Gaston Bachelard, Une Poetique de la Lecture 2336713039, 9782336713038

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Gaston Bachelard, Une Poetique de la Lecture
 2336713039, 9782336713038

Table of contents :
Préface
Introduction
DE LA POÉTIQUE À L’ÉTHIQUE
Bachelard et les rêveries cristallines
Les eaux létales : une vision bachelardienne de la mort
Le lyrisme du forgeron : nature et technique dans les rêveries de la volonté
La poétique du sacré et le sens de la technique
Vers une « techno-symbolique » ?
LECTURES, AFFINITÉS, RÉCEPTIONS
Bachelard : l’image du corps volant
De la hiérophanie végétale à la poétique de la verticalité vivante
Bachelard et Eliade : rêveries et mythes cosmiques
Affinités « poétiques » chez Bachelard et Blaga
Bachelard et l’esprit scientifique moderne : une approche roumaine
Conclusion : vers une ontologie du cogito rêveur ?
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
TABLE DE MATIÈRES

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Ionel BUSE

GASTON BACHELARD, UNE POÉTIQUE DE LA LECTURE

OUVERTURE PHILOSOPHIQUE

Gaston Bachelard, une poétique de la lecture

Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Jean-Marc LACHAUD, Walter Benjamin. Esthétique et politique de l’émancipation, 2014. Xavier VERLEY, Le symbolique et transcendantal, 2014. Grégori JEAN et Adam TAKACS (eds.), Traces de l’être Heidegger en France et en Hongrie, 2014. Frédéric PRESS, Du sens de l’histoire. Essai d’épistémologie, 2014. Grégoire-Sylvestre GAINSI, Charles de Bovelles et son anthropologie philosophique, 2014. Dieudonné UDAGA, La subjectivité à l’épreuve du mal, Réfléchir avec Jean Nabert à une philosophie de l’intériorité, 2014. Augustin TSHITENDE KALEKA, Politique et violence, Maurice Merleau-Ponty et Hannah Arendt, 2014. Glodel MEZILAS, Qu’est-ce qu’une crise ?, Eléments d’une théorie critique, 2014. Vincent Davy KACOU, Paul Ricoeur. Le cogito blessé et sa réception africaine, 2014. Jean-Louis BISCHOFF, Pascal et la pop culture, 2014. Vincent TROVATO, Lecture symbolique du livre de l’Apocalypse, 2014. Pierre CHARLES, Pensée antique et science contemporaine, 2014.

Ionel Buse

GASTON BACHELARD, UNE POÉTIQUE DE LA LECTURE

© L’Harmattan, 2014 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-04292-3 EAN : 9782343042923

Préface La figure de Gaston Bachelard a occupé, et occupe encore, une position marginale au sein de la philosophie française. Ionel Buse rappelle que Michel Foucault a donné un coup de chapeau personnel à l’auteur du Nouvel esprit scientifique, et souligné l’application malicieuse qu’il mettait volontiers à bousculer les hiérarchies philosophiques et littéraires inscrites dans les institutions. Des anecdotes plus ou moins légendaires pourraient étayer ce point de vue : ainsi le témoignage de Pierre Romeu, appariteur à la bibliothèque de la Sorbonne. Cela dit, on ne perdra cependant pas de vue que les trajectoires philosophiques d’un Michel Foucault et d’un Gaston Bachelard demeurent à bien des égards foncièrement différentes voire dissemblables : la première soumet à une herméneutique critique les logiques immanentes à tous les processus de pouvoir ; la seconde inscrit l’homme rêveur, en dernière instance, dans le corps d’un monde tellurique et rural soustrait au devenir de l’Histoire. Regroupant une série d’études, le travail d’Ionel Buse, que la table des matières présente de façon dichotomique, déploie en fait trois nœuds d’interrogation et d’interprétation. Le premier concerne un déploiement d’images fondamentales que l’on peut aussi à bon droit qualifier d’archétypales : les rêveries cristallines autour des pierres précieuses, une méditation sur les eaux létales, une évocation de la figure symbolique du forgeron. Le second étudie les mouvements dialectiques complexes qui relient une pensée de la technique à la sacralité originelle caractérisant l’homme archaïque et, éventuellement, le rêveur. Le troisième déploie un suggestif travail comparatif entre la pensée de Bachelard et celle de trois penseurs issus de la culture roumaine, Mircea Eliade, Lucian Blaga et Vasile Tonoiu. 7

Les grandes images d’abord. En évoquant successivement l’attrait irrésistible contenu dans la beauté magique des pierres, puis la métaphysique de la mort incluse dans la méditation de l’eau, l’auteur met en évidence, et sans le dire explicitement, tout ce que la pensée de Bachelard doit à la psychanalyse freudienne, et notamment à ses spéculations géniales sur les pulsions de vie et les pulsions de mort. La sexualisation des pierres précieuses, ainsi d’ailleurs que celle des métaux à travers le symbolisme alchimique, fascine Bachelard dont l’œuvre est longuement traversée par une dichotomie sexuelle dont la tension interne tend à se sublimer, notamment dans les pages consacrées au schème de l’androgyne inclus La poétique de la rêverie. Ce qu’il faut garder en mémoire, c’est que l’œuvre de Bachelard est travaillée existentiellement par une dialectique interne : d’une part un désir ascensionnel, un rêve d’envol constamment renouvelé : d’autre part une hantise de la chute, non moins récurrente et parfois dramatique. Ainsi, l’eau peut bien constituer une substance onirique fondamentale ; elle n’en est pas moins un « cosmos de la mort », et l’auteur rappelle que Bachelard a écrit ces lignes mémorables : « L’eau rend la mort élémentaire. L’eau meurt avec la mort dans sa substance. L’eau est alors un néant substantiel ». Lorsque Ionel Buse déclare un peu plus loin que Bachelard est un « optimiste modéré », on pourrait dire plutôt qu’il est un pessimiste qui se refuse de s’accepter comme tel. Toute la philosophie de Bachelard à partir des années 40 est un vaste exorcisme de la mélancolie. Le second moment du livre est plus éclectique dans sa constitution. Pour l’essentiel la question de la technique est pensée corrélativement à la question de la sacralité primitive qui imprègne et structure toutes les sociétés archaïques sans exception. Bachelard commence en quelque sorte par la fin dans la mesure où le concept, fondamental pour lui, de phénoménotechnique constitue à la fois le soubassement et la production de la science moderne. La science est essentiellement réalisatrice et, désormais, selon une expression même du philosophe, l’hypothèse est synthèse. Est-ce à dire que, se retournant ensuite vers la conscience originelle du 8

monde, Bachelard nous livre une pensée de la sacralité primitive telle qu’elle est phénoménologiquement saisie par Mircea Eliade, par Roger Caillois, et même d’une certaine façon par Heidegger lui-même ? C’est là que l’ouvrage d’Ionel Buse pourrait donner lieu à un débat essentiel et fécond. Il n’est en effet pas sûr du tout que l’émergence de la sacralité au cœur des cultures archaïques puisse être assimilée à ce cogito du rêveur que Bachelard décrit magistralement dans ce livre-clé qu’est La poétique de la rêverie. On ne peut tout de même pas oublier que Bachelard s’est toujours prudemment défendu de toute réflexion sur la nature et le destin de l’homo religiosus, dont il n’est assurément pas solidaire. En revanche, et sur ce point les analyses d’Ionel Buse nous donnent à penser, il est troublant que tous les bonheurs de rêverie dont nous entretient Bachelard s’articulent en fait sur l’être-au-monde saisi dans sa prime enfance, c’est-à-dire dans une ignorance préalable de la culture scientifique. Si Bachelard, lui, est d’abord un savant, l’enfant, lui, est d’abord un rêveur dont les émerveillements structureront plus tard ce cosmos de la rêverie que l’œuvre du philosophe porte de plus en plus en avant et dont il fait l’organe essentiel de la constitution d’une sagesse vespérale. En tout cas, il est difficile de postuler que le mot transcendance puisse avoir le même sens, ni la même auréole de signification, chez un Bachelard et chez un Mircea Eliade. Et nous voici dans le troisième moment de l’ouvrage, dans sa partie comparative. Si un rapprochement prudent peut s’opérer entre les deux auteurs, c’est bien, oui, autour des notions de commencement et de centre qu’il peut légitimement s’effectuer. Eliade, on le sait, a insisté sur l’importance ontologique du recommencement dans toutes les sociétés archaïques ; et Bachelard, lui, place le recommencement dans ce jeu perpétuel de l’imagination et de la mémoire, qui nous fait revenir à la maison originelle, à l’armoire ancienne, au nid découvert dans une haie sur le chemin des champs. De ce point de vue, l’auteur a raison de rappeler que la terreur de l’Histoire est absente de l’œuvre de Bachelard – ce qui ne veut pas dire que l’homme Bachelard lui ait été indifférent. Enfin, on peut dire que si l’homme archaïque est au centre du monde, comme l’attestent 9

tous les traités d’anthropologie savante, le rêveur bachelardien est lui aussi au centre d’un monde que la flamme tardive de la chandelle éclaire et dont la table d’existence, c’est-à-dire la table de travail, constitue le pivot. Les abîmes du cosmos n’ont aucune présence dans l’univers philosophique de Bachelard – même pas dans son épistémologique – et l’homme n’est pas fait pour vivre dans la pensée des galaxies. Toujours sur le plan comparatif, il faudra suivre le chapitre consacré à Lucian Blaga, encore insuffisamment connu en France. Buse note que Blaga contrairement à Bachelard s’est préoccupé d’un imaginaire de la science, ce qui l’a conduit à étudier les noyaux métaphoriques qui participent à l’élaboration de certains concepts. Dans un cas comme dans l’autre, on reconnaîtra la mise en œuvre d’une pédagogie de la rationalité. Ici, on peut toutefois regretter que l’auteur ait quelque peu édulcoré le dualisme fondamental et irréductible de l’œuvre bachelardienne, que d’aucuns s’ingénient à oblitérer pour des raisons qu’il n’est pas possible de développer ici. Enfin, Plus encore que celui de Blaga, on découvrira le nom de Vasile Tonoiu, qui s’est intéressé vivement mais de façon critique à l’épistémologie idéalisante de Bachelard façonnée autour de la cité scientifique. Tonoiu a d’abord été formé dans le moule d’un certain matérialisme dialectique, dont Bachelard au contraire a appris à se déprendre. Cela dit, Tonoiu a parfaitement vu que Bachelard polémiquait discrètement contre Husserl dont pour finir il ne retient pas les intentions philosophiques. Enfin Tonoiu se livre à un bel élan de psychoanalyse en posant que, dans son œuvre, « Bachelard revit ses propres tentations d’être savant et poète ». C’est là une hypothèse particulièrement suggestive et peu explorée jusqu’à maintenant. Dans sa conclusion, Ionel Buse s’interroge à juste titre sur la nature énigmatique du bonheur que Bachelard inscrit dans la rêverie, bonheur qui n’est ni tout à fait psychologique, ni tout à fait philosophique, et bien sûr ni religieux ni politique. Bonheur d’autant plus paradoxal, faudrait-il ajouter, qu’il est sans cesse exposé à des impulsions mélancoliques et à la hantise de la chute. En ce sens, on sera particulièrement attentif 10

à la phénoménologie de l’arbre dont le destin est pour le philosophe paradoxalement proche du nôtre, et à la méditation sur Nietzsche qui n’est pas la part la moins étonnante de l’œuvre de Gaston Bachelard. « Près de l’abîme, le destin humain est de tomber. Près de l’abîme le destin du surhomme est de jaillir, tel un pin vers le ciel bleu ». Certes il s’agit ici d’un commentaire que Bachelard inscrit dans une méditation sur l’arbre nietzschéen dans le chapitre V de L’air et les songes. On ne peut toutefois s’empêcher de penser que cette ambivalence, celle de la chute et celle du redressement, est si intensément bachelardienne que la pensée de Bachelard, dans son versant métaphysique et poétique, peut nous apparaître aussi comme du nietzschéisme greffé. Devant cette œuvre totalement unique en son genre, la poétique de la lecture est assurément infinie. Jean Libis

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Introduction L’éducation ouverte a besoin d’une poétique de l’oralité et Gaston Bachelard nous offre, peut-être, plus que les autres philosophes du XXe siècle, le modèle socratique du dialogue perdu dans l’histoire de la métaphysique, mais aussi l’ouverture d’une pédagogie qui nous rend possible la liberté de la pensée et de la création. Non pas une théorie, mais une attitude de vie. Non pas un système philosophique, mais la possibilité de penser autrement. Non pas une philosophie, mais une sagesse. Bachelard aimait rappeler l’esprit de la sagesse des anciens penseurs. D’ailleurs, même s’il a été professeur dans un milieu académique, à Dijon et à la Sorbonne, il a refusé toujours de se considérer comme un « maître » ou la titulature académique de « Monsieur le professeur ». Dans une interview filmée en 1962, nous trouvons un Bachelard, qui vient de recevoir le grand prix national de lettres, très ancré dans l’actualité du monde. Par l’intermédiaire de la radio, il avait l’impression (ou la rêverie) que le monde tournait autour de lui. Michel Foucault constate que Bachelard réalisait toujours une lecture rebelle « contre sa culture, mais avec sa culture ». À cet égard, pour lui il n’existe plus de hiérarchie culturelle. « Bachelard n’hésite pas à opposer à Descartes un philosophe mineur ou un savant un peu fantaisiste du XVIIIe siècle ».1 S’agirait-il d’une lecture défectueuse ou rigide ? Les grands débats seraient-ils entre les grands esprits ? Pas du tout. Pour Bachelard, les hiérarchies ont un caractère historique et, 1 Michel Foucault sur Bachelard, 1972, in : http://www.ina.fr/art-etculture/litterature/video/I00002886/foucault-gastonbachelard.fr.html ; http://www.ina.fr/sciences-et-techniques/scienceshumaines/video/I06268520/michel-foucault-gaston-bachelard.fr.html.

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par conséquent, sont relatives. On peut trouver dans de petits esprits des choses merveilleuses, chez les petits poètes des métaphores incroyables. L’important c’est de dévoiler à chacun la force de création. En plus, un esprit, même s’il est reconnu comme génial, n’épuise jamais les problèmes de son époque. L’homme se trouve partout, dans le petit comme dans le grand. La philosophie sert à penser originalement dit Bachelard, mais il ne pose pas le philosophe dans la partie supérieure d’une hiérarchie : « Je ne crois pas dans la mystique de la hiérarchie ».2 Le philosophe doit être un sage et non pas Dieu le Père. Si un philosophe doit être sage, ce n’est pas obligatoire que le sage doive être seulement le philosophe de métier. Chaque métier a sa sagesse et au-delà des interprétations positivistes de la pensée, même la science moderne n’est pas du tout une panacée. La sagesse n’est retrouvée ni par la science, ni par la technique. En revanche, la technique et la technologie sont en train de transformer l’homme historique en un être « posthistorique ». Un autre âge de l’humanité ? Peut-être. Mais sera-t-il aussi un âge de la sagesse dans le sens antique qui concerne l’homme « intégral », selon la terminologie de Bachelard ? Parce que l’éthique implicite bachelardienne a pour but de trouver dans chaque fragment de l’humanité, l’homme entier. Cette « intégralité » de l’homme chez Bachelard se laisse dévoiler par l’existence de deux voies de l’esprit : la voie diurne et la voie nocturne, la science et la poésie. À cet égard, nous l’avons mis en parallèle avec la pensée philosophique roumaine d’un Mircea Eliade ou d’un Lucian Blaga. Ce sont là deux penseurs du XXe siècle de tradition néoromantique, pourrait-on dire, des écrivains, mais aussi philosophe (Lucian Blaga) ou phénoménologue des religions (Mircea Eliade). Contrairement aux interprétations rigides considérant qu’il n’y a pas de communication réelle entre le poète et le scientifique chez Bachelard, on peut voir les deux versants de 2 Gaston Bachelard, in : http://www.gastonbachelard.org/ ; http://centre-bachelard.u-bourgogne.fr/ ; http://www.initiationphilo.fr/articles.php?lng=fr&pg=183.

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l’esprit bachelardien dans une opposition nécessaire non exclusive, par l’unité de son œuvre qui renvoie à une éthique de l’homme « intégral ». Tout comme on ne peut pas séparer ou « diviser » Bachelard en deux parties artificielles, de la même façon, on ne peut pas couper l’homme en deux, sans le mutiler. Bachelard ne peut être lu que dans l’intégralité de son esprit, ce qui nous fait entrevoir l’éthique implicite de son œuvre. La poétique se cache dans l’épistémologie à l’instar de l’épistémologue qui se cache dans le poéticien. L’éthique bachelardienne est une éthique simple, mais pas du tout simpliste : l’homme du théorème est complété par l’homme du poème. Ou vice versa. En tout cas, la nécessité de cet équilibre fluide nous dit déjà beaucoup sur l’obligation de cultiver une éthique de la dualitude qui s’oppose à tous les schémas simplificateurs de l’esprit. Mais, si l’éthique est une direction de la pensée qui doit maîtriser notre avenir, la poétique, en est la source ontologique. C’est-à-dire, la liberté de rêver doit être à l’origine de la liberté créatrice de la pensée ou de l’homme des théorèmes. En fait, il ne s’agit pas d’une éthique fermée dans des modèles artificiels d’une pensée techniciste, mais d’une éthique toujours soutenue, à l’origine, par une poétique de la pensée ouverte, ce qui a fait l’objet de relations de notre part, lors de divers colloques et conférences, dans le cadre de l’Année Bachelard 2012 en France, en Italie, au Brésil et en Roumanie.

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DE LA POÉTIQUE À L’ÉTHIQUE

Bachelard et les rêveries cristallines L’imagination matérielle de Bachelard met en évidence le passage d’un élément matériel à l’autre, le dynamisme de l’imaginaire. Les rêveries cristallines appartiennent à l’imagination terrestre, mais elles supposent aussi la participation de tous les autres éléments : du feu, de l’air, de l’eau. Bachelard parle, en même temps, de « l’étonnante unité de la rêverie constellante et de la rêverie cristalline ».3 Dans notre lecture bachelardienne, nous essayons de dévoiler le mécanisme de l’imagination matérielle qui réalise cette synthèse paradoxale entre les images de la terre profonde et les images du ciel étoilé et par cela une comparaison avec l’imaginaire mythique des pierres précieuses. La rêverie cristalline et la dualitude poétique Pour mieux comprendre la synthèse réalisée par la logique de l’imaginaire concernant les rêveries cristallines de Gaston Bachelard, on peut utiliser le terme de « dualitude » proposé par Jean-Jacques Wunenburger dans son ouvrage La raison contradictoire, paru chez Albin Michel en 1990. La remise en question de la pensée « est inséparable d’une tension en sens opposés, entretenant un conflit dynamique entre les pôles et suscitant dès lors une contradiction pour être représentée ».4 Même si J.-J. Wunenburger se réfère ici à la pensée de la complexité dynamique de la réalité, il suggère que l’origine de cette pensée du complexe peut-être la logique Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, José Corti, Paris, 1992, p. 290. 4 Jean-Jacques Wunenburger, La raison contradictoire, Albin Michel, Paris, 1990, p. 205. 3

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interne de l’imaginaire. Ce qui représente une nouveauté dans l’interprétation de l’existence des contraires c’est la « logique dynamique du tiers inclus ». En partant du modèle théorique de Stéphane Lupasco de sa Logique dynamique du contradictoire, le professeur Wunenburger parle d’un système énergétique formé par une force bipolarisée en sens contraire qui « obéit à un développement ternaire, en vertu d’une loi de tension alternante : le renforcement d’un pôle repose sur la potentialisation de l’autre, de même que l’actualisation de ce dernier entraîne que le premier soit repoussé. Ces deux états extrêmes d’un système de forces peuvent enfin faire place à un troisième état énergétique dans lequel les deux forces se repoussent et s’actualisent également, et créent par conséquent un état de conflit maximal, résultant de leur équilibre réciproque ».5 Jean-Jacques Wunenburger considère la dualitude comme « une sorte de catégorie a priori qui contient les conditions de possibilité, d’évaluation et de représentation de ce qui est ou arrive. Avec elle, la pensée dispose d’une sorte de modèle privilégié, échappant définitivement de la simplicité, et défiant par sa logique interne la pensée identitaire ».6 Les rêveries cristallines mettent en évidence la dynamique de l’imagination matérielle, mais aussi elles confirment l’existence des deux axes bachelardiens de l’esprit : l’imaginaire et la rationalité. Le problème est de savoir si le modèle de la pensée du complexe qui dépasse la logique aristotélique est un modèle qui s’applique lui aussi à la pensée figurative et aux rêveries des poètes. Pour comprendre la synthèse étonnante entre la rêverie constellante et la rêverie cristalline, Gaston Bachelard nous rappelle que la logique des images est l’envers de la logique conceptuelle. Par rapport au concept qui unit « des formes prudemment voisines », l’imagination peut faire des correspondances entre les choses très différentes. Bachelard donne comme exemple, bien sûr les rêveries des poètes. « Quelle pierrerie, le ciel fluide », cite-t-il 5 6

Ibidem, pp. 205-206. Ibidem, p. 206.

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Mallarmé. « Quatre plans de rêve sont réunis dans ces cinq mots : la pierre, le ciel, l’immobilité et la fluidité. Un logicien peut y trouver à redire, un poète n’a qu’à admirer... Les gemmes sont les étoiles de la terre. Les étoiles sont les diamants du ciel. Il y a une terre au firmament ; il y a un ciel dans la terre ».7 Mais l’effort de Bachelard est de montrer qu’il ne s’agit pas d’un symbolisme abstrait, mais d’une correspondance matérielle. Il parle aussi d’une « double polarité des intérêts pancalistes » concernant deux pôles opposés. D’un côté, la beauté immense « au ciel bleu, à la mer infinie, à la forêt profonde » et, de l’autre côté, « une beauté que l’on tient dans la main : jolies miniatures, fleurs ou joyaux, œuvres d’une fée ». Tout autour de ces beautés, « dans cette dialectique du grand et du petit, considère Bachelard, que s’échangent sans fin les rêveries des constellations et les rêveries cristallines ».8 L’imagination matérielle du cristal est exprimée par la pureté, la limpidité et la solidité absolues. Or, la limpidité est l’œuvre de la lumière pure. La matière la plus condensée du cristal est la matière la plus dure, le diamant. « Un rêve de dureté est ainsi attaché au cristal », note Bachelard. On peut parler de la matière cristallisée par le feu de la lumière. Les rêves d’une caverne remplie de gemmes sont un rêve « des richesses cristallines qui jettent du feu de toutes les parts ». La vraie richesse de l’homme, ce n’est pas de posséder les diamants pour les vendre, mais c’est de les rêver. « Dans le rêve fondamental de la pierre brillante – rêve qui paraît un des plus primitifs chez tous les peuples, au point que la pierre précieuse peut être mise au rang des archétypes de l’inconscient –, le rêveur aime une richesse qu’on ne vend pas ».9 L’inconscient naturel suppose des lois différentes de l’inconscient social de l’avidité pécuniaire. Il est présent dans les rêveries des ouvriers de gemmes ou chez les alchimistes. À cet égard, la correspondance entre le ciel et les astres avec la substance terrestre cristalline fait partie des rêveries matérielles les plus 7

Gaston Bachelard, op. cit., p. 291. Ibidem, p. 293. 9 Ibidem, p. 297-298. 8

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profondes. Et Bachelard cite Jean-Baptiste Porta, La magie naturelle (paru en 1565), qui met en évidence cette correspondance, en concluant : « Deux rêveries puissantes viennent donc se réunir ici : d’abord les rêveries des influences matérielles qui marquent une substance en correspondance avec une planète particulière, ensuite la rêverie des aspects mathématiques du ciel qui marquent une substance en correspondance avec l’ensemble des astres ».10 Un grand ouvrier de la gemme doit travailler au juste temps la pierre précieuse pour que celle-ci devienne une pierre astrologique. C’est l’alchimiste qui établit la participation des astres aux vertus des pierres. « La pierre immobilise un horoscope. Elle assure par sa taille astrologique la puissance de transmettre un horoscope. Elle est ainsi une synthèse de l’horoscope et du talisman. Curieuse rêverie où une matière cristalline est à la fois un instant et une éternité ! »11, s’exclame Bachelard. Les rêveries de l’ouvrier de la gemme, de l’astrologue ou de l’alchimiste mettent en valeur une pensée figurative qui unit les opposés, si l’on peut dire, par la dualitude poétique. Dans les rêveries cristallines se retrouvent l’instant et l’éternité qui sont séparés dans la pensée conceptuelle. Cette puissance de synthèse poétique du rêveur entre deux choses bien opposées relève la particularité fondamentale du psychisme humain à « penser par images » dans une manière complexe et non identitaire. L’imaginaire du cristal confirme ainsi le besoin fondamental de l’homme de rêver et même de penser autrement. Des rêveries plurielles à l’intelligence de la matière « Pour que les pierres précieuses s’éclairent si vivement, pour qu’elles reçoivent de si pures lumières, il faudra, dans le style même de l’imagination que les pierres précieuses participent aux plus rêveuses puissances, aux trois autres éléments qui sont plus proprement oniriques, qui sont plus

10 11

Ibidem, p. 300. Ibidem, p. 302.

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proprement onirisants »12, écrit Bachelard. À cet égard, il présente la participation des trois autres matières aux rêveries cristallines : l’air, le feu, l’eau. Ces rêveries multiples expriment mieux le principe apriorique de la dualitude poétique, que nous avons présentée, par l’unité cosmologique de tous les quatre éléments opposés. L’imagination aérienne vient absorber du ciel bleu la couleur du saphir et par là le saphir « nous paraît la plus vaste des pierres précieuses » et Bachelard donne certains exemples de rêveries poétiques qui défient notre pensée. « Le morceau de charbon que la magie du feu et la longue patience souterraine transforment en diamant atteint à la limpidité d’une source et d’une étoile ».13 Les quatre matières participent ici à la naissance poétique du diamant : la terre, le feu, l’eau et l’air. C’est une naissance cosmique. « L’espace du ciel et l’espace intérieur se fondent l’un dans l’autre. La lumière est corporisée. L’adjectif céleste est rattaché à la matière, à travers cette rêverie poétique. Un rêve concret a en quelque manière, effacé l’antithèse de l’ombre et de la lumière ».14 Bachelard voit ici une dialectique hégélienne et il explique même cette dialectique par un passage de la Philosophie de la nature de Hegel. Mais, de plus, on peut parler d’une dualitude parce que l’antithèse ne s’efface pas définitivement dans le diamant. La rêverie cristalline du diamant n’est que le tiers inclus de cette opposition dynamique de l’ombre et de la lumière. La pierre lumineuse nous offre aussi la possibilité de penser. Même si, en général, pour Bachelard les deux axes de l’esprit ont des directions contraires, par l’intermédiaire des rêveries du diamant, il met en relation l’imaginaire avec la rationalité — la dualitude fondamentale du psychique. « Tant de clarté intime nous donne l’intelligence de la matière. Nous voilà à un centre où les idées rêvent et les images méditent. Le rêve sait alors faire, lui aussi, des abstractions. Il fait ici l’abstraction

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Ibidem, p. 305. Ibidem, p. 306. 14 Ibidem. 13

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de la couleur pour ne retenir que la pureté. Un ciel pur et grand s’étend dans le saphir qui rêve ».15 Les rêveries du diamant par leur puissance cosmique sont des rêveries multiples. À cet égard, l’adjectif céleste peut être remplacé aussi par l’adjectif stellaire. « Pour certaines rêveries, il est impossible d’admirer le diamant sans penser à la nuit. Sur le plan des rêveries, la scintillation est un phénomène de l’ombre… Il est le modèle d’une volonté de domination. Le diamant est un regard qui hypnotise ».16 En citant Rémi Belleau, qui met en vers la lutte entre l’aimant et le diamant « qui sont rêvés comme deux contraires », Bachelard remarque ce jeu de l’imaginaire entre la métaphore et la réalité par lequel on peut dire que l’imaginaire recrée la réalité même : « Le diamant attire les regards et l’aimant attire le fer ».17 Le cristal est la matière du feu. Bachelard appelle l’image du cristal qui « jette des feux » une « image naturelle » parce que le diamant participe au feu élémentaire. Il est consubstantiel au feu et à la lumière. À cet égard, la plupart des métaphores qui travaillent sur l’image du cristal sont associées au feu. L’imagination littéraire met en valeur des métaphores multiples des pierres précieuses (de l’opale, du rubis, de l’escarboucle, du diamant, de l’émeraude, du saphir, etc.) en fonction de la participation cosmique des éléments par l’intermédiaire du feu, des tensions, des contradictions imaginaires créées par la relation entre la lumière et l’ombre. D’ailleurs, Bachelard croit qu’« une étude complète des feux imaginaires dans les pierres précieuses devrait parcourir tout le spectre depuis la pâleur jusqu’aux éclats, depuis les topazes, glaçons de vieux vins dépouillés, d’après Charles Cros, jusqu’aux rubis flamboyants ».18 L’imagination peut donner aux pierres précieuses un sexe par la force de l’ardeur et du feu. Et Bachelard est influencé ici par la psychanalyse. « Le rubis mâle a plus de 15

Ibidem, p. 307. Ibidem. 17 Ibidem. 18 Ibidem, p. 312. 16

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lustre, et un vermeil plus vigoureux que la femelle qui est noirâtre, morne, pâle, et d’un vermeil affaibli et languissant… Comme l’alchimiste travaille jusqu’à obtenir une belle couleur, le rêveur du bijou a besoin d’un rubis vigoureux. En fait, les valeurs oniriques d’un rubis doivent se juger dans une dialectique de la vigueur et de la langueur. Il faut l’éprouver en tonalisant ou en adoucissant – du côté mâle et du côté femelle ».19 En fait, il s’agit de la dualitude poétique lumière – ombre, définie par les adjectifs vigoureux et languissant, un transfert de l’âme aux pierres précieuses par l’intermédiaire de la rêverie. On peut aller plus loin dans la symbolique jungienne où les archétypes contra-sexuels (sexuellement opposés) animus et anima participent aux rêveries des pierres précieuses. Les symboles religieux des gemmes sont aussi très riches en significations duales. Par exemple, le jade joue un important rôle dans la symbolique traditionnelle chinoise, dans l’ordre social (où, il incarne la souveraineté et la puissance), dans l’alchimie, dans les pratiques funéraires taôistes pour l’obtention de l’immortalité, etc. Le jade incarne le couple cosmologique yin et yang. Par le principe cosmologique yang, le jade « est investi de tout un ensemble de qualités solaires, impériales indestructibles. Le jade, comme l’or du reste, contient le yang et, du coup, devient un centre chargé d’énergie cosmique. Sa multivalence instrumentale est la conséquence logique de la multivalence du principe cosmologique yang ».20 La dualitude fonctionne aussi au niveau du regard. La force de fascination du diamant s’exprime par le feu intérieur et la lumière, mais aussi par l’inversion du regard. Les poètes, les alchimistes, les philosophes ont établi des connexions entre le regard et la lumière. Le regard vif appartient à l’œil, mais aussi à la lumière cristalline du diamant. Dans les rêveries, la faculté de voir emprunte la lumière de la faculté d’être lumineuse du diamant et le diamant emprunte le regard de la faculté de voir. À cet égard, Bachelard cite le philosophe de la nature du XVIIIe 19

Ibidem, p. 313. Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, Payot, Paris, 1996, p. 368.

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siècle, J.-B. Robinet, qui appelle « l’âme une lumière invisible » et « la lumière une âme visible ». Les rêveries cristallines mettent ainsi en valeur cette dualitude poétique où les pôles : regard – diamant sont interchangeables. « Que de fois, dans nos recherches sur l’imagination, nous avons surpris cette inversion de la beauté contemplée : soudain c’est ce qui est beau qui regarde. Le diamant, comme l’étoile, appartient au monde du regard, il est un modèle du regard étincelant ».21 La participation de l’eau aux rêveries cristallines est traitée par Bachelard dans un petit chapitre « La rosée et la perle ». Nous suivons ici la dualitude poétique par les rêveries de l’eau de la rosée « le vrai cristal de l’eau ». La limpidité cristalline est attribuée à « une eau fondamentale ». Et Bachelard donne comme exemple la littérature alchimique qui trouve une correspondance entre l’eau et le ciel dans la substance de la rosée. « La rosée vient du ciel par le plus clair des temps. La pluie tombe des nuages, elle donne une eau grossière. La rosée descend du firmament, elle donne une eau céleste… L’eau pure imprégnée de la matière céleste, voilà la rosée ».22 L’eau pure est imprégnée par la matière céleste. La rosée met en valeur la limpidité céleste de l’eau. Les trois matières viennent de se réunir dans la rosée rêvée par les alchimistes. L’air et l’eau rêvés dans la troisième, la terre. La rosée reflète la volonté de purification de la matière. L’eau et l’air réunis et séparés dans la rosée forment une dualitude poétique de la cristallisation. La rosée provoque la rêverie magique de la fécondité. Pour l’alchimiste, la rosée est « une puissance céleste qui contient le germe de tous les germes... Et le grand rêve de l’alchimiste sera de faire descendre la rosée dans un minéral bien préparé ».23 À cet égard, « la pierre qui devient la matrice de la rosée céleste est la pierre limpide entre toutes, le cristal qui tient en son sein la plus belle des eaux, le cristal de la clarté parfaite qui se trouve, dans cette vue, une sorte de cristallisation 21

Gaston Bachelard, op. cit., p. 318. Ibidem, p. 326. 23 Ibidem, p. 329. 22

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mutuelle des principes du ciel, de la terre et de l’eau ».24 La rosée grasse fertilise la terre, elle est l’eau de la Jouvence et le germe de la jeunesse. Le miel est imaginé comme une rosée solide où des esprits de l’air et de l’eau s’unissent, mais le processus de corporisation est plus évident dans le cas de la perle. Les mythes, la littérature alchimique, la poésie ont créé une vraie imagerie de la perle. Bachelard cite certains exemples de la littérature alchimique pour aller « à fond de rêve et voir comment a pu se créer la légende des perles produites par la rosée du ciel ». Le pur du ciel et le coquillage de la perle. Une dualitude de la métamorphose imaginaire de la rosée. Dans une légende singulière présentée par les livres d’alchimie « les mères-perles dans leurs coquilles, qui sont les mines où ces pierres précieuses se forment et s’engendrent, prennent du point du jour la rosée, lorsque cette divine liqueur tombe du ciel, et montent à la superficie de l’eau, et là ouvrent leurs coquilles, afin de donner entrée à cette rosée qui les remplit et les engrosse de sa pure substance ; après, elles se ferment et vont dans leur gîte ordinaire au fond de la mer, ou par leur chaleur naturelle cette rosée est cuite et digérée, et par leur industrie naturelle formée et faite perle, qui s’attache aux côtés de leur coquille ».25 Cette légende cache des rêves matériels qui animent le processus de la création cosmique de la pierre précieuse. Les alchimistes continuent ces rêveries cosmiques. Les perles engendrent à la façon des créatures vivantes. Dans la mythologie de la perle, on retrouve à l’origine les mêmes rêveries cosmiques. Le symbolisme magicoreligieux le plus connu dans toutes les cultures traditionnelles est le symbolisme de l’amour et de la fécondité de la perle. « Pourquoi cette perle présentait-elle une signification magique, médicinale ou funéraire ? » se demande Mircea Eliade. « Parce qu’elle était née des Eaux, parce qu’elle est née de la lune, parce qu’elle représentait le principe yin, parce qu’elle avait été retrouvée dans une coquille, le symbole de la féminité toute 24 25

Ibidem, p. 330. Ibidem, pp. 335-336.

