L'imagination cosmologique: regard sur Gaston Bachelard 9782806637499, 280663749X

L'ouvrage nous offre un exposé minutieux de la Poétique de Gaston Bachelard, qui nous mène à un dialogue imaginaire

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French Pages 263 Year 2021

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L'imagination cosmologique: regard sur Gaston Bachelard
 9782806637499, 280663749X

Table of contents :
Table des matières
DIALOGUE AVEC GASTON BACHELARD SUR LA POÉTIQUE
RÉSONANCES BACHELARDIENNES

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Semblable à un voyage, ce livre nous offre un itinéraire original de l’éblouissante Poétique de Gaston Bachelard. Le parcours chronologique à travers toutes les œuvres qui la composent nous mène à un dialogue imaginaire entre Bachelard et María Noel Lapoujade qui exprime ses propres points de vue sur la base de sa notion inédite d’homo imaginans. S’ouvre ensuite un scénario de résonances de la Poétique bachelardienne. S’y présentent plusieurs réflexions sur l’espace et le temps, sur les liens entre philosophie et peinture (chez Rembrandt et Matthias Grünewald), sur les confluences de la poétique et de l’anthropologie à travers l’image de l’arbre. Une philosophie de la vie est esquissée, établissant un pont entre Occident et Orient à la lumière des coïncidences étonnantes entre Bachelard et le Zen japonais.

Née à Montevideo, María Noel Lapoujade est professeure retraitée de l’UNAM, Mexique. Incluse dans le Biographical Dictionary of Twentieth-Century Philosophers. London / New York.Traduite en anglais, roumain, bulgare, italien, portugais. Elle est notamment l’auteure en 2017 de L’imagination esthétique. Le regard de Vermeer (EME).

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ISBN : 978-2-8066-3749-9 www.eme-editions.be

26 €

L’IMAGINATION COSMOLOGIQUE

En somme, ce parcours passionnant dévoile des sujets et questions qui nous engagent et nous concernent au présent.

María Noel LAPOUJADE

María Noel LAPOUJADE

Un horizon se dessine peu à peu, fruit d’une imagination cosmologique. Dans cet horizon se donnent à percevoir autrement les forces de la nature extérieure (climats, saisons), la recherche de notre identité (notamment latino-américaine), le regard sur la vie (souvent exprimé dans les mythes et la littérature). Enfin, l’imagination tisse une surprenante esthétique de l’imaginaire où se rencontrent Kant et Proust.

L’IMAGINATION COSMOLOGIQUE REGARD SUR GASTON BACHELARD

Transversales philosophiques Codirecteurs de la collection : Valentina Tirloni et Jean-Jacques Wunenburger Plus que jamais la philosophie est exposée à une double dérive : se replier sur son histoire en pratiquant l’archéologie des textes, se disperser dans la prolifération des savoirs et controverses du jour en mimant les sciences humaines. La philosophie, avec ses méthodes de conceptualisation et d’argumentation, peut et doit ouvrir des chemins nouveaux qui passent entre les choses, entre les savoirs, entre les disciplines ou même les traversent en diagonales. De ces parcours croisés, hors des sentiers académiques bien balisés, peuvent sortir des morphologies, des typologies, des cohérences, des généalogies inédites. C’est en traçant et en suivant des lignes obliques entre esthétiques, anthropologies, sciences, éthiques, théologies, mais aussi entre rationalités et imaginaires que la philosophie peut dévoiler, au cœur du contemporain, des richesses insoupçonnées, capables encore de renouveler nos savoirs bien identifiés et de nous donner à penser, jusqu’à l’étonnement, principe et origine de toutes recherches philosophiques.

Comité scientifique Francesca Bonicalzi (Université de Bergame, Italie) Claudio Bonvecchio (Université de l’Insubria, Italie) Ionel Buse (Université de Craiova, Roumanie) Jean-Claude Gens (Université de Bourgogne) Kuan-min Huang (Academia Sinica, Taipei, Taiwan) Philippe Walter (Université de Grenoble 3)

Autres titres parus : • Valentina TIRLONI (éd.), Du Gestell au dispositif. Comment la technicisation encadre notre existence (2010). • Geneviève GOBILLOT (éd.), Monde de l’Islam et Occident. Les voies de l’interculturalité (2010). • Yves DURAND, Jean-Pierre SIRONNEAU, Alberto Filipe ARAUJO, Variations sur l’imaginaire. L’épistémologie ouverte de Gilbert Durand. Orientations et innovations (2011). • Gilles HIERONIMUS, Julien LAMY (éds.), Imagination et mouvement. Autour de Bachelard et Merleau-Ponty (2011). • Jean-Philippe PIERRON (éd.), L’homme à la folie. Psychiatrie et philosophie (2012). • Paolo MOTTANA, Le regard imaginal (2013). • Patrick PAJON, Marie-Agnès CATHIARD (éds.), Les imaginaires du cerveau (2014). • Cécile NOU, Henry DICKS, Jean-Philippe PIERRON, Claire HARPET, Usée, sale, impure. Rationalités, usages et imaginaires de l’eau (2015). • María Noel LAPOUJADE, L’imagination esthétique. Le regard de Vermeer (2017). • Jean-Jacques WUNENBURGER, Soigner. Les limites des techno-sciences de la santé (2019).

María Noel LAPOUJADE

L’IMAGINATION COSMOLOGIQUE REGARD SUR GASTON BACHELARD

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Éditions L’Harmattan 5,7 rue de l’École Polytechnique F - 75005 Paris Tél : 00[33]1.40 46 79 20 Fax : 00[33]1.43 25 82 03 [email protected] http://www.editions-harmattan.fr

ISBN : 978-2-8066-3749-9

D/2021/9202/21

© E M E Éditions Grand’Place, 29 B-1348 Louvain-la-Neuve Tous droits de reproduction, d’adaptation ou de traduction, par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays sans l’autorisation de l’éditeur ou de ses ayants droit.

www.eme-editions.be

Présentation

Ce livre est une anthologie, une sélection d’articles déjà publiés. Il articule deux types de recherches : d’une part, les travaux qui exposent la poétique de Gaston Bachelard, ce qui forcément implique une herméneutique personnelle ; et d’autre part, des travaux où à partir d’une inspiration bachelardienne j’offre mes propres réflexions, sur la base de ma Philosophie de l’imagination, dont la version originale en espagnol a été publiée en 1988. Dans cette Philosophie de l’imagination, j’ai introduit la notion d’Homo imaginans, qui est un pilier de ma pensée. Par « homme imaginant » j’entends l’espèce (ou récemment les espèces) humaine en tant que bio-psycho-socio-cosmique. Cette notion enveloppe les sciences les plus diverses, arts, pédagogies, mythologies, mais aussi différentes cultures et époques. Ce parcours de ma pensée a trouvé en Gaston Bachelard, entre autres, des idées clés. Je rappelle au minimum les passages où il soutient que « le monde est beau avant d’être vrai », l’idée que la « forêt est un état d’âme » et que l’idée de « l’homme est un être entrouvert » Comment classer ce livre ? Certainement pas parmi des « ismes », si faux et dogmatiques, et masques de divers préjugés dans l’histoire de la philosophie. Comme le soutient Tristan Tzara

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L’imagination cosmologique

(« Manifeste Dada 1918 ») : « La bataille des philosophes a commencé en collant des étiquettes. » Je souhaite que ce livre réveille en chaque lecteur de nouvelles réflexions. María Noel Lapoujade Le 25 mars 2021

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Préface Jean-Jacques WUNENBURGER

Gaston Bachelard peut apparaître aujourd’hui comme un point de passage obligé pour tous ceux qui cherchent à comprendre comment retrouver dans une humanité menacée, déstabilisée, en crise, quelques principes de la vie de l’esprit qui permettraient de satisfaire aux besoins profonds d’un développement équilibré, qui suppose que l’homme apprivoise les deux versants de son être, symétriques aux deux cerveaux souvent invoqués par les neurosciences – le cerveau gauche de la rationalité qui culmine dans le travail scientifique et le cerveau droit qui culmine dans les émotions artistiques lorsqu’elles explorent les rêveries profondes qui vont de l’intimité à la cosmicité. Car G. Bachelard, en étudiant de près les activités de la raison et de l’imagination, a cherché avant tout à redécouvrir, à identifier et à valoriser l’homme complet, total, un dans sa dualité, pour libérer pleinement en lui les vertus de la quête de la vérité et du bonheur. María Noel Lapoujade nous propose dans ce recueil, si inspiré par une sympathie intellectuelle pour son auteur, un parcours méthodique à travers l’exploration bachelardienne de l’imagination poétique, aussi indispensable à l’homme que le travail scientifique. Car si Bachelard est connu aujourd’hui avant tout des philosophes par sa spectrographie de la raison scientifique telle qu’elle est mise en œuvre dans les laboratoires, qu’il appartient à l’école de transmettre pour forger en l’homme le citoyen rationnel, il mérite d’être mieux connu pour sa contribution symétrique à

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L’imagination cosmologique

la connaissance de la rêverie éveillée, qui fait contrepoids à l’austère culte de la vérité objective, en réconciliant, par la floraison des images langagières et plastiques, la subjectivité et le cosmos. Nul philosophe n’a déployé autant d’intelligence ouverte pour s’attacher à l’exploration de la puissance secrète de l’onirisme poétique, en mobilisant les grands savoirs de la modernité (psychanalyse de Freud et Jung, phénoménologie, anthropologie symbolique des mythologies, herméneutique) tout en puisant ses sources dans les mythes antiques ou bibliques ou l’alchimie. Nul n’a décelé à ce point l’importance de la matériologie qui révèle que l’imaginaire se nourrit avant tout aux éléments cosmologiques, nul n’a à ce point relié la topophilie à la puissance du temps discontinu – l’instant –, reformulant incidemment un nouvel apriorisme spatio-temporel qui retrouve la puissance spéculative d’un Kant. Nul n’a enfin décelé l’importance, pour la vie de nos sensations, affects, images et même concepts, des rythmes, qui manifestent la réalité ontologique des ondulations et vibrations, à partir desquelles on comprend mieux l’énergie spirituelle, la créativité de nos facultés, mais aussi ce territoire mystérieux qu’est l’âme, ramenée trop vite à l’affectivité. M.N. Lapoujade met avec une grande justesse en lumière les intuitions, les découvertes, les perspectives, souvent révolutionnaires par rapport aux croyances communes et aux positions philosophiques conventionnelles de la poétique bachelardienne, attestant ainsi de sa puissance de penser à nouveau l’esprit dans sa complexité. Comme elle a déjà su le faire avec élégance et acuité dans beaucoup de ses écrits bachelardiens, M.N. Lapoujade parvient à aider le lecteur à se retrouver dans des écrits souvent déroutants, plus proches de l’essai que du traité philosophique et de mieux comprendre le succès exceptionnel aujourd’hui de G. Bachelard dans les aires culturelles les plus diverses (asiatiques, africaines et surtout latino-américaines). Mais au-delà, G. Bachelard inspire, oriente, dynamise une véritable anthropologie, une esthétique et même une métaphysique qui placent l’imagination au cœur de l’humain dans ses rapports avec le cosmos, comme le rappellent toutes les traditions culturelles. En ce sens, cet ouvrage non seulement vivifie, amplifie l’œuvre de Bachelard, mais l’intègre dans un chemin universel

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Préface

de sagesse où l’image, si omniprésente aujourd’hui, mais souvent aussi si dévitalisée et désymbolisée, permet à l’homme de trouver sa véritable place et son sens. Jean-Jacques Wunenburger Ex-directeur de l’Institut de recherches philosophiques de Lyon Président de l’Association des amis de Gaston Bachelard

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Remerciements

J’ai le plaisir de manifester ma reconnaissance à Jean-Jacques Wunenberger qui a lu mon manuscrit d’un regard profond, critique et en même temps généreux avant de l’accueillir dans la collection qu’il dirige. Mais toutes les thèses et les arguments soutenus, ainsi que les nombreuses références en espagnol, allemand, italien (extraits de l’édition, disponibles en Amérique, ou traduits par mes soins), sont sous ma complète responsabilité. María Noel Lapoujade Le 28 juin 2021

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Sources

1 | PREMIÈRE PARTIE Diálogo con Gaston Bachelard acerca de la poética, Mérida, Universidad nacional autónoma de México, Centro Peninsular en Humanidades y Ciencias Sociales, 2011, 221 p. ISBN 978-607-02-2414-0.

2 | SECONDE PARTIE « Autour d’une poétique de l’espace et du temps : “l’habiter” et “le temporaliser” », Cahiers Gaston Bachelard, nº 2, 1999. ISSN 1292-2765. ISBN 2-906645-30-30. « Autour d’une poétique de l’espace et du temps », Cahiers Gaston Bachelard, nº 2, 1999, pp. 119-127. ISBN 2-906645-30-3. « Proposition d’une application éthico-esthétique de la “Psychanalyse du feu” de Gaston Bachelard », dans Martine Courtois (dir.), L’imaginaire du feu : approches bachelardiennes, Dijon, Jacques André, 2007, pp. 57-64. ISBN 978-2-7570-0101-1. « De l’esthétique en perspective à l’existence esthétique », dans J.J. Wunenburger et V. Tirloni (dir.), Esthétiques de l’espace : Occident et Orient, Paris, Gallimard, 2010, pp. 275-283. ISBN 978-88-5750-457-5. « De la nature sauvage aux catastrophes. Sur l’imaginaire des catastrophes », Symbolon, n° 6, 2010, pp. 69-79. ISBN 978-2-91637795-7.

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L’imagination cosmologique « Interprétation mythique des forces destructrices de la nature au Mexique », dans Jocelyne Pérard et Maryvonne Perrot (dir.), L’Homme et l’environnement. Histoire des grandes peurs et géographie des catastrophes, Dijon, Université de Bourgogne, Centre Gaston Bachelard de Recherches sur l’Imaginaire et la Rationalité, 2003, pp. 61-74. ISBN 2-906645-43-5. « Ariel et Caliban comme prototypes de l’espèce humaine », traducido al portugués, Ariel e Calibã como protótipos da espécie humana, traducido del francés al portugués por Dr. Nelson Patriota, Revista Cronos de la Universidade Federal do Rio Grande do Norte, Natal, Brasil, 2007, pp. 203-214. Se publicó en 2008. ISSN 1518-0689. « L’imaginaire de Gaston Bachelard, une voie vers le cosmos du présent », Cahiers Gaston Bachelard, n° 12, 2012, pp. 297-304. ISBN 9782-918173-11-3. « Climats, saisons et temps », Symbolon, n° 7, 2012. ISBN 978-2-36442007-6. « Bachelard et le Zen », Symbolon, n° 8, 2012. ISBN 978-2-36442-026-7. « La philosophie de la vie chez Gaston Bachelard aujourd’hui », dans Anais do II Congresso internacional de rede CRI2i. La théorie de l’imaginaire 50 ans après : concepts, notions méthaphores, Universidade Federal do Rio Grande do Sul, Porto Alegre, Brésil, 2016, pp. 110121. ISBN 978-85-69699-00-2. « Kant-Proust : une rencontre esthétique », dans Jean Ferrari, Margit Ruffing, Robert Theis, Matthias Vollet (dir.), Kant et la France. Kant und Frankreich, Hildesheim, Olms, coll. « Europea Memoria », 2005, pp. 157-167. ISBN 3-487-12910-8.

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PREMIÈRE PARTIE DIALOGUE AVEC GASTON BACHELARD SUR LA POÉTIQUE1 L’œuvre de Gaston Bachelard est une immense œuvre ouverte. Ouverte par l’immensité des connaissances de l’auteur. Lecteur insatiable, chercheur jusqu’à sa mort, son érudition est vraiment impressionnante. Ouverte parce que l’esprit avec lequel il lit et recrée les sciences et les arts est un esprit libre, donc ouvert. Cet essai cherche à habiter et à parcourir la poétique de G. Bachelard, en mettant à part le côté épistémologique de sa pensée. Cette coupe ne simplifie pas la situation. La riche complexité de la poétique, en thèmes, questionnements, auteurs travaillés, cités et recréés, perspectives, trouvailles, propositions, thèses et aphorismes qui peuplent sa pensée en fait un flux inépuisable de connaissances, d’expériences et de jouissances esthétiques pleines. Alors, en résonance avec ce travail sans égal, je relève le défi de m’y plonger avec humilité, ouverture, joie et plaisir esthétique profond, pour inviter le lecteur à partager ce voyage sans précédent à travers les belles régions de la poétique de Bachelard. Dans ce cadre, je retrace l’itinéraire selon un ordre chronologique afin de suivre l’itinéraire de la pensée de Bachelard. Ce type de lecture a ses avantages. Premièrement, il situe et oriente le lecteur, le prend par la main, pour reconstruire le chemin 1

Publié en espagnol : Diálogo con Gaston Bachelard acerca de la poética, Mérida, Universidad nacional autónoma de México, Centro Peninsular en Humanidades y Ciencias Sociales, 2011, 222 p. Le texte français est extrait de la première partie. Que Chantal Villey soit remerciée pour sa traduction.

L’imagination cosmologique

de la pensée de l’auteur. Deuxièmement, il s’agit d’une lecture attentive au déploiement d’une œuvre, ce qui offre la possibilité de détecter des changements, des permanences, des récurrences, des omissions ainsi que, fondamentalement, les préoccupations centrales de son auteur. Troisièmement, cette méthode m’a demandé une tâche supplémentaire : construire le fil conducteur des travaux de Gaston Bachelard. C’est-à-dire que le développement de la pensée de Bachelard s’inscrit dans un fil conducteur proposé et créé par ma réflexion sur son œuvre. Cela entraîne le risque d’offrir une lecture heuristique plutôt qu’une lecture herméneutique, et l’avantage de créer par rapport à une création, de laisser résonner l’œuvre de Bachelard dans mon esprit, d’où le titre : « Dialogue avec Bachelard sur la poétique ». C’est un dialogue dans lequel ma réflexion, ma perspective philosophique et mes préoccupations sont étroitement liées à la poétique de Bachelard. Enfin, ce parcours méthodique m’a permis de réaffirmer une thèse à la base de cet essai. Parmi les critiques, les lecteurs et les chercheurs de Bachelard, une controverse célèbre a surgi : le côté épistémologique et le côté poétique de la pensée de Bachelard sont-ils des chemins parallèles dans l’esprit de notre philosophe ou sont-ils des chemins qui convergent ? Dans le domaine de la poétique, est-il possible d’établir des liens d’unité dans les œuvres de l’auteur ou certaines d’entre elles restent-elles comme des unités différentes ? Je considère que la lecture chronologique que je propose de la poétique de Bachelard présente encore un autre avantage crucial. C’est une preuve convaincante de l’unité ultime de l’épistémologie et de la poétique dans l’esprit de Bachelard et, plus encore, cette lecture met en évidence la particularité de l’unité de la poétique de notre auteur, consistant en une complexité toujours en expansion, dont le mouvement sans fin et expansif rend les thèmes et préoccupations de plus en plus riches, multicolores et impactants. Cependant, cette complexité se déverse dans un style magnifique, agile, léger et surtout séduisant. La poésie de Bachelard séduit, captive, touche, vibre, vit. La philosophie française à son apogée est généralement associée aux espaces intra-muros de l’Université de Paris, phare de la pensée universelle, héritière de sa lectio et disputatio, de ses quodli-

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Dialogue avec Gaston Bachelard sur la poétique

beta, dans les argumentations subtiles de ses Docteurs à l’autorité sévère, au XIIe siècle mouvementé. En plein XXe siècle, la philosophie s’agite entre les murs et hors les murs des branches en fleurs de la mère Sorbonne. La philosophie française s’est exprimée dans ses universités un peu partout. Mais le cas de Gaston Bachelard ne se laisse pas réduire à ce cadre trop étroit pour sa liberté. En ce sens, la pensée de Gaston Bachelard est amphibie : il vit dans l’institution universitaire et au-delà. La pensée de Gaston Bachelard, nourrie d’une vaste formation académique, est fécondée, dans son épistémologie, et plus encore dans sa poétique, par le contact avec son paysage ouvert, le paysage vallonné et doux, traversé par des ruisseaux sonores. Sa pensée est bercée dans une petite ville nostalgique, Bar-sur-Aube, blottie dans une boucle de la rivière Aube. Philosophie à ciel ouvert, d’un homme fort et vital qui se définit comme un « philosophe buissonnier »2. Gaston Bachelard l’homme, rien n’est plus éloigné de l’image de l’intellectuel académique aigre, verdâtre et élancé. Sa silhouette nous montre un homme de terrain, un homme vital. L’ouverture de son paysage natal est imprégnée de son esprit universel. Bachelard combine son bon goût pour ses savoureux plats de Champagne et ses vins raffinés, voyageur de son domaine, observateur infatigable de la nature, qui résonne de mille échos dans son esprit, avec son esprit lecteur vorace des sciences dures, la philosophie, la littérature, en particulier la poésie, de toutes les latitudes, tissées en plus de la tradition alchimique, recréées depuis son intimité. Homme de science simple, esthète de l’immédiateté de la vie, tout imprégnée de l’immense sagesse des livres et des bibliothèques dans lesquels il désaltère son insatiable curiosité3. Aucun livre ne s’interposera entre ses méditations et la vie elle-même, mais sera une porte de plus pour explorer le paysage 2 3

Marcel Schneider, « Gaston Bachelard : le philosophe buissonnier », Le Figaro littéraire, 26 juillet 2001, p. 3. Un échantillon frappant est la « bibliothèque idéale » de Gaston Bachelard, créée par Annie Eeckmann, dont la collection rassemble la plupart des œuvres lues, étudiées et citées par G. Bachelard, ainsi qu’un ensemble d’œuvres que la pensée de Bachelard a suscitées.

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L’imagination cosmologique

ouvert. C’est pourquoi la poétique de Bachelard, dans un premier sens immédiat, prend racine dans un homme cosmique. Dans un deuxième sens, la poétique concerne un homme cosmique, précisément parce que la poétique de Bachelard émerge de la rêverie et que, dans son milieu, l’homme exprime son caractère cosmique4.

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Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1961 (2e éd.), chap. IV, p. 135.

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CHAPITRE 1 Signification et portée de la poétique

« Le monde est beau avant d’être vrai. Le monde est admiré avant d’être vérifié. » Gaston Bachelard5

Laissant de côté l’épistémologie, autre grand apport de Bachelard à la pensée contemporaine, cette recherche porte sur la poétique, qui, par son caractère profondément novateur et actuel, appelle à une vue d’ensemble, une étude de son déploiement multiforme de 1938 à la fin de sa vie en 1962. Cet essai traite du développement de la poétique de Bachelard, considérée comme une unité, exprimée de manière diverse et complexe. Je maintiens son unité variée, parce qu’elle est tissée dans et par la poétique des éléments, la poétique de l’espace, la poétique du temps, la poétique de la rêverie et le projet inachevé de sa poétique du feu. Par poétique, en général, nous entendons une théorie de la poésie, l’ensemble des réflexions théoriques sur la poésie. Cependant, Bachelard affirme : 5

Gaston Bachelard, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Librairie José Corti, 1943, Chap. VI : « La connaissance poétique du monde précède, comme il convient, la connaissance raisonnable des objets. Le monde est beau avant d’être vrai. Le monde est admiré avant d’être vérifié. Toute primitivité est onirisme pur » (p. 216).

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L’imagination cosmologique Bien entendu, la Poétique de la Rêverie que nous esquissons n’est à aucun titre une Poétique de la Poésie. Les documents d’onirisme éveillé que nous livre la rêverie doivent être travaillés – souvent longuement travaillés – par le poète pour recevoir la dignité des poèmes6.

Dans ce bref passage, Bachelard nie que sa poétique du rêve constitue une théorie de la poésie. Cependant, à la ligne qui suit sa déclaration, il reconnaît que les rêveries doivent être longuement travaillées, « ruminées » dirait Nietzsche, processus dans lequel il semble très difficile de pouvoir se passer de tout vestige de réflexion sur la rêverie. Dans sa Poétique de la rêverie, comme dans d’autres œuvres, Gaston Bachelard est très clair quant à sa déclaration de séparation, ratifiant ainsi ces deux voies autonomes. Personne mieux que l’auteur pour savoir ce qu’il pense, du moins consciemment. Cependant, j’oserai une lecture chronologique de la poétique de notre philosophe, qui me permettra de conclure à l’unité ultime de cette double voie à la fois dans l’esprit de Bachelard et dans ma propre conception de l’intégration nécessaire et essentielle entre épistémologie et esthétique. En conséquence, j’estime que sa propre proposition valide également le sens général de la poésie en tant que théorie de la poésie et que notre philosophe récupère, comme il l’affirme lui-même, une vaste phénoménologie multicolore des images, provoquée par l’imagination des éléments. En ce sens il déclare : Depuis plus de quinze ans, avec la joie d’un botaniste, en lisant sans fin les poètes, je recueille les images de la matière et, malgré leur infinie variation, leur nécessaire variation, je classe aisément toutes ces images selon qu’elles font revivre les archétypes de l’eau, de l’air, du feu ou de la terre7.

Mais le terme « poétique » fait spécifiquement référence aux documents de « l’onirisme éveillé », témoignages écrits de la rêverie du poète. Ils constituent le sujet et l’incitation à la rêverie de 6 7

La poétique de la rêverie, chap. IV, Le cogito du rêveur, § V, p. 136. Gaston Bachelard, Causeries, 1952-1954 (bilingue français-italien, trad. it. par Valeria Chiore), Genova, Il melangolo, 2005, chap. I, p. 24.

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Signification et portée de la poétique

Bachelard sur la poésie. Plus que théorie rationnelle de la poésie, la poétique apparaît comme rêveries éveillées de rêveries poétiques8. Sur cette base nouvelle, originale, Bachelard construit sa poétique en général et sa poétique des éléments. C’est sur elle qu’est élaborée sa théorie de l’imagination de la matière, développée dans l’imaginaire du feu, de l’eau, de l’air et de la terre. Cette théorie d’un quadruple domaine de l’imagination émerge d’une collection d’images des éléments recueillies dans la littérature. De la phénoménologie des images des éléments découle sa théorie de la création artistique, une conception du langage, une conception des valeurs, la présence des éléments dans tous les temps, de sorte qu’en les trouvant dans les images poétiques, dans les images oniriques, nous en arrivons aux « images primordiales », originaires, archétypales. Il est essentiel de faire un bref arrêt sur une notion générale d’archétype9. Au sens général, le mot désigne le type primordial, le type originaire, le modèle des types ultérieurs. Mais le mot type, en soi complexe et multivocal, mérite une approche à partir de l’allemand, langue qui, dans ce cas, est profondément exacte. Le terme Urbild inclut, d’une part, un préfixe Ur qui peut être traduit par « proto ». D’autre part, Bild, mot extrêmement riche en nuances et en significations, qui inclut : image, configuration, 8 9

La poétique de la rêverie (1961), op. cit. La notion d’archétype est cardinale dans l’histoire de la sagesse hermétique, dans l’histoire de la philosophie ainsi que dans la philosophie et la psychologie contemporaines. Une histoire si longue et si dense rend compte d’un terme d’une extrême complexité, raison pour laquelle, sans s’écarter du fil conducteur de ce livre, il sera réduit au sens général du terme et à l’attention sur ce sujet fondamental. Le mot « archétype » signifie, en général, le type primitif, l’original servant de modèle. Paul Robert (Nouveau Petit Robert, Paris, 1996) souligne que l’archétype indique le type primitif ou idéal dans, au moins, deux acceptions de base : premièrement, l’original, le début ; et deuxièmement, le modèle. En biologie, il signifie le modèle idéal invariant, commun à tous les organismes d’un groupe naturel (p. 115). Pour sa part, Paul Grebe, Der grosse Duden, Mannheim, Dudenverlag, 1963, reprend l’étymologie du mot en allemand, ce qui est très significatif, car ses nuances sont en général impliquées dans le terme archétype. Ce dictionnaire dit : « Bild: [...] Urbild. Die Herkunft des Wortes ist unklar, Bild, Gestalt, Bild – Portrait […] Gestalt, Gebilde, Figur [...] einem germ. Stamm *bild-, Wunderkraft, Wunderzeichen. Bild: das Werk des Malers und Graphikers [...] und bilden: einer Sache Gestalt und Wesen geben » (p. 66). Quant à « Ur » : « Ur : heute bezeichnet das Präfix vor allem den Anfangszustand einer Sache oder den ersten Vertreter einer Gattung » (p. 732).

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L’imagination cosmologique

figure, s’étendant également au tableau et à la gravure. Bachelard reprend la notion générale d’archétype et la notion jungienne d’archétype qu’il appelle « images primordiales ». Terme dont la dénotation met en évidence l’universalité des images poétiques malgré la diversité maximale de celles-ci. En ce sens, Bachelard soutient que l’imagination poétique apparaît comme une faculté ludique, dilettante, décontractée, fruit d’une créativité anarchique, sans liens, créant une rhapsodie d’images nouvelles. Cependant, il existe des images récurrentes, universelles : Et cependant il est des images insistantes, des images qui centralisent de vastes régions poétiques, des images qui ont des racines si profondes dans le psychisme humain qu’on doit chercher, qu’on peut chercher longtemps les raisons d’une telle profondeur. Ces images insistantes, profondes, universelles, elles appartiennent à la fois au cosmos et à la nature humaine10.

D’où l’on déduit que le rôle crucial du langage, au centre même de l’humain, conduit à rechercher l’origine des langues, la nature du langage. Mais plus encore, cela s’avère être une méthode d’investigation de l’inconscient, car dans ces représentations universelles se rejoignent les images cosmiques et les rêves plus profondément enracinés dans l’inconscient du psychisme humain. Un exemple en est l’abondance d’images poétiques du vol, les mythes du vol et les rêves du vol. Les images primordiales, les images qui sont à la source de l’activité qui imagine le monde sont celles qui sont alimentées par les quatre éléments : feu, eau, terre et air. Le spectacle originaire des forces du cosmos est joué par les quatre éléments, les protagonistes, qui se renouvellent à ce jour dans l’âme du poète qui recrée ces forces cosmiques en images, car elles jaillissent, comme le dit Carl Gustav Jung, des racines les plus profondes de l’inconscient archétypal11. Les quatre éléments 10 11

Causeries, 1952-1954, chap. I, p. 20. Carl Gustav Jung (1875-1961), dans Psicología y alquimia (trad. Alberto Luis Bixio), Buenos Aires, Rueda, 1957, chap. I., souligne la référence implicite dans le terme archétype, dans la mesure où il implique « un type imprimé dans l’âme, un mot qui, comme on le sait, dérive de types : coup, impression, enregistrement. […] Déjà le mot archétype est un agent qui imprime. […] Nous ne savons tout simplement pas en dernière instance d’où faire dériver

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Signification et portée de la poétique

matériels, présents dans la poésie universelle, ébauchent une « physiologie du cosmos », la poésie cosmique, c’est-à-dire cette poésie dans laquelle le poète donne sa voix aux éléments, qui est « une véritable préhistoire de la poésie »12. Les quatre éléments sont à la fois des substances – pour Bachelard, au sens chimique – et des forces – notion dont la source est la physique. Elles sont des substances et des forces de l’univers et des éléments de l’imagination poétique. Les quatre éléments cosmiques s’expriment dans la subjectivité. Comment ? La terre, l’eau, l’air et le feu jaillissent dans l’esprit sous la forme d’images poétiques des forces cosmiques. Ils sont au cœur de la pensée philosophique des cosmogonies ainsi que des théories alchimiques, ils constituent certains rêves types et de multiples rêveries. Ils sont présents non seulement dans la poésie, mais dans les arts de manière universelle, par exemple en musique (Händel, eau et feu, Debussy, l’océan), en peinture (c’est le cas du Philosophe en méditation de Rembrandt), en sculpture (j’évoque Les esclaves de Michel-Ange, etc.). En ce qui concerne ce qui précède, je conclus que, plus qu’une poétique au sens strict et littéral du terme, cette théorie dessine une esthétique et est même une théorie de la poiésis.

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l’archétype » (p. 24). Cet ouvrage de 1943 recrée les conférences données lors des sessions Eranos de 1935-1936. Plus tard en 1951, Jung ajoute dans sa Simbologia del espiritu (trad. Matilde Rodriguez Cabo), México, Fondo de Cultura Economica, 1998 : « La manifestation psychique de l’esprit démontre qu’il a une nature archétypale, c’est-àdire que le phénomène que nous appelons esprit repose sur l’existence d’une image originaire et autonome, qui, de manière préconsciente, existe dans la disposition de la psyché humaine de manière universelle » (p. 19). En général, au sens de Jung, les archétypes sont des contenus de l’inconscient collectif, qui servent de modèles endogènes de comportements et de productions imaginaires. Cf. Henri Piéron, Vocabulaire de la psychologie, Paris, PUF, 1963, p. 29. Bref, selon Jung, l’archétype est un symbole primitif, universel et faisant partie de l’inconscient collectif. Ibid., pp. 26-27.

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CHAPITRE 2 Voies de la poétique

1 | Le temps « Le fil du temps est couvert de nœuds. Et la facile continuité des trajectoires a été ruinée complètement par la microphysique. Le réel ne cesse de trembler autour de nos repères abstraits. Le temps à petits quanta scintille. » G. Bachelard13

Les réflexions aurorales sur le temps orientent la pensée de Bachelard vers la poétique de la maturité, mais le problème du temps est une présence constante dans son œuvre, faisant apparaître diverses facettes du problème. Donc, il est important de conserver désormais le rôle central du rythme-analyse dans la pensée de notre auteur. Au sein de la connaissance scientifique encadrée par l’épistémologie s’ouvre un horizon au-delà de ses frontières. À l’horizon commencent à se dessiner des silhouettes du temps qui incitent à transgresser les notions de continuité des ruptures épistémologiques, pour faire glisser la pensée vers la continuité des discontinus instants temporels, recherche qui culmine avec la réflexion autour d’instants poétiques et métaphysiques. Ce trajet de la pensée de Bachelard peut se concentrer sur deux 13

G. Bachelard, La dialectique de la durée (1936), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1993, Avant-Propos, p. 67.

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L’imagination cosmologique

ouvrages et un article : L’intuition de l’instant (1935), La dialectique de la durée (1936), et l’article « Instant poétique et instant métaphysique » (1939)14. Les deux œuvres placent Bachelard sur la voie de la poétique et le dernier écrit montre la pensée de Bachelard, déjà de l’autre côté de la frontière, de sorte que cet article dessine ce que je considère comme l’aurore de celle que j’appelle sa Poétique du Temps.

1.1 Approche du problème du temps. Bachelard versus Bergson Pour plus de clarté, il est possible de centrer la conception bachelardienne du temps sur la polémique avec Henri Bergson. Tout d’abord, il est intéressant de noter que le style de Bachelard est de faire des propositions, des contributions. Il ne centre pas sa pensée en une polémique. Notre philosophe en général reprend les contributions les plus diverses, pour les prolonger dans ses propres réflexions, de telle sorte que le cas de sa discussion sur la conception du temps chez Bergson constitue une exception. D’une part, Henri Bergson maintient sa perspective philosophique en général, tissée autour de la notion de continuité. Dans le contexte de sa perspective philosophique, Bergson soutient la continuité au niveau de l’histoire de la nature, c’està-dire du temps naturel, dans lequel les espèces sont inscrites, et de l’espèce humaine en tant qu’être naturel, de façon à inclure le développement de son temps biologique dans le temps naturel. La notion temporelle centrale dans ce domaine est la notion d’évolution15. En ce qui concerne le temps subjectif, Bergson soutient que le regard sur l’intimité, littéralement l’intro-spection, se heurte au temps vécu et que le temps subjectif est vécu comme une durée16. Cette perspective est partagée par William James qui soutient le flux de conscience. James-Bergson considèrent que le temps vécu, 14 15 16

G. Bachelard, « Instant poétique et instant métaphysique » (1939), dans L’intuition de l’instant. Étude sur la Siloë de Gaston Roupnel, Paris, Stock, 1992. Henri Bergson, L’évolution créatrice, Paris, Alcan, 1907 ; La pensée et le mouvant, Paris, Alcan, 1934. Henri Bergson, Essais sur les données immédoates de la conscience, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2013.

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Voies de la poétique

la conscience, montrent leur caractère continu dans la durée, dans le flux permanent17. La description du temps dans la métaphore de Bergson est comme le repli et le déploiement, l’enroulement et le déroulement d’un fil18. D’autre part, Gaston Bachelard, proche de Gaston Roupnel, soutient que le regard sur l’intimité révèle des instants. L’immédiateté de l’intimité se retrouve dans chaque instant vécu. C’est une succession d’instants monadiques, isolés, qui surgissent pour rester dans leur concrétion singulière. Ils ne durent pas, ils ne continuent pas dans un flux. Les instants ne s’étirent ni ne se prolongent, ils aboutissent à la plénitude de leur irruption. Pour Bachelard, il ne s’agit pas d’évolution créatrice, mais d’instants créateurs19. Les réponses aux questions sur le temps s’inscrivent donc dans un problème philosophique plus large dont elles constituent un aspect. Ce sont des thèses antagonistes extrêmes : l’affirmation ou la négation de la continuité. Les thèses dans leur formulation antagoniste contradictoire affirment : la réalité est continue (Bergson) – la réalité est discontinue (Bachelard). Chacune d’elles, formulée au niveau ontologique, répond à la question de l’être du temps. Qu’est-ce que le temps ? Les réponses entraînent des conséquences ontologiques importantes. La première, la thèse de Bergson, implique, entre autres conceptions, l’affirmation du plein, la négation du vide, selon la lecture de Bachelard. La seconde, la thèse de la discontinuité, accepte le vide. Entre un instant et un autre, entre les entités, l’histoire, les temps et les espaces du cosmos et les espacestemps vécus, c’est le vide. Les trous s’installent au sein du réel. Au niveau épistémique, les conséquences sont également décisives. Les notions bergsoniennes d’évolution et de durée portent la notion de déploiement ontologique, dont la notion de progrès de la connaissance est partenaire. La poétique de l’instant révèle une fois de plus la trame profonde de la psyché humaine, animus, raison et anima, imagination, qui se déverse dans des champs de savoirs différents, l’épistémo17 18 19

William James (1842-1910), Principios de psicología (1890) (trad. Domingo Barnés), Buenos Aires, Glem, 1945. Henri Bergson, « Introduction à la métaphysique », Revue de métaphysique et de morale, 1903. L’intuition de l’instant, p. 18.

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logie et la poétique. Les notions bachelardiennes de discontinuité temporelle et de vacuité conduisent directement à la notion de rupture épistémologique (centrale dans son épistémologie) et à la notion d’instants poétiques monadiques (pilier de sa poétique). Tant dans l’une que dans l’autre, dans des sens différents, il s’agit de débuts infinis, d’un éternel recommencement. Il est important maintenant de s’arrêter un moment. C’est là un des nombreux points sur lesquels je me fonde pour soutenir l’unité de la pensée de Bachelard, qui selon moi est contestée de manière peu judicieuse par ceux qui soutiennent que l’épistémologie et la poétique sont des voies théoriques divergentes dans la philosophie de Bachelard. Les notions de discontinuité temporelle et de vide de Bachelard mènent directement à la notion de rupture épistémologique, centrale dans son épistémologie, et à la notion d’instants poétiques monadiques, pilier de sa poétique. À la fois en épistémologie, dans un sens, et dans la poétique, dans un autre sens, dans les deux domaines, il s’agit de débuts infinis, c’est un éternel recommencement. Les perspectives de Bachelard et Bergson inversent la conception de la priorité ontologico-épistémique de l’immédiateté. Bergson soutient l’immédiateté de la durée. Bachelard soutient l’immédiateté du moment. Et même, Bachelard cherche à surprendre l’instant au moment de son apparition, de son irruption, d’où l’importance de l’intuition de l’instant, si nous nous en tenons au sens étymologique d’intuition qui signifie voir. L’acte immédiat, indivisible et instantané de l’intuition est le regard instantané d’éternité éphémère pour un référent x. Il est important de souligner que la poétique de Bachelard est dominée par la recherche de l’immédiateté, du vécu intime plein de l’unité avec son image, la fusion avec le donné, d’où l’importance, comme nous le verrons, de la rêverie, du déploiement libre de l’imagination. Pour ma part, je suis en désaccord avec ces approches parce que je soutiens, plus proche en cela de Kant (sur la base de la distinction phénomène-noumène), que la question ontologique est aporétique, car nous n’avons accès qu’aux phénomènes, c’est-àdire à ce qui nous frappe, aux impressions, que nous pouvons

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Voies de la poétique

transcrire. En ce sens, il est utile de se demander comment nous vivons le temps à un niveau subjectif et comment se manifeste le temps au niveau cosmique. Le reste, les ontologies et les métaphysiques sont le pari d’une espèce qui saute à la transcendance dans des actes intrépides d’hubris épistémique, dépassée seulement par la foi20.

2 | Poétique des éléments 2.1 La construction : 1938-1948 L’imagination crée ses images nourries par les quatre éléments de base : le feu et l’eau, l’air et la terre, que Bachelard parcourt dans une succession chronologique d’œuvres, qui apparaissent selon les deux paires d’opposés alchimiques. Dans un intervalle de dix ans (1938-1948) se succèdent les œuvres qui composent sa poétique des éléments. L’imagination humaine fécondée par les « hormones »21 des quatre éléments donne naissance à l’imagination du feu, puis à l’imagination de la violence, de la cruauté et de la voracité instinctive. Il poursuit avec l’imagination de la matière : l’eau, pour obtenir une poétique de deux contraires syncrétiques : le feu et l’eau22. L’imagination du mouvement déforme, transforme, métamorphose les images, poussées par l’air lui-même23. L’imagination des forces liées à la terre invite la volonté qui forge des tâches, des actions, des pulsions à agir, lorsqu’elle « veut » ou subit ses rêveries héroïques, triomphantes ou frustrées, des expériences de puissance ou d’impuissance d’actions même imaginaires24. De même, l’imagination de la terre, non pas dans la 20

21 22 23 24

María Noel Lapoujade, La imaginación estética en la mirada de Vermeer, México, Herder, 2007 ; M.N. Lapoujade, « El misterio construido », Revista de Filosofía de la Universidad de Costa Rica, vol. 32, n° 77, 1994, pp. 103-107 ; publié également dans la revue Relaciones, n° 125, octobre 1994. L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement (1943), IV, p. 19. La psychanalyse du feu (1938), Lautréamont (1939), L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière (1941). L’air et les songes, Introduction, I, p. 5. La terre et les rêveries de la volonté. Essai sur l’imagination des forces (1948), vol. I ; La terre et les rêveries du repos. Essai sur les images de l’intimité (1948), vol. II, chap. VII, IX, p. 243.

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rêverie de l’action, mais dans les rêveries du repos, provoque des images d’intimité25. Les œuvres sur l’air et la terre incorporent l’autre paire d’opposés à cette poétique des éléments. Bachelard, dans l’intervalle de ces dix années (1938-1948), offre au monde un véritable chemin d’initiation esthético-éthique. Au début de ce processus de création, dans l’esprit de Bachelard, naît, du sein de l’épistémologie, le besoin de poétique, dans un détachement pareil à celui du Laocoon. Le feu lui montre la nécessité d’une méthode non seulement rationnelle, consciente, mais aussi psychanalytique, dans laquelle l’inconscient impose son rôle déterminant. Il passe au crible l’imagination de la violence animale chez l’homme, instinctive et cruelle, décrite par la plume de Lautréamont, pour aller plus loin dans l’esprit humain. L’eau le pousse à s’arrêter dans les rêves, heures pendant lesquelles la conscience cède son rôle protagoniste à des images qui surgissent avec une plus grande autonomie. Non pas dans une liberté totale, car l’ombre de la présence de la conscience s’exerce par le biais de la censure nocturne, ce qui conduit à des rêves présentant leurs contenus latents en déconcertantes pseudo-images. Cependant, l’imagination de la matière, dans l’eau, est présentée dans l’assemblage des rêves. La poétique des éléments est renforcée par le chemin d’une imagination de plus en plus libre de la tutelle de la rationalité épistémique. Le chemin continue avec son détachement progressif de l’imagination de la matière pour entrer dans des processus d’imagination plus légers, consistant à imaginer des mouvements et des forces cosmiques lorsqu’ils résonnent dans les rêves non seulement de celui qui est endormi mais aussi des rêves comme idéaux imaginés désirables (les songes). Dans ce processus, l’imagination se débarrasse de l’esprit de lourdeur, transmuée en un esprit léger et aérien, des projections imaginaires idéales (les songes) et enfin, dans ces processus décisifs de la pensée de Bachelard, l’un de ses plus importants apports, le processus de rêve (la rêverie), où 25

La terre et les rêveries du repos. Essai sur les images de l’intimité, vol. II.

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domine l’imagination dans sa liberté de création, où règne la plus grande autonomie de l’esprit26. Le point culminant de cette voie d’initiation est atteint lorsque Bachelard se délecte dans la rêverie du repos, dans les images de l’intimité, dans l’intense expérience d’intimité dans des images subtiles de mouvements et de forces, la matérialité évaporée. Le même itinéraire de l’extériorité vers l’intimité, si caractéristique de la pensée de Bachelard, cet empressement à amener chaque thème, chaque idée, chaque problème, chaque thèse à l’immédiateté de l’expérience vécue, est à nouveau vérifié dans chacun des ouvrages sur les quatre éléments, que je considère comme une authentique poétique des éléments.

Les mythes Chacun des éléments de la poétique des éléments est condensé en un ou plusieurs mythes. L’intégration du mythe en tant qu’expression condensée de l’imagination du feu, de l’eau, de l’air et de la terre élargit les horizons de la poétique, crée un lien avec les débuts et les origines de l’homme et enrichit ses contenus, les exprime en une palette multicolore. En ce sens, Bachelard intègre un ensemble de mythes traditionnels et d’autres qu’il considère comme des mythes. L’étymologie du mot « mythe » renvoie au terme grec mythos, qui signifie : histoire, narration. Dans son sens originel, il s’agit d’une histoire ou d’une narration des origines d’une culture, d’un peuple. C’est une histoire fondatrice. C’est un récit fondateur qui raconte l’émergence, les origines intemporelles d’événements qui se sont produits dans une origine, sans temps, à partir desquels sont nés les événements cosmiques dans lesquels cette culture est inscrite. C’est l’histoire qui raconte les événements de la naissance d’une culture in illo tempore. Ils marquent l’entrée dans l’histoire, l’origine intemporelle du temps. L’origine est révélée. Les êtres choisis, médiateurs ou incarnations d’un ordre supranaturel, reçoivent cette connaissance par une forme de révélation. Elle n’est pas apprise, ni recherchée ni examinée, mais les êtres indiqués sont les dépositaires de cette véri26

La poétique de la rêverie, Introduction.

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té fondatrice. À ses origines, le mythe est une histoire orale, une récitation. C’est une véritable mise en scène théâtrale des origines, dans laquelle l’auditoire, le peuple en question, est ému, bouleversé par le récit. À certaines époques (dates spéciales), l’œuvre originale est reconstruite, cette narration est reproduite dans des gestes et des actions qui constituent le rituel. Quant aux dates, c’est une parenthèse dans le temps vital de cette culture, un dépassement du temps quotidien, c’est un temps sacré, c’est-à-dire un temps mort en tant qu’histoire, pour se pencher sur la supratemporalité sacrée de l’éternel. C’est la répétition, mise en scène de l’histoire fondatrice, c’est-à-dire qu’elle est reproduite dans un rituel. Avec cette action qui évoque en miroir, en écho, la naissance, avec elle l’origine est régénérée, périodiquement et cycliquement, c’est le début d’un autre cycle, une renaissance culturelle. Enfin, le récit fondateur est exprimé par écrit, laissant des témoignages écrits de cette origine. Cette écriture narrative du récit original, récit de l’histoire, présente une métathéorie, un métalangage, que l’on peut trouver chez les peuples actuels, qui vivent et ritualisent leurs mythes, ou qui peuvent être des mythes littéraires de peuples qui ne vivent plus ces mythes dans leur présent. Au niveau individuel, il a son double dans la célébration de chaque anniversaire, chaque naissance. Cette mise en scène des origines, in illo tempore, construit un métalangage d’images, ordonné, structuré, doté d’une logique interne particulière, c’est un métalangage entrelacé comme un tissu organique. Sa structure logique s’inscrit dans une syntaxe d’images. En ce qui concerne le mythe, Bachelard évoque Vico et le prolonge : « Toute métaphore est un mythe en petit ». On voit qu’une métaphore peut aussi être une physique, une biologie, voire un régime alimentaire. L’imagination matérielle est vraiment le médiateur plastique qui unit les images littéraires et les substances. En s’exprimant matériellement, on peut mettre toute la vie en poèmes27.

Bachelard soutient que, dans un sens, « la mythologie est une météorologie primitive »28. 27 28

L’air et les songes, p. 51. Ibid., p. 255.

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Des mythes aux complexes Dans la poétique des éléments, un complexe correspond à chaque mythe. Plus précisément, les mythes deviennent complexes. Les relations entre chaque élément, le complexe qui le symbolise sous forme condensée et le mythe qui le caractérise, peuvent être schématisés en un énoncé. Bachelard indique au moins un complexe déterminant pour chaque élément, résultant de la conversion d’un mythe correspondant. Cette traduction de mythes et de complexes a une raison d’être fondamentale29. Dans la mesure où le mythe réitère l’image primordiale dans l’éternel retour des rituels, dans la mesure où la renaissance cyclique est évoquée, le caractère de nouveauté, d’une nouvelle naissance, différente, non répétée, est diminué. La syntaxe des images mythiques est la partition dans laquelle sont enregistrés les événements originaires du cosmos, évoqués dans chaque rituel inscrit dans le calendrier liturgique, marqué par le temps sacré, comme un intervalle dans le temps profane. Tout en préservant les mythes mais dans la nouveauté de la présentation absolument différente des complexes exprimés en images poétiques, elle sauve à la fois l’universalité et la singularité, la permanence et la différence, les limites des archétypes de l’espèce humaine, et le pouvoir illimité de création de l’imagination humaine. La transmutation d’un mythe en complexe est proche du modèle de Freud dans ses analyses du Complexe d’Œdipe, mais Bachelard multiplie et amplifie cette conception. Il définit les complexes comme « les transformateurs de l’énergie psychique »30. L’ensemble des images, métaphores, signes, symboles, l’onirisme diurne des créations des poètes, les processus de rêverie poétique sont des fruits de l’imagination humaine. Bachelard conçoit ainsi, tout au long de la poétique, une théorie de l’imagination, disséminée dans toutes ses œuvres. Pour notre part, nous soulignerons les différents aspects de la théorie bachelardienne de l’imagination, de la manière fragmentaire dont elle se présente dans les différentes œuvres.

29 30

Ibid., pp. 172-173. L’eau et les rêves, p. 27.

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2.2 L’imagination poétique du feu : 1938 Le côté poétique de Bachelard devient explicite dans son itinéraire intellectuel en 1938 dans La psychanalyse du feu et il se termine, pour ainsi dire, avec son œuvre posthume Fragments d’une poétique du feu, recueil de notes, idées, projets rassemblés et annotés par sa fille Suzanne Bachelard (1988)31. Dans le premier de ses travaux, on lit : Le feu est intime et il est universel. Il vit dans notre cœur. Il vit dans le ciel. Il monte des profondeurs de la substance et s’offre comme un amour. Il redescend dans la matière et se cache, latent, contenu comme la haine et la vengeance. Parmi tous les phénomènes, il est vraiment le seul qui puisse recevoir aussi nettement les deux valorisations contraires : le bien et le mal. Il brille au Paradis. Il brûle à l’Enfer. Il est douceur et torture. C’est la cuisine et l’apocalypse32…

Déjà dès ce premier travail de poétique apparaissent des thèses fondamentales33. Premièrement, la thèse qui résulte du renversement du réalisme cru, indiquant que c’est d’abord la rêverie, le rêve de quelque chose, et puis la véritable appréhension. On rêve avant de contempler, avant de savoir, avant de vérifier. La perception originale est teintée parce que l’on rêve de ce phénomène inconnu qui affecte les sens. Autrement dit, face à un phénomène nouveau, ou même réitéré, ce qui en est perçu et la manière dont il est perçu, est dirigé par ce que l’on imagine de cet objet ou phénomène. Un exemple très clair est ce qui se passe en général face à une personne inconnue, devant laquelle nous ne disposons que de l’image perçue. Cette image n’est plus neutre, ce n’est pas un simple registre d’un nouveau visage, mais c’est la figure du 31

32 33

Bachelard commence sa poétique des éléments en 1938 avec La psychanalyse du feu. Cet ouvrage est issu d’un travail d’épistémologie : La formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 1938. Pour compléter ce point, cf. infra le paragraphe « La psychanalyse » de la section « La poétique de la rêverie ». G. Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949 (rééd.) ; G. Bachelard, Fragments d’une poétique du feu, établissement du texte, avant-propos et notes de Suzanne Bachelard, Paris, Presses universitaires de France, 1988. La psychanalyse du feu (1938), p. 23. M. N. Lapoujade, « Proposition d’une application éthico-esthétique de “La psychanalyse du feu” », dans M. Courtois (dir.), L’imaginaire du feu : approches bachelardiennes, Lyon, Jacques André, 2007, p.57 et ss.

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visage plus tout ce que nous imaginons sur « ce qui est derrière l’image » (je paraphrase Lewis Caroll). D’autre part, si la personne est connue, nous en avons aussi une image ou, plus exactement, un ensemble complexe d’images, mais ces images, bien qu’elles proviennent des sens et constituent des constructions perceptuelles, ne sont pas vraiment de simples registres de données, mais sont entrelacées par tout ce que l’on imagine de cette personne. Les énoncés catégoriques de Bachelard s’entendent en ce sens que l’objet, l’entité, le phénomène est d’abord rêvé, avant de le connaître et avant de le vérifier. Deuxièmement, Bachelard introduit une approche originale du déterminant fondamental de l’action humaine. Tout d’abord, sa conception implique une critique d’une utilisation du terme pragmatisme, compris dans le présent contexte comme la primauté de l’action – l’action comme critère de valeur, de fondement, de vérité. Ensuite, la conception bachelardienne diffère des théories comportementales de l’action qui comprennent généralement cette notion comme une réaction ou une réponse à un stimulus, dans un circuit instinctif prédominant. Troisièmement, la pensée de Bachelard à cet égard ne fait pas non plus partie de ces théories de l’action humaine centrées sur l’acte volontaire compris comme le résultat d’un processus volontaire en plusieurs étapes, consistant en la conception du projet, la délibération, la décision et l’exécution de l’acte. L’action dans son origine n’est ni pragmatique, ni instinctive, ni volontaire. Dans son moment le plus immédiat, expérientiel et original, elle est déterminée par la rêverie. Avant l’action vient la rêverie : celle qui imagine le stimulus, l’objet, l’événement, le phénomène, l’individu ou l’autre, c’est elle qui provoque l’action. Mais non seulement elle provoque l’action, mais un certain type d’action. Autrement dit, elle provoque cette action particulière, et pas une autre. Selon Bachelard, dont la réponse est claire dans son originalité, la spécificité de la rêverie est la boussole de l’action. Quatrièmement, la thèse du renversement de l’utilitarisme, qui peut être centrée sur la critique de Frazer par Bachelard, en parti-

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culier sur son travail La rama dorada34, est résumée dans cet énoncé : « L’explication de l’utile doit céder à l’explication de l’agréable. » Du point de vue logique, il est possible d’établir entre ces thèses des relations de coordination, d’implication et de succession. Parmi elles, il y a une priorité logique ainsi que temporelle. Prenons un exemple concret : un arbre. Tout d’abord, je l’imagine, j’imagine ce que cette entité peut être, c’est l’arbre rêvé, dans les images duquel la résonance et le retentissement sont traduits dans l’esprit de l’observateur. Voici le renversement du réalisme. Ensuite, l’arbre devient une table, le renversement de l’utilitarisme est très radical, car il n’implique ni plus ni moins que la remise en question de la conception du début de l’espèce humaine en tant qu’homo faber. Qu’est-ce qui rend cela possible ? La force de l’imagination, qui est une fonction de transgression des limites, de se transcender et de se placer face au monde. Dans cet ouvrage, Bachelard souligne que l’imagination est « la force même de la production psychique », créatrice de métaphores et de métaphores de métaphores, avec laquelle se constitue la trame de l’esprit poétique35. Je partage cette thèse de Bachelard parce que je considère l’imagination saine comme la véritable dynamo du psychisme humain, dans tous les ordres. Je maintiens que la saine imagination humaine est le catalyseur par excellence, le stimulant de toutes les fonctions psychiques. Bachelard effectue dans ce travail un parcours éblouissant : du feu à la vie, en passant par le feu et la sexualité, personnifié par l’Alchimie, le feu et la sagesse, centré sur le mythe de Prométhée, le feu et l’amour, dont le modèle est la philosophie de Novalis. Ce travail, même proche de la psychanalyse, parcourt plusieurs complexes fondamentaux, appelés par Bachelard : le complexe de Prométhée, le complexe d’Empédocle, le complexe de Novalis, le complexe d’Hoffman. Son animal symbolique : le phénix, symbole de régénération, de renaissance après avoir été brûlé dans son propre feu, comme le souhaitait Nietzsche, proche des différentes religions, de l’alchimie, du mythe de la renaissance des cendres. Le feu n’est pas seulement une chaleur brûlante, image de l’annihilation la 34 35

James George Frazer, La rama dorada. Magia y Religión, México, Fondo de Cultura Económica, 1998. La psychanalyse du feu, p. 185 et suiv.

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plus absolue, mais aussi une lumière, et le feu suprême, le soleil est la source de la vie, de la procréation et de la lumière. La dialectique hermétique des ténèbres et de la lumière, des êtres sombres et des êtres de lumière et toute leur tradition occidentale abondante, dans toutes sortes de véritables métaphores d’ordre esthétique, éthique et épistémique, est condensée dans cette poétique de Bachelard. Les valeurs ambivalentes le caractérisent en particulier : le feu est un châtiment infernal, ou incandescence du feu divin, c’est la haine et l’amour, l’impureté et la purification. Les images vécues de feu montrent, dans la mystique, à la fois la fusion ignée totale dans « l’union mystique » et la logique suprême de l’oxymore ; nous donnons un seul exemple sublime : le feu glacé de saint Jean de la Croix.

2.3 L’imagination poétique de la cruauté : 1940 Dans son ouvrage intitulé Lautréamont, pseudonyme du poète franco-uruguayen Isidore Ducasse, auteur des célèbres Chants de Maldoror, Bachelard concentre sa poétique de l’imagination cruelle. Imagination de l’auteur, Lautréamont qui crée son travail sans égal, avec les produits d’une imagination qui travaille dans et sur la cruauté, le mal, la perversion, la petitesse humaine36. 36

Isidore Ducasse (Lautréamont) (1846-1870), Les Chants de Maldoror (le premier chant est publié en 1868), Paris, Jean-Claude Lattès, 1987. Sa poésie, dit Ducasse, est l’attaque permanente contre l’homme tel qu’il est, la lutte contre l’homme, qu’il a « crétinisé » tout au long de l’œuvre (cf. p. 439) et les reproches adressés au Créateur, pour avoir engendré « un tel ver » (p. 98). Son travail est acéré comme un vent glacial et blasphème dans ses souffrances pour la race humaine. En se référant au premier paragraphe de ce livre, Lautréamont est un exemple clair de cet être qui porte dans son esprit deux régions géographiques étroitement liées : il naît à Montevideo et y vit, étudie, observe, jusqu’à l’âge de 14 ans, lorsqu’il émigre dans le pays de ses parents, à Tarbes, puis à Paris où il meurt dix ans plus tard. Les références à la géographie de Montevideo sont claires et précises, elles apparaissent dans chaque page, intimes, elles marquent l’ensemble du travail. Il y incorpore les expériences carcérales de son internat à Tarbes et la géographie urbaine de Paris et de ses habitants, ainsi que l’apparence de lucidité aiguë des deux sociétés qui peuplent son esprit, parlent de l’identité complexe de son auteur, intégrée dans un ensemble uni. Michel Serres soutient : « Quand Isidore Ducasse, uruguayen, signe Lautréamont, se dit-il qu’en lui, deux personnes coexistent, dont l’une réside à Tarbes, pendant que l’autre est à Montevideo ? Ainsi chacun porte-t-il sa puce culturelle singulière, variable avec le temps de ses apprentissages, aussi différente de celle du voisin que le dessin de son empreinte digitale ou le comptage de son ADN, puces naturelles, et se déplace sur une cartogra-

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Cependant, Lautréamont défend sa « froideur, prudence et logique implacable » dans la description de la cruauté humaine, de la haine, du vice, du mal37. Ainsi, les Chants de Maldoror sont une œuvre-témoin, une galerie de tableaux des horreurs de l’imagination humaine, qui invente depuis toujours les atrocités les plus agressives. Bachelard trouve dans cette œuvre un auteur « insatiable dévoreur du temps » et toute son énergie concentrée dans les agressions infinies, c’est-à-dire, selon Bachelard, le complexe de la vie animale. Son travail devient, aux yeux de notre auteur, une « phénoménologie de l’agression ». L’agression est toujours une action, construite avec la discontinuité des actes résultant d’impulsions de pouvoir et d’exigence animales qui ne peuvent être différées. L’agression ne s’attend pas à ce qu’on lui donne un temps, mais elle le prend, le déchire, l’attrape, le remplit et l’achève. Immédiatement, une autre attaque soudaine commence, une cruauté créatrice d’horreur, dont la satiété ne dure pas. L’agression animale est insatiable et vertigineuse38. En ce sens, le vaste bestiaire de Lautréamont, que Bachelard se charge de comptabiliser, en 185 animaux et plus de 430 références39, n’est pas une liste de métaphores, mais l’imagination littéraire de l’éthologue, qui trouve dans les instruments animaux d’attaque décrits avec une précision littéraire scientifique, les actions impulsives que le mal humain déploie. Une attaque efficace nécessite une métamorphose « urgente et directe », observe Bachelard40. De telle manière que l’imagination ducassienne s’exprime avec rapidité et urgence, ses images sont les pointes, les tranchants, les griffes, les arêtes, les râles, les déchirures précises, inattendues, instantanées. Il s’agit alors d’une sorte d’imagination de la frénésie de l’acte animal. C’est l’imagination biologique. En ce sens, Bachelard affirme que « Lautréamont a pénétré dans ces arcanes

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phie bigarrée, où, métis, il célèbre des noces à des carrefours inattendus » (M. Serres, L’incandescence, Paris, Le Pommier, 2003, p. 145). Ibid., Chant deuxième, pp. 140-141. Gaston Bachelard, Lautréamont, nouvelle édition, Paris, Librairie José Corti, 1995, pp. 8-9. Ibid., pp. 11-12. Ibid., p. 22.

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du rêve biologique, Lautréamont représente véritablement, dans la poésie dynamique, un primitif »41. Bachelard trouve dans l’imagination ducassienne l’expression poétique des images biologiques primordiales. Chez Lautréamont, l’imagination recouvre l’animal humain, son corps en mouvements brutaux. Bachelard assume la conviction de Jung en ce sens qu’il est pratiquement impossible d’échapper au pouvoir des images primordiales, et précisément, conclut Bachelard, « l’animal correspond aux archétypes les plus solides »42. Et pourtant, je pense que, parmi tous les chants crispés sur la férocité, Lautréamont élève un hymne impressionnant aux mathématiques, depuis l’ordre cosmique mathématique jusqu’aux mathématiques et à la géométrie incarnées, la voie du salut pour la petitesse humaine, domaine dans lequel l’esprit se développe, grandit, s’harmonise avec la clarté, la précision et la beauté du cosmos43. En ce sens, je considère que l’imagination humaine n’est pas seulement liée à l’anima, dans ses activités de repos, mais aussi à une férocité spirituelle active, violente et typique de l’animus, dans la terminologie de Bachelard. Dans l’imagination biologique musculaire, dont la pertinence est soulignée par le philosophe, je pense qu’il est essentiel d’inclure une « imagination rationnelle », que j’appellerai cérébrale. Cela ressort clairement de l’œuvre de Lautréamont. De plus, je soutiens la thèse radicale que l’imagination rationnelle des mathématiques est la voie humanisante par excellence chez Lautréamont. En ce sens, je considère qu’il est important de souligner qu’il intègre épistémologie et esthétique, c’est pourquoi je considère qu’il fait un pas de plus que Bachelard lui-même selon l’interprétation que je propose du poète et que j’assume comme ma propre perspective philosophique. À l’imagination biologique musculaire s’unit l’imagination rationnelle cérébrale. L’imagination rationnelle des mathématiques est la voie humanisante par excellence chez Lautréamont. En ce sens, Lautréamont intègre l’épistémologie et l’esthétique, l’imagination rationnelle des mathématiques et l’imagination biologique 41 42 43

Ibid., p. 53. Ibid., p. 137. I. Ducasse (Lautréamont), Les Chants de Maldoror. Chant deuxième, pp. 134-142.

