Gaston Bachelard : L’intuition de l’instant au risque des neurosciences 9782296569843

Un large public apprécie en Gaston Bachelard le philosophe de la rêverie poétique et l'épistémologue. Ses oeuvres c

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Gaston Bachelard : L’intuition de l’instant au risque des neurosciences
 9782296569843

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Table des matières Introduction LA THESE BACHELARDTENNE : DISCONTINUITÉ DU TEMPS VÉCU ET CONSTRUCTION DE LA DURÉE I- INSTANT ET DUREE II- DISCONTINUITE DU TEMPS III - LA CONSTRUCTION DE LA DURÉE LA CONSCIENCE DU TEMPS LE TEMPS DE LA CONSCIENCE I - UNE HORLOGE INTERNE ? II - LA CONSCIENCE : “COURANT DE CONSCIENCE” OU PROCESSUS DISCRET ? III - DE QUOI SE SOUVIENT-ON ? IV - LA CONSCIENCE DE SOI DISCONTINUITÉ DU TEMPS ET DISPERSION DU MOI VERTICALITÉ DU TEMPS ET CONTEMPLATION ESTHÉTIQUE I - LE TEMPS VERTICAL ET L’INSTANT POÉTIQUE II - LA CONTEMPLATION ESTHÉTIQUE ILLUMINATION ET EXTASE Pour conclure Bibliographie NOTES

Commentaires philosophiques Collection dirigée par Angèle Kremer Marietti et Fouad Nohra Permettre au lecteur de redécouvrir des auteurs connus, appartenant à ladite "histoire de la philosophie", à travers leur lecture méthodique, telle est la finalité des ouvrages de la présente collection. Cette dernière demeure ouverte dans le temps et l'espace, et intègre aussi bien les nouvelles lectures des "classiques" par trop connus que la présentation de nouveaux venus dans le répertoire des philosophes à reconnaître. Les ouvrages seront à la disposition d'étudiants, d'enseignants et de lecteurs de tout genre intéressés par les grands thèmes de la philosophie. Déjà parus Babette BABICH, La fin de la pensée ? Philosophie analytique contre philosophie continentale, 2012. Angèle KREMER-MARIETTI, Les ressorts du symbolique, 2011. Emmanuelle CHARLES, Petit traité de manipulation amoureuse, 2011. Monique CHARLES, Apologie du doute, 2011. Abdelaziz AYADI, La philosophie claudicante, 2011. Mohamed JAOUA, Phénoménologie et ontologie dans la première philosophie de Sartre, 2011. Edmundo MORIM de CARVALHO, Poésie et science chez Bachelard, 2010.

Hichem GHORBEL, L'idée de guerre chez Rousseau. Volume 2, Paix intérieure et politique étrangère, 2010. Hichem GHORBEL, L'idée de guerre chez Rousseau. Volume 1, La guerre dans l'histoire, 2010. Constantin SALAVASTRU, philosophique, 2010.

Essai

sur

la

problématologie

Michèle Pichon

Gaston Bachelard

Du même auteur Esthétique et épistémologie du naturalisme abstrait avec Bachelard: rêver et peindre les éléments, L'Harmattan 2005. Vivre la philosophie, L' Harmattan 2007. © L'Harmattan, 2012 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairiehannattan.com diffusion. [email protected] harmattan1 @.wanadoo.fr ISBN : 978-2-296-56984-3 HAN : 9782296569843

Introduction Intuition de l'instant ou intuition de la durée? Qu'est-ce qui définit essentiellement l'expérience immédiate que nous avons du temps? Le temps est-il perçu sous forme d'un écoulement continu, d'une durée, que nous pourrions représenter symboliquement de manière géométrique, par une ligne sur laquelle l'intelligence, au service de la connaissance et de l'action, effectuerait arbitrairement des coupures afin de mesurer des quantités de temps, des durées abstraites? Ou bien, au contraire, le temps tel que nous le saisissons immédiatement, peut-il être représenté de manière arithmétique? Est-il senti comme discontinu, constitué d'instants ponctuels qui se succèdent et doit-on alors considérer que la durée n'est pas donnée immédiatement à la conscience, qu'il s'agit d'une construction opérée après-coup par la pensée, voire d'une illusion? Dans un cas, la durée est première ; elle est l'objet d'une intuition à partir de laquelle l'instant est abstrait par découpage ou division arbitraire d'un flux continu. Dans le second cas, l'instant est objet d'une intuition première, la durée étant obtenue par construction, par substitution de la continuité à la contiguïté. Ce débat entre les philosophies de la durée et les philosophies de l'instant est ancien et récurrent dans l'histoire de la philosophie. Il opposa notamment Bergson et Bachelard. L'objectif de cette étude n'est pas de rouvrir une vieille polémique en se bornant à reprendre les arguments maintes fois mis en avant par les partisans de chacune de ces conceptions, rien de nouveau ne pouvant émerger d'une telle approche historique. En revanche, le développement prodigieux des neurosciences au cours des dernières dizaines d'années nous invite certainement à reformuler le problème sur la base de données nouvelles. L'approche qu'en eurent les philosophes jusqu'au milieu du vingtième siècle était pour l'essentiel, psychologique, au mieux, psychophysiologique. Notre perception du temps et notre expérience de son écoulement font

aujourd'hui l'objet d'études neurobiologiques et il apparaît que nombre d'hypothèses constituent autant d'arguments nouveaux en faveur de la thèse de la discontinuité du temps vécu. La pensée bachelardienne trouve donc dans ces recherches des résonances intéressantes. Cette étude se propose de démontrer de quelle manière. Elle sera également l'occasion de réhabiliter la philosophie bachelardienne du temps, les ouvrages consacrés à ce thème étant trop souvent sous-estimés et leur intérêt jugé mineur dans l'ensemble de l'oeuvre. Le concept d'instant n'est pas univoque. Bachelard l'aborde de plusieurs points de vue : psychologique, scientifique, métaphysique. La première partie de l'ouvrage reprendra les idées-forces de cette philosophie du temps. Le concept d'instant sera analysé, dans ses différentes définitions, en relation avec celui de durée. Nous verrons comment il est possible, selon le philosophe, de penser la construction de la durée à partir d'instants sans durée. Conscience de soi et conscience du temps sont liées essentiellement. La seconde partie de cet essai traitera de la conscience que nous avons de l'écoulement du temps et de la conscience que nous avons de nous-même, de la conscience instantanée de soi comme sujet pensant et de la conscience d'un moi un et identique à lui - même dans le temps, inscrit dans une durée. Comment percevons-nous l'écoulement du temps ? Nous partirons d'une approche purement psychologique : il existe des expériences particulières où nous prenons conscience de sentir le temps en train de s'écouler. Les philosophes qui ont réfléchi sur le temps n'ont pas manqué de les repérer, de les analyser et d'en tirer des conclusions. Que savons-nous aujourd'hui à propos des structures neurales engagées dans ce type d'expériences ? Les modèles proposés par la science coïncident-ils avec certaines thèses philosophiques plutôt qu'avec d'autres ? En quoi les intuitions de Bachelard étaientelles justes ?

La première expérience à laquelle nous nous référerons est celle où nous prenons conscience, estimons et comparons des durées brèves. Imaginons par exemple que nous concentrons notre attention sur l'écoulement du temps en écoutant le tic-tac de l'horloge ou en nous efforçant de compter les secondes sans le support d'un instrument de mesure. Comment, dans ce type d'expérience, notre cerveau perçoit-il ou construit-il l'écoulement du temps ? Certaines études montrent qu'il existe une horloge interne à l'origine de notre perception du temps, que celle-ci résulte d'impulsions qui se succèdent de manière discontinue et sont produites par l'entrée en activité de certains réseaux neuronaux. Le modèle explique d'autre part comment, à partir de ces impulsions discontinues, s'élabore la perception d'une durée continue. Nous percevons le monde extérieur et nous percevons nos états internes. Ces perceptions se succèdent dans le temps de manière extrêmement rapide et parfois s'interpénétrent, de sorte que la conscience que nous en avons est celle d'un flux continu, d'un "courant de conscience". D'où vient cette continuité ? La métaphore cinématographique est utilisée par des neurobiologistes pour montrer comment la conscience, à partir perceptions instantanées, construit une continuité. Bergson comme Bachelard ont eu recours auparavant au mécanisme de l'image cinématographique pour expliquer l'apparente continuité de la conscience. Mais les thèses qu'ils se proposent de démontrer sont opposées. Pour Bergson, nous reconstruisons ainsi un devenir continu qui est le mouvement même du réel et que notre perception et notre connaissance ont décomposé pour les besoins de la vie pratique. Pour Bachelard, la continuité n'existe a priori, ni dans la conscience, ni dans les choses. C'est une illusion. Nos sens sont des appareils à "stroboscoper". Nous verrons que c'est à Bachelard que donnent raison certaines études conduites dans le cadre des neurosciences.

Il n'y a pas de conscience de la durée sans mémoire. Pour que nous ayons conscience que quelque chose dure, il faut bien que soient présents dans l'espace conscient des objets mentaux que nous appelons souvenirs. C'est parce que nous avons une mémoire que nous avons le sentiment de durer nous-mêmes. Avons-nous l'intuition de la durée parce que celle-ci est l'essence même du réel et la forme que prend nécessairement la succession de nos états de conscience ? Cette thèse est celle de Bergson. Pour celuici, l'esprit est mémoire. Les souvenirs se conservent dans la durée pure ; leur rappel consiste en la capacité que nous avons de les tirer du passé en soi, de les faire passer de l'état virtuel à un état actuel, de leur donner une existence psychologique. Contre le bergsonisme, Bachelard montre que la durée est construite par notre cerveau parce qu'il possède une fonction de mémoire. C'est encore cette hypothèse que semblent confirmer les données neurobiologiques actuelles. Les neurosciences s'intéressent aux bases neurales de la conscience et de la mémoire et, par conséquent de la conscience de soi. La biologie de la conscience de soi conduit inévitablement à reformuler la question de l'opposition entre intuition de l'instant et conscience de la durée. Instant et durée, en effet, ne mettent pas en jeu les mêmes niveaux ou les mêmes degrés de la conscience de soi. Pour qu'il y ait conscience de percevoir en cet instant un bouquet de roses, il n'est nullement nécessaire que la conscience soit conscience de soi comme personne singulière ayant une identité et une histoire, conscience d'un moi phénoménal. Il suffit d'une conscience immédiate et synchrone de l'objet perçu et de l'acte de percevoir. L'amnésie dite antérograde nous met en présence de sujets qui, incapables de stocker en mémoire permanente des faits nouveaux, sont profondément désorientés dans le temps. La conscience d'un moi autobiographique ancré dans une histoire a disparu ; ils ont néanmoins conscience de penser et d'agir. Une mémoire transitoire à très court terme que l'on nomme "mémoire de travail" peut

subsister. On ne saurait néanmoins parler légitimement d'une conscience de la durée. Pour que j'aie conscience qu'une action, qu'un projet ou qu'un sentiment dure, encore faut-il que j'aie conscience d'un moi qui lui-même s'inscrit dans la durée. Pour que j'aie conscience que les objets qui m'entourent ont une durée, que les phénomènes ou les événements dont je suis le témoin durent, il faut que la conscience et la connaissance que j'en ai s'inscrivent elles-mêmes dans la durée et que j'aie conscience d'être le sujet de cette connaissance, sujet inscrit lui-même dans la durée. Il faut une mémoire autobiographique et, par conséquent, la conscience d'un moi phénoménal. Si l'on associe la conscience immédiate de soi à l'instant et la conscience du moi à la durée, ne doit-on pas nécessairement poser l'antériorité et la primauté de la conscience de l'instant par rapport à celle de la durée ? C'est, nous le verrons, la thèse de Bachelard. La véritable question est en ce cas celle du passage. Comment passeton d'une conscience immédiate de soi dans l'instant à la conscience d'une pensée inscrite dans le temps, pensée appartenant à un moi qui dure ? La réponse de Bachelard consiste à montrer que la discontinuité du temps comme donnée du sens interne a pour corrélât la discontinuité du moi, que la durée est une construction et non une donnée immédiate de la conscience, que construction du moi et construction de la durée sont indissociables. Nous verrons en quoi les hypothèses proposées aujourd'hui par les neurosciences apportent aux thèses du philosophe un éclairage nouveau. Peut-on imaginer, pour la conscience, une autre manière de vivre le temps que la construction de la durée à partir de l'instant ? Oui, nous dit Bachelard. Le passage de la conscience de l'instant à la conscience de la durée peut être représenté par un point à partir duquel se dessine une ligne horizontale continue. Mais il existe une autre manière de vivre l'instant, non par une négation, en le dépassant par un basculement dans la durée, mais en le posant comme absolu, en le "gardant" présent par une sorte de

superposition des instants. Autrement dit, le sujet peut entrer dans un temps vertical dont la représentation peut être une perpendiculaire à la ligne horizontale et continue de la durée. Ce saut dans le temps vertical est une expérience métaphysique de l'instant. Selon le philosophe, l'instant poétique, celui de l'émotion esthétique ou celui que vit le créateur d'une image poétique, s'inscrit nécessairement dans le temps vertical. Nous verrons comment, par cette idée originale, Bachelard anticipait des hypothèses aujourd'hui avancées par la neuroesthétique. Ce sera l'objet de la dernière partie de cet ouvrage.

LA THESE BACHELARDTENNE : DISCONTINUITÉ DU TEMPS VÉCU ET CONSTRUCTION DE LA DURÉE

I- INSTANT ET DUREE Les notions d'instant et de durée sont si étroitement liées qu'il semble difficile de définir l'une sans supposer connue la définition de l'autre. Soit on définira l'instant comme une portion très brève ou infiniment brève de la durée, un point indivisible de la durée ; soit on définira la durée comme une succession d'instants. La définition par référence au concept de temps ne semble en rien plus éclairante. On dira que l'instant est une coupure dans le temps qui n'a aucune durée ou dont la durée est extrêmement brève, une sorte d'atome de temps ; ou bien on dira que la durée est une quantité finie de temps composée d'instants qui se succèdent. Dans un cas comme dans l'autre, chacune des notions est insérée dans un système conceptuel où elle n'a de sens qu'en rapport avec les autres. Cette impasse est due d'une part à l'équivocité des termes qui désignent plusieurs concepts d'instant et plusieurs concepts de durée, d'autre part aux paradoxes que rencontrent nécessairement toute tentative pour définir le temps et toute réflexion sur l'expérience du temps. Il y a un concept scientifique d'instant. Pour le physicien, l'instant n'est rien d'autre que le point auquel on choisit de se référer pour étudier la trajectoire d'un mobile ou l'évolution d'un système physique. Connaissant par exemple la position et la vitesse du mobile M à l'instant T1, sachant que son mouvement est uniforme, on déterminera sa position à l'instant T2 ; ou, plus généralement, connaissant toutes les données d'un système à l'instant T1, on déterminera son état aux instants T2, T3... Tn, qu'il s'agisse d'un état rigoureusement déterminé ou probable. Les concepts de temps et d'instant supposent une projection sur l'espace. Nous considérons non le mouvement ou le changement en tant que tels, mais la trajectoire du mobile, figurée par une ligne sur laquelle nous choisissons des points remarquables ou la courbe

géométrique qui représente révolution du système. De ce point de vue, Bergson a raison : le concept de temps ainsi utilisé est en réalité un mixte, un mélange d'espace et de temps. Et, même dans la perspective de la théorie de la relativité, on n'échappe pas à cette spatialisation, comme en témoigne le concept d'espace-temps. L'instant ainsi pensé, construit et mesuré par le physicien, est une abstraction, un objet mental dépourvu de toute référence au réel sensible et au temps vécu. D'un point de vue psychologique, nous considérons le plus souvent l'instant comme une portion extrêmement brève du temps en tant que donnée du sens interne, du temps dont nous sentons et percevons l'écoulement. L'instant possède, de ce point de vue, une réalité paradoxale : si nous réduisons de plus en plus la durée de l'instant, si nous rétrécissons l'instant à l'infini, nous nous heurtons inévitablement à son inexistence pour la conscience. Dès que celle-ci tente de le saisir, il a déjà disparu. Au sens strict, l'instant n'a aucune réalité psychologique. C'est pourquoi nous désignons le plus souvent par le mot instant, une portion très brève de temps, suffisamment longue cependant pour que s'y déroule un événement ou un fait de conscience aussi éphémère, fugace, soit-il. Nous parlons de l'instant d'une rencontre, d'une découverte, d'une décision. Il s'agit en réalité d'événements qui se sont déroulés dans un temps extrêmement bref et que nous considérons comme déterminants pour le déroulement de notre vie. Nous appelons instant décisif le très cours laps de temps où s'est produit un événement qui a orienté dans une certaine direction et de manière irréversible une action entreprise ou le cours d'une histoire. Pour éviter d'être confronté à la réalité paradoxale de l'instant vécu, nous attribuons donc à celui-ci une durée, aussi brève soit-elle. Nous pouvons cependant admettre qu'il n'en va pas de même lorsque nous considérons le concept métaphysique d'instant. L'instant vécu, l'instant phénoménal serait une portion de durée alors que l'instant nouménal serait différent en nature de la durée. Nous verrons que Bachelard refuse cette distinction. Une portion très petite de temps vécu, un atome de temps est une durée. Or, selon le philosophe, il

n'y a pas, entre instant et durée, une différence quantitative, mais une différence de nature, qu'il s'agisse d'instant métaphysique ou d'instant psychologique, phénoménal. La durée est construite avec des instants sans durée. Avant de montrer comment on peut justifier cette affirmation, examinons le concept de durée. D'un point de vue psychologique, en tant qu'expérience vécue, la durée est la succession sentie et perçue comme continue, de nos états de conscience, de nos représentations de la réalité extérieure et de nos états intérieurs : sensations, perceptions, souvenirs, sentiments, concepts et autres contenus psychiques. Si, pour nous, les choses durent, c'est parce que nous éprouvons nous-mêmes le sentiment de durer, parce que nous avons une mémoire et percevons à la fois des changements et des permanences dans nos images du monde extérieur et de notre vie intérieure. Le concept de durée n'est pas un concept scientifique car la durée est une donnée subjective. La science mesure le temps, non la durée. S'il nous arrive d'évoquer la durée d'un événement que nous avons vécu, en revanche, on ne parle pas de la durée d'un phénomène, mais du temps mis par un mobile pour aller d'un point à un autre ou du temps nécessaire pour qu'un système évolue d'un état à un autre. Lorsque le physicien évoque la durée de vie de différentes particules élémentaires ou celle des étoiles, l'expression est employée à titre purement métaphorique et elle garde vraisemblablement la trace inconsciente d'une vieille pensée animiste. Et si la biologie utilise parfois la notion de durée, c'est un emprunt au langage courant, en référence à notre propre perception du temps, plutôt qu'un concept rigoureusement scientifique. On parlera par exemple de la durée de vie moyenne de telle ou telle espèce. Il s'agit en fait de mesurer du temps, non de la durée, le temps qui s'écoule en moyenne entre la naissance et la mort des individus appartenant à l'espèce considérée.

Y a-t-il un concept métaphysique d'instant ? Un concept métaphysique de durée ? Y a-t-il une expérience métaphysique de l'instant ? Y a-t-il une expérience métaphysique de la durée ? La réponse dépend de la relation que nous présupposons entre instant et durée, suivant que nous considérons l'instant ou la durée comme donnée première et immédiate de la conscience. Là réside le point de divergence entre l'approche bachelardienne et l'approche bergsonienne. Si l'on présuppose, comme Bergson, que la durée est une donnée immédiate de la conscience et que l'instant est une construction opérée par la pensée pour satisfaire les exigences de la connaissance et de la vie pratique, l'instant n'a pas de réalité métaphysique et il n'y a pas d'expérience métaphysique de l'instant. En revanche la durée n'est pas seulement une expérience psychologique, elle est une réalité métaphysique. Elle est, pour Bergson, l'essence de toute réalité. Elle est l'être du devenir. Tout change et devient. Seul le devenir dure. Parce qu'elle est l'être du devenir, la durée est l'essence de tout ce qui devient. L'intuition est à la fois la méthode et le mode de connaissance qui nous permet de saisir immédiatement cette réalité qu'est la durée pure. Il y a donc une expérience métaphysique de la durée, une possibilité d'effectuer un saut du psychologique dans l'ontologique, dans la durée pure. Pour Bachelard, au contraire, la durée est construite. Elle n'a pas de réalité en soi. Le temps nous est donné immédiatement sous forme d'instants discontinus. Seul l'instant possède une réalité métaphysique. Mais, comment définir un concept métaphysique d'instant ? Comment définir l'être ou l'essence de l'instant ? La question ne conduit-elle pas, à nouveau, à un paradoxe ? Dire de l'instant phénoménal, de l'instant en tant que donnée immédiate de la conscience, qu'il est, cela nous a semblé, à première vue, paradoxal. Pour éviter ce paradoxe et pour pouvoir

attribuer à l'instant une réalité psychologique, ne faut-il pas, avonsnous dit, le considérer comme une portion de temps aussi brève que possible mais néanmoins saisissable par la conscience ? Et, si nous considérons que, d'un point de vue métaphysique, par essence, instant et durée s'excluent, il faudra admettre que la nature de l'instant nous est toujours voilée, que nous ne percevons que des durées, aussi brèves puissent-elles être, que la durée est le mode d'apparaître d'instants sans durée, leur manifestation phénoménale. Or, nous avons noté que Bachelard refuse cette distinction entre temps nouménal et temps phénoménal. Mais si l'instant phénoménal, l'instant vécu n'a aucune durée, comment est-il possible de lui assigner une réalité et quelle réalité peut-on lui attribuer ? Peut-on échapper au paradoxe de l'instant ? Ce que nous appelons instant vécu serait en vérité un groupe d'instants dont chacun, par nature, exclut la durée, dont l'être est de ne pas durer. Telle est la réponse de Bachelard. Nous organisons en système une "poussière d'instants", fabriquant ainsi de la durée. Nous construisons de la durée, longue ou extrêmement brève, avec des instants sans durée, de même que nous construisons une ligne, longue ou très courte, avec des points auxquels on ne peut attribuer une longueur, aussi petite soit-elle. Pourquoi alors nommons-nous le plus souvent instant ce qui est vécu en réalité comme un groupe d'instants ? Si le temps vécu est bien constitué d'instants sans durée, pourquoi ceux-ci semblent-ils ne jamais accéder à notre conscience ? Parce que, nous dit le philosophe, nous n'y sommes pas attentifs. Le plus souvent, notre attention se porte sur des systèmes d'instants. De là vient l'illusion que l'instant a une durée très petite, qu'il est un atome de temps. Mais, nous le verrons, certains instants, susceptibles de bouleverser notre vie, nous forcent à prendre

conscience que l'instant vécu a bien une réalité bien qu'il n'ait pas de durée. De l'instant phénoménal, on peut dire qu'il est. Il est, mais ne dure pas. C'est en revenant au sens étymologique du mot que l'on peut comprendre en quoi, d'un point de vue métaphysique comme d'un point de vue psychologique, l'instant exclut la durée et pourquoi il est possible, sur le plan nouménal de lui attribuer une essence. Instare signifie se tenir au-dessus, être suspendu au-dessus, mais aussi serrer de près. L'instant n'est pas une partie du temps, fût-ce un atome de temps, il est au-dessus du temps et il est ce sur quoi tout le temps est resserré. Il est ce par quoi le futur qui n'est pas encore bascule dans le passé qui n'est plus. Entre deux néants, seul l'instant est. «Le temps n'a qu'une réalité, celle de l'instant» écrit Bachelard dans les premières lignes de L'intuition de l'instant, reprenant la thèse de Gaston Roupnel. L'instant seul est réel et il n'y a de réalité que dans l'instant. Y a-t-il une expérience métaphysique de l'instant ? Puisque l'instant a une réalité nouménale, faire ce type d'expérience suppose qu'il soit possible d'effectuer un saut du psychologique dans l'ontologique, un saut dans l'instant nouménal. Notre expérience nous conduit à nous représenter le cours du temps comme une ligne horizontale possédant une direction, sur laquelle le présent succède au passé et l'avenir au présent. Lorsque Bachelard évoque la possibilité d'effectuer un saut du temps horizontal dans un temps vertical, il s'agit bien pour lui de définir ce que pourrait être un passage à une expérience métaphysique du temps. Le temps vertical est un temps dont les instants ne se succèdent pas mais se juxtaposent, s'ordonnent dans une coexistence. C'est un temps nouménal auquel on accède par une démarche psychologique que l'auteur décrit en termes de rupture : il faut briser les cadres vitaux et sociaux et phénoménaux de la durée, sortir du moi phénoménal. L'essence de l'instant nous reste inconnue tant que ce saut n'est pas

effectué, tant que nous sommes installés sur la ligne horizontale du temps, dans ce que nous appelons le cours du temps. Une fois que le saut dans le temps vertical est effectué, nous constatons que l'instant désigne bien, conformément au sens étymologique, une réalité dont l'essence est d'être au-dessus, comme suspendue audessus du flux des instants vécus qui constituent l'expérience commune du temps horizontal. Il est intéressant de noter le parallélisme existant sur ce point entre la démarche de Bachelard et celle de Bergson. Pour ce dernier, la durée psychologique peut être ouverture sur une durée ontologique. L'intuition nous permet d'effectuer ce saut dans la durée pure, de sortir de l'expérience qui nous livre toujours un mixte impur, un mélange d'espace et de durée. Pour Bachelard, l'instant peut être vécu de telle manière qu'il offre une ouverture sur l'instant nouménal. Si l'instant seul a une réalité et si la durée est construite, est-il possible de définir un concept métaphysique de durée ? La durée est construite, mais elle a une réalité phénoménale, elle n'est pas une pure abstraction. Nous sentons et percevons la durée. Pourquoi ? Parce que les instants sans durée s'organisent en systèmes d'instants, en rythmes. La notion de rythme, nous le verrons, est centrale dans la philosophie de Bachelard. Ce qui dure n'est pas ce qui coule de manière continue, mais ce qui recommence, ce qui est repris. Et, ce qui recommence, c'est un système d'instants. C'est la reprise d'un rythme qui donne la perception de la continuité. L'essence de la durée, l'être de la durée, c'est le rythme des instants. Il y a donc bien une réalité nouménale dont notre expérience psychologique de la durée est le phénomène. Une métaphysique de la durée est donc possible. Comment se construit le phénomène psychologique de la durée ? Comment l'organisation rythmique des instants engendre-t-elle la perception d'un écoulement continu du temps ? La pensée bachelardienne du temps est organisée autour de ce problème clef.

Sa méthode consiste en un aller-retour du psychologique à l'ontologique, du phénoménal au nouménal et inversement. On partira de l'expérience vécue de l'instant et de la durée pour remonter à leur réalité nouménale. A partir des concepts métaphysiques ainsi élaborés, on peut expliquer en retour la réalité phénoménale. Les deux principaux ouvrages de Bachelard sont construits selon cet aller-retour. C'est dans ce cadre que le philosophe s'interroge sur la possibilité d'une expérience métaphysique de l'instant et sur ses conditions.