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créatrice. Toutes ces circonstances transfiguraient la perle en un centre cosmologique, dans lequel coïncidaient les prestiges de la Lune, de la Femme, de la Fécondité, de la Parturition… ».26 Les hiérophanies de la perle gardent ainsi les rêveries cosmiques primordiales. En analysant le rapport du visible et de l’invisible dans le cas de la cristallisation méduséenne, Giulio Raio parle d’une pétrification « du visible en interne, en invisible » chez Bachelard. À cet égard, « la rêverie cristalline n’est ni symbolique ni allégorique, ni formelle ni informelle ni matérielle ni immatérielle, c’est le pétrifié, le visité, l’annoncé (l’annonciation), le penseur, l’absorbé après la visitation ».27 En guise de conclusion Même si l’époque moderne ne conserve que les valeurs économique et « esthétique » des pierres précieuses, les poètes, par leurs métaphores littéraires, gardent encore les rêveries cristallines et la logique dynamique des images matérielles. La porte des songes sera toujours ouverte à notre âme rêveuse si le gardien est un poète. Et Bachelard cite un petit fragment de Thomas Hardy : « Le brouillard suspendait de minuscules diamants humides aux cils de Tess et mettait sur sa chevelure des gouttes pareilles aux semences de perles. Ces semences de perles, d’où viennent-elles ? Thomas Hardy a-t-il lu de vieux livres ? » se demande Bachelard. Au-delà des significations littéraires, on retrouve les rêves naturels qui nous animent et nous régénèrent l’existence. Thomas Hardy est un gardien de la porte des songes qui nous fait rêver les mots. « Pour rendre aux mots leurs rêves perdus, il faut revenir naïvement vers les choses ».28 Pour sortir de l’époque de tous les identitarismes, il faut revenir aux choses mêmes. Peut-être que les vrais penseurs ne pensent pas : ils rêvent leurs pensées. 26

Mircea Eliade, op. cit., p. 369. Giulio Raio, « Le Givre. Pour une phénoménologie de la cristallisation », in L’imaginaire des saisons et des climats, Symbolon, nº 7, 2011 et Éditions universitaires de Lyon III, 2011, p. 81. 28 Gaston Bachelard, op. cit., p. 339. 27

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Les eaux létales : une vision bachelardienne de la mort Les imaginaires de l’enfer sont très riches dans les traditions chrétiennes. Si l’on regarde les peintures murales dans les églises orthodoxes byzantines, on voit les catégories de péchés personnifiés avalés par un monstre qui ressemble au monstre biblique Léviathan. Les gens punis subissent toutes les tortures imaginées par l’être humain. Le feu de l’enfer est la matière la plus violente de l’imaginaire du mal dans la vision chrétienne. Dans la mythologie populaire roumaine, les monstres thériomorphes, les porteurs du mal, sont aussi sortis du feu ou de l’eau. En ce qui concerne la représentation populaire du diable, elle est souvent liée à l’imaginaire des étangs noirs ou des eaux violentes. En général, les imaginaires des enfers chrétiens sont violents. Bien que cette tradition soit bien représentée dans les textes et les peintures chrétiennes, dans d’autres traditions (de la mythologie populaire, de l’alchimie, de la littérature, etc.), il existe une dimension poétique de la mort. À cet égard, nous nous proposons de faire une approche sur l’imaginaire bachelardien des eaux létales en mettant en évidence aussi une poétique de la thanatologie féminine. La mort comme passage sur l’eau « La Mort ne fut-elle pas le premier Navigateur ? »29, se demande Bachelard. Dans un livre de Jean Libis, L’eau et la mort, l’auteur essaie de valoriser l’imaginaire de l’eau létale en partant de la poétique de Gaston Bachelard. Il reproche à Mircea Eliade le fait de passer sous le silence cette dimension de Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Librairie José Corti, Paris, 2011, p. 87. 29

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l’imaginaire aquatique en mettant sur le premier plan la capacité fécondatrice et créatrice de l’eau.30 À cet égard, il cite le Traité d’histoire des religions où Eliade considère que « les eaux symbolisent la totalité des virtualités ; elles sont fons et origo, la matrice de toutes les possibilités d’existence ».31 L’imaginaire de l’eau valorise en général ses propriétés germinatives. Mais certaines traditions mythologiques primitives mettent en valeur aussi sa dimension létale. Mircea Eliade présente souvent le symbolisme de l’eau comme un symbolisme ambivalent par le symbolisme de la mort initiatique qui est toujours un commencement et non pas une fin. Le très connu symbolisme du monstre marin est par exemple un symbolisme ambivalent. Le ventre du monstre marin qui engloutit Jonas symbolise la mort, l’Enfer, correspondant au Chaos, à la Nuit cosmique d’avant la Création, mais aussi au retour à la puissance germinale qui précède les formes de l’existence temporelle. Jonas meurt et renaît pour un nouveau commencement. « Être englouti équivaut donc à mourir, à pénétrer dans les Enfers – ce que tous les rites primitifs d’initiation dont nous avons parlé laissent très clairement entendre. Mais, d’autre part, l’entrée dans le ventre du monstre signifie aussi la réintégration d’un état préformel, embryonnaire ».32 Même si l’imaginaire chrétien médiéval garde encore l’image de Léviathan biblique, il perd la dimension ambivalente. Il est assimilé au mal absolu, à la mort perpétuelle. De l’Enfer chrétien, il n’y a point d’issue. Jean Libis critique Eliade de passer sous le silence la dimension létale de l’eau, mais pour les traditions préchrétiennes ou orientales cette dimension n’existe pas comme un mal absolu. Dans sa formule absolue et rationalisée, elle n’existe que dans le monde moderne occidental par la peur de la mort violente, issue peut-être de la tradition apocalyptique chrétienne. En commentant les rêveries des eaux mortes chez Edgar Allan Poe, Bachelard nous introduit une perspective particulière 30

Jean Libis, L’eau et la mort, Éditions Universitaires de Dijon, 1993. Mircea Eliade, Traité de l’histoire des religions, p. 165. 32 Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Gallimard, Paris, 1997, p. 273. 31

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dans l’imagination de la matière par l’intermédiaire de la rêverie de l’eau. Il utilise certains éléments de la psychanalyse dans son interprétation concernant par exemple les images premières des eaux, mais il met l’accent en même temps sur la liberté de rêverie du sujet. L’image inconsciente de la mère mourante dans l’œuvre d’Edgar Allan Poe est responsable peut-être de cet imaginaire de l’absorption de l’ombre du mort par l’eau, image rencontrée souvent dans la mythologie. À cet égard, le principe de l’imaginaire bachelardien de l’eau peut-être contenu dans ces mots : « L’eau est ainsi une invitation à mourir ; elle est une invitation à une mort spéciale qui nous permet de rejoindre un des refuges matériels élémentaires ».33 L’eau est ainsi un des refuges matériels élémentaires présents dans les premières rêveries. Par ses rêveries, l’homme est lié aux quatre éléments matériels : l’eau, la terre, le feu, l’air. Bachelard utilise un terme de la psychanalyse, « le complexe », pour désigner cette relation d’origine. L’un d’eux est le « complexe de Charon ». Charon fait partie de la mythologie grecque, mais il est présent aussi dans d’autres légendes, mythes et rêveries. « Tout un côté de notre âme nocturne s’explique par le mythe de la mort conçue comme un départ sur l’eau ».34 Une partie de l’imagination matérielle est liée de l’eau de la mort. Bachelard l’explique par « les valeurs inconscientes accumulées autour des funérailles par l’image du voyage sur l’eau ».35 Il ne s’agit pas d’un simple symbole rationalisé de la barque de Charon, mais d’un complexe entier qui suppose la naissance des rêveries primordiales. Elles se retrouvent dans de divers mythes populaires, des légendes naturelles, etc. L’eau n’est pas un simple élément matériel elle est un élément rêvé. Les eaux des morts sont des formes oniriques qui pénètrent dans les structures des mythes. À cet égard, on peut affirmer que Bachelard avait raison de parler d’un « complexe onirique de Caron » [sic] présent dans des mythologies ou des rêveries individuelles des poètes. Le 33

Gaston Bachelard, op. cit., p. 68. Ibidem, p. 90. 35 Ibidem. 34

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passage vers l’autre monde, le passage sur l’eau par la barque d’un certain Charon temporaire est l’image de la mort même avec son enfer. C’est l’enfer de l’eau onirique. Les mythes et les rêveries présentés par Bachelard sur la mort comme passage sur l’eau sont marqués par la figure de Charon, la mort lourde, lente, permanente. « La mort est un voyage qui ne finit jamais, elle est une perspective infinie de dangers… La barque de Caron va toujours aux enfers. Il n’y a pas de nautonier du bonheur ».36 La barque va aux enfers, mais ce n’est pas l’enfer qui compte, mais le voyage qui ne finit jamais. Charon est le navigateur éternel. Il est le porteur des âmes et des malheurs de l’homme. « Sans Caron, pas d’enfer possible ».37 Les rêveries des eaux létales sont concentrées sur « le passage » sur eaux, sur le travail de navigateur lourd et perpétuel de Charon. Pour Bachelard le « complexe de Caron » avec ses images illustre l’eau dans la mort comme un « élément accepté » dans les rêveries matérielles primordiales des funérailles primitives. La mort est un passage sur l’eau, le Grand Départ accompagné de Charon. Le philosophe français n’a pas l’intention de rationaliser les images du voyage des morts, de trouver des significations métaphysiques pour l’homme archaïque. Dans les religions primitives, la mort n’est jamais définitive. Si les rêveries primordiales de l’inconscient retiennent l’image de la mort sur l’eau, pourquoi ne retiennent-elles pas également les images de la renaissance, présentes même dans le christianisme, à travers la résurrection du Christ ? L’eau est un élément accepté de la mort, peut-être aussi parce que c’est un élément de la régénération. Les scénarios de la mort initiatique sont présents dans toutes les cultures primitives. La résurrection est la rêverie la plus étonnante de l’homme archaïque. Il accepte la mort et l’apprivoise par ses rituels, mais aussi selon la croyance issue de sa rêverie primordiale de la renaissance. À cet égard, on peut dire que l’eau onirique de la mort est toujours ambivalente. Les rêveries des poètes sont-elles 36 37

Ibidem, p. 94. Bachelard cite Saintine, op. cit.

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toujours chargées de ce pessimisme existentiel du « complexe de Caron » ? L’ophélisation de l’eau et de la mort L’autre complexe de la mort, discuté par Bachelard, est le « complexe d’Ophélie », où il groupe les images selon le principe de la présence de l’eau dans la mort comme un « élément désiré ». À cet égard, il traite du problème du suicide en littérature considéré comme « fort susceptible de nous donner l’imagination de la mort ».38 Du point de vue de la fiction, la projection littéraire du romancier fait que les moyens d’expression sont plus riches et plus élaborés. Un problème se pose s’il touche aux rêveries primordiales de l’eau désirée dans la mort. Bachelard fait ainsi appel à Shakespeare et à la mort d’Ophélie dans l’eau, « la vraie matière de la mort bien féminine ».39 Par rapport au « complexe de Caron », qui peut être interprété comme un complexe masculin de la mort, le « complexe d’Ophélie » nous dévoile une mort douce, une mort féminine. L’innocente Ophélie meurt pour les péchés d’autrui, elle porte sur les eaux ses propres malheurs. « L’eau est l’élément de la mort jeune et belle, de la mort fleurie, et, dans les drames de la vie et de la littérature, elle est l’élément de la mort sans orgueil ni vengeance, du suicide masochiste. L’eau est le symbole profond, organique de la femme qui ne sait que pleurer ses peines et dont les yeux sont si facilement noyés de larmes ».40 Le personnage de Laërte, cité par Bachelard, découvre devant le suicide d’Ophélie « ce qui est femme en lui ». Ce complexe universel provient lui aussi, semble dire Bachelard, de l’imaginaire primitif, du spectacle des êtres flottants qui ont l’air de dormir et de rêver. L’accent ne tombe pas sur la noyée, mais sur l’ophélisation de l’eau et de la mort. L’enfer n’existe plus. Une mort paradisiaque ? L’eau ne coule pas dans l’enfer des morts. Il n’y a pas de Charon. « Pendant des siècles, elle 38

Ibidem, p. 96. Ibidem. 40 Ibidem, p. 98. 39

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apparaîtra aux rêveurs et aux poètes, flottant sur son ruisseau, avec ses fleurs et sa chevelure étalée sur l’onde ».41 Ces rêveries mêlent la vie avec la mort. D’ailleurs, dans les diverses traditions archaïques préchrétiennes l’eau a le rôle d’abolir l’extinction définitive. Les enfers laissent la possibilité de souffrance en conservant la vie à un niveau réduit, ce que Mircea Eliade appelle un mode élémentaire de l’existence ; « c’est une régression, non une extinction finale. Dans l’attente du retour dans le circuit cosmique (transmigration) ou de la délivrance définitive, l’âme du mort souffre et cette souffrance est habituellement exprimée par la soif ».42 La soif du mort se trouve aussi dans les rituels d’enterrement dans la mythologie populaire roumaine. La belle Ophélie flotte sur une rivière calme et douce. Elle ne connaît pas la décomposition tout comme le moine Euthanasius de la nouvelle de Mihai Eminescu qui semble endormi sur l’eau qui coule. « L’île d’Euthanasius fait partie on peut dire de la classe des îles transcendantes parce que là le devenir n’est plus tragique, mais est humilié. On peut parler d’un arrêt sur place parce que le cadavre d’Euthanasius n’est pas soumis au processus de décomposition et il reste sous cette cascade des siècles tout comme un vieux roi des contes des fées ».43 La tendance de la rationalisation des images, de faire des images concepts, risque de dénaturer le processus même de l’imagination. Bachelard nous avertit par ses considérations sur la rêverie et sur le mécanisme de l’imagination littéraire qui se développe « dans le règne d’image d’image ».44 À cet égard, il faut suivre la force des éléments matériels qui rend possible l’imagination matérielle. L’exemple de l’inversion d’un « complexe d’Ophélie » dans le roman de Gabriele D’Annunzio, Forse che si, Forse che no, donné par Bachelard, a le rôle de nous montrer la force imaginative de l’élément aquatique. Les cheveux d’Isabella « glissaient comme une eau lente ». Ce n’est 41

Ibidem. Mircea Eliade, Traité…, p. 173. 43 Mircea Eliade, Insula lui Eutanasius, Ed. Humanitas, București, 1993, pp. 14-15. 44 Gaston Bachelard, op. cit., p. 101. 42

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pas la forme de chevelure qui fait penser à l’eau courante, c’est son mouvement. « Ainsi, une chevelure vivante, chantée par un poète, doit suggérer un mouvement, une onde qui passe, une onde qui frémit ».45 La matérialité de l’eau détermine, elle aussi, ce complexe inversé qui unit l’eau, la femme et la mort. La mort est apprivoisée dans les rêveries des poètes et des peintres par l’eau et par la jeune femme. D’ailleurs, Bachelard écrit : « L’eau humanise la mort et mêle quelques sons clairs au plus sourd gémissement. Parfois une douceur accrue, des ombres plus habiles tempèrent à l’extrême le réalisme de la mort ».46 L’humanisation de la mort monte jusqu’au niveau cosmique par l’union de la lune et des flots, dans les rêveries poétiques, ce qui Bachelard nomme « scène d’amour du ciel et de l’eau ». La nuit, le ciel, la lune et les étoiles participent eux aussi à la tragédie de la triste Ophélie. Le pseudo-enfer noir des ombres se cache devant la lumière de la lune « ophélisée » qui semble être reflétée par les eaux de la rivière. Les images de l’eau nous induisent une féminité cachée de l’eau mise en évidence par la mythologie, la psychanalyse, la littérature, etc. Maternelle et érotique, l’eau se trouve dans des mythes, rêves, poésies. Il ne s’agit pas des eaux mortes, d’étangs noirs ou de marais des monstres, mais des rivières lentes, cristallines ou des eaux maternelles de la mer. Le suicide d’Ophélie, par le désir de l’eau, nous dévoile une thanatologie qui unifie Éros et Thanatos par la matérialité des images qui forment ce que Bachelard appelle « le prototype de la mort littéraire ». Les rêveries poétiques d’un Rimbaud ou celles de la peinture de Delacroix ou John Everett Millais ne font que de redécouvrir en nous ce désir féminin érotico-thanatique de l’imagination. Matrice d’une euthanasie transcendantale47, la littérature contribue ainsi, tout comme les rituels mythologiques, à apprivoiser la mort. L’image d’Ophélie peut être interprétée, selon Bachelard, comme « un symbole d’une grande loi de l’imagination. L’imagination du malheur et de la mort trouve 45

Ibidem. Ibidem, p. 103. 47 Jean Libis, op. cit. 46

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dans la matière de l’eau une image matérielle particulièrement puissante et naturelle. Ainsi pour certaines âmes, l’eau tient vraiment la mort dans sa substance. Elle communique une rêverie où l’horreur est lente et tranquille »48. Le désir intime de la mort par l’eau ne tient pas compte de la mort réelle par suffocation, mais il exprime une mélancolie existentielle originelle. Plusieurs Ophélie des poètes expriment ce jeu intime d’une rêverie qui unit la nuit, la rivière, la lune dans une mélancolie, qui semble avoir l’origine dans les rêveries primordiales de l’homme. Élément mélancolisant, l’eau est considérée souvent comme un élément triste. Les commentaires bachelardiens sur certains poèmes d’Edgar Poe et de Lamartine soulignent la tristesse de l’eau par les larmes. Une perte de notre être, c’est les larmes, une sorte de dissolution de l’âme. Le monde entier semble trouver la dissolution dans les larmes de l’âme mélancolique. Tout semble envoyer à un unique élément, un élément cosmique qui tient tout l’univers, la vie et la mort – l’eau. « L’eau rend la mort élémentaire. L’eau meurt avec le mort dans sa substance. L’eau est alors un néant substantiel. On ne peut aller plus loin dans le désespoir. Pour certaines âmes, l’eau est la matière du désespoir »49. La rêverie mélancolique nous approche d’une profondeur philosophique. Les premiers concepts sont nés à partir de rêveries. Mais, plus que les concepts, les rêveries expriment par leur dimension poétique la profondeur de l’existence. Il n’y a pas d’angoisse concernant le néant substantiel, mais des rêveries. En guise de conclusion Dans le film d’Ingmar Bergman, Le septième sceau, le chevalier qui rentre de la croisade avec son écuyer, après dix ans de guerre, est attendu sur la plage entourée des eaux de la mer par la Mort personnifiée par un homme terrible habillé en noir. Le retour du chevalier Antonius Blok chez lui et dans son château c’est le retour vers la Mort. Il semble que pour le chevalier, la Mort n’est pas une surprise et lui demande un répit de quelques 48 49

Gaston Bachelard, op. cit., p. 105. Ibidem, p. 108.

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jours en la provoquant à un jeu d’échecs. Son retour a lieu sous des signes apocalyptiques. La grande peste ravage le monde. Les vols, les crimes, les tortures, les gens mutilés par la peste sont présents partout. Un enfer réel entouré des eaux de la mort ? Une décennie et demie après la Grande Guerre mondiale, ces images de l’enfer du film de Bergman posent encore des questions sur la croyance en Dieu, sur le sens de la vie et de la mort. L’écuyer du chevalier voit le sens de la vie dans la présence de la mort et du néant. Un enfer permanent. D’ailleurs, le film finit par une danse macabre, danse de la mort. La vie est un jeu qui finit toujours dans une danse macabre. Finalement, le chevalier est vaincu par la mort, mais il aboutit à « saluer » une jeune famille de baladins, en chemin, qui vivaient en innocence leurs plaisirs simples et la croyance en Dieu. Est-ce là le sens de la vie ? Peut-être que la vie et la mort doivent être rêvées. Du point de vue de l’innocence. Les deux jeunes acteurs populaires qui dansent et chantent en présence de la mort sont d’un optimisme onirique primitif. Si l’eau semble être un discret spectateur du monde qui entoure l’île réelle de l’enfer apocalyptique dans le film d’Ingmar Bergman, chez Bachelard, elle est une véritable actrice de la mort. Le philosophe essaie de surprendre par ses commentaires sur la littérature et la mythologie, cet optimisme-pessimisme onirique dans les rêveries primordiales de la mort qui ne sont pas du tout cauchemaresques ou apocalyptiques. Ce sont des rêveries naturelles de la mort acceptée ou de la mort désirée comme un long passage sur l’eau. L’imaginaire de l’eau apprivoise toutes les aspérités violentes de la mort avec ses enfers rationalisés. Le rêveur bachelardien de la mort ne souffre pas de la « terreur de l’Histoire ». Il n’est pas une âme innocente comme dans le film de Bergman, mais peut-être un esprit innocent. L’esprit innocent est l’esprit qui vit les rêveries primordiales par ses rêveries poétiques. À cet égard, la mythologie et la littérature au-delà des théories rationalistes les plus élaborées, même logiciste, restent une source inépuisable d’accès à l’univers onirique de l’homme, à l’imagination « conçue comme faculté naturelle et non plus comme une faculté éduquée ».50 50

Ibidem, p. 207.

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La faculté naturelle de l’imagination semble avoir un correspondant féminin. On rappelle ici le principe de la phénoménologie bachelardienne sur les images du masculin et du féminin. « De l’homme à la femme et de la femme à l’homme il y a une communication d’anima. En l’anima est le principe commun de l’idéalisation de l’humain, le principe de la rêverie de l’être, d’un être qui voudrait la tranquillité et par conséquent, la continuité d’être ».51 Si le principe de la rêverie de l’être est l’anima, on peut comprendre mieux la nature féminine de la rêverie et de la poétique. L’eau est considérée comme un élément matériel par excellence féminin. L’eau onirique de la mort est aussi chargée d’une féminité naturelle primitive. L’ophélisation de la mort nous dévoile une dimension féminine de la thanatologie onirique où l’image de l’enfer est dominée par la matérialité de l’eau qui unit la vie à la mort dans le berceau maternel universel de l’eau qui nous offre aussi des messages thérapeutiques par la parole de l’eau. D’ailleurs, L’eau et les rêves finit dans un optimisme onirique qui nous restitue peut-être le sens de la vie et de la mort à travers des rêveries matérielles aquatiques répondant à nos paroles chargées de malheurs existentiels : « Venez, ô mes amis, dans le clair matin, chanter les voyelles du ruisseau ! Où est notre première souffrance ? C’est que nous avons hésité à dire… Elle est née dans les heures où nous avons entassé en nous des choses tues. Le ruisseau vous apprendra à parler quand même, malgré les peines et les souvenirs, il vous apprendra l’euphorie par l’euphuisme, l’énergie par le poème. Il vous redira, à chaque instant, quelque beau mot tout rond qui roule sur des pierres ».52

51

Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, PUF, Paris, 1999, p. 74. 52 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, p. 218.

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Le lyrisme du forgeron : nature et technique dans les rêveries de la volonté Gaston Bachelard ajoute un petit chapitre de synthèse sur la « matière forgée » à la fin de la première partie de son livre célèbre La terre et les rêveries de la volonté. L’ouvrage est consacré à l’imagination de la matière terrestre, à la dialectique du dur et du mou. Par la matière forgée, il a l’occasion « de montrer les valeurs dynamiques d’un métier complet du point de vue de l’imagination matérielle, puisqu’il utilise les quatre éléments qui donnent à l’homme les puissances d’un démiurge ».53 La matière forgée représente la synthèse des quatre éléments sublimés dans les rêveries du forgeron. Nous nous proposons de mettre en évidence le lyrisme du forgeron et l’imagination créatrice de la relation entre la nature et la technique. La terre et l’imagination dynamique de la matière Selon Bachelard, l’imagination créatrice de l’irréel, de par sa fonction, est très différente de l’imagination reproductrice. Sa source primitive est toujours quelque chose a priori, par rapport à la perception du réel. Les images sont imaginées. En utilisant le terme de « sublimation » de la psychanalyse, Bachelard tient la fonction de l’irréel pour responsable de la créativité du psychique. « Et comme la sublimation est le dynamisme le plus normal du psychisme, nous pourrons montrer que les images sortent du fonds propre humain ».54 La notion de l’archétype des images est une notion empruntée à Carl Gustav Jung, mais l’archétype bachelardien 53 54

Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, p. 12. Ibidem, p. 4.

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est plutôt une structure primitive dynamique des images qui « doit être comprise dans la catégorie de l'image poétique créatrice, non dans celle de la psychanalyse ».55 L’imagination de la matière semble être la plus primitive des formes de l’imagination créatrice. Les quatre éléments (terre, eau, air et feu), qui fournissent « les hormones de l’imagination », relient l’inconscient du rêveur avec le cosmos. Gaston Bachelard place l’imagination terrestre, du point de vue de l’intimité de la matière, au-dessus des autres imaginations matérielles (l’air, le feu et l’eau). D’ailleurs, l’imagination terrestre peut être considérée comme l’une des plus subtiles formes de l’imagination de la matière impliquée dans le processus de la création. Grand lecteur, Gaston Bachelard trouve dans l’imagination littéraire la nouveauté des images qui renouvellent les archétypes de la puissance créatrice. À cet égard, il considère que le langage littéraire exprime l’origine de la création par de nouvelles images : « Réanimer un langage en créant de nouvelles images, voilà la fonction de la littérature et de la poésie ».56 Il invoque ainsi les poètes pour mettre en évidence le nouveau dynamisme psychique des images matérielles et paradoxalement la solidarité entre l’imagination créatrice et la volonté. Bachelard parle d’un pancalisme actif « qui doit projeter le beau au-delà de l’utile, donc un pancalisme qui doit parler » et mettre en évidence « la beauté intime des matières » et « l’intimité de l’énergie du travailleur ».57 Selon Bachelard, l’imagination matérielle peut suivre le cadre formel de la psychanalyse des deux mouvements : l’extraversion et l’introversion. L’imagination matérielle extravertie exprime « les rêveries actives qui nous invitent à agir sur la matière ». L’imagination introvertie valorise les images de l’intimité du repos. « Finalement, toutes les images se développent entre les deux pôles, elles vivent 55

Myung-Hee Hong, « La notion d’archétype chez Bachelard », in Cahiers Gaston Bachelard n° 1, EUD, Dijon, 1998, p. 70. 56 Gaston Bachelard, op. cit., p. 6. 57 Ibidem, pp. 8-9.

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dialectiquement des séductions de l’univers et des certitudes de l’intimité ».58 Notre analyse concerne surtout les rêveries de la volonté et la dialectique du dur et du mou qui « commande toutes les images de la matière terrestre ». La dialectique de l’énergétisme imaginaire met en valeur le monde résistant de la matière et les fondements de l’imagination matérielle qui réside dans les images primitives de la dureté et de la mollesse. En invoquant l’idéalisme magique de Novalis, selon lequel l’être humain éveille la matière, Gaston Bachelard renonce à l’idée du dualisme classique de l’objet et du sujet en faveur d’un dualisme énergétique, un dualisme actif qui, à travers l’imagination matérielle, devient un accélérateur du psychisme. Grâce à cet accélérateur du psychisme, l’image littéraire, préférée par le philosophe de la rêverie, détruit les images « paresseuses de la perception » afin de recréer un univers nouveau des images. « L’imagination littéraire désimagine pour mieux réimaginer ».59 C’est l’imagination de l’ouvrier, « poète à la main pétrissante », qui commande les choses. Il chante ainsi sa liberté par rapport à la résistance de la matière. Par son travail l’homme défie la matière qui lui répond. Il « n’est plus un simple philosophe devant l’univers, il est une force infatigable contre l’univers, contre la substance des choses… une puissance de création qui se multiplie par de nombreuses métaphores ».60 Gaston Bachelard fait la distinction entre la volonté de puissance du chef de clan et la volonté de travail du travailleur, animée par les images matérielles. Les travailleurs démiurges qui travaillent le dur ou le mou, « dans l’exploitation de leurs forces, ils ont des visions d’univers, les visions contemporaines d’une Création. Le travail est – au fond même des substances – une Genèse » qui recrée la matière. La demiurgie de l’imagination matérielle recrée l’univers même. À cet égard, le philosophe de la rêverie cherche dans la création littéraire les grandes rêveries du démiurge travailleur. Ses interprétations dépassent les lignes de la psychanalyse. Pour 58

Ibidem, p. 10. Ibidem, p. 26. 60 Ibidem, p. 29. 59

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Bachelard l’imagination matérielle du travailleur est plutôt une imagination intentionnelle qui imprime sa dimension recréatrice, par le dynamisme de la volonté, à la matière qui ne reste pas un simple objet passif de l’action de l’Homo faber. La matière lui parle par le truchement de l’imagination créatrice. Les analyses de Bachelard sur certains textes littéraires, lors des premiers chapitres, mettent, de nouveau, en évidence l’onirisme actif du travailleur qui unit les deux grandes fonctions psychiques : l’imagination et la volonté dans le travail des matériaux durs, par l’agressivité des outils, dans le travail de la pâte et de la mollesse. Chaque forme de travail demande un inconscient propre du travailleur et des images créatrices particulières. Les rêveries de l’Homo faber « Toutes les duretés de l’âge du fer ne doivent pas nous faire oublier que cet âge est l’âge du forgeron, le temps de la mâle joie forgeronne »61, écrit Bachelard. Mais, dans ses rêveries de la volonté, Gaston Bachelard ne s’occupe ni de l’histoire ni de la mythologie du forgeron. Il trouve la puissance créatrice des images matérielles dans la littérature du forgeron. Si « la littérature, orale ou écrite, est la fille de la mythologie »62, selon Mircea Eliade, on peut commencer par quelques appréciations sur l’image du forgeron dans la mythologie. Les métaux et les outils du forgeron supposent une force magico-religieuse. Il faut rappeler que le fer météorique était adoré par les primitifs à cause de son origine céleste, transcendante, sacrée. Dans plusieurs traditions, l’art du forgeron est considéré comme d’origine divine et le forgeron comme un héros civilisateur, un descendant des dieux forgerons créateurs du monde. Par exemple, chez les Dogons, le Premier Forgeron occupe un rôle essentiel dans la mythologie. Il est un forgeron céleste qui a apporté sur la terre les premières 61

Ibidem, p. 134. Mircea Eliade, Încercarea labirintului, Entretiens avec ClaudeHenri Rocquet, Ed. Dacia, Cluj-Napoca, 1990, p. 141.

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semences, il a inventé le feu, l’agriculture, etc.63 Dans la dimension religieuse subsiste une poétique du mythe qui nous dévoile les origines transcendantes de la création. Dans diverses traditions mythiques il y a une solidarité entre les prêtreschamans, les héros et les forgerons, en ce qui concerne la conservation par la poésie épique des mythes sur leur origine divine. D’ailleurs, les rituels du travail sacré des métaux sont accompagnés souvent de chansons. Le Forgeron divin fabrique les armes des dieux, il est leur architecte et leur forgeron. En invoquant les recherches du mythologue Théodore Gaster, Mircea Eliade montre la relation primordiale entre le dieu forgeron, la musique, le chant et la danse. Il remarque la solidarité entre le métier de forgeron et le chant dans le vocabulaire sémitique. L’étymologie du mot « poète » du grec poiêtês a une origine commune avec celui d’artisan ou artiste. Le mot sanscrit *taksh — « fabriquer » — est utilisé pour exprimer la composition des chansons du Rig Veda (I, 62, 13 ; V ; 2 II).64 On remarque des similitudes dans la mythologie scandinave où lotha-smithe signifie chanson-forgeron, de même que chez les Turcs, Tartares et Mongols. Dans le Proche-Orient et en Europe orientale, même aujourd’hui, les Gitans forgerons récitent et chantent des poèmes épiques généalogiques de la descendance divine. Ils s’appellent Dom en Perse, en Arménie Lom, et en Europe Rom et sont originaires de l’Inde, où de nombreuses tribus s’appellent Dom. Dans les textes sanscrits ils sont considérés comme purs et sont connus surtout comme musiciens et forgerons.65 Les métaux, tout comme les pierres de la terre, sont aussi sacrés. Terra mater est la matrice d’origine où les métaux poussent. Ils sont vivants. Plus tard, l’alchimie a repris certaines traditions métallurgiques anciennes qui concernent la sexualité des métaux. La nature a une finalité par la création permanente 63

Cf. Marcel Griaule, Masques Dogons, Paris, 1938, p. 49. Mircea Eliade, Făurari și alchimiști, Ed. Humanitas, București, 1996, p. 98. 65 Ibidem, p. 99. 64

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de ses matières. Dans plusieurs traditions métallurgiques les mineurs et les forgerons sont soumis aux rituels de purification concernant la sacralité des métaux. Entre la nature et la technique du travail des mineurs et des forgerons, il y a une relation intrinsèque prouvée par le respect de leur sacralité. Le lyrisme du forgeron mythique met en évidence la solidarité sacrée de la nature, la technique et le travail des métaux. En reprenant la lecture de son ouvrage La terre et les rêveries de la volonté, on peut remarquer que le philosophe français s’occupe des rêveries du travail positif du forgeron, rêveries qui sont à la base de la psychologie de la création. Les rêveries qui sont à la base de la psychologie de la création renvoient au métier mythique du forgeron, qui est solidaire de la poésie, du chant et de la musique. Avant de s’élever, le marteau du forgeron danse et chante. « Les chants de l’enclume et du marteau ont donné d’innombrables chants populaires ».66 La nature est déterminée dans les chants de l’enclume et du marteau à délivrer les sons poétiques fondamentaux. Entre l’enclume et le marteau le fer rouge forgé demande aux quatre éléments archétypaux (la terre, l’eau, l’air et le feu) de s’unir dans les profondeurs de l’imagination matérielle en vue d’une nouvelle création, ce que Bachelard appelle le « sens inventif à ce combat des éléments ». Ici, le philosophe de la rêverie met en opposition le matérialisme prématuré ou externe, le positivisme naïf des historiens des sciences et des techniques, la connaissance utilitaire ou expérimentale, avec le matérialisme profond, le matérialisme songeur de l’imagination créatrice de la matière. Dans le matérialisme songeur, la nature et la technique sont toujours dans une opposition constructive. Il n’y a pas de domination de la part du forgeron et de ses outils sur les quatre éléments de la nature, mais une collaboration créatrice. Cette poétique du travail fait de l’Homo faber un démiurge rêveur et non pas un démiurge dominateur. Il y a une longue histoire médiévale des contes du forgeron avec ses mystères où on cherche la vérité de la dureté et de l’élasticité, non pas dans le matérialisme positif, mais dans 66

Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, p. 139.

