner le profil poétique de Gaston Bachelard. Prenons un autre exemple. Dans La Poétique de l'espace, Gaston Bachelard cite un vers d'André Breton extrait de son livre Le revolver à cheveux blancs. Le vers est le suivant: L'armoire est pleine de linge Il y a même des rayons de lune que je peux déplier De cette image ne se dégage pas ce que l'on ressent habituellement avec les surréalistes, à savoir un univers plutôt étrange, froid, où les manifestations de l'inconscient sont plus déroutantes que familières. Mais Gaston Bachelard a su ramener vers son propre domaine des mots que l'on aurait perçus autrement si on les avait laissés dans leur contexte initial. Nous entrons alors dans la méthode de préparation des livres du philosophe. On arrive à en définir les contours au travers de sa correspondance. Celle-ci est encore inédite pour l'essentiel. Sachez que la fille du philosophe n'est pas favorable dans le principe à ce qu'elle soit publiée. La raison en est simple, elle respecte la volonté de son père pour qui ses lettres relevaient du domaine privé. Toutefois, avec gentillesse, elle a autorisé la parution de quelques unes d'entre elles lorsque celles-ci apportaient un éclairage utile sur l'œuvre de son père. C'est ainsi que j'ai pu préparer un dossier présentant les relations du poète Louis Guillaume avec le philosophe. Ce dossier est représentatif de ce qui s'est produit avec bien d'autres poètes. Dans un premier temps le poète adressait ses recueils de poèmes à Gaston Bachelard. Et ces envois ont été très nombreux. Ensuite Gaston Bachelard répondait. Et cela lui a valu une volumineuse correspondance. Dans sa lettre, le 33

philosophe sélectionnait le poème, le vers, qui l'avaient touché, ému. Lorsque l'image lui avait paru intéressante pour sa recherche, il la notait sur une fiche et cette fiche lui servait ensuite comme support de l'écriture de tel ou tel chapitre. J'ai retrouvé dans les lettres adressées par Gaston Bachelard à Louis Guillaume, et aussi à Jacques Audiberti, des propos que l'on retrouvera presque mot pour mot dans ses livres. La première série de ses ouvrages aura été précédée de ses cours en amphithéâtre, la deuxième, de ses lettres. Je pense que c'est cela qui leur donne ce caractère si vivant. Ils s'enracinent dans une pratique d'échange, de dialogue. Ils ne sont pas une sécrétion sèche de l'intellect. La densité de ces ouvrages est telle qu'il me paraît difficile de les avaler d'un trait. Dans l'absolu, pour en saisir toute la substance, il faudrait avoir lu tous les livres que Gaston Bachelard cite. Il faudrait s'imprégner de l'univers de chaque auteur. Les livres de Gaston Bachelard sont sans cesse à reprendre car chaque plongée dans son œuvre apporte un nouvel éclairage. Cependant puisque c'est le même homme qui écrit, il me semble aussi qu'à force de lectures quelques thèmes majeurs finissent par se dégager. Mais ceux.ci ne doivent pas dispenser de se pencher sur tel ou tel passage dans lequel le philosophe approfondit une question par une lecture précise d'un ou plusieurs auteurs l'ayant abordée. Lorsque l'on s'est forgé soi-même, au travers de sa pratique poétique, sa propre conception du poète et de la poésie, il est bien sûr intéressant de la confronter à celle de Gaston Bachelard et, c'est alors un grand bonheur de s'apercevoir que l'on est en accord profond avec lui. Je voudrais pour terminer me fixer sur deux thèmes qui me paraissent relever par excellence de l'activité du poète. Le premier concerne l'origine. La poésie est pour moi un retour à l'origine: c'est à dire une tentative pour se 34

tourner vers cet état premier où le monde, la vie étaient encore intacts, porteurs d'énergies neuves, porteurs de promesses, un état sur lequel le temps n'avait pas encore officié, produit ses effets corrupteurs, dévastateurs, destructeurs. L'origine à l'échelle humaine, c'est l'enfance vers laquelle beaucoup de poètes reviennent parce qu'ils y retrouvent leur rapport premier avec le monde, quand ils vivaient dans l'émerveillement, la nouveauté des émotions et un sentiment d'éternité. A l'échelle du monde, l'origine c'est le cosmos, composé d'air, de feu, de terre et d'eau, le cosmos vers lequel il faut revenir sans cesse pour se replonger dans le bain initial et repartir ainsi à neuf. Ce souci de l'origine Gaston Bachelard n'a cessé de le manifester. Dans un très beau texte, assez lyrique, que l'on trouve dans Le Droit de rêver et qui s'intitule Fragment d'un journal de l'homme, il a écrit: «La philosophie est une science des origines voulues ». Dans La Poétique de la rêverie, il nous explique ce qu'est la rêverie cosmique dans laquelle: « Le temps est suspendu. Le temps n'a plus d'hier et n'a plus de demain. Le temps est englouti dans la double profondeur du rêveur et du monde. » Il a pris soin dans un chapitre précédent de nous parler des rêveries vers l'enfance. Le deuxième thème qui est pour moi fondamental chez un poète, c'est le travail sur la langue. Il doit la renouveler, non pas pour elle-même, par simple jeu, mais parce que ce renouvellement est inducteur d'un nouveau rapport au monde. La seule justification à mon sens du poète, c'est sa capacité à dépoussiérer le vieux monde, à faire sourdre au milieu des habitudes et de l'usure quotidienne, un nouveau regard sur les choses, une expression inédite des émotions qui auront une force de transformation.

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Que nous dit Gaston Bachelard au début de L'Eau et les rêves? Il nous explique qu'il a emprunté tous les exemples choisis à la poésie. Je le cite: « C'est qu'à notre avis toute psychologie de l'imagination ne peut actuellement s'éclairer que par les poèmes qu'elle inspire. L'imagination n'est pas, comme le suggère l'étymologie, la faculté de former des images de la réalité,. elle est la faculté de former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de surhumanité. Un homme est un homme dans la proportion où il est un surhomme. » Les derniers mots sont connus. Je souhaitais cependant les replacer dans une perspective qui m'est chère, montrer comment Gaston Bachelard avait donné tout son sens à l'activité poétique qui permet d'ajouter à ce monde, de l'humanité, de l'habiter avec plus d'intensité afin de mieux y vivre.

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Gaston Bachelard et Louis Guillaume: une amitié fécondi Les notices biobibliographiques qui accompagnent une oeuvre ou quelques extraits de celle-ci, doivent en quelques mots nous donner des clefs pour accéder à ce qui a été déterminant dans l'itinéraire d'un auteur. Pour celui qui rédige ces notices, la difficulté est de ne garder que l'essentiel d'un parcours, si foisonnant soit-il. Lorsque les ans viennent peu à peu agrandir la distance qui nous sépare de la mort de celui dont il est question, une sorte d'évidence s'impose alors dans la manière de relater les faits saillants de sa vie. Le tamis du temps a opéré, ne restent que les pierres blanches qui ont jalonné son cheminement. Pour qui prend rapidement connaissance des influences décisives sur l'évolution poétique de Louis Guillaume, trois noms apparaissent. Le premier est celui de Max Jacob. Son livre Conseils à unjeune poète3 est une bonne transcription du rôle qu'il joua dans les années trente et jusqu'à sa disparition tragique en 1944, auprès de toute une génération de jeunes poètes. Avec Marcel Béalu, Michel Manoll, avec Jean Rousselot, René Guy Cadou et quelques autres, Louis Guillaume a eu ce privilège d'être accompagné à ses débuts par le plus amical, le plus attentionné des poètes parmi ceux qui ont renouvelé l'expression poétique de la première moitié du XXe siècle. Le deuxième nom est celui d'Albert Béguin. Celui qui dirigea la revue Esprit de 1950 à 1957, le lecteur de 2

Ce texte a fait l'objet d'une communication lors de la journée Louis Guillaume ou le rêve du réel organisée par la Société des Gens de Lettres en décembre 2001. Il a également donné lieu à une conférence à la brasserie Lipp en décembre 2003 dans le cadre des rencontres du cercle Alienor. 3 Editions Gallimard, 1945.

Pascal, de Balzac, de Bloy et de Bernanos, s'est fait surtout apprécier des poètes par son livre l'Âme romantique et le rêve paru pour la première fois en 1937 à Marseille aux Cahiers du Sud'. Le breton Louis Guillaume, cette âme celte nourrie de mystères et de légendes, ne pouvait que remarquer ce livre dès sa parution, y trouver des correspondances profondes avec ses paysages intérieurs et en faire son miel de façon durable. Le troisième et dernier nom est celui de Gaston Bachelard. La notice de présentation de Louis Guillaume, établie par l'association qui regroupe ses amis, précise que c'est à partir de 1940 que le poète a commencé à lire les livres du philosophe. Connu au départ pour ses ouvrages d'épistémologie, c'est en effet à cette période - La Psychanalyse du feu a paru à la NRF en 19385 - que Gaston Bachelard commence à publier ses essais fort originaux sur l'imagination de la matière dont la poésie fournit, si je puis dire, le matériau de base. Mais de simple lecteur, lecteur attentif et assidu, dont le journal qu'il a tenu régulièrement de 1935 à sa disparition en 1971 porte témoignage, Louis Guillaume est devenu correspondant puis ami de Gaston Bachelard. C'est à cette relation que je voudrais aujourd'hui donner contenu et réalité, au-delà des termes laconiques auxquels oblige toute notice biobibliographique. Autour d'une rencontre Je souhaiterais pour commencer, évoquer la rencontre entre Louis Guillaume et Gaston Bachelard. Elle se produisit bien des années après la rencontre avec les livres. La faire revivre permet de rappeler un contexte, de citer 4 5

Réédité ensuite par José Corti à partir de 1939. Editions Gallimard. 38

les noms de ceux qui contribuaient à cette époque à créer les conditions d'un climat culturel marqué du sceau de l'humanisme. C'est à Jacques Buge que Louis Guillaume doit sa rencontre avec Gaston Bachelard. Jacques Buge avait été l'élève de Louis Guillaume lorsque ce dernier enseignait le français à Charenton. Avoir pour professeur un poète, quand on porte déjà en soi l'amour des mots, est une incitation forte à servir la poésie. Au moment où Jacques Buge encouragea Louis Guillaume à se rendre chez Gaston Bachelard, il préparait sa thèse sur Milosz. Milosz sera cité de nombreuses fois dans les livres de Gaston Bachelard. Jacques Buge a travaillé à la réédition de ses oeuvres en France. Cela, grâce à l'éditeur André Silvaire. A la mort de Louis Guillaume, c'est également chez André Silvaire que Jacques Buge fera paraître son essai sur le poète6. André Silvaire était aussi l'éditeur de la revue Les Lettres à laquelle Louis Guillaume apporta sa précieuse collaboration. C'est précisément dans son essai sur Louis Guillaume que Jacques Buge relate la rencontre du poète avec le philosophe. Il la place sous le signe d'un ami commun à tous les trois: Max Picard. Aujourd'hui oublié, cet auteur suisse que l'on appelait le sage de Neggio, s'était fait remarquer en France par son livre Le Monde du silence dont Gaston Bachelard avait contribué à l'édition aux Presses Universitaires de France. Ce livre avait fait date. Gaston Bachelard cite son auteur dans La Poétique de l'espace7. Un recueil de Louis Guillaume La Hache du silence8 y fait explicitement référence. Il porte en exergue cette phrase de Max Picard: "Jamais on ne fait silence en souvenir du silence qui n'est 6

Le livre a paru en 1972.

7 Presses Universitaire de France, 1974, page 180. 8 Editions Rougerie, 1971. 39

plus". Notons encore que presque tous les poèmes de ce recueil contiennent le mot" silence" . C'est cette "chaîne d'or des sympathies", pour reprendre une expression du poète lui-même, trouvée dans une lettre adressée à Gabriel Germain, qui conduisit le 24 novembre 1960, Louis Guillaume à se rendre, en compagnie de son épouse Marthe, au domicile de Gaston Bachelard. Son journal nous restitue l'atmosphère de simplicité et de cordialité qui a présidé à cette rencontre. Il fait au passage allusion à des poèmes composés l'été de la même année durant des vacances en Auvergne. "Avec M, chez Bachelard." écrit Louis Guillaume "Nous allons à pied du Châtelet où nous avions rendezvous, à la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. Sa maison est tout près de la place Maubert. Il vient nous ouvrir. Longue barbe blanche dans laquelle il passe ses doigts, longs cheveux tombant en bouc/es sur le col de sa chemise de nuit. Un vieux foulard autour du cou, des pantoufles, une couverture à carreaux sur les genoux, un pantalon rapiécé à la ceinture déboutonnée. De belles mains agiles, fébriles, et un admirable regard parfois malicieux. Une voix grave, parfois hésitante (il cherche un peu ses mots), aux inflexions tendres. Bonté et courtoisie dans toute sa personne. Deux fabricants de tapis plus ou moins surréalistes sont là qui voudraient une préface à leur exposition. Un peu plus tard, une jeune femme vient lui demander de patronner un étudiant ami. Il n'évince personne, reste poli, bien que, visiblement, cela l'ennuie et qu'il n'ait plus guère de temps pour ses travaux personnels: il voudrait refaire sa psychanalyse du feu, cherche des textes sur la solitude... Mais il est en proie au désordre, débordé par lui, ne retrouve plus ses notes, ses idées: il y a trop de choses auxquelles il pense et il ne veut pas que sa fille, 40

professeur elle aussi et qui poursuit une œuvre personnelle, l'aide. Dans les Poèmes de la Brezotte il a noté ces vers: "Je cueillerais les fleurs endormies dans la graine" et (je ne comprends pas pourquoi) : "Tout chante vifdans l'herbe ou sur le chêne"... Il nous parle de la maison de son enfance, de l'école de campagne où il a vécu, où est née sa fille, où est morte sa femme. Il n'est pas Bourguignon, mais Champenois, et pourtant sa maison actuelle est en Bourgogne. Il a des tas de livres là-bas, et son bureau en est plein aussi. Des lettres qu'il vient d'écrire sont alignées et attendent d'êtres mises à la boîte. Il est mangé par la correspondance! Quand nous partons, il sy remet. M me dit qu'il est honteux qu'un homme de cette valeur soit laissé ainsi seul (ou presque), sans secrétaire pour l'aider, dans un logis si . ,,9 exzgu... Correspondance

Cette rencontre entre Louis Guillaume et Gaston Bachelard fut elle-même entourée par une correspondance qui débuta au mois d'octobre 1951 pour se terminer au mois de juin 1962. Comme le signale Louis Guillaume dans son journal, Bachelard était un grand épistolier et nombre de poètes furent les destinataires de ses missives. L'association des amis de Louis Guillaume a rassemblé dans son carnet n° 16 les dix-huit lettres que Bachelard

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Ces pages du journal de Louis Guillaume ont été reproduites dans le Louis Guillaume de Jacques Buge, Editions André Silvaire, 1972, pp 24-25.

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adressa au poètelO. Lazarine Bergeret que je remercie vivement pour m'avoir facilité l'accès aux documents nécessaires à cette communication, se souvient que l'arrivée de chacune de ces lettres, était un événement à la maison. Louis Guillaume, sa mère Marthe et elle-même s'employaient alors collectivement à décoder un à un les mots écrits à la plume raide. "Un mot chacun" précise-telle. Plongeons à notre tour dans ces envois du philosophe, ami des poètes. Nous y voyons tout d'abord Gaston Bachelard se réjouir de tout ce que Louis Guillaume va lui adresser. Ce poème en premier lieu Le Feu mouillé qui lui est dédié: "Très loin sous l'eau lefeu est allumé lefeu de pluie trouant la lucarne des mers ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ...

Cefeu mouillé derrière la vitre du rêve ne veut pas dévorer les feuilles de la terre. " Et puis ses recueils: Chaumière, Etrange forêt, Ombelles, La Feuille et l'épine, La Nuit parlell... Ses romans: Le Rivage désert, Hans ou Les Songes vécus12. Des exemplaires de revues auxquelles collabore Louis Guillaume: Les Cahiers du Sud, Les Lettres, France-Asie. S'y ajoutent les articles de Louis Guillaume rendant compte de la sortie des livres de Bachelard. Nous y reviendrons. Il est aussi question de Jacques Buge et des 10

Ces lettres ont été rééditées dans le bulletin n04 de l'Association des

Amis de Gaston Bachelard en 2002, tous les extraits qui en sont présentés ici pourront y être retrouvés. 11 Parus respectivement aux éditions Seghers (1951), Librairie Les Lettres (1953), Cahiers de Rochefort (1953), Les Amis de Rochefort (1956), Subervie (1961). 12 Parus respectivement aux éditions Le Pavois (1946), Subervie (1958). 42

invites à venir le voir chez lui, d'une impossibilité de participer à une rencontre organisée, rue de Bellechasse, par la revue Les Lettres. Mais les dernières lignes de la dernière lettre, adressée un 30 juin, par Gaston Bachelard, quelques mois avant sa mort, se terminent par une allusion vestimentaire qui place sa relation avec Louis Guillaume sur un plan pleinement humain qui dépasse tout échange purement littéraire. "Rappelez-moi au bon souvenir de votre femme. En ce matin trop frais, j'ai son fichu sur mes épaules" écrivait Gaston Bachelard. C'est en fait la mère de Marthe Guillaume, qui avait tricoté au crochet cette palatine selon la forme et la couleur, un rouge sombre proche du violet, demandées par son utilisateur. Nous pouvons toutefois aborder encore sous un autre angle cette correspondance. Par ses envois, Louis Guillaume nous permet d'avoir accès à la manière et peutêtre même à la méthode avec lesquelles Gaston Bachelard élabora ses derniers ouvrages. Georges-Emmanuel Clancier a correspondu lui aussi avec Gaston Bachelard, a eu avec lui des amis communs et l'a rencontré à plusieurs reprises. Dans son livre Dans l'aventure du langage13 il montre que le philosophe champenois a suivi le parcours inverse d'un Léonard de Vinci "qui du domaine de l'art et de l'imaginaire est passé à celui de la connaissance scientifique". Pour GeorgesEmmanuel Clancier" cette passion et cette patience sans fin du savoir (de Bachelard) n'ont pris leur vrai visage que lorsqu'elles sont passées de la philosophie des sciences à la méditation sur l'Imagination". Gaston Bachelard n'affirme-t-il pas lui-même à Louis Guillaume le 6 novembre 1958 : "Il n'y a que les poètes pour nous rendre à notre être réel". 13

Paru aux Presses Universitaires de France en 1987. 43

Sa correspondance avec Louis Guillaume se situe bien dans cette période. Le dernier livre d'épistémologie du philosophe Le Matérialisme rationnel paraît en 195314. Il donnera son dernier cours en Sorbonne le 19 janvier 1955. Libéré de contraintes professionnelles, il peut se laisser porter par le mouvement profond de sa pensée. Dès lors chaque lettre peut être considérée comme un fragment à insérer dans le dernier versant de son oeuvre. Certaines prolongent un thème déjà traité, d'autres anticipent sur un livre à venir. "Si j'avais connu 'Maison de Vent' quand j'écrivais dans mon livre La Terre et les Rêveries de l'Intimité, le

chapitre La Maison onirique, quelle belle variation vous m'auriez inspirée f" avoue-t-il le 30 octobre 1951. "Quand je lis un livre comme le vôtre - un livre de poète - une carte accompagne ma lecture. Celle qui prend note des pages qu'il faut relire pour en cueillir des détails de haute valeur dans 'Le Rivage désert' est garnie de références" explique-t-il à la date du 10 novembre de la même année. Des confidences viennent s'ajouter au propos. Ainsi le 6 juillet 1952 : "Pour le vieux professeur que je suis, c'est là une promotion, la plus belle, être aimé des poètes". La lecture de Gaston Bachelard est empathique. Il fait sien les poèmes de Louis Guillaume, au point d'aller avec eux au-delà du seul projet d'écrire. Au sujet d' Etrange forêt, il dira le 21 mars 1953 : "A vous lire je sens la forêt vivre sous la terre, cheminer sous la terre dans un été de la ténèbre. Je pense à des racines qui traversaient le sentier sous les ornières comme une humanité entremêlée. Sous terre les arbres sont peut-être errants. Ils cherchent. Ils dérogent à la solitude de la futaie... Que de rêves vous m'apportez, des rêves que je n'oserais écrire." 14

Aux Presses Universitaires de France. 44

Il ne fait plus de doute à relire ces lettres qu'il y avait pour Gaston Bachelard continuité entre son activité épistolaire et son travail de philosophe. Rien d'étonnant alors à ce que la poésie de Louis Guillaume soit présente dans ses livres. Louis Guillaume dans les livres de Gaston Bachelard On peut aisément aujourd'hui à la lecture des derniers essais de Bachelard, tout entiers consacrés à la poésie et au rêve, à savoir La Poétique de l'espace, La Poétique de la rêverie, La flamme d'une chandelle15, imaginer les relations qui ont été tissées en amont avec les poètes qu'il cite. Il faut saluer son extraordinaire capacité d'accueil à l'activité d'une communauté dont il traitait les membres sur un pied d'égalité, qu'ils soient connus ou pas. Seule importait pour lui la qualité du poème ou d'un vers qu'il allait pouvoir choisir pour approfondir sa réflexion. Voici donc Louis Guillaume mis à contribution, et cela à deux repnses. La première citation concerne le poème 'Maison de Vent' du recueil Noir comme la mer16. Bachelard n'a pas oublié ce qu'il écrivait dans sa lettre de 1951. Ce poème qu'il n'a pu retenir dans La Terre et les rêveries du repos17, il l'inscrit dans le chapitre 'Maison et Univers' de La Poétique de l'espace. Quel honneur de se savoir ainsi cité par le grand philosophe. Pour l'anecdote, Louis Guillaume en fut si ému et si bouleversé qu'en sortant de la librairie des Presses Universitaires de France où il venait d'acheter le 15 Ces trois livres ont paru aux Presses Universitaires de France en 1957,1960 et 1961. 16