II- DISCONTINUITE DU TEMPS Dans les trois textes consacrés à la question du temps et publiés entre 1932 et 1939, Bachelard développe, contre la position bergsonnienne, la thèse d'une discontinuité du temps vécu.1 Nous avons déjà évoqué la conception bergsonienne de la durée. Nous pouvons, à titre de point de départ de ce chapitre, la résumer schématiquement. La durée est une donnée immédiate de la conscience ; l'instant est une coupure artificielle opérée par l'intelligence soumise aux exigences du langage et de la vie sociale ; d'un point de vue psychologique, l'instant n'a aucune réalité. Il n'y a d'instant que dans une représentation symbolique du temps vécu, dans la projection sur un espace homogène de la durée vraie faite d'une multiplicité non numérique, hétérogène et qualitative, d'états de conscience qui se fondent et s'interpénétrent. Le temps homogène, fait d'une multiplicité d'instants ponctuels susceptibles d'être distingués et comptés, symbole extensif de la durée, est le temps du moi social. La durée vraie est le temps propre au moi fondamental. Lorsque, à la faveur d'une modification de l'interface entre le moi et la réalité extérieure, la conscience se délie des contraintes qui lui sont imposées de l'extérieur, alors émerge le moi fondamental et la conscience immédiate de la durée vraie. Supposons, à l'inverse, que la durée soit une donnée relative et factice, qu'elle soit construite à partir d'instants discontinus, sans durée. C'est le postulat que pose Bachelard dans L'Intuition de l'instant à partir de sa lecture de Siloë, oeuvre de Gaston Roupnel, et de la thèse que cet auteur développe sur le temps. Ce qu'il convient d'expliquer, selon le philosophe, c'est la construction de la durée à partir de l'instant, la construction de la continuité à partir du discontinu et non, comme le fait

Bergson, l'abstraction d'une multiplicité d'instants discontinus sur la ligne continue de la durée. «Le temps n'a qu'une réalité, celle de l'instant ».2 Bachelard résume ainsi ce qui, selon lui, constitue l'idée force de l'ouvrage de Gaston Roupnel. De quel concept d'instant s'agit-il ici ? C'est d'abord d'instant vécu, d'instant phénoménal, qu'il sera question dans le premier chapitre de L'Intuition de l'instant. Le temps est une donnée du sens interne et c'est sous forme d'instant qu'il est donné immédiatement à la conscience. Ce n'est que dans l'instant présent, remarque d'abord le philosophe, que mon être prend conscience de soi et de ce qui l'entoure. Réalité intérieure et réalité extérieure ne s'éprouvent que dans l'instant présent. Suit un beau passage sur le caractère dramatique de l'instant, avec pour exemple l'instant même où meurt un être aimé : « Immédiatement on sent avec quelle nouveauté hostile l'instant suivant assaille notre cœur ».3 II suffit d'un instant pour qu'un événement fracture notre vie. C'est en un instant que peut nous être ravi ce qui en constituait l'essentiel. C'est en un instant que peut nous être donné ce qui désormais lui donnera sens. Il n'y a de commencement que dans l'instant. Objectera-t-on que tous les instants ne bouleversent pas notre vie, que ces instants singuliers et dramatiques sont rares, qu'ils séparent des durées plus homogènes et monotones ? C'est là une illusion issue de notre manque d'attention, nous dit le philosophe. Tout instant est à la fois donateur et spoliateur. En même temps qu'il permet l'apparition de quelque chose de nouveau en nous et hors de nous, il précipite dans le néant une partie de ce que nous étions et de ce qu'était notre monde à l'instant précédent. Être attentif à chaque instant, c'est prendre conscience de la discontinuité essentielle du temps. Revenons à la question posée dans le chapitre précédent. Ne sommes-nous pas forcés de considérer ces instants, tous singuliers, susceptibles de retenir plus ou moins notre attention, comme des portions extrêmement brèves de durée, comme des atomes de

temps qui possèdent une durée, si courte soit-elle, une micro-durée ? N'est-ce pas là notre expérience de l'instant ? Ne le vivonsnous pas ainsi ? Bachelard reconnaît avoir tenté, à un certain moment de sa réflexion, de concilier les deux doctrines, roupnelienne et bergsonienne. Ne pourrait-on faire de l'instant une sorte d'atome temporel auquel serait attribuée une certaine "longueur", et admettre qu'entre les instants, il y a contiguïté et non continuité, concilier donc durée et discontinuité ? Cette hypothèse ne sera pas retenue. Elle suppose en effet que temps et durée sont une seule et même chose, que la durée est l'être du temps. Or, nous avons vu qu'il s'agit d'un postulat arbitraire. D'autre part, dire que l'instant dure est une contradiction. Cela impliquerait qu'il existe entre instant et durée une différence quantitative. Or il s'agit d'une différence qualitative. Instant et durée diffèrent par nature, par essence. Objectera-t-on que l'on doit distinguer l'instant dans sa dimension psychologique, l'instant phénoménal, et l'instant dans sa dimension métaphysique ? L'instant apparaîtrait immédiatement à la conscience comme une micro-durée, sa réalité nouménale excluant toute définition en termes de durée. Nous avons vu que Bachelard n'admet pas davantage cette hypothèse : ni d'un point de vue psychologique, ni d'un point de vue métaphysique, l'instant ne saurait être assimilé à une durée. C'est notre manque d'attention à l'instant qui nous conduit à assimiler l'instant vécu à une durée. D'autre part, c'est lorsque nous pensons et exprimons l'instant qu'il prend la forme d'une microdurée. Il n'est pas donné ainsi dans l'intuition sensible. Pensée discursive et langage nous séparent de notre vécu immédiat et nous donnent l'illusion d'une durée là où il n'y a qu'un instant. Bergson avait en partie raison. Mais on est à l'opposé de la thèse bergsonienne : c'est l'instant vécu et non la durée que la pensée conceptuelle et discursive ne peut exprimer sans le trahir. C'est parce que l'instant est sans durée que, par lui, quelque chose de nouveau peut apparaître en même temps que la réalité présente bascule dans le néant. Pas plus sur un plan métaphysique que sur

un plan psychologique, l'instant ne peut être assimilé à une durée. L'instant vécu ne dure pas et l'instant nouménal exclut la durée. Le postulat bergsonien selon lequel la durée constitue l'être même du temps repose sur une forme d'évidence intuitive. L'intuition comme mode de connaissance nous permet de saisir la durée comme essence ou substance de toute chose. Il suffit pour cela de penser et de poser les problèmes en termes de durée et non plus en fonction de l'espace. Un morceau de sucre possède une configuration spatiale. Il diffère des objets qui l'entourent par ses dimensions et son volume. Mais nous pouvons aussi appréhender cet objet en termes de durée. Il possède une durée propre qui nous est manifestée dans son processus de dissolution. Celui-là se déroule de manière continue et irréversible et, en dépit de mon attente et de mon impatience, «il faut attendre que le sucre fonde». Ce qui m'est révélé, dans cette expérience simple, par confrontation avec ma propre durée, c'est l'existence d'autres durées que la mienne dont la vitesse d'écoulement s'impose à moi comme différente. Alors que dans l'espace, il n'y a que des différences de degré, la durée est le lieu des différences de nature. Le sucre change de dimensions et de forme, mais ce n'est que dans la durée qu'il peut s'altérer et changer qualitativement. Sa durée est objective et absolue, indépendamment de la conscience que j'en ai. La durée est l'essence de toute chose, mais chaque chose a sa durée propre. Une seule durée, mais des rythmes différents, ou plutôt des flux continus de vitesse différente. Ces deux affirmations sont-elles compatibles ? C'est cette synthèse que tente Bergson dans Durée et simultanéité, suite, peut-on penser, à sa rencontre avec la théorie de la Relativité. Celle-ci considère en effet une pluralité de temps, chacun propre à un système de référence différent. Le temps n'est ni un, ni universel, ni absolu. Cela va dans le sens du pluralisme affirmé dans les œuvres antérieures, Matière et Mémoire notamment. Mais, pour situer un point, la Relativité a recours au concept d'espace-temps. C'est là que se situe la critique de Bergson. Si le temps est bien multiple, il ne s'agit pas, selon le

philosophe, d'une multiplicité numérique, quantitative. On ne peut confondre l'espace et le temps. La multiplicité propre au temps est qualitative. Je peux par exemple, considérer plusieurs flux, celui de ma propre durée, celui du vol d'un oiseau, celui de l'écoulement de l'eau d'un ruisseau, ou encore celui de la course d'Achille et celui de la course de la tortue. Ces flux n'existent que pour autant qu'ils s'actualisent. En s'actualisant, ils se divisent. Ils participent d'une seule durée, d'un seul temps. La durée est une multiplicité virtuelle qui s'actualise dans une multiplicité de flux actuels. Le temps n'est pas multiple au sens où l'entend la Relativité. Ce n'est pas une multiplicité numérique. Il est Un en tant qu'il est une multiplicité qualitative et virtuelle. Du point de vue métaphysique, c'est précisément dans la théorie de la Relativité, mais également dans la mécanique quantique que Bachelard trouvera confirmation de son affirmation de la discontinuité essentielle du temps. La Relativité met en question le postulat d'une durée unique et objective. Mais pourquoi Bergson en revient-il en fin de compte à une durée absolue, virtuelle, dont les flux différents qualitativement seraient autant d'actualisations possibles ? Pourquoi cette substantialisation ultime de la durée contre laquelle la science ne cesse de fournir des arguments ? Rien ne le justifie selon Bachelard qui, à de nombreuses reprises, part en guerre contre les substantialisations bergsoniennes. Si la critique einsteinienne détruit l'absolu de ce qui dure, elle garde l'absolu de l'instant, de ce qui est puisque seul l'instant est. La longueur du temps est relative à l'observateur et à sa méthode de mesure. Faisant un aller-retour dans l'espace à une vitesse proche de celle de la lumière, nous retrouverions la terre vieillie de quelques siècles alors que nous n'aurions marqué que quelques heures sur l'horloge emportée avec nous. Les durées ne coïncident

pas. Il n'y a pas de Durée unique et absolue. Il n'y a pas de Temps absolu, garantie d'une possible convergence de nos durées particulières. En revanche, «l'instant, bien précisé, reste, dans la doctrine d'Einstein, un absolu »4. C'est un point de l'espace-temps, hic et nunc. L'être, remarque Bachelard, n'est pas ici et demain ou aujourd'hui et là-bas, mais ici maintenant, à cet instant. Il n'y a d'être que pour un observateur qui est en un point de l'espace-temps, à l'intersection de l'espace et du temps. Dans ce lieu et dans cet instant, il peut y avoir simultanéité précise. Mais la simultanéité ne peut exister pour des événements localisés en des points différents de l'espace. Précision et objectivité s'appliquent à l'instant, non à la durée. Considérons maintenant la question de la causalité physique. Lorsque nous nous proposons d'exposer une relation de cause à effet, nous isolons le phénomène cause (A) et le phénomène effet (B) que nous présentons comme successifs et discontinus, et nous négligeons la multiplicité de phénomènes intermédiaires entre A et B. Si nous voulons démontrer le lien de causalité, nous allons introduire un certain nombre de concepts, de définitions et de lois de sorte que la relation causale ne sera pas présentée comme un processus unifié et continu. Pour démontrer que la pierre est attirée par la terre, il faudra avoir recours aux concepts d'attraction, de champ d'attraction, de force par exemple. Est-ce à dire que c'est le langage qui nous contraint à présenter comme discontinu un processus qui se déroulerait de manière continue dans le temps ? Non, remarque Bachelard. L'impression de continuité résulte justement du fait que le physicien travaille sur des systèmes isolés, purifiés, clos temporellement dont il a supprimé ou négligé toutes les interférences et tous les détails qui n'interviennent pas dans le processus causal qu'il veut étudier. L'évolution de A à B cache une très grande complexité et une multiplicité de phénomènes et de modifications qui ne suscitent pas son intérêt. «Nous finissons par arracher les phénomènes complexes à leur temps particulier - temps toujours brouillé, toujours confus - pour les analyser dans un temps factice, un temps réglé, dans le temps de nos instruments... La

continuité que nous fabriquons ainsi est de toute évidence sans lien avec une continuité réelle ; elle a cependant tous les attributs d'une continuité réelle. Le philosophe doit méditer sur la facilité avec laquelle on substitue ainsi le temps des instruments au temps des phénomènes »5. Il n'existe pas de système isolé dans la nature et l'étude de certaines évolutions nécessite la prise en compte des interférences et des accidents. Les physiciens travaillant sur les systèmes chaotiques sont confrontés nécessairement au discontinu et à l'indétermination. Ces recherches qui connurent un important essor dans le dernier tiers du vingtième siècle n'eussent pas manqué d'intéresser Bachelard par la confirmation qu'elles apportaient à ses thèses. Le caractère discontinu des processus causais est par ailleurs flagrant lorsqu'il s'agit de microphénomènes. La microphysique détruit toute hypothèse d'une continuité des instants. La mécanique quantique décrit les phénomènes en termes de fréquences plutôt qu'en termes de durée. En combien de fois ? remplace En combien de temps ? et la causalité s'exprime en termes de probabilités, non de durée. L'intervalle entre deux instants est un intervalle de probabilités. «L'indéterminisme est une conséquence presque immédiate du caractère quantique des mesures. Rien ne nous permet de tendre une continuité temporelle pour analyser les passages discontinus»6 Ce n'est donc pas du côté de la science, ni de la science classique, ni de la microphysique, ni de la théorie de la relativité, que nous pourrions trouver des arguments en faveur de la thèse d'un temps continu. Il n'y a pas de durée "pure", substrat d'un temps phénoménal continu. Lorsque la science construit un temps continu, c'est par une exigence méthodologique, en vue d'expliquer et de comprendre certains phénomènes.

L'instant phénoménal ne dure pas. Le temps phénoménal est discontinu. Il n'est pas la manifestation ou l'expression d'un temps continu, d'une durée pure et absolue. Néanmoins, la durée a une réalité psychologique. Elle est une expérience psychologique. Elle est construite. La question est donc de savoir pourquoi et comment nous construisons la durée.

III - LA CONSTRUCTION DE LA DURÉE Comment construisons-nous la durée à partir d'instants sans durée ? L'expérience de la durée est-elle une illusion ? Oui et non. Oui dans la mesure où nous croyons que ce qui dure est ce qui coule de manière continue. Non, nous dit Bachelard, dans la mesure où cette croyance se fonde sur une expérience réelle : la perception de rythmes. Ce qui dure, c'est ce qui recommence. La notion temporelle fondamentale est la notion de rythme. Or, les rythmes sont des systèmes d'instants. Comment, à partir de la perception d'un rythme, peut se produire l'illusion d'un écoulement continu ? Pour percevoir un rythme, encore faut-il être en mesure de prendre conscience que quelque chose revient, de percevoir un recommencement. Il faut donc une mémoire. Le retour d'un motif rythmique que nous reconnaissons contribue à produire l'illusion d'un écoulement continu du temps, d'une durée. Mais s'il s'agit d'une condition nécessaire, elle n'est pas suffisante. La reconnaissance d'une figure rythmique ne produit l'illusion d'un flux continu que si elle s'accompagne d'une absence d'attention aux instants intermédiaires. Entre la première apparition d'un motif rythmique et ses différentes répétitions, se succèdent d'autres instants organisés eux- mêmes en d'autres figures rythmiques dont nous ne prenons pas conscience. Si nous pouvions être attentifs à tous les instants, si tous venaient à notre conscience, alors l'illusion de continuité se dissiperait. Il est intéressant de remarquer que la notion de rythme est centrale dans la conception bergsonienne de la durée, à l'intérieur d'un système de notions comparable à celui qu'élabore Bachelard, mais dont les contenus sont inversés. «... Du bergsonisme nous acceptons presque tout, sauf la continuité», notait Bachelard.

Pour Bergson, il faut que je m'installe dans la durée pure pour percevoir des rythmes. La durée est première ontologiquement. Pour Bachelard, ce sont les rythmes qui sont à l'origine de notre expérience de la durée. Chez Bergson, le rythme est conçu comme une qualité propre à une réalité substantielle, la durée. Pour Bachelard, le rythme tel qu'il nous est donné dans l'expérience est à l'origine de l'illusion de la durée. La perception des rythmes est donc constitutive de notre expérience de la durée, expérience psychologique réelle, aussi réelle que celle de n'importe quelle illusion perceptive, mais ontologiquement illusoire dans la mesure où le temps ne s'écoule pas de manière continue. Bergson introduit la notion de rythme à plusieurs reprises, de manière explicite, ou plus implicitement à travers la métaphore de la mélodie. La durée pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience lorsque notre moi se «laisse vivre», n'établit entre eux aucune séparation, ne les juxtapose pas sur une ligne temporelle homogène projetée sur l'espace. «La durée pure pourrait bien n'être qu'une succession de changements qualitatifs qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s'extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre: ce serait l'hétérogénéité pure »7. On trouve l'image de la mélodie ou de la phrase musicale dans deux exemples présents dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience. Si je veux me représenter les soixante oscillations d'un pendule battant la seconde pendant une minute, je peux, à chaque battement, conserver l'image sonore des battements précédents et me les représenter symboliquement comme des points sur une ligne. Je peux aussi les percevoir à la manière d'une mélodie, les images sonores se fondant les unes dans les autres. Je perçois alors l'organisation rythmique d'un ensemble de sons. Le second exemple concerne ma perception de la sonnerie de l'horloge. Attentif, je peux compter les coups. Distrait, je ne les perçois pas comme distincts. Mes sensations se fondent les unes dans les autres à la manière d'une phrase musicale et il me

faudra un effort d'attention rétrospective pour retrouver le nombre de coups entendus. On devra donc distinguer deux appréciations de la durée : la durée vraie faite de moments hétérogènes correspondant à une multiplicité qualitative d'états de conscience qui se fondent et s'interpénétrent et la durée homogène, représentation symbolique de la précédente dont les moments se succèdent, juxtaposés les uns aux autres, correspondant à une multiplicité numérique d'états de conscience distincts et bien définis. Un point se déplaçant sur une ligne éprouverait la succession, mais ne la percevrait pas comme une ligne. Pour cela, il faudrait qu'il s'élève au-dessus de la ligne. Ainsi, notre conscience réfléchie s'élève au-dessus du flux de nos états de conscience et les perçoit comme juxtaposés et séparés. La perception d'une durée homogène, d'un temps spatialisé, se prêtant mieux aux exigences de l'action, de la vie sociale et du langage, notre expérience de la durée est un mixte d'espace et de durée. Nous perdons ainsi de vue notre moi fondamental au profit d'une ombre du moi projetée dans l'espace homogène. La durée pure est hétérogénéité pure, continuité. Dans L'Évolution créatrice, Bergson utilise l'image de la symphonie pour décrire la continuité de notre vie psychologique. Nous sommes habituellement aveugles à l'incessante variation de chacun de nos états intérieurs et nous ne remarquons que les changements suffisamment importants pour retenir notre attention de sorte que nous percevons une discontinuité là où il y a continuité. «Mais la discontinuité de leurs apparitions - il s'agit des changements remarquables - se détache sur la continuité d'un fond où ils se dessinent et auquel ils doivent les intervalles mêmes qui les séparent : ce sont les coups de timbale qui éclatent de loin en loin dans la symphonie. Notre attention se fixe sur eux parce qu'ils l'intéressent davantage, mais chacun d'eux est porté par la masse fluide de notre existence psychologique tout entière »8. La discontinuité est dans nos actes d'attention. Notre vie psychique est un écoulement sans fin.

Pour Bachelard, inversement, notre manque d'attention nous fait percevoir un flux continu là où il y a discontinuité. Il produit illusion qui est à l'origine d'une substantialisation de la durée. Notre vie psychique est bien faite d'états hétérogènes et changeants, mais ils ne se fondent pas les uns les autres dans un écoulement continu sur lequel notre attention repérerait des changements remarquables. Ils se succèdent, séparés et contigus, organisés en figures rythmiques dont la répétition crée l'impression de continuité. C'est précisément par un effort d'attention qu'il est possible de se libérer de l'illusion pour retrouver la discontinuité essentielle de nos états intérieurs. L'idée de néant constitue un point essentiel d'opposition entre Bergson et Bachelard. Pour Bergson, les idées de néant et de vide sont des illusions. On ne peut ni concevoir ni imaginer le néant ou le vide. Ces idées naissent chaque fois que nous constatons qu'un objet n'est plus là où nous nous attendions à le trouver. Dire que sa place est vide, cela ne signifie pas qu'il n'y a rien. Il y a toujours autre chose, même si cela n'est pas conforme à notre attente. Il en va de même lorsqu'il s'agit de notre vie intérieure. Il n'y a pas de moment où le flux de la conscience s'interrompt. L'idée de vide naît lorsque la conscience reste attachée à un fait de conscience antérieur qui n'est plus présent ; mais en réalité un autre s'y est substitué. L'abolition est toujours une substitution. La philosophie bergsonienne est une philosophie du plein, remarque Bachelard et sa psychologie une psychologie de la plénitude. L'adjonction de l'idée de continuité à l'idée de succession est gratuite. Les phénomènes ne durent pas tous de la même manière car ils n'ont pas les mêmes rythmes. Notre pensée n'est pas une substance temporelle. La continuité n'existe pas au sein de notre vie psychique. Celle-ci est faite d'une multiplicité de "durées" correspondant à des rythmes différents : rythmes de notre vie intellectuelle, de notre vie affective, du travail que nous sommes en train d'effectuer, etc... Et chacune de ces "durées"

fourmille de lacunes. Entre les instants, il y a des intervalles, des vides, du néant. Une psychologie du temps nécessite que l'on s'intéresse aux conduites temporelles. Elles font apparaître la discontinuité du temps vécu et la discontinuité de notre vie psychique. Elles permettent en même temps de comprendre comment nous construisons la durée : non seulement nous pensons nos actions en termes de durée, mais nous ne pouvons les conduire de manière cohérente sans les inscrire dans une durée. On parle en général d'acte pour désigner une conduite temporelle brève, réservant le terme action à une conduite inscrite dans une durée relativement longue. Bachelard observe que la philosophie de Bergson est une philosophie de l'action comprise comme un déroulement continu, alors que celle de Gaston Roupnel, à laquelle il donne son adhésion, est une philosophie de l'acte, lequel est toujours instantané. Une action ne "dure" pas. Elle consiste en un rythme d'action et d'inaction, en une dialectique temporelle qui comporte des instants pleins et des instants vides, des actes et des hésitations, des reprises, des intervalles de paresse, une essentielle discontinuité. Une action est une succession d'actes qui s'inscrivent dans une succession d'instants discontinus. Dire que cette action dure, c'est refuser d'en percevoir et d'en analyser les détails correspondant à des instants séparés. Ce n'est pas, comme l'affirmait Bergson, la pensée rationnelle et le langage qui la découpent et la morcellent, détruisant ainsi la continuité du vécu, c'est, au contraire, la discontinuité du vécu qui oblige la pensée à retrouver les nombreux actes constitutifs de l'action. La durée d'une action est une construction opérée après-coup par la mémoire et la raison. Considérons une action volontaire et rationnelle à laquelle nous pouvons attribuer une certaine durée : le temps écoulé entre l'instant

de la décision et le but réalisé, la fin de l'action. Que ce temps soit mesurable en heures ou même en jours, ne signifie en rien que nous avons éprouvé une durée. L'impression de durée apparaîtra plus tard, lorsque l'action sera terminée ; alors, la mémoire nous permettra d'embrasser la totalité des instants qui composaient cette action. Ce que nous nommons durée est en réalité une succession d'instants. Il y a, en premier lieu, des instants remarquables, singuliers, l'instant de la décision, par exemple, ou celui du passage à l'acte, du geste de commencer. Le déroulement de l'action n'est pas continu. Il implique une multiplicité de décisions. Bachelard observe que, pour continuer une action, il faut toujours ajouter un acte à un autre ; il faut en quelque sorte, à chaque instant, décider de poursuivre l'action. Il faut, dit-il, des efforts et des raisons et, plus il y a d'efforts et de volonté, plus il y a de décisions et d'actes appropriés en vue de réaliser le but. C'est d'ailleurs cette intensité qui donnera, après coup, l'impression d'une continuité. Notons que le rythme des efforts peut être rompu par des instants d'hésitation, de défaillance de l'attention, des instants d'émotion, désir d'abandonner suite à l'échec d'une stratégie par exemple ou, au contraire, plaisir d'avancer vers le but. Un assez bon exemple serait celui de la partie d'échecs. Lorsque la partie est terminée, on dira qu'elle a duré trois heures. Mais, le temps vécu par les joueurs est hétérogène et discontinu. Chaque coup exige attention, mémoire, réflexion, choix d'une stratégie. La décision est plus ou moins rapide. Il y a des instants d'hésitation. Pour les joueurs, la partie, telle qu'ils la vivent, ne dure pas, elle est une série d'actes décisifs, de commencements. Entre ces actes essentiels, l'attention que le joueur accorde au jeu est faite d'instants discontinus : anticipation des prochains coups, rappel de souvenirs, comparaison de stratégies différentes, etc... Afin de montrer comment une action réfléchie se caractérise par une dynamique d'instants réfléchis, Bachelard propose une analyse de l'adresse, du "psychisme adroit". Le joueur de billard, par exemple, procède par petits gestes séparés et précis. Il équilibre des impulsions inverses, désir de faire partir le coup, peur de jouer un

coup trop fort ; il pèse des souvenirs contradictoires. La dialectique des raisons d'hésitation, des oui et des non, qui précèdent chaque acte décisif dont se compose le jeu, est une dialectique temporelle et le temps vécu est discontinu. Il faut négliger tous les détails pour percevoir une continuité dans une conduite raisonnée. Cette continuité n'existe que dans le schéma abstrait auquel l'action est réduite. Curieusement, la conception illusoire que nous élaborons après-coup de toute action raisonnée et réfléchie se trouve dénoncée par Bachelard comme par Bergson. Il s'agit, dans les deux cas, de dénoncer l'abstraction par laquelle on réduit une action à un ou deux instants singuliers autour desquels on construit une continuité inscrite dans un temps homogène. Mais la réalité occultée par cette illusion est différente. Pour Bergson, il s'agit de la durée vraie, vécue, hétérogène faite de moments qui se fondent et s'interpénétrent. Cette durée est projetée sur un temps spatialisé que la pensée découpe pour plaquer ensuite sur l'ensemble des parties un devenir abstrait. Ainsi peut-on délimiter une durée de l'action qui n'est rien d'autre qu'une image symbolique de sa durée vraie. Autrement dit, la pensée morcelle la continuité du vécu pour la reconstruire en l'homogénéisant. Pour Bachelard, l'illusion de la continuité masque le temps vécu discontinu, fait d'une succession d'instants séparés. La continuité n'est jamais vécue ; elle est toujours construite. Si la construction d'une continuité est possible là où il n'y a que du discontinu, c'est parce que nous avons une mémoire. La mémoire intervient à deux niveaux. Elle nous permet, lorsque l'action est terminée, d'embrasser la totalité des instants décisifs et de les ordonner dans le temps ; elle intervient au cours de l'action puisque, pour continuer l'action, il faut bien que reste présent dans le champ de la conscience ce qui a été effectué l'instant précédent ainsi que le but poursuivi. Sans mémoire, il n'y aurait que des instants conscients, séparés et sans relation entre eux de sorte qu'il serait impossible d'unifier le temps d'une action, de la conduire de manière cohérente et de la penser comme continue.

Mais si la mémoire est une condition nécessaire pour construire la durée d'une action, elle n'est qu'un instrument. Pour continuer une action, il faut une raison, le but poursuivi. Il faut des raisons pour toujours ajouter un acte nouveau à l'acte initial et à l'acte précédent. Il faut la raison qui exige ordre et cohérence dans les actes décisifs. Ainsi se construit une durée de l'action, par enchaînement ordonné d'un certain nombre d'actes. Mais de la dialectique temporelle complexe qui constitue une action, nous ne retiendrons que les instants décisifs, négligeant les instants de faible intensité, ceux où nous avons fait appel à des automatismes, ceux de distraction ou d'hésitation. Ainsi construirons-nous un écoulement continu, une durée là où il y a une dynamique temporelle rythmée par nos efforts, nos opérations intellectuelles, et nos états affectifs, là où il n'y a que des actes instantanés et un temps discontinu.