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la métallurgie métaphorique, qui renvoie aux rêveries premières, aux rêveries cosmiques. À cet égard, G. Bachelard cite l’épopée du travail Kalevala d’Elias Lönnrot « pour comprendre que les formules utilitaires ne peuvent correspondre qu’à un aspect particulier du psychisme du travailleur. Dans le Kalevala, la trempe appelle dans le fer toutes les puissances cosmiques ».67 Le philosophe de la rêverie ne reprend pas les thèmes de la liaison entre la magie et la technique, mais l’instance onirique plus profonde de l’onirisme du travail. Les éléments de la nature créent un équilibre fluide entre eux dans la technique du travail par les rêveries profondes. « On ne s’étonnera donc pas que cette pratique qui consiste à asperger de l’eau sur le feu soit à l’origine de métaphores par lesquelles la médecine recommande d’animer le feu de la vie par de légères ablutions »68, écrit Bachelard, en citant Daniel Duncan, Histoire de l’Animal ou la Connaissance du corps animé. D’un autre côté, par la forge, le fer est enrichi de toutes les puissances du feu. Par l’eau froide le feu est enfermé dans le fer. Dans l’alchimie, il y a aussi des images du feu pris au piège, du feu enfermé. Dans l’exemple de l’épée héroïque, la chaleur du « combat » est déjà en puissance dans le « feu » de l’épée. « L’épée forgée et trempée avec tous les rêves de la forge est une matière d’héroïsme. Elle est légendaire, dans sa substance, avant d’appartenir au héros ».69 Gaston Bachelard confirme ainsi que les rêveries sont de véritables hypothèses oniriques qui se trouvent à la base des techniques. Le résultat du travail fini, de ces expériences objectives, suppose la force des images premières. La morale du travail et de l’outil est déterminée par les rêveries profondes du combat d’éléments. Nature et technique se solidarisent par les rêveries premières des images matérielles. La forge est l’emblème de cette solidarité et de l’unité du travail qui devient un tableau littéraire : « la forge en littérature est une des grandes rêveries de la volonté ».70 Par ses 67

Ibidem, p. 150. Ibidem, p. 151. 69 Ibidem, p. 154. 70 Ibidem, p. 156. 68

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analyses de poèmes et de textes littéraires, Bachelard met en valeur la cosmicité des images de la forge et la présence de celles-ci chez les écrivains, dans divers espaces culturels. En même temps, il suit des mythes de la forge et du forgeron dans leurs onirismes profonds dans la mythologie mexicaine (D. H. Lawrence), chez les Dogons (Marcel Griaule) ou dans le mythe de Wieland le forgeron en critiquant le rationalisme univoque de l’interprétation de Walter Scott. Bachelard fait aussi appel aux mythes du sacrifice présenté par Marcel Granet, où la fusion des métaux suppose des rituels de mariage. Le forgeron et sa femme se jettent symboliquement dans la fournaise. L’onirisme de la sexualité des métaux, par ces genres de sacrifice, accomplit la création de l’alliage. Les mythes de la sexualité de la nature et les mythes du sacrifice font partie, à l’origine, de la catégorie de mythes cosmogoniques, où la mort et la renaissance sont indispensables à la création.71 Le forgeron est assimilé aux demi-dieux et, souvent, il est l’intermédiaire entre les dieux et les hommes. En maîtrisant les quatre éléments de la nature, il s’institue démiurge. Même les dieux s’adressent au forgeron comme au possesseur du plus grand feu, écrit Bachelard, en citant Georges Dumézil. En invoquant Victor Hugo (Les Travailleurs de la Mer, chapitre « La Forge »), Gaston Bachelard met en évidence surtout les associations oniriques des forces de cette domination de l’air, de l’eau et du feu, plutôt que les associations des idées. « La fonction du réel – et ses déviations – serait mieux prospectée par les images que par les projets énoncés conceptuellement ».72 Par ses commentaires sur la création forgeronne de la célèbre épopée populaire finnoise, Bachelard termine cet intéressant chapitre sur le lyrisme du forgeron et sur la relation constructive entre nature et technique.

71 72

Mircea Eliade, op. cit., pp. 65-77. Gaston Bachelard, op. cit., p. 176.

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En guise de conclusion : l’Homme rêveur et la technique moderne Par l’énergétisme de l’imagination de la matière, Gaston Bachelard met en valeur l’onirisme primitif de la création. Même s’il utilise certaines thèses de la psychanalyse, il se comporte plutôt comme un herméneute des symboles oniriques. Il est un destructeur de tous les rationalismes qui voient dans le travail de l’Homo faber l’expression unilatérale de l’utilité économique et sociale. L’idée d’un pancalisme actif de la matière renvoie à une interprétation nouvelle de la relation entre l’Homo faber et la nature. Le démiurge forgeron est né dans l’intérieur de ce pancalisme. Pour lui, la nature n’est pas un objet en soi, mais une matière intime, qui se dévoile à travers des rêveries primordiales. Nature et technique ne se trouvent pas dans une relation de domination, mais dans une opposition constructive, grâce au lyrisme du forgeron, qui est surtout un Homme rêveur, tout autant qu’un Homo faber, dans le sens d’H. Bergson, critiqué, d’ailleurs, par Bachelard. Dans son ouvrage Le rationalisme appliqué, paru un an après La terre et les rêveries de la volonté, Gaston Bachelard exprime sa fidélité envers la conception sur les deux axes de l’esprit : l’imaginaire et la rationalité. En même temps, le philosophe parle d’un équilibre entre l’activité symbolique, qui nous rapproche de la nature et la science, qui nous en éloigne. C’est l’objet de ce que Bachelard appelle la rythmanalyse. La technique a un rôle essentiel dans le monde moderne, mais « elle n’est pas l’expression de l’activité d’un Homo faber qui en exploite les produits pour son utilité. La technique est une véritable technosphère soutenue par une société technicienne taylorisée. Elle n’est pas seulement un projet de domination de la nature… la technique est en continuité avec la fabulation de l’imagination, des archétypes de l’inconscient, c'est-à-dire la vie dans sa dimension symbolique ».73 Le problème, c’est de savoir

73

Rhida Azzouz, « Le rôle de la technique dans la philosophie de Bachelard », in La science, la création littéraire et l’image visuelle,

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d’où viennent les dérapages de la technique actuelle qui menacent la vie symbolique. Les commentateurs de la préface de Bachelard au livre de M. Buber Je et Tu trouvent ici une éthique et une politique bachelardiennes de la technique. Rhida Azzouz, par exemple, considère que l’idée de responsabilité envers l’autre, exprimée par Gaston Bachelard dans cette préface, a lieu par l’intermédiaire du symbole qui peut limiter le règne objectif de la technique, qui est le règne de la personne, de la réciprocité et du dialogue. Le moyen par lequel le philosophe voit la conciliation de la technique et du symbolique, c’est l’éducation, qui est une pédagogie de l’existence des deux voies de l’esprit. Le Prométhée rêveur, c’est la liberté de créer de la matière par les images. Le Prométhée moderne connaît une dynamique de l’action sans garder toujours la solidarité avec la nature et ses symboles. Il trahit les dieux, mais surtout le pancalisme de la matière. Le démiurge-forgeron est un Prométhée rêveur qui « vole » le feu pour l’offrir à l’homme, par l’onirisme de la forge, où le combat des quatre éléments se transforme en chant, en danse et en musique. Il ne s’agit pas d’opposer un Prométhée rêveur à un Prométhée penseur, mais de rappeler qu’à l’origine des hypothèses de la pensée se trouvent les hypothèses oniriques qui ont créé, par l’imagination créatrice, l’être même de l’homme humain. Exploiter l’homme et la nature par un prométhéisme dominateur d’une rationalité totalitaire signifie participer à la destruction de la relation intime entre l’homme et son habitation d’origine, une relation qui a commencé par la poétique de ses rêveries primordiales.

dans la revue Association des Amis de Gaston Bachelard, Bulletin nº 6, 2004, Imprimerie Ahuy, p. 44.

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La poétique du sacré et le sens de la technique La barbarie ne tient pas principalement dans le manque de raison, mais dans le manque de nature. Leopardi

L’existence de l’homme suppose une relation particulière du celui-ci avec la nature. Mais, la nature n’est pas une simple réalité perceptible, elle est toujours une nature rêvée. La technique contemporaine, cette découverte de la rationalité moderne, est aujourd’hui un véritable pharmakon qui suppose, par son progrès, la transformation essentielle des conditions de vie de l’homme, mais aussi un danger, par ses effets secondaires, qui s’opposent à la tradition culturelle reliée à l’habitat naturel de l’homme. La révolution de la science et de la technique moderne, considère Mircea Eliade, peut être comparée, par l’apparition d’un nouveau type de civilisation, à la découverte de l’agriculture, dans l’histoire de l’humanité, qui a provoqué une profonde crise spirituelle de l’homme archaïque, par la disparition dramatique des mythologies et des religions de la société des chasseurs nomades.74 Quelque dramatique qu’il soit, dans ce cas, le sacré a connu une continuité, par ses métamorphoses. Il s’agit du lent passage d’une société archaïque sacralisée à une autre société sacralisée. La particularité de la société moderne, c’est qu’elle est le résultat de la désacralisation rapide de la nature et du travail par le prométhéisme de la technique. Ainsi, il sera difficile de prévoir les développements ultérieurs de ces découvertes, en constatant aujourd’hui l’existence d’une crise spirituelle profonde marquée par une diversité des phénomènes 74

Mircea Eliade, op. cit, p. 188.

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d’aliénation de l’homme contemporain et causée par les dérapages de la technique. Dans notre essai, nous voudrions répondre à une question apparemment simple : est-ce qu’il y a une relation fondamentale entre le sacré et la technique ? La hiérophanie de la nature comme expérience poétique du sacré Au-delà des approches théologiques, sociologiques et même anthropologiques de l’expérience religieuse, on peut s’interroger si l’expérience du sacré ne peut-elle être considérée, à l’origine, comme une rêverie poétique de la transcendance ? La classique description du sacré de Rudolf Otto propose une interprétation phénoménologique, qui renvoie à une structure émotionnelle a priori du psychisme humain, le sentiment du numineux, qui révèle une altérité absolue, tout autre (ganz andere, selon Rudolf Otto). Même si l’origine de cette structure est difficile à expliquer, on peut affirmer que le sentiment du sacré suppose un dialogue entre le sujet humain et l’invisible transcendance. Le problème est de savoir de quel dialogue il s’agit ? En partant de la notion du sacré, décrite par Rudolf Otto, René Thom nous propose une interprétation par la notion de « transcendance démembrée ». Après l’émotion de la fascination, le sujet humain sort de son immobilisation par l’intermédiaire de la création. « La première manifestation de cette sortie de la fascination, c’est l’apparition d’un flux émanant de la forme transcendante et atteignant le sujet transcendé. Ce flux pourra susciter, de la part du sujet atteint, un contre-flux de réponse. Il pourrait ainsi s’établir une structure de dialogue – voire, éventuellement, de conflit (la lutte avec l’Ange) ».75 René Thom développe une explication dans le cas de la supériorité absolue de la forme fascinatrice. Il s’agit d’une irréversibilité foncière du processus. Il exprime « cette situation dans le cadre du formalisme saillance-prégnance » 75

René Thom « La transcendance démembrée », in Postface chez Bruno Pinchard, La Raison dédoublée, Aubier, Paris, 1992, p. 576.

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introduit dans son ouvrage Esquisse d’une Sémiophysique. Ce qui nous semble important comme hypothèse du travail, c’est l’analyse du contre-flux de réponse exerçait par le sujet humain sur l’altérité de la transcendance. La prégnance de la transcendance invisible est modifiée dans un espace de transition, de l’intervalle de confrontation entre le visible et l’invisible, par la conscience imaginative du sujet. Il s’agit, d’abord, d’une connaissance poétique du monde, qui précède, selon Bachelard, la connaissance raisonnable des objets. « Le monde est beau avant d’être vrai. Le monde est admiré avant d’être vérifié. Toute primitivité est onirisme pur ».76 La contemplation poétique du monde suit à la fascination de la transcendance. L’homme voit le monde par les yeux de la transcendance. D’ailleurs, Bachelard place la contemplation après la rêverie, qui est une fascination originelle, mais avant la représentation. La contemplation poétique est déjà une ressuscitation des rêveries, une création des images par des images oniriques premières. « C’est une longue évolution imaginative qui nous mène de la rêverie fondamentale à une connaissance discursive de la beauté des formes. Une métaphysique de la connaissance utilitaire explique l’homme comme un groupe de réflexes conditionnés. Elle laisse hors d’examen l’homme rêvant, l’homme rêveur. Il faut rendre à l’image son psychisme primitif. L’image pour l’image, telle est la formule de l’imagination active ».77 En ce sens, pour Martin Heidegger, le regard vers les cieux pour révéler le divin c’est l’origine de l’image poétique essentielle de l’existence de l’homme sur terre.78 L’important, c’est le fait que les images poétiques ne soient pas « de simples fantaisies ou illusions, mais des imaginations en tant qu’inclusions visibles de l’étranger dans l’espace familier. Le dire poétique des images rassemble et unit en un seul verbe la 76

Gaston Bachelard, L’air et les songes, José Corti, Paris, 1992, p. 216. 77 Ibidem, p. 217. 78 Voir notre analyse « De Heidegger à Eliade : deux philosophies mytho-poétiques », in Caietele Echinox nº 17, Mythos vs Logos, ClujNapoca, 2009.

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clarté et les échos des phénomènes célestes, l’obscurité et le silence de l’étranger ».79 Selon Heidegger, l’image poétique authentique est le regard qui exprime l’invisible en visible. Le regard vers les cieux, tout comme l’image poétique, met en évidence l’intervalle de l’appropriation entre la terre et le ciel, instituée par l’homme en révélant les traces de l’invisible. La faculté qui exprime cette « habitation » poétique est l’imagination créatrice, comme faculté particulaire qui exprime la modalité authentique d’être de l’homme. L’image poétique des cieux qui cachent l’invisible est à l’origine de toute la pensée. L’homme devient conscient de son existence par la force poétique de ce regard. Mais, la force poétique du regard suppose une rêverie du monde. « La rêverie poétique est une rêverie cosmique »80 ; note Bachelard. L’homme ne vit pas dans un monde brut, mais dans un monde rêvé. La première fonction de notre psychisme est, paradoxalement, la fonction de l’irréel, qui est l’essence de la rêverie. La fonction du réel nous oblige à nous adapter à la réalité, écrit Bachelard. Cependant, à l’origine, la notion de « réalité » authentique, dans les traditions archaïques, est le sacré, la « réalité » qui dévoile la manifestation de la transcendance. Donc, le sacré est irréel, par le rapport avec le profane sensible, mais, il est réel dans l’ordre ontologique de la rêverie cosmique de l’homme. L’homme religieux a accès à la transcendance, par le truchement de cette confrontation dévoilée par l’hiérophanie. Dans la mentalité archaïque, le cosmos est une hiérophanie. Le monde n’est pas un silence universel neutre. Il parle à l’homme parce qu’il est un monde consacré. Le monde, pour la contemplation du rêveur, n’est pas un simple objet, mais un sujet. « Tout ce que je regarde me regarde »81, écrit Bachelard, en commentant une thèse de Novalis. « Le Cosmos, somme de beautés est un Argus, somme d’yeux toujours ouverts. Ainsi se traduit, au niveau cosmique, le théorème de la rêverie de vision : tout ce qui brille 79

Martin Heidegger, « … L’homme habite en poète… », in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 2006, p. 241. 80 Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, p. 12. 81 Ibidem, p. 159.

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voit et il n’y a rien dans le monde qui brille plus qu’un regard ».82 Pourquoi le monde me regarde-t-il ? Parce qu’il est la création de la transcendance du numineux. La fonction d’irréel de l’homme, par le dialogue avec la transcendance, poétise sa relation avec la nature, avec le monde. Le monde se trouve ainsi poétisé. L’homme primitif voit la nature par les yeux du poète. L’expérience du sacré est une expérience poétique. On peut dire qu’un grand poète est un poète-théologien. Un théologien n’est pas toujours un poète. Aussi, Bachelard écrit-il : « avant la culture le monde a beaucoup rêvé. Les mythes sortaient de terre, ouvraient la terre pour qu’avec l’œil de ses lacs elle regarde le ciel un monde qui parlait par des mythes ».83 Le paradoxe c’est que les mythes ont créé la culture par ses métamorphoses poétiques. Au fond de la rêverie, on retrouve la rêverie naturelle du premier cosmos et du premier rêveur. Le premier rêveur peut être considéré comme un rêveur du sacré. L’essence de l’être religieux est son être poétique. Selon Gaston Bachelard, « la rêverie est toujours solitaire ». Comment peut-on imaginer l’expérience du sacré en tant que rêverie solitaire ? Avant de se manifester comme une expérience collective, l’expérience poétique du sacré est une expérience individuelle, qui, par son caractère universel, devient communicable. Elle est la manifestation d’une transcendance démembrée, une transcendance transfigurée par le contre-flux de la projection du sujet, une transcendance relativisée par la poétique de l’hiérophanie. Il n’existe jamais de transcendance pure. Une transcendance absolue est l’œuvre ultérieure d’un processus de rationalisation théologique. La hiérophanie est, à son origine, l’expression poético-religieuse d’un onirisme primitif par l’intermédiaire duquel l’invisible devient manifeste dans le visible. La dimension poétique de la hiérophanie est une expression créative du psychisme ascensionnel. En partant de Piaget, Gilbert Durand nous propose trois propriétés de l’espace imaginaire ou fantastique : l’ocularité, la 82 83

Ibidem. Ibidem, p. 160.

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profondeur et l’ubiquité de l’image.84 Dans son étude sur l’ocularité, il met en évidence le caractère topologique fondamental de l’image. L’image est créatrice de l’espace. Le regard vers les cieux exprime, en même temps, une vision ascendante de l’homme. Gilbert Durand, en suivant sa théorie du trajet anthropologique, dans le « Régime diurne de l’imaginaire », parle d’un schéma ascensionnel, l’archétype du monde ouranien de l’esprit. Il souligne que la plupart des recherches de psychologie et psychiatrie mettent en évidence la constante octogonale qui commande la perception visuelle pure. Les schèmes axiomatiques de la verticalisation par la dominante du réflexe postural de l’homme subordonnent la perception visuelle. L’ascension est déterminée ainsi par la perception visuelle qui est fondamentale pour la représentation de l’espace. Selon Mircea Eliade, n’importe quel symbolisme de l’ascension est relié à la signification religieuse du ciel. « La simple contemplation de la voûte céleste provoque dans la conscience primitive une expérience religieuse… Une telle contemplation équivaut à une révélation. Le ciel se révèle tel qu’il est en réalité : infini transcendant. La voûte céleste est par excellence tout autre chose que la vue que représente l’homme et son espace vital ».85 Mircea Eliade souligne le fait que ce serait une grave erreur de rationaliser, dans le sens aristotélicien du terme, la relation de l’homme avec la transcendance. « La catégorie transcendantale de la hauteur, du supraterrestre, de l’infini se révèle à l’homme tout entier, à son intelligence comme à son âme ».86 Il conteste à plusieurs reprises, toute rationalisation du symbole. L’expérience religieuse n’est pas incompatible a priori avec l’intelligibilité. On ne peut pas voir dans le symbolisme solaire, par exemple, seulement les origines de la rationalité moderne. Le ciel est l’espace des hiérophanies du transcendant. Cependant, on ne peut pas réduire les hiérophanies du transcendant aux symboles ouraniens. Le 84

Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Éditions Dunod, Paris, 1992, p. 475. 85 Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, p. 46. 86 Ibidem, p. 47.

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symbolisme lunaire est aussi présent dans les hiérophanies archaïques. Toutes les hiérophanies cosmiques sont les expressions symboliques de la complémentarité de deux régimes de l’imaginaire diurne et nocturne de l’esprit. La manifestation du sacré par n’importe quelle hiérophanie fonde ontologiquement le Monde. L’homme archaïque est un poète de l’espace sacré. Le monde est toujours un monde consacré qui suppose l’existence d’un Centre, d’un Axis mundi. Mircea Eliade présente l’image du système du Monde des sociétés traditionnelles de la manière suivante : « un lieu sacré qui constitue une rupture dans l’homogénéité de l’espace ; cette rupture est symbolisée par une ouverture, au moyen de laquelle est rendu possible le passage d’une région cosmique à une autre (du Ciel à la Terre et vice versa : de la Terre dans le monde inférieur) ; la communication avec le Ciel est exprimée indifféremment par un certain nombre d’images se référant toutes à l’Axis mundi… autour de cet axe cosmique s’étend le Monde, notre monde, par conséquent l’axe se trouve au milieu, dans le nombril de la terre, il est le Centre du Monde ».87 Notre Monde est un monde consacré qui répète la cosmogonie. Le Centre du Monde ou l’Axis mundi est le lieu sacré qui tient le monde et la communication avec la transcendance. Il n’existe pas d’autre réalité que la réalité de notre monde. Imago mundi est notre représentation sacrée du monde. La rêverie du monde s’ouvre vers une poétique du sacré du monde et de la nature. L’espace ne devient pas un monde s’il n’est pas consacré, c’est-à-dire, s’il n’exprime pas autre chose que lui-même, l’invisible transcendance. La hiérophanie du monde qui révèle l’invisible, c’est l’expression créatrice des rêveries primitives, ce que nous appelons la poétique du sacré. La poétique du sacré est exprimée par la dimension créatrice de l’imagination de l’homme archaïque, par l’intermédiaire de laquelle la réalité visible naturelle ou faite de main d’homme rend présent l’invisible. Mais, avant de s’adresser à la raison, qui unifie et organise l’expérience du sacré, le symbole sacré s’adresse à l’âme. Entre l’homme et l’objet sacré existe un 87

Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Gallimard, 1995, p. 38.

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rapport affectif de contemplation et d’adoration. La surréalité de l’objet sacré est donnée par la projection symbolique de l’invisible. Par l’objet sacré, l’invisible nous regarde et, avec lui, le cosmos tout entier. L’homme et le cosmos deviennent un. C’est la projection d’une harmonie poétique universelle, la beauté d’un monde contemplé par l’être rêveur. Le monde contemplé par les mythes est un monde vivant qui voit et parle à l’homme rêveur. « Les mythes trouvaient ainsi tout de suite des voix d’homme, la voix de l’homme rêvant le monde de ses rêves …Dans les rêveries cosmiques primitives, le monde est corps humain, souffle humain, voix humaine… dans les rêveries cosmiques, rien n’est inerte, ni le monde ni le rêveur ; tout vit d’une vie secrète, donc tout parle sincèrement. Le poète écoute et répète. La voix du poète est une voix du monde ».88 D’ailleurs, dans toutes religions cosmiques, la sacralité de la nature est présente. « Dans son ensemble, le cosmos est à la fois un organisme réel, vivant et sacré : il découvre à la fois les modalités de l’Être et de la sacralité. Ontophanie et hiérophanie se rejoignent ».89 Les hiérophanies poétiques de l’Homo faber Dans toutes les hiérophanies cosmiques de la nature (du ciel, de l’eau, de la terre, etc.), il y a une nostalgie poétique du transcendant. Le transcendant est présent dans toutes les rêveries primitives de l’Homo religiosus. L’épopée existentielle de l’humanité commence par la rêverie poétique du transcendant. À cet égard, le ciel est la première hiérophanie cosmique de l’homme. « Le Ciel révèle, par son propre mode d’être, la transcendance, la force, l’éternité. Il existe d’une façon absolue, parce qu’il est élevé, infini, éternel, puissant »90 Dans les religions plus évoluées, « le Ciel, l’atmosphère constituent les épiphanies favorites de l’Être suprême ; il révèle sa présence par ce qui lui est spécifique : la majestas de 88

Gaston Bachelard, op. cit., pp. 161-162. Mircea Eliade, op. cit., p. 102. 90 Ibidem, p.103. 89

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l’immensité céleste, le tremendum de l’orage ».91 Selon Mircea Eliade, l’apparition de l’agriculture remplace, au niveau religieux, les anciens dieux du Ciel par d’autres figures divines (les Ancêtres mythiques, les Déesses-Mères, les Dieux fécondateurs, etc.). « L’expérience religieuse se fait plus concrète, plus intimement mêlée à la Vie ».92 Il interprète les nouvelles apparitions divines comme étant un phénomène de « l’éloignement » de Dieu suprême, déjà attesté aux niveaux archaïques de culture, qui devient un deus otiosus. « En découvrant la sacralité de la Vie, l’homme s’est laissé progressivement entraîner par sa propre découverte : il s’est abandonné aux hiérophanies vitales et s’est éloigné de la sacralité qui transcendait ses besoins immédiats et journaliers ».93 Ce qui est important de savoir, c’est que, de temps en temps, dans le cas de désastres venant du Ciel, sécheresse, orage, épidémies, on se retourne vers l’Être suprême, c’est-à-dire vers la transcendance. Même si un deus otiosus, la divinité suprême est présente dans la vie religieuse par l’intermédiaire du symbole. Toute hiérophanie est une hiérophanie qui renvoie au dieu caché de la transcendance. « On pourrait dire que la structure même du Cosmos conserve vivant le souvenir de l’Être suprême céleste. Comme si les dieux avaient créé le Monde de telle manière qu’il ne puisse pas refléter leur existence ; car aucun monde n’est possible sans la verticalité, et cette dimension, à elle seule, évoque la transcendance ».94 En fait, il s’agit de la nature poétique de l’homme de révéler, par ses rêveries primitives, la transcendance. Le religieux deus otiosus correspond, sur le plan ontopoétique, à la rêverie de l’invisible. L’organisation de la vie journalière, pour l’homme des sociétés primitives, a une dominante religieuse, qui renvoie à son origine poétique. Parmi les grandes hiérophanies cosmiques de la nature, on retrouve les hiérophanies de l’Homo faber. Pour l’homme 91

Ibidem, p.105. Ibidem, p.109. 93 Ibidem, p.111. 94 Ibidem, pp.111-112. 92

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religieux, le travail a une valeur sacrée. L’une des plus importantes mythologies archaïques est la mythologie des âges de fer. Le fer météorique suppose des valeurs magiques religieuses par l’incarnation de l’image de la transcendance. La force, la dureté et la pureté du fer sont assimilées aux pouvoirs ouraniens. Il s’ajoute les mythes de la sexualité sacrée de la nature. La nature consacrée est vivante. Les plantes, les minéraux, les métaux, les pierres, les outils des forgerons sont tous sexués. L’hiérogamie du couple primordial Ciel et Terre est un leitmotiv de la mythologie universelle de la fécondité et de la fertilité. Si la Terre joue un rôle passif dans les mythes cosmogoniques, la hiérophanie de la Terre s’impose avec l’apparition de l’agriculture et les cultes de la végétation. « Une des premières théophanies de la terre, en tant que telle, en tant notamment que couche tellurique et profondeur chtonienne, a été sa maternité, son intarissable capacité de porter fruit ».95 Dans les mythes de la maternité chtonienne, la transcendance du Ciel se retire comme un deus otiosus. Cependant, ses traces sont toujours présentes dans la poétique de ces mythes. La force de gestation et de procréation de la maternité tellurique est une force cosmique. L’homme n’intervient pas dans la création. Même pour les enfants, le père et la mère ne sont pas leurs parents biologiques. Ils ont commencé à vivre déjà dans d’autres manifestations telluriques (pierres, arbres, animaux, etc.). Selon Mircea Eliade « le sentiment de solidarité avec le microcosme environnant, avec le lieu, avait été un sentiment dominant pour l’homme qui se trouvait dans ce stade de son évolution mentale — ou, plus exactement, qui envisageait de la sorte la vie humaine. En un certain sens, on peut dire que l’homme n’était pas encore né, qu’il n’avait pas encore la conscience de son appartenance totale à l’espèce biologique qu’il représentait ».96 On peut envisager plutôt que l’homme vécût encore dans le poème cosmique. La solidarité avec la nature exprimée par les hiérophanies telluriques, c’est l’une des expressions créatrices de son âme poétique. Il est bien conscient 95 96

Mircea Eliade, Traité…, p. 213. Ibidem, p. 212.

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de son existence biologique, mais il refuse de concevoir sa nature sans la médiation de la transcendance. La nature n’est pas une natura naturans. Elle a un caractère symbolique par ses hiérophanies cosmiques. Les pierres et les minéraux font partie d’un processus sacré. Les mineurs suivent des rituels de purification pour avoir accès aux mystères de la gestation minéralogique. Les métaux sont sacrés, mais aussi les outils créés par les forgerons, qui imitent les gestes exemplaires des dieux, les créateurs du monde. Tout comme la fusion des métaux pour les fondeurs, les outils sont pour les forgerons chargés d’une sexualité sacrée, qui nous rappelle des hiérogamies cosmiques. La matière fondamentale de la fusion sacrée est le feu. Les forgerons, les chamans et les alchimistes sont considérés comme étant les maîtres du feu, ceux qui transmuent la matière. Dans l’imaginaire archaïque, le feu représente la manifestation d’une puissance magico-religieuse capable de recréation du monde. Il symbolise l’une des manifestations de la transcendance. « Aux niveaux multiples le feu, la flamme, la lumière forte, la chaleur intérieure expriment toujours des expériences spirituelles, l’incorporation du sacré, la proximité de Dieu ».97 Tout comme les rois mythiques et les chamans, les forgerons sont des créateurs par excellence et des héros civilisateurs. Dans diverses mythologies, leur généalogie monte jusqu’aux dieux. Mircea Eliade remarque l’existence d’un complexe mythico-rituel du forgeron asiatique et sibérien attesté par la tradition de la poésie épique. Il remarque aussi une certaine sympathie entre le métier de forgeron et celui de poète épique dans le Proche-Orient et l’Europe orientale. D’ailleurs, le forgeron, en vertu du caractère sacré de son métier, à travers les mythologies et généalogies sauvegardées, à travers la solidarité avec les chamans et les guerriers, a un rôle important dans la création et la diffusion de la poésie épique.98 Gaston Bachelard commence son chapitre sur le lyrisme dynamique du forgeron par une intéressante remarque : « La plus grande conquête morale que l’homme n’ait jamais faite, 97 98

Mircea Eliade, Forgerons et alchimistes, p.174. Ibidem, pp. 89-90.

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c’est le marteau ouvrier. Par le marteau ouvrier, la violence qui détruit est transformée en puissance créatrice ».99 Pourquoi morale ? La puissance créatrice est-elle assimilée ici à la moralité ? Peut-on interpréter la moralité comme un passage de la violence irrationnelle à la création ? Peut-on considérer le méchant forgeron comme étant la pire des régressions ? « Nous devons essayer de retracer les rêveries du travail positif, rêveries qui sont à la base de la psychologie de la création »100, ajoute Bachelard. Les rêveries du travail positif développées par l’imagination de la matière (la terre, l’eau, l’air et le feu) sont à l’origine de la morale de l’Homo faber. Mais avant de devenir « éthique », l’action de l’Homo faber est une manifestation poétique. Le sentiment de puissance est ambivalent. Le marteau peut devenir une arme violente ou un outil créateur. La violence moderne ne suppose pas l’existence des rêveries poétiques. La violence du primitif est toujours une violence chargée de sacralité. Elle est une destruction en vue d’une construction selon le modèle de la transcendance. Tous les mythes des catastrophes cosmiques sont des mythes de régénération de la nature ou de cosmos. En ce qui concerne le travail du forgeron, il s’agit toujours d’un travail qui détruit d’abord, pour reconstruire ensuite, selon l’imitation des modèles divins. Dans ses rêveries du travail, le forgeron transforme, par l’intermédiaire du feu sacré, le chaos de la matière en cosmos. Ses actes sont accompagnés souvent de rituelles et de chants de l’enclume et du marteau qui ont donné d’innombrables chants populaires. « Mais, toute chanson humaine est trop signifiante. C’est par une sorte d’appel de la nature qu’il faut désigner les sons poétiques fondamentaux ».101 Les forgerons sont des architectes, des danseurs, des poètes, des musiciens, des sorciers-guérisseurs. Ils sont des créateurs qui connaissent les secrets magiques du métier. Les mots de leurs chants sacrés possèdent une force magique créatrice, une sorte de hiérophanie du travail. 99

Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, p. 134. Ibidem, p. 135. 101 Ibidem, p. 139. 100

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À l’instar du forgeron, l’alchimiste continue les rêveries primordiales de l’Homo faber de la transmutation de la matière. Par la sacralité de la nature, l’alchimiste croit pouvoir obtenir la Pierre Philosophale. Le concept de transmutation alchimique est le résultat de la croyance dans la possibilité de changer la nature par le travail humain. Le rêve des alchimistes de maîtriser la nature et le temps est réalisé par les sciences physico-chimiques modernes, mais avec un prix. Si, pour l’alchimiste, la nature était encore une source de hiérophanies, la science moderne se développe par la désacralisation de la nature. Le forgeron, le chaman, l’alchimiste étaient préoccupés de la régénération du temps par le rituel de la mort et de la renaissance initiatique. L’homme moderne est dominé par les religions du temps historique, pour lesquelles le travail, dans l’état pur démembré en heures et unités d’énergie, devient un but en soi. La désacralisation du travail constitue un malheur du monde moderne, concluait Mircea Eliade. Il ne s’agit pas d’être un antimoderne ou de faire l’éloge des sociétés archaïques, mais d’attirer l’attention sur l’avenir imprévisible du nouveau type de civilisation inauguré par le mythe du progrès de la technique. En guise de conclusion Dans sa conférence au XVIIIe Congrès de philosophie, Montréal, 1983, le philosophe de la science Mario Bunge attira l’attention sur la « créativité destructive » de la technique et de la technologie. Il plaidait pour une « techno-éthique » des responsabilités morales des hommes des sciences, ingénieurs et managers (y compris les politiciens). Les termes de : éthique de la technologie, techno-éthique, éco-technique, etc. sont aujourd’hui le résultat nécessaire des positions critiques de la philosophie morale concernant la « créativité destructive » de la technique moderne. Le problème est de savoir jusqu’où les hommes de science, les ingénieurs et les managers sont des créateurs ou de simples outils ? Dans les tragédies humaines collectives (chômage, pauvreté, inégalité, oppression, guerre, destruction de la nature, dépréciation de la culture, etc.), ils sont impliqués en tant que professionnels et ils représentent de 61

simples outils du pouvoir de l’empire économique et financier. Mario Bunge parle d’une responsabilité sociale extraprofessionnelle de ces catégories de spécialistes concernant les dérapages de la technique moderne. À cet égard, il propose huit directions d’action du technologue : le contrôle moral et social de la technologie ; le développement de la bonne technologie ; la responsabilité personnelle pour tous ses projets, recommandations et exécutions technologiques ; la responsabilité pour le bien publique ; le technologue qui contribue à la qualité de la vie doit être considéré comme un bienfaiteur public par rapport à celui qui est une menace pour la qualité de la vie, qui peut être assimilé à un criminel public ; les grands projets technologiques supposent la participation des équipes d’experts pluridisciplinaires et des scientifiques du domaine des sciences sociales appliquées, mais aussi le contrôle rigoureux de la société ; le technologue doit partager le pouvoir avec le manager et l’homme politique ; la contribution du technologue pour construire une techno-éthique, science de la conduite correcte et efficace.102 Pour une évaluation adéquate de l’action des scientifiques et de technologues, le philosophe propose l’apparition d’une théorie scientifique de la valeur et une éthique de cette théorie. C’est-à-dire qu’on a besoin d’une science qui peut évaluer les activités des sciences appliquées et des technologies. En ce qui concerne l’éthique, il considère qu’on ne peut pas faire appel aux axiologies et aux éthiques traditionnelles. Il est nécessaire de construire de nouveaux codes moraux adaptés aux caractéristiques des sciences et des technologies contemporaines.103 Sans doute, les réflexions du philosophe de la science, Mario Bunge sur la techno-éthique et sur les responsabilités du scientifique et du technologue ne sont pas singulières. Le problème est de savoir si les sciences et les technologies retrouvent en elles-mêmes les valeurs ontologiques de l’action et la nouvelle éthique de la technique. Peut-être que l’essence 102 Mario Bunge, Știință și filosofie, Ed. Politică, București, 1984, pp. 432-433. 103 Ibidem, p. 452-453.