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de la poésie, ce qui représente selon Bachelard « l’effort esthétique de la vie » en tant que tissu de l’essentiel de l’humain44.

2.4 L’imagination poétique de l’eau : 1942 La poétique de l’eau, L’eau et les rêves. Dans le titre, la perspective de sa poétique est explicite, il s’agit d’eau dans les images oniriques, c’est l’eau rêvée par les poètes. Le sous-titre est extrêmement suggestif, car la phénoménologie des images poétiques de l’eau a pour « genre proche » le domaine fécond de l’imagination humaine, car c’est une force créatrice et coagulante du flux de pensée. De plus, les images poétiques de l’eau sont élevées au rang ontologique primordial d’être au niveau de l’imaginaire de la matière. Figure rhétorique dans laquelle elle la divise, l’eau devient le tout, la matière. Le titre souligne ainsi le caractère de l’eau, essentiel à la vie45. L’eau est un autre centre de poésie, car autour d’elle se produit une condensation d’images toujours nouvelles pour chaque poète, mais constantes en tout temps, car les images poétiques de l’eau constituent une autre « image primordiale ». L’amour pour la beauté de l’eau se manifeste par mille liens, dans les sources (sources et fontaines), dans les étangs, les ruisseaux et les rivières, dans leur substance et dans leurs forces. Pour mon esprit, ce travail ne satisfait pas pleinement l’attente naturelle d’une âme océanique et Bachelard l’exprime clairement46. Notre philosophe, né en Champagne dans la petite ville de Barsur-Aube, avoue avoir vu l’océan relativement tard dans sa vie. Certes, un être de la mer, né au bord de la mer, aurait écrit un autre ouvrage sur l’eau. L’océan maître d’infinis musicaux, pro44

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Gaston Bachelard, Lautréamont, p. 143. Il convient de noter que Lautréamont n’est pas intéressé par la discussion des critiques de Bachelard sur le point de savoir si la poétique et l’épistémologie de Bachelard indiquent des voies inéluctablement divergentes. Lautréamont assume l’unité de sa diversité. G. Bachelard, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Librairie José Corti, 1941. « Je suis né dans un pays de ruisseaux et de rivières, dans un coin de la Champagne vallonnée… Mon plaisir est encore d’accompagner le ruisseau, de marcher le long des berges… Mon ‘ailleurs’ ne va pas plus loin. J’avais presque trente ans quand j’ai vu l’Océan pour la première fois. Aussi, dans ce livre, je parlerai mal de la mer, j’en parlerai indirectement en écoutant ce qu’en disent les livres des poètes, j’en parlerai en restant sous l’influence des poncifs scolaires relatifs à l’infini » (ibid., p. 15)

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digue de miroirs, avec son invitation toujours renouvelée d’horizons lointains, d’imaginations d’autres géographies et d’autres villes. Je pense que ce devrait être le protagoniste central parmi les eaux primordiales. En effet, cette observation sert en quelque sorte de preuve de la véracité de l’affirmation fondamentale de Bachelard quand il déclare : « la forêt est un état d’âme ». De la même manière, j’ajoute : « la mer se porte dans l’âme », la géographie peuple notre vie intime, la géographie se porte en soi, elle nous accompagne où que nous soyons. La géographie extérieure habite l’intérieur de cet être entrouvert qu’est l’être humain47. De cette manière, Bachelard exprime d’une autre manière la prééminence du rêve sur la réalité, quand il affirme : On rêve avant de contempler. Avant d’être un spectacle conscient tout paysage est une expérience onirique. On ne regarde avec une passion esthétique que les paysages qu’on a d’abord vus en rêve48.

L’eau désigne un « type de destin », un destin de métamorphose inhérent à l’être, à la substance de l’être. Ainsi, dit Bachelard, « le lecteur comprendra plus sympathiquement, plus douloureusement l’un des caractères de l’héraclitéisme »49. Au niveau de la poétique de l’eau, la philosophie d’Héraclite devient une philosophie concrète et totale. Dans sa profondeur, l’être humain est porteur, porte en lui le destin de l’eau courante. Il vit le caractère éphémère, celui qui vit consacré à l’eau est un être en vertige. La mort de l’eau est la mort de chaque instant, la mort de tous les jours, non comme la mort exubérante du feu, qui engloutit la vie en un instant50. Sa poétique de l’eau est un voyage à travers les eaux courantes, les eaux dormantes. Les eaux limpides assument toujours leur rôle de miroir pour le mythe de Narcisse toujours renouvelé qui prouve ainsi, dans sa renaissance éternelle, son caractère d’« image primor47

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G. Bachelard, La poétique de l’espace (1957), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1994 (6e éd.). « La forêt est un état d’âme » (p. 171), « L’homme est l’être entr’ouvert » (p. 200). L’eau et les rêves, p. 11. Ibid., p. 13. Ibid.

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diale », d’archétype humain. Les eaux claires attirent l’œil, elles enseignent les reflets de manière poétique. Son animal symbolique est le cygne qui, entre autres allusions, amène Léda et l’œuf51. L’eau invoque également les complexes-mythes de Caron et d’Ophélie. Les eaux douces et les eaux salées intègrent la poétique. Les eaux féminines, les eaux maternelles, les eaux violentes qui expriment la colère du cosmos. L’eau et le sang, le rêve, la mélancolie, les voyages et la mort. Et il y a aussi les eaux lourdes et malades, la mort totale, que la poésie d’Edgar Allan Poe incarne si bien. Du mariage alchimique de la terre et de l’eau naît cette matière primordiale qui, nous l’avons vu, est la pâte. La pâte ne vient pas seule, elle naît de la main. Alors, Bachelard reprend plusieurs fois la poétique de la main52. Quand l’œil est fatigué de la dureté, l’art de Salvador Dalí lui offre des « montres molles »53. Enfin, les eaux pures ou impures arrachent au Bachelard chimiste, alchimiste et esthète quelques pages fondamentales. Ici encore, Bachelard laisse de côté les principes de la raison, le rationaliste, l’homme du jour, l’homme de veille, le chimiste qui, dans son laboratoire, détermine avec ses analyses précises la pureté ou l’impureté de l’eau. Dans ce contexte, Bachelard-le-rêveur, les principes de l’imagination, l’homme nocturne, rêveur qui rêve, l’homme des champs, l’esprit préscientifique, l’inconscient, connaissent très bien les vertus de l’eau pure ou impure. Dans ce contexte, l’impureté apparaît comme un symbole du mal et de la maladie, peuplant d’innombrables traités d’alchimie, de religions, d’éthique, de mystique. Ensuite, une fois encore, les analyses empirico-rationnelles du chimiste doivent être complétées par les intuitions de l’alchimiste. Une fois encore, le régime nocturne des images permet de compléter le régime diurne, la poétique et l’épistémologie, l’imagination et la raison complémentaires nous rendent être humain intégral. En bref, ce grand pédagogue de l’humanité qu’est Bachelard nous donne une autre leçon : « Se purifier n’est pas purement et simplement se laver. » L’eau pure est source de lumière, c’est une voie royale de purification, l’eau pure est subtile54. 51 52 53 54

Ibid., p. 52. L’eau et les rêves, p. 124 et ss. ; Causeries, etc. L’eau et les rêves, p. 123. Ibid., pp. 161 et 164. Bachelard a anticipé nos modes thérapeutiques commerciales, et rappelle dans chaque élément l’authenticité de son traitement concomitant, très proche de la médecine naturelle, entre autres, par exemple,

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2.5 L’imagination poétique de l’air : 1943 Dans L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement55, Bachelard met en relief deux énoncés fondamentaux de sa poétique que j’appellerai deux prémisses. Premièrement : « Un être privé de la fonction de l’irréel est un névrosé aussi bien que l’être privé de la fonction du réel56. » Cette idée contient une réponse critique à la conception de Freud quand il soutient que le névrosé a une perturbation de la fonction du réel. Bachelard considère qu’une perturbation de la fonction de l’irréel est aussi malade que la première, car si la fonction d’ouverture qu’est l’imagination ne fonctionne pas bien, elle ne participe pas en tant que telle en proposant des alternatives, des nouveautés, des rêves et des hypothèses, des rêveries et des fantaisies ; la perception même du réel s’appauvrit énormément et reste dans une sorte d’anesthésie causée par l’habitude et la répétition, par l’absence de nouveauté. En ce sens, l’imagination poétique qui crée des images nouvelles, originales, mais qui correspondent aux images primordiales, aux images originaires de la matière, alors concentrée dans les éléments, favorise un autre ancrage dans le réel, un réel-imaginaire. Et l’être humain retrouve son caractère originel d’être cosmique, se re-lie au monde qui l’entoure, qualifié de partiel et appelé pauvrement le « réel » sans plus. Deuxièmement, la connaissance poétique du monde précède, comme il convient, la connaissance raisonnable des objets, « le monde est beau avant d’être vrai, le monde est admiré avant d’être vérifié ». L’imagination joue un rôle fondamental dans toute genèse spirituelle. Dans cet ouvrage, l’auteur met l’accent sur l’imagination dynamique, plus que sur l’imagination matérielle, c’est-à-dire sur les mouvements, les trajets imaginaires plutôt que sur la phénoménologie des images de l’air. Parmi eux, il y a l’air du calme : « air tranquille », « air bleu » et airs violents, vents et ouragans. L’imagination matérielle de l’air décrit ce psychisme poétique de légèreté, de respiration, de souffle. C’est l’élément subtil par

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la médecine préhispanique, la médecine orientale, etc. Ainsi, chaque ouvrage inclut l’évocation de la thérapie avec la terre, l’hydrothérapie, la thérapie avec des bains de vapeur, avec du feu, etc. G. Bachelard, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Librairie José Corti, 1943. Ibid., p. 13.

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excellence, c’est donc la nourriture des esprits d’une extrême délicatesse et élévation. En ce sens, l’alchimie matérialise les images du poète. Une nouvelle référence à l’alchimie est essentielle. L’alchimie considère que des forces invisibles sont présentes dans les airs. L’air a un fort pouvoir dans sa nature subtile. En tant que respiration, il s’inscrit dans la nature humaine, il est signe de santé et signe de vie. De plus, en combinaison avec les images matérielles de l’air, il est nécessaire d’étudier les images de pollution, les odeurs nauséabondes, décomposées, pourries et malsaines, les images ayant une odeur de mort. Et avec elles, les images des arômes les plus exquis, des essences évoquant des mondes imaginaires exubérants de vie, d’un érotisme subtil et de parfums paradisiaques délicats. L’imagination dynamique de l’air décrit des trajectoires horizontales et verticales, vers le bas, vers le ventre de la terre, les cavernes, les abysses et vers le haut, vers le ciel, vers le soleil. Ces images dynamiques apparaissent comme des « agents du drame cosmique » qu’elles font revivre et l’homme comme son acteur. Une image dynamique nous met à l’origine d’un mouvement, dans l’impulsion d’un mouvement imaginé poétiquement. C’est un point de départ de l’image, en ce sens, on considère qu’il s’agit d’une « image absolue »57. Son imaginaire est peuplé d’images de « rêves de vol » immémoriaux. Dans ces rêves, les ailes ne sont pas nécessaires, les oiseaux ne sont pas copiés, ce n’est pas une mimésis de la réalité, le rêveur est devenu aérien. Parmi les trajets horizontaux, l’imagination du mouvement habite les images d’errance ou de voyage. En ce sens, elle propose un large éventail d’itinéraires possibles. Je n’en mentionne que trois : le voyage de la vie vers un but, vers une destination, composée de petits voyages, de petits objectifs, que Bachelard pose dans la métaphore de l’« homme flèche » – comme Paul Klee le fait aussi dans son ouvrage Bases pour la structuration de l’art –, le voyage initiatique, le voyage de la mort. Parmi les trajets verticaux, que ce soit les mouvements de chute ou d’élévation, l’imagination transporte et peuple d’images des mouvements de transcendance dans l’immanence, à partir desquelles l’esthético-éthique du bas 57

Causeries, p. 54.

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et du haut, de l’enfer et du ciel, de l’animalité et de l’humanité, de l’homme et du surhomme, de l’ascension et la descente religieuse, l’ascension fusionnante de la mystique, trouve sa réalisation poétique dans les contributions de l’imagination dynamique de l’air. Dans cet ouvrage, la présence du mythe est concentrée sur l’image de l’arbre cosmique. Quant au symbole fondamental, ce n’est pas un animal, mais l’aile.

2.6 L’imagination poétique de la terre : 1948 Pour elle, il consacre deux œuvres. Le premier volume est La terre et les rêveries de la volonté : essai sur l’imagination des forces. Le deuxième volume s’intitule : La terre et les rêveries de repos : essai sur les images de l’intimité. Dans cette « biologie imaginaire » de la terre, Bachelard étudie, dans le premier ouvrage, les images dynamiques dans lesquelles la terre apparaît animée par l’eau, le feu, l’air. Ainsi, les courants souterrains apparaissent comme les veines de la terre ; l’eau, comme le sang de la terre ; ou les feux du noyau terrestre, sur lesquels sont tissés les mondes infernaux ; le feu dans la lave des volcans. L’air, sous la forme de vents, affecte la vie de la terre. Dans ses cavernes, l’air et le vent s’introduisent dans son intériorité et deviennent les poumons par lesquels elle respire. Deuxièmement, notre auteur s’arrête pour recueillir les innombrables images de matière suggérées par l’élément terre en tant que tel58. La volonté imaginative oriente les travaux incisifs des outils dans les matières dures. C’est ainsi qu’apparaissent les images des matières dures et des matières molles, l’imagination travaillant sur les roches, les cristaux et les pierres59. L’imagination se multiplie en créant des images et des imaginaires sur les métaux, et là encore, l’alchimie domine. Mais la psychologie de la lourdeur coexiste avec la psychologie du subtil, la rosée et la perle éveillent l’imagination poétique en tout temps, en tout lieu. Pour conclure ce passage vertigineux du premier volume sur l’imaginaire de la terre, je pense que la sculpture est l’art par excellence du travail du granit, du marbre ; ou la création humainement 58 59

Ibid., p. 61. M.N. Lapoujade, « Lo imaginario y las piedras en M.N. Lapoujade (compiladora) », Imagen, Signo y Símbolo, 2000, pp. 95-117.

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essentielle de la pâte, ce mélange exact de terre et d’eau, d’une grande valeur pour les images de religion, de mystique, d’anthropologie, de psychologie, de pédagogie, de philosophie. Bachelard reprend la grande métaphore de Pico della Mirandola, d’origine biblique, selon laquelle chacun doit être son propre artiste, le potier de sa propre argile60. Dans le deuxième travail, dans les rêveries du repos, l’élément terre devient un creuset d’images d’intimité. En ce sens, l’imagination est lancée, se projetant dans son mouvement vers la profondeur, recherchant l’intimité profonde des choses. Dans chacun de ces mouvements, l’imagination fait « un voyage à l’intérieur des choses »61. À travers ce mouvement, l’imagination parcourt des trajets qu’elle crée, produit une infinité d’images à travers lesquelles, dans un sursaut de transgression, elle parvient à pénétrer à l’intérieur des choses et des êtres. L’imagination y est prodiguée dans des images de l’épaisseur des choses et des êtres dans leur matérialité. Bachelard trouve pour chaque élément un complexe déterminant à partir d’un mythe correspondant. La transmutation d’un mythe en complexe est proche du modèle de Freud concernant le complexe d’Œdipe, mais Bachelard multiplie et amplifie cette conception. En ce qui concerne le mythe, il se souvient de Vico lorsqu’il affirmait : « Chaque métaphore est un mythe en petit »62. On voit qu’une métaphore peut aussi être une physique, une biologie, même un régime alimentaire. L’imagination matérielle est vraiment le médiateur plastique qui unit les images littéraires et les substances. « En s’exprimant matériellement, on peut mettre toute la vie en poèmes63. » Bachelard soutient qu’en un sens « la mythologie est une météorologie primitive »64. Bachelard définit les complexes comme « les transformateurs de l’énergie psy-

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Pico della Mirandola, De hominis dignitate. De la dignité de l’homme (édition bilingue) (trad. Yves Hersant), Combas, Éditions de l’Éclat, 1993, p. 105. La terre et les rêveries du repos. Essai sur les images d’intimité, Paris, Librairie José Corti, 1948, p. 11. G. Bachelard, L’air et les songes, Introduction, V, p. 51. L’air et les songes, p. 51. Ibid., p. 255.

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chique »65. Cette traduction des mythes en des complexes a une raison d’être fondamentale66. L’imagination n’est pas, comme le suggère l’étymologie, la faculté de former des images de la réalité ; elle est la faculté de former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de surhumanité. Un homme est un homme dans la proportion où il est un surhomme. On doit définir un homme par l’ensemble des tendances qui le poussent à dépasser l’humaine condition67.

L’imagination crée par mimèsis : « L’art doit être enseigné sur des reflets, la musique doit être enseignée sur des échos, c’est en imitant qu’on invente. On croit suivre le réel et on le traduit humainement… Tout est écho dans l’univers68. » Il s’agit d’une véritable dialectique de la répétition et de la création, de la renaissance et de la naissance, du renouveau et de la nouveauté. Un concept essentiel pour comprendre le rapport de l’art à la nature, pour comprendre la création humaine par rapport au naturel, pour comprendre la liberté de l’imagination face au besoin de la nature, ce concept-métaphore est la greffe. C’est, d’après nous le signe humain, le signe nécessaire pour spécifier l’imagination humaine. À nos yeux, l’humanité imaginante est au-delà de la nature naturante. C’est la greffe qui peut donner vraiment à l’imagination matérielle l’exubérance des formes. […] L’art est de la nature greffée69.

Dans l’univers des voyages imaginaires à l’intérieur des êtres et des choses, notre philosophe travaille les résonances imaginaires de ce qu’il appelle le Complexe de Jonas. Pour chaque élément il établit la correspondance avec son animal réel-symbolique essentiel. À la terre correspond le serpent, avec sa charge impressionnante de significations mythiques, allégoriques, symboliques, psychologiques, philosophiques, théologiques, éthico-esthétiques. À propos de cet univers, d’une richesse infinie, j’explicite un aperçu de ma recherche où je tiens à souligner en particulier une 65 66 67 68 69

L’eau et les rêves, p. 27. Ibid., pp. 172-173. Ibid., p. 25. Ibid., pp. 216-217. L’eau et les rêves, pp. 17-18. Cette thèse de la notion d’art par rapport à la nature, je l’ai travaillée sur van Gogh dans sa relation avec Kant, cf. M.N.Lapoujade, « Van Gogh : le merveilleux quotidien », Utopías, 1991, pp. 63-67.

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caractéristique fondamentale parmi les actions possibles de l’imagination : elle transgresse et modifie les dimensions des choses, ou bien elle les minimise ou bien elle les magnifie, ce qui donne une véritable dialectique du grand et du petit. Aussi bien un personnage peut habiter une molécule qu’une pomme peut occuper tout l’espace d’une pièce, comme en témoignent les peintures de René Magritte, ou le personnage du géant dans les contes, et la présence du géant originaire dans de nombreux mythes des origines et ses peintures rupestres correspondantes. Je remarque avec force le lien fondamental entre les images mythiques et les images des peintures rupestres où celles-là se condensent et se coagulent, s’exposent en pierre pour être observées, « lues » et enseignées dans les premières grandes pédagogies de l’histoire. Ainsi, l’imagination visite tous les mondes possibles qui habitent en chaque chose. Dans ces activités, les mouvements ont leur systole et diastole, l’intimité et l’expansion. Alors, il ne s’agit plus que l’imagination dessine des formes, mais qu’elle transcende même les formes dessinées et développe en images les valeurs de l’intimité. Les images expriment toujours des valeurs. « Les plus simples images de la matière, les qualifications les plus communes, s’établissent dans un règne de valeurs70. » Dans ce cas, il s’agit de l’intensité des valeurs d’intimité. Alors, le poète trouve une voie pour nous inviter dans des mondes du subtil. Bachelard se souvient de Rilke cherchant au cœur des roses, un corps de douce intimité. Rilke déclare : « Quels cieux se mirent là dans le lac intérieur de ces roses ouvertes... »

Et Bachelard répond : « Tout le ciel se tient dans l’espace d’une rose. Le monde vient vivre dans un parfum71. »

70 71

Causeries, p. 62. La terre et les rêveries du repos. Essai sur les images de l’intimité, Paris, José Corti, 1948, p. 53.

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Le poète exprime l’intimité d’un être du monde extérieur, visite son intimité et la lourdeur de la matière terrestre devient légère, subtile. Voici un véritable processus d’alchimie poétique. La sublimation atteint sa plénitude dans l’alchimie et dans la récupération alchimique de la poétique de Bachelard. La prose poétique de Bachelard réalise la volatilisation alchimique du plomb. En bref, les images de la terre sont nombreuses : des grottes, des cavernes et des labyrinthes ; les pierres, les cristaux et les arbres. À travers les images de la terre, l’imagination métaphorise ou symbolise les êtres enracinés ou non. D’où il érige toute une phénoménologie de situations et types humains, avec leurs éthiques-esthétiques concomitantes. Tout cela est construit en une sorte de filigrane parce que l’imagination poétique transmue le brut en extrême délicatesse, la pesanteur en légèreté, le grossier devient subtil. C’est un signal d’alarme, voire une leçon profonde pour l’homme contemporain plongé jusqu’au cou dans les détestables utilisations de l’imagination humaine et de ses images par les médias dans lesquels les spectateurs sans méfiance sont submergés de violences morbides, d’obscénités, de prosaïque, de grotesque, de banal, présentés comme les « valeurs » mises en images avec lesquelles l’imagination créatrice essentielle est anesthésiée et déformée.

3 | La poétique Le passage de la poétique des éléments à la poétique en tant que telle : La poétique de l’espace (1957) et La poétique de la rêverie (1960), implique un virage en douceur de la pensée de Bachelard, qui agrandit encore la largeur de son regard72. Dans la poétique des éléments, il s’agit de suivre, enregistrer, décrire et réfléchir sur les images poétiques du feu, de l’eau, de l’air et de la terre, sur les principes des cosmogonies primitives, sur la place de l’homme dans le cosmos. Dans la Poétique en tant que telle, développée dans ses deux Poétiques : celle de l’Espace et celle de la Rêverie, il s’agit maintenant d’observer et de décrire les racines dans la subjectivité de ces images de la matière. L’imagination est la créatrice 72

La poétique de l’espace, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1957, Introduction, I, p. 2 et II, pp. 2-3. Cf. Deuxième partie ; La poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1960.

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de ces images, elle les produit, tout à coup. Son jaillissement soudain, son irruption se produisent dans les processus de rêverie ; d’où l’importance d’établir une phénoménologie de l’imagination que Bachelard esquisse tout au long des deux poétiques.

3.1 L’espace et le temps Les thèmes cardinaux de toutes les philosophies, l’espace et le temps, sont présentés avec une originalité séduisante dans l’œuvre de Bachelard. L’espace et le temps, les thèmes de la métaphysique, l’ontologie, l’épistémologie, l’anthropologie, la philosophie politique, la sociologie, la psychologie, etc., vivent également dans une clé poétique. Pour ma part, j’estime qu’il est important d’inclure parmi les piliers de ma proposition de philosophie de l’imagination, que j’ai développée depuis 1980 jusqu’à présent, la problématique de l’espace-temps, fondée sur la nature primordiale des processus de spatialisation et temporalisation, qui surgissent et interviennent de diverses manières, dans les différentes œuvres de l’imagination humaine, mais sont inhérentes à cette force du psychisme humain. Dans Filosofia de la imaginación (1988), j’ai étudié différents cas dans lesquels il est possible de découvrir des espaces imaginaires de subjectivité. En d’autres termes, les images de veille, de rêve, de rêverie, spontanées ou volontaires, quotidiennes ou méthodiques, se produisent toujours dans un espace x. Si nous recourons à la psychologie de la Gestalt, nous exprimons cette spécificité des images en termes de figure et de fond. En ce sens, les images, en tant que figures, sont situées sur fond d’un espace qui leur est inhérent. Dans les limites de ce livre, ces notions ne peuvent être développées ; je ne fais que souligner la richesse potentielle de cette notion d’images spatialisées, dans leurs espaces imaginaires73. Les relations entre les images, leurs espaces et leur législation particulière, allant de l’imagination à la fantaisie, dans l’ordre du fantastique, acquièrent des caractéristiques très spécifiques, que nous ne traiterons évidemment pas dans le cadre de ce livre74. 73

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Je renvoie le lecteur à M.N. Lapoujade, Espacios imaginarios, Faculté de philosophie et lettres, UNAM, México, 1999, « Prologue », pp. 7-13 et « Espaces mystiques de l’intimité », pp. 103-115. Pour le thème, cf. M.N. Lapoujade, Filosofía de la imaginación, México, Siglo XXI, 1988, chapitre sur « Imaginación y Fantasía ».

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3.2 La poétique de l’espace : 1957 Revenant à Bachelard, notre auteur consacre au thème de l’espace la première de ses deux œuvres dans le titre de laquelle le terme poétique apparaît explicitement : La poétique de l’espace75. Un premier aspect important de l’originalité de son approche réside dans les indications méthodologiques par lesquelles débute l’ouvrage. En premier lieu, il faut partir d’une catharsis, consistant en l’oubli du savoir, compris comme un dépassement de la connaissance, ce fameux vers de saint Jean de la Croix : Quedeme no sabiendo toda ciencia trascendiendo./ Je reste sans savoir transcendant toute science76.

Chez Bachelard, cela implique que chaque instant, chaque œuvre est un commencement. Il faut donc que le savoir s’accompagne d’un égal oubli du savoir. Le non-savoir n’est pas une ignorance, mais un acte difficile de dépassement de la connaissance. C’est à ce prix qu’une œuvre est, à chaque instant, cette sorte de commencement pur qui fait de sa création un exercice de liberté… En poésie, le non-savoir est une condition première ; s’il y a métier chez le poète, c’est dans la tâche subalterne d’associer des images. Mais la vie de l’image est toute dans sa fulgurance, dans ce fait qu’une image est un dépassement de toutes les données de sensibilité77.

Deuxièmement, il est important de mettre en évidence la correspondance d’une image poétique nouvelle avec l’archétype qui « dort » au fond de l’inconscient. Bachelard soutient qu’il ne s’agit pas d’une relation causale. Cette affirmation implique d’assumer une thèse fondamentale : la liberté de création. La création n’est pas un « écho » du passé, une reproduction de l’image primor75 76 77

La poétique de l’espace, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1957. San Juan de la Cruz, Obras completas, Madrid, Biblioteca de Autores Cristianos, 1974, Poesías, 9, pp. 35-37. La poétique de l’espace, Introduction, I, p. 1 ; VII, p. 15.

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diale, mais inversement, l’image nouvelle invoque l’image primordiale, la rendant actuelle, valide, vivante. Troisièmement. De cette manière, une phénoménologie de l’imagination devient nécessaire. Pourquoi une phénoménologie de l’imagination devient-elle nécessaire ? Parce que c’est l’imagination qui crée l’image poétique nouvelle. L’acte poétique est précisément la gestation dans l’imagination d’images nouvelles. À ce stade, il est important de noter que Bachelard introduit un virage dans sa conception de l’imagination. Dans les travaux précédents sur l’imagination, notre auteur s’est concentré sur le rôle de chacun des quatre éléments, feu, eau, air et terre, en tant qu’« hormones » de l’imagination, qui éveillent son activité imaginative : Seule la phénoménologie – c’est-à-dire la considération du départ de l’image dans une conscience individuelle – peut nous aider à restituer la subjectivité des images et à mesurer l’ampleur, la force, le sens de la transsubjectivité de l’image78.

À partir de cet ouvrage, il apparaît clairement à Bachelard qu’il est nécessaire d’établir une phénoménologie de l’imagination, et non pas seulement d’établir un recueil lent et laborieux d’images des éléments, dont le modèle est le travail du botaniste79. Francis Bacon, dans le Novum Organon, établit que les empiristes, comme les fourmis, se consacrent à l’empilement et à l’utilisation. C’est dans une certaine mesure le travail initial du botaniste, ainsi que le travail principal avec les images poétiques auxquelles Bachelard fait allusion dans ce sens80. La phénoménologie de l’imagination implique un prolongement de l’horizon de son regard, car elle implique un moyen de conserver le registre de toutes les images possibles, à l’aide de l’instrument consistant à les décrire en tant que phénomènes. C’est-à-dire la description de ces images, telles qu’elles se manifestent pour une imagination intentionnelle diri78 79

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Ibid., II, pp. 2-3. Causeries, I, La poésie et les éléments : « Depuis plus de quinze ans, avec la joie d’un botaniste, en lisant sans fin les poètes, je recueille les images de la matière et, malgré leur infinie variation, leur nécessaire variation, je classe aisément toutes ces images selon qu’elles font revivre les archétypes de l’eau, de l’air, du feu, ou de la terre » (p. 24). Francis Bacon, Novum Organon, Aphorisme 95. L’analyse de celui-ci et les références se trouvent dans M.N. Lapoujade, Bacon y Descartes. Un caso de la coincidencia de los opuestos, México, FFYL, Benemérita Universidad Autónoma de Puebla, 2002.

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gée vers la rencontre de ces images qu’elles impactent, avec leur mouvement vers elles pour les décrire. En ce sens, l’image poétique apparaît comme un nouvel être de langage qui incite le langage poétique à la décrire, à la condenser, à l’exprimer81. Quatrièmement. La conception de Bachelard souligne que l’image apparaît d’abord chez le poète. Plus tard, elle part à la recherche de la pensée qui la mène au mot. Ainsi, la phénoménologie de l’imagination dans le domaine de la poésie focalise les dynamismes de l’imagination dans l’âme plus proprement que dans l’esprit. Bachelard récupère la distinction âme et esprit (en allemand : die Seele und der Geist), qu’il appelle Anima et Animus. Ce sujet à peine envisagé ici préfigure un chapitre central dans sa deuxième poétique, La poétique de la rêverie. Il suffit pour l’instant de la référence et d’une brève explication. La poésie en général est principalement associée à l’âme parce qu’elle émerge de l’imagination libre, source des images, qui jaillissent dans la rêverie et correspondent aux traits féminins de la subjectivité, que Bachelard nomme : Anima. La réflexion sur ces aspects, c’est-à-dire la théorie de la création poétique, l’écriture philosophique, didactique de la rêverie correspond aux fonctions masculines de la subjectivité : l’esprit, Animus.

3.3 Résonance et retentissement La moindre vibration porte ses résonances partout82. L’exubérance et la profondeur d’un poème touchent l’âme. Cela devient un événement intensément vécu, provoquant deux processus cruciaux : la résonance et le retentissement83. Ces notions cardinales font allusion à deux processus : la résonance nomme la réception intense du poème qui vibre dans l’âme. « Le retentissement opère un virement d’être », le poème déjà incorporé donne lieu à ce que nous en parlions, provoque le mot. En ce sens, 81

82 83

Nous anticipons cette référence à La poétique de la rêverie, car il est important d’établir, une fois de plus, la continuité de la pensée de Bachelard. Pour ce point, cf. La poétique de la rêverie, Introduction, §§ II et III, pp. 3-5. La terre et les rêveries du repos. Essai sur les images de l’intimité, vol. II, Paris, José Corti, 1948, cap. V, XV, p. 177. La poétique de l’espace, Introduction, III, p. 6 et Fragments d’une poétique du feu, établissement du texte, avant-propos et notes par Suzanne Bachelard, Paris, PUF, 1988.

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Bachelard affirme que « l’image poétique nous met à l’origine de l’être parlant »84. Pour poursuivre ce dialogue, à partir de ces pages fondatrices, j’estime qu’il est important de souligner soigneusement la portée philosophique de ces notions, dans une projection amplifiée de leurs implications. En ce sens, il est nécessaire de garder à l’esprit les passages émaillés dans ses œuvres dans lesquelles Bachelard affirme que dans le cosmos « tout est écho ». Bachelard, en courts aphorismes, souligne la portée cosmique de ces notions. En premier lieu, résonance et retentissement sont des vibrations musicales inhérentes à la subjectivité humaine en général. Je pense, proche de Novalis, à la structure musicale de l’âme85. Résonance, ré-sonner, dénote la spécificité d’un son. En quel sens ? « Re » signifie la poursuite d’un processus. Par exemple, « réinsertion » signifie une insertion de nouveau, c’est-à-dire qu’une insertion interrompue est reprise, est recommencée. Dans cette acception, le terme résonance, se référant au son, indique le prolongement du son. À proprement parler, la notion de résonance tisse les perspectives de la physique, de la musique et de l’esthétique en tant que traits de l’humain86. Littéralement, la résonance 84 85

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Ibid., p. 7. Dans cet ordre de pensée, dans le contexte de mon point de vue, je prends pour l’instant comme synonymes : âme, esprit, subjectivité, notions extrêmement complexes, qui ont donné lieu à des flots d’encre pour établir leurs différences, comme, sans aller plus loin, dans la pensée de Bachelard avec qui nous dialoguons, les notions anima (âme), animus (esprit) ont donné lieu à des réflexions inspirées et précises. Cf. Marc Vignal (dir.), Dictionnaire de musique : « Résonance. 1. Pour les physiciens, la résonance ou vibration par sympathie est un phénomène selon lequel tout corps élastique susceptible de vibrer à une fréquence N entre spontanément en vibration, audible ou non, lorsqu’un son à proximité est produit un son ayant cette fréquence N ou une fréquence N’ de laquelle N est un harmonique proche. Cette particularité est utilisée dans certains instruments (théorbe, palme des ondes Martenot, etc.) disposés près de la source du son de cordes dites “sympathiques” (d’où le nom de “viole d’amour”), accordées avec soin mais que l’artiste ne touche jamais. Elles seules entrent en vibration au bon moment, lorsque la sonorité de la corde réellement jouée est renforcée ou modifiée. 2. Pour les musiciens, la résonance est l’ensemble des phénomènes liés à la présence d’harmoniques dans un son musical. […] la résonance naturelle des corps sonores, à laquelle se rattache l’ensemble des phénomènes harmoniques constituant la base de l’harmonie classique. 3. Ensemble des propriétés acoustiques d’un matériau, notamment en ce qui concerne le mode de réception et de transmission des ondes sonores : la “table d’harmonie” d’un violon ou d’un piano reçoit parfois le nom de “boîte

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fait référence à l’amplification ou à la prolongation du son dans un milieu réceptif. Les ondes sonores peuvent être amplifiées ou prolongées dans certains supports capables de capter ces vibrations. C’est un type de processus vécus, également dans un sens subjectif et spirituel. Par extension, c’est la manière dont un certain objet sonore vibre dans notre esprit, métaphoriquement, livre, être, situation, poésie, peinture, sculpture ou phénomènes naturels ou sociaux. Le retentissement (littéralement : percuter de nouveau) ajoute une autre nuance fondamentale. C’est maintenant un effet indirect, plus précisément un effet en retour. Le son revient vers le point d’où il était parti. Si nous l’exprimons en direction de mouvement, la résonance, ce sont les vibrations de l’esprit provoquées par un son qui arrive et reçoit. C’est un son centripète. Le retentissement ajoute une direction de retour, le « retour » du son à la source qui l’a produit. C’est un son centrifuge. Dans le contexte de ma philosophie de l’imagination, j’estime que la résonance et le retentissement sont des vibrations subjectives « mises en œuvre » (paraphrasant Heidegger) ; ou, en d’autres termes, des vibrations subjectives pouvant se produire dans un certain « montage » ; donc vérifiables et dont les références sont présentées comme des constantes dans toutes les cultures et en tout temps. Allons un peu plus loin. Je considère qu’au niveau anthropologique, la subjectivité peut être décrite en termes mathématico-musicaux, ce qui nous permet de comprendre la continuité profonde, la coexistence et les implications réciproques de la logique et de l’esthétique. La logique, utilisant le singulier comme résultat d’une réduction phénoménologique, loin de s’épuiser en apparaissant comme un domaine extérieur, d’étude, de classification des connaissances humaines, de l’angle de focalisation d’une recherche, bref toutes ces possibilités d’être en rapport avec elle, est basée, et encore plus radicalement, enracinée dans la subjectivité humaine ; ce sont les structures fonctionnelles de l’esprit ou de la subjectivité. La logique est la structure de la subjectivité, nous sommes porteurs de la logique qui s’exprime dans les processus mathématiques de l’esprit. La logique est un registre de l’humain. de résonance”. […] Ce n’est pas la même chose de dire qu’il a un écho : la résonance désigne un prolongement sans interruption, alors que l’écho est une répétition après une interruption, bien que les causes soient du même type (réflexion du son) » (Marc Vignal, dir., Diccionario de la música, Archidona, Aljibe, 2001, p. 264).

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De même, les relations esthétiques sont des registres de l’humain, elles entrent dans tout ce qui est humain, donc avec les structures logico-mathématiques de l’esprit, puisque les deux sont imbriquées l’une dans l’autre, dans un réseau vital intime. Ce sont des modes originaires dans lesquels passe l’aspect humain de la vie. La vie humaine se déroule naturellement dans une clé esthético-mathématique, de manière originaire, primordiale et anthropologique. Plus tard sont incorporées non seulement historiquement, culturellement, mais aussi psychologiquement, dans le développement de l’enfant, etc., dans tous les ordres, les déterminations auxquelles on parvient à partir des racines, à la manière du tronc, des branches, des fleurs et des fruits ultérieurs. Parmi celles-ci, je pense qu’il est nécessaire de partir une fois de plus d’une anthropologie, une conception de l’homme en tant qu’Homo imaginans, c’est-à-dire l’espèce humaine, et à partir de là ramifier les connaissances en spécialités, etc. La résonance et le retentissement sont deux modes d’une même vibration musicale du cosmos, de la vie, d’un livre, d’une idée, d’un poème, d’un être, d’une pierre, d’une feuille, d’un animal, de la mer, du ciel étoilé, de l’aube, de ce que vous voulez, elles font allusion au caractère musical de l’âme, de sorte que l’harmonie avec le cosmos, dans la synchronicité de ses résonances et de ses retentissements réciproques, est la constatation d’un phénomène répété dans ses différences depuis le début de l’humanité87.

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Marc Vignal, op.cit. « Harmonie. 1 Au sens général, dérivé du grec harmottein (assembler), l’harmonie constitue, selon l’arithmétique de Nicomaque, la qualité à la fois esthétique, morale et même physique, aboutissant à un juste équilibre entre choix, proportion et disposition. de ses composants. Cette définition s’applique aussi bien à la musique qu’aux autres arts et sciences dans lesquels le terme a donné lieu à divers dérivés.… 2.… L’harmonie… est la science de la relation entre les sons et comprend l’étude des intervalles… 3. En intitulant Traité sur l’harmonie réduit à ses principes naturels (1722) l’œuvre capitale à partir de laquelle la théorie moderne serait dérivée, Rameau interprétait encore le terme harmonie dans le second sens » (p. 26). Il convient de noter que Rameau fonde la notion musicale d’harmonie sur l’harmonie naturelle, qui est une forme de résonance, pour ainsi dire, de tout avec tout. Au sens musical, le terme a d’autres significations précises, telles que la relation entre accords, accords et contrepoint, etc., qui ne sont pas pertinentes dans ce contexte.

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Leibniz l’appelle « l’harmonie préétablie » de l’homme avec le monde ; de l’âme avec le corps, etc.88. Kant, adhérant à sa stricte résolution de ne pas faire une métaphysique pensée comme connaissance rationnelle au-delà des limites de l’expérience possible, établit cette notion cardinale en tant que supposition transcendantale. Il faut faire comme si cette harmonie existait pour atteindre la connaissance par des jugements déterminants ; mais aussi pour jouir esthétiquement – processus affectif menant à un jugement réfléchissant, c’est-à-dire qui n’affirme ou ne nie rien de l’objet, mais déclare seulement la beauté d’un objet par l’effet que son image, sa représentation, éveille par l’harmonie entre l’imagination et l’entendement89. Novalis la transmue dans la notion plastique d’Umarmung, l’étreinte de l’homme et de la nature. Jung l’exprime en termes de synchronicité. Nul doute que l’harmonie résultant des processus de résonance et de retentissement, bien accordés, bien tempérés, comme préfère les appeler Jean Sébastien Bach pour son clavier, sont deux notions d’une importance fondamentale pour aborder ce phénomène appelé « espèce humaine ». Sur la base de tout cela, je pense qu’il est nécessaire de récupérer et d’amplifier ces notions bachelardiennes, inhérentes à l’être humain, pour l’anthropologie philosophique, dans laquelle je propose de définir l’espèce humaine par son trait spécifique, Homo imaginans ; de les recueillir en tant que processus rendant possible l’harmonie de tout avec tout. Je conviens qu’il n’est pas possible de démontrer dans une métaphysique ou une ontologie traditionnelles l’harmonie résultant des processus de résonance et de retentissement, mais que c’est possible dans la seule ontologie viable pour son respect de l’intimité de la chose en soi, c’est-à-dire dans une ontologie imaginaire. Quelle est la « preuve » d’une ontologie imaginaire ? Comment savoir s’il s’agit d’une ontologie ou d’une théorie hallucinatoire, pathologique ? La preuve, comme je l’ai expliqué

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G.W. Leibniz, La monadologie, édition annotée par Émile Boutroux, suivi des Extraits, cf. L’harmonie préétablie. Système nouveau de la nature et de la communication des substances, 12, Paris, Delagrave, 1983 ; G.W. Leibniz, Confessio Philosophi. La profession de foi du philosophe, Paris, Vrin, 1993, p. 30ss. et p. 67. I. Kant, Kritik der Urteilskraft (1790), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1974.

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dans L’imagination esthétique : le regard de Vermeer, réside dans sa viabilité90. Enfin, d’un point de vue pédagogique, je pense qu’il est nécessaire d’incorporer ces notions de résonance et de retentissement dans les processus de lecture philosophique. Dans mon article intitulé « Comment lire la philosophie », article qui concerne la didactique, je soutiens qu’une bonne lecture philosophique doit passer par plusieurs étapes : une lecture exploratoire, une lecture analytique, puis une lecture synthétique, pour pouvoir ensuite systématiser les réflexions découlant de chaque lecture précédente et la concernant, en lecture réflexive. Alors seulement, le terrain est préparé pour passer à une lecture critique. En général, c’est là qu’aboutissent les lectures philosophiques académiques. Et après ? Une lecture philosophique qui aspire à porter ses fruits, en premier lieu, pour la vie même du lecteur, devrait inclure la résonance et le retentissement de la pensée philosophique lue. Il est nécessaire que cette pensée, cette idée, ce système, ce travail, etc., fassent partie intégrante du lecteur, circulent dans son sang. Ensuite, philosophiquement, il est nécessaire de faire un saut dans le vide pour créer quelque chose de nouveau, de propre, de différent, afin de produire soi-même les fruits et devenir ainsi créateur. La manière dont La critique de la raison pure de Kant résonne et retentit dans l’esprit d’Isadora Duncan est un modèle pour tout apprenti philosophe. Isadora comprenait-elle La critique de la raison pure et comment l’intégrait-elle ? Les réponses sont complètement hors de propos, si non stupides. L’œuvre la plus austère de Kant a résonné et retentit si profondément chez I. Duncan qu’elle l’a amenée à révolutionner le ballet classique pour ouvrir le champ de la danse contemporaine91. 90 91

M.N. Lapoujade, L’imagination esthétique : le regard de Vermeer, Louvain-laNeuve, EME, coll. « Transversales philosophiques », 2017. Isadora Duncan, Ma vie, Paris, Gallimard, 1932, chap. XV, p. 172. « Mes danses faisaient l’objet des polémiques les plus violentes et les plus amères. Des colonnes entières apparaissaient continuellement dans les journaux dans lesquelles j’étais proclamée le génie d’un art récemment découvert, ou bien j’étais accusée de détruire la vraie danse classique, à savoir le ballet. De retour de ces représentations dans lesquelles le public délirait de joie, je m’asseyais avec ma tunique blanche et, devant un verre de lait, je passais les nuits à lire la Critique de la raison pure de Kant, dont Dieu sait comment, je pensais avoir puisé mon inspiration pour ces mouvements de pure beauté, qui étaient tout mon désir. »

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Si nous regardons une fois de plus la Poétique de l’espace de Bachelard, nous trouvons que l’un des aspects de l’originalité marquée de notre penseur dans cet ouvrage réside dans l’exubérance que Bachelard découvre lorsqu’il regarde les espaces vécus ; plus précisément l’imagination affichée dans les images d’espaces heureux. Pour cette raison, Bachelard soutient que cette recherche mérite le nom de topophilie. En ce qui concerne l’imagination spatiale, il ne s’agit pas d’imagination dans des images d’espaces pénitentiaires, tortueux, mortuaires, de soumission et d’horreur. Les espaces hostiles ne sont pas traités, mais une imagination hédoniste qui cherche à recréer les espaces chaleureux du bien-être, du bonheur et de l’amour. Bachelard commence sa poétique par la recherche de la maison des hommes. Dans ce domaine, Bachelard s’étend sur les implications de la poétique de la maison. En ce sens, il maintient que « la maison vécue n’est pas une boîte inerte. L’espace habité transcende l’espace géométrique ». Et il ajoute : « La géométrie est transcendée92. » La comparaison de la phénoménologie bachelardienne avec celle de C.G. Jung, la maison en tant que description de la structure de l’âme humaine, est particulièrement enrichissante. Puis il passe à celle qu’il appelle la maison des choses, dans laquelle sont tracées les descriptions subjectives, vécues, de l’imagination qui, dans la rêverie, prodigue des images des tiroirs, des coffres, des armoires. Il poursuit avec les chapitres consacrés à la rêverie qui permettent d’habiter de façon imaginaire les nids et les coquillages. Alors, la poétique devient plus spécifiquement une poétique de l’acte d’habiter93. Bachelard étudie les coins de l’intimité comme mode de vie particulièrement intime et chaleureux. En tant que forme particulièrement intime de l’acte d’habiter, notre philosophe étudie les coins. Concernant l’intimité d’habiter le coin, je suis surprise de trouver de profondes différences dans ce dialogue avec Gaston Bachelard. Il est extrêmement intéressant de mettre en évidence ces différences dans le ton émotionnel qui découle de la façon d’habiter le coin, de la façon dont cet espace

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La poétique de l’espace, Maison et univers, IV, p. 58 et p. 61. M.N. Lapoujade, Autour d’une poétique de l’espace et du temps : « l’habiter » et « le temporaliser », Cahiers Gaston Bachelard n° 2, Université de Bourgogne, France, 2000.

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intime résonne dans l’âme et demande à l’esprit de le mettre en mots. La réflexion de Bachelard part d’une affirmation : Chaque coin d’une maison, chaque recoin dans une chambre, chaque petit espace où l’on aime se blottir, se rassembler sur soi, est pour l’imagination une solitude, c’est-à-dire le germe d’une pièce, le germe d’une maison94.

Le coin est donc un abri solitaire. C’est un espace propice au déploiement de l’imagination. Dans le coin, l’individu devient un rêveur. Sans aucun doute, la recherche de protection dans la solitude d’un coin isolé des forces lacérantes est une expérience partagée peut-être par tous. Bachelard insiste sur cette façon d’habiter le coin, comme une manière de se refermer sur soi-même : le coin « vécu » rejette la vie, la restreint, la cache. Le coin est alors un déni de l’Univers95. Bachelard continue sur ce registre en soulignant « l’immobilité » d’habiter le coin comme un lieu de méditation radicale, dans la vie et la mort – selon Mylosz –, lieu où le rêveur « se souvient de tous les objets de la solitude », et notre auteur en vient à affirmer : « Le rêveur dans son coin a dissous le monde dans une rêverie minutieuse qui détruit tous les objets du monde un à un. Le coin devient une armoire de souvenirs96. » Enfin, le philosophe évoque les pages du Traité de peinture, dans lequel Léonard de Vinci recommande au peintre de laisser l’imagination s’envoler devant les taches et les fissures des murs de la pièce97. Sans aucun doute, le coin est un espace privilégié de rêverie, de création, de méditation. Qui pourrait douter de la beauté et de la profondeur philosophique de ce chapitre de la poétique de Bachelard ? Comment ne pas admirer dans ces pages inspirées et rigoureuses l’originalité radicale de la pensée de notre auteur : chimiste, physicien et mathématicien, épistémologue novateur ; lecteur vorace de la littérature universelle, infatigable compilateur d’images de poètes, créateur d’une poétique nouvelle, dans laquelle l’imagination humaine, nourrie par les éléments, est prodiguée en poésie ? Comment ne pas rendre justice à l’originalité d’un discours philosophique radical où l’espace apparemment insignifiant d’un coin est érigé en berceau de la création ? 94 95 96 97

La poétique de l’espace, p. 130 et suiv. (ma traduction). Ibid. Ibid., p. 135. Léonard de Vinci, Traité de la peinture, p. 364.

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Certes, le coin joue un rôle fondamental dans toute vie car c’est le petit refuge spatio-temporel de l’isolement, dans lequel le rêveur fait irruption en maître de son petit fief. Le coin favorise la rêverie, l’imagination libre, sans coercition, déploie sa virtuosité dans des mondes de la rêverie. Et pourtant, avec et en plus des réflexions pertinentes de Bachelard, nous laisserons sonner l’écho d’une autre cloche, d’une autre philosophie du coin, que j’assume et que j’ai étudiée sous l’inspiration de la peinture de l’immense Vermeer de Delft98. Le coin peut devenir l’espace-temps de la vibration extrême, d’une intensité de vie recueillie, partagée et aimante sans pareille. Le coin de l’intensité de la chaude lumière du soleil ; l’espace sonore d’un clavicorde, d’un luth ; moment de l’érotisme sonore de la musique ; espace ponctuel, temps instantané d’une intimité partagée ; espace-temps minime dans lequel une fenêtre nous approche de mondes lointains rêvés ; espacetemps d’habiter des géographies lointaines, des visages, des êtres qui nous attendent sans le savoir. Le coin, ce petit espace-temps dans lequel les objets bien-aimés, soigneusement protégés, symboles pour cet être blotti, partageant des plaisirs, donnent lieu à des expériences de vie radicales. Ce coin d’isolement immobile, solipsisme méditatif, n’est pas tout. Il faut ajouter l’action extrême de l’esprit et de l’âme – dans les instants de commotion créatrice, dans les instants partagés dans un espace intime – aux expériences qui unissent certains êtres complémentaires. Ce coin intérieur appelle le coin avec sa fenêtre, ouvrant sur le cosmos, coin infini dans sa finitude. Coin d’où, la nuit, l’infini éclate au clair de lune et des étoiles qui nous incitent à nous projeter au-delà. Coin à travers lequel pénètre le son du cosmos enveloppé de la lumière du soleil. Sur ces « autres coins », j’ai écrit par ailleurs sur la peinture de Vermeer :

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« L’espace scénographique de Vermeer est, en général, un coin.



Le coin est le lieu géométrique nommé angle.



Passant du plan au volume, le coin est à la fois acuité-pointe, vide-creux.

M.N. Lapoujade, La imaginacion estética en la mirada de Vermeer, pp. 203-204.

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Le coin représente l’espace symbolique où se jouent à la fois passion et action. Strictement, il représente en géométrie la coexistence passion-action, extériorité-intériorité.



Le coin Vermeer est le lieu angulaire, le coin qui, dans son intériorité angulaire, reçoit l’extériorité suggérée et le regard complaisant. C’est le creux, l’intimité recueillie où l’action a lieu.



Miroir concave de la vie simple.



Ce même coin est la pointe, le creux saillant qui, dans sa transgression, vu de l’autre côté, sort de soi.



C’est un autre espace symbolique suggéré qui assiste au réveil d’une imagination en train de se transcender. Espace dans lequel se jette un personnage, à travers une fenêtre qui invite, une carte de géographie qui incite, la séduction d’une carte, les présences suggestives d’autres tableaux.



Miroir convexe de cette même vie simple99.

Sous un autre angle, voisin mais différent, j’ai développé le thème du coin dans la peinture de Vermeer de Delft100. Les espaces d’intimité sont complétés par les espaces hors de l’imagination ; en ce point il esquisse la dialectique du grand et du petit, qui s’articulent à leur extrême comme la miniature et l’im99 100

L’imagination esthétique. Le regard de Vermeer, Louvain-la-Neuve, EME, 2017, 5, 5.4, pp. 248-249. La poétique de l’espace, chap. VI, Les coins, p. 130. M.N. Lapoujade, La imaginacion estética en la mirada de Vermeer, México, Herder, 2007, troisième partie, Les espaces imaginaires Vermeer, Les coins, pp. 203-204. « L’espace scénographique de Vermeer est, en général, un coin. Le coin est le lieu géométrique appelé angle. En allant du plan au volume, le coin est en même temps acuité-pointe et creux. Le coin représente l’espace symbolique dans lequel la passion et l’action se jouent en même temps. Strictement, il représente géométriquement la coexistence de la passion-action, de l’extériorité-intériorité. Les coins Vermeer sont l’expression plastique du lieu de la passion-action, de l’extériorité-intériorité. Le coin Vermeer est l’endroit angulaire, le coin qui, dans son intériorité angulaire, reçoit l’extériorité suggérée et le regard complaisant. C’est le creux, l’intimité recueillie où se déroule l’action. Miroir concave de la vie simple. Ce même coin est la pointe, le coin en saillie qui, dans sa transgression, vu de l’autre côté, sort de lui-même. C’est l’autre espace symbolique auquel il est fait allusion, qui aide à réveiller un imaginaire qui se transcende. Espace dans lequel un personnage se projette, à travers une fenêtre qui invite, une carte géographique évocatrice, la séduction d’une lettre, la présence suggestive d’autres peintures. Miroir convexe de cette même vie simple. »

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mensité, ainsi que la dialectique de l’extérieur et de l’intérieur, de l’ouvert et du fermé. Je crois qu’à ce stade, il est nécessaire d’allier à nouveau la pensée de Kant à celle de Leibniz : Kant-Leibniz, en tant qu’antécédents de la perspective bachelardienne. Kant et Leibniz nous amènent à conjuguer les extrêmes de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, dans le sentiment du sublime qu’ils suscitent. L’intimité vécue dans la subjectivité, l’intimité vécue à l’infini de l’extériorité sans limites, l’horizon océanique, le ciel, le champ avec des collines qui se perdent à l’infini, l’espace du silence101. Ce sont aussi des formes d’intimité vécue, ce sont des formes d’habiter. Se concentrer sur l’ouverture de l’infini est une expérience mystique de recueillement identique à celle vécue par la religieuse qui est enfermée dans sa cellule. En ce sens, Thérèse d’Avila est admirable et profonde lorsqu’elle avoue son admiration pour les femmes saintes mondaines, contrairement à elle-même qui se qualifie de « vile ». Elle a donc besoin de la cellule pour progresser vers la perfection morale. C’est l’expérience du recueillement à l’infini. Dans le contexte des relations d’extériorité et d’intériorité, Bachelard considère que : La phénoménologie qui veut vivre les images de la fonction d’habiter, ne doit pas suivre les séductions des beautés extérieures. En général, la beauté extériorise, dérange la méditation de l’intimité102.

Il convient de noter que la formulation de la pensée de Bachelard dans ce passage n’est pas récurrente dans son œuvre, mais plutôt exceptionnelle. En ce sens, j’estime que le thème de la beauté est au centre d’une philosophie de l’imagination esthétique, d’une poétique de l’imagination et, en particulier, au centre d’une poétique de l’espace en tant qu’acte d’habiter. Habiter un espace depuis la beauté et dans la beauté donne une dimension accrue de jouissance totale de cet espace, de cette action d’habiter. Les beautés extérieures peuvent décentrer, aliéner l’individu séduit par elles. Mais la beauté qui vit, qui niche dans les espaces intérieurs de la subjectivité intime, dans son harmonie et son équilibre cosmique, en harmonie avec la beauté mathématique du cos101 102

La poétique de l’espace, Maison et univers, IV, p. 55. La poétique de l’espace, La coquille, II, p. 106.

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mos, procure une vie de parfaite plénitude. De cette manière, la beauté elle-même est un moyen de transcender le simple manichéisme de l’extérieur et de l’intérieur. La beauté est l’archet avec lequel la mélodie issue d’un violon passe en revue, comme le crayon de l’enfant, l’harmonie du cosmos. Ainsi, l’esthétique est le mode de vie, l’attitude dans la vie. L’attitude d’harmonie, de paix, de tolérance, de transcendance dans l’immanence. La beauté intime est la récolte dont la collecte sans faille se produit dans les intervalles de rêverie. Ces intervalles dans lesquels l’activité maximale concentrée en soi a comme signes corporels des yeux entrouverts, un regard qui ne voit pas, signes visibles de l’intensité intime invisible103. En somme, malgré ces différences, je suis d’accord avec Bachelard pour dire qu’il est nécessaire de situer la rêverie dans une position centrale de la poétique. Encore plus à ce stade, la pensée de Bachelard est profondément novatrice par rapport à toute la tradition philosophique précédente. La rêverie grandit peu à peu tout au long de l’itinéraire de la pensée de Bachelard à un point tel que, dans La poétique de la rêverie, elle atteint son rôle principal, occupe la place centrale. C’est un apport fondamental de la poétique de Bachelard, il convient de souligner, outre son originalité, sa pertinence incontestable pour l’esthétique contemporaine en général.

4 | La rêverie 4.1 La poétique de la rêverie : 1961 Si, dans la psychanalyse de Freud, la clé des processus psychiques se trouve dans l’inconscient individuel, chez Jung nous cherchons les réponses dans l’inconscient collectif dans sa manière de concevoir les archétypes. Bachelard s’abreuve de ces sources. Philosophiquement, Bachelard utilise la phénoménologie de Husserl, qui considère que la spécificité du psychisme humain se trouve dans la conscience. Plus correctement, c’est une philoso103

M.N. Lapoujade, « De las cárceles de los imaginarios a una estética de la libertad », Revista Iberoamericana de Comunicación, n° 15, 2009 ; M.N. Lapoujade, « L’orient de Henry Corbin ou la vie philosophique en quête de la lumière », Symbolon, n° 3, 2009, pp. 250-258.

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phie de la conscience, où l’empreinte du rationalisme cartésien et son cogito de veille est notoire. Dans ce sens, la phénoménologie et la psychanalyse semblent inconciliables pour une vision simpliste. Bachelard intègre dans l’originalité de sa pensée les deux perspectives au niveau de la poétique. Dans une simplification à l’essentiel, on pourrait dire que les psychanalystes retiennent l’importance des processus de rêve, de la phénoménologie sa méthode descriptive des phénomènes, son caractère « collecteur » de données, cependant Bachelard révolutionne les deux approches. Bachelard considère central les processus de la rêverie, de sorte que la psychanalyse avec sa clé dans l’inconscient n’occupe plus la place centrale, il la transmue principalement dans la topo-analyse et le rythme-analyse de la rêverie. Sa phénoménologie déplace la méthode de description des phénomènes conscients, de la conscience de veille, et devient la phénoménologie de l’imagination productrice d’images, en rêves diurnes, dans ces processus renfermant la création d’images nouvelles, recréant toujours différemment les archétypes, ce processus central est la rêverie. Leur coexistence et leur intégration dans la pensée de Bachelard montrent que son approche d’exclusion n’est qu’une pseudo-contradiction. Dans une lecture linéaire, nous sommes face à deux étiquettes philosophiques impossibles à concilier. D’une part, la phénoménologie en tant que description de ce qui apparaît, les phénomènes à la lumière de la conscience intentionnelle. Sa directionnalité inhérente la déplace vers ses référents (cogitatum), focalisés depuis la lucidité consciente (« lucidité consciente » est un pléonasme, mais utile à ceux de la clarté). D’autre part, une lecture littérale tient à soutenir de façon irréfutable que la psychanalyse freudienne, orthodoxe, tourne autour de ce qui est caché à la lumière de la conscience, censuré, expulsé vers la zone d’ombre de l’inconscient, où la censure devient plus permissive, mais, dans son obscurité, reste hors de portée des yeux de la conscience. Ces phénomènes inconscients découlent en réalité des pulsions inconscientes que la psychanalyse de Freud appelle la libido, impulsions de la sexualité au sens large, et à laquelle la psychanalyse de Jung, s’éloignant de Freud, donne une portée beaucoup plus large. De cette manière, les contenus conscients passés au crible de la censure, quand ils laissent filtrer les impul-

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sions inconscientes, ne le font que si elles émergent recouvertes de masques visibles, apparences qui les rendent « acceptables » aux yeux vigilants du surmoi strict. Cependant, un autre aspect de l’originalité de la contribution de Bachelard réside dans la manière dont celle-ci intègre les deux perspectives philosophico-méthodologique en une méthodologie poétique propre qui progresse sans heurts sur ces deux jambes en harmonie.

4.2 La phénoménologie C’est l’une des filiations explicites déjà présentes dans La psychanalyse du feu, pour culminer dans La poétique de la rêverie, avec la proposition novatrice du cogito du rêveur. L’imagination libre dans la rêverie est la source d’où naissent les images instantanées, cogitatum de ce cogito prodigue, créateur. Tout au long de son œuvre, Bachelard fait appel à la phénoménologie basée sur la version de son fondateur contemporain, Edmund Husserl. De plus, il est proche des approches de son contemporain Maurice Merleau-Ponty104. Il s’agit d’un sujet d’actualité complexe, vaste et intéressant. Dans le cadre de ce livre, il suffit d’esquisser quelques traits fondamentaux qui permettent une meilleure compréhension de la pensée de notre philosophe. Tout d’abord, la phénoménologie part en général d’une épochè, c’est-à-dire la suspension du jugement, la mise entre parenthèses, au niveau épistémique, de toutes les connaissances acquises. Ce premier moment correspond, chez Bachelard, à la proposition d’un point de départ dans une catharsis philosophique radicale, produite par un « oubli » du savoir antérieur105. Ensuite, la phénoménologie se propose d’aller vers les choses elles-mêmes, dans le but de travailler avec sa méthode caractéristique qui, en premier lieu, fonctionne comme la description des phénomènes, c’est-à-dire de ce qui apparaît, de ce qui se manifeste à la conscience. Pour sa part, Bachelard se concentre 104

105

À partir du vaste travail d’Edmund Husserl, Husserliana, je propose deux travaux d’introduction. Tout d’abord, les Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, 1966 ; plus complexes, les Idées relatives à une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique, 1949. En ce qui concerne Maurice Merleau-Ponty, nous incluons, entre autres, Phénoménologie de la perception, 1945 ; Le visible et l’invisible, 1964 ; et L’œil et l’esprit, 1964. La poétique de l’espace, p. 1.

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sur la description des images poétiques, patiemment recueillies comme un botaniste, dans un premier temps. Plus tard, il procède à classer les images des poètes, dans des « classes » constituées par les quatre éléments primaires (terre, eau, air, feu). Dans un troisième moment, il commence une description exhaustive des images des éléments, telles qu’elles apparaissent dans les poèmes. La phénoménologie prend en général comme point de départ le cogito cartésien. Il s’agit d’un je pense, qui émerge clairement et distinctement, évident, au milieu du doute méthodique, hyperbolique et volontaire. Le cogito cartésien exige un homme à l’état de veille, conscient, adulte, sain, attentif, normal. Si je doute, je pense ; si je pense, je suis ; si je suis, Dieu est ; constatation dans l’ordre épistémique. Dans l’ordre de la fondamentation, le mouvement est inverse. Parce que Dieu est, je suis ; parce que je suis, je pense ; parce que je pense, je doute. Husserl déploie le cogito sous deux aspects : l’acte de penser, le cogito et ce qui est pensé, le cogitatum. Ce qui est pensé est le référent de l’acte de penser. En d’autres termes, l’acte de penser se réfère toujours à quelque chose, pense à une chose x, ce qui est pensé. Ensuite, le cogito d’un individu sain, adulte, en état de veille et conscient est toujours dirigé vers quelque chose. Cette directionnalité de la conscience, ce mouvement inhérent aux processus conscients d’aller toujours vers quelque chose, le fait de cibler quelque chose, est ce que Husserl appelle l’intentionnalité de la conscience. Intentionnalité signifie directionnalité. Bachelard transmute ce schéma à l’ordre de l’imagination humaine. Il propose tout d’abord un cogito de la rêverie, que nous étudierons plus loin. Pour le moment, il suffit de souligner que l’imagination humaine produit des images dans sa rêverie. Ainsi, un cogito de l’imagination est dirigé vers, ou cible, ses images. Dans ce cas, le cogito est un processus de rêverie, un processus de l’imagination, et est d’ailleurs intentionnel, directionnel. Son cogitatum, ce vers quoi il se dirige, ce sont ses images. Alors, l’intentionnalité de la conscience husserlienne devient l’intentionnalité de l’imagination bachelardienne, reliée fondamentalement, parmi ses possibles processus de création d’images, aux images créatrices de la rêverie.