Librairie Les Lettres, 1951. Ce recueil a valu à son auteur le Prix

Max Jacob. I? Edité par José Corti en 1948. 45

livre, il manqua se faire renverser par une voiture alors qu'il traversait le boulevard Saint-Michel. Dans le chapitre où apparaît un large extrait du poème de Louis Guillaume, Gaston Bachelard s'intéresse à quelques maisons et quelques chambres appréhendées par des poètes et des écrivains. On y retrouve Baudelaire, Bachelin, Rilke, Bosco, Milosz, Jean Laroche, René Char, Pierre Seghers, Supervielle et quelques autres. Louis Guillaume est là pour évoquer ces maisons que l'on peut déplacer avec soi. Voici l'extrait: "Faut-il encore une preuve de ces maisons légères? Dans un poème qui a pour titre: Maison de vent, Louis Guillaume rêve ainsi: Longtemps je t'ai construite, ô maison! A chaque souvenir je transportais des pierres Du rivage au sommet de tes murs Et je voyais, chaume couvé par les saisons Ton toit changeant comme la mer Danser sur le fond des nuages Auxquels il mêlait ses fumées Maison de vent demeure qu'un souffle effaçait." En choisissant ce poème, Gaston Bachelard savait-il qu'il touchait là à un vieux rêve du poète, celui de construire sur l'île de Bréhat, où il avait passé son enfance, une maison bien à lui? Cette maison ne verra jamais le jour, mais elle nourrira longtemps les projets de Louis Guillaume et des siens. Lazarine Bergeret raconte:

46

"Cette maison, nous l'avons cent fois construite. Tour à tour nous proposions une nouvelle orientation, un nouveau matériau de porte, une autre place pour les fenêtres... Nos dessins s'accumulaient, se complétaient, mais toujours les rhizomes d'iris pour arrimer les chaumes du toit." Et elle ajoute ce détail saisissant: "Ces dessins surgissaient au réveil de mes parents,... comme leurs rêves mystérieusement semblables,,18. On comprend mieux maintenant l'émotion qui a pu irradier Louis Guillaume à sa sortie de la librairie des Presses Universitaires de France. La deuxième citation est tirée du recueil La Nuit parle. Elle prend place dans le chapitre intitulé "Les images poétiques de la flamme dans la vie végétale" de La Flamme d'une Chandelle. Cette fois Bachelard s'est attaché à la force d'une seule image. Il écrit: "Plus condensé encore qu'une sentence poétique, on peut recevoir d'un rare poète le germe même d'une image, une image-germe, un germe-image. Voici un témoignage d'une flamme qui brûle dans l'intimité de l'arbre - toute une promesse de la vie flamboyante. Louis Guillaume, dans un poème qui a pour titre: Le vieux chêne, avec trois mots, nous comble de rêveries: "Bûcher de sèves", dit-il, pour magnifier le grand arbre. "Bûcher de sèves", parole jamais dite, graine sacrée d'un langage nouveau qui doit penser le monde avec de la poésie. " Dans cet ultime ouvrage paru du vivant du philosophe qui commence par les mots: "Ce petit livre de simple rêverie, sans la surcharge d'aucun savoir, sans nous 18

Témoignage reproduit dans le bulletin n04 de l'Association des Amis de Gaston Bachelard en 2002. 47

emprisonner dans l'unité d'une méthode", quelle place de choix, accordée à l'expression du poète! "Graine sacrée d'un langage nouveau qui doit penser le monde avec de la poésie". Un tel signe de complicité et de compréhension profonde ne pouvait que conforter Louis Guillaume dans une action qu'il avait déjà commencée: faire connaître Gaston Bachelard et ses livres dans son aire d'activité. Quand Louis Guillaume parlait de Bachelard et de son œuvre Dix années durant, Louis Guillaume a tenu dans L'Education enfantine, revue destinée aux enseignants des Ecole Maternelles et Classes Enfantines de langue française, les rubriques: Le Coin de poésie, Pour les heures libres et Que lirons-nous? C'est Suzanne Herbinière-Lebert, Inspectrice Générale de L'Education Nationale, figure charismatique de l'enseignement de l'après-guerre qui l'avait sollicité. Relire aujourd'hui ses articles où l'on retrouve les noms de Hermann Hesse, Borges, Melville, Rilke, Shri Aurobindo, Phan Duy Khiêm mais aussi GeorgesEmmanuel Clancier, Jean Follain, Pierre-Jakez Hélias, Robert Sabatier, Marcel Béalu, Jean Rousselot, René Guy Cadou et bien sûr Gaston Bachelard, revient à retrouver l'image de Louis Guillaume dans le miroir d'un itinéraire intellectuel et littéraire, tout autant que dans celui des amitiés. C'est cette approche que nous proposons pour les trois comptes-rendus qu'il fit dans L'Education Enfantine, des derniers livres du philosophe, au-delà des données objectives qu'ils pouvaient contenir. Ainsi dans son article du 27 septembre 1957 concernant La Poétique de l'espace, Louis Guillaume commence par le devoir pour tous les éducateurs de 48

connaître l' œuvre de Bachelard. Le philosophe, tout autant que le poète ont été tous les deux des éducateurs. Cette vocation profonde, s'est inscrite pour l'un et l'autre dans le cadre de l'Education Nationale au point que celle-ci participe de leur décor intime. "C'est très gentil à vous de signaler mon livre à un public d'éducateurs. J'ai vécu toute ma vie autant près de ceux qui s'instruisent que de ceux qui instruisent. Ma femme était institutrice dans un village, ma fille est née dans une maison d'école. Oui, vous m'avez fait un grand plaisir en parlant de mon livre à des instituteurs." répondait dès le 2 octobre Gaston Bachelard. Puis présentant les lignes directrices des réflexions du philosophe sur l'imagination, Louis Guillaume en vient à écrire: "Il étudie ces questions délicates des images poétiques, des rêveries, des songes, des mythes, en se plaçant successivement sous l'angle des quatre éléments" et de citer Bachelard lui-même: "Si nos analyses sont exactes, elles devraient, croyons-nous, aider à passer de la psychologie de la rêverie ordinaire à la psychologie de la rêverie littéraire, étrange rêverie qui s'écrit, qui se coordonne en s'écrivant, qui dépasse systématiquement son rêve initial, mais qui reste quand même fidèle à des réalités oniriques élémentaires..." Louis Guillaume '!ioute : "Il veut encore capter l'image quand elle émerge dans la conscience comme un produit direct du coeur, de l'âme, de l'être de l'homme saisi dans son actualité". Ne trouve-t-on pas ici résumé le substrat de son art poétique? Dans les deux articles qui suivront relatant sa lecture de La Poétique de la rêverie, le 18 octobre 1960 et de La Flamme d'une chandelle, le 15 octobre 1962, Louis Guillaume s'attardera sur la place accordée aux poètes, par Gaston Bachelard, sur le commerce fécond qu'il entretenait avec eux - cela nous avons déjà eu l'occasion de le souligner

-

et puis il déplacera

49

tout d'un coup le

regard. Il lira désormais Bachelard non plus comme un philosophe mais comme un poète. Dans son article d'octobre 1960, après avoir remarqué que: "Dans ses moments d'effusion lyrique (et ils ne manquent pas heureusement dans ce dernier livre), les alexandrins fleurissent naturellement sous sa plume" Louis Guillaume en donnera quelques exemples: "Le mot est un bourgeon qui tente une ramille... " "Le rêve de la nuit ne nous appartient pas... " "Le sommeil ouvre en nous une auberge à fantômes... "

puis il ajoutera: "Mais Bachelard extraordinaire poète en prose" .19

est surtout

un

Le 21 novembre 1962, un mois après la mort du philosophe, il lui rendra hommage à la radio avec une émission ayant pour titre: "Gaston Bachelard et les poètes". Le texte de cette émission sera repris par Les Cahiers du Sud dans leur livraison de février-mars 1964. Dans cette émission, le poète synthétise tout ce qu'il a pu préalablement noter et écrire sur le philosophe, mais surtout il le cite abondamment. Il reprend par exemple cet extrait de La flamme d'une chandelle qu'il avait déjà choisi dans son précédent article: "Parfois ma bonne grand-mère, d'une chènevotte adroite, rallumait au-dessus de la flamme la lente fumée qui montait le long de l'âtre noir. Le feu paresseux ne brûle pas toujours d'un seul trait tous les élixirs du bois. La fumée quitte à regret la flamme brillante. La flamme avait encore tant de choses à brûler. Dans la vie il y a aussi tant de choses à réenflammer ! Et quand la 19

Ces articles ont été reproduits dans le bulletin n04 de l'AAGB déjà cité. 50

surflamme reprenait existence, vois, mon enfant, me disait ma grand-mère, ce sont les oiseaux dufeu". Les derniers mots de son émission sont les suivants: "Gaston Bachelard a mis la poésie à l 'honneur parce qu'il croyait à la fonction capitale du poète dans le monde moderne. Puissions-nous avoir prouvé qu'il a été, non seulement l'ami et bien souvent le confident des poètes, mais lui-même un grand poète." Ils se passent de commentaires. Gaston Bachelard et l'écriture poétique de Louis Guillaume Pour terminer, la question que nous pouvons nous poser devant de telles connivences est celle de l'influence de Gaston Bachelard sur l'écriture poétique de Louis Guillaume. Jacques Buge dans son étude, déjà citée, sur le poète, suggère de remplacer le titre de l'émission "Gaston Bachelard et les poètes" par "Gaston Bachelard et Louis Guillaume" pour mieux saisir la profondeur de leur relation. Il va jusqu'à écrire que: "Guillaume est un de ses accouchements les plus réussis. Sans Bachelard, pas de Guillaume - ou du moins pas le Guillaume dont il est question ici, c'est à dire le meilleur, le "Conquérant"(1) d'un royaume du langage où il règne en souverain absolu et incontesté". L'affirmation est forte. Certes Bachelard est un Socrate moderne. Certes la poésie de Louis Guillaume est traversée par les quatre éléments et prend sa source dans les rêves. Mais doit-on être aussi catégorique? Dans le troisième numéro des Cahiers Gaston Bachelard2o, Marcel Schaettelnous apportedes informations à 20

Paru en février 2001 aux Editions Universitaires de Dijon. 51

même de faire une réponse nuancée. Ces informations viennent de Louis Guillaume lui-même. "Quant à l'influence que le philosophe de l'imaginaire a pu avoir sur les poètes" raconte Marcel Schaettel "voici ce que nous écrivait Louis Guillaume répondant à un questionnaire, après avoir affirmé (ce dont on ne pouvait douter) qu'il n'avait jamais reçu du philosophe ni conseils ni suggestions: 'Mais il m'a fait découvrir ce que mes poèmes avaient d'élémentaire, et ce que je faisais d'instinct avant de le connaître, était concerté et voulu après. Presque toute ma poésie est placée sous le signe de la mer et du vent, de la pierre et du feu ensuite"'. Voilà notre dossier instruit par le principal intéressé. Je voudrais pour ma part plaider pour l'autonomie des sentiers de la création par rapport à toute philosophie, par rapport à tout discours théorique. La poésie ne découle ni de l'une, ni de l'autre. Je crois par contre au rayonnement des êtres qui portent en eux le feu mystérieux de la poésie. Gaston Bachelard comme Louis Guillaume en étaient chacun avec leurs talents respectifs les dépositaires. Là réside à mon sens le secret des liens qui les unissaient et qui permit à Louis Guillaume de trouver en Gaston Bachelard le lecteur idéal. L'un avait connu l'horreur des tranchées en 1914, l'autre comme infirmier avait vécu la promiscuité avec la mort en 1939. Ils savaient de quoi ici-bas était fait. Ils en cherchaient un autre visage par les pouvoirs du rêve, par les promesses de l'enfance, par une relation toujours renouvelée avec la terre et l'eau, l'air et le feu, lorsqu'ils se livrent à nous dans la splendeur des origines. "Nostalgie cosmique" écrira Gabriel Germain à propos de Louis Guillaume21.

21

Préface aux Poèmes choisis de Louis Guillaume, Rougerie, 1977. 52

Gaston Bachelard et Jacques Audiberti: .. une meme fiascmatlOn pour Ie Iangage 22 A

Au début des années quatre-vingt, un regain d'intérêt pour la poésie permit aux éditeurs d'envisager avec sérénité la parution d'ouvrages qu'ils auraient refusés en d'autres temps. C'est ainsi que vit le jour durant l'automne 1983, un Dictionnaire des poètes et de la poésie dans la collection dirigée par Jean-Olivier Héron et Pierre Marchand, folio junior en poésie, de la prestigieuse maison Gallimard. Ses auteurs, Jacques Charpentreau et Georges Jean, poursuivaient avec ce livre, nourri de morceaux d'anthologie et d'une riche iconographie, accordant une large place à la poésie contemporaine, une action déjà engagée depuis plusieurs années pour renouveler le paysage culturel et plus particulièrement poétique, entourant les écoles francophones. Il est intéressant de noter que l'un d'eux, Georges Jean, a suivi les cours de Gaston Bachelard en Sorbonne et lui a même consacré une étude sous le titre: Bachelard l'erifance et la pédagogie23. Il est donc légitime de penser qu'il est le rédacteur des quelques lignes que VOICi, introduisant Gaston Bachelard dans ce dictionnaire: « On pourrait s'étonner de trouver un philosophe parmi les poètes! Mais les poètes lui doivent tant, et les poètes contemporains en particulier, qu'il est normal de le rencontrer parmi eux. Et surtout, Bachelard dans ses livres sur l'imagination a écrit, sans s'en douter peut-être, de merveilleux poèmes en prose. » 22 Ce texte a fait l'objet d'une communication au Centre Gaston Bachelard de l'Université de Bourgogne en octobre 2002. 23Editions du Scarabée, collection Pédagogies Nouvelles, Paris, 1983.

Par ces propos, Georges Jean reprend ce que le poète Louis Guillaume a développé dès 1964, dans la livraison de février-mars des Cahiers du SUcf4. Louis Guillaume, dont l'œuvre baigne dans l'univers bachelardien et qui a eu le privilège d'être son ami, avait tenu, peu de temps après sa mort, sous le titre: Gaston Bachelard et les poètes, à rendre compte des liens que ce dernier avait tissés avec bon nombre d'entre eux, célèbres ou inconnus, confirmés ou débutants. Liens qui avaient permis d'illustrer de manière vivante les derniers livres de Bachelard tout entiers consacrés à l'imagination de la matière. Mais dans cet article, Louis Guillaume, lui-même adepte du poème en prose25, s'était employé à présenter Gaston Bachelard comme un authentique poète, en citant judicieusement nombre d'extraits de ses livres. Il avait notamment retenu ce passage de La Flamme d'une chandelle où une écriture au départ réflexive en venait à basculer dans la poésie pure: « Nous rêvons trop en lisant. Nous nous souvenons trop aussi. A chaque lecture nous rencontrons des incidents de rêverie personnelle, des incidents de souvenir. Un mot, un geste arrête ma lecture. Le narrateur de Bosco tire-t-il ses contrevents pour cacher sa lumière, je me souviens des soirs où je faisais le même geste, dans une maison de jadis. Le menuisier du village avait découpé, dans le plein des volets, deux cœurs pour que le soleil du matin réveille tout de même la maisonnée. Alors, le soir et tard dans la nuit, par deux échancrures des

24 On trouvera le texte de cet article reproduit dans le bulletin n04 de l'Association des Amis de Gaston Bachelard. 25 Lire en particulier son recueil La nuit parle, Editions Subervie, Rodez, 1961. 54

volets, la lampe, notre lampe, jetait deux cœurs de lumière d'or sur la campagne endormie ». Curieusement ce problème des différentes formes que peut prendre l'écriture selon ce que son auteur veut en faire, se retrouva inaugurer des entretiens que Jacques Audiberti accorda à Georges Charbonnier sur l'antenne de France-Culture en ces mêmes débuts des années soixante26. A la question de savoir comment il recevait le mot «écrivain », Audiberti établissait une distinction entre: l'écrivain, l'écrivant et l'écriveur, avouant que tout auteur pouvait être amené à passer par les trois états. Pour lui, c'est «la nature du rapport qu'un homme qui fait le métier d'écrire peut entretenir avec le langage» qui détermine sa qualité. L'écrivain« serait celui qui considère qu'i! a un droit de suzeraineté plein et total sur le langage ». L'écriveur est plutôt celui pour lequel le langage n'est qu'un instrument. On le rencontre parmi les «rédacteurs de livres savants ». Enfin les écrivants sont ceux qui « font des romans, ceux qui font des articles,. qui les font bien, qui les font mal, qui en font peu, qui en font beaucoup, mais qui en général, ne visent pas haut». Plus loin dans ces entretiens, Jacques Audiberti dira préférer le mage au professeur et regrettera que Claude Lévi-Strauss n'ait su dans les œuvres ultérieures à Tristes Tropiques conserver la magie enfermée dans l'écriture de son chef d'œuvre, préférant céder à la logique et la dialectique scientifique. Le parcours de Gaston Bachelard va dans le sens inverse. De l'écriveur, il devient écrivain, s'appropriant les mots pour s'y mettre tel qu'en lui-même et faire remonter à la surface de la page des émotions anciennes mais 26

Jacques Audiberti, Gallimard, 1965.

Entretiens

avec Georges

55

Charbonnier,

Paris,

toujours vives. Inutile d'épiloguer sur ces deux cœurs qui éclairent la campagne endormie, sur le décès prématuré de l'épouse vis-à-vis duquel le philosophe observera la plus grande pudeur. Bachelard, écrivain et poète, peut donc rejoindre sa famille qui l'accueille à bras ouverts. Dans son dernier livre, à la fois autobiographie et testament, Jacques Audiberti écrira de lui27 : {( Feu Bachelard druide burgonde inégalable en rêverie, alchimiste de l'enfance tenace avec sa barbe patriarcale à trois volutes telles qu'on le prendrait pour I 'octoaïeul de la patrie alors qu'un de ses professeurs dans un de nos petits collèges de province, Auxonne, Antibes, fut aussi le mien... » Par un mystérieux hasard, c'est lui qui ouvre la lettre 'B' du Dictionnaire des poètes et de la poésie quand Jacques Audiberti ferme la lettre 'A'. Si bien que les deux auteurs se retrouvent associés dans le même livre et dans un proche voisinage. Le poète d'Antibes est à la page 29, le sage de Bar-sur-Aube à la page 30. Ils se touchent, mais l'impair et le pair les séparent. Leurs représentations iconographiques ne dirigent pas leurs regards vers le même point. Nous voudrions montrer qu'il en a été de même de leur usage de la langue et que la lecture par Gaston Bachelard d'Audiberti fonctionne comme un révélateur de convergences et de différences, en même temps que de l'étendue des possibilités offertes par le langage, lorsqu'il est exploré en poète.

* 27

Dimanche m'attend, L'imaginaire/Gallimard, p 78. 56

On peut trouver une première trace de l'intérêt du philosophe pour l'œuvre d'Audiberti dans La terre et les rêveries du repos. Ce livre paraît en 1948. A cette époque les deux hommes ne se connaissent pas encore. MarieLouise Audiberti se souvient que son père occupa quelques temps au début des années cinquante un logement au 36 de la rue de la Montagne SainteGeneviève. Bachelard résidait au numéro 2. Elle situe donc la rencontre à cette période, rencontre qui sera entourée par une correspondance, des échanges de livres ainsi que par une participation commune à une émission de radio. Cette chronologie peut aider à expliquer pourquoi Bachelard a commencé par mal lire Audiberti. C'est en tout cas la thèse que développe Michel Giroud dans un essai sur le poète28. L'auteur nous montre tout d'abord que la citation choisie n'est pas exacte. Gaston Bachelard ne l'a pas extraite du recueil d'origine Race des hommes, mais de L'être et le néant de lean-Paul Sartre dans lequel il est question de: « la noirceur secrète du lait ». Il semble que ce vers ait connu une certaine fortune puisque Brice Parain l'utilise à son tour dans son livre Recherche sur la nature et les fonctions du langage. Or les trois hommes ont inversé les mots, le vers exact est: « la secrète noirceur du lait ». De plus en le désolidarisant de son contexte, ils en ont donné une interprétation qui allait certes dans le sens de leur recherche, mais qui s'éloignait de ce qu'avait voulu exprimer le poète. Gaston Bachelard qui veut mêler sa réflexion à celle de lean-Paul Sartre et de Brice Parrain écrit: « Quand le poète nous dit le secret du lait, il ne ment ni à soi, ni aux autres. Il trouve au contraire une totalité extraordinaire. 28Jacques Audiberti, 1973.

collection 'Poètes d'aujourd'hui',

57

Seghers, Paris,

Comme le dit Jean-Paul Sartre: il faut inventer le cœur des choses, si l'on veut un jour le découvrir. Audiberti nous renseigne sur le lait lorsqu'il parle de sa « noirceur secrète ». Mais pour Jules Renard, le lait est désespérément blanc, car « il n'est que ce qu'il paraît ». Et plus loin il ajoute: « Le poète qui communique tout de suite avec l'image matérielle profonde sait bien qu'une substance opaque est nécessaire pour soutenir une si délicate blancheur. Brice Parain rapproche justement de l'image d'Audiberti ce texte d'Anaxagore: « La neige composée d'eau est noire malgré nos yeux ». Ces lignes sont bien le reflet de la pensée du philosophe, inscrites dans la dynamique de ses investigations sur les éléments. «Sartre et Brice Parain n'interrogent que le sens, Bachelard est dominé par sa recherche des images» note Michel Giroud. Il invite en contrepoint à appréhender le poème, dont il rappelle au passage le titre, Du côté de Lariboisière, dans sa totalité, images et sonorités comprises, ainsi pouvons-nous voir et entendre: « J'aime les coups de poings luisants comme la cuisse des fermières Mort, pour eux, dans quelque six ans, J'emporterai sous les trémières Le cri nocturne des brisants, l'ongle des bêtes non premières etjusqu'au poil des paysans mais, aussi, le sel des lumières. Je dévalerai vers le bout que ne veille plus le hibou des tétons où tu te profères,

58

o femme

dont me désolait la secrète noirceur du lait, ô phoque des deux hémisphères! » Et Michel Giroud d'ajouter: «Audiberti a une sensibilité tactile et respiratoire des vocables et un sens pédestre de la scansion tel qu'un Bachelard aurait dû être alerté, mais il se concentre tout exclusivement sur l'image, oubliant l'imagination matérielle au travail dans le malaxage et le pétrissement des vers, sculpture de sons dressée dans l'espace, colorée et timbrée, immobile et mouvante... ». Un poète inclassable comme Audiberti, pourtant contemporain du surréalisme, résiste à une analyse focalisée sur l'image. Bachelard y est sensible puisqu'il prend soin dans son essai de commencer les pages qui le concernent par: « Dans un sonnet, Audiberti parle de « la noirceur secrète du lait». Et ce qui est étrange, c'est que cette belle sonorité n'est pas seulement une joie verbale ... ». Il serait donc injuste de réduire notre rêveur de mots à un simple interprète de l'image poétique. Ainsi dans Le droit de rêver, commentant la Bible de Chagall, il nous fait cette confidence: « Quand on lit le texte dans le Livre, les noms ne sont parfois qu'un amas de syllabes. On croit connaître un être parce qu'on épèle son nom. On est pris par un grand rêve de la sonorité. Pour un rêveur de mots, quelle splendeur féminine que le nom de Rachel. Rachel! Rachel, quel bonheur d'oreille! » Et encore dans ce même livre se confrontant à Mallarmé - ce poète dont l'Académie qui porte son nom, décerna pour la première fois en 1938 son prix à un poète 59

nommé Audiberti pour son recueil Race des hommes

- ne

va-t-il pas jusqu'à dire que Mallarmé « veut trouver un rythme à la fois plus profond et plus libre, une vibration ontologique ». Il est sûr par contre que Gaston Bachelard se soit mépris sur cette «noirceur secrète », cette «secrète noirceur». Michel Giroud qui est un des meilleurs connaisseurs de l' œuvre d'Audiberti, nous apprend que dans le contexte qui est le sien, le noir ne relève pas d'une imagination sur les éléments, mais signifie, comme chez Hugo, le mal. «La femme, écrit-il, belle, vierge, blanche, pure, cache le mal, la souffrance car elle a un corps, une sexualité, thème fondamental de l'univers d'Audiberti, gnostique, chrétien et païen simultanément ». Nous touchons là à des domaines auxquels Gaston Bachelard restera extérieur. La manière dont il va aborder un roman de Jacques Audiberti dans La poétique de la rêverie est à ce titre encore plus révélatrice.

