Former la masculinité: education, pastorale mendiante et exégèse au XIIIe siècle 9782503595221, 2503595227

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Former la masculinité: education, pastorale mendiante et exégèse au XIIIe siècle
 9782503595221, 2503595227

Table of contents :
Liste des abréviations
Remerciements
Avant-propos
Introduction
Rendre les hommes visibles : masculinités et historiographie
Modèles masculins et modèles féminins
Histoire des hommes et histoire des femmes
Le paysage médiéval de la masculinité
La masculinité enseignée aux laïcs
La masculinité construite : histoire d’un discours
Le vocabulaire du masculin
Chapitre premier
Le masculin à la source
Œuvres choisies
Les traités d’éducation
Les sermones ad status
Les encyclopédies
Les manuels destinés aux confesseurs
Les gloses bibliques
Introduction à la première partie
Chapitre II
L’idéal de la toute première masculinité
Le corps et la raison
Les contours d’Adam : corps et sexualité avant la Chute
Complexion et épanouissement à l’âge viril
Complexio aequalis
Naître à trente ans
La sexualité première : maîtrise des sens et voies du désir
Adam et la sexualité de l’Éden
Imaginer et représenter le désir masculin
Raison et volonté : agir sur le corps
Les représentations du désir masculin : les échos naturalistes
La raison : quintessence du modèle de masculinité
Vers des péchés sexués : le clivage entre Adam et Ève
Les catégories du masculin et du féminin dans les commentaires de la Genèse
Pouvoir de domination et harmonie au Paradis
Un environnement inoffensif
Adam : seigneur des animaux
Le privilège masculin
Dominer par la raison
Adam au sommet : la hiérarchie entre les êtres et les sexes
Nommer pour mieux dominer
La domination masculine : un équilibre précaire
Chapitre III
Les extraordinaires facultés d’Adam
La masculinité par l’esprit
Voir, connaître, prédire : la perfection spirituelle
Lumière et clairvoyance des yeux de l’âme
À la recherche de la connaissance perdue
Adam et saint Benoît : expérience mystique et lumière intérieure
Sopor non somnus sed extasis : la vision prophétique d’Adam
Absence et évolution d’un récit : le sommeil d’Adam en question
Les secrets de l’intelligence : sommeil et songes prophétiques
Dormir pour se rapprocher de Dieu : les voies d’accès au céleste
Dormir pour voir l’avenir
Dormir pour mieux contempler
Adam et les échos d’un idéal : la masculinité enseignée
Sur les traces d’Adam : retrouver le reflet divin
Adam dans les textes éducatifs
Noces édéniques et sacralisation du mariage
Sagesse et spiritualité : être un homme à l’image d’Adam
Le miel de l’apprentissage
La lumineuse vertu des hommes
Abstraction des sens et libération de l’esprit
Être noble à travers l’âme
L’aspect vain de la noblesse de chair
La vertu des puissants
Cultiver la terre et l’esprit : l’homme agriculteur
Travailler pour le rachat : le lot des hommes
Le chevalier du Christ : labour et soumission du corps
Chapitre IV
Être un homme par l’âge et par les actes
La virilitas comme modèle
Homme par le sexe et par l’action
Au-delà du sexe « biologique » : sublimer le corps masculin
La masculinité par l’action : agir en homme pour en être un
Force et combat : les signes de la masculinité selon les clercs
La mollesse ou le danger de l’effémination
L’hermaphrodisme ou la menace de l’incertitude
L’actif et le passif : les frères mendiants et Aristote
La femme, cet homme manqué
Un esprit mou, une faible volonté
Au cœur de la masculinité
Entre courage et volonté : le cœur des hommes
Le cœur des femmes ou la mollesse de la volonté
Les vestiges de la perfection : la virilitas et ses vertus
Nommer l’idéal masculin : l’apogée avant le déclin
L’âge vertueux : figurer la virilitas
Entre la vieillesse et la jeunesse : la perfection du milieu
Les défaillances du vieil âge ou la masculinité sur le déclin
Introduction à la deuxième partie
Chapitre V
L’enfance au masculin ou les prémices d’une progression
Manquements et germes d’une virilitas en devenir
Préparer la masculinité : renforcer le corps dès l’enfance
Exercice et souffrance : inspirer la masculinité future
Modeler l’émotion : la prohibition des pleurs masculins
Entre blâmes et apologies : les ambiguïtés du puer
Le caractère immaculé des premiers instants
Ignorance et lascivité : les premières manifestations du vice
Les premiers gestes et leurs dangers
Instabilité et manque de raison : la masculinité inversée
Redresser les vices masculins
La pureté féminine des débuts
Former la masculinité à l’âge tendre
Les métaphores de l’éducation
L’apprentissage comme une avancée
Le sceau du pédagogue et la matière masculine
La perméabilité du vase de l’enfance ou la vertueuse imprégnation
Les bonnes habitudes
Abandonner les traces de l’enfance
Se dépouiller des puerilia et se comporter en homme
La toge virile ou les modalités d’une transformation intérieure
Penser comme un enfant, prévoir comme un homme
Se battre comme un garçon
Chapitre VI
L’adolescentia ou les voies d’une difficile métamorphose
Exhumer l’adolescentia : présence et dissimulation
Les bornes d’un âge au masculin
L’adolescentia et la maturité sexuelle
L’adolescentia : apprendre à être un homme
La virginité masculine
Former le corps masculin et discipliner les mœurs
Dépasser le sexe, préserver l’intégrité corporelle
Compromettre le corps : la mise à mal du masculin
La lascivité de l’adolescence : lieu d’une dangereuse transgression
Le vir virtutis
Lascivité et effémination
Mollesse et volupté
La pureté des jeunes filles : virginité et sexualité différenciées
Les flammes de la luxure et l’expression du désir adolescent
La chaleur du jeune homme ou l’excès de masculinité
L’élévation masculine
Les armes de la renaissance spirituelle
Le combat chevaleresque de l’adolescens
Vaincre pour l’abstinence : le corps masculin comme champ de bataille
Parler aux hommes : l’image du combat vertueux
La veuve virile ou l’appropriation du combat adolescent
Transcender le féminin
À l’image de Judith : la veuve guerrière
L’être et l’action : demeurer femme, agir en homme
Résister à la souffrance pour devenir homme
Martyrs et mutilés : surpasser son corps
Renaître au masculin
Introduction à la troisième partie
Chapitre VII
Paternité et masculinité
L’indispensable lien
Transmettre et instruire : être père selon les Mendiants
Les devoirs paternels d’après les pédagogues
La paternité : condition de vie séculière et perfection masculine
Être père pour être un homme
Ressemblance et transmission masculine
Paternité et puissance masculine
La masculinité enseignée par le père
La paternité en continuité : amour et responsabilité
Les pères criminels ou la mauvaise éducation
Amour et châtiments
Père et fils en continuité
Hiérarchie et obéissance : la famille au masculin
Le paterfamilias
La maison du père
Amour et rapport hiérarchique
Un sentiment naturel
L’obéissance filiale et l’exemple d’Abraham
La paternité sacrifiée : proximité corporelle et don de soi
La maternité en comparaison
Des mères vertueuses
Faire une place aux mères : le détournement d’un verset
Dévotion mariale et promotion des mères
Les mauvaises mères
L’amour maternel
Chapitre VIII
L’homme et le mari
Sexualité, démons et interdits
La sexualité matrimoniale : lieu de probation masculine
Modeler le corps du mari : mesure et interdits
Les temps sacrés
Le danger des sécrétions du corps : sexualité et impureté
Passions masculines, ardeurs adultères
L’amour immodéré ou l’homme en péril
Punir le mari excessif
Déluge, Enfer et destruction : les conséquences du désir
La spirale du désir irrépressible
L’argument naturaliste et médical
La juste mesure enseignée aux hommes
Dire la bonne sexualité maritale
Dirimant et bénéfique : à propos du mariage
Tobie ou la modération du mari
Le ventre et le saphir
Enseigner la résistance masculine
La sexualité maîtrisée des temps anciens
Ermites et moines
Sommeil et sexualité masculine : un dangereux abandon
L’assoupissement : signes protecteurs et attaques démoniaques
La nuit, complice du vice
Se prémunir avant de s’endormir
Cogitationes et sexualité : le lien inextricable
Discipliner le corps pour maîtriser ses pensées
L’emprise des gestes sur les esprits masculins
Le corps insoumis : émissions nocturnes et pensées honteuses
La culpabilité du dormeur
La pensée, voie diabolique
Les mécanismes démoniaques du point de vue naturaliste
Modèle clérical, sexualité laïque
Le pouvoir de la pensée : procréation et descendance
Le processus de la pensée
Chapitre IX
L’homme et le mari
Amour et relations conjugales
Être un époux : corriger, défendre et partager
Le mari pédagogue
Apprendre la vertu par l’affection
Le mari au service du confesseur
Apprendre la hiérarchie conjugale
Nager à contre-courant ou la rivière au service de l’ordre conjugal
Trouver la bonne épouse
Molliens herum ou l’étymologie prescriptive
Traiter son épouse comme une égale
Une compagne et non une servante
La côte d’Adam, proche du cœur
Partager entre époux : le mari responsable et protecteur
Faire pénitence ensemble
Lutter jusqu’au sang pour l’épouse
Aimer pour être un homme
L’amour magnus ou le devoir affectif du mari
Parler d’amour : la pastorale au service du sentiment
Amicitia et amor magnus
L’art de séduire au masculin
Mourir par amour ou l’amour au-delà de la mort
Suicides masculins et morts féminines
La masculinité endeuillée ou la volonté maritale
Amour, démence et jalousie
Deux modèles de maris trop épris
Zelus et zelotypus : la jalousie est le propre de l’homme
Le vocabulaire de l’amour conjugué au masculin
L’affect pondéré enseigné aux hommes
La dilectio socialis ou l’amour parfait
Conclusion
Un terreau commun et un modèle partagé
Convaincre et amener au perfectionnement
Quand le féminin révèle le masculin
Catégories de la pensée et dépassement des sexes
L’apprentissage identitaire au masculin
Corps et corporéité dans la construction du masculin
Dépasser l’enveloppe charnelle
Affection et amour masculins
La masculinité à l’horizon
Bibliographie
Sources manuscrites
Sources imprimées
Travaux
Index rerum notabilium
Index nominum

Citation preview

Former la masculinité

BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE CULTURELLE DU MOYEN ÂGE 21 Collection dirigée par Nicole Bériou et Franco Morenzoni

Former la masculinité Éducation, pastorale mendiante et exégèse au xiiie siècle

Anne-Lydie Dubois

F

Couverture : Dialogue entre un père et son fils sur les vérités de la foi, Paris, Bibliothèque nationale de France, vers 1325-1350, ms. Naf 4338, fol. 42v.

© 2022, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2022/0095/63 ISBN 978-2-503-59522-1 e-ISBN 978-2-503-59523-8 DOI 10.1484/M.BHCMA-EB.5.124045 ISSN 1782-3390 e-ISSN 2295-0397 Printed in the EU on acid-free paper.

Liste des abréviations

CCCM CCSL CSEL PG PL RLS

Corpus Christianorum, Continuatio Mediaevalis Corpus Christianorum, Series Latina Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum Patrologia Graeca Patrologia Latina J. B. Schneyer, Repertorium der lateinischen Sermones des Mittelalters, Münster, 1969-1990, 11 vol.

Remerciements

Cette étude constitue une version remaniée de ma thèse de doctorat soutenue en mai 2019 à l’Université de Genève. Au long du parcours qui a mené de cette recherche à une thèse, puis à la parution de cet ouvrage, j’ai pu compter sur les précieux conseils et le soutien de nombreuses personnes. Mes premiers remerciements s’adressent à mon directeur de thèse, Franco Morenzoni, pour ses judicieuses remarques, nos discussions passionnantes, sa disponibilité et pour m’avoir transmis le goût de la recherche historique dès mes premières années universitaires. Ma gratitude se dirige également vers les membres du jury de ma thèse pour nos échanges enrichissants, l’intérêt qu’ils ont manifesté pour mes recherches et l’inspiration qu’ils m’ont donnée par leurs travaux et leur enthousiasme. Leurs remarques éclairantes ont permis d’améliorer cet ouvrage. Je remercie Nicole Bériou, Didier Lett – qui m’a accueillie à l’Université Paris Diderot durant une année – et Laurence Moulinier-Brogi. Je remercie également Jean-Yves Tilliette qui fut président du jury. Un remerciement supplémentaire est adressé à Nicole Bériou et Franco Morenzoni pour avoir accueilli cette étude dans la collection Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge. Que le Fonds national suisse de la recherche scientifique soit également remercié pour le soutien financier accordé durant cette recherche. Je suis également reconnaissante envers les professeurs et chercheurs qui ont croisé ma route, les discussions avec eux ont alimenté ce travail, notamment Gilbert Dahan, Iolanda Ventura, Daniela Solfaroli Camillocci, Yasmina Foehr-Janssens. Je remercie chaleureusement mes collègues, trop nombreux pour être cités ici, pour leurs conseils, leur bienveillance et leur amitié. Enfin, mes remerciements s’adressent tout spécialement à mon mari et à ma famille.

Avant-propos

Durant des siècles, l’histoire de l’humanité s’est réduite à celle des hommes. Pourtant, nos connaissances sur l’histoire de la masculinité, c’est-à-dire des hommes en tant qu’êtres sexués, est restée très longtemps dans l’ombre. Il aura fallu attendre l’essor de l’histoire des femmes et du genre pour que naissent les mens’ studies, pour l’essentiel dans le monde anglophone1. Les pays européens, et particulièrement ceux de langue française, sont longtemps demeurés en retrait2. Dans ce contexte de pauvreté historiographique de ce côté-ci de l’Atlantique et de la Manche, on mesure déjà le très grand intérêt du livre que nous offre Anne-Lydie Dubois. Mais il y a plus car la majorité des travaux sur la masculinité s’est concentrée sur les clercs, groupe d’hommes ayant renoncé aux aspects de la vie les plus fortement associés à l’identité masculine dans le monde séculier : activité sexuelle, mariage, paternité, direction d’un ménage, etc.3. Or, ce que nous propose l’auteure est une réflexion sur les modèles de masculinités laïques produits et diffusés au cours du xiiie siècle par les ordres mendiants. Pour définir son objet, Anne-Lydie Dubois utilise fort justement le terme de masculinité et non pas celui de virilité, impropre à l’époque médiévale où l’adverbe viriliter signifie « vigoureusement », « avec force » ou « avec courage » et n’est pas spécifique aux hommes comme il le sera plus tard4. Elle puise dans une riche et abondante documentation émanant essentiellement du milieu culturel et intellectuel parisien auquel sont affiliés les ordres mendiants : les encyclopédies (le De proprietatibus







1 Le contraste est en effet saisissant entre la richesse des men’s studies aux États-Unis, qui, en histoire, ont débuté il y a plus de trente ans et demeurent très dynamiques et la pauvreté des travaux en Europe. Pour mesurer la maturité de cette histoire outre Atlantique il y a déjà une décennie voir, What is Masculinity ? Historical Dynamics from Antiquity to the Contemporary World, éd. J. H. Arnold, S. Brady, Basingstoke, 2011. 2 En France, il a fallu attendre le colloque international qui s’est tenu à Lyon en 2009 pour voir un réel intérêt de grande ampleur : Une histoire sans les hommes est-elle possible ?, éd. A.-M. Sohn, Lyon, ENS Éditions, 2013. Voir un bilan récent sur les masculinités dans D. Lett, « Les médiévistes et l’histoire des femmes et du genre : douze ans de recherche », Genre & Histoire, 26 (2021) : https:// journals.openedition.org/genrehistoire/. 3 Certains chercheurs pensent donc que l’appartenance au clergé implique le renoncement à la masculinité elle-même. Peut-on être un homme sans arborer les attributs biologiques les plus évidents de la masculinité ? On a pu parler d’un clerical’ sex ou d’un troisième genre, voir J. Murray, « One Flesh, Two Sexes, Three Genders », dans Gender and Christianity in Medieval Europe : New Perspectives, éd. L. M. Bitel, F. Lifshitz, Philadelphie, 2008, p. 34-51. 4 Les anglophones bénéficient quant à eux d’une palette plus étoffée pour exprimer l’identité masculine : manhood, manliness, masculinity, voir C. Fletcher, Richard II : Manhood, Youth and Politics 1377-1399, Oxford, 2008.

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ava n t-p ro p o s

rerum de Barthélemy l’Anglais, le Speculum maius de Vincent de Beauvais et le Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré), les traités d’éducation (le De eruditione filiorum nobilium de Vincent de Beauvais, le De instructione puerorum de Guillaume de Tournai, le De eruditione principum de Guillaume Peyraut et le De regimine principum de Gilles de Rome), les sermons et traités apparentés ad status (de Jacques de Vitry, Guibert de Tournai, Humbert de Romans et Jean de Galles), les manuels de confesseurs (de Thomas de Chobham, Robert de Flamborough et Jean de Fribourg) et les gloses de la Genèse (la Postille de Hugues de Saint-Cher, les commentaires de Nicolas de Gorran et de Pierre de Jean Olieu). Une attention bienvenue est portée au nombre de manuscrits connus qui nous renseigne sur la circulation des modèles de masculinité proposés par les mendiants : 144 manuscrits du Communiloquium de Jean de Galles et plus de 350 manuscrits du De regimine principum de Gilles de Rome. Les premiers chapitres consacrés à la masculinité d’Adam sont tout à fait remarquables et novateurs. Ils sont essentiels pour comprendre le discours que les mendiants ont tenu sur les qualités intrinsèques de la masculinité de l’espace paradisiaque désormais perdue. En effet, l’ombre d’Adam plane sans cesse sur le processus de masculinisation du xiiie siècle et imprègne en profondeur les enseignements transmis aux hommes laïcs. Comme l’auteure le montre parfaitement, le modèle adamique offre une clé d’interprétation pour comprendre quelles sont les formes de masculinité les plus valorisées. Créé à l’âge de trente ans, Adam est doté de facultés extraordinaires en tant qu’il est à l’image et à la ressemblance de Dieu : état d’innocence, capacité de clairvoyance et immense savoir. Avant la Chute, il pouvait avoir potentiellement une sexualité sans concupiscence, totalement maîtrisée et donc sans désir. Comme l’écrit justement l’auteure, « la culpabilité découle en effet non pas du plaisir lui-même […] mais de l’acceptation de ce plaisir par la raison ». Dans Genèse 3, les trois protagonistes punis après la Faute originelle, le serpent, Ève et Adam, ont péché chacun selon leurs caractéristiques et, en ce qui concerne l’homme et la femme, selon les propriétés de leur sexe. Comme on peut le lire dans la Glose ordinaire : in serpente suggestio, in muliere libido, consensus rationis in viro. Influencés par le serpent, Ève pèche par sa luxure et Adam, par son incapacité à s’être servi de sa raison. Le texte biblique fait de la sensualité une propriété féminine et du discernement, un attribut masculin. Cette image d’Adam est montrée comme modèle aux chrétiens, dans les sermons ad status en particulier, comme une incitation à la sagesse et un détachement de la chair, en opposition à la mollesse féminine et aux autres âges de la vie. L’homme ne pourra certes jamais retrouver la masculinité paradisiaque et son état d’innocence, mais il doit tenter par sa volonté d’avoir une sexualité maîtrisée et modérée dans le cadre du mariage. Comme l’avait fait remarquer Michel Foucault, la Chute a créé une « libidinisation de l’acte sexuel » qui devient, dans le monde terrestre, étroitement liée à la non-volonté. Après la Faute, la relation sexuelle se réalise avec concupiscence. La libido est le prix à payer du péché originel5. Les chapitres centraux sont consacrés aux différents âges de la vie de l’homme et, en particulier, en amont de la maturité, ce que l’auteure nomme les « masculinités 5 M. Foucault, Les Aveux de la chair, Paris, 2018, en particulier p. 325-361.

avant-pro po s

inachevées ». Un chapitre fort utile est consacré à l’enfance, âge privilégié de l’appren­ tissage de part et d’autre de l’âge de raison (aetas discretionis). Tous les pédagogues et les prédicateurs rappellent à l’envi que tout ce qu’on apprend en enfance reste marqué à vie car l’enfant est comme de la cire molle qui prend l’empreinte et la figure du sceau ou comme un pot qui garde toujours l’odeur de ce qu’on met dedans en premier. Ils exhortent donc les parents à inculquer aux petits garçons les valeurs de la masculinité et leur indiquent comment il faut les dépouiller d’enfance pour aller vers l’état d’homme, soulignant, en creux, les « défaillances » de l’infantia et de la pueritia. Le chapitre sur l’adolescence est lui aussi tout à fait essentiel car l’adolescentia est le dernier palier avant de devenir un homme. C’est une période dangereuse ouverte aux plaisirs de la sexualité, un temps marqué par l’instabilité et le manque de raison, une sorte de « masculinité inversée » : Guillaume de Tournai et Vincent de Beauvais font de la colère, la luxure et la lascivité, les trois principaux maux de ce groupe d’âge. L’adolescent doit donc les combattre pour gagner son état d’homme. Dans une dernière partie, Anne-Lydie Dubois s’intéresse aux formes de masculinité familiales. Le fait de devenir père est primordial dans le passage définitif d’une masculinité d’adolescent à une masculinité d’adulte. Comme l’écrit Rachel. E. Moss, « without heirs, a man is not a man ; he is still a son rather than a father, and so is still in a subordinate position […]. Without an heir, a man has only a past, not a future »6. Dans le discours mendiant, le bon père est à la fois un modèle de masculinité laïque et un vecteur éducatif des qualités pour que ses garçons deviennent des hommes. Il doit donc éduquer son fils, c’est-à-dire le conduire en dehors de (ex-ducere) son état d’enfant ou d’adolescent pour l’installer dans une masculinité mature. L’auteure rappelle l’exemplum célèbre dans lequel les prédicateurs mettent en scène un enfant voleur dont les méfaits, de plus en plus graves, amusent son père et qui finit par être condamné à la pendaison. Tandis qu’on le mène à la potence, le garçon demande à ses gardiens d’embrasser une dernière fois son père. Les bourreaux y consentent. Le fils se penche vers son géniteur, comme pour lui donner un baiser, et lui arrache le nez. Par ce geste, le fils castre symboliquement le père qui a été incapable de le transformer en homme. Être un homme, enfin, c’est aussi savoir se comporter comme un bon mari, manifester sa husbandry, aux mœurs irréprochables, exerçant une saine autorité et une protection efficace sur les membres de sa maison7. Avec son épouse, c’est faire preuve de modération dans le désir en sachant éviter le « coït impétueux » qui met la





6 R. E. Moss, Fictions of Fatherhood : Fatherhood in Late Medieval English Gentry and Mercantile Lettres and Romances (thèse soutenue en 2009 à l’Université de York, téléchargeable sur le site de la British Library), p. 73. Sur la paternité comme forme de masculinité, voir D. Lett, A. M. Certin, « Ouverture », dans Formes et réformes de la paternité à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne, éd. A. M. Certin, Frankfurt am Main, 2016, p. 13-29. 7 Sur ce concept, voir D. G. Neal, The Masculine Self in Late Medieval England, Chicago, 2008, chapitre II, p. 58 ; Id., « Husbands and Husbandry », in Women and Gender in Medieval Europe. An Encyclopedia, éd. M. Schaus, New York, London, 2006, p. 387-388 et S. McSheffrey, « Men and Masculinity in Late medieval London Civic Culture : Governance, Patriarchy, and Reputation », dans Conflicting Identities and Multiple Masculinities : Men in the Middle Ages, éd. J. Murray, New York, 1999, p. 243-278.

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ava n t-p ro p o s

masculinité en péril et se montrer un bon pédagogue pour enseigner à sa compagne l’obéissance et le sens de la hiérarchie, la défendre et la protéger. Anne-Lydie Dubois nous donne donc à lire un très bel ouvrage qui vient profondément renouveler nos connaissances sur ce qu’est l’homme médiéval en scrutant la masculinité du xiiie siècle, de ses fondements bibliques et des commentaires qui en découlent à ses implications pratiques dans la société, la famille et l’intimité la plus profonde. À travers l’outil genre, et donc grâce aux fructueuses et fréquentes comparaisons avec les femmes, les filles, les mères et les épouses, cette étude permet de revisiter de manière très neuve des thèmes tels que la sexualité paradisiaque, les modèles éducatifs proposés par la gouvernementalité ecclésiastique et le pastorat, l’enfance, l’adolescence, la paternité et le couple. Ce livre nous offre donc l’occasion de découvrir de multiples formes de masculinité du xiiie siècle en partant du système anthropologique chrétien médiéval. Il est un apport essentiel à l’histoire du genre et de la masculinité. Février 2021 Didier LETT Université de Paris Laboratoire ICT

Introduction

« On ne naît pas homme, on le devient1 ». La formule de Simone de Beauvoir détournée par les historiens des masculinités s’applique aussi à la période médiévale à travers l’éducation. À cette énonciation, suggérant un processus en mouvement2, pourrait être ajouté : « on apprend à l’être ». Selon le programme pédagogique du xiiie siècle, en effet, devenir un homme accompli consiste à se conformer aux prescriptions morales relatives à ce statut, tel qu’il est pensé par les clercs. Dans ce discours, la masculinité de l’âge adulte, modèle vertueux qui exprime un idéal, n’est pas valable de manière innée chez tous les hommes. Autrement dit, l’identité sexuée dépasse le corps biologique et le sexe anatomique pour devenir un statut qui s’acquiert et s’apprend au prix d’efforts sur soi-même, autant pour les jeunes que pour les hommes adultes. Cette idée, qui peut paraître profondément moderne, en adéquation avec le genre défini par l’historiographie, est cependant exprimée au xiiie siècle. La conception d’une masculinité sans cesse en probation au Moyen Âge a été reprise par des historiens inspirés par l’idée de Judith Butler selon laquelle le genre est « performatif »3. Puisque la masculinité fait référence non pas au corps masculin mais « à la signification que la société donne à une personne ayant un corps masculin4 », cette identité se définit à travers des actes qu’il faut constamment réitérer, au sein des réflexions médiévales. Cette pensée se fait jour notamment dans le Communiloquium que Jean de Galles compose vers 1265-1270. Donner à la masculinité une consistance historique permet de la rendre visible en tant que construction de genre au même titre que la féminité au Moyen Âge. Cette étude envisage l’identité masculine en tant

1 A.-M. Sohn, « Introduction. Les hommes ont-ils une histoire ? », dans Une histoire sans les hommes est-elle possible ? Genre et masculinités, s. d. A.-M. Sohn, Lyon, 2014, p. 7. 2 J. J. Cohen, B. Wheeler, « Becoming and Unbecoming », in Becoming Male in the Middle Ages, éd. J. J. Cohen, B. Wheeler, Londres, 2000, p. XVIII. 3 Ibid., p. X et XVIII-XIX ; V. Bullough, « On Being a Male in the Middle Ages », in Medieval Masculinities. Regarding Men in the Middle Ages, éd. C. A. Lees, Minneapolis, 1994, p. 31-45 ; S. McSheffrey, « Men and Masculinity in Late Medieval London Civic Culture : Governance, Patriarchy, and Reputation », in Conflicted Identities and Multiple Masculinities, éd. J. Murray, p. 266 ; J. A. McNamara, « The Herrenfrage. The Restructuring of the Gender System 1050-1150 », in Conflicted Identities and Multiple Masculinities. Men in the Medieval West, éd. J. Murray, Londres, 1999, p. 22 ; R. M. Karras, From Boys to Men : Formations of Masculinity in Late Medieval Europe, Philadelphie, 2003, p. 4 et 11 ; D. Neal, « Masculine Identity in Late Medieval English Society and Culture », in Writing Medieval History, éd. N. Partner, Londres, 2005, p. 171-189 ; J. Butler, Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, Paris, 2005 (en particulier p. 256-262). 4 R. M. Karras, From Boys to Men, p. 3. Notre traduction.

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qu’objet d’histoire culturelle, complémentaire de l’histoire des femmes et offrant un éclairage supplémentaire à cette dernière. Le discours éducatif et moral émis par les clercs au xiiie siècle, les frères mendiants en particulier, définit la masculinité en tant qu’identité spécifique, différenciée de la féminité, et cherche à enseigner un comportement masculin aux laïcs. En tant que franciscain, mais plus largement en tant qu’auteur mendiant, Jean de Galles, cité plus haut, est représentatif du rôle que ces nouveaux ordres occupent au xiiie siècle dans la prise en charge de l’éducation des fidèles et dans la production écrite élaborée dans ce but. Les normes de conduite fixées par le biais des sources mendiantes donnent accès à la construction d’un modèle de masculinité laïque, englobé dans un programme pédagogique plus large à destination des fidèles. Bien qu’elle prenne corps de manière saillante dans les textes des frères mendiants, la construction d’une norme de comportement masculin n’apparaît toutefois pas ex nihilo mais s’inscrit au contraire dans une tradition éducative plus ancienne. Comme cela se décèle dans les traités d’éducation, les Mendiants s’inspirent des nombreux enseignements rédigés pour les communautés religieuses aux siècles précédents, notamment à l’intention des novices, ou destinés aux princes à travers le genre des « miroirs »5. Ils adaptent ces préceptes dans le contexte du souci pastoral d’éduquer les laïcs qui marque le xiiie siècle. Visant à mener les fidèles vers le salut, cette préoccupation n’appartient en effet pas uniquement aux auteurs mendiants, mais est également celle du clergé séculier et régulier, en dehors de ces ordres, à cette période et aux siècles antérieurs. Les frères mendiants reprennent ainsi à leur compte des enseignements dont ils se font les témoins privilégiés en assurant la continuité de ce discours éducatif et en proposant leur programme à partir de cette tradition. L’éducation des hommes laïcs est ainsi tributaire des valeurs et idéaux de vie religieuse qui imprègnent non seulement les frères mendiants, mais également les textes dont ils s’inspirent. Les Mendiants jouent également un rôle important dans la production de gloses bibliques, qui sont des lieux où se constitue une pensée sur la différence des sexes et sur l’attitude définie comme masculine. Pour ces raisons, le corpus documentaire choisi pour mener à bien cette étude a été principalement produit par des frères appartenant aux ordres mendiants mais également par plusieurs auteurs séculiers du même milieu intellectuel, dont les propos sont significatifs quant à l’éducation masculine. Cherchant à former les laïcs, les textes rassemblés divisent la matière pédagogique selon les genres. Ainsi, tandis que les mœurs des fidèles sont prises en charge, la manière sexuée de se conduire est déterminée. En ce xiiie siècle, période d’évangélisation et de renouveau de la pastorale, ces différents relais discursifs se conjuguent afin d’atteindre les hommes et de les instruire dans cette perspective. Les réflexions au sujet de la masculinité transparaissent autant à travers des enseignements directement adressés aux fidèles que par le biais d’écrits dont le contenu est susceptible d’être transmis par la prédication



5 Cf. P. Riché, « Sources pédagogiques et traités d’éducation », Actes des congrès de la société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, 12e Congrès, Nancy, 1981, p. 15-29 ; M. Goodich, From Birth to Old Age. The Human Life Cycle in Medieval Thought 1250-1350, Lanham [etc.], 1989, p. 109-114.

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ou par tout autre moyen de communication avec eux. Ce corpus se compose de textes encyclopédiques, de traités d’éducation, de collections de sermons ad status, de manuels destinés aux confesseurs et de commentaires de la Genèse. Les instructions que délivrent ces auteurs sont autant destinées aux garçons et aux adolescents qu’aux hommes adultes à travers des recommandations visant à parfaire le bon chrétien, père de famille et mari. Un modèle de masculinité plus générique – qui pourrait être qualifié « d’hégémonique » ou de normatif – est également fixé, à la lumière duquel se comprennent les conseils cherchant à éduquer les hommes.

Rendre les hommes visibles : masculinités et historiographie La masculinité en tant que construction culturelle et sociale est un domaine au développement récent, encore peu exploité par les historiens, en particulier par les médiévistes. Anne-Marie Sohn soulignait en 2014 ce déficit parmi les travaux historiques, particulièrement saisissant au sein des études d’histoire médiévale6. Pourtant, de manière progressive et plus sensiblement depuis les années 19907, l’étude de la masculinité s’est considérablement développée pour devenir un domaine d’investigation dynamique en plein essor. Les historiens anglo-saxons, puis francophones, se sont intéressés à ce champ de recherche pour la période contemporaine et moderne dans un premier temps8, avant de se pencher plus récemment sur l’époque médiévale. Si ses prémices se situent dans les années 1970 aux États-Unis9, l’histoire de la masculinité est définie de manière plus précise en tant qu’objet d’étude dans les années 1980 et 1990, où elle s’étoffe aussi en Grande-Bretagne. Entre ses débuts dans les années 1970 et les travaux les plus récents, la manière d’appréhender l’histoire de la masculinité, et les motivations qui sous-tendent ces questionnements, ont considérablement évolué. L’histoire de la masculinité se situe au croisement de celle de la sexualité – avec laquelle elle entretient de nombreux liens dans les études récentes d’histoire médiévale – et de celle du genre10. La première s’était penchée sur l’homme en tant qu’être sexué avant la définition explicite d’une histoire du masculin. Par le biais de l’histoire du

6 A.-M. Sohn, « Introduction. Les hommes ont-ils une histoire ? », p. 8. L’Histoire de la virilité, parue en 2011, offre un exemple probant à cet égard. Sur les quelques six cents pages du premier volume, couvrant une période comprise entre l’Antiquité et les Lumières, seules trente-neuf pages s’attachent au Moyen Âge, et sont rédigées par un unique auteur. La composition de ce volume semble emblématique de la place qu’occupe l’étude de la masculinité médiévale dans le monde francophone. C. Thomasset, « Le Médiéval, la force et le sang », dans Histoire de la virilité, s. d. A. Corbin et al., Paris, 2011, t. 1 : De l’Antiquité aux Lumières. L’invention de la virilité, p. 141-180. 7 C. Forth, « Masculinité et virilité dans le monde anglophone », dans Histoire de la virilité, s. d. A. Corbin et al., t. 3 : La virilité en crise ? xxe-xxie siècle, p. 131-155 ; A.-M. Sohn, « Introduction. Les hommes ont-ils une histoire ? », p. 7-27. 8 D. Lett, « Les régimes de genre dans les sociétés occidentales de l’Antiquité au xviie siècle », Annales. Histoire, sciences sociales, 67/3 (2012), p. 568-569. 9 C. Forth, « Masculinité et virilité », p. 133. 10 J. Surkis, « Introduction. Histoire des hommes et des masculinités : passé et avenir », dans Hommes et masculinités de 1789 à nos jours, s. d. R. Revenin, Paris, 2007, p. 16.

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genre, qui émerge avec celle des femmes, les années 1980 donnent une impulsion à l’histoire des différentes formes de masculinité. À ses débuts, l’étude du masculin suit en effet la voie des mouvements féministes11. Ancré dans une perspective sociale engagée, cet objet de recherche s’inscrit dans un « mouvement de libération des hommes12 », notamment en lien avec la lutte en faveur de l’homosexualité. Depuis les années 1990 toutefois, l’histoire de l’homme sexué s’est détachée de cet angle militant afin de prendre une orientation culturelle13. Le « cultural turn », dans lequel s’inscrit cette étude, donne une nouvelle impulsion à ce domaine d’investigation. Cette approche le dirige vers l’étude des codes normatifs et des stéréotypes, biais qui permet aussi de mettre en lumière les formes de masculinité en marge des modèles proposés14. Ce virage culturel, en premier lieu inauguré pour l’histoire contemporaine, implique ainsi l’étude de la masculinité dans son évolution temporelle, selon les sociétés où elle prend corps et est définie. Loin de se résumer à une donnée biologique, la masculinité comprise dans sa dimension historique n’est pas statique mais se transforme selon l’époque et la culture dans laquelle elle s’inscrit15. D’autre part, l’approche culturelle de la masculinité ne peut pas faire l’économie d’une prise en compte d’autres marqueurs identitaires tels que l’âge, la classe sociale ou la religion16. Si ces concepts doivent être adaptés pour l’époque médiévale, ces facteurs sont à prendre en considération17. Dans ce sens, puisqu’il existe différentes formes de masculinité déclinées selon l’appartenance sociale et les milieux culturels, l’historiographie a souligné la pertinence d’évoquer des « masculinités » au pluriel, et non pas une masculinité monolithique18. Toutefois, si des identités alternatives se décèlent à travers les sources, et peuvent être déterminées comme telles, c’est qu’il existe au sein du discours un modèle de masculinité dominant. Les autres manières d’être un homme sont comparées et mesurées à l’aune de cette définition du masculin selon les critères du milieu culturel et la temporalité auxquels elle appartient. En 11 J. Tosh, « The History of Masculinity : An Outdated Concept ? », in What is Masculinity ? Historical Dynamics from Antiquity to the Contemporary World, éd. J. Arnold, S. Brady, New York, 2011, p. 20. 12 C. Forth, « Masculinité et virilité », p. 134. À ne pas confondre avec le « masculinisme », en tant que mouvement antiféministe et « idéologie du patriarcat » : F. Dupuis-Déri, « Le “masculinisme” : une histoire politique du mot (en anglais et en français) », Recherches féministes, 22/2 (2009), p. 97-123. 13 J. Tosh, « The History of Masculinity », p. 21-23. 14 Ibidem. 15 C. Forth, « Masculinité et virilité », p. 135 ; R. M. Karras, From Boys to Men, p. 3 ; J. Arnold, S. Brady, « Introduction », in What is Masculinity ?, éd. J. Arnold, S. Brady, p. 4. 16 J. Tosh, « The History of Masculinity », p. 23 ; R. Connell, Masculinities, Cambridge, 2005 [1ère éd. 1995], p. 76-81 ; D. Lett, « Les régimes de genre », p. 567 ; J. Arnold, S. Brady, « Introduction », in What is Masculinity ?, éd. J. Arnold, S. Brady, p. 4 ; J. Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF, 37-38 (1988), p. 127. 17 R. M. Karras, From Boys to Men, p. 3. 18 Ibidem ; C. Forth, « Masculinité et virilité », p. 132 ; A.-M. Sohn, « Introduction. Les hommes ont-ils une histoire ? », p. 23-24. M. Kimmel avait déjà encouragé à considérer des masculinités plurielles. M. Kimmel, A. Aronson, Men and Masculinities. A social, Cultural and Historical Encyclopedia, Santa Barbara, 2004.

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tant que construction culturelle, cette masculinité normative n’est bien entendu pas unique. Non seulement elle évolue à travers le temps, mais en outre plusieurs modèles coexistent au sein d’une même société et de ses différents cercles culturels et sociaux19. La conception d’un modèle dominant, prenant le pas sur d’autres formes de masculinité, mobilise le concept de « masculinité hégémonique ». Cette expression renvoie à la domination masculine exercée sur les femmes et, de surcroît, à la prééminence d’un modèle de masculinité à une époque et dans un milieu donné20. À cette expression, que nous utiliserons par endroits, sera toutefois préférée celle de modèle valorisé ou normatif. Modèles masculins et modèles féminins

Sur un autre plan, au sein du discours théorique, le modèle « hégémonique » ou prévalant pour le xiiie siècle dans le milieu clérical exprime en outre une masculinité qui se place en position de supériorité vis-à-vis du féminin. L’homme se définit avant tout comme n’étant pas une femme – bien que ce ne soit pas le seul critère déterminant l’identité du vir21 – ce qui établit un rapport hiérarchique avec celle-ci. Les hommes décrits comme efféminés, présentant des caractéristiques non conformes au modèle de masculinité promu, se trouvent alors dépréciés22. De fait, Thomas Laqueur exprime en d’autres termes que l’homme constitue la « mesure de toutes choses », son corps demeure « l’étalon du corps humain et de ses représentations23 » avant le xviiie siècle au sein des théories médicales. À ce titre, la femme ne serait que la « dérive » de la norme que constitue l’homme, à défaut d’être une catégorie ontologique à part entière. Malgré les lacunes de l’étude de Thomas Laqueur sur le genre, proposant une césure rigide entre le xviiie siècle et les périodes précédentes en occultant le Moyen Âge, son travail a permis de rendre compte d’une conception des sexes malléable24. Le « one-sex model » qu’il propose fait état d’une échelle de valeurs entre les sexes, qui se décèle dans les textes du xiiie siècle et dépasse le cadre de la médecine25.

19 R. M. Karras, From Boys to Men, p. 3 ; R. Connell, Masculinities, p. 76. 20 Le concept de « masculinité hégémonique » a été émis par R. Connell. Voir notamment R. Connell, Masculinities, p. 77-82 ; C. Forth, « Masculinité et virilité », p. 134-135 ; M. Donaldson, « What is hegemonic masculinity ? », Theory and society, 22/5 (1993), p. 643-657 ; É. Béthoux, C. Vincensini, « Masculinité hégémonique : les vies d’un concept. Introduction à la traduction de “Hegemonic Masculinity” », Terrains & travaux, 27 (2015), p. 147-150 ; A.-M. Sohn, « Introduction. Les hommes ont-ils une histoire ? », p. 13. 21 R. M. Karras, From Boys to Men, p. 11-12 et 153. 22 Ibid., p. 153 ; R. Stone, Morality and Masculinity in the Carolingian Empire, Cambridge, 2012, p. 16-17 ; V. Bullough, « On Being a Male », p. 32 ; J. A. McNamara, « The Herrenfrage », p. 3-29. 23 T. Laqueur, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident [trad. de l’anglais par M. Gautier], Paris, 1992, p. 87. 24 J. Murray, « One Flesh, Two Sexes, Three Genders ? », in Gender and Christianity in Medieval Europe. New Perspectives, éd. L. Bitel, F. Lifshitz, Philadelphie, 2008, p. 37. 25 À propos du travail de T. Laqueur, cf. D. Lett, « Les régimes de genre », p. 569-571 ; A. Jaulin, « La fabrique du sexe, Thomas Laqueur et Aristote », Clio. Femmes, Genre, histoire, 14 (2001), p. 195-205 ; J. Murray, « One Flesh », p. 34-51.

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La supériorité masculine physique et mentale, en tant que norme à laquelle la femme est mesurée, est affirmée dans les textes proposant des réflexions sur la différence des sexes et des modèles de comportements sexués. Placer hommes et femmes dans un rapport hiérarchisé fondé sur une comparaison peut évoquer dans le même temps une opposition binaire entre les genres. La femme est alors déterminée par les carences qu’elle manifeste en regard des vertus masculines, représentant alors un contre-exemple de la masculinité valorisée26. Ce modèle d’opposition binaire transparaît notamment dans les commentaires de la Genèse comparant sans cesse la femme à l’homme27. En accord avec l’idée de Thomas Laqueur, Jacqueline Murray décrit au contraire un spectre sur lequel se situent les individus selon leur degré de féminité et de masculinité au Moyen Âge, à l’image d’un « continuum »28. Dans ce sens, le genre ne correspond pas au sexe anatomique, dans un rapport d’opposition dichotomique, mais se conforme à un comportement qui tend plus ou moins vers l’étalon de mesure masculin. Le choix de l’application d’un modèle binaire des sexes ou d’un « continuum » aux textes médiévaux doit toutefois être nuancé, de même que l’instauration d’une délimitation stricte entre ces deux modèles. Ces manières d’envisager les genres coexistent au sein des textes qui enseignent à se comporter en homme, variant selon les propos. Une opposition entre les sexes « biologiques » distincts, notamment lorsqu’il est question de sexualité et de physiologie, est affirmée par endroits, tandis que des inflexions au modèle binaire proposant à certaines femmes de se comporter comme des hommes se font jour29. Au reste, ces visions ne sont pas irréconciliables, ni contraires dans la mesure où le masculin comme idéal peut amener à considérer des individus de sexe féminin comme des contre-exemples de cette perfection tout en envisageant des conduites morales masculines et féminines plus ou moins proches de cet idéal, engageant une distorsion entre genre et sexe « biologique »30. Il faut en outre tenir compte du fait que dans la pensée du xiiie siècle, notamment chez les auteurs mendiants, les qualités physiologiques découlant du sexe anatomique ont une influence sur les vertus de l’esprit.

26 R. M. Karras, From Boys to Men, p. 19. 27 Cette opposition s’apparente au « two-sex model » que T. Laqueur attribue pourtant à l’époque moderne. Comme le souligne A. Jaulin notamment, la différence érigée entre le modèle du « sexe unique » valable avant le xviiie siècle et celui des « deux sexes » auparavant apparaît comme infondée à bien des endroits de la réflexion de T. Laqueur. Cf. A. Jaulin, « La fabrique du sexe », p. 195-205 ; D. Lett, « Les régimes de genre », p. 269-271 ; J. Cadden, Meanings of Sex Difference in the Middle Ages : Medicine, Science and Culture, Cambridge, 1993 (l’étude de J. Cadden démontre que les théories médicales du Moyen Âge ne se résument pas à celles concernant un sexe unique). 28 Cf. J. Murray, « One Flesh », p. 34-51 ; T. Laqueur, La fabrique du sexe, p. 42-87 ; D. Lett, Hommes et femmes au Moyen Âge. Histoire du genre xiie-xve siècle, Paris, 2013, p. 81 ; C. J. Nederman, J. True, « The Third Sex : the Idea of the Hermaphrodite in Twelfth-Century Europe », Journal of the History of Sexuality, 6/4 (1996), p. 497-517. 29 Voir en particulier infra, ch. VI. 30 À propos de la différence entre sexe et genre dans le travail de T. Laqueur, nous renvoyons à D. Lett, « Les régimes de genre », p. 569-571 ; A. Jaulin, « La fabrique du sexe », p. 195-205.

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Histoire des hommes et histoire des femmes

L’histoire de la masculinité est indispensable à une histoire des femmes, complémentaire de cette dernière. En considérant les genres de manière séparée, il est en effet impossible de saisir cette notion dans sa totalité, d’appréhender les groupes de genres dans une perspective historique comme encourageait à le faire Natalie Zemon Davis. En lançant un appel en 1976, elle incitait à s’intéresser également à l’histoire des hommes afin d’abolir une vision partielle du problème de la différence des sexes31. Ainsi la conception du genre souligne-t-elle que les hommes et les femmes sont définis en rapport les uns avec les autres dans les représentations de la différence des sexes32. Étudier les rapports sexués d’une société est dès lors essentiel pour en comprendre l’histoire, autant sur le plan social que culturel. L’étude des femmes et des genres a permis de rendre les hommes visibles en tant qu’êtres sexués au même titre que les femmes33. Désormais, il ne s’agit plus d’étudier les hommes « en tant qu’universels, mais bien en tant que masculins34 ». En effet, si l’histoire traditionnelle qui a longtemps prévalu considérait uniquement celle des hommes, elle ne les a pas pour autant envisagés comme des sujets sexués, ni n’a perçu la masculinité en tant qu’identité culturellement construite35. Loin de nier l’importance de l’histoire des femmes, ni de clamer que tout a été dit sur celle-ci, l’histoire de la masculinité entend au contraire éclairer celle des femmes et des rapports entre les sexes, les différences de genre constituant un problème fondamental de la réflexion anthropologique médiévale36. Les travaux récents, concernant autant l’histoire de la paternité que celle d’autres masculinités médiévales, dans une perspective d’histoire culturelle et sociale, viennent renforcer ce domaine en plein éveil en soulignant son importance pour comprendre les sociétés et la culture du Moyen Âge. Le paysage médiéval de la masculinité

Parmi les travaux menés ces dernières années, certains champs spécifiques ont rassemblé les recherches consacrées à la période médiévale. La fin du Moyen Âge (xive-xve siècles) a bénéficié d’une attention particulière de la part des historiens37. Pour cette période, les études menées par Christopher Fletcher ainsi que Katherine Lewis se sont intéressées à la masculinité associée à la royauté anglaise, avec les enjeux

31 N. Z. Davis, « Women’s History in Transition. The European Case », Feminist Studies, 3/3-4 (1976), p. 90. 32 J. Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », p. 129. 33 A.-M. Sohn, « Introduction. Les hommes ont-ils une histoire ? », p. 8. 34 F. Virgili, « L’histoire des femmes et l’histoire des genres aujourd’hui », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 75 (2002), p. 10. 35 R. M. Karras, From Boys to Men, p. 19 ; T. Fenster, « Preface : Why Men ? », in Medieval Masculinities, éd. C. A. Lees, p. X. 36 R. M. Karras, From Boys to Men, p. 18-19 ; C. Klapisch-Zuber, « Masculin / féminin », dans Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, s. d. J. Le Goff, J.-C. Schmitt, Paris, 1999, p. 656. 37 Pour le haut Moyen Âge : R. Stone, Morality and Masculinity.

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politiques et la représentation du pouvoir que celle-ci implique38. D’autres travaux consacrés au bas Moyen Âge viennent enrichir ce panorama, comme l’étude pionnière de Ruth Mazo Karras confrontant différentes formes de masculinité selon les milieux culturels et sociaux, celle des chevaliers, des universitaires ou encore des artisans39. La masculinité des clercs étudiant à l’université au bas Moyen Âge a d’ailleurs suscité l’intérêt de plusieurs historiens, proposant des interprétations diverses40. Un autre axe de recherche, représenté par le travail de Joan Cadden (xiie-xive siècles), s’est concentré sur les théories médicales. Par le biais d’une approche de la différence des sexes, cette perspective a laissé place à l’étude de la définition du masculin dans la pensée scientifique propre à la médecine et à la philosophie naturelle41. Un autre axe de recherche, plus sensiblement basé sur les xie-xiiie siècles, a suscité de nombreux articles et ouvrages collectifs sur la masculinité des saints et des clercs dans le contexte du célibat qui leur est imposé à la suite de la réforme grégorienne42. L’attention a été portée sur la manière dont ces masculinités induisent de nouvelles appropriations des critères qui définissent le masculin en l’absence de sexualité43. La masculinité laïque a quant à elle été étudiée dans le contexte de l’histoire de la famille et du mariage, plus sensiblement pour la fin du Moyen Âge. Sous cette impulsion, le développement de travaux sur la paternité et les relations conjugales ces dernières années a permis de mettre en lumière la masculinité au sein de ces rôles sociaux. L’homme en tant que mari a plus particulièrement amené des analyses inscrites dans une perspective d’histoire sociale, aux dimensions économique et politique, découlant d’une attention aux rapports entre les genres44. Par le prisme d’un autre 38 K. Lewis, Kingship and Masculinity in Late Medieval England, Londres, 2013 ; C. Fletcher, Richard II : Manhood, Youth and Politics, 1377-1399, Oxford, 2008. 39 R. M. Karras, From Boys to Men. Pour le bas Moyen Âge, cf. notamment S. McSheffrey, « Men and Masculinity in Late Medieval London Civic Culture », p. 243-267 ; P. Goldberg, « Masters and Men in Later Medieval England », in Masculinity in Medieval Europe, éd. D. Hadley, Londres, 1999, p. 56-70. 40 Notamment A. Destemberg, « “Penser comme un homme” ? Expressions et repressions de la masculinité dans les milieux universitaires médiévaux », dans Une histoire sans les hommes est-elle possible ?, s. d. A.-M. Sohn, p. 231-244 ; R. N. Swanson, « Angels Incarnate : Clergy and Masculinity from Gregorian Reform to Reformation », in Masculinity in Medieval Europe, éd. D. Hadley, p. 160177 ; R. M. Karras, « Sharing Win, Women and Song. Masculine Identity Formation in Medieval European Universities », in Becoming Male, éd. J. J. Cohen, B. Wheeler, p. 187-202. De nombreuses études sur la masculinité d’Abélard ont fleuri dernièrement. L’ouvrage collectif Becoming Male in the Middle Ages à lui seul compte trois articles à ce sujet. 41 Nous renvoyons à J. Cadden, Meanings of Sex Difference ainsi qu’à sa bibliographie ; P. Simons, The Sex of Men in Premodern Europe : a Cultural History, Cambridge, 2011. 42 La bibliographie étant vaste à ce sujet, nous nous bornons à citer quelques titres : J. A. McNamara, « The Herrenfrage », p. 3-29 ; R. Swanson, « Angels Incarnate », p. 160-177 ; J. Arnold, « The Labour of Continence : Masculinity and Clerical Virginity », in Medieval Virginities, éd. A. Bernau et al., Cardiff, 2003, p. 102-118. 43 C. Fletcher, « “Être un homme” : Manhood et histoire politique du Moyen Âge. Quelques réflexions sur le changement et la longue durée », dans Une histoire sans les hommes est-elle possible ?, s. d. A.-M. Sohn, p. 48-49 et 65. 44 Cf. par exemple S. M. Stuard, « Burdens of Matrimony : Husbanding and Gender in Medieval Italy », in Medieval Masculinities, éd. C. A. Lees, p. 61-71 ; S. Chojnacki, « Subaltern Patriarchs. Patrician Bachelors in Renaissance Venice », ibid., p. 73-90 (article qui se penche principalement sur le xve siècle).