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À partir de Bachelard mais au-delà, nous pensons qu’il est intéressant de jeter un coup d’œil vers le lointain, pour évoquer la longue et prolifique trajectoire de ces concepts, afin de l’intégrer dans une philosophie de l’imagination106. Par un processus de réduction phénoménologique, l’imaginé originaire, ce cogitatum particulier constitué d’une constellation d’images que j’appelle imaginaire, nous renvoie aux quatre éléments d’origine, recréés dans l’innovation incessante des images primordiales, archétypes. Ainsi, l’imagination se crée et se nourrit des images intimement actives du feu, de l’eau, de la terre et de l’air. En conséquence, ces mondes imaginaires de rêverie, les plus singuliers et les plus isolés, les monades leibniziennes, expriment, en les recréant, les images primordiales. Ainsi, les quatre éléments cosmiques, transposés dans leurs images primordiales, continuent à être vécus de nos jours car, dans une continuité historique de discontinuités, ils ont toujours été l’argile de ce potier imaginatif qu’est l’espèce humaine On peut penser, en recréant la pensée de Bachelard, qu’il est possible de risquer une lecture peu orthodoxe de la philosophie d’Empédocle, en la considérant comme une expression de la perspective philosophique condensée dans le paragraphe précédent. La philosophie présocratique qui se base sur les quatre racines concentre avant la lettre certaines convictions de Bachelard, ou, dans l’autre sens temporel, Bachelard prolonge la pensée d’Empédocle. Le cosmos est composé de quatre racines : la terre, l’eau, l’air et le feu (en les ordonnant dans un processus ascendant) ; et il est le creuset de deux forces qui dynamisent les processus universels. L’amour, la force de l’union, l’harmonie et la haine, la force de la désunion et de la discorde, accomplissent leur travail éternel dans la matière spiritualisée107.

106

107

Bachelard écrit : « La phénoménologie primitive est une phénoménologie de l’affectivité : elle fabrique des êtres objectifs avec des fantômes projetés par la rêverie, des images avec des désirs, des expériences matérielles avec des expériences somatiques, et du feu avec de l’amour » (La psychanalyse du feu, Ch. III, VI, p. 72). Empédocle d’Agrigente, De la Nature in Penseurs Grecs avant Socrate, Paris, GF-Flammarion, 1964, p. 115.

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Cette vision du monde, malgré son ancienneté, a derrière elle une longue histoire qui se perd dans la brume des débuts historiques de l’humanité. Empédocle, comme les autres présocratiques, est le porte-parole de la sagesse de l’Orient, celle de La Table d’émeraude, sagesse d’Hermès Trismégiste, recueillie tardivement en Occident dans le Corpus Hermeticum, de Marsilio Ficino à la Renaissance108. En bref, même si les différences peuvent être importantes, question que je ne vais pas résoudre ici, la pensée de Bachelard est elle-même un creuset alchimique où sont transmuées les traditions de sagesse les plus anciennes, distillées avec les dernières découvertes des sciences.

4.3 La psychanalyse La psychanalyse, telle qu’elle a été construite par son créateur Sigmund Freud, inverse le poids déterminant du psychisme. Sa proposition peut être schématisée en une thèse : le psychisme est à l’origine déterminé par l’inconscient, l’ensemble de pulsions d’origine non consciente. L’inconscient est constitué de tous ces aspects, processus, fonctions, invisibles à la lumière de la conscience. L’inconscient, caché dans ses ténèbres nocturnes inhérentes, est hors de portée des yeux diurnes de la conscience. Par conséquent, les rêves, les actes manqués et diverses pathologies sont des terrains appropriés pour manifester de façon voilée, cachée, « déguisée », les pulsions décisives qui n’émergent pas directement à la lumière. Ces pulsions du ça, c’est-à-dire aux racines physiologiques, corporelles, peuvent être réduites à une pulsion dominante, pulsion que Freud appelle libido, élan sexuel au sens très large, lié au sens littéral d’érotisme, compris comme la force d’Eros. Eros en général est la force d’union, d’amalgame, de synthèse, d’amour. La conscience, en tant que fonction clé du moi, est le médiateur qui recherche des équilibres précaires, la source des pulsions, et le surmoi, le contrôle moral, le sens du devoir, le « puritain » qui vit 108

Cependant, très probablement, cette sagesse trouve ses racines plus loin dans le temps et a été reçue par les présocratiques. Sujet sur lequel je ne vais pas m’arrêter car, évidemment, il dépasse les limites de ce livre.

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dans les individus, le strict gardien de ce qui doit être. Ces contrepoids fragiles de la conscience du moi visent à permettre à l’individu d’agir en société109. En somme, selon la psychanalyse de Freud, la clé des processus psychiques réside dans l’inconscient individuel aux racines instinctives sexuelles. Dans la psychologie profonde de Jung, les réponses ultimes sont recherchées dans l’inconscient collectif, peuplé des archétypes fondamentaux. La notion de libido originellement sexuelle, érotique chez Freud, se transforme chez ses disciples dissidents, c’est-à-dire chez Adler, pour qui la libido est fondamentalement une libido volontariste, et chez Jung, qui affirme : « La libido se répand, extériorisée des façons les plus diverses. L’inconscient, ce concentré de libido, est donc une force agissante, créatrice, débordante110. » Bachelard puise dans les sources de la psychanalyse. L’application de celle-ci à la connaissance objective dans La psychanalyse du feu est décisive pour sa réflexion ultérieure111. La psychanalyse de la connaissance objective fait partie du titre de l’ouvrage de 1938 avec lequel Bachelard entame une nouvelle ère dans l’histoire de l’épistémologie et de l’esthétique. Pour l’instant, il ouvre une fenêtre sur les aspects pulsationnels de toute connaissance, y compris les connaissances scientifiques112. En conséquence, Bachelard note que même la connaissance scientifique a ses « zones objectives obscures ». Cela signifie que même la connaissance la plus prétendument objective est teintée de subjectivité, ce qui rend son objectivité relative113. 109

110 111 112

113

Les références à ce qui est appelé « appareil animique » de Freud, le ça, le moi et le surmoi, instances fondamentales de la personnalité, sont si nombreuses qu’il est impossible d’en établir un registre moyennement complet. Fondamentalement, cf. Cours d’introduction à la psychanalyse, vol. II. Psychologie et théorie de la libido, Le soi et le ça, Nouvelles leçons d’introduction à la psychanalyse, Recueil de psychanalyse, Le schéma de la psychanalyse, vol. III. S. Freud, Œuvres complètes. C.G. Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient, pp. 98-99. Cf. le paragraphe sur La psychanalyse du feu. G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 1938. Sa deuxième partie, en une œuvre autonome à part, est précisément La psychanalyse du feu. Dans ce contexte objectif, la connaissance a une validité universelle et nécessaire : elle s’applique à tous les sujets possibles, en toutes circonstances. C’est une connaissance pour ainsi dire « neutre » par rapport à l’auteur. Pour sa part, subjectif fait référence aux connaissances teintées des expériences singulières et uniques de ceux qui les créent ou les transmettent. Il s’agit d’une

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Comme nous l’avons vu, Bachelard est un critique des explications sociologiques en particulier, ainsi que des explications scientifiques basées exclusivement sur la raison, puisqu’elles ne voient qu’une pseudo-objectivité sans rien d’autre. Ainsi, sa manière particulière d’aborder la psychanalyse lui donne des instruments plus fins pour scruter l’esprit humain114. Il est pertinent de considérer que Bachelard propose, entre autres, deux voies fondamentales, l’une en relation avec l’espace : la topoanalyse ; l’autre, en fonction du temps : la rythmanalyse.

4.4 La rythmanalyse Bachelard reconnaît le rôle déterminant joué dans sa pensée par l’ouvrage intitulé La rythmanalyse du Brésilien Lucio Alberto Pinheiro dos Santos, ouvrage de 1931 qui a ouvert cet horizon fondamental à notre philosophe. Cette notion, en tant que telle, revêt une importance fondamentale. Elle combine l’analyse avec un aspect central du problème du temps : le rythme. Ainsi, cette notion complexe se situe à un carrefour de concepts : les notions de temps, de durée et de temps, de résonance et de retentissement, la notion d’harmonie, etc., tout cela étant intégré, de plus, comme une propédeutique à une philosophie du repos. Dans La dialectique de la durée, Bachelard consacre des pages dans lesquelles il intègre la perspective de la science et la perspective de l’esthétique. Ce travail en général, et en particulier le développement de la notion de rythmanalyse, est un cas concret dans lequel Bachelard pose luimême les fondements de l’unité de ces deux voies, épistémologie et poétique, que certains critiques, je pense à tort, prétendent séparer. C’est l’un des points, parmi d’autres, sur lequel je soutiens l’unité et la continuité de la pensée de Bachelard. Bachelard soutient explicitement le caractère métaphorique de la continuité des phénomènes

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connaissance qui, en grande partie, « dépend de » la perspective, de l’expérience, des valeurs de l’émetteur. Avant tout il s’agit d’une psychanalyse du feu, et dans ce cas précis cela signifie : « Pour parler de psychanalyse, il faut avoir classé les images originelles sans laisser à aucune d’elles la trace de ses premiers privilèges ; il faut avoir désigné, puis désuni, des complexes qui ont longtemps noué des désirs et des rêves. Nous avons le sentiment de l’avoir fait dans notre Psychanalyse du feu » (L’eau et les rêves, V, p. 9).

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temporels dans un passage dans lequel il synthétise ce que nous affirmons, à partir de certaines œuvres : … notre conviction… que la continuité psychique est, non pas pas une donnée, mais une œuvre…

Bachelard continue : … les phénomènes de la durée sont construits avec des rythmes. … le caractère essentiellement métaphorique de la continuité des phénomènes temporels. Pour durer, il faut donc se confier à des rythmes, c’est-à-dire à des systèmes d’instants. Les événements exceptionnels doivent trouver en nous des résonances pour nous marquer profondément. De cette banalité : « La vie est harmonie », nous oserions donc finalement faire une vérité. Sans harmonie, sans dialectique réglée, sans rythme, une vie et une pensée ne peuvent être ni stables et sûres : le repos est une vibration heureuse115. … En psychologie, il est nécessaire d’intégrer la rythmanalyse, dans le style même où on parle de psychanalyse. Il faut guérir l’âme souffrante – en particulier l’âme qui souffre du temps, du spleen – par une vie rythmique, par une pensée rythmique, par une attention et un repos rythmiques116.

À mon avis, l’une des causes de la maladie est une rupture de certains des rythmes qui nous constituent : biologique (respiratoire, cardiaque, veille-sommeil, sexuel, alimentaire, moteur, etc.) et psychologique tout à la fois, car à proprement parler, il s’agit de rythmes biopsychologiques. Conception que confirme Bachelard dans ce passage symptomatique bien que souvent passé inaperçu : Nous ne serons des êtres fortement constitués, vivant dans un repos bien assuré, que si nous savons vivre sur notre propre rythme, en retrouvant, à notre gré, à la moindre fatigue, au moindre désespoir, l’impulsion de nos origines. C’est ce qu’illustre le beau mythe de Siloë, qui nous enseigne la restitution courageuse, volontaire et raisonnée de notre âme d’autrefois117. 115 116 117

La dialectique de la durée (1936), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1993, Avantpropos, pp. 8-9. Ibid., p. 10. Ibid., p. 9. Dans ce passage, Bachelard renvoie à L’intuition de l’instant (1932), œuvre complémentaire de la présente. Je propose de lire les deux œuvres : d’abord, successivement ; et, une fois lues, les consulter simultanément, afin d’établir une complémentation réciproque.

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Bachelard va encore plus loin en considérant la rythmanalyse comme une traduction philosophique des « joies poétiques » : Si mal préparé que nous fussions à ces émois par notre pauvre culture abstraite, il nous semblait que les méditations rythmanalytiques nous apportaient une sorte d’écho philosophique des joies poétiques. Subitement, nous trouvions des passages, des accords, des correspondances toutes baudelairiennes entre la pensée pure et la poésie pure. Nous n’allions pas seulement d’un sens à un autre sens, mais des sens à l’âme. La poésie ne serait donc pas un accident, un détail, un divertissement de l’être ? Elle pourrait être le principe même de l’évolution créatrice ? L’homme aurait un destin poétique ? Il serait sur Terre pour chanter la dialectique des joies et des tristesses118.

4.5 La rêverie En général, nous nous rallions à l’idée que le rythme est essentiel à la vie, depuis la vie végétale, animale (des êtres unicellulaires aux complexes mammifères, y compris l’espèce humaine), jusqu’à toute la nature, le cosmos. Sur le plan humain, l’individu social vit sur la mesure des rythmes biologiques, psychologiques, sociaux, naturels, etc. De plus, si la lentille se referme, dans une réduction brusque de la complexité du problème, il est possible de se concentrer uniquement sur l’alternance rythmique du sommeil et de la veille. Cependant, le regard pénétrant, lucide et créatif de Gaston Bachelard atteint même les processus qui battent dans les temps subtils, jusque-là inaperçus par les philosophes et psychologues de toutes orientations. La philosophie du penseur français s’étend jusqu’aux interstices, et à ce point précis, notre philosophe découvre une fissure jusque-là inexplorée philosophiquement, perdue. Il s’agit des intervalles importants entre veille et sommeil, où le psychisme navigue dans la rêverie119. Bachelard inaugure une philosophie interstitielle de la rêverie. Récapitulons. La phénoménologie travaille comme description des phénomènes à la lumière de la conscience intentionnelle. Sa directionnalité inhérente (« toute conscience est conscience de quelque chose ») la meut vers son cogitatum abordé depuis la lucidité consciente. Bien entendu, lucidité consciente est un pléo118 119

La dialectique de la durée, p. 12. Sur la notion de l’entre, cf. Martin Buber, Je et tu.

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nasme, mais en l’occurrence, il est efficace. Pour sa part, la psychanalyse prend comme pivot de sa conception du psychisme l’inconscient, qu’il faut interpréter à partir de signes conscients, autres déguisements sous lesquels bat la pulsion fondamentale de la libido. La psychanalyse plonge dans les aspects nocturnes du psychisme pour les mettre en lumière. Bachelard établit une alliance audacieuse entre la philosophie de la conscience, la philosophie essentiellement diurne, de veille, de lumière et la philosophie de l’inconscient, nocturne, onirique et d’obscurité. Le philosophe français jette un pont entre ces rives apparemment opposées. Le processus de liaison, les liens entre la conscience lumineuse et l’inconscient sombre, se produisent dans une zone claire-obscure, dans une zone de pénombre, ni claire ni obscure, dans les processus de l’entre. Nous sommes face à une notion esthétique nouvelle et fondamentale : la rêverie en général. En particulier, Bachelard s’occupe de la rêverie poétique. À cet égard, notre esthète affirme : Il est courant, en effet, d’inscrire la rêverie parmi les phénomènes de la distension psychique. Elle se vit en un temps distendu, temps inaliénable. Comme elle est sans attention, elle est souvent sans mémoire. C’est une fuite hors du réel, sans toujours trouver un monde irréel consistant. […] La rêverie que nous voulons étudier est la rêverie poétique. […] Cette rêverie est une rêverie qui s’écrit, ou, du moins, promet de s’écrire. Elle est déjà devant ce grand univers qu’est la page blanche. Alors les imagent se composent et s’ordonnent. […] Tous les sens s’éveillent et s’harmonisent dans la rêverie poétique. C’est la polyphonie des sens que la rêverie poétique écoute et que la conscience poétique doit retenir120.

Plus loin, il insiste sur le « caractère constructif » de la rêverie poétique, quand il affirme : Nous verrons que certaines rêveries poétiques sont des hypothèses de vie qui étendent notre vie en nous mettant en confiance dans l’univers. Au cours de notre œuvre, nous donnerons de nombreuses preuves de cette mise en confiance de 120

La poétique de la rêverie, pp. 5-7.

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Voies de la poétique l’univers de la rêverie. Un monde se forme dans notre rêverie, un monde qui est notre monde. Et ce monde de rêverie nous montre des possibilités d’ampliation de notre être dans cet univers qui est le nôtre121.

De manière claire et explicite, Bachelard signale à propos de la psychologie : « La psychologie travaille vers ces deux pôles de la pensée claire et du rêve nocturne, ainsi est-elle sûre d’examiner tout le champ de la psyché humaine122. » Cependant, il y a d’autres rêveries qui ne sont pas la chute, la descente vers le sommeil, vers l’inconscient et ses rêves. Il s’agit de rêveries diurnes, utiles et importantes pour l’équilibre psychique. Précisément, la phénoménologie peut apporter une aide décisive pour établir une différence significative entre rêve et rêverie, dont les frontières sont difficiles à préciser. La différence subtile mais essentielle réside en ce que l’on rêve endormi, c’est-à-dire inconscient. Tandis que la conscience peut intervenir dans la rêverie, puisque l’individu est éveillé. En conséquence, affirme le philosophe, la rêverie illustre un repos de l’être, un bien-être. En ce sens, Bachelard relie la rêverie au bonheur, à la beauté : Ainsi, c’est tout un univers qui vient contribuer à notre bonheur quand la rêverie vient accentuer notre repos. À celui qui souhaite une belle rêverie, il faut lui dire : commence par être heureux. Alors la rêverie accomplit son véritable destin : elle devient rêverie poétique : tout, pour elle, en elle, devient beau123.

Sur la base de cette affirmation, Bachelard tire une conclusion décisive : « La rêverie poétique nous donne le monde des mondes. La rêverie poétique est une rêverie cosmique. C’est une ouverture à un monde beau, à des mondes beaux124. » Notre philosophe soutient que rêver dans ses aspects les plus purs et les plus simples découle des aspects féminins de la subjectivité, c’est-à-dire de l’âme. Elle est pour tout être humain, homme ou femme, l’un des états féminins de l’âme125.

Cette déclaration est basée sur sa conception de la dualité de la subjectivité en tant qu’animus et anima, des aspects masculins et 121 122 123 124 125

Ibid., pp. 7-8. Ibid., pp. 7-8. Ibid., p. 11. Ibid., p. 12. La poétique de la rêverie, Introduction, VI, p. 17.

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féminins rassemblés, qu’il reconnaît d’origine jungienne. L’animus correspond à l’esprit, aux aspects masculins, plus liés à la pensée rationnelle. L’anima désigne les aspects féminins, l’âme, d’où l’imagination humaine prend plaisir dans la rêverie créatrice. Mais chaque subjectivité humaine est double, comporte des aspects masculins et féminins qui se complètent dans leur androgynie originale126. De plus, parmi les mouvements de l’anima, l’un d’importance jamais soulignée suffisamment, ce sont les rêveries qui nous mènent à notre enfance. Les rêveries vers l’enfance retrouvent des souvenirs dans des images aimées, conservées dans la mémoire. C’est un souvenir « réanimé » par l’imagination. À cet égard, ajoutons deux notes. Premièrement, l’enfance est axée sur sa beauté, sa bonté. Bien que nous sachions que la rêverie peut susciter des images douloureuses et cruelles qui sont aussi des expériences d’enfance, je considère avec Bachelard que le plus fécond pour une vie plus remplie, ce ne sont pas les images castrantes qui enferment l’individu dans une douleur non transmutée, mais que ce sont les images bien-aimées et fécondes, celles qui sauvent notre possibilité d’expansion, d’élargissement du regard et, dans leur expression maximale, la possibilité de créer. Pour ma part, je pense que la mémoire est toujours une « mémoire imaginative »127. Comment se souvient-on ? On se souvient en images. Images visuelles, auditives, olfactives ou gustatives, images d’images, images qui imaginent des sensations, je les nomme « méta-images » ; comme il est possible de parler de métalangage ou de métathéorie, je vais introduire ou créer le terme de « méta-images », qui, entre autres domaines, se manifestent dans le domaine du souvenir, action ou produit de la mémoire. En ce sens, l’ouverture illimitée de la création d’images permet la ductilité du passé. Le passé d’un individu n’est pas un, ni un fait passé n’est fini, mais chacun a autant de passés et autant de faits de ce fait qu’il est capable de recréer. Et il le recrée, le modifie et le métamorphose à la lumière du présent et même du futur, selon comment et ce qu’il imagine de lui-même dans le présent et dans sa projection future. L’imagination permet à la mémoire d’être plastique, non pas de porter les pierres immobiles de la mémoire, 126 127

La poétique de la rêverie, Chap. II, p. 48 et suiv. M.N. Lapoujade, « Veinticuatro horas en la vida de una memoria imaginante », Signos Filosóficos, n° 7, 2002, pp. 151-153.

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mais d’être une galerie mobile, une œuvre d’art éphémère même dans sa permanence. Pourquoi une œuvre d’art ? Car un souvenir allié au présent sera celui qui met de nouveau l’accent sur le centre qu’un individu harmonieux trouve dans son présent. Ce centre, construit, créé avec les matériaux du présent, du passé et du futur, dans le creuset d’une imagination toujours active, assure à l’individu une vie digne, une vie heureuse, à condition que l’imagination joue le rôle de l’alchimiste de la beauté. Une maxime d’alchimie veut que l’alchimiste doive « trouver de l’or dans du fumier »128. Cette maxime doit guider l’expédition vers le passé, pour en revivre ce qui donne un élan vers plus et mieux. De plus, en paraphrasant Kant, je crois que cette maxime devrait devenir la loi universelle du psychisme. Cela n’est possible qu’en ayant comme guide une imagination qui donne l’élan vers la vie digne, pour que l’espèce humaine puisse aspirer à l’harmonie, à la paix et s’approcher de l’utopie de la vie dans et pour la beauté. La vie en tant qu’œuvre d’art donnerait comme fruit la beauté dans la paix. La rêverie est une fenêtre ouverte sur le cosmos. Quand on peut prendre de la distance par rapport à ce qui nous entoure, ou bien comme le dit Husserl, quand on met le monde entre parenthèses, la rêverie grandit, se multiplie, au point que ses images deviennent cosmiques, c’est une contemplation profonde, c’est une façon de vivre l’infini cosmique129. Mais la rêverie bachelardienne a encore plus à donner.

4.6 Cogito cartésien et cogito de la rêverie En cette période fertile, intervalle diurne ou avant de dormir, les images surgissent et sautent, elles se prodiguent et s’exhibent en toute liberté, Dans la rêverie, l’imagination se laisse aller en liberté, dans la splendeur de la création d’images qui, dans des moments surprenants, surgissent et sautent, font irruption, interrompent, s’exposent. Ces images, seules ou en constellation, sont des instants éphémères qui marquent le début, le moment de la naissance de la création. Dans ce domaine, Bachelard fait un pas de plus qui révolutionne l’histoire de la philosophie occidentale 128 129

Cf. Émile-Jules Grillot de Givry, Le Grand Œuvre : méditations sur la voie ésotérique de l’absolu. Paris, Paul Charconac, 1960. La poétique de l’espace (1957).

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en inaugurant un nouveau chemin, de racine cartésienne, se transmutant en cogito du rêveur. Bachelard soutient que le cogito qui pense peut errer, attendre, choisir, le cogito de la rêverie surprend le sujet de la rêverie, intercepte sa vie en un instant, le sujet est émerveillé de recevoir l’image, l’émerveillement et l’enchantement accompagnent les images trouvées. Il est inévitable de considérer l’histoire du cogito chez Descartes. En l’absence de certitude sur toutes les connaissances reçues, Descartes décide de douter de tout. En ce sens, il s’agit d’un doute délibéré, volontaire. Le doute est le début du chemin de la recherche philosophique, c’est un doute méthodique. Ce n’est pas le doute systématique auquel arrive le scepticisme radical. Descartes ne « tombe » pas dans le doute, n’entre pas dans un processus de doute, ce n’est pas non plus une conclusion inévitable, mais il feint de douter de tout. C’est une fiction, une fiction volontaire. Il fait « comme si » il doutait de toutes les connaissances, il fait semblant de douter. De plus, il décide de n’accepter comme vrai rien qui puisse soulever le moindre doute. Tout ce dont il peut douter sera en principe considéré comme faux, jusqu’à savoir si c’est vrai ou non. C’est donc un doute qui rejette, un doute hyperbolique, c’est-à-dire exagéré. C’est plus qu’un processus de suspension du jugement, car il nie ce dont il peut douter et le considère comme faux. Au sein du doute, il se rend compte qu’il pense. Douter, c’est penser. C’est une évidence, c’est-à-dire une conclusion claire et distincte, dans son esprit attentif. De sorte que, du point de vue de la connaissance, de l’émergence du cogito, l’ordre de la connaissance est : si je doute, je pense. Si je pense, je suis : preuve du cogito. Si je suis, Dieu est. L’ordre essentiel, l’ordre de fondation est l’inverse : Dieu est, donc je suis. Je suis donc je pense, je pense donc je doute. La première évidence s’impose donc intuitivement. Avoir une intuition signifie voir. L’évidence est ce qui se voit, et ce n’est une évidence que si elle est claire et distincte. De façon que ce processus dans sa simplicité complexe n’est possible que chez un adulte sain, éveillé, en état de veille et conscient130. Est-il possible d’esquisser un parallèle avec la pensée de Bachelard ? Succinctement, il faut considérer qu’au moment du 130

Voir bibliographie de et sur Descartes comme développement minimal des thèmes dans M.N. Lapoujade, Bacon y Descartes. Un caso de la coincidencia de los opuestos, México, FFYL, Benemérita Universidad Autónoma de Puebla, 2002.

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doute cartésien, chez Bachelard, correspond la catharsis, comme purification de l’oubli de toutes les connaissances reçues131. Le cogito cartésien apparaît comme une expérience de veille. Quant au cogito du rêveur, il surgit dans une expérience radicale de rêverie, dans l’expérience de la rêverie. Le cogito cartésien est une soudaine prise de conscience intuitive. La conscience atteint sa plus grande lucidité (claire et distincte) au sein de laquelle surgit l’évidence. Le cogito bachelardien vient de l’imagination libre. Le cogito cartésien est une constatation de la pensée. Le cogito bachelardien est la rencontre inévitable avec une cascade d’images. Le cogito cartésien exige un adulte normal, conscient… et philosophe ! Le cogito bachelardien peut être vécu par un enfant, un adolescent, peut-être pas nécessairement normal et lucide, et encore moins philosophe. C’est le cogito qui jaillit de la rêverie poétique, de la poiésis humaine. En ce sens, Bachelard affirme : Le cogito qui pense peut errer, attendre, choisir – le cogito de la rêverie est tout de suite attaché à son objet, à son image. Le trajet est le plus de tous entre le sujet qu’imagine et l’image imaginée. La rêverie vit de son premier intérêt. Le sujet de la rêverie est étonné de recevoir l’image, étonné, charmé, réveillé. Les grands rêveurs sont des maîtres de la conscience étincelante. Une sorte de cogito multiple se renouvelle dans le monde fermé d’un poème132.

Le cogito cartésien a suspendu le monde, c’est une évidence initialement fermée. Le cogito bachelardien de la rêverie projette vers le cosmos. C’est une évidence ouverte. C’est le cogito et son monde, indissolublement unis. Il n’est pas soumis à la séparation sujet-objet, réalité-irréalité, intériorité-extériorité, vrai-faux. C’est le cogito dans ses mondes rêvés, dans ses projections cosmiques. De plus, si l’on peut dire, c’est un cogito de bien-être, d’un monde heureux133. Ainsi Bachelard affirme : La corrélation du rêveur à son monde est une corrélation forte…

Pour douter des mondes de la rêverie, il faudrait ne pas 131 132 133

Voir La poétique de l’espace (1957), premier paragraphe de l’Introduction. La poétique de la rêverie, Chap.IV, p.131. Ibid., p. 136.

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rêver, il faudrait sortir de la rêverie. L’homme de la rêverie et le monde de sa rêverie sont au plus proche, ils se touchent, ils se compénètrent… le cogito de la rêverie s’énoncera ainsi : je rêve le monde, donc le monde existe comme je le rêve134. Le cogito traditionnel reste à la surface, déclare notre philosophe : … l’homme est une surface pour l’homme. L’homme cache sa profondeur… Son cogito ne lui assure que l’existence dans un mode d’existence. Et c’est ainsi qu’àtravers de doutes factices, des doutes auxquels –si l’on ose dire-il ne croit pas, il s’institue penseur. le cogito du rêveur ne suit pas de si compliqués préambules. Il est facile, il est sincère, il est lié tout naturellement à son complément d’objet. Les bonnes choses, les douces choses s’offrent en toute naïveté au rêveur naïf135.

En guise de conclusion, je soutiens qu’il est important de sauver à la fois le cogito philosophique de la veille et le cogito poétique de la rêverie. À partir du premier, la nécessité de répondre à l’impératif socratique se renouvellera une fois de plus : « connais-toi toi-même », « connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers ». Complétée par l’expérience du cogito d’un homme imaginant, un cogito créatif, poïétique et expansif, avide de beauté, d’infini et de cosmos, l’injonction pérenne se transmute en une affirmation plus vaste : « Connais-toi toi-même comme un être cosmique. » Connais-toi toi-même comme imaginant offre d’autres portées, il rend au cosmos dont il vient le minuscule individu. Ainsi, l’individu s’auto-affirme comme créateur, c’est-à-dire comme être se construisant indéfiniment par la poiésis qui le constitue.

4.7 L’imagination « […] la fonction dynamique majeure du psychisme humain », dit Bachelard136. Tout comme l’épistémologie est construite sur la base de la raison, la poétique est construite avec les processus de l’imagination créatrice. L’œuvre théorique résultante, c’est-à-dire 134 135 136

Ibid. Ibid., p. 140. Causeries, p. 94.

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la poétique de la poétique, le discours réflexif sur la poétique, implique bien entendu le travail commun d’imagination raison ; anima, animus, image et concept dans le mot. La poétique de Bachelard attribue à l’imagination constructrice un rôle de premier plan, de sorte que, de cette conception aurorale, il est devenu évident que l’imagination humaine doit devenir une protagoniste principale dans la philosophie contemporaine, imagination et raison travaillant ensemble. La suprématie de la raison, déjà soumise à un tribunal juridique pour vérifier ses prétentions de légitimité dans la philosophie de Kant, a aujourd’hui cessé d’être « la propriétaire de tant de biens si mal acquis ». Placée dans ses justes limites, la raison s’est vue dans le besoin de contrôler ses impulsions démesurées et de laisser passer une activité éminemment créatrice, constructive, inventive, à savoir l’imagination humaine137. Où trouver la théorie bachelardienne de l’imagination ? La théorie bachelardienne de l’imagination est éparpillée tout au long de sa poétique, donc il faut l’extraire petit à petit des différentes œuvres dans lesquelles l’auteur complète progressivement les multiples perspectives de son œuvre. Traquer l’imagination dans la poétique de Bachelard permet de vérifier : d’une part, le rôle central de l’imagination dans son œuvre et, d’autre part, de trouver l’immense richesse de la contribution de Bachelard en ce qui concerne l’imagination, puisque de ce chemin surgit face aux yeux du lecteur la palette multicolore des fonctions de l’imagination. Le domaine de l’imagination est vaste et complexe. Les hommes imaginent plus qu’ils ne pensent. Les possibilités de l’imagination dépassent les possibilités de la pensée, dont les limites sont plus étroites : Les hommes imaginent plus qu’ils ne pensent. Ils ont alors des expressions qui dépassent leur pensée, qui dépassent la pensée138. Trop souvent, l’imagination était considérée comme une puissance secondaire, une occasion de dérèglement, un moyen d’évasion. On n’en sait pas avec assez nettement ce qu’elle est : la fonction dynamique majeure du psychisme humain. 137 138

M.N. Lapoujade, Filosofía de la imaginación, México, Siglo XXI, 1988. Causeries, p. 24.

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L’imagination cosmologique … Pour agir, il faut d’abord imaginer139. Comment prévoir sans imaginer140 ?

L’imagination est au centre de l’émerveillement. Dans l’expérience, de l’émerveillement, de l’étonnement, l’imagination produit des images qui, avec le temps, peuvent devenir puériles, naïves. Mais aucune de ces images ne doit être rejetée comme « naïve » ou « usée » ; parce que, dit Bachelard : « Elle appartient à l’indestructible bazar des vieilleries de l’imagination humaine141. » L’imagination nous libère142. Elle libère du passé, du présent et même du futur. Elle introduit à côté de « la fonction du réel » – si important pour Freud – Bachelard ajoute la « fonction de l’irréel » ignorée, aussi saine et nécessaire que la première. Dans L’air et les songes, Bachelard introduit cette notion fondamentale tout au long de son œuvre. Il affirme : Un être privé de la fonction de l’irréel est un névrosé aussi bien que l’être privé de la fonction du réel143.

Précisément, l’imagination, dans sa fonction libératrice, permet d’exercer pleinement la « fonction de l’irréel » vis-à-vis de toutes les modalités du temps. L’imagination, ajoute Bachelard, permet de lier le familier à l’étrange. L’imagination avec du familier fait de l’étrange. Avec un détail poétique, l’imagination nous place devant un monde neuf. […] Une simple image, si elle est nouvelle, ouvre un monde. Vu des mille fenêtres de l’imaginaire, le monde est changeant144.

Une dernière référence, pour dire la magnificence de cette fonction humanisante. Laissons parler les textes eux-mêmes : L’imagination n’est pas, comme le suggère l’étymologie, la faculté de former des images de la réalité ; c’est la faculté de former des images qui dépassent la réalité. Un homme est un homme dans la mesure où il est un surhomme. Un homme doit être défini par l’ensemble des tendances qui le poussent à dépasser l’humaine condition145. 139 140 141 142 143 144 145

Ibid., p. 94. Cf. aussi La poétique de l’espace, p. 16. La poétique de l’espace, Introduction, VIII, p.16. La poétique de l’espace, chap. V., VIII, p. 118. Causeries, p. 78. L’air et les songes, p. 13 ; La poétique de l’espace, VIII, pp. 16-17 ; Causeries, p. 94. La poétique de l’espace, chap. V, p. 129. L’eau et les rêves, Introduction, VII, p. 25.

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CHAPITRE 3 Les trajets de la conclusion

« Le chemin en haut et le chemin en bas sont un et le même. » Héraclite146

Cette dernière réflexion concentre ma perspective sur le parcours de cette voie en trois trajets qui, selon moi, constituent des étapes décisives pour aspirer à une philosophie actuelle, face au monde dans lequel se déroule la vie de nos jours. Je propose une philosophie de l’imagination, en dialogue avec la pensée de Bachelard, qui rende compte du réel, le transcendant, comme moyen de santé et de salut de l’espèce. De retour à l’immanence, le réel-virtuel contemporain, il s’agit de montrer à ceux qui veulent écouter qu’il est possible de transmuter leur obscurité quotidienne en lumière. Il faut commencer par la notion d’imagination, notion dont je pars. L’imagination est une fonction psychique complexe, dynamique, structurelle, dont le travail est de produire des images au sens large, qui peut être provoqué par des motivations d’ordre différent : perceptuel, mnémique, rationnel, instinctif, pulsionnel, affectif, etc., conscient ou inconscient, objectif (compris ici comme des motivations d’ordre extérieur au sujet, qu’elles soient naturelles ou sociales). L’activité imaginaire peut être volontaire ou 146

Les penseurs grecs avant Socrate : de Thalès de Milet à Prodicos (trad. Jean Voilquin), Paris, GF-Flammarion, 1964, Héraclite, Fragment 60, p. 78.

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involontaire, occasionnelle ou méthodique, normale ou pathologique, individuelle ou sociale. L’historicité est inhérente, en tant que structure procédurale appartenant à un individu, l’imagination peut opérer tournée vers, subordonnée à des processus éminemment créatifs et pulsionnels, intellectuels, etc., ou parfois c’est elle qui domine, et par conséquent guide les autres processus psychiques qui deviennent alors leurs subordonnés147. En général, j’estime qu’il est possible de décrire les mouvements complexes de l’imagination en les regroupant selon deux modalités : l’imagination vécue et l’imagination dans le « comme si ». Ce que j’appelle l’imagination dans le « comme si » implique l’attitude de l’homme face au monde. Imaginer, dans ce sens, c’est proposer des images au lieu de les considérer comme si elles étaient l’objet. Cela implique une duplicité en termes de dédoublement, inhérente à l’humain ; il s’agit de simulation non dans le sens de dissimuler mais de simuler. En général, l’imagination procède par opérations de substitution, des plus élémentaires en apparence, comme la substitution illustrée dans certains jeux pour enfants, aux opérations de symbolisation plus complexes et abstruses. L’action de substituer est dédoublée en deux moments constitutifs. Premièrement. Explicitement ou non, volontaire ou involontaire, conscient ou inconscient, face à un élément A, substituer implique nier, rejeter, abandonner, entourer, se passer de A. Deuxièmement, la substitution implique l’action d’affirmer, de proposer B, de construire, d’ériger, de configurer, de créer un élément différent, autre. Ces actions de systole et de diastole de l’imagination sont réalisées avec les matières ou les sujets les plus divers. Ils sont l’axe de l’imagination quand elle travaille sur le registre du « comme si ». Ce que j’appelle imagination vécue, envisage une trame complexe et directe de relations possibles avec et dans le réel, car elle se réjouit dans l’intimité d’une relation poétique avec ce qui apparaît. La portée de la relation poétique va plus loin dans le réel, car la commotion d’une relation vécue touche des registres imperceptibles à la rigueur de la raison pure. Ainsi, grâce à l’intimité vécue, l’homme peut envelopper dans ses réseaux, tissés 147

M.N. Lapoujade, Filosofía de la imaginación, México, Siglo XXI, 1988, Introduction, pp. 15-22.

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Les trajets de la conclusion

avec les fils de l’imagination, tout ce qui apparaît et lui donne : extériorité et intériorité ; universalité, particularité et singularité unique. Dans ce cas, si l’on peut parler de substitution, c’est dans un sens subtil. Il s’agit de l’antéposition de l’imaginé au donné. Le monde imaginaire est antérieur au monde phénoménal perceptuel. Premièrement, il est vécu dans et comme images concordantes de configuration des perçus. Ce sont des images visuelles, auditives, olfactives, tactiles, gustatives. Combien de fois avons-nous tous expérimenté devant un velours l’image de sa douceur promise, devant un bon fromage son goût avant de le goûter, et ainsi de suite. Cette action imaginative correspond à l’homme dans le monde, l’homme peuplant le monde, dans l’immédiateté, comme la pierre, la fleur, l’oiseau. C’est une forme très délicate de substitution en tant qu’inversion, d’abord l’image, puis le perçu148. Le parcours selon l’ordre épistémique, l’ordre de la connaissance (cognoscendi), indique le mouvement ascendant de la terre vers le ciel, le mouvement qui conduit à la transcendance. Il passe par une méthode régressive qui va de la rêverie à l’imagination, de celle-ci à l’Homo imaginans (signifie l’homme et la femme imaginants, c’est la notion de l’espèce humaine que j’affirme), de celui-ci à l’homme cosmique. Le parcours que je propose mène donc de la rêverie à l’imagination, de l’imagination à l’homme imaginant, de l’homme imaginant à l’homme cosmique. On rêve face au donné, les phénomènes, car j’imagine, j’imagine en tant qu’Homo imaginans, je suis un exemplaire de l’espèce imaginant en tant qu’être cosmique. Le mouvement selon l’ordre du fondement (escendi) va de l’homme cosmique à la rêverie : en tant que manifestation de la vie du cosmos, on peut exprimer sa spécificité en tant qu’homme imaginant, en tant que tel on exerce la fonction de l’imagination, par conséquent, entre la splendeur complexe de ses actions, et des produits secrétés, on peut rêver.

148

M.N. Lapoujade, L’imagination esthétique : le regard de Vermeer, Louvain-laNeuve, EME, coll. « Transversales philosophiques », 2017, pp. 22-49.

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1 | De la rêverie à l’imagination La rêverie est l’un des processus de l’imagination. Je préfère mettre l’accent sur l’imagination, en tant que « genre proche » (Aristote), pour y rassembler toutes ses différences spécifiques. Tout comme la glande salivaire sécrète de la salive, l’imagination sécrète des images. Cette application élémentaire du principe d’identité permet de partir d’une affirmation qui, étant évidente, est difficile à réfuter. La raison raisonne, la mémoire se souvient, la sensibilité perçoit, l’affectivité ressent, la volonté veut, l’imagination imagine. Dans les procédures scientifiques dans lesquelles il s’agit d’une sorte de travail rationnel, nous notons en passant que ce sont des œuvres d’une rationalité imaginante. Une façon presque immédiate de le vérifier consiste à consulter les textes des scientifiques et des épistémologues de votre choix. Nous sommes surpris de trouver qu’ils regorgent d’images, de métaphores, de signes, de symboles, d’imaginaires en tant que constellations ou tissus d’éléments imaginaires, etc. Imagination diurne, imagination éveillée. L’imagination, en alliance avec la volonté, sécrète des images « à la commande » de la volonté. Elle veut que l’imagination sécrète des images, elle stimule l’imagination à imaginer. Ensuite, ce sont des images délibérées, parmi lesquelles nous choisissons, en fonction des critères de valeur qui entrent en jeu dans chaque cas. Imagination diurne, imagination éveillée. L’imagination fonctionne même pendant le sommeil, dans le rêve. Le rêve est une sorte de cinématographie d’images, avec sa propre logique, etc. L’imagination, pour ainsi dire, nocturne, onirique, inconsciente. Dans la rêverie, ces instants, l’intervalle entre veille et sommeil, l’imagination s’exprime dans une rhapsodie d’images libres. La rêverie présente l’imagination dans sa plus grande liberté. Par conséquent, les créations les plus libres de l’esprit y germent. Pendant la veille, l’homme des vingt-quatre heures passe par des états de sociabilité, de communication et, bien qu’il ne soit pas un extraverti pur, ou qu’il puisse être introverti, il manifeste en ce sens son ouverture à l’extérieur et à son intimité secrète, voire au mystère même pour lui-même. Pendant la veille, ou avant de dormir, il recherche ces moments pour rêver éveillé, de brefs

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Les trajets de la conclusion

moments de rêverie. C’est cet état dans lequel il est présent et en même temps absent. En espagnol, il existe un mot d’une précision incroyable : duermevela, c’est-à-dire veille, surveille en dormant ; ou dort en surveillant ; cela désigne en un mot : « entre ». Entre veille et sommeil. Mais, selon les termes de Bachelard, « l’homme des vingt-quatre heures » s’absente aussi, s’isole dans son propre monde, comme Héraclite le savait déjà, tout comme Freud ou aussi la peinture de Magritte. L’homme endormi, sans communication, fermé, ne vit qu’une succession d’images à la logique souvent incompréhensible pour lui-même, éveillé. Ce détour signifie que si nous prétendons retrouver l’homme des vingt-quatre heures, il faut considérer l’homme fermé (endormi), entrouvert (rêverie) et ouvert (veille). Cela permet de se concentrer non plus sur la rêverie, mais aussi sur sa génitrice : l’imagination humaine, caractéristique qui définit l’espèce humaine.

2 | De l’imagination à l’Homo imaginans L’espèce humaine est humaine parce qu’elle l’imagine149. Cela ne signifie pas nier que certains autres animaux puissent avoir des images, même une certaine imagination. Cela signifie que la particularité de l’imagination humaine est d’être plastique et un élan de transgression. Elle est créatrice de nouvelles images, qui ne sont pas calquées ni superposées directement sur le réel, mais qui le recréent. L’imagination est le creuset des images d’où naissent de nouvelles images, acceptant même la permanence suprahistorique des images primordiales. Lacan dit bien que l’homme devient humain lorsqu’il symbolise. Seulement il faut ajouter : l’homme symbolise quand et parce qu’il imagine. L’homme devient humain quand il imagine. Bien que l’imagination ait montré son caractère essentiel à l’homme, son originarité par rapport à l’humain, la philosophie n’a pas généré de nom pour cette conception anthropologique radicale. Je propose de l’appeler : Homo imaginans150. Je soutiens la thèse 149 150

M.N. Lapoujade, Filosofía de la imaginación, México, Siglo XXI, 1988, chap. 3, V, 193 et suiv. Ibid., pp. 193-194.

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suivante : la philosophie en général, en ce qui concerne l’espèce humaine, doit partir d’une anthropologie philosophique. À la base, je propose la conception de l’homme, en tant qu’espèce, en tant qu’Homo imaginans. Gaston Bachelard, en revanche, introduit tout au long de son œuvre des passages fondamentaux qui caractérisent l’homme dans sa complexité, tels que : l’homme en tant que greffe, l’homme en tant qu’être entrouvert, l’homme qui imagine plus qu’il ne pense, etc. Lui-même écrit : Si j’avais à faire le plan général des réflexions d’un philosophe à l’automne de sa vie, je dirais que j’ai maintenant la nostalgie d’une certaine anthropologie. Et s’il fallait être complet, il me semble que j’aimerais à discuter d’un thème qui n’est pas celui d’aujourd’hui, thème que j’appellerai « l’homme des vingtquatre heures ». Il me semble, par conséquent, que si l’on voulait donner à l’ensemble de l’anhropologie ses bases philosophiques ou métaphysiques, il faudrait et suffirait de décrire un homme dans vingt-quatre heures de sa vie151.

En bref, le regard de l’homme imaginant embrasse le cosmos depuis la fenêtre de l’esthétique. Qui est la tisseuse de ce regard d’une telle étendue ? La Pénélope du psychisme de l’imagination. Sauf que le tissu est toujours nouveau, toujours un autre, sur la base du tissu primordial.

3 | De l’Homo imaginans à l’homme cosmique Exerçons donc notre pouvoir d’imagination. Alors, imaginez-vous aux origines, à l’irruption de notre espèce biologique, nous dressant de notre univers circonscrit à la terre devant les yeux, traversant le monde à quatre pattes. Cette espèce, sans autre instrument que ses mains récemment libérées et son regard tourné vers l’horizon, lève la tête vers le ciel, et certains, élus, à partir de là reçoivent la loi, le sens et les signes de compréhension de leur habitat, maintenant ouverts à l’immensité qui leur est révélée. Cette espèce, morceau de physis, survit grâce aux liens très forts avec le cosmos dans lequel elle est immergée ; elle constitue un élément de plus du paysage dans lequel elle est intégrée. Liée à la 151

G. Bachelard, L’engagement rationaliste (posthume), Paris, PUF, 1972, Première Partie, 4. De la nature du rationalisme (1950), p. 47.

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Les trajets de la conclusion

terre, à l’humus, à l’eau, à l’air et au soleil. Le soleil offre un don originaire, une action bienfaisante par laquelle il brûle du bois avec lequel il révèle à cette espèce humaine naissante sa nature ignée et révèle avec lui le pouvoir du feu créé ou volé (Prométhée). Cet homme naissant dispose de son nouveau corps et d’une puissante imagination vécue pour apprendre à se déplacer et à survivre. Si, selon Bachelard, nous entendons récupérer « l’homme des vingt-quatre heures », nous devrions nous concentrer sur l’homme fermé (endormi), entrouvert (rêverie) et ouvert (veille). Cela permet de se concentrer non seulement sur la rêverie, mais aussi sur sa génitrice : l’imagination humaine. L’étude de « l’homme en vingt-quatre heures » recouvre non seulement l’intégralité de son être temporel, mais aussi de sa spatialité planétaire. Ses vingtquatre heures ne font que souligner son caractère d’humus, attaché à la terre. La terre est son habitat naturel152. Avec la terre, il tourne vingtquatre heures d’un jour avec sa nuit, qui évoque son être cosmique. L’homme n’est pas seulement collé à la terre avec laquelle il tourne et bouge, mais il fait partie du même cosmos. L’un des fils invisibles qui le lient au cosmos est le rythme. Les rythmes cosmiques marquent les rythmes humains153. La totalité des phénomènes sont des manifestations rythmiques (vibratoires), qui peuvent être captées car l’homme est habité par une multiplicité de rythmes croisés. Le cosmos manifeste, sous une très grande diversité de formes, les rythmes qui le constituent et l’un de ses habitants, l’homme, en tant qu’espèce, est un animal polyrythmique. La vie humaine est un tissu extrêmement complexe de rythmes de toutes sortes liés aux rythmes cosmiques. Aussi complexes que soient les divers rythmes qui régissent leur survie en tant qu’espèce et leur vie au niveau individuel, ils constituent leur harmonie psychosomatique. L’harmonie rythmique totale de l’in152

153

La terre est son habitat et non pas, comme on se leurre d’un regard confus : les villes aliénantes, ni les centres commerciaux, ni les espaces virtuels d’Internet, pour ébaucher rapidement une problématique d’une extrême complexité. M.N. Lapoujade, « Ritmos cósmicos y transgresiones imaginarias », dans M.N. Lapoujade (dir.), Tiempos imaginarios : ritmos y ucronías, México, FFYLBUAP, 2002. Traduit en roumain : « Timpuri cosmice si transgresiuni imaginare », Symbolon, n° 3, 2007.

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L’imagination cosmologique

dividu en corps et en esprit est parfaitement ajustée aux rythmes cosmiques dans leur harmonie. Une fois brisée, l’harmonie rythmique de l’espèce en tant que telle et du cosmos, celle-ci court des risques d’extinction. Brisée l’harmonie rythmique de l’individu, avec l’espèce et avec le cosmos, nous sommes dans des situations de maladie et de mort. L’homme imaginant, s’il vit en harmonie avec lui-même et avec le cosmos, c’est-à-dire sain, imagine aussi rythmiquement. L’imagination manifeste également son caractère rythmique154. En résumé, il est encore possible aujourd’hui pour l’espèce humaine de retrouver ses rythmes vitaux sains, c’est-à-dire cosmiques. Il est donc urgent d’aimer la terre.

154

M.N. Lapoujade, L’imagination esthétique : le regard de Vermeer, Louvain-laNeuve, EME, coll. « Transversales philosophiques », 2017, pp. 57-64.

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SECONDE PARTIE ÉTUDES SECTION I RÉSONANCES BACHELARDIENNES

CHAPITRE 1 Une poétique de l’espace et du temps : « l’habiter » et « le temporaliser »

1 | Vers une poétique de « l’habiter » 1.1 « Habiter » la ville Les actions humaines, dans leur totalité, oscillent selon le pendule infini de leurs mouvements rythmiques vers l’extériorité et vers l’intériorité, dans une éternelle succession. De même, la vie humaine, dans sa danse rythmique de construction et de destruction, rend le monde habitable de mille manières. L’espèce humaine comme prédatrice de la nature incarne un tragique démiurge, dont l’effort rend l’environnement inhabitable. Le démiurge prédateur est si habile qu’il connaît diverses ressources pour matérialiser son entropie. L’une d’elles est cette triste figure de l’architecture qui consiste en la surconstruction de la réalité. Constructions superflues, ciments inutiles, excès de béton qui mutilent la spontanéité esthétique du naturel. Dans le fond, ce n’est qu’une perturbation « frustrante » de l’acte d’habiter155. Une autre ressource de la destruction, encore plus lugubre si c’est possible, est celle qui résulte du mépris du droit humain uni155

Le bâtiment placé sur ou entre, détruisant une partie de l’enceinte de la ville de Campeche.

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versel de l’hospitalité. Le monde humain est la terre dans sa rondeur totale. Elle nous appartient et nous appartient à tous. René Schérer en 1995 écrit ainsi : Comment habiter la Terre ensemble, là où le sens de l’habiter a été perdu ou pas encore dégagé de tant de limitations et d’entraves ? Comment distinguer l’installation légitime d’un enracinement jaloux, exclusif, comment l’étendre à ceux qui n’ont pas ou plus d’habitat, et qui n’en sont pas moins eux aussi enfants de la Terre, et, sur elle, chez eux. Conflits du séjour et de l’errance qui nous harcèle et nous aiguillonne, auquel il presse d’apporter une réponse. Théorique, du moins, philosophique… La philosophie qu’il convient de penser, de construire n’est-elle pas… celle qui pense ensemble l’errance et le séjour ? Une philosophie de l’hospitalité. […] On pourrait dire, à l’encontre de tant de destructions : « Que ceux qui ont un sol accueillent » ; et ce serait bien, en effet, l’hospitalité : l’hospitalité comme devoir, justice ou charité pour que la Terre soit enfin habitable et habitée par tous156.

L’hospitalité, c’est-à-dire le beau droit de visite et la réconfortante obligation de recevoir, est une nécessité impérative du monde contemporain parce que notre monde est en train de devenir inhabitable. Il faut récupérer, en leur donnant de nouvelles significations, tous les espaces que l’humanité, dans ses diverses cultures, a construits pour rapprocher les peuples : ports, « agoras » et gymnases, musées, temples, bibliothèques, parmi tant d’autres. Ce sont elles, ces constructions dont la finalité originaire, inhérente, est de rendre possible l’hospitalité, qui permettent le fait de cohabiter, de vivre ensemble humainement.

1.2 Du philosophe architecte et de l’architecte philosophe L’autre temps du rythme vital humain, partenaire de son esprit de destruction, est son auto-affirmation comme espèce créatrice. L’espèce humaine, dans son élan spinozien pour « persévérer dans son être », veut que le milieu – son environnement donné – 156

René Schérer, « Le séjour de l’errance », Chimères, vol. 25, 1995, n° 1, pp. 115127 ; et du même auteur, Zeus hospitalier : éloge de l’hospitalité, Paris, Armand Colin 1993.

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lui soit habitable ; alors, il construit le monde. Il rend réels, actuels, certains de ses mondes possibles, et les habite. Ce philosophe originaire se transforme en architecte débutant : il construit pour habiter. En dernière instance, le philosophe devient l’architecte du destin humain. L’extériorité, sous n’importe laquelle de ses formes, est habitable dans la mesure où elle est intériorisée, où elle s’intègre à l’intimité. C’est-à-dire qu’elle cesse d’être extérieure et que chacun la porte dans un recoin caché de sa subjectivité. Dans tout style architectonique, ce qui est important est la manière d’habiter qu’un bâtiment nous propose. Une condition nécessaire mais non suffisante de « l’habiter » est qu’il soit opérant et fonctionnel. Le corps se sent libre quand il bouge sans résistances, sans obstacles. Les murs doivent être propices à sa liberté, accompagnant ses déplacements naturels. Mais en plus, il faut habiter de manière digne et belle. Ce qui ne veut pas forcément dire luxueuse. Dignité et beauté de l’espace architectonique le transforment en un lieu désirable, « appétissant » ; un lieu qui invite à être habité. Alors, l’architecture débouche sur une esthétique-éthique des formes – qui est une expression d’une éthico-esthétique face à la vie. L’architecte originaire doit devenir philosophe débutant : esthétique-éthique de « l’habiter ».

1.3 Vers une poétique de « l’habiter » L’extériorité : géographique-naturelle ou architectoniqueconstruite est vécue. L’espèce humaine habite simultanément deux endroits : l’extériorité, appelée « objective », et l’intériorité, appelée « subjective ». Assimiler, dit avec un humour irréfutable Jean Piaget, ce n’est pas que « le lapin devienne chou, mais que le chou devienne lapin ». De la même façon, en l’habitant, l’extériorité cesse d’être telle, pour se transformer en extériorité vécue, c’est-à-dire, subjectivée. Ainsi, l’espace extérieur cohabite avec d’autres espaces de l’intimité. Bachelard condense l’idée en une ligne quand il écrit (1957) : « La forêt est un état d’âme157. » Ainsi, dans l’extériorité du bois, nous sommes aussi déjà seuls avec nous-mêmes. 157

La poétique de l’espace, chap. VIII, p. 171.

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Mais nous voulons aller plus avant, être à l’abri. Alors, nous suivons une construction humaine, sa trace répétée dans le bois, qui est le chemin. Cheminer le chemin, c’est passer par un lieu humain qui éveille, comme le dit si bien Bachelard, « une rêverie du chemin »158. Le chemin, tantôt menaçant, tantôt protecteur, nous conduit à l’abri : la maison. Je continue avec Bachelard, « la maison est notre coin du monde… notre premier univers »159. Mais surtout, la maison est une image poétique dont l’élasticité nous submerge ou nous élève en profondeur, c’est une image radicale. C’est un espace de l’intimité, en ce sens son vertige attire. L’intimité aime le secret. Le secret des souvenirs invisibles est imprégné dans ses murs. En elle, l’habiter s’enrichit parce qu’il contient les nuances les plus extrêmes et subtiles de la passion, l’attente, la douleur, la joie, la santé et la maladie ; les passés et les futurs espoirs. Une maison réussie parle de la joie de l’habiter. La fenêtre rend présente l’extériorité et la conserve. Mais le regard, provoqué par l’événement constant ou fortuit de l’extérieur, éveille des rêveries et si « on est suffisamment poète pour susciter ses richesses » – pour paraphraser Rilke – alors elle est le « port » d’autres mondes et d’espaces ouverts à l’imagination. Je pense aux fenêtres de Vermeer. Celles de l’intime recueillement et du courage intrépide du navigateur de sa « géographie ». Et je reviens de nouveau à une expression de Bachelard : « une lampe à la fenêtre est l’œil de la maison… Par la lumière de la maison lointaine, la maison voit, veille, surveille, attend »160. La maison devient refuge, devient un centre, notre centre qui forme un axe avec l’axe vertébral du corps, fondus dans la totalité de l’être qui l’habite. L’habitant est l’être dont la totalité ouverte est porteuse de géographies et d’architectures, de superpositions et d’intersections d’espaces, de passés, de futurs, virtuels ou utopiques : espaces-temps concentrés en chaque instant. En elle, le recueillement peut parcourir l’immensité des espaces du silence, ou les espaces sonores illimités que la musique imprègne. Et ceci est l’habiter radical. L’habiter par excellence, ce verbe dont l’action suprême se passe dans la calme quiétude de la soli158 159 160

Ibid., p. 29. Ibid., p. 24. Ibid., p. 48.

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tude pleine, la solitude partagée dans l’intimité avec les êtres dont les corps aimés se trouvent là où leurs absences présentes peuplent l’esprit. Cette solitude, ce désert intérieur, est le fond pâle sur lequel se découpe notre architectonique fondamentale : la construction de soi-même. Se construire soi-même, c’est rendre habitable son monde intérieur. L’homme, ce façonneur de sa propre glaise, doit avant tout se construire sa propre figure. Pic de la Mirandole parle à l’homme au nom du « suprême Artisan » : Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines161.

Depuis sa liberté originaire, Pic exige de l’homme qu’il s’érige en architecte de son destin. Et Paul Valéry, dans les paroles de son Socrate, se demande : « Se construire, se connaître soi-même, sont-ce deux actes, ou non162 ? » En ce sens il importe de préserver un verbe qui se situe à l’intersection des chemins et de perspectives. C’est un verbe qui décrit dans ses origines le travail architectonique, qui est récupéré par l’éthique et l’esthétique parce qu’il est cardinal dans tout humanisme : je fais référence au verbe édifier. Ce verbe aux résonances théologiques échappe à la théologie et s’installe comme métaphore dans une poétique de l’habiter. Construire et édifier : différentes nuances d’une action apparemment identique. Édifier entraîne la nuance éthico-esthétique de construire positivement. Une construction édifiante, c’est-à-dire humanisante. Quelle est-elle pour la ville et pour soi-même ? C’est celle qui amène à habiter avec joie. C’est celle où l’architecture parle, chante, enveloppe, séduit. C’est celle de la vie que Paul Valéry décrit musicale : Dis-moi (puisque tu es si sensible aux effets de l’architecture), n’as-tu pas observé, en te promenant dans cette ville, que d’entre les édifices dont elle est peuplée, les uns sont muets ; 161 162

Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme, Cahors, Éditions de l’Éclat, coll. « Philosophie imaginaire », 1993, p. 7. Paul Valéry, Eupalinos ou l’architecte : dialogue des morts, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1921 ; repris dans Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, 1960, p. 92.

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L’imagination cosmologique les autres parlent ; et d’autres enfin, qui sont les plus rares, chantent ?... Ceux des édifices qui ne parlent ni ne chantent ne méritent que le dédain ; ce sont des choses mortes163.

Architecture musicale de la vie où la pièce fondamentale de tout édifice vers le cosmos, vers la nature, vers la communauté et vers soi-même est le portail, la porte. Toute porte est marquée par le sacré. Séparation et union de mondes. Mondes réels et suggérés. Éveil de rêveries. Métaphore de clôtures, résistances, invitations, suggestions, soupçons, secrets et délices. Limite et frontière, elle libère et entrave. Schéma de possibles, elle ébauche des destins. Elle indique la majesté d’un seuil d’intérieurs et d’extérieurs. Pourtant, elle n’appartient ni à l’extérieur ni à l’intérieur, mais au-delà des deux, elle appartient aux deux. Le mystère d’une porte fermée et le franchissement de la porte hospitalière provoquent le vertige total dans la porte entrouverte qui murmure à l’oreille une invitation au mystère. Face à une porte entrouverte succombe l’être qu’elle symbolise. Et l’être qu’elle symbolise est ce faisceau de possibles, celui qui peut se donner, libre, sa forme ; cet architecte philosophe que tout être humain comme être entrouvert pourrait aspirer à être.

2 | Vers une poétique du « temporaliser » 2.1 Parler de « la fin du temps » nous renvoie à un commencement Le « temporaliser » est une manière d’énoncer « la fin du temps ». Cet énoncé déchaîne une cascade de questions philosophiques radicales, c’est-à-dire ouvertes, suggestives. Le vertige philosophique né de la question n’est pas nécessairement le tourbillon marin où un bateau échoue. Ceci s’appelle « aporie ». Le vertige philosophique peut alors devenir, dans ses réponses, l’humaine per-sistence dans son être, constructeur de possibles. Ainsi, il invente la boussole pour naviguer sur le monde. La spécificité de la boussole est la flèche qui indique une sortie viable du tourbillon. C’est aussi la spécificité inhérente à la théorie. Plongés dans la 163

Ibid., p. 93.

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jouissance esthétique du vertige, la puissance s’intensifie en dessinant la boussole. Notre boussole est ici une poétique de temps imaginaires. Cette brève réflexion se dirige vers elle. Commencement et fin fondent leurs origines dans une source qui leur donne l’élan pour émerger. Cette source est l’imagination humaine qui, lasse de l’incolore et monotone éternité postulée, y introduit des contours imaginaires postulés, physionomies du temps.

2.2 Du temps des temps J’appelle le temps absolu : l’éternité. Ces noms veulent signaler que le référent est un absolu. Cet absolu est si parfaitement absolu qu’il doit atteindre sa tautologie par la médiation contrastante du relatif. Le Temps absolu, l’Éternité, est la « basse continue » sur laquelle la musique des sphères fait contraster ses infinies variations, c’est-à-dire son chant. Autrement dit, à partir des temps on peut postuler – en imagination – l’Éternité. À partir de ce pari humain, je propose un accord sémantique que j’appelle : l’Éternité : forme infinie de la durée indéterminée. L’ennui. Le Temps : « une sorte d’image mobile de l’Éternité… », « une image à l’éternel déroulement rythmé par le nombre ; et c’est là ce que nous appelons le Temps »164. Le Temps devient image. Pour ainsi dire, son statut ontologique s’exprime en tant qu’image, c’est-à-dire configuration, figure où se découpe l’indétermination de l’Éternité. Le Temps est image mobile, figure en mouvement. L’image du Temps dessine des rythmes. Rythme que le nombre exprime et détermine. Par conséquent, le Temps est la configuration kaléidoscopique de ses images mobiles. Le Temps est versé en divers temps, s’assumant en images. Le Temps est la syntaxe de ses temps. Les temps : joie et tristesse, plaisir et douleur : jeux de l’Éternité.

164

Platon, Timée, 37 d, p. 452. Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960. Dans ce qui suit, je propose une réflexion à partir de ce passage du Timée, réflexion qui ne prétend en aucune manière être une exégèse de la pensée de Platon.