* Le roman choisi est Carnage29. Sept pages lui sont consacrées dans le dernier chapitre du livre, il est intitulé: Rêverie et Cosmos. Nul doute que Bachelard a su reconnaître un grand poète cosmique en l'auteur de La nouvelle origine, en celui qui écrit dans Dimanche m'attend: « Ma mission? Rafraîchir, par l'expression poétique, le monde créé, le replonger dans son principe. Il retourne à son origine. Il repasse dans le bain initial ». 29

Paru pour la première fois chez Gallimard en 1942. 60

Mais emporté par le mouvement de son essai, il n'a voulu retenir de ce roman que la partie qui nourrissait, non pas sa thèse mais une pratique qu'il a éprouvée et dont les fins sont clairement définies. « Le temps est suspendu. Le temps n'a plus d'hier et n 'a plus de demain. Le temps est englouti dans la double profondeur

du rêveur et du monde

»30.

C'est à cela qu'aspire Gaston Bachelard avec la rêverie cosmique dont il explique par ailleurs que « c'est un état », dans lequel on reçoit une « expansion d'être »31. Et pourtant Carnage, tel que l'a voulu Jacques Audiberti conduit vers d'autres cheminements. Il s'en ouvre dans une lettre à Jean Paulhan alors qu'il est en pleine écriture: «Carnage, en effet, sera mon prochain roman. Dans les montagnes du Jura vit une fille de pleine nature au sein de la solitude. Un jour, elle souhaite connaître l'amour, les hommes. Epousera-t-elle le jeune soldat? Non... Pour aller jusqu'au bout de l'option terrestre, pour consommer l'expérience de ce monde, elle devient la femme du nommé Carnage, le plus sale type. A ses côtés, à Paris, passage de la Marguerite, plus tard, elle dirige un lavoir populaire, se transforme en mégère. C'est alors ... Entre nous, c'est alors qu'elle s'envolera, physiquement. Je m'efforce de faire un livre de phrases 32 cour tes. JeT'A pense a notre ame ». Il devient évident que c'est sur la première partie du livre que va s'attarder Bachelard, lorsque l'héroïne est 30 La poétique de la rêverie, p 148. 31 Pages 13 et 21 de La poétique de la Rêverie. 32 Lettres à Jean Paulhan (1933-1965), Les Cahiers de la NRF, 1993, P 360.

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encore seule et n'a pour unique environnement qu'une nature sauvage. Plus précisément ce sont les pages où elle se baigne dans le lac, où elle va carrément fusionner avec l'eau, puis celles où Médie sera prise d'envie de voler, qui stimuleront sa prose, qui déclencheront son lyrisme. Identifiant la jeune Médie à une Mélusine, à une fée qui se métamorphose dans l'eau et qui, d'humaine devient cosmique, il confie: «Nous origine en lève sous lumière le poète»

revivons, grâce au poète, le dynamisme d'une nous et hors de nous. Un phénomène d'être se nos yeux, à fond de rêverie, et, comble de lecteur qui accepte les impulsions d'images du

Gaston Bachelard a arrêté son commentaire à la page 60 d'un roman qui en compte 268 et sur lequel en amoureux du langage, il aurait pu encore rêver. La langue d'Audiberti est riche, foisonnante. Il a tout au long de son livre, recours à des mots relevant du patois, des termes empruntés au vocabulaire des métiers, de la botanique, des idiomes relevant du monde animal. C'est un baroque qui use des tensions et des torsions du style pour nous transmettre son énergie. Mais cela n'a pas retenu l'attention du philosophe, tout comme la deuxième partie du roman, très suggestive pourtant d'un univers. Audiberti s'inscrit alors dans la lignée de ces écrivains qui nous plongent au cœur du Paris populaire33, depuis le Hugo des Misérables jusqu'aux auteurs de la Série noire comme Albert Simonin. Dans son lavoir, Médie fait penser à la Gervaise d'Emile Zola dans L'Assommoir, engluée dans le poisseux

33

Sur les rapports d'Audiberti avec Paris, on lira son livre Paris fut, Editions Claire Paulhan, Paris, 1999. 62

de l'existence. Cette matière-là, Bachelard n'en veut pas et le fera même savoir à l'auteur : «Que n'ai-je connu Carnage quandj'écrivais L'Eau et les Rêves et aussi L'Air et les Songes, car elle vole elle sait la communauté de la nage et du vol. Je relirai votre livre en sa première moitié. Je me suis défendu de mutiler ce bouquin, de le casser en deux. On a tant besoin de dire non aux destinées humaines quand on vit un départ d'une destinée poétique. Cette fille toute nue dans l'eau froide, comment, par quel crime poétique l'avez-vous 34 pongee I ' d ans I ' eau savonneuse. » Pour rester dans les métamorphoses, dans l'eau savonneuse, Médie est devenue Médée, dure et cruelle. Comme la princesse Alarica dans Le Mal court, elle incarne cette figure majeure de la littérature d'Audiberti, en proie aux forces du mal. En ouverture de La Psychanalyse du feu, Gaston Bachelard avait choisi cette citation de Paul Eluard : « Il ne faut pas voir la réalité telle que je suis ». Si ce précepte a une valeur épistémologique, il est inopérant dans le domaine de la création. Au contraire l'approfondissement prolongé d'une thématique personnelle finit par dépasser le singulier pour atteindre l'universel. La continuité d'attitude observée par Gaston Bachelard à l'égard de l'œuvre d'Audiberti, en fait plus qu'un phénoménologue de l'imagination, mais un écrivain hanté par une nostalgie cosmIque. Dans une émission de radio35, Pierre Sipriot avait eu la bonne idée d'inviter ensemble, le philosophe et le poète. Réagissant à ce que Bachelard avait écrit sur Carnage, 34 Lettre du 2 mai 1955. 35 Dont des extraits ont été retranscrits dans L'Ouvre-Boîte Cahiers de 1'Association des Amis de Jacques Audiberti.

63

n° 14,

Jacques Audiberti prend ses distances par rapport aux pouvoirs qu'il avait attribués à ses débuts au poète, se présentant comme un roi déchu, un roi mort, ressuscité soudain par la plume de Bachelard. « Avec les mots, avoue-t-il,je pensais que nous avions le pouvoir de faire que les moissons poussent, que les mers existent, que les nuages défilent dans le ciel que les minéraux mûrissent dans les entrailles de la terre ...Nous cherchions la perfection de la phrase ou la richesse de la rime, avec la sensation que cela réagirait sur le train du monde» et il ajoute « Nous étions à la fois pleins d'ambition et pleins de naiveté, pleins d'un sentiment de notre puissance, et les preuves de notre impuissance abondaient» A ce que le poète considère comme une abdication, Gaston Bachelard ne veut pas se résoudre et répond: «Le mot d'abdication n'a pas de sens car il existe quelque chose, il existe un livre. Le livre demeure. Le livre que vous avez écrit sous le nom affreux de Carnage est encore, dans sa première moitié une méthode de rêverie. Mais la rêverie cosmique, la rêverie qui fait qu'un solitaire va se créer un monde. » Le philosophe ne veut pas se laisser entraîner sur la pente de l'impuissance du langage qui remettrait en cause toute une partie de son existence. Il y a quelque provocation chez Audiberti à avouer la sienne, lui qui est l'explorateur par excellence de toutes les formes du langage, auxquelles il a dédié sa vie entière. Peut-être souhaite-t-il plus simplement déplacer le débat, inclure l'activité du poète dans celle de l'écrivain qu'il perçoit plus ample encore. 64

De ces répliques, de cette rencontre, de cette manière de lire de Gaston Bachelard, se détachent soudain deux attitudes de fond, deux réponses différentes quant au rapport au monde, pourtant stimulées au départ par des sensibilités proches. Nous pouvons tenter pour conclure d'en cerner quelques contours.

* Gaston Bachelard l'a écrit, la rêverie cosmique permet de suspendre le temps, de l'engloutir. Dans deux ouvrages, La dialectique de la durée et L'intuition de l'instant, il a médité sur le temps et s'est opposé à Bergson pour montrer que le temps n'est pas durée, mais suite d'instants. Le philosophe et romancier Jean Libis nous précise que pour lui: «L'existence est toujours arrachement, reprise, recommencement: le surgissement de l'être dans sa nouveauté exige que soit congédiée la molle mécanique des habitudes aussi bien que la continuité du tissu temporel

»36.

Gaston Bachelard, qui a traversé dans sa vie, des deuils et des guerres, des tragédies individuelles et collectives, sait très bien comment opère le mal. Mais il n'a pas renoncé à l'émergence d'un être nouveau. Sa pédagogie en est une illustration. Comme attitude, il propose dans un temps discontinu, d'isoler des instants qui se rattachent à un temps cosmique, un temps des origines, pour en capter toute l'énergie régénératrice. C'est le 36

Gaston

Bachelard,

WI rationaHste

romantiqu£,

Dijon, 1997, p 62. 65

Editions Universitaires

de

langage, créateur d'images, et dans une moindre mesure pour lui, de sonorités, qui joue le rôle d'intercesseur. Jacques Audiberti a intégré pour sa part le péché originel dans son questionnement. Présentant sa pièce de théâtre Le Mal court, il s'interroge: «Pour nous qui sommes pris dans la cruelle salive de la vie, est-ce que ce monde est mauvais? Est-ce que ce monde est le monde du mal ?37». Le temps d'Audiberti est un temps de la chute, un temps sans retour possible vers le Jardin d'Eden, un temps de la chair38 qu'il faut assumer et traverser. Mais l'écrivain qui s'est identifié au langage, qui voit en lui: «une projection physiologique de sa respiration vitale »39, espère qu'en libérant ses forces, qu'en jouant de tous ses registres, il trouvera une issue. A la fin de Carnage, Médie s'envole!

37 Texte écrit pour le programme de la Comédie des Champs-Élysées (1947). 38 On lira à ce sujet l'étude de Henri Amer: «Audiberti romancier de l'incarnation », La Nouvelle N.R.F, Octobre 1956. En contrepoint, il est intéressant de retenir ce qu'écrit Jean Lescure, dans Un été avec Bachelard (Lunot-Ascot éditeur, Paris, 1983), sur les derniers jours du philosophe: « 13 octobre...Son médecin, Mallarmé...confiait à Pierre Desvignes qu'il soignait un homme du Moyen Âge. ' J'ai vu une âme, dit-il, une âme qui a oublié depuis vingt ans qu'elle avait un corps' ». 39 Entretiens avec Georges Charbonnier, op cité, p 78. 66

Jean Paulhan, Gaston Bachelard, la N.R.F et La Revue Philosophique40 Nés tous les deux en 1884, Jean Paulhan et Gaston Bachelard sont deux figures majeures de la vie intellectuelle française du vingtième siècle. C'est dans la sphère littéraire que l'on situe le rôle éminent que joua le premier. C'est dans le champ de la philosophie que l'on inscrit en premier lieu le rayonnement de l' œuvre du second. Il n'est pas coutume d'associer leurs noms. Pourtant une étude fouillée des sommaires de la NRF d'une part, une lecture attentive de la bibliographie du philosophe d'autre part, permettent d'entrevoir qu'un échange a eu lieu entre les deux hommes. Mieux, que c'est au travers des revues qu'il s'est matérialisé. Plus encore, que ce qu'elles renferment dans leurs pages à ce sujet, fixe à jamais des étapes déterminantes de l'itinéraire de Jean Paulhan et de Gaston Bachelard dans leur rapport critique avec la littérature. Les lettres adressées par Gaston Bachelard à Jean Paulhan41 nous aident à situer l'époque et le contexte de leur relation. Le 19 novembre 1937, Gaston Bachelard écrit au directeur de la Nouvelle Revue Française pour lui dire qu'il n'a pas encore su profiter de son aimable invitation de l'an dernier à écrire dans sa revue, parce qu'il s'est jusqu'à présent « voué corps et âme à un livre assez gros» auquel il a consacré tous ses loisirs et toutes ses vacances. Mais il ajoute qu'il a mis à profit ses moments

40 Ce texte a fait l'objet d'une communication dans le cadre d'un séminaire donné à l'Université d'Etat de Rio de Janeiro sur le thème Gaston Bachelard, les poètes et la notion d'imagination en mai 2004. 41 Ces lettres sont conservées dans le fonds Jean Paulhan à l'IMEC (Paris). Je remercie Suzanne Bachelard et Claire Paulhan de m'en avoir permis la consultation.

de détente pour écrire un ouvrage plus personnel, plus littéraire qui pourrait intéresser les collections de la NRF. eest de Bourgogne que la lettre est expédiée. Le philosophe enseigne encore à cette période à l'université de Dijon, ville où il réside. Il ne rejoindra Paris et la Sorbonne qu'à partir de 1941. On peut alors se demander comment Jean Paulhan avait été amené à le solliciter. En 1937, Gaston Bachelard est déjà une personnalité reconnue dans le monde de la pensée. Il a par exemple participé en 1934 au huitième congrès international de philosophie de Prague. Il a aussi déjà eu l'occasion de se rendre à Pontigny, qui fut un des hauts lieux de la vie intellectuelle de l'avant-guerre. S'y retrouvaient les plus grands noms de la culture française et européenne. Le groupe de la NRF en particulier y animait les rencontres littéraires. C'est Paul Desjardins, fondateur de l'Union pour la vérité qui avait institué dans l'Yonne, à partir de 1910, «dans un esprit de pure raison », cette université d'été dans le cadre magnifique d'une abbaye qu'il souhaitait« laïque »42. Gaston Bachelard y vint une première fois en 1929. Une dernière fois en 1939 pour y animer une décade. Il s'y était aussi rendu en 1936, soit un an avant sa lettre à Jean Paulhan. Il est donc permis d'y trouver là la source de leur mise en contact. Dans ce même courrier, le philosophe a pris soin de présenter en détaille livre qu'il se propose d'adresser à la NRF. Le titre en est La Psychanalyse du feu. Il comprend entre 245 000 et 290 000 caractères et intervalles. Son auteur souhaiterait qu'il paraisse assez près de l'ouvrage de philosophie scientifique dont il vient de faire mention. 42En août 2002, s'est tenu à Cerisy, situé en Nonnandie, qui peut être considéré comme la suite de Pontigny (même si ses fidèles dont Gaston Bachelard ne souhaitèrent pas poursuivre l'expérience) un colloque ayant pour thème: « Pontigny, Cerisy dans le siècle ». 68

Les éditions Vrin en ont programmé la publication en janvier 1938. Gaston Bachelard en explique la raison à Jean Paulhan: « Ils présentent l'un et l'autre une thèse un peu spéciale qui gagnerait à être soutenue par les deux livres à la jois. Je voudrais aussi avoir le bénéfice de mon travail assidu et me mettre sans arrière-pensée à un nouvel ouvrage. » Nous savons aujourd'hui que le livre qui devait paraître chez Vrin s'intitulait La Formation de l'esprit scientifique, qu'il avait pour sous-titre Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective et qu'il est considéré comme un des livres clefs de la pensée du philosophe. C'est dans ses pages qu'apparaît pour la première fois la notion d'obstacle épistémologique qui fera date dans la philosophie des sciences. Au moment où il écrit à Jean Paulhan, Gaston Bachelard a trouvé dans la psychanalyse matière à stimuler et à approfondir ses recherches. Suzanne Bachelard, la fille du philosophe, se souvient ainsi avoir accompagné son père en 1938 à Gand, où il devait donner une conférence sur ce thème. Elle a encore à l'esprit les propos de son père qui voyait alors dans la psychanalyse une possibilité de débloquer le psychisme afin que l'être humain puisse se dépasser. Cette possibilité de dépassement, Gaston Bachelard l'envisage dans les deux domaines qui lui sont les plus chers, aussi bien celui des sciences que celui de la littérature. N'avoue-t-il pas d'ailleurs à son correspondant, qu'il est abonné depuis 18 ans à la NRF, qui est sa « revue de prédilection» ? Dans une deuxième lettre que le philosophe adresse à Jean Paulhan le 7 décembre 1937, on apprend que ce dernier se montre non seulement intéressé par La Psychanalyse du feu, mais que les éditions Gallimard seraient prêtes à éditer La Formationde l'esprit scientifique. 69

La démarche est intéressante car elle traduit une volonté, neuve dans ces années, d'appréhender l'œuvre de Gaston Bachelard dans son unité, de ne pas la séparer comme on l'a fait par la suite en deux versants bien distincts, celui des sciences et celui de l'imagination de la matière, risquant de faire oublier que le moteur de l'écriture est le même. C'est à un écrivain plus qu'à un philosophe qu'a répondu Jean Paulhan. Mais Gaston Bachelard est déjà engagé avec les éditions Vrin. Il a d'ailleurs commencé à relire une partie des épreuves. Il ne peut se dédire même s'il reconnaît que la parution de son livre chez Gallimard lui aurait permis de toucher un public plus étendu. Il se console à la perspective de pouvoir envisager prochainement sa Psychanalyse du feu éditée à l'enseigne de la NRF. Dans sa lettre datée du 11 décembre 1937, il annonce à Jean Paulhan, l'envoi imminent de son manuscrit dont il suggère d'extraire un chapitre pour la revue. Il lui conseille celui qui lui paraît le plus frappant, à savoir le troisième, intitulé: Psychanalyse et Préhistoire: le complexe de Novalis. Au début de 1938, Gaston Bachelard apprend que Jean Paulhan a accédé à sa demande. Il lui fait part dès le 3 février de sa joie et de sa gratitude et attend désormais l'accord pour le livre tout entier. C'est dans le numéro de la NRp3, daté du 1er août 1938, que l'on pourra lire les premiers extraits de La Psychanalyse du feu. Jean Paulhan a d'ailleurs conservé ce titre pour les pages qu'il a retenues et qu'il présente en couverture, dans la première partie du sommaire, celle des Textes et Documents. Le nom de Gaston Bachelard y apparaît après celui de Pierre Jean Jouve, Jean-Paul Sartre, Audiberti et Paul Claudel. Celui de André Chamson lui succède. Le directeur de la revue a même poussé la 43

26e ANNÉE N° 299. 70

délicatesse jusqu'à proposer dans ce même sommaire une note de lecture de La Formation de l'esprit scientifique rédigée par Jean Wahl. Le livre tout entier paraîtra quant à lui en novembre 38, dans la collection 'Psychologie' de la NRF où l'on pourra trouver également Le moi et l'inconscient de Carl Gustav Jung. Dans sa lettre du 13 novembre à Jean Paulhan, Gaston Bachelard annonce qu'il s'arrêtera à Paris le lundi, pour faire le service de presse et l'entretenir de ses projets, c'est-à-dire à son retour de la conférence qu'il aura donnée à Gand le samedi. Voici donc les choses bien engagées pour que le philosophe devienne un auteur de la NRF. Son texte a bénéficié de 24 pages dans la revue. C'est le plus long du sommaire. Et c'est la première fois que l'occasion est donnée à Gaston Bachelard de traiter de littérature dans un cadre purement littéraire. Sa contribution est d'une certaine manière inaugurale, à la fois pour lui et pour ses lecteurs, d'un parcours singulier dans la critique. Certes, dans La Formation de l'esprit scientifique le philosophe ne s'est pas privé de faire appel à des auteurs comme Balzac, Mallarmé, Nodier ou encore Zola pour explorer au travers de leurs œuvres le psychisme humain. Mais c'était toujours en relation avec une exigence scientifique. Là, pour la première fois, il livre une nouvelle grille de lecture qui permet de descendre au plus profond de l'œuvre afin d'en saisir la pulsion première. Ainsi montre-t-il dans son étude que «Toute la poésie de Novalis pourrait recevoir une interprétation nouvelle si l'on voulait lui appliquer la psychanalyse du feu44 ». Plus loin encore il précise: « Si l'on retranchait de l 'œuvre de Novalis les intuitions du feu primitif, il semble que toute la poésie et tous les rêves seraient dissipés du même 44

NRF n0299, page 244. 71

COUp45 ». Dans ces quelques lignes sont déjà en germe les développements futurs sur les rapports secrets entre les quatre éléments, l'imagination et la rêverie, que Gaston Bachelard fera partager dans ses ouvrages ultérieurs. Jean Paulhan lui donne, pour sa part, une nouvelle occasion d'exercer sa sagacité critique dans le numéro de la NRp6 daté du 1er novembre 1939. Dans les mêmes conditions que précédemment, à savoir 24 pages accordées dans la partie Textes et Documents, l'auteur nous présente cette fois-ci: Le Bestiaire de Lautréamont. Les noms qui l'entourent sont ceux de Paul Eluard, de l'écrivain anglais Gilbert Keith Chersterton, de Jean Rostand, Marcel Jouhandeau et Raymond Queneau. Avec ce texte, Gaston Bachelard peut concentrer sa méthode de lecture sur un seul écrivain. Un pas de plus est franchi. Ne disposant pas d'éléments sur la vie intime d'Isidore Ducasse, il dispense son art à partir des Chants de Maldoror et en dégage un portrait psychologique orienté par une énergie de l'agression. Du bestiaire de Lautréamont, il détache les animaux usant de griffes, comme l'aigle, ou de ventouses comme le poulpe, pour y voir: «un double appel de la chair et du sang ». Les dernières lignes laissent entrevoir le conflit ouvert entre les énergies animalisées et les énergies civilisées contre lesquelles Lautréamont s'est révolté. On imagine, comme pour La Psychanalyse du feu, que le dessein de Gaston Bachelard était de proposer à la revue un chapitre d'une étude plus complète, qu'il destinait à une des collections de la NRF. Mais son Lautréamont ne verra pas le jour chez Gallimard. Et nous reconnaissons, dans les pages parues dans le numéro 344 de la NRF, quelques éléments de l'introduction et du chapitre II de l'édition qu'en donnera José Corti, en 1940. 45 46

Idem, page 245. 27e ANNÉE N0344. 72

Que s'est-il donc passé pour que Jean Paulhan interrompe une collaboration qui avait si bien démarré? Aucune correspondance connue à ce jour ne permet d'apporter une réponse précise. Quelques éléments toutefois peuvent être versés au dossier. Tout d'abord, voici le témoignage de José Corti luimême. Dans ses mémoires, il écrit: «Je veux dire ici ma reconnaissance à Albert Béguin à qui je dois tant pour d'autres raisons. C'est à lui que je suis redevable d'être l'éditeur de Bachelard,. de Bachelard de qui les quatre livres majeurs qu'il m'a donnés ont été la semence d'où est née la critique nouvelle. Le courrier m'apporta, un matin de 1939, une lettre d'Albert Béguin de qui je venais de publier L'Âme Romantique et le Rêve. Il voulait savoir s'il m'intéressait d'éditer une étude de Bachelard consacrée à Lautréamont dont j'avais fait paraître les œuvres complètes avec une préface d'Edmond Jaloux, l'année précédente. J'acceptai, comme l'on pense, de confiance et d'enthousiasme: j'avais un souvenir précis du fragment de ce livre qu'en avait donné la Nouvelle Revue Française. Ce n'est que plus tard que j'ai su que ce manuscrit n'avait pas pris au plus court pour venir chez moi. Bachelard l'avait d'abord en toute innocence, adressé à Gallimard. Il était persuadé que l'éditeur d'une revue qui en avait publié un large extrait attendait le livre entier. Espoir d'autant plus légitime qu'il était déjà, par la Psychanalyse du Feu, auteur de la N .R.F.. Personne n'a jamais su s'il y eut ou non, rue Sébastien-Bottin, discussion sur le sort de ce Lautréamont, mais le fait certain c'est qu'il fut retourné à Bachelard quelque temps plus tard. Béguin, par chance, lui rendit alors visite à Dijon. Mis au courant de la mésaventure, il m'écrivit. On sait la suite 47.» 47

Souvenirs désordonnés,

Librairie José Corti, 1983, pp 39-40.