LA CONSCIENCE DU TEMPS LE TEMPS DE LA CONSCIENCE

I - UNE HORLOGE INTERNE ? Selon Bachelard, nous construisons la durée à partir d'instants discontinus. Ce que nous appelons "durée", ce sont des rythmes, des systèmes d'instants. Notre illusion d'une continuité se fonde d'une part sur notre manque d'attention à chaque instant, sur notre reconnaissance de figures rythmiques d'autre part. La chronobiologie a introduit en biologie une dimension temporelle. La rythmicité est une propriété de la matière vivante. Les rythmes biologiques jouent un rôle majeur dans le fonctionnement des organismes vivants rythmes circadiens d'une période équivalent théoriquement à vingt-quatre heures, rythmes ultradiens d'une fréquence plus rapide, donc d'une période inférieure à vingtquatre heures, rythmes infradiens d'une fréquence plus lente, donc d'une période supérieure à vingt-quatre heures. Bien qu'ils puissent être influencés par des facteurs environnementaux, ces rythmes sont programmés génétiquement et produits par des horloges biologiques. Chez les mammifères par exemple, l'horloge circadienne centrale est localisée dans l'hypothalamus et des horloges secondaires, présentes dans tous les organes, sont synchronisées sur l'horloge centrale. Généralement, ces rythmes demeurent inconscients sauf lorsque nous leur prêtons une attention particulière, lorsque nous contrôlons nos pulsations cardiaques ou nos mouvements respiratoires par exemple. Lors de ce type d'expérience, nous prenons conscience que nous sentons l'écoulement du temps. Pour percevoir cet écoulement du temps, nous pouvons aussi porter notre attention sur un instrument qui le mesure Imaginons par exemple que nous observons le déplacement des aiguilles qui

marquent les secondes sur le cadran de notre montre ou des points lumineux qui apparaissent et disparaissent à chaque seconde. Ou encore, imaginons que nous attendons le signal de départ de la course à laquelle nous participons tandis que l'arbitre, à haute voix, compte le nombre de secondes restantes. Nous sommes attentifs à l'écoulement du temps et nous évaluons correctement la durée dans la mesure où nous sommes guidés dans cette tâche par un instrument de mesure, montre ou chronomètre de l'arbitre. Nous pouvons aussi tenter la même expérience sans le support d'un tel instrument, en nous efforçant de compter mentalement les secondes. Nous percevons de la même manière l'écoulement du temps. La seule différence est que, dans ce cas, nous risquons de nous tromper dans notre estimation. Si je décide d'attendre dix secondes avant d'effectuer une action, déclencher un signal lumineux par exemple, et cela sans l'aide d'un chronomètre, je risque de faire une erreur de mesure. J'aurai néanmoins conscience de sentir l'écoulement du temps pendant une durée relativement brève. Quelles sont les bases neuronales de ce type d'expérience ? De nombreuses recherches ont aujourd'hui pour but de découvrir les structures cérébrales responsables de notre perception du temps. Existe-t-il une horloge interne à l'origine de cette dernière ? Les méthodes utilisées sont communes à toutes les expérimentations effectuées en neurobiologie : imagerie cérébrale, étude des symptômes associés à certaines lésions, utilisation de médicaments permettant de bloquer ou de restaurer la fonction d'une aire cérébrale. Ces recherches ont permis d'élaborer un modèle de cette horloge interne dit modèle du temps scalaire.9 Il permet de comprendre pourquoi et comment nous percevons les durées brèves et sommes en mesure de les estimer. Si l'on se propose de décrire de manière métaphorique cette horloge, on pourrait dire qu'elle est constituée d'une base de temps, d'un accumulateur et d'un interrupteur. Des impulsions seraient égrenées de façon continue et s'accumuleraient en quelque sorte comme des grains de sable dans un sablier. L'évaluation d'une

durée exigerait que l'interrupteur déclenche le stockage de ces impulsions et la quantité d'impulsions accumulées déterminerait la durée écoulée. Pour que l'évaluation soit correcte, il est donc nécessaire que le sujet soit suffisamment attentif à la succession des impulsions à partir du moment où il déclenche l'interrupteur de manière à ce que s'effectue le stockage. Les impulsions ne s'arrêtent jamais, mais si nous ne sommes pas attentifs, certaines passent inaperçues et notre évaluation du temps est incorrecte. On voit donc que notre perception du temps exige, outre les mécanismes de base : impulsions, accumulation et déclenchement de l'interrupteur, des mécanismes non spécifiques de l'horloge elle-même engageant des fonctions de mémoire et d'attention. Si ce modèle se trouve vérifié expérimentalement, il devrait apporter à la pensée de Bachelard un fondement légitime. Voyons de quelle manière. Considérons dans un premier temps les mécanismes spécifiques de l'horloge elle-même. Si des aires cérébrales particulières sont impliquées dans la production et l'accumulation des impulsions constitutives de la base de temps, des lésions affectant ces régions devraient être à l'origine de perturbations de la perception du temps chez les patients concernés. Il existe plusieurs expériences permettant de le vérifier. On demande, par exemple, à un sujet d'appuyer sur un bouton pendant une durée précise dite durée cible, une seconde par exemple, et de répéter plusieurs fois cette opération. On observe que le sujet commet de petites erreurs. La durée de l'opération est parfois un peu trop longue ou un peu trop courte. Mais, si l'on fait la moyenne des réponses, le résultat est proche de la seconde, voire égal à la seconde. D'autre part, la moyenne des petites erreurs est proportionnelle à la durée cible. Si les erreurs commises sont de l'ordre de cent millisecondes pour une durée cible de une seconde, elles seront de l'ordre de deux cents millisecondes pour une durée

cible de deux secondes. On appelle cette propriété : propriété de scalarilé. On considérera la scalarité comme le signe d'un bon fonctionnement de l'horloge interne et ses anomalies comme celui de son dysfonctionnement. Les structures associées à ce mécanisme de traitement des durées brèves semblent être localisées dans les noyaux gris centraux. En effet, les personnes atteintes de la maladie de Parkinson présentent des troubles de l'estimation temporelle en ce qui concerne les durées brèves et on observe que la propriété de scalarité disparaît. Or ces patients présentent un déficit en dopamine à l'origine de leurs troubles moteurs, la dopamine étant un neuromédiateur indispensable au fonctionnement des noyaux gris centraux. Des études consistant à utiliser des substances qui imitent ou bloquent les effets de la dopamine montrent qu'elle joue un rôle essentiel dans les mécanismes d'évaluation des durées. Les noyaux gris centraux seraient donc impliqués dans un mécanisme chronométrique servant de base à notre perception du temps. Cela ne signifie pas qu'ils possèdent les seules structures neuronales qui y sont engagées. Ils font vraisemblablement partie d'un réseau plus complexe à l'origine de cette base de temps. C'est ce que semblent confirmer les études utilisant l'imagerie cérébrale. Des études utilisant l'IRM fonctionnelle permettent de comparer les aires cérébrales activées lorsqu'on demande à un sujet d'évaluer la durée d'éclairement d'une diode aux aires activées lorsqu'il doit juger de son intensité. Dans le cas où le sujet estime l'intensité, les structures engagées sont celles qui sont engagées dans le traitement des stimuli visuels. Dans le cas où il évalue la durée, on observe une activité particulière des noyaux gris centraux ainsi que des aires motrices supplémentaires. Les mêmes aires entrent en activité lorsque le sujet doit estimer la durée de présentation d'un cercle coloré alors que ce sont les aires visuelles qui sont impliquées lorsqu'il est attentif à la couleur. Ces expériences montrent donc que les aires motrices supplémentaires ainsi que les noyaux gris centraux sont sollicités lorsque des mécanismes spécifiquement temporels sont mis en jeu.

Peut-on connaître les structures cérébrales qui sont engagées plus particulièrement dans le mécanisme d'accumulation, le "sablier cérébral" ? Pour cela, on peut enregistrer l'activité électrique cérébrale des sujets en même temps qu'on mesure leurs performances temporelles. Lorsqu'un sujet attend un stimulus devant se produire après un délai déterminé, l'enregistrement révèle une onde lente caractéristique, la CNV (variation contingente négative). Or, on a pu montrer que cette onde a une amplitude maximale quand elle est enregistrée au-dessus des aires motrices supplémentaires. De plus, pour une même durée à estimer, plus la CNV enregistrée audessus des aires motrices supplémentaires est ample, plus la durée estimée par le sujet est longue. On peut donc penser qu'il y a bien un mécanisme d'accumulation : plus il y a d'impulsions accumulées, plus la durée estimée est longue. Les connexions étroites existant entre les noyaux gris et les aires motrices supplémentaires permettent donc de supposer que les premiers produisent les impulsions de l'horloge pendant que les secondes accumulent ces impulsions, permettant ainsi l'estimation de la durée écoulée. Nous avons noté que la perception du temps nécessite également des mécanismes non spécifiques : attention, mise en mémoire des durées à estimer de manière à comparer la durée étudiée à une durée de référence. D'autres aires cérébrales sont donc engagées. Le cortex préfrontal joue un rôle essentiel dans l'estimation des durées brèves en raison de son implication dans le maintien de l'attention d'une part, dans le maintien de l'information dans la mémoire à court terme d'autre part. Le syndrome frontal, dû à des lésions préfrontales induit des troubles de l'évaluation des durées brèves et les patients échouent dans les tests qui exigent un niveau élevé d'attention. D'autres expériences montrent que si l'on demande à des patients de juger des intervalles courts (0,4 secondes) et des intervalles longs (4 secondes), ils n'échouent que

dans le second cas. On peut interpréter ce résultat par un déficit de mémoire à court terme : quand la durée est trop longue, une partie est "oubliée". De même, lorsque l'on demande à des patients présentant un syndrome frontal de comparer deux durées brèves présentées juste l'une après l'autre ou séparées par un délai de quatre secondes, le déficit d'évaluation se manifeste dans le second cas seulement. Comme précédemment, il semble légitime d'en conclure que l'intervalle est trop long et que la première durée est oubliée parce qu'elle ne peut être stockée dans la mémoire de travail. La perception du temps se trouve donc bien perturbée par des lésions du cortex préfrontal, lequel est engagé dans l'attention et la mémoire à court terme. Le réseau cérébral activé lors de la perception de durées brèves comprendrait donc plusieurs sous-réseaux engagés chacun dans une fonction particulière et intervenant le moment venu : les noyaux gris centraux seraient engagés dans le mécanisme d'impulsions constituant la base de temps. Les aires motrices supplémentaires assureraient le processus d'accumulation, le "sablier". Les régions frontales, peut-être associées à d'autres encore, seraient engagées dans les opérations d'attention et de mémoire. Les études précédentes ont pour objet notre perception du temps en relation avec notre capacité de percevoir et d'évaluer des durées brèves. Elles nous permettent donc, sinon de savoir précisément, du moins de mieux connaître le fondement neurobiologique de notre expérience du temps, de comprendre pourquoi et comment notre cerveau nous détermine à percevoir l'écoulement du temps. La base de temps, ce qui est à l'origine de notre perception du temps, ce sont des impulsions qui se succèdent sans interruption. On peut penser que ces impulsions parviennent à la conscience sous forme d'instants, que l'instant est l'expression ou la manifestation sur le plan psychique d'impulsions de nature neurobiologique. La discontinuité semble donc bien être au fondement de notre expérience de l'écoulement du temps. La

conscience de la cette discontinuité suppose l'attention, et cela de deux manières. Pour déclencher l'interrupteur tout d'abord, il faut être attentif à une première impulsion, à un premier instant ti. Ensuite, nous devons, à partir de cette impulsion initiale, être attentif à tous les autres instants, t2, t3...tri, jusqu'à celui qui met fin à une certaine durée, dix secondes, par exemple, durée que nous pensons avoir ainsi évaluée correctement en comparaison avec une durée de référence, une seconde par exemple. Cette évaluation exige que soient maintenus dans l'espace conscient le souvenir des impulsions précédentes ainsi que celui de la durée cible. Attention et mémoire sont donc à l'origine de notre sentiment de la durée, laquelle est construite sur la base d'une discontinuité des instants, d'instants sans durée. C'est la thèse de Bachelard. L'attention à tous les instants, chacun correspondant à une impulsion, nous conduit nécessairement à prendre conscience que la durée n'est rien d'autre que «poussière d'instants». Notre cerveau "égrène" des impulsions qui s'accumulent. Ce mécanisme se traduit sur le plan psychique par la perception d'instants organisés en figures rythmiques Supposons que nous nous devions mesurer une durée brève, une seconde, ou quatre secondes. Nous serons attentifs à un certain nombre d'impulsions instantanées que nous compterons : 1, 2, 3, 4... pour une seconde par exemple, puis nous répéterons l'opération quatre fois pour mesurer quatre secondes. Nous appellerons "durée" cette dynamique rythmique. L'absence d'attention à certains instants ne nous empêche pas de percevoir la durée, mais elle nous rend incapables de l'évaluer correctement. Cela explique sans doute notre estimation très relative des durées. Lors d'une action qui requiert toute notre attention, nous ne sommes pas attentifs à tous les instants, mais seulement à ceux qui sont déterminants pour parvenir au but ; cela nous conduit à sous-évaluer le temps : nous avons l'impression que le temps "passe" très vite. Inversement, le temps de l'ennui nous paraît long

parce qu'il est "vide". Il n'est rythmé par aucune action, seulement par l'attention portée à l'écoulement du temps. Notre manque d'attention à l'instant est vraisemblablement aussi à l'origine de notre perception de durées plus longues, voire de l'illusion d'un flux continu, d'une durée pure. Notre mémoire ne garde le souvenir que des instants qui ont retenu notre attention. Entre ces instants singuliers, nous traçons après-coup une ligne continue alors qu'il n'y a que d'autres instants, des points, une "poussière".

II - LA CONSCIENCE : “COURANT DE CONSCIENCE” OU PROCESSUS DISCRET ?

Nous percevons le monde extérieur, nous percevons nos états intérieurs et nous avons conscience d'être l'auteur de ces perceptions. Cette conscience du monde et de soi prend pour nous la forme d'un flux continu. Perceptions, souvenirs, images créées, concepts, idées, désirs, sentiments et autres contenus psychiques, pour autant qu'ils franchissent le seuil de la conscience, se succèdent, se séparent, se combinent, fusionnent, prenant la forme d'un écoulement perpétuel de sorte que la conscience nous paraît être un processus continu, un «courant de conscience», selon l'expression formulée par William James. Comment expliquer cette apparente continuité ? Remarquons que cette question est intrinsèquement liée à celle de la perception du temps. En effet, ou bien notre vie intérieure s'inscrit dans un écoulement temporel continu, dans une durée dont les moments se fondent et s'interpénétrent, ou bien elle s'inscrit dans un temps discontinu fait d'instants sans durée, organisés eux-mêmes en moments discontinus. On constate qu'à cette question, il existe deux catégories de réponses. Les unes sont de type substantialiste et spiritualiste, les autres sont de type phénoméniste. Quelle que soit le type de réponse, la continuité de notre vie psychique, telle que nous en faisons l'expérience, doit nécessairement être rapportée à une fonction psychique. La différence porte sur la nature de cette fonction. La solution substantialiste consiste à lui assigner un substratum de nature non matérielle dont elle serait une propriété essentielle, cette substantialisation pouvant se faire par le vide ou par le plein, comme l'a très justement observé Bachelard.

Un très bon exemple de substantialisation par le vide nous est fourni par le kantisme. Le temps est une forme subjective de la perception, la forme du sens interne, de l'intuition que nous avons de nousmêmes et de nos états intérieurs. Si ces derniers sont perçus dans le cadre d'une succession temporelle, comment expliquer qu'ils soient reliés entre eux et rapportés à un sujet, à notre moi, lequel est également perçu dans le temps comme possédant une durée propre ? Cette fonction est assurée par le moi transcendantal, lequel unifie sous le je pense le divers des représentations. Le moi que nous percevons dans le temps est le moi empirique, le moi phénoménal. Le moi transcendantal ne peut être connu ; il est seulement pensé. En ce sens on ne peut le qualifier légitimement de substance puisque ce serait prétendre connaître sa nature, ce qui est impossible puisque seul le moi empirique peut être objet d'une connaissance. Néanmoins, le moi transcendantal n'est pas seulement une fonction qui assure l'unité de la pensée dans le temps, il a bien une réalité substantielle en tant qu'il est un sujet pensant. Comme le temps, il est substantialisé «dans sa vacuité», selon l'expression de Bachelard. Pour celui-ci, le temps comme intuition pure, est une impossibilité. Kant use en effet d'une démonstration logique pour établir son a priori. Autrement dit, sont a priori, remarque Bachelard, n'apparaît qu'a posteriori, par une nécessité logique. La continuité du cours du temps n'est pas donnée a priori. Dans son être, le temps est discontinu. Alors que le kantisme substantialisé le temps dans sa vacuité, Bergson le substantialisé dans son contenu, «dans sa plénitude». Cette thèse est au centre de la critique bachelardienne. Lorsque nous observons notre vie intérieure, nous constatons qu'elle est faite d'une succession de contenus psychiques toujours changeants : sensations et perceptions, désirs, émotions et sentiments, idées et représentations de toutes sortes. Nous les désignons comme si chacun était séparé et distinct des autres. Or, remarque Bergson, le changement ne réside pas seulement dans le passage d'un état à un autre, mais aussi à l'intérieur de chaque

état qui ne cesse de varier pendant tout le temps où il est présent. Pourquoi ne percevons nous pas ces variations incessantes de chaque état psychologique ? Par manque d'attention. Nous ne percevons un changement que lorsqu'il est suffisamment important pour s'imposer à notre attention. Ainsi s'expliquerait une apparente discontinuité de notre vie psychologique. Chaque état «est porté par la masse fluide de notre existence psychologique tout entière. Chacun d'eux n'est que le point le mieux éclairé d'une zone mouvante qui comprend tout ce que nous sentons, pensons, voulons, tout ce que nous sommes enfin à un moment donné. C'est cette zone entière qui constitue, en réalité, notre état. Or, des états ainsi définis on peut dire qu'ils ne sont pas des éléments distincts. Ils se continuent les uns les autres en un écoulement sans fin »10 Pour Bergson, le changement ininterrompu de nos états intérieurs n'est donc pas discontinu. Il est un écoulement, un flux. Il dure. Son être c'est la durée. Il est constitutif de notre personnalité. En effet, la durée est une progression du passé vers le présent et l'avenir par laquelle le passé se conserve et s'amoncelle automatiquement de sorte que chaque état d'âme, «s'enfle continuellement de la durée qu'il ramasse ; il fait, pour ainsi dire, boule de neige avec lui-même »11. En chacun de nos états d'âme, tout notre passé survit et notre moi change et se construit sans cesse lui aussi à la manière d'une boule de neige. On est loin d'un moi formel et vide. Le moi gonfle de plus en plus à chaque instant, rempli d'un passé qui grossit automatiquement. C'est cette présence de la totalité du passé qui donne à chacun de nos états d'âme une même coloration malgré la permanence du changement. Et c'est ce moi fondamental que l'on rencontre lorsqu'on s'installe dans la durée pure. Plénitude de la durée et plénitude du moi sont liés substantiellement : la durée est l'être du devenir et elle est l'essence du moi. Nous percevons et nous pensons nos états intérieurs de la même manière que nous percevons et pensons le monde extérieur, nous dit encore Bergson. Inconscients de leur hétérogénéité et de

leur mobilité, nous prenons sur eux des vues stables. Notre perception et notre connaissance rationnelle sont réglées sur les exigences de l'action et excluent que nous nous intéressions au devenir infiniment varié des choses qui nous entourent et de notre propre vie intérieure. Dans la mesure où nous avons conscience des changements qui suscitent notre intérêt, des passages d'un état à un autre, nous nous représentons bien un devenir. Mais ce devenir général et indéterminé n'a rien à voir, nous dit Bergson, avec la durée. C'est une pure abstraction. Pour rendre compte de ce mécanisme, le philosophe a recours à une analogie avec la méthode cinématographique' L'artifice cinématographique consiste à reconstituer le mouvement à partir de prises de vue instantanées que l'on fait se succéder très rapidement les unes aux autres. De la même manière, nous prenons sur le monde et sur nous-mêmes des vues instantanées et par un effet semblable celui des images cinématographiques, nous reconstituons le mouvement et nous obtenons une sorte de film. La succession extrêmement rapide et la fusion de nos perceptions internes et externes produisent l'impression de continuité et de mouvement là où il n'y a que des perceptions instantanées et discontinues. Mais pour que l'impression de continuité soit possible, il faut plus qu'une succession rapide d'états de conscience. Pour que les images cinématographiques s'animent, il faut un appareil. De la même manière, il faut qu'au fond de notre appareil de connaissance existe un moyen de produire le mouvement. Il consiste à placer dans l'appareil le mouvement en général, un devenir abstrait susceptible de recomposer le devenir intérieur des choses que notre perception et notre intellection ont préalablement décomposé. Qu'il s'agisse de penser le devenir, de l'exprimer ou de le percevoir, «nous ne faisons guère autre chose qu'actionner une espèce de cinématographe intérieur.... Le mécanisme de notre connaissance usuelle est de nature cinématographique »13

Que des images séparées et successives puissent être enchaînées de telle manière qu'elles produisent l'illusion du mouvement, cela était connu avant l'invention du cinématographe. Le phénakistiscope imaginé par Plateau en 1832 est un appareil qui donne l'illusion du mouvement au moyen de la persistance des sensations optiques pendant un court moment. Reposant sur le même principe, le zootrope inventé par Homer en 1833 montre les différentes phases du mouvement chez les êtres animés. C'est à cette image qu'a recours William James. Il remarque que, pour le sujet conscient, la conscience paraît toujours continue. Si ses contenus changent en permanence, le passage de l'un à l'autre s'effectue sans rupture de sorte que nous percevons notre pensée comme un flux, un «courant de conscience». Néanmoins William James pose la question : se pourrait-il que, en réalité, la conscience soit discontinue et ne se présente sous l'aspect d'un flux continu que sous l'effet d'une illusion à la manière d'un zootrope ? L'idée d'une discontinuité de la perception et plus largement de la conscience et l'hypothèse de l'existence d'un mécanisme cognitif susceptible de produire une impression de continuité précède de possibles références métaphoriques au cinématographe et à ses ancêtres que furent le phénakistiscope ou le zootrope puisque nous la trouvons formulée très clairement chez Hume dès le dix-huitième siècle. Mais la thèse humienne s'insère dans le cadre d'une doctrine empirique de type phénoméniste. Pour comprendre le passage d'un processus discret à l'impression ou à l'illusion d'un flux continu de conscience, les doctrines substantialistes présupposent que la fonction psychique en charge de ce mécanisme doit être assignée à une substance de nature spirituelle, moi transcendantal ou moi fondamental. Le moi transcendantal n'est pas dans le temps puisqu'il n'est pas objet d'expérience, mais il est au fondement de l'unité de la conscience dont les contenus sont perçus dans le temps. Le substantialisme bergsonien est plus complexe. La durée pure est l'essence du moi fondamental et de toute réalité. Mais perception et connaissance

rationnelle décomposent les processus conscients en états stables et discontinus avant de les recomposer artificiellement grâce à une sorte de mécanisme cinématographique. Les doctrines phénoménistes rejettent le présupposé selon lequel il existerait une réalité substantielle distincte des phénomènes perçus dont la fonction serait de les relier et de les unifier. Pour Hume, il n'y a de substances ni matérielles ni spirituelles. Lorsque nous observons ce que nous appelons notre moi, nous ne trouvons pas autre chose que des perceptions particulières et des pensées qui se succèdent avec une très grande rapidité. «Il n'est pas un seul des pouvoirs de l'âme qui reste inaltérablement le même, ne serait-ce qu'un instant... Ce ne sont que les perceptions successives qui constituent l'esprit »14 Pourquoi Imaginons-nous un substratum sous-tendant toutes ces perceptions? Cette illusion a pour origine la mémoire que nous avons de nos états passés. Nous constatons une certaine ressemblance entre une impression ou une idée présente et une autre ressentie ou élaborée jadis et, pour expliquer ces ressemblances, nous supposons une réalité continue que nous appelons notre moi. Pour Hume, la substantialisation du temps est tout aussi illusoire. Le temps est composé de moments indivisibles. C'est à partir de la succession des impressions et des idées que nous formons l'idée de temps. Mais il est impossible que le temps apparaisse seul à l'esprit, que celui-ci le perçoive isolément. Le temps apparaît toujours associé à une succession d'objets changeants et il ne peut être conçu sans que nous concevions une telle succession. «... Les moments indivisibles du temps doivent être emplis par quelque objet réel ou quelque existence réelle dont la succession forme la durée et la rend concevable par l'esprit 15». La thèse bachelardienne s'inscrit dans cette tradition phénoméniste. Bergson pose la continuité de la pensée. Pour Bachelard, la donnée première est la discontinuité. L'adjonction de l'idée de continuité à

l'idée de succession intervient après coup. L'âme ne continue pas de penser. Pour reprendre une métaphore du chapitre précédent, on pourrait dire que le sablier neuropsychique égrène les instants successifs, mais tous ne viennent pas à la conscience. Il y a des vides, des "hésitations". «Notre hésitation temporelle est ontologique »16. Le néant est en nous-même. D'où vient l'illusion d'un courant continu de conscience ? Dans La Dialectique de la durée, Bachelard a lui aussi recours à une analogie avec un ancêtre du cinématographe, le stroboscope. Il s'agit d'un appareil rotatif donnant l'illusion du mouvement par une suite d'images. Le philosophe utilise d'abord cette image dans le cadre d'une réflexion sur la manière dont la connaissance rationnelle conçoit la causalité. Nos instruments d'observation et d'expérimentation nous permettent de centrer notre attention sur les phénomènes A et B considérés comme cause et effet et de les isoler. Dans la mesure où nous négligeons les phénomènes intermédiaires complexes, qui interviennent entre A et B dans l'évolution du système et sont considérés comme des détails dénués d'intérêt pour l'étude envisagée, nous arrachons les phénomènes à leur rythme temporel propre pour les emprisonner dans le temps de nos instruments. Ainsi la continuité que nous fabriquons entre A et B est sans rapport avec le temps discontinu des phénomènes. Par une sorte de stroboscopie, nous isolons des instants particuliers dans une rythmique complexe et nous construisons une évolution continue par un pur artifice. Il en va de même, selon Bachelard pour notre connaissance usuelle. «Si l'on remarque enfin que, par certains côtés, nos sens sont des appareils à stroboscoper plus ou moins bien réglés, on pourra plus facilement mettre la connaissance de la durée au compte d'une construction. Notre connaissance usuelle des phénomènes temporels est produite par une stroboscopie inconsciente et paresseuse »17. Le rythme des images perceptives produit à la fois l'illusion de la continuité de la conscience et celle de la durée des phénomènes. Alors que pour Bergson, la construction

de l'illusion perceptive de continuité est une manière de rejoindre la continuité de la durée de la conscience, pour Bachelard, il s'agit du mécanisme de la perception elle-même. Il n'y a pas de continuité de la conscience. La conscience n'est pas plus continue que le mouvement construit dans un film par le rythme des images instantanées. La conscience : "courant" continu ou succession de plans fixes instantanés enchaînés de telle manière que se produise l'illusion d'un mouvement ? Existe-t-il, dans le domaine des neurosciences, des recherches qui nous permettent, sinon de trancher le débat, du moins de privilégier l'un de ces deux modèles ? S'appuyant à la fois sur son expérience clinique et sur divers travaux effectués en neurosciences, Oliver Sacks, dans un article publié dans la revue La Recherche en Avril 200418, rappelle les données du problème: Le temps vécu est-il continu? Ou bien est-il une suite de moments discrets ? La fusion de nos perceptions internes et externes crée-elle une impression de mouvement et de continuité à partir de perceptions discontinues et instantanées ? À la fin des années soixante, Sacks décrit un trouble neurologique pour lequel on ne possède à cette époque aucun élément d'explication. Ce trouble survient lors d'accès de migraine. Le patient perd le sens de la continuité visuelle et voit une série de "plans" clignotants. Parfois ces images se succèdent sans se superposer, mais, le plus souvent, elles sont un peu estompées et ont tendance à persister suffisamment pour qu'un plan reste visible quand le suivant est aperçu. La fréquence des clignotements est de six à douze images par seconde. Sacks nomme "vision cinématique" ce phénomène car ses patients le comparent à un film qui défilerait très lentement de sorte que la continuité des images ne pourrait être perçue. Des formes d'épilepsie ou encore des intoxications consécutives à la consommation de certaines substances hallucinogènes peuvent produire des effets comparables. Se pourrait-il que la perception visuelle soit faite de

clichés instantanés qui fusionneraient de manière à créer une impression de continuité, ce mécanisme de fusion n'opérant pas dans les cas précédents ? L'auteur remarque que des discontinuités perceptuelles peuvent apparaître dans des conditions normales de perception. C'est le cas lorsqu'on regarde des objets rotatifs animés d'un mouvement régulier, des roues ou un ventilateur équipé d'une hélice par exemple. Les pales du ventilateur peuvent sembler tourner en sens inverse pendant quelques secondes ou s'immobiliser. Dans les films, les roues d'une diligence semblent parfois tourner à l'envers ou demeurer presque sans mouvement. Cette illusion dite de la "roue de wagon" indique que la cadence des prises de vue et la vitesse de rotation des roues ne sont pas synchrones. Lorsque nous voyons s'immobiliser une roue ou tout autre objet animé d'un mouvement rotatif régulier, se pourrait-il que le mouvement de ces objets et nos propres mécanismes perceptuels, notre propre cadence de prises de vues, à l'instar de la caméra, ne soient pas synchrones ? Rappelons qu'en physique, le terme stroboscope est utilisé pour désigner un instrument destiné à faire apparaître immobiles ou animés d'un mouvement lent des objets animés d'un mouvement périodique rapide. Cet usage du mot est relativement récent puisqu'il apparaît dans les dictionnaires en 1964. C'est donc dans son sens plus ancien que l'employait Bachelard. Néanmoins, les exemples précédents justifient la même analogie. En nous faisant apparaître immobile une roue ou une hélice qui tournent rapidement, notre appareil perceptif fonctionne à la manière d'un stroboscope. Partant d'une étude sur ces perceptions illusoires, Dale Pirves et ses collaborateurs de la Duke University ont montré que le système visuel traite les informations qu'il reçoit en épisodes séquentiels à la vitesse de 3 à 20 épisodes/seconde, ces séquences d'images étant perçues normalement comme un flux continu. L'illusion de mouvement produite par les images cinématographiques se fonde sur notre propre mécanisme perceptif qui fonctionne à la