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2.3 L’inévitable comme si Toute ontologie est un pari, parce que l’être humain est un éternel joueur. Alors ? Alors, nous faisons comme si le langage appréhendait l’Éternité et les temps à partir de Kant et de Wittengstein, mais en dehors d’eux, l’Éternité et les temps sont des constructions pour une ontologie imaginaire. Dans cette matrice, l’espèce humaine lance son regard vers ce que j’appellerai le « temps cosmique ». C’est dire que je ne sais pas ce qu’est le « temps cosmique », mais qu’il apparaît, se manifeste comme « image de l’éternel développement rythmé par le nombre ». Celle-ci est une seconde « lecture » de l’énoncé de Platon. C’est une lecture qui implique de construire une matrice critique, de mettre cet énoncé sur le terrain du comme si, que ceci s’appelle « supposition transcendantale » à la manière de Kant ou ce que je nomme « fiction imaginaire »165. Ainsi, la réflexion part et ne peut partir que d’une subjectivité singulière, c’est-à-dire d’une subjectivité « mise en situation » (pour paraphraser Karl Jaspers). Dans et depuis celle-ci est lancé tout regard humain. Elle se découvre regardant le temps cosmique et parie sur l’Éternité. Dans cet acte, elle s’autodécouvre, simultanément, en train d’agir. L’espace intime de la subjectivité recueillie est le creuset d’une action humaine par excellence. L’action de temporaliser.

2.4 Le temporaliser Temporaliser signale l’action par laquelle, depuis une subjectivité, l’on dote d’une image le déploiement du cosmos rythmé par le nombre. Dans l’action subjective de temporaliser, que j’appelle ici les temps vécus. Temps uniques, singuliers, impossibles à répéter, ceux-ci dessinent le royaume de la différence, dans les 165

Dans ce contexte, le mot « fiction » est pris au sens restreint de « feindre ». Par exemple, Descartes « feint » de douter ; la « supposition » (transcendantale) est la structure logique par laquelle Kant « feint », etc. Alors, nous nouns demandons, dans ce contexte, la signification de « feindre ». Feindre signifie ici « faire comme si ». Faire comme si présuppose les opérations de substitution, et ce sont des aspects inhérents á l’imagination. Cf. M.N. Lapoujade, Filosofía de la imaginación : « L’imagination est une fonction de substitution, et la forme humaine peut-être la plus pleine de substitution se produit dans la symbolisation. ». Quelques opérations de substitution se trouvent déjà chez l’enfant, dans les « jeux de fiction ». Chap. 3 : « L’imagination : fondement pour une philosophie du “comme si” », pp. 200-215.

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répétitions infinies de laquelle (Différence et répétition, hommage à Deleuze) je découvre en réduction une action objective de temporaliser, dépouillée des péripéties singulières. Depuis les infinis irréversibles où s’exerce l’action de temporaliser, l’espèce humaine attribue un temps à « tout ce qu’elle touche ». Réfléchissons : une branche du compas est posée sur l’indéterminée durée infinie, postulat imaginaire de l’Éternité, tandis que l’autre branche du compas est basée sur l’infinie différence discontinue d’instants éphémères recueillis dans la plus secrète intimité : les temps vécus. Le Temps et les temps sont les actions humaines de temporaliser dans leur diversité la plus riche : passés, présents, futurs, possibles, utopiques. Synchronies et diachronies, d’une certaine façon imaginaires. Le Temps et les temps vus comme action, activité, expriment une philosophie – pour ainsi dire – « à l’état liquide »166.

2.5 Vers une poétique du temporaliser Au sein de la subjectivité, les coordonnées spatio-temporelles deviennent plastiques, mobiles, et, dans leur libre jeu esthétique, libres. Dans le registre esthétique de l’humain, les coordonnées spatio-temporelles abandonnent leur rigidité statique et admettent le jeu le plus libre de combinatoires logiques possibles. Alors, le mouvement de temporaliser réitère, infatigable, le cycle éternel. Or – résonance nietzschéenne, vue par d’autres yeux – l’acte de temporaliser trace de nouveau le cercle infini de l’éternel retour dans le parcours qui, depuis les infinis temps vécus, se dirige vers le Temps absolu, l’Éternité, et à partir d’elle, encore, vers les infinis temps vécus… et ainsi de suite, la roue suit son inertie. Le « chant grégorien » de l’Éternité peut être vécu comme ennuyeux dans sa 166

Cette proposition s’articule avec la conception d’une philosophie où rien n’est rigide ni a recours à des substances ni à des essences Une perspective où les structures sont fonctions, opérations. Où tout se réduit finalement au mouvement. Alors, la philosophie s’exprime comme une mathématique, ce qui, exprimé simplement, signifie que la subjectivité et la phénoménalité « externe » peuvent se réduire à des formes (géométrie) et à des opérations (arithmétique). Parce que les mathématiques, en dernière instance, ont aussi une racine imaginaire, en tant que fonctions de l’esprit qui consistent en opérations de substitution. Les opérations mathématiques, logiques et syntaxiques au niveau du langage peuvent être comprises dans la matrice théorique dont ce texte est un exercice.

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monotonie. La complexe harmonie musicale des temps vécus pourra peut-être produire de l’angoisse, mais de l’ennui, jamais. Si nous sommes suffisamment poètes pour vivre esthétiquement les temps, la joie et la tristesse, le plaisir et la douleur, anéantissant l’ennui (décrétant ainsi la mort heideggérienne), ceux-là pourront conduire à la jouissance toujours renouvelée de nous savoir l’espèce capable de recommencer éternellement, de mille manières, l’action de temporaliser.

2.6 De la fin du temps En un sens, la « fin du temps » indique l’instant du passage à l’éternité167. Strictement, tous les instants éphémères de l’Apocalypse s’ouvrent sur une Genèse éternelle, d’où surgit une nouvelle Genèse et ainsi de suite indéfiniment. Parce que leur rythme éternel de commencements et de fins exprime les figures imaginaires de l’action humaine de temporaliser, par quoi la notion substantivée de Temps disparaît. Le substantif statique « Temps » se désagrège dans l’action du verbe « temporaliser ». Temporaliser est l’action d’un sujet : un sujet qualifié d’« humain ».

167

Emmanuel Kant écrit : « C’est une expression courante, en particulier dans le langage de la pitié, de dire d’un homme qui meurt, qu’il sort du temps pour entrer dans l’éternité. Cette expression n’aurait en réalité aucun sens, si par éternité on entendait ici un temps prolongé à l’infini. Car alors l’homme ne sortirait jamais du temps, mais ne ferait jamais que passer toujours d’un temps à l’autre. Quand on conçoit une durée ininterrompue de l’homme, il faut donc concevoir par éternité une fin de tout temps ; mais également que cette durée […] constitue une grandeur absolument incomparable avec le temps […] et dont nous ne pouvons en vérité nous faire d’autre concept que purement négatif. Cette pensée recèle quelque chose de terrifiant parce qu’elle conduit au bord d’un abîme dont ne peut revenir celui qu’y plonge […], mais aussi d’attirant, parce que l’on peut cesser d’y ramener constamment le regard qui s’en était détourné avec crainte. […] C’est une pensée effrayante dans son sublime, en partie du fait de son obscurité dans laquelle l’imagination a coutume d’être active plus puissamment qu’en pleine lumière. En dernier lieu, il faut également que cette pensée soit tramée d’une façon singulière à l’universelle raison humaine parce qu’on la retrouve, sous une forme ou une autre, dans tous les peuples qui raisonnent et à toutes les époques » (E. Kant, La fin de toutes choses, trad. G. Badoual et L. Barthélémy, Paris, Actes Sud, coll. « Babel », 1996, pp. 7-8).

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CHAPITRE 2 Une application de la psychanalyse du feu

« Ce qui aujourd’hui est évident, une fois fut imaginaire. » William Blake168

La présente analyse est basée sur les thèses suivantes, soutenues par Bachelard dans La psychanalyse du feu : Première thèse : la métaphore précède le « réel », le donné. Le mouvement va « de la métaphore à la réalité » et non pas, comme le postule le réalisme, de la réalité à la métaphore169. Bachelard affirme : « La métaphore est une image fabriquée, sans racines profondes, vraies, réelles170. » Autrement dit, la métaphore n’a pas les traits d’une icône, mais elle est arbitraire, conventionnelle. Il s’agit, suivant La Poétique d’Aristote, d’une transposition, d’une translation de signification. En ce sens, le contact originaire avec le donné est déjà médiatisé par la métaphore qui le rêve. Si l’on considère cette thèse en relations logiques d’implication, il faut décrire au moins trois diagrammes d’implication. La thèse 168

169 170

« What is now proved was once only imagin’d » (William Blake, The Marriage of Heaven and Hell. Proverbs of Hell. Antologia Bilingüe, Alianza Editorial, Espagne, 1996, p. 120). La psychanalyse du feu (1938), Paris, Gallimard, coll. « Folio-essais », 1985, Ch. III, VI, p. 71. La poétique de l’espace (1957), Ch. III, I, p. 78.

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qui affirme que la métaphore précède le « réel » est impliquée dans les thèses sur l’inversion du réalisme, du pragmatisme et de l’utilitarisme. L’antiréalisme s’exprime dans l’énoncé sur la précédence de la métaphore. En général, la thèse affirme que l’imaginaire précède le réel. La critique du pragmatisme exprime la conviction que vient d’abord le retentissement du donné dans la subjectivité, dans l’esprit, et que l’action vient par la suite. « La forêt est un état d’âme », dit Bachelard171, qui soutient que l’esthétique « gagnerait à étudier la zone des rêveries matérielles qui précèdent la contemplation. On rêve avant de contempler. Avant d’être un spectacle conscient, tout paysage est une expérience onirique »172. « Le monde est beau avant d’être vrai. Le monde est admiré avant d’être vérifié173. » L’inversion de l’utilitarisme se concentre dans la critique de Bachelard à l’encontre de Frazer174. Elle se résume dans l’affirmation : « l’explication par l’utile doit céder devant l’explication par l’agréable »175. À proprement parler, il y a ici trois thèses coordonnées qui s’inscrivent, à leur tour, dans une manière particulière de considérer le problème des relations sujet-objet, avec une orientation semblable à la conception kantienne de la révolution copernicienne. Même si Gilbert Durand soutient que Bachelard entrevit la révolution copernicienne dans L’air et les songes176, à mes yeux, l’inversion du réalisme contient un germe de la posture critique, au moins dans la mesure où le rôle déterminant est assumé par le sujet. Bien entendu, tout « idéalisme » n’est pas critique, et ceci implique une différence radicale. Cependant, Bachelard est explicite quand il défend sa thèse : « des métaphores d’origine subjective à une réalité objective »177. Faisons un pas en avant. Il est possible de poser le problème non seulement comme des relations logiques de coordination et d’implication, mais aussi de succession temporelle. Voici la question : s’agit-il de précédence logique ou réelle ? La question ne 171 172 173 174 175 176 177

Ibid., Ch. VIII, II, p. 171. L’eau et les rêves (1941), V, p. 6. L’air et les songes (1943), Ch.VI, III, p. 216. La psychanalyse du feu (1938), Ch. III, V, p. 65. Ibid. Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 11e éd., 1992, p. 32. La psychanalyse du feu, Ch. III, VI, p. 71.

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contient-elle pas une pseudo-exclusion ? Si nous menons cette idée plus loin, il est possible de dédoubler les trois thèses coordonnées et d’établir une priorité logique et temporelle entre elles. Ainsi, si l’on continue cette pensée, on pourrait affirmer : l’arbre est vécu, rêvé, imaginé, avant de devenir une table, et même avant de faire partie d’une espèce et d’un genre. D’abord, il y a l’arbre imaginé, rêvé, qui retentit dans mon esprit ; voilà l’inversion du réalisme. Ensuite, cet arbre devient une table, c’est l’inversion de l’utilitarisme ; ce qui implique la remise en question de la conception de l’homme en tant qu’homo faber. Finalement, il y a l’arbre scientifique, au nom latin, l’arbre représenté comme concept, vérifié, classifié, celui qui peut être pensé comme vrai ou faux. Cet ensemble de thèses philosophiques avec des relations de coordination et d’implication peut être synthétisé dans la formule concrète de Bachelard : « le rêve est plus fort que l’expérience »178. Comment ceci est-il possible ? Qu’est-ce qui rend ceci possible ? La réponse se trouve dans la deuxième thèse. Deuxième thèse : la force de l’imagination est une capacité de se transcender soi-même et de se placer face au monde179. L’imagination est la dynamo qui mobilise les forces de l’esprit et permet à l’espèce humaine de décoller, de s’extraire du monde environnant, de le transformer en un « face à moi ». Ainsi, l’espèce humaine se libère du monde de la nécessité naturelle et, face à ce monde, elle peut jouir de celui-ci ou le réfuter, principe physique d’action-réaction. En outre, c’est la seule espèce particulièrement douée pour détruire son propre environnement. Ce qui ne donne pas grand mérite à sa définition d’animal rationnel. La force de l’imagination est prodiguée en actions de transgression de tout ordre. Transgression de tout donné, de substitution, de translation. C’est elle qui tisse les liens et même opère des fusions. Ses opérations parcourent un vaste univers de possibilités, depuis les transgressions les plus arbitraires et apocalyptiques, jusqu’à celles qui impliquent l’autotransgression en fusion avec la nature, ou avec l’autre180. 178 179 180

Ibid., Ch. II, II, p. 44. Ibid., Ch.VI, I, p. 155. « L’imagination nous transcende et nous met face au monde. » M.N. Lapoujade, Filosofía de la imaginación, México, Siglo XXI, 1988.

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Dans tous les cas, l’imagination est un élan pour transcender et se transcender comme signe de l’humain, comme pouvoir de création ou de destruction. Comme le dit si bien Novalis dans un de ses Aphorismes, « l’acte de se transcender, sich übersteigen, est l’acte humain par excellence ».

1 | Deux pivots philosophiques : phénoménologie et psychanalyse Dans une approche orthodoxe, il s’agit de deux étiquettes philosophiques impossibles à concilier. D’une part, la phénoménologie, comme description de ce qui apparaît, les phénomènes, à la lumière de la conscience intentionnelle, son caractère directionnel. D’autre part, la psychanalyse, qui tourne autour de l’interprétation de ce qui est caché, censuré, derrière des multiples masques visibles de la libido inconsciente pulsionnelle. Cependant, l’originalité de la pensée de Bachelard marche sur ces deux jambes, intégrant l’apparente contradiction. La phénoménologie est une des filiations explicites de Bachelard dans La psychanalyse du feu. Il l’explique, en s’y arrêtant davantage, dans La poétique de la rêverie, entre autres. La phénoménologie pose, en une formulation claire et nette, l’intentionnalité de la conscience : « toute conscience est conscience de quelque chose ». C’est-à-dire que tout cogito vise son cogitatum. Mais Bachelard introduit le cogito du rêveur, qui a aussi son cogitatum. La libre imagination de la rêverie peuple ses instants d’images, joue et vole librement dans ses mondes d’images évanescentes. Par un processus de réduction phénoménologique, l’imaginé originaire nous renvoie aux quatre éléments premiers ou derniers du cosmos. Ainsi, l’imagination nourrit et se nourrit d’images intimes du feu, de l’eau, de la terre et de l’air181. Par conséquent, ces mondes imaginaires de la rêverie, les plus foncièrement singuliers et isolés, monades leibniziennes, com181

Bachelard dit : « La phénoménologie primitive est une phénoménologie de l’affectivité : elle fabrique des êtres objectifs avec des fantômes projetés par la rêverie, des images avec des désirs, des expériences matérielles avec des expériences somatiques, et du feu avec de l’amour » (La psychanalyse du feu, Ch. III, VI, p. 72).

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muniquent néanmoins de manière nécessaire et universelle, ont leur intentionnalité, leur directionnalité, et leurs référents ultimes sont précisément les quatre éléments primordiaux : glaise pour ce potier imaginant qu’est l’espèce humaine. On peut penser peutêtre quelque chose de semblable de la philosophie d’Empédocle. Sa philosophie des quatre racines concentre avant la lettre certaines convictions de Bachelard. Le cosmos, composé des quatre racines, terre, eau, air et feux, est le creuset où la puissance de l’amour, force d’union et d’harmonie, et celle de la haine, force de désunion et de discorde, font leur travail de matière spiritualisée182. Cette cosmovision, malgré son ancienneté, a derrière elle une longue histoire qui se perd dans la brume des origines ; c’est l’un des premiers cercles de la spirale. Empédocle, comme les autres présocratiques, est le porte-parole de la sagesse de l’Orient, celle de La Table d’émeraude, la sagesse d’Hermès Trismégiste et de cultures très anciennes. En ce sens, même si les différences sont importantes, Bachelard exprime une philosophie proche de celle d’Empédocle, dont les quatre racines cosmiques sont à la base de sa cosmovision ; une philosophie où l’amour est la source du feu humain. En somme, la pensée de Bachelard est elle-même un creuset alchimique, où sont transmuées les plus anciennes traditions de sagesse et les dernières découvertes de la science. La psychanalyse – Comme nous l’avons vu, Bachelard est un critique lucide des explications sociologiques, scientifiques, purement rationnelles, car celles-ci ne voient qu’une pseudo-objectivité tout court. Alors sa manière particulière d’aborder la psychanalyse lui donne des instruments plus fins pour scruter l’esprit humain183. Sa psychanalyse de la connaissance objective ouvre une fenêtre vers les aspects pulsionnels, intimes, de tout savoir. C’està-dire que même la connaissance scientifique a ses « zones objectives impures », est teintée de vécu. Parmi elles, la plus forte de ses pulsions d’auto-affirmation qui tend à l’union, au mélange, à la 182 183

Empédocle d’Agrigente, De la Nature, dans Penseurs grecs avant Socrate, Paris, GF-Flammarion, 1964. p. 115. Avant tout, il s’agit d’une psychanalyse du feu, et dans ce cas précis cela signifie : « Pour parler de psychanalyse, il faut avoir classé les images originelles sans laisser à aucune d’elles la trace de ses premiers privilèges ; il faut avoir désigné, puis désuni, des complexes qui ont longtemps noué des désirs et des rêves. Nous avons le sentiment de l’avoir fait dans notre Psychanalyse du feu » (L’eau et les rêves, V, p. 9).

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construction, à la création, enfin à la vie dans toute sa splendeur, est la libido. La libido originairement sexuelle, érotique chez Freud, se transforme chez ses disciples dissidents, c’est-à-dire chez Adler, pour qui c’est fondamentalement une libido volontariste, et chez Jung184. Bachelard, proche de Jung, s’appuie sur la libido comprise comme l’énergie psychique en toute généralité, de manière qu’il implique les deux autres acceptions et il affirme qu’il faut considérer la libido liée à « toutes les fonctions organiques… comme solidaire de tous les désirs, de tous les besoins… comme une dynamique de l’appétit »185. L’originalité de Bachelard sur ce point fondamental réside en ce qu’il ne continue pas la ligne jungienne de la « psychologie profonde », mais qu’il propose une orientation novatrice dont l’objectif est de centrer la libido subconsciente ou semi-inconsciente sur le moment de la rêverie. La rêverie nomme ce court intervalle où la libido se manifeste comme énergie créatrice d’images poétiques. Dans cet ouvrage, il s’agit des rêveries du feu. D’où et comment apparaît ma proposition d’une éthico-esthétique du feu ? Si nous lisons La psychanalyse du feu avec le modèle méthodique de La Divine Comédie de Dante, l’œuvre de Bachelard apparaît au lecteur comme une sorte de spirale ascendante de feu. En ce sens, à la base de la spirale, à la surface de la Terre, on peut esquisser le cercle le plus grand correspondant à la cosmogonie, résumé en quatre éléments : feu, eau, terre et air. Si nous montons au cercle suivant, le cosmos est vie, alors suit : le feu et la vie, dans la médecine de Paracelse. Comment apparaît le feu dans la vie ? Il apparaît comme la sexualité, alors nous montons à un autre cercle : le feu et la sexualité, envisagé comme le mariage universel de l’alchimie. Le cercle supérieur met en évidence le feu et la sagesse (sa déesse), dans le mythe, dont le protagoniste est Prométhée. Un autre tour de la spirale nous mène à réfléchir sur l’homme dans le cosmos de feu. Alors, nous en arrivons à la philosophie, le feu et l’amour dans la philosophie de Novalis, car la philosophie, pour Novalis, naît 184

185

La libido déborde, extériorisée des façons les plus diverses. L’inconscient, ce concentré de libido, est donc une force agissante, créatrice, débordante. C.G. Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1964, Partie II, § IV, pp. 98-99. L’eau et les rêves, p.12.

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du premier baiser ; la caresse et l’étreinte fusionnante (Umarmung) constituent son centre incandescent186. En somme, parmi les quatre éléments, le feu du cosmos est l’élément que l’espèce humaine vit originairement et de façon primordiale dans l’amour. L’humanité s’exprime parfois dans la figure du philosophe. On peut dès lors esquisser un cercle que j’appelle : le feu et le cogito du rêveur. L’humanité connaît encore d’autres sortes de « feu », dont la réflexion philosophique traduite en langage peut s’appeler : une éthico-esthétique du feu. Par la suite, nous proposons une application à la peinture de ces deux derniers points.

2 | Une application de La psychanalyse du feu à la peinture : le Philosophe en méditation de Rembrandt (1632) Sur quel fondement réalisons-nous ces essais ? Existe-t-il une base pour appliquer la pensée de Bachelard à la peinture ? Bachelard, sans le faire exprès, donne la réponse : Avant l’œuvre, le peintre, comme tout créateur, connaît la rêverie méditante, la rêverie qui médite sur la nature des choses. […] Aucun art n’est plus directement créateur, manifestement créateur, que la peinture. […] Aussi, par la fatalité des songes primitifs, le peintre renouvelle les grands rêves cosmiques qui attachent l’homme aux éléments, au feu, à l’eau, à l’air céleste, à la prodigieuse matérialité des substances terrestres187.

Le feu et le cogito de la rêverie, dans Philosophe en méditation de Rembrandt (1632). D’abord, une rapide présentation du tableau. Le thème se développe sur une scène unique divisée en deux espaces ; chacun d’eux a des qualités et des fonctions très différentes. Les deux espaces s’articulent en un espace unique. La colonne vertébrale du tableau est un bel escalier. L’escalier, limite interne de l’espace, comme 186

187

« … das Lebens-Prinzip der allein wahren und ewigen Liebe. Der erste Kuss in diesem Verständnisse ist das Princip der Philosophie ». Von Hardenberg (Novalis), Aphorismen, Frankfurt und Leipzig, Insel, 1992, V : Aphorismen und Fragmente, 1798-1800, Seite 125. G. Bachelard, Le droit de rêver (posthume, 1970), Paris, PUF, 2001, « Le peintre sollicité par les éléments », p. 38.

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toute limite, sépare et unit. Cette limite de séparation-union a la forme fondamentale d’une spirale. Et même, une spirale, comme celle de la vie, qui invite et impose un double parcours : ascendant ou descendant. Dans sa descente, l’escalier nous conduit à la scène picturale. À partir de l’espace de la scène, la montée conduit à un étage supérieur dans l’obscurité. L’obscurité est un symbole philosophique « ancestral » de l’ignorance. L’espace ouvert du tableau dans sa verticale ascendante est couronné par un non-savoir, se perdant dans l’obscurité. En descendant l’escalier, nous pénétrons dans un espace double. À droite du spectateur, le tableau présente un coin sombre mais chaud et éclairé par le feu. À gauche, un espace clair, intensément éclairé par la lumière du soleil, chaud dans son enveloppe de lumière. Rembrandt peuple le tableau de deux personnages inégaux. La femme, jeune, en action, gardienne du feu, concentrée sur son action. L’homme, vieux, sans action extérieure, concentré en une attitude contemplative. Dans ce qui suit, je me situe comme témoin d’un dialogue entre le mot et l’image, entre Bachelard et Rembrandt, uniquement sur le philosophe et le feu. Laissons parler Bachelard observant l’image. 1. Bachelard dit : « […] C’est l’homme pensif que nous voulons étudier ici, l’homme pensif à son foyer, dans la solitude, quand le feu est brillant, comme une conscience de la solitude. […] Cet état de léger hypnotisme […] est fort propre à déclencher l’enquête psychanalytique188. » Quant à moi, je pense : dans un état de solitude, quand le monde extérieur s’éteint et que le je hypnotisé n’interrompt pas, dans un recoin chaleureux tombent les pensées, les idées, les découvertes, comme les gouttes mystérieuses de la pluie sur un terrain fertile. 2. Bachelard dit : « Pour nous qui nous bornons à psychanalyser une couche psychique moins profonde, plus intellectualisée, nous devons remplacer l’étude des rêves par l’étude de la rêverie, et plus spécialement, dans ce petit livre, nous devons étudier la rêverie devant le feu. […] Et précisément la rêverie devant le feu, la douce rêverie consciente de son bien-être, est la rêverie la plus 188

La psychanalyse du feu, Avant-propos, pp. 14-15. Bachelard le confirme avec une donnée autobiographique : « c’est seulement quand je vécus dans la solitude que je fus le maître de ma cheminée » (p. 25).

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naturellement centrée. […] elle est si bien définie que c’est devenu une banalité de dire qu’on aime le feu de bois dans la cheminée. Il s’agit alors du feu calme, régulier, maîtrisé, où la grosse bûche brûle à petites flammes. C’est un phénomène monotone et brillant, vraiment total : il parle et vole, il chante. Le feu enfermé dans le foyer fut sans doute pour l’homme le premier sujet de rêverie, le symbole du repos, l’invitation au repos. On ne conçoit guère une philosophie du repos sans une rêverie devant les bûches qui flambent189. » Quant à moi, je pense : d’une part, ce passage met en mots l’image de Rembrandt. D’autre part, en ce qui concerne le texte, nous remarquons, d’abord, que le propos de Bachelard est de réaliser une psychanalyse de la rêverie, non des rêves. Ensuite, il s’agit d’une rêverie, pour ainsi dire, philosophique. Il ne s’agit pas du cogito cartésien de la veille, de l’imposition de l’évidence de l’intuition claire et nette. Il ne s’agit pas de l’interprétation freudienne des rêves, mondes nocturnes de l’inconscient. Ce n’est pas l’état d’être complètement éveillé, la veille, l’appartenance à un monde en commun ; ni non plus celui d’être endormi, absent du monde, fermé et sans communication dans le pour-soi du rêve. Il s’agit de cet état que Bachelard appelle le cogito de la rêverie. La rêverie est le creuset de la poiésis, parce qu’en elle apparaissent sans censure, libres dans leur spontanéité, toutes les images qui peuvent surgir. Finalement, le repos favorise l’apparition de l’inspiration, de la réflexion. Le repos favorise le « ruminer » nietzschéen des idées. Est-ce pour cela que la vie actuelle en tourbillon, dans les trains, les métros et les avions, nous a volé tant de possibles philosophes ? 3. Bachelard dit : « L’homo faber est l’homme des surfaces, son esprit se fige sur quelques objets familiers, sur quelques formes géométriques grossières. […] L’homme rêvant devant son foyer est, au contraire, l’homme des profondeurs et l’homme d’un devenir190. » Quant à moi, je pense : le philosophe de Rembrandt, en repos solitaire dans un coin à côté du feu, est lui aussi plongé dans les profondeurs de la pensée imaginante de la rêverie. Remarquons 189 190

Ibid., pp. 36-37. À la même page, Bachelard ajoute la note autobiographique. Ibid., Ch. IV, IV, p. 100. Dans ce passage, Bachelard a en vue la conception de Max Scheler, en rapport avec Rodin, vraisemblablement, avec Le Penseur.

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que « profondeur » ne fait pas allusion à la psychologie profonde jungienne ; c’est-à-dire à l’inconscient ; mais chez Bachelard il s’agit de la psychanalyse d’un intervalle moins profond, qui est la rêverie ; et pourtant, la rêverie atteint les profondeurs. Profondeur, avec cette autre nuance, signifie l’homme concentré dans l’attitude d’écoute attentive, le souffle en suspens, dans un profond silence, pour laisser résonner dans son esprit l’instant subtil où surgissent les images naissantes de sa rêverie. Cet homme, blotti dans la paix immobile de son recoin, voit naître sa philosophie191. Pourquoi ce tableau ? Dans La psychanalyse du feu Bachelard affirme : « Mais la rêverie au coin du feu a des axes plus philosophiques. Le feu est pour l’homme qui le contemple un exemple de prompt devenir […] le feu suggère le désir de changer, de brusquer le temps, de porter toute la vie à son terme, à son au-delà. Alors la rêverie est vraiment prenante et dramatique ; elle amplifie le destin humain, elle relie le petit au grand, le foyer au volcan la vie d’une bûche et la vie d’un monde192. » En ce passage il continue en citant George Sand, dans ses études sur la rêverie. De La psychanalyse du feu à La flamme d’une chandelle, le thème prend plus de profondeur, devient explicite et précis. Bachelard soutient qu’il s’agit « de transférer les valeurs esthétiques du clair-obscur des peintres dans le domaine des valeurs esthétiques du psychisme »193. Bachelard donne la réponse à la question dans La flamme d’une chandelle où, d’ailleurs, il cite précisément George Sand. C’est là que Bachelard reconnaît que George Sand « a pressenti ce passage du monde de la peinture au monde de la psychologie ». Et voici qu’elle le fait en pensant à notre tableau Philosophe en méditation de Rembrandt, dont elle donne une description intime194. Or cette réflexion renferme plusieurs plis concentrés. D’abord, dans ce tableau, Rembrandt donne son témoignage en image d’une méditation philosophique repliée sur soi. Ensuite, George 191 192 193 194

La poétique de l’espace, Ch. VI, I, p.130 et ss. La psychanalyse du feu, Ch.II, II, p.39. G. Bachelard, La flamme d’une chandelle (1961), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1996. Avant-Propos, V, pp. 8-9. Ibid.

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Sand offre une première ouverture de notre polyptyque imaginaire. C’est un premier déploiement de l’image pour insinuer le transfert de la peinture à la psychologie. Bachelard offre une deuxième ouverture de notre polyptyque et élève à un métalangage esthétique le passage de George Sand. Ainsi, Bachelard déploie le thème sur le clair-obscur du psychisme. C’est un passage fondamental, puisque c’est précisément la rêverie qui offre le monde du clair-obscur. C’est à partir d’elle qu’il est possible de savourer de façon réflexive cette image magistrale de Rembrandt. Il s’agit d’un personnage immobile dans la paix chaude d’un coin. Le coin est un espace en lui-même entrouvert. Bachelard dit : « Le coin est une sorte de demi-boîte, moitié murs, moitié porte195. » C’est « une rêverie calme, calmante, qui est fidèle à son centre, éclairée en son centre, non pas resserrée sur son contenu, mais débordant toujours un peu, imprégnant de sa lumière sa pénombre. On voit clair en soi-même et cependant on rêve »196. Quant à moi, je pense : et si nous déployions un pli supplémentaire ? Dans cette « quatrième ouverture » de notre polyptyque, je propose d’inscrire l’image de Rembrandt, la théorie de George Sand et l’esthétique métathéorique de Bachelard, dans sa propre conception de l’homme ; que, d’ailleurs, je partage entièrement. Finalement, ce condensé esthético-philosophique est une autre manière d’affirmer le caractère entrouvert de la condition humaine. Bachelard le formule ainsi : « L’homme est un être entrouvert197. »

195 196 197

La poétique de l’espace, Ch. IX, IV, p. 200. La flamme d’une chandelle, pp. 9-10. La poétique de l’espace, Ch. IX, IV, p. 200.

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3 | Une éthico-esthétique du feu dans Le retable d’Issenheim de Mathias Grünewald (ca 1512)198 D’abord trois passages de Bachelard. D’une part, du point de vue de la psychologie, le feu symbolise les désirs et les passions, que ce soit, dit-il, « le feu doux, le feu sournois, le feu mutin, le feu violent, etc. »199. D’autre part, d’un point de vue éthique il affirme : « Que le feu soit parfois le signe du péché et du mal, c’est ce qui est facile à comprendre dès qu’on se souvient de tout ce que nous avons dit sur le feu sexualisé. Toute lutte contre les impulsions sexuelles doit donc être symbolisée par une lutte contre le feu200. » Voici un troisième passage crucial de Bachelard comme témoin, qui pourrait synthétiser en langage, depuis sa propre philosophie, les différentes « pages » du retable de Grünewald ; « Le feu est intime et il est universel. Il vit dans notre cœur. Il vit dans le ciel. Il monte des profondeurs de la substance et s’offre comme un amour. Il redescend dans la matière et se cache, latent, contenu comme la haine et la vengeance. Parmi tous les phénomènes, il est vraiment le seul qui puisse recevoir aussi nettement les deux valorisations contraires : le bien et le mal. Il brille au Paradis. Il brûle à l’Enfer. Il est douceur et torture. Il est cuisine et apocalypse. […] Il peut se contredire : il est donc un des principes d’explication universelle201. » Maintenant, le retable de Grünewald. Le peintre recourt à des symboles anciens pour communiquer le message pédagogique de son œuvre. Une lecture superficielle du retable montre la nuit, l’obscurité, comme symboles du mal ; le jour, la lumière, comme 198

199 200 201

Musée d’Unterlinden, Colmar. Avant tout, il s’agit d’une œuvre de Grünewald réalisée en rapport avec l’hospice d’Issenheim dirigé par les Antonins, ordre dont le patron est saint Antoine. Cette information, intéressante à explorer, nous permet en partie de nous approcher de l’éthico-esthétique que l’œuvre de Grünewald transmet. Nonobstant la distance philosophique de base avec la pensée de Bachelard, les images expriment de façon particulièrement prégnante certains passages de l’œuvre en question. La psychanalyse du feu, Ch. III, VI, p. 69. Ibid., Ch. VII, II, p. 173. Ibid., Ch.I, I, pp. 23-24.

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symboles du bien. Le retable fermé présente en son centre le terrible cauchemar d’un calvaire, l’horreur de la Crucifixion, sur un fond de noirceur totale. Le monde humain enveloppé dans les ténèbres du mal ; au centre, une figure délibérément démesurée, imposante empreinte du mal dans le corps. Paradoxalement, le poids central de la scène du mal est le corps. La chair flagellée, sanglante, les mains crispées, sont le témoignage du supplice souffert. La première ouverture joue avec le symbolisme d’obscurité et lumière, d’une manière consciente et précise. À gauche, l’Annonciation, dans une enceinte fermée mais avec la présence de la lumière du jour à l’extérieur. Dehors, il fait jour. Marie ne vit pas encore son jour, mais la lumière s’approche, l’entoure. Au centre, le retable est divisé en deux scènes. À gauche du retable central, le concert d’Anges dans le temple. Marie reçoit la grâce, fécondation symbolisée par cet intense halo de feu, c’est-àdire de lumière et de chaleur divines, enveloppant son être dans une jouissance sonore. La lumière est à l’intérieur du temple, de l’espace sacré, et en Marie. Il s’agit d’une scène et des protagonistes du bien. À l’extérieur, la nuit sombre de l’espace humain rappelle le monde plongé dans les ténèbres, le monde immoral. À droite du retable central, il fait jour. Marie-mère reçoit la lumière protectrice du bien de façon intense. Le bien fait lumière a une forme humaine, et c’est peuplé d’êtres de lumière, c’est une lumière vive qui baigne et protège ce jour spécial. Le bien-lumièrevie descend vers l’humanité. Le volet de la droite montre ce qui est à mes yeux l’une des plus belles et des plus impressionnantes résurrections de la peinture. Les corps du mal, collés à la terre, attirés vers elle par l’invincible force de gravité au sens le plus littéral, suggèrent le « bruit » de la chute. Le tableau devient sonore avec cette chute retentissante. Un énorme rocher horizontal divise la scène en deux mondes symboliques : sur la partie inférieure, le monde tombé, pesanteur, mort, obscurité, mal. La partie supérieure montre l’intensité de la lumière, dont les reflets teignent l’obscurité, et elle-même, fulgurante, domine la scène. Le firmament se peuple d’étoiles, d’infinis points de lumière. Cette vue m’évoque l’esprit de la doctrine de La Table d’émeraude. Le Christ monte dans une spirale de toile et en

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un mouvement de spirale du corps. La spirale monte, elle vainc la pesanteur de la matière. Le corps du bien, transmué, renaît en chair propre, pure, fraîche, saine : la purification règne. C’est le bien qui renaît du mal transcendé. Les plis de la toile dessinent une spirale ascendante et la couleur exprime et confirme l’idée. La couleur initiale du linceul (blanc-bleuté-verdâtre) se plie vers le devant en passant par-dessus les épaules. Sur les parties les plus basses, les plis sont rouge feu, vie, résurrection. Sur les parties supérieures, en se confondant avec les cheveux, la couleur devient jaune lumière intense. La figure perd son contour et se dissout, se fond en lumière. Cette vue évoque également la transition de la symbolique alchimique : noir, blanc, vert, rouge, jaune202. La deuxième ouverture. Regardons seulement le volet droit, c’està-dire la dernière page de la lecture du retable. La scène montre saint Antoine, plus que tenté, littéralement harcelé et attaqué de manière brutale par les démons. Nous n’entrerons pas dans ce thème, des plus complexes et passionnants. J’attire seulement l’attention sur le corps du démon humain du coin gauche. D’abord, c’est un corps humain, sauf qu’il a des palmes au lieu de pieds. Ses palmes indiquent, pour éliminer tout doute, qu’il s’agit d’un humain ; mais d’un humain diabolique, il s’agit d’un être démoniaque. Deuxièmement, sa chair malade présente des pustules nauséabondes. C’est un corps qui pourrit. Ce symbole pictural du mal correspond à une maladie réelle appelée, à cette époque-là, « le feu de saint Antoine », et pour laquelle l’ordre des Antonins avait des remèdes et des soins spéciaux. Donc, nous sommes face à un riche symbolisme du mal. La maladie comme mal, maladie qui dans ce cas est un feu qui brûle, comme une anticipation dans la vie du feu de l’Enfer. Le feu des passions, du mal, fait chair, se brûlant en pustules sanglantes.

4 | Vers une éthico-esthétique Je propose de condenser en quelques lignes de base divers aspects pour une éthique autour du symbolisme du feu. En général, dans les cultures les plus différentes et dans le retable en par202

Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1997, « Couleur, Alchimie », p. 299.

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Une application de la psychanalyse du feu

ticulier, le symbole du feu comme maladie est traditionnellement lié à la notion de châtiment pour un mal commis. De telle manière, différentes cultures associent le symbole du feu aux valeurs éthiques. Ainsi, les passions débordées, les transgressions aux normes, la vie réglée par le feu brûle, annihile, détruit. Moi, personnellement, j’envisage – plus près de Bachelard – une éthique de l’authenticité, la droiture d’esprit, une éthique vers le feu en tant que soleil, une éthique des êtres de lumière, de la simplicité et de l’amour de la vie. Une éthique où le mal est la négation de la vie et le feu est la guerre et la destruction. Une autre notion symbolique est celle du feu comme élément purificateur. Dans un sens chrétien ou nietzschéen, il faut mourir et renaître des propres cendres. Le feu exprime la contradiction : dilatation-contraction, élévation-profondeur, transcendance-immanence, subtilité-pesanteur, paix-violence, santé-maladie, viemort, bien-mal, vérité-ignorance, lumière-obscurité. C’est une logique de la contradiction, de la dualité, c’est la logique inhérente à l’imagination humaine203. Le point culminant de cette logique, je pense, se trouve dans l’oxymore métaphorique de la mystique. En ce sens j’évoque « le feu gelé » de saint Jean de la Croix204.

5 | Conclusion Tant Grünewald que Bachelard invoquant Novalis terminent dans la symbolique de la lumière. Je synthétise ma conclusion sur le même symbole. Il enveloppe les nuances les plus variées. D’une part, il comprend « l’étincelle » de l’entendement de Maître Eckhart à la lumière claire et nette du cogito cartésien, autrement dit, la lumière de la vérité. D’autre part, dans les « êtres de lumière », elle rappelle le bien qui nous habite et peut s’irradier vers les autres. Finalement, la lumière donne vie à la beauté, car c’est en elle qui naissent les formes, dont elle est porteuse. Dans son brillant total, elle éclipse toute forme et produit la cécité de la lumière. Enfin, la beauté comme montage s’autodévore. Elle brûle et se consume 203 204

M.N. Lapoujade, Filosofia de la imaginación, Ch. 3, II, « Logique de l’imagination », p. 161 et ss. M.N. Lapoujade (dir.), Espacios Imaginarios, México, UNAM, 1999, « Les espaces mystiques de l’intimité », p. 103 ss.

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L’imagination cosmologique

jusqu’à l’œuvre au noir, qui porte la nouvelle lumière et la renaissance infinies.

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CHAPITRE 3 L’arbre à la confluence de la poétique et de l’anthropologie de l’imaginaire

« Chez un génie, l’imagination produit la pensée, loin que ce soit la pensée qui aille chercher des oripeaux dans un magasin d’images. » G. Bachelard205

1 | Paramètres Affirmer que la philosophie est en crise ne constitue en rien une nouveauté. Ce qui serait nouveau, ce serait qu’elle ne le fût pas206. Les crises lui sont inhérentes et ce sont elles qui maintiennent en vie la philosophie, depuis son éveil dans l’Antiquité jusqu’à présent. La crise terminale des rationalismes occidentaux à outrance portait en gestation la pensée initiale de Gaston Bachelard. Les résonances de sa pensée sont présentes dans l’œuvre de Gilbert Durand qui prolonge, avec une perspective novatrice, la pensée de Bachelard. Mon propos est de recueillir un échantillon, une seule image, où sont patentes la rencontre et la différence entre les 205 206

Gaston Bachelard, L’air et les songes, Paris, José Corti, Paris, 1943, p. 24. M.N. Lapoujade, « La filosofia como saber en la crisis », dans La filosofia hoy, México, FFYL, Université de Mexico, 1993, pp. 29-32.

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L’imagination cosmologique

deux positions. Il s’agit d’une image dont l’ampleur et la portée sont majeures. C’est une image que je qualifie de consistante. Que signifie : image consistante ? La consistance d’une image, d’une pensée, est d’autant plus grande qu’elle remonte à plus loin dans le temps et, en concomitance, que les géographies, cultures et langues concernées sont plus vastes. C’est-à-dire que la consistance est déterminée par les coordonnées spatio-temporelles. De la consistance dérive la pertinence ou non d’un sujet. Sa pertinence à l’égard d’une recherche est la « mesure » dans laquelle elle apporte une contribution propre à la philosophie, la science, l’art, la pensée d’une culture dans un espace-temps déterminé. Sa pertinence dépend, en dernier ressort, de la tournure, de l’angle d’ouverture que la proposition implique quant à sa tradition. Voici les paramètres qui déterminent le choix de l’image centrale de la présente réflexion, qui est l’image de l’arbre207.

2 | Panorama Non seulement l’arbre est un sujet central de la botanique, mais encore il occupe une place de choix dans la linguistique, la philosophie, la littérature, la poésie et la peinture. L’arbre est présent en médecine et en pharmacologie depuis des temps immémoriaux. Ses dérivés sont présents à grande échelle, dans différentes industries. Mais l’arbre parle aussi de généalogie, imprègne les religions, comme c’est le cas pour le christianisme. En effet, tout au long de l’histoire de celui-ci, l’arbre est toujours une référence centrale : la croix-arbre, l’arbre de la connaissance du bien et du mal, les généalogies. L’interprétation de l’arbre de Jessé, par Suger, sur le vitrail de la basilique Saint-Denis, a marqué la pensée chrétienne ; enfin, une riche diversité d’usages208. L’image de l’arbre est spéciale dans la Bhagavad Gita, dans la Kabale, dans la mystique, dans 207

208

J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/ Jupiter, 1982 ; James Hall, Dictionary of subjects and symbols in art, New York, Harper and Row, 1974; Meyers Grosses Taschenlexikon, (24 Banden), Bd. 3, Mannheim, 1987 ; Duden Lexikon (9 Banden), Bd. 1, Mannheim, 1966 ; Gerd Heinz-Mohr, Lexikon der Symbole, Köln, E. Diederichs Verlag, 1983. Gerd Heinz-Mohr, Lexikon der Symbole Bilder und Zeichen der christlichen Kunst, Köln, E. Diederichs Verlag, 1983, Seiten 44-48 ; Alain Erlande-Brandeburg, L’église abbatiale de Saint-Denis, tome I, Panneau de l’Arbre de Jessé, vitrail exécuté entre 1140 et 1144 à la demande de l’abbé Suger.

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L’arbre à la confluence de la poétique…

l’alchimie, en Orient et en Occident. Finalement, j’affirme que l’image de l’arbre est une image primordiale ; schéma archétypal universel dans l’espèce et exprimé dans ses différences infinies209. L’immensité illimitée de son champ rend impossibles, d’une part, une étude synchronique exhaustive et, d’autre part, une recherche diachronique finie, car l’image se perd in illo tempore. Que rencontrons-nous face au panorama qu’offre un regard panoramique ?

3 | Focus du regard : l’arbre dans la poétique de Gaston Bachelard Dans L’air et les songes, Bachelard focalise l’image de l’arbre de façon novatrice, dans le cadre de l’imagination poétique des éléments. Dans cet ouvrage, il affirme : « L’immanence de l’imaginaire au réel, c’est le trajet continu du réel à l’imaginaire. » Il ajoute que « dans le règne de l’imagination, à toute immanence s’adjoint une transcendance »210. D’abord, il est important de mettre en relief que l’imaginaire n’implique pas évasion du « réel », mais au contraire qu’il est inhérent au « réel ». Puis, il est intéressant que l’imagination se caractérise par le fait de s’approcher d’une transcendance. Avant de continuer, plusieurs précisions. D’une part, j’écris « réel » entre guillemets, car l’imaginaire est aussi réel que ce que l’on appelle le « réel ». D’autre part, je pense que l’imagination, plutôt que « s’adjoint une transcendance », est une force, un élan, 209

210

Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1949 ; Mircea Eliade, Birth and Rebirth, San Francisco, Harper Collins, 1958 (cf. surtout l’arbre ou le mât sacré, l’ascension, l’arbre cosmique, axis mundi, centre du monde, initiations chamaniques, le tambour sacré fait en bois de l’arbre cosmique, le symbolisme de la croix) ; M. Eliade, Images et symboles, Paris, Gallimard, 1980, régénération, symbolisme du centre, arbre cosmique, croix, etc. En somme, Eliade énumère sept catégories de ce symbole universel et conclut que cette classification sommaire et sans doute incomplète a du moins le mérite d’attirer l’attention sur le fait que l’arbre représente – et cela d’une manière soit rituelle et concrète, soit mythique et cosmologique, et encore purement symbolique – le Cosmos vivant, se régénérant sans cesse. James George Frazer, Le rameau d’or, Paris, Robert Laffont, tome 1, Le Roi magicien dans la société primitive, chap. IX ; « Le culte des arbres », pp. 268-289 (esprit des arbres), pp. 289-296 (pouvoirs bienfaisants des esprits des arbres). L’air et les songes, p. 10. M.N. Lapoujade, Dialogo con Gaston Bachelard acerca de la poética, México, UNAM, 2011, p. 48 et ss.

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un mouvement vers la transcendance. Par ailleurs, j’évoque André Breton, qui a formulé cette notion d’« incrustation » de l’imagination dans « le réel » de manière radicale quand il affirme que « l’imagination est en elle-même l’unique fauteur de la réalité »211. De même, nous notons que la notion de trajet, centrale dans la pensée de Gibert Durand, est déjà présente dans la pensée de Bachelard, comme le reconnaît Durand lui-même. Notre auteur ébauche ce qu’il appelle une « psychologie ascensionnelle » à travers les images qu’impliquent la montée, l’ascension, la sublimation, parmi celles-ci l’image de l’arbre. De façon que la verticalité de la vie ascensionnelle est vécue dans l’intimité ; en ce sens, l’arbre comme métaphore fait partie des métaphores qu’il qualifie d’« axiomatiques »212. Bachelard soutient que « c’est dans le voyage en haut que l’élan vital est l’élan hominisant »213. Finalement, ce passage concentre le contexte théorique (les prémisses) dont se nourrit l’image de l’arbre dans la pensée de Bachelard. Il connaît l’ampleur du champ de l’imagination versus le végétal, l’immensité des images végétales, c’est pourquoi il prend comme exemple l’image de l’arbre. De même, il fait remarquer que l’« être terrestre » de l’arbre, sa vie souterraine doit être étudiée dans l’imagination de la terre. De manière que le centre de réflexion dans cette œuvre est l’arbre comme image verticalisante. Notre penseur considère que « c’est précisément ce dynamisme vertical qui forme entre l’herbe et l’arbre la dialectique fondamentale de l’imagination végétale »214. Pour sa part, Gilles Deleuze a privilégié l’herbe, il a pris en particulier le parti du « rhizome », sur lequel il a écrit des pages célèbres, qui contiennent une critique acerbe à l’image de l’arbre, car il affirme : « C’est curieux, comme l’arbre a dominé la réalité occidentale et toute la pensée occidentale, de la botanique à la biologie, l’anatomie, mais aussi la gnoséologie, la théologie, l’ontologie, toute la philosophie… ; le fondement-racine, Grund, roots 211

212 213

214

André Breton, Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1994, Préface 2de édition du Manifeste de 1929. En 1924, il affirme : « Chère imagination, ce que j’aime surtout en toi, c’est que tu ne pardonnes pas », Manifeste du surréalisme 1924, p. 14. Ibid., pp. 16-17. Ibid., p. 18. Cette notion exprime en d’autres termes l’idée de Novalis. Cf. Novalis Aphorismen, Frankfurt am Main, Insel, 1992, V. Aphorismen und Fragmente, S. 111. J’ai étudié en détail ces aspects dans La imaginación estética en la mirada de Vermeer, México-Barcelona, Herder, 2007, pp. 43-56. Ibid., p. 266.

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L’arbre à la confluence de la poétique…

et fundations. L’Orient présente une autre figure : le rapport avec la steppe et le jardin215. » À cet égard, en premier lieu, je pense que ce que Deleuze considère « curieux » est un signe de l’importance capitale de l’arbre pour la vie de l’espèce humaine ; son feu, ses fruits, sa nutrition, ses ustensiles, issus de la puissante imagination végétale, surtout l’imagination de l’arbre dans tous ses états. Mais il y a plus, son antithèse entre l’Occident comme privilège de l’image de l’arbre, et l’Orient comme privilège de l’image du jardin, est à mes yeux un sophisme de fausse opposition. L’image du jardin en Occident a joué un rôle absolument central et décisif, en complément du rôle des images de l’arbre. Pour ne citer qu’un point minime, on pensera aux jardins médiévaux et Renaissance, jardins comme recréation de l’Éden, jardins d’amour, de musique et poésie, plantes, médecine et cosmétique, et tant d’autres. Impossible de ne pas évoquer Les très riches heures du duc de Berry. Est également unilatérale la généralisation de Deleuze sur la minimisation de l’arbre en Orient, on pensera à l’amour et au respect pour les fleurs de cerisier au Japon, jour de fête pour que la population puisse absorber en silence cette beauté216. Au niveau de l’image, nous verrons deux exemples dans cet essai. Le regard aigu de Bachelard dans sa considération de l’arbre cosmique atteint même le Rigveda, où l’arbre assume une puissance cosmogonique décisive, dans ses érudites références habituelles, il évoque l’arbre dans la mythologie scandinave, où « le frêne Ygdrasil », le grand arbre de la vie, a une portée cosmique. Pour sa part, Mircea Eliade a laissé des pages mémorables sur l’arbre des Scandinaves217. Dans la nature de l’arbre, surtout le pin, auquel Bachelard consacre plusieurs pages, il y a la verticalité, comme dans l’espèce humaine. De l’image il passe à la métaphore éthico-esthétique de 215 216

217

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie. Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, Introduction : Rhizome, pp. 27-28. Hari Prasad Shastri, Ecos del Japon, Barcelona, J.J. de Oleana, 1998. Chap. 1 : O Hanami, la contemplation des fleurs, d’où je cite : « Aujourd’hui, les écoles et bureaux de Yokohama sont en fête pour que la population puisse contempler les fleurs de cerisier. Les Japonais l’appellent O Hanami. Hommes et femmes, jeunes et vieux, vont à la campagne pour contempler la beauté des fleurs qui viennent, personne ne sait d’où, pendant deux jours… » (pp. 6-11). Ibid., pp. 281-284.

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l’arbre, quand il soutient que « L’arbre est un modèle constant d’héroïque droiture » comme le pin, et pour ma part j’ajoute, en particulier, l’araucaria218. Je termine cette référence à Bachelard avec une goutte de la sagesse d’Orient, transmise par Maître Keizan219 : Ne parle pas de la conscience du pin La couleur des pins, toujours verte. La neige. La lumière. Les fleurs ouvertes au printemps. Les feuilles rousses à l’automne. Même si la nature change, éternellement, chaque année, le cycle recommence. Les fleurs éclosent et se fanent. Les feuilles des arbres tombent Éternellement. Mais la couleur de la conscience du pin est toujours verte. Et la neige ne peut atteindre la lumière du printemps.

4 | L’arbre dans l’anthropologie de l’imaginaire de Gilbert Durand Gilbert Durand considère cette image dans le contexte de son point de vue anthropologique. Il approfondit surtout les images basées sur sa notion centrale de « trajet anthropologique », qu’il 218 219

Ibid. Taisén Deshimaru, L’esprit du Ch’an. Aux sources chinoises du Zen, Paris, Albin Michel, 2000, p. 147.

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définit ainsi : « Il faut nous placer délibérément dans ce que nous appellerons le trajet anthropologique, c’est-à-dire l’incessant échange qui existe au niveau de l’imaginaire entre les pulsions subjectives et assimilatrices et les intimations objectives émanant du milieu cosmique et social220. » Sur ce point, l’innovation conceptuelle de Durand réside dans sa considération de « la genèse réciproque qui oscille du geste pulsionnel à l’environnement matériel et social, et vice-versa »221. L’image de l’arbre se nourrit et vit dans cet intervalle sur ce chemin réversible de l’intimité singulière au milieu environnant et vice-versa. Durand reconnaît de manière explicite la filiation bachelardienne de la théorie du trajet anthropologique, contenue dans L’air et les songes de Bachelard222. Selon Durand, l’image de l’arbre est extrêmement importante car elle agit comme emblème du temps cyclique, dans la mesure où elle participe aux traits caractéristiques des symboles végétaux : la régénération, la floraison, la fructification, la chute de leurs feuilles ou bien la pérennité chez d’autres espèces, tel le pin. Cependant, leur verticalité et leur élan verticalisant situent les images de l’arbre dans l’ordre « des mythes du progrès et les messianismes historiques ». Ce qui, traduit en figures géométriques, implique que l’image de l’arbre exprime la conception circulaire du temps, ou bien la conception d’un temps linéaire progressif. En ce sens je cite un passage central : « L’optimisme cyclique paraît renforcé dans l’archétype de l’arbre, car la verticalité de l’arbre oriente d’une manière irréversible le devenir et l’humanise en quelque sorte en le rapprochant de la station verticale significative de l’espèce humaine. Insensiblement l’image de l’arbre nous fait passer de la rêverie cyclique à la rêverie progressiste223. » Sur ce point, Durand signale sa divergence par rapport à la conception de Bachelard qui, comme nous l’avons vu, classifie l’image de l’arbre parmi les images ascensionnelles. Pour sa part, Gilbert Durand soutient que la caractéristique verticalisante de l’arbre fait partie de « la phase ascendante du rythme cyclique »224. En d’autres termes, la verticalité de l’arbre fait partie du temps 220 221 222 223 224

Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992, Introduction, p. 38. Ibid. Ibid., p. 39. Ibid., p. 391. Ibid.

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cyclique qui le caractérise, notion que je partage, et en réalité qui complémente la pensée de Bachelard. Or l’affirmation de Durand sur l’image de l’arbre qui nous fait passer du temps cyclique au temps progressiste, à mes yeux, est problématique. Elle semble plus convaincante quant à l’arbre naturel, mais elle n’est pas si évidente dans la rêverie de l’arbre, ni dans la métaphore de l’arbre comme mouvement ascendant, ni le symbolisme de l’arbre comme élan humain à la transcendance. Ce mouvement, cet élan, au niveau symbolique, n’est pas statique. Le mouvement à la transcendance au niveau d’image pour l’action humaine implique un dynamisme fluctuant, ce n’est pas un état fixe qui est atteint une fois pour toutes, comme une sorte de plateforme ou une branche en haut de l’arbre. Autrement dit, ce n’est pas un devenir progressif, dans un temps – pour ainsi dire – linéaire, mais l’émergence d’instants fulgurants dans la non-durée. Tout au plus, je considère que l’on peut penser non en une ligne ni en un cercle, mais précisément en une spirale d’instants. Regard sur l’horizon imaginaire L’arbre, maison, meuble, charrue, bois, roue, écu, navire et mât, lance, arc et flèche, cercueil et trône, masque, totem et croix, aliment ou médecine, fruit et fleur, tambour, violon et luth.

L’arbre joue un rôle de protagoniste dans des images : signaux, signes, icônes, emblèmes, métaphores, symboles, allégories, paraboles, dans des mythes et légendes des imaginaires les plus divers, dans toutes les cultures et époques. Dans le domaine de l’imaginaire, l’image de l’arbre est liée aux quatre éléments, qui palpitent dans l’arbre : terre élément qui le soutient et l’abrite ; eau qui absorbe, sève liquide qui le parcourt ; air où il vit ; avec les vents il danse, siffle, chante. Le feu dort dans ses entrailles. Son réveil est incendie ou flamme de vie, l’arbre du feu est toujours sacré. L’arbre vit les saisons, se régénère, de manière que dans ses cycles il montre la permanence et les changements temporels. Il

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s’érige comme axis mundi, comme le grand lien du monde souterrain, avec le ciel, lien entre le ciel et la terre. Sa présence invite au geste de grimper jusqu’à sa cime, favorise l’ascension initiatique, induit à l’ascension mystique. L’arbre qui est ici et maintenant réalise son mode de vivre la transcendance et, ainsi, est modèle pour l’action humaine de se transcender et de désirer une forme de transcendance dans l’immanence. L’arbre cosmique synthétise tous les élans de son être arbre.

5 | Un arbre sous l’objectif Pour conclure, nous insistons sur la légèreté de l’image de l’arbre : sur l’image d’un arbre vu depuis le Zen japonais en Orient. Le vieil arbre mort au cœur de la montagne précipite son corps vers le plus profond de l’abîme sans fond. Limé par le vent, lavé par la pluie, démembré par les tempêtes, il a souffert mille hivers. Seule l’essence de l’arbre subsiste. Même si nous le divisons avec la hache, nous ne trouverons pas son essence. L’arbre est splendide. Cependant, il lui manque fleurs, feuilles et branches, il n’a ni écorce ni sève. Il est complètement sec, il a accumulé l’essence de son expérience séculaire225.

225

Taisén Deshimaru, La practica del Zen, Barcelona, Kairos, 1999, p. 81.

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L’imagination cosmologique

L’arbre creux est vide. Son essence est le vide. Le vide, c’est-àdire la possibilité totale. Rien n’exclut la possibilité virtuelle totale. Le vide n’est pas le néant, mais plutôt la totalité, le plein virtuel. Tout, c’est-à-dire chaque être ici et maintenant, émerge en se configurant de et depuis l’indéterminé. Ainsi, François Jullien dessine l’esthétique chinoise comme un Éloge de la fadeur. Le fade contient virtuellement toutes les saveurs. Ainsi, le vide est la totalité spatio-temporelle indéterminée, c’est-à-dire la totalité des infinis ici et maintenant, instants éternels, dont l’arbre sec, creux, est un exemple primordial.

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CHAPITRE 4 Une philosophie de la vie : le souffle entre Occident et Orient

« Revenir sur les choses anciennes et en apprendre de nouvelles » Confucius226 « L’hygiène alors est un poème. » G. Bachelard227

Sous ce titre, je propose la création d’un parcours possible de la pensée bachelardienne, sur la base de passages de certaines de ses œuvres228. À cet égard, il faut préciser que dans cet essai il ne s’agit pas d’une recherche historique ni philologique de la pensée de Bachelard. Les passages choisis, enlacés dans le tissu que je construis dans cette présente étude, deviennent des sortes d’« épisodes » d’une philosophie de la vie chez notre auteur. Le texte cherche à mettre en évidence que cette philosophie de la vie, comme genre proche (je paraphrase Aristote) a pour différence spécifique que c’est une philosophie de la vie saine, une conception de

226 227 228

Roger Darrobers, Proverbes chinois, Paris, Seuil, 1996, p. 148. L’eau et les rêves, p. 168. J’ai réalisé une analyse in extenso de la poétique de Bachelard dans M.N. Lapoujade, Dialogos con Gaston Bachelard acerca de la poética, Mérida, Universidad Autonoma de México, 2011.

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L’imagination cosmologique

la santé. Finalement, jetons un pont entre la pensée occidentale et la pensée orientale sur les thèmes que nous abordons.

1 | Moment initial : l’oubli cathartique La catharsis (purge), comprise comme purification, est un point initial, la sortie des très nombreuses trajectoires qui, dans leur « course », assemblent chaque vie. Le « signal du départ » se trouve dans La Poétique d’Aristote229. À partir de là, la catharsis est un moment nécessaire, en général, pour conserver la vie, une vie saine, en équilibre. La catharsis initiale est un moment indispensable dans les systèmes philosophiques en général ; pensons à la réfutation socratique, aux idoles chez Francis Bacon, au doute méthodique, hyperbolique cartésien, à la critique chez Kant, laquelle, entre autres nuances, implique de « nettoyer et aplanir le terrain », l’épochè chez Husserl, qui laisse en suspens, entre parenthèses les connaissances, etc. Plus spécifiquement, l’éthique, l’esthétique, la bio-éthique-esthétique, etc. Dans cette longue trajectoire, Bachelard introduit le besoin de l’oubli cathartique du savoir. L’oubli fonctionne comme le revers du souvenir, envers er revers des opérations de la mémoire. L’oubli peut être, sans doute, cathartique. La mémoire a besoin de « se vider » pour pouvoir se remplir à nouveau, comme le montre bien l’informatique. L’oubli, avec certaines caractéristiques qu’il ne convient pas d’analyser ici, est alors salutaire. Bachelard affirme : « Un philosophe qui a formé toute sa pensée en s’attachant aux thèmes fondamentaux de la philosophie des sciences […] doit oublier son savoir, rompre avec toutes ses habitudes de recherches philosophiques s’il veut étudier les problèmes posés par l’imagination poétique230. » Il poursuit : « Ici le passé ne compte pas, dans cette attitude-perspective, il faut être présent à l’instant de l’irruption de l’image. » Sans le mentionner, il fait allusion à L’intuition

229

230

Aristote, Poétique, Paris, Belles Letrres, 1961, 1452a, 1453a. J’ai développé ce thème dans M.N. Lapoujade, « Catarsis : encrucijada del pensar », Relaciones, n° 92-93, 1992, pp. 11-12. La poétique de l’espace, Introduction, p. 1.

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de l’instant, où il développe ce thème231. Bachelard affirme que « la vie de l’image est toute dans sa fulgurance »232. La vie de l’image est éphémère, puisqu’elle ne dure pas, elle est instantanée, ce qui la rend également éternelle, car elle est terminée, isolée, telle la monade de Leibniz qui est fermée, « sans fenêtres ». En conséquence, l’oubli cathartique épistémologique a son partenaire dans la poétique, dans l’instantanéité de l’image, de façon que l’image entre dans une succession d’images dans le mouvement perpétuel de la psyché. Laisser passer les images de manière que, qu’on l’appelle esprit ou subjectivité, l’image ne reste pas collée, stoppée dans une image obsessive, dominante, est une attitude vitale saine et libre. Voici un départ salutaire, pour ce que nous avons appelé « philosophie de la vie », que je considère comme centrale de la pensée bachelardienne. Or cette attitude tournée vers la vie est valide et nécessaire de nos jours.

2 | Philosophie de la lenteur et du repos Le terrain propice à l’oubli cathartique est une attitude de lenteur, voire de repos. En d’autres termes, ce que nous venons d’évoquer implique une écoute de soi, sans adhérences à soimême, sans liens, qui émerge d’une manière particulière d’exercer ce que Bachelard appelle : le retentissement et la répercussion. Le retentissement est l’impact résonnant des images-stimuli dans la subjectivité, le mouvement centripète. C’est ce qui dans l’esthétique kantienne donne lieu au jugement esthétique, équivalent, pour ainsi dire, au mouvement de répercussion dans la poésie bachelardienne. La répercussion signifie le rendu de l’effet sous différentes formes, dans un mouvement centrifuge. Ce processus partage avec l’« écho » le fait d’être le retour (« la réaction ») de l’impact (« action »), avec la différence fondamentale que le produit « fini » n’est pas la simple répétition de l’initial. Mais cette écoute silencieuse de soi requiert de faire une pause dans l’accélération de la vie actuelle. Nous vivons dans l’éloge de la vitesse, elle règne comme modèle de la vie quotidienne. Le vertige de la vitesse a eu au début du XXe siècle son esthétique conco231 232

L’intuition de l’instant. La poétique de l’espace, p. 15.