73

Il est impossible de se pencher sur ces aléas de la vie littéraire sans s'intéresser au contexte qui les entoure. Le numéro de la NRF dans lequel Gaston Bachelard a présenté le bestiaire de Lautréamont fut le premier à être soumis à la censure des autorités françaises. Depuis 1938, Jean Paulhan était dans une position délicaté8. Les articles qui paraissaient dans la revue, étaient aussi bien lus dans l'Allemagne nazie que dans l'Italie fasciste. Le numéro spécial de novembre 1938, qui réunit trois contributions s'opposant aux accords de Munich, lui vaut des réactions hostiles. Début mai 1939, la NRF est interdite en Italie. Le 1er septembre, lorsque les Allemands attaquent la Pologne, Gaston Gallimard décide de transférer la revue et sa maison d'édition au château de Mirande en Normandie. En juin 1940, au moment de la débâcle, c'est près de Carcassonne que se replie toute la maison Gallimard. La NRF cesse de paraître. Elle reprend en décembre sous la direction Pierre Drieu La Rochelle. Commencent alors ses années noires49. Dans des circonstances aussi peu favorables, le cours de l'Histoire a été plus fort que des liens d'édition encore fragiles. A la faveur de ses bouleversements, Gaston Bachelard a donc réorienté ses projets en direction de José Corti qui lui permettra la parution, en plus de son Lautréamont en 1940, de L'Eau et les Rêves en 1942, de L'Air et les Songes en 1943, des deux ouvrages La Terre et les Rêveries de la volonté ainsi que La Terre et les Rêveries du repos en 1948.

48

Lire à ce sujet l'article de Martin Cormick, Jean Paulhan et la censure: « La Nouvelle Revue Française» à la veille de la guerre, Cahiers Jean Paulhan n03 (Cahier du Centenaire 1884-1984), Gallimard, 1984, pp 219-227. 49Voir en particulier l'article de Lionel Richard: « Drieu la Rochelle et la N.R.F. des Années Noires », Revue d'Histoire de la Deuxième Guerre Mondiale, n097, 1975, pp 67-84. 74

De son côté, Jean Paulhan restera à la NRF jusqu'en 1941. Il y tiendra un rôle complexe et difficiléo. Son bureau est mitoyen de celui de Drieu La Rochelle mais il fonde avec Jacques Decour dans la clandestinité Les Lettres Françaises. En mai, il est arrêté par la Gestapo, puis libéré sur intervention de Drieu. En cette même année 1941, il peut malgré tout faire paraître chez Gallimard un livre auquel il travaille depuis longtemps et dont la NRF a déjà publié l'essentiel dans ses numéros de juin à octobre 1936. Il a pour titre: Les Fleurs de Tarbes ou La Terreur dans les Lettres. En 1917, alors qu'il était en garnison à Tarbes, cette ville où le jeune Isidore Ducasse avait déjà souffert du sadisme de son professeur de mathématiques, Jean Paulhan avait été frappé par un écriteau à l'entrée du jardin public: « Il est défendu d'entrer dans le jardin avec des fleurs à la main ». Pour lui, il en est de même en littérature où les critiques interdisent d'y entrer avec ces fleurs de la langue que sont le lieu commun ou le cliché. S'appuyant sur son expérience du monde des Lettres, mais aussi des préoccupations anciennes liées à la langue malgache qu'il a étudiée dans sa jeunesse, Jean Paulhan, dans ce livre, comme l'explique Pierre aster, « démonte les mécanismes qui, depuis l'époque romantique, écartent les poètes et les romanciers d'un usage en quelque sorte innocent, joyeux de la matière et de l'outil qu'ils ont justement en commun avec les autres hommes51 ». Cet essai peut être aujourd'hui analysé à la lumière de l'ensemble de l'œuvre de Jean Paulhan. Il est ainsi permis 50 Lire à ce propos le livre de Pierre Hebey, La NR.F des années sombres, Gallimard, 1992. 51 Un aventurier de la sagesse, texte de présentation des œuvres complètes chez Tchou, repris dans le Cahier du Centenaire, déjà cité, page 173. 75

d'en dégager une portée qui va au-delà de la critique littéraire 52et d'y trouver un sens philosophique. Celui-ci n'a pas échappé à Gaston Bachelard. Il tient à rendre compte des Fleurs de Tarbes aussitôt que cela lui est possible, et là où sa position d'universitaire lui permet encore de s'exprimer, à savoir dans le numéro de janvier à juin 1942-1943 de la Revue Philosophique de la France et de l'Etranger. Créée en 1876 par Théodule Ribot, pionnier de la psychologie, cette revue est éditée par les Presses Universitaires de France et dirigée par de grandes sommités de l'Université: Emile Bréhier, en particulier, qui est historien de la philosophie53. Voyons tout d'abord dans cette recension, le signe d'une estime que n'a pas entamée le refus de son Lautréamont par Gallimard. Le compte rendu que fait Gaston Bachelard des Fleurs de Tarbes n'est pas un article de circonstance 54mais une étude approfondie de six pages et demie qui sera amenée à connaître un certain bonheur d'édition. Elle sera reproduite dans le journal Le Monde du 7 février 1970 et reprise la même année dans Le Droit de rêver55, livre posthume regroupant différents textes du philosophe qu'il devenait difficile de se procurer.

52

Se référer en particulier à l'édition établie et présentée en 1990 par Jean-Claude Zylberstein dans la collection Folio/Gallimard. 53 Sur l'histoire de la revue, on pourra lire de Jacqueline Thirard (Carroy), La fondation de la Revue philosophique, Revue philosophique, octobre-décembre 1976, pp 401-413, ainsi que, de Dominique Merllié, Les rapports entre la Revue de Métaphysique et la Revue philosophique, Revue de métaphysique et de morale, janvierjuin 1993, pp 59-108. Par ailleurs les 3 volumes de l'Histoire de la philosophie d'Emile Bréhier ont été réédités dans la collection Quadrige des P.O.F. 54 Si besoin était de s'en convaincre, Gaston Bachelard reprendra à la page 145 de L'air et les songes, l'essentiel du propos qu'il tient dans cet article. 55 Presses Universitaires de France, 1970. 76

Une psychologie du langage littéraire: Jean Paulhan est le titre qu'a choisi Gaston Bachelard pour son analyse. On retrouve là son angle d'attaque. Pour ce pédagogue de l'imagination, ce qui l'intéresse, c'est de mettre à nu le fonctionnement psychologique de ces Terreurs qui font de la littérature: «une sempiternelle classe de rhétorique, instituant dans chaque revue, dans chaque journal, un professeur inamovible, un professeur qui juge tout, idées et images, psychologie et morale ». Gaston Bachelard se plaît à reprendre les lignes écrites par Jean Paulhan pour montrer les erreurs d'appréciation de la critique du XIXe siècle: «Fontanes et Planches accablent Lamartine; et Nisard, Victor Hugo. L'on ne peut pas lire sans honte ce que Sainte-Beuve écrit de Balzac ou de Baudelaire; Brunetière, de Stendhal et de Flaubert; Lemaître, de Verlaine ou de Mallarmé...56 ». Il n'a pas d'indulgence pour ceux qu'il appelle: « les fonctionnaires de la surveillance qui exercent leur dictature arbitraire dans la Cité littéraire ». Les propos du philosophe sont-ils durcis par le climat d'oppression dans lequel il écrit? En tout cas, fidèle à sa nature, il va terminer son texte sur une note dynamique où ce qu'il met en valeur chez Jean Paulhan pourrait tout aussi bien s'appliquer à sa propre démarche. Ainsi écrit-il: « Le livre de Jean Paulhan ne se borne d'ailleurs pas à une critique de la critique. Il entreprend de déterminer une Rhétorique qui aurait à la fois sagesse et mobilité, une Rhétorique qui chaque jour, 'nettoierait' les clichés, qui donnerait des règles à l'originalité elle-même ». Il ajoute peu après: « Le devoir du critique est d'être un incitateur ». Ce rôle, les deux écrivains vont continuer à le jouer mais sans se retrouver autour d'une même revue ou d'un projet quelconque. Cela ne signifie pas que les liens soient 56

Cet extrait se trouve dans le chapitre Défaut de la pensée critique des Fleurs de Tarbes, page 33 de l'édition Folio/Gallimard. 77

rompus. Suzanne Bachelard se souvient par exemple, de s'être rendue avec son père au domicile de Jean Paulhan, au n° 5 de la rue des Arènes qui se situe à quelques encablures de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. Mais l'après-guerre va orienter les deux hommes sur des chemins différents. Il faudra que Jean Paulhan attende 1953, soit dix années après qu'elle eut cessé de paraître, pour relancer avec Marcel Arland et Dominique Aury, la nouvelle NRF. A cette époque Gaston Bachelard est de plus en plus sollicité pour écrire articles, préfaces, présentations d'expositions. Il est aussi directeur de collection aux Presses Universitaires de France. Et c'est là que paraîtront ses derniers livres. Et puis, sa réflexion sur le langage semble ne pas évoluer dans la même direction que celle de Jean Paulhan. Les derniers livres de Gaston Bachelard sont une glorification de la langue des poètes, une confiance dans l'écriture qui lui procure des bonheurs quotidiens. Jean Paulhan pour sa part, qui avait poursuivi après les Fleurs de Tarbes ses investigations avec le Don des langues57, s'était plutôt attaché à montrer toutes les incertitudes du langage, ce qui l'avait conduit à garder à son endroit une certaine réserve58.

57 Présenté à la suite des Fleurs de Tarbes dans Folio/Gallimard. 58 Lire à ce propos de Pierre aster, qui a été chargé de l'édition des œuvres complètes de Jean Paulhan: «Ici commence mon désespoir d'écrivain », NRFno197, 17° année, 1er mai 1969.

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Gaston Bachelard ou Le droit de rêver: un hymne à l'imagination créatrice59 Le Droit de rêver est le titre d'un livre posthume de Gaston Bachelard, paru en 1970 aux Presses Universitaires de France. Celui-ci contient un ensemble d'études, d'articles, de préfaces, que le philosophe a écrits entre 1939 et 1962 et que l'éditeur a organisé en trois parties respectivement intitulées: Arts, Littérature, Rêveries. Se dessine à l'arrière-plan de ces textes, que l'on peut envisager comme un hymne à l'imagination, la forme qu'a donnée Gaston Bachelard à son engagement auprès des artistes, des écrivains et des poètes, des gens de culture et plus généralement de tous ceux qui lui semblaient témoigner d'un intérêt pour la création et la vie ardente de l' esprit. A tous, il a accordé le droit de rêver, le droit d'imaginer, le droit d'espérer et donc le droit d'exister: droit qu'il s'est très tôt octroyé pour mieux pouvoir ensuite le partager. Un tel droit ne relève pas d'un quelconque code civil mais plutôt d'une constitution philosophique qui mobilise des couches profondes de l'être. Il implique ainsi une attitude, un rapport particulier à l'autre. A propos de Paul Eluard, Gaston Bachelard note dans Le Droit de rêver: « Mettez au cœur de l 'homme un germe de bonheur, une seule étincelle d'espérance, aussitôt un feu nouveau, un feu dirigé, un feu rationnel se met à I 'œuvre dans sa vie entièréo». Le philosophe, qui a connu le poète, a recours à une de ses images dans son Lautréamont pour définir sa méthode. Ainsi écrit-il: «En 59

Ce texte a fait l'objet d'une communication lors d'un colloque international sur Gaston Bachelard qui s'est tenu à Rio de Janeiro, les 10 et 11 septembre 2003.

60

Page

172.

fait nous ne pouvons nous comprendre clairement que par une sorte d'induction psychique, en excitant ou en modérant synchroniquement des élans. Je ne puis comprendre une âme qu'en transformant la mienne» et il cite alors Paul Eluard, « comme on transforme sa main en la mettant dans une autre6l ». Le terme d'induction que Gaston Bachelard a emprunté au vocabulaire de la physique revient dans Le Droit de rêver lorsqu'il soutien Jean Paulhan dans ses efforts pour renouveler la critique littéraire. Le philosophe l'oppose à la lecture atomique et statique. Il remarque que: «Rares sont les critiques qui essaient un nouveau style en se soumettant à son induction. J'imagine, en effet, que de l'auteur au lecteur devrait jouer une induction verbale qui a bien des caractères de l'induction électromagnétique entre circuits62 ». Nous voici donc à la racine de la relation qu'il va s'employer à établir avec les hommes et leurs œuvres, qu'elles prennent la forme de livres, de tableaux, de sculptures ou plus simplement d'actes élémentaires de la vie quotidienne. D'une série d'émissions de radio, diffusée par FranceCulture en 1982, pour le vingtième anniversaire de la mort de Gaston Bachelard, j'avais retenu quelques paroles de son ami graveur Albert Flocon. Celui-ci se souvenait d'un cousin fromager, venu de Bourgogne jusqu'à Paris, rendre visite au sage de la place Maubert. Il raconte comment le philosophe, en bon maïeuticien, avait l'art de faire parler son interlocuteur sur ce qu'il connaissait le mieux, en l'occurrence de la fabrication des fromages. Et Albert Flocon d'ajouter: «dans ces entretiens on se sentait toujours intelligent. Il vous l'avait permis en vous ayant posé lui-même une question intelligente. » 61 Lautréamont, 62 Page 181.

Librairie José Corti, Paris, 1939, page 119.

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Pas de hiérarchie chez Gaston Bachelard, nous aurons l'occasion d'y revenir. Mais suivons d'abord le fil du temps pour retrouver ce qu'il a pu lui-même induire chez ceux qui l'ont approché. Quelques témoignages ont pu être recueillis auprès de ses anciens élèves du Collège de Bar-sur-Aube63. Ils disent à la fois la rigueur d'un enseignement et son ouverture. On a construit une légende autour de cette journée d'été où Gaston Bachelard emmena sa classe en haut de la Montagne Sainte Germaine pour y faire cours. La fille du philosophe tient à le préciser, l'expérience ne s'est produite qu'une seule fois. Il est certain par contre qu'en dehors du temps scolaire, il se promenait à pieds dans la campagne environnante, que Suzanne l'accompagnait ainsi que certains de ses élèves. Pierre Malgras a eu l'occasion de le relater: «Entre nous, on ne parlait pas de classe, il nous parlait de lectures qui nous ouvraient la cervelle. Il nous faisait lire des tas de choses qui à l'époque n'étaient pas connues,. il nous afait découvrir tout le théâtre d'Ibsen, il nous afait découvrir dès cette époque-là Pirandello. Il nous a expliqué les premiers livres de Freud qui commençaient à être traduits64 ». Ces échanges sont à situer avant 1930, année où le philosophe partira enseigner à Dijon. Ils nous montrent combien la littérature occupait déjà une place de choix dans sa vie. En consultant les lettres qu'il a adressées à Jean Paulhan65, le directeur de la Nouvelle Revue Française

-

cette publication

autour de laquelle se sont

retrouvés les plus grands noms de la littérature française 63 Témoins de Gaston Bachelard suivi de Gaston Bachelard, travailleur solitaire, Association des Amis de Gaston Bachelard, Barsur-Aube, 1985. 64 Pages 33-34. 65 Cf. chapitre précédent.

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du vingtième siècle - j'en ai eu confirmation. En effet dans une correspondance datée de l'année 1937, Gaston Bachelard fait état de son abonnement à la revue depuis 18 ans. De nombreuses pages de la Nouvelle Revue Française ont donc alimenté cette rêverie qu'il a souhaité ensuite induire chez ses élèves du Collège, dont Bernard Prieur, Daniel Giroux et Pierre Malgras, qui en ont gardé mémoire toute leur vie. Il est intéressant de revenir sur le souvenir du dernier cité, concernant une famille bourgeoise de Bar-sur-Aube, qui avait retiré son fils de l'établissement afin qu'il ne fasse pas sa philo avec un professeur, d'extraction jugée trop modeste. Le droit de rêver n'entrait pas dans leur conception de la réussite sociale. Des dix années passées à Dijon voici quelques éléments qui vont dans le sens d'une amplification de la pratique de rêverie et de la fréquentation de ceux qui la stimulent. En 1982, France-Culture rediffusa des entretiens enregistrés en 1957 entre Gaston Bachelard, Robert Ganzo et François Dagognet. Il y était question de la maison achetée au 69, Quai François Galliot. A ses interlocuteurs le philosophe rappelle les quelques fêtes qui y furent données l'été avec des amis descendus de Paris. En lisant les mémoires de José Corti66, on apprend par exemple que l'auteur de L'Âme romantique et le rêve, Albert Béguin, était un de ces hôtes de passage. C'est une trace tangible d'un rapport avec la littérature qui passe désormais par l'échange avec les auteurs eux-mêmes. Gaston Bachelard en vient aussi à évoquer son amitié avec le philosophe et romancier bourguignon Gaston Roupnel, à qui il consacra son essai L'Intuition de 66

Souvenirs désordonnés,

Librairie José Corti, Paris, 1983. 82

l'instanl7. Il serait faux de dire que son intérêt pour l'art date de sa rencontre avec l'auteur de Siloë. Le témoignage de Daniel Giroux en atteste. Celui-ci après avoir énuméré les auteurs découverts à Bar-sur-Aube grâce à Bachelard: Dostoïevski, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Edgar Poe, Valéry, Proust ajoute les noms de peintres impressionnistes. «C'est lui qui m'a révélé les jeux de lumière de certaines toiles de Renoir, en particulier 'La Balançoire', et le jaune de Van Gogh, "un or butiné sur mille fleurs, élaboré comme un miel solaire" 68» explique Daniel Giroux. Il semble pourtant que la rencontre avec Gaston Roupnel a permis à Gaston Bachelard de mesurer plus profondément le rôle que pouvait jouer l'art dans sa vie. L'Intuition de l'instant me paraît explicite à cet égard. « ...Mais encore une fois, si l'Art, comme la Raison, est solitude, voici que la Solitude c'est l'Art même. Après la souffrance, nous sommes rendus « à la hautaine solitude de notre cœur... alors, notre âme qui a rompu ses chaînes infâmes, rentre dans son temple enseveli» et M Roupnel continue: « L'Art est l'écoute de cette voix intérieure. Il nous apporte le murmure enfoui. Il est la voix de la conscience surnaturelle qui siège en nous sur le fonds inaliénable et perpétuel. Il nous ramène dans le site primordial de notre Etre et dans le Lieu immense où nous sommes dans l'Univers entier. Notre parcelle misérable y prend son grade universel.. 69» confie Gaston Bachelard dans ses pages où l'on peut deviner par quelles épreuves il est passé après la mort de son épouse. L'Art offre à Gaston 67 Paru chez Stock en 1932. 68 Témoins de Gaston Bachelard, page 56. Il est intéressant de noter que les mots utilisés pour qualifier le jaune de Van Gogh sont empruntés à la page 39 du Droit de rêver, dans le texte intitulé Le peintre sollicité par les éléments. 69 Page 98, de l'édition de 1966, dans la collection Médiations, Gonthier, Paris.