manière d'une caméra, découpant la réalité en plans stables et le temps en moments discrets, pour les rassembler ensuite dans un écoulement continu. Selon Purves, cette décomposition des images perçues en moments successifs permet au cerveau de détecter et d'enregistrer le mouvement en notant les positions des objets dans les plans successifs et en déduisant la direction et la vitesse de leur déplacement. Cependant, la perception du mouvement ou de l'immobilité d'un objet ne peut être réduite à un mécanisme d'enregistrement et de calcul. Il s'agit d'un processus conscient. Dans un article de la revue Nature Neuroscience paru en février 2003 intitulé Une architecture pour la conscience, Francis Crick et Christof Kock traitent des corrélats neuronaux de la perception du mouvement, de la construction de la continuité visuelle et, par extension, de la continuité apparente de la conscience. Selon eux, la conscience visuelle repose sur la perception d'une série d'instantanés statiques, de moments perceptifs discrets. Ces instantanés, par exemple les instantanés de forme et de couleur, ne coïncident pas nécessairement temporellement. Ils peuvent avoir une durée variable. Comment s'assemblent-ils pour créer une continuité et comment deviennent-ils conscients ? Pour F.Crick et C.Kock, la conscience serait un phénomène de seuil. La prise de conscience d'un percept visuel met en jeu, en une fraction de seconde, des coalitions de neurones et des coalitions de coalitions, mettant elles-mêmes en jeu des milliards de cellules appartenant à des aires cérébrales différentes. L'activité d'une coalition ou d'une coalition de coalitions, doit non seulement franchir un certain seuil d'intensité, mais perdurer un certain temps, une centaine de millisecondes, pour devenir consciente. Or, cette activité, que l'on peut nommer "moment perceptuel", persisterait plus longtemps que le stimulus et l'impression de continuité résulterait du chevauchement continuel de moments perceptifs successifs. Les clignotements précédemment évoqués résulteraient

d'un dérèglement de ce mécanisme. La décomposition de la vision à des fins expérimentales ou induite par des troubles neurologiques peut faire apparaître ses éléments constitutifs, montrant que la conscience visuelle est bien composée de moments discrets. Jean-Pierre Changeux admet l'idée que notre perception du monde extérieur repose sur un mécanisme de découpage en "plans" correspondant à des moments discrets, la question étant, pour lui aussi, de savoir pourquoi nous nous percevons une continuité et non des "tranches de temps" et comment cette perception accède à la conscience. Selon lui, notre système visuel met en œuvre des capteurs qui découpent le monde extérieur en prises de vues, par exemple avec le mouvement des yeux. Il lui semble d'autre part plausible que les circuits neuronaux de traitement des signaux par le système visuel possèdent des constantes de temps qui "discrétisent" les processus. Comment s'effectue la re-synthèse ? Comment se construit un monde extérieur stable et continu ? Le modèle proposé par J.P.Changeux et son équipe diffère de celui de Crick et Koch. Ils considèrent que, dans notre cerveau, les neurones s'organisent en deux espaces computationnels distincts. Le premier consisterait en processeurs autonomes et non conscients, spécialisés par exemple dans la vision, l'audition, la mémoire à long terme. Le second serait un espace de travail global conscient constitué à l'échelle du cerveau par un ensemble de connexions réciproques à longue distance entre neurones du cortex cérébral. Lorsqu'une représentation envahit l'espace de travail, elle devient consciente, cela se faisant de manière abrupte, suivant un mode "tout ou rien". Il est en effet possible de distinguer par résonance magnétique fonctionnelle les territoires du cortex cérébral mobilisés par le traitement conscient ou inconscient d'un stimulus visuel par exemple. Quand le traitement est non conscient, seules quelques aires, essentiellement postérieures "s'allument". Quand il y a accès à l'espace conscient, les territoires corticaux impliqués sont plus vastes et incluent en priorité le cortex frontal. La "resynthèse" des

plans à l'origine de la continuité de la perception pourrait s'expliquer par un processus de compétition et de sélection entre les représentations à l'intérieur de l'espace conscient résultant d'une interaction dynamique entre des ensembles dispersés et transitoires de neurones sur des temps très courts, la construction d'un flux continu nécessitant, pour chaque moment perceptif, le maintien dans l'espace conscient du plan précédent. La perception met en jeu à la fois une conscience directe, la conscience de l'objet perçu, et une conscience réfléchie, la conscience de percevoir l'objet. F.Crick et C. Kock considèrent que l'étude de la conscience visuelle constitue un point de départ idéal pour l'étude des bases neuronales des formes supérieures de la conscience. Comment passe-t-on, en effet, de la continuité de la perception visuelle, du film que produit notre système neuroperceptif à la conscience d'être le metteur en scène et le propriétaire de ce film, de la conscience du monde perçu à la conscience de soi comme sujet percevant ? La continuité de la conscience de soi estelle de la même manière construite à partir d'instantanés ? Résultet-elle d'une juxtaposition et d'une fusion d'états de conscience instantanés ? Et de quelle manière s'effectuerait ce mécanisme ? Cette question sera abordée un peu plus tard, dans le chapitre consacré à la question de la conscience de soi. Pour conclure l'analyse précédente, retenons que les données actuelles des neurosciences semblent montrer qu'il convient de renoncer à l'idée d'un courant continu de conscience qui serait l'essence de notre vie psychique, de notre "pensée" au sens large et cartésien du terme. A l'origine de celle-ci, il y aurait une succession de moments discrets, de plans instantanés. La construction de la continuité reposerait en fin de compte sur un certain rythme de succession des plans fixes, de la même manière que le film découle du rythme des images cinématographiques. Le dérèglement du rythme que l'on observe dans certaines pathologies ou simplement dans certaines illusions perceptives confirmerait cette hypothèse. C'est bien le modèle que proposait Bachelard : nos sens

construisent la durée à partir d'une organisation rythmique de moments discrets par un mécanisme comparable à la stroboscopie.

III - DE

QUOI SE SOUVIENT-ON ?

Il n'y a pas de conscience de la durée sans mémoire. Il existe plusieurs mécanismes ou fonctions de mémoire. La conscience des durées relativement courtes, le temps que je consacre par exemple à rédiger un courrier, met en jeu une mémoire à court terme que l'on nomme mémoire transitoire ou mémoire de travail. Elle nous permet de maintenir dans l'espace conscient les éléments nécessaires à la tâche que nous sommes en train d'accomplir, le souvenir de ce qui a été fait à l'instant précédent ainsi que certains souvenirs stockés dans la mémoire à long terme, utiles à la tâche entreprise. En l'absence de cette fonction de mémoire, il serait impossible de poursuivre une quelconque action puisque nous oublierions au fur et à mesure ce que nous sommes en train de faire. Le maintien, à chaque instant, dans l'espace conscient, des représentations précédentes, nous donne l'impression d'une continuité temporelle, d'une durée de notre action. La mémoire à long terme n'est pas réductible à une seule fonction et ses contenus sont de deux sortes. Ceux de la mémoire procédurale sont accessibles de manière automatique et n'exigent pas une attention consciente. Nous "savons" conduire, nager, jouer du piano ou accomplir certains gestes professionnels appris dans un passé ancien. D'autres contenus de la mémoire à long terme sont accessibles de manière consciente et sont exprimés par le langage. C'est pourquoi on parle de mémoire déclarative. Il en existe deux formes : la mémoire sémantique contient des connaissances générales et des connaissances acquises tout au long de la vie ; la mémoire autobiographique ou épisodique contient les souvenirs d'épisodes de notre histoire personnelle. La conscience que nous avons des durées longues, exige ces deux formes de mémoire à long terme. Nous savons que du temps s'est écoulé entre le moment où nous avons acquis

certaines connaissances et le moment présent où nous les utilisons. Nous sommes capables de retrouver le souvenir de moments vécus dans un passé lointain et nous avons conscience du temps écoulé jusqu'au moment présent. La distinction bergsonienne entre souvenir-image et souvenirhabitude, entre mémoire spontanée et habitude éclairée par la mémoire, recoupe partiellement celle que l'on utilise aujourd'hui pour caractériser les différentes fonctions de mémoire. Le souvenir de la leçon apprise par cœur possède tous les caractères d'une habitude. Il s'agit d'un automatisme acquis par décomposition et recomposition de l'action et par répétition d'un même effort. Le souvenir de chacune des phases de l'apprentissage dans un contexte particulier est l'image d'un événement singulier de mon histoire. Le souvenir habitude est une action qui fait partie de mon présent. Il est sans date. Le passé est "joué" ou plutôt "rejoué", répété mécaniquement dans un but prospectif. Au contraire, le souvenir-image est une représentation du passé désintéressée du présent et de l'avenir. Il est daté et situé par rapport au présent. Entre ces deux fonctions psychiques, la seconde seule est rétrospective et mérite légitimement le nom de mémoire. Bergson la qualifie de mémoire par excellence, de mémoire vraie. L'autre joue notre expérience passée sans en évoquer l'image. Le spiritualisme bergsonien établit entre ces deux fonctions de mémoire une différence de nature. Dans la mesure où elles se prêtent mutuellement appui, elles sont, dans l'expérience, étroitement imbriquées l'une dans l'autre de sorte que cette différence de nature ne nous apparaît pas. La totalité des souvenirs accumulés dans la mémoire ne sont pas des images mais des souvenirs purs. Le souvenir-image est une matérialisation du souvenir pur ; il participe à la fois de la mémoire pure et de la perception. L'image du cône, utilisée par Bergson, illustre le mécanisme par lequel s'effectue cette matérialisation. Représentons par le cône SAB la totalité des souvenirs accumulés dans la mémoire. La base AB demeure immobile alors que le sommet S qui

figure mon présent, avance sans cesse tout en touchant sans cesse le plan mobile P qui figure ma représentation actuelle de l'univers. Chaque section du cône contient la totalité de mon passé sous une forme plus ou moins contractée : en AB, tous les souvenirs sont présents dans leurs moindres détails ; en S, la totalité du passé est bien là, mais sous la forme la plus utile pour l'action présente, c'està-dire avec un maximum de concentration. Il arrive que soit utile un souvenir sous une forme relativement bien détaillée. Alors, le souvenir devra descendre «des hauteurs de la mémoire pure», sous une forme plus ou moins contractée, s'incarner dans une image pour apparaître à la conscience suivant les besoins de l'action présente. La rêverie, désintéressée du présent et de l'action, permet la matérialisation sous forme d'images de souvenirs purs trouvant leur place dans des sections du cône très éloignées de S. Ce cône dont le sommet avance continuellement figure à la fois l'esprit qui est mémoire et le moi fondamental qui n'est rien d'autre qu'une immense mémoire toujours plus gonflée de souvenirs. Tout le passé se conserve donc sous forme virtuelle. Il peut être rejoué mécaniquement dans l'habitude, ce qui correspond à un degré maximum de contraction. Il peut être rendu présent dans l'image souvenir sous une forme plus ou moins contractée. C'est donc le degré de contraction du souvenir qui distingue souvenirhabitude et souvenir-image. Mais, d'un point de vue ontologique, il existe une différence de nature entre mémoire pure et habitude. Alors que, pour Bergson, l'esprit est mémoire parce qu'il a pour essence la durée, Bachelard, à l'inverse considère la durée comme une construction dont la réalisation nécessite une faculté de mémoire. De quoi se souvient-on ? Pour Bachelard, il n'y a de souvenir que de l'instant, que dans l'instant, et c'est après coup que se construit la sensation d'une succession continue et ordonnée des souvenirs dans le temps. Ces quelques lignes tirées de L'Intuition de l'instant

peuvent résumer la thèse de Bachelard : «On se souvient d'avoir été, on ne se souvient pas d'avoir duré... La mémoire, gardienne du temps, ne garde que l'instant ; elle ne conserve rien, absolument rien, de notre sensation compliquée et factice qu'est la durée. »19 On peut décider de se souvenir. Il y a une mémoire volontaire qui est celle de l'action différée, de l'engagement ou de la promesse. De quoi se souviendra-ton lorsque viendra le moment d'agir ? De l'instant de la décision et du contenu de celle-ci, certainement pas de l'ensemble des actes et des événements qui ont pris place avant et après notre engagement à agir. La raison construit le temps autour d'un événement qui sera retrouvé dans un passé disparu et rappelé le moment venu. L'intervalle entre les deux instants pourra ne faire l'objet d'aucun souvenir. Ce sera sans importance et même positif dans la mesure où un trop grand nombre de souvenirs inopportuns pourrait mettre en échec la volonté de mémoire. On saura que du temps s'est écoulé, on ne se souviendra pas d"'avoirduré". Les souvenirs autobiographiques, stockés dans la mémoire dite épisodique, ne sont pas fixés volontairement. Un événement se fixe pour des raisons d'ordre émotionnel et affectif ; cela dépend de notre degré d'attention, de notre attente. Lorsqu'un événement est la cause d'un bouleversement émotionnel important, il entraîne la fixation dans la mémoire de faits ou d'images annexes, liés au contexte, et qui n'auraient pas été retenus dans d'autres circonstances. On se souviendra, par exemple, du coucher de soleil que l'on regardait à travers la fenêtre lorsque l'on a appris la mort d'une personne aimée et chacun se souvient, s'il a vécu ces événements, de ce qu'il était en train de faire lorsqu'il a appris l'assassinat du président Kennedy, l'entrée des chars soviétiques à Prague ou les attentats du 11 septembre 2001. Tous ces souvenirs, remarque Bachelard, ne sont pas déposés dans la mémoire le long d'une durée. Ils sont ordonnés dans un système artificiel de repères d'ordre rationnel ou social (procédés mnémotechniques, calendriers, faits historiques

remarquables) qui nous permet de les dater les uns par rapport aux autres et de leur donner sens. La réflexion reconstruit autour d'eux le temps disparu, les replace dans une sorte d'ondulation de temps pleins et de temps vides qui nous donne l'impression de durée. Mais en réalité, la mémoire ne garde que des instants ou plutôt, des petits groupes d'instants organisés. Cela nous est confirmé si nous voulons bien observer ce qui se passe lorsque nous nous proposons de raconter notre histoire. Nous nous apercevons que nous n'avons pas gardé le souvenir d'un flux continu d'actes et de vécus, mais d'événements qui nous ont marqués à des instants décisifs et singuliers et que notre mémoire a de la peine à restituer dans l'ordre temporel sans recours à d'autres repères ou moyens de les ordonner. Si nous prétendons donner à tout cela une continuité, ce n'est pas parce que ce caractère de continuité serait objet de souvenir, c'est par une démarche rationnelle, c'est, remarque Bachelard, "par des raisons et non par la durée". De l'écoulement du temps, nous ne gardons pas trace. Un grand nombre de souvenirs fixés volontairement concernent la mémoire sémantique, celle qui contient l'ensemble des connaissances générales accumulées tout au long de la vie. Nous pourrions dire d'une certaine manière que ces souvenirs s'inscrivent dans une durée puisqu'ils restent disponibles pendant un temps très long, voire pendant toute notre vie. Mais là encore, la durée est construite plutôt que vécue. Elle ne concerne ni le contenu du souvenir qui fait partie du présent, qui est sans date et d'une certaine manière atemporel, ni le contexte dans lequel il s'est fixé, qui est en général oublié ou fait l'objet d'un souvenir réduit à quelques images, sortes de clichés instantanés saisis dans une succession de perceptions et d'événements dont nous n'avons aucun souvenir. Nous revoyons par exemple quelques objets de la salle de classe où nous avons appris certaines règles de grammaire, ou la silhouette du maître qui nous les enseignait ; nous revoyons quelques fleurs du jardin lors de cet après-midi ensoleillé où nous apprenions tel ou tel poème que nous sommes encore aujourd'hui capables de réciter.

La même remarque peut être faite à propos de la mémoire procédurale. Un savoir-faire n'a de réalité que dans l'instant présent. Actualisé, il n'est pas rapporté au passé. D'où vient, cependant, que nous attribuons à ces souvenirs une durée ? Nous trouvons la réponse de Bachelard dans l'analyse qu'il propose de l'habitude. D'une certaine manière, l'habitude est pour lui constitutive de la mémoire. Il n'y a pas de différence de nature entre souvenir-habitude et souvenir-image. Tout souvenir est habitude. «... L'être est un lieu de résonance pour le rythme des instants et, comme tel, on pourrait dire qu'il a un passé comme on dit qu'un écho a une voix. Mais ce passé n'est qu'une habitude présente... En nous le passé, c'est une voix qui a trouvé un écho »20. Tout souvenir est un écho. Comme un écho, le passé résonne dans le présent et ce qui résonne, c'est un certain rythme des instants. Notre être tout entier peut être comparé à une symphonie comportant un grand nombre de figures rythmiques qui ne résonnent pas de la même manière, dont la reprise s'effectue à des fréquences différentes. De nouveaux rythmes peuvent apparaître tandis que d'autres peuvent s'éteindre. Un sentiment durable est une figure rythmique qui se répète. «Un rythme qui continue inchangé est un présent qui a une durée ; ce présent qui dure est fait de multiples instants qui, à un point de vue particulier, sont assurés d'une parfaite monotonie. C'est avec de telles monotonies que sont faits les sentiments durables qui déterminent l'individualité d'une âme particulière... Une âme aimante expérimente vraiment la solidarité des instants répétés avec régularité »21. Imaginons que l'objet de cet amour disparaisse. «À qui continue d'aimer, un amour défunt est à la fois présent et passé ; il est présent pour le cœur fidèle, il est passé pour le cœur malheureux »22. La présence sous forme de souvenir de cet amour défunt est l'écho d'un système d'instants, d'une figure rythmique dont la reprise s'effectuera peut-être avec une fréquence de plus en plus

lente. Peut-être ce rythme s'éteindra-t-il un jour. De cet amour défunt, on dira qu'il est tombé dans l'oubli. Alors que les souvenirs-images rappelés par la mémoire épisodique sont composés de figures rythmiques rarement reprises, les souvenirs-habitudes correspondent à des figures rythmiques reprises à une fréquence soutenue. L'habitude «est un jeu qui continue, une phrase musicale qui doit reprendre parce qu'elle fait partie d'une symphonie où elle joue un rôle »23. On pourrait dire que pour Bachelard, la mémoire est essentiellement musicale ou mélodique. Le souvenir est par essence, reprise d'une figure rythmique composée d'un système d'instants. Pour les partisans du temps continu, l'habitude tient sa stabilité de la répétition. C'est la répétition du même qui lui confère une continuité et l'inscrit dans la durée. Il n'en est pas ainsi pour les partisans du temps discontinu. Pour eux, tout instant est nouveau. L'habitude ne peut donc être répétition du même. Elle est re-prise, recommencement, et chaque reprise contient de la nouveauté. Une disposition physique ou mentale qui constitue une habitude est toujours restituée en s'adaptant à la nouveauté de l'instant. C'est un mélange de routine et de nouveauté. C'est pourquoi un savoir-faire, par exemple, inclut toujours changement et progrès. Un artisan, un pianiste, inventent et progressent toujours en même temps qu'ils reprennent un savoir-faire. «Une habitude particulière est un rythme soutenu, où tous les actes se répètent en égalisant assez exactement leur valeur de nouveauté, mais sans jamais perdre ce caractère dominant d'être une nouveauté »24. Cette part de nouveauté peut échapper à la conscience par une sorte de dilution dans la routine, dans l'automatisme et l'habitude est souvent considérée comme répétition alors qu'elle est recommencement. Notre perception de la durée n'est pas fondée sur la conscience d'un retour du même, mais sur la conscience d'une dynamique temporelle faite d"'instants féconds", de reprises où la routine rend possible la nouveauté et où la nouveauté réinvente la routine.

Se souvenir, ce n'est donc en aucun cas restituer le passé, c'est le recréer. Le passé ne dure pas sous forme de souvenir. Il est une voix dont l'écho est toujours nouveau, toujours réinventé. Nous savons aujourd'hui que la mémoire n'est pas un espace de stockage - le dernier avatar de cette métaphore spatiale consistant en la comparaison avec un ordinateur. Elle est une fonction, plus exactement, un réseau de fonctions, de modes d'activité neuronale permettant de reconstituer des représentations. Parler de stockage des informations encodées sous forme de traces est une formulation qui prête à confusion. Il s'agit en fait d'une modification de connexions synaptiques du réseau neuronal concerné qui persistera ou disparaîtra suivant que seront assurées ou non, ultérieurement, les conditions de sa stimulation. Si les contenus des mémoires procédurales et ceux de la mémoire sémantique sont relativement stables, il n'en va pas de même en ce qui concerne les contenus de la mémoire épisodique. Pour les biologistes, la disparition physique des traces fait partie du fonctionnement normal de la mémoire. Certains souvenirs, fixés dans des conditions favorables peuvent persister toute la vie ; d'autres, moins solides en raison du contexte d'enregistrement ou de conditions de rappel insuffisantes, disparaissent. Les souvenirs de la petite enfance sont fragmentaires et isolés. C'est après six ans que s'observe une continuité des souvenirs, ce qui correspond à la maîtrise du langage et à la capacité de les exprimer verbalement. Mais cette apparente continuité est construite. En effet, la récupération d'un souvenir en est une reconstruction constituée d'un mélange de détails appartenant à des circonstances, voire à des périodes différentes de notre histoire. Chaque fois qu'un souvenir nouveau est formé, il peut modifier d'autres souvenirs avec lesquels il entre en résonance. Les tonalités affectives associées au rappel, l'imagination, entrent en jeu dans l'élaboration du souvenir et la raison lui donne ordre et cohérence. Nous construisons du continu à partir du présent. Nos souvenirs sont des images discontinues d'instants vécus, auxquelles la raison apporte ordre

et continuité. Avec de la "poussière d'instants", nous fabriquons une durée. Comment s'effectuent, sur le plan neuronal, la récupération et la reconstruction des souvenirs ? Si le cerveau reconstruit et interprète, nous reconnaissons néanmoins l'original. Comment cela est-il possible ? Il semblerait que les images de rappel soient formées par des activités synchroniques de neurones localisés dans les cortex sensoriels où s'étaient produites antérieurement les activités synchroniques correspondant aux représentations perceptives correspondantes. On constate par exemple que des lésions limitées dans les cortex visuels qui provoquent une achromatopsie provoquent également une incapacité à imaginer les couleurs. D'autre part, le rappel d'images visuelles active les cortex visuels fondamentaux. Ce qui permet de rappeler des images, ce ne sont pas des images, mais des formes particulières d'activités neuronales acquises et existant à l'état latent, des moyens ou des outils pour reconstituer des images, des programmes d'activation des neurones. A.R.Damasio nomme ces programmes représentations potentielles. Leur activation donne lieu à des organisations ou cartes neurales à l'origine des images dans l'espace conscient. Selon J.P.Changeux, une sélection s'opère tout au long de la vie à travers l'expérience individuelle de sorte que certains circuits potentiels sont conservés par stabilisation sélective tandis que d'autres disparaissent. Activés, ils forment des cartes neurales qui, connectées entre elles assurent la continuité de notre rapport au monde dans le temps. Mais ces cartes se modifient sans cesse en fonction des configurations antérieures et du contexte présent. Il semblerait d'autre part qu'une autre sélection intervienne au niveau de l'espace conscient. Les études d'imagerie cérébrale mettent en évidence le rôle du lobe frontal dans le rappel de mémoire, mais

aussi la contribution d'une région très ancienne du cortex cérébral, l'hippocampe. La remémoration intentionnelle active le cortex. L'hippocampe est activé uniquement si le rappel est réussi. J.P.Changeux propose une interprétation dans l'hypothèse de l'espace de travail : les neurones de l'espace de travail mettraient à l'épreuve les hypothèses. Quand la sanction de l'évaluation interne est positive, les souvenirs sont intégrés aux représentations de l'espace de travail. Autrement dit, on reconstruit des souvenirs en testant des hypothèses. Ainsi, une reconstruction s'opère à chaque rappel à partir de réminiscences du passé et d'impressions présentes, qu'il s'agisse de mémoire épisodique, de mémoire sémantique ou de mémoire procédurale. «Les souvenirs ne sont pas immuables ; ils sont des reconstitutions opérées sur le passé et en perpétuel remaniement, qui nous donnent un sentiment de continuité, la sensation d'exister dans le passé, le présent et le futur. Ce ne sont pas des unités discrètes, se perpétuant avec le temps, mais un système dynamique »25 Une dynamique temporelle issue d'une reprise de représentations potentielles toujours insérées dans un nouveau contexte, ainsi se construit notre perception de la durée. Écho, dans le présent, de représentations passées, répétition et nouveauté, reprise, Bachelard ne disait pas autre chose. L'idée que la mémoire est une sorte de bibliothèque où les images se conservent telles qu'elles furent encodées, est tenace. Sous une forme matérialiste, elle consiste à associer chaque souvenir à une trace neuronale bien définie, thèse en contradiction avec les données actuelles de la neurobiologie. Dans sa version spiritualiste, on la retrouve dans le bergsonisme. Certes, pour Bergson, la question de savoir où se conservent les souvenirs est un faux problème car les souvenirs ne se conservent pas dans le cerveau, en quoi le philosophe avait raison. Néanmoins, le souvenir se conserve bien d'une certaine manière ; il se conserve en soi, dans la durée pure, en tant que souvenir pur. L'esprit est une gigantesque mémoire ou tout le passé se conserve à des niveaux de contraction

différents. Le rappel d'un souvenir, c'est son actualisation en image souvenir, par une sorte de retour de l'ontologique au psychologique. Refusant de faire du souvenir une trace inscrite dans une substance matérielle, Bergson substantialisé la durée pour en faire le lieu ontologique du souvenir. C'est bien le reproche que lui adresse Bachelard. La biologie n'a pas besoin de cette hypothèse pour aborder le problème de la fixation et du rappel des souvenirs. Il s'agit de fonctions du cerveau qui ont un support physicochimique, lequel en conditionne l'exercice, mais ne constitue en aucune manière un réservoir d'images. Il est vrai, cependant, que certaines expériences semblent montrer que nous conservons en mémoire la totalité de notre passé et que l'incapacité de l'évoquer relève d'un déficit de rappel plutôt que d'une disparition. La réapparition de souvenirs refoulés au cours d'une psychothérapie fait partie de ces expériences. D'autres sont plus surprenantes, celles, par exemple, vécues par des personnes ayant subi une thrombose ou un infarctus dans la région des lobes temporaux, qui retrouvent sur un mode hallucinatoire d'anciens souvenirs vifs, précis, accompagnés du contexte émotionnel originel et dont la mémoire, pourrait-on dire, devient soudainement proustienne. Oliver Sacks cite le cas émouvant de deux femmes qui entendent des chants de leur enfance et revivent les émotions éprouvées à cette époque26. Cela s'éclaire par le fait que dans les lobes temporaux se trouvent des aires où s'effectue le traitement des informations auditives, certaines régions intervenant dans celui de stimuli auditifs complexes comme la musique. D'autre part, le lobe temporal médian joue un rôle fondamental dans la mémoire et les émotions. Ces formes d"'épilepsies musicales" accompagnées d'hallucinations auditives correspondant à des souvenirs précis soulèvent, de toute évidence, le problème de la nature de la mémoire. Wilder Penfiel, qui avait étudié expérimentalement ce type d'épilepsie, en avait conclu que le cerveau emmagasinait presque parfaitement chaque expérience de la vie, qu'il conservait quelque part le flux de la

conscience de sorte que celui-ci pouvait être rappelé spontanément ou intentionnellement ou encore, dans des cas de stimulation épileptique ou électrique. Le retour intempestif de certains souvenirs ne prouve pas, cependant, que tous les souvenirs sont conservés. Rien ne prouve non plus que l'image restituée est fidèle. Aussi surprenante que puisse être leur réapparition à la conscience, les souvenirs ainsi récupérés n'en restent pas moins des souvenirs ponctuels. Ils sont, comme tout souvenir, les échos d'instants ou de groupes d'instants. Leur écho nous surprend car il se manifeste non intentionnellement et, nous semble-t-il, pour la première fois. Si les cas d'épilepsie musicale que nous avons évoqués peuvent attester d'une nature proustienne de la mémoire en ce sens qu'il s'agit bien d'une mémoire affective permettant une reviviscence du passé dans tout son contexte émotionnel, ils témoignent aussi, selon Oliver Sacks, d'une nature mélodique et scénique de la mémoire. Quelle organisation neuronale pourrait en effet permettre le surgissement de telles réminiscences ? Sacks propose l'hypothèse qu'il existe une dimension personnelle inhérente à la réminiscence. Outre les modèles abstraits permettant de représenter les différentes fonctions de mémoire, il faudrait envisager des modèles personnels qui prendraient la forme, non de schémas ou de programmes, mais de scénarios ou de partitions. A ce niveau-là, l'empreinte cérébrale serait de nature iconique et mélodique, pouvant rendre possible une véritable mise en scène du passé. Faut-il réserver à ces formes exceptionnelles de mémoire affective un caractère scénique et mélodique ? Le fonctionnement de la mémoire sémantique nous montre que la possibilité d'associer un rythme aux connaissances que l'on désire mémoriser favorise l'apprentissage, l'encodage et le stockage. On se souviendra longtemps d'une chanson ou d'un sonnet appris dans l'enfance. On gardera le souvenir d'un poème en vers plus facilement que celui

d'un poème en prose. Notons que nombre de procédés mnémotechniques utilisent cette capacité de mémoriser plus aisément une représentation associée à un rythme, en la mettant en musique en quelque sorte. Bachelard avait souligné l'importance, nous l'avons vu, de ce caractère rythmique et mélodique de la mémoire. Tout souvenir est l'écho d'un instant ou plutôt, d'un groupe ordonné d'instants vécus. Ces groupes d'instants composent des figures rythmiques dont certaines trouveront de multiples échos repris de manière plus ou moins régulière tandis que d'autres auront peu d'échos, voire un seul écho. Chaque reprise implique répétition et création, routine et nouveauté de sorte que les échos des voix passées sont tous différents en intensité et dans leur contenu. Â chaque fois le passé est adapté au présent, reconstruit en fonction des recompositions antérieures et des données présentes dans la mémoire de travail. C'est dans l'instant que nous nous souvenons et nous ne nous souvenons que d'instants. Nous construisons la durée parce que notre mémoire nous permet de fixer et de restituer des groupes d'instants ordonnés en figures rythmiques. C'est la reprise de ces figures qui nous donne le sentiment que nos souvenirs s'inscrivent dans une durée, dans notre propre durée. Il est probable que les souvenirs de type proustien que nous avons évoqués, caractérisés par leur irruption soudaine, leur intensité et la richesse des détails remémorés, jouent un rôle important dans la reconstruction mémorisée de notre histoire et de notre identité dans la mesure où ils peuvent permettre de combler des lacunes générées par l'oubli et de reprendre possession de notre passé. C'est ce qu'exprimait une patiente d'Oliver Sacks qui avait très bien perçu la signification curative de ses réminiscences suite à une épilepsie musicale : «Ce grand morceau de mon enfance ne me manque plus. Maintenant je ne me rappelle plus certains détails, mais je sais que tout y est. Il y a là une sorte de complétude que je n'avais encore jamais connue» 27. Rappelons que la mise en scène

dans l'instant présent de souvenirs jusqu'alors inconscients, est un aspect essentiel de la thérapie psychanalytique. Nous ne conservons pas tout notre passé. Nous n'en finissons pas de le remettre en scène. Chaque mise en scène est une recréation dans un nouvel instant. Ce n'est pas parce que durent nos souvenirs et que nous durons nous-mêmes que nous pouvons rappeler notre passé ; c'est parce que nous avons la capacité de reconstruire notre passé pour le remettre en scène que nous avons le sentiment de la durée.