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de la technique, comme l’écrit Martin Heidegger, ne se trouve pas dans la technique même en tant que dispositif instrumental. Toutes les conceptions instrumentales anthropologiques de la technique partent, dans leurs considérations sur la technique, de la sphère de l’instrument de l’action. Pour le philosophe allemand, la technique n’est pas la même chose que l’essence de la technique, et la technè « ne désigne pas seulement le faire de l’artisan et son art, mais aussi l’art au sens élevé du mot et les beaux-arts. La τέχνη fait partie du produire, de la ποίησις ; elle est quelque chose de poïétique ».104 La technique moderne est moins une production, dans le sens de la poïétique, qu’une livraison et une domination de la nature. Heidegger ne donne pas de réponse « éthique », une solution au problème de la « créativité destructive ». Il cherche la question fondamentale de l’essence de la technique au-delà des considérations essentialistes d’une techno-éthique. Le sens de la technique ne se trouve pas dans la technique. « La réflexion essentielle sur la technique et l’explication décisive avec elle, doivent avoir lieu dans un domaine qui, d’une part, soit apparenté à l’essence de la technique et qui, d’autre part, n’en soit moins foncièrement différent d’elle. L’art est un tel domaine ».105 Pourquoi faut-il faire appel à l’art pour chercher le sens de la technique ? Parce qu’à l’origine, la τέχνη technè était un dévoilement producteur et, qu’ainsi, il faisait partie de la ποίησις. Le nom de ποίησις, note Heidegger, fut finalement donné à tout l’art du beau : poésie, la chose poétique.106 L’expérience du sacré, c’est d’abord une expérience poétique (qui fait partie de la ποίησις), c’est une rêverie primordiale de l’invisible, qui se retrouve dans toutes les hiérophanies cosmiques. Les hiérophanies cosmiques ne sont que des expressions de la poétisation du cosmos de l’homme rêveur. L’Homo faber est un producteur dans le sens de la 104

Martin Heidegger, « La question de la technique », in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 2006, p. 18. 105 Ibidem, p. 47. 106 Ibidem, p. 46.

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ποίησις. Son existence est fondamentalement liée à la rêverie poétique de la transcendance. Les managers et les technologues de la « création destructive » d’aujourd’hui peuvent être assimilés à un sort des forgerons méchants. Par eux, l’être poétique de l’Homo faber est occulté. Elle se retire comme un deus otiosus. L’homme contemporain a besoin d’une anamnèse, d’une réintégration dans son destin d’être humanus. La question est s’il peut encore retrouver la voie vers le sacré poétique du travail. Tout comme le sens de la technique, qui ne se trouve dans la technique même, le sens de l’éthique de l’utilisation de la technique ne se trouve pas dans l’éthique, mais dans la poétique du travail, qui est, à l’origine, une poétique du sacré, c’est-à-dire une rêverie poétique de l’invisible.

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Vers une « techno-symbolique » ? La « surhumanité » de la posthistoire sera-t-elle le résultat d’un déterminisme technologique qui fait de la technosphère le principal habitat de l’homme ? L’image de l’homme d’aujourd’hui, équipé de toutes les technologies modernes, aurait été incompréhensible pour l’homme médiéval ou même pour celui de la Renaissance. L’homme médiéval a imaginé bien sûr des monstres biologiques les plus bizarres aux périphéries de l’humanité. Les hommes actuels paraîtraient, peut-être, soit des êtres monstrueux, avec tous ces trucs électroniques de la communication (internet, téléphone, casque, etc.), soit des êtres divins ou demi-divins tombés du ciel. Les utopies « scientifiques » de la modernité, mais, surtout, la littérature de science-fiction ont imaginé, elles aussi, un Homo faber et ses technologies qui sont devenues partiellement réelles, au cours des siècles. La filmographie et la littérature de science-fiction ont fabriqué êtres intelligents les plus bizarres, vivant dans l’espace cosmique. En même temps, la science et la technique ont créé des technologies presque inimaginables même pour la littérature d’anticipation. L’homme imagine ainsi des mondes possibles qui peuvent devenir réels ! Toutes les utopies et mythologies technologiques ont un noyau réel, le besoin essentiel de l’homme de transformer la nature, parce qu’il est aussi un Homo faber. Le problème est de savoir si son intervention « technique » dans le monde de la nature, cette hybridation nature — culture, naturel — artificiel modifie profondément nos fondements existentiels. La poièsis et la question de la technique Il y a une métaphore dans un texte de Grégoire de Nysse, Traité de la Création de l’homme, cité par André Leroi65

Gourhan, qui exprime très bien le résultat des recherches paléontologiques du XXe siècle : les mains ont libéré la bouche dans l’intérêt de la parole.107 Bien entendu, selon Grégoire de Nysse, c’est l’esprit qui détermine la main de libérer la parole et même la pensée. Les recherches de paléontologie considèrent que l’évolution et l’ascension de l’homme sont une succession de libérations successives. Si la main libère la bouche dans l’intérêt de la parole, il y a peut-être une raison pour laquelle la bouche libère elle-même la parole. Le problème est de savoir si la technique et la technologie actuelles continueront à libérer la parole et la pensée. Beaucoup de travaux critiques ont paru aujourd’hui à l’adresse des utopies technologiques qui sont en train de détruire l’homme et sa relation ontologique avec la nature. Pourquoi ? N’y a-t-il qu’une relation destructive avec la technique ? Placée sous le signe de la crise de l’imaginaire et de l’imagination, l’utopie et particulièrement les utopies technologiques sont considérées comme les menaces essentielles pour la nature et pour l’être humain. L’utopie technique, par ses idéologies prométhéennes de la transformation de la nature, « fait de la technique un instrument de salut social ».108 Le passage de l’Homo religiosus à l’Homo faber est saturé d’utopies. Jean-Jacques Wunenburger parle d’une vraie régression des valeurs symboliques au profit des valeurs mécaniques, quantitativistes. De Thomas More et Tomasso Campanella jusqu’à Francis Bacon avec sa Nouvelle Atlantide et les utopies activistes et positivistes du progrès technique nous trouvons seulement l’éloge de Prométhée et de l’Homo faber dans une nature dévitalisée. Un texte de Munford, cité par J.-J. Wunenburger, synthétise très bien ce passage du symbolique au mécanique : « cette sensibilité nouvelle choisit le mécanique contre l’organique, le répétable contre le spontané, l’avenir contre le passé, la mesure contre les couleurs, la 107

André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Albin Michel, Paris, 1964. 108 Jean-Jacques Wunenburger, L’utopie ou la crise de l’imaginaire, « Encyclopédie universitaire », Jean-Pierre Delarge, Paris, 1979, p. 126.

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causalité contre la finalité ».109 Les concepts philosophiques et scientifiques participent aussi à la régression des valeurs symboliques et à « l’impérialisme de l’infaillibilité du rationnel ». « La science nouvelle s’est convertie en phénoménotechnique, en fabrication de montages artificiels plus vrais et plus efficaces que la nature elle-même. La connaissance est source de norme et les normes sources de simulacres. Le savant s’allie à l’ingénieur, comme l’ingénieur inspire l’homme politique ».110 La démythification du paradis par la modernité ouvre les portes d’un temps linéaire où il n’existe que l’avenir et l’avenir est maîtrisé par les utopies rationalistes des sciences et des technologies. Le rêve utopique paraît, ainsi, totalement destructif. Il « consacrera la coupure entre nature et culture, qualité et quantité, individualité et totalité ; elle installera dans ses figures le machinisme des laboratoires de la science, comme elle confisquera le naturel des personnes, au profit de la standardisation et de la rentabilité égalitaire ».111 Plus que ça, l’utopie « devient… un laboratoire mental de machineries du bonheur, centrées sur le seul impératif de la réussite et de la Puissance. Politique et technique se marient pour le meilleur et pour le pire, le pouvoir devenant technocratique, comme la technique devient une arme de pouvoir. Les nouveaux espaces rêvés seront habités par des citoyens de la mécanique…».112 Les avertissements philosophico-anthropologiques sont doublés des divers scénarios littéraires sur l’avenir de l’Homo sapiens. Les utopies de la technique prométhéenne du progrès civilisateur sont confrontées ainsi aux dystopies de la technique. L’un des mythes les plus connus, en ce sens, de la littérature d’anticipation et de la filmographie est le mythe du robot ennemi. Le robot est une machine animée par l’intelligence artificielle. Les auteurs de fictions imaginent des robots humanoïdes qui supposent posséder une faculté de penser, une 109

Ibidem, p. 128. Ibidem, p. 129. 111 Ibidem, p. 130. 112 Ibidem, p. 131. 110

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conscience de soi, des sentiments, etc. Ils deviennent puissants par la technique sophistiquée créée d’abord par les hommes et après par eux-mêmes. L’homme et les robots – une confrontation qui finit d’habitude mal pour l’homme. Une technologie destructive de l’avenir qui apporte la mort de la Nature et de l’Homo sapiens ou qui transforme l’homme dans un être hybride qui n’a rien à voir avec sa nature d’origine. C’est l’une des visions apocalyptiques qui voit la technique moderne dépourvu de ses vertus civilisatrices. Elle menace l’existence de son créateur et la pensée même ? Pourquoi la pensée ? Déjà, dans sa célèbre « Lettre sur l’humanisme », Martin Heidegger fait la distinction entre la pensée de « l’engagement dans l’action » et la pensée comme « l’engagement de l’Être ».113 Il y a donc une pensée avant la pensée de la technique moderne ? Une pensée qui n’a pas comme objet l’action proprement dite, mais la pensée même ? Dans la série de conférences « Les arts à l’époque technique », présentées en 1953 par Martin Heidegger, à l’Institut Polytechnique de Munich, on trouve « Question sur la technique ». Contrairement aux interprétations réductionnistes, qui voient dans les pages du texte de sa conférence parue dans la revue Jahrbuch der Akademie, de Munich en 1954, Martin Heidegger n’est pas un adversaire de la technique. Cependant, il fait une distinction entre les fondements ontologiques de la technique et ses formes de manifestations à l’époque moderne. Son but est de repenser le rapport de l’homme avec la technique dans les conditions où la technique menace d’échapper à la domination de l’homme. L’origine poétique de la technique, qui préservait autrefois le rapport de l’homme avec la nature, est aujourd’hui menacée par une technique dominatrice de la nature et de l’homme lui-même. La technique moderne est un dévoilement (alètheia), écrit Heidegger, mais « un dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une pro-duction au sens Martin Heidegger, « Scrisoare despre umanism », in Originea operei de artă, Ed. Politică, București, 1988, p. 297-298.

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de la ποίησις. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation (Herausfordern) par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefordert) et accumulée ».114 Si nous parlons aujourd’hui des utopies et des mythes à l’âge technologique, nous envisageons le sens moderne de la technique et de la technologie qui « ne se déploie pas en une pro-duction au sens de la ποίησις ». La littérature utopique de la science et de la technique commence par la littérature positiviste lancée au XIXe siècle, qui continue à exister sous diverses formes aujourd’hui. Ces mélanges du naturel et de l’artificiel dans le monde de la civilisation technologique actuelle sont l’expression de la domination et non pas de la coopération avec la nature contrainte d’accepter l’artificiel. À cet égard, l’Homo sapiens est en train de supporter, par l’hybridation personne-machine, une transformation radicale. La littérature de science-fiction et la filmographie nous ont déjà habitués à des mondes et à des êtres bizarres, ayant subi des mutations radicales de l’être humain. Martin Heidegger nous avertit discrètement sur cette possible mutation radicale de l’homme par l’aliénation de la « pensée » technique. Il n’est pas pour ou contre la technique, il se demande sur l’essence de la technique pour repenser le rôle réel de la technique. Par son langage spécifique, il souligne qu’il ne s’agit pas d’une fatalité, mais d’un destin dont l’homme penseur doit devenir conscient. « L’essence de la technique réside dans l’Arraisonnement (Ge-stell). Sa puissance fait partie du destin. Parce que celui-ci met chaque fois l’homme sur un chemin de dévoilement, l’homme ainsi mis en chemin, avance sans cesse au bord d’une possibilité : qu’il poursuive et fasse progresser seulement ce qui a été dévoilé dans le commettre et qu’il prenne toutes mesures à partir de là… ».115 Martin Heidegger fait la précision que le destin de dévoilement n’est pas en lui-même un danger quelconque, il est le danger. Le danger réside dans l’Arraisonnement (Ge-stell) comme destin 114

Martin Heidegger, Essais et conférences, p. 20. Ibidem, p. 35.

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du dévoilement. L’illusion fondamentale de l’homme qui pose au Seigneur de la terre est « que partout l’homme ne rencontre plus que lui-même… Pourtant aujourd’hui l’homme précisément ne se rencontre plus lui-même en vérité nulle part, c’est-à-dire qu’il ne rencontre plus nulle part son être (Wessen) ».116 L’homme se rencontre ainsi avec la nature modifiée, mais non pas avec lui-même, avec son être. « Mais l’Arraisonnement ne menace pas seulement l’homme dans son rapport à lui-même et à tout ce qui est. En tant que destin il renvoie à ce dévoilement qui est de la nature du commettre. Là où celui-ci domine, il écarte toute autre possibilité de dévoilement. L’Arraisonnement cache surtout cet autre dévoilement, qui, au sens de la ποίησις, produit et fait paraître la chose présente…».117 Heidegger explique ainsi que la technique n’est pas ce qui est dangereux, qu’il n’y a rien de démoniaque dans la technique, mais il y a le mystère de son essence. « La menace qui pèse sur l’homme ne provient pas en premier lieu des machines et appareils de la technique, dont l’action peut éventuellement être mortelle. La menace véritable a déjà atteint l’homme dans son être. Le règne de l’Arraisonnement nous menace de l’éventualité qu’à l’homme puisse être refusé de revenir à un dévoilement plus originel et d’entendre ainsi l’appel d’une vérité plus initiale… ».118 Le philosophe allemand fait appel ainsi « à un dévoilement plus originel » pour redécouvrir la technique dans la τέχνη dans le sens de ποίησις en soulignant la relation d’origine entre τέχνη et ποίησις : « Autrefois la technique n’était pas seule à porter le nom de τέχνη. Autrefois τέχνη désignait aussi ce dévoilement qui produit la vérité dans l’éclat de ce qui paraît. Autrefois τέχνη désignait aussi la pro-duction du vrai dans le beau. La ποίησις des beaux-arts s’appelait aussi τέχνη ».119

116

Ibidem, p. 36. Ibidem, pp. 37. 118 Ibidem, pp. 37-38. 119 Ibidem, p. 46. 117

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« Mais là où est le danger, là aussi / Croît ce qui sauve », invoque Heidegger les vers très bien connus de Hölderlin. Le problème est donc le retour du dévoilement comme ποίησις, le sens originel de la technique parce que… l’homme habite en poète sur cette terre. Alors, quelle est la modalité du retour à la ποίησις et à la pensée comme « l’engagement de l’Être » ? Est-ce la méditation sur l’art qui est la plus proche de la ποίησις ? Mais tout comme l’excès de la technique nous empêche de voir l’être essentiel de la technique, de même l’excès de l’esthétique nous empêche de saisir l’être essentiel de l’art. La réponse de Heidegger c’est l’interrogation, car « l’interrogation est la piété de la pensée… et cette piété (Frommigkeit) est la manière dont la pensée répond et correspond (ent-spricht) à ce qu’il faut penser ».120 L’Homo faber de Bachelard À la réponse aux questions d’auparavant, réponse qui peut paraître métaphorique chez Heidegger, correspondent d’autres « interrogations » philosophiques du XXe siècle. Parmi ces interrogations se situe « l’interrogation » de Gaston Bachelard. Concernant l’avenir de la technique, on ne peut pas dire que Heidegger est un philosophe pessimiste, mais un philosophe guidé par une sorte de principe de précaution ontologique. Bachelard, un esprit scientifique, est plutôt un optimiste modéré. L’optimisme est sa façon de vivre dans l’harmonie avec les quatre matières, dans la maison de rêves de Bar-sur-Aube, un philosophe du rationalisme appliqué, du matérialisme rationnel, un rêveur créatif et un pédagogue de la pensée ouverte. Bachelard laisse l’impression d’un apologète de la technique moderne. Dans le sillage de la dialectique science/technique, il construit même une structure discrète d’interprétation de l’avenir de l’homme. La plupart de ses travaux sur la phénoménotechnique et sur une société taylorisée sont écrits avant la Deuxième Guerre mondiale (quand 120

Ibidem, p. 48.

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Hiroshima et Nagasaki ont bouleversé le monde des savants).121 Par le concept de phénoménotechnique, Bachelard nous offre une interprétation originale sur la relation entre la science et la technologie, la dépendance de la connaissance scientifique par rapport au développement technologique, le rôle de la technologie dans la réification des théories scientifiques. Il illustre, d’un côté, le rôle créatif des mathématiques dans les sciences et, surtout, dans la physique contemporaine et, de l’autre côté, l’importance des théories dans la matérialisation des théories et des objets scientifiques. Par rapport à Martin Heidegger, qui est orienté vers le passé, pour dévoiler le sens ontologique ou l’essentiel (Wessen) de la technique, en vue de la persévération de l’espace poétique d’habitation de l’homme sur la terre, Bachelard ne s’interroge pas sur les fondements de la technique et il paraît s’orienter vers l’avenir. Il reprend le discours constructiviste de la science moderne en orientant la science et la technique vers l’avenir dans une sorte de société taylorisée. Dans les dernières études de philosophie de la science, Le Rationalisme appliqué et Le Matérialisme rationnel, Bachelard développe son idée sur le « caractère social de la science et de ses vérifications collectives. Ce que Bachelard appelle objectivité sociale est le résultat de la progressive institutionnalisation de la science. Dans la cité scientifique, la spécialisation et la standardisation sont devenues les marques de la validation des entités théoriques… ».122 Il parle ainsi d’une sorte d’intersubjectivité phénoménologique dans l’application technique de la science. Claude Speranza considère que la bonhomie de Bachelard lui permet de ne pas s’engager comme Sartre, par exemple : « d’ailleurs, on peut penser que les deux hommes ne s’appréciaient guère… Il est certes toujours possible d’interroger l’œuvre de façon oblique. On peut alors y trouver 121

Sur le développement conceptuel de la phénoménotechnique dans l’œuvre épistémologique de Bachelard voir Teresa Castelao-Lawless, « La création et le développement de la phénoménotechnique dans l’œuvre de Gaston Bachelard », in Cahiers Gaston Bachelard, n° 1, Éditions Universitaires de Dijon, 1998. 122 Ibidem, p. 55.

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des arguments visant à montrer l’existence des prises de position personnelles de Bachelard au sujet du problème humain de la technique. La thèse d’un Bachelard écologiste ou d’un Bachelard utopiste est assez facile à fabriquer ».123 Il s’appuie sur une position de Jean-Claude Beaune124 qui a écrit que « la technique ne l’intéresse guère, si elle n’est un pur moyen ou une application de la science… Pourquoi ? Mais c’est parce que tout ce qui a été inventé, non pas seulement par l’homme lui-même, est entaché d’ambivalence ».125 Claude Speranza remarque, en ce sens, que la « triade rationaliste des trois livres publiés dans un temps encore marqué par Hiroshima, dans un temps où la course aux armements nucléaires s’accélère entre l’Est et l’Ouest »126, exprime un « enthousiasme matérialiste » et par conséquent l’optimisme bachelardien concernant l’avenir de la science et de la technique. Peut-être que Bachelard est aussi conscient des dérapages destructifs de la technique et de la technologie dans l’époque actuelle127, mais au-delà des dangers qui menacent toujours l’humanité (on en a plusieurs !), il plaide pour un avenir de la science et de la technologie contrôlée par le monde des savants. Bien entendu, c’est peut-être un desideratum romantique. La recherche scientifique avancée est soutenue aujourd’hui d’un côté par des complexes militaires spécialisés et de l’autre par les finances mondiales et par les hommes politiques. La seule richesse des savants est la science. Pauvre richesse dans un monde dominé par une seule « valeur », la valeur du profit économique. Pour avoir une image plus complète de la pensée de Bachelard sur l’interrogation de la technique et sa relation fondamentale avec l’être humain on a besoin de lire tous ses livres, donc ses Poétiques y compris. Il faut découvrir un 123 Claude Speranza, « Bachelard et la technique : quelques axes de recherche », in Cahiers Gaston Bachelard, n° 1, Éditions Universitaires de Dijon, 1998, p. 75. 124 Cf. Autrement, nº 102, 1988, p.138. 125 Ibidem, p. 74. 126 Cf. Le Rationalisme appliqué, 1949, L’Activité rationaliste de la physique contemporaine, 1951 et Le Matérialisme rationnel 1953. 127 Voir aussi les désastres de Tchernobyl et de Fukushima.

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Bachelard philosophe ou plutôt un Bachelard « penseur » dans les sens de Heidegger et dans l’esprit de la sagesse antique. D’ailleurs, Claude Speranza même met en évidence la position de Bachelard sur la ville moderne en citant, par exemple, La Poétique de l’espace : « À Paris, il n’y a pas de maisons. Dans des boîtes superposées vivent les habitants de la grande ville… Du pavé jusqu’au toit, les pièces s’amoncellent et tente d’un ciel sans horizons enclot la ville entière. Les maisons n’y sont plus dans la nature. Les rapports de la demeure et de l’espace y deviennent factices. Tout y est machine et la vie intime y fuit de toute part ».128 En suivant le parallèle entre Bachelard et Heidegger, l’auteur souligne le pessimisme heideggérien et la sérénité de Bachelard concernant l’avenir de la technique. À notre avis, l’opposition entre un Heidegger pessimiste et un Bachelard optimiste ne se justifie que partiellement. La maison de Bar-sur-Aube est la maison des rêves et de la sagesse pour Bachelard, tout comme pour Heidegger la maison de Todtnauberg, dans les montagnes. Souvent, Gaston Bachelard parle dans sa correspondance de la nostalgie de la campagne, des bois et des rivières.129 Cette ambivalence du temps, avenir/passé peut être interprétée comme une alternance jour et nuit, les deux axes de son esprit. Bien que Bachelard croie dans l’opposition nature — culture, imaginaire — rationalité, il nous introduit dans le monde de l’imaginaire de la technique par certains textes de ses Poétiques. Dans son analyse sur « Les paysages de Roupnel », Jean-Jacques Wunenburger fait une approche pertinente entre Bachelard et l’historien Roupnel, qui, dans son Histoire de la campagne française, traite du paysage géographique « sous un angle plus poétique que scientifique ce qui peut expliquer son relatif discrédit parmi les géographes. Le paysage ne devient en effet intelligible, dans sa réalité mouvante à travers le temps, qu’au prix d’interprétations incluant une sorte d’imagination

128

Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, Quadrige, PUF, 1994, pp. 42-43, selon Claude Speranza, op. cit., p. 75. 129 Claude Speranza, op. cit., p. 77.

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empathique ».130 Comme la nature de la matière est hybride chez Bachelard, les substances de la terre sont des éléments matériels objectivables d’un point de vue scientifique, mais aussi des substances psychiques de la rêverie. Et Jean-Jacques Wunenburger note, en ce sens, que « les grandes analyses bachelardiennes des éléments, surtout d’ailleurs celles de la terre, nous mettent bien en présence de corps réels qui résistent à notre propre corps par l’ensemble des gestes notamment du paysan. Car l’imagination n’est nulle part aussi incarnée que dans les activités rurales et artisanales, qui semblent avoir favorisé et exploré toutes les grandes formes de rêveries ».131 On peut constater que le poéticien Gaston Bachelard se situe, par rapport à la ruralité, dans le même sillage que le penseur Martin Heidegger de l’Origine de l’œuvre d’art. « La poétique bachelardienne est avant tout celle de l’Homo faber, cultivée et conservée par la civilisation préindustrielle, par les mythes, légendes, contes, et le folklore ».132 Par l’analyse d’une géopoétique chez Roupnel et Bachelard, Jean-Jacques Wunenburger met en évidence de plus cette ambivalence bachelardienne : la rationalité et l’imaginaire. « On pourrait donc soutenir que par son épistémologie Gaston Bachelard se rattache à une valorisation de l’abstraction désindividualisante, alors que par son esthétique et son éthique de la rêverie, il cherche à réconcilier la subjectivité, vivier des images primordiales, archétypales, avec la totalité vivante de la Nature, où physique et psychique se sont coagulés alchimiquement ».133 Même si Bachelard n’a pas écrit une épistémologie générale de synthèse, il a créé la possibilité de réunir les deux axes inversés de l’esprit : la rationalité et la poétique. Quel sera le point de départ pour cette épistémologie générale de l’ambivalence ? L’imaginaire ? La rationalité ? Le tiers inclus ? Heidegger « le trouve » dans l’ontologie présocratique. Sur le problème de la technique chez Bachelard, on peut le chercher, 130

Jean-Jacques Wunenburger, Gaston Bachelard. Poétiques des images, Ed. Mimesis, Paris, 2012, p. 178. 131 Ibidem, p. 182. 132 Ibidem. 133 Ibidem, p. 187.

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par exemple, dans La terre et les rêveries de la volonté où Bachelard parle de l’importance de l’imagination créatrice qui appartient à la fonction de l’irréel enraciné dans l’inconscient humain134, la fonction symbolique de l’esprit, selon Ernst Cassirer. En guise de conclusion Les utopies et les mythes des technologies de l’avenir risquent de devenir des projections aberrantes d’une rationalité hybride. Pour réconcilier le symbolique avec la technique, on a besoin de comprendre peut-être cette dialectique positive : tradition symbolique – innovation technique. Si, pour le développement de la science, les images doivent être épurées, pour la poétique de notre existence, il nous faut libérer l’imagination des réductionnismes d’une rationalité dominatrice. Gaston Bachelard croit dans cette ambivalence de l’esprit. Cependant, dans les conditions dans lesquelles le symbolique est toujours occulté par une vision prométhéenne de la technique dominante, il est difficile d’entrevoir un équilibre fluide qui maintienne l’homme sur son trajet ontologique. Selon le modèle bachelardien, image/concept, on peut créer un binôme symbolique/technique. Dans le cadre de ce binôme, la technique a un rôle dominant et le symbolique un rôle récessif. Le danger intervient là où la technique devient dominatrice et non pas dominante. Le rôle actif du symbolique est annulé et l’opposition détruite. À cet égard, on peut parler de la nécessité de rétablir les oppositions d’une dualitude par lesquelles la dispute créatrice entre le symbolique et le technique trouve un tiers inclus comme un médiateur fluide et actif qui a le rôle de créer et de préserver en même temps l’unité des opposés.

134

Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, p. 3.

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LECTURES, AFFINITÉS, RÉCEPTIONS

Bachelard : l’image du corps volant L’intérêt pour le corps, à la fin du XXe siècle, connaît une véritable révolution. La philosophie du corps suscite une relecture de la phénoménologie, de la psychologie et de l’anthropologie. Nietzsche, Husserl, Bergson ou Merleau Ponty sont relus selon de nouvelles grilles de lecture. La phénoménologie de la perception de Merleau Ponty devient un repère pour l’étude du corps. Les chercheurs essaient d’échapper au modèle constructiviste du relativisme culturel et au modèle essentialiste du déterminisme matérialiste ou biologique.135 La pensée d’un M. Foucault, G. Deleuze, F. Guattari ou J. Derrida propose des lectures déconstructivistes sur l’immanence de la vie ou sur l’individualité du corps. Dans ce contexte, comment peut-on interpréter le rêve du corps volant chez Bachelard ? Parmi les rêves les plus aimés de l’homme, se trouve, peut-être, le rêve du vol. Pourquoi le rêve du vol ? D’où vientil ? S’agit-il d’une mémoire ancestrale de l’inconscient ? D’une envie d’ascension symbolique vers les cieux ? D’une aspiration rationnelle pour dépasser sa condition terrestre ? La mythologie universelle, la littérature et les arts abondent en thèmes du vol. Dans notre étude, nous nous proposons de mettre en valeur l’onirisme et la rêverie du corps volant dans le travail de Gaston Bachelard : L’air et les songes. Essais sur l’imagination du mouvement.

135

Voir Philosophie du corps. Expériences, interactions et écologie corporelle, textes réunis par Bernard Andrieu, Vrin, Paris, 2010.

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Le vol entre mythe et rêve Dans la mythologie, les rituels chamaniques, les légendes et les contes, l’expérience mystico-magique du vol et l’ascension au Ciel ou même la descente aux Enfers attestent l’universalité d’un complexe primitif des images du psychisme humain. Les esprits des chamans en extase volent dans l’air, descendent en Enfer, deviennent invisibles. La séparation entre l’âme et le corps, pour participer à la condition des « esprits » ou des dieux, est présente dans plusieurs rituels archaïques. Il existe aussi des mythes où le vol est imaginé comme un vol in concreto, en tant que corps. Mircea Eliade rappelle que dans certaines traditions archaïques les chamans gardent la mémoire d’avant la chute : in illo tempore, « l’ascension ne se faisait pas en esprit, mais en son corps. L’état spirituel signifie donc une chute en comparaison de la situation antérieure, ou l’extase n’était nécessaire parce qu’il n’existait pas de possibilité de séparation entre l’âme et le corps, c’est-à-dire il n’existait pas de mort ».136 Le « vol magique » est présent souvent dans les institutions archaïques des rois-dieux. Pour montrer les origines divines des rois ou des empereurs, dans le monde oriental, ils volaient en air ou au ciel. Le symbolisme de l’ascension est très varié et il concerne aussi d’autres catégories de gens qui ne sont pas des souverains (les alchimistes, les yogis, les sages, les mystiques, les sorciers et les chamans). Mircea Eliade parle de deux catégories de vols magiques : l’une qui concerne le groupe de mythes et légendes des aventures aériennes des Ancêtres mythiques, les Märchen du type Magische Flucht et les légendes relatives aux hommes oiseaux et le groupe des rites et croyances qui implique l’expérience concrète du « vol » ou de l’ascension céleste.137

136 137

Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, p. 124. Ibidem, pp.128-129.

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À l’instar du chaman extasié, qui monte au ciel accompagnant très souvent l’âme d’un cheval, le Prince Charmant du conte de fées roumain Jeunesse sans vieillesse et vie sans fin montait sur son cheval extraordinaire au palais des fées du pays de la Jeunesse éternelle. Mircea Eliade souligne l’origine orientale de l’ascension des âmes dans les sept cieux. Presque toutes les visions et les extases mystiques comprennent une ascension vers le Ciel. La propagation des doctrines par les religions à mystères, dans le monde grécoromain, est due à l’orphisme et au pythagorisme. L’ascension du Prince Charmant vers le Ciel sur son cheval ailé qui, de cette façon, montre son pouvoir divin, est un vol vertical. L’ascension au-delà de la forêt qui entourait le pays de la Jeunesse sans vieillesse est aussi un vol qui produit une rupture ontologique visant la transcendance, le Paradis. Comme le chaman en extase qui monte au ciel et connaît la langue des animaux (condition paradisiaque), le Prince Charmant comprend la langue des bêtes sauvages. Le symbolisme ascensionnel, le schéma de l’effort vertical, est complété par les armes du héros solaire, le Prince Charmant. « La Transcendance est toujours armée ».138 Les armes du Prince Charmant sont : le glaive, la massue, la lance, l’arc à flèches, etc. Elles symbolisent le pouvoir et la pureté dans le combat contre différents monstres, serpents et dragons. Même euphémique, le thème du héros combattant des contes populaires conserve une certaine tradition mythologique. Les armes pointues sont pures et, pour cette raison, elles apportent leur contribution à la victoire contre les monstres. À ce propos, le héros du conte de fées ressemble à Apollon, qui perce de ses flèches le serpent Python. L’épée et les flèches du Prince Charmant ont toujours un sens solaire. Gilbert Durand met en évidence le symbole de la couronne solaire en faisant la liaison avec le nimbe solaire qui, selon Gaston Bachelard, représente l’esprit devenu graduellement conscient de sa lumière. L’isomorphisme de la lumière et de 138

Gilbert Durand, Les structure anthropologique de l’imaginaire, p. 179.

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l’ascension est condensé dans le symbolisme du nimbe et de la couronne et, ces derniers, dans le symbolisme religieux, tout comme dans le symbolisme politique. C’est le signe évident de la transcendance. Le rêve lui aussi est valorisé comme moyen d’atteindre la transcendance. Le rêve de Jacob lui révèle la Porte des Cieux — Béthel — la Maison de Dieu. Le lieu où s’est produit le rêve devient sacré, un lieu de passage entre le Ciel et la Terre. La reine du conte de fées L’étoile de jour et l’étoile de nuit, recueilli par Petre Ispirescu, voit Dieu en rêve et celui-ci lui donne des conseils pour avoir un enfant. Le rêve y a le sens d’une révélation de la création divine. Les deux étoiles sont créées par Dieu, à l’aide de la reine. Son rêve devient en même temps l’histoire de l’ascension de l’homme vers les Cieux. Andrei Pleşu remarque la différence entre la conception du fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud et la pensée de Gustav Jung, pour lequel le rêve est un monde autonome, un psychisme objectif. Sa pensée se rapproche beaucoup de l’esprit grec pour lequel le rêve apparaît comme une déesse ailée. « En grec, on ne dit pas avoir un rêve, mais voir un rêve (ónar ideín) ». Le rêve est l’une des expressions de l’au-delà, de la conscience du moi dans l’inconscient collectif. Par le rêve, on pénètre dans une humanité plus profonde, plus générale, plus véritable et plus durable, une humanité campée à l’ombre de la nuit primordiale, lorsque l’homme était un Tout et le Tout était en lui, au sein d’une nature inséparable et impersonnelle.139 Selon la tradition orphique, le symbolisme de l’aile est lié à celui du rêve. L’aile est l’outil ascensionnel par excellence. L’alouette est l’oiseau qui a peu de liens avec la Terre, oiseau ouranien des hauteurs qui vit dans le Ciel. « L’aile est l’attribut de voler, non de l’oiseau ou de l’insecte ».140 Gaston Bachelard considère, d’autre part, que le

139 Carl Gustav Jung, L’homme à la découverte de son âme, Genève, 1946, p. 50. 140 Gilbert Durand, op. cit., p. 145.

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vol onirique est une volupté de l’être pur.141 Les anges apparaissent aux hommes en rêve, en tant que porteurs des messages entre les deux mondes, tout en ayant la qualité d’être « simultanément proches de Dieu et de l’homme ».142 « Leur monde – mundus imaginalis — représente un miroir entre le monde de Dieu et le monde des hommes, les rapprochant dans une inimaginable contiguïté. Le monde des anges amène sur le même plan les visibles et les invisibles (visibilia et invisibilia), les distances irréconciliables, les dichotomies ».143 Gaston Bachelard consacre son étude sur le vol onirique dans le cadre de l’imagination matérielle du mouvement. Par rapport à la psychanalyse classique, qui laisse échapper le problème de l’imagination, la nouveauté de la pensée de Bachelard met en évidence le caractère esthétique du rêve de vol. Il s’exprime par la psychologie du rêveur qui déforme le rêve et qui détermine une conscience du rêve de vol. Par l’imagination créatrice, le rêve de vol devient une rêverie du vol. « L’être volant, en son rêve même, se déclare l’inventeur de son vol. Il se forme ainsi, dans l’âme du rêveur, une conscience claire d’homme volant ».144 La particularité de l’élément aérien, c’est sa dimension vectorielle. Bachelard construit sur cette particularité une poétique du psychisme ascensionnel et par rapport à la psychanalyse il met en évidence la continuité du rêve et de la rêverie. « Notre être onirique est un. Il continue dans le jour même l’expérience de la nuit ».145 Il trouve ainsi dans le psychisme inconscient du rêve les fondements de rêverie dynamique du vol. Il ne s’agit pas de copier les mythes du vol. Le rêve de vol exprime l’instinct du vol qui anime la vie nocturne, il est un rêve « de la vie instinctive ». Selon Bachelard, l’aile c’est une étape ultérieure de l’instinct de vol, une étape rationalisée : « la seule rationalisation, par l’image des ailes, qui puisse être 141

Gaston Bachelard, L’air et les songes, Librairie José Corti, Paris, 1992, p. 30. 142 Andrei Pleşu, op. cit., p. 250. 143 Ibidem, p. 268. 144 Gaston Bachelard, op. cit., p. 29. 145 Ibidem, p. 31.