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Bachelard le droit de rêver et par là même ouvre à sa solitude des chemins d'infini. Autour de la demeure de Dijon, les entretiens radiophoniques de 1957 s'attardent pour savoir si elle correspond à la maison onirique, celle qui est décrite dans La Poétique de l'espace7o. Le philosophe s'en défend. Il précise qu'il n'y avait pas une vraie cave car on n'y descendait pas par un escalier en colimaçon, que le grenier n'était pas un vrai grenier, car on y trouvait des chambres. Il attire par contre l'attention sur la terrasse où il pouvait méditer à l'ombre du tilleul, sur le jardin et ses cerisiers, si beaux lorsqu'ils sont en fleurs. Il reconnaît que l'endroit était propice à ses rêveries sur le repos. Gaston Bachelard a beaucoup perdu lorsqu'il est venu à Paris, en ce qui concerne le cadre naturel que Dijon et la Bourgogne lui offraient pour ses méditations. Quitter Barsur-Aube avait déjà été un arrachement. Mais à Paris, il allait pouvoir élargir son audience auprès des étudiants et plus tard auprès de ses lecteurs. Les rapports qu'il avait initiés dans la capitale bourguignonne avec les créateurs allaient enfin devenir un élément important de son quotidien et trouver une dimension inégalée jusque-là. Nous disposons, par ses étudiants, de quelques comptes rendus des cours que donna le philosophe en Sorbonne à partir de 1941. Plusieurs d'entre eux sont devenus des écrivains ou des poètes. Ces cours, Gaston Bachelard l'a expliqué à la radio, se divisaient en deux parties. À côté de la philosophie des sciences, il bénéficiait selon sa propre expression d'une sphère de liberté qui lui permettait d'aborder des questions de philosophie générale. C'est de ces cours que sont nés des livres comme L'Eau et les rêves, L'Air et les songes, respectivement paru en 1942 et 1943.

70

Éditée cette même année 1957 aux Presses Universitaires de France. 84

Voici comment le poète Georges Jean nous en parle: «J'avais eu le privilège en 1942 et 1943 de pouvoir suivre à la Sorbonne les leçons que Bachelard donnait alors, passant d'une réflexion épistémologique dense et serrée sur les démarches de la physique mathématique et de la mécanique quantique au cours de la première heure, à d'étourdissantes variations sur l'imagination « de l'air ». Nous étions quelques-uns à « tenir» tout au long de la première séquence pour avoir une place lorsque la poésie ferait son entrée. Cette expression n'est pas une image, car effectivement, au moment où Bachelard retournait, comme il disait son tablier ainsi que le Maître Jacques de Molière, les poètes arrivaient et c'est à l'occasion d'une « interclasse» que nous reçûmes le précieux fascicule d'Eluard Poésie et vérité 42 qui contenait Liberté?l ». La romancière Nadine Lefebure, elle aussi étudiante à cette période, montre par son témoignage, le rôle joué par le philosophe auprès de toute une jeunesse bouleversée par la deuxième guerre mondiale, lorsqu'elle raconte: «Pour toute une génération, Bachelard, c'est un temps de respiration. Les débutants que nous sommes suivent même les cours d'agrégation, des agrégatifs viennent en cours de licence et d'autres encore, écrivains, artistes, bien plus âgés que nous tous, s y ressourcent en vitalité, en joie, en émerveillement. Il faut s y prendre tôt pour trouver une place assise, on se bouscule dans l'amphi bourré, les retardataires restent debout dans la salle. Une malice perpétuelle dans les yeux, sa grande barbe noire et blanche, sa chevelure mousseuse l'auréolant, rayonnant de bonté, marchant en long et en large sur sa chaire, agile, presque sautillant malgré son embonpoint d'un autre siècle, Bachelard impressionne, il passionne, il 71

Bachelard l'erifance 1983,pp 11-12.

et la pédagogie,

85

Editions du Scarabée,

Paris,

amuse. Le, temps de ses discours, on échappe au triste . 72». pm .ds d e l occupa t iOn Le philosophe accorde désormais son droit de rêver bien au-delà du cadre éducatif. Nadine Lefebure nous le montre, son public est aussi composé de poètes et d'artistes. Si le livre lui-même Le Droit de rêver centre la partie consacrée à la littérature sur des poètes et écrivains célèbres comme Balzac, Edgar Poe, Rimbaud, Mallarmé, Paul Eluard, Jean Paulhan, il n'en est pas de même des autres ouvrages de Gaston Bachelard, fruits d'une pratique de lecture particulièrement large. Il aurait pu certes camper dans les hautes sphères de l'écriture et s'en tenir là. Accueilli dès 1938 dans les pages de la Nouvelle Revue Française, n'est-il pas au même sommaire que Pierre Jean Jouve, Jean-Paul Sartre, Audiberti, Paul Claudel et André Chamson 73? Mais une telle attitude était contraire à une philosophie qui va chercher le rêve et l'imagination partout où l'activité humaine en fait preuve. Il faut le dire, une telle option ne pouvait plaire à un milieu littéraire soucieux de garder ses prérogatives. Dans ses Agendas, Jean Follain note que René Char « disait ne pas vouloir lire un homme qui citait tellement de mauvais poètes74 ». C'était ne pas comprendre Gaston Bachelard que de manifester une telle position. D'abord toutes les images des poètes qu'il a retenues pour ses livres ont leur pertinence et leur valeur dans le propos. On pourrait même dire que d'une certaine manière Gaston Bachelard a recours à la technique du collage pour sa propre écriture. Et si tel était le cas, les 'mauvais poètes' 72

Témoignage publié dans le Bulletin n04 des Amis de Gaston Bachelard, Bar-sur-Aube, 2003. 73 er Numéro du 1 août 1938, 26e année, n° 299. 74 Collection Pour Mémoire dirigée par Claire Paulhan, Seghers, 1983, page 519. 86

lui ont permis d'écrire des chef-d' œuvres que l'on lit toujours. Mais il faut chercher ailleurs les raisons de sa démarche. Il s'en explique dans La Poétique de la rêverie. « Sans l'aide des poètes» écrit-il «que pourrait faire un philosophe chargé d'ans qui s'obstine à parler de l'imagination?» et il ajoute plus loin:« Les poètes abondent, les grands et les petits, les célèbres et les obscurs, ceux qu'on aime et ceux qui éblouissent. Qui vit pour la poésie doit tout lire. Que de fois, d'une simple brochure, a jailli pour moi la lumière d'une image neuve 175». Dans ses entretiens radiophoniques avec Robert Ganzo et François Dagognet, il avait déjà eu l'occasion de le préciser, montrant ces images de poètes inconnus comme « quelque chose qui n'a pas été dit, une variation, une petite délicatesse qui vient vraiment du fond, très simple, de l'âme humaine ». De telles paroles ne sont pas sans conséquences, d'abord pour Gaston Bachelard lui-même. C'est dans les années cinquante qu'il faut situer l'intensification de ses relations avec les poètes. Le peintre Jean Thomas qui lui avait rendu visite à cette époque, m'a raconté comment le philosophe lui avait montré une petite pile d'environ quinze centimètres de hauteur qui correspondait aux recueils et plaquettes de poésie qu'il venait de recevoir. Et cela se reproduisait presque chaque jour. L'ami des poètes prenait soin de répondre à chacun des envois. J'ai eu la possibilité de lire quelques unes de ses lettres adressées en retour76. Elles sont une préfiguration des livres que le philosophe a écrit à cette époque. Gaston Bachelard cherche l'image qui résonne en 75 La Poétique de la rêverie, Presses Universitaires de France, 1960, page 23. 76Lire en particulier le dossier que j'ai réalisé dans le Bulletin na 4 des Amis de Gaston Bachelard concernant les relations du philosophe avec le poète Louis Guillaume. 87

lui profondément. Dans le meilleur des cas, il la retient pour la citer dans un de ses chapitres. Il y a dans ses courriers une telle attention bienveillante que l'on peut imaginer le choc émotionnel qu'il a produit auprès du poète qui en a été le destinataire. C'est la deuxième conséquence de cette amplitude de lecture. «Il était un phare pour les poètes qu'il révélait à eux-mêmes» dira Louis Guillaume à la radio, en novembre 1962, un mois après la mort de Gaston bachelard. Le droit de rêver se poursuit. En accueillant toutes les poésies, en citant dans ses livres des poètes inconnus, le philosophe travaille à une sorte de démocratisation de la pratique de création. Il ne la réserve pas à quelques privilégiés. En ce sens il est en avance sur son temps. En 1964, deux poètes, Jean Breton et Serge Brindeau lancèrent un manifeste qui fit quelques bruits dans les milieux littéraires.

Il était intitulé Poésie pour vivre

- le

manifeste de l'homme ordinaire77. Ses auteurs s'en prenaient aux mandarins de la littérature et revendiquaient une poésie accessible à tous. Il n'est pas fortuit que dans la liste qu'ils présentèrent des véritables défenseurs de la poésie, fût inscrit le nom de Gaston Bachelard. En 1968, une secousse plus forte encore secoua en France tout le corps social, initiée par les étudiants. Un de ses mots d'ordre était: «L'imagination au pouvoir ». Nous l'avons déjà évoqué, Gaston Bachelard a aussi célébré celle-ci au travers des arts plastiques. Le chapitre du Droit de rêver qui les concerne voyage entre les nymphéas de Claude Monet et les pages de la Bible illustrée par Marc Chagall. Il tourne autour des sculptures de Henri de Waroquier et d'Edouardo Chillida, fait l'éloge de la main, se concentre sur les gravures d'Albert Flocon,

77

Publié une première fois à la Table ronde, réédité en 1982 au Cherche-Midi. 88

les dessins de Marcoussis, les encres de José Corti ou encore les peintures de Simon Segal. Nous sommes dans la même logique. Il y a tout d'abord une fréquentation du milieu. Suzanne Bachelard m'a raconté comment avec son père, elle allait à de nombreux vernissages d'expositions. Il y a ensuite des amitiés et puis ce souci constant d'accueil de l' œuvre indépendamment de la notoriété de l'artiste. Gaston Bachelard applique à la critique d'art, le même principe d'induction qu'il a défendu pour la critique littéraire. C'est ainsi qu'il peut tout aussi bien parler d'une œuvre clef de l'impressionnisme que d'un dessin d'enfant. Préfaçant un livre de Juliette Boutonnier sur ce sujeeS, il va jusqu'à écrire: « le dessin d'enfant, dans l'évidence de son jaillissement, est le témoignage d'une liberté de dessiner inscrite dans la nature même de la main humaine. L'adulte a abdiqué cette liberté, a renoncé à une gloire de la main. Il a durci lui-même les censures qui ont arrêté cette aptitude native. Les critiques d'art - critiques si abstraitement savantes, si dogmatiques, toujours

systématiquement sévères et moqueuses - empêchent que nous revenions à ' notre boîte de couleur'. On peut dès lors se demander si nous ne trouverions pas une voie libératrice en essayant, dans ces éclairs de jeunesse qui traversent heureusement l'âge adulte, de faire encore des 'dessins d'enfant' ». Pour rêver et donner à rêver, il ne faut pas être sous le joug d'un dogme. Bachelard critique d'art ne se moque pas mais glorifie. Les jeunes artistes lui en sont reconnaissants qui le sollicitent pour le catalogue de leur exposition. Lors du colloque qui fut organisé à Cerisy-IaSalle en 1970, autour de l' œuvre du philosophe, Albert Flocon en précisa la raison: «Les rites veulent que, si on expose à Paris, il faille une préface et un préfacier ». Et il 78

Les Dessins d'enfants, Editions du Scarabée, Paris, 1953. 89

ajouta «A l'égard des critiques en vogue, j'avais une méfiance idiosyncrasique. Je me disais: « C'est une prose . . ntue Ile, ce n 'est pas ce que nous vou Ions... 79 ». C eux qUI se sont tournés vers Gaston Bachelard ont rencontré le critique dont les mots collaient au plus près de leur démarche. « Bachelard possédait au plus haut point cette vertu si rare, écouter les autres avec bienveillance» rappela à ce même colloque Laure Garcin80 qui put aussi compter sur le philosophe pour ses expositions parisiennes. On sait bien sûr à quelle même source de pensée se rattachent tous ces textes si généreusement accordés. Laure Garcin en a elle aussi tracé les contours: « La création pour lui n'est pas seulement une simple transformation, mais - le mot est de lui - une déconstruction de tous les systèmes établis. « L'imagination, dit-il, est un devenir, elle n'a que faire A. , du gout qUIn est que censure» 81 ». Une anecdote relatée par Albert Flocon dans son intervention de Cerisy concerne la réaction de Gaston Bachelard lorsqu'il apprit que le livre de gravures qu'il avait préfacé ne serait tiré qu'à 200 exemplaires. Il n'était pas dans les intentions du philosophe d'écrire pour un cercle restreint. Il désirait toucher le plus grand nombre. Une expérience dont il est question, à la partie Rêveries du Droit de rêver, devait le lui permettre. Il s'agit de sa participation à de nombreuses émissions radiophoniques. En 1946, fut confié au poète Jean Tardieu la direction du Club d'essai de la radio. Cette chaîne expérimentale qui exista jusqu'en 1959, peut être considérée comme la préfiguration de l'antenne nationale' France-Culture'. Elle fut une pépinière de talents qui vivifièrent par la suite le monde des Arts, des Lettres et de la musique. Jean Tardieu 79 Colloque de Cerisy, D.G.E. 10/18, 1974, pp 272-273. 80 8l

Idem, page 279. Idem, page 280. 90

l'a définie comme « une île enchantée où affluaient tous les sons, toutes les paroles de la vie et de l'imaginaire82 ». Gaston Bachelard peut en être considéré comme le philosophe. En 1950, il y donne une conférence sur le thème Rêverie et radio83. C'est alors que s'interrogeant sur cette parole qui se répand à travers le monde, il crée le concept de logosphère. Pour lui, la radio a «une fonction d'originalité. Elle ne peut se répéter ». IlIa voit comme un moyen de communion entre toutes nos parts d'inconscient, en qui elle peut stimuler la rêverie. «Si les ingénieurs psychiques de la radio sont des poètes qui veulent le bien humain, la douceur de cœur, la joie d'aimer, la fidélité sensuelle de l'amour, ils prépareront de bonnes nuits à leurs auditeurs» note-t-il, avant de conclure « Il s'agit de ne plus dormir sur terre, il s'agit de rentrer dans le monde nocturne que tu vas choisir ». Enlevons le mot 'nocturne', reprenons le fil que nous avons déroulé depuis Bar-sur-Aube. Son tracé a été guidé par un même élan. En donnant à tous ceux qui l'ont rencontré le droit de rêver, Gaston Bachelard a remis à chacun des clefs pour entrer dans un univers à sa mesure, libre de dogmes et de conventions. Et cet univers ne craint ni la dérive, ni le dessèchement car il est arrimé au plus profond de l'âme humaine et sans cesse irrigué par les eaux neuves de l'imagination.

82

Le Monde Télévision, Dimanche 7 janvier 2001, page 7. 83Ce texte est reproduit dans Le Droit de rêver, pp 216-223. 91

Gaston Bachelard et le surréalisme84 Début avril 2003, ont été exposées en France, à l'Hôtel Drouot, une salle des ventes aux enchères bien connue à Paris, les collections d'André Breton. Tout ce que le poète avait accumulé durant des années dans son atelier du 42, rue Fontaine, situé non loin de là, sur cette même rive droite de la Seine, était pour quelques jours offert aux regards du grand public. Une salle se consacrait à ses statuettes d'art primitif, une autre à l'art brut, une autre à la photographie. Tous les murs étaient recouverts de tableaux de peintres se situant dans la mouvance surréaliste Dans ce musée éphémère, le visiteur avait ainsi devant lui les traces matérielles de la quête de l'objectivation de l'inconscient et de l'imaginaire menée par André Breton et ses amis surréalistes à partir des années vingt. Sa bibliothèque était aussi mise en vente. L'inventaire détaillé en avait été fait et il était possible de le consulter par informatique. C'est ainsi que l'on pouvait voir que deux ouvrages de Gaston Bachelard s'y trouvaient: La Formation de l'esprit scientifique85 ainsi que son Lautréamont86. Leur présence dans les rayons de celui que l'on a appelé le pape du surréalisme va nous servir de point de départ pour envisager les convergences qui ont pu exister dans les recherches des deux hommes. Je me propose d'essayer de les approfondir et d'en tracer les contours. 84

Ce texte a fait l'objet d'une conférence qui a été donnée le 14 mai 2004, aux étudiants en philosophie de l'Université PUC-Campinas de l'Etat de Silo Paulo (Brésil). 85 Pam pour la première fois en 1938 aux éditions Vrin, Paris. L'exemplaire que possédait André Breton datait de cette anné-là. Il portait en plus cette dédicace de Gaston Bachelard: « A André Breton avec toutes les sympathies de l'esprit ». 86 Pam pour la première fois en 1940 chez José Corti, Paris.

Mais je voudrais d'abord insister sur le fait que la dispersion des collections d'André Breton a fait beaucoup de bruit en France. Des intellectuels se sont mobilisés pour que le ministère de la culture intervienne87. Les médias en ont beaucoup parlé. Une foule de visiteurs a rempli les salles de I'Hôtel Drouot. La démonstration a été faite que le surréalisme était totalement assimilé par la culture contemporaine, en France en tout cas, et que ses résonances étaient très fortes dans l'inconscient collectif. En nous y intéressant à notre tour, sous l'angle de la relation du philosophe Gaston Bachelard avec ce mouvement, nous approchons un des courants artistiques dominants du vingtième siècle dont l'influence s'est étendue à presque tous les domaines de la création et de la pensée. Quelques rappels sur le surréalisme: Le surréalisme est une réaction à l'existant, il vient après la terrible boucherie de la Première Guerre mondiale (1914-1918), il vise à choquer et indigner, à inventer un univers complet. Il s'est peu à peu mis en forme à partir de la revue Littérature créée par André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault en 1919. André Breton et Philippe Soupault écriront ensemble Les Champs magnétiques qui sont la première manifestation de l'écriture automatique. Littérature permettra de remettre à l'ordre du jour la poésie de Lautréamont, de rendre hommage à Rimbaud, Mallarmé, de lancer des enquêtes comme la fameuse: « Pourquoi écrivez-vous? ». Au début plusieurs générations de poètes se retrouveront dans cette 87

Lire en particulier à ce sujet l'article d'Azadée Nichapour Breton et les galeries du hasard paru dans le journal Libération daté des 5 et 6 avri12003.

94

publication comme par exemple Paul Valéry, André Gide, Pierre Reverdy, Blaise Cendrars. Puis elle fera un bout de route avec le mouvement Dada, jusqu'à la rupture en 1922. Dada est un mouvement subversif international créé en 1916 par Tristan Tzara à Zurich. Le nihilisme de cette entreprise de démolition générale de la société ne conviendra pas à André Breton. Ses positions sont présentées en 1924 dans le Manifeste du Surréalisme. Elles font référence aux autom~tismes du psychisme, à l'image, à un processus radical de libération et présentent le surréalisme comme un état d'esprit. Il s'agit véritablement d'une révolution surréaliste. On fait appel au monde magique de l'inconscient, l'auteur devient un sismographe qui en traduit les manifestations. Les enfants, les primitifs, les fous sont célébrés pour être à l'abri des effets corrupteurs de la civilisation. Voici la définition du mot « surréalisme» donnée dans le manifeste: « Automatisme psychique par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale» Peu à peu, de la révolution dans l'art, le mouvement évoluera vers la révolution tout court. La revue La révolution surréaliste fondée en 1924 deviendra en 1930, après l'écriture par Breton d'un second manifeste, Le Surréalisme au service de la révolution88. Lié au début au Parti Communiste, André Breton en démissionnera, 88

Les deux manifestes sont actuellement disponibles dans la collection Folio/Essais des éditions Gallimard, Paris. 95

refusant d'assimiler le surréalisme au marxisme et au réalisme socialiste. Il s'opposera au stalinisme, rencontrera Trotski et se situera politiquement à l'extrême gauche. L'histoire du surréalisme est tumultueuse, faite d'exclusions, d'excommunications en fonction de ce qui a pu être considéré par son chef comme des trahisons aux positions initiales, à la fois artistiques et politiques. En pratique le surréalisme dans sa première phase débouchera sur l'automatisme verbal et pictural, sur les comptes-rendus de rêve, les folies simulées et paranoïa critique afin de recueillir ce matériau poétique, verbal ou visuel qui a échappé au contrôle de la raison. Les interventions du hasard au moyen de découpages, collages seront aussi envisagées. Un Bureau de recherches surréalistes sera même créé en 1924 pour cela et la direction en sera confiée à Antonin Artaud. Les genres littéraires dans lesquels le surréalisme va pouvoir éclore sont: - le théâtre avec en particulier les œuvres de Roger Vitrac et Antonin Artaud. - la poésie avec Breton, Eluard, Aragon, Soupault, Desnos, Péret, Crevel, Char pour les principaux. Les thèmes majeurs abordés seront l'amour (la femme occupe une place prépondérante dans l'imaginaire surréaliste, la liberté, l'homme conçu comme un mystère). La forme retenue sera le vers libre, le texte court avec une prédominance accordée à l'image poétique telle que l'a définie Pierre Reverdy dans sa revue Nord-Sud en 1918 : L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus

96

l'image sera forte, plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. - Mais le surréalisme c'est aussi une littérature d'idées qui s'exprime aux travers de manifestes, de préfaces, de lettres ouvertes, de tracts, d'enquêtes, de revues, de dictionnaires. Le mouvement surréaliste centré sur l'image ne pouvait que déborder sur la peinture, ce qui amène en citant les noms de quelques peintres qu'il a inspirés, à insister sur sa dimension internationale. Ainsi on trouve en Belgique, René Magritte, en Espagne, Salvador Dali, en Italie, Giorgio de Chirico, en Allemagne, Max Ernst et Hans Bellmer ou encore Pollock, aux Etats-Unis. Il faudrait encore parler de son influence sur le cinéma, la photographie, faire la liste de tous les créateurs qui l'ont traversé, en France et dans le monde. Elle serait très longue. Gaston Bachelard et le surréalisme: Convaincu du croisement des itinéraires du philosophe et du surréalisme, par la présence de ses deux livres dans la bibliothèque d'André Breton et disposant d'une première définition du mouvement, nous pouvons maintenant nous livrer à un rapprochement qui nous permettra d'affiner notre point de vue. Je propose pour cela d'établir un tableau à deux colonnes, l'une consacrée au surréalisme, l'autre à Gaston Bachelard. Nous les soumettrons aux différentes données telles qu'elles ont été introduites jusqu'à présent dans l'exposé et nous verrons si elles mettent en évidence des convergences ou au contraire des dissociations.