IV - LA CONSCIENCE DE SOI DISCONTINUITÉ DU TEMPS ET DISPERSION DU MOI

Penser la discontinuité du temps vécu conduit nécessairement à rejeter la thèse d'une unité du moi dans le temps. On constate qu'inversement, les philosophies qui admettent une continuité du temps posent en même temps celle du moi. La critique bachelardienne prend pour objet la double substantialisation du temps et du moi que l'on trouve chez Bergson et, d'une manière différente, chez Kant. La philosophie bergsonienne est une "philosophie du plein" et la psychologie bergsonienne une "psychologie de la plénitude". Qu'il s'agisse du vivant en général ou de notre vie particulière, l'une et l'autre présupposent une sorte d'arrière-fond à partir duquel se dessine l'évolution des êtres vivants ou notre évolution personnelle. Cet arrière-fond c'est l'élan vital ou le moi fondamental. Nos actions expriment notre moi fondamental comme les êtres vivants sont l'expression de la force créatrice de l'élan vital. L'élan vital comme le moi fondamental sont pensés comme des substances à partir desquelles se déploie la durée, qui inscrivent la durée, le temps continu, au cœur de leurs manifestations phénoménales, les existences individuelles. La continuité de la substance temporelle est continuité de la vie ; elle est continuité du moi. Au niveau de la vie et à celui du psychisme, il n'y a pas de discontinuités : la disparition d'une forme vivante engendre une autre forme, la fin d'une action engendre une autre action, une représentation mentale en produit une autre qui la remplace immédiatement. C'est la pensée conceptuelle et rationnelle qui divise et analyse, effectue des coupures sur une durée absolument continue. Alors que Bergson substantialise le temps dans son contenu et dans sa plénitude, Kant le substantialise dans sa forme et dans sa vacuité. Le temps, forme a priori de la sensibilité, est homogène et

continu. De la même manière, le moi transcendantal est une forme vide et non un ensemble de propriétés physiques et psychiques. Sa fonction est de relier et d'unifier nos représentations, fondant ainsi la continuité, l'unité et l'identité de la personne. Pour Bachelard, au contraire, le temps est discontinu dans son être et nous vivons un temps discontinu. Notre moi est multiple et dispersé. Nous construisons la durée des choses comme nous construisons la durée de notre être propre. De même, nos actions, nos pensées, ne durent pas. Toute notre vie est faite d'instants pleins et d'instants vides. Nous ne continuons pas de penser et d'agir. Le néant est en nous-mêmes. Notre moi n'est pas une substance temporelle une et identique à elle-même. Il est fragmenté, multiple et dispersé. Hume déjà associait à l'idée d'un temps vécu discontinu la thèse d'un moi fait d'une succession d'états de conscience qu'aucun substratum n'unifie. Si l'on privilégie cette dernière thèse, comment expliquer la construction d'une unité du moi dans le temps ? Comment expliquer le sentiment que nous avons de durer ? Comment fabriquons-nous cette curieuse substance que nous appelons notre moi ? Quelle est la réponse de Bachelard ? Quel éclairage les neurosciences apportent-elles à cette question ? Le sentiment de la durée a pour objet à la fois le monde extérieur et nos propres états intérieurs. Pour que j'aie conscience que des choses ou des événements possèdent une durée, il faut que j'aie conscience d'avoir moi-même duré un temps suffisamment long pour percevoir leur permanence dans le temps. Cela implique, bien évidemment, une mémoire. Considérons nos états intérieurs et nos actions. Je dirai par exemple que le temps que j'ai consacré à un travail est de deux heures ou que j'ai éprouvé une heure d'angoisse en attendant le résultat d'un

concours important pour mon avenir. Je dis donc implicitement que mes actions, mes sentiments durent. La conscience que j'avais de moi-même dans la concentration ou l'attente anxieuse m'apparaît après coup comme un flux continu inscrit dans une portion de durée. J'attribue actions ou sentiments à un "moi" qui possède sa propre durée. Ces expériences impliquent deux formes de mémoire et deux formes de conscience de soi. Lorsque je suis concentré sur mon travail, je dois conserver à l'esprit tous les éléments nécessaires à la tâche que j'effectue. La mémoire qui est en jeu est la mémoire de travail. Remarquons d'autre part que cette tâche n'exige pas une conscience réfléchie à tout instant. La réflexion de la conscience sur elle-même, la conscience d'être en train d'effectuer ce travail, est nécessaire lorsque je dois mettre en question ma méthode ou ma stratégie suite à la rencontre d'une difficulté ou à une erreur. Cette conscience de soi est conscience d'être sujet de l'action. Elle surgit dans l'instant. C'est une conscience immédiatement réfléchie sur elle-même qui n'exige pas une conscience de mon identité singulière même si, pour résoudre le problème posé, je dois ensuite faire appel à une mémoire sémantique à long terme. Autrement dit, la conscience d'un moi historique associée à une mémoire autobiographique, n'est nullement nécessaire pour l'accomplissement de mon travail. C'est après coup, lorsque je parle du travail accompli, que je réinsère mon action dans une durée plus vaste qui est celle de ma vie et que je la raconte comme action d'un moi singulier ayant sa propre histoire. Observons le deuxième exemple, celui de l'attente anxieuse. Je n'ai pas pris à chaque instant conscience de mon angoisse. Je l'ai vécue. Une certaine forme de mémoire était sollicitée, une mémoire transitoire, à court terme où, à chaque instant était rappelé l'instant précédent. A cette condition seulement, l'angoisse peut être durable. C'est d'ailleurs aussi la raison pour laquelle elle grandit en intensité car, à chaque instant, les pensées négatives de l'instant précédent demeurent dans l'espace conscient et s'ajoutent aux représentations

présentes. Imaginons maintenant un instant de réflexion de la conscience sur elle-même : je prends conscience de mon angoisse. Cette prise de conscience est instantanée, mais elle entraîne inévitablement le rappel d'éléments tirés de la mémoire à long terme, ceux-ci étant d'ailleurs susceptibles de conforter mon angoisse ou de l'atténuer : Mon angoisse est-elle justifiée ? Quelles erreurs ai-je pu commettre ? Est-ce que je ne sous-estime pas la valeur de mon travail ? Mes efforts ont-ils été suffisants pour réussir ? Ai-je fait un choix conforme à mes capacités ?... La réflexion de la conscience sur elle-même a donc pour conséquence, dans ce cas, la conscience d'un moi inscrit dans une durée, ayant sa propre histoire et lorsque, plus tard, j'évoquerai ces moments d'angoisse, je les rapporterai au même moi que je penserai avoir été et être encore. Ces deux exemples imposent une distinction entre, d'une part, une conscience réfléchie instantanée, immédiate, qui est conscience d'être l'auteur d'une représentation psychique ou d'une action et, d'autre part, la conscience d'un moi singulier, un et identique à luimême dans le temps, dont les actions et les pensées ont une durée qui est une partie de sa propre durée. Si l'on associe à l'instant la conscience de soi, comme sujet pensant ou agissant, comment passe-t-on de la conscience instantanée de percevoir un objet, d'éprouver une émotion, d'agir, à la conscience d'un moi qui dure ? Quelle est la réponse de Bachelard à cette question ? Il n'y a de conscience de soi que dans l'instant présent. L'attention à soi-même ne dure pas. «Cette pensée toute entière resserrée sur le cogito cartésien ne dure pas. Elle ne tient son évidence que de son caractère instantané, elle ne prend une conscience d'elle-même que parce qu'elle est vide et solitaire. »28 Le mouvement de réflexion, de retour de la conscience sur ellemême est intermittent. Il exige des conditions particulières, une

remise en question de la conduite adoptée suite à une hésitation, un doute, un échec comme le montre un précédent exemple, ou bien suite à un regard supposé critique d'autrui, comme Sartre l'a fort bien montré dans son analyse de la honte. La conscience de soi, c'est d'abord ce retour fulgurant de la conscience sur une pensée ou une action dont on sait tout à coup que l'on en est l'auteur ou le protagoniste. Elle n'implique aucune conscience de l'identité et de l'histoire de ce protagoniste. Elle est vide, comme le rappelle Bachelard et elle est le fait d'un instant. C'est bien là le sens du cogito cartésien: dans l'acte même de penser, la pensée prend immédiatement conscience de son existence et la proposition «je suis» ne vaut que dans l'instant de cette prise de conscience: «... Après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant cette proposition: je suis, j'existe, est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit.» 29 Toutes les fois que, ce n'est pas toujours. Cette conscience de soi ne s'inscrit pas dans une durée, mais dans un temps discontinu. Toute prise de conscience de soi peut se prolonger par une analyse introspective dont l'objet sera, cette fois-ci le moi, la personne. A la conscience de penser succédera l'analyse du contenu de cette pensée et une approche critique de celle-ci. Il s'agit là d'une conséquence du mouvement de retour de la conscience sur ellemême. Et lorsque ce retour engendre un sentiment comme la honte, ce dernier, d'une certaine manière, rend possible le passage de la conscience immédiate de soi à une conscience réfléchie dont l'objet est l'auteur identifié de l'acte réalisé, à une conscience du moi, c'est-à-dire de la continuité de notre être dans le temps. Mais quelle garantie avons-nous de la continuité de notre être ? S'il s'agit d'une construction, voire d'une illusion, si rien, dans notre être, ne dure, comment s'élabore l'idée d'une durée continue du moi dans le temps ? Pour Bachelard, la continuité psychique, la permanence du moi, est une construction qu'il analyse en faisant intervenir trois notions clefs

: la notion de mémoire, la notion de rythme et la notion d'habitude. Un individu est une juxtaposition et une succession d'états psychiques et d'actions instantanés et il ne se retrouve lui-même que dans la mesure où ces états psychiques et ces actions recommencent et dans la mesure où l'individu s'en souvient de sorte que son être se continue par habitude. Lorsque Bachelard parle d'habitude, nous avons vu qu'il ne faut pas entendre par là une répétition du même, mais plutôt la reprise d'un rythme. Une habitude est un rythme où les actes se répètent en incluant à chaque fois une part de nouveauté. Elle n'est pas une puissance passive puisque la reprise de conduites physiques et psychiques rend possible un progrès. Toute la vie de notre esprit est faite de rythmes-habitudes. Dans la mesure où nous ne sommes pas forcément attentifs à cette part de nouveauté, nous pouvons avoir le sentiment d'un éternel retour du même. Ainsi nos habitudes deviennent-elles pour nous des qualités, des attributs d'une substance que nous appelons notre moi. Nous nous reconnaissons nous-mêmes parce que d'instant en instant, nous reprenons des rythmes et que nous retenons les ressemblances sans remarquer la nouveauté. Nous parlons d'identité parce que nous ne percevons pas la nouveauté dans la reprise. En réalité, ce qui continue, ce qui dure, c'est ce qui se renouvelle dans l'instant. Notre identité est une construction permanente fondée sur des habitudes reprises et mémorisées. «L'être se continue par l'habitude». Le sentiment que nous avons d'une continuité de notre être ne serait rien d'autre que l'habitude fondamentale et fondatrice de relier des groupes organisés d'instants vécus discontinus, groupes dont nous ne retenons que les ressemblances bien qu'ils comportent toujours de la nouveauté. L'idée que la conscience de la permanence et l'identité du moi dans le temps est une illusion fondée sur la mémoire et l'habitude se trouve déjà chez Hume. De même que je ne puis trouver dans la perception que j'ai d'un objet extérieur l'idée d'une substance

matérielle, je ne puis trouver, lorsque j'observe ce qui constitue mon moi, une substance spirituelle qui lie entre eux mes états de conscience. Je ne trouve en effet qu'une série d'impressions, perceptions, plaisirs, douleurs, émotions, passions, une série d'états psychiques qui s'appellent, se combinent, se succèdent, mais aucun substratum qui supporterait tout cela. D'où vient alors l'illusion d'une substance spirituelle ? De la mémoire : je me rappelle des perceptions, des plaisirs, des émotions, des passions, des états de conscience antérieurs et, pour expliquer les ressemblances que je remarque, mon imagination crée une réalité continue dans le temps que j'appelle "moi" et que je substantialisé. De même que lorsqu'il s'agit d'objets extérieurs, nous associons les idées issues de nos impressions d'origine interne par ressemblance et par contiguïté et l'habitude rend l'association si forte que nous imaginons un lien substantiel. À la question de savoir comment, à partir d'une conscience immédiate de soi comme sujet, se construit l'idée d'un moi un et identique à lui-même dans le temps, la biologie de la conscience apporte-t-elle des éléments de réponse ? Dans quelle mesure peuvent-ils apporter une confirmation à la thèse de Bachelard ? Comprendre les processus biologiques à l'origine de la conscience exige que l'on pose trois questions étroitement liées : comment le cerveau transforme-t-il des configurations neuronales en configurations mentales, en objets mentaux de sorte que nous percevions un objet externe ou interne ? Comment, parallèlement à cela, engendre-t-il la connaissance immédiate d'être auteur et propriétaire de ces objets mentaux ? Et comment engendre-t-il le savoir que cet auteur, c'est moi en tant que personne ayant une identité et une unité dans le temps ? Dans sa tentative pour élaborer une hypothèse concernant les bases neurologiques de la conscience de soi, A.R.Damasio propose de distinguer deux modes de la conscience de soi correspondant à

deux fonctions psychiques différentes qu'il nomme consciencenoyau et conscience-étendue. Le temps de la conscience-noyau est l'instant et son lieu, le ici. Elle n'exige pas le langage ; c'est pourquoi elle n'est pas spécifiquement humaine. Elle ne se fonde pas sur la mémoire, ni sur la mémoire autobiographique, ni sur la mémoire de travail ; elle requiert seulement une forme de mémoire à très court terme susceptible d'éclairer l'instant précédent. Elle est une intuition qui est de l'ordre du sentir, un sens interne. Elle est «pensée sentie de soi-même», sentiment immédiat et spontané de soi en tant que protagoniste de l'expérience que l'on vit. Peut-on assimiler le cogito cartésien à ce que A. R. Damasio appelle la conscience-noyau ? Il s'agit bien dans les deux cas de l'intuition immédiate qu'a le sujet de penser quelque chose. Certes, pour Damasio, la conscience-noyau est de l'ordre du sentir et le langage n'est pas nécessaire à son apparition, mais il est tout à fait possible à un être doté de langage de formuler verbalement l'expérience qu'il en a. Le cogito cartésien peut être compris comme l'expression verbale de cette intuition sensible interne. L'objet de la conscience dans l'expérience du cogito, ce n'est pas le moi, mais "une chose qui pense" à laquelle est rapporté un acte psychique : «Mais qu'est-ce que je suis ? une chose qui pense. Qu'est-ce qu'une chose qui pense ? C'est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. »30 La conscience-étendue éclaire le passé et l'avenir. Elle est conscience d'être une personne ayant une identité, un passé et un futur. Si la conscience-noyau me permet de savoir immédiatement que je suis l'auteur d'une image, d'une sensation, d'un sentiment ou d'une pensée quelconque, ce je reste vide, purement formel ; la conscience-étendue me fait savoir qui est ce je.

Une détérioration de la conscience-noyau entraîne celle de tout l'édifice de la conscience. Inversement la conscience étendue peut être profondément détériorée par certaines formes d'amnésie alors que la conscience-noyau reste indemne. En témoigne cet exemple, rapporté par Oliver Sacks, d'un patient âgé de quarante-neuf ans qui, depuis l'âge de dix-neuf ans avait perdu la possibilité de fixer un quelconque souvenir. Une mémoire de travail minimum subsistait de sorte que cet homme doué, intelligent, n'avait pas de difficulté à résoudre certains problèmes logiques, à condition toutefois que l'exercice soit accompli rapidement car, au bout d'un certain temps, il oubliait ce qu'il était en train de faire. Tout se passait, pour cet homme, comme si le temps s'était arrêté trente ans auparavant ; il n'avait, depuis ce moment, ni passé ni avenir. Il vivait dans un temps discontinu fait d'une succession d'instants vides de sens, sans lien ni cohérence. La conscience immédiate de soi subsistait mais il n'y avait plus de moi, ni de conscience de ce moi. «Si un homme a perdu un œil ou une jambe, il sait qu'il a perdu un œil ou une jambe ; mais s'il a perdu le soi - s'il s'est perdu lui-même -, il ne peut le savoir parce qu'il n'y a plus personne pour le savoir ».31 La neurobiologie met en question l'idée selon laquelle la conscience de soi émergerait après le langage. Le soi objet de la consciencenoyau est un soi non-verbal - ce qui n'interdit pas, nous l'avons vu, à un être doté du langage de formuler verbalement l'expérience qu'il en a. Notons que les patients souffrant d'aphasie globale dont toutes les capacités linguistiques sont détériorées sont conscients de leur situation et peuvent se comporter de manière réfléchie. A.R.Damasio nomme Soi-noyau le soi qui émerge de la consciencenoyau et Soi autobiographique celui qui est objet de la conscienceétendue. Comprendre comment se forme la conscience-noyau et comment, à partir de celle-ci s'élabore la conscience étendue devrait nous permettre de comprendre comment l'on passe de la conscience

immédiate et instantanée de soi au sentiment de la durée de notre être. Toute représentation d'un objet perçu ou mémorisé est source de modifications dans l'organisme. La biologie de la conscience tente de découvrir comment le cerveau peut construire des configurations neuronales, des cartes correspondant à l'objet, d'autres à l'organisme et d'autres encore à la relation qui les unit. L'hypothèse de Damasio est que les configurations relatives à l'état de l'organisme pourraient servir de fondement, de point d'ancrage au Soi noyau et plus largement au Soi autobiographique. Le milieu interne serait en quelque sorte un précurseur du Soi. Qu'il s'agisse de l'évolution ou de l'histoire individuelle, le Soi émergerait par étapes. Pour qu'un organisme reste en vie, son milieu interne doit être stable. La vie exige qu'un certain nombre de fourchettes paramétriques soient maintenues constantes, quantité d'oxygène ou température par exemple. La représentation continue des paramètres chimiques dans le cerveau permet à des dispositifs cérébraux non conscients de détecter et de mesurer les écarts par rapport à la fourchette homéostatique et l'écart mesuré permet à d'autres dispositifs de commander des opérations de correction. Les organismes complexes ont la capacité de sentir cet état interne et de répondre aux changements de l'environnement. Les états éloignés de la fourchette sont sentis comme douleur ; ceux correspondant à un état optimal sont sentis comme plaisir. Le cerveau doit donc recevoir des signaux provenant de toutes les parties de l'organisme. Cette signalisation fait appel soit à des neurones qui transmettent des signaux au système nerveux central, soit à des substances chimiques présentes dans la circulation sanguine. Le cerveau a ainsi, à tout instant, une représentation dynamique du corps. Damasio appelle Prolo-Soi l'ensemble de configurations neuronales qui, instant après instant, cartographient l'état de la structure physique de l'organisme. Le Proto-Soi n'est pas conscient. Il n'est pas localisable à un seul endroit du cerveau. Il

émerge continuellement à partir de signaux neuronaux et chimiques divers qui interagissent et traversent un ensemble de régions. C'est une fonction. Les cartes élaborées par le cerveau sont le support d'une activité psychique, de représentations ou d'objets mentaux dont nous pouvons ou non prendre conscience : images visuelles, auditives, tactiles, images verbales, concepts, souvenirs, ou encore, plaisirs, douleurs et sentiments renvoyant aux cartes concernant l'état du corps. Plusieurs régions du cortex cérébral sont impliquées dans la création de ces représentations mentales, dans leur enregistrement ou leur manipulation. Les cortex sensoriels, par exemple, produisent des images, aidés en cela par des noyaux thalamiques. Les régions qui entourent ces cortex sensoriels ne fabriquent pas d'images mais sont impliqués dans leur construction et leur traitement. Les régions impliquées dans la génération des sentiments agréables ou douloureux se situent au niveau du tronc cérébral, plus exactement, semble-t-il, de certains noyaux de celui-ci, nucléus tractus solitarius et noyau parabrachial. Ces cartes sont simples et se traduisent par des sentiments douloureux ou agréables fondés sur des signaux venus directement du corps. Ces sentiments sont à leur tour cartographiés par le cerveau. A. Damasio les considère comme les constituants primordiaux du Soi, comme le fondement dans le proto-soi de niveaux plus complexes du Soi. Comment émerge le Soi-noyau ? Lorsque l'organisme entre en interaction avec un objet, le cerveau élabore des représentations neuronales et mentales de cet objet. Cette interaction a pour effet une modification du proto-soi et de ses sentiments de base, agréables ou douloureux. L'objet est différencié des autres ; sa présence est ressentie. Les changements provoqués dans les cartes correspondant à l'état de l'organisme donnent lieu à des cartes de second ordre qui décrivent la relation entre objet et

organisme et à des représentations mentales correspondantes. La conscience noyau est l'intuition sensible, le "sentir" immédiat du changement dans la représentation neuronale et mentale du protosoi associé à la représentation de sa cause. Cette émergence de la conscience constituerait la base du Soi noyau. «Dans son fonctionnement normal et optimal, la conscience-noyau est le processus qui consiste à réaliser une configuration neuronale et mentale rassemblant, presque au même instant, la configuration de l'objet, la configuration de l'organisme et la configuration de la relation entre les deux.» 32 Le compte-rendu en configurations neuronales et représentations mentales de la relation organismeobjet peut être comparé à une histoire racontée de manière non verbale. Outre l'émergence de la conscience, il rend possible la mise en valeur de l'objet qui passe au premier plan de l'esprit. Le Soinoyau naît au moment où sont racontées ces histoires sans parole sans qu'il y ait besoin d'un centre cérébral unique qui serait le support biologique du Soi. La conscience-noyau est engendrée sur le mode d'une pulsation pour chacun des contenus dont nous devenons immédiatement conscients. Elle consiste dans le fait que la représentation de l'objet devient nôtre, ce "nous" demeurant, rappelons-le, un sujet purement formel, n'ayant d'existence que dans l'instant. Cette conscience immédiate de soi ne disparaît pas, même si, remarque Damasio, sa présence n'est pas, à chaque instant, objet de notre attention. De la même manière, Bachelard observait que nous sentons le temps en multipliant les instants conscients, mais que nous ne sommes pas attentifs à tous les instants. L'apparente continuité de la conscience vient de la succession ininterrompue de pulsations associées à des représentations mentales non verbales. L'instantanéité et la discontinuité de la conscience-noyau a pour corrélât le caractère éphémère, transitoire et sans cesse renouvelé du Soi-noyau.