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mitante dans ce qui a été appelé le « futurisme » de Marinetti, et actuellement dans l’esthétique de Virilio, entre autres233. Quant à ces manifestes et modèles, la philosophie vitale de Bachelard pose ce qui, à mes yeux, est une nécessité salutaire aujourd’hui, comme contrepoids de la balance : une philosophie de la lenteur et même, du repos. La philosophie de la vitesse intensifie encore davantage le stress de la vie quotidienne et accentue les difficultés du vivre ensemble. Un antidote possible est la revendication d’une philosophie de la lenteur, un éloge de la lenteur et du repos. Notre philosophe se pose une question cruciale : « comment provoquer des métamorphoses vraiment humaines, vraiment anagénétiques, vraiment ouvertes ? » Il répond : « […] remplacer la philosophie de l’action, qui est trop souvent une philosophie de l’agitation, par une philosophie du repos, puis par une philosophie de la conscience du repos, de la conscience de la solitude »234. Par la suite, il publie La terre et les rêveries du repos. Essai sur les images de l’intimité, titre vraiment suggestif par rapport au thème qui nous occupe. Bachelard affirme que l’imagination permet de se jeter au fond des choses, mais je pense qu’il faut ajouter que, comme le sait bien Kant, il est impossible de connaître, déterminer en concepts, la chose en soi, c’est-à-dire sans la médiation d’un sujet épistémique. La rêverie de cette intimité permet d’atteindre le repos de l’être. Il s’agit d’un repos intime et intense, pas nécessairement inerte, affirme notre auteur. Il faut construire une « métaphysique du repos ». Le repli sur soi-même apporte avec lui une pléiade d’images. Ce monde est celui que Bachelard se propose de travailler dans cette œuvre235. Le Zen japonais propose avec son langage, sa logique et sa pratique spécifiques, une attitude similaire. 233

234 235

Giovanni Lista, Le futurisme : textes et manifestes 1909-1944 (trad. par l’auteur), Seyssel, Champ Vallon, 2015 ; Paul Virilio, Esthétique de la disparition, Paris, Galilée, 1989. J’ai analysé le futurisme de Filippo Marinetti dans « Auroras de la imaginación en algunas perspectivas contemporaneas », dans M.N. Lapoujade, Homo Imaginans, vol. I, México, FFYL, Benemérita Universidad Autonoma de Puebla, 2014, pp. 266-285. Lautréamont, Conclusion, pp. 154-155. La terre et les rêveries du repos. Essai sur les images de l’intimité, vol. II, Paris, Librairie José Corti, 1948.

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Une philosophie de la vie…

Pour ma part, je soutiens que pour l’espèce humaine un modèle de repos sage et éthique est le modèle des pierres, qu’il faudrait prendre en exemple. J’évoque un passage dans lequel je revendique la profonde nécessité du repos car ces patients habitants de la planète sont des présences de l’équité et de la justice ; en effet, les pierres ne s’oppriment pas, ne s’assujettissent pas, ne se maltraitent ni se dévorent… Toute pierre et son modèle, le diamant, cet être centré sur soi, dans la lenteur de son « impassibilité », la lenteur de son « impénétrabilité » est la concrétion matérielle de l’idéal du sage ; c’est l’image de la parfaite sérénité dans la lenteur de son « immuable » dureté. Le sage au-delà de toute vicissitude et contingence reste patient, équanime, libre… Les pierres sont le calme du monde. Inébranlables dans le respect, la quiétude, le recueillement et le silence236.

3 | La respiration Dans ce cadre, je place la pensée de Bachelard par rapport à la respiration. C’est-à-dire que l’exercice de l’oubli cathartique, en repos, est le terrain idéal pour l’exercice de la respiration. L’Orient et l’Occident, dans leurs traditions extrêmement complexes, variées et remontant à des temps immémoriaux (encore plus pour l’Orient), n’ont jamais cessé d’intégrer la fonction de la respiration à leurs discours les plus variés, religieux, philosophiques, scientifiques, littéraires, poétiques. Cependant, ce n’est jamais trop de se rappeler la « grandeur » du fait élémentaire de la vie, l’action de respirer, respirer, l’action biologique rythmique d’inhaler et d’exhaler de l’air. Plus précisément, l’action d’inhaler de l’oxygène et d’exhaler de l’air carbonique est une action vitale sine qua non. La pression de l’arythmie vertigineuse de la vie quotidienne actuelle érode la santé, raison pour laquelle nous invoquons les intervalles nécessaires de lenteur et repos apaisants et qui permettent de retrouver l’équilibre vital perdu. La lenteur et le repos atteignent leur plénitude, vécus avec une respiration profonde, sereine.

236

« L’imaginaire et les pierres », dans M.N. Lapoujade (recueil), Imagen, signo y simbolo, México, FFYL, Benemérita Universidad Autonoma de Puebla, 2000, pp. 95-117, cf. pp. 113-114.

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L’imagination cosmologique

En Occident, du point de vue philosophique, le rideau s’ouvre avec les présocratiques, qui dirigent la réflexion vers l’élément air. Anaximène de Milet considère l’air comme principe de l’univers, ainsi que notre âme qui est air. L’air, qui s’appelle aussi souffle, nous constitue, selon le physiologue-cosmologue ; c’est pourquoi c’est une conviction – ancienne dans l’histoire mais valide comme constatation – du rôle déterminant du souffle comme principe de vie237. Depuis la perspective de l’imagination et ses imaginaires, l’élément air est symbole du spirituel. L’air sous l’aspect de souffle a une longue histoire en Occident et en Orient. Je reprends un deuxième moment, où le rôle de la respiration est primordial, mais considéré à un autre niveau de réflexion, dans le cadre de la foi chrétienne. En ce sens, il est important d’avoir présent à l’esprit les Récits d’un pèlerin russe, d’un auteur inconnu, dont la première édition correcte date de 1881. Il s’agit de textes recueillis de la tradition patristique, la Philocalia, liés au mouvement littéraire russe du dix-neuvième siècle. En ce qui nous concerne, dans cette œuvre, guide d’enseignement spirituel, la respiration dans le calme, le silence, la concentration, est considérée comme la voie royale de la prière, de réaffirmation de la foi, conduisant à une expérience intime de Dieu : Demeure assis dans le silence et dans la solitude, incline la tête, ferme les yeux ; respire plus doucement, regarde par l’imagination à l’intérieur de ton cœur, rassemble ton intelligence, c’est-à-dire ta pensée, de ta tête dans ton cœur. Dis sur la respiration : « Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de moi », à voix basse ou simplement en esprit. Efforce-toi de chasser toute pensée, sois patient et répète souvent cet exercice238.

Ce passage présente un riche condensé des traits fondamentaux de la fonction respiratoire, dans ce cas dirigée par et vers l’expérience religieuse, chrétienne. Pour le moment, il faut avoir présent dans ce passage les aspects suivants auxquels nous faisons référence ci-dessous : le silence, la solitude, les yeux fermés, la respiration posée, calme, l’imagination dirigée vers le cœur, 237 238

Les penseurs grecs avant Socrate : de Thalès de Milet à Prodicos (trad. Jean Voilquin), Paris, GF-Flammarion, 1964, Anaximène, pp. 56-57. Auteur inconnu, Récits d’un pèlerin russe (traduits et présentés par Jean Laloy), Boudry (Suisse), Éditions de la Baconnière ; Paris, Seuil, 1978, premier récit, pp. 30-31.

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Une philosophie de la vie…

ainsi que l’intelligence. Il s’agit de maintenir dans le plus grand recueillement l’imagination créatrice d’images et l’intelligence, productrice de concepts, tant que la prière se répète comme un mantra. C’est en ceci que consiste l’exercice, c’est-à-dire que c’est la proposition de la répétition d’une pratique. Au dix-neuvième siècle, dans le premier quart, vers 1830, Goethe intègre la respiration dans un autre univers discursif, très propre au naturaliste-poète : Je me figure la terre avec son atmosphère comme un grand être vivant qui, sans cesse, réalise des mouvements d’inspiration et d’expiration… Quand la Terre respire vers l’intérieur, elle tire de l’atmosphère… et se condense en nuages et pluie… Mais ensuite la Terre respire à nouveau vers l’extérieur et dégage en hauteur les vapeurs d’eau239.

De même au dix-neuvième siècle, Nietzsche, dans de nombreux passages de Ainsi parlait Zarathoustra, rappelle l’importance, le bienfait et le plaisir de respirer de l’air pur. Dans le poème « Parmi les filles du désert », il s’exclame : Respirant cet air le plus beau Les narines gonflées comme des coupes Sans avenir, sans souvenirs, Me voilà assis…240

Cette strophe est digne du « moine taoïste » que Nietzsche couvre dans sa complexe personnalité241. Pour sa part, Gaston Bachelard évoque la pensée de Goethe et celle de Nietzsche. Quant à Nietzsche, dans un bref passage de L’eau et les rêves, il fait référence à la marche contre le vent dans la montagne, « où souffle un vent rude et fort »242. Dans L’air et 239 240 241

242

Johann W. Goethe, dans J.P. Eckermann, Conversaciones con Goethe. Obras Completas, vol. II, Madrid, Aguilar, 1990, p. 1151. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Librairie Générale Française, 1983, p. 360. M.N. Lapoujade, « Desde la física y la fisiología a la metafísica biológica del arte », dans Perspectivas nietzscheanas. Reflexiones en torno al pensamiento de Nietzsche, México, UNAM, 2002, pp. 71-95 ; Svetla Devkova, Tvorchestvoto na Nietzsche v Bulgaria, Sofia, 2003, pp. 29-43. L’eau et les rêves, p. 184.

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L’imagination cosmologique

les songes, dans un paragraphe incontournable pour notre thème, Bachelard approfondit et élargit la portée de la réflexion sur l’air, le vent et la respiration. Il est conscient de la longue étude qu’il faut entreprendre pour mettre en place cette « physiologie aérienne ». Celle-ci joue un rôle essentiel dans la pensée de l’Inde, où les exercices respiratoires qui relient l’individu à l’univers ont, en outre, une portée morale, le vent pour le monde, le souffle pour l’homme. Dans les Upanishads, évoqués par Bachelard, le vent et le souffle absorbent tout. Pour ma part, je considère incontournable l’œuvre de Mircea Eliade sur le Yoga243. De même, je signale le lien de ces passages de Bachelard avec la pensée présocratique d’Anaximène mentionné ci-dessus. L’expérience intime du vent et du souffle « prépare vraiment les synthèses salutaires de la gymnastique respiratoire ». Voir, poursuit Bachelard, cette pratique respiratoire exerce une influence salutaire sur la vie inconsciente. De même la respiration a une portée cosmique fondamentale. Il ajoute : … la hauteur, la lumière, le souffle dans l’air pur peuvent être dynamiquement associés par l’imagination. Monter en respirant mieux, respirer directement non seulement de l’air, mais de la lumière, participer au souffle des sommets, ce sont là des impressions et des images qui échangent sans fin leur valeur et qui se soutiennent l’une à l’autre244.

Dans le paragraphe suivant, Bachelard revendique le texte d’un médecin à ce sujet et poursuit avec l’importance de l’étude des métaphores littéraires dans le domaine de l’imagination de l’air. La réflexion bachelardienne autour de la respiration se prolonge dans La poétique de la rêverie, œuvre dans laquelle il consacre à ce thème un paragraphe germinal245. Dans ce passage que j’expose de manière succincte, il commence par la référence scientifique sur la respiration comme un exemple de la « santé cosmique », à travers la citation d’un psychiatre, J.H. Schultz, qui a constaté les bienfaits de la bonne respiration chez ses patients. L’expression en allemand est intéressante, « es atmet mich », littéralement « ça me respire » ; autrement dit, le patient se sent participer à la respiration du monde. Tout respire dans le monde, et la respiration cosmique 243 244 245

Mircea Eliade, Le Yoga, immortalité et liberté, Paris, Payot, 1951. L’air et les songes, ch. XI, VI, pp. 306-308. Cf. Points finaux. La poétique de la rêverie, Rêverie et cosmos, III, pp. 153-156.

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de l’individu la voie de la guérison246. Sans coupure ni rupture, il poursuit la réflexion dans le domaine de la poétique, passant par Jules Supervielle, par Rainer-Maria Rilke et par Goethe qu’il qualifie de « grand respirant ». Quant à Goethe, le discours bachelardien unit le Goethe météorologue au poète et il affirme : « Ici c’est Goethe qui parle, c’est Goethe qui raisonne, c’est Goethe qui imagine247. » Autrement dit, selon notre auteur, Goethe qui raisonne est le scientifique et épistémologue ; Goethe qui imagine est le poète et l’esthète. Bachelard conclut de nouveau en cette confluence d’épistémologie et de poétique qui, par ailleurs, est ma propre perspective : « Quel agrandissement du souffle quand ce sont les poumons qui parlent, qui chantent, qui font des poèmes ! La poésie aide à bien respirer248. » C’est le second épigraphe. Comme je l’ai exposé dans mes recherches, la voie épistémologique et la voie poétique apparaissent de nouveau intimement liées dans ses œuvres, par Bachelard lui-même, bien qu’en même temps il déclare leur divergence, ce qui n’invalide pas ce qui précède, mais plutôt vient en complément249. Je répète que les réflexions bachelardiennes sur la respiration ont la cruciale importance d’être éminemment actuelles.

4 | Ponts Occident-Orient Dans des travaux précédents, nous avons recherché d’autres aspects de ces pensées occidentales et orientales250. Dans ce présent essai, depuis la même perspective, je mentionne brièvement quelques références et je mets en relief d’autres éléments de cette confluence humaine de la pensée de l’espèce. En Orient, c’est le cas de la méditation avec le yoga, ou le Zen japonais, qui demande un début similaire à l’oubli cathartique 246 247 248 249

250

Ibid., p. 154. Ibid., p. 155. Ibid. p. 156. M.N. Lapoujade, Diálogo con Gaston Bachelard acerca de la poética, México, UNAM, 2011, p. 20 et « Propuesta bachelardiana acerca de la objetividad », Revista de Filosofía de la Universidad de Costa Rica, 133, 2014, pp. 45-52. M.N. Lapoujade, « De l’esthétique en perspective à l’existence esthétique », dans J.-J. Wunenburger et V. Tirloni (dir.), Esthétiques de l’espace : Occident et Orient, Paris, Mimesis, 2010, pp. 275-283 ; « Bachelard et le Zen », dans « Bachelard : Art, Littérature, Science », Symbolon, n° 8, 2012, pp. 111-130.

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de Bachelard. Dans le Zen, la pratique consiste à s’asseoir, sans finalité ni profit, en silence, sans « ruminer » des idées, dans une attitude d’oubli total. Le Maître Dogen, qui a introduit le Chan chinois et a fondé le Zen au Japon, affirme que dans l’exercice du Zen nous nous révélons et « nous révéler est nous oublier »251. En oubliant toutes les connaissances et ce que nous sommes, et ainsi en laissant couler les pensées et les images en une rhapsodie libre, en n’étant collé à rien, l’individu revient à son origine, à son originaire être-vide, indéterminé. La philosophie de la lenteur et du repos, lieu de la rêverie cosmique de Bachelard, trouve son partenaire en Orient dans la pensée Zen, entre autres. Dans le Zen en particulier, c’est la pratique du zazen. Il faut tout abandonner, même le Zen, et seulement s’asseoir, dans la position aurorale, se concentrer en silence dans une attitude de repos et de calme. En ce sens, Deshimaru affirme : « Oubliez tout, abandonnez tout, sans objectifs ni fin déterminée, asseyez-vous en silence252. » Dans cet intervalle, le rôle principal inducteur : la respiration, comme aussi chez Bachelard. En général, la pensée hindoue (mentionnée par Bachelard), le bouddhisme dans ses diverses orientations et géographies, Inde, Chine, Japon, etc., promeuvent la respiration comme centrale dans leurs pratiques doctrinaires. En particulier lors de chaque session de la pratique du zazen, la respiration est fondamentale. Morishei Ueshiba, fondateur de l’Aikido, dans L’art de la paix, l’explique en ces termes : Inspire et laisse-toi élever aux confins de l’univers, expire et laisse le cosmos rentrer en toi. Puis aspire toute la fécondité et la vitalité de la terre. Enfin, combine le souffle du ciel et le souffle de la terre avec le tien propre, en te transformant en le souffle même de la Vie… Tout dans le ciel et la terre respire. La respiration est le fil qui attache la création et la maintient unie253.

En somme : en Orient. Pour le dire avec Deshimaru, « nous ne vivons pas par nous-mêmes, nous sommes vécus par le système 251 252 253

T. Deshimaru (1914-1982), La práctica del Zen, Barcelona, Kairós, 1996, p.23. Ibid., p. 34. Morishei Ueshiba (1883-1969), El arte de la paz, Buenos Aires, Troquel, 1998, pp. 25-26.

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cosmique254. » En Occident. J’évoque une phrase de Théodore Monod qui nous interpelle : L’homme préhistorique était plus sage que celui de la cybernétique. Ce prédateur, ce champion de la destruction et du bénéfice, saccage les ressources naturelles et accumule des stratagèmes belliqueux… Je déplore la méthode fractionnée de notre époque. Les tâches coupées en rondelles, privées de leurs racines. L’homme s’est éloigné du cosmique, de la fascination pour l’universel, la totalité. Des valeurs propres aux poètes, aux artistes, aux mystiques255.

5 | Points finaux : la récolte 1. L’imagination, que je considère « la Pénélope du psychisme », sécrète et tisse les images de la hauteur, la lumière, le souffle. Le travail de l’imagination humaine, dans la création de ces tissus d’images, prend l’importance et la validité de réunir les sciences de la respiration telles que la physiologie, la médecine, l’hygiène, sciences au service d’une vie saine. Sciences dont les constats se mettent en pratique, se réalisent en exercices et techniques respiratoires ; d’autre part si répandues actuellement, dans la vie contemporaine, peuplée d’individus et même de populations avides de récupérer l’équilibre et la paix perdus. 2. À ce sujet, il est possible de prouver une fois de plus l’une des thèses de ma perspective philosophique implicite dans cet essai, qui consiste à avoir présent à l’esprit que la dernière des nouveautés, si ce n’est pas un simple snobisme, montre l’alliance des traditions les plus enracinées, le « vieux », avec la nouveauté, le « neuf ». C’est l’épigraphe de Confucius. 3. Le thème du présent texte a fait éclosion dans la vie actuelle sous diverses latitudes en Occident. Si au niveau philosophique nous faisons encore un pas en arrière, vers le plus originaire (la « synthèse régressive » kantienne), cette thèse dérive d’une position antérieure, consistant à soutenir que l’être humain est une espèce parmi les autres espèces de la planète ; et que c’est une 254 255

T. Deshimaru, op. cit., p. 36. Théodore Monod, Peregrino del desierto, Barcelone, J.J. de Olaneta, 2000, pp. 66-67.

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L’imagination cosmologique

espèce. C’est pourquoi il est possible de montrer dans les plus diverses cultures, langues, époques, des coïncidences supra-historiques ; coïncidences qui résident dans l’unité de l’espèce nonobstant les différences les plus évidentes. 4. Enfin, depuis que notre espèce est apparue sur la terre, le cosmos que nous habitons et qui nous habite se manifeste comme rythme. Rythme des orbites des planètes, les phases de la lune, les saisons, les mouvements stellaires. Rythme est la vie même. Rythme est la vie humaine : vie-mort, enfant-vieillard, veille-sommeil, faim-satiété, pouls, etc. Dans ces rythmes multiples s’inscrit notre respiration individuelle infime et cosmique256. La respiration est rythme. Elle est constituée par le rythme binaire inspiration-expiration. L’alternance posée, profonde, des mouvements d’inhaler et d’exhaler, qui physiologiquement impliquent l’oxygénation et l’élimination de résidus, a ses correspondants signifiés symboliques comme processus d’hygiène, propreté, purification. L’acte de respirer en tant que tel, réalisé en silence et avec l’attention centrée dessus, mène peu à peu l’être depuis l’extériorité, la périphérie, vers l’intériorité, le centre. La respiration est une porte sur le cosmos, par laquelle le cosmos entre en notre intérieur et devient intime. Ainsi, dans le centre le plus intime de soi-même, le fini, le fermé, bat l’extériorité, l’infini, l’ouvert. Enfin, il est devenu philosophiquement visible que la vie passe dans le domaine de la libre nécessité que chacun incarne.

256

M.N. Lapoujade, « De la nature sauvage aux catastrophes », Symbolon, n° 6 sur « L’imaginaire des catastrophes », 2010, pp. 69-79.

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CHAPITRE 5 Une voie vers le cosmos du présent

« L’esprit est un océan… Tant de mondes et moi bougeons là, mystérieux, à peine vus ! Et qu’en est-il de nos corps ? Le corps est un bol qui flotte sur la mer, Plein, il coulera… Pas une bulle ne marquera cet endroit. » Mevlâna Rumi 257 « Âme, lève-toi, agile, Et poursuis ton étrange voyage Vers la mer du signifié Puisque tu es une perle précieuse… Le torrent sait qu’il ne peut rester sur cette montagne. Va vers la mer, ne reste pas ici. » Mevlâna Rumi 258

Cet essai est tissé autour de la rêverie cosmique, laquelle nous projette dans le cosmos actuel qui, pourtant, est un et le même, celui de la poétique de tout temps et de tout lieu, qui réussit à dépasser les données de l’épistémologie où le cosmos actuel serait différent du cosmos préhistorique, grec, médiéval, de la 257

258

Mevlâna Rumi (1207-1273), Perse. Fonda l’ordre soufi Mevlevi (Derviches Girovagos). Cf. Vers sortis du cœur, La jarre au bord sec, Mexico, Édition Pax, 2007, p. 12. Mevlâna Rumi, op. cit., Le torrent, p. 37.

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L’imagination cosmologique

Renaissance ou moderne, etc. Nous visons ici la rêverie cosmique, elle-même centrée sur un élément : l’eau, et plus précisément l’eau de mer, l’océan. Ma réflexion passe par une voie, c’est-à-dire une méthode ; un parcours avec une logique interne centrée sur un mot : « pourtant », de sorte que c’est également un hommage à Galilée. Ma pensée dans cet essai se développe selon une logique du pourtant259. Cette logique s’articule en deux temps : une affirmation ou une négation, dont la limite se trouve dans la négation ou l’affirmation contraire. Ainsi, la thèse s’élargit et prend toute sa valeur. Le fil conducteur de ma proposition est basé sur la prémisse d’une intégration intime de la perspective de l’animus et de l’anima. Les deux constituent la toile de fond de l’humain. Depuis ce centre anthropologique unique, leurs entrecroisements entre l’épistémologie et la poétique peuvent de plus se trouver.

1 | Animus ou Anima ? La disjonction « ou » rend compte d’une discussion connue sur la pensée de Bachelard. Le cosmos actuel, ainsi que le cosmos premier, peuvent être atteints par l’épistémologie et par la poétique, par l’insignifiant « roseau pensant » de Pascal, où animus et anima sont ensemble. Une première approche de la pensée de Bachelard permet de soutenir, sur la base de ses propres affirmations, que la première voie, celle de l’animus, celle qui pense en concepts, invite à créer des théories à partir de la rationalité. Quant à notre thème considéré depuis l’animus, en général, les épistémologies sont conçues sur les études physico-chimiques des éléments ; en particulier de l’eau, et plus précisément de l’océan. Dans un significatif passage autobiographique, Bachelard pose une thèse radicale : Si je devais résumer une carrière irrégulière et laborieuse, marquée par des livres divers, le mieux serait de la mettre sous les signes contradictoires, masculin et féminin, du concept et de l’image. Entre le concept et l’image, pas de synthèse260. 259 260

Paul Robert, Le nouveau petit Robert, 1996, p. 1748. La poétique de la rêverie, Rêverie sur la rêverie, VIII, p. 45.

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Une voie vers le cosmos du présent Ainsi, images et concepts se forment à ces deux pôles opposés de l’activité psychique que sont l’imagination et la raison. Joue entre elles une polarité d’exclusion261.

Pour sa part, Kenneth White commente : Pour Bachelard, l’activité animus était l’histoire et la philosophie des sciences, l’activité anima, ses travaux d’amateur d’images poétiques. On peut très bien concevoir une activité poétique relevant à la fois de l’animus et de l’anima, mais cela ne pouvait être le fait de Bachelard – tout simplement parce qu’il n’était pas poète262.

Et pourtant, Gaston Bachelard est un profond poète en prose. En ce qui concerne la seconde voie, l’anima lance sa flèche à partir de l’imagination, elle se répand en images primordiales où l’imagination multiplie sa puissance par l’intermédiaire de l’« hormone » de l’élément eau qui, dans sa consistance océanique, offre des jouissances ineffables263. Et pourtant… Si nous descendons à une couche plus profonde de la pensée de Bachelard, lui-même affirme : Rappelons alors que nous nous donnons pour tâche précise, dans le présent livre, d’étudier la rêverie idéalisante, une rêverie qui met dans l’âme d’un rêveur des valeurs humaines, une communion rêvée d’animus et d’anima, les deux principes de l’être intégral264.

Une voie pour surmonter la difficulté est d’appliquer ici une fois de plus la logique du pourtant. Il faut dédoubler le problème au moins à deux niveaux : au niveau méthodologique et au niveau ontologique ou anthropologique. De cette façon il est possible de dissoudre l’apparente contradiction. D’un point de vue méthodologique, au niveau pratique, il est pertinent de travailler de façon autonome ces deux voies hétérogènes. Et pourtant, d’un point de vue ontologique, l’être est un, intégration anima-animus et l’individu est un, réunion alchimique animus-anima. 261 262 263 264

Ibid., p. 46. Kenneth White, Le Plateau de l’Albatros : introduction à la géopoétique, Paris, Bernard Grasset, 1994, dans l’atelier atlantique, pp. 60-61. « Nous n’avons donc pas tort […] de caractériser les quatre éléments comme les hormones de l’imagination » (L’air et les songes, IV, p. 19). La poétique de la rêverie, chap. II, XII, p. 79.

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L’imagination cosmologique

2 | Que signifie « cosmos actuel » ? Au sens littéral, l’expression fait allusion aux particularités actuelles du cosmos astronomique, à l’état actuel des connaissances. Ceci implique de réfléchir sur les données de l’astronomie, de la physique et des biologies du présent. Le langage actuel offre une voie d’accès facile à l’immensité du cosmos, qui opère le miracle d’avoir le cosmos actuel sur un écran, sur la table de travail ou au café : le cosmos virtuel. Il s’agit d’un cosmos infini capté dans les dimensions d’une image de quelques centimètres. Plus que jamais une philosophie des images est pertinente265. Dans ce contexte, l’observateur est anéanti (annihilé) face aux données, entre autres, du plan du système solaire par rapport au plan galactique, des mouvements du système solaire dans la galaxie266. À la frontière entre animus et anima. Ce cosmos actuel invoque des consciences, comme c’est le cas du polémique astrophysicien nord-américain, Carl Sagan : Nous avons réussi à prendre cette photographie et en la voyant, tu vois un point. Ceci est ici. Ceci est maison. Ceci est nous. Sur lui, celui que tu aimes, celui que tu connais, celui dont tu as entendu parler, chaque être humain qui a existé, a vécu ses vies. La somme de nos joies et de nos souffrances, des milliers de religions confiantes, des idéologies et des doctrines économiques, chaque chasseur et cueilleur, chaque héros et lâche, chaque créateur et destructeur de la civilisation, chaque roi et paysan, chaque jeune couple amoureux, chaque mère et père, chaque enfant plein d’espoir, inventeur et explorateur, chaque maître de morale, chaque politicien corrompu, chaque « super étoile », chaque « leader suprême », chaque saint et pêcheur dans l’histoire de notre espèce a vécu ici – sur une motte de poussière suspendue à un rayon de lumière solaire. La Terre est un petit théâtre dans une vaste arène cosmique267.

Et pourtant, bien avant la photographie et l’astrophysique, l’esprit visionnaire de Voltaire d’un grand bond se situe parmi nous. Son sourire sarcastique s’insinue et nous rappelle le Micromégas (micro, petit ; mégas, grand), le petit grand livre où Voltaire décrit 265 266 267

Jean-Jacques Wunenburger, Philosophie des images, Paris, PUF, 1997. Geoffrey Cornelius, Manuel des ciels et leurs mythes, Barcelone, Blumer, 1988. De plus, cf. site web Biology Cabinet, Research and Advisory on Biology. Carl Sagan, Un point bleu pâle, Mexico, Planeta, 2003.

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Une voie vers le cosmos du présent

un voyage imaginaire à travers les planètes. L’auteur a créé un dialogue imaginaire entre Micromégas habitant de l’étoile Sirius et l’habitant de Saturne. Arrivés à la planète Terre : ils eurent fait le tour du globe en trente-six heures… Les voilà donc revenus d’où ils étaient partis, après avoir vu cette mare, presque imperceptible pour eux, qu’on nomme la Méditerranée, et cet autre petit étang qui, sous le nom du Grand Océan, entoure la taupinière. [Finalement, ils découvrent les êtres humains,] insectes invisibles que la main du Créateur s’est plu à faire naître dans l’abîme de l’infiniment petit…

Le texte enveloppe un pourtant décisif : ces êtres minuscules, « qui paraissent si méprisables », « ont un esprit supérieur », ils mesurent les habitants des autres planètes, ils pensent268. Et pourtant, ce cosmos variable, d’extension infinie, est un et le même, qui habitait ce loin africain préhistorique dont nous descendons tous, quand, sur deux pieds, il osait lever les yeux au ciel, et marcher sur la plage marine, son regard aiguisé vers l’horizon inatteignable269. Limites inatteignables de l’horizontale, l’horizon marin, et de la verticale, « le ciel étoilé au-dessus de moi » (pour paraphraser Kant), qui incitent l’imagination humaine à créer mille formes possibles de transgression270.

3 | L’océan Animus. En ce qui concerne l’eau, et concrètement l’océan, s’élève la figure peu valorisée de René Quinton. Dans ses recherches, Quinton a souligné que, d’une part, l’eau de mer contient les cent dix-huit éléments de la table périodique. D’autre part, il a prouvé que l’eau de mer isotonique, c’est-à-dire diluée dans de l’eau douce, si elle est injectée en perfusion naturelle, a soigné la malnu268 269 270

François-Marie Arouet (Voltaire), Micromégas (1752), Micromégas, Zadig, Candide, Paris, GF-Flammarion, 1964. Spencer Wells, Le voyage de l’homme ; une odyssée génétique, Mexico, Océano, 2002. M.N. Lapoujade, Filosofia de la imaginación, México, Siglo XXI, 1988, chap. 3, L’imagination définition de l’homme, p. 193 et suiv. De plus, cf. L’imagination esthétique dans le regard de Vermeer, Mexico, Herder, 2007, Première Partie, La transgression : empreinte de l’humain, p. 47 et suiv. De même, cf. La métaphore poétique de la mer dans la mystique de Ramon Xirau, Mexico, UNAM, 1994, pp. 35-39.

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L’imagination cosmologique

trition, les maladies de peau et autres. Il en découle que le plasma marin, appelé « plasma de Quinton » est une trouvaille fondamentale, comme moyen de maintenir la santé, et même la vie. Quinton propose la « loi de la constance animale » qui énonce : « La vie animale apparue en état de cellule dans les mers, tend à maintenir les cellules constitutives des organismes pour son fonctionnement cellulaire élevé, à travers les séries zoologiques, dans le milieu marin des origines271. » En d’autres termes, la science a prouvé que l’océan est à l’extérieur, mais également en nous, il fait partie de notre composition physico-chimique. Et pourtant. Anima. En général, on peut affirmer que ce cosmos est un et le même, dans la pensée occidentale et dans la pensée orientale. En Orient, dans l’éternelle sagesse de Lao-Tseu, l’océan est une référence fondamentale272. Le bouddhisme tibétain intègre l’océan dans ses enseignements273. Des siècles plus tard, depuis le treizième siècle jusqu’à présent, dans le Zen, l’océan enseigne. Sans aller plus loin, Taisén Deshimaru, depuis le dojo de Paris, a retrouvé le rôle essentiel de l’océan274. En Occident, Thalès de Milet, dans sa cosmologie poétique, affirme que l’eau est le principe de tout, tous les germes sont humides275. La pensée juive dans la Kabbale travaille la lettre mem, qui représente l’eau et évoque la profondeur de l’âme. Dans la Kabbale, il est expliqué : comme les vagues de la mer vont et viennent, ainsi est l’existence : cycles et rythmes276. La présence métaphorique de l’océan chez les mystiques de l’Occident, comme Maître Eckhart, Angelus Silesius parmi tant d’autres, est forte. 271

272 273 274

275 276

René Quinton (1866-1925), L’eau de mer, milieu organique : constance du milieu marin originel, comme milieu vital des cellules, à travers la série animale, Paris, Masson, 1904. Des expériences récentes ont été menées en 2003, à l’Université de La Laguna à Ténérife, avec de l’eau hypertonique, comme plasma recueilli de l’océan Atlantique. Lao-Tseu, Le livre du cours et de la vertu, Madrid, Siruela, 1998, p. LXXVIII. Padma Sambhava, Le livre tibétain des morts, Barcelone, Kairos, 2006 ; Thubten Jeshe, Ton esprit est un océan, Alicante, Dharma, 2005. Taisén Deshimaru, La pratique du Zen, Barcelone, Kairos, 1996, « La vie de l’homme est comme un océan, frisé parfois par la brise, parfois des montagnes d’eau ; mais seules quelques vagues atteignent les puissantes falaises. Les hommes ne voient depuis la plage que le flux et le reflux des eaux, leurs yeux n’arrivent pas au grand océan », Le vieil arbre mort au cœur de la montagne, p. 82. Thalès de Milet, Les penseurs grecs avant Socrate, Paris, GF-Flammarion, 1964. Ione Szalay, Kabbale et musique sacrée, vol. V, Buenos Aires, Kier, 2007, p. 67.

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Dans la mystique iranienne, chez les soufis, de qui nous avons tiré l’épigraphe de notre essai, la présence de l’océan est essentielle. La poésie occidentale de tous les temps communique sa jouissance de l’eau primordiale, c’est-à-dire de l’océan. Comme Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, Victor Hugo et la prose poétique de Friedrich Nietzsche277. Sans oublier la sonorité musicale de l’eau, recueillie par Haendel et Debussy. Pour sa part, Bachelard, dans sa poétique de l’eau, déclare que la mer, l’océan, est arrivé tard dans sa vie, c’est en réalité une greffe278. Gaston Bachelard soutient que, dans « notre être entrouvert », la géographie extérieure se porte à l’intérieur ; en ce sens, il affirme : « La forêt est un état d’âme279. » « L’enfance est un état d’âme »280. Dans ce contexte, on peut ajouter : « L’océan est un état d’âme. » L’océan nous habite, nous compose, nous soigne, nous donne vie. Les tempéraments marins sont porteurs de l’océan dans ses géographies subjectives. Les tempéraments marins, s’ils sont poétiques, s’épanchent dans leurs poésies océaniques. Alors, ils créent de véritables géopoétiques, comme l’a affirmé Kenneth White. Sa propre géopoétique émane d’un homme océanique. Son océan ne pourrait être autre que l’Atlantique en Bretagne281. Avant la création du nom de géopoétique, Homère offre dans L’Odyssée une géopoétique immortelle. Cette mer est évidemment la Méditerranée, dont les ports sont le siège d’anciennes cultures d’Orient et d’Occident. Leur empreinte marque la pensée, les images, les métaphores, les voyages, l’Odyssée même. En ce sens, en un autre temps, le dix-neuvième siècle, et en une autre géographie, l’Amérique du Sud, le tempérament océanique de Lautréamont esquisse une géopoétique de l’océan. Pour sa part, Bachelard consacre un beau livre à l’imagination musculaire, biologique, vertigineuse, agressive et cruelle de Lautréamont, recueille son bestiaire, donne 277 278 279 280 281

Charles Baudelaire, L’homme et la mer ; Arthur Rimbaud, L’éternité ; Victor Hugo, Soirée en mer. L’eau et les rêves, Introduction, V, p. 15. La poétique de l’espace, chap. VIII, p. 171. La poétique de la rêverie, Les rêveries vers l’enfance, IX, p. 113. « La géopoétique telle que je l’ai conçue, telle que je la conçois, occupe un champ de convergence potentiel surgi de la science, de la philosophie et de la poésie ». Kenneth White, Le plateau de l’Albatros. Introduction à la géopoétique, Paris, Bernard Grasset, 1994, Préface, Premiers repères, p. 27.

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une place spéciale à Isidore Ducasse dans son œuvre et dans la poétique. Et pourtant. Il est possible d’agrandir davantage la figure bachelardienne de Lautréamont si l’on considère son profond et émouvant Chant à l’océan282.

4 | Lautréamont, Chant à l’océan Isidore Ducasse, Lautréamont, a créé une poétique aquatique dans son Chant à l’océan, où cependant la science est incluse283. Son Chant à l’océan, sans s’en rendre compte, trace une authentique géopoétique, car c’est une poétique de l’océan de l’Uruaguay, à Montevideo, sa ville natale. Il y est né et y a passé son enfance jusqu’à l’adolescence. Cette géographie ne peut s’effacer de son esprit. Dans chacune de ses strophes, on sent palpiter cet océan en particulier284. Et pourtant. Son chant s’élève à l’universalité parce que sa poétique s’expose en images océaniques primordiales, se dirige à la source de vie même. Dans le spectacle de l’Océan, que Ducasse adore, notre poète cherche à assouvir son besoin d’infini. Ainsi se déploie sa poétique de l’océan, avec une structure répétitive, invitation à un état de transe. Chaque strophe commence avec son 282

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Lautréamont, 1995. Bachelard esquisse une petite biographie : « Il est Montévidéen. Il vient en France pour être lycéen. […] Je ne vois que trois poètes qui, dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, aient fondé des écoles sans le savoir : Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud », chap. IV, I, p. 86. Notons en marge que tous les trois ont laissé de belles poésies marines. La poésie en prose de Nietzsche préfigure ce que Lautréamont mènera à un extrême par la suite. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Librairie Générale Française, Paris, 1983. Dans Les sept sceaux, 5, Nietzsche : Quand il y a en moi cette joie qui cherche, qui pousse les voiles vers ce qui n’a pas encore été découvert, quand il y a un plaisir de vieux matelot dans mon joyeux plaisir : Si jamais mon allégresse s’est écriée : « La côte a disparu, voici que je suis libéré de la dernière chaîne : l’illimité rugit autour de moi, loin devant moi brillent l’espace et le temps, allons, debout, vieux cœur ! » Comment ne brûlerai-je pas du désir de l’éternité et du nuptial anneau des anneaux l’anneau du retour ?... p.227. Isidore Ducasse, Lautréamont (1846-1870), Les Chants de Maldoror, Paris, Lattès, 1987, Chant premier, La mer, pp. 25-33 ; Le vieil Océan pp. 33-45. « Ducasse avoue… j’éprouve le besoin de l’infini… Je ne puis, je ne puis contenter ce besoin ! » Son ami lui manquant, « poulpe au regard de soie ! », il avoue qu’il désirerait être « assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que j’adore ! » Lautréamont, op. cit., pp. 29 et 33.

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invocation : « Vieil océan », et se termine par un salut d’amour, respect et admiration : « Je te salue, vieil océan ! » Qu’arrive-til entre l’invocation et l’au revoir ? Chaque strophe bouillonne d’images où tremblent les valeurs (j’évoque Bachelard dans sa Poétique de l’espace), l’oxymore en images, la haine amoureuse que le Vieil Océan permet d’imprimer sur la malheureuse condition humaine. Chaque strophe enveloppe plus qu’une critique, provoque la brûlure d’un contraste brutal : la beauté de l’océan face à l’horreur de l’humain285. 285

Première strophe : « Vieil océan, aux vagues de cristal ! », l’azur, son immense bleu. Et pourtant, la beauté absolue devient la marque azurée des morts, des amants, les ineffables traces, sur l’âme profondément ébranlée, marque de l’espèce dès les rudes commencements de l’homme… Le déchirement est inhérent à l’espèce. Seconde strophe : « Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face grave de la géométrie… » « Cependant, l’homme s’est cru beau dans tous les siècles… mais il n’est pas beau… car pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de mépris ? » Troisième strophe : « Vieil océan, tu es le symbole de l’identité, toujours égal à toi-même. » Cependant, l’homme s’arrête pour voir batailler deux chiens, mais non pour un enterrement, et il a un tempérament volage, le matin accessible, de mauvaise humeur le soir, il rit aujourd’hui, il pleure demain. Quatrième strophe : « Vieil océan… tu caches dans ton sein de futures utilités pour l’homme… Tu ne laisses pas facilement deviner aux yeux avides des sciences naturelles les mille secrets de ton intime organisation : tu es modeste. » Quant à la science, il y a le témoignage de René Quinton. La strophe concentre une synthèse exquise de science, esthétique et éthique, se déploie en animus-anima : l’océan est modeste ; l’homme, orgueilleux. Cinquième strophe : « Vieil océan, les différentes espèces de poissons que tu nourris n’ont pas juré fraternité entre elles… Les tempéraments et les conformations qui varient dans chacune d’elles expliquent, d’une manière satisfaisante, ce qui ne paraît qu’une anomalie. » Cependant, l’homme, une même espèce, « n’a pas les mêmes motifs d’excuse ». « La grande famille universelle des humains est une utopie digne de la logique la plus médiocre. » L’ingratitude le constitue. Sixième strophe : « Vieil océan, ta grandeur matérielle… On ne peut pas t’embrasser d’un coup d’œil. Pour te contempler il faut que la vue tourne son télescope, par un mouvement continu, vers les quatre points de l’horizon… » Tandis que l’homme ne peut aspirer à ces grandeurs, cette particularité d’un horizon circulaire de 360° partage la mer avec le désert, ainsi que la liberté de ses horizons lointains. Septième strophe. On y sent le sens de l’humour de Ducasse : humour sarcastique, humour noir, ironie, et d’autres nuances de la douleur lucide de son humour. « Vieil océan, tes eaux sont amères. C’est exactement le même goût que le fiel que distille la critique sur les beaux-arts, sur les sciences, sur tout. Si quelqu’un a du génie, on le fait passe pour un idiot… » Huitième strophe : « Vieil océan… Quelle profondeur. Ici affleure le sens indirect du sarcasme : souvent, je me suis demandé quelle chose était la plus facile à reconnaître : la profondeur de l’océan ou la profondeur du cœur humain ! Sa superficialité et son hypocrisie sont des marques de l’humain. » Neuvième strophe : « Vieil océan, tu es si puissant que les hommes ont beau employer toutes les ressources de leur génie… incapables de te dominer. Ils ont trouvé leur maître… Malgré cela, tu fais valser leurs lourdes machines avec grâce,

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5 | Épilogue Même si l’élément eau occupe une place centrale dans sa poétique, Gaston Bachelard est plutôt « un philosophe buissonnier »286. Et pourtant… Bachelard a laissé sa pensée holistique concentrée en quelques lignes d’une grande portée. Sur la toile de fond de l’animus-anima, son ontologie de l’humain entrecroise l’épistémologie, l’esthétique, l’éthique et la médecine quand il affirme : L’hydrothérapie n’est pas uniquement périphérique. Elle a une composante centrale. Elle éveille les centres nerveux. Elle a une composante morale. Elle éveille l’homme à la vie énergique. L’hygiène alors est un poème287.

Dans ce contrepoint musical, la voix de Lautréamont, dans la dixième et dernière strophe de son Chant à l’océan, dit : Vieil océan, ô grand célibataire, quand tu parcours la solitude solennelle de tes royaumes… Balancé voluptueusement par les mols effluves de ta lenteur majestueuse, qui est le plus grandiose parmi les attributs dont le souverain pouvoir t’a gratifié, tu déroules, au milieu d’un sombre mystère, sur toute ta surface sublime, tes vagues incomparables, avec le sentiment calme de ta puissance éternelle. Elles se suivent parallèlement, séparées par de cours intervalles. À peine l’une diminue, qu’une autre va à sa rencontre en grandissant, accompagnées du bruit mélancolique de l’écume. (Ainsi les êtres humains, ces vagues vivantes, meurent l’un après l’autre, d’une manière monotone ; mais sans laisser de bruit écumeux)… Je voudrais que la majesté humaine ne fût que l’incarnation du reflet de la tienne. Ta grandeur morale, image de l’infini, est immense comme la réflexion du philosophe, comme l’amour de la femme, comme la beauté divine de l’oiseau, comme les méditations du poète288.

Se plonger dans l’océan est une manière sublime de se laisser habiter par la beauté du cosmos, en l’habitant.

286 287 288

élégance et facilité… un saltimbanque en serait jaloux… » Lautréamont, op. cit. Je recueille le titre de l’article sur G. Bachelard publié dans Le Figaro littéraire, 26 juillet 2001. L’eau et les rêves, chap. VI, Pureté et purification. La morale de l’eau, V, p. 168. Lautréamont, op. cit., pp. 41-44.

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CHAPITRE 6 Bachelard et le zen : des coïncidences inattendues 1 | Contexte Jalons Premièrement. Ma proposition philosophique n’est pas un essai historique, au moins pour deux raisons. D’une part, parce que mon but n’est pas de déterminer les influences d’un courant de pensée de l’Orient sur la pensée de Gaston Bachelard. D’autre part, parce que l’objectif de ma proposition n’est pas de démontrer des filiations de la pensée de Bachelard en Orient. Ni influences ni filiations. Deuxièmement. La pensée occidentale de Bachelard et la pensée orientale dans sa diversité constituent toutes les deux des propositions théorico-pratiques indépendantes de par leurs propres coordonnées : géographiques, historiques, réflexives, quant à leur origine, objectif, contexte théorique, etc. Il ne peut y avoir de plus grandes différences, et pourtant…

Clé La clé de ma proposition en général, c’est-à-dire l’idée centrale de cet essai, est de mettre en évidence les vases communicants théoriques, les coïncidences de fond, non de forme, ni relatives, ni aléatoires, entre l’esthétique française de Gaston Bachelard et le bouddhisme Zen du Japon. En particulier, cet essai emphatise certaines notions centrales de la poétique de Gaston Bachelard, dans une trame aux aspects également centraux du zazen chez D.T. Suzuki

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et Taisen Deshimaru, propositions convergentes du zazen, malgré leurs différences, sur lesquelles je ne m’arrêterai pas.

Fondement Le fondement philosophique trouve ses racines dans ma propre perspective philosophique. C’est la thèse centrale de la présente proposition, c’est un aspect de ma conception de l’homme, que je développe depuis environ le milieu des années 1970. Ma première publication est intitulée Philosophie de l’imagination ; j’ai développé et approfondi cette proposition jusqu’à présent dans de nombreux livres, articles, publications, conférences, séminaires, etc. Cette longue trajectoire peut être condensée dans un énoncé de base et ses spécificités : l’homme est une espèce biologique. C’est le genre prochain, selon la notion aristotélicienne de définition. Quant à sa « différence spécifique », c’est-à-dire sa spécificité, sa particularité originaire, j’affirme : C’est une espèce qui transgresse. La transgression de toute limite est le caractère particulier de cette espèce biologique. Pourquoi et comment la transgression de toute limite est-elle possible ? Sur la base de quoi son action de transgression inhérente est-elle possible ? Elle est possible, et l’homme l’a démontré depuis la préhistoire jusqu’à présent, parce que c’est une espèce qui a la capacité fondamentale d’imaginer289. Implications : quelles sont les implications de cette thèse pour la réflexion condensée dans ce texte ? Cette espèce biologique, qui transgresse parce qu’elle imagine, est une espèce complexe et hautement diversifiée, mais en fin de compte une seule espèce. Conséquences : concevoir l’être humain comme une espèce biologique entraîne une conséquence : le japonais, chinois, européen, latino-américain, africain, aborigène ou métis, fait partie de et est un exemplaire de l’espèce unique. En conséquence, sur la base de ces principes, tout type de discrimination, exploitation, 289

M.N. Lapoujade, Filosofia de la imaginación, México, Siglo XXI, 1988 ; La imaginacion estética en la mirada de Vermeer, México, Herder, 2007 ; Diálogo con Gaston Bachelard acerca de la poética, México, CEPHCIS, UNAM, 2011, 221 p. ; Homo Imaginans. Itinerarios de la Imaginación. Ensayos completos, México, Facultad de Filosofía y Letras, Benemérita Universidad Autónoma de Puebla, BUAP, vol. I, 2014, 583 p. ; vol. II, 2017, 336 p. ; L’imagination esthétique : le regard de Vermeer, Louvain-la-Neuve, EME, coll. « Transversales philosophiques », 2017, 357 p.

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soumission, vexation, etc., est inadmissible. Dans le même creuset apparaissent toutes les différences complexes, parfois coupantes, donc à la base il y a l’égalité et l’universalité. Ce qui amène à l’exigence de liberté. Le présent essai est une constatation, en échantillon, de cette philosophie de base.

2 | Terrain et figures de la rencontre 2.1 En Occident, Gaston Bachelard (1884-1962) À grands traits, la philosophie en Occident débute avec les cosmologies poétiques des présocratiques, pensées poétiques immergées dans la grande nourrice de la physis. Le ciel, la terre, l’eau, l’air, traduits en images primordiales, archétypiques, deviennent des ontologies esthétiques pour l’Occident. Avec les sophistes s’ouvre une faille qui divise la physis en nature extérieure et nature humaine, avec ses propres problèmes. Avec Socrate, les deux domaines se séparent nettement, initiant une ré-flexion (au sens étymologique) dont l’axe est la nature humaine consciente, pensante, avec pour objectif l’amélioration de cette espèce socialement peu éthique. Depuis l’irruption turbulente du christianisme jusqu’au début de sa consolidation au quatrième siècle, les traditions de pensée les plus diverses coexistent. La complexe époque médiévale élève ses yeux vers le ciel et conçoit l’homme comme centre de la création, dans une sorte de croix formée par les coordonnées espace-temps. Au centre se situe l’homme, espèce ayant une forte impulsion pour la transcendance. Au douzième siècle, Hildegarde de Bingen crée une théologie en images, avec une universalité de savoirs et de portées ; et une spécificité qui anticipe clairement Léonard de Vinci (uomo universale, uomo unico de la Renaissance), même si c’est un autre contexte. Cette proto-Renaissance du douzième siècle et la Renaissance en général recherchent la réinsertion de l’homme dans sa physis originaire. Cependant, c’est également le début d’un long mouvement philosophique introspectif, qui scrute la subjectivité jusque dans ses premiers fondements ; celui-ci culmine chez Bacon et Descartes

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avec le ferme rocher du cogito qui surgit. La philosophie a récupéré la nature, mais elle est devenue introspective et son pilier est fixé dans la subjectivité290. Ce chemin se trouve approfondi, déployé en fines analyses de ses processus inhérents, pour culminer avec Kant et Fichte. Plus tard, Husserl mène à ses ultimes conséquences cette trajectoire historique. Par ailleurs, Schelling, Hegel et les romantiques suivent Kant par divers chemins et proposent de convertir les limites du cogito en fines membranes à travers lesquelles extériorité-intériorité, objectivité-subjectivité, corps-esprit, société-individu, cessent d’être opposés pour se transformer en processus ouverts d’osmose. Les trajets philosophiques vers de nouvelles ouvertures sont des parcours par diverses philosophies extraverties, ayant de plus en plus soif de monde, de telle sorte que le milieu du dix-neuvième siècle concentre des systèmes drastiques transgresseurs de la tradition. Sigmund Freud, face à la tradition du cogito rationnel, de veille, sain et adulte, incorpore le riche versant de l’inconscient, la pathologie, etc. Karl Marx apporte l’épaisseur sociale comme facteur déterminant de l’histoire, avec laquelle il donne un corps aux processus mathématiques de l’esprit, qui créent des racines historico-sociales relatives. Friedrich Nietzsche porte la vie au premier plan, l’intense impulsion vers la vie, il dit oui à ce qui rend possible la volonté de vivre, de se déployer, de créer. Charles Darwin, méticuleux naturaliste de la loupe, avec laquelle il étudie les vestiges de vie les plus minuscules, offre à la postérité, paradoxalement, la notion fondamentale d’évolution de la vie condensée dans des empreintes et espèces vivantes. Darwin envisage la vie dans ses espèces, et ses transmutations en longues périodes de temps. Tous ceux-ci sont des systèmes monumentaux où se manifeste de manières très diverses le caractère transgresseur de cette espèce rationnelle, mais inconsciente, sociale, historique, biologique, inscrite dans l’histoire du cosmos. Quelques années plus tard, dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, la pensée orientale et surtout les courants du bouddhisme surgissent en Occident, avec les premières publications occidentales sur la pensée orientale. Sur le plan philosophique, 290

M.N. Lapoujade, « La irrupción del cogito », Estudios de Historia, Filosofía y Letras, vol. 8, n° 95, 2010, pp. 7-34.

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Schopenhauer (1788-1860) s’intéresse directement à la pensée orientale, de même que des penseurs comme Jung, Fromm, Mircea Eliade, Capra, entre autres, ouvrent leur pensée occidentale aux apports de l’Orient. Gaston Bachelard (1884-1962), grand érudit, lit les sources de la philosophie de l’Inde, telles que le Rig Veda, entre autres ; de même que sa pensée absorbe la philosophie de Nietzsche, Schopenhauer, la Psychologie profonde de Freud, la pensée ouverte de Mircea Eliade. De manière qu’à ses débuts la pensée de Bachelard, dans sa complexité inclassifiable, reflète certains tons de la pensée de l’Orient, sans qu’ils soient dominants ni déterminants.

2.2 En Orient, D.T. Suzuki (1870-1966) et Taisén Deshimaru (1914-1982) Le bouddhisme en Orient a sa propre histoire, complexe et extrêmement riche en géographies (Chine, Inde, Japon, Tibet, Sri Lanka, Vietnam, Corée, Thaïlande, Birmanie, etc.), en écoles, en conceptions et histoires diverses291. De ce monde complexe, nous nous tournons vers le bouddhisme Zen, versant japonais du bouddhisme, sur la base de la philosophie chinoise ancienne de Lao-Tseu (VIIe siècle av. J.-C.). Dans le Zen, au Japon, ont surgi cinq écoles dont il reste deux importantes aujourd’hui : l’école Rinzai, où l’enseignement se fait par des koans (principes de vérité transmis par le maître, consistant à mettre en évidence l’aspect contradictoire de l’existence), et l’école Soto, où la pratique se réalise en silence, sans la parole du maître292. Une figure décisive, classique maintenant en Occident, est celle du maître-moine japonais D.T. Suzuki, contemporain de Bachelard, même s’il n’y a pas de trace d’une rencontre ou qu’ils se soient connus, diffuse le Zen aux États-Unis. De même Taisén Deshimaru inaugure le dojo de Paris, où il réside et dirige le Soto Zen depuis le continent européen, pour l’Occident. À travers eux, nous nous approchons du zazen, pratique du Zen en position assise. J’insiste sur le fait qu’il s’agit surtout d’une pratique, expé-

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Damien Keown, Una brevisima introduccion al budismo, México, Océano, 1996. T. Deshimaru, Preguntas a un maestro Zen, Glosario, p. 148.

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rience d’abord corporelle, en toute tranquillité, en position assise. Au milieu de laquelle fait irruption le psychisme293. Pourquoi le Zen, et en particulier le zazen, étant donné que Bachelard ne les travaille pas, ne les mentionne pas, ne les inclut pas ? La raison de poids est que je trouve de passionnantes coïncidences entre la pensée de Bachelard et le Zen. Dans ce cadre, dans le texte qui suit, nous traçons un diagramme de cette rencontre, une subtile dentelle brodée aux pensées diverses, distantes, qui entrent en contact intime parce que nous faisons tous partie d’une même espèce biologique294. Alors, de la même façon que surgit la fascination face à de nouvelles trouvailles archéologiques qui sortent de la terre, de même nous envahit la séduction de découvrir l’intime convergence de pensées, si diverses, éblouissantes sympathies philosophiques, affinités profondes de l’humain.

3 | Rencontre Silence G. Bachelard dit : « Il est trop facile de caractériser le silence comme une retraite pleine d’hostilité, de rancœur, de fâcherie. Le poète nous invite à rêver bien au-delà de ces conflits psychologiques qui divisent les êtres qui ne savent pas rêver. On sent qu’il faut franchir une barrière pour échapper aux psychologues, pour entrer dans un domaine qui “ne s’observe pas” où nous-mêmes nous ne sommes plus divisés entre observateur et observé. Alors le rêveur est pris tout entier dans sa rêverie. Sa rêverie est sa vie silencieuse. C’est cette paix silencieuse que veut nous communiquer le poète295. »

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D.T. Suzuki, No siempre sera asi. El camino de la transformacion personal, Barcelone, Oniro, 2002 ; D.T. Suzuki et E. Fromm, Budismo Zen y Psicoanalisis, México, FCE, 1985. Les structures psycho-somatiques sont les mêmes. Bien entendu, avec des manifestations, des configurations très diverses, changeantes, relatives, historico-sociales, culturelles, éducatives, etc. La poétique de la rêverie, chap. I, V, p. 39.

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Bachelard, dans sa poétique, à travers les images des poètes, qu’il recueille et classifie comme un biologiste, enseigne à s’immerger dans cet état entre veille et sommeil, la rêverie. On appelle rêverie ces états entre conscience et inconscience, où le psychisme libre coule en images en mouvement, libres, en devenir et succession d’instants où l’esprit ne se fixe pas, mais suit son cours tout simplement. Pour atteindre cet état, il faut partir de la solitude silencieuse. Il s’agit du silence en solitude, ou de la solitude du silence. Dans ces profondeurs, dans la solitude silencieuse, on sent vibrer la communion des âmes. Bachelard s’exclame : « Heureux celui qui connaît, heureux aussi celui qui se rappelle ces veillées silencieuses où le silence même était le signe de la communion des âmes. » L’étonnement nous émeut quand nous réalisons que Bachelard, sans se le proposer, nous a conduits à l’essence du Zen. Le mot Zen signifie « silence profond et vrai. En général, il se traduit par la concentration, la méditation sans objet. Retour à l’esprit original et pur de l’être humain »296. Le zazen est une pratique. En ce sens Deshimaru affirme : « On peut disserter sans fin sur les qualités d’un verre d’eau. On peut dire qu’elle est froide, chaude, que sa formule est H2O, que c’est de l’eau minérale et non du vin, etc. Zazen, c’est, simplement, boire l’eau297. » Le Zen est éducation silencieuse.

Repos, assis Bachelard propose une philosophie du repos, de la quiétude. Cette proposition apparaît, exprimée de mille manières, dans de multiples ouvrages, tout au long de sa vie, de façon que, dans les limites de cet essai, on la verra réduite à l’essentiel. Il est vrai que quand le psychisme en liberté imaginaire rêve dans l’intimité des choses, de la matière, il en découle des images de rêve intime, chaleureux, de soi avec soi-même. C’est alors que Bachelard dit : « C’est en rêvant dans cette intimité que l’on rêve au repos de l’être, que l’on rêve d’un repos enraciné, d’un repos qui a une intensité et qui n’est pas seulement cette immobilité totalement 296 297

T. Deshimaru, La practica del Zen, Glosario, p. 236. T. Deshimaru, Preguntas a un maestro zen, Barcelone, Kairos, 1981, La practica, Hacer Zazen, p. 99 et ss.

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externe qui règne chez les choses inertes. C’est sous la séduction de ce repos intime et intense que certaines âmes définissent l’être pour le repos, pour la substance298. » Pour sa part, Deshimaru enseigne : « Le secret du Zen consiste à s’asseoir, simplement, sans aucune finalité ni esprit de profit, dans une position de grande concentration. Cette façon désintéressée de s’asseoir s’appelle za-zen ; za signifie s’asseoir, et zen méditation, concentration299. » Deshimaru le synthétise ainsi : c’est la position de l’aurore sans autre fin que de se concentrer sur la position, la façon de respirer, c’est une attitude d’esprit300. La posture du corps est la porte pour entrer en soi-même, dans le soi même. Suzuki enseigne : « Essayez de réserver chaque jour un espace de temps pour rester assis en Shikantaza (simplement s’asseoir), sans bouger, sans rien attendre, comme si vous étiez en train de vivre le dernier instant de la vie301. » Le Zen si simple, dépouillé, austère, élégant, nous conduit à la moelle du soi même. Zazen est la pratique du zen, en position assise. Dans son essence dépouillée, c’est « seulement s’asseoir » (Shikantaza). C’est la concentration dans la pratique de se maintenir assis, dressé, vertical, les yeux à un mètre en avant demi-ouverts, sans fixer l’esprit sur les sensations, les pensées, le savoir ni l’action. Sans rien attendre ni rien vouloir : rien que la pratique du corps assis, vertical, en train de respirer.

Soi-même Bachelard constate que le repos cause le repli sur soi-même, c’est le chemin vers soi-même. Pris dans ses aspects humains, le repos est dominé nécessairement par un psychisme involutif. Le repli sur soi ne peut rester toujours abstrait. On en arrive à se mettre en chemin vers soi-même, d’un corps qui devient objet pour

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La terre et les rêveries du repos, Prologue, III, p. 5. T. Deshimaru, La practica del Zen, p. 22. T. Deshimaru, La practica del Zen, Posicion auroral, p. 25. D.T. Suzuki, No siempre sera asi. El camino de la transformacion personal, Barcelone, Oniro, 2003, La calma de la mente, p. 20.

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soi même, qui se touche soi-même. Il est alors possible de donner une imagerie de cette involution302. En parallèle, Suzuki le transmet ainsi : « Le Shikantaza ou notre zazen consiste simplement à être soi même. Quand on n’attend rien, c’est peut-être lui-même. Celle-ci est notre voie, vivre pleinement chaque moment303. »

Respiration Dans le même passage, Suzuki continue : « À chaque inspiration et à chaque expiration, il y a d’innombrables instants de temps. Votre intention est de vivre chaque moment. En premier lieu, faites la pratique d’expirer et ensuite d’inspirer l’air doucement. Le calme de l’esprit se trouve à la fin de l’expiration. En expirant de cette façon, l’inspiration surgira de cet état de manière naturelle. Cette vitalité que porte dans son intérieur tout ce qu’il y a dans le monde extérieur, envahira tout votre corps304. » J’insiste sur le fait que le premier moment de la respiration pour le zen consiste en l’expiration profonde, radicale, comme manière d’atteindre le vide. Une fois le corps vide, une inspiration douce suit, de façon à inaugurer un rythme posé, lent, où le cœur et les poumons travaillent le moins possible305. Pour sa part, Bachelard, dans diverses parties de son œuvre, récupère le rôle fondamental de la respiration. J’évoque ici un passage où notre philosophe fait une référence explicite à l’Orient : « Les relations du vent et du souffle mériteraient une longue étude. On y trouverait cette physiologie aérienne si importante dans la pensée hindoue. Les exercices respiratoires y prennent, comme on le sait, une valeur morale. Ce sont de véritables rites qui mettent en relation l’homme et l’univers. Le vent, pour le monde ; le souffle, pour l’homme, manifeste “l’expansion des choses infinies”. Ils 302 303 304 305

La terre et les rêveries du repos. D.T. Suzuki, No siempre sera asi. Ibid. « La respiration joue un rôle primordial. L’être vivant respire. La première chose, c’est le souffle. La respiration zen n’est comparable à aucune autre. Elle tend avant tout à établir un rythme lent, puissant et naturel. Si nous nous concentrons en une expiration douce, longue et profonde, l’inspiration vient de façon naturelle… Ce souffle est le “om”, le pneuma, source de vie » (T. Deshimaru, La practica del Zen, pp. 26-27).