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axe de recherche néanmoins, plusieurs études se sont consacrées à la masculinité conjugale ou propre à l’espace domestique par le biais de sources littéraires de la fin du Moyen Âge45. En étroite relation avec cette fonction conjugale, l’histoire de la sexualité et du corps a également donné lieu à un certain nombre de travaux sur la masculinité associée à cette thématique au cours des dernières années, initiés notamment par Jacqueline Murray46. Comme le montrent les titres cités, la grande majorité des recherches concerne le monde anglophone et se concentre souvent sur l’Angleterre. Néanmoins, les études de Didier Lett notamment, sur le genre et la famille, ont ouvert la voie à l’histoire de différentes masculinités médiévales dans le milieu francophone. La masculinité enseignée aux laïcs

Notre étude s’inscrit dans l’élan de l’histoire de la masculinité médiévale en plein essor, qui nécessite encore d’être développée, sous un angle culturel pour le xiiie siècle. Plutôt que de nous intéresser à la masculinité cléricale ou à la masculinité séculière vécue dans le contexte social – deux pôles sur lesquels se sont concentrés les travaux historiques – la masculinité située entre ces deux axes occupe notre attention. Il s’agit d’étudier la manière dont le comportement masculin est non seulement défini, mais également enseigné aux laïcs à travers un discours principalement émis par des frères mendiants. La volonté d’éduquer les hommes quant à leur façon d’être mobilise en effet un ensemble de textes qui leur sont spécifiquement destinés au xiiie siècle, produits par les clercs mais adressés aux fidèles. Une masculinité à la jonction entre ces deux modèles, comme les a définis Ruth Mazo Karras, permet de cerner les adaptations que subissent les idéaux mendiants aux besoins d’un public laïc. Les auteurs de ce corpus, qui se rassemblent autour d’un même milieu culturel, à la fois déterminent une manière de se comporter en homme, en proposant un modèle dominant qui correspond à ce milieu spécifique, mais communiquent ensuite cette masculinité valorisée aux fidèles par le biais de l’éducation. La frontière entre définir et prescrire étant ténue, ces deux procédés discursifs se conjuguent pour construire la masculinité enseignée aux laïcs. Sous la plume de ces auteurs, être un homme devient ainsi un apprentissage, un comportement à propos duquel sont instruits autant les jeunes et adolescents que les adultes par un appel à l’édification morale. La place de l’éducation ainsi que de la socialisation différenciée dans le processus de formation des identités sexuées a été mise en évidence par les historiens du genre47.

45 Voir en particulier les travaux de D. Neal, The Masculine Self in Late Medieval England, Chicago, 2008 ; id., « Husbands and Husbandry », in Women and Gender in Medieval Europe. An Encyclopdia, éd. M. Schaus, Londres, 2006, p. 387-388. 46 Cf. par exemple J. Murray, « Hiding Behind the Universal Man : Male Sexuality in the Middle Ages », in Handbook of Medieval Sexuality, éd. V. Bullough, J. Brundage, Londres, 2010, p. 123-152 ; V. Bullough, « On Being a male », p. 31-45. 47 A. Dafflon Novelle (dir.), Filles-garçons. Socialisation différenciée ?, Grenoble, 2006 ; D. Lett, L’enfant des miracles. Enfance et société au Moyen Âge (xiie-xiiie siècle), Paris, 1997 ; J. Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », p. 125-153.

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Dans ce sens, le rôle de l’Église, milieu structurant à côté de celui de la famille, est prépondérant en matière d’éducation des laïcs, tandis qu’un lien étroit se tisse entre l’instruction et la prédication, l’un étant le support de l’autre48. Par le biais des ouvrages liés à la prédication et des textes éducatifs, les Mendiants établissent ainsi les règles d’une conduite spécifiquement masculine qu’ils cherchent à communiquer. Ce contrôle du corps et de l’esprit, visant le redressement des mœurs pour l’obtention du salut, est englobé dans l’intention de transmettre des valeurs chrétiennes sanctionnées par l’Église. Qu’elle se traduise par des préceptes dispensés aux enfants ou aux adultes, l’éducation s’avère dès lors être un moyen essentiel pour forger l’identité sexuée. L’émergence d’une littérature éducative au xiiie siècle, principalement destinée aux jeunes nobles laïcs, est à mettre en lien avec la mission d’évangélisation des ordres mendiants. Un certain nombre de traités d’éducation qui fleurissent en cette période donnent à voir des enseignements distincts selon les sexes. De même, différents domaines de la production écrite qui se rattachent à la pastorale ou à l’éducation proposent des prescriptions morales adaptées selon les genres. Qu’il s’agisse de la prédication ou de la confession, ces textes s’inscrivent dans le mouvement d’encadrement des fidèles et de renouveau de la pastorale qui marque le xiiie siècle. Bien qu’ils ne soient pas les seuls impliqués dans cette mission49, la participation active des Mendiants dans ce contexte a été abondamment mise en lumière par l’historiographie50. Les efforts déployés par les prédicateurs pour atteindre personnellement les laïcs et les persuader démontrent cette volonté d’éducation sexuée présente dans les sermons ad status51. Tout du moins, la prédication orientée vers un discours moral dans ces sermons-modèles – en regard des sermons ordinaires à visée davantage spirituelle, cherchant à mener à la conversion par la pénitence52 – donne-t-elle lieu à un enseignement distinct entre hommes et femmes. Outre la prédication en ellemême, un ensemble d’outils élaborés pour permettre aux clercs de pratiquer dans l’espace public, urbain en particulier, ce qui devient un véritable métier de la parole, participe au développement de la pastorale53. Les artes praedicandi prodiguent des 48 N. Bériou, « Un mode singulier d’éducation. La prédication aux derniers siècles du Moyen Âge », Communications, 72 (2002), p. 113-114. 49 Voir notamment F. Morenzoni, Des écoles aux paroisses. Thomas de Chobham et la promotion de la prédication au début du xiiie siècle, Paris, 1995 ; L. J. Bataillon, « Prédication des séculiers aux laïcs au xiiie siècle. De Thomas de Chobham à Ranulphe de la Houblonnière », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 74 (1990), p. 457-465 ; N. Bériou, La prédication de Ranulphe de la Houblonnière : sermons aux clercs et aux simples gens à Paris au xiiie siècle, Paris, 1987. 50 À ce sujet, nous nous contentons de citer quelques titres fondamentaux : N. Bériou, L’avènement des maîtres de la parole. La prédication à Paris au xiiie siècle, Paris, 1998, 2 vol. ; D. d’Avray, The Preaching of the Friars : Sermons Diffused from Paris before 1300, Oxford, 1985 ; J. Longère, La prédication médiévale, Paris, 1983, p. 78-126 ; S. Tugwell (éd.), Early dominicans. Selected Writings, Mahwah (NJ), 1982 ; C. H. Lawrence, The Friars. The Impact of Early Mendicant Movement on Western Society, Londres, 1994. 51 N. Bériou, « Un mode singulier d’éducation », p. 113-127 ; D. d’Avray, The Preaching of the Friars, p. 64-104. 52 N. Bériou, Religion et communication : un autre regard sur la prédication au Moyen Âge, Genève, 2018, p. 12 ; J. Longère, La prédication médiévale, p. 12. 53 N. Bériou, L’avènement des maîtres de la parole ; J. Longère, La prédication médiévale ; H. Martin, Le métier de prédicateur en France septentrionale à la fin du Moyen Âge (1350-1520), Paris, 1988.

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instructions quant aux techniques de la prédication, tout comme les sermons ad status destinés à inspirer ceux qui prêchent, en leur offrant de la matière homilétique54. Ces collections de sermons-modèles offrent des exemples d’adaptation du discours moral aux différentes catégories d’auditeurs et mettent au jour le travail accompli dans ce sens55. La division entre hommes et femmes, à côté de celle instaurée entre clercs et laïcs, constitue en effet une catégorie structurante et fondamentale dans le classement des individus, révélant la formation de diverses masculinités laïques. En dehors des sermons, l’adaptation des valeurs chrétiennes selon les genres et l’intention de former des attitudes sexuées se réalisent par différents biais. Parmi ceux-ci, comme le relèvent notamment Roberto Rusconi et Thomas Tentler, la confession est un moyen privilégié pour exercer un contrôle social sur les paroissiens à travers le sens du péché qu’elle inculque56. Le rapport personnel qu’entretient le confesseur avec le pénitent, associé au pouvoir de lui administrer une pénitence, permet en principe de modifier la conduite de ce dernier57. Ainsi, dans ce souci de réguler les mœurs, le confesseur peut influencer l’attitude sexuelle du laïc mais aussi son comportement conjugal, voire sa manière d’aimer, jusque dans les replis les plus secrets de la conscience qu’il est exercé à sonder. À ce titre, la confession répond à la volonté de conformer les pénitents aux modèles qu’elle produit, notamment en matière de masculinité. Les liens entre prédication et confession individuelle s’avèrent au demeurant étroits, tandis que les préceptes délivrés par un biais sont relayés par l’autre58. Ces deux pratiques de la pastorale œuvrent en effet de concert pour redresser les mœurs et les corps59, notamment en matière de sexualité masculine, fondamentale dans ses implications identitaires. Si les sermons ont pour vocation d’« apprendre aux fidèles à bien croire et à bien agir60 », la confession permet de

54 F. Morenzoni, « La littérature des artes praedicandi de la fin du xiie et au début du xve siècle », in Sprachtheorien in Spätantike und Mittelalter, éd. S. Ebbesen, Tübingen, 1995, p. 339-359 ; N. Bériou, L’avènement des maîtres de la parole ; D. d’Avray, The Preaching of the Friars, p. 64-131. À ce sujet, cf. S. Wenzel, Medieval « Artes praedicandi » : a Synthesis of Scholastic Sermon Structure, Toronto, 2015 ; id., The Art of Preaching : Five Medieval Texts and Translations, Washington, 2013. 55 N. Bériou, L’avènement des maîtres de la parole, p. 293-294. 56 R. Rusconi, « De la prédication à la confession : transmission et contrôle de modèles de comportement au xiiie siècle », dans Faire croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du xiie au xve siècle, éd. A. Vauchez, Rome, 1981, p. 74-75 ; id., L’ordine dei peccati. La confessione tra Medioevo ed età moderna, Bologne, 2002, p. 11 ; T. Tentler, « The Summa for Confessors as an Instrument of Social Control », in The Pursuit of Holiness in Late Medieval and Renaissance Religion, éd. C. Trinkaus, H. Oberman, Leyde, 1974, p. 103-137 ; N. Bériou, « Autour de Latran IV (1215) : la naissance de la confession moderne et sa diffusion », dans Pratiques de la confession. Des Pères du désert à Vatican II. Quinze études d’histoire, éd. Groupe de la Bussière, Paris, 1983, p. 92. 57 J. Longère, « Quelques summae de poentientia à la fin du xiie et au début du xiiie siècle », dans La piété populaire au Moyen Âge, Paris, 1977, p. 57. 58 N. Bériou, « Un mode singulier d’éducation », p. 122-123 ; R. Rusconi, « De la prédication à la confession », p. 73-74. 59 N. Bériou, « Autour de Latran IV (1215) », p. 82 ; P. Michaud-Quantin, « Les méthodes de la pastorale du xiiie au xve siècle », in Methoden in Wissenschaft und Kunst des Mittelalters, éd. A. Zimmermann, Berlin, 1970, p. 78. 60 N. Bériou, « Autour de Latran IV (1215) », p. 82.

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vérifier l’intégration du message religieux délivré par le prédicateur et l’intériorisation des modèles transmis61. Par ailleurs, d’autres d’outils servant au renouveau de la pastorale se constituent au xiiie siècle notamment dans les studia mendiants, qu’il s’agisse des commentaires exégétiques ou des encyclopédies62. Bien que de manière moins immédiate, ces vastes entreprises intellectuelles participent de cet effort d’encadrement des fidèles, en alimentant les échanges entre clercs et laïcs. Les commentaires bibliques comme les encyclopédies pouvaient se faire réservoirs où puiser la matière homilétique – ayant pour vocation d’inspirer les prédicateurs – et instruments de travail pour les clercs63. Ces vastes sommes de savoir contribuent à nourrir les réflexions sur la distinction entre hommes et femmes ainsi que les modèles de perfectionnement transmis aux hommes. Qu’elle soit explicitement formulée ou non, ces divers relais de la pastorale démontrent l’intention d’éduquer les laïcs dans leur comportement sexué à travers les enseignements délivrés. Toutes les œuvres choisies produisent un discours sur la masculinité et concourent de manière plus ou moins directe à former les laïcs ainsi qu’à réguler leur conduite morale. La grande majorité des textes pris en compte, présentés en détail plus loin, a été largement diffusée, ce dont atteste le nombre de manuscrits conservés. Leur contenu est donc susceptible d’avoir dépassé le cercle des clercs et d’avoir été relayé à un large public, bien que leur portée réelle ne puisse pas être mesurée. Certains textes s’adressent de manière directe aux laïcs – tels les sermons ad status et les traités d’éducation – tandis que d’autres ne cherchent pas à les atteindre de manière immédiate mais sont davantage destinés au cercle clérical, comme les commentaires exégétiques ou les encyclopédies. Les réflexions sur la différence des sexes et le comportement masculin qu’élabore cette deuxième catégorie d’écrits sont toutefois susceptibles d’être transmises par la prédication ou toute autre forme de contact qu’entretiennent les clercs avec les fidèles. Bien qu’ils se situent à des niveaux différents d’immédiateté, ces écrits témoignent de l’intention, sinon de prescrire une attitude masculine, du moins de la définir en tant qu’identité spécifique, ce qui constitue une autre manière d’affirmer une norme de conduite. Par ces relais discursifs, la masculinité est enseignée dans les différentes fonctions sociales qu’elle revêt – celles de père et de mari. Envisageant les individus comme étant perfectibles, astreints à une amélioration constante, les préceptes délivrés cherchent à guider les hommes à divers stades de leur existence et les incitent à endosser le rôle qui leur est attribué. Les âges dans lesquels elle s’incarne font aussi l’objet de prescriptions particulières pour mener les jeunes fidèles, garçons et adolescents, à

61 R. Rusconi, « De la prédication à la confession », p. 67-85. 62 N. Bériou, L’avènement des maîtres de la parole ; F. Morenzoni, Des écoles aux paroisses ; B. Ribémont, La « Renaissance » du xiie siècle et l’Encyclopédisme, Paris, 2002. 63 G. Dahan, « Exégèse et prédication au Moyen Âge », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 95/3 (2011), p. 557-579 ; id., « Encyclopédies et exégèse de la Bible aux xiie et xiiie siècles », Cahiers de recherches médiévales, 6 (1999) [en ligne] ; N. Bériou, « De l’exégèse à la prédication. Production et communication du message religieux au Moyen Âge », Annuaire EPHE. Section des sciences religieuses, 110 (2001-2002), p. 385-387 ; B. Beyer de Ryke, « Barthélemy l’Anglais (vers 1190–après 1250) ou l’âge d’or de l’encyclopédisme médiéval », Les temps médiévaux, 15 (2004), p. 46.

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devenir des hommes adultes. À ce titre, l’âge du milieu qu’est la virilitas représente la perfection masculine tant de corps que d’esprit et constitue une conduite valorisée entre toutes64. Ce modèle de perfection donne lieu à une définition plus générique de la masculinité, que l’on pourrait qualifier de « masculinité hégémonique » ou idéale. Dans les commentaires bibliques et les encyclopédies, Adam porte les qualités intrinsèques de la masculinité désormais perdue de l’espace paradisiaque. Loin de demeurer une figure isolée, les vertus du premier homme sexué imprègnent en profondeur les enseignements transmis aux laïcs et se retrouvent dans la définition du vir. Pour qu’un discours sur la masculinité soit produit, sujet difficile à cerner ne serait-ce que dans le langage, la féminité doit aussi y être pensée. Celle-ci doit être mise en relation avec le masculin afin que l’homme soit envisagé comme un individu sexué et non pas en tant qu’être humain ou que norme humaine. Ainsi, il ne suffit pas qu’il y ait des hommes et des femmes dans le discours pour permettre d’étudier ce sujet. Pour réaliser cette étude, nous avons choisi des sources dans lesquelles une réflexion sur ce qui distingue les sexes et leurs comportements spécifiques met en évidence une pensée sur la masculinité en tant que telle. Au reste, toutes les sources où se manifeste la présence d’hommes et de femmes au Moyen Âge – elles sont extrêmement nombreuses – ne suscitent pas pareilles définitions. Le corpus étudié offre des réflexions sur la distinction entre les sexes. Par sa nature particulière, ses visées et son organisation du propos, il permet de comparer les enseignements délivrés à l’un et à l’autre sexe, comme c’est le cas par exemple dans les sermons ad status et les traités pédagogiques. À ce titre, les textes choisis donnent accès à l’élaboration de réflexions et d’enseignements relatifs au comportement masculin des laïcs. Ils mettent en évidence l’identité masculine que ces auteurs construisent ensemble, notamment par le vocabulaire employé qui atteste cette mise en miroir des identités suivant le sexe. Il peut paraître surprenant que des écrits aussi éloignés des notions de genre, telles que nous les entendons aujourd’hui, puissent émettre des réflexions sur une manière de se comporter qui dépasse le corps et son sexe. Pourtant, la mission éducative des ordres mendiants, ostensible à travers les efforts fournis pour atteindre personnellement les fidèles, donne lieu à un enseignement qui se traduit aussi par une juste manière de se comporter en tant qu’homme. Certes, tous les textes de notre corpus ne produisent pas de discours aussi substantiel sur ce que nous qualifierions de « genre » masculin. Il convient de distinguer un discours plus frontal, comme celui qui se retrouve dans le Communiloquium exprimant explicitement comment devraient être les hommes sexués (Quales debeant esse viri), d’autres textes offrant des réflexions moins fournies ou plus dispersées. Toutes les œuvres de ce corpus

64 La vieillesse n’est pour cette raison pas évoquée dans les traités éducatifs, qui s’arrêtent à la période du mariage, et dans les sermons de notre corpus (il n’y a pas de sermons ad status aux personnes âgées), hormis des exemples péjoratifs valorisant l’âge du milieu. Ce sujet est néanmoins traité dans les encyclopédies et apparaît dans le Communiloquium. Il sera abordé infra, au ch. IV en tant que miroir du déclin de la virilitas.

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établissent néanmoins une conduite et une identité spécifiquement masculines pour les laïcs. Bien que la volonté éducative soit davantage visible dans les sermons, les traités pédagogiques et les manuels pour confesseurs, les commentaires bibliques et les encyclopédies alimentent le discours sur la masculinité. Ces sommes proposent des définitions de cette dernière selon différents rôles sociaux, en comparaison des conduites attribuées à l’identité féminine. Au reste, toutes ces œuvres se font écho. Elles partagent un univers référentiel commun qui atteste leur circulation dans le milieu culturel au sein duquel elles sont produites. Les conseils prodigués par les traités d’éducation du corpus étudié s’adressent à un lectorat laïc composé d’enfants de sang royal ou issus de la noblesse. Initialement destinés aux jeunes princes, ces textes proposent un élargissement de leurs enseignements aux « garçons nobles » ou aux fils des « citoyens » auxquels Vincent de Beauvais et Gilles de Rome destinent leurs propos. Ils offrent avant tout aux hommes en devenir des préceptes moraux visant à façonner leur conduite. Ces ouvrages sont composés à l’intention de ceux qui prendront en charge leur éducation, parents ou précepteurs, et appliqueront les recommandations pédagogiques délivrées. Ainsi, bien que les textes ne soient pas nécessairement lus par les enfants ou les jeunes adultes eux-mêmes, ou du moins que nous n’ayons pas les moyens de le vérifier, leur contenu est susceptible de les atteindre. Au demeurant, ils visent à former le comportement laïc de manière explicite. Bien que ces traités soient destinés à un groupe restreint d’individus, ceux de la noblesse, ils permettent de saisir la conception de l’identité masculine et ses formes selon les âges, à travers la manière dont celle-ci est définie et modelée par les principes mendiants. Si l’histoire de l’éducation au Moyen Âge a donné lieu à une série de travaux en lien avec la formation des jeunes filles de la noblesse et la féminité65, la masculinité telle qu’elle est enseignée aux garçons et aux adolescents n’a pas encore été travaillée, ou très peu, à partir des traités pédagogiques en mettant en avant la question de la construction de genre. Les sermons ad status manifestent l’intention de s’adresser de manière immédiate aux laïcs, à travers une classification sociale de ces derniers. Il est difficile de savoir si les sermones ad status ont été effectivement prononcés devant un auditoire composé des catégories masculines dont il est question66. Ces sermons pourraient toutefois avoir bénéficié d’un double niveau de transmission, d’une « double audience »67. En tant que sermons-modèles, les prédicateurs apprenant cet art étaient susceptibles de s’en inspirer, du moins en partie, dans leur pratique, bien que de telles traces dans

65 Dans cette vaste bibliographie, cf. notamment G. Burger, Conduct Becoming : Good Wives and Husbands in the Later Middle Ages, Philadelphie, 2018 qui se concentre sur l’éducation féminine ; R. Barton Tobin, Vincent of Beauvais and « De Eruditione Filiorum Nobilium ». The Education of Women, New York, 1984 ; D. Lett, « Comment parler à ses filles », Médiévales, 19 (1990), p. 77-82 ; A. Hentsch, De la littérature didactique du Moyen Âge s’adressant spécialement aux femmes, Genève, 1975. 66 M. Burghart, Remploi textuel, invention et art de la mémoire : les Sermones ad status du Franciscain Guibert de Tournai († 1284), Thèse de doctorat, Université de Lyon 2, Lyon, 2013, t. 1, p. 237-238 ; N. Bériou, L’avènement des maîtres de la parole, t. 1, p. 312-313 et 382-383. 67 J. Swanson, « Childhood and Childrearing in ad status Sermons by Later Thirteenth Century Friars », Journal of Medieval History, 16/4 (1990), p. 311.

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les sermons effectifs soient rares68. Par cette entremise, en vertu d’une « chaîne potentielle69 », leurs préceptes pourraient avoir été distillés auprès de la population séculière de manière plus large, par la prédication mais aussi à travers tout type d’échange entre clercs et fidèles70. Il est bien entendu probable que les prédicateurs chevronnés ayant composé les modèles ad status se soient inspirés de ce qu’ils ont effectivement prêché71. En outre, prononcés ou non, les sermons permettent de prendre en compte la définition d’une pluralité d’identités masculines laïques, d’appréhender la manière dont celles-ci sont pensées. Les sermons-modèles donnent à voir les conseils mis en évidence pour façonner ces masculinités, ce qui est envisagé comme la matière la plus importante à transmettre aux fidèles pour les éduquer selon leur sexe. Dans ce sillage, les manuels destinés aux confesseurs sont adressés à celui qui sera en contact avec les laïcs. À défaut d’une lecture directe de ces textes par les paroissiens eux-mêmes, la transmission des critères d’un modèle de masculinité chrétienne, notamment concernant la sexualité conjugale, se dessine à travers les différentes pénitences administrées et la réprimande des comportements jugés nuisibles au salut. Ce nouveau « genre littéraire » apparu entre la fin du xiie siècle et le début du xiiie siècle vise à apprendre aux clercs n’ayant pas suivi de formation universitaire ou approfondie les connaissances tant pratiques que théoriques pour mener à bien l’administration de la pénitence72. Comme la littérature pastorale, ces manuels sont des « instruments efficaces73 » destinés à améliorer le niveau de formation du clergé paroissial. Pour cette raison, s’ils ne permettent pas d’observer les préceptes effectivement transmis aux fidèles, ils mettent toutefois au jour le comportement masculin que les plus érudits, comme Thomas de Chobham, jugent conforme aux normes morales qu’ils souhaitent communiquer aux fidèles à travers ceux qui sont en relation avec eux. Ils offrent ainsi une fenêtre sur des préceptes à même d’être directement délivrés aux hommes laïcs, non pas uniquement à ceux de l’élite mais au plus grand nombre, et d’être appliqués dans leur vie quotidienne. Les instructions au confesseur concernent en particulier l’interrogatoire minutieux du pénitent et l’évaluation des peines à infliger, laissées à son appréciation. En vertu du caractère obligatoire que revêt la confession à la suite de Latran IV, acte accompli régulièrement et rythmant la vie des paroissiens74, on peut supposer que les préceptes définis avaient l’occasion de parvenir aux fidèles et d’agir sur leur conscience, bien que cela ne puisse pas être établi avec certitude. D’autres œuvres, telles que les encyclopédies, ne sont pas adressées aux laïcs de façon intentionnelle, mais davantage aux clercs en tant qu’instruments de travail

68 N. Bériou, L’avènement des maîtres de la parole, p. 312-313 ; D. d’Avray, The Preaching of the Friars, p. 90-131 ; N. Burghart, Remploi textuel, t. 1, p. 240. 69 J. Swanson, « Childhood and Childrearing », p. 311. 70 Id., John of Wales. A Study of the Works and Ideas of a Thirteenth-Century Friar, Cambridge, 1989, p. 137. 71 Cf. M. Burghart, Remploi textuel, t. 1, p. 80. 72 P. Michaud-Quantin, Sommes de casuistique et manuels de confession au Moyen Âge (xiie-xvie siècles), Lille, 1962, p. 9 ; F. Morenzoni, Des écoles aux paroisses, p. 135-136. 73 F. Morenzoni, Des écoles aux paroisses, p. 135. 74 P. Michaud-Quantin, Sommes de casuistique, p. 8 ; N. Bériou, « Autour de Latran IV (1215) », p. 89.

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intellectuel. Le contenu des encyclopédies, qui rendent le savoir accessible de manière synthétique, est toutefois susceptible de dépasser le cercle des plus instruits pour parvenir aux fidèles par les moyens évoqués précédemment, notamment par la prédication75. Certaines encyclopédies sont néanmoins parvenues aux laïcs, car elles ont été diffusées hors du cadre clérical auquel elles étaient initialement destinées, grâce au succès du texte latin et aux traductions en langues vernaculaires. Barthélemy l’Anglais, exemple probant à cet égard, avait écrit le De proprietatibus rerum à l’intention de ses frères franciscains, mais il atteignit un lectorat bien plus large peu de temps après sa composition. Les deux cents manuscrits latins conservés en font « la plus populaire des encyclopédies médiévales76 ». Le Speculum maius de Vincent de Beauvais et le Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré bénéficièrent également d’une large diffusion77. Ainsi, par cette ample circulation, en particulier à l’intérieur du cercle mendiant, ne se limitant pas à Paris, ces encyclopédies témoignent d’un discours sur la masculinité ayant certainement atteint un vaste éventail de fidèles par différents biais. Au fil des chapitres encyclopédiques dédiés à l’être humain, à son corps, aux âges, à ses statuts sociaux ou encore à son origine, une réflexion sur la distinction des sexes s’élabore. Ce discours met en évidence diverses formes de masculinité faisant écho aux autres textes étudiés. Au demeurant, quand bien même la matière de certains écrits n’aurait pas été transmise aux laïcs, y compris de manière indirecte, les encyclopédies restent un biais d’étude efficient. En tant que synthèses, elles mettent au jour les conceptions liées à la masculinité que leurs auteurs jugent fondamentales, diffusées à large échelle parmi les clercs à un moment donné de l’histoire. Les gloses de la Genèse, significatives pour appréhender une pensée générique sur la distinction sexuée, sont également écrites à l’intention des clercs érudits. Toutefois, ces outils de travail intellectuel, notamment à l’usage de la prédication, et les plus connus d’entre eux comme le commentaire de la Genèse de Hugues de Saint-Cher, ont largement été diffusés parmi les clercs78. Ils offrent la synthèse de la 75 L’intention de servir au prédicateur se retrouve dans un certain nombre de prologues d’encyclopédies comme le souligne G. Dahan. « Encyclopédies et exégèse » [en ligne]. Cf. aussi B. Beyer de Ryke, « Barthélemy l’Anglais », p. 46. 76 B. Beyer de Ryke, « Barthélemy l’Anglais », p. 46. 77 M. Paulmier-Foucart (avec la coll. de M.-C. Duchenne), Vincent de Beauvais et le Grand miroir du monde, Turnhout, 2004 ; M. Paulmier-Foucart, S. Lusignan, « Vincent de Beauvais et l’histoire du Speculum maius », Journal des savants, 1-2 (1990), p. 97-124. La diffusion varie selon les parties du Speculum maius, l’influence de cette encyclopédie en tant qu’ouvrage de référence souvent cité est aussi à prendre en considération. L’imprimerie a également joué un rôle dans sa circulation. Le nombre de manuscrits répertoriés pour le Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré atteste son importante diffusion. Il serait conservé dans cent vingt-neuf manuscrits dans ses rédactions les plus anciennes. M. Cipriani, « Un aspect de l’encyclopédisme de Thomas de Cantimpré. La section De lapidibus pretiosis du Liber de natura rerum », Médiévales, 72 (2017), p. 155. Toutes versions confondues, B. van den Abeele en dénombre deux cent vingt-deux. « Diffusion et avatars d’une encyclopédie : le Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré », dans Une lumière venue d’ailleurs. Héritages et ouvertures dans les encyclopédies d’Orient et d’Occident au Moyen Âge, éd. G. de Callataÿ, B. van den Abeele, Turnhout, 2008, p. 150. 78 G. Dahan, « Nicolas de Lyre. Herméneutique et méthodes d’exégèse », dans Nicolas de Lyre, franciscain du xive siècle, exégète et théologien, s. d. G. Dahan, Paris, 2011, p. 99.

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pensée exégétique à propos de la différence entre les sexes, des relations conjugales et la définition d’une attitude spécifiquement masculine. Les commentaires de la Genèse constituent un terreau privilégié pour saisir l’identité masculine rêvée des origines à travers la figure d’Adam avant la Chute, modèle de perfection. Ces vastes commentaires font ainsi état des réflexions circulant le plus dans le milieu clérical et susceptibles d’avoir imprégné les clercs en contact avec les fidèles. Les gloses tout comme les encyclopédies permettent de comprendre l’origine des idéaux profondément liés à la masculinité, dont les traces se retrouvent au sein des principes inculqués dans l’élan évangélisateur des ordres mendiants. Ce discours, autant sur les sexes que sur Adam, ne sera en effet pas étudié pour lui-même, mais envisagé dans la relation qu’il entretient avec les enseignements délivrés par les Mendiants aux laïcs. Outre sa capacité de transmission, cet ensemble de sources permet sur un autre plan de comprendre la définition de la masculinité idéale au xiiie siècle dans ce milieu culturel. Le modèle de comportement masculin que proposent les exégètes et les encyclopédistes rend visible un état des connaissances et des positions à ce sujet. Il ne s’agit pas d’étudier ces œuvres de manière isolée, mais de les mettre en relation avec les autres textes plus immédiatement adressés aux laïcs que sont les traités éducatifs, sermons ad status et manuels de confesseurs. Établir une résonance entre ces œuvres permet d’observer la manière dont ces définitions sont utilisées à des fins éducatives au profit des fidèles, non pas à dessein de rester des principes théoriques mais afin de changer les mœurs au quotidien. La plupart des œuvres de ce corpus ont largement circulé, en tout cas parmi les clercs, certaines dépassant largement les frontières du cadre parisien dans lequel elles furent produites et du milieu mendiant79. Cette particularité permet d’appréhender un discours qui ne se limite pas à une poignée d’érudits, mais dont la portée se fait plus large. Par cette circulation, il est susceptible d’être parvenu non seulement au plus grand nombre parmi les clercs, mais surtout d’avoir atteint les laïcs par diverses voies. Les encyclopédies étudiées, œuvres d’influence, ont été très largement diffusées, du moins peut-on le supposer grâce aux traces effectives comme le nombre de manuscrits conservés ou leur présence dans les inventaires des bibliothèques attestant d’un vif succès, certaines auprès d’une élite laïque. De même, les collections de sermons ad status, en particulier celle de Guibert de Tournai, ont connu une large circulation, ainsi que le Communiloquium de Jean de Galles dont cent quarante-quatre manuscrits subsistent80. Il en va de même pour les manuels à l’usage des confesseurs. L’œuvre de Thomas de Chobham a fait l’objet d’une diffusion considérable, tandis que celles de Robert de Flamborough et de Jean de Fribourg ont connu un succès plus modeste, mais significatif81. Parmi les sources pédagogiques, le De regimine principum de Gilles de Rome par exemple a bénéficié d’une ample propagation avec plus de trois cent cinquante manuscrits conservés82. Il est vrai que les traités d’éducation choisis, se 79 Cf. D. d’Avray, The Preaching of the Friars. 80 J. Swanson, John of Wales, p. 201. 81 F. Broomfield, « Introduction », in Thomas de Chobham, Summa confessorum, éd. F. Broomfield, Louvain, 1968, p. LXXVI. 82 N.-L. Perret, Les traductions françaises du De regimine principum de Gilles de Rome. Parcours matériel, culturel et intellectuel d’un discours sur l’éducation, Leyde, 2011, p. 33.

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regroupant autour de la deuxième moitié du xiiie siècle, s’adressaient à un groupe réduit de laïcs, ceux de la noblesse. Toutefois, ces œuvres ont l’avantage de donner accès aux enseignements adressés de manière directe et explicite aux jeunes hommes de différents âges. Ils révèlent la quintessence des préceptes susceptibles d’être lus par les laïcs eux-mêmes ou transmis aux enfants nobles par le truchement du précepteur. Pour cette raison, un traité d’éducation comme celui de Vincent de Beauvais, ayant été conservé dans peu de manuscrits (huit)83, est pertinent pour notre étude, en plus de son influence sur d’autres œuvres pédagogiques. En dehors du nombre de manuscrits subsistant, l’influence de certaines œuvres joue en effet également un rôle dans la transmission des réflexions qu’elles élaborent sur l’identité masculine. Les commentaires de la Genèse pris en compte se répartissent selon une circulation inégale au sein du milieu clérical. La Postille de Hugues de Saint-Cher a bénéficié d’une diffusion importante. En revanche, le commentaire de la Genèse de Nicolas de Gorran, riche à bien des égards de réflexions sur le comportement des hommes, n’a été conservé que dans un petit nombre de manuscrits84. L’activité de prédicateur de cet exégète dominicain plaide cependant en faveur d’une probable diffusion des concepts qu’il élabore par la voie de la pastorale85. D’autres commentaires bibliques n’ont pas été sélectionnés sur la base du nombre de manuscrits conservés, mais davantage pour leur influence en tant qu’outils de travail pour les clercs et parce qu’ils entrent en dialogue les uns avec les autres au sein d’une tradition scripturaire. La masculinité construite : histoire d’un discours

L’importance que revêt le discours dans la fabrication « idéologique » d’une société, dans les normes de genre qui y sont élaborées, n’est plus à démontrer86. Pour Judith Butler, le sexe et le genre sont uniquement des produits discursifs, tandis que pour Joan Scott le genre, en tant que « catégorie utile » pour analyser les relations 83 A. Steiner, « Guillaume Perrault and Vincent of Beauvais », Speculum, 8/1 (1933), p. 52. Une raison avancée pour expliquer le peu de manuscrits conservés du De eruditione filiorum nobilium serait qu’une partie de son contenu apparaît déjà dans le Speculum doctrinale de Vincent de Beauvais (en particulier les livres II, V, VI, VIII) et qu’un grand nombre de citations d’auteurs classiques se retrouve dans le Speculum historiale. Il aurait donc semblé inutile de copier ou d’imprimer ce traité d’éducation. A. Steiner, « Introduction », in Vincent de Beauvais, De eruditione filiorum nobilium, éd. A. Steiner, Cambridge, 1938, p. XV. 84 Comme le relève G. Dahan, l’attribution de ce commentaire de la Genèse à Nicolas de Gorran n’est pas certaine. « Nicolas de Gorran sur l’échelle de Jacob (Genèse 28, 10-22) : instantané d’un exégète au travail », dans Portraits de maîtres offerts à Olga Weijers, éd. C. Angotti et al., Porto, 2012, p. 361. Neuf manuscrits sont répertoriés par F. Stegmüller, Repertorium biblicum medii aevi, t. 4, Madrid, 1954, p. 28-47 (no 5740-5812). 85 G. Dahan, « Nicolas de Gorran sur l’échelle de Jacob », p. 361 ; D. d’Avray, The Preaching of the Friars, p. 139 ; N. Bériou, « La prédication au béguinage de Paris pendant l’année liturgique 1272-1273 », Recherches Augustiniennes, 13 (1978), p. 174. Nicolas de Gorran est notamment l’auteur de sermons-modèles. 86 J. Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », p. 125-153 ; C. A. Lees, « Introduction », in Medieval Masculinities, éd. C. A. Lees, p. XVIII-XIX ; J. Arnold, S. Brady, « Introduction », in What is Masculnity ?, éd. J. Arnold, S. Brady, p. 4.

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sociales, dépend des représentations symboliques d’une société87. D’autres historiens ont considéré les résonances du discours dans les pratiques et les expériences sociales88. Si le vécu ne peut toutefois pas être vérifié à travers les écrits préservés, une comparaison entre modèles de comportement masculin transmis par les discours et pratiques sociales peut en effet être mise en œuvre. Il demeure que le discours, moral en particulier, constitue le lieu où se construisent culturellement les modèles de masculinité à même d’influencer les conduites de différents groupes d’hommes au Moyen Âge89. Les discours sur les identités sexuées et les normes qu’ils suggèrent – respectées ou non – dépendent bien entendu des « contextes documentaires »90, soit des spécificités propres aux écrits qui en témoignent. Malgré la diffusion de ces textes porteurs du discours clérical, la réalité effective de la circulation des enseignements destinés aux hommes ne peut être mesurée. Nous ignorons si les normes de la masculinité prônée étaient véritablement intériorisées ou au contraire rejetées91. Bien qu’ils possèdent la potentialité de les atteindre, la diffusion des modèles masculins auprès des paroissiens, en l’absence de témoignage concret, n’est que présumée. À ce titre, notre étude se concentre sur l’histoire du discours éducatif, mais ne prétend pas avoir accès à la mise en pratique des enseignements avancés. Toutefois, la volonté manifeste de véhiculer ces principes aux hommes, la conjonction des efforts fournis pour les atteindre personnellement ainsi que la production accrue de textes éducatifs au xiiie siècle favorisent la possibilité d’une transmission aux laïcs par la conjugaison de tous ces relais. Les moyens de persuasion utilisés pour amener les fidèles à adopter les principes énoncés, par les prédicateurs, les pédagogues et les confesseurs notamment, constituent en eux-mêmes un aspect important de l’histoire des masculinités pour cette période. En tant que « système efficace de communication92 », la prédication activement pratiquée en ce xiiie siècle, en lien de manière directe ou indirecte avec tous ces textes, a certainement contribué à diffuser les modèles masculins qu’ils construisent. Bien qu’ils s’investissent particulièrement dans ce domaine, les Mendiants ne sont bien entendu pas les seuls à pratiquer l’art de prêcher aux laïcs de façon assidue93. Nombre de prédicateurs séculiers prêchent au long du xiiie siècle et ont laissé des traces de cette pratique94.

87 C. A. Lees, « Introduction », in Medieval Masculinities, éd. C. A. Lees, p. XVII ; J. Butler, Trouble dans le genre ; J. Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », p. 125-153. 88 C. A. Lees, « Introduction », in Medieval Masculinities, éd. C. A. Lees, p. XVIII-XIX. À propos de l’articulation entre pratiques sociales et documentation écrite, cf. D. Lett, « Les régimes de genre », p. 563-572. 89 Cf. J. Arnold, S. Brady, « Introduction », in What is Masculinity ?, éd. J. Arnold, S. Brady, p. 4 ; C. Fletcher, « “Être un homme” », p. 47-68 ; R. Stone, Morality and Masculinity, p. 8. 90 D. Lett, « Les régimes de genre », p. 566-567. 91 À propos de l’impossibilité de mesurer la réalité et le vécu, autant pour l’historien que pour le sujet historique lui-même, cf. J. Scott, « The Evidence of Experience », Critical Inquiry, 17/4 (1991), p. 773-797 ; J. Arnold, S. Brady, « Introduction », in What is Masculinity ?, éd. J. Arnold, S. Brady, p. 4. 92 N. Bériou, « De l’exégèse à la prédication », p. 385. 93 Cf. N. Bériou, L’avènement des maîtres de la parole ; D. d’Avray, The Preaching of the Friars. 94 Voir notamment L. J. Bataillon, « Prédication des séculiers aux laïcs au xiiie siècle », p. 457-465 ; N. Bériou, La prédication de Ranulphe de la Houblonnière.

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Jacques de Vitry est un exemple parmi d’autres. Reste que les prédicateurs mendiants participent à la diffusion d’un discours sur la masculinité d’une manière marquée au xiiie siècle, comme en témoignent les sources rassemblées. Bien que regroupés selon différentes « catégories », les textes de ce corpus émanent du même milieu culturel et intellectuel au xiiie siècle, auquel sont affiliés les ordres mendiants. Par conséquent, la conception de l’identité masculine élaborée dépend des références culturelles communes qu’ils charrient. Ces écrits dialoguent les uns avec les autres, tissent les mêmes références et représentations. Les nombreux lieux communs qui les habitent montrent l’interaction entre ces textes et leurs auteurs, ainsi qu’un partage de connaissances permettant de vérifier celles qui sont les plus répandues dans ce cercle. Ces œuvres s’inspirent en outre de sources communes, qu’il s’agisse des auteurs classiques ou de versets bibliques convoqués au même sujet, et se reprennent entre elles, tant dans leurs propos que dans leur agencement95. Leurs auteurs n’ont pas pour origine une aire géographique unique mais se rassemblent autour du milieu parisien, centre de première importance au xiiie siècle tant pour la production du savoir que pour la prédication96. Que les œuvres de ce corpus aient été composées à Paris ou ailleurs, un séjour dans un des studia mendiants ou à l’université de Paris pour des études, ou afin d’occuper la fonction de maître de théologie ou de lector dans cette ville, caractérise leurs auteurs97. Leur parcours témoigne de la mobilité des frères mendiants ainsi que d’une propension à étudier et à participer à la vie intellectuelle de leur ordre à Paris. Comme l’a montré David d’Avray, cette ville revêt un caractère central dans l’apprentissage de la prédication pour les frères mendiants, la production de matériel dans ce but comme les sermons-modèles, ainsi que le développement de cette pratique98. À côté de Paris, Lyon participe également à cet essor et plusieurs auteurs de notre corpus furent en lien avec les couvents lyonnais99. En outre, les couvents parisiens – Saint-Jacques pour les dominicains et le grand couvent des Cordeliers – ainsi que leurs studia, furent des centres de production primordiaux d’où sont issues quantité de sources choisies. Les frères mendiants ne sont bien évidemment pas les seuls à produire des textes pédagogiques ou à penser la différence des sexes à travers des réflexions anthropologiques. À côté des textes relatifs à la formation monastique, les traités d’éducation composés par des laïcs, pour ne mentionner que cet exemple, suffisent à montrer qu’ils ne détiennent pas cette exclusivité. Toutefois, leur production textuelle considérable ainsi que leur investissement progressif au cours du xiiie siècle dans l’encadrement des fidèles et dans la pastorale les érigent en témoins de choix dans l’élaboration de normes de comportement. Pour rassembler ce corpus de sources selon la perspective de notre étude, se basant sur un discours clérical, un ensemble d’auteurs n’appartenant pas aux ordres mendiants, mais au clergé séculier, a été envisagé. Si quelques-uns de 95 Deux œuvres prises en compte dans notre corpus, le Speculum maius et le De eruditione filiorum nobilium, ont par ailleurs été composées par le même auteur : Vincent de Beauvais. 96 N. Bériou, « La prédication au béguinage », p. 105 ; D. d’Avray, The Preaching of the Friars. 97 Voir infra, ch. I., ainsi que D. d’Avray, The Preaching of the Friars, p. 134-136. 98 Ibid., p. 132-203 ; N. Bériou, « La prédication au béguinage de Paris », p. 105. 99 Voir infra, ch. I ; D. D’Avray, The Preaching of the Friars, p. 147.

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ces textes se sont avérés probants, en particulier pour la première moitié xiiie siècle, une grande partie n’a pas été retenue car ceux-ci ne proposaient pas de discours significatif sur la masculinité laïque et sur un modèle de comportement masculin. Ce sondage révèle que de tels sujets apparaissent de manière prépondérante dans les œuvres mendiantes, notamment à cause de leur nombre, de leur orientation et de l’organisation de leurs enseignements selon les deux sexes, ce qui permet une comparaison. Pour ces raisons, elles occupent la part principale du corpus de sources étudié. Cette prévalence ne fait toutefois pas obstacle à la prise en compte de certains auteurs du clergé séculier au long de cet ouvrage, ainsi que de manière ponctuelle à une ouverture vers un discours produit par des laïcs. Les auteurs séculiers retenus dans le corpus principal sont néanmoins en lien étroit avec l’univers référentiel des frères mendiants, ayant évolué dans les mêmes sphères intellectuelles à Paris et entretenant une culture commune avec ces derniers. Ils partagent leurs aspirations en matière d’éducation des fidèles, leur volonté de les mener au salut et proposent des réflexions sur la masculinité laïque. Il s’agit de Jacques de Vitry, de Thomas de Chobham et de Robert de Flamborough, ainsi que de certains commentateurs bibliques comme Étienne Langton et Robert Grosseteste100. L’influence de ces auteurs sur différentes catégories textuelles, qu’il s’agisse des collections ad status, des manuels de confesseurs ou des gloses bibliques, est déterminante. Prendre en considération ces textes du début du xiiie siècle permet également de saisir la formation de la masculinité et l’élaboration d’un discours à son sujet dans cette période, avant que ne s’en saisissent de manière plus frontale les frères mendiants. Ces derniers s’inspirent aussi de cet héritage qu’ils reprennent à leur compte et enrichissent. L’impulsion donnée à la prise en charge des fidèles et un effort d’évangélisation soutenu caractérisent en effet le xiiie siècle. Les objectifs mis en lumière précédemment – la volonté d’éduquer les laïcs et d’instruire les clercs dans cette perspective, ainsi que le développement d’outils intellectuels – sont intimement associés aux enjeux de ce moment de l’histoire, à l’essor des ordres mendiants et au cercle d’érudits séculiers qu’ils rassemblent autour d’eux. Dès les années vingt du xiiie siècle, l’objectif que se donnent les studia mendiants de former les frères à la prédication, en produisant « de manière massive » des instruments de travail dans ce but, contribue au développement d’enseignements destinés aux laïcs101. Le xiiie siècle constitue dès lors un terreau privilégié pour étudier cette volonté éducative à ses prémices. Si la prédication en constitue le fer de lance, le concile de Latran IV en 1215 lui donne un

100 À titre d’exemples, Thomas de Chobham noua vraisemblablement des liens étroits avec les dominicains à Paris, tandis que Jacques de Vitry fit l’apologie de ces nouveaux ordres et influença leurs écrits. Voir infra, ch. I ainsi que F. Morenzoni, « Introduction », dans Thomas de Chobham, Sermones, CCCM 82A, p. VIII ; J. Longère, « La vie et les œuvres », dans Jacques de Vitry, Histoire occidentale, trad. G. Duchet-Suchaux, Paris, 1997, p. 7-54 ; S. Piron, « Les mouvements de pauvreté chrétiens au Moyen Âge central », dans Sobriété volontaire. En quête de nouveaux modes de vie, s. d. D. Bourg, P. Roche, Genève, 2012, p. 11. 101 N. Bériou, L’avènement des maîtres de la parole, p. 598-599 (p. 598 pour la citation). Les écoles des maîtres séculiers ont également contribué à cet effort « d’initiation à la prédication », sans toutefois faire preuve de la même vigueur pour rendre accessibles ces outils de travail. Ibidem.

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élan décisif qui se poursuit tout au long du siècle de saint Louis. L’investissement des frères mendiants dans la construction d’un discours à propos de la masculinité et sa transmission, probablement en vertu de leurs réseaux, de leur développement et des contacts qu’ils entretiennent avec les laïcs, paraît particulièrement prégnant à partir de la deuxième moitié du xiiie siècle102, comme le démontre le corpus étudié. L’attente des laïcs en matière de spiritualité103 pourrait également expliquer cette implication davantage affirmée de la part des Mendiants dans la prise en charge des comportements à partir du milieu du siècle, au lieu de clercs séculiers. Les textes de ces derniers, répondant à cette visée, semblent en effet moins nombreux à proposer un discours sur les conduites et les identités sexuées dans cette deuxième partie du xiiie siècle, mais sont davantage présents dans sa première moitié. La production textuelle accrue des frères mendiants à cette période permet de saisir une pensée en construction quant à l’éducation des sexes qui ne se manifeste pas avec cette intensité, ni ne prend les mêmes formes au siècle précédent. « Âge d’or104 » de l’encyclopédisme et du développement de l’exégèse en tant que science105, le xiiie siècle constitue le moment propice pour observer les réflexions sur les sexes qui se dégagent de ces écrits. Les préoccupations de cette période rendent visible une masculinité pensée comme un apprentissage dont les modalités font partie des enseignements prodigués aux fidèles. Cette attention aux auditoires spécifiques et les efforts fournis dans ce sens offrent de la matière à l’étude de différentes masculinités dans leur déclinaison sociale, de père, d’époux ou encore d’adolescent. Ce type de textes soulève également un ensemble de questions liées au corps masculin, à la sexualité, au désir et à l’amour conjugal. Au sein de ce vaste xiiie siècle, les textes se regroupent selon plusieurs moments dans l’impulsion donnée à ces questions éducatives, tout en se relayant dans la mission qu’ils entreprennent. Les traités d’éducation mendiants sont principalement produits dans la deuxième moitié du xiiie siècle ou autour des années 1250. Il en est de même pour les sermons ad status et le Communiloquium de Jean de Galles. Seuls les Sermones vulgares de Jacques de Vitry appartiennent au début du siècle, en tant qu’inspiration pour cette forme homilétique106. Les encyclopédies prises en compte se regroupent dans la première moitié du xiiie siècle, tandis que les commentaires mendiants de la Genèse évoluent entre le début et l’extrême fin de ce siècle. Les manuels pour 102 À propos de ce développement, voir notamment R. Emery, The Friars in Medieval France. A Catalogue of French Mendicant Convents, 1200-1550, New York, 1962 ; C. H. Lawrence, The Friars. The Impact of Early Mendicant Movement on Western Society, Londres, 1994. 103 Cf. les travaux de A. Vauchez, en particulier : Les laïcs au Moyen Âge. Pratiques et expériences religieuses, Paris, 1987 ; id., La spiritualité du Moyen Âge occidental (viiie-xiiie siècle), Paris, 1994. 104 B. Beyer de Ryke, « Le miroir du monde : un parcours dans l’encyclopédisme médiéval », Revue belge de philologie et d’histoire 81/4, 2003, p. 1258. Cf. J. Le Goff, « Pourquoi le xiiie siècle a-t-il été plus particulièrement un siècle d’encyclopédisme ? », in L’enciclopedismo medievale, éd. M. Picone, Ravenne, 1994, p. 23-40. 105 Cf. G. Dahan, Lire la Bible au Moyen Âge. Essais d’herméneutique médiévale, Genève, 2009. 106 Il y a bien entendu la collection ad status d’Alain de Lille qui est antérieure, mais elle est bien plus concise tant en termes de catégories proposées (elle comporte huit sermons) que concernant la longueur de ses sermons. Summa de arte praedicatoria, PL 210, col. 106-198.