Les objets mémorisés engendrent la conscience-noyau comme le font les objets perçus externes ou internes. Le souvenir comporte des représentations de l'objet mais également des données motrices et émotionnelles qui accompagnaient sa perception. La mémoire est une condition du passage de la conscience immédiate de soi, instantanée et discontinue à la conscience-étendue qui est conscience d'un Soi autobiographique perçu comme permanent dans le temps. Remarquons tout d'abord qu'il ne peut y avoir de conscienceétendue sans mémoire de travail qui permet de garder des représentations présentes à l'esprit, "en ligne", pendant un temps relativement long. D'autre part, le cerveau construit des souvenirs autobiographiques. Les instants où émerge le Soi-noyau sont mémorisés. Sont stockés les différents aspects des objets avec lesquels l'organisme est entré en interaction, mais aussi les changements physiques et mentaux qui en ont résulté. Lorsqu'elles sont rappelées, ces représentations stockées en mémoire provoquent l'émergence de la conscience noyau. La conscienceétendue apparaît lorsque la mémoire de travail retient à la fois et simultanément un objet donné dans le présent et des souvenirs autobiographiques, autrement dit quand la conscience-noyau est activée en même temps par des objets présents et par un ensemble de souvenirs autobiographiques associés. La construction du Soi autobiographique exige donc une opération de coordination en plusieurs étapes : activation de la conscience-noyau par un objet présent, évocation de souvenirs biographiques mémorisés, interaction de ces représentations avec le proto-soi de manière à déclencher une pulsation du soi-noyau, maintien en ligne, dans une structure cohérente, de ces différents éléments, dans une fenêtre de temps. Outre les structures neurales nécessaires à l'émergence du soinoyau situées dans le tronc cérébral, le thalamus et le cortex cérébral, la construction du Soi autobiographique suppose

des mécanismes de coordination, sortes d'organisateurs spontanés d'un processus qui s'exprime dans des représentations mentales. Certaines expériences montrent que les structures impliquées dans cette coordination pourraient être situées au niveau du thalamus et des cortex posteromédians. Certains ensembles de souvenirs sont réactivés en permanence. Nous y voyons les traits principaux de ce que nous appelons notre identité, de ce qui nous semble constituer la permanence et l'unité de notre moi dans le temps. Le Soi permanent est donc le Soiautobiographique constitué à partir de la fréquente réactivation, à l'occasion d'expériences présentes, de souvenirs suscitant une pulsation de la conscience-noyau. En réalité, les souvenirs autobiographiques sont reconstruits et remodelés à chaque réactivation en relation avec les représentations présentes et cela, en dehors de notre conscience. Il en résulte que le Soiautobiographique se trouve modifié et reconstruit à chaque instant. Bien que les souvenirs autobiographiques réactivés en permanence soient remodelés à chaque fois, nous ne sommes pas attentifs à ces petites variations et nous ne retenons que ce qu'ils présentent en commun au cours des différentes réactivations de sorte que nous y voyons les traits principaux de ce que nous appelons notre identité. Le sentiment d'être le même au cours du temps nécessite donc mémoire et habitude : mémoire autobiographique et habitude de réactiver un certain nombre de souvenirs qui viennent stimuler la conscience noyau en même temps que des objets présents. Revenons à la thèse de Bachelard que nous avons évoquée au début de ce chapitre. Dans L'intuition de l'instant, le philosophe développe l'idée selon laquelle «l'être se continue par habitude». Sur le plan psychologique, un individu peut être caractérisé par une hiérarchie d'habitudes. Nous avons l'habitude d'être ceci ou cela, de penser et d'agir d'une certaine manière dans telle ou telle situation. Or, l'habitude est un rythme où les actes, les pensées se répètent,

mais comportent toujours une part de nouveauté en relation avec la situation présente. L'habitude, c'est la mémoire d'un rythme plutôt que la répétition du même. Chaque instant est donc nouveau et nous sommes toujours autre. D'où vient alors le sentiment que nous avons de durer, d'être un et identique dans le temps ? De notre attention ou plutôt, de notre manque d'attention et de la sélection opérée en conséquence par notre mémoire. Nous ne sommes pas attentifs à ce que chaque instant porte en lui de nouveau et nous ne retenons que ce qu'ils ont en commun. C'est ainsi que se constitue en même temps une conscience de la durée et une conscience de notre permanence et de notre identité dans le temps. En réalité cette identité n'est que reflet, ressemblance. C'est en ce sens que Bachelard interprète la thèse roupnelienne: «L'individu est l'expression, non d'une cause constante, mais d'une juxtaposition de souvenirs incessants fixés par la matière et dont la ligature n'est ellemême qu'une habitude chevauchant toutes les autres. L'être n'est plus qu'un étrange lieu de souvenirs ; et on pourrait presque dire que la permanence dont il se croit doué n'est que l'expression de l'habitude à lui-même »33 Une telle conception de la conscience et du Soi autobiographique défini comme construction s'effectuant à tous les instants exclut l'idée qu'il puisse exister en nous quelque chose qui demeurerait identique malgré les changements, un moi essentiel ou fondamental, une substance. La critique de la notion de substance est récurrente dans les oeuvres de Bachelard. Il n'y a là rien d'étonnant puisqu'il s'agit selon lui d'un obstacle épistémologique dont la science doit se libérer et que toute réflexion sur la connaissance scientifique doit détecter et condamner. Mais la critique de Bachelard, sur ce point, concerne également la philosophie ; elle est explicitement présente et particulièrement sévère, nous l'avons vu, dans ses deux ouvrages sur le temps, notamment à l'égard de Bergson.

Ce qui définit la substance, c'est la permanence. Est substance une réalité qui est en soi, qui demeure identique à elle-même. Est substance ce qu'il y a de permanent dans les choses qui changent. Substantialisation du Soi et substantialisation du temps vont de pair. Substantialiser le Soi, c'est considérer qu'il y a en lui une entité immuable qu'on appellera substance pensante, âme ou encore moi fondamental. On admettra par ailleurs que les attributs ou les accidents de cette substance sont soumis au devenir, qu'il existe un moi éphémère et changeant. Le temps est donc, dans ce schéma, un cadre qui est le support, le substrat du changement, et peu importe que ce cadre possède une réalité subjective, comme chez Kant, ou objective, comme chez Descartes, ou à la fois subjective et objective comme la durée bergsonienne. Comme il y deux manières de substantialiser le temps, il y a deux manières de substantialiser le Soi, par le vide et par le plein. On trouve, dans le dernier chapitre du Nouvel esprit scientifique, une double critique de la substantialisation cartésienne. Derrière l'infinité et la diversité des pensées particulières, il y a la substance pensante et le moi comme substance pensante particulière. Le Je qui émerge dans l'expérience du cogito a pour substratum une âme. «Puis, examinant ce que j'étais.... Je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu et ne dépend d'aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c'està-dire l'âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui, et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne laisserait pas d'être ce qu'elle est» 34. Si la conscience de soi comme sujet pensant s'inscrit dans un temps discontinu, la permanence de l'âme, de la substance pensante qui fonde l'expérience du cogito, n'est pas mise en doute. Dans la cadre du dualisme spiritualiste de Descartes, la substantialisation s'effectue par le vide. L'âme est distincte du corps et reste le substratum des pensées particulières, ne pouvant être identifiée à aucune d'entre elles.

Le corps aussi possède un substratum. Derrière l'infinie diversité des phénomènes, il y a l'étendue intelligible, substance tout aussi vide que la précédente qui constitue la nature, l'essence des corps. Afin de conduire sa critique du substantialisme cartésien, Bachelard propose de procéder à une comparaison entre l'observation du morceau de cire par Descartes et l'expérience de la goutte de cire dans la microphysique contemporaine, puis d'en examiner les conséquences sur la métaphysique de la substance tant objective que subjective: «Au lieu de suivre le métaphysicien qui entre dans son poêle, on peut donc être tenté de suivre un mathématicien qui entre au laboratoire »35 Le morceau de cire que l'on vient de tirer de la ruche possède un certain nombre de qualités sensibles : il est dur, froid, a une forme particulière et une couleur. Si on le chauffe, il devient liquide, change de forme et de couleur. S'agit-il de la même cire ? Oui : «Il faut avouer qu'elle demeure, et personne ne le peut nier». Qu'est-ce qui demeure ? «Certes, il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable 36». Ce qui est permanent, c'est donc la substance étendue, l'étendue intelligible que seul l'entendement peut concevoir et connaître. La connaissance objective exige donc, à juste titre, le refus des données de l'expérience sensible, de la variété pittoresque du monde phénoménal. Mais, du même coup, remarque Bachelard, le refus de Descartes est celui de toute expérience, de toute objectivation du phénomène, refus de mesurer la diversité, les variations, de déterminer des variables. Ce qui est recherché, c'est la simplicité, l'unité, la constance, la substance derrière le phénomène. D'autre part, remarque Bachelard, en refusant les leçons de l'expérience, Descartes se condamne à ne pas voir que le caractère mobile et changeant de l'observation de l'objet se retrouve parallèlement dans l'expérience subjective : «Si la cire change, je change ; je change avec ma sensation qui est, dans le

moment où je la pense, toute ma pensée, car sentir c'est penser dans le large sens cartésien du cogito... Pourquoi est-ce le même être qui sent la cire dure et la cire molle alors que ce n'est pas la même cire qui est sentie dans deux expériences différentes ?» 37. Une âme une et identique à elle-même, permanente, n'a pas plus de réalité qu'une substance étendue intelligible, substratum de la diversité et de la mobilité du monde phénoménal, objet principal de la critique de Bachelard dans ce chapitre. Le physicien contemporain va isoler, au terme d'une longue série de manipulations méthodiques, une cire aussi pure que possible, chimiquement bien définie. Cette cire réalisée par l'expérience est un moment précis de la méthode d'objectivation. Le physicien fait fondre un tout petit fragment de cette cire, puis le fait solidifier. La température est réglée avec précision. Il obtient une gouttelette régulière dans sa forme et dans sa contexture superficielle. «Le livre du microcosme est maintenant gravé, il reste à le lire.»3 8. Que peut-on lire dans ce livre ? Non des substances, mais des objets construits, factices, des relations et des variations mathématiquement exprimables. Expliquer, pour la science, ce n'est pas découvrir l'identique et le permanent sous le changement, mais produire des objets. Les objets de la science ne sont ni des données sensibles, ni des substances cachées derrière les apparences, ils sont inventés. De la même manière, il n'y a pas, derrière et au fondement des pensées particulières, une substance pensante, pas plus qu'il n'y a, au fondement du moi phénoménal, divers et changeant, une âme, substance particulière, constitutive d'un moi permanent, un et identique à lui-même. Comme le sont les objets de la science, le moi est une construction, ce que semblent confirmer les données de la neurobiologie sur lesquelles s'est appuyée l'argumentation de ce chapitre. Le soi noyau émerge des pulsations de la consciencenoyau ; il est transitoire, discontinu et toujours autre. Le soi autobiographique est construit à partir de représentations présentes et de la réactivation réitérée de souvenirs ayant suscité une

pulsation de la conscience-noyau, mécanisme qui met en jeu deux fonctions psychiques, la mémoire et l'habitude. Ce mécanisme résulte de l'entrée en activité coordonnée de neurones appartenant à plusieurs sites cérébraux dans une même fenêtre de temps. Ces sites interviennent comme les joueurs d'un même orchestre avec cette différence, remarque A. Damasio, que le chef d'orchestre l'âme ou le Moi - n'existe pas avant, mais résulte de l'exécution.

VERTICALITÉ TEMPS ET ESTHÉTIQUE

DU CONTEMPLATION

I - LE TEMPS VERTICAL ET L’INSTANT POÉTIQUE La notion bachelardienne de dialectiques temporelles doit être comprise en relation avec celle de discontinuité du temps. Penser le temps vécu comme discontinu, c'est insérer le néant dans la durée, penser une dialectique de temps plein et de temps vide. «Prise dans n'importe lequel de ses caractères, prise dans la somme de ses caractères, l'âme ne continue pas de sentir, ni de penser, ni de réfléchir, ni de vouloir. Elle ne continue pas d'être. Pourquoi aller chercher le néant plus loin, pourquoi aller le chercher dans les choses? il est en nous-mêmes, éparpillé le long de notre durée, brisant à chaque instant notre amour, notre foi, notre volonté, notre pensée ».39 La double désubstantialisation de la durée et du moi a pour corrélât, nous l'avons vu, l'apparition de deux notions essentielles : celle de reprise et celle de rythme. Reprises et rythmes sont constitutifs de l'illusion de la continuité du temps vécu. Les dialectiques temporelles ne sont pas des dialectiques logiques, mais elles possèdent la même structure et la même dynamique que ces dernières. La négation présente dans un mouvement dialectique est paradoxalement, selon Bachelard, une négation positive en ce sens qu'elle est suivie, non d'une négation de la négation, mais d'une affirmation qui inclut ce qui a été précédemment nié. Ainsi un instant vide succédant à un instant plein est suivi d'un nouvel instant plein dont le contenu inclut celui du premier, qui est une reprise du premier et constitue de ce fait un nouveau

commencement, un re-commencement. Une action par exemple, n'est pas continue ; elle est une série de reprises où le contenu de chaque instant se trouve, après un instant vide, réinséré dans l'instant plein précédent en vue d'une reprise de l'action en cours. Les instants qui composent ce que nous appelons la durée d'une partie d'échecs se succèdent de manière discontinue, chacun étant séparé d'un autre par un instant de réflexion où aucun coup n'est joué. Mais le contenu de chaque coup inclut évidemment les coups précédents dans la mesure où le joueur doit en tenir compte pour déterminer sa stratégie. La seconde notion corrélative de celle de discontinuité du temps est celle de rythme. L'étymologie du mot est trompeuse dans la mesure où il est issu du grec ruein qui signifie couler. En poésie comme en musique le rythme consiste en la reprise d'une figure, d'une séquence ordonnée d'éléments sonores, reprise qui donne l'illusion de la continuité. Mais cette continuité, on ne l'entend pas, on en prend conscience par la reconnaissance de la figure rythmique. On prend conscience de la reprise. Il en va de même pour la prétendue continuité de notre être. Si chacune de nos actions, chacune de nos pensées, est constituée d'une série de reprises où du nouveau s'ajoute à de l'ancien, l'ensemble des actes et des pensées qui composent notre vie est aussi, à plus grande échelle, une série de reprises où nous reconnaissons des tonalités affectives, des valeurs, des modes de pensée et de comportement et, à chaque fois, nous découvrons aussi la présence d'éléments nouveaux. Nous changeons tout en demeurant le même. L'impression d'une continuité de nous-mêmes dans le temps vient de la reprise de schèmes d'action et de pensée dans un contexte chaque fois différent qui nécessite une part de création. C'est en ce sens que Bachelard peut dire que la continuité de notre être est construite à partir de la mémoire de rythmes, que notre moi n'existe que par l'habitude de certains rythmes. Les rythmes temporels sont constitutifs de notre être. Chaque instant vécu est lui-même composé d'une superposition de rythmes et le

temps horizontal, celui dont nous disons qu'il coule du passé vers l'avenir, résulte de la synchronicité de plusieurs rythmes. La réalité nous oblige par exemple à accorder différents temps pour nous comporter de manière cohérente. Nous devons accorder le temps de la parole et de l'action au temps visuel : je parle et j'agis conformément à ce que je perçois, par exemple, les auditeurs présents dans une salle de cours si je suis professeur. Je peux aussi dire intentionnellement ce que je ne pense pas ou le contraire de ce que je pense ; c'est aussi une manière d'accorder le temps de ma pensée à celui de ma parole dans la mesure où je pense que je ne dois pas dire ce que je pense. Le rythme de l'action ou celui de la parole doit être également en accord avec les rythmes vitaux. Pour comprendre l'importance de cette synchronicité, il suffit de constater combien un malaise déterminé par une perturbation de certains rythmes vitaux, trouble respiratoire ou cardiaque par exemple, peut perturber une action ou une réflexion. Enfin, tous ces temps doivent être en accord avec le temps du monde et des autres. J'adapte mon action aux événements présents et à ce que font les autres. Dans le rêve nocturne, les rythmes des différents temps vécus peuvent cesser de s'accorder : je parle à une personne que je vois et qui n'est pas celle à qui mon discours s'adresse ou encore, j'agis comme si j'étais dans un lieu qui n'est pas celui que je perçois en rêve. Des ruptures s'effectuent entre le temps vécu et le temps du monde : je parle à des personnes disparues, je revis des événements passés dans le contexte du présent ou inversement. De même, dans certaines pathologies, les rythmes temporels se désaccordent, se désengrènent, dirait Bachelard. L'inhibition de l'action, propre à certains états dépressifs, se traduit par une désynchronisation des différents temps, par le sentiment que le temps s'est arrêté, n'avance plus. Â une échelle moindre, il en est de même pour le temps de l'ennui ou celui de l'attente angoissée.

Le temps horizontal est celui dans lequel nous vivons ordinairement lorsque les rythmes de nos multiples temps vécus sont bien accordés et sont accordés au temps du monde. La reconnaissance de ces figures rythmiques produit en nous l'illusion d'une continuité, continuité du temps et continuité psychique. Mais en vertu de la discontinuité essentielle du temps vécu, des vides existent entre les instants qui rendent possible une évasion de l'esprit dans une autre dimension temporelle dont la représentation pourrait être une ligne perpendiculaire à l'axe horizontal du temps. Pour Bachelard, l'expérience de la verticalité du temps est celle d'une pensée pure, d'une spiritualité pure. Elle est, nous le verrons, une expérience esthétique. La conscience possède la capacité de désynchroniser le temps de la pensée du temps du moi et du temps du monde. De cette expérience émerge une personnalité formelle, nouménale, installée dans un temps nouménal où les instants, loin de se succéder, se superposent. L'accès à cette dimension du temps exige, nous dit Bachelard, de briser les cadres phénoménaux, sociaux et historiques du moi et de la durée, de délier notre être du temps horizontal où il est enfermé. Autrement dit, c'est par une expérience psychologique que le sujet effectue un saut dans l'ontologique. Pour décrire cette expérience et faire apparaître des aspects de plus en plus formels du moi, Bachelard nous propose d'étager les cogito : 1) Je pense donc je suis, 2) Je pense que je pense donc je suis, 3) Je pense que je pense que je pense donc je suis. On s'aperçoit que l'existence affirmée dans le (cogito) est plus formelle que celle affirmée par le (cogito)'. Le (cogito)' en effet, n'est pas totalement libéré de l'existence phénoménale. Si le sujet prend bien conscience de son existence en tant que sujet pensant et non en tant que moi phénoménal, il découvre néanmoins qu'il est une chose qui pense c'est à dire «qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine et qui sent», c'est à dire qui possède une existence phénoménale dans un temps horizontal, même en l'absence de personnalité individuelle et singulière. Avec le (cogito), on accède à une puissance

supérieure de formalisation. Le sujet se pense entrain de penser sa pensée plutôt qu'en train de penser quelque chose. Il se pense comme pensée d'une pensée plutôt que comme pensée qui doute, affirme, veut, sent, imagine... Mais il est encore pensée d'une pensée qui doute, affirme, veut, sent ou imagine. A partir du (cogito)3 et au-delà, le sujet se trouve libéré de toute forme d'existence phénoménale. On assiste à la naissance d'une personne formelle dont la conscience est conscience de la pure forme d'une pensée. «A vrai dire, l'axe de cette personnalisation formelle est dirigé à l'inverse de la personnalité substantielle, personnalité soidisant originale et profonde, mais en réalité tout embarrassée par la pesanteur des passions et des instincts, livrée à l'entraînement du temps transitif »40. On notera, dans cette phrase, le rappel de la réfutation du substantialisme de l'âme et l'allusion ironique au moi profond bergsonien. Sur quel axe temporel cette activité formelle de l'esprit se développe-t-elle ? Il y a bien un ordre des différents étages. Mais, il s'agit d'un ordre logique, d'un devenir formel ou d'une succession formelle. En réalité, l'esprit ne parcourt pas les différentes étapes l'une après l'autre, il s'installe d'emblée à un étage supérieur, effectue un saut dans l'ontologique. «De toute évidence, ce devenir formel surplombe l'instant présent ; il est en puissance dans tous les instants vécus ; il peut surgir comme une fusée hors du monde, hors de la nature, hors de la vie psychique ordinaire. Cette potentialité est une succession ordonnée... C'est sûrement une dimension de l'esprit »41. Constatant la difficulté d'accéder à un (cogito)4, une pensée à l'exposant quatre ou au-delà ayant une signification logique plutôt que psychologique, Bachelard voit dans l'accès de la conscience au (cogito)3 un état de repos formel et de bonheur fondé sur une libération à l'égard du moi et du monde phénoménal. «Le (cogito)3 est le premier état bien délesté où la conscience de vie formelle apporte un bonheur spécial »42. Cet état n'est ni durable, ni

continu. Il est le fait d'instants entrecoupés de longs intervalles durant lesquels la conscience réintègre le moi phénoménal et le temps horizontal. On ne saurait s'installer de manière durable à la troisième puissance du cogito, mais il est possible de refaire, de reprendre le saut qui conduit à cet état et de le restituer à partir de pensées diverses - au sens large et cartésien du mot pensé. «Pour durer à la troisième puissance du cogito, il faut donc chercher des raisons pour restituer les formes entrevues. On ne pourra y parvenir que si l'on s'apprend à formaliser des attitudes psychologiques assez diverses »43. Bachelard donne quelques exemples d'attitudes intellectuelles ou de sentiments pouvant donner lieu à des superpositions temporelles, parmi lesquels, la feinte, l'amour, le désir, la joie... Retenons l'exemple de l'amour. (J'aime)' ne peut être la pensée d'un sujet formel. L'(amour)' possède nécessairement un objet. Il est éprouvé par un moi singulier. L'(amour)2 est amour de l'amour : j'aime aimer. On parvient à un degré supérieur de formalisation. Cependant, on n'est pas entièrement libéré du moi phénoménal ; on n'est pas un sujet purement formel : on aime l'amour de certaines choses ou de certaines personnes. On dira d'un séducteur qu'il aime l'amour, qu'il aime aimer les femmes. Lorsque l'on accède à l'(amour)3 : l'amour de l'amour de l'amour, ou à l'(amour)4, quel peut être l'objet de l'amour et y a-t-il encore un moi qui aime ? On ne trouve que le sentiment sans objet d'une personne formelle, un amour qui est pure forme de l'amour et qui est à lui-même sa propre fin. Bachelard parle alors d'un «pur art de l'amour» et, à ce degré de libération, de détachement de l'objet et du moi où l'on ne se déterminera plus pour une chose, ni même pour une pensée, mais pour la forme d'une pensée, «la vie spirituelle deviendra esthétique pure» 44 Plus on élève les coefficients, plus on accède à des temps lacuneux, plus les vides se multiplient. On ne s'installe pas durablement et de manière continue dans ces formes de vie spirituelle. Pourtant, nous dit l'auteur, des instants même rares suffisent à entretenir cette vie spirituelle dans la mesure où il y a reprise. «Les temps idéalisés ont alors des constances sans cependant avoir une continuité »45. Faire

preuve de constance en ce qui concerne certains sentiments ce n'est pas les éprouver et les manifester de manière continue mais à de nombreuses reprises face à la même personne ou dans des contextes semblables. De la même manière, une pensée ou une attitude formalisée à la puissance trois est constante si elle est reprise et la vie spirituelle est constante dans la mesure où des pensées et des attitudes différentes peuvent être élevées à la puissance trois, où un saut dans l'ontologique est effectué à des instants différents séparés par des intervalles temporels où s'écoule le temps horizontal. On peut aussi imaginer que des pensées et des attitudes diverses, voire toutes les possibilités de l'esprit, puissent être élevées en même temps à une puissance telle que s'effectue le saut dans l'ontologique, qu'elles puissent se tenir ensemble à la même puissance sur le même instant, ce qui est d'ailleurs le sens étymologique du mot constance (du latin : cumstare). Rien donc de continu, mais une vie spirituelle stabilisée par la reprise d'instants où le sujet libéré du moi phénoménal et du temps du monde, accède à une autre dimension du temps et à un état de bonheur et de repos. En quel sens la vie spirituelle peut-elle être dite «esthétique pure»? Comment peut-on comprendre l'expression utilisée par Bachelard ? Lorsque Kant aborde la question des jugements esthétiques, il oppose le jugement esthétique empirique au jugement de goût qui est un jugement esthétique pur. Le premier exprime la satisfaction face à un objet perçu comme agréable c'est-à-dire possédant pour le sujet un intérêt sensible. Il s'agit donc d'un plaisir des sens éprouvé par un sujet sensible singulier face à un objet sensible singulier. En d'autres termes, le jugement est porté par le moi phénoménal. En revanche, le jugement esthétique pur est un jugement désintéressé, expression d'une satisfaction qui n'est fondée sur aucun intérêt, qu'il soit d'ordre sensible ou rationnel. On appelle beau l'objet d'une telle satisfaction. Le beau ne satisfait aucune tendance biologique, il n'est source d'aucun plaisir des sens ; il n'est pas utile à quelque

action que ce soit ; il n'est pas au service d'un idéal moral. Il n'est pas un moyen mais une fin. Il n'a d'autre finalité que lui-même. Kant définit ainsi la beauté comme «la forme de la finalité d'un objet en tant qu'elle est perçue en celui-ci sans représentation d'une fin». La finalité propre à l'objet beau est donc une finalité formelle et le sentiment du beau concerne un sujet formel, libéré de tous les intérêts propres à un moi singulier défini par ses besoins et ses désirs, par les buts et les valeurs dont il poursuit la réalisation dans un temps phénoménal, horizontal selon la terminologie de Bachelard. Et si l'on adopte le cadre conceptuel de ce dernier, on pourrait dire que le sentiment esthétique pur ne peut être éprouvé que sur un axe vertical du temps. Les textes de l'auteur autorisent-ils cette interprétation ? Certes, les analyses de Bachelard se situent dans un cadre plus large qui est celui d'une spiritualité pure à laquelle peuvent conduire de nombreuses attitudes psychologiques pourvu que les coefficients de formalisation de celles-ci atteignent la troisième puissance et que puisse s'effectuer un saut ontologique. Néanmoins, parmi ces attitudes psychologiques, terme très général qui correspond en fait pour l'auteur à tout ce que désigne le mot pensé chez Descartes, on peut légitimement inclure l'émotion esthétique impure, empirique qui, par une ascension formalisante, conduirait à cette expérience spirituelle qui est «esthétique pure». De même que l'(amour)3 se délierait de l'objet aimé pour devenir «pur art de l'amour», l'(émotion esthétique)3' déliée de tout objet sensible, deviendrait sentiment pur, sentiment du Beau. Parmi toutes les attitudes psychologiques qui, formalisées à une puissance suffisante, permettent l'accession à une expérience spirituelle qui serait esthétique pure, expérience du Beau, on voit que l'émotion esthétique jouit d'un statut particulier. La formalisation de cette émotion face à un objet du monde sensible, un paysage par exemple, peut conduire n'importe quel spectateur à une de contemplation esthétique purement spirituelle. Cette expérience peut être également la source d'une création artistique, un tableau

ou un poème par exemple, objets qui constitueront à leur tour le support d'une émotion dont la formalisation conduira le spectateur ou le lecteur à la contemplation du Beau. Lorsque, dans La Poétique de la rêverie, Bachelard aborde le thème de la «rêverie oeuvrante», il souligne l'importance du regard du peintre comme de celui du poète et cite Novalis: «L'art du peintre est l'art de voir beau». La vision peinte par l'artiste ou exprimée par le poète est une «vision surélevée», issue d'un œil qui est «un centre de lumière, un petit soleil humain qui projette sa lumière sur l'objet regardé »46. Le tableau, le poème, semblent donc bien être pour Bachelard l'expression de la contemplation du beau, d'une expérience de spiritualité pure. Un autre texte, publié en 1939 dans la revue Messages, nous le confirme. Il s'intitule : Instant poétique et métaphysique. Le temps de la poésie est un «temps arrêté», nous dit le philosophe, un temps vertical. Le poète détruit l'apparente continuité du temps horizontal, immobilise en quelque sorte la vie pour créer un instant où se nouent et s'ordonnent des simultanéités, où, sur un même instant, peuvent se vivre et s'exprimer des tonalités affectives ou des pensées contraires. La prose ordinaire ne peut exprimer les mélanges subtils d'états émotionnels ou de sentiments contraires qu'il nous arrive d'éprouver. Les termes antithétiques se succèdent, donnant l'illusion d'une continuité de pensée qui serait une continuité de vécu. L'image poétique, au contraire, exprime une ambivalence, non une antithèse. Le poète «vit en un instant les deux termes de ses antithèses. Le deuxième terme n'est pas appelé par le premier. Les deux termes sont nés ensemble» 47. Que des termes antithétiques qui se succèdent puissent plaire, cela est possible, mais cela reste de l'ordre de l'agréable. Lorsque des antithèses se contractent en ambivalences dans l'image poétique, cela produit le ravissement et l'extase. L'image est belle. L'entrée dans le temps vertical exige que le poète se délie du temps horizontal. Une triple expérience psychologique en est la condition: le poète doit briser les cadres sociaux, phénoménaux et vitaux de la

durée, c'est-à-dire cesser de référer son temps au temps des autres, au temps des choses et au temps de ses propres rythmes vitaux. Alors, «le temps ne coule plus. Il jaillit »48. La création de l'image poétique est donc un saut dans l'ontologique, une véritable expérience spirituelle. «La poésie, dit Bachelard, est une métaphysique instantanée »49 Cet instant poétique, immobile et lumineux où se dévoile la beauté, Baudelaire en perçoit le symbole dans la lumière des yeux de son chat. «Au fond de ses yeux adorables je vois toujours l'heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l'espace, sans division de minutes ni de secondes une heure immobile qui n'est pas marquée par les horloges... »50. Et Bachelard rappelle comment chez ce poète, l'image noue ensemble dans un instant immobile, la nuit et la lumière, la tristesse et la gaieté, La noirceur et la clarté, le bien et le mal. À titre d'exemple des ambivalences du cœur à l'origine d'une image poétique, Bachelard choisit l'exemple de l'instant poétique du regret souriant. Le regret souriant se développe nécessairement dans un temps vertical, remarque l'auteur, puisque aucun des deux moments ne précède l'autre ou est cause antécédente de l'autre. «Le sourire regrette et le regret sourit »51. Dans la mesure où, par l'ascension dans le temps vertical, le sujet se libère du moi sensible inscrit dans le temps horizontal, il se libère par là même de la douleur du regret. Tandis que l'âme s'élève, le regret s'allège, remarque l'auteur. Par la dématérialisation du sujet et de l'objet du regret, la souffrance acquiert une beauté formelle. Ainsi peut-on dire que le regret souriant est «la beauté formelle du malheur »52. Notons, pour terminer cette analyse, qu'un des plus beaux exemples d'instant poétique donné par Bachelard se réfère à une expérience personnelle et se trouve rapporté dans le texte intitulé : Fragment d'un journal de l'homme. Le philosophe a souvent évoqué dans son œuvre la solitude heureuse, nécessaire pour le rêveur comme pour

le savant. Or, voici que, dans ces pages, il nous dit comment, à la faveur de l'obscurité d'une nuit, il est arrivé que son sentiment de solitude heureuse se teinte subtilement de peine et de malheur. Alors le philosophe saisit «cet instant subtil, cruel, net comme l'absurde - une flèche! - où l'ondulation de la solitude malheureuse vient se resserrer au point que tu condenses l'absurdité de la douleur humaine en une contradiction: la solitude heureuse est une solitude malheureuse »53. La contradiction disparaît lorsque l'on complète la proposition précédente par une autre où l'on inverse les termes: «La solitude malheureuse est une solitude heureuse.» Le désenchantement que produit la conscience d'une solitude heureuse troublée par la peine, se mêle à la conscience d'un espoir, d'une volonté, d'une joie, inséparables de la solitude malheureuse. L'ambivalence remplace la contradiction et la solitude redevient «la patrie du bonheur», d'un bonheur plus formel, un bonheur qui est repos, souvent évoqué par le philosophe. La prose serait donc impuissante à exprimer les ambivalences du cœur humain et, plus généralement, d'un très grand nombre de nos représentations psychiques. Au service d'une pensée discursive, elle procède toujours par succession de termes antithétiques qui dénaturent nos pensées. Dans le procès qu'il faisait des limites du langage, Bergson formulait une critique analogue les mots ne peuvent exprimer nos pensées dans leur singularité et leur originalité, les nuances subtiles de nos états affectifs. Enchaînés aux concepts, ils ne disent que l'universel. D'autre part, ils traduisent toujours de manière successive des contenus psychiques qui se fondent et s'interpénétrent. Ainsi les mots nous séparent de notre propre vécu et de nous-mêmes. Pour Bergson, le poète parvient, dans une certaine mesure seulement, à surmonter cette difficulté inhérente à la nature même du langage. Pour Bachelard, en revanche, l'image poétique a le pouvoir d'exprimer des ambivalences, parce que sa création s'effectue dans un instant où les contraires se nouent ensemble sans se succéder, parce qu'elle exige un saut dans un temps vertical,

nouménal, parce que la poésie est une «métaphysique instantanée». Cette ascension qui délie le poète du temps du monde et du temps du moi est source à la fois de la beauté de sa vision et de la beauté de l'image. Les textes de Bachelard n'excluent pas l'extension de cette analyse à l'image plastique et, plus largement à toute création artistique ; nous avons remarqué qu'ils en suggèrent la possibilité. Peut-on trouver un fondement objectif à cette interprétation de l'expérience esthétique ?