97

Mouvement surréaliste

Gaston Bachelard

Oui

Oui

Oui

Oui

Oui

Oui

Oui

Oui

Oui Oui Oui Oui Non

Non Oui si éveillé Oui Oui Oui

Oui

Non

Oui Non Oui Oui Non

Non Oui Oui Oui Oui

Oui Oui

Oui Oui

Oui Oui

Non Non

Oui

Non

Oui

Non

Réaction à l'existant (guerre de 14-18) Des références antérieures:

- Lautréamont - La Psychanalyse Obiectif : Libérer l'imaginaire et la raison Méthode: - écriture automatique - rêve - poésie - surrationalisme - pédagogie Des public privilégiés:

- les fous - les primitifs -

-

les enfants les poètes les artistes les savants

Des modes d'expression:

- poésie - peinture - photo cinéma Action sociale: Choquer, indigner, scandale Action politique -

98

Réaction à l'existant: - L'expérience de la Première Guerre mondiale a été aussi marquante pour Gaston Bachelard que pour André Breton. Le philosophe passera 38 mois dans les tranchées et y connaîtra toutes les détresses humaines. Même si Bachelard ne prend pas des positions explicites sur le sujet, son aspiration sera continue, comme chez les surréalistes, à travailler à l'avènement d'un homme nouveau. Des références antérieures: - Lautréamont est considéré par les surréalistes comme un de leurs précurseurs. Leur mouvement s'est attaché à identifier tous les poètes qui les ont précédés dans l'exploration de l'imaginaire. Ainsi pour la France encore, ils se sont plus particulièrement attachés à Baudelaire et Nerval, pour l'Angleterre à Blake et Coleridge, pour l'Allemagne à Holderlin et Novalis. Tous ces poètes font aussi partie de l'univers de Bachelard qui les citera de nombreuses fois dans ses livres. Pour Lautréamont, il faut préciser que si Les Chants de Maldoror ont été publiés une première fois en 1869, c'est à partir des années trente qu'ils seront réédités en France et grâce aux surréalistes. A noter que dans son article de la Nouvelle Revue Française de 193989, qui est l'amorce de son Lautréamont qui paraîtra l'année suivante, Gaston Bachelard fait référence à l'édition de 1938 de l'éditeur José Corti, établie par Edmond Jaloux. Rappelons que José Corti qui sera l'éditeur de ce Lautréamont de Bachelard, est aussi depuis 1926, celui des surréalistes, à partir de sa librairie de la rue de Clichy, installée alors rive droite. 89 Le bestiaire de Lautréamont,

NRF n0344, 27e année. 99

- Concernant la psychanalyse, il faut savoir qu'André Breton a rencontré Freud dès 1921, qu'il est resté depuis cette date en correspondance avec lui, qu'il l'a soutenu au moment de son exil de Vienne en 1938 alors qu'il était obligé de fuir le régime Nazi. Signalons que Freud a toujours gardé de son côté une certaine réserve vis-à-vis des surréalistes dont les œuvres le laissaient perplexe. A propos de l'intérêt de Breton pour les travaux de Freud, il faut rappeler sa formation de médecin et son affectation durant la guerre de 1914-1918 dans un hôpital psychiatrique chargé de soigner les soldats victimes des traumatismes causés par la guerre. Du côté de Bachelard, c'est en 1938 avec la parution de La Formation de l'esprit scientifique, contribution à une psychanalyse de la connaissance objective tout de suite suivie par La Psychanalyse du feu que la psychanalyse fait son entrée dans son œuvre. Elle marquera un tournant dans sa recherche et sera à l'origine de ce que l'on a pu appeler: sa conversion à l'imaginaire9o. On peut dire qu'elle ne la quittera plus jamais, même s'il se tournera par la suite avec plus d'enthousiasme vers la phénoménologie. Un obiectif , libérer l'imaginaire: - « L'imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits» écrit André Breton dans son manifeste de 1924. « Aller à la racine même de la force imaginante» dira de son côté Bachelard dans L'eau et les rêves. Il n'y a aucun doute sur la convergence de l'objectif.

90

Lire à ce sujet le livre de Jacques Gagey, Gaston Bachelard ou la

conversion

à l'imaginaire,

Marcel Rivière et Cie, Paris, 1969.

100

Méthode: C'est sur la question de la méthode ou des moyens utilisés pour libérer l'imaginaire que des divergences apparaissent. Gaston Bachelard ne s'intéresse pas aux matériaux livrés par l'inconscient lorsqu'ils ne sont pas littéraires. Ainsi l'écriture automatique ne retiendra pas son attention, tout comme les récits de rêve. Cela nous permet de dire au passage que Bachelard n'envisage pas la psychanalyse du côté de la maladie mentale, il en a fait seulement un outil pour la critique littéraire. Et lorsqu'il s'intéresse à une forme de psychothérapie, c'est à celle du docteur Desoille qu'il fait mention dans L'air et les songe/l. Celle-ci a substitué au sommeil hypnotique, la rêverie éveillée qui permet par un processus de sublimation « la formation d'un sur-moi imaginant ». Il prendra alors tout de suite le soin de prévenir son lecteur: « Mais comme nous n'avons fait personnellement aucune expérience, nous voulons nous borner à ces courtes explications sur cette partie des thèses de Desoille et de Caslant. Ces expériences débordent notre sujet qui reste une enquête sur les songes et les poèmes ».

- En fait c'est bien le poème qui est pour Bachelard le lieu par excellence de l'objectivation de l'imagination, par l'intercession du langage. Dans ce cas précis, il peut se retrouver avec les surréalistes. Voici ce qu'il écrit à ce propos dans La Terre et les rêveries de la volonté: « Le surréalisme - ou l'imagination en acte - va à l'image neuve en vertu d'une poussée de rénovation. Mais dans une récurrence vers les primitivités du langage, le 91

Chapitre IV, Les travaux José Corti, Paris, 1943).

de Robert Desoille,

101

page 129 (éditions

surréalisme donne à toute image neuve une énergie psychique insigne. Débarrassé du souci de signifier, il découvre toutes les possibilités d'imaginer. L'être qui vit ses images dans leur force première sent bien qu'aucune image n'est occasionnelle, que toute image rendue à sa

réalité psychique a une racine profonde

-

c'est la

perception qui est une occasion -, sur l'invite de cette perception occasionnelle, l'imagination revient à ses images fondamentales pourvues, chacune, de leur . 92 d'Ynam1que propre. » Dans cet extrait un mot important apparaît, celui d'image. C'est plus précisément dans l'image ou les images du poème que Bachelard voit l'imagination au travail.

- Il faut maintenant s'attarder sur le terme de « surrationalisme » dont la paternité appartient à Bachelard. C'est dans un article datant de 1936 dans la revue Inquisitions que le philosophe en a donné pour la première fois la définition dont voici un extrait: «Bref, il faut rendre à la raison humaine sa formation de turbulence et d'awessivité. On contribuera ainsi à fonder un surrationalisme qui multipliera les occasions de penser. Quand ce surrationalisme aura trouvé sa doctrine, il pourra être mis en rapport avec le surréalisme, car la sensibilité et la raison seront rendues, l'une et l'autre, ensemble à leur fluidité. Le monde physique sera expérimenté dans des voies nouvelles. On comprendra autrement et l'on sentira autrement ».93 92 Page 71 (éditions José Corti, Paris, 1948). 93 Le texte complet de cet article à été repris dans l'édtion posthume de L'engagement rationaliste, Presses Universitaires de France, Paris, 1972, pp 7-12.

102

Ce qui est intéressant pour nous, c'est que ce « surrationalisme » dont Bachelard souhaite les effets dans le domaine de la science soit repris par les surréalistes eux-mêmes dans leur propre champ d'intervention. Ainsi on retrouve le terme lui-même présenté dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme94 de 1938 écrit par André Breton et Paul Eluard. C'est André Breton qui en a rédigé la définition: SURRA TIONALISME -« Par application de l'adage hégélien: « Tout ce qui est réel est rationnel, et tout ce qui est rationnel est réel» on peut s'attendre à ce que le rationnel épouse en tous points la démarche du réel, et, effectivement, la raison d'aujourd'hui ne se propose rien tant que l'assimilation continue de l'irrationnel, assimilation durant laquelle le rationnel est appelé à se réorganiser sans cesse, à la fois pour se raffermir et s'accroître. C'est en ce sens qu'il faut admettre que le surréalisme s'accompagne nécessairement d'un surrationalisme (le mot est de M Gaston Bachelard) qui le double et le mesure ». Pour confirmer mon argumentation, je voudrais encore dire que j'ai retrouvé cette référence au surrationalisme dans une étude de Louis Parrot consacrée à Paul Eluard95. Louis Parrot y rappelle que: « le mot surrationalisme est de M GastonBachelard, l'auteur de livres complémentaires des grands livres surréalistes et indispensables à la 94

On trouvera ce dictionnaire dans l'édition des œuvres complètes de Paul Eluard dans la bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1968. 95 Paul Eluard, collection « Poètes d'aujourd'hui », éditions Seghers, Paris, 1967, page 33. 103

compréhension de la littérature d 'aujourd 'hui ». Au sujet de L'Immaculée Conception, livre datant de 1930 et écrit par Eluard et Breton, il note que surréalisme et surrationalisme se rejoignent, entendant par là poésie involontaire et poésie volontaire. Enfin voici deux citations, elles sont toutes les deux d'André Breton:

-

La première est extraite d'entretiens

qu'André

Breton a donnés en 1952 à André Parinaud, auteur par ailleurs d'une biographie de Bachelard: « Les artistes voient de travers I 'homme de science, se désintéressent de la théorie des Quanta et de la mécanique de Heisenberg. Bachelard fait le pont entre. Grâce à lui le surréalisme peut se mirer dans un « surrationalisme ».96 - La deuxième est extraite d'un essai intitulé Crise de l'objet: « C'est en ce sens qu'i! faut admettre que le surréalisme s'accompagne nécessairement d'un surrationalisme qui le double et le mesure. L'introduction récente par M Gaston Bachelard, dans le vocabulaire scientifique du mot surrationalisme qui aspire à rendre compte de toute une méthode de pensée prête un surcroît d'actualité et de vigueur au mot surréalisme dont l'acception jusqu'ici était restée strictement artistique. Encore une fois l'un des deux termes vérifie l'autre: cette constatation suffit à mettre en évidence l'esprit commun, fondamental, qui anime de nos jours les recherches de

96

Entretiens avec André Parinaud, Gallimard, Paris, 1952, page 296. 104

l 'homme, qu'il s'agisse savant. »97

du poète, du peintre ou du

Cet ensemble de correspondances que nous venons de mettre à jour, a fait dire que Gaston Bachelard était le philosophe du surréalisme98. Cette question mérite débat. Je voudrais simplement insister sur le fait que deux philosophes ont été liés à la vie du groupe surréaliste et à André Breton, ce qui n'est pas le cas de Bachelard. L'un s'appelle Ferdinand Alquié (1906-1985). Il fut professeur de philosophie en Sorbonne. Il est l'auteur de Philosophie du surréalisme99. L'autre a pour nom Michel Carrouges. Il est l'auteur d'un livre intitulé André Breton et les données fondamentales

du surréalisme

100.

- Terminons notre analyse comparée de la méthode avec la pédagogie. Si on peut parler à propos d'André Breton de didactisme pour diffuser la pensée de son mouvement, on ne note pas d'orientation pédagogique proprement dite, ni d'effort en direction du système éducatif. Au contraire Bachelard qui a voué sa vie à l'enseignement témoignera d'un effort constant ~our libérer l'imaginaire chez l'enfant, l'élève et l'étudiane 1. Des publics privilégiés:

- A la différence d'André

Breton, Gaston Bachelard ne s'est

jamais intéressé au pathologique. L'art des fous n'a pas 97 Crise de l'objet, Cahier d'art nOll, page 21. 98 L'expression est de G.C. Christofides dans Journal of Aesthetics and Art, 1962. 99 Editions Flammarion, Paris, 1955. 100 Editions Gallimard, Paris, 1955. 101Se référer par exemple aux souvenirs de ses anciens élèves de Barsur-Aube recueillis dans Témoins de Gaston Bachelard, Association des Amis de Gaston Bachelard, 1985.

105

mobilisé son attention. L'art brut regroupe l'art des fous et des primitifs. A partir de 1944, André Breton qui se sera rendu chez les indiens pueblos en Amérique du nord, manifestera une curiosité pour leurs créations. On sait aussi la fascination de l'art africain pour les surréalistes. Il n'y a pas chez Bachelard cet appel vers les peuples primitifs. Il sera plus sensible par contre aux primitifs français comme le facteur Cheval auquel il fera mention dans La terre et les rêveries du repo/02 en se référant d'ailleurs à un livre d'André Breton (Point du jour). Le facteur Cheval était un autodidacte qui s'était construit un «palais idéal» avec les pierres qu'il ramenait chez lui après son travail, à la fin du 19ièmesiècle. Cela se passait à Hauterives, dans la Drôme, en France. - Si les enfants sont inscrits dans le programme surréaliste, dans les faits ils ne mobiliseront par leurs énergies et attention. On sait par contre que Bachelard intégrera l'activité des enfants dans sa réflexion. Il préfacera un livre sur les dessins d'enfantslO3. Dans La poétique de l'espace, il y a une allusion sur la représentation de la maison par un enfant. Le thème de la rêverie d'enfance est intégré dans La poétique de la rêverie. Ce thème est d'ailleurs suffisamment conséquent pour avoir inspiré à un de ses anciens élèves, le poète Georges Jean, un livre intitulé: Gaston Bachelard, l'enfance et la pédagogieJ04. - Les poètes bien sûr intéressent autant le surréalisme que Bachelard. Mais il faut aller plus loin et voir quels poètes Bachelard retient pour ses livres et plus 102

Page 189,chapitre La Grotte, éditionsJosé Corti, 1948.

103Les dessins d'enfants par Juliette Boutonier, Editions du Scarabée, Paris, 1953. 104 Editions du Scarabée, Paris, 1983. 106

précisément lesquels parmi le premier cercle des poètes surréalistes. S'il y a eu grande amitié, c'est avec Paul Eluard (1895-1952). Mais Paul Eluard ne sera surréaliste que de 1919 à 1938. Quand Bachelard le fréquente, il a quitté le mouvement. Louis Aragon (1897-1982) ne retient pas son attention, ni Philippe Soupault (1897-1990). André Breton sera à peine cité. Je n'ai rien trouvé concernant Robert Desnos (1900-1945), Antonin Arthaud (1896-1948) est cité une fois, René Crevel (1900-1935) deux fois. René Char (1907-1988) quant à lui rencontrera une véritable adhésion de la part de Bachelard, mais lui aussi quittera le surréalisme en 1937. Il faut encore noter que Tristan Tzara, fondateur de Dada, sera une référence continue dans les livres de Bachelard. La question mérite donc d'être approfondie: Qu'est-ce qui capte l'attention du philosophe dans l'imaginaire des poètes surréalistes eux-mêmes? A souligner quand même que Bachelard entretiendra des liens avec la deuxième génération des poètes surréalistes, celle qui viendra à ses cours en Sorbonne pendant la guerre, quand Breton sera en exil en Amérique. Il s'agit en particulier des animateurs de la revue La Main à plume, Noël Arnaud, Nadine Lefebure, qui distribueront le fameux recueil de poèmes de Paul Eluard, Poésie et vérité 42, lors d'un de ses cours. Citons encore le nom de Gaston Puel.

- On

peut se poser la même question pour les peintres

que pour les poètes. Les peintres, les graveurs, les sculpteurs que l'on retrouve dans Le droit de rêver105 (Marc Chagall, Henri de Waroquier, Marcoussis, Albert Flocon,. . .) ne sont pas des représentants patentés du surréalisme. Une remarque que l'on doit à Jean-Claude Margolin dépasse l'anecdote pour nous faire ressentir avec 105Ouvrage posthume de Gaston Bachelard rassemblant ses écrits sur l'art et la littérature, Presses Universitaires de France, Paris, 1970.

107

précision où se situe le philosophe dans le domaine des arts. Elle nous apprend que « le « Bachelard» de Hans Bellmer (1902-1975) fait partie des ces quelques portraits apaisés où l'on ne reconnaît pas de prime abord l'artiste surréaliste et obsessionnel de La poupée, et de toutes les œuvres qui ont suivi, évocatrices de Sade, de Lautréamont et de Freud. »106,ce qui mérite à mon sens d'être médité. - Concernant les savants, si les surréalistes ont repris à leur compte le surrationalisme, c'est dans une perspective de création artistique et poétique. Le monde de la science ne fait pas partie de leur univers. Ils ont même glissé vers des pratiques divinatoires et occultistes que Bachelard désavouerait. Des modes d'expression:

- Enfin rappelons

que la photographie (Man Ray) et le cinéma (Bufiuel) sources de merveilleux pour les surréalistes, n'entreront pas dans les formes d'art appréciées par Bachelard. Celui-ci méditera plus . . 107 vo 1ontlers sur 1a ra d10 . Action sociale:

- Dadaïstes et surréalistes se sont livrés à des manifestations où l'on imagine malle sage champenois: 13 mai 1921, Manifestation Dada à la Salle des Sociétés savantes, au cours de laquelle, inculpé de « crime contre la sûreté de l'esprit », Maurice Barrès est mis en accusation. Octobre 1925, scandale au banquet Saint-Pol Roux, censé 106 Bachelard et les arts plastiques in Bachelard et les arts, Cahiers Gaston Bachelard, n05, page 6. 107 Lire en particulier son texte Rêverie et radio repris dans Le droit de rêver.

108

rendre hommage à cette grande figure du symbolisme. Cris, échanges de coups, la Société des Gens de Lettres dénonce une conduite scandaleuse. Etc., etc. Action politique: - On ne trouvera jamais Bachelard sur ce terrain. Ce peut être là encore l'objet d'un débat108. * En conclusion, je m'inspirerai de Marie Cawl09 pour dire qu'il y a entre Bachelard et le surréalisme la même croyance affirmée dans l'union du réel et du surréel, le même optimisme reposant sur l'ouverture de l'esprit humain à toutes les possibilités et au pouvoir de l'imagination pour transformer l'univers. L'espoir de réintégrer l'homme au centre du monde par les moyens de l'image. Mais je poursuivrai sur un ton personnel pour montrer que si Bachelard est en affinité philosophique avec le noyau théorique du surréalisme, il s'en sépare dès qu'il est mis en application car sa nature profonde ne peut se retrouver dans les excès et les obsessions de ses membres qui ont conduit à un dessèchement de l'être humain. Je trouve notre philosophe plus en correspondance avec l'expression des poètes de l'Ecole de Rochefort, dont une

J08Dans un ouvrage récent Gaston Bachelard et la mélancolie édité aux Presses du Septentrion, Jean Libis apporte des éclairages intéressants sur ce thème. 109Surrealism and the literary imagination, a study of Breton and Bachelard, Mouton & Co, The Hague-Paris, 1966. 109

des tâches a été de réhumaniser et de revégétaliser le surréalisme

II o.

Enfin pour terminer, je ferai référence à Nicolas Berdiaev et à son essai De la destination de I 'homme]]]. Il nous y montre que Dieu a voulu la création de ce monde, inachevée, afin que dans la liberté nous puissions poursuivre la tâche. L'imagination glorifiée par les surréalistes et Gaston Bachelard y trouve soudain dans cette perspective une signification théologique.

lIO

Lire à ce sujet l'anthologie Les poètes de l'Ecole de Rochefort présentée par son fondateur Jean Bouhier, éditions Seghers, Paris, 1983. III Editions L' Age d 'homme, Paris, 1979.

110

La préface de Robert Desoille112 Dans le courant de l'année 2000 paraissait dans la collection Poésie/Gallimard, le livre de Pierre Oster intitulé Paysage du Tout. A l'occasion de sa sortie, je posais à l'auteur une question devenue rituelle depuis que j'avais découvert par Louis Guillaume à quel point Gaston Bachelard aimait les poètes de son tempsl13 : « Avez-vous été en contact avec le philosophe? » Certes Pierre Oster appartenait à la génération qui avait suivi celle de Louis Guillaume, mais la question ne me paraissait pas incongrue. Son Premier poème avait été publié en 1954 par le Mercure de France et, la même année, la Nouvelle Revue Française retenait ses Quatrains gnomiques. Et c'est à cette époque que les relations entre Gaston Bachelard et les poètes s'étaient intensifiées. La réponse que me fit Pierre Oster sortait de la configuration binaire dans laquelle je l'avais envisagée. Oui, l'auteur avait vu le philosophe mais non en sa qualité de poète. La rencontre ne s'était d'ailleurs pas très bien passée et ne méritait pas que l'on s'y attardât. Voilà qui venait contredire l'image de cordialité et de chaleur transmise habituellement par ceux qui avaient rendu visite au sage de la Place Maubert. Etait-il bien nécessaire de faire écho à ce témoignage? C'est au cours de l'été 2004, au festival international de poésie Voix de la Méditerranée à Lodève, que j'ai pu retrouver Pierre Oster et lui en demander un peu plus sur cette énigmatique entrevue. Après avoir effectué quelques travaux pour Gallimard, il était entré chez Claude Tchou ll2

Ce texte a fait l'objet d'une communication lors de la première rencontre du Grupo de Trabalho ANPOF Filosofia contemporânea de expressiio francesa, dirigé par Marly Buldio, à Rio de Janeiro, en août 2006. 113 Se référer au chapitre I. ~

pour commencer une carrière dans l'édition. Celle-ci devait le conduire quelques années plus tard au comité éditorial du Seuil. Cela se passait en 1961 et sa première mission, quelques jours après sa prise de fonction, fut d'aller demander à Gaston Bachelard une préface. Le philosophe refusa, et apprenant que le jeune homme débutait dans le métier, eut cette réplique, sans doute à vocation pédagogique: « Il est bon de commencer par un échec.» Un maître zen n'aurait pas agi et répondu autrement. * A ce stade du récit quelques précisions sont nécessaires. En 1961, Gaston Bachelard est au sommet de sa notoriété. C'est cette même année qu'il reçoit le Grand Prix National des Lettres. Il est devenu un personnage public que la télévision vient même filmer chez lui. Une année avant, Louis Guillaume a déjà noté dans son journal, après une visite à son domicile: « Deux fabricants de tapis plus ou moins surréalistes sont là qui voudraient une préface à leur exposition. Un peu plus tard, une jeune femme vient lui demander de patronner un étudiant ami. JI n'évince personne, reste poli, bien que, visiblement, cela l'ennuie et qu'il n'ait plus guère de temps pour ses travaux personnels. » Et pour terminer son compte-rendu, Louis Guillaume ajoute ce commentaire de son épouse: «M me dit qu'il est honteux qu'un homme de cette valeur soit laissé ainsi seul (ou presque), sans secrétaire pour l'aider, dans un logis si exigu1l4... » Voilà relatées quelques raisons de comprendre ce qui a conduit Gaston Bachelard à décliner la proposition de Pierre aster. Nous pouvons en ajouter une autre. Le 114

Cet extrait du journal de Louis Guillaume figure dans le bulletin

n04 de L'Association

des Amis de Gaston Bachelard en 2002.