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d’accord avec l’expérience dynamique primitive, c’est l’aile au talon, ce sont les ailerons de Mercure, le voyageur nocturne ».146 Même si Bachelard s’appuie sur l’inconscient de la psychanalyse jungienne, par la continuité rêve-rêverie, il ouvre la voie d’une psychologie de la création. En même temps, par l’imagination matérielle, il voit dans le rêve de vol, la dynamique ascensionnelle du corps volant. L’expérience onirique du vol n’est pas déterminée par l’ascension vers les cieux, « on monte aux cieux parce que l’on vole »147, écrit Bachelard. Le vol onirique c’est l’expression d’une dynamique corporelle de l’inconscient. En commentant les poésies de Rilke, Bachelard remarque la synthèse de la chute et du vol dans les expériences oniriques qui surmontent la peur de tomber, l’une de peurs ancestrales de l’homme, qui survit dans l’inconscient. Sa verticalité est une dynamique permanente redonnée par le vol onirique. À cet égard, la corporalité ascensionnelle s’est encastrée dans le rêve. Nietzsche et la rêverie de l’ascension Les commentaires de Gaston Bachelard sur la poésie s’arrêtent en quelques pages sur l’imagination chez Nietzsche, surtout dans ses ouvrages : Poésies et Ainsi parlait Zarathoustra. En quelque sorte le poète Nietzsche explique le penseur Nietzsche, considère Bachelard. Sa thèse c’est que Nietzsche est un poète vertical, un poète des sommets, un poète ascensionnel.148 Dans ses écrits les autres images des éléments (la terre, l’eau et le feu) ont un caractère secondaire. Le paradoxe est que le penseur de l’énergie vitale du corps est considéré comme un poète des images aériennes. Nietzsche n’est pas un poète de la terre, affirme Bachelard. A-t-il raison ? Si oui, quelles sont les conséquences de cette analyse pour l’interprétation de la pensée de Nietzsche ?

146

Ibidem, 40. Ibidem, p. 44. 148 Ibidem, p. 164. 147

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Gaston Bachelard développe une metapoétique argumentative selon laquelle Nietzsche n’est pas un poète « de la matière » dans le sens strict du terme, mais de l’action, de l’imagination dynamique. La matérialité de la terre lui offre surtout des thèmes d’action. L’imagination de l’action se développe contre la terre. Les autres deux éléments matériels, l’eau et le feu ne sont pas représentatifs pour les rêveries matérielles de Nietzsche. En revanche, l’air est la véritable substance pour l’imagination matérielle. « La joie terrestre est richesse et pesanteur – la joie aquatique est mollesse et repos – la joie ignée est amour et désir – la joie aérienne est la liberté ».149 L’air, la substance sans qualités substantielles, nous libère de l’attachement aux matières. Chez Nietzsche, l’imagination matérielle de l’air cède la place à l’imagination dynamique de l’air, écrit Bachelard. L’air pur, c’est l’air du froid des hauteurs des montagnes de la caverne de Zarathoustra. L’air froid n’est pas caractéristique de la terre mais des hauteurs des montagnes. Il réveille la volonté de puissance. « Attaqué par un air vif, l’homme conquiert un plus haut corps (einen höheren Leib) (cf. Zarathoustra, Von den Hinterweltlern). Il ne s’agit pas, bien entendu, du corps astral des mages et des mystiques, mais très exactement d’un corps vivant qui sait grandir par la respiration d’un air tonique, d’un corps qui sait choisir l’air des hauteurs, un air fin, vif, subtil dünn und rein ». 150 Par rapport à Shelley, qui laisse respirer l’imagination aérienne par la douceur, la musique et la lumière, chez Nietzsche, il s’agit d’un corps vivant qui aspire à la hauteur, au froid et au silence, trois racines de la même substance. Pour monter tout entier vers les sommets, en réalisant uno actu la libération et la conquête de l’être surhumain, il faut se jeter tout entier vers le bas « pour vouer à la mort tout cet être de chair et de terre, tout ces cendres de la connaissance, toute cette masse de résultats, toute cette récolte

149 150

Ibidem, p. 175. Ibidem, p.179.

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avaricieuse qu’est l’être humain ».151 L’être surhumain de Nietzsche est un être du dynamisme du vol. Elle se dévoile par l’expression de la poétique du corps volant. Le corps volant n’est pas le corps diaphane des esprits ou des saintes. Il est un corps transmué sans chair et sans terre sans la récolte avaricieuse qu’est l’être humain. L’être humain devenu une abstraction terrestre doit se débarrasser de son passé. Cette poétique nietzschéenne du vol est un lyrisme de la liberté. La liberté est le résultat d’une ascension poétique et non pas d’un examen moral. L’arbre ascensionnel de Nietzsche au bord de l’abîme trouve en soi la force autonome de la verticalité. Il n’est pas une matière, il est une force, « un vecteur cosmique de l’imagination aérienne ». Par rapport à la volonté schopenhauerienne, qui est une volonté de la substance, constate Bachelard, la volonté de Nietzsche est une volontépuissance qui représente l’accélération du devenir qui n’a pas besoin de matière et l’abîme lui sert à lancer ses flèches vers le haut. « Prés de l’abîme, le destin humain est de tomber. Prés de l’abîme, le destin du surhomme est de jaillir, tel un pin vers le ciel bleu ».152 Pour s’élever, notre être n’a pas besoin que de sa volonté-puissance qui, selon Bachelard c’est la dynamique des images aériennes. À cet égard, la volonté-puissance est l’expression d’un onirisme du vol. La dernière métaphore nietzschéenne analysée par Bachelard est la métaphore de la pêche en haut, l’ascension fluide de l’eau vers l’air, du poisson à l’oiseau. Les oiseaux de proie volent le plus haut. C’est la métaphore d’une imagination offensive, une imagination corporelle. Pour Nietzsche, l’ascension n’a rien à voir avec les ascensions des âmes de la tradition religieuse. « La vie aérienne de Nietzsche n’est pas une fuite loin de la terre, c’est une offensive contre le ciel ; en termes qui ont la pureté de l’imaginaire et qui sont débarrassés de toutes les images de la tradition, cette offensive redit l’épopée miltonienne des anges révoltés ».153 La corporalité 151

Ibidem, p. 186. Ibidem, p. 191. 153 Ibidem, p. 199. 152

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ascensionnelle dans son offensive vers le surhumain est toujours en opposition avec la terre. En guise de conclusion La pensée poétique de Gaston Bachelard peut-être considérée comme une construction subversive. Bachelard n’est pas un philosophe du corps, dans le sens postmoderne du terme, même si, dans certains textes (Lautréamont, par exemple), il annonce une philosophie de la corporéité. Ses ouvrages ont influencé certaines idées de Foucault ou Derrida, mais le dernier critique le « projet metapoétique » de Bachelard considéré comme trop fidèle à la tradition. Le reproche de Derrida part de l’idée que la séparation entre l’imaginaire et la rationalité est un héritage platonicien et que la metapoétique de Bachelard est une construction rationnelle qui a la prétention de subordonner la métaphore. Même si Gaston Bachelard fait une séparation entre les deux axes du psychisme humain, dans ses poétiques, il essaie de montrer que les images ont les propres lois de composition qui sont différentes de celles du concept. Pour les penseurs postmodernes l’image ne suppose pas de construction fondée par une archéologie de l’imaginaire. En ce qui concerne la pensée de Nietzsche, Derrida considère, par rapport à Bachelard, qu’il est un philosophe de la vitalité de la terre qui concentre son attention sur l’élan vital terrestre. Dans l’interprétation de Bachelard la vitalité du corps volant est soutenue par l’imagination dynamique de l’aire. L’homme est terrestre par ses liaisons avec la matérialité lourde de la terre et avec la tradition. Le surhomme suppose une transmutation esthétique par des images du vol et de l’ascension déterminées par la volonté-puissance. L’élan vital, c’est l’élan de l’ascension verticale. La liberté, c’est le résultat de la volonté-puissance par la transformation de l’énergie vitale dans les images créatrice de l’ascension. Le corps libéré est la métamorphose de l’énergie vitale dans le vol où les images dynamiques du froid et de l’air deviennent réelles. À cet égard, la morale nietzschéenne du surhumain est 87

déterminée par l’esthétique dynamique de l’ascension de la volonté-puissance.

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De la hiérophanie végétale à la poétique de la verticalité vivante Voici donc les longs jours, lumière, amour, délire ! Voici le printemps ! mars, avril au doux sourire, Mai fleuri, juin brûlant, tous les beaux mois amis ! Les peupliers, au bord des fleuves endormis, Se courbent mollement comme de grandes palmes ; L’oiseau palpite au fond des bois tièdes et calmes ; Il semble que tout rit, et que les arbres verts Sont joyeux d’être ensemble et se disent des vers. Le jour naît couronné d’une aube fraîche et tendre ; Le soir est plein d’amour ; la nuit, on croit entendre, À travers l’ombre immense et sous le ciel béni, Quelque chose d’heureux chanter dans l’infini. Victor Hugo, Printemps

Lumière, amour, délire ! C’est le poème du printemps. Combien de vers ont-ils été dédiés au printemps ?! Mais avant les poètes, l’humanité entière a été rêvée par les mythes-poèmes de la vie et de la renaissance de la nature. Nous essayons dans cet article de répondre à deux questions concernant l’imaginaire du printemps : la régénération de la nature est-elle une hiérophanie du cosmos ? L’arbre cosmique fait-il partie des rêveries poétiques de l’humanité ? La régénération de la nature – une hiérophanie poétique du cosmos ? Dans ses études de phénoménologie des religions, Mircea Eliade met en évidence dans les diverses mythologies universelles, la création divine du Cosmos et, par conséquent, les multiples aspects du sacré. « Les rythmes cosmiques manifestent 89

l’ordre, l’harmonie, la permanence, la fécondité. Dans son ensemble le Cosmos est à la fois un organisme réel, vivant et sacré : il découvre à la fois les modalités de l’Être et de la sacralité ».154 La sacralité de la nature est mise en évidence par de diverses religions. On peut se demander si cette manifestation du sacré suppose une conscience de l’existence de la transcendance ou il s’agit surtout d’une contemplation poétique du ganz andere, selon l’expression de Rudolf Otto. Selon Mircea Eliade, « malgré la différence des structures socio-économiques et la variété des contextes culturels, les peuples archaïques pensent que le Monde doit être annuellement renouvelé et que ce renouvellement s’opère selon un modèle : la cosmogonie ou un mythe d’origine, qui joue le rôle d’un mythe cosmogonique ».155 Mais, la pensée de l’homme archaïque s’exprime par un sentiment du sacré qui implique des aspects irrationnels de la contemplation. Il s’agit peut-être d’une pensée symbolique qui, à l’origine, est une contemplation poétique de la transcendance. Au-delà de divers contextes culturels, il y a une expérience commune de la transcendance, qui n’a rien en commun avec la rationalisation du sacré, qui est un résultat religieux de cette expérience primordiale. Pour l’homme religieux, le mystère central du Monde est le mystère de la Vie. Il est présent dans toutes les cultures archaïques. Tout comme le cosmos, la Vie se renouvelle périodiquement. À cet égard, la mort fait partie de l’existence. Elle n’est pas un terminus de la vie. La capacité du Cosmos de se régénérer sans fin est exprimée symboliquement par la vie des arbres156, par une suite de naissances et de morts en signifiant l’idée de la régénération, de l’éternelle jeunesse, de l’immortalité, etc. La remarque de Mircea Eliade concernant l’aspect religieux de la résurrection de la Nature est juste : le printemps et le réveil de la végétation ne dépendent pas d’une expérience « naturiste ». « C’est le Mystère de la régénération du Cosmos qui a fondé l’importance religieuse du printemps. D’ailleurs, dans les cultes 154

Mircea Eliade, Le sacré et le profane, pp. 101-102. Mircea Eliade, Aspects du mythe, Gallimard, Paris, 1995, p. 60. 156 Mircea Eliade, Le sacré... p. 128. 155

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de la végétation, ce n’est pas toujours le phénomène naturel du printemps et de l’apparition de la végétation qui importe, mais le signe préannonciateur [sic] du mystère cosmique ».157 En général, le signe annonciateur du printemps est accompagné par des cérémonies des jeunes gens qui organisent de vrais spectacles avec des branches vertes, des fleurs, des oiseaux, etc. Même aujourd’hui, dans les régions rurales de l’Europe du Sud-est, il y a de petites cérémonies du printemps. Il s’agit de cérémonies qui nous rappellent d’anciens cultes religieux préchrétiens de la végétation et du renouvellement de l’année, où la présence des branches vertes ou des petits arbres verts est indispensable.158 Le symbolisme de l’arbre cosmique est présent dans toutes les sociétés traditionnelles. C’est un symbolisme du Cosmos, de la Vie et de l’Immortalité qui se retrouve dans l’imaginaire poétique du rêveur. Pour Bachelard, par exemple, la rêverie végétale « la plus lente, la plus reposée, la plus reposante » est une rêverie heureuse qui renaît chaque printemps.159 Le mystère végétal est nourri chaque printemps avec les rêveries du songeur. Est-ce que les mythes et les rituels de la renaissance sont des rêveries collectives du printemps ? Avant d’être des rêveries collectives, les mythes ont été entretenus par des rêveries individuelles. La symbolisation du cosmos par l’intermédiaire d’un grand arbre révèle le sens ascensionnel vers la transcendance. La hiérophanie du cosmos se reflète dans les mythes religieux de la régénération de la nature par l’imagination transcendantale du rêveur. L’hiérophanie du cosmos est présente dans les grandes rêveries de l’espace infini du ciel et dans la force de la régénération de la nature par laquelle « la végétation devient une hiérophanie – c'est-à-dire incarne et révèle le sacré – dans la mesure où elle signifie autre chose qu’elle-même. Un arbre ou une plante n’est jamais sacré [sic] en tant qu’arbre ou en tant que plante ; ils le deviennent parce qu’ils signifient cette réalité 157

Ibidem, p. 130. En Roumanie, dans le nord de la région de Gorj, lors de la SaintGeorges, en avril, les jeunes filles se rendent dans les forêts pour ramener des branches vertes de hêtres. 159 Gaston Bachelard, L’air et les songes, p. 262. 158

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transcendante ».160 En même temps Eliade fait la précision que ce « n’est pas le phénomène naturel du printemps, l’événement cosmique en lui-même qui provoque les rituels, mais, au contraire, c’est le rituel qui signifie, qui confère, une signification à l’apparition du printemps ; c’est le symbolisme et le rituel qui rendent transparents la régénération de la Nature et le commencement d’une vie nouvelle, c'est-à-dire la répétition périodique d’une nouvelle Création ».161 « L’arbre de mai », présent dans les rituels de régénération de la nature et du cosmos, dans les traditions populaires européennes, exprime un nouveau commencement, par lequel les énergies de la création retrouvent leurs forces d’origine. Le problème est de savoir si ces hiérophanies végétales du printemps sont seulement des expressions des rituels religieux ou si elles sont aussi des rêveries primordiales de la création. Avant d’instituer une mythologie religieuse et les rituels collectifs afférents, l’homme a beaucoup imaginé. Le symbole même est ultérieur aux rêveries primordiales qui sont des rêveries individuelles. Toutes les hiérophanies et les épiphanies cosmiques ont, à l’origine, des rêveries individuelles primordiales transformées dans des symboles religieux collectifs. Le symbole est le porte-parole du poétique, mais aussi la voie vers l’interprétation du monde. Les religions sont les premières formes de rationalisation et d’interprétation de l’existence. La logique de l’Homo religiosus n’est pas différente de celle de l’homme d’aujourd’hui, mais, si la pensée de l’homme traditionnel a comme origine une intuition imaginaire de l’existence, l’homme moderne tend à se guider selon un seul principe : le principe de la réalité. La poétique de la verticalité vivante La régénération de la nature peut être interprétée comme une hiérophanie poétique du cosmos. À cet égard, les incursions

160 161

Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, p. 275. Ibidem, p. 276.

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de Bachelard dans l’imaginaire des poètes nous dévoilent plusieurs manifestations des rêveries du végétal. La verticalité de l’arbre est une qualité de l’arbre cosmique qui s’élève vers les cieux. Bachelard met en valeur l’imaginaire de l’arbre aérien par le dynamisme de la verticalité du psychisme du rêveur. Il cherche chez les poètes les images de la vie aérienne des grands arbres. La régénération végétale des arbres pendant le printemps est une lutte contre la mort de l’hiver, mais aussi un nouvel effort de toucher la verticalité. Si Mircea Eliade dévoile le fait que la signification cosmique du printemps est le résultat des rituels religieux préchrétiens, Gaston Bachelard voit le printemps par les rêveries des poètes. Le symbolisme poétique du printemps est déterminé par les rêveries individuelles. La qualité poétique du printemps n’est pas mise en évidence par la réapparition de la végétation même, mais par le psychisme individuel du rêveur. La végétation est nourrie par l’imagination du rêveur. Une fois de plus, l’imaginaire du printemps est lié à l’imagination du mouvement. Le printemps est une explosion d’énergies, de rêveries de la nature qui se développent autour de l’image de la verticalité et de l’ascension vers le ciel. « Les rêves les plus divers viennent se réunir sur une même image matérielle. Il est d’autant plus frappant de constater que ces rêves divers, devant un arbre haut et droit, subissent tous une certaine orientation. La psychologie verticale impose son image première ».162 En citant Rilke, Bachelard met en évidence la liaison entre le corps du rêveur et l’appui de l’arbre. Cette verticalité vivante des sommets végétaux de l’arbre se retrouve dans les rêveries du poète. « L’homme, comme l’arbre, est un être où des forces confuses viennent de se tenir debout. L’imagination dynamique n’en demande pas plus pour commencer ses rêves aériens. Tout s’ordonne ensuite dans cette sûre verticalité ».163 En invoquant le poète Maurice de Guérin, concernant les considérations sur le végétalisme de Rilke, Bachelard exprime son accord avec l’idée selon laquelle « l’imagination est une vie 162 163

Gaston Bachelard, op. cit., p. 264. Ibidem, p. 268.

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dans la hauteur ». « L’arbre aide le poète à emporter la hauteur, à dépasser les cimes, à vivre d’une vie aérée, aérienne ».164 Maurice de Guérin est aussi celui qui traduit dans son Journal le bercement des cimes et la maternité de la nature admirablement présentée par Bachelard. « On est en mai, les fleurs des arbres sont fanées, les fruits qui, au bout de branches, aspirent l’énergie vitale sont noués… La forêt n’est qu’un berceau. Aucun berceau n’est vide. La forêt vivante berce la forêt future ».165 En reprenant le thème mythique de l’arbre cosmique, Gaston Bachelard se demande : « Comment un Arbre peut-il expliquer la formation d’un Monde ? Comment un objet particulier peut-il produire tout un univers ? ».166 Le poéticien français donne quelques exemples de mythologies universelles dans lesquelles est présent le mythe de l’Arbre cosmologique : le Rigveda, la mythologie mésopotamienne, la mythologie scandinave, etc. Les recherches actuelles sur l’imagination, considère Bachelard, nous aident à retrouver « les principes oniriques de certains mythes ». D’un côté, il y a des principes oniriques de l’homme rêveur et de l’autre, un mécanisme actif de la rêverie sans fin. « Dans tout le cours de nos études sur les images premières nous avons toujours vu qu’une image fondamentale devait, par la croissance même du rêve, passer au niveau cosmique. L’arbre, comme tous les thèmes unifiés de la rêverie, pourra donc recevoir, en quelque manière normalement, une puissance cosmogonique ».167 L’arbre n’est pas seulement une voie ascensionnelle vers le Ciel, vers la transcendance, mais c’est également une source de la vie, de la fécondité. Entre les arbres et les hommes, comme d’ailleurs entre les hommes et les animaux, il y a, selon les traditions mythiques, une série de rapports ancestraux. Le culte de l’arbre sacré, de l’arbre de vie, du sapin, est très répandu dans de très nombreuses traditions folkloriques, y compris dans les 164

Ibidem, p. 269. Ibidem, p. 275. 166 Ibidem, p. 281. 167 Ibidem, p. 282. 165

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traditions roumaines. Averti par un ange pendant le rêve, le vieil homme du conte roumain Sur la tige d’une jeune plante monte au Ciel sur la tige d’une plante. Le rêve pendant lequel on s’envole accomplit le désir de l’homme de se faire ange. Son langage est direct, tel celui des plantes et des animaux. Si pour Gaston Bachelard entre les rêves et les mythes existe une relation spéciale déterminée par l’existence des principes oniriques, on peut interpréter la plupart des traditions mythiques de l’ascension sur un arbre par une impulsion onirique primitive de l’homme de dépasser sa condition terrestre par la verticalité de l’arbre vivant. « En rêvant de l’arbre immense, de l’arbre du monde, de l’arbre qui se nourrit de toute la terre, de l’arbre qui parle à tous les vents, de l’arbre qui porte les étoiles... je n’étais donc pas un simple rêveur, un songe-creux, une illusion vivante ! Ma folie est un rêve ancien. En moi rêve donc une force rêvant, une force qui a rêvé jadis, dans des temps très lointains…».168 En suivant le rôle de l’onirisme ancien dans l’apparition des traditions mythiques concernant l’arbre cosmique, Bachelard considère que « le végétalisme passionné imagine les diverses saisons comme des forces végétales primitives. Il vit la rêverie d’un arbre qui produit les saisons, qui commande à la forêt entière de bourgeonner, qui donne sa sève à toute la nature, qui appelle les brises, qui oblige le soleil à se lever plus tôt pour dorer les feuilletages nouveaux, bref, le rêve d’un arbre qui renouvelle sans cesse sa puissance cosmogonique ».169 Imaginer les saisons comme des forces végétales primitives, c’est-à-dire vivre la rêverie d’un arbre qui produit les saisons et qui renouvelle sa puissance cosmogonique, signifie, selon Bachelard, considérer que c’est « l’arbre cosmique l’image première, l’image active qui produit toutes les autres images ».170 L’arbre cosmique est l’archétype des images des saisons, mais aussi des images végétales de la verticalité vivante. 168

Ibidem, p. 285. Ibidem, pp. 286-287. 170 Ibidem, p. 287. 169

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En guise de conclusion Les hiérophanies végétales, c’est-à-dire la manifestation du sacré dans les arbres et les plantes, surtout dans la saison de printemps, exprimées par les mythes et les rituels de la renaissance de la végétation ne sont qu’une expression des rêveries transcendantales de l’homme. Les rêveries individuelles des hommes primitifs transforment une existence indifférente dans une forme d’existence différente par l’intermédiaire du sacré, de la transcendance. C’est la première impulsion créatrice de l’homme qui métamorphose son intelligence naturelle dans une intelligence culturelle. Donc, son impulsion créatrice se manifeste par une rêverie qui utilise comme moyen d’être exprimé la transcendance. Les rêveries primordiales de l’homme proposent la transcendance comme intermédiaire dans l’explication du monde. La transcendance est la création de l’homme tout comme l’homme est la création de la transcendance. À cet égard, les hiérophanies cosmiques ne sont que les expressions religieuses des rêveries primordiales transformées en mythes. Les mythes sont ainsi les expressions des premières énergies imaginaires du sujet imageant. Ils donnent en même temps les premières explications rationnelles de l’existence transformée dans les grandes théologies du monde. La littérature et la poésie représentent aussi des métamorphoses des mythes qui gardent l’imaginaire poétique de l’origine responsable de leur diversité créatrice.

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Bachelard et Eliade : rêveries et mythes cosmiques La contemplation du monde n’est-elle pas la première rêverie de l’homme ? L’image de l’univers dans le miroir du regard n’est-elle pas le premier l’état de bien-être rêvé ? Les anciens mythes ne cachent-ils pas par leurs symboles les premiers rêves de l’univers ? Gaston Bachelard et Mircea Eliade nous dévoilent dans des façons différentes, mais complémentaires une ontologie implicite des rêveries et des mythes cosmiques qui nous invitent à réfléchir sur l’importance de l’imaginaire dans l’apparition et le devenir de l’homme par ses vertus symboliques. L’histoire de ces essais est revitalisée par la redécouverte des nouvelles méthodes de la recherche de l’imaginaire surtout dans la seconde moitié du XXe siècle.171 Dans ce contexte, on peut placer aussi les rencontres d’Eranos où Eliade a connu Bachelard et l’a comparé au le sculpteur d’origine roumaine, Constantin Brancusi. Dans notre essai, nous voudrons mettre en évidence les deux approches complémentaires de l’imaginaire cosmique et le message philosophique commun pour le XXIe siècle. De la rêverie à l’hiérophanie cosmique L’image du monde est la rêverie d’une contemplation solitaire où toutes les dimensions du temps disparaissent. L’état de la rêverie cosmique est la première rêverie de l’homme par laquelle il s’ouvre au monde et le monde s’ouvre en lui. L’unité du monde et de la rêverie solitaire est un état unique détaché de la vie quotidienne. Pour Bachelard, cette double profondeur, la profondeur de l’être du monde et la profondeur d’être du rêveur semblent représenter l’état authentique de l’être humain qui 171 Cf. à ce propos Jean-Jacques Wunenburger, L’imaginaire, PUF, Paris, 2003.

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repose tout comme le monde dans sa tranquillité originelle. Il se demande si cette rêverie cosmique qui est le premier témoignage de la puissance de contemplation signifie connaître ? Comprendre ? En tout cas, cela semble vivre le monde, mais d’une manière qui n’a rien à voir avec la perception. Il s’agit peut-être d’une « communication » directe instantanée entre l’être du rêveur du monde et le monde rêvé qui suspend le temps et les soucis quotidiens. « L’œil qui rêve ne voit pas ou du moins il voit dans une autre vision. Cette vision ne se constitue pas avec des restes. La rêverie cosmique nous fait vivre en un état qu’il faut bien désigner comme anté-perceptif ».172 Bachelard souligne ainsi l’autonomie de l’imagination par rapport à la perception. Dans les rêveries des poètes le monde est imaginé avant d’être perçu. « L’image cosmique est immédiate » écrit Bachelard. Elle se donne dans les rêveries primordiales. Le rêveur est dans le monde. Le monde est dans sa rêverie. Le penseur du monde semble être à l’extérieur d’un monde perçu. Il doute, il hésite. Rêverie et pensée sont deux voies différentes de l’esprit. Même les mythes cosmiques peuvent être interprétés comme des rêveries cosmiques. Ce ne sont pas des interprétations d’un monde perçu, mais d’un monde rêvé. Bachelard fait aussi des incursions sur des légendes et mythes pour redécouvrir les rêveries primordiales, mais surtout dans les rêveries des poètes il découvre la substance imaginée du monde. Les quatre éléments sont toujours présents dans les rêveries cosmiques. L’homme construit le monde devant eux. « On rêve devant son feu, et l’imagination découvre que le feu est le moteur d’un monde. On rêve devant une source et l’imagination découvre que l’eau est le sang de la terre, que la terre a une profondeur vivante ».173 On peut imaginer que ces rêves solitaires sont à l’origine des grands mythes cosmogoniques. L’eau, le feu, la terre ou l’air ont leurs propres mythologies chez les peuples archaïques qui reflètent ces rêveries cosmiques primordiales. Même les grands penseurs de l’Antiquité qui nous offrent l’image d’un monde substantialisé par une matière cosmique (le feu, l’air, l’eau…) sont de grands 172 173

Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, p. 149. Ibidem, p. 151.

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rêveurs. Pour Bachelard, la rêverie ne conduit pas à la pensée, les deux directions de l’esprit sont séparées. « Les cosmogonies anciennes n’organisent pas des pensées, elles sont des audaces de rêveries et pour leur redonner vie il faut réapprendre à rêver ».174 À cet égard, il cite le mythologue K. Kerényi qui se situe parmi les chercheurs qui, selon Bachelard, comprennent l’onirisme des premiers mythes. De même que Kerényi, Eliade parle d’un état de contemplation qui déclenche une expérience religieuse. Les rêveries primordiales provoquent ainsi les expériences religieuses de nature cosmique. Elles transcendent le monde perceptible. Tout comme Bachelard, Eliade souligne qu’il ne s’agit pas d’une opération logique, rationnelle. « La catégorie transcendantale de la hauteur, de supraterrestre, de l’infini se révèle à l’homme tout entier, à son intelligence aussi bien à son âme. C’est une prise de conscience totale de l’homme : en face du Ciel, il découvre à la fois l’incommensurabilité divine et sa propre situation dans le Cosmos »175. Dans les rêveries cosmiques, s’avère une conscience de bien-être, souligne Bachelard. Qui détermine cette conscience ? Le besoin inconscient de l’homme de bonheur dans le repos concret et tranquille ? Bachelard substitue, en ce sens, la formule philosophique « le monde est ma représentation », considérée comme une formule simplificatrice, par une autre, plus vivante, « le monde est mon appétit ». Cette correspondance subtile, inconsciente, entre les rêveries cosmiques et les substances du monde est éprouvée par de nombreux exemples « poétiques ». Il cite par exemple Franz von Baader qui écrit que « la seule preuve possible de l’existence de l’eau… c’est la soif ». Bachelard nous offre ainsi un modèle d’interprétation d’un état paradisiaque vivant, par une excellente expression poétique, la santé cosmique. « Le rêveur participe alors au monde en se nourrissant de l’une des substances du monde, substance dense ou rare, chaude ou douce, claire ou pleine de pénombre suivant le tempérament de son imagination. Et quand un poète vient aider le 174 175

Ibidem, p. 152. Mircea Eliade, Le sacré et le profane, p. 103.

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rêveur en renouvelant les belles images du monde, le rêveur accède à la santé cosmique ».176 Mircea Eliade, par la notion d’hiérophanie primordiale, nous révèle, lui aussi, cette liaison imaginaire originelle entre l’homme et le monde. En participant à l’hiérophanie cosmique, l’homme dépasse le profane pour un monde consacré vivant où il est acteur et spectateur en même temps. L’homme archaïque transforme, on peut dire, ses rêveries cosmiques primordiales en hiérophanies. Il imagine un monde dans lequel il vit ayant la conscience de bien-être et le monde consacré vit à son tour par lui. La santé cosmique dont parle Bachelard devient la sainteté cosmique chez Eliade ou la notion d’espace sacré révélé par l’homme religieux devient son monde. Les rêveries cosmiques primordiales qui suivent l’état de contemplation nous situent dans un monde imaginé comme originel pour le rêveur, un monde qui lui offre la possibilité de bien-être. Pour l’homme archaïque, le réel est le sacré et son désir fondamental est de vivre dans l’espace sacré. « Le désir de l’homme religieux de vivre dans le sacré équivaut, en fait, à son désir de se situer dans la réalité objective, de ne pas se laisser paralyser par la relativité sans fin des expériences purement subjectives, de vivre dans un monde réel et efficient, et non pas dans une illusion. Ce comportement se vérifié dans tous les plans de son existence, mais il est surtout évident dans le désir de l’homme religieux de se mouvoir dans un monde sanctifié, c’est-à-dire dans un espace sacré ».177 L’homme religieux aspire à vivre dans le Centre du Monde et sa maison soit une Imago mundi. Son monde aspire toujours être dans le Centre du monde. Pour le rêveur du monde l’espace de la rêverie est aussi une Imago mundi. Tout comme le monde se laisse saisir en tant que monde, en tant que Cosmos, dans la mesure où il se révèle comme monde sacré, selon Eliade, le monde de la rêverie se laisse révéler en tant que Cosmos, dans la mesure où elle pénètre dans le rêveur en le respirant. Bachelard utilise ici l’exemple d’une méthode psychiatrique par laquelle le malade angoissé reçoit les certitudes 176 177

Gaston Bachelard, op. cit., p. 153. Mircea Eliade, op. cit., p. 31.

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de la bonne respiration. Les poètes découvrent cet état d’âme par leurs métaphores et Bachelard cite un poème de Jorge Guillén : Air que je respire à fond / Tant de soleils l’on fait dense / Et, pour plus d’avidité, / Air ou le temps se respire. « Dans l’heureuse poitrine humaine, le monde se respire, le temps se respire ».178 Le paradis de la respiration du monde pénètre les poumons du rêveur cosmique. C’est une « thérapie » du poète et du rêveur qui se ressemble à la « thérapie » l’homme archaïque qui vit pleinement par le mythe cosmogonique les origines sacrées de l’univers. Il abolit le temps profane de l’histoire en contemplant le modèle exemplaire de l’origine du Cosmos. Les rituels de régénération du temps cosmique, les fêtes archaïques ont le rôle de transcender l’homme dans le temps primordial sanctifié. C’est un temps spatialisé tout comme dans les rêveries cosmiques solitaires, un temps immobile qui exprime le désir de sainteté, de la nostalgie ontologique, le désir de bien-être, un espoir qui respire la vitalité. D’ailleurs, l’éternel retour aux origines, aux rêveries primordiales, « l’éternelle rencontre avec le même temps mythique de l’origine, sanctifié par les dieux, n’implique nullement une vision pessimiste de la vie ; bien au contraire, c’est grâce à cet éternel retour aux sources du sacré et du réel que l’existence humaine lui paraît sauvée du néant et de la mort ».179 Cette vision optimiste de l’existence passe par le regard du rêveur qui voit le monde beau. Avant d’être bon, le monde était beau. « L’axe normal de la rêverie cosmique est celui le long duquel l’univers sensible est transformé en un univers de la beauté…, dans la rêverie cosmique, l’univers reçoit une unité de beauté »180, écrit Bachelard. La beauté du monde se construit autour du regard. La peinture, l’art de voir beau, la poésie, l’art de dire beau sont l’expression de l’œil lumineux, qui est le projecteur de la force humaine : « un œil de poète est le centre d’un monde, le soleil du monde ».181 Bachelard parle ainsi d’une 178

Gaston Bachelard, op. cit., p. 154. Mircea Eliade, op. cit., p. 95. 180 Gaston Bachelard, op. cit., p. 157. 181 Ibidem, p. 158. 179

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cosmologie de la lumière, du soleil et finalement du regard comme d’un principe cosmique, du bon regard qui contemple et admire et non pas d’un mauvais regard ou d’un mauvais œil. « La beauté est à la foi un relief du monde contemplé et une élévation dans la dignité de voir… Alors, dans une exaltation du bonheur de voir la beauté du monde, le rêveur croit qu’entre lui et le monde, il y a un échange de regards, comme dans le double regard de l’aimé à l’aimée ».182 Est-ce qu’on peut comparer la sacralité cosmique avec sa beauté poétique ? « En unissant les songes mythologiques nous pouvons dire, écrit Bachelard, que le Cosmos est un Argus. Le Cosmos, somme de beauté, est un Argus, somme d’yeux toujours ouverts… ».183 Rêveries et symbolisme des éléments Les valeurs socioculturelles sont en général autonomes. Quoique la beauté du monde et le sacré du monde appartiennent de domaines différents de la culture on peut remarquer certaines similitudes d’origine. L’admiration du monde présente dans les premières rêveries cosmiques exprime aussi une émotion sacrée qui fascine l’être humain par le désir d’ascension au ciel ou le désir de se situer dans le centre du monde. La beauté du monde n’est pas une simple valeur esthétique et esthétisante. Elle exprime une émotion qui atteint souvent le sublime. On peut parler d’un sacré poétique qui attire l’œil et le regarde en même temps. Dans ses exemples d’ascension mythologique au ciel, Eliade implique un désir de la verticalité vivante. Jacob rêve d’une échelle dont le sommet atteignait le ciel… Dante voit dans le ciel de Saturne une échelle d’or s’élevant de façon vertigineuse jusqu'à l’ultime sphère céleste et sur laquelle montaient les âmes des bienheureux184, etc. Les deux rêves et rêveries regardent le monde par la lumière céleste. Au-delà de la rationalisation du symbolisme solaire ou de son ambivalence (bon / funeste), les hiérophanies archaïques du Soleil nous révèlent un aspect 182 183 184

Ibidem, p. 159. Ibidem. Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, p. 98.