II LA CONTEMPLATION ESTHÉTIQUE ILLUMINATION ET EXTASE Lorsqu'il a été question, dans le chapitre précédent, d'expérience spirituelle, il ne s'agissait pas, bien évidemment, de restaurer un vieux préjugé spiritualiste fondé sur une ignorance des données de la science actuelle, la croyance en une différence de nature entre l'esprit et la matière, en une dualité de l'âme et du corps. Rien d'ailleurs, dans les analyses de Bachelard, ne justifierait ce présupposé. La notion de spiritualité se fonde uniquement sur la capacité qu'aurait la conscience, à certains instants, de se délier du moi phénoménal auquel elle est associée, ou, pourrait-on dire en usant d'une terminologie déjà utilisée, du moi autobiographique. Cette expérience ne constituerait pas une régression à une simple conscience-noyau, soumise aux cadres vitaux de la durée, mais supposerait au contraire le dépassement de la conscienceétendue attachée au moi autobiographique vers une autre forme de conscience, une conscience que l'on peut appeler nouménale. C'est en ce sens que Bachelard nous dit que le temps vertical constitue une dimension de l'esprit. Mais cette dimension de l'esprit possède un support matériel, biologique, toute expérience spirituelle pouvant être comprise comme la manifestation mentale de mécanismes physicochimiques qui mettent en jeu l'organisation neurale et le fonctionnement du cerveau humain. Tenter de comprendre quelles sont les bases neurales de la création artistique, de la contemplation d'une œuvre d'art et du plaisir esthétique, tel est l'objectif de la neuroesthétique. Regarder un tableau, écouter une symphonie, ces activités mettent en jeu un certain nombre de fonctions cognitives et (ou) motrices dont, pour certaines au moins, les supports neurophysiologiques sont relativement bien connus.

On a pu mettre en évidence les aires visuelles spécialisées dans la perception des couleurs, des formes, du mouvement. On sait qu'il existe aussi une spécialisation des cellules. Une cellule peut répondre à une couleur et non aux autres ; une cellule peut être sélective du mouvement dans une direction et non dans une autre et être indifférente à la forme et à la couleur du stimulus en mouvement. La luminance, appelée communément "valeur" d'une couleur, désigne la puissance rayonnée par une source lumineuse en relation avec la longueur d'onde telle qu'elle est perçue par le sujet. La luminance joue un rôle critique dans la perception de la profondeur, du mouvement, de l'organisation de l'espace. On a pu montrer comment les réponses de luminance s'effectuent au niveau des cellules ganglionnaires de la rétine. On sait aussi que le cerveau se libère en quelque sorte des longueurs d'onde précises et reconstruit la couleur d'un objet en extrayant de celui-ci un paramètre physique invariant, la réflectance. Cela explique la constance des couleurs, le fait que les couleurs d'un tableau nous apparaissent à peu près les mêmes que la lumière soit naturelle ou artificielle. Le neurobiologiste Semir Zeki et son équipe ont enregistré des types cellulaires susceptibles d'intervenir dans ce phénomène, cellules ganglionnaires de la rétine, cellules du thalamus et du cortex cérébral. Tous ces mécanismes neuro-perceptifs ne sont pas spécifiques de la perception d'un tableau et interviennent dans notre perception des objets du monde extérieur en général. L'approche neuroesthétique consiste à étudier comment les artistes ont utilisé ces potentialités du cerveau humain, souvent de manière empirique, à partir de leur propre expérience perceptive et de leur pratique. C'est en ce sens que Semir Zeki disait des peintres qu'ils étaient tous des neurologues. On pensera par exemple à la théorie de la perspective ou aux recherches des peintres impressionnistes sur la lumière, des fauvistes sur la couleur, des futuristes sur le mouvement. Un certain nombre d'études réalisées à propos de l'optical art et de l'art cinétique permettent de comprendre les effets produits par ces

techniques artistiques. Que se passe-t-il au niveau neuronal lors de la perception du mouvement réel ou de l'illusion du mouvement ? Dans les aires visuelles existent des cellules sélectives de l'orientation des lignes. Comment le cerveau établit-il une différence entre les lignes orientées dans un tableau immobile et les lignes orientées dans une composition en mouvement, un mobile de Calder par exemple ? Quand nous regardons un objet, les yeux ne sont jamais parfaitement immobiles. Le mouvement de l'œil a pour conséquence de déplacer la position rétinienne de l'image. Ce phénomène se produit également lorsque l'objet se déplace. Le mouvement est reçu dans l'aire V5 ; les cellules de l'orientation se trouvent dans l'aire V3. Certaines études réalisées par l'équipe de Samir Zeki montrent que, lors de la perception d'un mouvement, certaines cellules de l'aire V3, nommées "cellules du vrai mouvement", seraient capables de distinguer entre mouvement de l'œil et mouvement de l'objet, l'effet étant le même en ce qui concerne le déplacement de la position de l'image du stimulus sur la rétine. Pourquoi Calder utilisait-il dans ses mobiles le blanc, le noir et le rouge, excluant les autres couleurs ? Parce que, selon l'artiste, l'usage de couleurs secondaires aurait nui à la clarté des compositions. Cette appréciation empirique a-t-elle un fondement neurologique ? Sans doute. On a observé en effet que, lorsque l'aire sélective des couleurs (V4) est activée, l'activation de l'aire du mouvement (V5) décroît. Que se passe-t-il lorsque le mouvement est illusoire ? Dans Enigma d'Isia Leviant, figure pourtant immobile, l'aire visuelle de la perception du mouvement (V5) est sollicitée. Le mouvement pourrait donc être, dans ce cas, une création du cerveau. D'autres études, cependant, montrent que la perception du mouvement serait la conséquence des petits mouvements de l'œil appelés "saccades". Mais pourquoi le phénomène se produit-il uniquement pour ce type de compositions ? La question reste ouverte.

Les aires cérébrales dont les cellules entrent en activité et les cartes neurales diffèrent quand un sujet regarde un objet figuratif en couleur et quand il regarde des formes abstraites. Dans le premier cas, l'hippocampe est activé, non dans le second. Il l'est également lorsque la couleur est inadaptée à la forme. Cela n'a rien d'étonnant puisque l'hippocampe est impliqué dans les opérations de mémoire et que l'image entre en conflit avec l'expérience passée mémorisée. Qu'en est-il en ce qui concerne la capacité de reconnaissance des visages et des expressions ? Reconnaître un visage ou l'expression de la peur sur ce même visage n'a rien de spécifique à la perception d'une œuvre d'art. Mais la compréhension des mécanismes neuraux engagés dans ces processus mentaux peut éclairer à la fois certains aspects de la pratique des artistes et de la contemplation esthétique. Dès le début des années soixante-dix, on a pu mettre en évidence des territoires corticaux situés dans les régions temporales et pariétales, en avant des aires visuelles, dont le rôle est important dans la reconnaissance et dans la localisation spatiale. Au cours d'expériences faites chez le singe macaque, on a pu enregistrer, dans une zone précise du cortex temporal, des neurones dont la spécialisation est remarquable, qui répondent à la présentation d'un visage familier vu de face mais non de profil ou inversement, aux expressions de ce visage ou à certains traits (yeux, cheveux...). La réponse du neurone est moins importante si on enlève les yeux. Il n'y a pas de réponse si le visage est découpé en morceaux. Ces neurones répondent donc à des formes complexes. Chez l'homme, un processus d'apprentissage des traits du visage s'établit au cours du développement. On pense que des neurones, appelés quelquefois "unités gnostiques", sont activés sélectivement lorsque le regard se déplace vers un même personnage ou vers un même objet, permettant de les reconnaître et de préciser les relations entre figures et objets, entre les personnages et (ou) les différents objets présents dans un tableau lorsqu'il s'agit d'une composition artistique.

Toutes les aires cérébrales mobilisées dans la perception des couleurs, dans l'analyse de la forme, de l'organisation spatiale et du mouvement, sont interconnectées, permettant la construction d'un objet mental, un tableau ou une sculpture par exemple. La contemplation esthétique ne met pas seulement en jeu la perception et la reconnaissance des formes. Une œuvre d'art est un ensemble de signes qui donnent lieu à une réflexion, à une recherche de sens possibles, à des hypothèses et des interprétations. Ces opérations intellectuelles exigent la participation des aires cérébrales impliquées dans les fonctions de mémoire ainsi que d'un ensemble complexe de territoires corticaux situés dans le lobe frontal. Dans les années soixante-dix, le neurologue russe Alexandre Luria avait utilisé une reproduction de tableau pour étudier les conséquences de lésions du lobe frontal en ce qui concerne la compréhension des divers niveaux de sens d'une image. Il s'agissait d'un tableau du Baron Klodt représentant une jeune fille mourante assise dans un fauteuil en présence de ses parents et de sa sœur. Le patient mis en présence de l'image s'intéressa aux détails et ne put effectuer une synthèse. Il interpréta le tableau comme une scène de mariage ! De cette observation et d'autres expériences ultérieures, il est possible de conclure que le cortex préfrontal participe à la perception de l'organisation d'ensemble des éléments du tableau et à la saisie du sens. Il jouerait un rôle essentiel dans l'attribution à autrui - ou à sa reproduction figurée - d'affects, d'opinions ou d'intentions et il maintiendrait "en ligne", dans l'espace de travail conscient, des représentations stockées dans la mémoire à long terme pour permettre l'élaboration d'une interprétation pertinente. Toute œuvre d'art, figurative ou abstraite, est ouverte ; le spectateur jouit d'une grande liberté d'interprétation, mais toutes les significations ne sont pas pertinentes. L'artiste peut délibérément rechercher certaines ambiguïtés afin de multiplier ou de brouiller les significations. Il peut combiner des formes ou des figures de manière irrationnelle, construire des espaces aberrants ou créer des formes difficiles à identifier. Les têtes d'ArcimboIdo, les perspectives de

Piranèse ou de Escher ainsi que nombre de tableaux surréalistes en constituent des exemples. Nous savons tous, par expérience, que l'accès aux différents niveaux de signification d'une œuvre d'art ne constitue pas une opération purement intellectuelle. Il fait intervenir des mécanismes émotionnels. Comprendre ce qu'éprouvent les personnages représentés dans un tableau ou incarnés par les acteurs d'une pièce de théâtre exige une forme d'empathie, une capacité du spectateur de projeter en eux sa propre intériorité. Depuis très longtemps, artistes et scientifiques s'intéressent à l'expression des émotions et à leurs bases physiologiques sinon neuronales. Au dix-septième siècle, Charles Le Brun, se fondant sur les travaux de Descartes, met en relation les passions de l'âme et les expressions du visage. Au début du dix-neuvième siècle, tandis que Gall propose son modèle phrénologique, Charles Bell tente de déterminer les muscles du visage intervenant dans l'expression des différentes émotions. Nombre d'artistes de l'époque s'inspireront de ses recherches, notamment Courbet. Aujourd'hui les bases neurales de l'empathie sont mieux connues. L'imagerie cérébrale montre les relations étroites existant entre le cortex préfrontal et le système limbique appelé quelquefois "cerveau des émotions" et dont le rôle est important dans le contrôle des états affectifs du sujet. Des expériences d'imagerie cérébrale ont été faites sur la perception de la douleur chez le sujet lui-même soumis à une stimulation douloureuse et chez un partenaire en bonne relation avec lui, soumis à la même stimulation. Il est apparu qu'il existe des réseaux neuronaux partagés pour la douleur infligée à soi et à autrui et des réseaux propres à la douleur subie par le sujet. La capacité de se représenter les états mentaux d'autrui et de percevoir la différence ou l'identité existant avec les siens propres

pourrait résulter de l'entrée en activité de neurones présents dans l'aire de Broca et qui seraient les homologues des neurones miroirs mis en évidence dans l'aire prémotrice frontale du singe. Ceux-ci en effet entrent en activité aussi bien lors de l'exécution d'un geste complexe que lors de sa perception chez un autre. L'empathie diffère de la sympathie. La sympathie consiste à supporter, subir ou souffrir avec, comme l'indique l'étymologie : je souffre avec celui qui souffre ou je me réjouis de sa joie. Le mot empathie désigne la capacité de se projeter à l'intérieur de l'objet présent. Il peut s'agir d'autrui ou de tout autre être sensible. L'empathie est alors la possibilité que nous avons de comprendre sa joie ou sa souffrance, de nous mettre à sa place en quelque sorte. Mais il peut s'agir aussi d'objets inanimés. Des choses ou des formes naturelles, des paysages, peuvent devenir miroirs de notre intériorité. Et, lorsqu'il s'agit d'œuvres d'art, nous avons la capacité de nous projeter non seulement dans des personnages représentés sur une toile mais aussi dans n'importe quelles formes figuratives ou abstraites. On utilise fréquemment le terme empathie pour traduire le mot allemand Einfühlung utilisé à la fin du dix-neuvième siècle par Théodore Lipps et repris un peu plus tard par Wilhem Worringer pour désigner cette capacité que possède le sujet de se dessaisir de lui-même pour se projeter dans un objet sensible contemplé, capacité qui est condition du sentiment esthétique. «La jouissance esthétique est jouissance objectivée de soi. Jouir esthétiquement signifie jouir de soi-même dans un objet sensible, distinct de soi, se sentir en Einfühlung avec lui» 54. Ce concept est précisément celui qu'utilise Bachelard pour décrire le mouvement par lequel l'imagination matérielle pénètre dans la matière élémentaire, air, eau, terre ou feu, se fond en elle, se laisse conduire par elle et épouse en quelque sorte sa dynamique. Cette "Einfühlung spécialisée" est, selon le philosophe, à l'origine des images matérielles que l'on retrouve chez les poètes.

Bien que les recherches effectuées sur les bases neurales de l'empathie portent essentiellement sur la perception de la vie intérieure d'autrui présent ou représenté en image, on peut tout à fait imaginer que des mécanismes neuraux comparables interviennent lorsqu'il s'agit de projection sur des objets inanimés, processus qui engageraient des neurones de type "neurones miroirs" évoqués précédemment. Il semblerait que Jean-pierre Changeux n'exclut pas cette possibilité puisque, à propos de la relation entre émotion esthétique et empathie, il cite Théodore Lipps évoquant la joie procurée par les courbes «vigoureuses et jaillissantes» d'une colonne dorique en lesquelles le spectateur projette et retrouve des qualités qui lui appartiennent. Les processus cognitifs et affectifs que nous avons évoqués interviennent nécessairement dans la contemplation d'une œuvre d'art. Considérés séparément, ils ne lui sont pas propres. Nous percevons des formes et des couleurs dans l'espace, nous reconnaissons des objets et des personnes, nous sommes capables de nous projeter dans d'autres êtres sensibles, cela fait partie de notre relation au monde qui nous entoure. Pourrait-on dire que ce qui caractérise en propre la contemplation esthétique, c'est le rapport dans lequel entrent ces différents processus, une relation particulière, entre connaissance et affectivité, cognition et émotion, que certains objets, œuvres d'art ou choses naturelles, auraient le pouvoir de produire chez celui qui les regarde et qui serait source d'un plaisir spécifique, le plaisir esthétique ? Avant de voir quels éléments de réponse on peut apporter à cette question, examinons une autre forme d'expérience esthétique. Quels sont les mécanismes mentaux et neuronaux enjeu dans l'écoute de la musique. Mélomanes ou non, compositeurs ou simples auditeurs, les êtres humains, dans leur très grande majorité, sont sensibles à la musique et écoutent de la musique.

Trente mille neurones sont engagés, chez l'homme, dans la réception des sons. Après un certain nombre de relais, l'information issue du nerf auditif accède au corps grenouillé médian, puis au cortex auditif. Comme pour le système visuel, on distingue deux voies, l'une spécialisée dans la qualité du stimulus, l'autre dans sa localisation. Mais il ne suffit pas d'entendre des sons et de les reconnaître pour percevoir la musique et y être sensible. Cette activité est complexe. Elle met en jeu un grand nombre de fonctions, auditives, cognitives, motrices et émotionnelles. Les travaux consacrés à l'étude des bases neurales de la perception de la musique, de l'imaginaire musical et des troubles qui leur sont associés ont été nombreux au cours des trente dernières années. Les agnosies musicales ou amusies doivent être distinguées des agnosies auditives. Congénitales ou provoquées par des accidents cérébraux, elles sont généralement sélectives et peuvent porter sur la reconnaissance de la mélodie, sur la temporalité, rythmes et intervalles temporels, ou sur les timbres. Les corrélats neurologiques de ces différents types ont pu être relativement bien identifiés. On a pu montrer par exemple que les déficits dans la reconnaissance de la mélodie vont généralement de pair avec des lésions de l'hémisphère droit alors que la représentation des rythmes est plus diffuse et dépend de l'hémisphère gauche et de systèmes souscorticaux situés dans les ganglions de base et le cervelet notamment. La faculté de percevoir les dissonances peut être altérée par des lésions physiologiques précises. Il semble que le cortex auditif secondaire de la circonvolution temporale supérieure soit engagé dans le jugement de dissonance et que le système paralimbique soit engagé dans les aspects émotionnels de la perception de la dissonance. Des études ont également été conduites sur le problème de la dystimbrie ou incapacité à percevoir le timbre des instruments. On a pu montrer que les voix sont perçues sélectivement dans des régions du cortex auditif séparées anatomiquement de celles qui sont engagées dans la perception des timbres musicaux. Il existe un processus auditif très complexe à

l'origine de la constance du timbre ; il se déroule à plusieurs niveaux du cerveau et est comparable à celui de la constance des couleurs. On parle d'ailleurs de "couleur de son" ou de "couleur de ton". De nombreuses recherches concernent les hallucinations musicales. Celles-ci doivent être distinguées du simple imaginaire musical. Le sujet qui en est victime entend de la musique exactement comme si la source sonore était réellement présente. Il s'agit d'une activation pathologique des systèmes cérébraux engagés dans la perception de la musique. Les études par IRM montrent que l'audition hallucinatoire de la musique se traduit par une activité des régions normalement activées lors de l'audition d'une musique réelle, lobes temporaux, lobes frontaux, ganglions de base et cervelet. On sait depuis longtemps que la stimulation de la première circonvolution temporale droite provoque ce type d'hallucinations et que l'épilepsie temporale en est une des causes possibles. Dans le cas de la perception d'une œuvre plastique, des voies et territoires distincts du cortex cérébral interviennent dans l'analyse des indices physiques, puis dans la synthèse qui aboutit à la contemplation de l'objet. De même, c'est avec notre cerveau que nous écoutons une symphonie. Il n'y a pas d'écoute sans émotion et il convient aussi d'évoquer les bases neurales de l'aspect émotionnel de l'écoute musicale. Notons que cette association de l'intellect et de l'émotion peut devenir impossible. Soit la musique est perçue avec précision, mais elle laisse l'auditeur indifférent ; soit, inversement, l'auditeur est submergé par l'émotion, mais il ne comprend rien à ce qu'il entend. Une commotion cérébrale, certains accidents vasculaires cérébraux, peuvent avoir pour effet de rendre indifférent à la musique tout en ayant une perception correcte de sa structure formelle. Inversement, certains sujets, devenus amusiques suite à des lésions cérébrales, restent capables d'être émus par la musique. L'appréciation de la construction formelle de la musique et la capacité d'éprouver des

émotions à son écoute ne relèvent pas des mêmes mécanismes cérébraux. Nous avons tous fait l'expérience d'œuvres interprétées avec une extrême virtuosité, une grande perfection technique, qui nous émeuvent cependant peu en raison du manque de sensibilité de l'interprétation. Le pouvoir de la musique sur le plan émotionnel peut être considérable. Outre des changements dans la fréquence cardiaque, l'électromyogramme ou l'amplitude respiratoire, les images en résonance magnétique fonctionnelle ont montré, lorsque se produisent les réactions que l'on nomme "frissons musicaux", une augmentation du débit sanguin cérébral dans des régions où existent des circuits intervenant dans les systèmes de récompense. Oliver Sacks rapporte l'expérience surprenante de personnes chez lesquelles apparaît soudainement une passion pour la musique alors qu'elles n'ont jamais manifesté pour celle-ci d'intérêt particulier auparavant55. Ainsi ce chirurgien, victime d'une électrocution, dont le rétablissement fut rapide, sans séquelles notoires à l'exception de ce curieux changement de personnalité qui le conduisit à consacrer le reste de sa vie à la musique! Dans ce cas, les modifications neurologiques susceptibles d'être à l'origine de cette transformation n'ont pu être mises en évidence, les examens nécessaires n'ayant pu être pratiqués suffisamment tôt. Mais, dans beaucoup de cas comparables, un accident cérébral, accident vasculaire, épilepsie temporale ou tumeur dans le lobe temporal par exemple, est à l'origine de cette surprenante apparition de talents musicaux. Plus précisément il semblerait celle-ci puisse être mise en relation avec des modifications neuronales qui engagent les systèmes perceptuels des lobes temporaux et la connexion fonctionnelle établie entre ces derniers et les régions du système limbique engagées dans les réactions émotionnelles. Déjà dans les années soixante-dix, David Bear avait formulé l'hypothèse selon laquelle cette sorte d'hyperconnectivité pouvait être à l'origine de sentiments artistiques ou mystiques induits quelquefois par l'épilepsie temporale.