112

philosophe arrive à la fin de son existence. Il va mourir l'année suivante. Il est vieux, malade, en proie à la mélancolie. Dans une lettre datée du 1er août 1961, qu'il adresse à Michel Foucault pour le remercier de lui avoir envoyé Histoire de la folie à l'age classique, il glisse en confidence: «Avec le cafard, d'où cela vient-il que je dis que j'ai le cafard? », puis fait une brève allusion à la mauvaise humeur qui en découle115.L'heure n'était plus à cette sérénité qui avait guidé tant de ses écrits, tant de ses actes. L'instant lui imposait une autre vérité. Attardons-nous sur le livre en question afin de le situer par rapport au champ d'étude du philosophe. Claude Tchou, sur les conseils de René Alleau116, avait choisi de le rééditer dans sa collection Bibliothèque du merveilleux. Il s'intitulait Les rêves et les moyens de les diriger et son auteur était Hervey de Saint-Denys. Les rêves, un thème qui a toujours intéressé Gaston Bachelard et l'a fait avancer dans la proximité des surréalistes. C'est précisément André Breton qui avait tiré Hervey de SaintDenys de l'oubli. De la même manière qu'il s'était attaché à identifier les précurseurs de son mouvement dans le domaine poétique, comme par exemple Coleridge, William Blake ou Lautréamont, il avait inventorié tous ceux qui avant lui s'étaient intéressés au rêvell7. A une 115Cette lettre de Gaston Bachelard à Michel Foucault a été reproduite en fac-similé dans Michel Foucault, une histoire de la vérité, éditions Syros. 116 René Alleau a dirigé chez Tchou, la collection Réalités de l'imaginaire. Ses conférences sur l'alchimie au début des années cinquante avaient fasciné André Breton qui lui demanda par la suite de collaborer aux revues surréalistes Medium puis Le Surréalisme. On lui doit en particulier Aspects de l'alchimie traditionnelle (Paris, Minuit, 1953) ainsi que De la nature des symboles (Paris, Payot, 1958). l!7 Pour une étude complète se référer à Le surréalisme et le rêve de Sarane Alexandrian, NRF/Gallimard, Collection « Connaissance de l'inconscient », Paris, 510 pages, 1978. 113

première liste que l'on trouve dans Trajectoire du rêve1l8 où figurent les occultistes Jérôme Cardan et Paracelse, les romantiques allemands Jean Paul, Lichtenberg et Moritz, le romantique français Xavier Forneret, Pouchkine et le mathématicien Lucas, il avait ajouté par la suite les noms d'Alfred Maury, d'Hervey de Saint-Denys et, bien sûr, de Freud. Le personnage du marquis Hervey de Saint-Denys ne pouvait que séduire les surréalistes. Né en 1822, il était entré à l'âge de dix-neuf ans à l'Ecole des Langues Orientales Vivantes pour étudier le chinois et le tartaromandchou. Et c'est comme sinologue qu'il fut nommé en 1874 professeur titulaire au Collège de France. Il devint par la suite membre puis président de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Jusqu'à sa mort en 1892, il multipliera ses travaux orientalistes, auteur en particulier de Recherches sur l'agriculture et I 'horticulture des Chinois, d'un livre intitulé La Chine et l'Europe, d'une étude sur Confucius, de publications sur le Japon, Formose ou l'Indochine. Mais derrière cette façade de respectabilité scientifique, se cache un écrivain épris d'originalité. Dès 1847, il avait fait paraître une traduction de l'espagnol d'une pièce de Manuel Breton de los Herreros intitulé Le Poil de la prairie. Cette comédie en cinq actes fut d'ailleurs jouée cette même année à Paris au théâtre Ventadour. Et puis Hervey de Saint-Denys se passionna pour le rêve, qui devint pour lui une activité expérimentale. Pendant plus de cinq années, soit mille neuf cent quarante-six nuits, il tint son journal de rêveur qu'il consigna dans vingt-deux cahiers. Fort de ce matériau où se mêlent expériences, analyses et réflexions, il rédigea son essai Les rêves et les moyens de les diriger qu'il publia pour la première fois sous l'anonymat en 118Paris, GLM, 1938, 132 pages. 114

1867. Sans doute voulait-il se protéger des attaques que l'on aurait pu lui porter pour avoir joué avec une activité humaine encore entourée au dix-neuvième siècle d'un halo de mystère et de superstition. Pour arriver à guider ses songes, Hervey de SaintDenys se livre en effet à toutes les fantaisies. Il raconte par exemple comment lors d'un séjour à Aubenas, dans le Vivarais, il ne cesse de respirer un parfum dont il a imprégné son mouchoir. A Paris, plusieurs mois après son retour, il demande à son domestique d'en répandre quelques gouttes sur l'oreiller durant son sommeil. Lui reviennent alors les images des montagnes et des châtaigniers qui l'avaient entouré en Ardèche. Il tente ensuite de mêler deux parfums associés à deux lieux différents. Et puis, il en vient à solliciter ses autres sens. Il demande à un chef d'orchestre de jouer telle musique lorsqu'il valse avec telle dame, telle autre lorsqu'il change de partenaire. Il commande ensuite une boîte à musique qu'il relie à un réveille-matin dont il a supprimé la sonnerie. Son déclenchement sur l'une ou l'autre des valses lui permet de rêver à l'une de ses deux partenaires. Il s'exerce encore à peindre l'épisode de Pygmalion avec une racine d'iris dans la bouche. Lorsqu'on lui glisse entre les lèvres alors qu'il est endormi un morceau de cette même racine lui apparaît la statue de Pygmalion. Quelle attitude pouvait adopter Gaston Bachelard face à de telles pratiques, lui qui eut à cœur d'explorer l'imagination humaine aussi bien diurne que nocturne? On ne trouve trace d'Hervey de Saint-Denys dans ses livres. Essayons d'en imaginer les raisons. Peut-être tout simplement n'avait-il pas eu connaissance de ses travaux. Sans jouer sur les mots, nous pouvons préciser aussi que Gaston Bachelard a préféré la rêverie au rêve. C'est-à-dire que c'est l'activité consciente qu'il a privilégiée, par rapport à la dictée non contrôlée de l'inconscient, celle que 115

les surréalistes se sont efforcés de transcrire lors de leurs séances d'hypnose. Le matériau dont s'est servi Gaston Bachelard pour l'élaboration de ses ouvrages sur l'imagination, c'est l'image telle qu'elle a jailli de la plume des poètes. Le matériau de Bachelard est littéraire, il l'a lui-même revendiqué. Ce ne sont pas de simples comptes-rendus de rêves qu'il a voulu rassembler. Et Hervey de Saint-Denys n'est pas à proprement parler un poète. C'est un aristocrate qui avait l'argent et le loisir de se livrer à ses passions. Quelle image pouvait en avoir Gaston Bachelard, lui qui était issu d'une humble lignée d'artisans champenois? A ce propos nous pouvons le situer vis-à-vis des représentants du surréalisme qui ont redécouvert Hervey de Saint-Denys. Certes, le philosophe a envoyé en 1938 à André Breton La Formation de l'esprit scientifique avec cette dédicace: « A André Breton avec toutes les sympathies de l'esprit »119.Mais y a-t-il eu entre les deux hommes les sympathies du cœur? Il semble que non, la place occupée par André Breton dans l' œuvre de Bachelard reste minime quand par exemple celle d'un Tristan Tzara court tout au long de ses ouvrages de poétique et jusqu'au dernier La Flamme d'une 120. chandelle Or ces deux grands poètes ne se situent pas du même côté de la ligne de fracture qui est venue couper le surréalisme en deux, à savoir l'attitude à adopter vis-àvis du Parti Communiste. Il ne s'agit pas ici de s'attarder sur des positions politiques mais de montrer comment elles peuvent être révélatrices de choix esthétiques et humains. En 1935, André Breton sera évincé du Congrès International pour la Défense de la Culture après avoir 119On trouvera un fac-similé de cette dédicace dans le catalogue Calmelscohen réalisé à l'occasion de la vente des collections d'André Breton à l'Hôtel Drouot en avri12003. 120Edité par les Presses Universitaires de France en 1961. 116

infligé une correction à l'écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg qui avait traité les surréalistes d'oisifs et de pervers sexuels. En 1948, à Genève lors de Rencontres internationales, un an après sa conférence en Sorbonne où cette fois c'est André Breton qui avait été spectaculairement corrigé par Francis Crémieux, Tristan Tzara dira: « Agiter des gris-gris de sorcier, comme les surréalistes le font aujourd'hui, ne me semble pas constituer la méthode la plus efficace pour effectuer ce changement radical de la société actuelle dont ils avaient fait dépendre l'intégration . . . 121 de Ieurs actIvItes . ' d ans Ie comportement h umam» Au premier abord les expériences d'Hervey de SaintDenys ne semblent pas non plus induire un quelconque changement social. Signalons que Tristan Tzara s'était aussi livré à un récit de «rêve expérimental» auquel il avait ajouté un certain nombre de textes à portée révolutionnaire. Il l'avait fait dans un livre paru en 1935, intitulé Grains et Issue/22. De celui-ci Gaston Bachelard en extraira un bref passage dans L'Air et les songe/23 et puis surtout dès sa lecture en 1936, il écrira à son auteur : « En lisant page p. 271 Grains et Issues j'ai pensé à une nouvelle doctrine de la substantialisation »124.On trouvera quelques années plus tard cette doctrine développée dans La Formation de l'Esprit scientifique. Mais pour revenir à l'intérêt d'André Breton pour le rêve et ses premiers explorateurs, est-il judicieux de l'envisager uniquement sous l'angle de la poésie ou de la révolution surréaliste? Rappelons-nous que le chef de file du surréalisme avait aussi fait des études de médecine et 121

Ce texte a été publié dans Les Lettres Françaises du 16 septembre 1948. 122Editions Denoël et Steele, Paris, 320 pages. Avec une eau-forte de Salvador Dali dans les 15 exemplaires de tête. 123P 101, chapitre sur la poétique des ailes. 124

Cette lettre est reproduite dans Inquisitions, du Surréalisme au

front populaire, de Henri Béhar, Editions du C.N.R.S, 1990. 117

pratiqué la psychiatrie durant la première guerre mondiale. Et c'est avant tout dans cette sphère que le livre d'Hervey de Saint-Denys trouve sa pertinence. Pierre aster l'a compris lorsqu'il réoriente sa recherche pour un nouveau préfacier. Elle va le conduire cette fois jusqu'à Robert Desoille. C'est avec bonheur qu'il se souvient de sa rencontre avec ce praticien qui le reçoit aimablement, en blouse blanche, dans son cabinet de la rue Chambiges, près des Champs-Élysées. Il a toujours en mémoire, accroché derrière son bureau, ce tableau représentant un arbre magnifique qui prêtait à tous les rêves. Cette fois, l'affaire est conclue et Robert Desoille promet une préface importante. * Notre histoire pourrait s'arrêter là si Robert Desoille n'avait occupé une place à part dans l'œuvre de Gaston Bachelard. C'est à partir de La Formation de l'esprit scientifique, de ce que Jacques Gagey a appelé «sa conversionà l'imaginaire125» que psychologues, psychiatres et psychanalystes commencent à entrer dans l' œuvre du philosophe et à y être cités régulièrement. Ainsi peut-on voir apparaître pour commencer les noms de Freud et de ses tout premiers collaborateurs, Otto Rank, Sandor Ferenczi, Ernest Jones. Puis viendra celui de Carl Gustav Jung. Parmi les Suisses, Charles Baudouin sera aussi cité. Et puis au côté de la psychologie traditionnelle, représentée en France par Pierre Janet, Gaston Bachelard fera référence à ceux qui ont introduit la psychanalyse dans le pays comme Marie Bonaparte ou René Allendy. Il entretiendra avec eux plus qu'un commerce livresque. En 1926, avec quelques autres, Marie Bonaparte avait fondé la 125 Jacques Gagey, Gaston Bachelard l'imaginaire, Paris, M. Rivière, 1969, 303p. 118

ou la Conversion

à

Société Psychanalytiquede Paris. Les années d'Occupation avaient interrompu ses activités, si bien que la Société Psychanalytique de Paris s'était trouvée sans local à la Libération. A partir de 1945 et pour trois années, Gaston Bachelard lui offrira l'hospitalité dans les locaux de l'Institut d'histoire des sciences dont il est le directeur depuis 1940126.Ce lien direct lui permettra de côtoyer les représentants plus jeunes de la psychanalyse française comme par exemple Jacques Lacan, Jean-Bertrand Pontalis ou encore Juliette Favez-Boutonier. Cela ne l'empêche pas de continuer à fréquenter des praticiens étrangers comme par exemple le psychiatre hollandais Jan Hendrik Van den Berg à qui il doit sa . 127 . converSIOn a' Ia ph enomeno Iogle. Et surtout, ce Ia ne l'empêche pas de développer sa propre approche de la psychologie, en dehors de toute mode et de toute école. C'est ainsi qu'il consacre dans L'Air et les songes, ouvrage essentiellement nourri de poésie, un chapitre entier aux travaux de Robert Desoille dont il présente la pratique particulièrement originale du rêve éveillé dirigé. C'est en lisant son livre Exploration de l'affectivité subconsciente par la méthode du rêve éveillé. Sublimation et acquisitions psychologiques paru en 1938, que Gaston Bachelard a été séduit par la méthode de Robert Desoille qu'il sent proche de sa« métaphysique de l'imagination »128. Mais ce qui intéresse le philosophe au-delà de la théorie, c'est la réelle efficacité qu'il confère à la pratique de Robert Desoille. Il écrit ainsi: «A l'être bloqué dans un complexe inconscient, la méthode de Desoille n'apporte pas seulement le moyen d'un 'déblocage' comme le fait la T

126

Infonnation

T

recueillie sur le site Internet de la SPP : www.spp.asso.ft..

127Voir le Cahier Gaston Bachelard n04, Université de Dijon, 2001, pp 200-203. 128 L'Air et les songes, José Corti, Paris, 1943, page 129. 119

psychanalyse classique; elle offie ooe mise en marche»

129. A sa

manière de louer, dans L'Air et les songes, la dynamique de la psychologie ascensionnelle, de montrer, dans La Terre et les rêveries de la volonté, les vertus du rêve de descente permettant « de désancrer un psychisme trop attaché à un passé douloureux» 130,le lecteur peut aussi se demander si la méthode de Robert Desoille n'a pas été utile au philosophe lui-même. On sait que la vie ne l'a pas épargné en épreuves. Comme Gaston Bachelard, Robert Desoille (18901966) a suivi à l'origine une formation scientifique. Il est ingénieur électricien et travaillera à Electricité de France jusqu'en 1953. Mais une attirance ressentie très jeune, pour la psychologie et les phénomènes de transmission et de lecture de pensée, le conduit vers l'âge de 24 ans à approfondir dans cette direction. C'est chez le lieutenantcolonel Caslant, ancien élève de l'Ecole polytechnique, qui se livre à des expériences de montées et de descentes dans l'imaginaire à des fins ésotériques, que tout se met en route pour lui. Il s'engage alors dans une perspective thérapeutique sur la voie du rêve éveillé dirigé et met en place une réflexion et une pratique qui n'ont cessé depuis de se développer et d'essaimer dans le monde entier. Actuellement en France, c'est le Groupement International du Rêve-Eveillé en Psychanalyse131 qui continue le travail engagé par Robert Desoille. Chez ce psychothérapeute et théoricien autodidacte, l'exploration de l'imaginaire n'était pas déconnectée de convictions sociales et politiques marquées. Pendant la Résistance, il avait adopté une vision marxiste de la société. Celle-ci a d'ailleurs contribué à son intérêt pour 129

L'Air et les songes, page 131. 130La Terre et les rêveries de la volonté, José Corti, Paris, 1948, page 394. l31Se référer à son site Internet www.girep.brinkster.net. 120

les travaux de Pavlov. Mais un texte intitulé Pour une éthique de I 'humanité132 dans lequel on peut lire ces lignes: «L'équilibre spirituel signifie la paix intérieure mais nullement le repos. Cette recherche de l'équilibre doit s'accompagner d'une incessante activité et l'on pourrait dire que le véritable critère de la sainteté, c'est l'efficacité du mystique sur le plan social» nous permet de penser que cet homme était difficilement réductible à une philosophie matérialiste. * Alors que dit Robert Desoille du livre d'Hervey de Saint-Denys? Dans sa situation de préfacier, il ne peut qu'adopter une attitude favorable, il doit donner envie de le lire. En fait, il va s'employer à le présenter à partir de ses propres critères et des connaissances dont il peut disposer sur les rêves, bien supérieures à ce qu'elles pouvaient être au dix-neuvième siècle. Il insistera en particulier sur les découvertes de Pavlov concernant les lois de l'activité du système nerveux supérieur et sur le rôle joué par le cortex à l'état de veille. Cela ne remettra pas en cause la démarche d'Hervey de Saint-Denys mais permettra de faire la part entre ce qui lui semble rester pertinent et ce qui est résolument d'un autre âge. Il verra en lui un précurseur de Freud dans ses tentatives d'interprétation du rêve et un pionnier du rêve dirigé. Il se sera auparavant attaché à démontrer que les souvenirs qu'a pu garder l'auteur de ses rêves, ne concernent pas le sommeil profond, mais un état proche de la veille, un état hypnoïde qui ressemble à celui à partir duquel il travaille avec ses patients. Il reviendra sur l'épisode du parfum qui s'inscrit tout à fait dans la conception du réflexe 132ln Robert Desoille, Le Rêve éveillé dirigé - Ces étranges chemins de l'imaginaire, (Textes réunis par Nicole Fabre), Editions érès, 2000.

121

conditionné chère à Pavlov. C'est une préface de trente quatre pages, nourrie, détaillée et argumentée par un expert que Robert Desoille a remise à Pierre Oster. Ce dernier ne pouvait pas espérer mieux. Le livre paraîtra en 1964. Depuis deux ans déjà Gaston Bachelard était mort. La flamme de la chandelle qui avait inspiré ses dernières méditations s'était éteinte. Oui, au moment où Pierre Oster était venu le solliciter, Gaston Bachelard avait déjà tout donné concernant méthodes et sciences pour mieux connaître l'âme humaine. Il souhaitait alors que ses ultimes écrits soient tout entiers portés par ses propres rêveries.

122

Racines poétiques et politiques du Surrationalisme133 Le Surrationalisme est un texte de Gaston Bachelard que l'on trouve en ouverture de L'Engagement rationaliste, livre posthume, publié en 1972 aux Presses Universitaires de France. C'est Georges Canguilhem qui a rédigé la préface de cet ouvrage rassemblant des études qui se rattachent toutes au versant épistémologique de l' œuvre du philosophe. Il apparaît donc logique d'aborder ce texte sous l'angle de la philosophie des sciences afin de bien comprendre comment Gaston Bachelard envisageait l'usage de la raison. Dans son introduction, Georges Canguilhem nous y invite d'ailleurs en écrivant: «Pour espérer devenir rationaliste il faut plus qu'un souci de dévalorisation des préjugés, il faut la volonté de valoriser la dialectique du jugement134 ». Cependant il ajoute tout de suite après, ces quelques mots à même de semer en nous quelque trouble: «L'engagement rationaliste c'est une révolution permanente. L'apparentement du surrationalisme avec le surréalisme n'est pas seulement onomatologique ». Il y aurait donc interférence avec le poétique et même le politique, que les termes d'engagement et de révolution permanente sousentendent. Afin d'éclaircir cette question, il nous a semblé opportun de replacer Le Surrationalisme dans les circonstances et le contexte qui ont présidé à son écriture et à sa parution.

133

Ce texte a fait l'objet d'une conférence dans le programme de postdoctorat en philosophie de l'Université de l'Etat de Rio de Janeiro en novembre 2006. 134Page 6 de L'Engagement rationaliste.

C'est à la fin de L'Engagement rationaliste que se trouvent les références concernant la publication qui a accueilli la première fois le texte, à savoir le numéro 1 de la revue Inquisitions, daté de 1936. Le professeur Henri Béhar, fondateur du Centre de recherches sur le surréalisme, a assuré en 1990 la réédition de cette revue135 en y ajoutant une présentation et des documents inédits particulièrement utiles à l'avancée de nos investigations. Y figurent ainsi les lettres adressées par Gaston Bachelard à deux des quatre membres du comité de direction de Inquisitions: Roger Caillois et Tristan Tzara. Les deux autres étant Louis Aragon et Jules-M. Monnerot. Cette correspondance compte neuf pièces, sept étant destinées à Roger Caillois et deux au fondateur du mouvement DADA. Elle commence le 26 mars 1935 pour s'achever le 27 mai 1936, peu de temps avant la parution du numéro. En suivant sa chronologie, nous assistons donc à la naissance d'une revue à laquelle le philosophe est associé par son jeune et nouvel ami, Roger Caillois. Leur rencontre est assez récente. Elle fut déterminante non seulement pour l'écriture du Surrationalisme, mais surtout pour l'orientation nouvelle que le philosophe donna à ses recherches dans cette deuxième partie des années trente. Le lecteur pour sa part en prendra conscience à partir de La Psychanalyse du feu136 qui consacre, selon la formule de Jacques Gagey, la conversion à l'imaginaire de Gaston Bachelard137.Et c'est justement dans un livre intitulé Approches de l'imaginaire138 que Roger Caillois l'évoque. Revenant sur l'expérienced'Inquisitions,il écrit: «Le fascicule s'ouvrait par 135Editions du CNRS. 136 La première édition de ce livre date de 1938. m Jacques Gagey, Gaston Bachelard ou la conversion à l'imaginaire, Paris, M. Rivière, 1969,303 p. 138 Bibliothèque des Sciences HumaineslN.R.F., Gallimard, 1974.