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emmènent loin l’être intime et le font participer à toutes les forces de l’univers. Dans la Chandoya-Upanishad on lit : “Quand le feu s’en va, le vent s’en va. Ainsi le vent absorbe toutes les choses… Quand l’homme dort, sa voix s’en va dans le souffle, de même sa vue, son ouïe, sa pensée. Ainsi le souffle absorbe tout.” » Et Bachelard continue : « C’est en vivant intimement ce rapprochement du souffle et du vent que l’on prépare les synthèses salutaires de la gymnastique respiratoire. Une appréciation sur la croissance de la cage thoracique n’est rien d’autre que le signe d’une hygiène… Le caractère cosmique de la respiration est la base normale des valorisations inconscientes les plus stables306. » Un regard même superficiel sur ce passage met en évidence une des lectures bachelardiennes de la pensée orientale. Il en retire le rôle central de la respiration comme hygiène, comme porte vers le cosmos, comme vent cosmique et souffle humain. Ce sont des thèmes cruciaux pour une esthétique actuelle, sur la base de traditions millénaires. Une esthétique face à la vie et au cosmos, une esthétique qui récupère les éléments, pour le dire avec Bachelard, des éléments qui sont des forces et des substances cosmiques, comme « des hormones de l’imagination ». Cette référence suffit à nous rendre vigilants face à la profondeur radicale de cette problématique, qui passe inaperçue en général dans les esthétiques dites actuelles, qui sont les esthétiques du vingtième siècle. Dans La poétique de la rêverie, Bachelard revient à l’importance fondamentale de la respiration, pour le maintien de la santé et comme forme de soin, c’est-à-dire comme thérapie psychologique. Une bonne respiration, douce, lente, rythmée, profonde, neutralise les aiguilles de l’angoisse et du stress contemporains. Dans un autre passage crucial, Bachelard évoque le psychiatre allemand J.H. Schultz, qu’il prolonge dans sa propre réflexion : « Le rythme de la respiration peut prendre un tel degré d’évidence intérieure que l’on pourrait dire : “je suis tout respiration”. » Le traducteur de la page de Schultz ajoute en note : « Cette traduction n’est qu’une pâle approximation de l’expression allemande Es amet mich, littéralement ça me respire. Autrement dit, le monde 306

L’air et les songes, Chap. XI, VI, p. 306 et ss.

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vient respirer en moi, je participe à la bonne respiration du monde, je suis submergé dans un monde respirant. Tout respire dans le monde. T. Deshimaru exprime ceci en Zen : « Zen est expérience non limitée à une vision dualiste des phénomènes. Si nous contemplons une montagne, par exemple, nous pouvons la considérer depuis un angle objectif, l’analyser scientifiquement, la faire entrer dans les catégories du discours. Mais en Zen nous devenons montagne ou nous nous identifions à la fleur coupée pour la placer dans un vase et la maintenir vivante307. » Pour sa part, l’immense érudition de Bachelard évoque, quelques lignes plus bas, le poète uruguayo-français Jules Supervielle (1884-1960), dont il reprend la traduction d’un poème de l’espagnol Jorge Guillén (1893-1984) qui dit : Air que je respire à fond Tant de soleils l’ont rendu dense Et, pour plus d’avidité, Air où le temps se respire.

Alors Bachelard s’exclame : « Dans l’heureuse poitrine humaine, le monde se respire, le temps se respire. » Et le poème continue : Je respire, je respire Tellement à fond que je me vois En train de jouir du paradis Par excellence, le nôtre.

Comme si toute cette belle physiologie cosmique ne suffisait pas, Bachelard continue en embellissant Goethe dans un passage dans un passage d’une profondeur esthétique philosophique radicale : « Un grand respirant, comme l’a été Goethe, met la météorologie sous le signe de la respiration. Toute l’atmosphère est dans une respiration cosmique, respirée par la terre308. » 307 308

Taisen Deshimaru, La practica del Zen, p. 33. La poétique de la rêverie, chap. V, Rêverie et cosmos, III, p. 153 et ss.

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Mon but est une réflexion critique et un appel. Quelle profondeur esthétique philosophique radicale dans cette page ! Je pense par rapport aux maigres esthétiques au service de l’épistémologie, de la vérité, de l’ontologie ou de la politique, de la pédagogie, de la psychologie, etc. Dans toutes, d’une manière ou d’une autre, l’esthétique apparaît toujours comme un pauvre moyen pour des fins qui la dépassent, comme un pauvre moyen pour des fins qu’elle ne peut pas atteindre. Quelle étroitesse d’esprit ! Quelle superficialité ! Il y a des siècles que la philosophie a cessé d’être « au service de la théologie ». Il nous incombe maintenant de libérer l’esthétique de sa dépendance vis-à-vis de la connaissance, de la vérité, de la politique, de la pédagogie, de la théologie, étant toujours un moyen au service de fins éloignées, comme si depuis et en elle on ne pouvait atteindre la culmination recherchée. Il est urgent de revendiquer l’esthétique comme une fin. Et même plus, comme l’une des fins les plus élevées de l’humanité, car elle la rend plus humaine. Faisons un pas en arrière pour en faire deux en avant. L’individu, au Japon ou au Mexique, en Chine ou en France, à la préhistoire ou au vingt et unième siècle, à n’importe quelle époque, quand il est assis serein, en silence, respirant en rythme dans une pratique vitale radicale, extrême, se connecte directement avec le cosmos à travers son expérience intérieure.

Rêverie et illumination Au milieu de la tranquillité extérieure, au rythme d’une respiration posée, l’âme entre dans le processus de la rêverie, dit Bachelard ; il atteint l’illumination, la nature bouddhique originaire, dit le Zen. Avant tout, il se manifeste une différence entre Bachelard et le Zen, celle qui, même si elle n’est qu’apparente, superficielle. C’est plus une question de langage que de pensée. La rêverie, que l’originalité de l’esthétique de Bachelard met sur un plan central, est un processus entre la veille et le sommeil. Ce sont les intervalles entre la conscience diurne et l’inconscience nocturne. Elle fait irruption dans les moments de repos, silencieux, en solitude. Ce sont les moments où le psychisme, en totale liberté

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sécrète une rhapsodie d’images qui coulent, qui se succèdent, qui passent sans s’arrêter309. La rêverie, soutient Bachelard, « illustre un repos de l’être, illustre un bien-être » : « C’est tout un univers qui vient contribuer à notre bonheur, quand la rêverie vient accentuer notre repos. À celui qui veut une belle rêverie, il faut dire : commencez par être heureux. Alors la rêverie parcourt son véritable destin : elle devient rêverie poétique310. » La rêverie conduite dans la tranquillité du jour, dans la paix du repos, la rêverie vraiment naturelle, la rêverie vraiment naturelle est la puissance même de l’être en repos311. Mais la rêverie, intervalles de détachement intégral, flux d’images sans obstacles, imagination en liberté, n’est pas un ensemble de processus inconscients, nocturnes, de confusion, mais tout le contraire. Bachelard affirme : « La rêverie de jour bénéficie d’une tranquillité lucide… On pourrait être tenté de croire que cette tranquillité lucide est la simple conscience de l’absence de préoccupation312. » Pour sa part, en zazen, le soi-même fait irruption, libre, sans attaches, détaché de tout, à travers le fait de laisser couler l’esprit, les pensées, sans barrières, dans un mouvement qui dé-couvre l’être originaire de lumière, qui s’accepte tel quel, ouvert au cosmos. Voici en quelques traits la description de la méditation Zen, dont la compréhension radicale ne peut venir que par la propre expérience, pas en paroles ni en théorie. Paradoxalement, la rêverie bachelardienne devient lucide ; et la conscience lucide du Zen se vit comme les images reflétées dans un miroir, au milieu d’illusions, de voiles. Deshimaru affirme : « Pendant le zazen, il ne faut pas abandonner la pensée, ni non plus l’entretenir. Il n’est pas nécessaire de chercher la conscience du satori ou de l’illumination si l’on se concentre dans la posture. Pendant le zazen, de nombreuses illusions surgissent. […] Tout est phénomène. La posture est comme un miroir quand on est concentré sur elle. Les illusions, les pensées, passent devant le miroir. Le miroir reflète de nombreuses choses mais lui-même ne change pas313. » 309 310 311 312 313

Ibid., IV, p. 13. Ibid., p. 11. Ibid., p. 17. Ibid., p. 54. T. Deshimaru, Preguntas a un maestro Zen, p. 65.

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La vie coule entre le voile de l’illusoire, le moi égoïste, petit, épars, collé à tout ce qui se passe autour de lui, et collé à ses propres amours et haines, envies, rancœurs, ambitions, projets. Ce petit moi mesquin n’est que le timon inexpert pour une vie malheureuse. Dans le dépouillement serein, dans le « ne pas faire, ne pas sentir, ne pas penser, ne pas vouloir, ne pas désirer » dans ces intervalles de paix, dans la profondeur, il est possible d’être en contact avec l’originaire, l’universel, indéterminé, qui est vide de tout. Le miroir vide, sans image, le soi-même, au-delà du moi, c’est le non-lieu de la Voie, le Tao de Lao-Tseu, l’éveil à la vie cosmique, c’est-à-dire que le satori est expérience radicale, spontanée, simple, dépouillée. C’est le flux cosmique qui s’inscrit, se recoupe, se déterminant, depuis le fond de l’indéterminé. Alors, le Zen japonais est directement connecté avec le Tao chinois, la solitude avec soi-même est l’expérience radicale de l’être cosmique, au milieu de l’illusion. Deshimaru met en mots l’expérience vertigineuse de l’éveil, satori : « Nous sommes toujours tentés de considérer d’un côté les illusions et de l’autre l’éveil (satori). En réalité, qu’est satori ? Ce n’est pas un état particulier, c’est le retour de l’être à sa condition normale, originaire, jusqu’à chacune des cellules de son corps. Satori se soustrait à toute catégorisation, à toute conceptualisation : la langue ne peut en rendre compte… Le vrai satori est vacuité (ku). Il inclut tout, même les illusions314. » De manière que le Zen coule entre réalité et illusion, de même que pareillement coule l’esthétique de Bachelard. Rêverie et illumination, liberté du vivre l’originaire dans l’immédiateté du contact, ces deux chemins apparaissent à la fois dans l’instant bachelardien et l’ici et maintenant du Zen. Ces espaces-temps originaires, radicaux ; ces instants ponctuels de l’ici et maintenant, sont les témoins muets d’une expérience humaine universelle, sans fissure, c’està-dire d’une expérience commune à l’espèce, quelle que soit sa circonstance.

314

T. Deshimaru, La practica del Zen, p. 36.

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L’ici et le maintenant, l’instant La pratique du zazen se passe ici et maintenant, dans un espace et un temps concrets. Ce spécifique concentré spatio-temporel d’ici et maintenant est ce qui est important : « Il ne faut pas penser au passé ni au futur. Il faut se concentrer ici et maintenant. Quand vous allez uriner, ne faites qu’uriner. Quand vous allez dormir, dormez. Il en va de même pour les autres actions comme manger, faire zazen, marcher, faire l’amour… C’est le moment présent. Le moment de “maintenant” est déjà passé, n’existe pas vraiment. Il faut se concentrer sur le point. La somme de ces points constitue la durée de la concentration ici et maintenant, de même qu’en géométrie une succession de points forme une ligne315. » Pour sa part, Bachelard soutient dans sa poétique une conception discontinue du temps. Dans sa célèbre polémique avec Bergson, les deux postures se révèlent antinomiques. Bergson soutient la conception du temps continu, l’évolution au niveau biologique, la durée au niveau psychologique, comme l’expérience immédiate du temps vécu. Ensuite, les intervalles, les discontinuités temporelles sont dérivés, médiats. Au contraire, Bachelard part de la conception du temps vécu comme des instants, des unités minimes discontinues, des espèces de monades, sans prolongation, absolues, fermées. De façon que l’immédiateté temporelle se vit en instants successifs, donc la continuité résulte du tissu des instants316. Bachelard soutient : « Le temps n’a d’autre réalité que celle de l’instant. Autrement dit, le temps est une réalité fermée sur l’instant et suspendue entre deux riens. Le temps pourra sans doute renaître, mais il lui faudra d’abord mourir. Il ne pourra transporter son être d’un instant à un autre pour faire une durée. L’instant est déjà la solitude… le temps se présente comme l’instant solitaire, comme la conscience d’une solitude. Nous verrons ensuite comment se reformeront le fantasme du passé ou l’illusion du futur317. » Entre les instants, Gaston Bachelard travaille sur des instants particulièrement féconds, qui sont les instants poétiques. Au sein 315 316 317

T. Deshimaru, Preguntas a un maestro Zen, pp. 61-62. J’ai développé largement ces thèmes dans mes livres (références en note au début de ce chapitre). L’intuition de l’instant, I, p. 13.

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de la rêverie, surgissent avec force des images primordiales, instantanées, serties plus tard en poèmes. Ce sont des instants verticaux, ascendants, qui relient avec le cosmos318.

Verticalité La posture zazen, le fait de rester assis, droit, l’expérience originaire immédiate instantanée de l’existence cosmique, coïncident pleinement avec le repos de la rêverie cosmique instantanée chez Bachelard. Chez tous les deux, la verticalité ascendante au sens physique, au sens littéral et métaphorique, constitue l’essence aussi bien de la méditation, de l’éveil, de l’illumination Zen, que de l’être cosmique bachelardien. C’est le mouvement vertical de transmutation, élévation au sens éthico-esthétique, humain essentiel. Cette conception se trouve versée dans toute l’œuvre de Bachelard et de même elle est imprégnée dans le Zen japonais. Ni à genoux, ni horizontal, corps en soumission ; l’être dressé dessine avec le corps le mouvement libérateur par excellence. Libération de l’animal à l’homme aux mains libres et au regard lointain. Libération qui s’exprime au niveau métaphorique avec les verbes : monter, s’élever, et leurs noms ; l’ascension, la montée, l’élévation, etc.

4 | Fin : vers une esthétique cosmique Détachement Les mystiques occidentaux, entre autres Maître Eckhart, enseignent le dépouillement, le dessaisissement. Kant recherche que l’homme soit capable d’une volonté autonome comme façon de se libérer des aliénations extérieures pour son action. Il y a une vingtaine d’années, Gilles Deleuze a mené la lutte philosophique pour la déterritorialisation, le nomadisme radical. Gaston Bachelard montre dans une belle poétique la nécessité des moments de solitude silencieuse, intervalles où la rêverie 318

Le droit de rêver, III, Instant poétique et instant métaphysique. M.N. Lapoujade, « La irrupción del cogito », Estudios de Historia, Filosofía y Letras, vol. 8, n° 95, 2010, pp. 7-34.

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arrache l’individu à ses soumissions castrantes pour avoir des espaces de liberté, d’immédiateté cosmique dépouillée, dans ses images primordiales, archétypiques, originaires. Si cet être est, de plus, poète, ce sera une liberté créatrice. Pour sa part, le zazen porte dans sa moelle la nécessité d’une pratique assidue de concentration en silence, en solitude accompagnée dans le dojo. Moments culminants où un individu réussit à se vider de tout et depuis ce vide essentiel, à voir émerger, dans la simplicité spontanée de son éveil, la lumière cosmique qui l’habite. La vie nécessite, pour soigner sa santé, des moments de détachement. Ce sont les moments où il faut lâcher prise par rapport aux choses, aux personnes, aux situations, se dépouiller de tous ces liens invisibles de prisons très dures. Détachement est santé. Liberté pour la santé. Je pense que comme voie pour reconquérir la santé et l’harmonie, très maltraitées dans la vie actuelle, si pas complètement perdues, aussi bien en commun qu’individuellement, il est nécessaire d’inclure chaque jour quelques instants de liberté totale. Il faut que chacun se procure des intervalles quotidiens, consacrés en plénitude à d’infimes beautés quotidiennes auxquelles nous sommes complètement insensibles. Il faut nous éveiller à une attitude esthétique qui nous caractérise comme espèce, il est urgent de respecter, de soigner, d’affiner la sensibilité actuellement anesthésiée pour diverses raisons. Il faut nous laisser habiter par la beauté, parce que la beauté de l’extériorité peut germer dans l’intimité, parce que dans la pénombre de l’intimité recueillie, tandis que l’individu est vivant, dans le fond brille une petite flamme, qui pourrait grandir avec la beauté agreste, spontanée, immédiate, originaire, propre à notre espèce. Il faut l’alimenter pour qu’elle brille chaque jour, qu’elle illumine la vie quotidienne et qu’elle montre que la vie pleine existe, hors des prisons aux barreaux invisibles où se passe la plus grande partie de la vie actuelle.

Être intégral La vie actuelle, favorisée par les médias aliénants, est réglée par les verbes : avoir, posséder, s’approprier, accumuler. Une existence en clé esthétique libère, purifie de la boulimie effrénée de la consommation, pour rendre possible une jouissance profonde

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de la condition humaine radicale. L’attitude de détachement, de dessaisissement de tout, conduit à l’unité corps-âme en une totalité indivise, où l’être intégral vit pleinement. Plus intense encore sera l’unité si corps et âme vibrent à l’unisson face aux instants de beauté qu’il est urgent de vivre chaque jour, parce beauté est santé.

Point instantané Dans un intervalle de beauté, celle-ci habite l’intimité, il s’agit d’un espace-temps de recueillement concentré. Les coordonnées espace-temps ont éclaté depuis longtemps, depuis l’apparition de la réalité virtuelle. De nos jours, il faut incorporer une autre version en général ignorée. Il s’agit d’une proposition esthétique de ces coordonnées espace-temps. De manière qu’un individu submergé de beauté, imprégné d’une sensibilité éveillée, peut vivre la transmutation de ces éternelles coordonnées humaines, dans leur réduction la plus radicale, converties en point et instant. Il s’agit de créer, chaque jour, des instants ponctuels où corps et âme réunis puissent être en contact sans médiation, instantanément, avec la condition originaire de l’humain qu’est l’être cosmique. Dans ces coordonnées, espaces-temps minimes, est concentré le tout. Dans le fini infime est contenu l’infini maximum.

Infinitude dans le fini Il s’agit d’un vide plein, du vide silencieux, obscur, indéterminé, du Tao, d’où surgissent la parole, la lumière, toutes les déterminations jusqu’aux singularités microscopiques. On constate une fois de plus la validité incontestable du puissant regard de Leibniz : l’infiniment grand est contenu dans l’infiniment petit, et vice-versa. C’est ce que représente si bien Magritte en peinture.

Transgression L’intime expérience esthétique des paradoxales relations de l’infini et du fini mettent en évidence un déploiement maximum de la transgression caractéristique de l’humain. Je soutiens que l’espèce humaine est celle qui transgresse toute limite. L’expérience esthétique de son être cosmique peut encore émerger de connais-

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sances scientifiques affinées du cosmos actuel. Mais le saut à une expérience esthétique cosmique requiert le soutien d’une imagination développée qui transgresse, laquelle, dans une intense activité qui fournit images et métaphores, emblèmes, paraboles, symboles et allégories, donne à l’individu l’occasion de vivre des expériences esthétiques immenses, que Kant qualifie avec précision de sublimes.

Esthétique cosmique Depuis le contexte de ma perspective, il devient plus clair que la rêverie cosmique de Bachelard et le satori du zen japonais se rejoignent dans leur fin, se rencontrent en un objectif de plénitude, de jouissance, d’équilibre, d’harmonie, de bonheur, de joie. Sur la base de ma perspective philosophique, j’affirme que la simple image actuelle du cosmos conduit à une profonde expérience esthétique de l’existence de l’espèce, menant à une nécessaire, urgente, transmutation radicale. Ainsi, le « connais-toi toi-même », éternel impératif socratique, aujourd’hui oublié, semble reprendre souffle car il réussit à se compléter dans sa formule originaire, comme l’affirme LaoTseu : comment est-ce que je connais le monde ? Par ce qui est en moi319. Je préfère la formule : « connais-toi toi-même comme être cosmique ». Sur la base de cette conception de l’espèce humaine, la biologie, la physique, l’éthique, la mystique et tant d’autres savoirs peuvent s’intégrer en expériences esthétiques d’intensité étonnante qui transforment des expériences de vie en manières de vivre. L’esthétique devient alors le sceau d’une manière d’exister. L’extrême du dépouillement maximum devient l’extrême de la fusion la plus audacieuse, qui est à la fois la plus simple, immédiate, spontanée, vitale. La fusion la plus extrême consiste à nous imaginer ce que nous sommes comme espèce, c’est-à-dire des points infimes d’énergie cosmique concentrée, tournant pendant vingtquatre heures du jour collés à la terre, tournant pendant les trois cent soixante-cinq jours de l’année autour du soleil, des millions d’années-lumière comme poudre cosmique dans les galaxies.

319

Lao Tse, El Tao de la gracia, Santiago de Chile, Cuatro Vientos, 1985.

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Comme le savait Quevedo, nous sommes poussière, mais poussière amoureuse320. Alors s’impose à nous le conseil de Rilke à un jeune poète : « Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses321. » Ce chemin vers la transmutation par la beauté est un chemin long, difficile et ardu. C’est le chemin de l’alchimie de l’esprit qui consiste à mettre en pratique la maxime de l’alchimie : « trouver de l’or dans le purin »322. Cette voie exige des renoncements, de la force pour vaincre les adversités de toutes sortes. Décision inébranlable de se maintenir dressé, vertical. Cette voie aspire à la métamorphose par la beauté. Cette voie exige de son pèlerin la détermination inamovible de défendre le droit à la beauté, le droit à l’amour de la jouissance esthétique de la vie. Pourquoi ? Simplement parce que nous naissons tous avec le droit à la santé.

320 321 322

Francisco de Quevedo (1580-1645). Rainer Maria Rilke, Œuvres complètes, vol. I, Prose, Paris, Seuil, 1966, Lettres à un jeune poète, p. 318. Émile-Jules Grillot de Givry, Le grand Œuvre. XII. Méditations sur la voie ésotérique de l’absolu, Paris, Paul Chacomac, 1960, Méditation VII.

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SECTION II UNE IMAGINATION COSMOLOGIQUE

CHAPITRE 7 Climats, saisons et temps

« L’homme est devenu peu à peu, dans la vision des philosophes, indépendant de l’Univers… J’ai baptisé cela l’“acosmisme”, une négation du cosmos. » Michel Serres323 « Ce sont le jour et la nuit, les mois, les périodes régulières des saisons, les équinoxes, les solstices, toutes choses que nous voyons, qui nous ont procuré l’invention du nombre, fourni la connaissance du temps, et permis de spéculer sur la nature de l’univers. » Platon324

En général, la philosophie contemporaine a un regard court. Ce regard atteint les sociétés, les cultures, l’histoire. La poétique de Gaston Bachelard contient le noyau vivant de la rêverie cosmique. Il faut récupérer le cosmos comme l’habitat humain par excellence. L’espèce humaine habite le cosmos qui, en même temps, l’habite. C’est pourquoi mon propos central dans cet essai est de dédoubler le pli complexe où s’entrecroisent l’astronomie et la philosophie. 323 324

Michel Serres, « Le paysage du monde », Philosophie Magazine, n° 9, févriermars 2011, p.10. Platon, Timée. Œuvres complètes, tome X, Paris, Les Belles Lettres, 1925, 47 a, p. 164.

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L’imagination cosmologique

Les notions de climat et des saisons jaillissent de l’astronomie, mais leur portée est bien plus longue. Les cycles du ciel et de la terre déterminent la bioclimatologie chinoise ancienne, ainsi que la biogéographie. En particulier, les changements climatiques ont une forte incidence sur le champ de la génétique des populations325. L’astronomie est la toile de fond pour les recherches de l’ethnologie, en ce qui concerne les sociétés et les cultures nomades et sédentaires. À l’arrière-fond les mythes sont à la source de l’astronomie et de l’ethnologie modernes, ainsi que de la philosophie. À partir des mythes, qui offrent une nourriture vitale de la philosophie, le sujet du climat et des saisons se pose en termes de cycles et rythmes, c’est-à-dire nous conduit au mystère du temps. Notre texte esquisse une approche des énigmes du temps blotties au fond des cycles et rythmes cosmiques. Un éventail de sujets se déploie à nos yeux émerveillés.

Accord sémantique D’une part, le climat est l’ensemble des circonstances atmosphériques et météorologiques (pressions, humidité, températures) propres à une région326. On peut distinguer le climat de la terre en général, les climats particuliers d’une région et les microclimats propres de la région. Le climat de la terre résulte principalement de trois facteurs : l’énergie solaire, l’effet de serre et les circulations atmosphérique et océanique. L’énergie solaire arrive sous la forme de rayonnements électromagnétiques, accompagnés de lumière. Dans le cas de l’énergie solaire, elle dépend de la rotondité de la terre, de l’inclinaison de son axe de rotation et de son orbite autour du soleil. Ces trois facteurs déterminent : la distance de la trajectoire des rayons ; l’angle d’incidence, c’est à dire, si le rayon arrive à la surface verticale ou oblique ; et la distance majeure ou mineure de la trajectoire des rayons en fonction du point de l’ellipse où la terre se trouve pendant sa translation annuelle. La géographie terrestre présente ainsi différents climats. 325

326

Serge Desportes, Cycles du ciel et de la terre : bioclimatologie et médecine chinoise, Lyon, Éditions du Cosmogone, 2013 ; Luca Cavalli-Sforza, The History and Geography of Human Genes, Princeton University Press, 1994 ; et Genes, Peoples and Languages, London, Penguin, 2000. Le Petit Robert, Paris, Le Robert, 1996.

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Climats, saisons et temps

D’autre part, le mouvement de translation de la terre, la rotondité de la terre, l’inclinaison de l’axe de rotation journalière de la terre, l’axe des pôles par rapport au plan de son orbite autour du soleil, déterminent les saisons et son alternance. La terre tourne autour du soleil sur une orbite en forme d’ellipse, contenue dans un plan, le plan de l’écliptique. Mais la révolution autour du soleil et la rotondité de la terre, même si elles interviennent, n’expliquent pas le phénomène des saisons. Il est dû uniquement au fait que l’axe des pôles n’est pas perpendiculaire au plan de l’écliptique, en d’autres mots, le plan équatorial de la terre et le plan de l’écliptique ne sont pas superposés, mais forment un angle appelé obliquité, qui est de 23,5 degrés. Si cet angle était nul, par rapport à la même latitude, le même point, la quantité d’énergie solaire reçue serait la même, donc la différence de température entre l’hiver et l’été serait nulle, et il n’y aurait pas d’hiver et d’été. Ces phénomènes permettent une traduction au langage de la géométrie plane, car on a affaire avec la sphère, les angles, l’ellipse, sur le plan de l’écliptique. La géométrie partage ce champ de recherche avec l’optique, car il s’agit de phénomènes de rayons de lumière. Ce n’est pas encore suffisant, parce qu’il faut considérer les lois du mouvement et le phénomène de la chaleur. Ce carrefour de sciences et technologies est loin d’épuiser la complexité des problèmes qui concernent le sujet du climat et des saisons.

Délimitation du champ de réflexion Les notions de climat et de saisons sont les détonateurs de la pensée humaine qui essaie de comprendre l’environnement (die Umwelt) par tous les moyens dont elle est capable. Voilà l’importance de l’épigraphe de Platon. Les théories astronomiques et la technologie se développent en tant que « théories de l’objet » au niveau du langage. Quant aux réflexions philosophiques, elles déroulent la pensée en tant que « métathéories de l’objet », donc on avance en reculant au niveau du métalangage. Le point de départ de notre réflexion délimite les notions théoriques (langage) à partir desquelles la réflexion se situe à niveau de la métathéorie et donc du métalangage. Or, si nous poussons la réflexion à l’extrême – par une méthode appelée de « réduction » (Husserl) ou de « synthèse réductive »

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(Kant) –, nous arrivons au cœur des problèmes de l’espace et du temps. J’en conclus que les climats et les saisons sont des manifestations concrètes du temps dans l’espace. En somme, nous sommes arrivés au fondement dernier ou premier du sujet : l’interdépendance espace-temps327. Notre parcours se fera par étapes que nous appellerons, en argot philosophique, les thèses de notre essai.

1 | Première thèse : Le climat et les saisons sont des signes « visibles » du temps La thèse jaillit de la réponse à la question : comment apparaît, comment se manifeste le temps ? Comment devient-il « visible » ? Les climats et les saisons ont leurs signes sensoriels empiriques : la chaleur et le froid, les odeurs, la végétation, les animaux, la longueur des jours et des nuits, la façon de vivre qui en dérive. Les climats et les saisons sont ainsi des manifestations concrètes, visibles, du temps invisible. Sur ce fondement, je soutiens le lien entre les notions du temps et ses configurations imaginaires328. Par rapport à cette thèse, il est pertinent de mentionner le Timée où Platon explique le temps comme une image mobile de l’éternité : C’est pourquoi son auteur [du Monde] s’est préoccupé de fabriquer une certaine imitation mobile de l’éternité, et, tout en organisant le Ciel, il a fait, de l’éternité immobile et une, cette image éternelle qui progresse suivant la loi des Nombres, cette chose que nous appelons le Temps329.

327 328

329

Il n’est pas nécessaire de préciser que notre parcours sera très bref, sans prétention d’exhaustivité. Pour les liens entre imagination et géométrie, ainsi que pour les liens entre imagination, géométrie et ses manifestations picturales, cf. M.N. Lapoujade, L’imagination esthétique : le regard de Vermeer, Louvain-la-Neuve, EME, 2017. Platon, Timée. Œuvres complètes, tome X, Paris, Les Belles Lettres, 1925, 37 d-e, p. 150.

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2 | Deuxième thèse : L’être du temps est un mystère La thèse énonce la réponse à la question : qu’est-ce que le temps ? Saint Augustin prolonge la pensée de Platon d’un point de vue chrétien. Il a posé la question de ce lien mystérieux entre la cause, l’auteur du temps et les manifestations visibles du temps. Son exposé de la complexité du problème est très aigu : (Dieu) vous avez fait le temps lui-même. Et nul temps ne vous est coéternel parce que vous demeurez immuablement ; si le temps demeurait ainsi, il ne serait pas le temps. Qu’est-ce en effet que le temps ? Qui serait capable de l’expliquer facilement et brièvement ? Qui peut le concevoir, même en pensée, assez nettement pour exprimer par des mots l’idée qu’il s’en fait ? Est-il cependant notion plus familière et plus connue dont nous usions en parlant ? Quand nous en parlons, nous comprenons sans doute ce que nous disons ; nous comprenons aussi, si nous entendons un autre en parler. Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n’y aurait pas de temps passé ; que si rien n’arrivait, il n’y aurait pas de temps à venir ; que si rien n’était, il n’y aurait pas de temps présent. Comment donc, ces deux temps, le passé et l’avenir, sont-ils, puisque le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore ? Quant au présent, s’il était toujours présent, s’il n’allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l’éternité. Donc, si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu’il est aussi, lui qui ne peut être qu’en cessant d’être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c’est qu’il tend à n’être plus330.

À mes yeux, la question « qu’est-ce que c’est le temps ? » enveloppe une aporie, plus précisément la prétention de répondre aux questions ontologiques partielles jusqu’à la question dernière ou première qui veut « savoir » ce qu’est l’être au-delà des possibilités humaines, une prétention qui est donc démesurée. Les ontologies sont des magnifiques constructions imaginaires, ce sont des paris 330

La réflexion de saint Augustin tout au long du livre est incontournable. Cf. Saint Augustin, Les Confessions, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, Livre XI, Chap. XIV, pp. 263-264.

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sur l’inatteignable, l’insaisissable. La seule ontologie possible est donc une ontologie consciente de son caractère imaginaire331. C’est pourquoi je soutiens la thèse du temps comme une énigme insoluble, donc un mystère.

3 | Troisième thèse : Le phénomène du temps se manifeste en tant que rythme Le temps se présente en tant que phénomène, c’est-à-dire que l’on ne peut atteindre que les manifestations temporelles, pour ainsi dire « visibles ». Cette thèse se développe tout au long de l’histoire de la pensée au travers des plus différents systèmes philosophiques332. La thèse se concentre en un énoncé : le rythme, en général, implique l’organisation de formes en mouvement, donc il résulte de l’organisation de structures mobiles. La « différence spécifique » (Aristote) est la répétition. Il s’agit de mouvements semblables répétés selon des intervalles constants. En somme, tout rythme dénote la répétition de mouvements en alternance constante. À la base, je soutiens la thèse que tout se manifeste en tant que rythme. Le cosmos apparaît rythmé, la vie s’écoule de manière rythmique, l’espèce humaine montre des rythmes complexes, le 331 332

M.N. Lapoujade, La imaginación estética en la mirada de Vermeer, MéxicoBarcelona, Herder, 2008. Notre parcours laisse de côté la pensée, d’ailleurs incontournable, de Kant, dont j’ai développé des analyses à plusieurs reprises, parce qu’elle n’est pas directement pertinente dans ce contexte, même si c’est une conception du temps en tant que manifestation sensorielle. Il faut souligner que la conception kantienne du temps implique une révolution radicale dans l’histoire de la philosophie. Elle inaugure une nouvelle ère de l’histoire. Le temps chez Kant n’est pas une substance. Il n’est pas une essence. Il n’est rien de statique. Donc, qu’est-ce que c’est le temps ? Sur le plan ontologique, le temps « n’est pas ». Nous atteignons le temps en tant que phénomène. Or le phénomène résulte de la synthèse des impacts sensoriels (les sensations) et l’action de la sensibilité de doter les données de temps et d’espace. Cette opération appartient à la nature humaine en tout temps et en quelque lieu que ce soit. Elle est une fonction universelle (valide pour tout sujet) et nécessaire (il ne peut pas être d’une autre manière). Le fait de concevoir l’espace et le temps comme des formes a priori devient un repère dans tous les grands systèmes philosophiques jusqu’à nos jours. Pour ne citer qu’un seul exemple, il faut signaler la pensée de Gilbert Durand.

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climat montre ses rythmes, les saisons arrivent rythmées, comme l’exprime bien Novalis : Jahrszeiten, Tagszeiten, Leben und Schicksale sind alle, merkwürdig genug, durchaus rhythmisch, metrisch, taktmässig. In allen Handwerken und Künsten, alle Maschinen, den organischen Körpern, unsren täglichen Verrichtungen, überall: Rhytmus, Metrum, Taktschlag, Melodie. Alles was wir mit einer gewissen Fertigkeit tun, machen wir unvermerkt rhythmis. Rhythmus findet sich überall, schleicht sich überall, ein333.

Cette perspective radicale est extrêmement importante parce qu’elle fournit une réponse claire à la question de l’harmonie de l’homme et du monde. Leibniz répond à la question par sa célèbre notion de l’« harmonie préétablie » (par Dieu) entre l’homme et le monde. Kant, pour sa part, transforme la thèse métaphysique de Leibniz en une « supposition transcendantale », c’est-à-dire qu’il faut faire « comme si » (als ob) était donnée une harmonie entre l’homme et le monde afin de rendre possibles la connaissance humaine, les lois de la nature, etc.334. Plus récemment, Carl Gustav Jung a proposé la notion de « synchronie » entre l’homme et le cosmos.

4 | Quatrième thèse : L’harmonie de l’homme avec la nature est déterminante En général, l’harmonie des rythmes de la vie de l’espèce humaine avec les rythmes de climats et des saisons détermine : en tant qu’espèce, la survivance ou l’extinction ; en tant qu’individus, la santé et la maladie. En particulier, je considère que l’harmonie de l’homme avec la nature ne peut pas être réfutée parce que l’espèce humaine est une espèce cosmique ; pour ainsi dire, elle est un petit morceau du cosmos. Donc, elle ne peut pas se soustraire à sa condition. Sa vie se déroule au rythme du cosmos. Maintenant, 333 334

Novalis, Aphorismen, Frankfurt und Leipzig, Insel, 1992, IV, Teplitzer Fragmente, No. 89, Seite 93. I. Kant, Kant’s gesammelte Schriften, Berlin, Könglich preussischen Akademie der Wissenschaften, 1910 ; Kritik der Urteilskraft, Werkausgabe X. Frankfurt, Suhrkamp, Taschenbuch, 1968, Einführung, IV.

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au niveau de l’individu, je soutiens que la santé dérive du fait de mener une vie rythmique en concordance avec l’harmonie du cosmos, et que la rupture d’un des rythmes de la vie humaine entraîne la maladie. En dérive, par autre biais, l’importance radicale du climat et des saisons sur la vie humaine335.

5 | Cinquième thèse : Les climats et les saisons palpitent au rythme de l’éternel retour Les climats et les saisons palpitent au rythme de « l’éternel retour ». Il s’agit donc de la notion du temps en tant qu’éternel retour. La pensée exubérante de Nietzsche déploie en métaphores prégnantes l’idée du temps en tant qu’éternel retour. Nietzsche pose sous la forme d’une question passionnée, teinte de nuances de prière, son désir ardent d’éternité. Zarathoustra, son porte-parole, exprime par un « éternel retour stylistique » son chant à l’éternité cyclique : Ô comment n’aspirerais-je pas à l’éternité, au nuptial anneau des anneaux – à l’anneau du devenir et du retour ?... Car je t’aime, ô Éternité ! Ô comment ne désirerais-je pas ardemment l’éternité, le nuptial anneau des anneaux –l’anneau du devenir et du retour ?... Car je t’aime ô Éternité ! Ô comment ne serais-je pas avide d’éternité, impatient du nuptial anneau des anneaux – de l’anneau du devenir et du retour ?... Car je t’aime ô Éternité !

Le passage est riche en métaphores vibrantes où Nietzsche déguisé en Zarathoustra invoque l’éternel retour intimement lié aux hasards nécessaires du cosmos, ainsi que « le souffle créateur, de cette nécessité divine qui force même les hasards à danser avec les étoiles » ; « si je suis moi-même un grain de ce sable rédemp335

En Occident, parmi d’autres, la médecine d’Hildegarde de Bingen, d’Agrippa et de Paracelse, par différentes voies, fait dépendre la santé et la maladie de facteurs cosmiques. En ce sens, il faut revenir à la sagesse de la médecine chinoise ancienne où la santé et la maladie résultent de la bioclimatologie. Cf. Serge Desportes, Cycles du ciel et de la terre : bioclimatologie et médecine chinoise, Lyon, Éditions du Cosmogone, 2013.

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teur… » ; « il existe un sel qui lie le bien au mal… » ; « si j’aime la mer et tout ce qui ressemble à la mer et plus encore quand, irritée, elle me contredit ; si je porte en moi cette joie inquiète qui pousse la voile vers l’inconnu… » ; « si ma vertu est une vertu de danseur, si souvent des deux pieds j’ai sauté dans des ravissements d’or et d’émeraude… Ceci est mon alpha et mon oméga, que tout ce qui est lourd devienne léger, que tout corps devienne danseur, tout esprit oiseau ; et en vérité, ceci est mon alpha et mon oméga ! Ô comment ne serais-je pas avide de l’éternité, impatient du nuptial anneau des anneaux, l’anneau du devenir et du retour ? » Pour réaliser son alpha et son oméga, Nietzsche crie son désir ardent d’un temps qui retourne éternellement, afin d’atteindre sa régénération, sa renaissance. L’oméga, son but est d’atteindre la sagesse de l’oiseau, qui est léger, qui vole ; qui chante, il faut ne plus parler, mais chanter ; qui vit libre dans les cycles nécessaires du cosmos336. Nietzsche élargit la pensée à son maximum, il atteint une profondeur radicale. Il faut observer que ce dédoublement des plis du problème du temps va à la rencontre des conceptions du temps cyclique qui émergent de recherches anthropologiques et ethnologiques. En ce sens s’érige la conception de Mircea Eliade, qui constate que partout existent des conceptions de la fin et du commencement de périodes de temps sur le fondement des rythmes biocosmiques337.

6 | Sixième thèse : L’éternel retour implique la régénération de la vie L’éternel retour implique la régénération d’un temps qui commence et se termine de façon cyclique et qui se représente en tant que répétition archétypique. Mircea Eliade souligne pour les sociétés archaïques l’importance de la notion biocosmique de la régénération de la vie, de la nature, à la base de la conception du temps. Ce qui domine en toutes les conceptions cosmico-mythologiques 336 337

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, 1947, Les sept sceaux, 1-7, pp. 264-267. Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, Paris, Gallimard, 1951, La régénération du temps.

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est le retour cyclique, l’éternel retour conçu comme la répétition d’un fait archétypique, qui est projeté sur les plans cosmique, biologique, historique, humain, etc.338. D’autre part, la notion de régénération de la vie a des conséquences décisives sur la façon de « vivre le temps » au niveau de l’individu-social. L’individu-social reste à l’écart de l’irréversibilité du temps, au contraire il est plutôt habité par un temps dont la régénération répétée transmute sa vie en un présent atemporel339.

7 | Septième thèse : La vie peut être vécue en durée / en instants Cette dernière thèse n’est pas précisément la nôtre, mais elle esquisse une polémique dont le pivot est au centre de notre étude. Je signale la polémique à partir de la sixième thèse, dont le dernier énoncé enveloppe deux notions clés. On peut reformuler la tension des notions d’irréversibilité du temps et du présent atemporel en deux thèses antinomiques, l’une affirmant la continuité temporelle, l’autre soutenant la discontinuité du temps. J’ai déjà évoqué précédemment (chapitre 2 de la première partie) la polémique entre Henri Bergson et Gaston Bachelard340. Dans le contexte de sa perspective philosophique, Bergson soutient la continuité au niveau de l’histoire de la nature, c’est-à-dire du temps naturel où s’inscrivent les espèces et l’espèce humaine en tant qu’être naturel, le développement de son temps biologique dans le temps naturel. La notion temporelle centrale en ce domaine est la notion d’évolution341. Par rapport au temps subjectif, Bergson soutient que le regard vers l’intimité, l’introspection, atteint le temps vécu et le temps subjectif est vécu comme une durée. La thèse bergsonienne est la suivante : « La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience… 338 339 340 341

Ibid., p. 90. Ibid., pp. 86-87. M.N. Lapoujade, Diálogo con Gaston Bachelard acerca de la poética, México, UNAM, 2011, pp. 30-33. Henri Bergson (1859-1941), Matière et mémoire, Paris, PUF, 1953. Voir aussi, du même auteur : L’évolution créatrice, Paris, Alcan, 1907 ; La pensée et le mouvant, Paris, Alcan, 1934.

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ces états il ne les juxtapose pas à l’état actuel comme un point à un autre point342. » Bergson utilise la métaphore de l’enveloppement et du développement d’un fil pour expliquer la continuité du temps biologique du passé, présent et futur par rapport à l’âge. L’enfance pratiquement n’a pas un passé, tout est à venir. L’adulte se situe à mi-chemin, le fil vers le passé et le fil vers le futur ont des longueurs semblables. La vieillesse a un long fil passé et un court fil vers l’avenir343. De son côté, Gaston Bachelard estime que le regard intérieur, subjectif dévoile des instants. L’intimité immédiate est vécue en instants. Elle est une succession d’instants monadiques, isolés. Il soutient : « Le temps pourra sans doute renaître, mais il lui faudra d’abord mourir. Il ne pourra pas transporter son être d’un instant sur un autre pour en faire une durée. […] Si notre cœur était assez large pour aimer la vie dans son détail, nous verrions que tous les instants sont à la fois des donateurs et des spoliateurs et qu’une nouveauté jeune ou tragique, toujours soudaine, ne cesse d’illustrer la discontinuité essentielle du Temps344. » Selon Bachelard. il ne s’agit pas de l’évolution créatrice, mais d’instants créateurs345. D’ailleurs, cette pensée assure une vieillesse où le changement et la nouveauté sont possibles. C’est un beau regard sur l’âge mûr, un regard d’espoir, de liberté. En d’autres mots, le printemps jaillit de l’hiver. La vieillesse peut avoir son printemps. La notion bachelardienne du temps discontinu, un temps qui meurt et renaît, implique la thèse des commencements infinis, c’est-à-dire implique la notion de l’éternel recommencement du temps. Par un autre biais, nous retrouvons les différentes thèses, que nous venons d’énoncer sur la fin et la renaissance du temps.

342 343 344 345

Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 1958. Henri Bergson, « Introduction à la métaphysique », Revue de métaphysique et de morale, 1903. L’intuition de l’instant, I. Ibid., p. 18.

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8 | Conclusion Vers une perspective différente Le rythme des climats et des saisons montre la répétition périodique du même, éparpillé de différences. La « loi du ciel » de la sagesse chinoise ancienne, le logos héraclitéen dans le sens de « loi du cosmos »346, nous soumet à sa nécessité, nous détermine en tant qu’espèce psycho-biologico-sociale, ainsi que comme des individus appartenant à l’espèce. Première conclusion : pourtant, cette légalité cyclique qui nous gouverne laisse un espace à la liberté humaine. Plus profondément encore, les cycles cosmiques s’érigent comme des modèles éthico-esthétiques de l’humain. Par rapport à la continuité vs discontinuité du temps, je propose de réduire les arguments à des figures géométriques, pour revenir au commencement de notre étude. On peut représenter la conception de la continuité du temps en tant qu’évolution et durée chez Henri Bergson, par le moyen d’une ligne droite, une flèche verticale. La conception du temps en tant qu’instants isolés, monades de temps, succession d’instants absolus de Gaston Bachelard dessine plusieurs flèches ascendantes constituées par des points écartés. Le temps en tant que cycles répétés en éternel retour esquisse la figure des cercles enchaînés. À mes yeux, il est possible de soutenir une sorte de continuité du temps, en tant que construction complexe, en tant que continuité du discontinu. Une continuité composée par la succession d’instants monadiques, qu’on peut traduire en termes d’espace en tant qu’une succession de points séparés (continuité du discontinu). Je propose une pluralité de successions de points-instants, dessinant des spirales ascendantes, ce qui correspond à l’image de plusieurs spirales. Il faut remarquer qu’il ne s’agit pas d’une spirale continue qui indiquerait une sorte d’évolution dialectique de l’histoire, par le moyen d’une Aufhebung ou synthèse des opposés (Hegel-Marx). Si je traduis en mots l’image de plusieurs spirales ascendantes de points, nous arrivons à une conception du temps où les cycles 346

Il faut dire que cette référence, chez Héraclite, fait allusion aux liens complexes entre logos et diké.

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sont ouverts, donc il s’agit d’une répétition semée de différences. Un rosier fleurit à chaque printemps, mais ses roses ne sont pas les mêmes, elles ne sont pas identiques. Le fait de proposer plusieurs spirales envisage que « le temps » invisible devient visible, perceptible en tant qu’innombrables figures concrètes, images du « temps ». Finalement, les spirales de points indiquent les marges du hasard au sein de la nécessité, de la liberté humaine au sein de la loi cosmique. La perspective des instants indépendants nous libère du fardeau du passé347. J’évoque pour finir le poète Antonio Machado quand il murmure : « hoy es siempre todavía », comme l’espoir d’un nouveau lendemain, comme l’espoir rassuré de l’aurore.

347

Il est possible transformer même le karma. Cf. T. Deshimaru, La pratique du Zen, Paris, Seghers, 1977.

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CHAPITRE 8 Mythologies des forces destructrices de la nature au Mexique 1 | Le paysage Ce fragment de terre émergée de la croûte terrestre accueille sur deux millions de kilomètres carrés tous les paysages que notre planète présente : de l’aridité du désert à l’exubérance de la forêt vierge ; des vertes prairies des vallées aux bois épais, lacs et lagunes qui s’harmonisent avec l’aridité sèche des hauts plateaux et l’humidité des marais ; des buissons tropicaux les plus chauds aux terres pelées des montagnes proches des neiges éternelles. Des chaînes de montagnes, peuplées de volcans, accompagnées de sierras, forment la colonne vertébrale de la géographie du Mexique. Ses différences géographiques marquées vont aussi de la solidité de la montagne imposante à l’infinie mobilité liquide de ses mers qui s’étend sur des plages variées. Le Mexique, du point de vue du climat, se trouve dans une zone de transition entre le monde tropical de l’Amérique centrale et des Caraïbes et le monde sous-tropical et tempéré du sud des États-Unis ; il est situé en Amérique du Nord. Le sol se déploie à des altitudes très variées, avec des climats très différents et une grande diversité de types de roches, d’histoires géologiques. Par conséquent, la flore et la faune se donnent avec des différences remarquables348. Le Mexique connaît les extrêmes du sec et de 348

Les botanistes mexicains calculent que sur tout le territoire poussent entre 25 000 et 35 000 espèces de plantes vasculaires, indiquent Carlos Vázquez et Alma Orozco dans « La destrucción de la naturaleza », La Ciencia, n° 83, 1989, p. 13.

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l’humide, du chaud et du froid, du feu et de l’eau, dans ses équilibres stables, dans une nature calme, à la mesure humaine, une nature qui s’impose au nomade et l’invite à la vie sédentaire. Mais au Mexique, ces mêmes extrêmes deviennent terribles, ils peuvent se transformer en une nature sauvage et inhospitalière, montrant l’horreur de leur visage violent par des tremblements de terre, des éruptions volcaniques, des typhons et des pluies torrentielles.

2 | Les sources Quelles sont les sources pour étudier cet univers ? Parmi elles, nous trouvons : les relations écrites par les Conquérants, celles des missionnaires catholiques, les livres sacrés des Aztèques, appelés codex ; les codex des chroniqueurs aztèques écrits après la Conquête. Il y a de plus les sculptures de pierre, les bas-reliefs, les fresques, les statuettes et les pots en terre cuite, les masques de pierre ou de bois et les structures architecturales349. Les codex conservés dans les temples, livres ésotériques de la sagesse aztèque, traitaient du calendrier rituel, de la divination, des cérémonies et des conceptions des dieux et de l’univers350. Parmi tous ces codex, nous nous pencherons en particulier sur le Codex Chimalpopoca et spécifiquement sur la partie appelée La Légende des Soleils351. 349

350

351

Dürer écrit : « Il m’a été donné de voir les choses qu’on a rapportées du nouveau pays de l’or [Mexique] pour le roi [Charles V] : un soleil d’or massif de la grandeur d’une toise et une lune d’argent massif de la même dimension… toutes choses plus fascinantes à voir que des prodiges… Aussi loin qu’aille ma mémoire, je n’ai vu de ma vie aucune chose qui m’ait à ce point ravi le cœur. Il s’y trouvait des œuvres d’un art vraiment prodigieux et je fus émerveillé de la subtile ingéniosité des hommes vivant dans ces lointaines contrées. Et je ne puis trouver les mots pour dire tout ce que je vis là » (Albert Dürer, Journal de voyage aux Pays-Bas, Paris, Maisonneuve et Larose, 1993, pp. 25-26). Cf. Karl Taube, Mitos aztecas y mayas, Madrid, Akal, 1996. Dans le chapitre sur l’analyse des codex, il mentionne cinq textes aztèques importants réunis sous le nom Groupe Borgia ainsi que quatre codex de la période post-classique maya : ceux de Dresde, Madrid, Paris et celui de Grolier. Karl Taube, dans le livre mentionné, raconte l’histoire récente du manuscrit de La Légende des Soleils. L’abbé Charles Etienne Brasseur de Bourbourg – célèbre découvreur de manuscrits coloniaux entre 1857 et 1867 – trouva le Codex Chimalpopoca. Cette œuvre avait été copiée et traduite par le physicien français J.M.A. Aubin qui, lors de son séjour au Mexique entre 1830 et 1840, recueillit beaucoup de documents anciens. Nombre d’entre eux appartenaient à l’Italien Lorenzo Boturini, qui voyagea dans tout

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3 | La Légende des Soleils Comment comprendre le mot légende ? Pour simplifier, nous dirons que l’histoire est un récit d’événements, de faits. L’histoire aspire à la vérité en tant qu’adéquation aux faits ; donc, notre texte ne peut être une histoire au sens strict. Le mythe se présente comme une constellation d’images qui explique « le réel », compris comme ce qui est donné, comme ce qui se manifeste. Le mythe n’apparaît pas comme une reproduction du réel mais comme sa reconstruction en un imaginaire, c’est-à-dire que son but central est la compréhension ou l’interprétation du « réel ». En ce sens, notre document n’est pas non plus un mythe au sens restreint du terme. Notre document appartient au genre de la légende. L’étymologie du mot légende vient du latin legere, lire. Littéralement, légende signifie « ce qui doit être lu ». En effet, La Légende des Soleils est rédigée en langue náhuatl archaïque, avec des influences de l’instruction reçue des franciscains352. Dans ce contexte, la légende est un récit raconté qui contient des éléments mythiques. Elle participe donc à la fois du mythe et de l’histoire. Elle se trouve à la frontière entre les deux, ce qui multiplie sa richesse. Du mythe, elle tire des signifiés en images ainsi que son but explicatif. De l’histoire, elle prend la référence à des événements très anciens conservés dans la tradition et dont la véracité ou la fantaisie se perd dans la nuit des temps. La légende laisse dans un flou indéterminé sa racine événementielle, mais valide la plausibilité des faits racontés en les présentant comme vraisemblables. Cependant, son thème est présenté sur le mode d’un mythe, c’està-dire organisé en clé imaginaire. Le récit de la légende présente ses éléments narratifs comme si c’étaient des faits historiques. En somme, la légende est un mythe qui s’enracine dans le vague d’une histoire non prouvée.

352

le Mexique à la recherche de documents préhispaniques et du seizième siècle. Le náhuatl, la langue des aztèques, est une langue syncrétique comme la pensée qui l’anime. Jacques Soustelle, dans L’univers des Aztèques (version en espagnol), México, FCE, 1996, p. 96, souligne que le náhuatl, en tant que langue agglutinante, crée des « mots complexes dont le pouvoir d’évocation augmente avec toutes les associations traditionnelles des images ». Soustelle ajoute que « chaque mot, utilisé dans un contexte mythologique ou magique, peut recevoir une multiplicité de sens plus ou moins ésotériques ». Tout ceci rend plus polémique l’interprétation des textes.

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Le récit La Légende relate l’histoire de notre monde ; selon elle, ce mondeci a été précédé de quatre mondes ou « soleils ». Actuellement, nous en sommes au cinquième soleil353. Chaque soleil correspond à une ère géologique. La Légende raconte la succession des âges du monde et la fin de chacun par sa destruction. C’est donc un regard mythique sur les forces destructrices de la nature, vers le passé du cosmos. Mais la Légende devient présage quand elle raconte la destruction future de notre monde, le cinquième soleil. Chaque soleil est vivant, donc il naît et meurt. Sa mort est causée par un cataclysme provoqué par une force destructrice de la nature. Le premier soleil est le « Soleil du tigre ». À la date du jour 4-tigre, les habitants furent dévorés par les tigres, furent engloutis dans la terre. Alors, ce Soleil disparut. Cette ère trouva sa fin lors d’un jour funeste : en effet, pour les Aztèques, le chiffre 4 lié à une date était néfaste. Après une éclipse vinrent les ténèbres et le froid, et ce fut la fin. Les Aztèques concevaient les éclipses comme le soleil dévoré par un animal mythique représentant un Dieu-force, ou par la lune dans sa lutte éternelle contre le soleil354. Le second soleil est le « Soleil du Vent », détruit à la date 4-vent, par un vent de la force d’un typhon, qui balaya le monde, ses habitants et son soleil. Ehecatl, Dieu-force du vent, est l’une des manifestations de Quetzalcóatl, le serpent à plumes. Cependant, ce monde présente une particularité, la présence d’enchantements et de sorcellerie, grâce auxquels la force destructrice du vent fut 353 354

Leyenda de los Soles, dans le Códice Chimalpopoca, México, Editorial Universidad Nacional Autónoma de México, Instituto de Investigaciones Históricas, 1975. Dans ce cas, le dieu Tezcatlipoca, dieu du nord, du froid et de la nuit, vainquit le soleil, et provoqua une éclipse qui en finit avec ce monde, à cause de la mort de son soleil. Eclipses en México (par plusieurs auteurs), SEP, 1991. Cf. R. Tena, Conocimientos y creencias sobre los eclipses en el momento del contacto: las crónicas. Les Aztèques avaient prévu avec précision plusieurs éclipses qui avaient eu lieu aux XVe et XVIe siècles. Ils disaient que « le soleil était mangé » ou que « la lune était mangée ». On pourrait penser que dans la lutte éternelle entre le soleil et la lune, les éclipses représentaient la victoire de l’un ou de l’autre. Fray Bernardino de Sahagún, dans son Historia general de las cosas de la Nueva España, 4 vol., México, Porrúa, 1956, décrit l’effet d’une éclipse sur la population aztèque de son époque : « Et ils disaient : si le soleil reste éclipsé indéfiniment, il n’éclairera plus jamais, il y aura des ténèbres perpétuelles et les démons arriveront. » De sorte que La Légende des Soleils était une croyance enracinée chez les Aztèques qui craignaient les effets de la destruction comme celle du premier soleil.

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contrecarrée au moyen d’une opération magique de portée cosmique de manière que les hommes furent transformés en singes. Ce soleil mort, le troisième soleil naît, le « Soleil de la Pluie », détruit un jour 4-pluie, mais une pluie de feu355. Cette ère se termine dans une pluie de feu, la destruction est provoquée par une éruption volcanique. Le soleil même brûla simultanément avec son monde et fut consumé dans le feu. C’est la mort du soleil par son propre élément. La composition de la terre et du soleil comme des corps ignés détermina la fin d’une ère géologique. À la date 4-atl, eau, est signalée la fin du quatrième soleil, le « Soleil de l’eau ». Cette ère est détruite par des inondations, c’està-dire par un déluge universel. Selon la chronique « toutes les montagnes disparurent » ; à cette époque « le ciel s’immobilisa » dans notre cinquième soleil. Nous sommes donc au cinquième soleil. Le cinquième soleil est le « Soleil du Mouvement », dont la Légende prédit la destruction un jour 4-mouvement. Cette ère, selon le présage de la chronique, sera détruite par un tremblement de terre qui effacera ce soleil356. Dans ce soleil domine le mouvement de mort et résurrection. Le sang versé à la mort par sacrifice alimente la vie de l’univers, préservant ainsi la vie du soleil. Ce soleil naît par les puissances de l’Est et la planète Vénus357. Vénus 355

356

357

La force de la pluie est incarnée par le dieu Tláloc. De plus, il est le dieu du feu qui tombe du ciel, l’éclair, le tonnerre et peut-être – selon Soustelle – les éruptions volcaniques. Les hommes du cinquième soleil ont été créés pour satisfaire la faim et la soif de leur soleil, ainsi leur vie prend le sens d’un sacrifice au soleil. Leur sacrifice maintient le soleil en vie, c’est-à-dire dans le mouvement quotidien de sa mort à l’Ouest et de sa résurrection à l’Est. L’astre s’alimente donc du cœur et du sang des élus. En fait, les sacrifices humains ont pour modèle l’autosacrifice des dieux. Le dieu Quetzalcóatl se sacrifie au soleil, se jetant dans le « four de Teotihuacan », dans le feu des cendres duquel il ressuscitera, transformé en la planète Vénus. Le soleil diurne triomphe et domine le cosmos quand il atteint le zénith, accompagné par le cortège des guerriers morts au combat et des femmes mortes en couches. Là, il prend la figure d’un autre dieu, Huitzilopochtli, dieu guerrier né de la terre, Coatlicue. Le pâle soleil de l’aube prend la figure de Quetzalcóatl, roi-prêtre, qui se soumet aux desseins du destin. Le soleil brûlant du zénith est le guerrier triomphant sur le monde, il est représenté comme le dieu guerrier Huitzilopochtli qui triomphe de la vie grâce à la mort. Ces forces sont incarnées par le dieu de l’Est et de l’étoile du matin, VénusQuetzalcóatl. Cf. Roman Piña Chan, « Quetzalcóatl », Lecturas Mexicanas, n° 69, 1977.

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signale la résurrection, puisque chaque matin le soleil renaît. De même, le soleil meurt chaque soir, à l’Ouest358. Alors, le soleil mort descend dans le monde des ténèbres, qu’il parcourt comme un soleil noir vivant, au cours de son trajet nocturne, sous la terre. La lune et les étoiles continuent également leur mouvement nocturne sous la terre. Les tremblements de terre, ces forces naturelles destructrices, sont provoqués par le trébuchement d’un astre sous la terre. La culture aztèque considérait que les séismes étaient provoqués par le mouvement des astres, qu’il s’agissait de « mouvements sidéraux »359.

Réflexions à partir de la Légende Le mouvement est la notion cardinale de la pensée aztèque. Tout est en mouvement. Le monde, notre monde, s’insère dans une succession de mondes antérieurs détruits. C’est une succession déterminée par une conception des catastrophes. En ce sens, la cosmologie aztèque pourrait établir un dialogue avec les théories modernes des catastrophes. Je pense par exemple à René Thom qui pose la question : « Existe-t-il, à proprement parler, une théorie des catastrophes ? » Et il y répond en passant par les mathématiques, la physique, la chimie, la biologie et les sciences humaines360. Or cette cosmologie aztèque n’est pas sans doute une apologie du logos à la manière de Thom, mais une apothéose du logos dans une acception plus proche du logos d’Héraclite, considéré comme harmonie de la lutte, ordre, dynamisme, légalité universelle de forces, « feu éternellement vivant qui s’allume avec mesure et s’éteint avec mesure ». La succession aztèque des mondes détruits consiste à faire correspondre à chacun des quatre éléments un monde détruit également à une date de chiffre quatre. Chacun des quatre éléments a détruit un monde auquel il donne son nom : le soleil de la terre, le soleil de l’air, le soleil du feu, le soleil de l’eau. 358

359 360

L’Ouest est le couchant et la mort, la porte d’accès à l’infra-monde. Cependant, il marque aussi la vie, car la vie est descente. De sorte que l’Ouest est le point de contact des deux mondes, celui de la vie et de la mort, puisque vie et mort sont descente et ascension dans un mouvement circulaire. Cinna Lomnitz, Los temblores, México, Consejo Nacional para la Cultura y las Artes, 1999. René Thom, Apologie du Logos, Paris, Hachette, 1990, Quatrième Partie. Théorie des catastrophes, p. 335.

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La Légende nous parle d’une conception du cosmos qui, traduite à la pensée occidentale – je paraphrase le Timée de Platon – est « un grand animal vivant ». C’est un cosmos vivant, donc, en mouvement. Ses révolutions marquent des cycles de vie, mort et résurrection. Jours et nuits, animaux, hommes et dieux sont des forces en lutte. Traduite dans la conception occidentale, il faut revenir à Héraclite : « Polemos est le père de toutes les choses361. » La cosmovision aztèque décrit des dualités en mouvement. Pour résoudre le problème de l’équilibre universel, elles deviennent des forces opposées complémentaires. Les dualités fondamentales sont les couples formés par les quatre éléments : terre-air (Quetzalcóatl) et eau-feu (Tláloc). La vie-mort qui est mort-vie dans une unité cyclique parfaite est une lutte, un combat de forces cosmiques. Ces forces, dans la cosmologie aztèque, sont incarnées par des dieux. Dieux qui luttent, meurent et renaissent, consumés par le feu. Ce monde de forces cosmiques-dieux est formé par des antagonismes dont les victoires et les défaites sont parfaitement équilibrées par des lois cosmiques qui présentent une stable-instabilité, c’est-à-dire un équilibre dynamique. C’est un cosmos où le drame des forces en lutte ne se réduit pas à une unité simple, mais à une unité duelle. Le riche panthéon aztèque de dieux-forces cosmiques en lutte comprend plusieurs niveaux dans le ciel et l’inframonde. L’ordre du ciel, espace du cosmos, trouve son origine au dernier niveau, appelé « le lieu de la dualité », « là où l’air est très froid, subtil et gelé », où règne « le seigneur deux », le couple originel362. Pour comprendre plus profondément cette cosmovision, il est possible de revenir en arrière jusqu’à la science d’Hermès et l’alchimie. L’univers des Aztèques se prête à une lecture alchimique. Aztèques et alchimistes soutiennent l’éternel retour de l’unité des deux principes contraires : le solide et le volatil, l’humide et le sec, le chaud et le froid. Unité de contraires dans la dualité aztèque 361

362

Héraclite, dans Les penseurs grecs avant Socrate : de Thalès de Milet à Prodicos (trad. Jean Voilquin), Paris, GF-Flammarion, 1964. Une différence remarquable : chez Héraclite, le cosmos est un. Cf. Le feu et la mesure, fr. 30. « Le soleil est chaque jour nouveau » (fr. 6), « La guerre est le père de toutes choses » (fr. 53). Voir aussi Platon, Timée. Œuvres complètes, vol. II, Paris, Gallimard, 960, cf. 29e-30 a,b,c. Cf. Patrick Johansson, Voces distantes de los Aztecas, México, Fernández Editores, 1994 ; de plus, Jacques Soustelle, etc.