Ainsi envisagé, à partir des études évoquées dans les paragraphes précédents, le plaisir éprouvé lors de la rencontre d'une œuvre d'art, qu'il s'agisse d'une œuvre plastique ou d'une composition musicale, résulterait de la mobilisation conjuguée d'assemblées de neurones situées à divers niveaux d'organisation du cerveau, du système limbique au cortex frontal. Ce processus neural s 'exprimerait sur le plan psychique par un jeu d'émotions, de sentiments et d'activités cognitives, qui serait source de plaisir. Se fondant sur ces données biologiques, Jean-Pierre Changeux, dans son ouvrage: Raison et plaisir 56 ainsi que dans d'autres textes, conclut que «l'art exploite des prédispositions de notre cerveau à créer des "rapports" entre raison et plaisir...» et que se produit lors de la contemplation de I' œuvre d'art une «synthèse singulière et inattendue de la raison et des émotions». Cette idée n'est pas nouvelle. Elle est présente dans l'esthétique du dixhuitième siècle, notamment chez Schiller que cite d'ailleurs J.P.Changeux. Seule la beauté, pensait Schiller, peut permettre à l'homme de réaliser l'accord, l'unité harmonieuse de sa double nature sensible et raisonnable car, sous son influence, les intérêts des sens se concilient avec les lois de la raison. La thèse selon laquelle le plaisir esthétique est désintéressé, thèse présente chez Shaftesbury puis chez Kant, contient une idée similaire. Délié de tout intérêt sensible ou rationnel, le plaisir du beau est produit, selon Kant, par le libre jeu harmonieux de nos facultés cognitives. L'objet capable de susciter en nous une prolifération d'images et d'idées, sans qu'il y ait conflit entre les exigences de la raison et les libres productions de l'imagination, détermine une forme particulière de satisfaction, le plaisir esthétique ou le sentiment du beau. Seule l'expérience du beau permet à l'homme de réaliser l'harmonie de ses facultés sensibles et de ses facultés intellectuelles. Lorsque les neurobiologistes s'intéressent à l'exercice des facultés cognitives qui interviennent lors de la contemplation d'un tableau et permettent la réalisation d'une synthèse consciente, perception, mémoire, imagination et raisonnement, ils ne font que chercher un support neural à des mécanismes cognitifs que les philosophes du dix-

huitième siècle avaient décrits à partir d'approches purement psychologiques. L'entrée en activité et l'interconnexion des systèmes neuronaux engagés dans de multiples opérations cognitives et des réseaux du système limbique engagés dans l'émotion serait à l'origine de ce plaisir particulier que nous appelons plaisir esthétique. Ayant pour objet la contemplation esthétique, la neuroesthétique s'intéresse aussi nécessairement à la création artistique. Elle s'efforce de mettre en évidence les bases neurales du processus créateur. Qu'il s'agisse d'un peintre, d'un sculpteur ou d'un musicien, les domaines cérébraux et les mécanismes moteurs qui commandent les mouvements des doigts, des mains, des bras, sont assez bien connus. On sait que les aires pariétales interviennent dans le réglage de l'attention visuelle et permettent une reconstruction invariante de l'espace visuel, lequel reste stable malgré les mouvements de la tête, des yeux ou du corps d'un peintre, par exemple, qui observe son modèle. Mais la programmation initiale des gestes s'élabore, en amont du cortex moteur, au niveau des régions frontales du cortex. Un peintre instaure un dialogue avec sa toile. A chaque étape, l'artiste sollicite sa mémoire, son imagination et sa raison. L'image du tableau, telle qu'elle se présente, induit des souvenirs, appelle tout un vocabulaire de formes et de figures, héritées de l'éducation, de l'expérience et des travaux précédents, suggère des inventions, de nouvelles images et de nouvelles techniques. La raison permet d'effectuer des synthèses entre tous ces éléments, de les rassembler conformément à un style particulier, marque d'une personnalité. Toutes ces démarches cognitives nécessitent une participation majeure du lobe frontal. Des assemblées de neurones entrent en activité pour produire toutes sortes de représentations dont certaines se maintiennent dans l'espace conscient, dans la mémoire de travail, tandis que d'autres sont éliminées. Ainsi se compose une idée du tableau, idée en constante évolution. Mais, qu'est-ce qui permet à l'artiste, à un certain instant, de percevoir l'œuvre comme achevée et d'en éprouver satisfaction, de

savoir qu'elle ne subira désormais plus de retouches, sinon mineures ? Il semblerait que se produise, à un certain instant, une sorte de révélation ou d'illumination, phénomène psychique comparable selon J.P.Changeux à ce qui se produit lorsque la solution d'un problème "illumine" la pensée du mathématicien. Comme le mathématicien se trouve soudain éclairé par la lumière de la vérité, l'artiste serait éclairé par la lumière de la beauté. L'instant de l'illumination est l'aboutissement d'un processus cognitif, d'un enchaînement d'opérations mentales. Il est un instant vécu singulier. Est-on en mesure d'en définir les bases neurales ? C'est ce que tentent JP. Changeux et Alain Connes dans un dialogue où ils se proposent d'examiner ensemble le travail du mathématicien à la lumière de la neurobiologie57. C'est précisément en recourant au concept d'illumination que le mathématicien Hadamard décrivait une étape essentielle de la création mathématique 58. Lors du travail qui précédait et préparait une découverte, surgissait parfois, disait-il, une illumination qui envahissait son cerveau et sa sensibilité, après quoi pouvait commencer un travail de raisonnement dans un but de vérification, l'illumination relevant de l'intuition. Alain Connes confirme avoir fait lui-même cette expérience et n'avoir pu éviter, à cet instant, d'avoir les larmes aux yeux. L'illumination, selon lui, implique l'affectivité. Toutefois, elle suppose une période préalable où s'effectue une forme de libération de la pensée, où le mathématicien laisse s'opérer un travail du subconscient, une sorte d'"incubation", le mot étant encore emprunté à J. Hadamard. La stratégie consiste à réfléchir sur des questions annexes, parfois très éloignées du problème que l'on veut résoudre. A un moment donné, une des idées qui se présentent à la conscience entre en résonance avec la question que l'on traite, s'avère être une clé qui entre dans la serrure et donne une solution au problème posé. Il s'agit d'une intuition qui se déroule dans un temps extrêmement bref. «Au moment de l'illumination se produit un mécanisme que je ne saurais définir, qui assure que la clé ouvre bien la serrure» 59. Cette

certitude intuitive déclenche la réaction affective. Le plaisir éprouvé alors est une réaction qui signale «que ce qui a été trouvé marche, est cohérent et, pourrait-on dire, esthétique. Ce plaisir, j'en suis certain, est analogue à celui des artistes, lorsqu'ils trouvent une solution, lorsqu'un tableau est parfaitement cohérent et harmonieux 60» Comment décrire sur le plan neural ce processus de la découverte ? C'est ce que tente J.P. Changeux. Un objet mental correspond à une carte neurale, un graphe résultant de l'entrée en activité d'une assemblée de neurones, chacun ayant, au sein de cet ensemble, une spécificité fonctionnelle. Au niveau de la raison, sont engagées des "assemblées d'assemblées" de neurones constituant des «architectures neurales de la raison». Le lobe frontal est engagé dans les fonctions de raisonnement. Il intervient dans l'enchaînement d'opérations mathématiques, dans la résolution de problèmes et la proposition de problèmes. Lors de la période que les auteurs ont appelée incubation, des assemblées de neurones actifs correspondant à des pré-représentations, sont soumises à une épreuve de sélection relevant de ce que l'on nomme un darwinisme mental, épreuve à l'issue de laquelle certaines sont éliminées. L'illumination coïncide avec une entrée en résonance de certaines représentations entre elles. Or, le cortex frontal, non seulement élabore des stratégies cognitives, mais il est capable, du fait de ses connexions très riches avec le système limbique, de développer des stratégies émotionnelles. Lors de l'illumination, les résonances qui se produisent au niveau du cortex frontal s'étendent jusqu'au système limbique. L'état émotionnel, le plaisir, est une sorte de signal permettant la reconnaissance d'une harmonie intérieure entre plusieurs représentations. Il s'agit en quelque sorte d'une fonction d'évaluation. Le stress, à l'inverse, pourra signaler le manque d'adéquation entre les représentations. On observera le parallélisme entre les processus cognitifs et neuraux intervenant dans la découverte scientifique et ceux

intervenant dans le cadre de la création artistique: engagement du cortex frontal dans l'élaboration d'idées, d'hypothèses, de raisonnements, multiples processus de sélection, jusqu'à la révélation d'une association cohérente, d'une congruence signalée par le plaisir de la découverte, cette dernière étant issue de l'entrée en résonance des architectures neurales engagées dans la cognition et de certaines régions du système limbique. C'est aussi en termes d'illumination ou de révélation qu'est décrite parfois la rencontre du beau dans l'expérience esthétique. Reprenant ici des termes kantiens, on pourrait dire que certains objets possèdent le pouvoir de provoquer chez le spectateur un libre jeu des facultés cognitives à la faveur duquel se révèle la beauté sous la forme d'un sentiment, le plaisir esthétique. Il se pourrait que, dans un certain nombre de cas, à la faveur de cette prolifération d'images et d'idées propre à la contemplation, survienne une découverte, celle d'une congruence, d'un accord entre des représentations qui jusqu'alors n'avaient jamais été mises en relation. Cette découverte serait une sorte de révélation qui soudain illuminerait l'esprit. L'illumination ne serait pas une composante essentielle de l'expérience esthétique, mais elle caractériserait une forme possible de cette expérience, une manière de la vivre correspondant à une plus haute spiritualité. En termes bachelardiens, on parlerait d'un plaisir esthétique élevé à un plus haut degré de formalisation. Pourrait-on envisager un degré encore plus élevé de formalisation ? Peut-on vivre le plaisir esthétique à une puissance qui correspondrait à une spiritualité plus haute encore, à la plus haute spiritualité ? On parlerait alors de ravissement, d'extase, termes parfois utilisés pour décrire l'expérience esthétique. Le plaisir esthétique pur, au sens kantien, et l'illumination constitueraient déjà des expériences par lesquelles le sujet effectue un saut ontologique et accède à la dimension verticale du temps. Par le ravissement et l'extase, il entrerait pleinement dans le temps nouménal.

Bachelard associe l'instant poétique au ravissement et à l'extase. Comme l'indique l'étymologie, l'extase est le fait de se tenir hors de soi. Celui qui est en extase a été ravi, c'est-à-dire transporté hors de lui-même, sans intention ni volonté de sa part. Certaines images poétiques et, plus largement, certaines œuvres d'art possèdent ce pouvoir de nous ravir. Mais, quel est ce moi hors duquel nous sommes transportés ? Pour Bachelard, il s'agit du moi phénoménal enchaîné au devenir, au temps de la vie, au temps des autres et au temps des choses, le moi autobiographique, objet d'une conscienceétendue. Le ravissement peut être conçu comme un saut hors du temps horizontal et hors du moi phénoménal dont l'effet est l'extase. Le jeu des perceptions, des images et des idées, de toutes les représentations qui constituent la contemplation esthétique produit, à certains instants privilégiés et singuliers, la rencontre d'une congruence, d'une harmonie entre plusieurs objets mentaux. C'est l'illumination. Le sujet se trouve alors surpris. On peut penser que, dans certains cas, il arrive qu'il soit ravi, transporté dans le temps vertical. C'est l'extase. Mais à quelles conditions l'illumination pourrait-elle produire l'extase ? Nous avons vu que, dans son analyse de l'image poétique, Bachelard décrit ce type d'expérience. Parmi les représentations dont la rencontre harmonieuse illumine la conscience, certaines sont antithétiques. Elles ne sauraient entrer en accord que dans un temps vertical où elles se présentent sous forme d'une ambivalence, d'une image où les antithèses s'expriment simultanément. Ces images sont exprimées en mots par le poète. Il peut s'agir aussi d'images plastiques. Nous pourrions nommer ces dernières images plastiques poétiques, le terme poétique étant alors utilisé au sens large et s'appliquant à toute création littéraire ou manuelle susceptible de susciter une émotion esthétique. Dans l'ouvrage : Raison et plaisir, J. P. Changeux en propose un exemple. Il choisit le tableau de Bellange intitulé Lamentation sur le Christ mort. Chaque spectateur va appréhender le tableau en fonction de sa culture, de son histoire personnelle. Aucun, vraisemblablement, ne négligera le

fait que ce tableau invite à une méditation sur la mort. Néanmoins, la multiplicité des représentations associées à la perception de l'image dépendra largement de l'expérience de chacun, de tout un ensemble de contenus stockés dans sa mémoire. Une bonne connaissance de la tradition chrétienne et de l'histoire de l'art conduira par exemple un spectateur à réinsérer le thème de la crucifixion dans un ensemble d'œuvres de périodes différentes dont les images seront inévitablement convoquées et comparées. On peut penser qu'à ces images seront associées des représentations plus personnelles de la mort, des réflexions sur le style de l'artiste. Le spectateur évoquera peut-être des œuvres littéraires. Â la faveur de ce libre jeu d'images, d'idées, d'hypothèses de sens, un rapport harmonieux s'établira entre certaines d'entre elles, associant illumination et plaisir esthétique. Mais J.P. Changeux remarque autre chose. Le pouvoir de cette œuvre découle de la saisie d'une ambivalence. La mort y est présentée sous une forme qui, de toute évidence, contredit sa réalité phénoménale. Le corps du Christ n'a en aucune manière l'apparence rigide d'un cadavre. Il est souple, sensuel et harmonieux. La posture est celle d'un corps vivant. Nous avons là un exemple d'une image plastique dans laquelle se nouent ensemble des contradictions transformées en ambivalences. La mort est harmonie et sensualité ; dans la sensualité et l'harmonie du corps vivant est inscrite la mort. La douleur est paisible et sereine et la sérénité est douloureuse. Le pouvoir que possède l'image de nous ravir découle de cette ambivalence. Dans le temps phénoménal, des éléments antithétiques ne peuvent être donnés simultanément : l'apparence d'un cadavre exclut les formes et les postures d'un corps vivant. Le saut dans le temps vertical rend possible la simultanéité et les contradictions se nouent en ambivalences. Les formes abstraites, comme les formes figuratives induisent chez le spectateur diverses tonalités affectives, provoquent l'élaboration d'images mentales et d'interprétations dont certaines sont sélectionnées et maintenues dans l'espace conscient tandis que d'autres sont éliminées. L'entrée en résonance de deux ou plusieurs

de ces représentations produira émotion esthétique et illumination. Il est tout à fait possible aussi que certaines combinaisons de formes donnent lieu à des représentations antithétiques. Kandinsky évoque la possibilité qu'a l'artiste de créer des combinaisons de formes et de couleurs dont l'harmonie naît de valeurs antithétiques. Formes et couleurs sont des "êtres spirituels" dont émane un certain "parfum". Chacune possède une sonorité intérieure qui en constitue la "substance subjective" et découle de ses caractéristiques propres. Sa délimitation dans l'espace par les formes ou couleurs qui l'environnent lui confère une "enveloppe objective". Sa sonorité se trouve ainsi nécessairement modifiée. Comme formes et couleurs, selon Kandinsky, agissent sur les différents organes des sens en les mettant en résonance et possèdent le pouvoir d'induire certaines tonalités affectives, l'effet de l'œuvre sur le psychisme résultera de la combinaison effectuée par l'artiste. La sonorité d'une couleur se trouve renforcée et retentit mieux associée à certaines formes, un jaune par exemple dans une forme pointue ou un bleu dans une forme ronde. L'artiste peut atténuer la sonorité d'une forme par une couleur ou inversement, celle d'une couleur par une forme. Il peut aussi user de combinaisons où les sonorités s'opposent. Un cercle jaune ne constitue pas une disharmonie, mais une possibilité qui, dans un ensemble de formes et de couleurs, est une cause d'harmonie. Le principe qui guide les choix de l'artiste est nommé Principe de la Nécessité intérieure ou Principe du contact efficace avec l'âme humaine. Kandinsky, il est vrai, considère que formes et couleurs possèdent une même résonance chez les différents spectateurs et il attribue au langage abstrait une universalité subjective. Ce présupposé est sans doute discutable. Le pouvoir d'une oeuvre d'art découle des percepts, des affects, des images et des idées qu'elle induit dans l'espace conscient du spectateur et de la manière dont ces contenus psychiques entrent en résonance. Ils sont

vraisemblablement, pour un très grand nombre d'entre eux, différents pour des spectateurs différents. Retenons seulement de l'analyse de Kandinsky l'idée que des œuvres abstraites peuvent, de la même manière que des œuvres figuratives proposer des images dont le pouvoir d'émouvoir résulte d'un accord harmonieux, éprouvé par le spectateur, entre des représentations induites par des assemblages de formes et de couleurs. Que ces représentations puissent être ambivalentes parce qu'elles sont fondées sur des valeurs expressives contradictoires attribuées par le spectateur aux éléments plastiques, cette possibilité existe comme dans le cas des œuvres figuratives. Nous constatons que Kandinsky ne fait pas de l'ambivalence des représentations et des sentiments induits par des éléments graphiques ou chromatiques antagonistes une condition nécessaire de l'émotion esthétique. En revanche, d'autres théoriciens de l'art abstrait la considèrent comme essentielle. C'est notamment le cas pour Mondrian qui fonde le langage pictural abstrait sur une métaphysique et fait de l'œuvre d'art à la fois l'expression et l'instrument d'une expérience métaphysique. La mission de l'art est le dévoilement de l'être caché derrière les apparences, de l'unité que nous laisse entrevoir toute réalité sensible, mais que la diversité et la contingence du monde phénoménal ne nous permettent pas de saisir parfaitement. Cet être est défini par Mondrian comme "dualité équivalente", rapport d'équilibre entre les contraires, encore appelé "rapport primordial". Ce rapport est celui "de l'extrême un et de l'extrême autre". Il porte en lui tous les rapports : identité et altérité, matière et esprit, masculin et féminin, universel et singulier... La vision du rapport primordial dans la nature exige de la part de l'artiste un véritable saut au-delà du monde phénoménal et du temps phénoménal. Elle implique la libération à l'égard des choses singulières et changeantes ainsi qu'à l'égard de son propre moi. Ainsi devient possible la rencontre de l'universel et de l'inchangeable. Cet universel, présent en toute chose, ne s'oppose pas à l'individuel puisqu'il inclut toutes les dualités équivalentes, puisqu'il est un rapport d'équilibre où les éléments antithétiques,

sans se fondre ni se détruire, sont présents en même temps, dans le même instant, et non successivement comme c'est le cas dans le monde phénoménal. C'est cette vision plastique pure que l'artiste doit exprimer sur sa toile. Le signe plastique qui représente le rapport primordial est constitué par deux lignes qui se croisent en formant un angle droit, autrement dit par le dualisme de l'horizontale et de la verticale. Toute composition picturale est réalisée à partir de cet élément initial de vocabulaire, les variations consistant dans la dimension et l'épaisseur des lignes, leur espacement, le nombre et la disposition des signes sur la toile, le choix et la place des couleurs. Pour le spectateur l'expérience esthétique se confond avec une expérience métaphysique. Le Beau perçu dans la nature, le beau empirique, est toujours impur. Les objets que nous jugeons beaux sont soumis au temps. Le Beau abstrait, créé par l'artiste, expression d'une vision plastique pure, n'est pas d'ordre temporel. L'expérience de la Beauté dans l'art est contemplation de l'harmonie et du repos, détachement du monde phénoménal, du moi singulier et de la temporalité, expérience de la liberté. C'est donc bien d'extase qu'il s'agit. Lorsqu'il évoquait l'instant où le temps jaillit, où les contradictions se nouent en ambivalences, Bachelard parlait, lui aussi, d'un bonheur formel qui est repos. À l'issue des analyses effectuées dans ce chapitre, il semble légitime de penser que l'expérience esthétique peut comporter plusieurs aspects ou plusieurs niveaux correspondant, en termes bachelardiens, à des degrés différents de formalisation. À un premier niveau, la contemplation de l'œuvre d'art permettrait l'entrée en résonance de représentations diverses (idées, images, sentiments...), le libre jeu des facultés cognitives à l'origine du plaisir esthétique. Sur le plan neuronal, ce plaisir résulterait d'une mobilisation conjuguée d'assemblées de neurones situés à des niveaux différents d'organisation du cerveau, du système limbique au cortex frontal. Cette activité neuronale se traduirait, sur le plan psychique, par un rapport singulier et harmonieux entre raison et sensibilité. Nous avons bien là un premier degré de formalisation qui

correspondrait à l'expérience esthétique telle que Kant la décrit : le plaisir ne résulte ni d'une satisfaction d'un désir sensible, ni de celle d'un intérêt rationnel, mais du libre jeu harmonieux des facultés cognitives. Il est désintéressé et le sujet qui l'éprouve est déjà un sujet formel désengagé de son moi phénoménal et du temps phénoménal. À un niveau supérieur de formalisation, le sujet éprouverait une forme d'illumination provoquée par la découverte de nouveaux rapports, de nouvelles convenances entre les représentations induites au cours de la contemplation. Le plaisir serait alors délié du libre jeu des facultés cognitives comme il serait délié, abstrait des représentations puisqu'il serait produit non par leur contenu mais par leur rapport, par la découverte d'une convenance, d'un rapport de congruence. Il serait plaisir d'harmonie, plaisir d'une harmonie purement formelle. Enfin, le plaisir esthétique élevé à un degré, à une puissance encore supérieure de formalisation serait celui du ravissement et de l'extase. Cette expérience résulterait du pouvoir que possèdent certaines œuvres d'art d'induire des représentations antithétiques en raison de l'ambivalence des signes plastiques, musicaux ou linguistiques. Ces représentations seraient données simultanément et converties en ambivalences. Le sujet serait alors ravi ; il serait hors de lui-même, libéré de l'objet contemplé comme il le serait du temps horizontal et de son propre moi. Le sentiment du beau serait totalement délié de l'objet. Le saut dans le temps nouménal serait pleinement effectué. L'expérience serait celle de la Beauté purement formelle, de la Beauté en soi, de la Beauté que Mondrian appelait parfaite. Plutôt que de plaisir, il conviendrait alors de parler, comme Bachelard, de bonheur formel, de repos hors de soi et hors du monde phénoménal. L'œuvre d'art ne serait alors que l'instrument, d'une expérience métaphysique, d'une échappée dans le temps nouménal, d'un saut dans l'ontologique. Bachelard évoquait ce moment où la vie spirituelle devient esthétique pure.

Pour conclure Qu'est-ce que le temps ? Quelle est la nature de la pensée ? Jusqu'à une époque récente, la physique et la biologie considéraient que ces questions appartenaient au domaine de la métaphysique et de la philosophie. La science mesurait le temps sans que ses outils lui permettent de s'interroger sur sa définition. En ce qui concerne la nature de la pensée, on voyait se confronter des courants matérialistes et spiritualistes sans que la science puisse contribuer à trancher ce débat, ce qui relevait de l'esprit étant jugé par nature étranger à son champ d'expérimentation. Il n'est pas rare aujourd'hui que physiciens et astrophysiciens consacrent des ouvrages à la question du temps et posent le problème de son origine, voire de sa nature. Les neurobiologistes sont en mesure d'étudier les mécanismes neuronaux engagés dans notre perception du temps. La biologie de la conscience est une branche à part entière de la neurobiologie. Les hypothèses issues de toutes ces investigations sont des théories scientifiques et non plus de simples croyances. Doit-on conclure que les doctrines philosophiques qui abordaient ces questions ne sont plus en mesure d'apporter quelque éclairage à la connaissance et n'ont désormais d'intérêt que pour l'historien des sciences ? Loin de constater un désintérêt pour les philosophes du passé, on remarque au contraire que nombre de physiciens ou de biologistes s'y réfèrent dans leurs ouvrages ou leurs articles. Nous en avons donné quelques exemples. Cette approche transdisciplinaire est en effet pour eux l'occasion de montrer comment leurs découvertes viennent parfois confirmer des intuitions philosophiques auxquelles la science de l'époque ne pouvait apporter aucune preuve. Ainsi A. Damasio a-t-il consacré deux ouvrages à une lecture parallèle d'une œuvre philosophique et des résultats de ses propres recherches 61. Contre la conception dualiste des rapports de l'âme et du corps,

soutenue par le cartésianisme, l'auteur montre la pertinence et l'actualité de la théorie des affections de Spinoza et du parallélisme spinoziste. Nous avons tenté de montrer dans cet essai que, confrontée aux données actuelles de la neurobiologie, la conception bachelardienne du temps vécu trouve dans celles-ci des arguments en sa faveur, contre le spiritualisme substantialiste de Bergson et contre la conception bergsonienne de la durée. Il ne s'agit pas de prétendre que Bachelard avait raison, qu'il avait anticipé ce qui devait devenir quelques décennies plus tard une vérité définitivement acquise. La connaissance scientifique est vraie relativement aux données du savoir d'une époque et Bachelard n'avait de cesse de souligner ce caractère provisoire des vérités scientifiques. Il s'agit seulement de constater que les paradigmes sur lesquels se fondent aujourd'hui la neurobiologie et la biologie de la conscience viennent confirmer une réflexion sur le temps que Bachelard fondait à la fois sur l'expérience psychologique et sur les données scientifiques, nouvelles à son époque, offertes par la mécanique quantique et la théorie de la relativité. Les travaux de mise en parallèle des recherches scientifiques et des doctrines philosophiques, qu'il soient réalisés par des chercheurs ou par des philosophes, s'inscrivent dans le cadre du rétablissement d'un dialogue entre sciences dites "dures" et philosophie, dialogue trop longtemps rompu en raison de l'extrême spécialisation des savoirs scientifiques. Il est impossible au philosophe d'aujourd'hui de traiter les questions du temps et de la conscience en mettant entre parenthèses les acquis de la physique et de la biologie. Inversement, la rencontre des auteurs philosophiques par le scientifique peut contribuer à élargir le champ et l'approche critique de son savoir. Bachelard fut certainement un des premiers à mettre en garde scientifiques et philosophes contre les dangers que représentait pour le progrès de la connaissance le cloisonnement de leurs disciplines, lui qui jugeait absolument nécessaire que le philosophe se confronte à la pratique d'au moins

une science et qui n'a jamais rompu lui-même le contact avec la science de son époque.

Bibliographie Bachelard : -L'Intuition de l'instant Ed. Gonthier Médiations 1966. -La dialectique de la durée Ed. PUF Quadrige 2006. -Le Nouvel esprit scientifique Ed. PUF 1973. -La Poétique de la rêverie Ed. Quadrige 1993. -Instant poétique et instant métaphysique in : Le Droit de rêver Ed. PUF 1993. -Fragment d'un journal de l'homme in : Le droit de rêver Ed. PUF 1993. Bergson : -Les Données immédiates de la conscience Œuvres Ed. PUF 1963. -L'Évolution créatrice Œuvres Ed. PUF 1963. -Matière et mémoire Œuvres Ed. PUF 1963. J.P. Changeux : -Raison et plaisir Ed. Odile Jacob 1994. J.P. Changeux, Alain Connes : -Matière à penser Ed. Odile Jacob 1989. A.R. Damasio : -Le sentiment même de soi Ed. Odile Jacob 2002.

-L'Autre moi-même Ed. Odile Jacob 2010. Oliver Sacks : -L'Homme qui prenait sa femme pour un chapeau Ed. Seuil 1988. -Musicophilia Ed. Seuil 2009.

NOTES

1 L'intuition de l'instant, 1932 - La dialectique de la durée, 1936 - Instant poétique et instant métaphysique, texte publié en 1939 dans le n° 2 de la revue Messages: Métaphysique et poésie. 2 L'Intuition de l'instant, Ed. Gonthier Médiations, 1966, p. 13 3 L'Intuition de l'instant, p. 15. 4 L'Intuition de l'instant, p. 30 5 La Dialectique de la durée, Ed. PUF Quadrige, 2006, p. 64. 6 La Dialectique de la durée, p.63 7 Bergson, Œuvres, PUF, 1963, Les données immédiates de la conscience, chap.ll, p. 70. 8 L'Évolution créatrice, Chap. I, p. 496-497. 9 Nous nous référerons dans cette étude à un article de V.Pouthas, L. Casini et F.Vidal paru dans la revue Pour la science en Novembre 2010 (n° 397). 10 Bergson: L'évolution créatrice in: Bergson, Œuvres, PUF, 1963, p. 497. C'est nous qui soulignons. 11 Ouvrage cité p.496. 13 Ouvrage et chapitre cités, p. 753. 12 L'évolution créatrice, Chapitre IV: Le mécanisme cinématographique de la pensée et l'illusion mécanistique. 14 Hume Traité de la nature humaine: Partie IV, section VI, Ed. GF Flammarion, 1995, p. 344. C'est nous qui soulignons. 15 Hume, ouvrage cité, Partie II, section III, p. 90. 16 La dialectique de la durée, p. 29. 17 La Dialectique de la durée, p. 64. 18 La Recherche, n° 374, Avril 2004: Les instantanés de la conscience. 19 L'Intuition de l'instant, p. 34-35, Editions Gonthier Médiations, 1966. 22 Ouvrage cité, p. 50

20 L'Intuition de l'instant, p. 52. 21 L'Intuition de l'instant, p. 50. 23 Ouvrage cité, p. 52. 24 L'Intuition de l'instant, p. 68. 25 Israël Rosenfiel: L'invention de la mémoire, Ed. Eshel, 1989, p. 77. 26 Oliver Sacks: L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Ed. Seuil, 1988, Chapitre 15: Réminiscence. 27 Oliver Sacks: ouvrage cité, p. 188. 28 L'Intuition de l'instant, p. 36 29 Descartes, Méditations: Méditation seconde. 30 Descartes, Méditations: Méditation seconde. 31 Oliver Sacks, Ouvrage cité, chap. 2: Le marin perdu, p.56. 32 A.R.Damasio, Le sentiment même de soi, Ed.Odile Jacob, 2002, p. 251. 33 L'intuition de l'instant, p.68. 34 Discours de la méthode: quatrième partie, Ed. NRF Pléiade, 1953, p. 148. 35 Le Nouvel esprit scientifique, Ed. PUF, 1973, p. 171. 36 Descartes: Seconde méditation, Ed. NRF Pléiade, p. 280. 37 Le Nouvel esprit scientifique, p. 172. 38 Le Nouvel esprit scientifique, p. 173. 39 La Dialectique de la durée, Ed. PUF Quadrige, p. 29. 40 La Dialectique de la durée, Ed. NRF Quadrige, Mars 2006, p. 100. 41 La Dialectique de la durée, Ed. PUF Quadrige, Mars 2006, p. 100. 43 Ouvrage cité, p. 102-103. 42 Ouvrage cité p. 101. 45 La Dialectique de la durée, PUF Quadrige, 2006, p.110 46 Ouvrage cité, p. 101.

46 La poétique de la rêverie, Ed. PUF Quadrige, 1993, p.157. 47 Instant poétique et instant métaphysique in: Le droit de rêver, Ed. PUF, 1993, p. 226. 48 Instant poétique et instant métaphysique Ouvrage cité p. 227. 49 Instant poétique et instant métaphysique Ouvrage cité p. 224. 50 Baudelaire: Petits poèmes en prose. Cité par Bachelard in: Instant poétique et instant métaphysique, Ouvrage cité, p. 228. C'est nous qui soulignons. 51 Instant poétique et instant métaphysique, Ouvrage cité, p.229. 52 Instant poétique et instant métaphysique, Ouvrage cité, p. 230. 53 Fragment d'un journal de l'homme in: Le droit de rêver, PUF, 1993 p. 242. 54 W.Worringer: Abstraction et Einfühlung, Ed. Klincksieck, collection: l'esprit et les formes, 1978, p.43 C'est nous qui soulignons. 55 Oliver Sacks, Musicophilia, Ed. Seuil, 2009. 56 J.P.Changeux, Raison et plaisir, Ed. Odile Jacob, 1994. 57 J.P.Changeux, Alain Connes, Matière à penser, Ed. Odile Jacob, 1989. 59 A.Connes, Matière à penser, ouvrage cité, p. 117. 60 A.Connes, Matière à penser, ouvrage cité, p. 117. 58 J.Hadamard, Essai sur la psychologie de l'invention dans le domaine mathématique, Ed. Gauthier-Villars, 1952. 61 A.R.Damasio: L'erreur de Descartes, Ed. Odile Jacob, 1994 Spinoza avait raison, Ed. Odile Jacob.