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confesseurs se rassemblent pour ceux de Thomas de Chobham et de Robert de Flamborough au tout début du xiiie siècle, tandis que celui de Jean de Fribourg date de la fin de ce même siècle. Il y a donc des temporalités qui se dessinent selon les catégories auxquelles appartiennent ces écrits, la forme que prend le discours sur les sexes et la masculinité. D’une manière générale, les textes les plus directement adressés aux laïcs, qu’il s’agisse des traités éducatifs ou des sermons ad status, se concentrent vers la deuxième moitié du siècle. Parmi les outils de communication produits pour s’adresser aux fidèles, qui suivent cette temporalité, le Communiloquium de Jean de Galles se fait emblématique. Certaines catégories de textes n’ont pas été retenues. Ainsi, les récits hagiographiques par exemple, ou les fictions littéraires ne répondent pas aux objectifs de cette étude, bien qu’ils puissent faire l’objet d’une analyse historique107. Un certain nombre de travaux ont d’ailleurs abondamment utilisé les récits littéraires, notamment les romans de chevalerie, pour étudier la masculinité médiévale108. Cette voie est certes riche en représentations et en modèles de conduite. Toutefois, ces œuvres considérées pour elles-mêmes n’affirment pas de manière explicite la volonté de redresser les mœurs des laïcs et répondent à d’autres buts que ceux mis en œuvre par la mission d’évangélisation109. D’autre part, bien que la médecine – qui a déjà donné lieu à un certain nombre de travaux sur la masculinité – élabore une pensée sur les sexes, elle ne vise pas à éduquer dans un sens moral et spirituel. Convoquée comme argument pour convaincre dans le corpus étudié ou parce qu’elle est le fondement des représentations liées à la physiologie masculine, cette science sera toutefois évoquée par endroits, dans le contexte des sources mises en lumière. Le vocabulaire du masculin

Puisque le masculin a longtemps été considéré comme universel, il n’est pas aisé de le faire apparaître comme une identité sexuée en tant que telle. La langue 107 M. Y. Bouhaïk-Gironès, « L’historien face à la littérature : à qui appartiennent les sources littéraires médiévales », Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, 38 (2007), p. 151-161. 108 Cf. par exemple I. Davis, Writing Masculinity in the Later Middle Ages, Cambridge, 2010 ; D. Neal, The Masculine Self ; R. M. Karras, From Boys to Men, p. 20-66 ; ainsi que les articles de C. Kinney, C. Baswell et H. Spiegel dans le volume Medieval Masculinities, éd. C. A. Lees. 109 Bien entendu certains textes littéraires offrent des perspectives éducatives, ne serait-ce que par les modèles qu’ils proposent. À propos de l’utilisation des sources littéraires, difficiles à circonscrire d’ailleurs, par les historiens, cf. M. Y. Bouhaïk-Gironès, « L’historien face à la littérature », p. 151161. Les recueils d’exempla, en tant que récits moraux ayant pour but de convaincre l’auditoire des sermons, n’ont pas été pris en compte pour eux-mêmes. Les exempla sont considérés dans le contexte des sermones ad status, dans la mesure où ils s’insèrent dans un discours identifiable, explicitement adressé aux catégories d’auditoires masculins étudiées. Cette démarche permet de déceler l’intention précise avec laquelle ils sont utilisés, en tant qu’outils pour l’enseignement. Un même exemplum peut en effet être utilisé dans différentes prédications sans revêtir la même signification suivant les destinataires du sermon. Sur ce vaste sujet, cf. notamment C. Bremond et al. (éd.), L’Exemplum, Turnhout, 1982 ; J. Berlioz, M. A. Polo de Beaulieu (éd.), Les exempla médiévaux : nouvelles perspectives, Paris, 1998.

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française – utilisant le même terme pour désigner l’être humain et l’homme sexué – ne facilite pas sa mise en évidence et s’avère significative quant à cette assimilation. Comme l’ont souligné les historiens des masculinités, une attention au langage est essentielle pour saisir cet objet d’étude. Cela concerne en particulier la période médiévale puisqu’il ne subsiste qu’un ensemble de vestiges principalement écrits pour l’étudier. L’étude du discours ne peut bien entendu pas faire l’économie d’une observation du vocabulaire dans ses inflexions aussi bien explicites qu’implicites exprimant le masculin. Le latin, langue dans laquelle sont composées les sources de notre corpus, possède un vocabulaire plus riche que le français à cet égard. Les termes homo, vir, masculus déclinent un éventail sémantique qui permet d’observer des distinctions plus précises. La Bible, dans la version latine de la Vulgate, est bien entendu à l’origine de ce vocabulaire des sexes employé par les auteurs mendiants110. Ainsi, le substantif homo paraît se limiter à décrire l’être humain des deux sexes confondus, tandis que vir et masculus désignent des êtres masculins. Or, malgré cette apparente séparation, le contexte d’une énonciation révèle souvent que le terme homo décrit en réalité un homme sexué111. Cet emploi n’est pas dû à un manque de vocabulaire latin à disposition, mais bien à une conception des sexes au sein de laquelle l’être humain universel, capable de « se hausser au-dessus de la dualité sexuelle112 » est un homme, même lorsqu’il est mis en relation avec le sexe féminin. En revanche, dans d’autres passages, notamment dans les commentaires bibliques, une distinction se dessine entre les sexes de manière manifeste grâce à l’emploi des substantifs vir / mulier ou masculus / femina. Par ailleurs, un même mot peut revêtir des sens différents suivant le contexte dans lequel il est employé. Le substantif vir sert à certains endroits à désigner le mari, l’homme dans sa fonction sociale. Cette association est manifeste dans l’encyclopédie de Barthélemy l’Anglais qui consacre tout un chapitre au vir, envisageant l’homme dans sa fonction exclusive d’époux113. En revanche, des réflexions plus générales sur le masculin d’un point de vue physiologique se concentrent dans un autre chapitre nommé De masculo114. Le terme masculus fait en effet référence au corps dans sa dimension sexuée et sexuelle, terme notamment

110 Cf. A. Demoustier, « Un aspect du rapport homme et femme selon les chapitres 1 à 5 du livre de la Genèse. Esquisse d’une réflexion », Nouvelle revue théologique, 125/2 (2003), p. 187-204 ; S. Agacinski, Métaphysique des sexes. Masculin/Féminin aux sources du christianisme, Paris, 2005 ; C. Klapisch-Zuber, « Masculin/féminin », p. 655-668 ; O. Genest, « Langage religieux chrétien et différenciation sexuelle. De quelques évidences », Recherches féministes, 3/2 (1990), p. 11-30. 111 Dans les schémas des âges de la vie, par exemple, il est question des âges humains. C’est le cas dans le Communiloquium de Jean de Galles qui évoque De instructione hominum secundum differentias etatum. En réalité, le quatrième âge est nommé virilitas, ce qui montre bien une conception masculine du passage des années. Jean de Galles, Communiloquium (dans Summa de regimine vitae humanae), Venise, 1496, III, dist. 2, ch. 4, fol. 94r. Cet incunable de 1496 sera désormais abrégé Jean de Galles, Communiloquium. 112 S. Agacinski, Métaphysique des sexes, p. 8. Parmi de nombreux exemples, un passage de Pierre le Chantre, évoquant Adam, utilise le terme homo pour le désigner dans sa relation sexuelle avec son épouse. Il s’agit pourtant bien d’un homme sexué dans ce contexte. Pierre le Chantre, Glossae super Genesim, éd. A. Sylwan, Göteborg, 1992, p. 41. 113 Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, Francfort, 1601, VI, 13, p. 245-247. 114 Ibid., 12, p. 244-245.

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rencontré dans les passages convoquant la médecine. Une attention au contexte s’avère dès lors primordiale pour saisir les enseignements délivrés aux hommes laïcs115. D’autres termes permettent de saisir sans équivoque qu’il est question d’hommes sexués. Ceux-ci rendent visible la masculinité dans différentes fonctions pour lesquelles il existe un équivalent féminin. Ainsi, le père (pater), auquel s’oppose la mère (mater), permet d’appréhender des devoirs incombant spécifiquement aux hommes dans ce cadre, tout comme Adam comparé à Ève au sein d’une pensée sur la distinction des sexes. En outre, la masculinité associée à l’état conjugal et à la paternité met en lumière des enseignements consacrés aux laïcs de façon explicite. Les traités d’éducation séparant la formation des garçons de celle des filles, comme les sermones ad status qui nomment des individus classés notamment selon leur sexe, donnent à voir des préceptes destinés à des catégories masculines laïques. L’existence des termes filius et filia dans un même texte bannit toute interprétation faisant du premier la progéniture en général, asexuée, mais révèle au contraire une distinction tangible entre les sexes. De même, l’emploi du terme adolescens à côté de celui d’adolescentula ne laisse pas de doute à cet égard116. Au long de cette étude, le terme masculinité sera employé à la place de celui de virilité, excepté s’il s’agit de retranscrire une dimension particulière de l’identité masculine ou par souci de se rapprocher des termes latins117. La notion de virilité entretient certes des rapports étroits avec celle de masculinité, mais désigne cependant une partie restreinte de cette dernière118. L’Histoire de la virilité la décrit comme la « part la plus “noble”, sinon la plus achevée119 » du masculin. Malgré cette justification, l’utilisation du terme virilité est malaisée pour une étude historique « en dehors 115 L’adverbe viriliter apparaît dans les sources de notre corpus. C. Fletcher met en garde envers ce terme dans la mesure où il signifie également « vigoureusement » ou « avec force » en latin, non sans comporter une dimension sexuée dans le même temps qui dépend de la manière dont la masculinité est définie. Il convient donc de porter une attention particulière au contexte dans lequel il est employé afin de mesurer sa connotation en termes de genre. C. Fletcher, « “Être un homme” », p. 49-50. 116 Comme c’est le cas dans les sermons d’Humbert de Romans. Cf. le sermon (désormais abrégé S.) 97 « ad iuvenculas, sive adolescentulas seculares » dans Humbert de Romans, De eruditione religiosorum praedicatorum libri duo, Rome, 1739, p. 205-206. En l’absence d’une édition critique, nous utilisons cette édition ainsi que la transcription des cent sermons ad status de la première série sur : semones.net (s. d. N. Bériou, textes établis par T. Martino pour ces sermons). Nous ferons désormais référence à cette édition de 1739 lorsque nous citons les sermons ad status de Humbert de Romans en indiquant leurs numéros selon la numérotation de cette édition et en abrégeant le terme sermon par S. Le terme adolescens au masculin n’apparaît pas dans les titres des sermons, comme dans les autres collections, mais dans le corps du texte. Cf. S. 63 « ad scholares in grammatica » et 87 « ad pueros ». 117 Ce sera le cas lorsque nous ferons référence à la virilité (virilitas) en tant qu’âge ou état de perfection masculine. Les anglophones bénéficient quant à eux d’une palette plus étoffée pour exprimer l’identité masculine (manhood, manliness, masculinity) tandis que le seul terme français, à côté de la virilité, est la masculinité. 118 Cf. la recherche lexicale des différences entre virilité et masculinité dans A.-M. Sohn, « Introduction. Les hommes ont-ils une histoire ? », p. 30-31. 119 A. Corbin, J.-J. Courtine, G. Vigarello, « Préface », dans Histoire de la virilité, s. d. A. Corbin et al., t. 1, p. 7.

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de ses références génitales et sexuelles » en raison de son opacité120. Ainsi, nous préférons employer les termes plus englobants de masculinité ou des masculinités, car ces notions permettent de saisir ce concept dans ses implications historiques plus larges, tout en faisant référence à ce domaine de recherche culturelle et historique. Le terme masculinité rend possible la mise en évidence d’une définition de conduites variant selon les fonctions, âges et idéaux. Pour étudier la construction d’un discours sur l’identité masculine au xiiie siècle, nous avons choisi de procéder en trois temps. La première partie de cet ouvrage se concentre sur les idéaux et les normes qui définissent l’identité masculine et le comportement qui s’y rapporte, à la lumière desquels il sera possible de lire les conseils prodigués aux hommes. Les premiers chapitres mettront en évidence une pensée spécifique sur la masculinité, notamment à travers la figure d’Adam dans les commentaires bibliques, dont les traits saillants marquent les enseignements destinés aux laïcs. La masculinité normative, dont témoigne la virilitas en tant qu’âge mais également en tant qu’état de perfection, retiendra ensuite notre attention. Dans un deuxième temps, il sera question des masculinités inachevées de l’enfance et de l’adolescence. Le discours pédagogique envisage en effet ces moments de l’existence comme des étapes du cheminement vers la virilitas, la masculinité valorisée. Dans un troisième et dernier temps, deux fonctions primordiales pour la masculinité laïque seront étudiées dans leurs dimensions sociale et affective, engageant le corps à travers la sexualité et la capacité de procréation : celles de père et de mari. Toutefois, avant d’explorer ces trois axes, il s’agit de présenter plus en détail les auteurs et les œuvres du corpus pris en compte.

120 A.-M. Sohn, « Introduction. Les hommes ont-ils une histoire ? », p. 30.

Chapitre premier

Le masculin à la source Œuvres choisies

Les traités d’éducation Parmi les nombreux traités d’éducation produits au xiiie siècle, quatre œuvres étroitement liées mettent particulièrement en lumière une masculinité laïque formée par des enseignements moraux et spirituels : le De eruditione filiorum nobilium de Vincent de Beauvais, le De instructione puerorum de Guillaume de Tournai, le De eruditione principum de Guillaume Peyraut et le De regimine principum de Gilles de Rome1. Frères mendiants, ces auteurs sont tous dominicains à l’exception de Gilles de Rome qui est ermite de Saint-Augustin. Ils sont affiliés au milieu parisien, notamment au couvent Saint-Jacques, ayant séjourné dans cette ville pour y poursuivre des études et en tant que maîtres ou lectores de théologie2. L’activité de prédication d’au moins deux d’entre eux – Guillaume Peyraut et Guillaume de Tournai – est attestée par des traces écrites3. Leurs œuvres s’attachent à l’instruction des jeunes hommes laïcs à différents stades de leur existence, en laissant également place à l’éducation des filles.





1 D’une nature différente, bien plus axé sur les techniques d’apprentissage, le De modo addiscendi (éd. E. Bonifacio, Turin, 1953) du franciscain Guibert de Tournai (à ne pas confondre avec Guillaume de Tournai, voir infra), ne met pas en perspective une éducation sexuée et ne fournit pas de matière pour l’histoire de la masculinité, hormis certains passages que nous signalerons. Pour ces raisons, nous ne l’avons pas inclus dans notre corpus principal. 2 À propos de la vie de ces auteurs, nous nous contentons de citer quelques titres. Pour Vincent de Beauvais, cf. M. Paulmier-Foucart, Vincent de Beauvais, p. 15-19 ; M. Paulmier-Foucart, S. Lusignan, « Vincent de Beauvais et l’histoire du Speculum maius », p. 97-124 ; G. Minois, Le confesseur du roi : les directeurs de conscience sous la monarchie française, Paris, 1988, p. 162 ; A. Steiner, « Introduction », in Vincent de Beauvais, De eruditione, p. XV-XVI. Pour Guillaume Peyraut, cf. A. Dondaine, « Guillaume Peyraut : vie et œuvres », Archivum Fratrum Praedicatorum, 18 (1948), p. 162-236 ; L. K. Born, « The Perfect Prince : a Study in Thirteenth- and Fourteenth-Century Ideals », Speculum, 3/4 (1928), p. 470-504 ; M. Verweij, « Princely Virtues or Virtues for Princes ? William Peraldus and his De eruditione principum », in Princely Virtues in the Middle Ages, 1200-1500, éd. I. P. Bejczy, C. J. Nederman, Turnhout, 2007, p. 51-71. Guillaume Peyraut a également été prieur au couvent de Lyon probablement entre 1249 et 1266 (cf. A. Dondaine, « Guillaume Peyraut », p. 169 et 174). Pour Guillaume de Tournai, cf. R. Fluck, « Guillaume de Tournai », Revue des sciences religieuses, 27 (1953), p. 332-356 ; J. Corbett, « Introduction », dans Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, éd. J. Corbett, Notre Dame (Indiana), 1955, p. 6-7 ; P. Riché, « Sources pédagogiques et traités d’éducation », p. 22-23. Pour Gilles de Rome, cf. N.-L. Perret, Les traductions françaises ; E. Hocedez, « La condamnation de Gilles de Rome », Recherches de théologie ancienne et médiévale, 4 (1932), p. 34-58 ; R. Wielockx, « Procédures contre Gilles de Rome et Thomas d’Aquin », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 83 (1999), p. 293-313. 3 Pour Guillaume Peyraut, cf. A. Dondaine, « Guillaume Peyraut », p. 197-214 et pour Guillaume de Tournai, cf. R. Fluck, « Guillaume de Tournai et son traité », n. 2, p. 334 ; J. Corbett, « Introduction », dans Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, p. 6.

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La volonté de former les deux sexes et les conceptions différenciées qui s’y rattachent rendent visible la masculinité dans son processus d’acquisition4. La comparaison avec les jeunes filles dans leur éducation donne à voir le comportement masculin « sexué » enseigné au gré de différents âges dans ces écrits, qu’il s’agisse de l’enfance ou de l’adolescence. Ces quatre traités délivrent des préceptes essentiellement moraux et inculquent les valeurs chrétiennes élémentaires. Ils s’attachent à l’éducation des enfants à partir de sept ans, « âge de discernement5 » qui permet en effet le début de l’apprentissage intellectuel, jusqu’à la période de la préparation au mariage, entre adolescence et jeunesse. Puisque la vie conjugale est envisagée dans ces quatre traités pédagogiques, ce dernier stade confirme leur adresse à un lectorat laïc. Contrairement au terme français « enfant », puer revêt une signification sexuée plus marquée en latin6. Ce substantif s’oppose au terme puella au sein des quatre traités pédagogiques étudiés, de même filius à filia au sein des séparations distinctes qui partagent l’éducation des deux sexes. Ces désignations concernent les enfants à partir de sept ans, moment où commence l’apprentissage. Exprimé à ses prémices par le terme puer, le portrait des âges masculins se poursuit sous les traits de l’adolescens, avant de s’achever par la métamorphose en homme accompli (vir), jeune adulte, mari et père de famille. En revanche, la différenciation entre les âges des jeunes filles, entre petite fille et femme, n’est pas mise en évidence dans ces traités où ces deux stades tendent à se confondre pour former un tout. Cet amalgame est particulièrement manifeste dans le traité de Gilles de Rome, qui pourtant sépare avec précision les âges masculins selon le nombre d’années et les conseils qui leur correspondent7. Il semble que la conservation ou la perte de la virginité scelle le statut de la jeune fille noble et que le mariage vienne porter un terme à cet état pour faire entrer la puella dans la catégorie de femme8.



4 Les traités d’éducation et les miroirs aux princes consacrés à l’art de gouverner n’ont pas été pris en considération, tout comme les parties des traités choisis orientées dans ce sens. Ce sujet n’offre pas suffisamment de réflexions sur un comportement masculin, en dehors de ses implications politiques et de la figure particulière du roi ou du prince (sujets traités pour des figures spécifiques, cf. les travaux de C. Fletcher et K. Lewis cités dans l’introduction), et ne s’avère pas significatif quant aux questionnements qui sont les nôtres. Il en est de même pour les traités d’éducation concentrés sur les techniques d’apprentissage. Dans une tentative de classement des sources pédagogiques médiévales, P. Riché (« Sources pédagogiques et traités d’éducation », p. 20) distingue les traités prodiguant un enseignement spécialisé – tel un traité de courtoisie – ceux qui s’attachent à l’enseignement d’une matière en particulier – tel un traité de rhétorique – et les « ouvrages qui ne se limitent pas à un domaine, mais sont consacrés à la formation générale, intellectuelle, morale, religieuse, civique des jeunes ». C’est à cette dernière catégorie qu’appartiennent les quatre traités étudiés. 5 N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 244. 6 D. Lett a démontré que le mot puer, qui peut sembler évoquer les deux sexes en latin, s’attache en réalité spécifiquement aux garçons dans de nombreux récits de miracles des xiie-xiiie siècles, tandis que pour les jeunes filles le terme puella et, de manière secondaire, le substantif virgo sont utilisés. L’enfant des miracles, p. 42. 7 Gilles de Rome, De regimine principum libri III, Rome, 1607, II, part. 2, ch. 19, p. 340. 8 J. Carmi Parsons, « The Medieval Aristocratic Teenager Female : Adolescent or Adult ? », in The Premodern Teenager. Youth in Society 1150-1650, éd. K. Eisenbichler, Toronto, 2002, p. 311-319.

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Dans le traité de Vincent de Beauvais, les derniers chapitres dédiés aux jeunes hommes et à leur transformation en hommes mentionnent l’« âge viril9 » vers lequel ils sont acheminés et utilisent le substantif vir – cette dernière désignation étant l’antithèse du puer10. À l’« etas puerilis » des garçons fait écho la mention d’une « etas puellaris » dans la partie consacrée à l’éducation féminine11. Les chapitres s’intéressant à la jeune fille emploient le substantif puella (ou filia) pour la nommer, avant de la désigner ensuite comme mulier ou femina12. Le traité de Vincent de Beauvais donne à voir une séparation évidente et affirmée quant à la distinction sexuée dans l’éducation. Réservant sa plus grande partie à la formation masculine, avec quarante et un chapitres dédiés à cette question, les dix derniers chapitres se consacrent à l’éducation féminine13. La césure qui marque cette différenciation est exprimée à travers le verset (Eccli. 7, 25) : « As-tu des fils ? Instruis-les et courbe-les sous le joug dès leur enfance. As-tu des filles ? Garde leur corps et ne te montre pas à elles avec un visage gai14 ». Préconisant une attitude distincte envers fils et filles, ce verset structure le programme éducatif que propose ce traité. Rappelé au début des deux parties qui leur sont respectivement destinées, il articule la manière dont Vincent de Beauvais conçoit l’éducation suivant les sexes15. La date de composition du De eruditione filiorum nobilium par Vincent de Beauvais est estimée aux alentours de 1246-124916. Bien que rédigé à la demande de la reine Marguerite de Provence, épouse de Louis IX, pour l’éducation de ses enfants, le contenu du traité offre un élargissement des conseils aux jeunes nobles laïcs. L’expression « garçons nobles » (pueri nobiles) est utilisée au long des premiers chapitres consacrés à la formation masculine. Ce traité ne s’intéresse toutefois pas au rôle de dirigeant, ni ne délivre des conseils politiques propres à l’art de gouverner17.

9 Vincent de Beauvais, De eruditione, p. X. Cf. par ex. ch. 39 : De puerilibus evacuandis in virili etate et ch. 40 : Quod vir preterita debet recolere et presencia attendere, p. 156-166. 10 Ibidem. La traduction du traité de Vincent de Beauvais que propose W. Craig emploie le mot « boy » quand le substantif puer apparaît dans les premiers chapitres relatifs à l’éducation masculine. Il précise que ce terme n’est pas entendu dans un sens général mais désigne spécifiquement les garçons dans ce traité. Cette traduction met en évidence que celle des termes latins dépend aussi de la conscience qu’a l’historien de la pensée relative au genre, ou tout du moins d’une socialisation différenciée selon les sexes. Vincent de Beauvais, On the Education of Noble Children, trad. W. E. Craig, Thèse de doctorat, Université de Californie, Los Angeles, 1949, n. 1, p. 467. 11 Vincent de Beauvais, De eruditione, 1, p. 7 et ch. 42, p. 173. 12 Le terme « adolescentula » apparaît au ch. 48 à travers des citations de saint Jérôme. Cf. Vincent de Beauvais, De eruditione, p. 197-199. Outre cette mention, ce terme n’apparaît ni dans les titres, ni ne traduit une manière de concevoir un âge adolescent des femmes (il est employé dans la partie consacrée à la vie conjugale). 13 À partir du ch. 42 : De puellarum custodia et absconsione. Ibid., p. 172 et seq. 14 « Filii tibi sunt ? erudi illos et curva illos a puericia illorum. Filie tibi sunt ? serva corpus illarum, et non ostendas hilarem faciem tuam ad illas », ibid., I, p. 5. 15 Ce verset est rappelé au début du premier chapitre dédié à l’éducation des filles, afin d’annoncer que ce qui suit concerne specifiquement les filles. Ibid., 42, p. 172. 16 A. Steiner, « Introduction », in Vincent de Beauvais, De eruditione, p. XV-XVI. 17 Elles font en revanche l’objet d’un autre ouvrage : Vincent de Beauvais, De l’institution morale du prince, éd. C. Munier, Paris, 2010 ; id., De morali principis institutione, éd. R. Schneider, Turnhout, 1995.

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La date de composition du De instructione puerorum de Guillaume de Tournai se situe soit autour de 1272, soit antérieurement, entre 1249 et 126418. La lecture de ce traité amène à penser que les conseils sont majoritairement adressés aux jeunes hommes ou à ceux qui auront la charge de leur formation. Toutefois, certains préceptes spécifiques ou certaines vertus essentielles doivent être appliqués également aux filles et, dans ce cas, l’auteur le précise de manière explicite19. La coexistence de variantes féminine et masculine de mêmes substantifs au sein de ce traité (puer / puella, filius / filia, pater / mater), confirme ainsi que la différence des sexes n’est pas inexistante, incluse dans une opacité indéfinie, mais au contraire considérée. Loin d’annihiler la question de la différence sexuée dans l’éducation, cet auteur s’attache alors à la formation des garçons et des jeunes hommes lorsque les jeunes filles ne sont pas mentionnées, soit dans une grande partie de son ouvrage. Le terme puer s’applique donc aux jeunes garçons. En outre, le terme filius est utilisé à de nombreuses reprises pour les désigner. Maintes figures bibliques masculines complètent également ce tableau. De même, l’apparition du terme vir à certains endroits, notamment lorsqu’il est question du devenir de l’adolescens, vient confirmer que les préceptes pédagogiques dessinent essentiellement un portrait masculin. En outre, les thématiques abordées quant à l’éducation masculine entrent en étroite résonance avec les préceptes des autres traités. La rédaction du traité d’éducation de Guillaume de Tournai, plus précisément des sermons-modèles qui en forment la dernière partie, fut recommandée par le Chapitre général des dominicains tenu à Paris en 126420. Les historiens ne rangent pas le traité de Guillaume de Tournai parmi les sources écrites pour les laïcs, mais l’inscrivent dans le sillage des traités destinés aux novices ou aux écoliers clercs21. Pourtant, une étude plus approfondie de cette œuvre contredit cette attribution. En effet, les sujets à éduquer apparaissent destinés à une vie d’adultes laïcs malgré

18 P. Riché, « Sources pédagogiques », p. 22-23 ; J. Corbett, « Introduction », dans Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, p. 6-7. Guillaume de Tournai est un auteur dominicain à ne pas confondre avec le franciscain Guibert de Tournai. Il s’agit bien de deux auteurs distincts. Outre les travaux de J. Corbett et de R. Fluck, P. Riché de manière plus récente répertorie le De instructione puerorum dans sa liste de sources pédagogiques et l’attribue à Guillaume de Tournai. Trois manuscrits subsistent de ce traité. J. Corbett, « Introduction », dans Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, p. 7 ; R. Fluck, « Guillaume de Tournai », Revue des sciences religieuses 27, 1953, p. 337. 19 Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, p. 19, 36 et 39. L’affirmation de R. Fluck (« Guillaume de Tournai et son traité », p. 346) selon laquelle une partie de l’œuvre de Guillaume de Tournai, soit le chapitre intitulé De moribus virginum, est dédiée à l’éducation des jeunes filles semble en partie erronée. Guillaume de Tournai (De instructione puerorum, 23, p. 35-36) précise en effet que les enseignements relatifs à la virginité concernent « tam pueris quam puellis ». Au reste, la virginité masculine avant le mariage est prônée dans ce traité. 20 R. Fluck, « Guillaume de Tournai », p. 336-337 ; P. Riché, « Sources pédagogiques », p. 22-23. 21 Pour D. Alexandre-Bidon, le De instructione puerorum serait destiné à former les novices, s’inscrivant dans le prolongement des traités du xiie siècle, et ne serait pas destiné aux laïcs. « Les livres d’éducation au xiiie siècle », dans Comprendre le xiiie siècle. Études offertes à Marie-Thérèse Lorcin, s. d. P. Guichard, D. Alexandre-Bidon, Lyon, 1995, p. 147. Cette idée ne nous semble pas se justifier. P. Riché (« Sources pédagogiques », p. 22-23) classe ce traité parmi ceux qui s’adressent aux maîtres et aux écoliers, qu’il qualifie de clercs, mais il le distingue des traités écrits pour les laïcs. Cela est évidemment à mettre en lien avec le statut ambigu du clerc. Il paraît important de nuancer cette classification.

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la nature religieuse du milieu dans lequel cet ouvrage fut produit. Un indice étaie de manière évidente cette hypothèse : il est question du mariage et de la chasteté avant d’y accéder plutôt que d’une éternelle abstinence22. Cette finalité laïque n’entre toutefois pas en contradiction avec le statut de clerc des étudiants. Le traité s’attache en effet principalement à l’éducation morale et religieuse à l’instar des autres traités d’éducation de notre corpus destinés aux enfants laïcs23. La nature de cette œuvre laisse à penser que les jeunes hommes étaient certainement éduqués dans le cadre d’écoles, rattachées aux institutions dominicaines. Cette orientation est confirmée par les deux sermons-modèles en appendice signalés comme des sermons-modèles aux garçons des écoles (« ad pueros in scholis »24), mais pas de facto voués à une vie religieuse. Il peut être supposé qu’en vertu de leur statut d’écoliers, ils soient rangés parmi les clercs, en tant qu’état intermédiaire, mais qu’ils puissent choisir la voie religieuse par la suite ou au contraire s’en détourner. Il ne s’agit en tout cas pas d’une œuvre explicitement destinée aux novices25. Guillaume Peyraut déclare avoir écrit son De eruditione principum à la demande d’un prince, certainement le roi de Navarre Thibaud II26. Longtemps attribué à tort à Thomas d’Aquin, ce traité se consacre à l’art de gouverner et aux vertus princières27. Probablement daté de 1265, il a connu un certain succès au Moyen Âge puis à la Renaissance, faisant l’objet de plusieurs traductions28. Chacun des sept livres composant l’ouvrage porte sur un sujet particulier. Les quatre derniers se penchent sur les personnes dépendantes du dirigeant, sa cour, ses sujets, ses ennemis. Le cinquième, dédié à la descendance du prince, s’inscrit dans ce sillage et se démarque par sa longueur29. Ce livre V constituerait plutôt un « traité général de 22 Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 10, p. 22-23. 23 P. Riché, « Sources pédagogiques », p. 22. À propos du statut de clerc, cf. Le clerc au Moyen Âge, Aix-en-Provence, 1995 ; Le clerc séculier au Moyen Âge, Paris, 1993. 24 Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, « Sermo ad pueros in scholis », p. 43 et « Item, alius sermo », p. 47. 25 Une phrase tirée du Décret de Gratien fait référence à la vie communautaire dans un monastère, d’un point de vue pratique : pour réfréner la luxure, il faut que les adolescents et les autres enfants, s’ils vivent parmi les clercs, demeurent tous dans une même chambre. Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 4, p. 15. Il s’agit toutefois de la seule mention de la vie religieuse communautaire repérée dans ce traité. 26 M. Verweij, « Princely Virtues or Virtues for Princes ? », p. 10. 27 Cf. A. Dondaine, « Guillaume Peyraut », p. 220 et seq. Le De eruditione principum est édité dans Thomas d’Aquin, Opera omnia, 25 vol., Parme, 1852-1873 ; id., Opera omnia, éd. R. Busa, Stuttgart, 1980. Nous utilisons cette édition : Guillaume Peyraut, De eruditione principum édité dans Thomas d’Aquin, Opuscules, éd. et trad. par M. Védrine et al., Paris, 1857, t. 4, désormais abrégée Guillaume Peyraut, De eruditione principum. 28 A. Dondaine, « Guillaume Peyraut », p. 231 ; M. Verweij, « Princely Virtues or Virtues for Princes ? », p. 52. A. Dondaine (« Guillaume Peyraut », p. 222) recense trente-quatre manuscrits de l’œuvre mais aucun du xiiie siècle (le plus ancien date de 1303). Pour A. Steiner (« Guillaume Perrault and Vincent of Beauvais », p. 51-52), la raison pour laquelle le traité de Guillaume Peyraut serait davantage connu que celui de Vincent de Beauvais proviendrait de sa fausse attribution à Thomas d’Aquin. Le traité aurait ainsi été imprimé à de nombreuses reprises avec le travail du grand théologien à travers les siècles, rendu de plus accessible par une traduction allemande au xixe siècle, tandis que la dernière impression du travail de Vincent de Beauvais date du xve siècle. 29 M. Verweij, « Princely Virtues or Virtues for Princes ? », p. 68.

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pédagogie30 », inséré dans un ouvrage sur le gouvernement. Sa teneur politique et les questions liées à l’art de diriger disparaissent en effet au profit de l’éducation morale qu’il propose, centrée sur les vertus chrétiennes. De nombreux préceptes énoncés dans l’ouvrage de Guillaume Peyraut comportent par ailleurs un caractère général, s’adressant en réalité à une audience de fidèles chrétiens. Seuls certains passages et livres sont spécifiques au comportement du prince. Le livre V, sur lequel notre étude se cristallise, n’est ainsi pas exclusivement consacré à l’éducation de la progéniture princière mais s’attache également aux fils et filles nobles comme ce texte l’indique explicitement31. La formation des fils (chapitres 1 à 48) est séparée de celle des filles (chapitres 49 à 67) à l’instar du traité de Vincent de Beauvais, duquel Guillaume Peyraut s’inspire et avec lequel il entretient des liens étroits32. Le livre V s’attache à l’éducation morale des hommes depuis l’enfance jusqu’au mariage, en consacrant une place importante à l’adolescent. Arpad Steiner énonçait déjà en 1933 que ce cinquième livre démontre que « la masculinité et la féminité » idéales ne peuvent être atteintes sans l’éducation33. Le De eruditione principum propose ainsi de former l’identité sexuée des garçons comme des filles en tant qu’apprentissage moral. La réflexion d’Arpad Steiner semble précoce en regard du développement des études sur le genre et les masculinités. Elle prouve que la question de la socialisation différenciée se dégage de cette œuvre de manière évidente et que l’intention de former des conduites masculine et féminine bien distinctes y est présente. Le De regimine principum de Gilles de Rome, composé à la demande du futur Philippe le Bel, fut probablement rédigé vers 1279 à Paris34. Au sein de ce traité, la distinction entre éducation masculine et féminine se révèle également structurante, bien que les enseignements aux filles soient brefs. À l’instar du traité de Guillaume Peyraut, l’ouvrage se concentre sur l’art de gouverner35. Au sein de cette thématique, Gilles de Rome consacre un livre aux relations familiales du prince (livre II) mais de 30 « [A] general pedagogical tract », ibidem. A. Steiner (« Guillaume Perrault », p. 52) et A. Dondaine (« Guillaume Peyraut », p. 225) qualifient ce cinquième livre de « dissonant » et « d’anomalie de composition » par rapport au reste de l’œuvre. 31 A. Steiner, « Guillaume Perrault », p. 52. Les expressions de fils, de filles ou d’enfants nobles reviennent dans le livre V. Les termes filius et filia sont utilisés pour distinguer les deux sexes, établissant une séparation claire et évidente dans leur éducation, tout comme puer et puella. 32 M. Verweij, « Princely virtues or virtues for princes ? », p. 68. Si dans un premier temps les emprunts de Guillaume Peyraut ont été évalués comme très abondants, il a ensuite été démontré que leur nombre avait été surestimé. Le De eruditione principum s’inspirerait aussi d’une œuvre précédente de Guillaume Peyraut, la Summa virtutum et vitiorum. Il y a tout de même de nombreux liens entre le traité de Vincent de Beauvais et le livre V de celui de Guillaume Peyraut, mis en lumière par A Steiner. Toutefois, si certains chapitres ont été copiés du traité de Vincent de Beauvais, d’autres sont de Guillaume Peyraut lui-même. Cf. A. Steiner, « Guillaume Perrault and Vincent of Beauvais », p. 51-58 ; id., « New Light on Guillaume Perrault », Speculum, 17 (1942), p. 526 ; A. Dondaine, « Guillaume Peyraut », p. 227. 33 « [I]t demonstrates that ideal manhood and womanhood cannot be attained without education », A. Steiner, « Guillaume Perrault », p. 52. 34 N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 5-6. 35 Ibid., cf. n. 220, p. 44.

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manière plus large que ne le fait l’œuvre de Guillaume Peyraut. En effet, cette partie étend ses conseils à l’intention de « tous les citoyens » (omnes cives), comme le rappelle de façon systématique ce traité36. Au sein du livre II divisé en trois parties, l’homme adulte est placé au centre du discours et décline ses identités relationnelles selon son statut de mari, de père et de seigneur de la maisonnée. Cette catégorisation permet d’appréhender l’homme dans le cadre plus large de ses relations familiales et de ses affects, tout en donnant à voir les conseils concernant l’éducation des fils, garçons puis adolescents. La première partie du livre II est dédiée à la relation conjugale. En plus de définir le comportement du mari envers son épouse, elle se penche sur la sexualité masculine. Au sein de cette partie, dix-huit chapitres se consacrent à l’éducation des garçons (filii et pueri), tandis que les trois derniers sont dédiés à l’éducation des filles (filiae et puellae). Une distinction marquée entre les deux sexes est ainsi établie dans ce traité, en même temps qu’il s’attache à la formation des jeunes hommes de différents âges. Si puer et puella dénotent bien une différence sexuée, Noëlle-Laetitia Perret observe que ces termes sont employés de manière aléatoire quant au nombre d’années qu’ils déterminent37. Certains chapitres consacrés à l’éducation masculine viennent toutefois apporter quelques précisions. Ainsi, le chapitre XV s’attache aux garçons de la naissance à l’âge de sept ans, le suivant à ceux qui ont entre sept et quatorze ans et le chapitre XVII invite à considérer le jeune homme à partir de quatorze ans, offrant ainsi des repères précis quant à la manière dont le développement masculin est pensé. En règle générale, les enfants ayant atteint l’âge de discernement sont qualifiés de pueri et de puellae38. Dans ce traité, il s’agit d’une étape importante dans le développement des facultés de compréhension et de jugement, accrues à mesure qu’un jeune homme s’achemine vers l’adolescentia puis vers le moment où sa raison est parfaite, fixé à vingt et un ans39. La troisième partie du Livre II se concentre sur la relation que doit entretenir l’homme, en tant que seigneur, avec ses serviteurs. L’ouvrage de Gilles de Rome est profondément inspiré par la pensée aristotélicienne, par l’Éthique et la Politique en particulier. Toutefois, il tente d’accorder les idées du Philosophe aux valeurs et préoccupations de son époque40. Cette orientation confère au De regimine principum une tonalité originale en regard des trois autres traités évoqués. La vision de Gilles de Rome de l’éducation est bien moins ascétique que celle proposée par les trois autres pédagogues dominicains – Vincent de Beauvais, Guillaume Peyraut et Guillaume

36 Cette expression apparaît dans de nombreux chapitres du livre II, cf. éd. citée. 37 N.-L. Perret, Les traductions françaises, n. 4, p. 243. Gilles de Rome utilise les termes « infans », « puer », « puella » et « iuvenis » pour désigner les enfants et les adolescents, mais d’une manière peu rigoureuse. Il décrit en effet un adolescent tantôt par le terme puer, tantôt par celui de iuvenis. 38 N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 244. Toutefois, les préceptes inculqués aux jeunes filles et aux femmes adultes (dans la partie consacrée au mariage) sont identiques, ibid., p. 298. Ces trois chapitres traitent de manière fort restreinte de l’éducation des jeunes filles, sans délimiter des âges et des stades de développement comme le font les dix-huit chapitres consacrés aux fils. 39 N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 244. 40 Ibid., p. 17.

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de Tournai41. Malgré ces différences, le programme éducatif de Gilles de Rome entretient des points communs avec ces derniers. En effet, ayant vécu dans le milieu parisien, il s’est inspiré de manière tangible de l’ouvrage de Vincent de Beauvais42. En outre, si les références bibliques ou l’évocation d’une attitude chrétienne sont rares de manière explicite, les préceptes moraux partagés avec les pédagogues dominicains se décèlent sous le vernis des explications naturalistes. Le De regimine principum constitue un des traités politiques les plus largement diffusés au Moyen Âge. Il fut traduit en sept langues au cours des siècles suivant sa composition43. Bien qu’il ait rencontré un vif succès auprès des universitaires et des frères mendiants, « employé comme un manuel de philosophie morale aristotélicienne44 », il était à l’origine destiné « au milieu de cour45 ». Sa diffusion permet ainsi de saisir une façon de penser la masculinité propagée hors du seul cadre clérical, susceptible d’atteindre un plus vaste public, toutefois limité à la noblesse. Ainsi, ces quatre œuvres pédagogiques se reprennent, se font écho et tissent des liens étroits pour rendre compte de l’identité masculine enseignée aux jeunes laïcs.

Les sermones ad status Les trois principales collections de sermons ad status datant du xiiie siècle permettent d’appréhender les enseignements prodigués aux maris, aux pères et aux jeunes hommes. Il s’agit des Sermones vulgares de Jacques de Vitry, ainsi que des collections ad status du franciscain Guibert de Tournai et du dominicain Humbert de Romans. Le Communiloquium de Jean de Galles, également franciscain, contient un agencement ad status sans être véritablement une collection de ce genre. Il offre de la matière homilétique pour une gamme d’auditeurs variés. Ces quatre auteurs sont des prédicateurs rompus à l’exercice, étroitement affiliés au milieu parisien. Ils y ont étudié ou occupé la fonction de maître régent en théologie46. Au sein de ces œuvres, les conditions de vie, déterminant l’agencement des sermons ou de la matière à prêcher, forment des status non dénués d’aspects hiérarchiques. Ceux-ci

41 A. Steiner, « Introduction », in Vincent de Beauvais, De eruditione, p. XXVI. 42 Ibid., p. XXV-XXVI. 43 Ibid., p. XXVI. 44 N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 98-99. 45 Ibidem. Cf. l’étude de N.-L. Perret au sujet de la diffusion du traité de Gilles de Rome (conservé dans plus de trois cent cinquante manuscrits, ibid., p. 33) et de ses traductions. La traduction en ancien français d’Henri de Gauchi est la première et la seule traduction française du xiiie siècle, faisant l’objet de la plus grande diffusion. 46 À propos de la vie de Guibert de Tournai, cf. M. Burghart, Remploi textuel, t. 1. Il a également composé un traité consacré au gouvernement (Eruditio regum et principum, éd. A. de Poorter, Louvain, 1914). À propos de Jacques de Vitry, cf. notamment J. Longère, « La vie et les œuvres » ; J. Flori, Prêcher la croisade (xie-xiiie siècle). Communication et propagande, Paris, 2012 ; au sujet de Humbert de Romans : C. Boyer, « Introduction », dans Humbert de Romans, De dono timoris, éd. C. Boyer, Turnhout, 2008, p. XI-XIII ; S. Tugwell, Early Dominicains, p. 6-35 ; à propos de Jean de Galles : J. Swanson, John of Wales ; D. d’Avray, The Preaching of the Friars.

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se déclinent premièrement en fonction de la distinction entre religieux et laïcs. Ce premier principe classificatoire « constitue […] la charpente implicite des recueils de sermons ad status47 ». Au demeurant, d’autres critères se révèlent structurants : le sexe, distinction fondamentale de ces sermons-modèles, ainsi que l’âge, le statut social et professionnel ou encore marital (en particulier pour les femmes). Au sein de cette matière à prêcher, une préoccupation pour l’éducation de différentes masculinités laïques – selon les âges ou encore les rôles de père et de mari – se fait jour. La collection ad status de Guibert de Tournai a connu une large circulation, plus importante que celles d’Humbert de Romans et de Jacques de Vitry48. Sa collection, rédigée après 1261, s’inspire fortement des Sermones vulgares de Jacques de Vitry, en particulier pour les sermons aux hommes laïcs et utilise toutes les catégories présentes dans l’œuvre du grand prédicateur, hormis deux (les marins et les frères des ordres militaires)49. Toutefois, non seulement l’indépendance intellectuelle de Guibert de Tournai demeure ostensible, mais l’œuvre est bien plus vaste que celle de son prédécesseur50. De surcroît, l’agencement et la structure de la matière diffèrent des Sermones vulgares51. L’étude de Marjorie Burghart révèle que les sermons de Guibert de Tournai constituent davantage des lieux de mémoire en raison de cette organisation, moyens mnémotechniques servant à la prédication52. Néanmoins, cette hypothèse n’implique pas que ces catégories soient purement utilitaires, ni que cette caractéristique s’applique aux deux autres collections évoquées.

47 N. Bériou, L’avènement des maîtres de la parole, p. 313. 48 J. Longère, « Les chanoines réguliers d’après trois prédicateurs du xiiie siècle : Jacques de Vitry, Guibert de Tournai, Humbert de Romans », dans Le monde des chanoines (xie-xive s.), Paris, 1988, p. 276. D’après J. Longère, il resterait aujourd’hui cinquante manuscrits de la collection ad status de Guibert de Tournai. M. Burghart recense toutefois quatre-vingt-sept manuscrits de la collection complète (Remploi textuel, t. 1, p. 8). Cette collection eut de loin le plus de succès en regard de celles de Jacques de Vitry et de Humbert de Romans. En l’absence d’une édition critique, nous utilisons la transcription de la collection de Guibert de Tournai à partir du ms. lat. 15943 (Paris, Bibliothèque nationale de France) dans M. Burghart, Remploi textuel, t. 2. Nous tenons à vivement remercier M. Burghart d’avoir mis sa thèse à notre disposition. 49 M. Burghart, Remploi textuel, t. 1, p. 146-147. Ces deux catégories sont néanmoins présentes dans l’œuvre du franciscain, la matière y est simplement organisée différemment. À propos de la date de composition, cf. M. Burghart, Remploi textuel, t. 1, p. 49 ; N. Bériou, « Les lépreux sous le regard des prédicateurs d’après les collections de sermons ad status du xiiie siècle », dans N. Bériou, F.-O. Touati, Voluntate Dei leprosus. Les lépreux entre conversion et exclusion aux xiie et xiiie siècles, Spolète, 1991, p. 44. 50 J. Swanson, « Childhood and Childrearing », p. 319. La collection de Guibert de Tournai serait deux fois plus importante que celle de Jacques de Vitry. 51 Outre les sermons ad status rassemblés dans la première partie, les autres parties de la collection de Guibert de Tournai contiennent également des sermons, qui ne sont pas ad status, notamment sur les sacrements. Les sermons ad status occupent néanmoins la majorité de l’ouvrage (nonante-neuf sermons sur cent treize). M. Burghart, Remploi textuel, t. 1, p. 101. Nous utiliserons par endroits le sermon « de sacramento matrimonii » (RLS 282) édité dans M. Burghart, Remploi textuel, t. 2, p. 799-806. Les sermons de Guibert de Tournai seront cités à partir de l’édition de ce t. 2 de thèse qui ne sera désormais plus mentionné. Les sermons des collections ad status de Jacques de Vitry et de Guibert de Tournai seront désormais abrégés selon leur numérotation (RLS) dans J. B. Schneyer, Repertorium der lateinischen Sermones des Mittelalters, Münster, 1969-1990, 11 vol. Pour les sermons de Jacques de Vitry, cf. infra. 52 M. Burghart, Remploi textuel, t. 1, p. 240.

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Les sermons de Guibert de Tournai s’adressent en premier lieu à un auditoire masculin, réparti selon trois catégories et représentant la partie la plus dense : les prélats, les contemplatifs et les actifs, distinguant ainsi religieux (séculiers et réguliers) et laïcs. Les sermons consacrés aux femmes apparaissent ensuite et, enfin, un ensemble de sermons dédiés aux auditoires que Marjorie Burghart qualifie de « mixtes53 ». Si cette dernière partie comporte effectivement des sermons qui s’adressent aux deux sexes (par exemple : « ad ancillas et servos »), d’autres ne correspondent cependant pas à cette catégorie. En effet, les deux sermons « ad adolescentes et pueros » s’adressent spécifiquement aux garçons et aux adolescents masculins, en raison de la teneur du discours et des thématiques abordées. L’emploi majoritaire, en sus de ces termes, des substantifs filius et pater confirme leur orientation vers un auditoire masculin. De plus, les neuf sermons destinés aux jeunes filles (« ad virgines et puellas »), dans la partie dédiée aux femmes, scellent de manière évidente la distinction entre jeunes hommes et jeunes filles (ad adolescentes et pueros / ad virgines et puellas). Toutefois, au sein de cette collection, les termes utilisés ne font pas l’objet d’un cloisonnement rigide. Si un des sermons « ad adolescentes et pueros » mentionne un exemplum à propos d’ une fille (filia) au milieu d’un texte n’employant que le terme filius, des exemples issus de la Bible mettant en scène des fils (filii) sont également présents dans les sermons « ad virgines et puellas ». Il est pertinent de distinguer l’adresse générale du sermon des exemples employés et d’analyser chaque précepte au sein de la catégorie dont il fait partie. La destination masculine des propos semble pareillement se confirmer pour le sermon « ad eos qui addiscunt in scolis parvulos ». Les sermons aux moniales se situent dans la partie consacrée aux femmes, contrairement à la collection d’Humbert de Romans. Malgré la dernière partie « mixte », la classification de la collection de Guibert de Tournai érige les sexes comme premier principe structurant de la société, puis distingue les religieux et les laïcs, avant de laisser place, au sein des catégories masculines et féminines, à d’autres principes classificatoires. Contrairement aux jeunes filles, les jeunes hommes (garçons et adolescents) bénéficient d’un traitement à part. Ils se situent hors de la catégorie consacrée aux hommes laïcs déclinée selon les métiers et fonctions. Leur statut au sein du groupe masculin ne serait-il pas encore fixé de manière évidente à ce stade de leur existence ? C’est du moins ce que laisse penser cette catégorisation, soulignant qu’ils ne sont pas encore actifs dans la vie sociale. Les sermons évoqués précédemment, ceux aux étudiants, ainsi que certains passages des sermons aux hommes actifs, éclairent les questions liées à l’identité masculine. Les status des hommes laïcs offrent davantage une réflexion sur un état social que sur la masculinité en elle-même. Toutefois, une pensée significative sur les sexes apparaît dans les sermons aux nobles et aux paysans, tandis que les sermons aux gens mariés permettent de saisir la masculinité dans son rôle conjugal ainsi que la sexualité qui s’y rattache.

53 Ibid., p. 110.

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La collection des Sermones vulgares, à ce jour inédite dans son entier54, est antérieure à celle de Guibert de Tournai de plusieurs décennies, probablement écrite au retour de croisade de Jacques de Vitry après 122655. Bien qu’il n’appartienne pas aux ordres mendiants, cet auteur s’avère incontournable dans la mesure où son recueil ad status représente un modèle du genre ayant inspiré les collections du xiiie siècle56. En tant que prédicateur de renom, Jacques de Vitry est une figure importante du renouveau de la pastorale et des efforts accomplis pour convaincre les laïcs, notamment à travers les nombreux exempla qui ponctuent ses sermons57. Malgré leur influence, les Sermones vulgares jouirent d’une diffusion de moindre envergure que ceux de Guibert de Tournai58. Cette collection ad status demeure néanmoins la plus répandue des œuvres oratoires de Jacques de Vitry. Les Sermones vulgares se composent de septante-cinq sermons, déclinés selon une trentaine d’états59. La première distinction s’opère entre les religieux et les laïcs et classe les moniales parmi les contemplatifs qui incluent les hommes. Après les hommes actifs, répartis selon des critères sociaux et professionnels, les derniers sermons s’adressent à des catégories d’hommes et de femmes (« ad servos et ancillas », « ad conjugatos »), ainsi que spécifiquement à des femmes (« ad virgines et iuvenculas »)60. Les trois sermons aux gens mariés (« ad conjugatos »), ainsi que les derniers sermons de cette collection adressés aux garçons et aux adolescents (« ad pueros et adolescentes ») offrent aux laïcs des recommandations morales quant au bon comportement masculin.