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ou l’hermaphrodite alchimique. Le cosmos hermétique vit à un rythme duel, comme l’univers aztèque avec lequel il partage les symboles de la lutte du soleil et de la lune, de la lumière et des ténèbres, de l’homme solaire et de la femme lunaire. Le Roi, soleil, soufre et sel, s’unit à la Reine, lune, mercure. La lutte se termine par la destruction, la mort provisoire, une matière morte en décomposition par putréfaction, d’où renaît la vie ; ou bien une matière brûlée jusqu’au nigredo, d’où par transmutation renaît une autre forme, dans un processus de résurrection. Voici l’importance du four alchimique, comme le four de Teotihuacan. Voici l’importance d’être consumé dans le feu pour ressusciter, comme le dieu Quetzalcóatl. Le bestiaire symbolique de l’alchimie trouve son correspondant dans le bestiaire symbolique du monde aztèque, par exemple le serpent alchimique et le serpent aztèque, ou l’aigle, animal solaire par excellence, qui occupe une place centrale363. Il en va de même pour les arbres, les couleurs et les nombres, et surtout le symbolisme de l’art. Pour conclure, considérons le volcan Popocatépetl comme un symbole qui pourrait synthétiser tout ce qui vient d’être évoqué. Mexico est protégée et menacée par l’imposant Popocatépetl, dont le nom signifie : la « montagne qui fume ». Des légendes de tous les temps, des chroniques anciennes et des journaux de voyage, des scientifiques et des sorciers, des poètes et des peintres, tous ont rendu hommage au volcan. Le Popocatépetl est à la fois un gardien et un danger quotidien. Vie en suspens. Être majestueux et solitaire, nature grandiose face à laquelle renaît chaque jour le sentiment kantien du sublime, éveillé par une dimension et une intensité qui dépassent la mesure humaine364. C’est pourquoi il suscite ce sentiment particulier de crainte et de respect qui se manifeste dans l’attitude religieuse qui émerge d’une relation esthético-éthique avec la nature. Le volcan implique force et pureté, équilibre apparent et déséquilibre latent, sérénité enneigée à l’extérieur et feu intérieur. Le Popocatépetl personnifie la dualité cosmologique originelle : feu et neige, sec et humide, vie et mort, immobilité et mouvement. 363 364

Cf. Jacques van Lennep, Arte y Alquimia, Madrid, Editora Nacional, 978. I. Kant, Kritik der Urteilskraft, dans Kant Werkausgabe, Bd. X, Frankfurt, Suhrkamp, 1974, Analytik des Erhabennen, 25, Seite 167 : « In dem, was wir an ihr erhaben zu nennen pflegen, [...] diese vielmehr in ihrem Chaos oder in ihrer wildesten regellosesten Unordnung und Verwüstung, wenn sich nur Grösse und Macht blicken lässt... ».

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L’érotisme naturel cher à l’alchimie considère la montagne comme ce qui se dresse. Mais le volcan offre par surcroît une matrice cosmique, son cratère. La montagne et le volcan invitent à une ascension mystique, de l’obscurité à la lumière, comme l’a exprimé l’un des plus grands poètes de la langue espagnole, saint Jean de la Croix, dans la Montée au Carmel365. L’ascension sur le volcan culmine avec la descente dans sa profondeur interne où l’on atteint la fusion ignée, but de l’union mystique et alchimique. Ainsi, le volcan accorde en une union alchimique la verticale qui monte au ciel et descend dans le creux, dans son ventre de feu d’où renaît la vie. Le volcan est le creuset de la nature ; après le feu et le tremblement de terre, il en sortira une nouvelle vie. Le Popocatépetl, gardien menaçant du Cinquième Soleil, accomplira-t-il le présage de la Légende, sera-t-il l’alchimiste du Sixième Soleil ?

365

San Juan de la Cruz, Subida del Monte Carmelo y Llama de amor viva, dans Obras Completas, Madrid, BAC, 1974.

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CHAPITRE 9 Les imaginaires de la construction de l’identité latino-américaine

« Ce qui aujourd’hui est évident, une fois fut imaginaire. » William Blake366

L’objet de cette étude se résume dans la proposition d’une conception de l’homme en tant que Homo imaginans, comme base pour une construction possible de l’identité latino-américaine. Le parcours de la réflexion peut être imaginé comme l’arche qui unit les deux extrêmes d’un compas ouvert, où un pied s’appuie sur l’origine de l’Amérique, pour laquelle ce texte constitue une relecture, tandis que l’autre pied s’appuie sur une conception philosophique qui se projette vers une possible philosophie pour l’avenir. L’épigraphe de William Blake sera le phare qui illumine le point de départ de notre réflexion, aujourd’hui. Les confortables coordonnées cartésiennes espace-temps, montrées sur deux axes imaginaires sur lesquels on présuppose représenter, en réduction, la « réalité » spatio-temporelle, ont explosé en mille morceaux. D’abord, Kant les convertit en « formes pures a priori de la sensibilité », ce qui signifie : opérations, dynamisme, fonctions universelles et nécessaires de l’esprit, de la subjectivité, par lesquelles 366

« What is now proved was once only imagin’d » (William Blake, The Marriage of Heaven and Hell. Proverbs of Hell. Antologia Bilingüe, Alianza Editorial, Espagne, 1996, p. 120).

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l’espèce humaine exerce les actions de spatialiser et temporaliser les données sensorielles, c’est-à-dire les informations, les impressions reçues des phénomènes367. Ainsi conçus, espace-temps cessent d’être des continents extérieurs où se placent les phénomènes, ils cessent d’être des coordonnées géométriques, ils cessent d’être des lieux occupés par des corps qui apparaissent et disparaissent, ils cessent d’être des substances, des essences. En un mot, au sens fort : ils cessent d’être. Avec la philosophie critique de Kant, espace-temps naissent comme des processus, comme des fonctions, comme le dynamisme de la sensibilité humaine par lesquelles sont exercées les actions que, abandonnant le langage obsolète de Kant (mais non pas sa proposition), je désigne par les verbes spatialiser et temporaliser. La trajectoire qui va de Kant à la « réalité virtuelle » est vertigineuse et directe. Dans la philosophie de Kant, on en trouve déjà les bases. Actuellement, nous vivons dans de multiples espace-temps virtuels, imaginaires, transformés en « réalité », c’està-dire que nous vivons dans une réalité imprégnée d’imaginaires. Cependant, cette « nouveauté » n’est pas nouvelle ; elle est aussi vieille que l’espèce humaine parcourant le cosmos pour survivre. L’espèce humaine a vu des temps cosmiques dans des systèmes planétaires, imaginés scientifiquement comme des roues tournantes, des étoiles fixes, une terre centrale sédentaire, un soleil tournant dans la noria des cycles éternels. L’espèce humaine a vu d’autres temps cosmiques dans de beaux astrolabes. Elle a vu des temps dans les mouvements de planètes résolument giratoires autour du soleil dans leurs orbites montrées comme circulaires ou elliptiques, des comètes aux mouvements capricieux, des étoiles extrêmement rapides que l’illusion optique imagine en une sereine quiétude. L’espèce humaine habite la terre. Elle l’habite comme une masse rocheuse de matière illusoirement immobile, ferme et solide. Curieuse base imaginaire pour éviter le vertige d’habiter une terre dont la solidité se dissout en énergie mobile, subtile, concentrée en d’infinis grumeaux d’énergie, en la diversité infinie de formes d’énergie appelées « corps ». Elle habite encore la terre avec l’illusion ptolémaïque d’un soleil qui apparaît et dispa367

I. Kant, Kritik der reinen Vernunft, Hamburg, Felix Meiner, 1930, cf. Esthétique transcendantale.

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raît, qui se lève et se couche, qui régule les saisons, qui parfois a la responsabilité de déterminer les calendriers, charge qu’il partage avec la Lune selon les cultures368. En général, la diversité des temps imaginaires correspond aux concomitants espaces imaginaires369. En particulier, les rythmes cosmiques des systèmes planétaires sont versés dans d’imaginaires espaces immobiles où sont articulées les – non moins imaginaires – figures des astres. Dans ce contexte se dessine la planète Terre, avec ses langues de terre baignées entre les mers. En 1483, Macrobe propose une carte complètement imaginaire, il ne pouvait en être autrement. À cette époque, la géographie, au-delà du monde connu, était simple spéculation en images. Sur la base de cet état de fait, un Génois passionné370 et convaincu par l’image de l’Île de la Terre située à l’ouest de l’Europe, après avoir touché terre en 1492, crut confirmer son rêve transformé en projet, assumé par la Couronne espagnole ; il proclama au monde qu’il avait ancré ses navires à l’extrême orient de cette unité de fiction ou d’erreur scientifique – ce qui revient au même – dénommée l’Île de la Terre371. L’an 1492 n’a pas changé de façon qualitative la nature des cartes, toutes deux images des théories respectives. Elles jouent le rôle d’images spéculaires d’hypothèses imaginaires où sont représentées les transformations géographiques apparues après les voyages.

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371

M.N. Lapoujade, « Tiempos cosmicos y transgresiones imaginarias », dans M.N. Lapoujade, Tiempos imaginarios, ritmos y ucronias, Actes du IIIe Colloque International d’Esthétique, organisé par elle-même à l’Université de Mexico. « La réalité virtuelle où nous avons commencé à vivre, pour ainsi dire, quasi sans nous en rendre compte, s’approche en phagocytant les – presque inexistants – réduits de la “réalité réelle”. Notre espèce est en train d’entrer inexorablement à sa préhistoire » (M.N. Lapoujade, dans Espacios Imaginarios, México, Faculté de Philosophie et Lettres, Université de Mexico, 1999, p. 8. La figure de Christophe Colomb est entourée d’un halo de mystère : génois, majorquin, catalan ? Cf. B. Costa-Amic, La mallorquinidad (catalanidad o hispanidad) de Colon, México, Costa-Amic, 1992. Edmundo O’Gorman, « La invencion de América », Lecturas Mexicanas, n° 63, SEP-FCE, 1958, cf. IV El orbis terrarum o Isla de la Tierra, pp. 64-68.

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1 | La gestation et l’accouchement du Nouveau Monde La fascination pour les voyages depuis le fond de la préhistoire a toujours fait bouger cette espèce, migratoire par excellence, appelée humaine. L’espèce humaine est itinérante et met en jeu cette particularité, soit par nécessité de survie, soit par nécessité créée par la séduction que l’imagination aventurière exerce sur elle, ainsi que le défi du hasard, la provocation de la conquête ou les besoins de l’esclavage. Entre les gonds des contingences impossibles à prouver et les conséquences, on pense que les Vikings ont touché ces terres vers la fin du dixième siècle. Cinq siècles plus tard, Christophe Colomb, guidé par la boussole de son imagination théorique, prétend diriger ses navires vers l’Asie. En ce sens, Goethe, pénétrant, commente avec une force incontestable : « Colomb, avant de découvrir le Nouveau Monde, le portait déjà dans son imagination372. » Notre Amiral, sans le savoir, trace plusieurs trajets inédits, parmi tant d’autres voyages erronés. Dans l’histoire du monde, jamais le moment fugace d’ancrer un bateau n’eut de conséquences si lointaines et incommensurables. En 1492, cette rencontre erronée marque l’acte de fécondation le plus imposant de l’histoire de l’humanité jusqu’à présent. Sans le savoir, une géographie peuplée de cultures reçoit, comme un météorite, tout un monde, qui tombe en son sein, guidé par la boussole de l’imagination de l’Amiral. L’imperturbable géographie se montre en dimensions plus grandes, avec d’énormes fleuves qui suggèrent de vastes territoires, aux êtres et cultures inconnus. L’étrange et le merveilleux deviennent des catégories du réel pour les réalités des deux mondes réciproquement insolites. Les imaginaires à la recherche d’explications se déchaînent. La science de l’Occident est aussi imaginaire que les mythes de ces terres-là. Cette rencontre est un véritable acte de fécondation : violent, cruel et vexatoire, mais fécondation tout de même. Comme conséquence, l’extension, la complexité et la richesse des horizons de l’humanité tout entière,

372

J.W. Goethe Conversaciones con Eckermann, dans Obras completas, Madrid, Aguilar, 1990, cf. Conversation du vendredi 16 février 1827, p. 1150.

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c’est-à-dire de l’espèce humaine, s’étendent et se transforment de façon irréversible. Après la fécondation, commence pour le monde un long processus de gestation. Ce morceau de terre contient en son ventre, d’un point de vue philosophique, d’énormes efforts de compréhension. Chez les Européens, la recherche d’explications scientifico-religieuses pour appuyer les certitudes imaginaires. Chez les peuples autochtones, on fait appel aux images mythico-religieuses explicatives d’un univers vivant. Dans l’univers préhispanique en Méso-Amérique, La Légende des Soleils rend compte de la mort de quatre mondes, de quatre soleils, et de la naissance d’un cinquième soleil empreint de mort. L’esprit de ces peuples admet la mort et la naissance cyclique des mondes373. La rencontre fécondante détermine le premier moment du long processus de gestation. La cartographie naissante se débat entre la représentation en images des a priori imaginaires et les a posteriori empiriques, incommodes et inclassables. La gestation d’un Nouveau Monde suit son cours ; nous appellerons le second moment de cette gestation les voyages d’Americo Vespucci. Au-delà de ses échecs, en 1504, les théories concèdent une place à un quatrième Continent. Finalement, en un troisième moment, la gestation culmine avec le voyage de Sebastian Elcano, relais de Magellan à sa mort, qui obtient, sans le vouloir, la preuve factuelle irréfutable de la forme de la terre. En 1520, avec Elcano, il s’agit de la rotondité parcourue de la terre et de la preuve du quatrième Continent. Quand la gestation postérieure à la rencontre est assumée par les pouvoirs politiques que les navigateurs représentent, survient l’accouchement : le Nouveau Monde naît et il s’appelle Amérique. Les différents noms du Nouveau Monde indiquent des conceptions diverses. La pluralité se trouve déjà dans son nom. Arturo Ardao, dans son España en el origen del nombre América Latina, étudie en détail ce thème fondamental, qu’il résume en ces lignes : 373

M.N. Lapoujade, Interprétation mythique des forces destructricesde la nature au Mexique (sous presse). Conférence présentée lors du Colloque international Environnement 2000 sur les risques climatiques et hantises millénaristes, organisé par le Centre Gaston Bachelard de Recherches sur l’imaginaire et la rationalité, France, 2000.

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L’imagination cosmologique Le terme « Hispanoamérique » et son dérivé « hispano-américain » étaient déjà en usage avant l’émancipation, ils continuèrent à l’être après… Le terme « Amérique latine » et son dérivé « latino-américain », de portée plus ample, a trouvé son origine vers 1850. Actuellement, le terme intermédiaire « IbéroAmérique » et son dérivé « ibéro-américain », furent amenés au premier plan dans la péninsule dans les années 1980… Appliqué au strict domaine européen, le terme « ibérisme »… [désigne] non plus la communauté historique d’Espagne et du Portugal, sinon le rétablissement nécessaire de son unité politique374.

Les noms ne sont pas un hasard, ni superficiels et, en particulier, le nom Amérique latine est porteur de l’auto-affirmation des peuples et des cultures non saxonnes. Le nom implique d’assumer les racines, les origines, l’histoire et le présent comme centre de son identité. Les noms sont importants non seulement pour leur signification, mais encore pour leurs images qui s’y associent. Les imaginaires qu’un nom éveille sont signe des valorisations implicites. Les noms provoquent des résonances et, dans ce cas, résonances du désir actuel d’autonomie par rapport à l’autre Amérique.

2 | L’Amérique latine dans les imaginaires Au niveau imaginaire, dans la philosophie européenne, s’écroule définitivement l’image médiévale du monde, celle que Martin Buber décrit comme l’image d’« une croix dont la verticale est l’espace fini entre ciel et enfer, qui nous mène tout droit à travers le corps humain, et dont l’horizontale est le temps fini depuis la création jusqu’au jour du jugement ; son centre, la mort du Christ, coïncide, en le couvrant et en le sauvant, au centre de l’espace, le cœur du pauvre pécheur »375. Cette image est remplacée par celles de la Renaissance, qui montrent un univers infini, où il n’y a plus de centre, car le centre est partout, c’est-à-dire n’importe quel point d’une sphère infinie peut être le centre. Ergo, l’homme, protégé à la place centrale, 374

375

Arturo Ardao, España en el origen del nombre América Latina, Montevideo, co-édition Biblioteca de Marcha et Facultad de Humanidades y Ciencias de la Educacion, Facultad de Ciencias Sociales, 1992, pp. 94-95. Martin Buber, Qué es el hombre ?, Breviario n° 10, México, FCE, 1964, p. 28.

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devient un être excentrique, avec toutes les conséquences anthropologiques et philosophiques qui en découlent376. L’imagination préhispanique déploie ses cosmovisions en images de pierre (par exemple, le calendrier aztèque), constructions, stèles, sculptures, bijoux, bas-reliefs et parfois, en écriture et en codex. Enfin, les imaginaires préhispaniques exhibent un monde exubérant de formes significatives, images, signes et symboles expressifs de leur conception du monde. Dans cet intervalle historique, qui va de la Rencontre à la Naissance, les imaginaires de l’Amérique se multiplient en une multiplicité multicolore impossible à embrasser. Un signe du processus fécondant de la rencontre est la métamorphose des imaginaires à leur contact. Au début il s’agit d’imaginaires sans rapport. C’est le règne de l’étonnement des imaginaires européens et américains, absolument étrangers l’un à l’autre. Cet isolement initial des mondes préhispanique et européen, au niveau des imaginaires, se transforme peu à peu de diverses manières. Thomas Cummins affirme, dans une étude sur le thème, où il compare les effets de la rencontre au niveau des images aztèques et incas : Il est difficile de calibrer l’impact des systèmes de représentation natifs dans la culture coloniale latino-américaine. Il est également difficile de calibrer quel a été l’impact réel que le système européen de représentation a eu sur les cultures natives. […] La réponse, en partie, se trouve au seizième siècle, quand les Espagnols ont rencontré pour la première fois les deux cultures dominantes du Nouveau Monde, aztèque et inca, et la différente réaction espagnole aux manifestations physiques des formes conceptuelles de la connaissance native, les systèmes artistiques de chaque culture. C’est là où les concepts de représentation péruvien et mexicain sont entrés dans la conformation de la représentation coloniale, mais de manières très différentes377.

Dans, ce cas, il s’agit de l’absorption européenne de l’imaginaire américain, la traduction du lexique d’images préhispanique au 376 377

Alexandre Koyré, Del mundo cerrado al universo infinito, México, Siglo XXI, 1979. Thomas Cummins, « La representacion en el siglo XVI : la imagne colonial del Inca », dans Mito y simbolismo en los Andes. La figura y la palabra, dir. par Enrique Urbano, édité par le Centre d’Études régionales andines « Bartolomé de las Casas », Cusco, Pérou, 1993.

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lexique européen. Pensons par exemple à l’incorporation d’images du soleil et de la lune sur les façades des églises coloniales, ainsi qu’aux images des Saints, des Apôtres, comme manière d’attirer l’américain vers une foi qui devient plus familière quand elle est intégrée à des aspects de son propre imaginaire. Au niveau empirique commencent les étapes historiques de la Conquête et de la Colonisation. C’est un monde qui arrive à l’américain, un monde météorique l’écrase extérieurement, le transperce et le blesse. Même si nous n’oublions pas que, parmi les cultures préhispaniques, il y en avait aussi certaines qui s’érigeaient en conquérantes et qui s’appropriaient, exécutaient ou réduisaient en esclavage d’autres peuples américains. Maîtres et esclaves, chacun dans leur propre monde, américain ou européen, incarnent cette figure historique, maintenant, de manière unilatérale. L’américain subit la domination militaire par la force d’oppression, et la conversion religieuse par la force de compassion. L’histoire de la Colonie est la description de l’esclavage de l’Amérique. La tournure des histoires particulières conflue en une macro-histoire de dépendance continentale. Cependant, grâce à cette terrible promiscuité historique, l’espèce humaine devient plus riche, plus hétérogène, ses cultures se prodiguent en symbioses et syncrétismes nouveaux. La croissance historique de l’Amérique détermine une mosaïque diverse que l’on peut appeler Euro-Amérique. Au niveau de l’anthropologie, à ce moment de l’histoire, l’Européen mène à son paroxysme ce que l’on peut désigner par conception occidentale de l’homme378. En général, cette conception décrit le mode d’entrer en relation avec la nature et avec le réel depuis une dichotomie radicale : l’homme face à la nature. Sur cette base, les activités humaines d’appréhension, au sens propre, dans le but de survivre, deviennent les actions d’appropriation au sens social, qui se prolongent dans le rôle de l’homme, comme conquérant de terres, colonisateur avide, commerçant avide, et enfin, dominateur de l’homme. En même temps, cette ambition signifie la condamnation à l’exil. Le conquérant féroce entraîne le déchirement de l’exilé. 378

À ce sujet, on peut consulter D.T. Suzuki, « Conferencias sobre Budismo Zen, Orient et Occident », dans Budismo Zen y Psicoanalisis, de D.T. Suzuki et Erich Fromm, Mexico, 1985, p. 9 et suiv.

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Au niveau philosophique, au nom de la justice et de la religion, se déclenche la polémique radicale entre Frère Bartolomé de Las Casas et le Docteur Juan Ginés de Sepúlveda, laquelle, à son tour, a été très controversée. Si nous plaçons la polémique, de façon réductrice, sur le lieu d’une représentation théâtrale imaginaire, c’est l’affrontement de deux personnages : un Frère et un Docteur. Si nous la traduisons dans le langage de la philosophie, il s’agit de la polémique traditionnelle entre théologie et philosophie, foi et raison, qui ont coûté tant d’accusations, de prisons et de bûchers à la Renaissance européenne379. Dans ce contexte, notre réflexion a pour base la polémique historique Sepúlveda-Las Casas. L’aigre dispute philosophique est d’une portée sociale radicale. Sepúlveda, depuis l’orthodoxie aristotélicienne, le droit naturel et divin, présente une argumentation en faveur de la Conquête et de la soumission absolue de l’autochtone quand il affirme, dans son Traité sur les justes causes de la guerre contre les Indiens : Il y a d’autres causes de justes guerres moins claires et moins fréquentes, mais non pour autant moins justes ni moins fondées sur le droit naturel et divin ; et l’une d’elles est de soumettre par les armes, s’il n’y a d’autre moyen, ceux qui par leur condition naturelle doivent obéir aux autres et refusent leur empire. Les plus grands philosophes déclarent que cette guerre est juste par loi de nature380.

Assailli par les critiques humanistes de Bartolomé de Las Casas, Sepúlveda introduit une tournure baroque de non moins d’un paragraphe dans son argumentation quand il affirme que 379

380

À la manière d’une rapide esquisse, considérons la polémique d’Abélard soutenant une dialectique rationnelle coupante contre saint Bernard, le théologien de l’amour, dont les métaphores des abeilles et du miel lui ont valu le pseudonyme de « docteur mellifique ». Cependant, sa « douceur théologique » ne l’empêche pas de réfuter la philosophie d’Abélard et de poursuivre celui-ci ; condamnation dont le poids sans appel tombe sur le troubadour dialectique, depuis l’énorme pouvoir politique et charismatique de saint Bernard durant le passionnant douzième siècle. Au cours de ce même siècle, on se rappelle les « difficultés risquées » subies par la mystique, scientifique, artiste et visionnaire Hildegarde de Bingen qui a été soutenue par une lettre de saint Bernard et aidée par Guillaume « Barberousse ». On pense ensuite à Nicolas de Cues, aux thèses condamnées de Maître Eckhart, au bûcher de Giordano Bruno, à la prison à vie de Galilée, dont l’exemple a amené Descartes à occulter toute sa vie son Traité du Monde, où il soutient des thèses proches de celles du « dangereux » Galilée. Juan Ginés de Sepúlveda, Tratado sobre las justas causas de la guerra contra los Indios, México, FCE, 1987, p. 21.

205

L’imagination cosmologique

défendre la Conquête ne signifie pas justifier les commis par ses exécutants : Si sont vraies certaines relations de la Conquête de la Nouvelle Espagne que j’ai lues récemment ; nous ne disputons pas ici sur la modération ni sur la cruauté des soldats et des capitaines, mais sur la nature de cette guerre qui réfère au juste principe de l’Espagne et à ses justes ministres ; et cette guerre je dis qu’elle peut être faite droite, juste et pieusement, et être d’une certaine utilité pour les vainqueurs et encore beaucoup plus pour les barbares vaincus. Car leur nature est telle que facilement et avec la mort de peu d’entre eux ils peuvent être vaincus et obligés à se rendre381.

En 1502, Bartolomé de Las Casas arrive en Amérique. En 1513, il se sent transformé par une voix qui change le cours de son existence. L’Espagnol bienveillant et juste, un jour extraordinaire, est possédé par une « sainte furie », déploie le tourbillon de sa mission en disputes, prédications, admonestations, réprimandes. Rien ni personne ne peut arrêter la force extraordinaire de cet esprit de justice en un temps d’oppression. Son cri de dénonciation et de douleur se fait entendre dans ces paroles quand il déclare : La cause pour laquelle les chrétiens ont fait mourir et ont détruit tellement d’âmes, a été seulement pour obtenir leur fin ultime, l’or, et s’enrichir rapidement, et arriver à des positions très élevées et disproportionnées par rapport à leur personne, il convient de savoir, pour leur insatiable ambition, la plus grande du monde, ces terres étant heureuses et riches, et les gens humbles, patients et faciles à soumettre, ils n’ont eu pour eux aucun respect, aucune estime… ni comme envers des animaux, plût à Dieu qu’ils les aient traités comme des bêtes ; mais ils étaient pour eux moins que de la bouse des foires382.

Voici que la défense philosophique du « parti de la foi » est assumée par un moine particulier : un lutteur déclaré, un défenseur des droits de l’homme, un humaniste intégral. Frère Bartolomé de Las Casas, avec un profond amour chrétien basé sur sa foi inébranlable et un humanisme accentué, fonde son discours contre l’esclavage sur le respect de la liberté, lance son appel à la tolé381 382

Ibid., p. 99. Fray Bartolomé de Las Casas, Doctrina, Coordinacion de Humanidades, UNAM, 1982 ; cf. Brevisima Relacion de la Destruccion de las Indias Occidentales. I, Introduccion, p. 8.

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Les imaginaires de la construction…

rance, proclame l’égalité et la fraternité entre les hommes. Dans la seconde moitié du seizième siècle, Bartolomé de Las Casas, à partir de et pour sa religion, est en avance de deux siècles dans sa conception de l’homme et de ce qui sera reconnu comme « les droits de l’homme », par rapport à l’idéal laïque de la Révolution de 1789, concentré dans son emblème : « liberté, égalité, fraternité », idéal encore lointain pour notre in-humanité de notre vingt et unième siècle383. Un humaniste français, Michel de Montaigne, presque contemporain de Las Casas et de Sepúlveda, depuis sa géographie distante, en syntonie avec son temps, s’engage radicalement dans la complexe discussion philosophico-sociale du moment. Sa réflexion est centrée sur le cannibalisme dans le Nouveau Monde ; cependant, sa portée touche le thème si grave actuellement de la diversité et des différences ; et il défend le respect et la tolérance de façon radicale. L’affaire du cannibalisme arrive aux oreilles des Européens provoquant censures, diatribes et polémiques. Montaigne, avec sa lucidité caractéristique, assume une posture de sage équanimité, avec une critique acerbe à l’intolérance et l’arrogance qui règnent en Europe. Il fonde son argumentation en plaçant le fait contingent du cannibalisme dans le contexte de l’histoire, de manière à situer l’événement singulier dans le devenir de l’espèce humaine universelle. En ce sens, il affirme : 383

À partir de cette polémique, la philosophie latino-américaine suit son cours, riche en apports, proche de celui des grands courants de la philosophie occidentale. Ainsi par exemple, vers 1850, en général, la philosophie académique assume le rationalisme, comme l’affirme Arturo Ardao rda Pendant la Colonie, sous l’empire du catholicisme hispanique et de la scolastique, l’Amérique latine n’a connu le rationalisme religieux que sous forme de germes ou d’ébauches contenus dans les luttes internes de tendances à l’intérieur de l’Église. La Révolution, avec son philosophisme des Lumières, a amené partout l’hégémonie d’un catholicisme libéral qui s’ouvre à l’idée de tolérance et proclame les libertés de conscience et de culte. Ceci donne encore lieu à des réactions anticléricales… Mais c’est seulement au début du romantisme que le rationalisme proprement dit se rend présent. La génération romantique a été dominée par la préoccupation pour atteindre l’émancipation spirituelle ou mentale, en complément de la politique. » Arturo Ardao, Racionalismo y Liberalismo en el Uruguay, Montevideo, Universidad de la Republica, 1962, p. 83. La philosophie au Mexique suit un éventail très large de courants philosophiques, depuis la Colonie jusqu’à nos jours ; parmi la complexe constellation de penseurs, se détachent Samuel Ramos et José Vasconcelos, ainsi que la figure centrale de Leopoldo Zea comme l’éveil de la conscience lucidede la philosophie latino-américaine en général.

207

L’imagination cosmologique Or je trouve qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vray, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. [Et il ajoute :] Je ne suis pas marry que nous remerquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais ouy bien dequoy, jugeans bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglez aux nostres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort ; à deschirer par tourments et par geénes corps encore plein de sentiment… le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement leu mais veu de fresche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens ; et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion)384.

Si nous poussons encore plus loin cette réflexion, il faut conclure que tous les peuples préhispaniques ne menaient pas non plus une vie aussi bucolique que celle décrite par Las Casas385. Enfin la naissance du Nouveau Monde est seulement un exemple historique qui dénote les traits de la haine, la violence, la guerre et la cruauté inhérentes à l’espèce humaine ; la même espèce est ouverte à la beauté et à l’amour.

384 385

Michel de Montaigne, Essais, Livre I, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, cf. Des Cannibales, Chap. XXXI, pp. 254 et 258. Prenons par exemple la « guerre fleurie » des Aztèques par laquelle, dans le but de la religion, ils conquéraient d’autres peuples de la région, les soumettaient, leur imposaient de lourds tributs, prenaient des esclaves et élisaient parmi eux leurs victimes propitiatoires, en les menant au sacrifice sacré. Les pratiques d’arracher le cœur des élus pour alimenter avec du sang la vie du soleil, ainsi que de dépecer leurs victimes, pour se couvrir de leur peau chaude, se faisaient avec la conviction inébranlable de la religion.

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CHAPITRE 10 Ariel et Caliban comme prototypes de l’espèce humaine

« […] la psychologie de l’émerveillement, la moindre variation d’une image merveilleuse devait nous servir à affiner nos enquêtes. La finesse d’une nouveauté réanime des origines, renouvelle et redouble la joie de s’émerveiller. » G. Bachelard386

À travers ce texte, je souhaite partager « la joie de s’émerveiller » qui m’a incitée à approfondir le regard sur la vie de ces personnages emblématiques, Ariel et Caliban. Le thème de cet essai est tissé autour des figures d’Ariel et Caliban, à travers lesquels se sont enlacés deux géographies, deux continents, deux époques, deux langues. William Shakespeare, écrivain de l’aube de la langue anglaise, qui a été suivi dans sa langue et dans d’autres, a exercé de profondes influences sur la littérature, sur les imaginaires les plus divers, sur les réflexions à divers endroits et époques ; dans l’une de ses œuvres tardives La Tempête (1611), il déroule l’intrigue autour de trois personnages centraux : Prospero, Ariel et Caliban387. Il est intéressant de s’arrêter sur le fait que Shakespeare, pour ainsi dire, a traversé l’océan Atlantique, malgré 386 387

La poétique de la rêverie, Introduction, II, p. 3. William Shakespeare, The Tempest, London, New Penguin Shakespeare, Penguin Books, 1968.

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L’imagination cosmologique

la « tempête », et s’est posé en terre latino-américaine, dans le sud du continent, dans un petit pays qui s’appelle l’Uruguay. Là-bas, José Enrique Rodó, penseur solitaire et prophétique, érudit, critique et polémique, a transformé les personnages de La Tempête en ses propres personnages, maintenant des habitants d’Amérique du Sud. En 1900, J.E. Rodó a publié son essai intitulé Ariel, dont les personnages, Ariel, Caliban et Prospero deviennent des héros d’une autre histoire, d’une nouvelle histoire388. Par cette œuvre décisive, l’auteur uruguayen est devenu célèbre et a été appelé « le Maître de l’Amérique », car sa pensée a marqué la réflexion en Amérique latine. L’Ariel de Rodó a été à l’origine des essais, analyses et commentaires les plus divers ; des diatribes et des apologies depuis des perspectives et courants philosophiques différents. Son œuvre expose la pensée engagée aux multiples facettes de son auteur depuis des points de vue variés : philosophique, éthico-esthétique, politique, social, religieux, éducatif, psychologique, anthropologique, etc. Le propos de cette réflexion est de présenter ma propre proposition de relecture d’Ariel et Caliban, que j’interprète comme des prototypes humains, c’est-à-dire comme des types originaires, des figures emblématiques où je trouve exposées dans leur état le plus pur deux modalités radicales de l’espèce humaine.

1 | Les prémisses philosophiques de ma réflexion Tout d’abord, je soutiens qu’une différence spécifique de l’humain est son imagination ; par conséquent, je considère que parmi tant de définitions il faut incorporer sa particularité d’Homo imaginans389. L’une de ses spécificités est son activité de transgression. L’espèce humaine est celle qui transgresse par excellence ; l’homme est un être transgresseur de toute limite390. Deuxièmement, comme conséquence de ce qui précède, j’affirme que l’espèce biologique 388 389 390

José Enrique Rodó, Ariel (ed. de Belén Castro), Madrid, Catédra, col. Letras Hispánicas, 2000. M.N. Lapoujade, Filosofia de la Imaginacion, México, Siglo XXI, 1988. Ibid., chap. 3, p. 193.

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Ariel et Caliban comme prototypes…

appelée humaine présente dans sa complexe physiologie la possibilité de féconder son imagination par chacun des éléments du cosmos : terre, eau, air, feu. Ainsi, dans l’environnement général de la physiologie humaine, la physiologie de l’imagination des éléments émerge tout particulièrement. Les quatre éléments invoquent l’imagination. Plus précisément, ils l’éveillent en provoquant son activité de transgression de manière à produire une transformation simultanée de la réalité en réalité imaginaire. Ainsi, la terre, l’eau, l’air, le feu sont vécus originairement dans leur transmutation imaginaire. L’imagination cherche à créer et recréer chacun des éléments en assumant une attitude, à mes yeux, esthétique fondamentale, que la philosophie a reconnue comme son origine, le thauma, la gaieté, la joie de s’émerveiller. Gaston Bachelard écrit : « Le monde est beau avant d’être vrai. Le monde est admiré avant d’être vérifié391. » Troisièmement, des deux prémisses précédentes, j’infère celleci qui s’articule de la manière suivante : –

depuis les infinies singularités uniques des monades humaines, c’est-à-dire depuis chaque individu, poudre d’histoire dans l’infinité des histoires post-modernes,



en passant par leur environnement social, culturel, où la singularité agit en coordonnées spatio-temporelles socio-culturelles,



il est possible de découvrir alors des types, plus précisément, il est possible d’en arriver à certains prototypes ou archétypes symboliques qui prennent sens comme des différences propres à l’espèce biologique dite « humaine ».

Je pense que l’imagination symbolique et la spécificité biologique confluent et s’accordent réciproquement du sens. En somme, l’espèce humaine vit dans un réel-symbolique continu.

2 | Noms et description des personnages Les noms des personnages sont significatifs : Prospero. Le nom évoque quelqu’un de favorisé par la Fortune, dénote un progrès 391

L’air et les songes, chap. VI, III, p. 216.

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L’imagination cosmologique

dans la voie de la croissance de tout ordre, de la connaissance, fait allusion à diverses acceptions du déploiement de soi-même. Ariel est la métamorphose du mot « air ». Chez nos auteurs, Ariel n’est pas un être humain, ce nom désigne un esprit, à proprement parler un esprit aérien. Caliban est un nom qui résulte d’un jeu de mots par lequel est transformé le substantif « cannibale », c’est une anagramme. Chez Shakespeare, le personnage évoque les cannibales tels que Montaigne les décrit dans son célèbre Essai, dans un chapitre intitulé précisément « Des Cannibales » ; essai dont les résonances sont perçues dans La Tempête392. Les noms restent inchangés chez l’Uruguayen Rodó. Shakespeare définit les contours psychologiques de ces personnages de manière explicite393. Prospero est raffiné, doué de pouvoirs, grand enchanteur, opposé au mage vulgaire. Grand alchimiste, les quatre éléments se trouvent en son pouvoir394. Centré sur lui-même, il a atteint sa grandeur morale et il sait se dominer, il est Maître dans les Arts occultes395. Magistère patiemment acquis au long d’années d’étude et d’apprentissage, concentré dans son monde intérieur, dans son véritable duché, non pas celui de Milan dont il était titulaire, mais celui de sa bibliothèque396. Son amour est partagé entre son Art et l’amour filial envers sa fille. Le Maître a deux serviteurs aux caractéristiques absolument opposées : Ariel est un esprit, un esprit de l’air, qui exerce son pouvoir magique au service de Prospero397. Il est caractérisé par sa légèreté, il est appelé « oiseau » ; dans cet esprit dominent la grâce, la tendresse, la liberté. Mais sa liberté absolue sera obtenue des mains de Prospero pour ses bons services398. Ariel est invisible et il enchante avec sa musique399. L’opposé radical d’Ariel est l’esclave Caliban, fils d’une sorcière, sans figure humaine. C’est la grossière 392 393 394

395 396 397 398 399

Michel de Montaigne, Essais, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, cf. Livre I, Chap. XXXI, « Des cannibales ». Evangeline M Johnson O’Connor, Who’s who and what’s what in Shakespeare, Gramercy Books, USA, 1996. W. Shakespeare, The Tempest, I, 2 : « If by your art, my dearest father, you have/ Put the wild waters in this roar, allay them./ The sky, it seems, would pour down stinking pitch,/ But that the sea, mounting to the welkin’s cheek,/ Dashes the fire out... », p. 63, cf. I, 2, 23-30. Ibid., 72-77, 88-91. Ibid., 109-110. Ibid., 189-215, 345, 348, 357, 363-365. Ibid., IV, 1, 264-268. Ibid., 375-430 et IV, 1, 171-184.

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Ariel et Caliban comme prototypes…

incarnation de la terre400. Il est appelé « chose »401, « esclave venimeux », « menteur », « monstre », etc. Prospero lui a appris à transformer ses sons de bête en langage articulé qu’il n’utilise que pour proférer des malédictions402. Après Shakespeare, des flots d’encre ont coulé, provoqués par la fascination de ses personnages. Parmi d’autres grands penseurs, Goethe, dans le Faust, a également donné une place à Ariel403. Pour sa part, Rodó, dans son essai controversé intitulé Ariel, dès la première page qui s’adresse « à la jeunesse d’Amérique », explicite sa filiation shakespearienne quand il affirme : « Le vieux maître vénéré qu’ils appelaient Prospero par allusion au sage maître de La Tempête de Shakespeare, prenait congé de ses jeunes disciples, après un an de travaux404. » Tout de suite, il décrit la scène de l’action. La salle est dominée par un bronze représentant Ariel à l’instant où, libéré par la magie de Prospero, il prend son vol pour disparaître dans l’air. Ariel [poursuit Rodó], génie de l’air, représente dans le symbolisme de l’œuvre de Shakespeare, la partie noble et ailée de l’esprit. Ariel est l’empire de la raison et du sentiment sur les basses stimulations de l’irrationalité ; c’est l’enthousiasme généreux, le mobile élevé et désintéressé dans l’action, la spiritualité de la culture, la vivacité et la grâce de l’intelligence, le terme idéal vers lequel monte la sélection humaine, rectifiant chez l’homme supérieur les tenaces vestiges de Caliban, symbole de la sensualité et de la maladresse, avec le ciseau persévérant de la vie405.

Par la suite, l’auteur sud-américain transplante les personnages à la réalité latino-américaine406. Son objectif est la jeunesse d’Amérique latine, dont la sensibilité est un terrain fertile pour l’éducation, avec le but de la préparer à « respirer l’air libre de l’action ». Rodó signale la nécessité que chaque génération entre dans la vie de façon libre, critique, constructive, avec son propre 400 401 402 403 404 405 406

« Thou earth, thou, speak ! », ibid., 314. « Dull thing, I say so ! He, that Caliban », ibid., 282-286. Ibid., 319. Johann W. Goethe, Faust, Première Partie, Scène XXII, Intermezzo et Deuxième Partie, I, Première Scène. J.E. Rodó, Ariel, Introduction, 139. Ibid. M.N. Lapoujade, « Los imaginarios en la construccion de la identidad latinoamericana », Revista de Filosofia, n° 48, 2004.

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L’imagination cosmologique

programme éthico-esthétique d’action. Ariel en est le modèle et le détonateur. Il faut maintenir vivants l’enthousiasme et l’espoir en l’humanité407. Rodó pose la question : est-il possible de « rêver » à des générations d’hommes qui visent un monde meilleur408 ? Il répond : Ce qui, pour l’Humanité, est important de sauver de toute négation pessimiste, ce n’est pas tant l’idée de la relative bonté du présent, mais celle de la possibilité d’arriver à un terme meilleur par le développement de la vie, accéléré et orienté moyennant l’effort des hommes409.

Dans l’état actuel des sociétés, « l’influence de l’éducation ou de la coutume se réduit à l’automatisme d’une activité, en définitive, matérielle ». C’est un état de servitude, c’est une condamnation morale. Rodó, dans cette œuvre, a devancé les sociétés actuelles, sociétés de consommation, même dans les pays pauvres, c’est le modèle imposé. Dans ce cadre, Rodó revendique explicitement Schiller et souligne la nécessité de l’éducation esthétique comme voie pour sensibiliser les peuples assoupis sous le poids des médias. Et puis, une éducation esthétique qui recherche l’harmonie, l’équilibre, la possibilité de sortir de cette léthargie, de se détacher de la terre, qui donne des ailes à l’esprit, voici l’un des messages prémonitoires de Rodó dans cette œuvre extrêmement complexe. L’« utilitarisme » acharné qui apparaissait déjà à son époque s’est transformé en société de consommation, en anthropophagie de la mondialisation. Les sociétés actuelles, perçues par le regard prophétique de Rodó, « sont l’intronisation de Caliban. Ariel ne peut être que vaincu par ce triomphe »410. Ce qui domine, c’est ce que l’auteur latino-américain appelle « un individualisme médiocre », dont l’ébauche partage les critiques de « l’homme unidimensionnel » de Marcuse, de « l’homme gris » de Musil, de « l’homme masse » de Canetti. Avec le « nivellement par le bas » de la culture purement matérielle, utilitaire – affirme Rodó – « on sera aux frontières de la zoocratie dont une fois Baudelaire a par407 408 409 410

J.E. Rodó, op. cit., I, p. 141. Ibid., p. 149. Ibid., p. 151. Ibid., p. 177.

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lé »411. Enveloppée dans le pouvoir, la médiocrité – je continue à citer – « lance une partie de chasse organisée contre tout ce qui manifeste l’aptitude et l’audace pour le vol »412. Voici le sens primordial surgi de la nécessité impérieuse du modèle d’Ariel selon Rodó. Non pas comme le modèle du héros solitaire, mais comme le progrès de la vie, je cite : De la vibration de la cellule informe et primitive, jaillit tout l’élan ascendant des formes organiques qui manifeste le rôle puissant qu’il faut attribuer aux phénomènes les plus inaperçus et vagues […] et qui, en arrivant à la sociologie et à l’histoire, restitue à l’héroïsme des foules […] la partie qui était restée cachée sous la gloire du héros individuel413.

3 | Proposition d’interprétation Je propose une relecture des personnages par laquelle je ne prétends absolument pas critiquer, invalider ou restreindre d’autres lectures, mais apporter fondamentalement un autre regard, un regard herméneutique complémentaire. Mon point de départ est la situation concrète du thème, sur laquelle je me pose une question initiale : combien y a-t-il d’Ariel et de Caliban ? Alors, quels sont l’Ariel et le Caliban légitimes ? Par analogie, nous pourrions nous demander à propos de l’histoire occidentale de la peinture : quelle est la légitime Annonciation, Crucifixion, Résurrection, etc. ? Les questions mettent en évidence que ce sont des questions qui n’ont strictement pas de sens. On pourrait répondre que tous ou aucun ne sont légitimes. Strictement, l’herméneutique se compose de l’ensemble de toutes les « lanternes » à l’aide desquelles chaque marcheur illumine une forêt historique, que ce soit un événement, un héros, un personnage, une culture, une réalité. C’est précisément cela qui la rend complexe et intéressante. Dans ce cas, il est évident qu’il y a de 411 412 413

Ibid., p. 183. Ibid., p. 182. Ibid., p. 192. Rodó prend aussi le temps d’analyser le rôle des États-Unis dans une vision critique où il leur reconnaît tout de même certaines vertus. Finalement, il devance aussi le thème des grandes villes, avec un regard encore tout à fait pertinent.

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nombreux Ariel et Caliban, puisqu’ils transcendent les cadres sociaux, ethniques, culturels, historiques dans lesquels ils se présentent. Je soutiens qu’Ariel et Caliban dénotent un prototype de l’humain. D’où j’infère la nouvelle thèse suivante sur Ariel et Caliban : il y a des Ariel et des Caliban en Orient et en Occident ; probablement des préhistoriques et des historiques. Il y a des Ariel et des Caliban à toutes les époques, dans toutes les cultures et sociétés. Il y a des Ariel et des Caliban riches et pauvres, il y en a aussi bien parmi les aristocrates altiers que chez les humbles paysans ; il y en a des blancs, des noirs, des métis et des mulâtres ; ce sont des hommes et des femmes ; il y a des homosexuels, des hétérosexuels ou des ascètes, il y a des déclassés, des marginaux et des oubliés. Il y a des Ariel et des Caliban partout où existe l’espèce humaine. Comment, alors, pouvons-nous décrire ces prototypes ? Eh bien, recommençons pour conclure. Prospero : mage, alchimiste et maître, a acquis les secrets de l’alchimie par une longue étude, qui lui a permis d’avoir à son service Caliban et Ariel. Dans le cadre de nos prémisses, ayant recours à la prosopopée, nous pouvons affirmer que Prospero est la figure de l’Alchimie. Ainsi, les forces cosmiques d’esprit et de matière se trouvent dans les mains de l’Alchimie. En outre, elles obéissent au pouvoir du grand Art. De cette manière, l’Alchimie, avec le style pudique de son enseignement, semble inviter le lecteur à pénétrer dans cet Art difficile. C’est comme si elle interpellait le lecteur en nous disant : deviens un alchimiste confirmé et toi aussi tu pourras exercer ton pouvoir sur toi-même, sur les forces qui te poussent dans différentes directions car tu n’as pas le pouvoir de les contrôler414. Caliban est la figure de « la chair » dans la plus littérale et brutale de ses acceptions. Comme le dit Gilles Deleuze à propos des portraits dans la peinture de Francis Bacon, c’est là que la chair apparaît. Pour Deleuze, « la chair de l’homme qui souffre est de la viande. La viande est la zone commune de l’homme et de la bête… »415. Parmi 414 415

Grillot de Givry, La Grande Œuvre, XII, Méditations sur la voie ésotérique de l’absolu, cf. I et II. Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éditions de la différence, 3e ed., 1981, pp. 20-21.

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les prémisses de cet écrit, j’ai défini l’homme comme transgresseur de toute limite. Précisément, Caliban n’est pas humain, car il est incapable de transgresser le cadre de la nécessité, il vit incrusté dans son milieu, ce qui le distingue du proprement humain. Tout au plus, on pourrait appeler Caliban un homoncule. Si nous nous penchons sur les sociétés actuelles, mondialisées, même dans les pays du tiers monde, où la globalisation et le consumérisme du pouvoir sont juxtaposés à la misère des pauvres, nous constatons qu’elles produisent fréquemment des caricatures urbanisées de Caliban. Le consumérisme mutilant de l’humain, la mondialisation ainsi que le nivellement contemporain vers l’uniformité invoquent et produisent Caliban. Ils protègent et multiplient les Caliban contemporains. Une des failles les plus sérieuses de « l’éducation » actuelle est que, au profit de l’information, des réseaux de communication, elle laisse en état vierge le monde intérieur ou, comme disait Thérèse d’Avila, elle laisse sans culture le « jardin » de l’intimité, qui, dans nos systèmes éducatifs, est resté en friches et impraticable. Ariel. C’est pourquoi il faut aujourd’hui invoquer une fois de plus Ariel. Conservons un soupçon d’optimisme : l’aide d’Ariel est vraiment possible si nous le pensons comme un prototype de l’humain. Novalis affirme que l’acte humain par excellence est de se transcender, de sauter par-dessus soi-même416. Ariel est humain en tant que prototype de la transgression. Transgression du réel en rêve de vol ; transgression de la pesanteur, de l’inertie, en vol humanisant417. Métamorphose de l’espèce dont le nom évoque l’humus auquel il appartient et dont il est fait. Ariel est la métamorphose en un être aérien, sans arriver cependant à l’hybris démesurée d’Icare. Caliban et Ariel recréent au niveau symbolique les forces de la dualité humaine : matière-chair, esprit-air. Précisément, l’Alchimie a pour but que l’initié s’approche progressivement de la réalisation en soi-même, comme le soutenait Roger Bacon : « que 416

417

Novalis (eig. Friedrich L. Freiherr von Hardenberg), Aphorismen, Insel Taschenbuch 1434, Frankfurt und Leipzig, Insel, 1992, « Der Akt des sich selbst überspringens ist überall der höchte, der Urpunkt, die Genesis des Lebens », V, Seite 111. L’air et les songes.

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L’imagination cosmologique

le corps se fasse esprit et que l’esprit se fasse corps »418. En ce sens, Ariel symbolise la sublimation alchimique de la matière brute en matière spiritualisée. En ce sens aussi, Nietzsche, par sa pensée et son œuvre, a apporté une description fondamentale de l’esprit de pesanteur et de l’esprit de légèreté, dans la hauteur aérienne duquel il inscrit sa propre œuvre. Dans Ecce Homo, il signale : « Qui sait respirer l’air de mes écrits sait que c’est l’air des altitudes, un souffle rude419. » Dans cette prose poétique de l’air, Nietzsche donne une place à part à son Zarathoustra quand il affirme : Ce livre, dont la voix porte au-delà des millénaires, n’est pas seulement le plus haut qui soit, le vrai livre des altitudes, celui qui laisse la chose humaine à un abîme au-dessous de lui, mais c’est aussi le plus profond420…

Dans cette œuvre grandiose qu’est le Zarathoustra, Nietzsche affirme : Celui qui, un jour, apprendra aux hommes à voler, celui-là a déplacé toutes les bornes frontières : toutes les bornes vont, pour lui, s’envoler, il baptisera la terre d’un nouveau nom – “la légère”421.

Ainsi, Nietzsche soutient que l’homme doit être surpassé et il cite Novalis sans le nommer, mais en le traitant de pas sérieux422. L’homme doit se métamorphoser en superhomme. Celui-ci est précisément l’esprit léger, l’esprit de l’air. Encore plus radical, car Nietzsche est toujours extrême ; il conclut ainsi : Et si c’est mon alpha et mon oméga que tout ce qui est lourd devienne léger, que tout corps devienne danseur et que tout esprit devienne oiseau : et en vérité, c’est là mon alpha et mon oméga423. 418 419 420 421

422

423

Cité par Grillot de Givry, op. cit., Méditation IV. Friedrich Nietzsche, Ecce homo, Paris, Gallimard, 1942, Préface, III, p. 9. Ibid., IV, p. 10. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Librairie Générale Française, 1983, De l’esprit de pesanteur, 2. – Also sprach Zarathustra, Swan Buch, Vertrib GmbH, Kehl. Gesamtherstellung, La Flèche, Brodard et Taupin, 1994. Vom Geist der Schwere, 2 : « Wer die Menschen einst fliegen lehrt, der hat alle Grenzsteine verrückt; alle Grenzsteine selber werden ihm in die Luft fliegen, die Erde wird er neu taufen – als “die Leichte” », Seite 223. Il s’agit précisément de la citation transcrite à la note 30. L’allusion de Nietzsche se trouve dans Also sprach Zarathustra, Dritter Teil, Von alten un neuen Tafeln, 4, « Aber nur ein Possenreisser denkt: “Der Mensch kann auch übersprungen werden” », Seite 230. Ainsi parlait Zarathoustra, Partie III, Les sept sceaux, 6, p. 278. Also sprach Zarathustra, Dritter Teil, Die sieben Siegel, 6, Seite 268 : « Und wenn das mein

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Ariel et Caliban comme prototypes…

4 | Conclusion Tandis que Caliban est toujours pratiquement à quatre pattes, le regard vers le sol, dans l’obscurité, dans la raideur de sa forme, plongé dans le cadre de la nécessité, Ariel transgresse. Ariel, dans la préhistoire, a frayé le chemin vers le premier homme, il a été le premier à se mettre debout, le regard au loin, vers l’horizon, les mains libres, celui qui a pu marcher, courir, danser. Ariel est l’homme historique qui, en outre, aspire à voler dans ses rêves, ses poésies, ses mythes comme celui d’Icare, dans ses machines comme l’a imaginé Léonard de Vinci. C’est l’homme transgresseur pour lequel Nietzsche propose une autre métamorphose : ainsi l’homme sera dépassé. Dans ce cas, le prototype d’Ariel se transmue en l’élément air. Ariel est l’élément air. Quelles sont les caractéristiques de l’élément air ? Ariel, l’air, est mouvement, légèreté, il n’a pas de forme fixe, dans son ascension il cherche la lumière, c’est le royaume de la liberté. Nous pourrions dès lors présenter de notre point de vue la poétique de l’air de Bachelard, ainsi que toutes les conceptions éthico-esthétiques de l’ascension424, les courants mystiques d’Occident et d’Orient425, Hildegarde de Bingen chez qui la cosmogonie visionnaire de l’air joue un rôle fondamental426. Paracelse élève l’air à l’élément suprême, préexistant à tout ce qui est créé, principe originaire, incorruptible et inaltérable, réfractaire à tout venin427. Ainsi, sur le chemin du retour, nous pourrions déboucher sur le Sefer Yetzirah, el libro de la Formacion, où, au moyen de l’air

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A und O ist, dass alles Schwere leicht, aller Leib Tänzer, aller Geist Vogel werde: und wahrlich, das ist mein A und O! ». Depuis Platon, Plotin et les néo-platoniciens par la suite. En Occident, parmi bien d’autres : Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, Maître Eckhart, Angelus Silesius. En Orient, dans une accumulation sans fin, je fais référence à l’œuvre d’Henri Corbin, par exemple : L’homme de lumière dans le soufisme iranien, Chambéry, Présence, 1971 ; Alchimie comme art hiératique, Paris, L’Herne, 1986. Hildegarde de Bingen, Le livre des œuvres divines, Paris, Albin Michel, 1982. Paracelse, El libro de las entidades, dans Obras Completas, México, Colofon, 2000, Chap. 7 : sur la bonté suprême de l’Air Libre.

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L’imagination cosmologique

émané de l’Esprit, se forment les mères, les racines de tout, les trois lettres fondamentales dont la première est l’air, Aleph428. Plus en arrière dans l’histoire, il faut une fois de plus écouter Anaximène de Milet, qui considérait l’air comme principe de l’univers429. Et encore plus loin, là où l’histoire se fond dans la sagesse, dans les enseignements à propos de l’air, d’Hermès Trismégiste, et nous émerveiller de leur voix : rien de ce qui existe n’est vide, tout creux est plein, plein d’air430. L’air est principe suprême de vie entre ciel et terre. Enfin, la splendeur éblouissante de la vie s’appuie sur l’invisible subtil.

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Sefer Yetzirah, El libro de la Formacion, version d’Isidor Kalisch, Madrid, Edaf, 2001.I, viii, p. 27. Anaximène de Milet, dans Les penseurs grecs avant Socrate : de Thalès de Milet à Prodicos (trad. Jean Voilquin), Paris, GF-Flammarion, 1964. Hermès Trismégiste, Corpus Hermeticum, Madrid, Edaf, 1998, Discours d’Hermès à Asclepius, p. 45, Asclepius I, p. 131, Asclepius, III, pp. 148-152.

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SECTION III UNE ESTHÉTIQUE DE L’IMAGINAIRE

CHAPITRE 11 Kant-Proust : une rencontre esthétique

« La seule chose importante consiste à transformer la vie autour de nous, de façon à ce qu’elle devienne, au lieu de forteresse de la bêtise, le temple du beau, au lieu du repaire de la méchanceté, l’asile de la justice. » Marcel Proust431

Ce que cet écrit n’est pas. Il ne s’agit pas d’une « preuve » historique ni d’une démonstration philologique de filiation de Proust par rapport à son antécesseur. Il ne s’agit pas non plus de spéculer sur le thème évanescent des « influences », bouclier contre les idées vagues. Cependant, tout au long de l’œuvre de Proust, en de nombreuses occasions, l’auteur fait référence à Kant, à travers la mention du philosophe ou de son œuvre. Plus précisément, certains passages où Proust met en œuvre la notion d’a priori, ou l’expression « libre jeu » de l’imagination, le suprasensible, entre beaucoup d’autres, semblent attirer l’attention sur un possible lien philosophique entre Kant et Proust432. 431 432

M. Proust, Essais et articles, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1994, p. 100. En octobre 1888 se situe l’entrée de Proust en philosophie. Cf. n. 2, p. 28, La revue verte, dans Essais et articles, p. 385. Ibid. : l’expression « ces imaginations… dans leur libre jeu, etc. ». Contre l’obscurité : « Mais n’est-ce pas ce qui est toujours arrivé dans l’histoire de la philosophie où les Kant, les Spinoza, les Hegel, aussi obscurs qu’ils sont profonds, ne se laissent pas pénétrer sans des difficultés bien grandes », p. 88.

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L’imagination cosmologique

Ce que cette réflexion est. Mon propos est de lancer une invitation philosophique pour favoriser une rencontre de pensées, c’est-à-dire pour tisser les coïncidences philosophiques radicales de nos personnages. Il s’agit de quelque chose comme la construction d’un filigrane esthétique qui intègre ces deux mondes d’idées. La présente proposition se passe en plusieurs temps. Le premier temps établit un rythme paradoxal. Je prends comme point de départ méthodique les différences apparemment irréconciliables de nos personnages. Au moyen de la tournure galiléenne du « et pourtant », nous montrons la transmutation des divergences en profondes convergences. Le parcours continue avec un second moment où nous proposons la révision de certaines convergences fondamentales dans le domaine de ce que nous appellerons leurs théories esthétiques respectives ; ou en général ce que nous appelons la conception de l’esthétique philosophique soutenue par chacun de nos personnages. Sur cette base, nous tirons une brève conclusion dans le sens du titre.

À propos du « style » de Flaubert, Proust écrit : « [Flaubert] a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant, avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et de la Réalité du monde extérieur », p. 282. Cf. op. cit., À propos de Baudelaire, référence à Kant, p. 320. Un amour de Swann : « Il [Swann] posa d’abord l’excellence a priori d’Odette… la révélation de ses vertus indémontrables et dont la notion ne pouvait dériver de l’expérience », p.169, Paris, Librairie Générale Française, 1987 ; À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Quarto, 1991. Toute la Recherche est émaillée de références à Kant. Entre autres dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Autour de Madame Swann, Proust lance une ironie au sujet de la profondeur de Madame de Guermantes quand Swann s’exclame : « Mon Dieu je ne pense pas qu’elle ait approfondi la Critique de la Raison pure, mais elle n’est pas déplaisante », p. 410. Dans Le côté de Guermantes, sa connaissance de la pensée de Kant vient porter son fin sens de l’humour quand il soutient : « Les gens du monde en furent stupéfaits et, sans se soucier d’imiter la duchesse, éprouvèrent pourtant de son action l’espèce de soulagement qu’on a dans Kant quand, après la démonstration la plus rigoureuse du déterminisme, on découvre qu’au-dessus du monde de la nécessité il y a celui de la liberté », p. 1112. Plus loin dans le même chapitre, une fois encore Proust associe pour les dissocier la pensée de Kant par rapport à la portée intellectuelle de la duchesse de Guermantes, quand elle affirme : « Il est difficile, quand on est troublé par les idées de Kant et la nostalgie de Baudelaire, d’écrire le français exquis d’Henri IV, de sorte que la pureté même du langage de la duchesse était un signe de limitation… », p. 1132.

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Kant-Proust : une rencontre esthétique

1 | Premier moment : Les divergences et la tournure Ainsi que nous l’avons établi, nous commençons ce chemin de réflexion selon le rythme binaire de divergences-convergences de divers ordres chez nos personnages : Kant mène une vie de « santé » méthodique (si nous ne tenons pas compte de son caractère hypocondriaque) ; Proust passe sa vie assailli par la maladie. Kant est un puritain, Proust un transgresseur. Kant prétend seulement débroussailler le terrain, le nettoyer, émanciper la raison de ses erreurs, ou, comme dirait son modèle en ce sens, Francis Bacon, déployer une immense « théorie des idoles »433. Une des significations du mot « critique » est précisément celle-ci434. Et pourtant, tous deux brossent un tableau minutieux de la nature humaine, pour ainsi dire ils écrivent comme « l’homme à la loupe » de Gaston Bachelard435. La grande cathédrale littéraire qu’est À la recherche du temps perdu abrite le déploiement multicolore d’un nombre infini de tableaux impressionnistes. Cet édifice, qui aurait pu s’appeler, comme nous l’indique Proust, Les intermittences du cœur, reflète la richesse inouïe d’impressions que peut recevoir cette fine caisse de résonance appelée « être humain »436. En un énoncé valide pour nos deux penseurs, les impressions sont tous les impacts que la sensibilité reçoit du donné. En des termes semblables à ceux de Kant, la sensibilité est la porte sur le monde et, même s’il l’appelle « faculté passive », en tant que réceptrice de données, celle-ci réalise un ensemble d’activités de synthèse, par lesquelles les données deviennent des phénomènes. Phénomènes dont l’épaisseur spatio-temporelle se 433

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435 436

Francis Bacon, Novum Organon, dans The works of F. Bacon, Londres, Basil Montagu, 1825-1934. J’ai examiné ce point dans M.N. Lapoujade, Los sistemas de F. Bacon y R. Descartes, De la coincidencia de los opuestos, México, Facultad de Filosofia y Letras, Universidad de Puebla, 2002 et dans M.N. Lapoujade, Filosofia de la imaginacion, México, Siglo XXI, 1988 p. 48 et ss. I. Kant, Werkausgabe, Frankfurt, Suhrkamp Taschenbuch, 1968, Bd. III, K.r.V, Einleitung, B, § VII. J’en ai donné une explication dans M.N. Lapoujade, Filosofia de la Imaginacion, IV, México, Siglo XXI, 1988. p. 63 ss. I. Kant, Correspondance, À Marcus Herz, 21 février 1772, p. 96, Paris, Gallimard, 1991 ; G. Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1995. M. Proust, ARTP. Sodome et Gomorrhe II, p. 1323.

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construit grâce aux actes de spatialiser et de temporaliser, inhérents à la sensibilité, chez tout sujet possible, en toute circonstance possible, c’est-à-dire a priori437. L’œuvre de Proust offre un monde déployé en une palette multicolore, en touchers et tissus raffinés, en résonances musicales infinies, en bouchées et arômes exquis. L’œuvre de Kant chemine par le dépouillement de fonctions, opérations mathématiques, sans couleur ni saveur, en ce sens plus proche, paradoxalement, de l’esthétique chinoise ancienne438. L’œuvre de Proust est un voyage, un devenir en progrès par addition, par déploiement. Chez Kant, on avance par soustraction, par élimination, par synthèse régressive vers l’originaire, et en un point du cercle ils se rencontrent. Chez Proust, nous sommes face à une pensée qui offre la plénitude de ce qui est complet, pour ainsi dire, la plénitude par excès. Pour sa part, le système de Kant travaille par opérations, fonctions, processus, dynamismes formels. Je considère que, comme la pensée de Platon se développe sur la base du modèle de la géométrie, la pensée de Kant se déploie en référence à un modèle arithmétique. En ce sens, Kant nous offre une sorte de vide, puisqu’il n’y a ni substances, ni essences, ni natures, c’est-à-dire la plénitude des possibles. Et pourtant, le devenir proustien d’exubérante sensualité évoque une condition humaine universelle. Amour, jalousie, vertiges sexuels, vanité, égoïsme et altruisme, tendresse et violence, ce par-delà le bien et le mal nietzschéen que Proust incarne. Sa recherche vise à une constante de notre espèce qui est la possibilité d’atteindre la supratemporalité des impressions, en toute circonstance, même la plus insignifiante, puisque, pour Proust, comme pour Rilke, rien n’est insignifiant. Ainsi, dit Proust, « repensant à cette joie extratemporelle causée, soit par le bruit de la cuiller, soit par le goût de la madeleine, je me disais… etc. »439. Et pourtant, la 437

438 439

M.N. Lapoujade, Autour d’une poétique de l’espace et du temps, Cahier Gaston Bachelard n° 2, Dijon, Centre Gaston Bachelard de Recherches sur l’Imaginaire et la Rationalité, Université de Bourgogne, 2000. François Jullien, L’éloge de la fadeur, Paris, Le Livre de poche, « Biblio », 1993. M. Proust, ARTP. Le temps retrouvé, p. 2271. Il écrit : « … au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre… c’est-à-dire en dehors du temps », ARTP, Le temps retrouvé, p. 2266

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Kant-Proust : une rencontre esthétique

réduction de l’empirique aux actives nervures, fils conducteurs de l’énergie de la vie, élargit infiniment le réel vers le royaume du possible. Les fonctions, les opérations universelles et nécessaires, sans couleur ni saveur, contiennent virtuellement toutes les saveurs et toutes les couleurs, c’est-à-dire un royaume absolu des possibilités. Ainsi, l’un par surabondance où il n’exclut rien, l’autre par restriction où il semble tout laisser dehors, l’un amplifie le réel jusqu’aux limites du possible, l’autre se situe dans les possibles à partir desquels il peut recevoir et accueillir toute réalité imaginable. Et pourtant, ils coïncident. L’œuvre de Proust, déclare son auteur, est une œuvre de la sensibilité440. Et pourtant, le surprenant Proust trouve un principe fondamental de son esthétique quand il affirme, se rapprochant beaucoup de Kant : Au-dessus de ce qu’on appelle généralement intelligence, les philosophes cherchent à saisir une raison supérieure une et infinie comme le sentiment, à la fois objet et instrument de leurs méditations. C’est un peu de cette raison, de ce sentiment mystérieux et profond des choses que Tel qu’en songe réalise ou pressent441.