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lumineux du monde qui met en relation l’œil avec la lumière. « D’après Purusha sûkta (R. V., X, 90), le soleil est né de l’œil du géant cosmique, Purusha, de sort que la mort, quand le corps et l’âme de l’homme rentrent dans le macranthrope cosmique, son œil fait le retour au soleil… ».185 De même, Bachelard voit une relation d’origine entre les rêveries cosmiques et les mythes qui lient la terre au ciel en invoquant les grands rêves du monde avant l’apparition de la culture : « Les mythes sortaient de la terre, ouvraient la terre pour qu’avec l’œil de ses lacs elle regarde le ciel. Un destin de hauteur montait des abîmes. Les mythes trouvaient ainsi tout de suite des voix d’homme, la voix de l’homme rêvant le monde de ses rêves. L’homme exprimait la terre, le ciel, les eaux …Dans les rêveries cosmiques primitives, le monde est corps humain, regard humain, souffle humain, voix humaine ».186 À leur tour, les poètes expriment la voix du monde. Écouter le monde par la parole des poètes signifie avoir accès aux rêveries primordiales, à l’admiration du monde rêvé et à notre être heureux. Les éléments cosmiques, le feu, l’eau, l’air, la terre ont le rôle déterminant dans les rêveries cosmiques. Si Eliade cherche leurs aspects hiérophantiques dans les mythologies archaïques, Bachelard, en partant des poètes, découvre les rêveries primordiales des éléments cosmiques qui sont souvent à l’origine des divers mythes. Il invoque le livre d’Henri Bosco, Malicroix, en découvrant le cogito rêveur dans les rêveries du feu du temps immémorial des origines. Ce retour à l’origine, qui suspend le temps, exprime le besoin de l’homme de repos et de douceur féminine, de chaleur et de bien-être. « Devant ce feu qui enseigne au rêveur l’archaïque et l’intemporel, l’âme n’est plus coincée en un coin du monde. Elle est au centre du monde, au centre de son monde. Le plus simple foyer encadre un univers ».187 Le symbolisme religieux du centre s’entrecroise ici avec les rêveries primordiales des poètes, les rêveurs des mots qui expriment le désir inconscient de se situer au centre d’un monde de la chaleur 185

Ibidem, p. 130. Gaston Bachelard, op. cit., p. 161. 187 Ibidem, p. 166. 186

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et de la douceur généralisée, la chaleur étant, comme écrit Bachelard, « dans toute la profondeur du terme, le feu au féminin ».188 La chaleur douce a comme correspondant des rêveries de la tranquillité, l’eau dormante, un autre élément matériel de la rêverie aussi très riche en symboles religieux archaïques. « Les eaux sur lesquelles Nârâyana flottait dans une béate insouciance symbolisent l’état de repos et d’indifférenciation, la nuit cosmique. Même Nârâyana dormait », écrit Eliade en invoquant la mythologie indienne. La nuit cosmique cache le sommeil des eaux primordiales. Les rêveries bachelardiennes devant l’eau tranquille nous envoient au fond de la mémoire de l’humanité. Les mythes des origines viennent dans les mots des poètes et nous offrent une « douceur hypnotique » qui ressemble au paradis des eaux amniotiques. « Il y a une eau dormante au fond de toute mémoire. Et dans l’univers, l’eau dormante est une masse de tranquillité, une masse d’immobilité. Dans l’eau dormante, le monde se repose. Devant l’eau dormante, le rêveur adhère au repos du monde ».189 Le poète qui éveille le rêveur devant l’eau limpide de lac cherche, selon Bachelard, un souvenir de la pureté perdue. « Qui rêve devant une eau limpide rêve à des puretés premières. Du monde au rêveur, la rêverie des eaux connaît une communication de la pureté. Comme on voudrait recommencer sa vie, une vie qui serait la vie des premiers rêves ! Toute rêverie a un passé, un lointain passé et la rêverie des eaux a, pour certaines âmes, un privilège de simplicité ».190 La simplicité des rêveries primordiales, qui continuent dans les mythes cosmogoniques, exprime l’unité du monde par l’intermédiaire de l’imaginaire. À cet égard, le ciel dans le miroir du lac, rêvé par un grand rêveur, un poète, reflète une profondeur de l’âme qui crée le réel en l’imaginant. « Quand le lac frissonne, le soleil lui donne l’éclat de mille regards. Le Lac est l’Argus de son propre Cosmos » et Bachelard fait appel, de nouveau, à son axiome de cosmologie imaginée : « tout ce qui brille voit. Pour 188

Ibidem. Gaston Bachelard, op. cit., p. 169. 190 Ibidem, p. 172. 189

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un rêveur de lac, l’eau est le premier regard du monde ».191 Le regard créateur dans lequel subsiste tout le germe de l’existence. L’eau primordiale imaginée par le rêveur peut être interprétée aussi comme une eau vive qui rajeunit et donne la vie éternelle. Elle est placée souvent « dans les régions célestes – ainsi qu’il existe une soma céleste, une haoma blanche dans le ciel ».192 L’eau et le ciel se rejoignent, selon Bachelard, par les rêves de la nage et les rêves du vol : « par le pur miroir du lac, le ciel devient une eau aérienne ». L’image mythique de Mélusine envoie au désir du vol ascensionnel. La mythique Mélusine de l’eau rêve du vol vers le ciel par les profondeurs du ciel dans l’eau. Profondeur et hauteur sont ici unies. « Le monde est un ».193 Les divinités des Eaux de la mythologie, des lacs, des fleuves, des sources, qui vivent au-delà de l’histoire expriment aussi l’unité de cosmos par unification du ciel des divinités et de l’eau. La division du Cosmos entre les fils de Cronos peut être lue dans une grille de lecture onirique inverse. Poséidon naît dans la lumière céleste des divins. Il a toujours la nostalgie de son origine, même s’il se manifeste souvent avec une force sauvage. Il rêve à son origine. Dans la mythologie celtique, la boisson miraculeuse des divins, l’ambroisie ou l’eau vive se trouvent au fond d’océan ou des lacs. Les hiérophanies aquatiques deviennent ainsi des hiérophanies cosmiques. Elles se retrouvent aussi dans les rêveries bachelardiennes des poètes. Par la « Mélusine des airs », selon Bachelard, « les rêveries s’unissent, se soudent. L’être ailé qui tourne dans le ciel et les eaux qui vont sur leur propre tourbillon font alliance ».194 Mais, l’alliance cosmique onirique n’est pas complète sans la participation du quatrième élément, l’élément terrestre. Et, Bachelard écrit deux célèbres ouvrages de poétique sur les rêveries devant la matière terrestre. Nous avons déjà fait de petites analyses et des rapprochements entre Bachelard et Eliade concernant les rêveries et le symbolisme religieux de la terre. 191

Ibidem, p. 173. Mircea Eliade, op. cit., p. 169. 193 Gaston Bachelard, op. cit., p. 177. 194 Ibidem. 192

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Nous retenons que Bachelard, par l’intimité de la matière traitée dans son ouvrage, La terre et les rêveries du repos, découvre la solidarité intime entre Cosmos et microcosme et le retour vers l’origine, vers le repos par l’image du ventre, de la maison, de la caverne qui « portent la même grande marque du retour à la mère ».195 Ces rêveries primordiales de la terre rencontrent les mythes de la Terre-Mère, les hiérophanies telluriques et la solidarité cosmobiologique dans les mythologies analysées par Eliade. En guise de conclusion Gaston Bachelard et Mircea Eliade sont deux penseurs qui viennent de différents domaines de recherche : l’un est philosophe des sciences et poéticien, l’autre phénoménologue des religions et écrivain. L’un est un Européen d’Occident formé dans la tradition de la pensée française, l’autre tire ses sources de l’Orient européen. L’un s’occupe des rêveries individuelles, l’autre des mythes collectifs. Mais au-delà des différences concernant leurs directions de recherches (la poétique des rêveries pour Bachelard et la phénoménologie du mythe pour Eliade), ils font partie du même paradigme historique de la redécouverte de l’imaginaire et son rôle fondamental dans l’architecture de l’esprit. La liaison d’origine entre les rêveries primordiales redécouvertes par Bachelard dans les mots des poètes et les mythes interprétés par Mircea Eliade, nous dévoile une ontologie commune de l’imagination et le désir permanent de l’être humain de se retourner à l’origine. D’ailleurs, le but de Bachelard a été d’aborder le problème des rêveries cosmiques de la perspective de l’anima et il a écrit un livre en anima. « Écrit en anima, nous voudrions que ce simple livre soit lu en anima ».196 Voilà l’un de ses messages philosophiques pour le XXIe siècle, qui est aussi une plaidoirie pour le retour d’un cogito rêveur pour rééquilibrer la relation d’origine entre l’imaginaire et la rationalité. 195 196

Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, p. 12. Ibidem, p. 183.

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Affinités « poétiques » chez Bachelard et Blaga Héritier de deux cultures (allemande et roumaine), poète, philosophe, dramaturge, journaliste, diplomate, Lucian Blaga est né, tout comme Emil Cioran, en Transylvanie, dans l’Empire austro-hongrois. Il a fait ses études élémentaires en allemand et ensuite en roumain au Lycée « Andrei Saguna » de Brasov. Entre 1914 et 1920, Lucian Blaga a étudié la philosophie et la biologie à l’Université de Vienne. Son premier article de philosophie, « Réflexions sur l’intuition chez Bergson », a été publié en 1914 dans la revue Tribuna. Ses œuvres (poésie, essai, théâtre, philosophie), pour la plupart, ont été écrites et publiées en roumain, après l’unification de la Transylvanie avec le Royaume de Roumanie, en 1918. À la différence d’un Emil Cioran, Eugène Ionesco ou Mircea Eliade, qui, eux, ont choisi l’exil, Lucian Blaga a préféré rester en Roumanie, bien que cette option lui ait été était fatale, tant pour sa carrière universitaire, que pour la diffusion de son œuvre en Europe. À l’époque, ses travaux avaient été interdits en Roumanie, par le régime communiste, parce que le philosophe avait refusé la collaboration avec l’État totalitaire. Il a été même exclu de l’Université Babes-Bolyai de Cluj, en 1948, où il enseignait en tant que professeur de philosophie et d’esthétique. Sa vie prit fin en 1961, à l’âge de 65 ans. Lucian Blaga et Gaston Bachelard ont été contemporains, mais ils ne se sont jamais rencontrés. Malgré cela, ils ont appartenu à l’esprit de l’époque et certaines ressemblances peuvent être trouvées entre leurs façons de penser. Tout d’abord, leurs œuvres se développent selon les deux voies de l’esprit : la rationalité et l’imaginaire. D’ailleurs, la tradition culturelle roumaine connaît plusieurs exemples d’écrivains qui ont suivi les deux directions de l’esprit : Mircea Eliade, Camil Petrescu, Ion Barbu, etc. Il existe des affinités 107

aussi entre les deux penseurs concernant les influences du romantisme allemand sur leurs ouvrages « poétiques ». Dans notre essai nous essayons de montrer la double vocation de l’esprit chez Lucian Blaga et Gaston Bachelard, certains aspects communs, mais aussi les différences de leurs recherches épistémologiques et les affinités poétiques de la « théorie des métaphores révélatrices » du philosophe roumain et « l’imaginaire poétique de la rêverie » du penseur français. Notre but est d’annoncer aussi une éthique qui exprime la nécessité d’une ontologie poétique dans la philosophie contemporaine. L’esprit diurne Par rapport à Gaston Bachelard, qui refuse l’idée de système, Lucian Blaga nous propose un système philosophique original, ayant comme modèle métaphysique le romantisme allemand, développé dans les quatre trilogies197, selon le testament de l’auteur, qui contient des textes publiés entre 1931 et 1948, à quoi s’ajoutent certaines études inédites dont « L’expérimentation et l’esprit mathématique », le dernier texte de la Trilogie de la connaissance, et « L’être historique » — un texte annexé à la Trilogie cosmologique. Bien que Lucian Blaga fût influencé par la philosophie allemande, la philosophie de la culture, le néokantisme, la psychologie de Jung, etc., il a connu très bien la philosophie française et surtout la pensée d’Henri Bergson, le philosophe qui a marqué en même temps certains travaux de Gaston Bachelard. Lucian Blaga était aussi au courant du nouvel esprit scientifique et des découvertes de la science contemporaine : la physique, la biologie, la chimie. Avant d’analyser certains aspects concernant la pensée « diurne » des deux philosophes, il faut préciser que Lucian Blaga utilise une terminologie philosophique originale qui semble avoir l’origine dans la mythologie ou dans la théologie, 197

La trilogie de la connaissance, La trilogie de la culture, La trilogie des valeurs et La trilogie cosmologique.

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mais avec des significations philosophiques nouvelles. Ces notions philosophiques sont des catégories ou des concepts ouverts, ce qui nous offre une perspective intégratrice de son œuvre philosophique. D’ailleurs, par rapport à Bachelard, l’aspect diurne interfère chez Blaga avec l’aspect nocturne de sa création par le concept-image ou la notion-métaphore. De même, le problème de la connaissance est étroitement lié à la dimension ontologique de son système philosophique. Parmi les concepts et les catégories fondamentales de Blaga, on peut rappeler : Le Grand Anonyme, le mystère, l’antinomie transfigurée, la connaissance paradisiaque, la connaissance luciférienne, l’éon dogmatique, etc. « Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique ».198 C’est la phrase de début de La formation de l’esprit scientifique de Gaston Bachelard. L’image du progrès de la science, c’est l’image du dépassement des obstacles épistémologiques des images premières. « Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est, spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé »199, écrit Bachelard. L’esprit a l’âge de ses préjugés ! Les préjugés chargent l’esprit qui devient âgé. Ce qui le rajeunit c’est la science, l’élimination de l’obstacle épistémologique. Et Bachelard fait l’analyse de plusieurs « expériences » de l’« instinct conservatif » qui empêche la manifestation de l’« instinct formatif ». Bien que la philosophie de Blaga ne soit pas dépourvue d’ambiguïtés, il considère aussi que l’histoire de la science c’est l’histoire du dépassement de l’esprit mythico-magique et l’expérience première. Dans son étude « L’expérimentation et l’esprit mathématique », le philosophe roumain cherche 198

Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1993, p. 13. 199 Ibidem, p. 14.

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l’origine de la science dans l’apparition de l’expérimentation comme méthode de recherche de la nature dans la Grèce antique et surtout dans la période hellénistique qui favorise l’esprit cosmopolite en dépassant les préjugées de l’aristocratie antique. Le déplacement de l’intérêt cognitif de l’esprit humain vers le concret et partiel, après quelques siècles de philosophie des principes abstraits200 est le signe de la naissance de la méthode expérimentale. Bien qu’Archimède ne fût pas une apparition isolée à l’époque (le géomètre Euclide, l’astronome Aristarque, les mathématiciens Ératosthène et Hipparque, le géographe et géologue Strabon, etc.), le modèle antique du scientifique, selon Blaga, est Archimède qui utilise l’expérimentation et anticipe le rôle des mathématiques dans l’évolution de la science. Mais, l’apparition de la science galiléo-newtonienne suppose un changement radical concernant l’idée d’espace et de temps. La pensée préscientifique crée, elle aussi, des images sur l’espace et le temps, mais elles sont de nature mythico-magique. À cet égard, Blaga considère que l’esprit grec, par ses philosophes, fait un premier pas en s’émancipant des premières images symboliques dans l’apparition de la rationalité scientifique. Ensuite, Archimède se situe parmi les premiers Grecs qui combinent l’observation empirique et l’expérimentation avec les mathématiques, mais il applique les mathématiques seulement pour les cas quantitatifs et directement perceptibles de la nature. En revanche, « chez Newton, l’expérimentation provoque et fait possible la mathématisation des qualités (les couleurs) qui dans le contexte empirique habituel, non expérimental, paraît à refuser n’importe quelle mathématisation ».201 Une autre découverte de la science galiléo-newtonienne qui implique l’épuration des premières images « statiques », c’est l’apparition des lois scientifiques, par le couple méthodologique de l’expérimentation et des mathématiques. Il s’agit d’une nouvelle vision sur la conception du mouvement. 200 Lucian Blaga, « L’expérimentation et l’esprit mathématique », in La trilogie de la connaissance, Ed. Minerva, București, 1983, p. 556. 201 Ibidem, p. 603.

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Dans la tradition aristotélique, le mouvement était lié directement à l’expérience observable. La découverte du « principe de l’inertie », par Galileo Galilée, représente une révolution dans l’apparition de la science moderne. Le « principe de l’inertie » trouve en mathématique une précision sans équivoque. L’idée de Galilée dépasse les observations expérimentales. Elle est née dans le cadre de la pensée mathématique de Galilée. En conclusion, note Lucian Blaga, « la science de type galiléo-newtonien se constitue dans le sens des coordonnées et des méthodes qui font apparaître des concepts relationnels, ou des concepts qui résument en soi des relations, des concepts qui n’ont pas toujours une correspondance empirique directe ».202 L’expérience immédiate, réelle, naturelle, devient ainsi, elle-même, un obstacle, dans le sens de Gaston Bachelard, pour le progrès de la science, pour l’abstraction, dans le sens de la mathématisation. Et, Bachelard a dédié plusieurs pages au rôle constructif de la mathématisation dans les sciences contemporaine, surtout de l’ère du nouvel esprit scientifique, à partir de 1905, qui s’exprime par : « la mécanique quantique, la mécanique ondulatoire de Louis de Broglie, la physique des matrices de Heisenberg, la mécanique de Dirac, les mécaniques abstraites et bientôt sans doute les Physiques abstraites qui ordonneront toutes les possibilités de l’expérience ».203 La thèse de Bachelard vient de rencontrer donc l’idée épistémologique de Lucian Blaga sur la nécessité du dépassement de l’expérience première : « l’esprit scientifique doit se former contre la Nature, contre ce qui est, en nous et hors de nous, l’impulsion et l’instruction de la Nature, contre l’entraînement naturel, contre le fait coloré et divers. L’esprit scientifique doit se reformer en se réformant ».204 Gaston Bachelard étudie la formation de l’esprit scientifique du XVIe au XVIIIe siècle. Dans le sens moderne, cette époque correspond à l’état préscientifique de la modernité 202

Ibidem, p. 612. Gaston Bachelard, op. cit., p. 7. 204 Ibidem, p. 23. 203

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et Bachelard fait une analyse des obstacles épistémologiques de la perspective psychologique. Les esprits cultivés de l’époque sont chargés de préjugés, d’intuitions inconscientes, de croyances irrationnelles, etc. Par ses exemples il conclut qu’une « société cultivée ne constitue pas vraiment une cité savante ».205 Et, Bachelard donne de nombreux exemples de philosophes et même de scientifiques séduits par leurs images premières. Il donne aussi des exemples de faux concepts scientifiques de l’époque, qui partent de l’observation empirique : la coagulation et la fermentation. Bien qu’en réalité il ne s’agisse pas d’un simple ouvrage d’histoire des sciences et que le philosophe français ait mis en évidence, sous l’influence de la psychanalyse, l’évolution psychologique de la science qui conduit l’esprit vers l’abstrait, vers « le scientifique », l’ouvrage de Bachelard reste aussi un important travail d’histoire de la science. Ce qui présente de l’intérêt pour nous, dans cette analyse, est de savoir si les images ont, quand même, un rôle dans la connaissance scientifique. Sont-elles seulement des obstacles épistémologiques ? Lucian Blaga croit que la méthode analogique joue aussi un rôle essentiel dans des directions souvent diamétralement opposées de l’esprit. Elle est utilisée dans les créations mythiques, mais aussi dans les théorisations scientifiques. Dans la science moderne galiléo-newtonienne, on rencontre ce procédé dans un couple avec la mathématique tant dans les actes de théorisation sur le plan des lois tant dans les actes de théorisation imaginaire, sur le plan hypothétique. Lucian Blaga donne comme exemple l’hypothèse de Grimaldi sur la nature ondulatoire de la lumière, qui suppose une analogie secrète entre la lumière et le phénomène matériel des ondes. Il fait la différence entre deux modalités de théorisation dans la science antique et la science moderne : une théorisation abstraite sur le plan des lois, par des concepts abstraits, et la théorisation sur le plan transempirique, selon la terminologie de Blaga, par les concepts-images. Les concepts-images sont des 205

Ibidem, p. 33.

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créations hypothétiques, des approximations progressives qui contiennent un coefficient d’incertitude et qui ont le rôle de pénétrer dans une structure de l’existence dans laquelle on ne peut pénétrer directement, ni par la voie des sens ni par les concepts abstraits extraits de l’empirisme.206 Et, Blaga donne, par ses exemples, la théorie des couleurs chez Newton et Goethe. À cet égard, les images qui configurent des hypothèses comme approximations transempiriques ont un rôle important dans la connaissance scientifique moderne, où elles sont couplées avec les mathématiques. « Les corpuscules auxquels Newton réduit la lumière sont plus grands ou plus petits, donc mesurables, donc mathématisables. Les ondes d’éther, imaginées par Huygens, sont plus longues ou plus courtes, donc mesurables, donc mathématisables. Les atomes de la chimie physique actuelle ont un plus grand ou un plus petit nombre d’électrons et, donc, ils sont directement mathématisables207. Même s’il y a une évolution de la science, indispensable au processus d’épuration des images premières, par l’intervention des mathématiques, dans les sciences modernes des mathématiques ne contredit pas la nécessité des conceptsimages. Par rapport à Blaga, Bachelard est plus radical et il considère que les images, même les plus sophistiquées, sont des sources d’erreurs dans la connaissance scientifique. La différence entre les deux philosophes est peut-être une différence d’accent de la vision. Lucian Blaga attribue un certain rôle aux images dans le progrès de la connaissance scientifique. Les images sont de véritables pharmaka dans la science moderne. La seule qui décide leur viabilité hypothétique c’est la pratique expérimentale. Si Bachelard insiste sur l’idée permanente d’épuration des images, Blaga soutient la nécessité des hypothèses des concepts-images dans certains moments de l’évolution de la science. Les hypothèses sont des constructions trans-empiriques par des images. Peut-être Blaga veut-il exprimer par cela un point de vue sur le rôle constructif de 206 207

Lucian Blaga, op. cit., p. 612. Ibidem, pp. 616-617.

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l’imagination scientifique surtout quand il parle d’intuitivité de la science. Il donne en ce sens plusieurs exemples. Bien que Newton affirme : « Hypotheses non figo », il se réfère aux hypothèses métaphysiques, spéculatives et non pas aux hypothèses physiques, scientifiques, considère Lucian Blaga qui refuse ainsi de voir le progrès de la science par une mathématisation excessive, positiviste. Il reconnaît que l’intuitivité de la science par les concepts-images suppose une contradiction de point de vue logique, mais la science doit dépasser la logique d’une rationalité identitaire. À cet égard, Blaga donne comme exemple la physique contemporaine qui propose des « théories », comme celles sur la « nature ondulatoire de la matière » (Louis de Broglie) ou la « nature discontinue de l’énergie » (Max Planck). « Par leur attitude, les physiciens les plus connus d’aujourd’hui montrent que la soidisant crise ne fragilise pas proprement dit l’intuitivité de la physique actuelle, mais une autre structure de celle-là, sa logicité fondée sur le principe de l’identité ».208 À cet égard, Lucian Blaga nous semble plus original, par l’idée philosophique d’une méthode nommée l’antinomie transfigurée ou la méthode de la complémentarité utilisée par le philosophe dans les chapitres « L’éon dogmatique », « La connaissance luciférienne » et « Les différentielles divines » et qui se retrouve en physique chez Louis de Broglie et Niels Bohr. D’ailleurs, il donne comme exemple la recommandation de Niels Bohr d’appliquer la méthode de la complémentarité dans d’autres domaines de la science comme : la biologie, la sociologie et la psychologie.209 Le dépassement de la logique du tiers exclu par la théorie de la complémentarité est soutenu, selon Blaga par les théoriciens de la connaissance : Reichenbach, Birkhoff, von Neumann, qui réinterprétant la logique binaire, n’admettant que deux vérités A ou non A, comme étant l’expression d’une logique ternaire où le troisième

208

Ibidem, p. 650. « On the Notion Causality and Complementarity », in Dialectica, 7/8, 1948, selon Lucian Blaga, op. cit., p. 651.

209

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terme qui en serait l’intermédiaire.210 À cet égard, les travaux de Blaga rencontrent les recherches à l’époque d’un autre théoricien de la science d’origine roumaine, Stéphane Lupasco. L’exemple le plus évident de concept-image dans la science pour Lucian Blaga est le concept des « ondes stationnaires » de la physique d’E. Schrödinger. Il parle d’une « intuitivité sublimée » qui, par les concepts-images, dépasse l’intuitivité grossière des images comme préjugés de la connaissance qui empêchent l’évolution de la science. En même temps, il critique, d’un côté le positivisme et le néopositivisme, pour leur réductionnisme aux faits empiriques ou au logicisme, et, de l’autre, le panmathématisme de Léon Brunschvicg. Par rapport à Blaga, Bachelard est un positiviste épistémologique et un constructiviste dans le sens de la rationalisation du processus scientifique qui admire la « cité scientifique » et l’esprit géométrique de la démonstration de Brunschvicg. La voie nocturne La difficulté de comparer les écrits « poétiques » des deux penseurs est double par rapport aux ouvrages philosophico-scientifiques. En premier lieu, Lucian Blaga se considère être un philosophe de la culture, selon la tradition du romantisme allemand, et il utilise des notions qui ont souvent des significations différentes quant aux notions françaises. Par exemple, la différence entre le contenu du concept de « culture » et celui de « civilisation ». En deuxième lieu, le langage utilisé par Blaga est un langage original avec des termes métaphoriques et symboliques, qui sont difficiles à traduire en français. En dépit de cette situation, l’analyse de certains textes nous dévoile des rapprochements évidents concernant le rôle des images et de l’imaginaire dans l’anatomie de l’esprit. En partant de l’idée que le mythe, la première création culturelle de l’humanité, est une métaphore développée qui suppose l’existence d’un « style », Lucian Blaga fait la 210

Ibidem.

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différence entre la « métaphore de la plasticité »211 ou de l’expression qui suppose une simple analogie et qui a une fonction expressive par excellence, et la « métaphore révélatrice » qui dévoile en plus quelque chose de caché, un mystère, un « au-delà » de l’existence. Voilà l’exemple de vers (dans une traduction libre) qui contiennent une métaphore révélatrice : « Le soleil, la larme du Seigneur, tombe dans les mers du sommeil ».212 Dans la métaphore révélatrice est présente l’analogie (« le soleil – a » comme « la larme du Seigneur — b »), mais aussi la disanalogie parce que « le soleil – a » « tombe dans les mers du sommeil – x ». « Les métaphores révélatrices amalgament ou conjuguent deux faits analogique — non-analogique ayant comme but de révéler un x ou la partie cachée d’un mystère ».213 Par cela on peut constater que Blaga parle indirectement, de même que Bachelard d’une fonction de l’irréel de l’esprit. Chez Blaga, toutes les créations métaphysiques de l’histoire de la pensée présupposent un noyau métaphorique. Et il donne comme exemple l’idée-image de la monade leibnizienne qui est considérée comme une métaphore. D’ailleurs, il s’occupe en détail dans sa Théorie de la connaissance de la « connaissance luciférienne » qui suppose l’existence d’une idée-image qui se situe dans le centre du processus théorique. « Un noyau métaphorique révélateur se trouve dans n’importe quelle conception métaphysique : il n’a aucune importance que le centre de cette conception s’appelle Brahman, l’Atman, l’idée, l’entéléchie ou l’ego, la volonté ».214 Nous avons déjà montré que la métaphore est aussi présente, selon Blaga, dans la problématique scientifique dans les théories et les hypothèses constructives.

211

Dans son exemple de « métaphore de la plasticité », « chicorée des yeux », il s’agit d’une analogie. La chicorée n’est qu’un équivalent expressif de la couleur. 212 Lucian Blaga, La trilogie de la culture, Ed. Minerva, București, 1985, p. 386. 213 Ibidem, p. 387. 214 Ibidem, p. 388.

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Plusieurs interprètes de l’œuvre bachelardienne ont remarqué l’ambivalence et même l’ambiguïté des jugements de Bachelard sur la métaphore. Par rapport à Blaga, et, en suivant une longue tradition aristotélicienne, Bachelard ne croit pas au rôle de la métaphore dans la connaissance scientifique. Les métaphores sont un obstacle épistémologique, un danger pour la formation de l’esprit scientifique.215 Elle « n’a aucune nécessité logico-cognitive ».216 Pourtant les choses sont plus complexes, en ce qui concerne le rôle de la métaphore dans la perspective poétique. La métaphore a un rôle important dans la création littéraire et dans ce cas, il s’approche beaucoup de Blaga. Il me semble, en ce sens, que la lecture bachelardienne, selon JeanJacques Wunenburger, à la lumière de la théorie de Paul Ricœur, concernant les pouvoirs symboliques de la métaphore vive, soit pertinente. Jean-Jacques Wunenburger développe une interprétation qui met en valeur les vertus symboliques et créatrices de la métaphore chez Bachelard. « À cet égard le plaidoyer bachelardien pour la créativité de l’image peut bien s’étendre au terme de métaphore, entendu au sens large, la production spontanée de métaphores devenant un des signes de l’imagination verbale en perpétuelle restructuration de ses représentations ».217 Jean-Jacques Wunenburger dépasse les interprétations réductionnistes, par un appel à relire l’ensemble de la poétique bachelardienne, comme l’approche inachevée d’un processus verbo-iconique, qui peut enrichir même la pensée par l’image et l’analogie.218 Pour Bachelard, il y a un cogito rêveur, qui « n’est pas divisé dans la dialectique du sujet et de l’objet », un cogito qui détermine la relation du rêveur avec le monde. Même si, pour Bachelard, les métaphores n’expliquent pas intégralement le contenu poétique de la rêverie, par l’idée du cogito rêveur (l’imaginaire poétique de la rêverie), il exprime quelque chose d’analogue à la « métaphore révélatrice » de Blaga. Le cogito 215

Gaston Bachelard, La formation..., p. 81. Jean-Jacques Wunenburger, Gaston Bachelard. Poétiques des images, p. 106. 217 Ibidem, p. 111. 218 Ibidem. 216

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de la rêverie est énoncé par Bachelard ainsi : « je rêve le monde, donc le monde existe comme je le rêve ».219 Le rêveur du monde est un créateur du monde. Et « les grands poètes nous apprennent à rêver ». Une Poétique de la Rêverie pour Bachelard « prend conscience de ses tâches : déterminer des consolidations des mondes imaginés, développer l’audace de la rêverie constructrice, s’affirmer dans une bonne conscience de rêveur, coordonner des libertés, ouvrir toutes les prisons de l’être pour que l’humain ait tous les devenirs ».220 La « métaphore révélatrice » de Blaga est l’acte d’un sujet créateur, d’un poète. Mais elle cache les rêveries primordiales du sujet rêvant. L’accès à la poésie pour Bachelard, qui n’est pas un poète, a lieu, écrit-il, par « la substance fluente de nos songes, les poètes nous aident à canaliser, à la maintenir dans un mouvement qui reçoit des lois. Le poète garde assez distinctement la conscience de rêver pour dominer la tâche d’écrire sa rêverie ».221 La poésie est l’expression écrite de la rêverie et la rêverie, à son tour, est entretenue en nous par la poésie. Pour Lucian Blaga, qui est lui-même un poète, son accès à la poésie est souvent un accès direct, les mots, par leur sonorité, leur rythme, leur musicalité, leur position dans la phrase acquièrent de nouvelles qualités. Ils sont différents du langage quotidien. « La langue poétique n’utilise pas les mots seulement pour leur qualité expressive conceptuelle, mais aussi pour leurs vertus latentes que le poète sait actualiser ».222 Les vertus latentes des mots sont les images des rêves éveillés. On rêve par des images mots qui sont transposées par les poètes en vers et poèmes. « Pour bien sentir le rôle imaginant du langage, il faut patiemment chercher, à propos de tous les mots, les désirs de double sens, les désirs de métaphore ».223 Le langage poétique diffère du langage prosaïque ou commun non pas seulement par l’expression, mais par ses vertus latentes qui expriment l’état de la rêverie. Il exprime par des métaphores 219

Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, p. 136. Ibidem. 221 Ibidem, p. 137. 222 Lucian Blaga, op. cit., p. 391. 223 Gaston Bachelard, L’air et les songes, p. 8. 220

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autre chose que lui-même. Il révèle un don ontologique de la liberté de l’âme. Les « métaphores révélatrices » sont les expressions poétiques du mystère de la rêverie. On peut dire aussi que la rêverie est entretenue en nous par les métaphores révélatrices des poètes qui dépassent le réel vers une transcendance. À cet égard, elles expriment leurs qualités symboliques. De même, Bachelard parle de ce voyage de l’imagination au pays de l’infini : « Dans le règne de l’imagination, à toute immanence s’adjoint une transcendance. C’est la loi même de l’expression poétique de dépasser la pensée »,224 de dépasser la pensée vers le mystère qui pour Blaga est une catégorie de la transcendance. « L’imaginaire est la voie d’accès au mystère ontologique et l’image qui fascine Bachelard n’est pas celle qui veut décrire, mais celle qui suggère et travaille dans le mystère. L’inconnu inépuisable incite à une transcendance sans fin ».225 La rêverie est la première instance de la poésie, l’instance préréflexive de la poésie, la poéticité. Gaston Bachelard n’écrit pas de poèmes, mais son état de poéticité, sa rêverie lui permettent de communiquer avec la poésie même des poètes qui entretiennent à son tour ses rêveries. La métaphore révélatrice de Lucian Blaga envoie au mystère de la poésie, à la poéticité, au-delà des moyens des expressions artistiques (les vers de la poésie, les sones de la musique, les couleurs de la peinture ou les matériaux de la sculpture). Lucian Blaga parle d’une physique ou d’une matérialité du langage poétique, une matérialité des images. Cette matérialité est présente dans tous les arts. Même si Blaga n’utilise pas la notion de « rêverie » qui est liée toujours à une matière, la matière pour Blaga suppose une fonction métaphorique du moment où elle s’intègre à l’imaginaire d’un sujet. Les métaphores révélatrices sont des expressions des catégories abyssales de l’inconscient qui ont une fonction de 224

Ibidem, p. 11. Ramona Bordei Boca, « Un humanisme ouvert. Bachelard et la mythosophie selon Blaga », in Au risque de l’existence. Le mythe, la science et l’art, textes réunis par Jean-Claude Gens et Pierre Guenancia, EUD, collection Écriture, Dijon, 2009, p. 88. 225

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l’irréel dans les sens de Bachelard. Par rapport à Kant qui parle des catégories a priori de la conscience, Blaga, influencé par E. Cassirer et C. G. Jung, présuppose l’existence des catégories inconscientes de l’esprit. Mais, l’inconscient de Blaga n’est pas l’inconscient de la psychanalyse. Si les catégories de la conscience sont des catégories qui organisent le cosmos de la connaissance, les catégories de l’inconscient sont à l’origine des toutes les créations humaines de la culture.226 Blaga a consacré la première partie de sa Trilogie de la culture, au complexe abyssal de facteurs stylistiques, nommé la matrice stylistique d’une culture, d’une société, etc. « La matrice stylistique peut être le substrat permanent pour toutes les créations d’une vie d’un individu, la matrice stylistique peut être moins par ses facteurs essentiels semblables jusqu'à l’équivalence chez plusieurs individus, chez un peuple entier ou même chez une partie de l’humanité dans la même époque ».227 Il fait même une application sur le substrat permanent de la culture roumaine nommée « L’espace mioritique » en référence à la ballade Mioritza considérée comme représentative pour la culture populaire roumaine.228 J’ai rapproché, dans un ancien article, la matrice stylistique de Lucian Blaga du trajet anthropologique de l’imaginaire ou du fantastique transcendantal de Gilbert Durand et de l’imaginal de H. Corbin.229 Gaston Bachelard lui-même parle d’une région intermédiaire de l’être et du non-être, du cogito rêveur, en la considérant un espace d’un « médiateur plastique » entre l’homme et l’univers. « Il semble que dans le monde intermédiaire où se mêlent rêverie et réalité, il se réalise une plasticité de l’homme et de son monde sans qu’on ait jamais besoin de savoir où est le principe de cette double malléabilité ».230

226

Lucian Blaga, op. cit., p. 409. Ibidem, p. 177. 228 Ibidem, pp.189-331. 229 Ionel Buse, « Lucian Blaga : de la matrice stylistique à l’imaginal », in Bachelardiana, nº 3, Immaginale, Il Melangolo, Genova, 2008, pp. 19-30. 230 Gaston Bachelard, La poétique…, pp. 144-145. 227

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Chez Blaga le monde imaginal (exprimé par les catégories abyssales) se situe entre la transcendance des mystères et le monde sensible (voir la figure ci-jointe231). S – l’esprit humain A – la conscience B – l’inconscient L – le monde sensible M - l’horizon du mystère c – les catégories de la conscience d – les catégories abyssales stylistiques

Si les catégories de l’inconscient de la philosophie de Blaga sont interprétées dans le sens d’une phénoménologie transcendantale, elles peuvent être comprises, aussi, comme les dimensions d’un cogito rêveur. Selon le dessin de Blaga, B — serait le cogito rêveur, d — les hormones dynamiques de l’imagination et M — le règne intermédiaire poétique visé par le cogito rêveur, qui dépasse la pensée située entre le monde sensible et la transcendance. En reprenant les idées de notre article cité auparavant, les catégories stylistiques ou abyssales ont la capacité symbolique de relever les mystères transcendants. Pour Gilbert Durand, le symbole est une représentation qui fait apparaître un sens secret, l’épiphanie 231

On reproduit ici le dessin de Lucian Blaga, op. cit., p. 271.