54 En l’absence d’une édition critique (dans l’attente du t. 2 de l’édition de J. Longère des Sermones vulgares), nous utilisons Jacques de Vitry, Sermones vulgares, Cambridge, Harvard University, Houghton Library, ms. Riant 35, désormais abrégé ms. Riant 35. Ce manuscrit du xiiie siècle est utilisé par J. Longère pour son édition en raison du texte « très fiable » qu’il propose. Les indications en marge et celles des destinataires des sermons en rouge rendent sa lecture plus aisée. J. Longère, « Introduction », dans Jacques de Vitry, Sermones vulgares vel ad status, Turnhout, (CCCM 255), 2013, t. 1 : Prologus I-XXXVI, p. LIV. Certains des Sermones vulgares ont été en partie édités dans J.-B. Pitra, Analecta novissima spicilegii solesmensis. Altera continuatio, Tusculana, 1888, t. 2. Si rien n’est mentionné lorsqu’un sermon de Jacques de Vitry est cité, nous faisons référence à cette édition partielle de J.-B. Pitra, mais lorsque nous faisons référence au manuscrit Riant 35, ce manuscrit est mentionné. Le troisième sermon destiné aux gens mariés a fait l’objet d’une traduction dans M.-C. Gasnault, « Jacques de Vitry : sermon aux gens mariés », dans Prêcher d’exemples. Récits de prédicateurs au Moyen Âge, éd. J.-C. Schmitt, Paris, 1985, p. 53-67. Cf. la liste des différentes transcriptions dans la thèse de M. Burghart (Remploi textuel, t. 1, p. 145-146). J. B. Schneyer, Repertorium der lateinischen Sermones, t. 4, 1972, no 366-439. 55 J. Longère, « Introduction », dans Jacques de Vitry, Sermones vulgares, p. XXIV ; id., « La vie et les œuvres », dans Jacques de Vitry, « Histoire occidentale ». Historia occidentalis. Tableau de l’Occident du xiiie siècle, trad. G. Duchet-Suchaux, Paris, 1997, p. 21. 56 En particulier celle de Guibert de Tournai. Humbert de Romans, Thomas de Cantimpré et Vincent de Beauvais, le décrivent comme un modèle d’inspiration pastorale. J. Longère, « La vie et les œuvres », p. 9-13. 57 Les exempla de cette collection ad status ont circulé de manière indépendante. J. Longère, « La vie et les œuvres », p. 25. 58 Id., « Les chanoines réguliers », p. 276. Il reste une quinzaine de manuscrits de la collection de Jacques de Vitry. Ibidem. 59 N. Bériou, L’avènement des maîtres de la parole, p. 294. 60 Cf. la liste établie par M. Burghart, Remploi textuel, t. 1, p. 144-146.

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La collection d’Humbert de Romans embrasse une plus vaste palette d’auditoires potentiels. Elle s’inscrit au sein du De eruditione religiosorum praedicatorum, que rédige après 1263 ce cinquième maître de l’Ordre des Prêcheurs61. Cette œuvre exprime l’importance cruciale que revêt pour lui la prédication, quintessence de la mission dominicaine, et donne des conseils pratiques pour mener à bien cette tâche. Le De eruditione religiosorum praedicatorum n’appartient ni à la littérature spirituelle, ni aux artes praedicandi62 mais constitue un genre à part. Les sermons-modèles, composés de deux séries, furent séparés du reste de l’œuvre et circulèrent de manière indépendante63. Il ne s’agit pas de sermons à proprement parler, mais davantage de matière utile à la prédication. À ce titre, ces modèles sont moins développés, bien plus courts que les sermons des deux autres collections, bien qu’ils offrent une plus large gamme de status64. La première série de ces « esquisses de sermons » en propose en effet cent65. Cette collection met en évidence le comportement prescrit aux hommes sexués, puisqu’elle distingue de manière plus précise les catégories féminines et masculines en les séparant de manière évidente, grâce à l’ordre des sermons et au vocabulaire employé. Elle offre ainsi la possibilité d’établir des comparaisons entre les préceptes prodigués selon les sexes mais aussi d’observer la façon de penser les catégories sexuées de la société laïque. La division opérée entre religieux et laïcs constitue le premier principe structurant, plaçant les premiers comme supérieurs et leur consacrant une large place66. Ensuite, au sein de cette distinction, les hommes et les femmes sont séparés – par un vocabulaire éloquent. Une multitude d’autres critères tels que l’appartenance à un ordre religieux, le statut social ou le lieu de résidence viennent affiner ces premières catégories. Cette collection d’Humbert de Romans semble davantage indépendante de celles de Guibert de Tournai et de Jacques de Vitry67. Au sein de cette œuvre, une vaste palette de masculinités laïques déclinées

61 S. Tugwell, « Humbert of Romans’s Material for Preachers », in De ore domini. Preacher and Word in the Middle Ages, éd. T. Amos et al., Kalamazoo, 1989, p. 105. S. Tugwell ne mentionne pas de date plus précise, après le retrait de Humbert de Romans de sa fonction de maître de l’ordre en 1263 (il meurt en 1277). 62 S. Tugwell, Early Dominicains, p. 181. 63 J. Longère, « Les chanoines réguliers », p. 276. Il ne subsiste aucun manuscrit reproduisant l’œuvre dans son ensemble. Les deux parties connurent des succès distincts (les sermons-modèles circulant sous le nom du livre II). La partie consacrée au travail du prédicateur fut peu diffusée (il n’en reste que quatre manuscrits), tandis que la deuxième consacrée aux sermons-modèles connut une plus grande circulation (il en subisterait une vingtaine de manuscrits). S. Tugwell, Early Dominicains, p. 181 ; J. Longère, « Les chanoines réguliers », p. 276. 64 M. Burghart, Remploi textuel, t. 1, p. 221. 65 Ibidem pour la citation. N. Bériou, L’avènement des maîtres de la parole, p. 294. La première série, « ad omne hominum genus », la plus probante pour notre recherche, se concentre sur les états de vie. La deuxième, « ad omne genus negotiorum », offre du matériel homilétique pour des occasions spécifiques. M. Burghart, Remploi textuel, t. 1, p. 221-222. 66 La supériorité des religieux est affirmée dans le sermon « ad omnes laicos ». Les sermons aux religieux occupent les sermons 1 à 70. Les trente derniers s’adressent aux laïcs. 67 J. Swanson, John of Wales, p. 109.

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selon diverses fonctions et différents âges permet d’observer les préceptes destinés à l’éducation des hommes68. Le Communiloquium fait partie de la dizaine d’ouvrages destinés à aider le prédicateur que rédige Jean de Galles, en plus de sa collection de quatre cents sermons69. Composé entre 1265 et 1270, certainement en partie à Paris, le Communiloquium connut une diffusion importante, dont témoignent les cent quarante-quatre manuscrits conservés70. Émaillé de nombreuses citations puisées chez les auteurs classiques, Aristote ou encore les Pères de l’Église, mais aussi des auteurs contemporains comme les encyclopédistes, en plus de la Bible71, cet ouvrage constitue le deuxième dans la série des loquia (précédé par le Breviloquium et suivi par le Compendiloquium). L’agencement et l’organisation des propos empruntés révèlent toutefois la ligne de pensée de Jean de Galles, sa vision de la société et de son organisation, ainsi que le matériel qu’il juge essentiel en vue de l’instruction élémentaire des différentes catégories d’auditeurs potentiels, dont celles des hommes laïcs72. Il s’agit d’un vaste manuel pour les prédicateurs, agencé en sept parties, ordonnant la matière homilétique selon le mode ad status, sans toutefois offrir de véritables sermons. La première partie s’attache au gouvernement, tandis que la deuxième et la troisième se concentrent sur l’instruction de la société laïque. Contrairement à l’ordre des collections ad status citées précédemment, les religieux sont évoqués ultérieurement. La troisième partie est entamée, de manière surprenante, par un chapitre sur le comportement masculin, constituant une véritable définition de la masculinité séculière en tant qu’identité sexuée. Son titre est révélateur à cet égard (« Quales debeant esse viri »73). L’originalité ne réside pas tant dans les propos de ce court passage que dans sa présence en tant que telle. Ouvrant cette partie, ce chapitre fait de la masculinité le premier principe distinguant les laïcs entre eux. Les enseignements suivants s’adressent aux petits enfants (« De informatione infantium »), aux garçons (« De informatione puerorum »), aux adolescents (« De admonitione adolescentium »), aux hommes adultes (« De informatione virorum »), invitant à considérer la destination masculine de ces propos, avant de se concentrer sur les hommes âgés.

68 La collection ad status (« ad omne hominum genus ») d’Humbert de Romans ne comporte pas de sermon adressé aux gens mariés. Il existe toutefois au sein des sermones « ad omne genus negotiorum », également édités dans le De eruditione religiosorum, des sermons à propos du mariage (S. 50, S. 51, S. 52). Cf. D. d’Avray, M. Tausche, « Marriage Sermons in ad status Collections of the central Middle Ages », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 55, t. 47 (1980), p. 71-119. Cependant, ces sermons, qui ne sont pas composés pour un auditoire particulier d’époux, traitent du mariage comme sacrement de manière générale et ne fournissent pas de manière substantielle de recommandations sur la sexualité masculine et les relations conjugales. Pour cette raison, nous n’y ferons allusion que de manière secondaire et ponctuelle. Il en va de même concernant le sermon sur le mariage hors de la collection ad status de Guibert de Tournai édité par D. d’Avray, présent dans la collection De tempore et de sanctis. D. d’Avray, Medieval Marriage Sermons. Mass Communication in a Culture without Print, Oxford, 2001, p. 273-315. 69 J. Swanson, John of Wales, p. 315 ; D. d’Avray, The Preaching of the Friars, p. 146. 70 J. Swanson, John of Wales, p. 63 et 201. 71 Ibid., p. 18-19. 72 Ibid., p. 64-65. 73 Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 1, ch. 1, fol. 88v-89r.

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Ces chapitres offrent ainsi une liste ad status élaborée selon les âges et rapprochent cette partie du Communiloquium des traités d’éducation et des encyclopédies. D’autres identités sociales sont ensuite explorées, les nobles et les non nobles, puis les riches et les pauvres. Chaque « distinction » propose une organisation des individus selon un nouveau principe. Plus loin, des statuts explicitement féminins sont évoqués, comme les veuves et les vierges. La seconde partie s’attache aux liens (colligationes) relationnels et affectifs selon différentes catégories de personnes au sein de la famille (le père et son fils, les époux, etc.).

Les encyclopédies Cette étude prend en compte trois encyclopédies rédigées par des frères mendiants – deux dominicains et un franciscain – en relation étroite avec Paris par leurs études et leurs activités74. Ce sont certainement les plus connues et les plus diffusées du xiiie siècle75. Deux d’entre elles correspondent à la définition faisant des encyclopédies des œuvres portant sur l’ensemble des connaissances76. Il s’agit du De proprietatibus rerum de Barthélemy l’Anglais et du Speculum maius de Vincent de Beauvais. La troisième, le Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré, s’apparente davantage à une somme d’histoire naturelle, bien qu’elle puisse aussi être qualifiée d’encyclopédie suivant les définitions, et offre une réflexion sur l’être humain77. Par leur diffusion, le contenu de ces trois sommes est susceptible d’être parvenu à un large public, outre leur probable usage pour la prédication. Elles offrent un ensemble de réflexions sur la différence des sexes et la masculinité selon une déclinaison d’âges et de fonctions sociales ainsi que sur la sexualité et le désir masculin. L’encyclopédie de Barthélemy l’Anglais fut un « véritable best-seller de la fin du Moyen Âge », marqué par une ample diffusion et une influence pérenne78. Des exemplaires se retrouvent dans la plupart des bibliothèques princières et nobles du 74 Au sujet de la vie et de l’œuvre de Barthélemy l’Anglais, cf. B. Beyer de Ryke, « Barthélemy l’Anglais », p. 44-48 ; M. C. Seymour et al., Bartholomaeus Anglicus and his Encyclopedia, Aldershot, 1992 ; B. van den Abeele, H. Meyer (éd.), Bartholomeus Anglicus, De proprietatibus rerum. Texte latin et réception vernaculaire, Turnhout, 2005. Au sujet de Thomas de Cantimpré, cf. M. A. Polo de Beaulieu, « Le statut de l’auctor dans l’Ordre des Prêcheurs d’après les recueils d’exempla (xiiie-xive siècles) », dans L’ordre des Prêcheurs et son histoire en France méridionale, Toulouse, 2001, p. 270 ; B. Beyer de Ryke, « Thomas de Cantimpré », dans Dictionnaire du Moyen Âge, s. d. C. Gauvard, A. De Libera, M. Zink, Paris, 2002, p. 1391-1392. 75 B. Beyer de Ryke, « Barthélemy l’Anglais », p. 44. Voir supra, notre introduction à ce propos. 76 Cf. la définition de J.-M. Mandosio (« Encyclopédies en latin et encyclopédies en langue vernaculaire (xiiie-xviiie siècle) », dans « Tous vos gens a latin ». Le latin, langue savante, langue mondaine (xive-xviie siècles), Genève, 2005, p. 113-136). La distinction qu’il opère ne fait pourtant pas l’unanimité. Cf. G. Dahan, Lire la Bible au Moyen Âge, p. 107 ; B. Beyer de Ryke, « Thomas de Cantimpré », p. 1391. 77 Cf. J.-M. Mandosio, « Encyclopédies en latin », p. 114 ; B. Beyer de Ryke, « Thomas de Cantimpré », p. 1391. 78 Cf. l’introduction, ainsi que B. Beyer de Ryke, « Barthélemy l’Anglais », p. 44 pour la citation ; B. van den Abeele, H. Meyer (éd.), Bartholomeus Anglicus, p. 1.

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xiiie siècle79. De surcroît, les traductions de ce texte en plusieurs langues vernaculaires, offrant une adaptation et une abréviation de l’œuvre, contribuèrent largement à sa diffusion hors du milieu clérical. Probablement achevé vers 1245, le De propritetatibus rerum fait la part belle à la médecine et à la philosophie naturelle80. Le livre VI consacré aux « âges de la vie » s’intéresse à l’être humain en définissant en réalité plusieurs stades de l’existence, mais également une pluralité de fonctions réparties selon les sexes. Cette partie exprime des considérations sur différentes masculinités, décrivant le père (De patre), le mari (De viro), l’homme en tant que mâle (De masculo), ainsi qu’à ses premiers âges notamment en tant que puer. Des chapitres consacrés à la mère (De matre), à la jeune fille (De puella) – immédiatement après le chapitre De puero – permettent de mettre en comparaison les singularités qui distinguent les sexes selon ces déclinaisons81. L’histoire textuelle du Speculum maius de Vincent de Beauvais, ayant fait l’objet d’une réécriture, se départage en deux temps82. La première version, bifaria, composée vers 1244 est remplacée par la version trifaria, achevée en 1260, qui laisse une plus vaste place à la philosophie naturelle et à la médecine83. Cette somme des connaissances du temps rattachée au milieu parisien se décline en trois parties dans sa version trifaria : le Speculum historiale, le Speculum naturale et le Speculum doctrinale. Le Speculum maius n’est pas l’œuvre du seul Vincent de Beauvais. Il a vraisemblablement collaboré avec une équipe de frères dominicains pour élaborer cette vaste somme de savoir84. Malgré son usage de la compilation, l’encyclopédie présente des interventions de Vincent de Beauvais ou de ses collaborateurs apparaissant par endroits sous la rubrique auctor85. Ce dernier transmet de manière active le savoir qu’il ordonne, choisit et rend accessible86. Composée à la demande des supérieurs de l’Ordre, l’encyclopédie a en effet pour but de mettre à la disposition de chaque couvent dominicain les connaissances nécessaires pour la formation des frères prêcheurs87. À ce titre, cette vaste entreprise est en étroite relation avec le dynamisme intellectuel qui anime le couvent Saint-Jacques à Paris88. Les deux derniers specula, naturale et doctrinale, permettent d’observer des thématiques en résonance avec les préoccupations des traités éducatifs et les réflexions sur la différence des sexes, notamment la figure

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B. Beyer de Ryke, « Barthélemy l’Anglais », p. 46. M. C. Seymour et al., Bartholomaeus Anglicus, p. 35. Cf. le livre VI dans Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum. Vincent de Beauvais, Speculum quadruplex sive Speculum maius, Graz, 1964-1965, 4 vol. (fac-similé de l’édition des bénédictins de Douai de 1624). Cette édition sera dorénavant abrégée selon les deux différentes parties utilisées : Vincent de Beauvais, soit Speculum doctrinale, soit Speculum naturale. 83 Cf. M. Paulmier-Foucart, Vincent de Beauvais. Sur l’histoire du Speculum maius, nous renvoyons à cet ouvrage et à sa bibliographie, ainsi qu’à M. Paulmier-Foucart et al. (éd.), Vincent de Beauvais : intentions et réceptions d’une œuvre encyclopédique au Moyen Âge, Paris, 1990. 84 M. Paulmier-Foucart, Vincent de Beauvais, p. 23 et 33. 85 Ou actor. Ibid., p. 42-44. 86 Ibid., p. 29-44 ; id., « Une des tâches de l’encyclopédiste : Intituler. Les titres des chapitres du Speculum naturale de Vincent de Beauvais », in L’enciclopedismo medievale, éd. M. Picone, p. 147-162. 87 M. Paulmier-Foucart, Vincent de Beauvais, p. 10. 88 Ibid., p. 9.

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adamique89. Outre la masculinité des origines et un long développement sur les songes, le Speculum maius évoque différents âges masculins ainsi que la différence entre hommes et femmes et les relations conjugales à travers des chapitres dédiés à la sexualité et à la physiologie. Ces considérations mettent en lumière des connaissances essentielles sur la masculinité, susceptibles d’avoir été amplement diffusées à travers la circulation et l’influence de cette encyclopédie. Thomas de Cantimpré rédige le Liber de natura rerum en deux versions, l’une achevée vers 1228, la seconde vers 124490. À l’instar des encyclopédies de Barthélemy l’Anglais et de Vincent de Beauvais, la présence d’Aristote ainsi que celle des sources gréco-arabes se manifeste de manière prégnante au sein de cette œuvre. Outre l’importante diffusion qu’il a connue, le Liber de natura rerum a exercé une certaine influence sur la composition de plusieurs encyclopédies de son temps, dont celles de ces deux auteurs91. L’œuvre de Thomas de Cantimpré débute par la description de l’anatomie humaine, les propriétés de ses membres et de ses organes, avant de s’intéresser à l’âme. Au cours de ce premier livre, Thomas de Cantimpré décrit les âges de la vie et leurs caractéristiques morales. Ces quelques brefs chapitres, néanmoins très riches, s’attachent à décrire le développement masculin, comme le démontre le chapitre portant sur l’adolescentia, où il est question de virilité. La sexualité masculine est également un sujet abordé.

Les manuels destinés aux confesseurs Au sein des manuels à l’usage des confesseurs du xiiie siècle, ceux composés par Thomas de Chobham, Robert de Flamborough et Jean de Fribourg retiennent notre attention. Les parties s’attachant à réguler le comportement de l’homme laïc, essentiellement liées au traitement du mariage, et à le conformer à une vie chrétienne, offrent des considérations sur la masculinité essentiellement conjugale dans son rapport au corps et à la sexualité. Ces thématiques sont envisagées en complément des textes éducatifs du corpus étudié. Tous les manuels de ce genre n’offrent pas de pareils développements au sujet de la masculinité. La fameuse Summa de casibus poenitentiae du dominicain Raymond de Peñafort par exemple, d’une importance considérable dans l’évolution des manuels de confesseurs92, met en œuvre une approche juridique, tant dans sa forme que dans son contenu93. En découle l’aspect extrêmement sommaire

89 Le Speculum historiale ne fait pas partie de notre analyse. Il sera toutefois évoqué de manière ponctuelle à partir de l’édition du Speculum maius citée précédemment. 90 B. Beyer de Ryke, « Thomas de Cantimpré », p. 1391 ; L. Thorndike, « More Manuscripts of Thomas of Cantimpre, De Naturis Rerum », Isis, 54 (1963), p. 270. Une autre temporalité est esquissée par M. Cipriani : la première version serait achevée vers 1241, et la deuxième vers 1256 (« Un aspect de l’encyclopédisme de Thomas de Cantimpré », p. 155), tandis que B. van den Abeele situe la première version vers 1237-1240 (« Diffusion et avatars d’une encyclopédie », p. 143). 91 B. Ribémont, De natura rerum : études sur les encyclopédies médiévales, Orléans, 1995, p. 58. 92 P. Michaud-Quantin, « À propos des premières Summae confessorum », p. 300. 93 Ibid., p. 306.

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des propos énoncés. La Summa confessorum de Thomas de Chobham, en revanche, invite à considérer le comportement de l’homme laïc au sein du couple et développe des thématiques liées à la sexualité masculine de manière plus substantielle. La Summa confessorum fut vraisemblablement composée en Angleterre par Thomas de Chobham et achevée en 121694. Conçue comme un ouvrage pratique ayant pour but d’assister les confesseurs, elle fut probablement possédée par le bas clergé95. Cette somme connut une diffusion considérable dont atteste la centaine de manuscrits subsistants, autant en Angleterre que sur le continent, en particulier au nord des Alpes. Œuvre influente, son succès réside certainement dans le caractère complet et détaillé de son traitement de la pénitence96. Au sein de ce vaste guide pratique à l’usage des confesseurs, il est possible de distinguer plusieurs parties. Les livres I à IV se consacrent aux connaissances théologiques élémentaires que doivent acquérir les « chargés d’âmes97 » afin de mener à bien leur ministère, tandis que les livres V à VII s’attachent aux règles pratiques à appliquer au confessionnal98. La Summa confessorum permet d’observer des prescriptions quant aux interdits concernant la sexualité masculine et au rapport préconisé entre époux. Au sein de la première partie, davantage théorique, la confession relative à la question du mariage (articulus quartus), traité dans le cadre des sept sacrements, donne lieu à des réflexions à cet égard. La deuxième partie, s’attachant aux aspects pratiques, développe des passages relatifs à la luxure (articulus septimus) qui servent à interroger le pénitent. L’œuvre du sous-doyen de Salisbury place en effet la luxure en tête des sept péchés capitaux et lui réserve le plus long traitement. Le Liber poenitentialis de Robert de Flamborough fut diffusé de manière assez importante, bien que moindre par rapport à celle de l’ouvrage de Thomas de Chobham, et subsiste dans une quarantaine de manuscrits99. La version finale de l’ouvrage est effectuée entre 1208 et 1213100. Par endroits, l’œuvre revêt la forme d’un dialogue entre un pénitent et son confesseur. La première partie donne des directives au confesseur (les quatre premiers livres), notamment quant à l’interrogatoire du pécheur, tandis que la deuxième, plus courte, rappelle les canons pénitentiels101. Un lien étroit unit cet ouvrage à la Summa confessorum, avec laquelle elle innove quant à l’examen de conscience détaillé qu’elle propose, suivant l’ordre des sept péchés capitaux102. Tout comme le traité de Thomas de Chobham, le Liber poenitentialis est un manuel pratique qui adapte à l’intention des confesseurs moins érudits « les résultats de la

94 F. Broomfield, « Introduction », in Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. LXI-LXII. 95 Ibid., p. LXXIV. 96 J. Longère, « Quelques Summae de poentientia », p. 51 ; F. Broomfield, « Introduction », in Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. LXXV-LXXVI. 97 N. Bériou, L’avènement des maîtres de la parole, p. 71. 98 P. Michaud-Quantin, « À propos des premières Summae confessorum », p. 289-290. 99 J. Longère, « Quelques Summae de poentientia », p. 48. Cf. l’édition : Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, éd. F. Firth, Toronto, 1971. 100 R. Rusconi, « De la prédication à la confession », p. 77. 101 P. Michaud-Quantin, « À propos des premières Summae confessorum », p. 279. 102 Id., Sommes de casuistique, p. 22.

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réflexion des canonistes et des théologiens103 ». Cette œuvre laisse toutefois une place assez large au droit, alors que l’ouvrage de Thomas de Chobham penche davantage du côté de la théologie. Les sept péchés capitaux et leurs espèces sont exposés au quatrième livre, soit à la fin de la première partie. Le Livre II est entièrement consacré au mariage, à sa définition, à ce qui le compose et à ses empêchements, en vue de situer le status du pénitent laïc. À côté de ces deux ouvrages, le Confessionale du dominicain Jean de Fribourg élabore une pensée sur le péché masculin dans sa sexualité et ses rapports conjugaux104. Il est également l’auteur d’une Summa confessorum. Si ce volumineux ouvrage demande de solides connaissances de théologie et de droit, le Confessionale est bien plus concis et se manie avec davantage d’aisance105. Fonctionnant comme un aide-mémoire à l’intention des confesseurs moins érudits, ce manuel pratique fut composé vers 1290 et amplement diffusé depuis la fin du xiiie siècle106. Son contenu se rapproche davantage des œuvres pénitentielles de Thomas de Chobham et de Robert de Flamborough. Une grande partie du Confessionale se compose d’un examen de conscience minutieux, divisé en deux sections. Il traite premièrement de tous les pénitents, proposant des interrogations basées sur les sept péchés capitaux, puis suggère au confesseur un certain nombre de questions ad status107. Nous ferons également référence de manière secondaire à la Somme le roi, composée en 1279 par le dominicain frère Laurent108. Rédigée en langue vulgaire et amplement diffusée, cette œuvre d’enseignements moraux destinée aux laïcs fut écrite à la demande de Philippe le Hardi109. Davantage apparentée à un traité d’éducation, elle prodigue des recommandations qui font écho au corpus étudié.

103 R. Rusconi, « De la prédication à la confession », p. 77. Cf. aussi P. Michaud-Quantin, « À propos des premières Summae confessorum », p. 276. Au sujet du niveau d’érudition des curés de paroisse chargés de la confession, cf. F. Morenzoni, « La Légende dorée d’un curé du xve siècle du diocèse de Genève », Revue suisse d’histoire religieuse et culturelle, 98 (2004), p. 9-29. 104 P. Michaud-Quantin déclare avoir consulté cinquante manuscrits du Confessionale et mentionne que le texte fait état d’une stabilité remarquable d’un manuscrit à l’autre (Sommes de casuistique, n. 11, p. 43). En l’absence d’une édition critique moderne, nous utilisons l’incunable : Jean de Fribourg, [S]impliciores et minus expertos […] (Confessionale), Erfurt, vers 1483 (sans foliotation). Titre désormais abrégé : Jean de Fribourg, Confessionale. 105 Ibid., p. 49 ; J. Le Goff, « Métier et profession d’après les manuels de confesseurs au Moyen Âge », dans J. Le Goff, Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident, Paris, 1997, p. 177. La taille réduite de certains manuscrits du Confessionale montre qu’il était certainement facilement transportable et maniable pour le confesseur dans sa pratique quotidienne. Cf. par exemple le manuscrit Jean de Fribourg, Liber paenitentialis ; Varia (1r-21r [Confessionale sive] tractatus de instructione confessorum), Heidelberg, Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Sal. VII, 4, mesurant 17 × 12,4 cm. W. Werner, Die mittelalterlichen nichtliturgischen Handschriften des Zisterzienserklosters Salem (Katalog der Universitätsbibliothek Heidelberg V), Wiesbaden, 2000, p. 11-13. 106 J. Le Goff, « Métier et profession », p. 177 ; P. Michaud-Quantin, Sommes de casuistique, p. 44. 107 P. Michaud-Quantin, Sommes de casuistique, p. 50. 108 Laurent d’Orléans, La Somme le roi, éd. É. Brayer, A-F. Leurquin-Labie, Paris, 2008. Cf. l’introduction de cette édition à propos de cette œuvre et pour des éléments biographiques sur son auteur. 109 É. Brayer, A.-F. Leurquin-Labie, « Introduction », dans ibid., p. 20. Plus de nonante manuscrits sont recensés.

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Les gloses bibliques Parmi les commentaires de la Genèse produits par des exégètes mendiants au xiiie siècle, la Postille de Hugues de Saint-Cher, le commentaire de Nicolas de Gorran et celui de Pierre de Jean Olieu offrent des réflexions intéressantes à propos de la masculinité adamique. La vaste Postille de Hugues de Saint-Cher, l’une des gloses de la Bible les plus diffusées dans le milieu clérical, fut composée dans la première moitié du xiiie siècle110. Couvrant la Bible dans son entier, ce commentaire découle d’un travail collectif, réalisé à l’aide d’une équipe de frères dominicains sous la direction de Hugues de Saint-Cher111. La première version, longue, fut rédigée entre 1231 et 1236, au moment où le dominicain est prieur dans ce même couvent112. Ce vaste commentaire s’inscrit au sein de trois projets menés au couvent Saint-Jacques dans les années 1230 à Paris, aux côtés de la concordance et du correctoire113. Conçue comme un instrument de travail intellectuel, la Postille rassemble la connaissance jugée essentielle dans les années 1230-1240 pour comprendre le message divin. Transmettant certes la tradition exégétique des générations antérieures, elle apporte toutefois des innovations et utilise les techniques exégétiques mises en place au xiiie siècle114. Par ailleurs, un lien étroit unit la Postille au Speculum maius de Vincent de Beauvais. Ces deux œuvres s’inscrivent dans la politique culturelle de l’ordre dominicain, visant à fournir des outils exégétiques pour la prédication et la théologie115. Bien que ce vaste commentaire ait inspiré les générations ultérieures, la Postille d’Hugues de Saint-Cher connut un succès instantané mais de courte durée116. En témoigne le nombre de manuscrits conservés, dont la production est importante entre 1230 et 1260 immédiatement après sa publication, avant de s’amoindrir117. Le commentaire des premiers livres de la Bible dans la Postilla in Genesim consacre sa deuxième partie aux six jours de la Création et sa troisième à la Chute d’Adam et à son expulsion du Paradis.

110 G. Dahan, « Nicolas de Lyre », p. 99. Hugues de Saint-Cher, Postilla, Venise, 1703, t. 1. 111 G. Dahan, « L’exégèse de Hugues. Méthode et herméneutique », dans Hugues de Saint-Cher († 1263), bibliste et théologien, éd. L. J. Bataillon et al., Turnhout, 2004, p. 76. 112 R. Lerner, « The Vocation of the Friars Preacher : Hugues de St. Cher between Peter the Chanter and Albert the Great », dans Hugues de Saint-Cher († 1263), éd. L. J. Bataillon et al., p. 218 ; N. Bériou, « Federico Visconti, archevêque de Pise, disciple de Hugues de Saint-Cher », dans ibid., p. 257. La première version est longue, tandis que la deuxième apparaissant entre 1240 et 1245 est une version courte et condensée de la première. P. Stirnemann, « Les manuscrits de la Postille », dans ibid., p. 34. 113 R. Lerner, « The Vocation of the Friars Preacher », p. 215. 114 Ibid., p. 218. À ce propos, cf. E. Bain, « Les marchands chassés du Temple, entre commentaires et usages sociaux », Médiévales, 55 (2008), p. 53-74 ; G. Dahan, Lire la Bible au Moyen Âge. 115 Cf. M. Paulmier-Foucart, « À l’origine du Speculum maius. Notes sur la relation probable entre Hugues de Saint-Cher et Vincent de Beauvais », dans Hugues de Saint-Cher († 1263), bibliste et théologien, éd. L. J. Bataillon et al., Turnhout, 2004, p. 481-496. 116 Sa diffusion fut en effet plus limitée que le commentaire de Nicolas de Lyre. G. Dahan, « Nicolas de Lyre », p. 99. Son succès fut toutefois inégal selon les livres glosés. 117 P. Stirnemann, « Les manuscrits de la Postille », p. 37.

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Parmi les Postillae du dominicain Nicolas de Gorran, le commentaire sur la Genèse composé à la fin du xiiie siècle s’étend sur la question de la différence des sexes et de la relation établie entre Adam et Ève118. Si sa diffusion fut bien moindre que celle dont a bénéficié l’œuvre de Hugues de Saint-Cher, son commentaire s’avère susceptible d’avoir circulé, du moins sous une forme indirecte, à travers l’activité de prédicateur qu’exerçait Nicolas de Gorran entre les années 1263 et 1285, notamment au couvent Saint-Jacques à Paris119. Ses commentaires procèdent à la manière des commentaires universitaires, également en vigueur dans les studia mendiants comme Saint-Jacques120. Sa glose de la Genèse comporte des dubitabilia placés à la fin des commentaires de chaque chapitre, caractéristiques de son œuvre121. Apparentés à des quaestiones, constituant des « doutes d’ordre doctrinal ou théologique122 », ils donnent un accès privilégié aux réflexions de l’exégète dominicain, notamment quant à la différence des sexes. Le commentaire de la Genèse du franciscain Pierre de Jean Olieu, un des « exégètes majeurs de son temps », fut probablement composé vers 1281-1282123. Il comporte des réflexions sur le premier homme qui mettent en avant la masculinité dans le cadre conjugal et affectif. Sa glose de la Genèse, marquée par les techniques de « l’exégèse universitaire », est à la fois singulière et inscrite dans l’époque à laquelle elle appartient124. Ce franciscain est surtout connu pour la condamnation qui frappa son œuvre au début du xive siècle et étudié pour les aspects de sa doctrine

118 G. Dahan, « Exégèse et prédication au Moyen Âge », p. 568 ; B. Smalley, « Some Latin Commentaries on the Sapiential Books in the Late Thirtheenth and Early Fourtheenth Centuries », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 18 (1950-1951), p. 106-116 ; L. Scordia, « L’exégèse de Genèse 41. Les sept vaches grasses et les sept vaches maigres : providence royale et taxation vertueuse (xiiie-xive siècles) », Revue des Études Augustiniennes, 46 (2000), p. 98 ; A. Duval, « Nicolas de Gorran », dans Dictionnaire de spiritualité, t. 11, Paris, 1982, c. 281-283. 119 B. Smalley, « Some Latin Commentaries », p. 106 ; G. Dahan, « Nicolas de Gorran sur l’échelle de Jacob », p. 361. Un sermon préché en 1273 par Nicolas de Gorran est édité dans N. Bériou, « La prédication au béguinage de Paris », p. 222-229. Cf. l’introduction du présent ouvrage au sujet de la diffusion du commentaire de Nicolas de Gorran, dont il ne subsiste que neuf manuscrits répertoriés. 120 G. Dahan, Interpréter la Bible au Moyen Âge. Cinq écrits du xiiie siècle sur l’exégèse de la Bible traduits en français, Paris, 2009, p. 143. À propos des méthodes herméneutiques employées dans ce commentaire de la Genèse, cf. id., « Nicolas de Gorran sur l’échelle de Jacob », p. 361-371. 121 G. Dahan, « Nicolas de Gorran sur l’échelle de Jacob », p. 363. Nous avons principalement utilisé deux manuscrits de cette glose qui n’a pas fait l’objet d’une édition moderne : Nicolas de Gorran, Postilla super Genesim, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. lat. 15560 et Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. lat. 14416. Néanmoins, au long de cette étude, nous ne citerons que le ms. lat. 15560, dont le texte nous semble plus fiable, bien que le ms. lat. 14416 ait été utilisé en miroir pour établir les citations. Certains mots placés entre parenthèses carrées proviennent du ms. lat. 14416, mais n’apparaissent pas dans ms. lat. 15560. 122 G. Dahan, Lire la Bible au Moyen Âge, p. 185. 123 Id., « L’exégèse des livres prophétiques chez Pierre de Jean Olieu », dans Pierre de Jean Olivi (12481298). Pensée scolastique, dissidence spirituelle et société, éd. A. Boureau, S. Piron, Paris, 1999, p. 91 ; D. Flood, « Introduction », in Pierre de Jean Olieu (Olivi), On Genesis, éd. D. Flood, St. Bonaventure (NY), 2007, p. X-XI. Il est conservé dans six manuscrits selon son éditeur. 124 G. Dahan, « L’exégèse des livres prophétiques », p. 114.

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ayant provoqué des polémiques125. Toutefois, son commentaire de la Genèse est ici considéré pour les réflexions sur Adam qu’il propose et non pas du point de vue des controverses suscitées. La tradition exégétique dans laquelle les commentaires bibliques s’inscrivent est un aspect essentiel pour en comprendre la teneur, raison pour laquelle se limiter strictement à des commentaires mendiants aurait peu de sens. Hors de ces ordres, les commentaires de la Genèse d’Étienne Langton et de Robert Grosseteste apportent également des réflexions sur Adam qui entrent en résonance avec celles des autres commentaires étudiés126. Maîtres de théologie influents, ces deux auteurs entretiennent des liens étroits avec le milieu intellectuel parisien127. La glose d’Étienne Langton fut composée à la charnière du xiie et du xiiie siècle, entre 1180 et 1206128, tandis que celle de Robert Grosseteste, l’Hexaëmeron, fut sans doute élaborée entre 1232 et 1235129.

125 Id., Interpréter la Bible au Moyen Âge, p. 82. Les études sur Pierre de Jean Olieu sont nombreuses, nous renvoyons aux travaux de S. Piron, ainsi qu’à A. Boureau, S. Piron (éd.), Pierre de Jean Olivi (1248-1298) ; D. Burr, L’histoire de Pierre Olivi, Franciscain persécuté, Paris, 1997. 126 Robert Grosseteste, Hexaëmeron, éd. R. Dales, S. Gieben, Londres, 1982 ; Robert Grosseteste, On the Six Days of Creation, trad. de l’Hexaëmeron par C. Martin, Oxford, 1996 ; Étienne Langton, Expositio super Genesim, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. lat. 355. Le commentaire de la Genèse d’Étienne Langton n’a à ce jour pas encore fait l’objet d’une édition critique. 127 Au sujet d’Étienne Langton, cf. principalement L. J. Bataillon et al. (éd.), Étienne Langton, prédicateur, bibliste et théologien, Turnhout, 2010 ; G. Dahan, « Exégèse et polémique dans les commentaires de la Genèse d’Étienne Langton », dans Les juifs au regard de l’histoire. Mélanges en l’honneur de Bernhard Blumenkranz, Paris, 1985, p. 129-148 ; J. Baldwin, Masters, Princes and Merchants. The Social Views of Peter the Chanter and his Circle, Princeton, 1970. Étienne Langton a été classé parmi ce que certains historiens ont nommé « l’école biblique-morale » avec Pierre le Chantre et Pierre le Mangeur. Cf. M. Grabmann, Die Geschichte der scholastischen Methode, t. 2, Freiburg, 1911 ; B. Smalley, The Study of the Bible in the Middle Ages, Oxford, 1952 ; R. Quinto, « Doctor Nominatissimus ». Stefano Langton († 1228) et la tradizione delle sue opere, Münster, 1994 et les travaux de G. Dahan. Toutefois, l’existence de cette école de pensée ainsi que l’appartenance d’Étienne Langton à celle-ci ont été récemment nuancées par M. Clark, voir notamment The Making of the Historia Scholastica 1150-1200, Toronto, 2015, p. 50. 128 G. Dahan, « Exégèse et polémique », p. 132. 129 R. Dales, S. Gieben, « Introduction », dans Robert Grosseteste, Hexaëmeron, p. XIV. La littérature à propos de Robert Grosseteste est vaste, voir notamment J. Flood, J. Ginther, J. Goering (éd.), Robert Grosseteste and His Intellectual Milieu. New Editions and Studies, Toronto, 2013 ; J. Cunningham (éd.), Robert Grosseteste. His Thought and Impact, Toronto, 2012.

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Première partie

La masculinité entre normes et idéaux

Introduction à la première partie

Les commentaires des premiers livres de la Genèse offrent un terreau privilégié pour observer la construction du discours sur la distinction entre les sexes et sur la définition de ce qui est propre à l’identité masculine. Les gloses bibliques laissent place à des questionnements anthropologiques au sein desquels la différence des sexes est instaurée comme principe fondamental. À ce titre, l’herméneutique ne se départ pas d’une conception hiérarchique de leur rapport, érigeant l’homme en modèle de perfection1. Bien que certains commentaires aient largement circulé, il s’agit en premier lieu d’œuvres érudites. Le contenu de ces gloses est néanmoins susceptible d’avoir franchi le cercle des exégètes et des savants pour atteindre un auditoire plus large, par l’entremise d’un relais dans le discours. En effet, les normes et les idéaux que les exégètes élaborent à propos d’un comportement et d’une identité spécifiquement masculins forment le substrat des enseignements prodigués ensuite aux fidèles par le biais des sermons ou encore des traités d’éducation. Ces différents écrits entrent en dialogue les uns avec les autres afin de construire ensemble les modèles qui sous-tendent la masculinité idéale et d’éduquer les laïcs dans ce sens. Au prisme des œuvres étudiées, certaines représentations du masculin surgissent de manière plus marquée, explicitement ou en filigrane. Elles concernent le juste comportement sexuel, le but de l’apprentissage intellectuel, l’achèvement de la croissance ou encore la pleine possession de l’usage de la raison. Un modèle de masculinité parfaitement accomplie semble toutefois imprégner plus particulièrement les enseignements relatifs à la manière d’être du sexe viril : Adam avant la Chute. Les exégètes du xiiie siècle étoffent de concert et de manière progressive l’image de ce « prototype d’homme2 » à travers les riches réflexions dont ils dotent leurs commentaires de la Genèse, auxquels font écho d’autres genres textuels de ce même siècle. En effet, à la faveur du discours émis tant par les sermons ad status que par les traités d’éducation, les caractéristiques de ce modèle se devinent au gré des préceptes qui façonnent la conduite masculine. Ceux-ci se décèlent aisément au sein du schéma des âges de l’homme par le biais de la virilitas, moment de perfection faisant écho à la toute première masculinité, mais également dans la définition générique de l’homme sexué, le vir, dont témoigne le Communiloquium de Jean de Galles. Loin d’être envisagé de manière isolée, le modèle adamique offre une clé d’interprétation



1 C. Klapisch-Zuber, « Masculin/féminin », p. 656-657 ; S. Agacinski, Métaphysique des sexes, p. 12-16 et 43. 2 B. Faes, « Interpretazioni tardo-antiche e medievali del sopore di Adamo », dans Adam, le premier homme, s. d. A. Paravicini Bagliani, Florence, 2012, p. 46.

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aux composantes de la masculinité valorisée qui irriguent l’ensemble du corpus pris en compte. Explorer les caractéristiques de ce portrait n’est en effet pas une fin en soi, mais permet au contraire de lire et de donner sens aux prescriptions reléguées ensuite aux laïcs par le biais de l’éducation et de la pastorale. Il semble en effet indispensable de comprendre la teneur de l’idéal de masculinité construit au fil des textes afin de jauger ses répercussions et ses implications sur l’éducation sexuée formulée à l’intention des hommes. Il s’agit ainsi de cerner les enjeux qu’Adam convoque et les normes qu’il établit à sa suite. Définir est aussi un moyen de prescrire dans la mesure où sont mises en marge d’autres formes de masculinité et de conduites masculines qui ne sont pas conformes au modèle proposé par ce biais. Ce chapitre et les deux suivants scrutent les idéaux et les normes qui sous-tendent le comportement masculin défini par les frères mendiants et les auteurs proches de leur cercle. Les réflexions à cet égard visent à former ce que l’on pourrait qualifier de masculinité générique ou de modèle dominant. Avant de nous intéresser aux facultés de l’esprit adamique, puis de nous pencher sur l’âge de la trentaine et les agissements du vir, il s’agit de questionner ce que le corps d’Adam traduit de l’idéal masculin.

Chapitre  II

L’idéal de la toute première masculinité Le corps et la raison

Adam avant la Chute est doté de toutes les vertus dans les commentaires de la Genèse du xiiie siècle. Il se fait parangon de la nature humaine de corps et d’esprit, dans sa perfection, telle qu’elle a été conçue par le Créateur. Si Adam est le premier être humain, il est aussi le premier individu de sexe masculin dans la Genèse et endosse à ce titre les vertus de la masculinité pleinement exaltées1. Avant d’être chassé du Paradis, Adam est en parfaite harmonie avec son environnement naturel et son Créateur, tandis que le péché altère cet état bienheureux par une souillure qui introduit désordre et mésentente entre Adam, les animaux et les éléments de la nature, de même qu’avec son propre corps dont l’esprit ne maîtrise plus les pulsions. La conséquence la plus dramatique du péché originel réside toutefois dans l’éloignement de Dieu alors qu’auparavant Adam était capax Dei. Le contraste entre la nature adamique prélapsaire et ses caractéristiques une fois le péché accompli est saisissant et témoigne des extrêmes inverses dans les commentaires de la Genèse. Le drame de l’humanité repose en effet sur la perte de cette heureuse condition mais également d’une masculinité rêvée et immaculée, dont la perfection est signe de l’image de Dieu. Cette ressemblance rejaillit à travers les vertus et l’équilibre corporel que symbolise cette première créature humaine avant la Chute et constitue le propre de la nature masculine. L’idéal corporel que représente le modèle adamique incarne les signes tangibles et physiques de la masculinité normative, qu’il participe pleinement à définir. En effet, ce chapitre, qui se penche sur cet aspect de la figure du premier homme, ne doit pas être appréhendé seul mais dans sa continuité avec les suivants. Il s’apparente à des prolégomènes qui permettent d’apporter de la lumière aux implications que convoque le statut du vir auquel les fidèles sont encouragés à se conformer. Si l’historiographie au sujet du corps d’Adam s’est étoffée ces dernières années, au profit de riches études, cette figure n’a pas été envisagée sous l’angle d’un discours spécifique sur la masculinité, bien que la différence des sexes ait fait l’objet d’un certain nombre de travaux2. Il s’agit de mettre en résonance le modèle du premier homme avec les textes éducatifs à l’adresse des laïcs, dans la perspective d’un discours construisant

1 Cf. A.-L. Dubois, « Créer et recréer l’identité masculine : Adam et l’idéal du “devenir homme” au xiiie siècle », dans Créer : créateurs, créations, créatures au Moyen Âge, s. d. F. Besson et al., Paris, 2019, p. 75-92. 2 La question du corps d’Adam, centrale dans l’anthropologie médiévale de la Chute, a fait l’objet de riches études, notamment : M. Eliade, « Adam, le Christ et la mandragore », dans Mélanges d’histoire des religions offerts à Henri-Charles Puech, Paris, 1974, p. 611-615 ; L. Moulinier-Brogi, « La pomme d’Ève et le corps d’Adam », dans Adam, le premier homme, p. 135-158 ; A. Robert, « Le corps d’après : la Chute entre théologie et médecine (xiie-xive siècle) », dans Adam, la nature humaine,

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l’identité masculine. En tant que masculinité première, Adam laisse en effet son empreinte sur les enseignements qui leur sont destinés, à différents stades de leur existence. Ses vestiges se devinent en filigrane du modèle générique propre au vir auquel les laïcs sont mesurés. Dans un premier temps, la question de la perfection physique lors de la création du premier homme sera étudiée au prisme des vertus qu’elle met en évidence, comme autant de signes permettant d’expliquer la supériorité du premier homme avant la Chute. Ce chapitre s’intéressera ensuite à la sexualité prélapsaire, en mettant en lumière les représentations et les symboles qui expriment la pureté masculine des premiers instants. Les propos étudiés seront essentiellement puisés au sein des commentaires de la Genèse du xiiie siècle émanant de gloses bibliques mais également de la grande encyclopédie de Vincent de Beauvais, non sans faire quelques incursions au sein d’œuvres du xiie siècle pour souligner une continuité ou au contraire une rupture quant à un point de réflexion3. À cause de la nature des sources exégétiques, qui font constamment appel à la tradition textuelle plus ancienne, il n’est en effet pas envisageable de faire l’économie de certaines œuvres herméneutiques du xiie siècle ainsi que de la Glose ordinaire. Pour cette même raison, puisque les commentaires reprennent sans cesse des textes plus anciens, il n’est pas aisé de déceler une différence temporelle marquée, une évolution dans les commentaires au cours du xiiie siècle. Néanmoins, autant que faire se peut, la continuité ou l’innovation dans les réflexions au sujet du corps d’Adam seront questionnées4.

Les contours d’Adam : corps et sexualité avant la Chute Complexion et épanouissement à l’âge viril

À partir du xiie siècle, une « naturalisation » du récit biblique de la création d’Adam se fait jour dans les commentaires alliant l’exégèse à la philosophie naturelle5. Puisqu’Adam est doté d’un corps de substance matérielle, corps naturel et animal selon la doctrine augustinienne du péché originel6, sa dégradation à la suite de la Chute doit être expliquée au même titre que les autres phénomènes naturels. L’idée que le corps d’Adam représentait le plus haut degré de perfection de la Création imprègne les commentaires bibliques du xiiie siècle7. Cette perfection corporelle, marquant un



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avant et après. Épistémologie de la Chute, s. d. G. Briguglia, I. Rosier-Catach, Paris, 2016, p. 173-204. Deux études récentes se sont consacrées à la figure d’Adam en 2015 et 2016 : L. Solignac (dir.), La figure d’Adam, Paris, 2015 ; G. Briguglia, I. Rosier-Catach (dir.), Adam, la nature humaine. Nous ferons référence à Pierre le Chantre, Pierre le Mangeur et Pierre Lombard. Ces remarques sont aussi valables pour le chapitre suivant. A. Robert, « Le corps d’après », p. 180. A. Sage, « Péché originel. Naissance d’un dogme », Revue des Études Augustiniennes, 13 (1967), p. 211-248 ; L. Solignac, « Les humeurs d’Adam selon saint Bonaventure », dans La figure d’Adam, s. d. L. Solignac, p. 79-99. A. Robert, « Le corps d’après », p. 202.

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état de pureté absolue avant la souillure du péché, s’exprime de différentes manières au sein des commentaires de la Genèse du xiiie siècle. Complexio aequalis

Si l’idée d’un parfait équilibre des quatre éléments et des quatre humeurs (complexio aequalis) dans le corps prélapsaire est particulièrement prégnante dans l’exégèse du xiie siècle exprimée dans la Philosophia mundi de Guillaume de Conches, cette notion semble toutefois disparaître au xiiie siècle au profit d’une interprétation plus nuancée à mesure que l’œuvre d’Avicenne étend son influence8. Selon l’auteur du Canon, en effet, « l’égalité parfaite entre les éléments et leurs qualités n’existe pas dans la nature et n’est qu’une fiction de l’esprit9 ». L’idée d’une parfaite pondération entre les humeurs, d’un point de vue mathématique, est ainsi atténuée en faveur d’un équilibre correspondant à la nature de chaque espèce selon la juste mesure10. Les théologiens du xiiie siècle attribuent donc à Adam le meilleur des tempéraments possibles dans le règne animal, soit le plus tempéré, mais dans les limites de sa nature humaine et l’érigent ainsi au « degré le plus parfait à l’intérieur de la latitude de la complexion humaine11 » comme le relève Aurélien Robert. Il n’y avait donc pas de différence de nature entre le corps d’Adam et celui des autres hommes mais de degré de perfection. Naître à trente ans

L’idée d’un corps masculin dans la plénitude de son aboutissement physique et physiologique dès sa création apparaît fréquemment dans les commentaires du xiiie siècle. Cette image peut également se lire à travers la description de la détérioration de ses dispositions naturelles et de ses capacités, au cœur de l’anthropologie de la Chute mais aussi de la construction d’un idéal de masculinité. La perfection du corps d’Adam est figurée par l’état d’achèvement de croissance dont il jouit dès sa formation dans plusieurs commentaires du xiiie siècle. En effet, la perfection corporelle est exprimée à travers « l’âge viril » auquel Dieu aurait directement créé Adam, sans qu’il ait eu besoin de vivre l’enfance et de grandir. Au contraire, la croissance du corps est entièrement achevée et l’esprit est en pleine possession de son sens du discernement 8 Concernant Guillaume de Conches : Philosophia, éd. M. Albertazzi, Lavis, 2010, p. 72 ; L. Moulinier-Brogi, « La pomme d’Ève », p. 135-158 ; A. Robert, « Le corps d’après », p. 187-190 ; D. Jacquart, « Les emprunts de Guillaume de Conches aux théories médicales », dans Guillaume de Conches : Philosophie et science au xiie siècle, s. d. B. Obrist, I. Caiazzo, Florence, 2011, p. 90-92 et 109. Nicolas de Gorran dans son commentaire de la Genèse (dans la partie consacrée aux dubitabilia) mentionne tout au plus qu’Adam fut créé à partir des quatre éléments contenus dans le limon à partir duquel il avait été façonné. Nicolas de Gorran, Postilla super Genesim, ms. lat. 15560, fol. 23r. Cf. A. Robert, « Le corps d’après », p. 192-195. 9 A. Robert, « Le corps d’après », p. 193. 10 Ibidem ; J. Ziegler, « Medicine and Immortality in Terrestrial Paradise », in Religion and Medicine in the Middle Ages, éd. P. Biller, J. Ziegler, York, 2001, p. 217-218. 11 A. Robert, « Le corps d’après », p. 202.