L’œuvre de Kant, propose le penseur, un majestueux tribunal de la raison humaine, comprenant en ce sens « raison » au sens large de toutes les opérations ou fonctions de la subjectivité et, de plus, tous ses usages. Et pourtant, ils coïncident puisque tous deux tracent un très profond, abyssal, dessin de la condition humaine. La connaissance de la nature humaine chez tous deux est examinée jusqu’à en arriver au mystère, chez l’un comme inconnue de la chose en soi, = x, l’expérience de l’abîme ; chez l’autre, comme 440

441

« Si je me permets de raisonner ainsi sur mon livre, poursuit Marcel Proust, c’est qu’il n’est à aucun degré une œuvre de raisonnement, c’est que ses moindres éléments m’ont été fournis par ma sensibilité ; que je les ai d’abord aperçus au fond de moi-même », Essais et articles, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1994, Swann expliqué par Proust, p. 255. M. Proust, EEA. Débuts littéraires, p.51 Tel qu’en songe, Henri de Régnier. Pour leur part, les éditeurs P. Clarac et I. Sandre commentent ce passage dans une note où ils soulignent : « Dès 1892 Proust a pris conscience du principe qui commandera toute son esthétique. Du point de vue de la création artistique ou littéraire, une certaine forme de sensibilité, qui est en même temps “une raison supérieure”, est bien “au-dessus de ce qu’on appelle généralement intelligence” », note, p. 391. Il faut compléter ce passage avec l’analyse que nous faisons ci-dessous, à la page 12, note 40 ; page 13, note 42.

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L’imagination cosmologique

l’expérience du mystère. Tous deux partagent la conscience de la limite épistémique infranchissable qui implique une constatation du mystère442.

2 | Second moment : Une convergence fondamentale : science, métaphysique et art Proust affirme de façon claire et nette : Restés personnellement trop captifs des vieilles distinctions de l’École, nous avons peine à croire que la science, dont l’objet est phénoménal, puisse jamais remplacer la métaphysique, science des noumènes, ni que la science, puisqu’il n’y a de science que du général, puisse jamais se confondre avec l’art qui a pour mission justement de recueillir ce particulier, cet individuel, que les synthèses de la science laissent échapper443.

La convergence avec Kant est évidente quant au fond et au langage. Allons pas à pas. En ce qui concerne la science, la connaissance (épistémè) retombe sur le monde des phénomènes, c’est-à-dire le monde de l’expérience possible. La métaphysique traditionnelle est réfutée par Kant, en tant que prétention de connaissance du noumène qui, par définition, est un « x », un point d’interrogation parce que la chose dénote qu’elle est « au-delà de la physique ». En ce sens, la métaphysique est une prétention illégitime, plus proprement dit, l’exercice d’une utilisation illégitime de la raison qui prétend connaître au-delà de l’ensemble des phénomènes, de l’expérience 442

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I. Kant, Critique de la raison pure (trad. A. Tremasaygues et B. Pacaud), Paris, PUF, 1963, Livre II, Chap. III, Section V : De l’impossibilité d’une preuve cosmologique de l’existence de Dieu, « La nécessité inconditionnée, qui nous est indispensable, comme dernier support de toutes choses, est le véritable abîme de la raison humaine. […] d’où suis-je donc ? Ici, tout s’écroule au-dessous de nous, et la suprême perfection, avec la plus petite, flottent sans soutien… », p. 436. I. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, « Dans quelle obscurité se perd la raison humaine si elle veut entreprendre de scruter jusqu’au fond ou même simplement de deviner ce qui a été la source originaire ? », § 31, n. 11, p. 54. M.N. Lapoujade, « El misterio construido », Relaciones, n° 125, octobre 1994, pp. 9-10. Idem, Revue de la Universidad de Costa Rica, vol. 31, n° 77, juillet 1994, pp. 103-107. M. Proust, Essais et articles, p. 191.

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Kant-Proust : une rencontre esthétique

possible. Cependant, elle surgit d’un élan inhérent, naturel, de la raison humaine444. La métaphysique vers laquelle tend la critique, dans le système qui devait lui succéder, mais que Kant n’a pas eu le temps de construire, la « métaphysique future », est une métaphysique immanente445. L’art, produit du créateur, est une nature qui se superpose à la nature réelle, que le génie sécrète de lui comme son œuvre, son produit. Ainsi, le génie donne la règle à l’art, crée les règles (crée son école) à partir de son œuvre446.

L’art, le réel et le possible Selon Kant, conception qu’il partage par ailleurs avec van Gogh, l’art se superpose au réel, dont il tire sa matière première. En ce sens, il affirme : L’imagination (comme faculté de connaissance productive) est, en effet, très puissante pour créer une autre nature pour ainsi dire à partir de la matière que la nature réelle lui donne. Nous nous divertissons avec l’imagination lorsque l’expé444

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I. Kant, K.r.V., Préface de la première édition (1781) : « La raison humaine a cette destinée singulière, dans une partie de ses connaissances, d’être accablée de certaines questions qu’elle ne saurait éviter. Ces questions en effet sont imposées à la raison par sa nature même, mais elle ne peut leur donner une réponse, parce qu’elles dépassent tout à fait sa portée », p. 13 ; « Die menschliche Vernunft hat das besondere Schicksal in einer Gattung ihrer Erkenntnisse :dass sie durch Fragen belästigt wird, die sie nicht abweisen kann ; denn sie sind ihr durch die Natur der Vernunft selbst aufgegeben, die sie aber auch nicht beantworten kann, denn sie übersteigen alles Vermögen der menschlichen Vernunft », p. 12 Critique de la raison pure, trad en regard par J. Barni et P. Archambaut, Paris, Aubier Montaigne, coll. « Bibliothèque philosophique bilingue », 1973, et PUF, p. 5. Voir aussi : Canon de la raison pure, Première Section : But final de l’usage pur de notre raison où on lit : « La raison est poussée par un penchant de sa nature à sortir de l’expérience, pour s’élancer, dans un usage pur et à l’aide de simples idées, jusqu’aux extrêmes limites de toute connaissance, et à ne trouver de repos que dans l’achèvement de son cercle dans un tout systématique subsistant par lui-même », p. 539. Cf. n. 48. J’ai étudié ces points dans M.N. Lapoujade, Filosofia de la Imaginacion, México, Siglo XXI, 1988, chap. I. I. Kant, K.r.V et Prolegomena zu einer jeden künftigen Metaphysik, Hamburg, Felix Meiner, 1976. I. Kant, K. U., « Da die Naturgabe der Kunst (als schönen Kunst) die Regel geben muss : welcherlei Art ist denn diese Regel? Sie kann in keiner Formel abgefasst zur Vorschritt dienen; sonst würde das Urteil über das Schöne nach Begriffen bestimmbar sein: sondern die Regel muss von der Tat, d.i.. vom Produkt abstrahiert werden… um sich jenes zum Muster… der Nachahmung, dienen zu lassen », § 47, pp. 244-245. « Die Einbildungskraft (als produktives Erkenntnisvermögen) ist nämlich sehr mächtig in Schaffung gleichsam einer andern Natur, aus dem Stoffe, den ihr die wirkliche gibt », I. Kant Werkausgabe, Frankfurt, Suhrkamp Taschenbuch, 1968, Bd. X, § 49, p. 250.

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L’imagination cosmologique rience nous paraît par trop quotidienne ; et nous transformons même celle-ci, toujours certes d’après des lois analogiques, mais aussi d’après des principes qui prennent leur source plus haut dans la raison (et qui sont pour nous tout aussi naturels que ceux d’après lesquels l’entendement saisit la nature empirique ; en ceci nous sentons notre liberté par rapport à la loi de l’association (qui dépend de l’usage empirique de cette faculté) de telle sorte que nous empruntons suivant cette loi à la nature la matière dont nous avons besoin, mais que celle-ci peut être travaillée par nous en quelque chose qui dépasse la nature447.

Proust : […] il faut tirer la poésie de la vérité toute proche. L’art extrait du réel le plus familier existe en effet et son domaine est peutêtre le plus grand. Mais il n’est pas moins vrai qu’un grand intérêt, parfois de la beauté, peut naître d’actions découlant d’une forme d’esprit si éloignée de tout ce que nous sentons, de tout ce que nous croyons, que nous ne pouvons même arriver à les comprendre, qu’elles s’étalent devant nous comme un spectacle sans cause448.

Proust affirme, en accord avec Kant, que « le plaisir que nous donne un artiste, c’est de nous faire connaître un univers de plus »449. Pour conclure ce point en paroles, Rilke nous sert de lien entre nos deux personnages quand il affirme : « Si votre vie quotidienne vous semble pauvre, ne la critiquez pas, c’est vous qui n’êtes pas suffisamment poète pour susciter ses richesses450. » 447

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I. Kant, K.U. Critique de la Faculté de Juger, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1974. § 49, p. 144. « Die Einbildungskraft (als produktives Erkenntnisvermögen) ist nämlich sehr mächtig in Schaffung gleichsam einer andern Natur, aus dem Stoffe, den ihr die wirkliche gibt. Wir unterhalten uns mit ihr, wo uns die Erfahrung zu alltäglich vorkommt; bilden diese auch wohl um: zwar noch immer nach analogischen Gesetzen, aber doch auch nach Prinzipien, die höher hinauf in der Vernunft liegen (und die uns eben sowohl natürlich sind, als die, nach welchen der Verstand die empirische Natur auffasst) wobei wir unsere Freiheit vom Gesetze der Assoziation (welches dem empirischen Gebrauche jenes Vermögens anhängt) fühlen, nach welchem uns von der Natur zwar Stoff geliehen, dieser aber von uns zu etwas ganz anderem, nämlich dem, was die Natur übertrifft, verarbeitet werden kann », § 49, p. 250. Le lien entre les mathématiques et l’imagination, consulter p.ex. Correspondance, À August Wilhelm Rehberg, le 25 septembre 1790, p. 433, Paris, Gallimard, 1991. M. Proust, ARTP. La prisonnière, p. 1637. M. Proust, Essais et articles, p. 255. R.M. Rilke, Lettres à un jeune poète, Paris, Grasset, 1971.

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Kant-Proust : une rencontre esthétique

3 | Une rencontre esthétique Dans le cadre de tout ce qui précède, allons vers notre proposition : une rencontre esthétique. Mais, qu’entendons-nous par « esthétique » en un sens si général qu’il puisse être appliqué à nos personnages ? Dans le genre des relations possibles sujet-objet telles que : relations épistémiques, éthiques, juridiques, politiques, psychologiques, psychanalytiques, sociales, historiques, pédagogiques, auteur-lecteur, acteur-public, artiste-public, etc., la différence spécifique pour les relations « esthétiques » réunit au moins trois notes nécessaires : –

d’abord, il s’agit d’un type de relations où le facteur déterminant451 est l’« aisthésis », c’est-à-dire la sensibilité. De manière générale, selon la psychologie tripartite de Wolff, qui est à la base de la philosophie transcendantale de Kant, il s’agit non pas des fonctions intellectuelles ni volitives, mais des fonctions affectives. En ce sens, les relations esthétiques sont principalement des relations, au sens large, sensibles, au sens strict, affectives ;



ensuite, il s’agit de relations affectives ou sensibles dans l’ordre du plaisir ou du déplaisir, du goût, Lust ;



enfin, il s’agit d’une relation singulière avec un objet x, dont la structure, quand elle est mise en jugement, est telle qu’à partir de la singularité elle recherche sa validité dans le soutien de l’universalité qui la protège.

À cet égard, il faut établir deux précisions supplémentaires. D’une part, dans le contexte présent, en raisonnant par l’absurde, j’affirme que dans les cas où l’affectivité ou la sensibilité de plaisir ou déplaisir n’est pas déterminante, la relation établie n’est pas esthétique. D’autre part, je considère que, en un sens naïf ou vulgaire, non méthodique, quelle que soit la relation humaine établie avec une chose x, toujours et nécessairement, il y a une nuance de plaisir ou de déplaisir, de goût ou de dégoût, c’est-à-dire un sens vague, esthétique. D’où l’on infère que l’esthétique, en un sens très large, est inévitable, c’est un trait de l’humain. Pour ainsi dire, elle 451

Il s’agit d’un facteur déterminant de manière dominante, ce qui ne veut pas dire qu’il soit unique ou exclusif.

231

L’imagination cosmologique

définit la condition humaine, quelle que soit la manière dont on comprend celle-ci. En général, dans le présent contexte, j’entends par « esthétique » le domaine de la philosophie qui traite, au sens strict, des relations esthétiques entre un sujet possible, un sujet x, et ses représentations, comprises au sens large comme les « présentations » mentales d’un objet réel ou imaginaire, présent ou absent, existant ou inexistant, passé, futur ou utopique, même un autre sujet possible qui, en ce sens, fonctionne comme détonateur d’un processus mental, de manière similaire à un autre objet, que nous appelons à cet effet un objet x. En particulier, le nom « esthétique » dénote la description du processus par lequel les représentations mentales452 d’un objet, phénomène ou situation, ont un impact et répercutent sur le sujet en tant que détonateurs d’un plaisir qui se prétend universel et communicable. Je considère que la connotation du terme « esthétique » que je viens de signaler est valide aussi pour la pensée de Proust. Arrêtons-nous un instant pour donner un fondement à notre point de vue directement des sources. Kant soutient avec précision la notion de relation esthétique en ces termes : « Ce qui est simplement subjectif dans la représentation d’un objet, c’està-dire ce qui constitue sa relation au sujet et non à l’objet, c’est sa nature esthétique453. » Pour distinguer si une chose est belle ou non, nous ne rapportons pas au moyen de l’entendement la représentation à l’objet en vue d’une connaissance, mais nous la rapportons par l’imagination (peut-être liée à l’entendement) au sujet et au sentiment de plaisir et de peine de celui-ci. Le jugement de goût n’est donc pas un jugement de connaissance ; par conséquent il n’est pas logique, mais esthétique ; esthétique signifie : ce dont le principe déterminant ne peut être que subjectif454. 452

453

454

« Représentation » est compris ici d’abord au sens littéral, ce qui se présente de nouveau, dans l’esprit ou la subjectivité. Ensuite, « représentation » en général comprend des images, des concepts, des souvenirs, des idées, des sentiments, etc., c’est-à-dire toute forme où x extérieur, présent ou absent, imaginaire ou réel, etc., et que quelque chose de subjectif, souvenir, image, etc., se présente comme objet de l’attention, comme cogitatum. I. Kant, K.U., § VII, p. 35. « Was an der Vorstellung eines Objekts bloss subjektiv ist, d.i. ihre Beziehung auf das Subjekt, nicht auf den Gegenstand ausmacht, ist die ästhetische Beschaffenheit derselben... », p. 99. I. Kant, op. cit., Livre I, Analytique du Beau, Premier moment ; Erstes Buch, Analytik des Schönen, Erstes Moment..., § 1. « Um zu unterscheiden, ob etwas

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Kant-Proust : une rencontre esthétique

En ce qui concerne la faculté de juger dans son usage esthétique, Kant affirme : La faculté de juger en général est la faculté qui consiste à penser le particulier comme compris sous l’universel. […] Si seul le particulier est donné, et si la faculté de juger doit trouver l’universel elle est simplement réfléchissante455.

Par rapport au type d’objet détonateur de la représentation avec laquelle s’établit la relation esthétique, sa nature et même son existence, Kant considère que c’est, pour ainsi dire, indifférent, c’est cette particularité que notre auteur appelle le caractère désintéressé de la relation esthétique inscrite dans le jugement correspondant. En ce sens il affirme : On nomme intérêt la satisfaction que nous lions avec la représentation de l’existence d’un objet. Elle a donc toujours une relation avec la faculté de désirer que celle-ci soit son principe déterminant ou soit nécessairement liée à celui-ci456.

Dans ce qui suit, observons la pensée de Proust par rapport au même point : que comprendre par « esthétique » ? En ce qui concerne le rôle simplement détonateur de l’objet, étant donné qu’un objet x peut donner lieu à une relation esthétique chez Kant, il trouve sa plus parfaite « mise en œuvre » dans l’éblouissant épisode de la madeleine chez Proust457. « Sur leur gouttelette presque impalpable » s’érige « l’édifice immense du souvenir ». Vers la fin de la Recherche, dans un tour de plus à la spirale du souvenir, elle fait de nouveau irruption pour déployer davantage ces mondes concentrés que l’art construit458. Une insignifiante et innocente

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schön sei oder nicht, beziehen wir die Vorstellung nicht durch den Verstand auf das Objekt zum Erkenntnisse, sondern durch die Einbildungskraft (vielleicht mit dem Verstande verbunden) auf das Subjekt und das Gefühl der Lust oder Unlust desselben. Das Geschmacksurteil ist also kein Erkenntnisurteil, mithin nicht logisch, sondern ästhetisch, worunter man dasjenige versteht, dessen Bestimmungsgrund nicht anders als subjektiv sein kann », p. 115. Op. cit., Introduction ; Einleitung, § IV : « Urteilskraft überhaupt ist das Vermögen, das Besondere als enthalten unter dem Allgemeinen zu denken. [...] Ist aber nur das Besondere gegeben, wozu sie das Allgemeine finden soll, so ist die Urteilskraft bloss reflektierend », p. 87. Ibid., § 2. « Interesse wird das Wohlgefallen genannt, was wir mit der Vorstellung der Existenz eines Gegenstandes verbinden. Ein solches hat daher immer zugleich Beziehung auf das Begehrungsvermögen, entweder als Bestimmungsgrund desselben notwendig zusammenhängend », p. 116. M. Proust, ARTP. Du côté de chez Swann, Combray I, pp. 43-47. M. Proust, Le temps retrouvé, pp. 62-63.

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L’imagination cosmologique

madeleine provoque la naissance d’un monde et ses renaissances postérieures. Nos personnages partagent la conviction que l’objet détonateur du processus esthétique est indifférent. Cette conviction les sépare de leur temps historique et les projette vers les esthétiques contemporaines qui réfléchissent sur des propositions nouvelles de ce phénomène insolite appelé art. En ce sens, si j’ose conclure ce point traduit en images, je propose La laitière ou La dentellière de Jan Vermeer de Delft, Les sabots ou Les mangeuses de pommes de terre de Vincent van Gogh, comme de beaux exemples de ce que rien n’est insignifiant pour l’artiste. On pourrait même penser facilement à un certain type d’expérience esthétique face à L’urinoir ou La roue de bicyclette de Marcel Duchamp, depuis les esthétiques contemporaines de Kant et Proust. Par rapport à la subjectivité des impressions des processus esthétiques, Proust affirme : J’avais trop expérimenté l’impossibilité d’atteindre dans la réalité ce qui était au fond de moi-même ; que ce n’était pas plus sur la place Saint-Marc que ce n’avait été à mon second voyage à Balbec, ou à mon retour à Tansonville pour voir Gilberte, que je retrouverais le Temps perdu, et que le voyage, qui ne faisait que me proposer une fois de plus l’illusion que ces impressions anciennes existaient hors de moi-même, au coin d’une certaine place, ne pouvait être le moyen que je cherchais459.

Dans un passage crucial pour soutenir notre thèse centrale sur la conception du processus esthétique, Proust affirme : Même dans les joies artistiques, qu’on recherche pourtant en vue de l’impression qu’elles donnent, nous nous arrangeons le plus vite possible à laisser de côté comme inexprimable ce qui est précisément cette impression même, et à nous attacher à ce qui nous permet d’en éprouver le plaisir sans le connaître jusqu’au fond et de croire le communiquer à d’autres amateurs avec qui la conversation sera possible, parce que nous leur parlerons d’une chose qui est la même pour eux et pour nous, la racine personnelle de notre propre impression étant supprimée. Dans les moments mêmes où nous sommes les spectateurs les plus désintéressés de la nature, de la société, de l’amour, de l’art lui-même, comme toute impression est double, à demi 459

M. Proust, ARTP, p. 2270.

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Kant-Proust : une rencontre esthétique engainée dans l’objet, prolongée en nous-mêmes par une autre moitié que seuls nous pourrions connaître, nous nous empressons de négliger celle-là, c’est-à-dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher, et nous ne tenons compte que de l’autre moitié qui, ne pouvant pas être approfondie parce qu’elle est extérieure, ne sera cause pour nous d’aucune fatigue… etc.460.

Le passage cité éclaire la rencontre esthétique Kant-Proust qui nous occupe, par quelques facettes intéressantes, telles que : –

la jouissance esthétique face aux impressions d’un objet même insignifiant, selon Proust, trouve son partenaire dans la jouissance esthétique face à la représentation d’un objet x chez Kant ;



Proust met de côté la connaissance de l’impression même. Kant, pour sa part, parle au sens large de « représentation » de l’objet, avec un terme volontairement ample, qui comprend n’importe quelle manière dont l’objet se traduit en présence subjective, pour ainsi dire, mentale. Autrement dit, ni l’un ni l’autre ne prétendent connaître ce qu’est une impression ou une représentation en soi, mais déclarent qu’elles provoquent des processus épistémiques ou esthétiques, en tant que données reçues, impacts de la réalité ;



Proust déclare deux notes partagées avec Kant : d’abord, il indique que celui qui ressent le plaisir esthétique cherche à le communiquer à d’autres ; ensuite, il affirme que la racine personnelle de la représentation est supprimée, c’est-à-dire qu’elle aspire à l’universalité ;



La convergence avec l’esthétique de Kant affleure encore une fois, puisqu’il soutient la communicabilité universelle de la jouissance esthétique exprimée dans le jugement esthétique, qui est réfléchissant, donc, à partir du singulier, il recherche l’universel.

En ce sens, je cite Kant : Je reprends le fil interrompu par cet épisode et je dis que l’on pourrait donner avec plus de raison le nom de sensus communis au goût qu’au bon sens et que la faculté esthétique de juger, plutôt que celle qui est intellectuelle, mériterait le nom de sens commun à tous, si l’on veut bien appeler sens un effet de la 460

Ibid., p. 2281.

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L’imagination cosmologique simple réflexion sur l’esprit ; on entend alors en effet par sens le sentiment de plaisir. On pourrait même définir le goût par la faculté de juger ce qui rend notre sentiment, procédant d’une représentation donnée, universellement communicable sans la médiation d’un concept461.

Proust poursuit son rôle de « spectateur désintéressé » de la nature, la société, l’amour, l’art. Transposé à Kant, c’est le caractère désintéressé de la relation esthétique exprimée dans le jugement.

4 | Une plus grande extension de l’esthétique Jusqu’à présent, nous avons envisagé le domaine de la réflexion sur l’esthétique qui s’occupe, en général, de tout type de relation esthétique avec un phénomène x, celui-ci compris en son sens étymologique (phainomenon) comme quelque chose qui se manifeste, qui apparaît, à un spectateur possible. Cependant, le champ de la théorie esthétique s’étend, en particulier, non seulement au spectateur, compris au sens large comme celui qui a du plaisir et juge l’art, mais aussi à cette construction humaine appelée « art », nom cryptique dont les limites « obscures » et « confuses » ne respectent sûrement pas l’exigence cartésienne. Et même, parmi les risques de cette discipline, on inclut son aspiration à établir une « théorie de la création » artistique, voire une conception de l’« artiste », dont l’esprit unique, singulier et génial le transforme en démiurge du beau.

461

I. Kant, « Ich nehme den durch diese Episode verlassenen Faden wieder auf, und sage: dass der Geschmack mit mehrerem Rechte sensus communis gennant werden könne, als der gesunde Verstand; und dass die ästhetische Urteilskraft eher als die intellektuelle den Namen eines gemeinschaftlichen Sinnes führen könne, wenn man ja das Wort Sinn von einer Wirkung der blossen Reflexion auf das Gemüt brauchen will: denn da versteht man unter Sinn das Gefühl der Lust. Man könnte sogar den Geschmack durch das Beurteilungs vermögen desjenigen, was unser Gefühl an einer gegebenen Vorstellung ohne Vermittelung eines Begriffs allgemein mitteilbar macht, definieren ». K.U., Deduktion der reinen ästhetischen Urteile, § 40, pp. 227228. En français, pp. 128-129. Cf. aussi Analytique de la faculté de juger esthétique, deuxième moment, (la quantité), § 6, p. 55 ; Zweites Moment, pp. 124-125.

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Kant-Proust : une rencontre esthétique

L’artiste. Théorie du Génie Chez Kant, la Critique de la faculté de juger est un exemple d’« une œuvre ouverte » au sens d’Umberto Eco. Comme toute œuvre fondamentale, elle « résiste » et permet plusieurs lectures. Parmi elles, je propose de lire la première partie, la Critique de la faculté de juger esthétique selon une division en deux parties462. D’abord, la partie qui traite de la relation esthétique en général qui, pour ainsi dire, marche sur ses deux pieds. D’une part, la relation esthétique peut être établie entre un sujet x et sa représentation d’un objet et, alors, le sujet émet le jugement du beau avec la formule : Ceci est beau. D’autre part, la relation esthétique peut être établie entre un sujet x et sa représentation, un phénomène indompté de la nature sauvage, qui le dépasse par sa dimension ou par son intensité, ce qui provoque le sentiment du sublime mathématique ou dynamique respectivement, qui sont exprimés dans le jugement : Ceci est sublime. Dans les deux cas, il s’agit en général de quelqu’un qui, dans une relation esthétique, juge, en ce sens, ce que Kant reconnaît comme le Goût, je l’appellerai, au sens large, « théorie du spectateur »463. La seconde partie fait référence à ce que Kant, comme antécédent visible du romantisme, nomme le Génie, c’est-à-dire celui qui crée l’art, que je nomme « théorie de l’artiste », plus précisément, théorie du processus créateur de l’artiste464. Avant tout, le génie est le don, la disposition naturelle par laquelle la nature donne la règle à l’art465. Dans cette première ligne, Kant indique un trait inhérent au grand artiste. Il ne suit pas les règles établies auparavant, mais il les transgresse et en propose d’autres, les siennes propres. C’est un novateur, le créateur d’un style, d’une école, il établit toujours une nouvelle marque dans l’histoire de l’art. Il se

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Dans cette présente étude, j’omets la Critique de la faculté de juger téléologique, seconde partie de la KU. KU, § 48 « Zur Beurteilung schöner Gegenstände, als solcher, wird Geschmack (Goût), zur schönen Kunst selbst aber, d.i. der Hervorbringung (production) solcher Gegenstânde, wird Genie erfordert », p. 141, S. 246. K. U., §§ 46 à 50. Une analyse exhaustive de celle-ci nous éloignerait du thème central. Ibid., § 46. « Das Genie ist das Talent (Naturgabe), welches der Kunst die Regel gibt. [...] Genie ist die angeborne (innée) Gemütsanlange (ingenium), durch welche die Natur der Kunst die Regel gibt », p. 138, S. 242.

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L’imagination cosmologique

distingue du créateur en science, dont le talent se différencie seulement par le degré de l’imitateur et de l’érudit466. Qu’est-ce qui caractérise le génie ? De manière surprenante apparaît dans la dernière des Critiques un terme que j’appellerai a-critique, pour éviter le problème de savoir s’il est plutôt précritique. Ce qui caractérise le génie est son esprit (Geist) qui, au sens esthétique, marque le principe vivifiant, pour paraphraser Bergson, l’« élan vital », moyennant lequel le génie peut présenter (darstellen), fonction de l’imagination, les seules Idées non rationnelles, mais produits de l’imagination, que Kant appelle Idées esthétiques. Par Idée esthétique, on doit comprendre les représentations de l’imagination467. Si nous nous penchons maintenant sur la pensée de Proust, nous pouvons constater une autre facette de cette rencontre esthétique colossale. L’apport de Proust dans cette rencontre est extrêmement intéressant car l’œuvre de Proust, en ce sens semblable à Platon, contient à la fois l’œuvre d’art en tant que littérature, une théorie de l’art en général et sa métathéorie, c’est-à-dire son esthétique. Des niveaux que, par ailleurs, il est très difficile et presque sans aucun sens d’essayer de séparer. C’est pourquoi les passages que nous choisissons pour mettre en évidence la rencontre avec la pensée de Kant impliquent, dans presque tous les cas, tous ces niveaux à la fois. Suivons de près les points établis pour Kant dans ce domaine. Avant tout, tant l’un que l’autre distinguent de façon explicite et avec un sens similaire : le goût et le génie. Proust dit : […] l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents (ces sensations et ses souvenirs)…

466 467

Ibid., § 47, ex. de Kant, Homère et Newton. Cf. aussi l’Anthropologie, § 57, référence à Léonard de Vinci. Ibid., § 49. « Geist, in ästhetischer Bedeutung, heisst das belebende Prinzip im Gemüte. [...] Nun behaupte ich, dieses Prinzip sei nichts anders, als das Vermögen der Darstellung ästhetischer Ideen, unter einer ästhetischen Idee aber verstehe ich diejenige Vorstellung der Einbildungskraft, die viel zu denken veranlasst, ohne dass ihr doch irgend ein bestimmter Gedanke, d.i. Begriff adäquat sein kann... », p. 250. Je considère ce paragraphe une des pièces clés de la KU, que je reprends ci-dessous.

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Kant-Proust : une rencontre esthétique On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, […] et les enfermer dans les anneaux nécessaires d’un beau style468.

Quelques pages plus loin, dans un passage caustique où il parle de la boulimie de l’amateur, il passe à la distinction entre le créateur, que ce soit en littérature, en peinture ou en musique, et le goût, dès qu’il affirme : Car la faculté de lancer des idées, des systèmes, et surtout de se les assimiler, a toujours été beaucoup plus fréquente, même chez ceux qui produisent, que le véritable goût469.

Plus précisément sur le génie. Saint-Saëns arrache à Proust cette sorte de « définition » du génie : Voilà les jeux habiles, déconcertants, diaboliques et divins de cet humaniste musical qui fait éclater à chaque instant l’invention et le génie dans ce qui semblait le domaine borné de la tradition, de l’imitation et du savoir470.

Le génie est celui qui donne la règle à l’art. Dans une réflexion sur la littérature, Proust trouve, comme il est fréquent, la conception universelle. La force créatrice que Kant reconnaît comme esprit chez le génie peut être liée à la notion de vie qui, selon Proust, habite en tous, mais que seulement l’artiste est capable de transmuer en œuvre, seulement le génie, par cet « élan vital » (encore Bergson) qui l’élance pour se dépasser dans son art. En ce sens, l’idée de Proust est très belle, différente de Kant dans cette tournure, en tant qu’il affirme qu’un artiste dort dans la vie de chaque individu, mais seulement le véritable artiste peut arriver à le réveiller. Proust dit : Cette vie qui en un sens habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. […] Notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation… de la diffé468 469 470

M. Proust, ARTP. Le temps retrouvé, p. 2280. Ibid., p. 2283. Ibid., Figures parisiennes, p. 82.

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L’imagination cosmologique rence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun471.

L’écrivain enregistre jusqu’aux détails singuliers les plus insignifiants, et, en les généralisant, les transmue en œuvre. Ce passage illustre cette thèse : […] mû par l’instinct qui était en lui, l’écrivain, bien avant qu’il crût le devenir un jour, […] pendant ce temps-là il dictait à ses yeux et à ses oreilles de retenir à jamais ce qui semblait aux autres des riens puérils, l’accent avec lequel avait été dite une phrase, et l’air de figure et mouvement d’épaules qu’avait fait à un certain moment telle personne dont il ne sait peut-être rien d’autre, il y a de cela bien des années et cela parce que cet accent, il l’avait déjà entendu, ou sentait qu’il pourrait le réentendre, que c’était quelque chose de renouvelable, de durable ; c’est le sentiment du général qui dans l’écrivain futur choisit lui-même ce qui est général et pourra entrer dans l’œuvre d’art472.

Plus loin, il reprend cette idée en l’expliquant en d’autres termes et en ajoutant des nuances déterminantes. Tel est le rôle de la souffrance comme catalyseur pour la création de l’œuvre d’art chez Proust. Bien entendu, celui-ci n’est pas un sujet traité par Kant. Voici une différence. Cependant, voyons dans le passage que je cite une autre convergence profonde : […] on peut presque dire que les œuvres, comme dans les puits artésiens, montent d’autant plus haut que la souffrance a plus profondément creusé le cœur. Ces substitutions ajoutent à l’œuvre quelque chose de désintéressée, de plus général, […] que ce ne sont pas les êtres qui existent réellement et sont par conséquent susceptibles d’expression, mais les idées473.

L’artiste provoque une sorte de processus alchimique en transmuant une « matière » consistant en un fragment de vie, une expérience, singulière et unique, en œuvre d’art. L’art naît quand l’artiste substitue l’expérience singulière, l’impression chez Proust, la représentation chez Kant, par des idées universelles.

471 472 473

Ibid., p. 2285. Ibid., p. 2288. Ibid., pp. 2294-2295.

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Kant-Proust : une rencontre esthétique

Autrement dit, Kant affirmait que le génie sécrète des idées esthétiques « mises en œuvre » (je paraphrase Heidegger en un sens trivial). Pour sa part, Proust affirme que l’œuvre est un miroir des idées que l’artiste imprime en elle. Idées résultant de la transmutation de fragments singuliers de vie par l’esprit de l’artiste. Quelles sont les forces qui provoquent la transmutation ? Voici que, selon Proust, c’est l’imagination, aidée de l’intelligence. L’imagination crée, propose ; l’intelligence ordonne, exprime474. Kant est explicite à cet égard quand il reconnaît l’imagination comme la force de l’esprit qui caractérise le génie. « L’imagination du génie, écrit Kant, est une puissance telle qu’elle ne se soumet pas en esclave à des lois mais qu’elle tend à puiser en ellemême, comme c’est le cas pour les beaux-arts »475. Soit dit en passant, autre germe kantien pour le romantisme de Novalis, parmi d’autres romantiques allemands ; et, la « reine des facultés », selon Baudelaire. Aussi bien pour Kant que pour Proust, et même pour tous les romantiques, avec des différences spécifiques chez chacun, je considère valide l’énoncé général suivant. L’imagination est la force que provoque la transmutation de la nature en art476.

L’œuvre d’art Dans la pensée de Kant, l’art est la seule exception légitime au sujet du problème de la limite et de ses transgressions. Je m’explique. La raison humaine se trouve déchirée entre son élan vers la transcendance et le besoin de sa limite, qui est ce qui lui établit l’expérience possible. Ainsi ouvre Kant la Critique de la raison pure, et il le corrobore dans la Méthodologie transcendantale, le Canon de la raison pure, quand il affirme : La plus grande – et peut-être seule – utilité de toute philosophie de la raison pure est sûrement seulement négative, puisqu’elle ne sert pas d’organe pour élargir mais uniquement de discipline pour déterminer des limites, et au lieu de découvrir des vérités, elle a seulement le mérite tacite d’empêcher des erreurs. [Et il ajoute :] Par inclinaison de sa nature, la raison 474 475 476

Ibid. I. Kant, Correspondance, À Alexandre von Beloselsky, 1792 ?, p. 755. Cf. p. 3, n. 44. I. Kant, p. ex. : Anthropologie, « Le champ qui est propre au génie est celui de l’imagination, car elle est créatrice… » Didactique, C. De l’originalité du pouvoir de connaître ou du génie, § 57, p. 89.

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L’imagination cosmologique est poussée à aller au-delà de l’usage empirique, à se risquer au-delà des derniers confins de toute connaissance en un usage pur et moyennant de simples idées477.

La limite épistémique est celle que marque l’expérience possible. Dans la mesure où il s’agit de l’expérience possible, il est bien clair qu’il ne s’agit pas d’une limite fixe, sinon d’une limite mobile et changeante, mais limite tout de même. Les diverses transgressions de cette limite marque l’illégitimité des processus correspondants. La transgression épistémique de cette limite, est l’hybris rationnel de la métaphysique traditionnelle. Une autre transgression illégitime est la folie, la pathologie de l’usage de la raison. De même est illégitime l’usage obscurantiste de la raison, au-delà de ses limites phénoméniques, ainsi que l’étudie Kant à l’égard de Swedenborg et autres, dans Les songes d’un visionnaire. Cependant, dans la philosophie pratique, le sujet de l’action morale, c’est-à-dire celui qui agit en autonomie (en respectant la loi de la liberté), se libère du monde des phénomènes et en sa qualité de nature suprasensible, noumène, peuple un « royaume des fins ». Les individus sont considérés comme des fins et non comme des moyens. Ceci est légitime et représente une aspiration pour l’humanité. L’autre domaine où la transgression de l’expérience possible est légitime est l’art. Et c’est l’artiste qui, par son œuvre, transcende la nature, et crée une autre nature, peuplée d’êtres suprasensibles. Je reprends alors le paragraphe 49 de la KU, où Kant affirme : L’imagination […] est, en effet, très puissante pour créer une autre nature pour ainsi dire à partir de la matière que la nature réelle lui donne. […] On peut nommer Idées de telles représentations de l’imagination ; d’une part parce qu’elles tendent pour le moins à quelque chose qui se trouve au-delà des limites de l’expérience… d’autre part et sans doute plus essentiellement parce que comme intuitions internes aucun concept ne peut leur être pleinement adéquat478. 477 478

I. Kant, K.r.V., Méthodologie transcendantale, Le Canon de la raison pure, et Chap. I, de la fin ultime de l’usage pur de notre raison. I. Kant, KU, § 49. « Die Einbildungskraft (als produktives Erkenntnisvermögen) ist nämlich sehr mächtig in Schaffung gleichsam einer andern Natur, aus dem Stoffe, den ihr die wirkliche gibt. [...] Man kann dergleichen Vorstellungen der Einbildungskraft Ideen nennen: eines Teils darum, weil sie zu etwas über die Erfahrungsgrenze hinaus Liegendem wenigstens streben, und so einer

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Kant-Proust : une rencontre esthétique

Au sujet de ce passage crucial, il faut noter d’abord le rôle créateur de l’imagination dans l’art du génie et ensuite la spécificité de l’imagination de l’artiste, qui sécrète, à la manière de la raison, des Idées, mais dans ce cas, des idées esthétiques. Troisièmement, elles sont à la fois des intuitions internes, ce qui signifie, selon Kant, qu’elles trouvent leurs racines profondes dans la sensibilité. D’après Kant, les intuitions sont des produits de la sensibilité, sans tenir compte des intuitions intellectuelles, à la manière par exemple de Platon, parmi beaucoup d’autres. Quatrièmement, l’artiste rend sensible, visible, le suprasensible, qui est invisible. De cette manière, chaque artiste, comme dit Proust, crée un monde, nous invite à sa vision de l’invisible suprasensible. À cette étape de notre réflexion, je pense que les coïncidences avec Proust sont notoires, de manière que la rencontre esthétique trouve peu à peu son profil. Avançons encore un pas.

La Beauté Selon Kant, le spectateur émet le jugement du beau ou du sublime. L’artiste, le génie, dans son dépassement de la réalité, peut chercher la création de la beauté. Que signifie « beauté » chez Kant ? Voici que sa réponse implique la plus grande révolution dans le domaine de l’esthétique. Sur ce point, Kant représente une véritable ère nouvelle de l’histoire. La beauté n’est pas une substance. Elle n’est pas une essence. Elle n’est pas une idée. Elle n’est pas un concept. Elle n’est pas une intuition. Elle n’est pas une sensation. Elle n’est pas une image. Elle n’est pas une qualité de l’objet. Elle n’est pas non plus une qualité subjective. Si nous demandons « qu’est-elle », la réponse, sur un plan ontologique, dit « elle n’est pas ». À ce point, en situant Kant proche de la ligne qui vient du nominalisme, la beauté est un nom. C’est le nom par lequel on désigne l’effet du processus esthétique, c’est-à-dire le plaisir face à une représentation d’un objet x ; représentation dont la particuDarstellung der Vernunftbegriffe (der intellektuellen Ideen) nahe zu kommen suchen, welches ihnen den Anschein einer objektiven Realität gibt; andrerseits, und zwar hauptsächlich, weil ihnen, als innern Anschauungen, kein Begriff völlig adäquat sein kann. Der Dichter wagt es, Vernunftideen von unsichtbaren Wesen, das Reich der Seligen, das Höllenreich, die Ewigkeit, die Schöpfung u.d.gl. zu versinnlichen... », p. 250. Cf. n. 14.

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larité est qu’elle déchaîne un libre jeu entre l’imagination qui vole librement et un entendement qui la « laisse faire » sans catégoriser. Ce fonctionnement libre et harmonique d’imagination et entendement provoque du plaisir (Lust) qui, d’un côté, aspire à l’universalité et à la communicabilité, et par là se fixe dans le jugement « ceci est beau », par lequel on attribue la beauté à un objet x, comme si c’était une qualité de celui-ci. La beauté n’a pas d’autre statut que celui d’un terme dans un jugement sans concepts479.

Rencontre en harmonie Kant : Le plaisir que nous ressentons, nous le supposons comme nécessaire en tout autre dans le jugement de goût, comme si lorsque nous disons qu’une chose est belle, il s’agissait d’une propriété de l’objet déterminée en lui par des concepts ; alors que cependant sans relation au sentiment du sujet la beauté n’est rien en soi480.

Proust : Avec Rembrandt la réalité même sera dépassée. Nous comprendrons que la beauté n’est pas dans les objets ; car sans doute alors elle ne serait si profonde et si mystérieuse. Nous 479

480

I. Kant, KU, Analytique de la faculté de juger esthétique, Deuxième moment, § 6 « Celui qui juge se sent entièrement libre par rapport à la satisfaction qu’il prend à l’objet… il doit donc considérer que la satisfaction est fondée sur quelque chose qu’il peut aussi supposer en tout autre. […] Il parlera donc du beau, comme si la beauté était une structure de l’objet et comme si le jugement était logique (et constituait une connaissance de celui-ci par des concepts de l’objet), alors que le jugement n’est qu’esthétique et ne contient qu’un de la représentation de l’objet au sujet… », p. 56. « Der Urteilende sich in Ansehung des Wohlgefallens, welches er dem Gegenstande widmet, völlig frei fühlt : so kann er keine Privatbedingungen als Gründe des Wohlgefallens auffinden... folglich muss er glauben Grund zu haben, jedermann ein ähnliches Wohlgefallen zuzumuten. Er wird daher vom Schönen so sprechen, als ob Schönheit eine Beschaffenheit des Gegenstandes [...] wäre; ob es gleich nur ästhetisch ist und bloss eine Beziehung der Vorstellung des Gegenstandes auf das Subjekt enthält: darum, weil es doch mit dem logischen die Ähnlichkeit hat, dass man die Gültigkeit desselben für jedermann daran voraussetzen kann. [...] von Begriffen gibt es kein Übergang zum Gefühle der Lust oder Unlust... », pp. 124-125. Cf. aussi § 8, l’exemple de la rose. I. Kant, ibid., § 9, p. 61. « Die Lust, die wir fühlen, muten wir jedem andern im Geschmacksurteile als notwendig zu, gleich als ob es eine Beschaffenheit des Gegenstandes, die an ihm nach Begriffen bestimmt ist, anzusehen wäre, wenn wir etwas schön nennen; da doch Schönheit ohne Beziehung auf das Gefühl des Subjekts für sich nichts ist », p. 133.

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Kant-Proust : une rencontre esthétique verrons les objets n’être rien par eux-mêmes, orbites creux dont la lumière est l’expression changeante, le reflet prêté de la beauté, le regard divin481.

L’artiste regarde le suprasensible Kant : Le poète ose donner une forme sensible aux Idées de la raison que sont les êtres invisibles, le royaume des saints, l’enfer, l’éternité, la création… ou bien encore à des choses dont on trouve au vrai des exemples dans l’expérience, comme la mort, l’envie et tous les vices, ainsi que l’amour, la gloire… etc., mais en les élevant alors au-delà des bornes de l’expérience, grâce à une imagination, qui s’efforce de rivaliser avec la raison dans la réalisation d’un maximum482.

Proust : Swann n’avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate existât réellement. Certes, humaine à ce point de vue, elle appartenait pourtant à un ordre de créatures surnaturelles et que nous n’avons jamais vues, mais que malgré cela nous reconnaissons avec ravissement quand quelque explorateur de l’invisible arrive à en capter une, à l’amener, du monde divin où il a accès, briller quelques instants au-dessus du nôtre483.

Il faut conclure une fois de plus avec la dernière ligne de l’Hippias Majeur de Platon : « difficiles sont les choses belles ». La beauté est une porte ouverte au mystère.

Abîme et mystère La rencontre de nos invités est notoire. La réalité est transcendée, la beauté n’est pas dans l’objet, l’objet n’est pas « en soi » mais phénomène. Si nous nous demandons maintenant avec Proust ce qu’est la beauté, arrivés à la constatation de l’Hippias Majeur de 481 482

483

M. Proust, EEA, Débuts littéraires, p. 76. I. Kant, ibid., § 49, p. 144. « Der Dichter wagt es, Vernunftideen von unsichtbaren Wesen, das Reich der Seligen, das Höllenreich, die Ewigkeit, die Schöpfung u.d.gl. zu versinnlichen; oder auch das, was zwar Beispiele in der Erfahrung findet, z.B. den Tod, den Neid und alle Laster, imgleichen die Liebe, den Ruhm u.d.gl. über die Schranken der Erfahrung hinaus, vermittelst einer Einbildungskraft, die dem Vernunft-Vorspiele in Erreichung eines grössten nacheifert », pp. 250-251. M. Proust, ARTP. Un amour de Swann, p. 281.

245

L’imagination cosmologique

Platon, Proust montre de nombreuses manières que les chemins de la beauté conduisent au mystère. Dans la page qui suit la citation, apparaît non moins de sept fois le mot mystère, constatation finale qu’il rencontre quand il cherche à appréhender la beauté. Selon Proust, le poète est porteur des lois mystérieuses, lois qui déterminent sa libre création. Je fais référence à un des multiples passages dans lesquels Proust relie profondément le poète, l’artiste, au mystère : L’esprit du poète est plein de manifestations des lois mystérieuses […] elles aspirent à sortir de lui. […] Ainsi, l’espèce humaine tend à tous moments, chaque fois qu’elle se sent assez forte et qu’elle a une issue, à s’échapper, dans un sperme complet qui la contient tout entière… Ainsi, la pensée des lois mystérieuses, ou poésie, quand elle se sent assez forte, aspire à s’échapper de l’homme caduc… [son existence] n’aura plus cette énergie mystérieuse qui lui permettra de se déployer tout entière, aspire à s’échapper de l’homme sous forme d’œuvres484.

Autrement dit, l’art est une manière de « construire » le mystère. Cependant, la construction du mystère dans une œuvre d’art ne signifie pas que le mystère ait été dévoilé, sinon que l’artiste est l’élu pour transmuer le vide du mystère en une proposition imaginaire fixée dans son œuvre. Le commentaire de Kant dans le même paragraphe 49 est très beau : On n’a peut-être jamais rien dit de plus sublime ou exprimé une pensée de façon plus sublime que dans cette inscription du temple d’Isis (la mère Nature) : « Je suis tout ce qui est, qui était et qui sera, et aucun mortel n’a levé mon voile »485.

De cette manière, le poète et en général l’artiste, moyennant leur art, transgressent de façon légitime la limite de l’expérience possible.

484 485

M. Proust, EEA. Au temps de Jean Santeuil, p. 115. De même cf. pp. 113, 177, 238. Ibid., n. 1, p.146, Seite 253 et aussi, Correspondance, lettre a F.Schiller, le 30 mars 1795, « l’organisation de la nature… m’a toujours paru étonnante et être comme une pensée abyssale pour la raison humaine », p. 627.

246

Kant-Proust : une rencontre esthétique

Épilogue L’espèce humaine dans le royaume de la nature est assujettie par les chaînes de la nécessité. La praxis humaine connaît le suprasensible quand elle agit en autonomie, c’est-à-dire quand la raison ordonne à la volonté : « sois libre ! ». Le royaume de l’action humaine doit être régulé par la « loi de la liberté ». Cette espèce dans la relation esthétique montre sa nature ludique sous la forme de la liberté harmonique de l’imagination avec l’entendement (le Beau) ou inharmonique de l’imagination avec la raison (le Sublime) pour procréer le plaisir esthétique. Dans cette espèce se détache parfois la figure de l’artiste. Il aperçoit le suprasensible, l’invisible, la transcendance, que la force débordante de son imagination transforme en œuvres. Les objets d’art peuplent le monde sensible, visible, immanent, en convivialité avec tout ce qui est donné. L’artiste nous offre le don d’élargir l’imagination humaine jusqu’à toucher l’horizon de la liberté.

247

Œuvres et références

1 | Gaston Bachelard (œuvres citées) L’intuition de l’instant. Étude sur la Siloë de Gaston Roupnel, Paris, Stock, 1932. La dialectique de la durée (1936), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1993. La formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 1938. « Instant poétique et instant métaphysique » (1939), dans L’intuition de l’instant. Étude sur la Siloë de Gaston Roupnel, Paris, Stock, 1992. La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1938 ; Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1949. Lautréamont, Paris, Librairie José Corti, 1939. L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Librairie José Corti, 1941. L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Librairie José Corti, 1943. La terre et les rêveries de la volonté. Essai sur l’imagination des forces, Paris, Librairie José Corti, 1948. La terre et les rêveries du repos. Essai sur les images de l’intimité, Paris, Librairie José Corti, 1948. La poétique de l’espace (1957), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1994 (6e éd.). La poétique de la rêverie (1960), Paris, PUF, 1960 (1961, 2e éd.). La flamme d’une chandelle (1961), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1996

249

L’imagination cosmologique Le droit de rêver (posthume), Paris PUF, 1970 ; nouv. éd. Paris, PUF, coll. « Quadige », 2001. L’engagement rationaliste (posthume), Paris, PUF, 1972. Fragments d’une poétique du feu, établissement du texte, avant-propos et notes de Suzanne Bachelard, Paris, Presses universitaires de France, 1988. Causeries, 1952-1954 (texte fr. avec trad. it. par Valeria Chiore), Genova, Il melangolo, 2005.

2 | Immanuel Kant Werkausgabe, Frankfurt, Suhrkamp Taschenbuch, 1968. Kritik der reinen Vernunft, Band III. Kritik der praktischen Vernunft und Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, Band VII. Kritik der Urteilskraft, Band X. Prolegomena zu einer jeden künftigen Metaphysik, Hamburg, Felix Meiner, 1976. Critique de la raison pure, trad. A. Tremasaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, 1963. Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1974. Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. Michel Foucault, Paris, Vrin, 1979. Correspondance (divers trad.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1991.

3 | Marcel Proust À la recherche du temps perdu. Texte établi sous la direction de Jean-Ives Tadié, Gallimard, Paris, Quarto, 1999. Essais et articles. Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1994.

250

Œuvres et références

4 | Autres Francis Bacon, Novum Organon, dans The works of F. Bacon, Londres, Basil Montagu, 1825-1934. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1995. François Jullien, L’éloge de la fadeur, Paris, Le Livre de poche, « Biblio », 1993. Rainer-Marie Rilke, Lettres à un jeune poète, Paris, Grasset, 1971.

5 | María Noel Lapoujade Filosofia de la imaginación, México, Siglo XXI, 1988. « Van Gogh : le merveilleux quotidien », Utopías, 1991, pp. 63-67. « El misterio construido », Relaciones, n° 125, Montevideo, octobre 1994. Espacios imaginarios, Faculté de philosophie et lettres, UNAM, México, 1999, Autour d’une poétique de l’espace et du temps. Cahier Gaston Bachelard n° 2, Dijon, Édition du Centre Gaston Bachelard de Recherches sur l’Imaginaire et la Rationalité, Université de Bourgogne, 2000. « Lo imaginario y las piedras en M.N. Lapoujade (compiladora) », Imagen, Signo y Símbolo, 2000, pp. 95-117. Los sistemas de F. Bacon y R. Descartes. De la coincidencia de los opuestos, México, FFYL, Benemérita Universidad Autónoma de Puebla, 2002. La imaginación estética en la mirada de Vermeer, México, Herder, 2007. « Proposition d’une application éthico-esthétique de “La psychanalyse du feu” », dans M. Courtois (dir.), L’imaginaire du feu : approches bachelardiennes, Lyon, Jacques André, 2007 Diálogo con Gaston Bachelard acerca de la poética, Mérida, Universidad nacional autónoma de México, Centro Peninsular en Humanidades y Ciencias Sociales, 2011, 222 p. L’imagination esthétique : le regard de Vermeer, Louvain-la-Neuve, EME, coll. « Transversales philosophiques », 2017.

251

Du même auteur

1 | Livre d’hommage Homenaje: recopilación de Conferencias y ponencias sobre la obra filosófica. Hommage : recueil de Conférences et communications sur la pensée philosophique 70 años de vida (2012). Homenaje a María Noel Lapoujade, México, Facultad de Filosofía y Letras, UNAM, Colección Torre de Minerva, vol. 1, 2018, 279 p. ISBN 978-607-02-9955-1 Libro electrónico interactivo : http//ru.ffyl.unam.mx/handle/10391/6669

2 | De l’auteur Filosofía de la imaginación. México, Siglo XXI, 1988, 265 p. ISBN 968-231481-X. Los sistemas de Bacon y Descartes. De la coincidencia de los opuestos. Editado por la FFYL, Benemérita Universidad Autónoma de Puebla, México, 2002, 240 p. ISBN 968-863-578-2. La imaginación estética en la mirada de Vermeer, México, Herder, 2007, 290 p. ISBN 968-5807-23-X. Diálogo con Gaston Bachelard acerca de la poética, México, CEPHCIS, UNAM, 2011, 221 p. ISBN 978-607-02-2414-0.

253

L’imagination cosmologique Homo imaginans. Itinerarios de la Imaginación. Ensayos completos, vol. I, de 4 volúmenes, México, Facultad de Filosofía y Letras, Benemérita Universidad Autónoma de Puebla, BUAP, 2014, 583 p. ISBN 978607-487-713-7. https://lafuente.buap.mx Homo Imaginans. Vol. I. Homo imaginans. Itinerarios de la imaginación. Ensayos completos en 4 volúmenes, vol. II, México, Facultad de Filosofía y Letras, Benemérita Universidad Autónoma de Puebla, BUAP, 2017, 336 p. ISBN 978-607-525-305-3. https://lafuente.buap.mx Homo Imaginans Vol. II. L’imagination esthétique : le regard de Vermeer, Louvain-la-Neuve, EME, 2017, 357 p. ISBN 978-2-8066-3603-4.

3 | Sous la direction de… Espacios Imaginarios. México, FFYL-UNAM, (Universidad Nacional Autónoma de México), 1999, 376 p. ISBN 968-36-7843-2 URL : http:// hdl.handle.net/10391/3489 Memorias del Primer Coloquio Internacional de Estética que organicé en noviembre de 1997. Imagen, Signo y Símbolo, México, FFYL-BUAP, 2000, 543 p. ISBN 968863-440-9 Memorias del Segundo Coloquio Internacional de Estética del mismo nombre, que organicé en agosto 1999. Tiempos Imaginarios: ritmos y ucronías, México, FFYL-BUAP, 2002, 266 p. ISBN 968-863-579-0C. Memorias del Tercer Coloquio Internacional de Estética, que organicé en agosto 2001.

254

Table des matières Présentation

5

Préface

7

Remerciements

11

Sources

13

PREMIÈRE PARTIE DIALOGUE AVEC GASTON BACHELARD SUR LA POÉTIQUE

15

Chapitre 1 Signification et portée de la poétique

19

Chapitre 2 Voies de la poétique

25 25

1 | Le temps 1.1 Approche du problème du temps. Bachelard versus Bergson

25

2 | Poétique des éléments 2.1 La construction : 1938-1948 2.2 L’imagination poétique du feu : 1938 2.3 L’imagination poétique de la cruauté : 1940 2.4 L’imagination poétique de l’eau : 1942 2.5 L’imagination poétique de l’air : 1943 2.6 L’imagination poétique de la terre : 1948

29 29 34 37 40 43 45

26

255

L’imagination cosmologique 3 | La poétique 3.1 L’espace et le temps 3.2 La poétique de l’espace : 1957 3.3 Résonance et retentissement

49 50 51 53

4 | La rêverie 4.1 La poétique de la rêverie : 1961 4.2 La phénoménologie 4.3 La psychanalyse 4.4 La rythmanalyse 4.5 La rêverie 4.6 Cogito cartésien et cogito de la rêverie 4.7 L’imagination

64 64 66 69 71 73 77 80

Chapitre 3 Les trajets de la conclusion

83

1 | De la rêverie à l’imagination

86

2 | De l’imagination à l’homo imaginans

87

3 | De l’homo imaginans à l’homme cosmique

88

SECONDE PARTIE ÉTUDES

91

SECTION I RÉSONANCES BACHELARDIENNES

91

Chapitre 1 Une poétique de l’espace et du temps : « l’habiter » et « le temporaliser »

93

1 | Vers une poétique de « l’habiter » 1.1 « Habiter » la ville 1.2 Du philosophe architecte et de l’architecte philosophe 1.3 Vers une poétique de « l’habiter »

93 93 94 95

2 | Vers une poétique du « temporaliser »

98

256

Table des matières 2.1 Parler de « la fin du temps » nous renvoie à un commencement 2.2 Du temps des temps 2.3 L’inévitable comme si 2.4 Le temporaliser 2.5 Vers une poétique du temporaliser 2.6 De la fin du temps

98 99 100 100 101 102

Chapitre 2 Une application de la psychanalyse du feu

103

1 | Deux pivots philosophiques : phénoménologie et psychanalyse

106

2 | Une application de La psychanalyse du feu à la peinture : le Philosophe en méditation de Rembrandt (1632)

109

3 | Une éthico-esthétique du feu dans Le retable d’Issenheim de Mathias Grünewald (ca 1512)

114

4 | Vers une éthico-esthétique

116

5 | Conclusion

117

Chapitre 3 L’arbre à la confluence de la poétique et de l’anthropologie de l’imaginaire

119

1 | Paramètres

119

2 | Panorama

120

3 | Focus du regard : l’arbre dans la poétique de Gaston Bachelard

121

4 | L’arbre dans l’anthropologie de l’imaginaire de Gilbert Durand

124

5 | Un arbre sous l’objectif

127

Chapitre 4 Une philosophie de la vie : le souffle entre Occident et Orient

129

1 | Moment initial : l’oubli cathartique

130

257

L’imagination cosmologique 2 | Philosophie de la lenteur et du repos

131

3 | La respiration

133

4 | Ponts Occident-Orient

137

5 | Points finaux : la récolte

139

Chapitre 5 Une voie vers le cosmos du présent

141

1 | Animus ou Anima ?

142

2 | Que signifie « cosmos actuel » ?

144

3 | L’océan

145

4 | Lautréamont, Chant à l’océan

148

5 | Épilogue

150

Chapitre 6 Bachelard et le zen : des coïncidences inattendues

151

1 | Contexte

151

2 | Terrain et figures de la rencontre 2.1 En Occident, Gaston Bachelard (1884-1962) 2.2 En Orient, D.T. Suzuki (1870-1966) et Taisén Deshimaru (1914-1982)

153 153

3 | Rencontre

156

4 | Fin : vers une esthétique cosmique

166

155

SECTION II UNE IMAGINATION COSMOLOGIQUE

171

CHAPITRE 7

173

Climats, saisons et temps

173

1 | Première thèse : Le climat et les saisons sont des signes « visibles » du temps

176

2 | Deuxième thèse : L’être du temps est un mystère

177

3 | Troisième thèse : Le phénomène du temps

258

Table des matières se manifeste en tant que rythme

178

4 | Quatrième thèse : L’harmonie de l’homme avec la nature est déterminante

179

5 | Cinquième thèse : Les climats et les saisons palpitent au rythme de l’éternel retour

180

6 | Sixième thèse : L’éternel retour implique la régénération de la vie

181

7 | Septième thèse : La vie peut être vécue en durée / en instants

182

8 | Conclusion Vers une perspective différente

184

Chapitre 8 Mythologies des forces destructrices de la nature au Mexique

187

1 | Le paysage

187

2 | Les sources

188

3 | La Légende des Soleils

189

Chapitre 9 Les imaginaires de la construction de l’identité latino-américaine

197

1 | La gestation et l’accouchement du Nouveau Monde

200

2 | L’Amérique latine dans les imaginaires

202

Chapitre 10 Ariel et Caliban comme prototypes de l’espèce humaine

209

1 | Les prémisses philosophiques de ma réflexion

210

2 | Noms et description des personnages

211

3 | Proposition d’interprétation

215

4 | Conclusion

219

259

L’imagination cosmologique

SECTION III UNE ESTHÉTIQUE DE L’IMAGINAIRE

221

Chapitre 11 Kant-Proust : une rencontre esthétique

223

1 | Premier moment : Les divergences et la tournure

225

2 | Second moment : Une convergence fondamentale : science, métaphysique et art

228

3 | Une rencontre esthétique

231

4 | Une plus grande extension de l’esthétique

236

Œuvres et références

249

1 | Gaston Bachelard (œuvres citées)

249

2 | Immanuel Kant

250

3 | Marcel Proust

250

4 | Autres

251

5 | María Noel Lapoujade

251

Du même auteur

253

1 | Livre d’hommage

253

2 | De l’auteur

253

3 | Sous la direction de…

254

260

Semblable à un voyage, ce livre nous offre un itinéraire original de l’éblouissante Poétique de Gaston Bachelard. Le parcours chronologique à travers toutes les œuvres qui la composent nous mène à un dialogue imaginaire entre Bachelard et María Noel Lapoujade qui exprime ses propres points de vue sur la base de sa notion inédite d’homo imaginans. S’ouvre ensuite un scénario de résonances de la Poétique bachelardienne. S’y présentent plusieurs réflexions sur l’espace et le temps, sur les liens entre philosophie et peinture (chez Rembrandt et Matthias Grünewald), sur les confluences de la poétique et de l’anthropologie à travers l’image de l’arbre. Une philosophie de la vie est esquissée, établissant un pont entre Occident et Orient à la lumière des coïncidences étonnantes entre Bachelard et le Zen japonais.

Née à Montevideo, María Noel Lapoujade est professeure retraitée de l’UNAM, Mexique. Incluse dans le Biographical Dictionary of Twentieth-Century Philosophers. London / New York.Traduite en anglais, roumain, bulgare, italien, portugais. Elle est notamment l’auteure en 2017 de L’imagination esthétique. Le regard de Vermeer (EME).

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ISBN : 978-2-8066-3749-9 www.eme-editions.be

26 €

L’IMAGINATION COSMOLOGIQUE

En somme, ce parcours passionnant dévoile des sujets et questions qui nous engagent et nous concernent au présent.

María Noel LAPOUJADE

María Noel LAPOUJADE

Un horizon se dessine peu à peu, fruit d’une imagination cosmologique. Dans cet horizon se donnent à percevoir autrement les forces de la nature extérieure (climats, saisons), la recherche de notre identité (notamment latino-américaine), le regard sur la vie (souvent exprimé dans les mythes et la littérature). Enfin, l’imagination tisse une surprenante esthétique de l’imaginaire où se rencontrent Kant et Proust.

L’IMAGINATION COSMOLOGIQUE REGARD SUR GASTON BACHELARD