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d’un mystère.232 La matrice stylistique de Blaga, créatrice par excellence peut exprimer ainsi la capacité transcendantale de la fonction fantastique de relever la transcendance, mais aussi d’instituer une censure par les mystères qui se dévoilent et se cachent en même temps. Ce logos poétique est exprimé, selon Lucian Blaga, par les mythes trans-significatifs. Pour les significations, l’homme dispose de concepts et d’idées, pour les trans-significations, il fait appel aux mythes. Les mythes ne pourraient être exprimés sous la forme des idées et, en dépit de ses efforts, l’homme moderne ne réussira jamais à se séparer des mythes. Les mythes peuvent être considérés comme des expressions collectives des rêveries individuelles primordiales du cogito rêveur, et le résultat symbolique des métaphores révélatrices. De même que le cogito rêveur, la matrice stylistique qui, par ses catégories, représente l’imaginal, assure l’équilibre existentiel de l’homme. Elle a une finalité créatrice dans toutes les manifestations de l’esprit et en même temps institue une « censure transcendante », selon l’expression de Blaga, par laquelle l’homme est limité à se substituer à l’absolu nommé métaphoriquement par le philosophe roumain Le Grand Anonyme. Dans ce sens, Lucian Blaga dépasse tant le rationalisme kantien que la rationalité identitaire de l’anthropologie positiviste qui ignore la dimension poétique de l’existence humaine. La déduction des valeurs de l’homme n’est ni métaphysique transcendante (dans le sens du platonisme), ni métaphysique transcendantale (dans le sens des catégories kantiennes de la raison pure). La matrice stylistique peut-être l’expression transcendantale des catégories poétiques qui révèle les « mystères » de la transcendance, et qui empêche, en même temps, n’importe quelle raison positive de se substituer à cette transcendance. D’ailleurs, l’homme même est caractérisé par Lucian Blaga comme une « existence vers le mystère et la révélation ».

232

Gilbert Durand, L’imagination symbolique, PUF, Paris, 1993, pp. 12-13.

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En guise de conclusion Il y a sans doute des herméneutiques qui forcent les textes de l’œuvre bachelardienne. De même, il y a des exégèses trop liées de la lettre de ces textes. Ils sont aussi nocifs pour le processus d’intégrations du penseur dans les débats philosophiques contemporains. Par rapport à Lucian Blaga, Gaston Bachelard n’est pas préoccupé par un imaginaire positif de la science. « On surprend chez Bachelard l’expulsion de l’imaginaire de l’activité scientifique à cause d’un attachement vers la dichotomie, qui est en permanence contredite de son œuvre même. Pourquoi pas aussi une poétique de la lucidité et de la pensée ? D’ailleurs l’expulsion de l’imaginaire n’est pas complète et irréversible. L’imaginaire, n’importe combien serait-il exorcise par nous, par les fonctions de la surveillance de soi raisonnable par des exercices d’autopsychanalyse ironique, subsiste, renaît dans et par même l’exercice de la pense vivante ».233 Les textes de théorie de la science de Gaston Bachelard sont des textes érudits, libres par la volonté de personnalisation et par la subjectivité vivante d’un esprit philosophique humaniste. L’épistémologue Mario Bungé témoigne qu’il ne comprend pas la soi-disant épistémologie de Gaston Bachelard. L’œuvre épistémologique de Bachelard n’est pas une œuvre académique et, peut-être, elle n’a presque rien en commun avec les épistémologies appliquées anglo-saxonnes, mais elle reflète un caractère philosophique de l’intégralité culturelle et (pourquoi pas ?) une dimension poétique même de sa voie « diurne ». Appelé souvent « le poète-philosophe » ou « le philosophe-poète », Lucian Blaga, par son intention de construire un système philosophique, peut paraître un métaphysicien essentialiste qui, par l’appel aux mythes semble revenir aux grands discours de l’onto-théologie. D’ailleurs, il a 233

Vasile Tonoiu, Gaston Bachelard. Dialectica spiritului ştiinţific modern (avec la traduction partielle des œuvres épistémologiques de Bachelard), Ed. Științifică și Enciclopedică, București, 1986, qui comprend : Le nouvel esprit scientifique, La philosophie du non, Le rationalisme appliqué et Le matérialisme rationnel, pp. 112-113.

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été considéré, à côté de Mircea Eliade, comme un traditionaliste, mais, au-delà des clichés idéologiques, il représente l’un des philosophes ayant annoncé, on peut dire, « le retour du mythe » et le rôle de la pensée figurative dans le destin créateur de l’homme. En dépit de l’existence des deux voies de sa création, son œuvre intégrale se situe sous le signe du mythe et de l’imagination. Les « affinités poétiques » entre les deux penseurs du e XX siècle, nous a offert l’occasion de trouver un message éthique commun : la nécessité d’une pédagogie de la rationalité ouverte qui suppose l’élément ineffable de la poéticité de l’homme. On peut conclure, en ce sens, par une petite histoire avec laquelle Lucian Blaga finit sa Trilogie de la culture et qui synthétise peut-être mieux cette nécessité : « La plus haute satisfaction pour les recherches philosophiques est celle occasionnée par les moments clairs obscurs des espaces de l’audelà. Une histoire raconte que le poète234 qui, autrefois, décrivait l’Enfer et d’autres espaces voisins, dans sa cité, fut montré du doigt : Voilà l’homme qui est allé en Enfer ! Bien entendu que le poète n’a voyagé en Enfer qu’en imagination, mais il n’a jamais contredit ses concitoyens. Le sens de ce silence est que, peut-être, d’une certaine manière, il fut compris seulement de lui-même, cependant, il ne put être dévoilé, car le poète a voyagé dans les pays interdits de l’au-delà ».235

234 235

Lucian Blaga se réfère ici probablement à Dante. Lucian Blaga, op. cit., p. 475.

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Bachelard et l’esprit scientifique moderne : une approche roumaine Toute l’œuvre de Bachelard garde toujours une adhérence à la subjectivité en train d’être renouvelée, d’être découverte, une adhérence à l’expérience vécue, même lorsqu’elle invite à quitter le monde vécu pour un monde pensé. Le philosophe vit contre et au-dessus du vécu (habituel et aplati). Il vit le non-vécu. Ce n’est pas l’extinction de la vie qui l’attire, mais la personnalisation de ses énergies. Vasile Tonoiu

Gaston Bachelard, en tant que philosophe de la science, a commencé à être connu en Roumanie dans les années Trente. Ce fut d’abord le fait du professeur Ion Petrovici, qui évoqua Léon Brunschvicg et Bachelard dans un article, quelque peu polémique, de la revue roumaine Gând românesc, en 1936. Le professeur Petrovici de l’Université de Bucarest avait, d’ailleurs, lui-même, rencontré Bachelard et Brunschvicg au « Congres international de philosophie » de 1934 à Prague.236 Par ailleurs, le professeur Gheorghe Vladutescu recensa dans le livre de Stéphane Lupasco, L’Expérience microphysique et la Pensée humaine, publié en français à Bucarest en 1940, pas moins de 16 citations de Bachelard, « un épistémologue pénétrant ».237 Bachelard parut aussi dans la Revue roumaine de philosophie à l’occasion du compte-rendu d’un « Congrès des 236

Gheorghe Vlădutescu, « La présence de Gaston Bachelard dans la philosophie roumaine classique », in Cahiers Gaston Bachelard, nº 2, Éditions Universitaires de Dijon, 1999, p. 33. 237 Ibidem.

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sociétés de philosophie de langue française », tenu à Lyon en mars 1939. Un autre philosophe roumain qui cita La philosophie du non de Bachelard, dans son œuvre La Récessivité comme structure du monde, parue après sa mort, fut le professeur Mircea Florian. Après l’instauration du communisme, l’idéologie léniniste-stalinienne situe Bachelard soit entre le matérialisme et l’idéalisme, soit l’annexe partiellement à la dialectique marxiste, sa position étant considérée en général comme confuse et inconséquente.238 Le relatif dégel, après 1968, permit un contact plus direct avec les philosophes et les livres de l’Occident. À cette occasion, beaucoup de livres ont été traduits en roumain et, pour une brève période de temps, des chercheurs et des professeurs roumains furent invités dans des universités occidentales. Vasile Tonoiu et le néorationalisme dialectique L’un des chercheurs roumains, qui a étudié l’œuvre de Bachelard et de Ferdinand Gonseth, au cours de cette période, est le professeur Vasile Tonoiu, de l’Université de Bucarest. Dans un précédent article sur Bachelard239, nous avons déjà présenté certaines contributions de Tonoiu concernant l’œuvre du philosophe français. Nous voudrions développer maintenant une partie de ses réflexions qui portent sur l’épistémologie de Gaston Bachelard. Mais, avant d’étudier la pensée de Bachelard, Tonoiu était d’abord entré en contact avec la philosophie de Gonseth et avec sa perspective méthodologique sur la connaissance scientifique, lors d’un séjour en Suisse, où il a bien connu le père d’ « idonéisme ».240 Tonoiu met en évidence, dans l’œuvre épistémologique de Gonseth, sa méthodologie ouverte, qui s’oppose au rationalisme spéculatif 238

Ibidem, p. 35. Ionel Buse « Recherches bachelardiennes en Roumanie », in Bachelard dans le monde sous la dir. de Jean Gayon et Jean-Jacques Wunenburger, PUF, Paris, 2000, pp. 223-234. 240 Voir Vasile Tonoiu, Idoneismul filosofie a deschiderii, Ed. Politică, București, 1972. 239

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de la connaissance en promouvant une « stratégie de fondement » sans fondation absolue, en prenant comme point de départ les situations réelles de la connaissance, qui supposent des vérifications, des corrections rétroactives, une orientation toujours constructive. Il apprécie, aussi, la position critique de l’auteur par rapport au formalisme logique, l’empirisme ou les excès d’opérationalisme-instrumentalisme et il met en valeur, aussi, la préoccupation de Gonseth vis-à-vis de la création d’un cadre conceptuel en vue de l’unification méthodologique des sciences exactes et des sciences humaines. Les deux philosophes sont des représentants d’un courant épistémologique de l’époque que l’on peut désigner comme « néorationalisme dialectique » qui, par l’ouverture de la rationalité scientifique à l’expérience et par le nouveau constructivisme de la science, jette les bases d’une épistémologie optimiste, qui cultive la confiance dans la cité scientifique dans un siècle bouleversé par la confusion des valeurs, par les idéologies totalitaires et leurs recettes utopiques ou par des visions apocalyptiques. « Au-delà de la perspective privilégiée de l’appréhension de la connaissance : historiquecritique chez Bachelard, méthodologique chez Gonseth et psychogénétique chez Piaget, la caractéristique essentielle de l’épistémologie néo-rationaliste est le constructivisme dialectique par lequel la préoccupation traditionnelle de dévoiler des origines absolues de la connaissance est remplacée par le problème des mécanismes de croissance de la connaissance… On renonce par conséquent au projet d’une reconstruction radicale de toute la connaissance valable ou d’un domaine restreint de la connaissance sur des fondements absolus quelles que soient leurs formes… ».241 Le commentaire de Vasile Tonoiu souligne ainsi l’unité contradictoire, en tension, des composantes du processus cognitif chez les néorationalistes (figuratives, opératoires, empiriques, théoriques, expérimentales et déductives), composantes qui sont engagées dans des champs problématiques qui supposent des états 241

Vasile Tonoiu, « Neoraționalismul dialectic », cunoaşterii, Ed. Academiei RSR, 1982, n. trad., p. 80.

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in

Teoria

d’équilibre relatifs. Parfois, le chercheur roumain se montre critique vis-à-vis de la position bachelardienne, quand elle proclame la rupture radicale entre la connaissance commune et la connaissance scientifique ou entre la science classique et la science moderne. Au-delà de certaines comparaisons avec le matérialisme dialectique marxiste, l’auteur comprend très bien l’esprit du néo-rationalisme, qui est critique à l’encontre de l’empirisme et du néopositivisme, surtout vis-à-vis de leur programme général de reconstruction logico-mathématique de la science. « Leur préoccupation dominante est d’offrir à l’épistémologie, à ses problèmes et ses concepts, un horizon d’énonciation et de théorisation, qui fait de la pratique réelle de la connaissance (…) son champ d’application, son horizon d’observation et d’expérimentation lato sensu ».242 En soulignant l’opposition entre les deux courants épistémologiques, l’auteur met en valeur le caractère historique de la connaissance scientifique ainsi que la vision dialectique et processuelle du progrès scientifique chez les néorationalistes. « Les néorationalistes ne sacrifient pas la complexité réelle, les valeurs dynamiques de l’aventure de la connaissance, son caractère essentiellement ouvert et impur, dramatique avec qui sont confrontés les projets et les réalisations, dans lesquelles on découvre des oscillations et ruptures, pour des raisons abstraites et commodes ou dans la faveur d’une séductrice simplicité logico-méthodologique ».243 Vasile Tonoiu remarque, en même temps, une certaine proximité entre Bachelard et Gonseth et « la nouvelle philosophie de la science » anglo-saxonne, dans laquelle la perspective logique-linguistique est remplacée ou relativisée par une épistémologie de la compréhension avec des accents psychosociologiques et historiques.

242 243

Ibidem, p. 81. Ibidem, p. 82.

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Bachelard et la pratique scientifique Dans son premier ouvrage sur Bachelard244, Tonoiu fait une analyse comparative de l’épistémologie bachelardienne par rapport à d’autres perspectives épistémologiques de l’époque. Le premier chapitre est consacré à la philosophie de la pratique scientifique de Bachelard. Tonoiu souligne l’antinaturalisme de Bachelard, c’est-à-dire : l’opposition nature-culture, dans l’apparition de la science. La thèse fondamentale de l’épistémologue français est que l’esprit scientifique doit se former contre la Nature, contre le fait coloré et divers. L’auteur roumain souligne le caractère instrumental de la science moderne et la différence entre la phénoménologie de la nature et la phénoménotechnique qui exprime le caractère construit de la pensée scientifique : « La notion de phénoménotechnique rectifie sensible la compréhension commune de l’idée de l’expérience, par une juste appréciation de la fonction des instruments dans la création des concepts scientifiques ».245 Tonoiu reproche, en même temps, à Bachelard l’opposition, trop rigide, entre la nature et la culture. Il invoque, en ce sens, les recherches contemporaines des sciences biologiques, qui revalorisent la nature, en citant, par exemple, Jacques Monod ou la revue Les lettres françaises, qui présente une discussion célèbre entre le biologiste François Jacob, le linguiste Roman Jacobson, le généticien Philippe l’Héritier et l’anthropologue Claude Lévi-Strauss sur la revalorisation de la nature. Il n’y a pas de clivage net entre la nature et la culture, mais un échange de modèles d’interprétation de la culture par la nature et inversement. Dans le contexte de l’époque, l’opposition entre la nature et la culture a été justifiée par la nécessité des spécialisations scientifiques et Bachelard s’oppose avec véhémence aux détracteurs de la pensée scientifique, mais, considère Tonoiu, il dépasse facilement la problématique et les dangers réels de la spécialisation trop étroite (le soi-disant 244 Vasile Tonoiu, Spiritul ştiinţific modern în viziunea lui Gaston Bachelard, éd. cit. 245 Ibidem, pp. 70-71.

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« crétinisme professionnel » des scientifiques). En ce qui concerne la notion de cité scientifique, Tonoiu apprécie l’unification d’une génération de savants, qui exprime le statut intersubjectif de la science, son caractère social, mais il n’est pas d’accord avec la surenchère sur l’unité de la cité scientifique par rapport à d’autres communautés culturelles. Il reproche à Bachelard le fait qu’il n’accorde pas d’importance aux situations conflictuelles, à l’intérieur de la cité scientifique, surtout, dans une période de crise des fondements en mathématique, par exemple, ou en physique : « Dans la physique contemporaine des controverses violentes ont bouleversé l’unité de la cité des physiciens, selon l’interprétation du continuum spatio-temporel de la mécanique relativiste comme une spatialisation du temps ou comme une dynamisation de l’espace, en fonction de l’interprétation de l’indéterminisme de la mécanique quantique comme essentiel ou comme manifestation d’un déterminisme caché ».246 Tonoiu identifie chez Bachelard une épistémologie puriste, idéalisante, qui nous éloigne de la phénoménalité humaine et qui s’exprime par des doublets épistémologiques : nature — culture, phénoménologie — phénoménotechnique, fait — norme, réalité — réalisation, objectivité — objectivation, image — concept, réel – raisonnable, où l’accent est toujours mis sur le second terme. Le programme de la philosophie des sciences doit être construit selon les exigences des sciences. En ce sens, Bachelard a le mérite, selon Tonoiu, de redonner à la science la conscience philosophique qu’elle mérite. La science ordonne elle-même sa philosophie. Même si le langage de Bachelard est considéré souvent impropre et instable, l’auteur roumain remarque l’importance de l’idée bachelardienne du « polyphilosophisme » de la science en tant que résultat d’une philosophie qui correspond à la pratique scientifique : « De la perspective philosophique, la philosophie de la science ne peut pas garder la pureté et l’unité d’une philosophie spéculative parce qu’elle est une philosophie qui s’applique ».247 246 247

Ibidem, p. 80. Ibidem, p. 97.

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L’ouvrage Le Rationalisme appliqué est considéré comme la pierre angulaire de l’orchestration intellectuelle de Gaston Bachelard, de la complexité subtile de sa pensée polyphonique. Dans son commentaire sur le rationalisme appliqué de Bachelard, Tonoiu met en évidence la différence entre le rationalisme formel traditionnel et le rationalisme appliqué de la science moderne, qui est un rationalisme prospectif. « Contre la tradition philosophique du rationalisme dogmatique, trop rapidement unitaire et formellement unificateur, Bachelard est animé du projet de la détermination de régions distinctes dans l’organisation rationnelle de la connaissance. L’idée de la régionalisation du rationalisme rencontre les efforts de la logique et de l’épistémologie contemporaine de fonder les sciences et de correspondre à une démarche effective dans le développement actuel de l’esprit scientifique ».248 En ce sens, la régionalisation du rationalisme doit correspondre au besoin fondamental de l’associer à la matière informée, aux phénomènes réglés et à la phénoménotechnique qu’il fonde. Même si Bachelard refuse un rationalisme universel a priori, il institue un rationalisme intégral a posteriori, par l’étude des divers rationalismes régionaux qui mettent en relation des phénomènes qui sont les sujets des expériences bien définies. Au-delà de l’importance du rationalisme bachelardien intégrant, qu’il reconnaît, l’auteur roumain reproche à Bachelard l’autonomisme trop statique des rationalismes régionaux et le caractère ambigu de la formule « le rationalisme appliqué », qui désignent indistinctement une philosophie prenant pour objet de réflexion la démarche applicative, réalisant la rationalité scientifique. Plus loin, Tonoiu analyse le dernier travail épistémologique de Bachelard, Le matérialisme rationnel. Par rapport au matérialisme dogmatique, le matérialisme de Bachelard est considéré comme un matérialisme solidaire de l’histoire humaine et du devenir progressif de la science et des activités rationnelles sur la matière. Le matérialisme 248

Ibidem, p. 112.

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scientifique de Bachelard n’est pas une doctrine et n’a rien à voir avec le matérialisme marxiste, même si les marxistes ont essayé de valoriser certaines idées bachelardiennes. « Il s’agit de fonder et refonder le matérialisme scientifique sur une matière informée du point de vue du rationnel et de la technique, sur une rationalité progressive qui élimine peu à peu l’irrationalité et les contingences des substances, sur l’activité essentielle de la découverte de l’esprit humain : la mise en ordre des valeurs de rationalité prépare les déterminations précises des valeurs de matérialité ».249 Pour le matérialisme rationnel ou le matérialisme instruit, la matière n’est pas une anti-forme, ni un réceptacle de rationalités indéfinies, elle est intégrée techniquement dans un mécanisme complexe d’élaboration. Tonoiu souligne l’existence d’une dialectique subtile, active de la matière et de la forme, chez Bachelard, qui s’oppose au matérialisme contemplatif et à l’ancienne opposition aristotélicienne entre la matière la forme. La philosophie bachelardienne, comme ontologie, souligne l’auteur roumain, est liée, d’une manière stricte, aux ontologies régionales, ellesmêmes toujours associées aux pratiques scientifiques d’objectivation et aux techniques de réalisation. Le sujet épistémique est en permanence engagé dans la technicité du travail scientifique. En ce sens, l’ontologie bachelardienne du matérialisme instruit est, de même que le rationalisme appliqué, une philosophie qui continue et non pas une philosophie qui commence. Tonoiu considère, toutefois, que Bachelard exagère le caractère régional et artificiel de l’ontologie scientifique en dévalorisant toutes les autres approches spéculatives. Or, les savants eux-mêmes élaborent des réflexions sur l’unité du monde réel et sur l’image générale du monde. Il donne comme exemple les réflexions philosophiques de savants tels qu’Albert Einstein, Niels Bohr, Werner Heisenberg, Louis de Broglie, etc. « Ce qui échappe à Bachelard, obsédé, on peut le dire, par le caractère exceptionnel des ontologies scientifiques, c’est cet aller-retour culturel et régulateur entre l’artificialité du monde construit par la science par une technicité irréductible de la 249

Ibidem, p. 120.

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possibilité objectivante et de la réalisation protégée contre les perturbations, et la naturalité de l’Image du monde. La solidarité qui soutient et enveloppe leurs tensions et désaccords lui échappe ».250 Tonoiu présente la conception bachelardienne du progrès scientifique en tant que rupture continue entre connaissance commune et connaissance scientifique. Il cite la plupart des ouvrages épistémologiques où le penseur français trouve de nombreux arguments qui soutiennent ses idées sur le caractère spécifique de l’activité scientifique moderne et son opposition avec le sens commun. Tonoiu évoque ainsi les polémiques de Bachelard avec les partisans de la continuité naturelle entre connaissance commune et connaissance scientifique. Le chercheur roumain se montre alors critique à l’encontre de l’excès d’idéalisation du langage scientifique. Il invoque, par exemple, les recherches de Noël Mouloud concernant l’analyse du langage de la science factuelle. Chez Bachelard, il manque « une analyse systématique épistémologique ou sémantique entre les diverses formes et types de langage (…) entre les diverses couches du même langage qui collaborent au découpage spécifique des objets qui appartiennent aux divers horizons de réalité ».251 De même Heisenberg, invoqué souvent par Bachelard, considère que le langage scientifique représente un prolongement naturel du langage ordinaire. La conception bachelardienne est considérée par Tonoiu comme une conception psychologiste, partiellement justifiée, mais unilatérale parce qu’elle « occulte les fonctions positives de la langue naturelle dans la construction et l’interprétation des théories scientifiques, leurs significations ontologiques qui ne s’épuisent pas par la liaison (opérationnelle) du formalisme mathématique avec les mesures ou les faits expérimentaux ».252 Le thème central de l’épistémologie bachelardienne est, pour Tonoiu, le rapport entre la théorie et l’expérience dans la 250

Ibidem, p. 155. Ibidem, p. 170. 252 Ibidem, pp. 172-173. 251

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connaissance scientifique. Une partie de son livre est consacrée à l’analyse des textes de Bachelard, qui surprennent la solidarité entre l’expérience et la théorie, en s’opposant à l’empirisme et au phénoménisme positiviste. « Les notions bachelardiennes de théorie et expérience sont essentiellement polémiques. Elles ne sont pas l’objet d’une analyse logique dans le sens moderne de l’expression. Elles sont plus vivantes et plus véritables par ce qu’elles refusent que par ce qu’elles affirment. Les plus fréquentes sont les polémiques avec l’empirisme naïf, le positivisme phénoméniste, le rationalisme et l’opérationalisme naïf ».253 L’auteur roumain apprécie le haut niveau des lectures scientifiques bachelardiennes qui s’adressent en général à un groupe restreint d’initiés. En même temps, il essaie de trouver des correspondances entre les idées de Bachelard et d’autres épistémologues contemporains de l’épistémologie angloaméricaine : Rudolf Carnap, Karl Popper, Mario Bungé, etc. En conclusion, Tonoiu écrit : « Bachelard n’a pas élaboré une conception systématique positive, ni constructive-logique, ni réfléchie-méthodologique, ni génétique épistémologique concernant les rapports entre la théorie et l’expérience. Esprit essentiellement brusque, incliné vers le paradoxe, il prépare plutôt le terrain pour une telle construction. Il se maintient au niveau d’une polémique philosophique avec les philosophies sommaires qui n’ont pas suivi l’école de la pratique scientifique moderne ».254 Malgré son extrémisme, note l’auteur roumain, citant Gerald Holton, le rationalisme bachelardien contribue à la recherche d’une troisième voie entre la position de Mach sur les datas empiriques comme seule source de la théorie et l’attachement logico-mathématique. Cette troisième voie est une synthèse, où le terme dominant est la rationalité, parce que l’épistémologie ontogénique du rationalisme actif est indispensable à la pensée mathématique : « Le caractère essentiellement abstrait concret du nouvel esprit scientifique réclame la synthèse entre la liberté qui doit choisir les axiomes 253 254

Ibidem, p. 186. Ibidem, p. 224.

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dans une organisation abstraite et la nécessité de la fondation d’une physique mathématique sur un fond expérimental : synthèse permanente qui concrétise les conventions et rationalise les expériences ».255 La philosophie du nouvel esprit scientifique entre la phénoménologie et la psychanalyse Dans la deuxième partie de son ouvrage, Tonoiu analyse les influences phénoménologiques et psychanalytiques sur la pensée épistémologique bachelardienne. Il reprend partiellement une série de textes présentés dans la première partie du livre et met en évidence surtout la valeur psychopédagogique des révolutions épistémologiques dans la vision de Gaston Bachelard ainsi que son nouveau discours de la méthode, un discours polémique dans la perspective d’une épistémologie non cartésienne. Le discours bachelardien tend à se constituer aussi comme une nouvelle phénoménologie, selon Tonoiu, en tant que philosophie de la conscience de rationalité située du point de vue de l’actualité du travail scientifique. « L’épistémologie bachelardienne n’est pas une analyse logique des constructions objectives de la science, mais plutôt une analyse orientée vers le sujet rationnel, vers la praxis qui rend possible l’objectivation par des projets. La méditation de Bachelard, qui est de manière discrète polémique avec Husserl et qui refuse de s’engager dans la technicité spéculative de la méthode et du vocabulaire phénoménologique issu du philosophe allemand, crée un discours propre, adapté non pas à l’intention de dévoiler des commencements radicaux, mais celle de comprendre la facticité d’une rationalité qui se continue et se refait en permanence ».256 L’auteur roumain distingue la démarche eidétique descriptive de la phénoménologie de Husserl et l’antinaturalisme bachelardien, qui se caractérise par une ouverture aux valeurs culturelles de la connaissance. D’ailleurs, la position des deux philosophes est différente en ce 255 256

Ibidem, p. 230. Ibidem, p. 243.

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qui concerne la pensée de Descartes. Dans ses Méditations cartésiennes, Husserl ressuscite la philosophie de Descartes par le retour à l’ego cogito pur éternel. Pour Bachelard, le problème des fondements de la connaissance ne peut pas être abordé antérieurement ou extérieurement à la pratique scientifique réelle qui est elle-même une pratique fondatrice et vérificatrice.257 Par rapport à la phénoménologie husserlienne, Bachelard accorde une importance particulière à la psychologie de la connaissance. En ce sens, l’épistémologue français est comparé par Tonoiu à Socrate, comme pédagogue de la cité savante qui soutient le nouvel esprit scientifique. La psychologie objective de l’esprit scientifique dévoile l’unité et la solidarité de la « microsociété rationaliste » dans le progrès de la connaissance. Bachelard met en valeur ainsi l’interpsychologie du travail, qui mobilise les diverses intelligences autour de valeurs communes (fondation, cohérence, problème). Le passage du psychisme contingent à l’« orthopsychisme » suppose une psychologie de la « depsychologisation » nécessaire à la connaissance scientifique, c’est-à-dire l’apparition d’un psychisme normatif responsable du changement des fonctions et des facultés cognitives : « L’interpsychologie normative de la cité scientifique développe l’obligation de penser et des règles pour une pensée commune (…) La culture scientifique nous demande de faire un effort de pensée ».258 La psychologie de la connaissance objective bachelardienne ouvre la voie à une psychanalyse des obstacles épistémologiques. Le deuxième chapitre de l’ouvrage se termine par une analyse de La Formation de l’esprit scientifique. Tonoiu met ainsi en évidence le fait que par les recherches des conditions psychologiques du progrès scientifique, Bachelard parvient à la conclusion que le problème de la connaissance scientifique est à formuler en termes d’« obstacles ». Il reprend pas à pas l’analyse de tous les 257 258

Ibidem, pp. 249-250. Ibidem, p. 259.