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et de sa raison durant cet âge masculin. L’aetas virilis, située entre trente et trente-cinq ans, se rapprocherait de ce que nous appellerions l’âge adulte quant à la croissance et au développement des capacités corporelles. L’âge du Christ se lit bien entendu en filigrane de la valorisation de ce moment de l’existence sur lequel nous reviendrons. Nicolas de Gorran mentionne dans une de ses questions théologiques (dubitabilia ou dubitationes) que Dieu fit Adam d’emblée à l’âge viril car le premier de tous les hommes doit être parfait en lui même12. Dès lors, l’épanouissement du corps le plus parfait de la Création se cristallise dans la virilité et s’exprime uniquement à travers elle13. La prééminence de sa place dans la naissance de l’humanité, appuyant le rapport hiérarchique entre homme et femme dans les interprétations exégétiques, est un gage évident de perfection. De manière assez surprenante de prime abord, un autre passage de ce commentaire à propos de Genèse 1, 28 (Crescite et multiplicamini) fait état de l’âge viril de l’humain des deux sexes à sa création. Nicolas de Gorran s’interroge à propos du sens de cette bénédiction divine. Comment les premiers parents pourraient-ils encore grandir, dans le sens du verbe crescere, puisqu’ils ont été formés à l’« âge viril » (in virili etate) ? L’exégète détermine qu’il ne faut pas comprendre ce verbe dans son sens de développement physique mais dans celui de propagation d’une descendance14. Il apparaît de manière évidente que cet « âge viril » incarne le point d’achèvement de la croissance, le plein aboutissement du corps, mais semble s’appliquer à l’être humain en général, homme et femme confondus. Cette réflexion est en effet développée dans le commentaire de Genèse 1, lors de la première mention de la création de l’homme et de la femme à propos de laquelle Nicolas de Gorran précise que la femme n’était pas encore séparée de l’homme sexué (vir) mais « praeseminata15 », ce que nous pourrions traduire comme « prête à l’avance » ou « contenue en germe dans le corps humain formé ». L’exégète souligne que cette mention peut s’entendre au titre d’une anticipation (anticipatio) du récit de Genèse 216. À ce stade du commentaire de Nicolas de Gorran, la femme n’a donc pas encore d’existence à part entière en tant qu’être sexué et distinct, quoique l’humain soit créé

12 « Utrum deus fecerit hominem repente in virili etate. Et Augustinus dicit quod sic, et ratio est huius quia fiebat ut principium omnium hominum. Principium autem debet esse in se perfectum », Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 23r (foliotation moderne). Plus tardivement, le commentaire de la Genèse du franciscain Nicolas de Lyre, composé entre 1322 et 1331 et largement diffusé, rappelle à plusieurs reprises la perfection d’Adam de corps et d’esprit. Cf. notamment Nicolas de Lyre, Postilla, Nuremberg, 1485, Genesis, fol. 33v-34r (foliotation moderne). 13 S. Agacinski, Métaphysique des sexes, p. 129-130 et passim ; A. Robert, « Le corps d’après », p. 180. 14 « Item super illud crescite et multiplicamini, dubitatur et videtur quod male dixerit quia fuerunt facti in virili etate, igitur non potuerunt crescere. Respondeo : hoc non est (eis) dictum propter se sed pro sua progenie que parvula erat nascitura », Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 20v. 15 Ibidem. Ce propos se retrouve également dans la Glose ordinaire (Biblia cum glossa ordinaria, Strasbourg, 1481, t. 1, fol. 8r, foliotation moderne) ainsi que dans André de Saint-Victor, Expositio super heptateuchum, CCCM 53, p. 21. 16 Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 20v. Cf. Augustin, De Genesi ad litteram, V, 5, CSEL 28/1, p. 176 ; L. Angliviel de la Beaumelle, « Ève à l’épreuve des pères », dans Ève et Pandora. La création de la première femme, éd. J.-C. Schmitt, Paris, 2002, p. 73 ; L. Moulinier-Brogi, « La pomme d’Ève », p. 136-138.

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et avec lui la potentialité des deux sexes, composante fondamentale de l’humanité. À ce titre, Adam de même n’est pas encore matériellement créé. Dans le récit de Genèse 2, la création effective d’Adam à partir du limon l’établit clairement en tant que premier homme sexué avant celle de la femme. Dès lors, le vocabulaire employé éclaire la manière de concevoir le sexe viril et le corps masculin dans un rapport de hiérarchie. La virilité en elle-même, soit le corps masculin sexué (vir) dans son plein épanouissement adulte, représente la perfection physique de l’être humain des deux sexes. Cette perfection demeure toutefois inatteignable pour la femme dans son développement naturel et dans ses capacités corporelles17. À cet égard, Adam représente non seulement l’humanité idéale mais également la norme de son accomplissement physiologique18. De manière similaire, Pierre de Jean Olieu à la fin du xiiie siècle souligne, cette fois en commentant Genèse 2, que l’homme avait été créé au Paradis dans la perfection virile (in perfectione virili) qui le rendait apte à être ordonné au culte de Dieu19. Le terme homo est utilisé au sein d’un passage qui laisse aisément deviner que cette perfection de l’âge viril, plus haut degré d’achèvement du corps humain, est relative à l’individu des deux sexes, autant homme que femme20. Au siècle précédent, dans l’Histoire scolastique abondamment reprise dans les commentaires du xiiie siècle, Pierre le Mangeur situe précisément l’âge viril auquel Adam est créé en affirmant : « comme s’il était dans sa trentième année », bien que son âge effectif soit différent21. Le premier homme dès sa formation du limon revêt donc en apparence l’état de développement corporel d’un individu de trente ans. Dans le même temps, Pierre le Mangeur fixe par cette évocation le nombre d’années auquel correspond l’âge viril. Un rapport de continuité se dessine alors entre les commentaires du xiie siècle et ceux de la fin du xiiie siècle quant à l’âge d’Adam. Ainsi, l’achèvement du corps et de sa croissance, la plénitude dans la perfection de l’œuvre divine, s’exprime uniquement par la masculinité la plus aboutie d’avant la Chute. La femme et la chair féminine sont sans cesse décrites comme inférieures tant dans les commentaires de la Genèse que dans les textes éducatifs du xiiie siècle. La perfection est dès lors sexuée : elle s’incarne dans l’homme et dans son premier modèle. Quand bien même ces auteurs n’auraient-ils pas souhaité établir ici une hiérarchie,

17 Cf. C. Klapisch-Zuber, « Masculin / féminin », p. 655-668 ; E. Bain, « “Homme et femme il les créa” (Gen. 1, 27). Le genre féminin dans les commentaires de la Genèse au xiie siècle », Studi medievali, 48 (2007), p. 229-270 ; S. Agacinski, Métaphysique des sexes, p. 121-139 ; M. van der Lugt, « Pourquoi Dieu a-t-il créé la femme ? », dans Ève et Pandora, p. 89-113 ; J. Baschet, « Ève n’est jamais née », dans ibid., p. 150, et seq. 18 Cf. A. Robert, « Le corps d’après », p. 197 ; K. E. Børresen, « God’s Image, Man’s Image ? Patristic Interpretation of Gen. 1, 27 and I Cor. 11, 7 », in The Image of God. Gender Models in Judaeo-Christian Tradition, éd. K. E. Børresen, Minneapolis, 1995, p. 187-209. 19 « [Q]uia statim fuit homo ordinandus ad Dei cultum et hoc perfecte quia erat creatus in perfectione virili », Pierre de Jean Olieu, On Genesis, p. 115. 20 Il est question avant ce propos de la relation conjugale (ce qui définit bien une pensée sur l’homme et la femme) et de la même bénédiction de Genèse 1 commentée par Nicolas de Gorran. 21 « Etsi enim factus est Adam quasi in etate triginta annorum », Pierre le Mangeur, Scolastica historia liber Genesis, éd. A. Sylwan, Turnhout, 2005, p. 48.

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quoiqu’ils le fassent ailleurs dans leurs commentaires, le vocabulaire existant pour exprimer la fin de la croissance traduit ce rapport de supériorité. L’âge adulte et la perfection ne se disent qu’à travers le sexe masculin pour ces commentateurs bibliques. Une hiérarchie corporelle est ainsi d’emblée établie par les exégètes à l’état le plus pur, celui de l’innocence première de l’Éden, entre le sommet de la perfection, celle de l’homme, et l’infériorité d’un corps imparfait, celui de la femme, qui ne peut qu’être défaillant en comparaison de l’excellence du premier. Cette corrélation sous-jacente n’a rien d’étonnant puisqu’elle s’inscrit dans une longue tradition exégétique associant la philosophie naturelle à l’herméneutique et imprègne très profondément le rapport entre les sexes envisagé par les Mendiants22. Cette mise en comparaison instaure, dès le commencement et dans la matière corporelle même, la hiérarchie fondamentale du rapport entre homme et femme. Elle entérine la pensée d’une prééminence masculine qui irrigue en profondeur les conceptions anthropologiques du xiiie siècle, propres aux commentaires bibliques. La sexualité première : maîtrise des sens et voies du désir

La perfection adamique avant la transgression se cristallise tout particulièrement dans l’idéal d’un corps immaculé de la souillure du désir. La sexualité d’Adam, objet d’idéalisation, esquisse les contours d’un parfait comportement masculin en la matière. Le modèle d’une sexualité sans concupiscence, exempte de plaisir et parfaitement maîtrisée, se retrouve de manière prégnante au fil des préceptes éducatifs adressés aux hommes laïcs. Ces deux aspects, contradictoires de prime abord, que sont la sexualité et l’absence de plaisir forment un tout qui, par cette cohabitation entre des entités opposées par définition, permet de justifier l’exercice de la sexualité dans le cadre du mariage. L’idée que le corps masculin avant la Chute ne ressentait pas la concupiscence responsable de la perte de l’innocence, présente dans l’œuvre de saint Augustin qui liait intimement libido et péché originel, habite en profondeur les commentaires du xiiie siècle23. Étienne Langton, à la charnière de ce siècle et du précédent, puis Hugues de Saint-Cher et Nicolas de Gorran affirment de concert que la virginité était de mise au Paradis. Pour ce faire, ils reprennent fréquemment l’expression de la Glose ordinaire, en s’inscrivant à cet égard dans la continuité de la tradition herméneutique24. Vincent de Beauvais, dans sa vaste encyclopédie, le Speculum maius, évoque également cette virginité précédant la Chute en citant la même source25. En commentant Genèse 4, ces auteurs soulignent que l’acte sexuel consécutif au mariage, soit la réponse à la bénédiction divine encourageant la propagation, n’aurait eu lieu qu’après le bannissement de cet endroit de pureté et 22 Cf. C. Klapisch-Zuber, « Masculin / féminin », p. 655-668. 23 Cf. A. Sage, « Péché originel », p. 228-233. 24 Au sujet de Adam vero cognovit uxorem suam en citant saint Augustin : « In paradiso virginitas extra nuptie, fuisset tamen in paradiso honestum coniugium […] », Biblia cum glossa ordinaria, fol. 15r ; Étienne Langton, Expositio, ms. lat. 355, fol. 13r ; Hugues de Saint-Cher, Postilla, p. 6v ; Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 27r ; Pierre le Mangeur, Scolastica historia liber Genesis, p. 48. 25 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, c. 2289.

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non pas auparavant. Il semble important pour eux de souligner que les noces se firent au Paradis mais que la consommation du mariage fut réalisée hors de celui-ci, après le péché. En ce sens, Étienne Langton et Nicolas de Gorran font de l’Éden un lieu de continence qu’ils comparent aux cloîtres et aux monastères sur terre. Hors de ces asiles, les clercs peinent à se contenir comme Adam lorsqu’il connut son épouse26. De même, Hugues de Saint-Cher mentionne qu’au Paradis Adam et Ève se contenaient mais une fois sortis, allèrent aussitôt aux plaisirs charnels27. Cette interprétation confère au séjour édénique la vertu de protéger ou d’immuniser contre les pulsions encore endormies ou retenues dans les corps des premiers parents. Adam et la sexualité de l’Éden

Pour Nicolas de Gorran, si Adam et Ève furent les seuls à bénéficier du privilège de la formation divine, tous leurs descendants furent engendrés par l’union des sexes (per sexuum commixtionem). Il ajoute, par ailleurs, qu’Ève conçut ses fils dans la corruption et la douleur28. Le premier homme, en vertu de ce privilège divin caractérisant sa venue au monde, n’hérite pas en sa chair de la souillure et de la corruption contractées par les parents lors de l’acte de conception, mais les transmet en revanche à ses héritiers en raison de son péché29. En ce sens, dans la partie consacrée aux dubitabilia, l’exégète dominicain souligne qu’Adam et Ève, de manière évidente, ne s’étaient pas unis au Paradis. Selon lui, en effet, l’union sexuelle n’est autre que le désir associé à la laideur (foeditas) et rien de tel n’existait en ce lieu béni30. L’insistance sur l’aspect horrible et la corruption qui marquent l’acte sexuel dans ce commentaire est en adéquation avec les préceptes visant à modeler les comportements masculins au xiiie siècle. Cette conception des rapports charnels met en lumière en contrepoint une idéalisation du corps du premier homme, exempt des ardeurs libidineuses et de leur salissure. Les commentaires révèlent que l’emprise de l’esprit sur le corps participe pleinement de ce tableau d’un masculin autant idéalisé qu’idéel. Nicolas de Gorran, en s’appuyant sur saint Augustin, affirme par exemple que si Adam et Ève étaient restés au Paradis et avaient dû avoir des rapports sexuels pour la survie du genre humain, ils auraient bénéficié « de noces honorables et d’un lit conjugal immaculé sans désir sexuel parce qu’ils pouvaient commander leurs membres génitaux comme les autres membres de leur 26 Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 27r ; Étienne Langton, Expositio, fol. 13r. 27 « In paradiso continuerunt, egressi statim ad carnales delicias transierunt », Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 6v. 28 Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 27r. 29 À la suite des conceptions augustiniennes adoptées par Pierre Lombard au xiie siècle, dont les propos sont repris par les théologiens du siècle suivant, le péché originel s’est transmis à l’humanité par les relations sexuelles. J. Baldwin, Les langages de l’amour dans la France de Philippe Auguste, Paris, 1997, p. 184 ; L. Moulinier-Brogi, « La pomme d’Ève », p. 141-142 ; M. Foucault, Les aveux de la chair, Paris, 2018. 30 « Item super illud erunt duo in carne una quaeritur utrum in paradiso coirent. Et videtur quod non, quia in coitu est libido et feditas, sed nichil tale esset ibi », Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 23v.

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corps »31. Un autre auteur dominicain, Vincent de Beauvais, reprend également cette idée augustinienne en commentant la Genèse dans le Speculum naturale et évoque une union honnête au Paradis32. Ces différentes possibilités laissent entrevoir qu’une sexualité telle que les humains la pratiquent sur terre, empreinte du désir sensuel qui fait la laideur de l’acte, n’existait pas à l’état d’innocence. S’il y avait eu une union au Paradis, elle aurait été enveloppée d’une pureté virginale et détachée de son empreinte corporelle, en adéquation avec la spiritualité et le caractère sacré de ce lieu. L’idée d’une potentielle sexualité édénique qui n’exciterait pas le désir de la chair s’inscrit dans une longue tradition exégétique33. Nombre de théologiens du xiie siècle, comme le souligne Laurence Moulinier-Brogi, se questionnent sur les mécanismes de cette sexualité dénuée de concupiscence. Pierre le Chantre notamment, inspiré par saint Augustin et Pierre Lombard, décrit en effet des organes sexuels aussi peu enclins à ressentir le plaisir de la chair que deux doigts qui se touchent34. Cette description imprègne également les commentaires du xiiie siècle et concerne la sexualité masculine en particulier lorsque Hugues de Saint-Cher associe l’absence de plaisir à celle du désir. Il reprend ses prédécesseurs, avec une variante lorsqu’il remplace le sine voluptate par absque pruritu : « si l’homme n’avait pas péché, il aurait connu son épouse sans concupiscence (absque pruritu), comme le doigt touche le doigt, pour la procréation d’une descendance35 ». Hugues de Saint-Cher insère cette réflexion dans son commentaire de Genèse 1, en traitant de l’institution du mariage par Dieu au Paradis et de la bénédiction divine. L’union prélapsaire des premiers parents pourrait ainsi offrir un modèle de comportement sexuel masculin aux laïcs, dans le cadre du mariage, qui constituerait un pendant positif à d’autres pratiques, comme la sodomie vigoureusement condamnée dans ce même commentaire36.

31 « Respondeo ad primum : coirent in paradiso si mansissent propter officium humane generationis. Ad illud quod obicitur de libidine respondeo : Aug. ibi essent nuptie honorabiles et thorus immaculatus sine libidine quia membris genitalibus ut ceteris imperarent », Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 23v. La partie concernant le lit immaculé se retrouve dans l’œuvre de saint Augustin, De Genesi ad litteram, IX, 3, CSEL 28/1, p. 271 en reprenant Hebr. 13, 4. 32 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 1, c. 2289. 33 Jean Scot Érigène, et avant lui Grégoire de Nysse, décrivent un mode de reproduction à la manière des anges si le péché originel n’avait pas eu lieu. Au contraire, l’apparition du péché amorce une sexualité humaine à la manière des bêtes. L. Moulinier-Brogi, « La pomme d’Ève », p. 138-140 ; L. Angliviel de la Beaumelle, « Ève à l’épreuve des pères », p. 85 ; M. Foucault, Les aveux de la chair, p. 295. 34 « Nota : si non peccasset homo, sicut digitus digitum tangit sine voluptate, sic homo uxorem cognosceret ad prolis procreationem », Pierre le Chantre, Glossae super Genesim, p. 41. Pierre Lombard résume les positions augustiniennes concernant l’emprise sur les membres du corps dans la sexualité d’avant la Chute mais ne mentionne pas deux doigts qui se touchent. Il évoque toutefois la main qui se porte à la bouche sans ressentir l’ « ardor libidinis », Pierre Lombard, Sententiae in IV libris distinctae, éd. I. Brady, Grottaferrata, 1971-1981, t. 1, II, dist. 20, ch. 1, p. 427-428. 35 « Si non peccasset homo, sicut digitus digitum tangit absque pruritu, sic homo uxorem suam cognosceret ad prolis propagationem », Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 3v. 36 Ibidem.

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Imaginer et représenter le désir masculin

Ces interprétations exégétiques mettent en lumière un idéal de rapport au corps, propre aux conceptions du xiiie siècle, bien qu’elles perpétuent les propos des siècles précédents à certains égards. En ce lieu béni avant la Chute, l’enveloppe charnelle obéissait parfaitement à la volonté sans lui échapper par ses pulsions. Cette perte d’emprise cristallise tout le drame de la Chute et scelle un idéal de sexualité masculine maîtrisée par un étroit contrôle du corps. Un imaginaire lié aux voies du désir dans le corps prélapsaire et à son empreinte physiologique, à la manière de petits ruisseaux intérieurs, émaille les textes plus anciens et affleure dans les commentaires du xiiie siècle. L’Historia scolastica de Pierre le Mangeur mentionne à propos de Genèse 3 et de la prise de conscience de la nudité par Adam et Ève lorsque leurs yeux s’ouvrirent, qu’il existait chez les premiers parents « des mouvements naturels de concupiscence mais réprimés et fermés comme chez les enfants jusqu’à la puberté »37. À ce moment, à la manière de petits ruisseaux (rivuli) laissant couler le désir dans le corps, ces mouvements ont commencé à se répandre, tel un liquide envahissant un réseau arborescent. L’image des rivuli après le péché peut être associée aux yeux internes, appelés « yeux du cœur » par Pierre le Mangeur, qui s’ouvrent avec la Chute et laissent entrer le désir dans le corps38. Tout en établissant un rapport hiérarchique entre la raison, supérieure, et les élans corporels, inférieurs, l’idée d’un mouvement du désir dans le corps désobéissant à la raison est également exprimée. Pierre le Mangeur, inspiré par saint Augustin, explique qu’Adam et Ève « sentirent le premier mouvement de la concupiscence contraire à la raison dans leurs membres génitaux » et en eurent honte, caractéristique qui donne son nom à ces parties de l’anatomie (pudenda)39. Non sans rejoindre les propos de Nicolas de Gorran également inspirés par les conceptions augustiniennes, il explique que si les membres du corps se tiennent ou sont mis en mouvement par la volonté 37 « Erant enim in eis naturales motus concupiscentie, sed repressi et clausi ut in pueris usque ad pubertatem, et tunc tanquam rivuli aperti sunt et ceperunt moveri et diffundi. Quos cum prius in se esse non sensissent, tunc experti sunt et cognoverunt eos. Et sicut inobedientes fuerunt suo superiori, sic et membra ceperunt moveri contra suum superius, id est rationem. Et primum motum concupiscentie contrarium rationi senserunt in genitalibus, et sua contra se moveri videntes erubuerunt. Unde et illa pudenda dicta sunt », Pierre le Mangeur, Scolastica historia liber Genesis, p. 41. 38 Ce passage s’inscrit dans l’interprétation de « aperti sunt oculi amborum » (Gen. 3, 7). Les mouvements du désir, dont les voies s’élargissent pour que ce dernier se répande dans le corps, reprennent le mouvement des yeux qui s’ouvrent après le péché. La thématique du regard désigné comme une porte ouverte à la concupiscence fermée auparavant, apparaît de manière récurrente dans les interprétations médiévales. J. Baldwin, Les langages de l’amour, p. 184. Toutes les citations de la Vulgate proviennent de cette édition : Biblia sacra iuxta vulgatam versionem, éd. R. Weber, R. Gryson, Stuttgart, 1994 [1ère éd. 1969] qui ne sera désormais plus indiquée. 39 Pierre le Mangeur, Scolastica historia liber Genesis, p. 41. Cf. J. Baldwin, Les langages de l’amour, p. 183 ; B. Sère, « “Adam, ubi es ?” Honte et pénitence dans l’exégèse de Genèse 3 (xiiie-xve siècle) », Revue d’Histoire de l’Église de France, 95 (2009), p. 195-213 ; F. Morenzoni, « La bonne et la mauvaise honte dans la littérature pénitentielle et la prédication (fin xiie-début xiiie siècle) », in Shame between Punishment and Penance. The Social Usages of Shame in the Middle Ages and Early Modern Times, éd. B. Sère, J. Wettlaufer, Florence, 2013, p. 179-180.

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humaine, les parties honteuses font exception et n’obéissent pas, conséquence du péché originel. Les organes génitaux symbolisent ici la « porte de la propagation et de la désobéissance40 ». Ils se font signes peccamineux dessinés dans la matérialité même de la chair du premier couple créé. Ce désir aux propriétés dynamiques, capable de se mouvoir et de se diffuser dans le corps contre la volonté, révèle l’imaginaire d’un écoulement et d’un glissement évocateurs de la Chute, lapsus en latin, exprimant de manière littérale ces notions. Une autre métaphore, cette fois associée au feu, s’ajoute à celle-ci pour représenter l’avènement du désir dans le corps de l’homme. L’expression de fomes peccati, que Pierre le Chantre emprunte à Pierre Lombard, s’inscrit en effet dans cette même continuation41. Associant le désir sexuel au péché originel, cette formule pourrait se traduire par les « tisons du péché42 », tel ce qui allumerait un feu endormi mais pas étouffé, susceptible de s’enflammer à tout instant. Pierre le Chantre explique que ce fomes était naturellement présent chez les premiers parents, comme une aptitude, une potentialité sans que l’acte lui-même ne soit accompli43. L’emploi de cette expression décrit bien le possible embrasement du désir et fait pendant à la thématique du feu qui imprègne fortement les textes étudiés. Selon Pierre le Chantre, ce fomes peccati ne fut pas entièrement éteint chez les premiers parents mais réprimé et reclus (sed repressus et conclusus). Les tisons du désir sexuel existent donc en état de latence au sein des corps prélapsaires, comme endormis mais néanmoins bien présents dans les êtres les plus purs puisque la Vierge Marie est également donnée en exemple par Pierre le Chantre pour illustrer cette propriété corporelle, à l’instar d’Adam et Ève44. Raison et volonté : agir sur le corps

L’emphase sur les sensations de la chair sert également à déplorer la faiblesse de la raison à réprimer le désir une fois l’homme sorti du Paradis. Les commentaires de la Genèse s’accordent sur ce regret et désignent l’emprise de cette faculté essentielle comme remède contre le péché45. Au tournant du xiiie siècle, Étienne Langton assigne à la raison le devoir de rabaisser les « mauvais mouvements » qu’il compare à des

40 « Cetera quidem membra ad nutum hominis stant aut moventur, pudenda non. Quia vero hec est porta propaginis et inobedientia membri, quasi signum inobedientie parentum scriptum est in porta », Pierre le Mangeur, Scolastica historia liber Genesis, p. 41 ; Pierre le Chantre, Glossae, p. 68. 41 Pierre le Chantre, Glossae, p. 67-68. 42 J. Baldwin, Les langages de l’amour, p. 183. 43 L’expression de fomes peccati apparaît dans Pierre Lombard, Sententiae, II, dist. 30, ch. 8, p. 499-500. 44 « Sed sic fomes peccati naturaliter erat in eis quantum ad aptitudinem, non quantum ad actum ; quod fuit post peccatum et propter peccatum, sicut fomes fuit in Beata Virgine sed extinctus omnino. In primis parentibus fuit ante peccatum, sed repressus et conclusus, ita quod nunquam esset in actu nisi peccassent », Pierre le Chantre, Glossae, p. 67-68. Nous avons corrigé par endroits la transcription de cette édition. 45 Cf. P. Payer, The Bridling of Desire. Views of Sex in the Later Middle Ages, Toronto, 1993, p. 50-53 ; C. Baladier, Érôs au Moyen Âge. Amour, désir et délectation morose, Paris, 1999, p. 87-103.

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poissons46. De même, en s’appuyant sur la Glose ordinaire reprenant elle-même saint Augustin, Nicolas de Gorran évoque « l’âme rationnelle » qui « rougit du mouvement bestial dans sa chair47 » lorsque les premiers parents ouvrent les yeux après le péché. Ils sentent pour la première fois le « mouvement bestial48 » qu’est la concupiscence, comparée à une démangeaison (pruritus). La pulsion ressentie est honteuse car elle va à l’encontre de la sujétion naturelle du corps à l’esprit49. Dans cette prespective, dans la première moitié du xiiie siècle, Robert Grosseteste souligne le caractère abject de la sexualité après le péché. L’ardeur d’un désir contraire à la volonté de la raison est désignée comme la cause de cette péjoration50. En effet, « dans l’état bienheureux du Paradis, si l’humain n’avait pas péché, la propagation aurait été sans désir et sans les mouvements honteux des organes génitaux »51. L’idée d’une sexualité sans libido, exprimée auparavant par Nicolas de Gorran dans une perspective augustinienne, se retrouve dans ce passage de l’Hexaëmeron qui met en exergue une absence des pulsions de certains membres rompant l’harmonie du corps à l’état d’innocence. Affirmant la force de l’esprit, Vincent de Beauvais établit un lien étroit dans le Speculum naturale entre le désir, le plaisir et l’exercice de la raison dans le développement des sensations. Un passage dédié au péché originel et à ses conséquences explique que le coït, bien qu’excusé dans le cadre du mariage, est corrompu (vitiosus) à cause du plaisir désordonné et immodéré qui en émane52. Dès lors, le degré de culpabilité découlant de l’acte sexuel dépend du plaisir ressenti car ce dernier est autorisé par la raison. En effet, Vincent de Beauvais ou un de ses collaborateurs énonce sous la rubrique auctor que si la raison parvient à récuser le plaisir, à empêcher que le corps ne le ressente, alors l’union n’est pas coupable. Il ajoute que si un saint homme connaît son épouse pour un motif « méritoire » comme la procréation, mais que le plaisir découlant de cette union ne lui plaît pas, il ne s’agit pas d’un péché53. Ce dernier n’est

46 «  Faciamus hominem, etc. Id est mentem hominis, scilicet rationem, ut praesit piscibus, etc., id est pravis motibus quos debet ratio deprimere », Étienne Langton, Expositio, ms. lat. 355, fol. 5v. 47 Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 24v. 48 Ce passage de la Glose ordinaire (Biblia cum glossa ordinaria, fol. 14r) cité par Nicolas de Gorran, provient de Augustin, De Genesi ad litteram, XI, 32, CSEL 28/1, p. 366. 49 Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 26v. 50 Cf. D. Boquet, P. Nagy, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l’Occident médiéval, Paris, 2015, p. 187-194. 51 « Nunc enim est pudendum ardore libidinis et motibus membrorum genitalium contra imperium racionis. In felicitate autem paradisi, si non peccasset homo, fuisset sine libidine et pudendis genitalium motibus propagacio », Robert Grosseteste, Hexaëmeron, p. 245. 52 « Auctor. Quia vero ex corruptione primae originis tota massa vitiata est, ipse coitus viri et mulieris in se propter voluptatem inordinatam et immoderatam vitiosus est, semperque culpabilis esset nisi matrimonii bonum illud excusaret », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 3, c. 2292. Cf. C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, Paris, 2002, p. 263-273 ; C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 113-139 ; P. Payer, The Bridling of Desire, p. 61-131. 53 « Non enim est libido in omni coitu coniugali, quia libido est voluntarius appetitus delectando. Et licet ipsa delectatio moveat ad illicitum, non tamen ad illicitum sensualitati sed rationi, cui quando recusat eam et cohibet, non est peccatum […] sic etiam cum vir sanctus meritoriae cognoscit uxorem, et ei placet delectatio, tunc est cum opere meritorio peccatum veniale. Si vero displicet, absque omni peccato est », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 4, c. 2293-2294.

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pas même véniel dans la mesure où ce vertueux mari assimile son ressenti à un déplaisir sous l’effet de sa raison54. Les paroles de Guillaume d’Auxerre se reconnaissent dans le processus que suggère Vincent de Beauvais. Ces raisonnements s’inscrivent au sein d’une classification des actes sexuels selon leurs degrés de gravité, de toute évidence adressée aux hommes laïcs puisqu’il est question de relation avec son épouse. Pour l’encyclopédiste, il existe en effet des rapports conjugaux dépourvus de désir (libido), car « le désir sexuel est l’envie volontaire d’avoir du plaisir55 ». La raison ou la volonté jouent alors un rôle essentiel dans le développement des ressentis et par conséquent, dans la culpabilité qui caractérise l’acte sexuel. L’homme, à qui appartient l’usage de cette faculté, détient ainsi la possibilité d’agir sur son propre corps. Ce qui préserve du péché est d’être capable de refuser et de réprouver ce plaisir (recusare et cohibere), de ne pas y consentir par la volonté. Il est toutefois très difficile d’avoir une relation sexuelle sans commettre de faute, c’est-à-dire sans connaître de plaisir, car celui-ci est naturel selon Vincent de Beauvais56. Par cet argument, l’encyclopédiste émet en effet un avis qui diverge de celui des exégètes cités précédemment en soulignant que si Adam n’avait pas péché, il aurait tout de même éprouvé du plaisir sexuel au Paradis. Toutefois, l’union conjugale aurait été marquée par un plaisir modéré, ne subvertissant pas la raison comme c’est le cas pour les êtres du monde terrestre. Cette faculté s’endort en effet durant l’acte sexuel et laisse place à une ferveur qui fait tendre l’humain vers la bestialité57. Le terme « fervor », emprunté à Pierre Lombard, est utilisé pour exprimer une inclination ardente vers l’acte à réprimer pour ne pas devenir semblable à une bête58. De fait, l’âme rationnelle de l’homme consent ou non à la sensation grâce au jugement de sa volonté contrairement à l’animal qui la suit sans réfléchir59. Les facultés évoquées sont ainsi les garantes d’un comportement qui distingue l’homme de l’animal.

54 Ibidem. Sur cette notion, cf. C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 129-134 ; D. Jacquart, C. Thomasset, Sexualité et savoir médical au Moyen Âge, Paris, 1985, p. 125. 55 « […] libido est voluntarius appetitus delectando », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 4, p. 2293. 56 D. Elliott souligne la position des théologiens dominicains en faveur d’une sexualité et un plaisir sexuel dans l’ordre de la nature, sous l’influence d’Aristote au xiiie siècle. Ce discours se porte à l’encontre des théories de certains canonistes et théologiens du xiie siècle, pour qui le plaisir sexuel défie les lois naturelles et apparaît uniquement après la Chute. Spiritual Marriage. Sexual Abstinence in Medieval Wedlock, Princeton, 1993, p. 136-137. 57 Sous la rubrique auctor : « De modo autem propagandi filios quaeri potest, qualiter scilicet Adam cognovisset uxorem suam si non peccasset. Cum enim membra stupida non haberent, absque delectatione non coirent, delectatio quippe naturalis est in illo […] Si autem [Adam] non peccasset, haberet in coitu delectationem, ut dictum est tantummodo sibi naturalem, et ideo moderatam, nec subvertentem rationem, sicut nunc in coitu sopitur ratio hominis, ita quod in ipso fervore sit quasi totus brutalis », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXX, 54, c. 2253-2254. 58 « At ille fervor in homine nisi cohibeatur peccatum est », ibid., c. 2253. Cf. J. Baldwin, Les langages de l’amour, p. 184. 59 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXX, 10, c. 2218 ; Augustin, De Genesi ad litteram, IX, 14, CSEL 28/1, p. 285.

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Sans le péché, la propagation d’une descendance se ferait tout de même par l’union sexuelle mais sans confusion, dans une tranquille obéissance des membres60. L’ordre et l’harmonie du corps, respectant la hiérarchie instaurée entre raison dominante et parties corporelles obéissantes, mais suivant surtout le principe fondamental de la modération, définissent ainsi les contours d’une sexualité pratiquée dans la pureté de l’état d’innocence. Cette notion est également exprimée dans le commentaire de Robert Grosseteste. Ce dernier distingue le mariage, qui ne découle pas du péché et aurait eu lieu entre les humains même sans la Chute, et le désir sexuel. Il met en lumière l’idéal édénique en citant le De nuptiis et concupiscentia de saint Augustin pour exprimer une sexualité dénuée du manque de tempérance qui fait le fardeau des corps mortels61. Renforçant l’idée d’un corps en harmonie entre ses parties, sous l’égide de la raison, il souligne que les unions conjugales ne seraient pas marquées par un mouvement indécent ou irrationnel (indecens / irracionabilis motus) sans le péché à partir duquel les organes génitaux se montrent insoumis62. Les exemples cités mettent en évidence l’importance de l’emprise de l’esprit sur le corps dans la manière de concevoir la pureté de l’Éden. L’exercice de la volonté sur l’enveloppe physique est le marqueur essentiel d’une sexualité masculine libérée de sa nature coupable mais uniquement réalisable dans l’espace bienheureux d’un Paradis perdu. À défaut de pouvoir retrouver l’innocence d’Adam, les commentateurs mettent au jour les vertus d’une sexualité modérée lorsqu’elle est pratiquée dans le monde terrestre, soit dans le cadre du mariage. Ils soulignent la possibilité d’agir à l’encontre du corps par le refus de ce que produisent les sens. La volonté, et à travers elle l’esprit, se fait ainsi puissance fondamentale à même de reprendre le contrôle sur une chair qui échappe par définition à l’homme après la Chute. À la faveur de la continence ou, faute de mieux, d’une vie maritale chaste, l’homme est alors incité à agir afin d’imiter la masculinité paradisiaque. Les représentations du désir masculin : les échos naturalistes

Le réseau d’images utilisé afin de traduire les mécanismes sexuels adamiques entre en résonance avec certaines explications naturalistes des Mendiants. Au xiiie siècle,

60 « In Paradiso ergo si peccatum non praecessisset, non esset quidem sine utriusque commixtione generatio, sed esset sine confusione commixtio. Esset quippe in coeundo tranquilla membrorum obedientia, non pudenda carnis concupiscentia », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXX, 54, c. 2254 ; Augustin, De nuptiis et concupiscentia, II, 22, CSEL 42, p. 291. 61 « Pudenda concupiscentia nulla esset, nisi homo ante peccasset ; nuptie vero essent, eciamsi nemo peccasset ; fieret quippe sine isto morbo seminacio filiorum in corpore vite illius, sine quo nunc fieri non potest in corpore mortis huius », Robert Grosseteste, Hexaëmeron, p. 245 ; Augustin, De nuptiis et concupiscentia, I, 1, CSEL 42, p. 212. 62 « Membris enim genitalibus confusio nata est post peccatum, quia extat illic indecens motus quem, nisi homines peccassent, procul dubio nuptie non haberent. Iniustum quippe erat ut obtemperaretur ei a servo suo, id est a corpore suo, qui non obtemperaverat domino suo », Robert Grosseteste, Hexaëmeron, p. 245 ; Augustin, De nuptiis et concupiscentia, I, 7, CSEL 42, p. 218. Cf. D. Boquet, P. Nagy, Sensible Moyen Âge, p. 132-133 et 187-194 ; C. Casagrande, S. Vecchio, « Les passions avant et après la chute. Modèle thomasien et tradition augustinienne », dans Adam, la nature humaine, s. d. G. Briguglia, I. Rosier-Catach, p. 158 et seq.

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l’encyclopédie de Thomas de Cantimpré, empruntant les concepts de la philosophie naturelle, explique la physiologie du désir masculin et les voies de sa diffusion entre les organes. Dans son œuvre, les veines prennent la place des ruisseaux (rivuli) évoqués par Pierre le Mangeur et Pierre le Chantre pour acheminer la concupiscence formée dans le cœur vers les reins. À partir de là, par le biais d’une chaleur croissante, ce désir abonde vers les organes génitaux63. L’encyclopédiste dessine ainsi un ample entrelacs de veines qui traverse toutes les parties du corps pour converger vers le sexe masculin64. La capillarité du désir fait de cet organe le lieu central du corps de l’homme. Barthélemy l’Anglais, dans son encyclopédie De proprietatibus rerum, prolonge cette représentation par une explication marquée du sceau de la philosophie naturelle. Il rend compte, en tant que caractéristique physiologique des garçons, de l’étroitesse des voies de leur corps, nommées « conduictz65 » dans la version en ancien français, qui empêche les mouvements sexuels (motus venerei) de se développer avant qu’ils n’atteignent la puberté66. Cette particularité révèle la pureté de cet âge duquel découlerait le mot puer, comme l’affirme l’auteur en s’appuyant sur les Étymologies d’Isidore de Séville. Une fois encore, les notions de mouvement et de voies ou de conduits sont bien présentes pour exprimer l’épanouissement ou au contraire la continence du désir au sein du corps. Le désir est ici dépendant des réalités physiologiques d’un corps soumis à sa structure interne qui ne permet pas, de manière très concrète, de diffuser le désir en raison de passages étriqués. Le vocabulaire employé dans l’ensemble des passages étudiés évoque l’idée de fermer, de clore, de refréner, de contenir le désir et ses voies mais aussi de récuser et de refuser le plaisir qui découle de l’acte sexuel sous l’impulsion de la concupiscence. L’expression d’un mouvement, honteux ou bestial, revient de manière très fréquente parmi les exégètes cités. Celui-ci se faufile dans le corps à la manière des poissons dans l’œuvre d’Étienne Langton, l’habite et se répand à travers ses ruisseaux internes. L’appétence charnelle au masculin est figurée comme un liquide que seule la raison peut endiguer, empêcher d’envahir les canaux intérieurs décrits par Thomas de 63 « Inde alie vene a venis principalibus cordis diriguntur ad renes, de renibus ad virgam hominis genitalem, ut concupiscentia cordis transmittatur ad renes et ibi augmentato calore luxurietur in virga. Notandum vero quod omnes corporis partium vene communicant venis que in virga descendunt, et sunt multe multiplicesque ille vene, que in virga concurrunt », Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, éd. H. Boese, Berlin, 1973, I, 35, p. 39. « Et notandum quod omnes corporis et partium vene venis virge communicant », ibid., 61, p. 67. 64 Ibid., I, 35, p. 39 et 67. Cf. aussi Albert le Grand, De animalibus libri XXVI, I, éd. H. Stadler, Münster, 1916, tract. 2, ch. 24, p. 158-168 ; D. Jacquart, C. Thomasset, Sexualité et savoir médical, p. 41-66. 65 Barthélemy l’Anglais, Le grand propriétaire de toutes choses […], trad. Jean Corbechon [1372], Paris, 1556, fol. 50v, désormais abrégé : Jean Corbechon, Le grand propriétaire. 66 « Est autem aetas puerilis calidae et humidae complexionis, in quibus motus venerei, propter viarum angustiam non invalescunt, usque dum ad annum pubertatis perducantur, et ideo a puritate naturalis innocentiae pueri nuncupantur, ut dicit Isidorus », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 5, p. 239. Hildegarde de Bingen décrit également « un réseau de veines et toutes sortes de chemins » en l’homme dès sa création dans son Liber subtilitatum, cf. L. Moulinier-Brogi, « Plantes toxiques et humeurs peccantes : la pensée du poison dans l’œuvre de Hildegarde », dans Le corps à l’épreuve. Poisons, remèdes et chirurgie, aspects des pratiques médicales dans l’Antiquité et au Moyen-âge, s. d. F. Collard, É. Samama, Langres, 2002, n. 29, p. 81.

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Cantimpré qui relient tous les organes entre eux sous l’effet de la chaleur produite. Les notions de porte d’entrée du péché, d’ouverture et de fermeture ou encore d’étroitesse, s’inscrivent dans cet imaginaire du corps et de ses failles. Certaines images décrivent les caractéristiques physiologiques d’Adam avant la Chute, inscrivant le désir dans sa corporéité et les réseaux qui habitent son corps comme autant d’empreintes matérielles révélant une conception naturaliste ou, pour le moins, une manière d’exprimer la diffusion du désir inspirée de la philosophie naturelle. À ce titre, cet imaginaire fait état d’une fermeture involontaire dépendante de la composition interne du corps. Cette vaste capillarité de la concupiscence compare Adam et Ève à des enfants, ce qui relève bien l’état d’innocence des uns et des autres. Les premiers parents possèdent, avant la Chute, les mêmes caractéristiques physiologiques que des enfants ou plutôt, la Chute étant comparée à la puberté, le désir sexuel n’habite pas encore le corps avant l’apparition de ces marqueurs temporels de développement interne. L’idée d’une latence et d’une potentialité inscrites au sein même du corps des individus les plus immaculés est exprimée. Le désir, trait de la nature humaine, est bien présent en chacun dès la naissance et susceptible de s’embraser dès la sortie de l’état d’innocence ou devant la tentation du péché. Un endormissement de la sensualité enfouie dans l’être, attendant d’être réveillée par le diable, fait écho à la raison assoupie par la concupiscence67. D’autres métaphores concernent au contraire une fermeture volontaire au désir et un refus du plaisir dépendant d’une action de la raison et de la volonté. Une fois le péché accompli, les appels de la chair prennent le pas sur la raison et portent atteinte à l’ordre hiérarchique établi entre esprit et sens corporels. Le commentaire d’Hugues de Saint-Cher cité précédemment énonce en effet la capacité de continence des premiers parents avant la Chute, mais rend compte de la précipitation de ces derniers à répondre à leurs pulsions après le bannissement du Paradis. Nicolas de Gorran, Robert Grosseteste et Étienne Langton soulignent de concert l’apparition des mouvements honteux du désir après la Chute, à la suite de saint Augustin. Cette conséquence scelle un changement radical qui s’opère dans le corps : la désobéissance des organes génitaux, contrairement aux autres organes, à la raison qui devrait dominer68. Les pudenda ont désormais une volonté propre et se révoltent contre l’harmonie du corps. Une sexualité prélapsaire sans libido est ainsi mise en lumière par ces nombreux commentateurs de la Genèse. Malgré des avis divergents quant au statut du plaisir lors de cette première union et de la potentialité de son existence sans le péché, ceux-ci s’accordent sur la perfection de la sexualité dans l’heureux séjour édénique. Quel que soit le scénario choisi, les caractéristiques de la pureté adamique esquissent de concert les contours d’un idéal masculin en matière de comportement sexuel : celui d’un corps parfaitement maîtrisé par la volonté. Telle que la conçoivent ces auteurs, la sexualité d’Adam avant la Chute est soit marquée par une absence de désir, à l’image de deux doigts qui se touchent, soit tempérée et relève alors d’une emprise de la volonté autant sur

67 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, 54, c. 2254. 68 Cf. J. Baldwin, Les langages de l’amour, p. 182-183 ; B. Sère, « “Adam, ubi es ?” », p. 201-202.

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les organes sexuels que sur les deux sensations inextricablement liées que sont le désir et le plaisir69. Après la Chute au contraire, les exégètes dénoncent une ardeur indécente des sens car elle incline l’homme vers la bestialité et tend à effacer ce qui le différencie d’un animal. La culpabilité découle en effet non pas du plaisir lui-même, conséquence naturelle de la sexualité selon Vincent de Beauvais, mais de l’acceptation de ce plaisir par la raison. Refuser ou récuser ce plaisir permet d’empêcher la faute et dédouane de la culpabilité engagée par le ressenti corporel. L’esprit doit ainsi exercer sa suprématie sur les organes désobéissants. La raison : quintessence du modèle de masculinité

Le péché d’Adam, dans Genèse 3, réside dans le consentement de la raison à la volupté du corps suggérée par le serpent, le plaisir lui-même est moins condamné chez l’homme que l’esprit qui autorise les sens à se déployer70. En effet, la Glose ordinaire, dont s’inspirent les commentateurs du xiiie siècle, souligne que la faute de l’homme sexué au moment de la Chute se cristallise à travers le consentement de sa raison (consensus rationis in viro), car sa conscience est rendue coupable par cet assentiment71. Les trois acteurs de la faute originelle – le serpent, Ève et Adam – punis dans Genèse 3, pèchent chacun selon leurs caractéristiques et selon les propriétés de leur sexe en ce qui concerne l’homme et la femme : « In serpente suggestio, in muliere libido, consensus rationis in viro72 ». Ce bref extrait souligne l’ordre et les degrés de gravité des fautes commises, repris ensuite dans l’interprétation des différentes punitions attribuées par Dieu. Vers des péchés sexués : le clivage entre Adam et Ève

Tandis qu’Ève incarne la chair soumise à la délectation dans l’interprétation de la Glose ordinaire citant Grégoire le Grand, Adam représente l’esprit approuvant le péché, vaincu par la suggestion et la volupté des sens73. L’accord de la raison marque spécifiquement la faute du sexe masculin, tandis que la femme, quant à elle, pèche par son désir sexuel (libido) et de manière plus grave. Le commentaire de la Glose ordinaire suggère que l’homme fut ainsi chassé du Paradis et de son état bienheureux parce que sa raison fut convaincue par le désir. Au contraire, l’homme qui habite le Paradis, l’Adam prélapsaire, est actif par sa volonté et repousse (repellere) cette

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Cf. J. Baldwin, Les langages de l’amour, p. 181. D. Boquet, P. Nagy, Sensible Moyen Âge, p. 190-194. Biblia cum glossa ordinaria, fol. 13r. Ibidem. « Tribus modis culpa perpetratur : suggestione, delectatione, et consensu. Primo per hostem, secundo per carnem, tercio per spiritum. Hostis enim prava suggerit, caro subiicit se delectationi, tandem spiritus delectationi consentit. Unde et serpens prava suggessit, Eva quasi caro delectationi se subdidit, Adam vero velut spiritus suggestione et delectatione superatus, assensit. Suggestione ergo peccatum agnoscimus, delectatione vincimur, consensu ligamur », ibid., fol. 14r ; Grégoire le Grand, Règle pastorale, éd. F. Rommel, trad. C. Morel, Paris, 1992, t. 2, III, 29, p. 474.

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délectation74. Ce verbe fait écho à l’attitude prescrite par Vincent de Beauvais consistant à réprouver et à refuser le plaisir (recusare et cohibere) par la raison, dont il était question précédemment. Pierre le Chantre, au xiie siècle, évoque également ce consentement de la raison en comparant Ève à la chair succombant au plaisir et Adam à l’esprit qui lui cède75. De même, à la charnière du siècle suivant ainsi qu’à son terme, Étienne Langton et Nicolas de Gorran associent le péché masculin à l’approbation de la raison76. Ainsi la faute d’Adam se manifeste-t-elle dans cette caractéristique spécifique, par l’acquiescement de sa raison aux errances du corps, soit dans l’abandon à la sensualité en acceptant de manger le fruit défendu. Le péché s’avère sexué ; il réside en ce que le premier homme va à l’encontre de sa nature masculine où la raison devrait dominer. En revanche, celui de la femme est autre. Il s’affirme dans les propriétés attribuées à son sexe comme la stupidité et son attitude en proie au doute lorsqu’elle introduit un ne forte en rapportant la recommandation divine au serpent à la place du ne morte77. Cette modification du précepte divin marque un premier péché de la femme avant celui de croquer le fruit interdit, par manque de foi (infidelitas), en lui attribuant une parole trompeuse et erronée, allant de pair avec une certaine volubilité puisqu’elle est qualifiée d’« excessivement loquace78 » face au serpent. Nicolas de Gorran souligne la sottise (fatuitas) dont fait preuve la femme en confondant les paroles divines et rapporte un proverbe dépréciatif en ancien français associant par la moquerie le nom de la femme aux conséquences de cette confusion : « quant ele mist forte por morte, sa fin trouva et perdi fame, de la vint li nons de fame79 ». Ce jeu de mot laisse deviner que la réputation (fame) de la femme est entachée à jamais par cette confusion langagière ainsi inscrite dans l’identité même de cette dernière, puisque son nom s’en trouve issu. Sans toutefois affranchir la femme de sa grande culpabilité, Vincent de Beauvais apporte une nuance à ces propos lorsqu’il

74 Biblia cum glossa ordinaria, fol. 13r. 75 « Mulier primo comedit, quia carnales facilius persuadentur ad peccandum quam spirituales […] Eva id est caro delectationi succumbit, tandem spiritus Adam scilicet delectationi consentit », Pierre le Chantre, Glossae, p. 70. Cf. S. Agacinski, Métaphysique des sexes, p. 191-203. 76 « Hic notandum quod tribus modis committitur culpa : suggestione, delectatione carnis, consensu rationis […] », Étienne Langton, Expositio, ms. lat. 355, fol. 10v. L’homme est comparé plus loin au consentement au moment du péché dans cette énumération : « vir [est] consensus », ibid., 11r. Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 25v. Cf. aussi Pierre de Jean Olieu, On Genesis, p. 169 : « Inferior vero aspectus rationis seu mentis est mulier cuius comestio est huius illecebrae acceptatio. Superior vero aspectus mentis est vir cuius comestio est plenus consensus eius ». 77 Les commentaires bibliques de Gen. 3, 3 attestent que la femme transforme les paroles du précepte divin (énoncées dans Gen. 2, 16-17) lorsqu’elle les rapporte au serpent par « ne forte moriamur » à la place de « ne morte morieris ». Cet épisode est souvent commenté dans les gloses du xiiie siècle, cf. par exemple Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 6r ; Étienne Langton, Expositio, ms. lat. 355, fol. 11r ; Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 24r. 78 « [N]imis loquax », Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 24r. 79 « Nota : posuit forte pro morte, debuit enim dicere ne morte moriamur ; ex hoc apparet mulieris fatuitas, inde posset trahi nomen femine, scilicet ab illo forte. Gallico : quant ele mist forte por morte, sa fin trouva et perdi fame ; de la vint li nons de fame », ibidem.