124

un autre manifeste, qui définissait le 'surrationalisme'. Il était dû à Gaston Bachelard que, dans les vinarny de Prague, j'avais attiré à d'autres curiosités que celles qui avaient déjà été jusqu'alors les sienne/39. » Ces quelques lignes méritent commentaires. C'est dans la capitale de la Bohême que se situe l'action. En effet en 1934, Gaston Bachelard s'est rendu à Prague pour participer au ge Congrès international de philosophie. Il est venu y faire une communication portant sur la Critique préliminaire du concept de frontière épistémologique140 . Depuis sa thèse soutenue en 1927, Essai sur la connaissance approchée, il avance toujours sur cette même voie de la philosophie des sciences, pour laquelle il a déjà écrit six ouvrages, le dernier étant Le Nouvel esprit scientifique, paru cette même année 1934, chez Alcan. Il ne faudrait cependant pas oublier son Intuition de l'instant paru chez Stock en 1932, qui marque un premier écart par rapport au chemin balisé. Cet essai consacré à la Siloë de son collègue et ami de l'université de Dijon, Gaston Roupnel, montre non seulement une échappée vers la métaphysique mais aussi une première ouverture sur l'art et la création. Gaston Roupnel était propriétaire de vignes à GevreyChambertin. Suzanne Bachelard m'a dit y être allée avec son père pour une dégustation. C'est encore le vin à Prague qui sert de liant. En effet, les vinarny qu'évoque Roger Caillois sont des caves-restaurants au cœur de la ville où l'on goûte aux cépages environnants. A ces plaisirs de la table, Roger Caillois pouvait en trouver d'autres dans la ville de Bohême. En 1934, il est toujours dans une intense activité surréaliste qui le rattache à André Breton et son groupe. Or, avant Paris, Prague fut 139 140

Page 57. Elle sera publiée en 1936 dans les Actes du Congrès international

de philosophie

de Prague, pp 3-9.

125

le foyer d'un mouvement Le Poétisme qui a bien des points communs avec le courant d'avant-garde français. Il faut dire que Vienne est plus près de Prague que de Paris et qu'un Karel Teige141 ou un Vitezslav Nezval précédèrent André Breton dans sa découverte des travaux de Freud. Rajoutons que cette éclosion d'expressions nouvelles prit racine dans une République tchécoslovaque naissante. Elle avait été créée en 1918, sur les cendres de l'Empire austro-hongrois et portait avec elle, tous les espoirs et les énergies d'un peuple. Son Président, Tomas Masaryk, Professeur de philosophie à l'université de Vienne jusqu'à la première guerre mondiale, en incarnait la figure de proue. Il était de nouveau réélu en cette année 1934, après l'avoir déjà été en 1927. Dans ce contexte, nous commençons à imaginer la nature de ces curiosités vers lesquelles Roger Caillois allait attirer Gaston Bachelard et qui jusque-là n'étaient pas les siennes. Et si besoin était, Vincent Therrien nous les précise dans son essai La Révolution de Gaston Bachelard en critique littéraire142. Ainsi écrit-il: « C'est d'ailleurs par Roger Caillois en septembre 1934 que Bachelard a vraiment connu les poètes et le mouvement surréaliste; surréaliste lui-même jusqu'en 1936, R Caillois parla alors beaucoup à Bachelard d'Eluard, de Lautréamont, de Char, de Breton, d'Aragon, etc. C'est lui encore qui, à la suite de cette rencontre, dont une maladie de Paul Langevin et un congrès international de philosophie (à Prague) furent l'occasion, fit parvenir à Bachelard Les Chants de Maldoror, accompagnés de quelques écrits d'Eluard et d'autres surréalistes. C'est doncpar Roger Cailloisque Bachelardentraen possession des

141 C'est le fondateur et le théoricien du groupe poétiste Devetsil. 142 Edition Klincksieck, Paris, 1970,400 p. 126

Chants de Maldoror, dont il commença à s'occuper dès 1934143». Le processus qui va conduire à l'écriture du Surrationalisme est donc lancé. Il nous reste maintenant à suivre le fil qui mène à sa parution. Or à la fin de l'année 1934, va se produire un événement qui va peser sur elle. Il s'agit de la rupture de Roger Caillois avec André Breton. Cette affaire des haricots sauteurs du Mexique est connue. Mais la rencontre de Prague qui l'a précédée quelques semaines plus tôt, nous autorise à en faire une lecture différente. En effet, ce qui divise Caillois de Breton, c'est la manière d'aborder la question. Caillois qui s'intéresse aux insectes veut ouvrir avec un couteau les haricots pour donner une explication rationnelle du phénomène. Breton qui souhaite en préserver la magie, crie au sacrilège. Cet épisode sert de révélateur à des divergences de fond. Après sa rupture, Caillois écrira à Breton «vous êtes du parti-pris de l'intuition, de la poésie et de l'art et de leurs privilèges. Est-il besoin de dire que je préfère ce parti-pris à une ambiguïté, mais vous savez que j'ai adopté le parti inverse... l'irrationnel, soit mais d'abord la cohérence.. » puis il développera ce point de vue dans son essai Procès intellectuel de l'Art144 qui le fera apparaître désormais par le groupe de Breton pour un rationaliste. On ne peut évoquer cette affaire sans penser à Gaston Bachelard. Certes nous avons appris par Roger Caillois ce qu'il a découvert grâce à lui, mais il nous est permis d'imaginer qu'à son tour le philosophe a eu une influence sur le jeune surréaliste. Prague était avant tout une grande rencontre d'épistémologie. Le moment est aussi venu de préciser l'âge respectif des deux protagonistes en cette fin d'année 1934. Gaston Bachelard a cinquante ans et Roger Caillois vingt et un. Il 143

144

Page 44, note de bas de page. Ce sera le premier

livre de Roger

Caillois,

127

il paraîtra

en 1935.

sort tout juste de l'Ecole Normale Supérieure, il n'a pas encore obtenu son agrégation de grammaire. Dans une lettre datée du 10 décembre 1935, le philosophe lui confiera: «J'ai peur de ne pas être au niveau de votre ardeur. N'oubliez pas que pour moi, la jeunesse est un effort et non plus une nature145». Cet effort, il le traduit par un accueil exceptionnel au mouvement même de la vie, accueil qui n'est pas reniement mais plutôt occasion de stimulation et de dépassement. Ayant reçu Procès intellectuel de l'Art, il fera ce commentaire à son auteur : « Les surréalistes nous libèrent des rythmes dogmatiques. Bien souvent à les lire je retrouve une agilité temporelle perdue dans les lourdeurs philosophiques. Mais il faut profiter de cette libération pour arriver à une esthétique de l'abstrait. Je crois que ce sera votre point de vue finalement puisque vous allez vous pencher sur les forces constructives de l'esprit. Trouver les conditions nécessaires de l'essor spirituel libre, voilà la tâche moderne146 ». Il s'agit bien pour Bachelard de capter du surréalisme toutes ses potentialités libératrices, ce qu'il peut apporter de mouvement à la pensée. Mais c'est évident pour le philosophe, l'essor spirituel ne suit pas les chemins de l'irrationnel. En rompant avec André Breton, Roger Caillois s'est lancé un défi. Il lui faut désormais trouver un nouveau point d'appui pour donner corps à ce qu'il défend. Les turbulences qui traversent ces années trente vont s'y prêter. Du côté des surréalistes, les exclusions ou ruptures sont de plus en plus nombreuses. Une ligne de fracture est apparue lorsqu'il a fallu se déterminer par rapport au Parti communiste. Aragon en 1932, Crevel et Tzara en 1935, y ont adhéré ou rejoint ses positions. Ce ralliement s'est fait au travers de l'Association des Ecrivains et Artistes 145 Inquisitions, réédition du CNRS, 1990, page 153. 146op. cité, page 152, Lettre du 2 novembre 1935.

128

Révolutionnaires, fondée en 1932 par Paul VaillantCouturier, dont André Breton avait été exclu en 1933. Après la querelle autour du rationalisme, c'est un autre clivage d'importance qui a été mis à jour. Plus qu'avec Caillois, qui prendra rapidement ses distances avec le marxisme147, c'est entre Breton et Tzara qu'il trouve ici sa pertinence. Avant d'avoir été surréaliste, Tzara a été le chef de file du dadaïsme, mouvement qui visait avant tout à détruire les fondements de la société bourgeoise qui avait conduit à la grande boucherie de 14-18. Il reprochera plus tard à Breton son repli sur l'esthétisme et l'occultisme. Nous sommes en droit de penser qu'une forte personnalité comme la sienne ait eu envie de reprendre l'initiative au moment où les circonstances le lui permettaient. «D'où l'idée de rassembler les transfuges du surréalisme, les marxistes avérés et les isolés, dans le cadre d'un groupe d'études oeuvrant lui-même pour une définition de la culture dans ses rapports au politi~ue » explique Henri Béhar dans sa réédition d'Inquisitions 48. Ce groupe prendra le nom de Groupe d'études pour la phénoménologie humaine. Il est envisagé dès la fin 1935 par Caillois et Tzara. Ses réunions commenceront le 8 janvier pour s'achever le 3 mars suivant. «Il s'agit» note Henri Béhar « à l'invitation de Tristan Tzara qui accueille ses amis dans sa belle maison de l'avenue Junot ou dans le local de l'A.E.A.R., de rassembler divers jeunes gens, tous les quinze jours, autour d'un conférencier dont l'exposé fera l'objet d'une discussion soigneusement prise en note.149» Informé de sa création par Roger Caillois et invité à s'associer à ses travaux, Gaston Bachelard lui répondra dès le 10 décembre 1935 : «En principe j'accepte votre proposition. Dites-moi simplement l'étendue et les 147

Il s'en explique à la page 57 de Approche de l'imaginaire.

148Page 10, op. cité. 149Page Il, op. cité.

129

délais de l'effort que je dois faire. Bien entendu j'approuve les termes de votre avertissement qui réserve si bien l'indépendance d'esprit nécessaire à ceux #ui acceptent tout l'esprit, comme il est, comme il devienl5 ». Le philosophe n'a jamais été et ne sera jamais l'homme d'une faction, d'un parti. Il ne pouvait souscrire à la démarche du Groupe d'études pour la phénoménologie humaine sans garanties préalables. Lors de la première séance d'ouverture le 8 janvier 1936, Tristan Tzara lira une déclaration à même de les confirmer. «Il est urgent qu'un nouveau courant d'idées puisse s'établir, dont la force entraînante, de nature affective, soit le caractère essentiel» dira-t-il. Plus loin, il ajoutera: «Un effort comme le nôtre ne serait pas possible si un certain sectarisme doctrinal n'avait été dépassë51». Il aura pris soin aussi d'expliquer que les bases de travail n'étaient pas exclusivement littéraires et que les sciences exactes, en particulier celles de nature mathématique, devaient être intégrées dans la réflexion. Dans cette perspective, il est intéressant de remarquer la référence dans l'intitulé du groupe à la phénoménologie. Tout nous porte à penser qu'elle est envisagée ici telle que Husserl l'avait définie dans sa conférence du 7 mai 1935 à l'université de PragueIS2 : complétant et dépassant à la fois les sciences naturelles et les sciences humaines, la phénoménologie devait être un savoir des plus radicaux, des plus intégraux et des plus rigoureux. Elle devait incarner ainsi la forme la plus poussée de l'esprit scientifique occidental. Compte tenu de l'universalité de la science et la valeur du savoir, la phénoménologie devait 150 Lettre reproduite à la page 153 de l'opus déjà cité. 151 Cette déclaration d'ouverture est reproduite dans le nOl d'Inquisitions. 152 La crise de l 'humanité européenne et la philosophie, traduction de Nathalie Depraz, Paris, Hatier, 1992

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donc représenter l'humanité même de l'homme. En 1936, cette référence est plus originale qu'une allusion à la psychanalyse ou au marxisme. Dans ce dernier cas d'ailleurs, Gaston Bachelard aurait-il suivi? Un fragment du Roman cassé de Crevel sera publié dans Inquisitions comme document phénoménologique sur la vie imaginative contemporaine. Si l'on s'attache au parcours personnel du philosophe, on peut noter aussi que sa pensée voisine ou passe par la phénoménologie et cela dès le départ. Christian Yves Dupont a montré par exemple comment Gaston Rabeau, qui en 1928 fut le premier à rendre compte des travaux de Gaston Bachelard dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques, figure garmi les introducteurs en France de la phénoménologie 53. Pour sa part c'est à partir du Matérialisme rationnel et de La poétique de l'espace154 que Bachelard intègrera pleinement la phénoménologie dans sa démarche, d'une manière d'ailleurs toute personnelle qui le démarquera de Husserl. Mais pour rester sur ce dernier signalons encore que Suzanne Bachelard lui consacrera un ouvrage intitulé La logique de Husserl155. Chez Tristan Tzara, l'appellation choisie n'élude en rien les choix politiques. Les positions du groupe sont claires et exposées dans sa déclaration d'ouverture. «Nous nous plaçons délibérément sur le plan que veut et doit créer le Front populaire tel qu'il l'a déjà créé sur le terrain de la pratique politique ». C'est donc d'un accompagnement théorique dont il est question afin de permettre à une expérience politique d'être véritablement 153

Lire à ce sujet sa thèse, Réceptions of phenomenology in French

philosophy and religious thought (1889-1939), University NotreDame, Indiana, 1997. 154 Respectivement parus aux Presses Universitaires de France, Paris, en 1953 et 1957. 155 Paru aux Presses Universitaires de France en 1957.

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porteuse d'une transformation profonde de la société et des esprits. Le sous-titre choisi par Henri Béhar Du Swréalismeau Froni[XJpulairepour la réédition d'Inquisitions est en cela explicite. Dans les faits, Gaston Bachelard n'assistera pas aux réunions parisiennes du groupe. A cette époque, il habite toujours à Dijon. C'est au moment où le Groupe d'études pour la phénoménologie humaine se lance dans la publication d'un organe pour rendre compte de ses activités qu'il interviendra. Il faut tout d'abord en trouver le titre. «Pour le titre, je ne peux guère vous en suggérer un puisque je ne connais pas bien tous les collaborateurs» répond-t-il à Roger Caillois le 27 janvier 1936156« Il me semble pourtant que « Bulletin trimestriel d'études philosophiques» est décidément mauvais. Il y a déjà tant de bulletins! Vous n'avez pas trop d'intérêt non plus à l'épithète philosophie. Je donnerais sans hésiter un titre plus vif. Inquisitions n'est peut être pas mauvais. « Action philosophique» ? « Examen permanent », « Doute ». Mais vous trouverez sûrement mieux ». La suggestion de Roger Caillois l'emportera. Le groupe choisira Inquisitions, pris dans le sens étymologique du terme: enquête, recherche et mis au pluriel pour éviter toute confusion avec la juridiction ecclésiastique. Ce n'est pas se livrer à l'anecdote que de rappeler qu'au début des années cinquante, les poètes Gérald Neveu et Jean Malrieu, admirateurs des surréalistes, fonderont à Marseille la revue Action poétique dont le titre involontairement fait écho à l'Action philosophique de Bachelard. Il s'agit maintenant de se pencher sur l'écriture du Surrationalisme. Elle est presque terminée en ce début 1936. « Dès que j'ai trouvé un peu de temps j'ai rédigé un 156

Page 154, op. cité. 132

article pour votre Revue» écrit le philosophe à Roger Caillois le 3 janvier157 «Il est à peu près achevé. Il aura comme vous me le demandiez 6 ou 8 pages suivant le format que vous choisirez. J'espère l'avoir fait dense et incisif En tout cas je l'ai écrit avec plaisir ». Plus tard alors que le contenu de l'ensemble du numéro se précise, il lui fera part de cette remarque qui nous touche plus particulièrement: «En relisant le sommaire, je me suis aperçu d'une faute: il ne faut qu'un n et non pas 2 à surrationalisme. On pourrait nous plaisanter et nous dire que le surrationalisme n'est pas un rationalisme comme les autres! Sans doute cela même ne troublerait pas ma . ,. bonne h umeur, malS sIen 1 es t encore temps... 158 ». De ces lettres adressées à Roger Caillois, retenons encore ces mots de Bachelard qui montrent à quel point l'esprit très incisif du moment, a pu jouer dans la mise en forme du texte lui-même. « Si vous voyez dans mon article quelques formules qui vous paraissent bien dans l'axe de votre Revue ou intéressantes à détacher, je ne vois naturellement aucun inconvénient à ce que vous les mettiez en italique. Faites-le vous-même comme vous le jugerez bon.159» lui recommande le philosophe. Ces formules, en voici quelques unes: « Il faut rendre à la raison humaine sa fonction de turbulence et d'agressivité. - En enseignant une révolution de la raison, on multiplierait les raisons de révolutions spirituelles. - La raison était une tradition. - Si, dans une expérience, on ne joue pas sa raison, cette expérience ne vaut pas la peine d'être tentée.

157

.. P age,153 op. cIte.

158

Lettre datée du 19mars 1936,page 156,op. cité.

159

Lettre du 27 janvier 1936, page 154, op. cité. 133

- Autrement dit, dans le règne de la pensée, l'imprudence est une méthode. /60 Dans son ensemble, ce texte-manifeste en appelle à un rationalisme ouvert qui puisse amener à une surréalité. Gaston Bachelard veut rompre avec le confort et les certitudes d'une raison convenue, incapable de répondre aux nouvelles sollicitations que lui lance le réel. Il prend des exemples dans les mathématiques, la physique, pour montrer en quoi la raison dogmatique les fige quand au contraire une attitude de rupture avec la tradition les renouvelle. Il mise pour cela sur le caractère inachevé de la raison. Le Surrationa/isme ouvrira le sommaire de Inquisitions, c'est dire l'importance que les membres de la direction de la revue lui accorde. Il sera suivi par des interventions de Roger Caillois, Jules-M. Monnerot, Jacques Spitz, Tristan Tzara, René Crevel. Roger Caillois prolongera le propos de Bachelard en invitant à une appréhension renouvelée du monde qui inclut à la fois les sciences et les arts. Jules-M Monnerot quant à lui posera le problème de la poésie non pas comme genre mais comme fonction dans la société. Sur cette question qui lui est particulièrement chère depuis Dada, Tristan Tzara reviendra. Mais avant, Jacques Spitz aura traité de «La théorie quantique et le problème de la connaissance », confirmant l'ouverture de la publication aux interrogations venues de la science. D'une certaine manière Inquisitions propose là un cheminement à deux versants, ouvert - c'est le mot juste d'un côté sur les activités de la raison, de l'autre sur celle de la création artistique, les deux restant étroitement liés à une exigence sociale. Inquisitions paraîtra d'ailleurs en juin 1936, durant ce mois historique où le gouvernement 160

Extrait de Le Surrationalisme, Revue Inquisitions, nOl, juin 1936,

pp 1-6.

134

de Léon Blum fera voter les lois sur les congés payés et la semaine de 40 heures. Prévue à l'origine pour paraître 6 fois par an, la revue n'aura dans les faits que ce numéro 1. Sans doute sa trop grande indépendance d'esprit la fragilisait par rapport à son éditeur Les Editions Sociales Internationales engagé par ailleurs sur d'autres titres comme Commune ou Europe, ayant des liens plus forts et institutionnels avec les tenants du Front Populaire161. Un seul numéro aura suffi cependant pour ouvrir une brèche dans la pensée, poser des actes porteurs d'avenir. Roger Caillois par exemple s'inspirera du fonctionnement du Groupe d'études pour la phénoménologie humaine pour créer dans la foulée avec Georges Bataille le Collège de sociologie. De leur côté, André Breton et Paul Eluard reprendront à leur compte le surrationalisme, et en donneront une définition, en se référant à son auteur, dans leur Dictionnaire abrégé du Surréalisme162 de 1938. Pour Gaston Bachelard lui-même, la participation à Inquisitions qui a fait suite à sa rencontre avec Roger Caillois, ne sera pas non plus sans effets. Dès 1937, il poursuivra ses efforts pour repenser le rationalisme avec La Formation de l'esprit scientijique163 qui introduit de façon inédite les apports de la psychanalyse. Avec La philosophie du non164en 1940, il plaidera encore pour un rationalisme ouvert. Mais surtout, un grand changement viendra. Depuis cette date, à l'image de cet homme nouveau vers lequel voulait tendre le Groupe d'études pour la phénoménologie humaine, Gaston Bachelard

]61 162

Voir l'analyse

faite par Henri Béhar, pp 21-22, op. cité.

On trouvera ce dictionnaire dans l'édition des œuvres complètes de

Paul Eluard dans la bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1968. ]63 Qui paraîtra aux éditions Vrin, Paris. 164Qui paraîtra aux P.U.F., Paris. 135

avancera désormais d'un même pas vers l'horizon des sciences et celui de la création. C'est en cela qu'en plongeant ses racines dans un mouvement poétique et un projet politique, le Surrationalisme a donné à l' œuvre du philosophe des boutures inattendues.

136

Note biobibliographique

concernant

l'auteur

Jean-Luc POULIQUEN est né en 1954 dans le sud de la France. Poète, il a écrit des recueils qui ont pour nom Mémoire sans tain, Cœur absolu, Être là ou encore En attendant la grâce. Une attention particulière portée aux lieux où il a vécu lui a inspiré des titres comme Pays de haute terre, Un chemin, Un champ. Très attaché à Paris, il lui a également consacré deux livres, A la Goutte d'Or Paris Iff ainsi que Le Passant de la rive droite. De 1987 à 1997, il a dirigé Les Cahiers de Garlaban où se sont retrouvés quelques grands noms de la poésie française comme Lucienne Desnoues, Edmond Humeau ou Michel Manoll, ainsi que quelques figures parmi les plus représentatives de la poésie occitane du XXe siècle comme Jàrgi Reboul, Charles Galtier, Fernand Moutet, Yves Rouquette et Robert Allan. Par ailleurs, une activité de critique littéraire l'a amené à publier plusieurs entretiens avec de grands poètes français

contemporains.

Il en est

ainsi par exemple de Fortune du poète avec Jean Bouhier, fondateur de l'Ecole de Rochefort, ou encore de Entre Gascogne et Provence où il dialogue avec Serge Bec et Bernard Manciet. Pour donner à la poésie toute sa place, il anime aussi depuis plus de dix ans des ateliers d'écriture poétique auprès des plus jeunes dans les établissements d'enseignements et les bibliothèques. Sa pratique a donné lieu à une méthode parue sous le titre Les enfants sont des poètes. Il est aussi membre du Comité international de coordination du festival Voix de la Méditerranée de Lodève. Enfin, au sein de l'Association des Amis de Gaston Bachelard, il s'est attaché de 1997 à 2007, à mettre en lumière les relations entretenues par le philosophe avec la poésie. On lui doit également la préface de l'édition des Causeries (1952-54) de Gaston Bachelard en Italie ainsi que des entretiens avec Marly Bulcào présentés dans son livre Bachelard: un regard brésilien.

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