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obstacles épistémologiques. Il remarque alors un déséquilibre à l’intérieur de l’épistémologie de Bachelard entre la partie polémique destructive et la partie constructive. « Les obstacles qui font l’objet de la psychanalyse sont loin de la pratique scientifique effective et des obstacles qui surviennent sur son terrain actuel. Le philosophe s’adresse surtout à la préhistoire de la pensée scientifique, à la pensée préscientifique et au public ignorant. Par conséquent les résultats obtenus concernent trop peu les stratégies de la conduite savante ».259 Cependant, la psychanalyse ne peut être exclue a priori de la participation à clarifier des problèmes qui concernent la reconstitution détaillée du processus réel de la connaissance. Tonoiu compare le savant psychanalysé par Bachelard à un enfant menacé par son enfance, confuse et contingente, par les forces obscures de son psychisme primitif. Le philosophe même est un savant manqué, écrit Tonoiu : « Il ressent en permanence le conflit entre l’autohypnotisme de la chaleur du bas de son être opaque et anonyme et la propension à aller vers une lumière nouvelle, froide et impersonnelle ».260 La conclusion du livre s’intéresse aussi au versant nocturne de l’œuvre de Bachelard en soulignant l’alternance de son hédonisme de lecteur : « En lisant la science ou la poésie, Bachelard revit ses propres tentations d’être savant ou poète. Cet hédonisme second, soutenu par l’admiration et personnalisé par l’effet récupérateur de l’échec, donne à son œuvre l’unité d’un élan et la singularité d’une réalisation ».261 En guise de conclusion Douze ans plus tard, Tonoiu publia, en deux volumes, des traductions des ouvrages épistémologiques de Bachelard262, accompagnés d’une longue introduction où il reprit de manière synthétique les idées de son premier livre dédié au philosophe 259

Ibidem, p. 300. Ibidem, p. 310. 261 Ibidem, p. 316. 262 Vasile Tonoiu, Gaston Bachelard. Dialectica spiritului ştiinţific modern, éd. cit. 260

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français et, en même temps, où il essaya de présenter une vision intégrale de l’œuvre bachelardienne : philosophie, épistémologie et poétique. En ce qui concerne la philosophie de la science, l’auteur ajoutait certaines appréciations et critiques supplémentaires. Même si Bachelard n’a pas laissé de système, une doctrine, une méthode, un programme, une école, etc., son héritage est une œuvre qui a beaucoup contribué à la construction d’une image réaliste du travail et de la connaissance scientifique, incomparablement plus riche et plus compréhensible que les épistémologies néopositivistes de son époque. Son œuvre épistémologique n’est pas une œuvre académique, mais elle concerne et favorise une science essentiellement académique. Toutefois, Tonoiu, citant René Thom, dénonce le mythe puriste du progrès scientifique et la cléricalisation de la recherche scientifique supposant souvent l’implication, derrière les grands investissements, des intérêts occultes des pouvoirs politiques et économiques mondiaux. Les études de l’auteur roumain sur Bachelard sont sans doute critiquables. D’abord, par la position marxisante de l’auteur qui l’amène souvent à faire des comparaisons avec le matérialisme dialectique, considéré comme infaillible, bien qu’elles fussent conjoncturelles et sans pertinence épistémologique. Ses publications eurent lieu à une période de l’idéologie communiste en Roumanie où les chercheurs étaient obligés de citer certains ouvrages idéologiques. Ensuite, il lui manque une vision historique des travaux épistémologiques de Bachelard. Mais, ses recherches sur la pensée de Gonseth et de Bachelard sont, pour l’époque, absolument remarquables. D’ailleurs, elles représentent les seules études importantes dédiées aux deux épistémologues qui rendent accessibles leurs œuvres en Roumanie. En outre, elles intègrent leurs travaux à l’épistémologie du siècle en les mettant en relation avec les recherches de l’épistémologie anglo-saxonne, ce qui nous manque beaucoup aujourd’hui. Dans son « Introduction » à la Dialectique de l’esprit scientifique moderne, Tonoiu conclut sur un ton optimiste à la manière bachelardienne : « Contre la recrudescence de toutes les formes d’irrationalisme ou de transrationalisme qui éludent 138

les problèmes graves et urgents posés à l’intelligence des hommes par leur propre histoire, contre les gestes de marginalisation ou de réfutation agressive de l’esprit scientifique qui sont en cours, [gardons à l’esprit] les leçons bachelardiennes d’ascèse intellectuelle, de conversion scientifique intime, d’engagement effectif dans l’effort de clarification, dans le tonus rationaliste et dans l’élan de l’avenir de la cité scientifique de notre temps ! ».263

263

Ibidem, n. trad., p. 146.

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Conclusion : vers une ontologie du cogito rêveur ? Philosophe atypique, Bachelard a été nommé souvent un amateur érudit. Selon son propre aveu, jour et nuit, il est un lecteur de livres de l’esprit qui ne s’encadre pas dans une tradition académique. Au-delà des limites historiques de ses recherches d’épistémologie, Bachelard reste un penseur optimiste du nouvel esprit scientifique, qui est bien connu surtout dans l’espace européen, en Amérique latine et en Extrême-Orient. Père fondateur de la notion moderne de l’imaginaire, il est beaucoup étudié par la critique littéraire, mais aussi actuellement par la philosophie des images. Même si Bachelard n’a pas écrit une ontologie proprement dite, il peut être considéré comme le point de départ pour une nouvelle ontologie, une ontologie ouverte qui tire ses sources du cogito rêveur. L’époque des ontologies systématiques est dépassée par la pensée postmétaphysique de la « pensée faible », selon Gianni Vattimo (pensiero debole). La philosophie bachelardienne nous propose, en ce sens, la recherche d’une conscience imageante phénoménologique postmétaphysique basée sur la poétique des images. Parue dans une période de confrontations théoriques entre la psychanalyse et la phénoménologie, confrontations présentes d’ailleurs dans ses ouvrages, la philosophie bachelardienne des images apporte un intérêt majeur pour les profondeurs ontologiques de la poétique des rêveries. En reprenant le problème psychanalytique du rêve, pour distinguer entre le rêve nocturne et la rêverie, Bachelard se demande si la question de l’être commence par la vie nocturne. Est-ce que le rêve suppose une dimension profondément spirituelle qui descend dans les abîmes de l’être comme les psychanalystes le croient ? Pour Bachelard, le rêve n’a pas de substance 141

ontologique essentielle parce que lui manque le sujet conscient. « Tous les effacements de la nuit convergent vers ce néant de notre être. À la limite, les rêves absolus nous plongent dans l’univers du Rien »264, écrit-il. S’il y a quelque chose d’important, du point de vue de l’ontologie dans le rêve, il est difficile à savoir. On peut comparer les limites du sondage du rêve par la psychanalyse par le principe d’incertitude de Werner Heisenberg de la physique quantique. Plus on essaie de pénétrer dans la profondeur du rêve, plus on se heurte à sa structure réelle. Personne ne doute de l’existence de la psychanalyse du rêve, mais elle n’est pas suffisante pour esquisser une ontologie du rêve. « En somme, le psychanalyste pense trop. Il ne rêve pas assez. À vouloir nous expliquer le fond de notre être par des résidus que la vie du jour dépose sur la surface, il oblitère en nous le sens du gouffre »265, écrit Bachelard. Et le penseur français nous propose de plonger dans un domaine plus accessible que le rêve de la psyché nocturne pour descendre à la quête de gîtes immémoriaux, le cogito de la rêverie. Il passe du « sujet » de la psychanalyse du rêve au sujet de la phénoménologie de la rêverie. Par rapport au sujet dormant de la psychanalyse le sujet bachelardien est un sujet historique, réveillé et vivant. Bachelard compare ainsi le rêve nocturne avec le mythe et, par conséquent, la recherche du psychanalyste avec celle de l’anthropologue : « Toutes ces études mettront au jour l’homme immobile, l’homme anonyme, l’homme intransformable que notre point de vue de phénoménologue nous amène à dénommer l’homme sans sujet ».266 Il est nécessaire, peut-être, de faire ici une précision. Gaston Bachelard est influencé ici par la théorie de l’inconscient collectif de Carl Gustav Jung. Il met sur le même plan du point de vue de la méthode la recherche du rêve nocturne et le mythe anonyme, mais les deux n’ont pas la même valeur culturelle. Même s’il y a des correspondances entre le rêve et le mythe, mises en évidence par certaines 264

Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, p. 125. Ibidem, p. 128. 266 Ibidem, p. 129. 265

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théories animistes, peut-être même une forme de continuité, Eliade refuse de mettre le signe d’égalité entre les deux. Entre le rêve et le mythe il existe la même distance comme entre un adultère et Madame Bovary, s’exprime métaphoriquement Eliade. Une différence entre une simple expérience et la création de l’esprit. L’expérience de l’homme endormi peut apporter beaucoup de choses, mais l’expérience fondamentale c’est de l’homme réveillé.267 L’expérience du sacré c’est l’expérience du sujet réveillé. Même si les mythes ont une forte fonction collective ils peuvent avoir à l’origine des rêveries individuelles. Gaston Bachelard est intéressé par l’existence d’un cogito du sujet rêveur qui est présent dans les rêveries individuelles. « Autrement dit, écrit-il, la rêverie est une activité onirique dans laquelle une lueur de conscience subsiste. Le rêveur de rêverie est présent à sa rêverie ».268 À cet égard, Bachelard nous propose la recherche des rêveries « qui nous gardent dans une conscience de nous-mêmes ».269 Il s’agit ainsi de l’œuvre d’une conscience imageante où « l’être du rêveur de la rêverie se constitue par les images qu’il suscite ». On voit ici le sens créateur « de la rêverie positive, d’une rêverie qui produit, d’une rêverie qui, quelle que soit la faiblesse de ce qu’elle produit, peut bien être dénommée rêverie poétique… La rêverie assemble de l’être autour de son rêveur. Elle lui donne des illusions d’être plus qu’il est. Ainsi, sur ce moins-être qu’est l’état détendu ou se forme la rêverie se dessine un relief que le poète saura gonfler jusqu’à plus-être ».270 Par la création poétique nous sommes plongés dans une étude d’une ontologie faible, l’ontologie d’un bien-être. Ainsi, Bachelard met le signe de l’égalité entre le bien-être et la rêverie. La rêverie se révèle donc comme un bonheur, mais un bonheur différent du bonheur « psychologique », un bonheur « phénoménologique » qui nous envoie à des nuances ontologiques d’un bonheur cosmique. 267

Mircea Eliade, L’épreuve…, pp. 138-139. Gaston Bachelard, op. cit., p. 129. 269 Ibidem, p. 130. 270 Ibidem, pp. 130-131. 268

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L’être métaphysique c’est l’être d’une rationalité identitaire qui refuse son origine poétique en devenant essentialiste. L’être du cogito rêveur se dévoile et se cache en même temps. Il ne nous fait que de signes ! Ce sont les signes de grands rêveurs et « les grands rêveurs sont des maîtres de la conscience étincelante. Une sorte de cogito multiple se renouvelle dans le monde ferme d’un poème ».271 Dans l’intentionnalité du cogito rêveur, l’objet du désir change son être. Le monde change une fois que le rêveur le fait l’objet de sa rêverie. Bien davantage : les rêveries du poète gonflent même la relation imageante avec les choses du monde qui font l’objet de la rêverie. Bachelard utilise une métaphore empruntée à Pierre Albert-Birot, concernant le bonheur d’Adam, qui laisse entrer en lui les fruits du Monde. Le bonheur d’Adam est le bonheur de son désir. La pomme d’Ève est le symbole de la nourriture rêvée. L’Éros est doublé par le cogito rêveur qui se nourrit du Monde. « Chaque fruit bien goûté, chaque fruit poétiquement exalté est un type du monde heureux. Et le rêveur en rêvant bien sait qu’il est un rêveur des biens du monde, des biens les plus proches que lui offre le monde ».272 Et Bachelard donne la parole aux poètes. Parmi eux, R.-M. Rilke fait la « célébration » de la pomme et de l’orange. Par rapport à Heidegger, qui interprète l’être par « le risque » du poète dans « en temps de détresse »273, Bachelard se garde, par la poésie, à la surface de l’émotion du bonheur de l’être. La surface ne signifie pas l’apparence non essentielle, mais la naturalité de la rêverie qui est l’état authentique du poète. La douceur de la pomme dressée dans le goût concentre la douceur du monde unifie « le ciel ensoleillé » et « la terre patiente ». Le plaisir est double quand « toutes ces rêveries nous les rêvons en anima ! » L’anima féminine, selon Bachelard, exprime la beauté de l’être avec son bonheur. « La pomme célébrée par le poète est le centre d’un cosmos, un cosmos où il fait bon vivre, 271

Ibidem, p. 131. Ibidem, p. 132. 273 Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », in Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, Paris, 2009, p. 331. 272

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où l’on est sûr de vivre »274, écrit Bachelard. Rilke trouve « le bonheur de l’éternelle enfance », dans l’interprétation de Bachelard, dans le fond de l’âme où le monde de fleurs a pénétré en naissant les images de la cosmicité poétiques. Par les grands poètes, le monde s’anime. Ils nous apprennent à rêver. Même si les corrélations du rêveur avec son monde appartiennent à l’être de l’homme solitaire, les rêveries sont communicables, parce que nous disposons des moyens de les recevoir et d’animer avec eux notre onirisme éveillé. Le principe de la corrélation entre l’être et l’étant passe ainsi chez Bachelard par l’onirisme poétique du cogito rêveur : « je rêve le monde, donc le monde existe comme je le rêve ».275 Heidegger interprète le mot nature des Sonnets de Rilke dans le sens de l’être comme vis primitiva activa que le poète le met en évidence comme la volonté de l’étant. Par rapport à l’existentialisme français, pour lequel l’homme est « jeté au monde » et abandonné, pour Bachelard, le monde de l’homme est son principe de l’accueil qui participe au bonheur de rêver le monde qui par les rêveries devient-il aussi un monde heureux. L’être de l’homme rêveur est dans la rêverie même, où le monde se laisse à être goûté en son bonheur. Entre Bachelard et Heidegger, il y plusieurs différences comme modalité de penser. Mais, on peut trouver aussi certains points communs concernant la différence ontologique et la critique de la métaphysique même s’il ne s’agit pas, chez le philosophe français, d’une approche systématique de la question de l’être. La différence ontologique heideggérienne est contenue, par la reconstruction du langage, dans l’analyse ontologique du Dasein qui a une relation transcendantale avec le monde dans sa qualité d’In-der-Welt-sein. Pour Gaston Bachelard, l’homme entre dans une relation privilégiée avec le monde, par l’intermédiaire du cogito rêveur. Bachelard garde la dimension du transcendantalisme du sujet, mais il quitte le principe de la rationalité d’un cogito penseur. Heidegger a remarqué la rigidité de ce principe dans les ontologies fortes de 274 275

Gaston Bachelard, op. cit., p. 134. Ibidem, p. 136.

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la métaphysique et par la méthode phénoménologique de la conscience intentionnelle il essaie d’extraire le cogito penseur de la prison des métaphysiciens. Bachelard n’est pas intéressé par l’être du cogito penseur de la totalité existentielle indéfinie. D’ailleurs, il est conscient que les philosophes de l’ontologie forte « dénonceront aisément cette ontologie dispersée qui s’accroche à des détails, peut-être à des accidents et qui croit multiplier ses preuves en multipliant ses points de vue ».276 Il propose une ontologie différentielle, qui s’exprime, non pas dans la « totalité » de l’être, mais dans la tonalité de l’être qui exprime l’être diffus du rêveur. Même si Bachelard définit la tonalité de l’être du cogito rêveur, en se rapportant à l’ontologie forte et au cogito penseur, celle-là n’est pas moins importante. « Grâce aux ombres, la région intermédiaire qui sépare l’homme et le monde est une région pleine, et d’une plénitude à la densité légère. Cette région intermédiaire amortit la dialectique de l’être et du nonêtre. L’imagination ne connaît pas le non-être ».277 C’est le texte de l’ontologie différentielle le plus condensé de Bachelard. On peut dire qu’il dépasse le point de vue de la métaphysique de l’être, qui ne connaît que les deux pôles de la contradiction, par un terme intermédiaire, qui n’est pas proposé par un cogito penseur, comme chez les philosophes de l’ontologie forte, mais par l’imagination du rêveur. « L’homme de la rêverie est toujours dans l’espace d’un volume. Habitant vraiment tout le volume de son espace, l’homme de la rêverie est de toute part dans son monde, dans un dedans qui n’a pas de dehors… Le moi ne s’oppose plus au monde. Dans la rêverie, il n’y a plus de non-moi. Dans la rêverie, le non n’a plus de fonction : tout est accueil ».278 Si Heidegger parle de « l’oubli de l’être » par la métaphysique en nous proposant le retour au principe de l’identité de Parménide, Bachelard retrouve la plénitude de l’être dans le cogito rêveur de l’imagination, l’intermédiaire entre le moi rationnel et le monde. Ce n’est pas le sujet pensant 276

Ibidem, p. 144. Ibidem. 278 Ibidem. 277

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qui trouve le chemin vers l’être, mais le sujet rêveur qui n’est ni séparé du monde ni « jeté dans le monde ». Selon « un philosophe féru de la philosophie », comme écrit Bachelard, le rêveur peut être considéré comme un médiateur plastique entre l’homme et l’univers. « Il semble que dans le monde intermédiaire où se mêlent rêverie et réalité, il se réalise une plasticité de l’homme et de son monde sans qu’on n’ait jamais besoin de savoir où est le principe de cette double malléabilité. Ce caractère de la rêverie est si vrai qu’on peut dire, à l’inverse, où il y a malléabilité, il y a rêverie ».279 Bachelard s’arrête ici dans sa démarche théorique de proposer une ontologie différentielle du cogito rêveur, mais dans la plupart de ses poétiques la philosophie des images peut être considérée comme une plaidoirie pour cette ontologie différentielle. La tonalité de l’être du rêveur, un être diffus est en même temps l’être d’une diffusion. L’être diffus et l’être d’une diffusion échappent à la relation sujet-objet du cogito penseur. Le monde intermédiaire, qui mêle la rêverie et la réalité, fait partie d’un cogito préréflexif. Ce cogito préréflexif peut être compris comme un cogito rêveur et l’état intermédiaire la condition même de la rêverie. La mythologie et les religions exploitent jusqu’à un point les ressources du cogito rêveur. Même si elles gardent beaucoup d’images antérieures, après la conceptualisation théologique les religions perdent le contact authentique avec le cogito rêveur. Par Dieu le Père, l’être est transformé dans un concept théologique. On voit là l’empreinte du rationalisme antique. Jean-Jacques Wunenburger accorde un intérêt particulier à la phénoménologie des images chez Bachelard qui impose par le cogito rêveur des corrections fondamentales à la phénoménologie husserlienne : « d’une part, l’épochè, la mise entre parenthèses du monde, la suspension de la croyance naïve aux choses, ne découvre pas un sujet vide, doté tout au plus, à la manière kantienne, de formes a priori. Le cogito n’est que l’enveloppe d’un Moi profond, évasé dans et par l’inconscient, dans lequel l’auto-affection originaire fait montrer à la surface 279

Ibidem, pp. 144-145.

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des figures colorées et animées qui l’occupent, à tous les sens du terme. D’autre part, si toute conscience est bien conscience de quelque chose, ce corrélat noématique prend originairement la forme d’une image sensible, dont on ne saurait distinguer d’emblée l’appartenance au monde intérieur ou au monde extérieur ».280 Les remarques pertinentes de Wunenburger mettent en lumière un phénoménologue des images très différent du père de la phénoménologie qui garde partiellement la tradition rationaliste transcendantale d’Emmanuel Kant. Chez Bachelard, les images subjectives, qui ont leur propre consistance, projettent des déterminations qualitatives sur les contenus des impressions sensibles, en privilégiant une ontologie du cogito rêveur. Et pourtant, Jean-Jacques Wunenburger se demande si Bachelard n’a pas accordé une place excessive à cette logique de l’imaginaire. « Si Husserl régule l’intention imageante par la donation empirique, Kant par la synthèse du jugement, Bergson par l’efficace propre à l’action, Bachelard ne l’enferme-t-il pas dans une logique fantasmatique qui prend ses désirs pour la réalité à percevoir ? ».281 La question sur Bachelard est une question rhétorique, le professeur français, qui a accordé plusieurs travaux à Bachelard, répond aux problèmes liés des limites de la pensée bachelardienne. C’est très important de savoir, sans doute, quel est l’excès bachelardien concernant la construction d’une ontologie poétique par un cogito rêveur qui subordonne toute la vie des images. À cet égard, il conclut sans équivoque : « En tout cas, avec Bachelard, le problème est posé de savoir quel statut accorder à une image préfigurative, qui subsume le donné de l’impression sous sa matière-forme et force, sans être pour autant le substitut de l’intuition du réel, sous peine d’engendrer un être halluciné ou idéaliste, et sans être simplement l’imagerie sensible d’un concept, qui en réglerait dès lors de manière trop restrictive le jeu interne ».282 En même 280

Jean-Jacques Wunenburger, Philosophie des images, PUF, Paris, 1997, pp. 92-93. 281 Ibidem, p. 93. 282 Ibidem, p. 94.

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temps, pour notre question, il est important de savoir si la poétique bachelardienne apporte une nouveauté philosophique essentielle dans la reconstruction de la pensée ontologique contemporaine. Dans la Poétique de l’espace, Bachelard accorde en final une place à la phénoménologie de l’être dans les images des poètes. La géométrie métaphysique de l’espace qui ferme l’être dans une syntaxe conceptuelle rigide peut être remplacée par une philosophie de l’imagination poétique pour laquelle la dialectique du dedans et dehors dans l’anatomie de l’être, par exemple, est remplacée par l’exploration de l’être comme l’être « d’une surface, de la surface qui sépare la région du même et la région de l’autre… Par le langage poétique des ondes de nouveauté courent sur la surface de l’être. Et le langage porte en soi la dialectique de l’ouvert et du fermé. Par le sens, il enferme, par l’expression poétique, il s’ouvre ».283 À cet égard, Bachelard parle d’une philosophie du détail et non pas d’une philosophie essentialiste, qui favorise la découverte de lettre par la poétique des images. « Alors, à la surface de l’être, dans cette région où l’être veut se manifester et veut se cacher, les mouvements de fermeture et d’ouverture sont si nombreux, si souvent inversés, si chargés aussi d’hésitation que nous pourrions conclure par cette formule : l’homme est l’être entr’ouvert ».284 Au-delà de ses limites, la poétique des images annonce une déconstruction des ontologies fortes, même les ontologies phénoménologiques (de Sartre, par exemple) en ouvrant la voie de l’herméneutique des images ou bien de l’anthropologie de l’imaginaire durandien. En tout cas, l’ontologie différentielle de Bachelard attend encore d’être découverte par un nouveau courant de la pensée qui peut constituer même l’une des réponses philosophiques de la crise de la rationalité contemporaine.

283 284

Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, p. 199. Ibidem, p. 200.

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BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE BACHELARD, G., L’eau et les rêves, Librairie José Corti, Paris, 2011 ; La poétique de la rêverie, PUF, Paris, 1999 ; L’air et les songes, Librairie José Corti, Paris, 1992 ; La terre et les rêveries de la volonté, José Corti, Paris ; La formation de l’esprit scientifique, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1993 ; La poétique de l’espace, Paris, Quadrige, PUF, 1994. BLAGA, L., Trilogia culturii, Ed. Minerva, Bucureşti, 1985 ; La Trilogia cunoaşterii, Ed. Minerva, Bucureşti, 1983. BUNGE, M., Science et philosophie, Ed. Politică, Bucureşti, 1984. BUSE, I., Du logos au mythos, L’Harmattan, Paris, 2008. DURAND, G., L’imagination symbolique, PUF, Paris, 1993 ; Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Éditions Dunod, Paris, 1992. ELIADE, M., Insula lui Euthanasius, Humanitas, Bucuresti, 1993 ; Traité de l’histoire des religions, Payot, Paris, 1996 ; Mythes, rêves et mystères, Gallimard, Paris, 1997 ; Încercarea labirintului, Entretiens avec Claude-Henri Rocquet, Ed. Dacia, Cluj-Napoca, 1990 ; Făurari şi alchimişti, Humanitas, Bucureşti, 1996 ; Le sacré et le profane, Gallimard, Paris, 1995 ; Aspects du mythe, Gallimard, Paris, 1995. HEIDEGGER, M., Essais et conférences, Gallimard, Paris, 2006 ; Originea operei de artă (Brief über den Humanismus), Ed. Politică, Bucarest, 1988 ; Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, Paris, 2009. LEROI-GOURHAN, A., Le geste et la parole, Albin Michel, Paris, 1964. 151

LIBIS, J., L’eau et la mort, Éditions Universitaires de Dijon, 1993. TONOIU, V., Idoneismul filosofie a deschiderii, Ed. Politică, Bucureşti, 1972 ; Gaston Bachelard. Dialectica spiritului ştiinţific modern, Ed. Ştiinţifică şi Enciclopedică, Bucureşti, 1986. WUNENBURGER, J.-J., Gaston Bachelard. Poétiques des images, Mimesis, Paris, 2012 ; L’imaginaire, PUF, Paris, 2003 ; Philosophie des images, PUF, Paris, 1997 ; La raison contradictoire, Albin Michel, Paris, 1990 ; L’utopie ou la crise de l’imaginaire, « Encyclopédie universitaire » JeanPierre Delarge, Paris, 1979. * Cahiers Gaston Bachelard nos 1-12, EUD, Dijon. Symbolon 1-8, CSIR « Mircea Eliade », Université de Craiova et EU de Lyon 3.

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TABLE DE MATIÈRES Préface ....................................................................................... 7 Introduction ............................................................................ 13 De la poétique à l’éthique ...................................................... 17 Bachelard et les rêveries cristallines ........................................ 19 Les eaux létales : une vision bachelardienne de la mort .......... 29 Le lyrisme du forgeron : nature et technique dans les rêveries de la volonté ............................................................................. 39 La poétique du sacré et le sens de la technique ........................ 49 Vers une « techno-symbolique » ? ........................................... 65 Lectures, affinités, réceptions ............................................... 77 Bachelard : l’image du corps volant......................................... 79 De la hiérophanie végétale à la poétique de la verticalité vivante .......89 Bachelard et Eliade : rêveries et mythes cosmiques ................ 97 Affinités « poétiques » chez Bachelard et Blaga.................... 107 Bachelard et l’esprit scientifique moderne : une approche roumaine ................................................................................ 125 Conclusion : vers une ontologie du cogito rêveur ? ........... 141 Bibliographie sélective ......................................................... 151

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Philosophie aux éditions L’Harmattan

Dernières parutions Berdiaeff, philosophe Dignité humaine et fraternité transcendantale

Tshingola Jean - Préface de Michel Dupuis

Il s’agit ici de prendre au sérieux le programme métaphysique de Berdiaeff, selon qui nous restons en recherche d’une «véritable anthropologie religieuse et métaphysique». Une dignité fondée sur la fraternité des humains, voilà qui ouvre à un authentique personnalisme renouvelé. Une telle lecture réellement psychologique de Berdiaeff est en mesure d’affronter quelques défis majeurs de nos cultures technoscientifiques où l’humain est mis en question. (26.00 euros, 250 p.) ISBN : 978-2-343-02589-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-35389-0 Kant et le pouvoir réceptif Recherches sur la conception kantienne de la sensibilité

Aportone Anselmo

Le cœur de ce livre est constitué par la méditation qui est menée, d’un chapitre à un autre, autour de la notion de sensibilité et de son rôle dans la philosophie kantienne. L’interprétation qui en est proposée est singulière parce que, tout en étant en un sens imprégnée de néo-kantisme – par le privilège accordé à la forme et à la spontanéité, notamment – elle prend à un autre niveau son contrepied. En effet, elle ne prétend jamais résorber l’exercice de la sensibilité dans l’activité de l’entendement. (Coll. Rationalismes, 27.00 euros, 260 p.) ISBN : 978-2-343-01973-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-35582-5 Kierkegaard aux États-Unis Histoire d’une réception

Pons Éric

Le présent ouvrage vise à étudier dans une perspective philosophique la tradition méconnue de la réception de l’œuvre de Søren Kierkegaard aux États-Unis. Cette appropriation donne une figure positive du philosophe danois et contribue à le sortir de l’enfer idéologique dans lequel il est encore plongé. C’est le récit du trajet de son oeuvre de la Scandinavie jusqu’au Middle-West et de son établissement comme philosophe influent du monde intellectuel américain qui est retracé. (Coll. Ouverture Philosophique, 24.00 euros, 236 p.) ISBN : 978-2-343-04149-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-35546-7

Paul Ricœur Le cogito blessé et sa réception africaine

Davy Kacou Vincent - Préface du Professeur Patrice Jean Ake

L’auteur nous fait redécouvrir les premiers philosophes à avoir abordé la question du «je», du «moi», du «sujet» (Descartes, Husserl, Nietzsche), ce que Paul Ricœur appelle le «cogito blessé ou brisé». Selon lui, c’est en s’éloignant d’une réflexivité immédiate sur soi, en faisant le détour par les médiations, que l’on peut espérer mieux se connaître soi-même. Cette étude est donc essentiellement un procès du cogito cartésien. (Coll. Ouverture Philosophique, 13.50 euros, 120 p.) ISBN : 978-2-343-03713-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-35502-3 Pascal et la pop culture

Bischoff Jean-Louis - Préface de Jean-François Petit

Comment et pourquoi affirmer que l’humanisme d’un penseur catholique du XVIIe siècle peut nous guider dans la compréhension de phénomènes culturels contemporains, c’est in fine la question qui commande cette étude rigoureuse et audacieuse. Faire dialoguer de façon féconde le projet de Blaise Pascal et la pop culture, appréhendée à partir des tribus musicales punk, rock, skinhead, gothique, hip-hop et électro, c’est l’objectif du travail de Jean-Louis Bischoff. (Coll. Ouverture Philosophique, 25.00 euros, 254 p.) ISBN : 978-2-343-04084-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-35512-2 Schopenhauer et Schelling philosophes du temps et de l’éternité La deuxième voie du post-kantisme

Ruta Marcello

Les philosophies de Schelling et Schopenhauer ont souvent été mises en relation. L’objectif de cette étude est d’utiliser les notions de temps et d’éternité comme une première clé théorétique permettant d’éclairer les relations et les différences entre ces deux philosophies. Cette analyse conduit à une reconsidération de la position historique de deux pensées qui, selon la thèse de l’auteur, doivent être toutes deux ramenées à leur contexte philosophique originaire, celui du post-kantisme... (Coll. Ouverture Philosophique, 46.00 euros, 538 p.) ISBN : 978-2-343-01567-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-34905-3 Spinoza Problèmes de l’idée vraie

Audié Fabrice - Préface de Pierre-François Moreau

Le Traité de la Réforme de l’Entendement est un des ouvrages les plus connus et les plus lus de Spinoza. Il présente pourtant des difficultés : son inachèvement, l’incertitude sur sa date de rédaction, le choix de ses termes et de ses principales notions, le rôle de l’idée vraie dans la méthode et l’élaboration du système. Ce sont ces difficultés que Fabrice Audié s’attache ici à résoudre, en analysant le lexique, en mesurant ce qui vient de Bacon, de Descartes ou de la scolastique, en suivant les étapes et les détours de l’ouvrage. (Coll. La philosophie en commun, 15.50 euros, 156 p.) ISBN : 978-2-343-04130-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-35569-6

condition (La) transmoderne

Rodriguez Magda Rosa Maria - Traduit de l’espagnol par Alcime Steiger

La Modernité est morte, la Postmodernité aussi. Nous sommes dans un autre paradigme, la Transmodernité. Le préfixe « trans » ne cherche pas seulement à mettre en évidence l’aspect dynamique de la transformation, mais vise aussi à postuler la nécessaire transcendance de la crise de la Modernité. (Coll. Quelle drôle d’ époque !, 10.50 euros, 76 p.) ISBN : 978-2-343-03477-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-35436-1 De l’immoralité ou de la difficulté d’approche de la morale humaine

Sous la direction de Jacques Delga - L. Bibard, G. Chaty, M-P Labreur, F. Mananga, V. Padioleau, O. Brisson, C. Abitbol

On peut se demander ce qu’est l’immoralité. Est-ce notamment la conduite sans référence à des valeurs, et (ou) la conduite selon de mauvaises valeurs ? Cette question de l’immoralité a été abordée par divers philosophes dont notamment Platon, Aristote, Spinoza, Hegel, etc. Les sept auteurs de l’équipe, appartenant à des disciplines distinctes, ont traité librement de la question de l’immoralité. (26.00 euros, 266 p.) ISBN : 978-2-343-03812-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-35434-7 Un état des lieux de la recherche et de l’enseignement en éthique

Sous la direction d’Edwige Rude-Antoine et Marc Piévic

Les recherches et les enseignements dans le domaine de l’éthique se multiplient au sein des universités et grandes écoles. Sans doute en partie motivés par le bouleversement des repères moraux et la crise de sens qui affectent de nombreux secteurs de la société, ils se développent dans de nombreuses disciplines philosophie, sociologie, droit, économie, médecine - et les domaines les plus variés : environnement, affaires, technologie. Il semblait important de les réunir. (Coll. Éthique en contextes, 22.00 euros, 208 p.) ISBN : 978-2-343-03906-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-35473-6 Histoire de la logique / History of logic Logique classique intra- et interpropositionnelle / Intra- and Interpropositional Classical Logic (Version française et version anglaise) Bilingue français-anglais

Chatue Jacques, Mondoue Roger

Cet ouvrage est un manuel d’histoire de la logique. Les auteurs y soutiennent en effet que les développements fulgurants de la logique, grâce à la mathématisation, ne doivent pas nous dispenser de décrypter son histoire. Ils étudient ainsi la logique classique dans ses deux variantes, aristotélicienne et stoïcienne. This is a history of logic manual. In the book, the authors actually hold that the dazzling development of logic, through mathematization, should not spare us the necessity of deciphering its history. Thus, they study classical logic in its two variants: Aristotelian and Stoic. (Harmattan Cameroun, Coll. Cours & Manuels, 14.50 euros, 130 p.) ISBN : 978-2-343-04340-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-35596-2

Intérêt général et bien commun Théorie rénovée de l’Action publique

Oulahbib Lucien-Samir

L’action publique est ici considérée comme le bras armé de la morale publique afin de concilier les idées de bien commun et d’intérêt général. Dans quel but ? Celui de faire en sorte que la notion de République ou de Chose Commune puisse être réellement l’affaire de tous et non pas de quelques-uns. Comment se fait-il que l’État ne soit pas au service du plus grand nombre ? Comment faire en sorte que cela puisse le devenir ? En France et dans le monde ? (Coll. Épistémologie et philosophie des sciences, 13.50 euros, 126 p.) ISBN : 978-2-343-04053-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-35380-7 Une lecture africaine des trois métamorphoses de l’esprit de Nietzsche

Ake Patrice Jean

L’Afrique veut redevenir enfant, en optant pour les simplicités de la vie : manger, dormir et occuper son temps comme on peut. Elle veut choisir de posséder peu et aimer d’instinct ce qui est sobre et épuré. Dans les sociétés occidentales, les personnes ne savent plus vivre simplement, elles ont trop de biens matériels, trop de choix, trop de tentations, trop de désirs, trop de nourriture. Cette étude risque une proposition pour la renaissance ou la résurrection de l’Afrique. (12.50 euros, 110 p.) ISBN : 978-2-343-03941-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-35392-0 Penser les représentations

Sous la direction d’Ayissi Lucien

De quoi peut-il s’agir lorsqu’on entreprend de penser les représentations ? Pourquoi leur accorder un intérêt épistémologique aussi important qu’il faille s’y mettre à plusieurs dans le cadre d’un ouvrage collectif ? A quoi peut bien se destiner cette synergie ? C’est pour pouvoir résoudre le problème de pertinence et de sens que pose la réflexion sur les représentations que des universitaires camerounais ont accepté de collaborer à cet ouvrage. (Harmattan Cameroun, Coll. Éthique, politique et science, 32.00 euros, 310 p.) ISBN : 978-2-343-04061-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-35384-5

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GASTON BACHELARD, UNE POÉTIQUE DE LA LECTURE L’éthique bachelardienne est une éthique simple, mais pas du tout simpliste : l’homme du théorème est complété par l’homme du poème. Mais si l’éthique est une direction de la pensée qui doit maîtriser notre avenir, la poétique est la source ontologique de cette pensée. C’est-à-dire, la liberté de rêver doit être à l’origine de la liberté créatrice de la pensée ou de l’homme des théorèmes. En fait, il ne s’agit pas d’une éthique fermée dans les modèles artificiels d’une pensée techniciste, mais toujours d’une éthique soutenue, à l’origine, par une poétique de la pensée ouverte.

IONEL BUŞE est chercheur de l’imaginaire, professeur de philosophie de l’Université de Craiova. Ouvrages : La logique du pharmakon (Bucarest, 2003), Introduction à la pensée roumaine (Presses universitaires de Lyon 3, 2006), Du logos au mythos (L’Harmattan, 2008), Philosophie et méthodologie de l’imaginaire (Craiova, 2012), Mythes populaires dans la prose fantastique de Mircea Eliade (L’Harmattan, 2013).

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