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met en avant la gravité du péché d’Adam qui détenait la connaissance tandis que la femme pécha, certes plusieurs fois, mais par ignorance80. Les catégories du masculin et du féminin dans les commentaires de la Genèse

Cette binarité peccamineuse établit un clivage entre l’identité des deux sexes et leurs agissements respectifs qui semble profondément imprégner les réflexions exégétiques. De fait, les occasions de distinguer les comportements masculin et féminin se font fréquentes dans les commentaires de la Genèse en se rapprochant de catégories de pensée abstraites car elles forment des dichotomies imagées ou des couples contradictoires81. Au nombre de ces renversements symboliques, nous avons rencontré auparavant la force et la faiblesse ou encore la chair et l’esprit, représentés par l’hommes et la femme. Ces classifications binaires, qui sont des « produit[s] de la culture82 » éloignés des réalités biologiques, permettent de comparer symboliquement les sexes mais offrent également un support de représentation aux réflexions théologiques et à la conception du monde dont témoignent les Mendiants. Comme l’avance Jo Ann McNamara, ce dualisme est aussi un moyen utilisé par « l’idéologie masculiniste » dominante, portée par la scolastique, d’affirmer la supériorité masculine83. En effet, malgré cette tendance à l’abstraction, la place qu’occupent ces références montre une préoccupation bien réelle pour définir les caractéristiques qui fondent la hiérarchie instaurée entre les sexes. Exploitant ces dichotomies imagées, les commentaires du xiiie siècle soulignent à l’unisson que l’homme possède une raison mieux développée et un meilleur entendement que la femme. Ce trait se mue en pierre angulaire de la masculinité, tandis qu’une faiblesse d’esprit définit la femme et le féminin. Selon Vincent de Beauvais, à travers les paroles de Pierre Lombard, l’homme était doté d’une raison plus lumineuse (limpida) que la femme au commencement, ce qui explique qu’il ne fut pas séduit par le serpent au contraire de celle-ci84. Il est en effet répété à l’envi au long des commentaires bibliques que l’homme ne fut pas séduit, à la différence de la femme85. Si ce passage semble concéder que la femme peut aussi être dotée de raison, elle est toutefois inapte à refléter l’image de Dieu. L’homme

80 « Mulier plus peccavit, quam vir, quia pluribus peccatis et etiam in plures […]. Veruntamen vir uno modo gravius peccavit, id est graviori peccandi origine, quia scilicet ex certa scientia, cum mulier seducta quodammodo peccaverit ex ignorantia », Vincent de Beauvais, Speculum historiale, I, 42, p. 17. Cf. Pierre Lombard, Sententiae, II, dist. 22, c. 4, p. 442-445. 81 Cf. C. Bynum, Jeûnes et festins sacrés : les femmes et la nourriture dans la spiritualité médiévale, Paris, 1994, p. 390-397 ; S. Agacinski, Métaphysique des sexes ; J. Cadden, Meanings of Sex Difference, p. 202-209. 82 C. Bynum, Jeûnes et festins sacrés, p. 391. 83 J. A. McNamara, « The Herrenfrage », p. 20. 84 « Non habuit [mulier] ab initio rationem ita limpidam sicut vir : unde a Diabolo seducta est, non vir […] vir praefertur mulieri », Vincent de Beauvais, Speculum historiale, I, 41, p. 16. Cf. Pierre Lombard, Sententiae, t. 1, II, dist. 24, ch. 7, p. 455. 85 Notamment sous l’inspiration de I Tim. 2, 14. Robert Grosseteste, Hexaëmeron, p. 336 (où ce verset est associé au statut féminin de soumission à l’homme) ; Vincent de Beauvais, Speculum historiale, I, 42, p. 17 ; Pierre de Jean Olieu, On Genesis, p. 148 ; Pierre le Chantre, Glossae, p. 67 ; Biblia cum glossa ordinaria, fol. 14a r ; Pierre Lombard, Sententiae, t. 1, II, dist. 22, ch. 4, p. 443.

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(vir) est dépeint comme résolument supérieur quant à cette qualité de l’esprit par laquelle il devance la femme (enim vir praefertur mulieri). En puisant dans la doctrine paulinienne (I Cor. 11, 7-8) et en s’inscrivant à la suite de l’exégèse des Pères de l’Église, ce commentaire lie étroitement ce manquement de la raison à l’absence de l’image de Dieu chez la femme86. Au contraire de l’homme, elle fut créée non pas immédiatement par Dieu mais à partir de l’homme auquel elle est soumise87. Cette interprétation exégétique fait de l’image de Dieu, exprimée à travers la raison, une caractéristique fondamentale de la masculinité en tant que miroir du Créateur. En outre, Nicolas de Gorran énonce que le serpent s’adresse à Ève plutôt qu’à Adam dans Genèse 3 car il savait que la raison se révélait moins développée chez elle que chez l’homme. Celle-ci était également plus molle de nature selon l’exégète dominicain. Ainsi, par la femme, le serpent diabolique supposa qu’il pourrait facilement tromper l’homme88. Dans la lignée des nombreuses comparaisons et métaphores qui jalonnent les commentaires exégétiques, faisant du discernement un attribut masculin et de la sensualité une propriété féminine, Robert Grosseteste compare la raison supérieure à l’homme sexué (vir), tandis qu’il impute à la femme la partie inférieure de cette vertu intellectuelle89. De fait, ces représentations établissent une hiérarchie entre les symboles évoqués, entre les sexes et les rôles sexués, mais également entre des degrés d’humanité ainsi que l’illustrent les propos de Robert Grosseteste. L’humain intérieur est en effet comparé à la raison et associé à l’homme, la sensualité à l’humain extérieur et à la femme90. Cette dernière partie du passage cité comporte une dimension hiérarchique dans la mesure où les interprétations exégétiques n’ont de cesse de rappeler la supériorité du monde intérieur et spirituel sur les sens extérieurs. La plus grande des valeurs, la quintessence de l’être humain dans les conceptions du temps, est évoquée par cette réflexion et rangée du côté de la masculinité. La dimension spirituelle fondamentale se fait ainsi caractéristique spécifique non pas seulement de l’homme mais également du masculin en tant qu’entité abstraite et laisse à penser qu’elle devient parangon de la masculinité. Par ailleurs, l’utilisation du vocabulaire vir / mulier dans ce passage de l’œuvre de Robert Grosseteste exprime bien la mise en place d’une réflexion sur les sexes et

86 L. Angliviel de la Beaumelle, « Ève à l’épreuve des pères », p. 80-82. Cf. L. Fatum, « Image of God and Glory of Man : Women in the Pauline Congregations », in The Image of God, éd. K. E. Børresen, p. 50-133. 87 Cf. L. Angliviel de la Beaumelle, « Ève à l’épreuve des pères », p. 80-84 ; M.-T. d’Alverny, « Comment les théologiens et les philosophes voient la femme », Cahiers de civilisation médiévale, 78-79 (1977), p. 105-129 ; C. Klapisch-Zuber, « Masculin / féminin », p. 657 ; K. E. Børresen, « God’s Image, Man’s Image ? », p. 187-209. 88 « Et nota quod ideo est aggressus eam primo quia cognovit in eam minus vigere rationem quam in viro. Item quia nature erat mollioris […] Item quia sciebat quod per mulierem virum facilius decipere poterat », Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 23v. 89 Robert Grosseteste, Hexaëmeron, p. 258. Cf. S. Agacinski, Métaphysique des sexes, p. 198-203 ; C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 95-103. 90 L’idée d’homme intérieur et d’homme extérieur, en tant que parties supérieures et inférieures de l’esprit, se retrouve dans le dogme du péché originel élaboré par saint Augustin, cf. A. Sage, « Péché originel », p. 244 ; K. E. Børresen, « God’s Image, Man’s Image ? », p. 199-200 ainsi que dans l’œuvre d’Origène, cf. K. Vogt, « “Becoming Male” : A Gnostic and Early Christian Metaphor », in The Image of God, éd. K. E. Børresen, p. 176-177.

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les rôles sexués, tandis que le terme homo, dans ce contexte, relève de l’être humain en général qui détient en lui-même des composantes féminines et masculines. Les métaphores liées au prélat (prelatus) dans l’œuvre de Hugues de Saint-Cher confèrent une image plus douce de la féminité puisque la mansuétude remplace la sensualité dans le commentaire du dominicain. Il interprète en effet Gen. 1, 27 (Masculum et foeminam creavit eos) comme deux catégories de dispositions dont le prélat doit faire montre. Il exhorte de cette façon les prélats à se comporter de manière féminine par leur mansuétude et de manière masculine par leur discipline, en donnant comme exemple le rôle du père châtiant son fils par le fouet à travers la citation d’un verset bien connu des pédagogues mendiants91. Plus loin, Hugues de Saint-Cher renouvelle l’expression d’une nécessaire binarité vertueuse dans une interprétation morale en affirmant que le juste doit être empli de compassion à travers le féminin – la partie féminine de lui-même – et capable de discernement à travers le masculin92. Ces deux attributs associés à l’homme, soit la discipline et le discernement, font écho aux caractéristiques évoquées par les autres exégètes. La discipline peut s’inscrire dans la conception d’une masculinité idéale apte à refréner ses mouvements corporels, en se châtiant si nécessaire, mais peut aussi être comprise comme le rôle paternel envers un fils. À ce titre, cette interprétation pourrait se comprendre comme un rapide effleurement de la répartition des rôles sexués dans la tâche éducative. Étienne Langton fait également apparaître cette même interprétation en encourageant l’esprit humain à être masculin par le discernement « qui se révèle dans toute sa force chez les hommes davantage que chez les femmes » et féminin dans sa compassion qui est plus forte chez celles-ci93. Loin d’évoquer une mansuétude positive, le manque de raison de la femme est ailleurs davantage associé à une faiblesse générale, tandis que l’homme représente la force de l’esprit. De fait, après avoir rappelé le consentement de la raison comme troisième composante du péché originel, Étienne Langton suggère que le diable ne voulut pas tenter Adam en raison de sa force : « Diabolus noluit temptare Adam per seipsum qui erat fortis, sed per Evam uxorem eius que erat infirma94 ». Voyant Adam établi dans l’exercice des vertus (virtutes), il imagina recourir à Ève, sa faible épouse, pour le tromper car quand le diable « n’ose pas tenter les plus forts (maiores) eux-mêmes, il tente les faibles (infirmos) » pour y accéder95. Pour ce faire, le serpent eut l’idée de « monter » (ascendere) vers Adam, métaphore qui esquisse d’emblée 91 «  Masculum et feminam creavit eos, scilicet praelatos, qui debent esse foemina per mansuetudinem […] Masculus per disciplinam. [Eccl. 30, 1] : Qui diligit filium suum, assiduat illi flagella », Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 3v. 92 « Aliter moraliter. Hominem. Per hominem quilibet justus […] Per masculum, discretio, per foeminam, compassio. Haec duo debent esse in quolibet justo simul […] ne sit compassio sine discretione […] non sit discretio sine compassione », ibidem. 93 « Mens hominis debet esse masculus per discretionem, que viget in masculis magis quam in feminis, et femina per compassionem, que viget maxime in feminis », Étienne Langton, Expositio, ms. lat. 355, fol. 5v. 94 Ibid., fol. 10v. 95 « Diabolus temptat Adam per Evam quia cum non audet diabolus temptare maiores per se, temptat infirmos et per hos maiores », ibidem.

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un rapport hiérarchique inscrit dans une représentation spatiale verticale, entre Ève pécheresse en bas et Adam vertueux en haut96. De fait, l’image d’un échelon est insérée dans la phrase suivante par une évocation du cœur de la femme comme moyen de s’élever vers le premier homme : « Il [le diable] tenait le cœur de la femme et l’employa comme une échelle contre un mur pour monter vers lui [Adam]97 ». Henri de Gand, dans un passage de son commentaire – peu diffusé puisqu’il n’en subsiste qu’un seul manuscrit mais qu’il est significatif d’évoquer ici – résume cette conception exégétique de la masculinité idéale en rendant l’homme non seulement supérieur à la femme mais également plus digne (dignior) qu’elle et plus noble par son corps (nobilior corpore)98. Une fermeté par l’esprit (firmior mente) s’ajoute à ce portrait qui détermine explicitement que ces caractéristiques dépassent le statut d’innocence. En effet, l’emploi du mot « etiam » dans l’expression « etiam ante peccatum » laisse supposer qu’elles habiteraient encore la masculinité dont font preuve les descendants d’Adam. À travers les défauts criants attribués à la femme et les raisons de sa faiblesse, se lit un portrait en creux de l’homme : vertueux, possédant des facultés de discernement mieux développées ainsi qu’une capacité de contrôle de ses sens par la raison. La comparaison établie entre le masculin et le féminin par le biais des agissements d’Adam et d’Ève face à la tentation du serpent donne lieu à l’expression de la différenciation sexuée. L’identité de chacun des sexes, telle qu’elle est conçue dans les commentaires bibliques pris en compte, trouve alors une illustration de premier ordre dans les réactions des premiers parents. Dès lors, les réflexions théoriques étoffées au moyen de ces fines analyses du comportement de chacun des sexes soutiennent les conceptions anthropologiques des frères mendiants. La remarquable cohésion entre les commentaires bibliques sur ce point, qui dépend étroitement de la tradition exégétique en la matière, rend compte par ailleurs de la communauté intellectuelle que forment les auteurs de ces textes. S’ils divergent sur certaines questions, tous s’accordent sur les composantes essentielles qui définissent un comportement masculin en opposition avec le féminin, au sein des catégories identitaires qu’ils construisent.

Pouvoir de domination et harmonie au Paradis Un environnement inoffensif

En s’affirmant comme une perte importante due au péché, un autre trait marque la nature adamique d’avant la Chute et s’inscrit dans le sillage de la pureté originelle. Il s’agit de l’harmonie totale dont jouissait Adam non seulement dans le rapport 96 Cf. A. Gourevitch, Les catégories de la culture médiévale, Paris, 1983, p. 47-95. 97 « Cor mulieris tenuit et eam quasi scalam muro adaptavit ut ad eum ascenderet », Étienne Langton, Expositio, ms. lat. 355, fol. 10v. 98 « Homo superior et dignior erat, etiam ante peccatum, quam mulier, quia nobilior corpore, et firmior mente. Unde dicit Philosophus quod mulier est [m]as occasionatus », Henri de Gand, Lectura ordinaria super Sacram Scripturam, éd. R. Macken, Leyde, 1980, p. 249.

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à son propre corps, dont tous les membres obéissaient, mais également dans son interaction avec les éléments de la nature et les autres créatures de l’Éden. La Chute marque l’apparition des maux du corps et d’un désaccord avec les autres créatures, instaurant une inimitié entre l’homme et son environnement. Cette idée, qui apparaît dans les commentaires du xiiie siècle, fait écho aux réflexions théologiques de son siècle et du précédent, établissant que l’homme contracta les maladies physiques et toutes ses faiblesses après avoir mangé du fruit défendu, en plus des maux de l’âme, les péchés99. De même, dans ce sillage, l’apparition des venins et des poisons sur terre serait également une conséquence du péché originel, exprimée par de nombreux commentaires médiévaux, qui se manifeste également dans la pensée naturaliste, notamment à travers les Questions salernitaines et le De naturis rerum d’Alexandre Neckam100. Dans le Causae et curae de l’abbesse allemande Hildegarde de Bingen, œuvre au langage médical et théologique bien particulier composée au milieu du xiie siècle, les conséquences de la Chute apparaissent comme « un empoisonnement généralisé101 ». Toutes les humeurs de l’intérieur du corps se sont transformées tandis que la mélancolie est décrite comme le « poison par excellence introduit par la faute du premier homme à l’intérieur du corps humain102 ». De manière concomitante, la corruption du corps transmise aux descendants d’Adam et Ève est intimement associée à une lente dégénérescence de l’humanité et à une dégradation des corps depuis le premier homme103. Ces réflexions dessinent un fort contraste entre l’état de perfection du corps adamique indemne de toute souillure et la condition humaine à la suite de la Chute, marquant dans le même temps une profonde nostalgie pour la pureté paradisiaque, éloignée de tous les malheurs de l’humanité. Dans le sens de cette candeur originelle, Nicolas de Gorran souligne qu’Adam vivait dans un air plus pur à l’état d’innocence qu’après la Chute, cet air était le plus fin (subtilior)104. Étienne Langton explique quant à lui que l’homme pouvait avaler du poison comme de l’eau avant le péché et que, si cette substance existait au Paradis, elle était inoffensive pour l’homme105.

99 A. Robert, « Le corps d’après », p. 175-176 et 180 ; L. Moulinier-Brogi, « La pomme d’Ève », p. 151. 100 L. Moulinier-Brogi, « Plantes toxiques et humeurs peccantes », p. 77-78 ; The Prose Salernitan Questions, éd. B. Lawn, Londres, 1979, p. 220 ; Alexandre Neckam, De naturis rerum, éd. T. Wright, Londres, 1863, p. 250. 101 L. Moulinier-Brogi, « Plantes toxiques et humeurs peccantes », p. 79. 102 Ibid., p. 81 ; Hildegarde de Bingen, Cause et cure, éd. L. Moulinier-Brogi, Berlin, 2003, p. 185 ; R. Klibansky et al., Saturne et la mélancolie, Paris, 1989, p. 139-141. 103 L. Moulinier-Brogi, « La pomme d’Ève », p. 151-154. 104 Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 23r. À propos de l’air du Paradis, cf. J.-P. Leguay, L’air et le vent au Moyen Âge, Rennes, 2011, p. 20-28. 105 Étienne Langton, Expositio, ms. lat. 355, fol. 12v. Cette idée se retrouve dans la Glose ordinaire (Biblia cum glossa ordinaria, fol. 14a v) ainsi que dans La légende dorée de Jacques de Voragine (éd. et trad. A. Boureau et al., Paris, 2004, p. 73) où saint Jean l’Évangéliste boit du poison sans en ressentir les effets.

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Adam : seigneur des animaux

Par ailleurs, Adam dominait parfaitement tous les animaux de la Création avant la faute originelle. Toutefois, en raison de celle-ci, comme l’évoque Hugues de Saint-Cher, son autorité fut anéantie sur les plus grands d’entre eux comme les lions, afin qu’Adam prenne conscience de sa perte, ainsi que sur les plus petits, tels que les poux et les mouches qui illustrent la vile conséquence de son péché106. L’étiolement de cette aptitude à praesidere, à être seigneur (dominus) de toutes les créatures comme composante fondamentale de la dignité de l’homme, a pour effet d’amoindrir le reflet de l’image de Dieu en lui107. Le privilège masculin

À l’instar de Hugues de Saint-Cher, Vincent de Beauvais suggère en effet que l’homme porte l’image de Dieu quant à l’autorité de domination qu’il exerce (auctoritas dominationis). Au même titre que Dieu est le Seigneur de toutes choses célestes, terrestres et de l’Enfer, l’homme est le prélat du monde sensible108. Le terme de prélat, traduit par « seigneur » dans la traduction française de Jean de Vignay vers 1330, peut s’entendre dans le sens de celui qui préside (praesidere), qui dirige les autres créatures109. Adam, comme l’ajoute Vincent de Beauvais, fut créé en dernier selon l’ordre de la nature mais il est le premier en ce qui concerne la raison parmi les autres créatures110. Pour autant, si cette faculté est l’apanage du masculin, d’autres « privilèges » (praerogativae) sont reconnus comme étant le propre de la femme lors de sa création. Nicolas de Gorran souligne à cet égard le caractère plus noble (nobilior) de la substance qui servit à la constituer par rapport au limon111. Hors des gloses bibliques, cet argument est repris dans un sermon qu’Humbert de Romans adresse aux femmes. Il y égrène les privilèges (praerogativae) que Dieu leur a accordés, en regard des autres « êtres humains » (homines), soit des hommes sexués112. Au 106 «  Et praesit […] Omnium constitutus est dominus homo. Sed in maximis dominium perdidit per peccatum, ut in leonibus, ut sciat quantum amiserit. Et in minimis, ut in muscis, et pediculis, ut sciat quam vilis effectus fuerit per peccatum », Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 3v. Cf. R. Lambertini, « Nature and the Origins of Power. An Examination of Selected Commentaries on the Sentences (Thirteenth and Fourteenth Centuries) », dans La nature comme source de la morale au Moyen Âge, s. d. M. van der Lugt, Florence, 2014, p. 95-112. 107 Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 3v. 108 « […] in quinque specialiter imaginem Dei gerit homo. Primum, est auctoritas dominationis, quia sicut Deus omnium, Dominus scilicet coelestium, terrestrium et infernorum, sic et homo mundo sensibili prelatus est. Secundum, auctoritas principii, quia sicut Deus principium est omnium per creationem, sic Adam omnium hominum per generationem », Vincent de Beauvais, Speculum historiale, I, 41, p. 16. 109 Jean de Vignay, Le premier [-quint] volume de Vincent Miroir hystorial, Paris, 1531, fol. 21r. Cf. L. Brun, M. Cavagna, « Pour une édition du Miroir historial de Jean de Vignay », Romania, 124/495-496 (2006), p. 378-428. 110 Vincent de Beauvais, Speculum historiale, I, 41, p. 16. 111 Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 22v. À propos d’Ève : « de nobiliori materia fuit facta », Pierre de Jean Olieu, On Genesis, p. 130. 112 « Notandum, quod Dominus multas praerogativas contulit mulieri, non solum super alia animantia, sed super ipsum hominem », Humbert de Romans, S. 94, p. 201.

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nombre de ces avantages, le prédicateur mentionne notamment le lieu de création de la femme – le Paradis, quand l’homme fut formé dans le monde vil – ainsi que la matière à partir de laquelle elle fut faite – de la côte de l’homme plutôt que du limon de la terre113. Néanmoins, malgré ces quelques arguments, ces voix disonnantes se font rares dans l’ensemble des commentaires analysés et ne contredisent pas le statut de supériorité attribué à l’homme que représente Adam aux prémices de l’humanité. Celui-ci détient en effet l’immense privilège de la raison, fondant sa supériorité non seulement sur la femme mais aussi sur les autres créatures. L’aptitude à raisonner confère en effet un pouvoir de domination à l’homme, garant de l’harmonie perdue. Robert Grosseteste étoffe cette question au sein de son Hexaëmeron en évoquant ce pouvoir d’Adam, qui dépasse (praecellere) tous les autres êtres du monde sensible en vertu de l’image de Dieu qu’il recèle en lui à travers sa raison et son intelligence114. L’exégète cite saint Augustin pour affirmer que le corps humain par sa posture érigée, au contraire des autres créatures tournées vers la terre, indique qu’il est porté vers le spirituel115. Robert Grosseteste souligne le rapport d’obéissance triangulaire existant entre les animaux, Adam et Dieu dépendant de l’exercice de la raison. En effet, la capacité d’obéissance du premier homme, aux dires de l’auteur, dépendait étroitement de cette faculté de l’esprit116. En s’appuyant sur Jean Chrysostome, il déclare : « Avant le péché, tous les animaux obéissaient à l’humain, le fait qu’ils attaquent l’homme maintenant constitue une des peines du péché117 ». Si l’homme n’avait pas commis de faute, les êtres vivants lui auraient parfaitement obéi et se seraient soumis en toute quiétude à la volonté de la raison qu’il représente118. Adam lui-même obéissait parfaitement à son Créateur avant la Chute car il n’était aucunement détourné par quelque mouvement irrationnel (irracionabilis motus), expression qui laisse deviner une allusion à l’avènement d’un désir incontrôlable. Dominer par la raison

À l’instar de nombreux commentaires bibliques soulignant le caractère mauvais de l’insubordination, notamment celui de Nicolas de Gorran, la faute réside de ce fait principalement dans la désobéissance d’Adam car il est un être raisonnable et à ce titre

113 « [F]ormavit enim hominem in hoc mundo vili, sed mulierem in paradiso. Item, hominem formavit de limo terrae, quod est vile quid, sed mulierem de costa viri », ibidem. 114 « Ante peccatum igitur habuit homo potestativam dominacionem ceterarum creaturarum huius mundi sensibilis. Secundum eam partem qua est factus ad imaginem Dei omnibus ceteris precellebat », Robert Grosseteste, Hexaëmeron, p. 237. 115 Ibid., p. 227. Ce passage reprend saint Augustin, De Genesi contra Manichaeos I, 17, CSEL 91, p. 96. 116 Robert Grosseteste, Hexaëmeron, p. 237-238. 117 « Unde et Iohannes Constantinopolitanus episcopus dicit, ante peccatum omnes bestias homini fuisse subiectas ; quod autem nunc hominibus nocent, penam primi esse peccati », ibid., p. 237 ; Jean Chrysostome, In Genesim homilia, IX, 4-5, PG 53, p. 78-80. Cf. références dans Robert Grosseteste, On the Six Days of Creation, p. 242. 118 Robert Grosseteste, Hexaëmeron, p. 238-239.

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aurait dû obéir119. En effet, avant la Chute, tous les manquements de sa raison étaient gardés « sous son empire puissant, imperturbable et paisible » selon les paroles de Robert Grosseteste120. Adam, dans cette glose, était doté d’un pouvoir intègre et naturel de domination, il faisait preuve d’un contrôle parfait tant à l’égard de son corps qu’envers les animaux. Le caractère paisible de cette domination est exprimé en même temps que la maîtrise des affects par cette faculté toute masculine qu’est la raison, responsable de l’harmonie du séjour édénique. Robert Grosseteste ajoute qu’une fois le péché commis, le premier homme n’a pas perdu ce pouvoir mais cette aptitude a été viciée et affaiblie par la faute121. Assurément, une fois qu’Adam abandonne son obéissance envers Dieu, il est normal que les animaux se rebellent contre lui, de la même manière que la chair se révolte contre l’esprit. Ces créatures soumises se lisent à la fois comme les animaux de la Création mais également comme les mouvements internes et les sentiments à l’intérieur de l’homme. Afin d’illustrer ce fonctionnement de cause à effet marquant les rapports entre dominés et dominants, Robert Grosseteste compare Adam à un père de famille auquel la maisonnée cesserait d’obéir s’il était affaibli tant dans son corps que dans l’usage de sa raison par un vice122. Ce rapprochement souligne bien le rapport à la masculinité entretenu par la fonction de seigneur et fait de ce rôle une posture masculine. Adam au sommet : la hiérarchie entre les êtres et les sexes

Confortant Adam dans cette fonction, l’acte de nommer les animaux peut s’apparenter à l’exercice d’un pouvoir sur ces derniers, dans la mesure où ils sont décrits comme inférieurs et sous la domination du premier homme avant la Chute123. Ce geste est plus explicitement établi dans l’œuvre de Pierre le Mangeur, où l’imposition d’un nom marque la prise de connaissance de ces derniers de celui qui les dirige : « Adduxit autem pro duobus, ut imponeret homo eis nomina, in quo scirent eum sibi preesse124 ». Le verbe imponere, employé par les exégètes pour décrire cet acte, associe la nomination à une ordination. Son usage permet d’instaurer un rapport hiérarchique entre celui qui domine et celui qui est asservi. L’interprétation de Hugues

119 Cf. B. Sère, « “Adam, ubi es ?” », p. 201-202. Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 22r ; Étienne Langton, Expositio, ms. lat. 355, fol. 9v ; Pierre de Jean Olieu, On Genesis, p. 108 ; Henri de Gand, Lectura ordinaria, p. 224. Robert Grosseteste cite La cité de Dieu pour énoncer que la pure et simple obéissance constitue la grande vertu de la Créature raisonnable soumise à Dieu. Robert Grosseteste, Hexaëmeron, p. 310 ; Augustin, De civitate Dei, XIII, 20, CCSL 48, p. 403. 120 En parlant d’Adam : « Iustum namque erat ut, secundum racionem suo Creatori perfecte obediens, et ab eius obedientia nusquam aliquo perturbato et irracionabili motu divertens, omnia racione carentia sub suo contineret potestativo et imperturbato atque pacato imperio », Robert Grosseteste, Hexaëmeron, p. 237. 121 Robert Grosseteste, Hexaëmeron, p. 239. 122 Ibid., p. 238. 123 Pierre de Jean Olieu, On Genesis, p. 122 ; Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 22v. Cf. G. Dahan, « Nommer les êtres : exégèse et théories du langage dans les commentaires médiévaux de Genèse 2, 19-20 », in Sprachtheorien in Spätantike und Mittelalter, éd. S. Ebbesen, Tübingen, 1995, p. 55-74. 124 Pierre le Mangeur, Scolastica historia liber Genesis, p. 35.

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de Saint-Cher souligne l’importance de nommer pour distinguer les bons des mauvais, pour déterminer ceux qui appartiennent aux chrétiens à l’image du bon berger qui appelle les brebis par leurs noms, investissant les animaux d’une identité spirituelle125. Nommer permet à Adam de faire exister les créatures selon leurs propriétés et leur forme, de les faire venir au monde en choisissant le mot qui leur correspond le mieux. Il s’agit en même temps de signifier la marque de celui qui les dirigera désormais, pouvoir conféré par Dieu conduisant les animaux auprès d’Adam126. Nommer pour mieux dominer

De manière plus marquée encore, Adam nomme sa femme à deux reprises, dans Genèse 2 (virago) et dans Genèse 3 (Ève, la mère de tous les vivants)127. Le commentaire de Pierre le Mangeur au xiie siècle investit Adam du rôle de seigneur de la femme par l’imposition d’un nom : « Et imposuit Adam etiam uxori sue nomen tanquam dominus eius128 ». De même, après avoir rappelé que l’homme est le chef de la femme de manière hautement ordonnée (ordinatissime) et qu’il la dirige (praesit), le commentaire de la Glose ordinaire apparente la parole d’Adam nommant son épouse tout juste formée au geste accompli par un supérieur sur son inférieur : « Vocavit ergo Adam uxorem suam, tanquam potior inferiorem129 ». Dans un sens symbolique, la femme et ses composantes évoquées par Adam au réveil de sa torpeur (Gen. 2, 23) – chair et os – sont associées dans la suite de ce passage à la partie inférieure de l’âme que la « prudence raisonnable dirige »130. Cette expression faisant référence à l’homme détermine ainsi le rapport entre les sexes au cœur même de la toute première union conjugale. La femme doit obéir à l’homme (vir), déclare la Glose ordinaire, au même titre que ce qui est moins parfait se soumet à ce qui est parfait, comme la chair au spirituel131. Dans ce sens, le commentaire de la Genèse de Pierre de Jean Olieu à la fin du xiiie siècle présente explicitement l’acte adamique consistant à attribuer à Ève le nom de virago à l’issue de sa création en tant qu’affirmation de son pouvoir de supériorité sur elle. Adam devient par ce geste le praelatus de la femme : « Nota quod in hoc quod Adam imponit sibi nomen ostenditur de facto esse praelatus mulieris132 ». L’attribution

125 Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 5v. 126 Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 22v. Cf. G. Dahan, « Nommer les êtres », p. 63-65. La lectura ordinaria d’Henri de Gand, dans le passage cité par G. Dahan, mentionne qu’Adam imposa des noms aux animaux en raison de sa connaissance parfaite de l’essence des réalités, ibid., p. 59. Henri de Gand, Lectura ordinaria, p. 206. La capacité d’Adam à nommer les animaux manifeste sa perfection d’esprit selon les exégètes. 127 Gen. 2, 23 et Gen. 3, 20. 128 Pierre le Mangeur, Scolastica historia liber Genesis, p. 36. 129 En reprenant saint Augustin. Biblia cum glossa ordinaria, fol. 12v ; Augustin, De Genesi contra Manichaeos, II, 13, CSEL 91, p. 139. 130 « He due virtutes ad inferiorem animi partem pertinent quam prudentia rationalis regit », Biblia cum glossa ordinaria, fol. 12v. 131 Ibid., fol. 8v. 132 Pierre de Jean Olieu, On Genesis, p. 131.

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d’un nom à la femme afin de mettre en lumière une caractéristique de son identité sexuée ainsi que son infériorité par rapport à l’homme semble chère à Nicolas de Gorran. Cette démarche, cherchant « l’essence de tous les êtres par la connaissance de leur sens intime, que révèle l’intelligence de leur nom133 », s’inscrit au sein d’une longue tradition médiévale dans le sillage des Étymologies d’Isidore de Séville. Il s’agit d’une technique explicative fréquente dans les œuvres mendiantes du xiiie siècle134. De fait, les différentes appellations attribuées à Ève tant par Adam que par l’exégète sont révélatrices d’une réflexion sur la manière de considérer les sexes et les relations qu’ils doivent entretenir dans une conception idéalisée de la masculinité ou au contraire soulignent le danger que représente la femme pour l’homme lorsqu’elle ne se conforme pas au carcan dans lequel elle est placée. D’une certaine manière, sous la plume des exégètes, Adam supplée au Créateur en nommant son épouse dès sa formation divine. Il l’amène en effet à exister en lui donnant une réalité par un nom qui détermine son essence. Le premier homme donne une identité à Ève dans sa corporéité comme il faisait naître à son monde les animaux de la Création en leur attribuant des noms135, en les investissant du langage qui leur permettrait d’entrer en relation avec lui au sein de son environnement. Outre le passage évoqué précédemment dans lequel le nom femina décrivait la nature peccamineuse de la femme, Nicolas de Gorran inscrit par ailleurs le geste d’Adam nommant les animaux puis la femme dans une même continuité. L’affiliation de la nomination à un acte de pouvoir, explicite dans le cas des animaux, est ainsi exprimée : Vocavit Adam nomen uxoris sue, ante peccatum ceteris animantibus nomina imposuit, post peccatum uxori ; Evam, quod interpretatur vita vel calamitas aut mater viventium136. Le nom attribué à Ève par Adam dans cette variante est empreint de la terrible faute dont la femme est accusée dans le commentaire de Nicolas de Gorran, celle de la perte de l’humanité. L’exégète dominicain propose ainsi une alternative au nom qui apparaît dans la Bible en transformant la « mère de tous les vivants » en une interprétation dépréciative à l’égard de la première femme par une association à la ruine en soulignant qu’elle transmet à sa descendance l’héritage de sa faute. Cette association surgit également dans d’autres commentaires exégétiques et outrepasse ce cadre pour apparaître au sein des textes encyclopédiques du xiiie siècle. Au siècle précédent, Pierre le Mangeur évoque dans son commentaire les sons composant le nom d’Ève comme autant de voyelles prononcées par le nouveau-né mâle (masculus) au moment de sa naissance, comme un cri de lamentation annonçant de manière prophétique la souffrance du monde dont il hérite par le péché de la

133 J. Fontaine, Isidore de Séville et la culture classique dans l’Espagne wisigothique, Paris, 1983, t. 1, p. 44. 134 Parmi les nombreuses études à ce sujet, cf. ibid., p. 40-44 ; C. Buridant, « Les paramètres de l’étymologie médiévale », dans L’étymologie de l’Antiquité à la Renaissance, éd. C. Buridant, Lille, 1998, p. 11-56. 135 G. Dahan, « Nommer les êtres », p. 59-65. 136 Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 26r.

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première femme137. Cette curieuse interprétation des sonorités du nom d’Ève teinte ce dernier d’une signification de malheur non seulement pour l’humanité mais spécifiquement pour les hommes dès leur naissance, comme le souligne l’emploi du terme masculus. Cette interprétation est reprise au xiiie siècle au sein du Speculum naturale de Vincent de Beauvais au terme d’un chapitre entièrement dédié au caractère malheureux du premier cri du nourrisson138. En revanche, la signification attribuée au nom d’Ève dans le commentaire d’Étienne Langton diverge de ces dernières en plaçant la femme du côté de la vie et du rachat. Selon lui, Adam ne nomme pas son épouse en référence à la mort car en tant qu’homme juste (vir iustus), il montre que l’existence supporte les difficultés du présent. Sur un autre plan interprétatif, Ève, en tant que représentante de la sensualité, accouche avec douleur d’une descendance en engendrant des fils de bonnes œuvres et non des filles139. À ce titre, la raison incarnée par Adam la juge digne du nom de mère des vivants. Vincent de Beauvais apporte dans le Speculum doctrinale une définition de la femme qui rejoint le portrait peu flatteur dessiné par ces interprétations exégétiques et l’accable de tous les maux. Elle ne représente pas seulement une lutte incessante, une inquiétude perpétuelle, la ruine pour l’espèce humaine mais constitue de surcroît le naufrage (naufragium), soit la perte, de l’homme sexué qui peine à résister à ses désirs (vir incontinens)140. Nicolas de Gorran avait décrit la Chute comme un naufrage141. La reprise de ce terme dans la définition citée par Vincent de Beauvais fait de la femme l’héritière de la faute d’Ève en l’associant à une perte appliquée spécifiquement au genre masculin. Cette description constitue dans le même temps une mise en garde teintée de prescription morale. La femme représente en effet un danger sexuel pour l’homme, thème récurrent dans les textes mendiants. Cette interprétation définit la nature de la femme par rapport à l’homme ainsi que le caractère de leurs relations d’un point de vue, bien entendu, explicitement masculin. Le Speculum naturale de Vincent de Beauvais, au sein d’un chapitre dédié aux noms d’Ève et d’Adam, fait apparaître une 137 « Imposuit ei etiam aliud nomen, Eva scilicet post peccatum quod sonat vita, eo quod futura esset mater omnium viventium. Tamen hic non legitur imposuisse sed infra post maledictiones, forte quasi plangens hominis miseriam dixit eam Evam, quasi alludens eiulatui parvulorum. Masculus enim recenter natus eiulando dicit a, mulier vero e ; quasi diceret, omnes dicent e vel a quotquot nascentur ab Eva », Pierre le Mangeur, Scolastica historia liber Genesis, p. 37-38. Pierre le Chantre, Glossae super Genesim, p. 74. Cf. M. Goodich, From Birth, p. 85-87 ; D. Lett, « L’enfance : Aetas infirma, Aetas infima », Médiévales, 15 (1988), p. 92. L’annonce par ce cri infantile des maux à venir trouve son origine dans l’œuvre augustinienne. 138 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 77, p. 2351. Cette même interprétation apparaît également dans le commentaire d’Henri de Gand (Lectura ordinaria, p. 254) qui cite Pierre le Mangeur et mentionne également que le nom d’Ève peut être interprété comme « calamitas ». 139 Dans le cadre idéalisé du Paradis, Adam et Ève n’auraient engendré que des fils et non des filles s’ils avaient laissé la nature suivre son cours. Cf. M. van der Lugt, « Pourquoi Dieu a-t-il créé la femme ? », p. 110 ; Étienne Langton, Expositio, ms. lat. 355, fol. 12v. 140 « Quid est mulier ? hominis confusio, insaturabilis bestia, continua solicitudo, indesinens pugna, viri incontinentis naufragium, humanum mancipium », Vincent de Beauvais, Speculum doctrinale, V, 10, c. 409. Cette définition est empruntée au Gesta secundi Philosophi, œuvre plus connue sous le nom d’Altercatio Hadriani Augusti et secundi Philosophi. Cf. C. Brown, « Mulier est omnis confusio », Modern Language Notes, 35/8 (1920), p. 479. 141 « Item peccatum est naufragium », Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 25v.

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interprétation dans laquelle, à l’inverse d’Ève dans les propos de Pierre le Mangeur, chacune des voyelles du nom d’Adam forme le début de l’appellation d’un astre142. Ce récit est repris dans l’œuvre encyclopédique Placides et Timéo, élaborée sous forme d’un dialogue entre un maître et son disciple : Les philosophes dient et se concordent aveuc Moÿse que chus premiers homs fu apelés Adam et dient que le createur envoia [quatre] angles en 4 parties du monde et leur commanda a aporter les noms des premieres estoiles qu’il trouveroient, et il si firent […] Et de ces estoiles prinst le createur, de cascunne estoile, une lettre et les conjoinst ensamble et en fit [un] nom. […] Ainsi fit le createur le nom au premier homme : de ces [quatre] lettres si fut apelés Adam143. À travers un vocabulaire symbolique, ces passages révèlent la façon idéalisée de concevoir l’identité du tout premier homme, modèle de masculinité, dont l’essence même, à travers le sens attribué à son nom, renvoie à la hauteur et à la lumière par le biais des étoiles. L’identité d’Adam traduit une inclination vers la spiritualité qui se cristallise dans une proximité avec le divin, le portant hors du monde sensible. Cette représentation céleste du premier homme lui confère un pouvoir de domination sur les autres créatures, en le désignant « seigneur » puisque ce même texte encyclopédique ajoute que ce nom « fu segnefiance que tant que li homs feroit bien ce qu’il devroit, il seroit sires de toutes les creatures144 ». La spatialisation impliquée par les composantes de son nom induit ainsi une verticalité hiérarchique, la hauteur du ciel exprimant la supériorité145. Dans le même temps, Adam reflète la figure de l’homme religieux qui consacre sa vie à la spiritualité et œuvre dans un sens chrétien. Cette représentation est renforcée par les multiples comparaisons entre Adam et le prélat, à la fois fonction supérieure et religieuse. Il est ici bien question du premier homme en tant qu’être sexué, puisque l’identité d’Ève à travers son nom bénéficie d’une tout autre interprétation dans un rapport dichotomique marqué entre les sexes. Le nom d’Ève en effet signifierait « extra vadens », soit « hors alans », car les philosophes établissent que la « femme va par nature volentiers hors de voie de sapience et de raison146 ». Placides et Timéo rapporte de surcroît une autre interprétation, faisant du nom d’Ève l’envers du mot « ave » en latin, ce qui permettrait d’exprimer que la femme représente le contraire du salut pour l’homme147. La capacité à dominer, illustrée par l’imposition des noms par Adam, entérine ainsi non seulement un rapport hiérarchique entre l’homme et les animaux, lui conférant un statut supérieur en tant qu’être humain, mais également dans la relation entre homme et femme. De cette manière, la perfection d’Adam se révèle également

142 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXX, 15, p. 2224 ; Pseudo-Cyprien, De montibus Sina et Sion, IV, CSEL 3/3, p. 108. 143 Placides et Timéo ou Li secrés as philosophes, éd. C. Thomasset, Paris, 1980, p. 95-96. Cette encyclopédie fut probalement écrite avant 1304 par un clerc proche du milieu universitaire. 144 Placides et Timéo, p. 96. 145 Cf. supra ; A. Gourevitch, Les catégories, p. 47-95. 146 Placides et Timéo, p. 96. 147 Ibid., p. 96-97.

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dans le rapport qu’il entretient avec Ève, au sein du système de pensée symbolique qu’endossent les catégories du masculin et du féminin. L’essence du premier homme, dont le nom est porteur de sens tout comme celui d’Ève, accrédite une supériorité masculine fermement établie par les exégètes, soucieux de légitimer par de nombreux arguments les composantes de cette domination et de la définir. Les interprétations du nom d’Ève et d’Adam à travers les sens attribués par les exégètes mettent ainsi en lumière leurs propres manières de considérer les sexes dans leurs différences, leurs caractéristiques fondamentales et leurs rapports hiérarchiques au sein d’une réflexion anthropologique centrale dans les commentaires des premiers livres de la Genèse. Ce rapport de pouvoir est également renforcé par la connaissance de l’essence des êtres et des choses dont fait preuve le premier homme. Ce « savoir universel » des réalités contribue à lui conférer un statut dominant. La domination masculine : un équilibre précaire

Dans ce sens, la suprématie masculine est garante de l’harmonie de la Création selon les exégètes, qui mettent en garde contre un renversement des rôles sexués portant atteinte à l’ordre de la nature. L’affirmation d’une prééminence masculine sur la femme se fait lieu commun lorsqu’elle est reprise dans nombre de commentaires de la Genèse, mais également de traités et de sermons ad status du xiiie siècle, étudiés dans le cadre de ce travail, sous la forme du verset I Cor. 11, 3 : « caput mulieris vir », cité notamment par Nicolas de Gorran148. Dans cette perspective, l’encyclopédie de Barthélemy l’Anglais consacre un chapitre à la définition de l’homme sexué (De masculo) au sein duquel l’autorité d’enseigner et de diriger (autoritas enim docendi et praesidendi) est exclusivement accordée à l’homme. Le privilège de cette fonction lui revient en vertu de l’image divine dont il est porteur, tandis qu’il est interdit à la femme149. Les paroles de l’Apôtre Paul condamnant les femmes au silence ajoutées à celles de Gen. 3, 16, astreignant Ève à être dominée par son mari, viennent appuyer ce propos150. De fait, dans ce chapitre qui compare constamment l’homme à la femme en énumérant les qualités du premier, Barthélemy l’Anglais énonce que l’homme est supérieur relativement au pouvoir et à la domination (potestas et dominatio) en

148 Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 24v ; Robert Grosseteste, Hexaëmeron, p. 336-337 ; Henri de Gand, Lectura ordinaria, p. 199 ; Biblia cum glossa ordinaria, fol. 12v. 149 « Unde vir praecedit foeminam, etiam ratione intellectusque perspicuitate, ut dicit Augustinus, qui praefert virum mulieri, secundum Apostolum, in imaginis divinae similitudine et dignitate, et ex ista dignitate praecellit masculus in autoritate et potestate. Autoritas enim docendi et praesidendi viris conceditur, foeminis vero consuetudinaliter denegatur », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 12, p. 244-245. Cf. K. E. Børresen, « God’s Image. Is Woman Excluded ? Medieval Interpretation of Gen. 1, 27 and I Cor. 11, 7 », in The Image of God, éd. K. E. Børresen, p. 117-227. 150 Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 12, p. 244-245. Les paroles citées (« Docere autem mulieri non permitto ») sous la référence de I Cor. 6 dans l’encyclopédie sont celles de I Tim. 2, 12, dont la suite n’est pas mentionnée par Barthélemy l’Anglais mais est toutefois présente en filigrane : « neque dominari in virum : sed esse in silentio ». La confusion entre ces versets résulte de leur proximité, I Cor. 14, 34 énonce en effet : « Mulieres in ecclesiis taceant, non enim permittitur eis loqui, sed subditas esse sicut et lex dicit ».

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reprenant les paroles de saint Augustin, en raison de sa dignité et de sa plus grande ressemblance à Dieu. L’homme devance ainsi la femme par la raison et la clarté de son intellect, capacités qui l’autorisent à praesidere151. La question de la soumission de la femme à la domination masculine s’exprime également à travers plusieurs métaphores au long des commentaires de Hugues de Saint-Cher et d’Étienne Langton plaçant Adam dans le rôle du prélat et Ève dans celui de ses sujets obéissants152. Comme le souligne Jérôme Baschet, le rapport de domination établi entre l’homme et la femme dans les commentaires exégétiques n’est pas isolé mais étroitement lié à la relation hiérarchique érigée entre clercs et laïcs, en tant qu’« opposition sociale fondamentale153 » au même titre que celle qui caractérise l’homme et la femme. Ces relations de pouvoir homologues renvoient constamment l’une à l’autre et constituent une lecture complémentaire marquant de manière prégnante les commentaires d’Hugues de Saint-Cher et d’Étienne Langton. Les exégètes argumentent en faveur d’une prééminence masculine inscrite dans l’ordre de la nature. La Glose ordinaire mentionne, en citant saint Augustin, qu’il n’est pas permis à la femme de dominer l’homme car la faute s’en trouverait augmentée et la nature en serait « dépravée », affaiblie donc dans son ordre154. Cette argumentation revêt une signification forte puisque l’ordre de la nature est compris au xiiie siècle tant comme « un système physique [qu’]une norme morale155 ». La nature en tant que « manifestation du pouvoir divin et […] agent de sa puissance156 » est le reflet de la volonté de Dieu et de ses « intentions sociales157 » quant à la place de l’homme et de la femme. Transgresser l’ordre de la nature revient donc à bafouer l’ordre instauré par Dieu à travers la Création et à s’opposer à sa volonté158. L’argument avancé par la Glose ordinaire légitime ainsi, au sein de ce système de pensée, une supériorité masculine irréfutable puisque voulue par le Tout-Puissant159. Henri de Gand réitère l’interdiction d’enseigner faite à la femme en donnant l’argument suivant : si « une femme enseigne une fois, le monde entier va de travers160 ». Cette réflexion souligne de manière limpide que l’ordre de la nature se trouve menacé par les agissements qui subvertissent la place attribuée à chacun des sexes. Dans ce sens, pour Étienne Langton, la création exige que celle qui est formée de la côte de l’homme soit également sous son pouvoir. L’autorité de la première

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Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 12, p. 244-245.  Étienne Langton, Expositio, ms. lat. 355, fol. 5v et fol. 10v ; Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 5v. J. Baschet, « Ève n’est jamais née », p. 150-151. « Sed mulier in virum dominari non permittitur quod nisi caveatur depravabitur natura et augebitur culpa », Biblia cum glossa ordinaria, fol. 14a r ; Augustin, De Genesi ad litteram, XI, 37, CSEL 28/1, p. 372. M. van der Lugt, « Pourquoi Dieu a-t-il créé la femme ? », p. 106. Id., « L’autorité morale et normative de la nature au Moyen Âge : essai comparatif et introduction », dans La nature comme source, s. d. M. van der Lugt, p. 5. Cf. J. Cadden, Meanings of Sexe Difference. M. van der Lugt, « Pourquoi Dieu a-t-il créé la femme ? », p. 113. Ibidem ; T. Gregory, « Nature », dans Dictionnaire raisonné, s. d. J. Le Goff, J.-C. Schmitt, p. 807-810. « L’idée de l’ordre naturel inscrit donc dans l’ordre idéologique l’inégalité de la femme dans la société médiévale », M. van der Lugt, « Pourquoi Dieu a-t-il créé la femme ? », p. 113. « [M]ulier semel docuit, […] totus perversus est mundus », Henri de Gand, Lectura ordinaria, p. 249.

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Épître aux Corinthiens stipulant que la femme, tirée de l’homme, a été faite pour lui, se devine aisément en filigrane dans cette interprétation161. Le don corporel, opéré par Adam sous l’égide de Dieu, légitime le pouvoir du premier homme sur la femme dès l’origine. De plus, la soumission de la femme imposée comme sanction divine à la suite du péché, énoncée dans Gen. 3, 16 (sub viri potestate eris), constitue également le reflet de sa faute. Selon Étienne Langton, Ève en croquant le fruit voulut en effet être sans maître : en punition, elle est condamnée à être sous le pouvoir de son mari. Toutefois, dans la pureté de la relation idéale de l’Éden, la sujétion féminine est motivée par l’amour et non par la crainte et l’affliction162. Pierre de Jean Olieu abonde dans ce sens en déclarant qu’avant le péché originel, la femme était sous le pouvoir de l’homme mais pour l’utilité de son gouvernement, soit au bénéfice de ses conseils, marqué par une juste manière de diriger son épouse sans toute la peine et la bassesse de la servitude. L’exégète dénonce une domination masculine désormais lourde et tyrannique, immodérée et teintée d’arrogance163. Nicolas de Gorran affirme également qu’avant le péché, la femme était sous le pouvoir de son mari, mais non par la discipline et le châtiment comme par la suite164. Ces réflexions laissent entrevoir l’idéal d’un rapport plus harmonieux entre les sexes avant le péché originel et plaide en faveur d’une conduite masculine détachée de ses actions violentes et coercitives, sans toutefois nier la supériorité du mari sur son épouse165. Le corps du premier parent, par son aspect ainsi que par son intégrité à travers la virginité et l’absence de désir, participe ainsi pleinement de l’idéal de la toute première masculinité. L’âge viril auquel Adam est formé de manière immédiate témoigne d’un physique parfaitement accompli dès sa création et met en exergue une manière de concevoir la masculinité parfaite fixée à la trentaine qui s’exprime uniquement à travers cet âge masculin, à défaut de s’incarner dans le sexe opposé. Les exégètes, notamment mendiants, érigent ainsi la masculinité adamique de la trentaine en tant qu’étalon de mesure auquel ils comparent à la fois les femmes mais aussi les hommes qui n’appartiennent pas à ce moment précis de l’existence. L’idéal corporel de l’humanité se restreint ainsi au masculin porté par la figure d’Adam. Toutefois, malgré l’importance accordée au corps, la maîtrise des pulsions, la supériorité masculine et

161 I Cor. 11, 8-10. Cette interprétation s’inscrit dans la tradition exégétique des xiie et xiiie siècles et permet de justifier la domination masculine en s’appuyant sur ce verset. M. van der Lugt, « Pourquoi Dieu a-t-il créé la femme ? », p. 95. 162 « Subiectio multiplex est. Ordo creationis exigit subiectionem amoris et reverentie, non timoris et afflictionis. Affligit enim eam vir in defloratione et in aliis », Étienne Langton, Expositio, ms. lat. 355, fol. 12v. 163 En énumérant les punitions de la femme : « Quarta est servilis subiectio eius ad virum. Unde dicitur : Et sub viri potestate eris. Prius quidem erat sub viri potestate solum ad utilitatem suae directionis et gubernationis absque omni poena et vilitate servili. Sed tunc ponitur in poenam prout contraria praedictis includit. Quinta est grave et tyrannicum dominium viri in eam », Pierre de Jean Olieu, On Genesis, p. 158. 164 Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 26v (dans la partie dubitabilia). De manière significative, Henri de Gand (Lectura ordinaria, p. 247-248) cite un long passage de l’Hexaëmeron de saint Ambroise pour mettre les hommes en garde contre une domination violente envers leurs épouses. 165 Cf. R. Lambertini, « Nature and the origins of power », p. 110.

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le pouvoir de domination tant sur la femme que sur les animaux ou encore sur les membres du corps proviennent avant tout de l’exercice de la raison. La perfection corporelle dépend en effet étroitement de cette faculté intellectuelle, témoin direct de l’image de Dieu garantissant la dignité humaine. L’action de l’esprit, dont les qualités saillantes de force et de résistance à la séduction et au plaisir sont mises en évidence par les faiblesses féminines, se traduit avant la Chute par une emprise sur la chair de laquelle découle une paisible obéissance des membres. À travers son aptitude à raisonner, Adam est d’autant plus capable de se maîtriser que le désir et le plaisir, procédant selon certains de manière « naturelle » de la sexualité, ne sont pas encore apparus. Dans cet heureux état d’innocence, l’homme n’est pas soumis aux affres d’une enveloppe charnelle, et surtout d’une sexualité, qui échappe au contrôle de sa volonté. Corps et esprit se révèlent ainsi inextricablement associés, l’un étant le miroir de l’autre, au sein d’un dialogue constant dont la disharmonie scelle dorénavant un état de corruption qui est la conséquence du péché. La perte de ce contrôle de soi et l’apparition du désir sexuel cristallisent la ruine de la masculinité idéale du Paradis en même temps que celle du reflet de l’image divine en Adam. Avant la Chute au contraire, le développement de la capacité de jugement justifie la prééminence du premier homme et son statut de seigneur, tant envers les animaux de la Création, avec lesquels il vit en harmonie dans le jardin d’Éden, qu’envers la femme, à laquelle il est constamment mesuré dans les commentaires. Bien que la femme détienne aussi des privilèges, les œuvres étudiées s’accordent à faire du pouvoir de domination et de la supériorité d’Adam un point crucial de la relation entre les sexes et un trait fondamental de l’identité masculine. Ces données s’avèrent structurantes au sein de l’espace conjugal, tel qu’il est envisagé par le discours éducatif. Au prisme des comparaisons entre les agissements d’Adam et Ève ainsi que des dichotomies symboliques que figurent l’homme et la femme, les commentateurs bibliques construisent un modèle de comportement masculin hautement valorisé au cœur de leur réflexion anthropologique, tout en définissant ses composantes essentielles. La perfection du vir se voit légitimée par les vertus dont ils dotent Adam et dont la femme a contrario est dépourvue. Les commentaires exégétiques analysés participent ainsi pleinement à définir les traits saillants de l’identité masculine normative et idéalisée en regard de l’autre sexe. Les exégètes mendiants tout comme les commentateurs du xiiie siècle pris en considération s’inscrivent de manière générale dans la continuité des gloses antérieures, sans esquisser de rupture marquée. Ils contribuent toutefois à développer, à l’aune des apports intellectuels de leur temps et des ajouts qu’ils opèrent, les réflexions sur la sexualité adamique, les vertus masculines et le rôle de chacun des sexes. Les commentaires de la Genèse enrichissent par ce biais la définition de la « masculinité hégémonique », soit le modèle valorisé, que les pédagogues et les prédicateurs transmettent aux fidèles. À ce titre, les propos de l’exégèse ne se cantonnent pas à un espace de réflexion théorique sans incidence. D’une part, les commentaires attestent les connaissances de leurs auteurs et leur participation à l’élaboration d’une pensée sur la masculinité, à travers le modèle adamique. D’autre part, les gloses du xiiie siècle permettent de saisir le lien de continuité qui s’établit entre espace herméneutique et enseignement d’un comportement masculin aux laïcs. Au demeurant, avant de

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nous pencher sur les répercussions du modèle adamique, les vertus de son esprit, décrites par les exégètes, doivent être prises en compte. Si le développement du corps et l’emprise de la raison forment des jalons essentiels de la masculinité, les capacités surnaturelles de l’esprit d’Adam se font les signes les plus limpides de sa proximité avec le Créateur.

Chapitre  III

Les extraordinaires facultés d’Adam La masculinité par l’esprit

À côté du corps, l’esprit d’Adam est investi de capacités extraordinaires. Bien que ces dernières soient désormais perdues, elles concourent toutefois à définir les composantes essentielles de l’identité masculine. Vestiges de la masculinité parfaite, les facultés adamiques convoquent en effet les enjeux de la masculinité normative propres au développement de l’esprit et à l’acquisition du salut. Les commentaires bibliques du xiiie siècle mettent en lumière qu’à l’état de pureté originelle les capacités de l’esprit d’Adam et ses connaissances étaient immenses et dépassaient de loin celles de ses descendants après la Chute. Si ces aptitudes sont bien davantage développées dans la tradition hébraïque, où le premier homme incarne le premier magicien et le premier astronome en raison du formidable savoir dont il est doté, la tradition chrétienne ne lui accorde pas cette fonction1. Les exégètes s’étendent toutefois sur les capacités surnaturelles de l’âme d’Adam dans le prolongement du Créateur dont il est à l’image, apte à percevoir l’indicible. Cette ressemblance range les pleines capacités de l’esprit adamique exclusivement du côté de l’homme sexué. Loin d’être isolé, limité au discours de quelques érudits, l’idéal de masculinité qu’incarne le premier homme transparaît dans les prescriptions formulées à l’intention des laïcs. Ces enseignements participent ainsi de la construction d’une attitude vers laquelle les fidèles sont invités à faire converger leurs efforts afin d’atteindre le statut d’homme accompli. Si la masculinité parfaite des débuts de l’humanité est désormais un modèle inatteignable de manière absolue, elle range du côté masculin les traces de cette perfection première et lui attribue la possibilité de la retrouver en partie. Des moyens sont offerts aux laïcs non pas pour faire l’acquisition totale de ces capacités mais pour recouvrer à travers l’étude et l’apprentissage la lumière de l’esprit adamique, sa proximité avec le Créateur et sa sagesse. Les qualités de l’esprit d’Adam se devinent dans les valeurs inhérentes à la vie chrétienne enseignées aux hommes du siècle. Ce chapitre s’attache aux extraordinaires aptitudes de l’esprit d’Adam à l’état d’innocence, formant le substrat de la masculinité idéale. Dans un premier temps, il sera question de l’immense savoir du premier homme avant la Chute et de l’extase adamique au sein des commentaires exégétiques de la fin du xiie siècle et du xiiie

1 Les capacités extraordinaires dont fait preuve Adam sont bien davantage développées dans certains pseudépigraphes de l’Ancien Testament et au sein de certains textes de magie d’origine hébraïque. Cf. J.-P. Boudet, « Adam, premier savant, premier magicien », dans Adam, le premier homme, s. d. A. Paravicini Bagliani, p. 277-296 ; G. Federici Vescovini, Le Moyen Âge magique : la magie entre religion et science aux xiiie et xive siècles, Paris, 2011, p. 135-144. À propos du savoir antédiluvien transmis par Dieu à Adam chez les auteurs d’Occident, cf. J.-M. Fritz, « Translatio studii et déluge. La légende des colonnes de marbre et de brique », Cahiers de civilisation médiévale, 47 (2004), p. 127-151.

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siècle. Dans un second temps, ce chapitre se penchera sur les échos du modèle adamique en dehors des commentaires exégétiques. Il s’agira de comprendre comment différents écrits pédagogiques s’approprient cette figure à des fins d’éducation et de prescriptions morales à destination des hommes.

Voir, connaître, prédire : la perfection spirituelle Lumière et clairvoyance des yeux de l’âme

L’idée d’une parfaite connaissance humaine, déjà exprimée au xiie siècle dans la Philosophia mundi de Guillaume de Conches, prend place au sein du Speculum maius au siècle suivant dans un chapitre consacré au premier homme. Vincent de Beauvais y cite le passage de la Philosophia décrivant les extraordinaires propriétés de l’âme adamique désormais perdues. À l’état d’innocence, le premier homme détenait en effet la complète connaissance humaine de manière naturelle : Nous disons que l’âme humaine tirant son origine du Créateur, à partir duquel elle est parfaite en son genre, saurait tout ce que l’homme pourrait savoir, s’il n’y avait pas l’empêchement de la chair, et tu peux démontrer cela avec le premier homme qui, avant la corruption de l’humanité, possédait par nature la complète connaissance humaine2. Ce savoir découle bien entendu de l’origine divine du premier homme dont il reflète l’image et est entravé par la chair à l’instar de la raison qui peine à exercer son contrôle sur le corps souillé par le péché. Vincent de Beauvais place cette évocation au sein d’un chapitre qui présente l’étude et la science comme autant de remèdes à l’ignorance, origine de tous les maux et de toutes les errances, dont fait désormais preuve l’âme humaine3. L’esprit d’Adam révèle une connaissance extraordinaire que l’homme devrait posséder sans la rupture du péché originel au sein de ce passage. Le « maître de Conches » exprime ainsi à travers cet idéal une potentialité de connaissance, non pas parfaitement atteignable mais vers laquelle tendre par l’expérience et l’apprentissage pour pallier cette terrible perte. L’âme contient en latence d’insoupçonnables et de merveilleuses capacités éteintes en l’homme par la corruption originelle. Celles-ci peuvent toutefois s’épanouir à nouveau au prix d’efforts en même temps que la lumière intérieure émerge et permet une compréhension des objets du monde :





2 Notre traduction. « Ad hoc dicimus quod anima hominis a Creatore habens principium, ex quo est perfecta in genere suo, omnia sciret quae ab homine sciri possunt, nisi gravitas carnis esset, quod per primum hominem – qui ante corruptionem humanitatis, ex quo fuit, perfectam habuit scientiam humanam – probari potes », Guillaume de Conches, Philosophia, p. 307. Ce passage est cité dans Vincent de Beauvais, Speculum doctrinale, I, 23, p. 21. Cf. A.-L. Dubois, « Créer et recréer », p. 75-92. 3 Cf. Vincent de Beauvais, Speculum doctrinale, I, 1, et seq.

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Mais maintenant que l’âme est corrompue par l’humanité corrompue et qu’elle se conjugue à la corruption, elle ne peut exercer ses propriétés, jusqu’à ce que, stimulée par l’usage, par l’expérience et l’enseignement, elle recommence à discerner, comme celui qui verrait mal en ayant une bonne vue si on le jette dans une sombre prison – à moins qu’il ne se soit habitué aux ténèbres ou qu’on allume une lumière4. À la recherche de la connaissance perdue

Ce passage décrit l’âme privée de discernement, terme étroitement lié aux vertus de l’esprit chez Adam dans les commentaires étudiés et à l’usage de la raison aveuglée, privée de la lumière du savoir. La part belle est ainsi faite à la métaphore de l’ombre et de la lumière souvent exprimée dans les commentaires exégétiques pour décrire le bien et le mal, le péché et la sagesse. De fait, l’image de la lumière de l’esprit et de la clairvoyance d’Adam traverse les œuvres du corpus pris en compte. Cet éclat, évoquant également la lumière de la vérité en opposition avec les ténèbres du mensonge et la cécité de l’âme, établit une résonance entre les propos de Guillaume de Conches et ceux de la Glose ordinaire. Cette dernière explique en effet que Dieu apparaît à Adam et Ève après leur péché ad auram post meridiem (Gen. 3, 8), car la lumière vive les aurait tués, eux qui se trouvaient dans le mensonge et s’étaient éloignés de la lumière intérieure de la vérité5. Dans ce sens, à propos du même passage biblique, Étienne Langton rappelle les paroles de Jean 3, 20 : « celui qui agit mal déteste la lumière »6. La splendeur d’Adam concerne également le corps dans une moindre mesure lorsque la Glose ordinaire souligne, en commentant Genèse 3, qu’avant le péché l’homme « était nu d’apparence mais vêtu de la lumière divine »7. Toutefois, dans les commentaires du xiiie siècle, la thématique de la lumière concerne davantage l’esprit et s’exprime à travers la sagesse, vertu spirituelle la mieux à même d’illuminer l’âme et de refléter l’image divine. Cette idée se retrouve en particulier au sein du commentaire de Hugues de Saint-Cher, lorsque l’exégète établit un rapprochement imagé entre les sept dons du Saint-Esprit et les sept jours de la Création. En tête de cette liste, la sagesse apparaît au premier jour en même temps que naît la lumière, qu’elle représente



4 Notre traduction. « Sed modo, corrupta humanitate – ex quo coniungitur corrupto – corrumpitur, nec proprietates suas potest exercere, donec usus, experientia et alicuius doctrina excitata, incipit discernere, ueluti si aliquis cum subtili acie oculorum, tenebroso carceri detrudatur, videre tamen potest nisi consuescat tenebris, vel lumen accendatur », Guillaume de Conches, Philosophia, p. 307 ; Vincent de Beauvais, Speculum doctrinale, I, 23, c. 21. 5 Biblia cum glossa ordinaria, fol. 14r. 6 Étienne Langton, Expositio, ms. lat. 355, fol. 11v. 7 Biblia cum glossa ordinaria, fol. 14v. Cette splendeur, non seulement du corps et de ses composantes mais également des yeux, est évoquée par Hildegarde de Bingen, au sein du Causae et curae. Avant la Chute, en effet, l’abbesse allemande établit que les composantes humorales du corps d’Adam avaient l’éclat du cristal tandis que ses yeux étaient éclairés de sorte qu’ils pouvaient contempler les réalités célestes. Le péché originel marque une brusque tombée des ténèbres obscurcissant le regard du premier homme. Hildegarde de Bingen, Cause et cure, p. 185. Cf. L. Moulinier-Brogi, « La pomme d’Ève », p. 135-158 ; R. Klibansky et al., Saturne et la mélancolie, p. 139-141.

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pour l’esprit8. L’emploi du verbe illuminare souligne l’action resplendissante de la sagesse sur l’âme à travers une lumière du plus haut degré9. Dans cette perspective, Hugues de Saint-Cher énonce qu’Adam, comparé au prélat, doit être à l’image de Dieu par sa sagesse, soulignant par là même le caractère essentiel de cette vertu pour le premier homme et pour l’homme de Dieu10. Robert Grosseteste fait également de la sagesse une vertu primordiale conduisant à la vision spirituelle puisqu’elle est non seulement la nourriture de l’âme, de la raison et des sens qui lui obéissent mais qu’elle permet en outre de faire des progrès dans la contemplation de l’invisible11. Adam et saint Benoît : expérience mystique et lumière intérieure

Le thème de la vision resplendissante est approfondi dans la Postille, lorsque Hugues de Saint-Cher interprète l’expression ut videret (Gen. 2, 19) comme une lumière apportée aux yeux du premier homme par le Créateur. Cette clairvoyance s’apparente à une lucidité de l’esprit qui dispose Adam à discerner toutes choses de la Création et ouvre la voie à l’expérience spirituelle à travers l’évocation de la vision de saint Benoît12 : « Il illumina les yeux d’Adam, de sorte qu’il put voir toutes choses, comme on lit que saint Benoît vit le monde entier dans un rayon de soleil13 ». En comparant Adam au saint dans son expérience mystique, Hugues de Saint-Cher suggère qu’il était doté avant la Chute de la capacité de voir au-delà du monde matériel14. Le premier homme pouvait alors appréhender le monde céleste et entretenir une relation de grande proximité avec le Créateur par ce biais. Telle que décrite dans les Dialogues de Grégoire le Grand dont Hugues de Saint-Cher s’inspire, la vision de saint Benoît est « un don de Dieu provisoire » s’apparentant



8 Cf. A.-L. Dubois, « Créer et recréer », p. 75-92. 9 « Septem dies possunt assignari reparationi, quae fit in anima per septem dona Spiritus sancti. Prima dies sapientiae comparatur. Sapientia enim animam illuminat, quia conjungit eam summae luci et Deus prima die lucem fecit », Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 4r. 10 Le prélat « doit être à l’image de Dieu par la sagesse, à sa ressemblance par la vertu » : « Item praelatus debet fieri ad imaginem Dei per sapientiam, ad similitudinem per virtutem », Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 3v. 11 Robert Grosseteste, Hexaëmeron, p. 261-262. La « lumière de la sagesse » (lux sapientie) est également évoquée à plusieurs reprises, ibid., p. 275. 12 La légende de saint Benoît rapportant sa vision céleste apparaît dans le livre II des Dialogues de Grégoire le Grand (éd. A. de Vogüé, trad. P. Antin, Paris, 1979, t. 2, II, 35, p. 237-243). 13 Notre traduction. « Oculos Adae illuminavit, ut omnia posset videre : sicut legitur, Benedictum totum mundum vidisse in radio solis », Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 5v. Cf. A.- L. Dubois, « Créer et recréer », p. 75-92. 14 F. Monfrin, « Voir le monde dans la lumière de Dieu. À propos de Grégoire le Grand, Dialogues, II, 35 », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental (iiie-xiiie siècle), Rome, 1991, p. 37 ; J.-P. Muller, « La vision de saint Benoît dans l’interprétation des théologiens scolastiques », dans Mélanges bénédictins publiés à l’occasion du xive centenaire de la mort de saint Benoît par les moines de l’abbaye de St-Jérôme de Rome, Saint-Wandrille, 1947, p. 145-201 ; C. Carozzi, Le voyage de l’âme dans l’au-delà d’après la littérature latine (ve-xiiie siècle), Rome, 1994, p. 86-87 et 201-202 ; C. Trottmann, « Sur la vision de Dieu par Adam au Paradis et celle des bienheureux. Hugues de Saint Victor, critiqué par saint Bonaventure », dans Adam, le premier homme, s. d. A. Paravicini Bagliani, p. 159-182.

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à ce titre à une révélation prophétique au cours de laquelle « l’âme se dilate au-delà de sa capacité naturelle15 ». La vision de Dieu dont bénéficie saint Benoît se réalise grâce à la lumière intérieure dont son âme est emplie16. Par cette expérience surnaturelle, saint Benoît retrouve ainsi pour un instant l’aptitude dont jouissait naturellement le premier homme à connaître Dieu, en tant que Créateur, à travers l’appréhension de sa Création. Puisque la substance de l’homme reflète pleinement l’image de Dieu avant la Chute, Adam est capable de comprendre la relation qu’il entretient avec cette lumière – soit avec Dieu qui en est l’origine – à travers la connaissance de lui-même et la « conscience de sa propre substance17 ». Cette capacité surnaturelle est toutefois perdue après la Chute dans les conceptions de la théologie pessimiste des Pères de l’Église. Elle constitue la récompense béatifique ultime offerte aux saints, dont la vision de saint Benoît est un avant-goût18. Cette vision spirituelle implique un détachement du corps ou une abstraction des sens corporels. Elle est liée dans le récit des Dialogues aux pratiques ascétiques auxquelles se livre saint Benoît et à un complet détachement des plaisirs de la chair19. Au Paradis, loin du ressenti des sensations corporelles et avant l’apparition du désir, la vision de Dieu traduit la relation de continuité privilégiée qu’entretient le premier homme avec le Créateur. Adam est à même de comprendre immédiatement les éléments de la Création grâce aux capacités surnaturelles de son âme20. Sopor non somnus sed extasis : la vision prophétique d’Adam

L’aptitude originelle du premier homme à déceler l’intangible trouve sa pleine réalisation à travers la narration de la vision prophétique d’Adam, lorsque Dieu l’endort afin de lui retirer une côte (Gen. 2, 21). Les exégètes, à la suite de saint Augustin,

15 F. Monfrin, « Voir le monde », p. 38-39. 16 Ibidem. F. Monfrin (ibid., p. 47-49) montre que la vision de saint Benoît équivaut davantage à une « figure anticipatrice de la vision promise aux justes après la mort » qu’à une vision de l’essence de Dieu dans les propos de Grégoire le Grand. Dans un article plus ancien, J.-P. Muller défend toutefois davantage la solution inverse (« La vision de saint Benoît », p. 151-158). Cf. également P. Courcelle, « La vision cosmique de saint Benoît », Revue d’Études augustiniennes et patristiques, 13 (1967), p. 97-117. 17 F. Monfrin, « Voir le monde », p. 41. 18 Ibid., p. 47. 19 J.-P. Muller, « La vision de saint Benoît », p. 157 ; F. Monfrin, « Voir le monde », p. 40. 20 À propos de la relation de proximité entre Adam et Dieu, Henri de Gand dans le dernier quart du xiiie siècle ainsi que Nicolas de Lyre dans la première moitié du siècle suivant mentionnent qu’Adam est « capax Dei », en citant l’expression présente notamment dans Augustin, De trinitate, XIV, 8, CCSL 50A, p. 436. Henri de Gand, Lectura ordinaria, p. 147 ; Nicolas de Lyre, Postilla, fol. 32v. L’expression « capax est Dei » exprime une promesse selon A. Gesché (« Dieu est-il “capax hominis” ? », Revue théologique de Louvain, 24 (1993), p. 3). En effet, « l’homme est créé tel qu’il est capable de Dieu […] sa nature […] le rend apte, dans son être même, à partager la vie divine qui lui sera offerte. Il est fait pour Dieu ». Cf. G. Madec, « Capax dei », in Augustinus-Lexikon, éd. C. Mayer, Bâle, 1986-1994, t. 1, p. 728-730 ; W. Klaghofer-Treitler, « Homo capax dei ? », Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie, 39 (1992), p. 155-179 ; C. O’Neill, « L’homme ouvert à Dieu (capax Dei) », dans Humain à l’image de Dieu. La théologie et les sciences humaines face au problème de l’anthropologie, éd. P. Bühler, Genève, 1989, p. 241-260.

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mentionnent en effet que cet endormissement ne s’apparente pas au sommeil mais à une extase, à l’instar de Pierre le Mangeur : « immisit dominus soporem in Adam, id est non somnum, sed extasim21 ». Cette interprétation appartient au De Genesi ad litteram de saint Augustin. L’évêque d’Hippone traduit en effet le sommeil d’Adam par le terme extasis en s’inspirant de la version grecque de la Septante22. La Vulgate en revanche utilise le terme sopor afin d’exprimer cette profonde torpeur23. L’interprétation de saint Augustin s’inscrit dans la tradition exégétique de ses prédécesseurs, Tertullien en particulier, et fait de l’endormissement d’Adam une œuvre de Dieu et non un sommeil naturel, au cours duquel son âme aurait fait l’objet d’un ravissement mystique24. Lors de cette extase, l’esprit adamique fut mis « en communication avec la société des anges » et pénétra dans « le sanctuaire de Dieu25 ». Les novissima dont rend compte ce passage expriment les fins dernières, mystères à propos desquels Adam est initié26, conférant ainsi à cette élévation céleste une portée prophétique. Le ravissement décrit « potentialise et affine27 » les aptitudes de l’esprit adamique en lui offrant une connaissance accessible à Dieu seul. Il comprend (intelligere) alors les mystères en même temps qu’il acquiert une prescience du futur. À l’instar de la Glose ordinaire reproduisant les propos du De Genesi ad litteram28, les commentaires exégétiques des xiie et xiiie siècles font apparaître cette interprétation de manière fréquente et contribuent par ce biais à étoffer le thème de la perfection spirituelle dont Adam fait preuve29. Après ce ravissement extraordinaire à la suite de

21 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXX, 10, c. 2218, en citant Pierre le Mangeur (Scolastica historia liber Genesis, p. 35). 22 G. Dahan, « Genèse 2, 23-24 dans l’exégèse chrétienne du Moyen Âge occidental », dans « Ils seront deux en une seule chair ». Scénographie du couple humain dans le Texte occidental, s. d. P. Legendre, Bruxelles, 2004, p. 75 ; Augustin, De Genesi ad litteram, IX, 19, CSEL 28/1, p. 294. 23 Gen. 2, 21 : « Immisit ergo Dominus Deus soporem in Adam, cumque obdormisset tulit unam de costis eius et replevit carnem pro ea ». 24 B. Faes, « Interpretazioni tardo-antiche e medievali del sopore di Adamo », dans Adam, le premier homme, s. d. A. Paravicini Bagliani, p. 27. À propos de cette « forme suprême du rêve » qu’est l’extase, mettant en contact avec Dieu, cf. J. Le Goff, « Le christianisme et les rêves (iie-viie siècles) », in I sogni nel Medioevo, éd. T. Gregory, Rome, 1985, p. 186-187 et 207. 25 « Ac per hoc etiam illa extasis, quam deus inmisit in Adam, ut soporatus obdormiret, recte intellegitur ad hoc inmissa, ut et ipsius mens per extasin particeps fieret tamquam angelicae curiae et intrans in sanctuarium dei intellegeret in novissima », Augustin, De Genesi ad litteram, IX, 19, CSEL 28/1, p. 294 ; « L’extase où Dieu fait entrer Adam, afin de le plonger dans le sommeil, peut donc fort bien s’entendre d’un ravissement qui le mit en communication avec la société des anges et le fit pénétrer dans le sanctuaire de Dieu, afin qu’il y apprît le mystère qui ne devait s’accomplir qu’à la fin des temps », Œuvres complètes de saint Augustin, trad. s. d. Abbé Raulx, Bar-le-Duc, 1866, t. 4, p. 264 ; A.-L. Dubois, « Créer et recréer », p. 75-92. 26 Cf. « novus » dans A. Blaise, Lexicon latinitatis medii aevi, Turnhout, 1975, p. 621 ; ainsi que la traduction dans Œuvres complètes de saint Augustin, t. 4, p. 264 et celle de Augustin, La Genèse au sens littéral, trad. A. Agaësse et A. Solignac, Paris, 2001, p. 145 qui traduit « novissima » par « mystères ». 27 B. Faes, « Interpretazioni tardo-antiche », p. 24 ; A.-L. Dubois, « Créer et recréer », p. 75-92. 28 Biblia cum glossa ordinaria, fol. 12v. 29 Les exégètes du xiiie siècle œuvrent de concert pour construire une figure d’Adam progressivement plus ascétique, plus noble, « dans son genre parfait », dotée de connaissances prophétiques. Il s’agit en quelque sorte d’un « protype d’homme » proche de l’ange dans son savoir. Le thème du

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l’interprétation augustinienne, Adam prophétise lorsqu’il déclare : « cela maintenant est l’os de mes os, la chair de ma chair »30. La Glose précise que ces paroles sont prononcées sous l’inspiration divine (divinitus)31. Le commentaire interlinéaire de cette même glose, attribué à Anselme de Laon, évoque l’« esprit de prophétie » par lequel Adam s’exprime à son réveil, lorsqu’il comprend qu’une côte lui a été retirée afin de former la femme32. Cette compréhension merveilleuse de l’œuvre divine à propos du sacrement du mariage s’apparente à une révélation33. Absence et évolution d’un récit : le sommeil d’Adam en question

Les commentaires des premiers livres de la Genèse ne sont toutefois pas unanimes quant à la place qu’ils accordent à ce motif. Une rupture se dessine plus sensiblement à la fin du xiiie siècle. Au seuil de ce siècle, le commentaire d’Étienne Langton fait du sommeil adamique un ravissement de l’esprit vers les réalités célestes, sans toutefois employer le terme « extase »34. L’interprétation augustinienne de cette torpeur en un transport mystique se lit néanmoins en filigrane, tandis que l’exégète déclare que ce sommeil vient de Dieu. En revanche, Hugues de Saint-Cher dans la première moitié du xiiie siècle, rapportant fidèlement l’interprétation augustinienne, mentionne l’extase adamique (sopor non somnus sed extasis) au cours de laquelle son âme rejoignit l’assemblée céleste35. Il détaille ensuite le caractère des éléments dévoilés en énonçant que le premier homme prophétisa en se réveillant à propos de l’union du Christ et de l’Église, du futur Déluge et du Jugement dernier36. Le terme futura remplace dans cette sommeil prophétique contribue à former cette haute image d’Adam. B. Faes, « Interpretazioni tardo-antiche », p. 46. 30 Biblia cum glossa ordinaria, fol. 12v. Gen. 2, 23. 31 Ibidem ; Augustin, De Genesi ad litteram, IX, 19, CSEL 28/1, p. 294. Si la Genèse laisse entendre qu’Adam est l’auteur des paroles prononcées à son réveil, dans l’Évangile de Matthieu (19, 5), le Christ affirme en revanche qu’elles proviennent de Dieu (G. Dahan, « Genèse 2, 23-24 », p. 74). La Glose ordinaire, en suivant saint Augustin, éclaire cette ambiguïté : cette double attribution permet de comprendre qu’Adam prononça ces paroles sous l’inspiration divine. 32 « In extasi prophetie spiritu intellexit costam sibi esse subductam et mulierem formatam », Biblia cum glossa ordinaria, fol. 13r. Cf. S. Piron, « La parole prophétique », dans Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. N. Bériou et al., Turnhout, 2014, p. 255-286. 33 Cf. G. Dahan, « Genèse 2, 23-24 », p. 76. 34 En commentant Gen. 2, 18 et 21 (Immisit ergo Dominus Deus soporem in Adam) : « Hic homo […] rapitur per contemplationem ad celestia per soporem talem de quo dictum est », Étienne Langton, Expositio, ms. lat. 355, fol. 10v. 35 «  Immisit ergo Dominus Deus soporem, non somnum sed extasim, in qua creditur interfuisse caelesti Curiae ubi multa futura vidit. Unde evigilans prophetavit de conjunctione Christi et Ecclesiae, et diluvio futuro per aquam et judicio futuro per ignem, ita dicit Augustinus », Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 5v. 36 Ibidem. Ces prédictions à propos d’une destruction par le feu et l’eau ne se trouvent pas dans le passage de saint Augustin relatif à l’extase adamique au sein duquel la révélation concerne uniquement le sacrement du mariage (De Genesi ad litteram, IX, 19, CSEL 28/1, p. 294). Elles apparaissent en revanche dans les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe, dont l’œuvre est marquée par un regain d’intérêt au xiie siècle notamment auprès des exégètes. Cf. J.-M. Fritz, « Translatio studii et déluge », p. 129.

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évocation de Hugues de Saint-Cher le mot novissima apparaissant dans le De Genesi ad litteram ainsi que dans la Glose ordinaire. Ce glissement lexical souligne bien la projection dans l’avenir opérée par l’esprit adamique lors du ravissement mystique. La capacité à voir au-delà du temps dans le devenir de l’humanité s’ajoute alors à la compréhension spirituelle qu’a le premier homme du retrait de sa côte : l’union du Christ et de l’Église. À cette interprétation spirituelle, Hugues de Saint-Cher fait immédiatement suivre une explication littérale tirée des Sentences de Pierre Lombard en mettant ainsi en lumière la possibilité d’une tout autre compréhension de cette torpeur37. À ce niveau interprétatif, le sopor peut être entendu en tant que réel endormissement dont la fonction fut d’ôter la côte à Adam sans que celui-ci ne ressente de douleur. Ainsi, Dieu pratique l’art de retirer la sensibilité pour mieux s’adonner à l’ablation d’une partie du corps sans qu’Adam ne se réveille. Il se fait en quelque sorte médecin ou chirurgien et montre ainsi sa puissance38. Plus tard au xiiie siècle, si le Speculum maius – sans surprise en tant que vaste compilation – cite également les propos de saint Augustin, le commentaire de Nicolas de Gorran ne fait qu’effleurer ce récit39. Le nom de l’évêque d’Hippone y est uniquement évoqué lorsqu’il est question de la révélation d’Adam à son réveil, sans reproduire le récit en substance et sans employer le terme d’« extase ». Toutefois, malgré le caractère allusif de cette mention, la référence au surnaturel et à une vision spirituelle est bien présente. Le dominicain décrit en effet le modus mirabilis, soit la manière « merveilleuse » ou « admirable », évoquant le miracle, par laquelle s’opère la création de la femme. Il rapporte en outre qu’Adam comprit le sacrement du mariage ainsi que l’union du Christ et de l’Église, à l’instar du récit augustinien40. L’interprétation littérale concernant la fonction du sommeil énoncée par Hugues de Saint-Cher se retrouve également à la suite de cette interprétation spirituelle dans le commentaire de Nicolas de Gorran. Dès lors, la présence de l’interprétation spirituelle de saint Augustin concernant le sommeil adamique, plus prégnante dans les commentaires du xiie siècle, semble s’étioler au fil des analyses du siècle suivant, pour ne devenir qu’une allusion sous la plume de certains exégètes. Le caractère surnaturel du sommeil adamique subsiste néanmoins au gré des interprétations et renforce la réflexion sur les facultés extraordinaires dont se voit doté l’esprit adamique avant la Chute. Cette capacité à communiquer avec le divin, cristallisant l’immense regret de la perte de cette relation privilégiée, démontre un rapport de proximité étroitement établi entre Adam et son Créateur à la faveur d’un intellect tourné vers les réalités célestes. L’union par l’esprit participe pleinement de la perfection du premier homme et d’un modèle de masculinité idéale par laquelle Adam se fait prolongement de Dieu. Il est vrai que le récit de l’évêque d’Hippone apparaît néanmoins de manière

37 « Alii dicunt quod vere dormivit, et de dormiente sumpta est costa, ut laesus non credatur homo, vel ut potentia Dei major appareret, quia non est excitatus », Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 5v ; Pierre Lombard, Sententiae, II, dist. 18, ch. 3, p. 417. Cf. B. Faes, « Interpretazioni tardo-antiche », p. 29. 38 B. Faes, « Interpretazioni tardo-antiche », p. 22 et 29-30. 39 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXX, 16, c. 2224-2225 et 10, c. 2218. 40 « Immisit ergo Dominus Deus soporem in Adam, hic determinat formationis mulieris modum mirabilem […] Nota in hoc sopore, secundum Augustinum, Adam intellexit sacramentum coniugii et coniunctionis Christi et Ecclesiae », Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 22v.

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substantielle dans le commentaire de Hugues de Saint-Cher et dans le Speculum maius. L’interprétation augustinienne est par ailleurs explicitement mentionnée, quoique très brièvement, dans le commentaire plus tardif de Nicolas de Gorran. Ces œuvres, toutes trois composées par des frères dominicains et bien que proches dans leur recherche, ne correspondent toutefois pas à la même démarche et témoignent de temporalités différentes. Le récit de l’extase mystique du De Genesi ad litteram trouve pleinement sa place dans le Speculum maius, œuvre cherchant à rassembler les traditions écrites antérieures en citant les principales auctoritates, tout en recueillant les nouvelles connaissances. Les gloses bibliques, quant à elles, oscillent de manière constante entre tradition et innovation41. Hugues de Saint-Cher et Nicolas de Gorran ajoutent aussitôt après la mention du ravissement mystique augustinien une interprétation littérale. La référence au récit de saint Augustin, au demeurant, se fait moins explicite à mesure que s’écoule le xiiie siècle si l’on prend ces deux commentaires pour témoins. Elle apparaît de façon moins marquée dans les Postilles de Nicolas de Gorran de la toute fin de ce siècle en regard de celles de Hugues de Saint-Cher qui sont bien antérieures. Loin d’affirmer une rupture par le biais de ces deux seuls exemples, ces gloses illustrent toutefois une tendance plus générale. En effet, cette évolution des commentaires de la Genèse est à mettre sur le compte du déclin des interprétations spirituelles au profit d’explications littérales à l’orée du xive siècle comme l’a observé Beryl Smalley42. Les Postilles de Nicolas de Lyre dans la première moitié du xive siècle ne feront pas mention de l’extase prophétique d’Adam, élément propre à l’interprétation augustinienne, ni d’une connaissance des événements à venir43. Dans cette perspective, Barbara Faes évoque la progressive émergence des interprétations littérales du sommeil adamique au cours du xiiie siècle, tandis qu’un ensemble d’explications empruntées à la médecine et à la philosophie naturelle se fait jour progressivement au sein des commentaires bibliques44. L’apogée de cette évolution de l’herméneutique se situe certainement dans les Postillae de Nicolas de Lyre où Aristote et la philosophie naturelle prennent le pas sur l’influence augustinienne45. Au siècle précédent cependant, la philosophie naturelle s’affirme progressivement sans toutefois que les référence aux œuvres de saint Augustin ne 41 G. Dahan, Lire la Bible au Moyen Âge, p. 28 et 33. 42 Au sujet du déclin de l’interprétation spirituelle ainsi que de l’utilisation de la pensée et de la logique aristotéliciennes dans l’exégèse, à partir du xiiie siècle de manière plus sensible, cf. B. Smalley, The Study of the Bible, p. 285, et seq. Il pourrait aussi être avancé que le récit de saint Augustin est désormais si connu qu’il n’est plus utile de le rapporter explicitement. Toutefois, cette explication ne semble pas probante dans la mesure où de nombreuses interprétations tirées de l’œuvre de saint Augustin sont mentionnées fréquemment dans les commentaires du xiiie siècle, notamment dans la Postilla de Nicolas de Gorran. 43 Cf. A.-L. Dubois, « Créer et recréer ». Il est toutefois très succinctement fait mention du caractère « surnaturel » de la connaissance qu’eut Adam à son réveil du lien conjugal qui l’unissait désormais à sa femme, lorsqu’il affirma qu’elle était « chair de sa chair », Nicolas de Lyre, Postilla, fol. 33v. Cf. Henri de Lubac, Surnaturel. Études historiques, Paris, 1991, p. 395-401. 44 B. Faes, « Interpretazioni tardo-antiche », p. 29. 45 Cf. G. Dahan, « Nicolas de Lyre », p. 111.

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disparaissent. Cette tendance se remarque dans les commentaires de Nicolas de Gorran et de Pierre de Jean Olieu, tous deux de la fin du xiiie siècle46. Les secrets de l’intelligence : sommeil et songes prophétiques

Ces interrogations amènent les exégètes à étoffer la question du sommeil et des songes en tant que moyens de communication avec Dieu offerts aux hommes47. Ils se questionnent sur les différences existantes entre ces divers états d’abandon du corps au bénéfice d’une libération de l’esprit. Les commentateurs distinguent en effet le ravissement mystique, que représentent l’extase, les songes prophétiques et la contemplation dans une certaine mesure, du sommeil naturel sans autre but que de restaurer les forces du corps. Les interrogations liées à la nature du sommeil adamique font alors appel aux explications naturalistes et médicales. Celles-ci sont notamment empruntées à Aristote, Avicenne et Galien plus sensiblement dans la deuxième moitié du xiiie siècle, comme le confirment les commentaires étudiés et dans le sillage du renforcement de l’assimilation des concepts gréco-arabes48. À l’aune de ces avancées dans le domaine du savoir, les réflexions sur le sommeil s’enrichissent considérablement au sein des écrits scientifiques, mêlant ces nouvelles découvertes aux théories plus anciennes49. Sous cette impulsion, les exégètes tissent de fines distinctions entre le somnus et le sopor dont Adam fait l’objet, car le premier homme avait-il réellement besoin de dormir au Paradis ? Si la réponse est à l’évidence négative, chassant le somnus mais non le sopor du séjour édénique, alors la fonction de l’endormissement fut autre que le repos. Son rôle réside en effet dans l’abandon des sens corporels à dessein de « revivifier » les pouvoirs intellectuels qui donnent accès aux mystères divins50. Dormir pour se rapprocher de Dieu : les voies d’accès au céleste

Sous la plume des exégètes, le sommeil révèle les immenses capacités de l’âme adamique désormais perdues ainsi que la possibilité de restaurer ces facultés lorsque

46 À propos de l’interprétation que propose Pierre de Jean Olieu du sommeil adamique, cf. infra. Si des traces de l’interprétation augustinienne sont manifestes dans son commentaire, le récit du De genesi ad litteram n’est pas rapporté à proprement parler. 47 Cf. J.-C. Schmitt, « Récits et images de rêves au Moyen Âge », Ethnologie française, 33/4 (2003), p. 553. 48 B. Faes, « Interpretazioni tardo-antiche », p. 28-29. 49 S. Kruger, Dreaming in the Middle Ages, Cambridge, 1992, p. 119 ; T. Ricklin, Der Traum der Philosophie im 12. Jahrhundert. Traumtheorien zwischen Constantinus Africanus und Aristoteles, Leyde, 1998. Parmi les nombreux travaux sur les rêves au Moyen Âge, outre ces deux études, cf. I sogni nel Medioevo, éd. T. Gregory ; J.-C. Schmitt, « Les rêves de Guibert de Nogent » et « Le sujet du rêve », dans Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, 2001, p. 263-294 et p. 295-315 ; id., « Récits et images de rêves », p. 553-563 ; F. Morenzoni, « Rêves et visions dans le Liber de exemplis et similitudinibus rerum de Jean de San Gimignano », Medieval Sermon Studies, 59 (2015), p. 6-20 ; A. Corbellari, J.-Y. Tilliette (éd.), Le rêve médiéval, Genève, 2007 ; M. E. Wittmer-Butsch, Zur Bedeutung von Schlaf und Traum im Mittelalter, Krems, 1990. 50 B. Faes, « Interpretazioni tardo-antiche », p. 31-35.

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l’esprit parvient à se détacher de ses liens sensibles. Étienne Langton, à propos du sopor, compare Adam au prélat et suggère que le sommeil est bénéfique dans un sens spirituel car il permet de se détacher du désir du monde terrestre (quiescere ab appetitu mundi)51. Par ce commentaire, l’endormissement devient lieu d’apaisement quant à l’amour des réalités terrestres, en même temps que moment de communication avec Dieu. L’exégète mentionne à cet égard Jacob à qui l’Éternel apparaît en songe, en soulignant que ce sommeil « provient de Dieu » (talis sopor est a domino). L’évocation du verset (Cant. 5, 2) : « Je dors mais mon cœur veille » (Ego dormio et cor meum vigilat), confirme l’idée d’un sommeil de corps mais d’une intimité de l’esprit avec le Tout-Puissant à l’image d’Adam emporté vers la contemplation céleste. Dans cette même perspective, le commentaire du franciscain Pierre de Jean Olieu décrit l’extase adamique, en tant qu’excessus mentis, comme un songe envoyé par Dieu afin de révéler les événements futurs. L’expérience prophétique par le rêve décrite ici implique un éloignement des sens corporels52. Dans le même temps, le sommeil adamique au Paradis est synonyme d’abandon bénéfique puisque le désir est absent de ce lieu de pureté. Aussi Pierre de Jean Olieu cite-t-il plus avant les propos augustiniens décrivant l’heureux état adamique en perpétuel contact avec le divin, tant endormi qu’éveillé, soit par les songes soit par les visions53. L’exégète en déduit que l’intellect d’Adam, soit sa faculté de compréhension, s’épanouissait constamment dans une vision de l’esprit à l’état d’innocence. Cette capacité renforce la représentation du premier homme en tant que prolongement du Créateur par le biais d’une communication surnaturelle idéale et constante, malheureusement disparue à la suite du péché. L’élévation de son esprit permettait à Adam de contempler et de louer Dieu au Paradis54. Si le terme d’extase n’apparaissait pas au sein de l’interprétation spirituelle du sommeil d’Adam dans les Postillae de Nicolas de Gorran, ce mot surgit néanmoins ailleurs pour qualifier la manière dont s’exprime la parole de Dieu sous la plume de l’exégète qui demande, à la suite de saint Augustin, par quel moyen Dieu formula : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul, je lui ferai une aide semblable à lui » (Gen. 2, 18). Empruntée au De Genesi ad litteram, la question induit que cette phrase fut adressée à Adam, offrant ainsi un espace de réflexion à propos de la communication établie

51 Étienne Langton, Expositio, ms. lat. 355, fol. 10r ; Grégoire le Grand, Moralia in Iob, V, 31, CCSL 143, p. 256. 52 « Septuaginta habent ecstasim, id est mentis excessum […] Et ex verbo immissionis satis patet quod Deus immisit sibi somnum, qualis saepe immittitur prophetis ad videndas visiones Dei. Unde et Augustinus libro quinto Contra Iulianum capitulo tricesimo secundo, dicto quomodo in somno anima a sensibus avertitur “ad visa somniorum, in quibus saepe etiam futura monstrata sunt” », Pierre de Jean Olieu, On Genesis, p. 125. Pierre de Jean Olieu ne fait pas appel au récit de saint Augustin de manière explicite mais évoque la Septante. La mention de la révélation à propos du mariage, propre à l’interprétation augustinienne, est toutefois présente plus avant dans ce commentaire, ainsi que la révélation à propos de l’union du Christ et de l’Église, ibid., p. 126-127. Le commentaire de la Genèse d’Henri de Gand (Lectura ordinaria, p. 208), également composé dans le dernier quart du xiiie siècle (vers 1275-1276) rapproche le sommeil adamique d’un excessus mentis. À propos de ce concept chez Thomas d’Aquin, cf. B. Faes, « Interpretazioni tardo-antiche », p. 42-46. 53 Pierre de Jean Olieu, On Genesis, p. 125. 54 Ibidem.

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entre le premier homme et Dieu, parmi lesquels biais s’inscrit le rêve prophétique55. Diverses voies s’ouvrent dès lors à la transmission de la parole divine, dénombrées par l’exégète dominicain, qu’il s’agisse d’une parole intérieure inspirée par l’Être suprême, figurée dans l’esprit à la manière d’une extase ou encore en un songe apporté par un ange ou par le truchement d’une autre créature56. Afin d’expliquer la nature de l’endormissement adamique et de souligner qu’il ne s’agit pas d’un sommeil naturel, Nicolas de Gorran convoque une définition empruntée à la médecine qui démontre la différence entre somnus et sopor. L’envolée de l’esprit vers les choses spirituelles appartient à la définition du deuxième : Immisit ergo Dominus Deus soporem in Adam : hoc dicit, non sompnus, quia secundum phisicum sompnus est quies animalium virtutum cum intensione naturalium. Sopor vero est quies animalium virtutum cum intensione spiritualium57. Dans ce passage, l’intrusion d’arguments naturalistes vient renforcer l’interprétation spirituelle du sommeil adamique et permet de corroborer son caractère surnaturel sans remettre en cause sa nature divine, bien au contraire. Cette définition empruntée à la philosophie naturelle se retrouve dans d’autres textes analysés au sein de cette étude, à commencer par le Speculum naturale faisant partie de la vaste encyclopédie de Vincent de Beauvais. Le livre XXVI se consacre en effet amplement aux mécanismes du sommeil en reproduisant de nombreuses définitions empruntées à la philosophie naturelle avec en son sein plusieurs chapitres consacrés aux songes prémonitoires et aux visions58. En élaborant un véritable dialogue imaginaire entre les conceptions d’Aristote et la pensée chrétienne au gré de définitions et d’objections, Vincent de Beauvais interroge l’existence de pareils rêves59. La présence du Stagirite se fait

55 Augustin, De Genesi ad litteram, IX, 2, CSEL 28/1, p. 269-270. 56 « Aug. in glossa dixit : vel in verbo externo disponendo, vel verbo interno intellectuali interius inspirando aut verbo imaginali sicut in extasi, aut in sompnis per angelum revelando, aut verbo sensibili per corporalem creaturam voces formando », Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 22r. 57 Ibid., fol. 22v. La première partie de cette définition (« Sompnus est quies animalium virtutum cum intensione naturalium ») apparaît dans le Dragmaticon philosophiae de Guillaume de Conches (VI, 14, CCCM 152, p. 229). Cf. D. Jacquart, « Les emprunts de Guillaume de Conches », p. 93. Cette citation se retrouve dans Albert le Grand, Commentarii IV sententiarum, éd. A. Borgnet, in Opera omnia, Paris, 1893, t. 30, IV, dist. 26, art.2, p. 101. L’idée de « repos des vertus animales » provient du Pantegni de Constantin l’Africain. 58 Pour S. Kruger (Dreaming in the Middle Ages, p. 99), ce livre du Speculum naturale constituerait « the most extensive medieval encyclopedic account of dreaming ». Cette partie montre à quel point la doctrine aristotélicienne devient centrale au xiiie siècle. 59 Les auteurs chrétiens du xiiie siècle peinent à concilier la conception aristotélicienne des rêves, impliquant un reniement de l’existence des songes divins ou prémonitoires, avec les perceptions bibliques et patristiques. Une conjonction de ces deux conceptions a lieu dans certaines œuvres du xiiie siècle, rendant compte à la fois des causes physiologiques expliquant les rêves et également de leurs implications surnaturelles en envisageant qu’ils sont inspirés par les forces démoniaques ou révélateurs de la divine vérité. Le De proprietatibus rerum de Barthélemy l’Anglais, qui mêle ces points de vue, illustre ce phénomène. Le livre XXVI du Speculum naturale, en puisant largement dans la Summa de creaturis d’Albert le Grand, montre l’opposition entre ces conceptions et une

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particulièrement prégnante à travers l’utilisation de la Summa de creaturis d’Albert le Grand, abondamment reprise au long des cinquante-neuf premiers chapitres, ainsi que des Solutiones ad Chosroem de Priscien de Lydie émaillant de temps à autre l’épais tissu de ces propos60. En dépit des nombreux emprunts, ces chapitres n’en demeurent pas moins marqués du sceau de leurs auteurs car Vincent de Beauvais et ses collaborateurs choisissent l’agencement des passages cités, établissent des liens entre les œuvres et interviennent par endroits61. Dans un premier temps, l’encyclopédie offre une liste de définitions et d’explications physiologiques teintées de philosophie naturelle à propos du phénomène de l’endormissement, empruntées notamment à Algazel, Al-Farabi et Avicenne. Parmi celles-ci, apparaît la définition du sommeil (somnus) mentionnée dans le commentaire de Nicolas de Gorran, que l’encyclopédie attribue à Albert le Grand. Dans ce contexte, cette définition s’attache à souligner que le sommeil (somnus) a pour caractéristique d’apaiser « les vertus animales » dont font partie les sensations, les facultés de discernement et, de manière générale, ce qui a trait à la volonté et est accompli en toute conscience à l’état de veille62. Par conséquent, ces fonctions se taisent lorsque l’homme endormi se détache des sensations corporelles volontaires pour s’immerger dans un monde intérieur. Ces paroles laissent deviner un abandon de l’emprise de l’esprit à travers le développement d’autres forces internes en latence à l’état éveillé qui attendent ce moment de relâchement pour s’épanouir dans l’âme. Les différentes explications du phénomène de l’endormissement citées dans ce chapitre évoquent de concert un détachement des sensations extérieures et une projection vers le tréfonds de l’être intime. Un mouvement d’intériorisation a lieu durant l’assoupissement, contrairement à la veille marquée par l’action des sens extérieurs, dont témoigne par exemple cette définition empruntée à Algazel : « Somnus […] nihil aliud est nisi retractio spiritus ab exterioribus ad interiora63 ». L’affaiblissement de l’emprise de l’âme sur les sens corporels que signe alors le sommeil s’avère à double tranchant64. D’une part, cette libération du corps peut tentative de conciliation. Un dialogue s’instaure entre les théories d’Aristote et la pensée chrétienne, notamment à travers des références bibliques et en mettant en regard les théories « plus anciennes » de Grégoire le Grand ou de saint Augustin avec celles du Stagirite, acquises plus récemment par les frères mendiants (Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXVI, 52-65 en particulier). Cf. S. Kruger, Dreaming in the Middle Ages ; Y. Foehr-Janssens, « Songes creux et insomnies dans les récits médiévaux (Fabliaux, dits, exempla) », dans Le rêve médiéval, éd. A. Corbellari, J.-Y. Tilliette, Genève, 2007, p. 116 et n. 9. 60 S. Kruger, Dreaming in the Middle Ages, p. 99. Comme le montre S. Kruger, sur les cinquante-neuf premiers chapitres de ce livre XXVI, seuls les chapitres 8, 10 et 32 sont inspirés par les Solutiones ad Chosroem de Priscien de Lydie. À l’instar de la Summa creaturis d’Albert le Grand, cette œuvre est fortement aristotélicienne. 61 Ibid., p. 99-100. 62 « Somnus est quies virtutum animalium cum intentione naturalium, vigilia vero est inten[t]io animalium cum remissione naturalium », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXVI, 1, c. 1841. 63 Ibidem. 64 « Vigilia est dispositio in qua imperat anima sensibus, et virtutibus moventibus exterius voluntatem cui non est aliqua necessitas. Somnus vero est privatio dispositionis huius, in quo anima convertitur ab exterioribus ad interiora », ibidem. L’encyclopédie attribue la citation (en italique) à Albert le Grand.

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entraîner le dormeur sur la pente glissante du vice, notamment lorsqu’il est question de la pollution nocturne65. D’un autre côté, dans le contexte d’un transport vers les réalités spirituelles, ce détachement du monde sensible et des perceptions corporelles se révèle extrêmement bénéfique car l’âme peut s’immerger dans un monde intérieur en s’adonnant par l’esprit à de célestes préoccupations. L’âme, comme l’énonce Avicenne, « se tourne » vers les réalités intérieures durant cet état particulier66. Le chapitre suivant, entièrement dédié à expliciter les définitions aristotéliciennes du sommeil et de la veille, évoque des sens figés dans le sommeil, incapables d’obéir à la volonté, tandis que l’état de veille laisse libre cours à leur action67. La suite de ce passage met en lumière la propension du sommeil à stimuler les aptitudes de l’esprit, autres que celles qui caractérisent l’état de veille. Selon les idées d’Aristote exposées dans ce chapitre du Speculum naturale, l’endormissement est propice à la naissance d’images dans l’esprit. Les « phantasmata », les images formées par l’imagination, s’acheminent de l’organe destiné à cette dernière – dans le sens médiéval du terme organe – vers ce qu’Aristote nomme le « sensus communis », sens interne qui permet la perception68. L’encyclopédie, toujours en explicitant les propos du Stagirite, relève le mécanisme commun existant entre les phénomènes décrits et d’autres formes de libération de l’esprit propres à l’absence de raison, dont l’amentia qui s’apparente à la folie mais pourrait également être associée à une forme d’extase69. Il mentionne par la suite le ravissement mystique (raptus)70. Quoique différents, ces états sont tous marqués par l’immobilisme des sens au profit d’une activité de l’esprit. Délivré de la raison, le sommeil permet lui aussi le déploiement d’autres facultés autrement occultées.

65 Cela n’empêche pas que la raison s’exerce tout de même durant le sommeil comme le souligne Thomas de Chobham dans la Summa confessorum (p. 332), qui donne en exemple le songe de Joseph au cours duquel Dieu lui apparaît. Selon lui, si Joseph comprend les paroles de Dieu, c’est donc qu’il est capable d’exercer sa raison. Cette réflexion s’inscrit dans le cadre d’une argumentation à propos de la culpabilité ou non durant le sommeil. 66 « Cum autem in somno convertatur anima (sicut supra dictum est) ab exterioribus ad interiora, conversione huiusmodi necesse est fieri », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXVI, 11, c.1849, en citant Avicenne. 67 « Somnus est immobilitas sensuum, velut quoddam vinculum. Vigilia vero est solutio ac remissio sensuum », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXVI, 2, c.1842, en attribuant ce propos à Aristote. Ce chapitre affirme plus avant que les sens du dormeur se révèlent clos, fermés au monde extérieur. Ibid., c.1843. 68 Ibid., c.1842. Cf. J. Schaeffer, « Commonplaces. Sensus Communis », in A Companion to Rhetoric and Rhetorical Criticism, éd. W. Jost, W. Olmsted, Oxford, 2004, p. 278 ; C. Di Martino, Ratio patricularis. La doctrine des sens internes d’Avicenne à Thomas d’Aquin, Paris, 2008, p. 19. 69 Cf. « amentia » dans A. Blaise, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, Turnhout, 1954, p. 77 : « extase, ravissement (hors des sens) ». 70 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXVI, 2, c. 1842. Si le rapprochement est opéré, la suite du passage précise bien que ces phénomènes, qui s’apparentent au sommeil, n’équivalent cependant pas à ce dernier qui s’en distingue par plusieurs caractéristiques.

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Dormir pour voir l’avenir

Les aptitudes secrètes qui se révèlent dans l’abandon du sommeil s’incarnent dans la possibilité de voir le futur à travers les songes prémonitoires. Parmi plusieurs encyclopédies s’interrogeant à ce sujet, leur existence et leur véracité sont longuement débattues dans le Speculum naturale71. Une citation de Priscien de Lydie met en lumière la propension des dormeurs à être plus contemplatifs et plus inventifs ou aptes à comprendre certaines vérités que ceux qui sont réveillés72. Dans ce prolongement, une question aristotélicienne, présentée par cette encyclopédie, se consacre aux songes prémonitoires et à la possibilité de leur existence : « utrum futura contingat in somnio praevidere, vel non ?73 ». Afin de répondre à cette vaste et complexe interrogation, plusieurs autorités opposées sont convoquées aux côtés d’Aristote, notamment les médecins, tandis que le texte encyclopédique s’émaille de références bibliques74. La résolution esquissée tisse un lien étroit entre songes et images qui se forment dans l’esprit (imaginationes), comme autant de signes d’événements futurs, en inscrivant cette interprétation du côté de l’avis des saints et des prophètes75. Par ce biais, le contexte spirituel et religieux contraste bien entendu avec les explications aristotéliciennes qui mettent en avant le manque de cause rationnelle pouvant expliquer le caractère prémonitoire des songes76. La réflexion est amalgamée à des observations physiologiques par le truchement d’Avicenne présentant la dernière phase du sommeil comme un espace propice au développement de signes concernant l’avenir, qui fait apparaître des images à l’approche du matin77. Cependant, si l’esprit est capable de développer ces aptitudes spéciales, c’est parce qu’il est délesté de l’empêchement 71 Les encyclopédies de Thomas de Cantimpré (Liber de natura rerum, II, 13, p. 92-94) et de Barthélemy l’Anglais (De proprietatibus rerum, VI, 24, p. 266-269) traitent des rêves prophétiques ou prémonitoires. 72 « Spiritualia vero somniari, recordari, sine omni sensu et intelligentia phantasmatum, et dormientes quam vigilantes contemplatiores et inventiores novorum », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXVI, 10, c. 1849 ; Priscien de Lydie, Quae extant. Metaphrasis in Theophrastum et solutionum ad Chosroem liber, éd. I. Bywater, Berlin, 1886, p. 57. Dans l’œuvre de Priscien de Lydie, « verorum » remplace le terme « novorum » apparaissant dans la version citée par le Speculum naturale. Dans cette version, les dormeurs seraient mieux capables de comprendre des choses vraies ou des vérités. 73 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXVI, 52, c. 1871. Cette interrogation constitue la quatrième des sept questions aristotéliciennes présentées et débattues par Vincent de Beauvais. 74 Ibidem. En citant la Summa de creaturis, Vincent de Beauvais convoque également les théories patristiques concernant les songes, en particulier celles de Grégoire le Grand et d’Augustin, confrontées à la pensée aristotélicienne. Cf. S. Kruger, Dreaming in the Middle Ages, p. 104-115 ; J. Le Goff, « Le christianisme et les rêves », p. 194-213 ; J.-C. Schmitt, « Le sujet du rêve », p. 295-315 ; R. Manselli, « Il sogno come premonizione, consiglio e predizione nelle tradizione medioevale », in I sogni nel Medioevo, éd. T. Gregory, p. 219-244 ; M. E. Wittmer-Butsch, Zur Bedeutung von Schlaf und Traum, p. 90-189. 75 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXVI, 52, c. 1871. Ce chapitre ainsi que le suivant ne cessent d’osciller entre des arguments favorables ou opposés à l’existence de songes prémonitoires. Cf. S. Kruger, Dreaming in the Middle Ages, p. 106. 76 « Econtra vero idem Aristoteles obiicit, quod cognosci non potest illud, cuius nulla rationalis causa praecedit », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXVI, 52, c. 1871. 77 Ce sommeil matinal, de la seconde partie de la nuit, est pensé comme étant plus profond que celui qui suit l’endormissement et garantit une plus grande véracité des songes qui s’y forment. Cf. Y. Foehr-Janssens, « Songes creux et insomnies », p. 118 ; S. Kruger, Dreaming in the Middle Ages, p. 99-119.

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du corps, libéré de son joug, ainsi que des actions auxquelles l’âme doit s’adonner durant la veille78. Les facultés autrement obstruées par la réalité matérielle rendent le dormeur apte à se projeter en avant vers ce qui sera. Une autre évocation, un peu plus avant, vient renforcer la représentation d’un sommeil positif en ce qu’il dilate les voies de communication avec le divin, à travers l’exemple de Salomon qui demande la sagesse à Dieu en songe. À travers une citation de saint Augustin, cet exemple révèle le mérite de ce grand personnage biblique dont le relâchement du corps au cours de l’endormissement ne fait pas surgir de pensées honteuses mais au contraire donne lieu à l’émergence d’un désir tourné vers le ciel79. Le chapitre 96 et les suivants mettent au jour une série de développements sur l’extase et sa nature puisée dans le De Genesi ad litteram, tandis que le tout dernier chapitre évoque l’expérience spirituelle d’Adam80. La fonction élévatrice de l’extase renvoyant à ce qui est « au-dessus de l’homme », à l’instar de l’excessus mentis et du ravissement, est à nouveau affirmée par le biais d’un détachement du monde sensible, rapprochant cet état de la contemplation divine81. Les interrogations du Speculum naturale à propos des possibilités particulières qu’offre le sommeil apportent un éclairage au récit de l’extase adamique tiré du De Genesi ad litteram. Il est significatif de constater que des phénomènes de prime abord fondamentalement différents tels que l’assoupissement naturel, la projection de l’esprit vers l’avenir et la vision extatique sont expliqués au même titre par le biais de la science naturelle et font montre, sous la plume de l’encyclopédiste, d’un ensemble de mécanismes communs. Un texte d’une tout autre nature, le manuel à l’usage des confesseurs composé par Thomas de Chobham au début du xiiie siècle, s’interroge également à propos des songes (De somniis) et de leurs différentes formes en s’inspirant principalement du Commentaire au songe de Scipion82. Au sein d’un passage significatif, il relève que l’âme, en tant que « création rationnelle » détient une connaissance naturelle des événements passés, présents et à venir. Ces extraordinaires facultés d’esprit sont ainsi décrites en tant que potentialités intrinsèquement présentes en l’homme, toutefois entravées par la pesanteur du corps. En effet, selon Thomas de Chobham, ce savoir se trouve perturbé par le monde matériel qui empêche l’esprit de faire éclore ces connaissances alors condamnées à demeurer endormies en lui. Sous l’effet de l’intervention divine et d’une libération du corps par le sommeil, l’âme parvient à restaurer cette prescience et à se « restituer à elle-même »83. Bien que cette réflexion 78 Cette idée est déjà présente chez Tertullien. J. Le Goff, « Le christianisme et les rêves », p. 190. 79 Cette réflexion apparaît au sein de chapitres s’interrogeant sur la pollution nocturne. Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 18, c. 2306, en citant Augustin, De Genesi ad litteram, XII, 15, CSEL 28/1, p. 400. 80 Sur l’extase, cf. Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXVI, 96, c. 1903 et seq. 81 Ibid., 111, c. 1916. 82 Ibid., qu. X, p. 481. Il énumère ainsi les catégories suivantes : insomnium, phantasmata, somnium, visio et oraculum, tirées du Commentaire au songe de Scipion de Macrobe (éd. et trad. M. Armisen-Marchetti, Paris, 2001, t. 1, I, 3, p. 10). 83 « Anima enim rationalis creatura est et naturaliter scientiam habet preteritorum, presentium et multorum futurorum. Hec autem eius scientia perturbatur per molestias corporales et seculares et iuvatur per inspirationem vel ostensionem divinam. Cum igitur anima sit iuncta corpori, ex mole carnis perdit subtilitatem sue naturalis scientie, sed in somno cum quiescunt animales

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ne fasse pas explicitement mention d’Adam, elle n’est pas sans évoquer la Philosophia mundi de Guillaume de Conches qui rendait compte des connaissances extraordinaires du premier homme perdues après la Chute. À travers l’oubli des sens qui s’opère par le sommeil, l’âme laisse se développer ses capacités cognitives et, portée par le rêve, s’emploie à regarder « plus pleinement » au-delà du temps. Les songes (somnia) prophétiques se produisent lorsque « l’âme est illuminée divinement »84. À travers les dispositions apportées par le sommeil, l’âme devient réceptacle de cette lumière et est ainsi capable, dans un mouvement d’intériorisation qui appelle en même temps l’infiniment grand, de retrouver et de restaurer ses capacités inhérentes85. Celles-ci lui permettent de voir pleinement dans la clarté divine à l’instar d’Adam dans le commentaire de Hugues de Saint-Cher, dont la vision de la Création se faisait totale in radio solis tout comme saint Benoît dans sa vision béatifique. Dormir pour mieux contempler

En tant qu’immersion à l’intérieur de soi et dans le prolongement de l’extase adamique, le sommeil devient espace propice à la contemplation et entretient de nombreuses similitudes avec cet état, soulignées par les commentateurs de la Genèse comme l’esquissent les passages cités précédemment. En ce que l’endormissement dispose le dormeur à ouvrir ses yeux intérieurs et à entrer en contact avec le Tout-Puissant, il se rapproche de l’extase et de la contemplation. Cette proximité se fait plus ostensible à travers certaines interprétations. En effet, la Glose ordinaire, à l’endroit du commentaire sur la torpeur d’Adam, évoque une vision spirituelle permettant de contempler la réalité invisible aux yeux du corps, entraînant le dormeur vers les espaces cachés de la compréhension : « plus quelqu’un s’éloigne en dormant des choses visibles, mieux et de manière plus pure voit-il les secrets de l’intelligence »86. En faisant référence à la révélation obtenue par le biais du sopor, Adam se voit investi d’une « parfaite sagesse » (perfecta sapientia) au sein de cette interprétation spirituelle. La contemplation qui s’opère alors par le sommeil est secrète et éloignée des sens du corps87. Ces interprétations du sommeil adamique, soumises aux connaissances de la tradition mais également à la créativité et à la sensibilité des exégètes ainsi que des encyclopédistes, mettent en lumière les extraordinaires facultés du premier homme et sa relation privilégiée avec Dieu. Elles décrivent un état de masculinité parfaite

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virtutes iam in parte liberatur a gravedine corporis cum non sit intenta operationibus suis – velut ad exercendum visum, auditum, gustum, odoratum, tactum – tunc autem ex his libera redit ad seipsam et utitur liberius scientia circa cognitionem futurorum et multa futura comprehendit », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 481. Ibid., p. 483. Cf. J.-C. Schmitt, « Récits et images de rêves », p. 561. A.-L. Dubois, « Créer et recréer », p. 83. Biblia cum glossa ordinaria, fol. 12v : « Non possunt hec corporeis oculis videri, sed quanto quis a visibilibus ad secreta intelligentie quasi obdormiendo secesserit melius et sincerius videt ». Augustin, De Genesi contra Manichaeos, II, 12, CSEL 91, p. 137. « Contemplatio secreta est et a sensu corporis remota, quae per soporem intelligitur », Biblia cum glossa ordinaria, fol. 12v.

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perdue à cause du péché originel. Un regret sans cesse renouvelé de ce moment d’innocence se devine au gré de la construction de l’idéal masculin qu’Adam cristallise tant à travers ses forces corporelles que ses vertus spirituelles. Ces pleines aptitudes, à la fois normes d’accomplissement humain et composantes du modèle masculin, exaltent un état de proximité inégalable avec le Créateur. Adam, en tant que premier être de sexe masculin, se fait son image et son prolongement à travers ses facultés surnaturelles que seul un contact étroit avec le Tout-Puissant peut offrir. La torpeur d’Adam donne ainsi lieu à de riches interprétations sous la plume des exégètes qui mettent en avant la thématique de la lumière de l’esprit dans sa vision du monde et de la sagesse comme vertu primordiale. Les commentaires bibliques font preuve à la fois d’une continuité de la tradition exégétique et d’une capacité de réinvention à partir de celle-ci. Ils dessinent chacun une facette différente de l’interprétation de ce sommeil. De même, les réflexions sur l’endormissement font écho au vif intérêt pour les sciences au xiiie siècle, la philosophie naturelle et la médecine en particulier, dont témoignent tant exégètes qu’encyclopédistes. Ce savoir est mis à contribution afin de construire le modèle d’une masculinité de perfection, surhumaine autant que surpuissante, qui attribue pleinement ces qualités de l’esprit au sexe masculin, par les vertus qui lui sont reconnues. Les facultés surnaturelles d’Adam et son aptitude à se rapprocher de Dieu par l’esprit forment le socle de la perfection de cette figure, inspirant ensuite le modèle de masculinité qui en découle, bien qu’une telle perfection soit inatteignable. Dans ce sens, les développements à propos du sommeil adamique mettent en exergue une préoccupation pour les facultés spirituelles masculines. À la suite d’Augustin, les exégètes décrivent cet assoupissement comme une extase projetant l’esprit du premier homme vers le monde céleste, mais ils le rapprochent également d’un moment portant aux visions prophétiques et à la contemplation. Un mouvement d’intériorisation est esquissé par les commentaires bibliques à travers ces états permettant de s’abstraire du corps, dans lesquels se devine le modèle d’une vie ascétique transmis par ce biais. Cette immersion dans l’intimité de soi et dans les profondeurs de son être devient le lieu d’une projection en avant et d’une prescience des événements futurs, attribuées à l’esprit masculin des premiers temps. Dès lors, l’ouverture du regard se fait centrale au prisme du thème de la lumière qui irradie l’intelligence du premier homme et ouvre les yeux de son âme afin de lui transmettre la clairvoyance divine. Cette capacité de se projeter vers le Très-Haut, bien que perdue à l’état inné dont témoigne Adam avant la Chute, semble toutefois pouvoir être restaurée par divers moyens. Ceux-ci sont enseignés aux hommes en raison des capacités intellectuelles inhérentes à leur identité sexuée, telle qu’elle est envisagée, en lien avec le développement de la raison. Retrouver cette perfection d’esprit s’exprime par un développement des connaissances à travers un apprentissage qui porte vers les réalités transcendantes et l’acquisition de la sagesse, aptitudes fondamentales dans la construction d’un idéal masculin. L’encouragement à retrouver l’image de Dieu par le comportement et les vertus constitue en effet un but essentiel de la quête spirituelle enseignée aux hommes laïcs et de la conduite masculine qu’ils sont encouragés à adopter.

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Adam et les échos d’un idéal : la masculinité enseignée Le tout premier homme sert de modèle aux principes de la masculinité tels qu’ils apparaissent dans les textes plus directement adressés aux laïcs. Les traces de l’idéal adamique se font lisibles au sein des préceptes moraux inculqués aux garçons et aux jeunes hommes dans les traités d’éducation et les sermons ad status qui leur sont destinés au xiiie siècle. Deux catégories d’hommes en particulier cristallisent ce type d’enseignements : les nobles et les paysans. Étant donné que la figure d’Adam se devinera en filigrane au long des prochains chapitres, il sera ici question des exemples les plus explicites au sein des œuvres étudiées. Cette partie s’attachera aux traces du modèle adamique soit à travers la mention du premier homme comme exemple, soit par le biais d’un aspect de sa perfection. À des fins d’enseignement et de manière plus saillante à certains endroits, les écrits adressés aux hommes jeunes ou adultes dessinent un modèle de comportement au sein duquel se décèle la conduite du premier homme ou les qualités qui lui sont attribuées à l’état d’innocence. Sur les traces d’Adam : retrouver le reflet divin Adam dans les textes éducatifs

Certaines références à la figure adamique sont explicites au sein des traités d’éducation et utilisent le nom d’Adam pour mettre en exergue un précepte précis. Les traités des dominicains Vincent de Beauvais et Guillaume Peyraut, proches dans leur contenu mais n’étant toutefois pas identiques, sont porteurs de ces mentions ponctuelles qui demeurent somme toute assez rares à l’état explicite. Le passage tiré de l’œuvre de Guillaume de Conches cité précédemment, dénonçant la perte de l’extraordinaire connaissance du premier homme, apparaît également dans le traité d’éducation composé par Vincent de Beauvais88. Cette évocation au sein du programme éducatif offert par cette œuvre se présente comme une justification du besoin d’apprentissage et encourage à recouvrer par ce biais le reflet du Créateur pour les jeunes hommes de la noblesse. La Somme le roi, traité d’instruction morale et religieuse pour les laïcs, évoque le pouvoir de domination du premier homme sur toutes les créatures en écho aux commentaires exégétiques et déplore sa perte. En effet, la « vraie seigneurie », qui ne s’acquiert que par la vertu, permet à l’homme de retrouver l’état, perdu par le péché, dans lequel il était « sires de toutes creatures qui souz ciel estoient, a qui toutes choses obeïssoient, et a qui riens ne pouoit nuire »89. De manière similaire aux gloses de la Genèse, ce pouvoir de domination du premier homme renvoie à une parfaite emprise sur ses propres émotions et ses mouvements intérieurs. Après la Chute, l’homme doit réapprendre cette maîtrise par le biais de l’éducation et d’un effort sur lui-même, autant sur son corps que sur son cœur90.

88 Vincent de Beauvais, De eruditione, 9, p. 34. 89 Laurent d’Orléans, La Somme le roi, 47, p. 189. 90 Ibidem ; ibid., p. 190.

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Noces édéniques et sacralisation du mariage

La thématique du mariage invite également à évoquer l’exemple d’Adam. Guillaume Peyraut fait mention de l’extase adamique dans un chapitre au cours duquel il présente le caractère sacré du mariage qu’il préconise aux jeunes hommes inaptes à se contenir91. Plusieurs arguments sont convoqués en ce sens, notamment l’état d’innocence durant lequel le mariage fut institué ainsi que le lieu dans lequel il se vit établi : le Paradis. Guillaume Peyraut mentionne l’interprétation spirituelle du sommeil adamique avancée par saint Augustin tout en l’aménageant suivant son propos éducatif92. Ce chapitre encourage les jeunes hommes à inscrire leur sexualité, à défaut de la réprimer, dans le cadre du mariage de manière conforme aux valeurs de l’Église. À travers cette évocation, l’union conjugale est présentée comme participant de l’état de masculinité idéale que représente Adam. De manière sous-jacente, se dessine l’exemple d’une sexualité masculine non coupable liée à l’état d’innocence qu’il faut imiter car elle permet d’éviter le vice de fornication contre lequel Guillaume Peyraut met en garde. Sagesse et spiritualité : être un homme à l’image d’Adam

D’autres évocations de la figure adamique, plus fréquentes, se laissent aisément deviner à travers certains aspects de l’idéal masculin dessiné au fil des commentaires bibliques, sans toutefois que le nom d’Adam ne soit explicitement cité. Portant vers les réalités spirituelles et amenant la lumière à l’esprit, la sagesse est un thème important des traités d’éducation et des sermons ad status destinés aux garçons et aux jeunes hommes. Au sein du discours pédagogique, cette vertu se dessine comme un but primordial de l’apprentissage dont l’importance est particulièrement soulignée dans le traité De instructione puerorum du dominicain Guillaume de Tournai. Si un des deux sermons aux écoliers clôturant ce traité s’attache entièrement à cette vertu, un chapitre à propos de la connaissance que doivent acquérir les jeunes garçons inscrit la sagesse au cœur du programme pédagogique proposé par cet auteur. Par le biais de nombreuses citations, cette vertu est prônée en raison de sa capacité à mener au salut. Elle représente un savoir à obtenir non pas pour lui-même mais qu’il faut étroitement associer à la vertu afin de mieux connaître Dieu. L’instruction est dès lors le moyen de gagner une sagesse inspirée par le divin, de même que la prière. Jointe à la discipline, elle constitue aussi une arme puissante pour résister au mal93. Le miel de l’apprentissage

À l’instar du premier sermon « ad adolescentes et pueros » du franciscain Guibert de Tournai, la sagesse représente au sein du De instructione puerorum une

91 Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 26, p. 394-396. Ce ch. 26 est nommé Quod in aetate adolescentiae monendi sunt qui non possunt continere ad matrimonium. 92 Ibid., p. 395-396. 93 Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 24, p. 36-38, 44-45.

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« douce nourriture » pour l’âme en ce qu’elle est connaissance de la vérité94. Dans le sermon de Guibert de Tournai, cette vertu se fait essence des enseignements à travers l’image du miel, la plus douce des nourritures pour l’esprit. Il faut ainsi instruire les garçons afin qu’ils acquièrent un savoir tourné vers Dieu et adoptent une manière de vivre conforme aux préceptes chrétiens95. La métaphore de la douce nourriture spirituelle se poursuit dans le premier sermon « ad pueros in scholis », à la fin du De instructione puerorum, qui exhorte fortement les jeunes hommes à chercher la bonne sagesse au goût de la raison, plus précieuse que tous les biens96. L’étude est en effet le lieu de développement de la sagesse. Dans ce but, elle représente une preuve d’accomplissement et une composante essentielle de la maturité. Le traité de Vincent de Beauvais, à l’instar de celui de Guillaume Peyraut, encourage de même à étudier durant la jeunesse afin d’acquérir une précieuse sagesse, preuve d’accomplissement et composante essentielle de l’âge adulte97. À travers une citation biblique, Vincent de Beauvais fait de la sagesse une vertu si estimable qu’elle surpasse la force. Si la recherche de la sapientia constitue la plus honnête occupation pour un homme rationnel, l’homme (vir) prudent – qualité qui découle de la sagesse – a plus de valeur que l’homme fort98. Sous la plume de Vincent de Beauvais, la sagesse devient ainsi signe d’une masculinité vertueuse. La sagesse est également designée comme la vertu primordiale de ceux qui dirigent un royaume, comme l’illustrent par exemple les propos des dominicains Humbert de Romans et Guillaume Peyraut99. À cet égard, ce dernier place la sagesse qu’il compare au sens de la vue au-dessus de la puissance de gouverner elle-même. Il exhorte les jeunes rois et les futurs dirigeants à s’instruire afin d’en faire l’acquisition100. L’exemple de Salomon, demandant en rêve l’obtention de cette vertu à Dieu, apparaît au sein de ce sermon d’Humbert de Romans. Cette figure, présente dans les passages s’attachant au sommeil explorés précédemment, illustre ici l’attitude vertueuse d’un homme dirigeant101. Ce même roi biblique est également présenté dans le sermon composé par Guibert de Tournai à l’intention des écoliers102. Le sommeil se fait 94 « Nullus est suavior anime cibus quam cognitio veritatis », ibid., p. 37 ; Lactance, Institutions divines, I, 1, CSEL 19, p. 5. 95 Guibert de Tournai, RLS 268, p. 704. 96 « Sed querenda est sapientia ratione saporis », Guillaume de Tournai, « Sermo ad pueros in scholis », dans De instructione puerorum, 30, p. 44. 97 Guillaume Peyraut, De eruditione principum, p. 180 ; « Hinc etiam seniores in lege iubemur honorare propter sapienciam magis quam propter etatem », Vincent de Beauvais, De eruditione, 12, p. 44. Ces propos apparaissent au sein des parties de ces traités spécifiquement dédiées à l’éducation des garçons et des jeunes hommes. 98 « Denique nulla est homini racionali honestior occupatio quam in sapiencie studio », ibid., p. 44. En citant Sap. 6, 1 : « melior est sapiencia quam vires, et vir prudens magis quam fortis », ibid., p. 45. 99 Le sermon « ad rectores et officiales civitatis » de la collection d’Humbert de Romans, adressé aux hommes adultes, place la sagesse en tête des vertus que doivent posséder ceux qui gouvernent : « in huiusmodi statu non sunt ponendi nisi sapientes », Humbert de Romans, S. 73, p. 173. 100 Guillaume Peyraut, De eruditione principum, I, 2, p. 180. 101 Humbert de Romans, S. 73, p. 173. Cf. F. Morenzoni, « Rêves et visions », p. 6-20. 102 Guibert de Tournai, RLS 270, p. 725.

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là encore espace de communication avec le Tout-Puissant par le truchement des songes. Le sermon de Guibert de Tournai associe en effet cet épisode aux dangers du sommeil pour la pureté des jeunes garçons, les incitant à favoriser un chaste endormissement, éloigné des périls de la nuit sur lesquels nous reviendrons. Afin d’encourager les boni pueri à adopter une bonne disposition d’esprit au coucher, en étant ouverts au divin plutôt qu’aux pensées licencieuses comme mentionné dans le Speculum naturale, Guibert de Tournai convoque la figure de Salomon s’adressant à Dieu durant son sommeil103. Ce modèle masculin étroitement associé à la sagesse s’inscrit dans la continuité de l’exemple de masculinité parfaite et proche de Dieu incarnée par Adam à l’état d’innocence. Tout comme le premier homme, Salomon représente un idéal dont le sommeil souligne les vertus de l’esprit et de la pensée. Essentielle à une position dirigeante réservée aux hommes, la sagesse est assimilée à un comportement viril au sein du sermon d’Humbert de Romans. Cette attitude masculine vivement encouragée traduit une force et une efficacité dans les actes, tout en demeurant juste et sage dans la manière de gouverner. L’expression « viriles corde », pouvant revêtir plusieurs significations, semble associer à cette attitude virile la volonté, les intentions ou encore le siège intime des vertus104. La lumineuse vertu des hommes

Le caractère lumineux de la sagesse est évoqué à plusieurs reprises à travers diverses citations bibliques sous la plume de Guillaume de Tournai. Cette vertu est brillante et plus belle que le soleil, elle est aussi « rayonnement de la lumière éternelle » (candor lucis eterne) car elle reflète l’image de Dieu dans sa bonté105. L’acquisition de la sagesse, associée à la faculté de raisonner, permet ainsi au jeune homme de se rapprocher du Créateur et rappelle par son éclat l’image divine. Au sein des préceptes éducatifs, l’illumination permet d’exprimer un développement de l’intelligence, par le biais du savoir, mais également et avant tout à travers un apprentissage de préceptes moraux et une inclination vers la spiritualité dont la finalité réside dans l’obtention du salut. Vincent de Beauvais encourage ainsi à éclairer l’esprit des garçons par les études, tandis que la discipline du corps, dispensée par les coups, leur apprendrait à contrôler leurs émotions106. Dans le traité de Gilles de Rome, la métaphore de la lumière se traduit par une exhortation à illuminer l’intelligence des jeunes hommes de plus de quatorze ans, âge critique à bien des égards mais auquel ceux-ci commencent

103 Ibidem. 104 « [Ex. 18, 21] : Elige viros potentes de omni plebe. Viros dicit, idest : viriles corde et potentes in efficacia operis. Patet ex his, quod hujusmodi homines debent esse sapientes, et justi, et viriles », Humbert de Romans, S. 73, p. 173. 105 En citant Sap. 7, 29 : « Est enim speciosior sole et super omnem dispositionem stellarum luci comparata » et Sap. 7, 26 : « Est candor lucis eterne », Guillaume de Tournai, « Sermo ad pueros in scholis », 30, p. 44. 106 « [O]portet huiusmodi animam suscipere duplicem erudicionem, videlicet doctrine ad illuminandum intellectum et discipline ad regendum affectum », Vincent de Beauvais, De eruditione, 1, p. 6.

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à avoir un « parfait usage de la raison »107. La sagesse et la prévoyance ou la prudence, exprimées par les adjectifs sapiens et providus, font l’objet d’une étroite association au sein de ce passage. Ces vertus, concomitantes à l’usage de la raison, évoquent pleinement l’idéal adamique dans ses facultés de compréhension et de raisonnement reliées de façon explicite à l’identité masculine au sein des gloses. Ces capacités d’esprit se réalisent à travers l’illumination apportée par Dieu lorsqu’il est question de sa vision des choses spirituelles. Au sein de ce passage du traité de Gilles de Rome, nulle mention explicite d’une vision tournée vers les réalités célestes n’est présente. Toutefois, une ouverture de l’esprit aux sciences est prônée par le conseil d’éclairer l’intelligence des jeunes hommes. Abstraction des sens et libération de l’esprit

Par ailleurs, le modèle adamique décrit par les commentaires bibliques suggérait un éloignement du corps afin de laisser l’âme se porter vers Dieu. Cette thématique transparaît fréquemment dans les traités d’éducation du xiiie siècle, qui décrivent l’empêchement de la chair dans l’élévation de l’esprit vers les préoccupations spirituelles. Un modèle de vie ascétique, proposé par les Mendiants, se fait jour de manière évidente à travers les préceptes éducatifs inculqués, bien que ceux-ci s’adressent à des laïcs. En effet, tout en s’inspirant d’Aristote, Gilles de Rome met en garde contre les exercices physiques trop vigoureux qui empêchent l’épanouissement de l’intelligence. Aussi les jeunes hommes ne doivent-ils pas être tous exercés aux travaux corporels de la même manière108. Ceux qui gouverneront doivent être aptes à user davantage de leur esprit et de leur sagesse109. Pour cette raison, les futurs dirigeants sont dès lors invités à une moindre pratique physique puisque selon Aristote les travaux qui

107 « Nam quia a decimoquarto anno ultra incipiunt habere perfectum rationis usum », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 17, p. 337 ; « Sed a quartodecimo anno, quia tunc perfectius participare incipiunt rationis usum, non solum curandum est quomodo habeant bene dispositum corpus, et bene ordinatum appetitum, sed etiam quod sint prudentes, et quod habeant illuminandum intellectum […] sed possunt instrui in illis scientiis ad quas sciendas oportet recurrere ad intellectum rerum et per quarum cognitionem possumus fieri sapientes et providi », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 17, p. 334-335. Dans son deuxième sermon « ad scholares », Jacques de Vitry exhorte également ceux qui étudient à choisir des connaissances qui illuminent et incitent à l’amour. Cf. RLS 382, p. 372 ; Guibert de Tournai, De modo addiscendi, IV, 5, p. 145. 108 « Non tamen omnes iuvenes ad huiusmodi labores sunt equaliter exercitandi, nam filii regum et principum ad huiusmodi labores corporales minus sunt exercitandi quam alii et adhuc primogeniti qui regere debent decet minores labores assumere. Nam secundum Philosophorum 8 politicorum labor corporalis et consideratio per intellectum, se impedire videntur », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 18, p. 339 ; Aristote, Politica, trad. Guillaume de Moerbeke, éd. F. Susemihl, Leipzig, 1872, V, 4, p. 345-356. 109 De manière fidèle, Henri de Gauchi traduit : « Et por cen que cil qui doivent governier les reaumes et les citez doivent plus estre sage […] ont doit les einz nez enfanz des rois et des princes acostumer as mendres travaus du cors, que l’en ne fet les autres », Gilles de Rome, Li livres du gouvernement des rois [trad. en ancien français de Henri de Gauchi, xiiie s.], éd. S. P. Molenaer, New York, 1966, p. 224.

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développent la masse corporelle font obstacle à la réflexion « car travail du cors et exercitement empeëschent l’entendement de reson110 » : Molles carne aptos mente dicimus. Ad habendam igitur intellectualem industriam indigemus mollicie carnis. Corporales igitur labores ex quibus redditur caro dura impediunt subtilitatem mentis […] Per laborem vero et motum efficitur caro dura, per quam impeditur mentis sublimitas111. La mention de la mentis sublimitas exprime bien l’idée de cette élévation de l’esprit, de même que celle d’une intelligence subtile. Cette représentation fait état d’une symbolique matérielle qui oppose lourdeur du corps et légèreté de l’esprit afin de décrire la finesse d’une âme prompte à s’élever au-dessus des basses préoccupations terrestres. En écho à cette image, l’encyclopédie de Barthélemy l’Anglais énonce qu’une masse corporelle abondante « empesche les œuvres de l’ame, cest à sçavoir du sens et de la raison112 ». Dans le traité de Gilles de Rome, au cours d’un chapitre dédié aux mœurs louables des nobles, ce même propos revient. Les rois et les princes sont dotés d’une « mollesse de chair » (carnis mollicies) associée à une bonne complexion. Par conséquent, en tant qu’ils possèdent des dispositions naturelles en ce sens, ils se montrent aptes d’esprit et dociles dans l’apprentissage113. Encouragés à se comporter en « hommes méditatifs » (viri meditativi) en favorisant une propension à réfléchir toute masculine dans cette pensée, les dirigeants doivent considérer les faits et pondérer leurs actions à l’aune de leur subtilité d’esprit114. Prôner la mollesse pour les hommes de pouvoir peut sembler étonnant, voire contradictoire, au sein d’un corpus de sources associant cette caractéristique, tout comme la chair elle-même, à la femme et au féminin par opposition au masculin. Si cette conception survient tant au sein des gloses que des traités d’éducation, il est d’autant plus surprenant de constater qu’elle apparaît également dans le traité de Gilles de Rome dont la pensée s’inscrit dans le sillage de celle d’Aristote115. Toutefois, 110 Ibidem. 111 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 18, p. 339. « Signum autem est et in genere hominum secundum id quod hoc sentit, esse ingeniosos et non ingeniosos, secundum autem aliud nullum : fortes quidem enim carne ineptos mente, molles autem carne bene aptos esse », Aristote, De anima, trad. Jacques de Venise, II, 9. L’édition critique de cette traduction, préparée par J. Decorte et J. Brams, n’est pas encore parue. Cf. également Aristote, Politique, éd. et trad. J. Aubonnet, Paris, 1996, t. 3/2, VIII, 4, p. 35-36 ; N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 295-296. 112 Jean Corbechon, Le grand propriétaire, V, 63, fol. 47v. Ce propos fait partie du chapitre dédié à la matière corporelle, soit la graisse (De pinguedine). « […] actionum animae sensus scilicet et rationis impeditiva », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, V, 63, p. 225. Cf. A.-L. Dubois, Concevoir le mâle. Imaginaire et discours sur le corps masculin dans trois encyclopédies du xiiie siècle, Mémoire de maîtrise, Université de Genève, Genève, 2013, p. 50-61 ; J. Ziegler, « Skin and Character in Medieval and Early Renaissance Physiognomy », in La pelle umana / The Human Skin, Florence, 2005, p. 511-536 ; D. Jacquart, « À la recherche de la peau dans le discours médical de la fin du Moyen Âge », in ibid., p. 493-510. 113 « Cum ergo molles carne aptos mente dicamus, ut vult Philos. 2 de Anima, contingit nobiles habere mentem aptam et esse dociles et industres, quia in eis viget carnis mollicies, et bonitas complexionis », Gilles de Rome, De regimine principum, I, part. 4, ch. 5, p. 205. 114 Ibid., p. 205-206. 115 Cf. notamment ibid., II, part. 2, ch. 18 et 23. Cf. J. Cadden, Meanings of Sex Difference.

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le De regimine principum précise que les dirigeants ne doivent pas pour autant être efféminés (muliebres), ni inaptes au combat : [L]es rois et les princes ne doivent pas si fuir les travaus du cors et les usages des armes que il soient feminin et qu’il n’osent pas defendre lor reaume116. Les rôles sexués sont donc maintenus au sein de ces propos tant par la manière de concevoir et de représenter les corps que par les activités dévolues à chacun des sexes. Il s’agit plutôt de distinguer deux genres d’hommes : ceux qui s’adonneront aux pratiques belliqueuses et aux travaux du corps, augmentant leur masse musculaire, et une élite d’homme composée de hauts dirigeants, rois et princes, qui sont invités à davantage privilégier sagesse et prudence par le développement de leur intellect. Les propos d’Aristote ainsi que son vocabulaire forment la substance de ce chapitre du De regimine principum. Cités explicitement dans un premier temps, Gilles de Rome tente dans ce passage d’expliquer les propos du Stagirite en les adaptant au sujet de son œuvre, selon ce qu’il souhaite exprimer. Cette « mollesse » ainsi décrite ne renvoie pas à une inconsistance féminine, drapée dans sa passivité et soumise aux instincts de la chair, mais à une masse musculaire évoquant ainsi une réalité physique concrète, moins conséquente chez ceux qui s’adonnent davantage aux activités de l’esprit117. L’idée d’une lourdeur corporelle empêchant le développement de la raison, bien que provenant ici de l’œuvre aristotélicienne, colore toutefois ces propos et s’associe à un modèle ascétique, ou tout du moins à une conception chrétienne présente dans les commentaires de la Genèse, faisant du corps et de ses instincts les entraves de l’âme. Développer sagesse et raisonnement, propriétés spécifiquement masculines acquises par l’éducation, implique de ne pas favoriser des exercices corporels excessifs pour privilégier les vertus spirituelles118. Être noble à travers l’âme

Les sermons sur la noblesse, valorisant une conception spirituelle de cette qualité affiliée à la sagesse, forment une part importante de la construction d’un idéal de masculinité. Ce thème apparaît au sein des sermons ad status du xiiie siècle explicitement adressés aux laïcs et en particulier à ceux appartenant à un rang social élevé. 116 Gilles de Rome, Li livres du gouvernement, p. 224. « Licet ergo reges et principes non omnino ignorare debeant armorum usum, nec sic debeant fugere corporales labores ; ut effecti quasi muliebres », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 18, p. 339. Cf. C. Raynaud, « L’apprentissage du genre par la guerre d’après Li Livres du gouvernement des rois de Gilles de Rome », dans Les legs des pères et le lait des mères ou comment se raconte le genre dans la parenté du Moyen Âge au xxie siècle, éd. I. Ortega, M.-J. Filaire-Ramos, Turnhout, 2014, p. 25. 117 A.-L. Dubois, Concevoir le mâle, p. 50-61. L’idée d’un corps masculin contenant moins de graisse est présente dans les œuvres médicales gréco-arabes au sein desquelles puisent les encyclopédistes du xiiie siècle. Ces écrits sont abondamment cités dans le Speculum maius de Vincent de Beauvais et dans le De proprietatibus rerum de Barthélemy l’Anglais. 118 Cf. Gilles de Rome, De regimine principum, V, ch. 15-17. Les exercices sont tout de même conseillés de façon modérée aux petits garçons et aux jeunes hommes au sein du De regimine principum.

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L’aspect vain de la noblesse de chair

Humbert de Romans, seul auteur parmi les collections étudiées ici à consacrer un sermon entier « ad omnes nobiles », dénonce une noblesse de chair vaine et se fait ardent défenseur d’une « noblesse spirituelle » qui réside aux yeux de Dieu dans les vertus119. La conception d’une noblesse de l’âme, qui orne par les mœurs et surpasse amplement la noblesse de chair, est également énoncée par Jean de Galles dans un chapitre du Communiloquium consacré aux hommes de ce rang120. Le franciscain précise que la plus haute noblesse selon Dieu consiste à briller par les vertus : « Summa apud Deum nobilitas est clarere virtutibus121 ». Une exhortation à dépasser sa condition au sein du tissu social se fait ainsi jour à travers ces recommandations. Une manière « excellente » d’être un homme sexué est mise en exergue par ces propos qui ne favorisent pas une noblesse de naissance, en dénonçant d’ailleurs tous les hommes mauvais inclus dans cette catégorie, mais une noblesse traduite par le comportement122. Parmi les vertueuses dispositions dont doivent se parer les hommes nobles selon Humbert de Romans, les facultés de compréhension et d’élévation spirituelle se font prégnantes. Une grandeur d’âme (magnificentia) exprimée à travers une propension à diriger son cœur « ad magna » fait partie des qualités essentielles du vir nobilis à l’exemple du très noble roi David123. Par le biais d’une citation de Sénèque, la noblesse consiste en une juste compréhension de laquelle découlent des actes tournés vers le bien : « Nemo altero nobilior est, nisi cui rectius ingenium est, et bonis actibus aptius124 ». Cet état vertueux élevé à son apogée permet aux hommes d’avoisiner Dieu en atteignant la « cour céleste » (curia caeli), expression qui n’est pas sans évoquer la « cour angélique » (curia angelica) dans laquelle

119 « Sciendum autem, quod in hominibus est duplex nobilitas. Una est carnalis […] Alia est spiritualis, de qua dicitur : Nobilitas sola animarum, quae moribus ornat ; quod dicitur, quia haec est praecellens. Et notandum quod haec spiritualis nobilitas in multis praecellit carnalem », Humbert de Romans, S. 80 (« ad omnes nobiles »), p. 181. La citation provient de Juvénal, Saturae, éd. J. Willis, Stuttgart, 1997, VIII, p. 109. Un seul sermon est adressé aux femmes nobles (« ad mulieres nobiles ») parmi ceux dédiés au sexe féminin du laïcat (S. 95, ibid., p. 203-204), tandis que trois sermons sur la noblesse sont présents dans la partie adressée aux hommes laïcs. Cf. « ad mulieres nobiles » in C. Casagrande, Prediche alle donne del secolo xiii, Milan, 1978, p. 45-47 et p. 10-13. Cet unique sermon aux femmes nobles est en lui-même remarquable car il n’apparaît pas dans les autres collections ad status du xiiie siècle. Tout comme les hommes, les femmes de haut rang sont encouragées à faire montre de noblesse spirituelle, par laquelle elles sont tenues de faire le bien. Hormis ce point commun, les exhortations diffèrent et le propos est moins étoffé. 120 Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 3, ch. 1, fol. 96v. « Nobilitas sola est animum quae moribus ornat » est aussi cité dans Guillaume Peyraut, De eruditione principum, I, 5, p. 188 à propos de la vraie noblesse. 121 Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 3, ch. 2, fol. 96v. Les deux chapitres à propos de la noblesse sont l’occasion d’une critique plutôt âpre de la part de Jean de Galles quant à la noblesse de sang et d’un encouragement à ceux qui ne sont pas nobles de naissance à acquérir ce statut par les vertus. 122 Humbert de Romans, S. 80, p. 181. 123 Ibid., S. 82 (« ad nobiles devotos »), p. 185. 124 Humbert de Romans, S. 80, p. 182 ; Sénèque, Des bienfaits, éd. et trad. F. Préchac, Paris, 1972, t. 1, III, 28, p. 85.

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l’esprit d’Adam fut introduit par son extase avant d’être transporté vers le sanctuaire divin125. Dans les propos du dominicain, la récompense promise par cet état vertueux prend ici toute sa dimension tandis que l’encouragement se fait pressant car un rapprochement avec le Créateur est offert à celui qui agira de cette façon. Le lien entre noblesse spirituelle et sagesse n’est explicitement établi qu’à la toute fin de ce sermon dans la partie materia de praedictis, lorsque le terme sapientia apparaît de manière explicite126. La vertu des puissants

L’association entre sagesse et noblesse est toutefois soulignée de manière plus marquée au sein de la collection ad status de Jacques de Vitry. Ce dernier ne consacre pas un sermon entier à la noblesse mais inscrit ce thème au sein de plusieurs sermons dédiés aux puissants et aux chevaliers, employant le terme nobilitas à de nombreux endroits. Le lien entre sagesse et noblesse semble esquissé de manière plus timide parmi les sermons ad status de Guibert de Tournai, évoqué par endroits à l’intention des dirigeants mais de manière moins substantielle qu’au sein des Sermones vulgares. Le troisième sermon « ad potentes et milites » de la collection de Jacques de Vitry insiste sur le besoin d’user de la vraie connaissance de la sagesse divine pour diriger. Cette sagesse, ayant plus de valeur que la force physique, privilégie le spirituel et le céleste au détriment de ce qui est terrestre et transitoire127. De même, Jacques de Vitry exhorte les rois et les princes à faire preuve d’une noblesse non seulement d’origine mais aussi d’esprit à travers la « vraie sagesse » présentée tout au long de ce sermon128. Afin d’acquérir cette vertu portée en avant par le roi David, donné en exemple aux viri nobiles, les puissants sont encouragés à étudier la loi divine en particulier en s’entourant d’hommes lettrés (viri litterati) et de savants129. La sagesse, tel un soleil chassant l’ignorance par sa clarté, symbolisant la parole divine, est prônée comme vertu essentielle pour les dirigeants130. Utilisant également cette métaphore de la lumière, la Somme le roi, composée par le dominicain frère Laurent, décrit « la veraie sapience qui enlumine le cuer de l’omme, ausi com fet le soleil le monde131 ». Il incite à faire montre de la « vraie noblesse » par laquelle le Saint Esprit nettoie le cœur et l’illumine dans la vérité132. Un embrasement d’amour naît de la grâce et de la

125 Humbert de Romans, S. 80, p. 181-182 ; Jérôme, Epistulae 121-154, CSEL 56/1, ep. 148 « ad Celantiam », p. 347. 126 Humbert de Romans, S. 80, p. 182. 127 En reprenant Eccle. 9, 16 dans le premier sermon « ad potentes et milites » : « Dixi sapientiam meliorem esse fortitudine », Jacques de Vitry, RLS 417, ms. Riant 35, fol. 84r, cf. aussi RLS 419, ibid., fol. 87r. 128 Ibid., fol. 87v. 129 Jacques de Vitry, RLS 417, fol. 84v. 130 « Sol illuminans contra tenebras ignorantie […] est verbum dei […] Sani quidem oculi sole sapientie delectantur », ibid., fol. 84r. 131 Laurent d’Orléans, La Somme le roi, 47, p. 186. 132 « [D]e tant comme li cuers est plus purs et plus nez, de tant voit il cele bele face Dieu plus apertement et com plus la voit apertement, plus l’aimme ardenment ; et com plus l’aimme ardenment, tant li resemble il plus proprement », ibid., p. 192.

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vertu de cette noblesse spirituelle, qui permet par cette propreté du cœur de mieux voir Dieu et surtout de lui ressembler. L’entendement et les autres facultés de l’esprit se tournent alors vers lui et unissent le cœur à sa volonté : Einsi euvre li Sainz Esperiz es cuers des preudeshomes par grace et par vertu, par quoi il sont reformé a l’ymage et a la semblence Dieu tant comme puet estre en ceste vie, car il les eslieve si en Dieu et les embrase si en s’amour que tot leur entendement i est, ce est leur entencion ; toute leur volenté, toute leur memoire, toute leur remembrance est convertie en Dieu. Et cest amour et cist ambrasemenz, et cist desirriers, qui en nest, joint et unit si le cuer a Dieu133. Dans le sens de l’encouragement à voir au-delà du monde tangible de manière sage, le sermon « ad potentes et milites » de Guibert de Tournai fait de la clairvoyance la qualité première de ceux qui sont habilités à gouverner. Cette aptitude, les rendant aptes à regarder au devant et à réfléchir par une intelligence naturelle, est intimement associée à la sagesse à travers deux figures masculines de la Bible : Daniel et Salomon. Au premier, Dieu donna en effet « la compréhension des mystères et la révélation des choses cachées » et au deuxième, la sapientia134. Cette évocation fait de la sagesse une vertu essentielle pour les hommes nobles et les engage, de manière sous-jacente, à imiter le modèle adamique dans sa dimension spirituelle à travers ses facultés de compréhension des mystères divins et des réalités transcendantes. Ainsi ces sermons ad status mettent-ils en avant d’autres figures bibliques masculines évocatrices de sagesse divine, telles que le roi David, Salomon et le prophète Daniel. Ces modèles prennent ainsi le relais de la figure adamique pour mettre en lumière le comportement masculin que doivent adopter les hommes laïcs, garçons, jeunes hommes qui étudient et adultes de haut rang. Cultiver la terre et l’esprit : l’homme agriculteur

Les sermons aux paysans des collections ad status contiennent également des composantes substantielles de l’idéal de comportement masculin enseigné aux laïcs, mais cette fois-ci d’un rang social bien plus bas, offrant un modèle de vie basé sur la simplicité, une quête de l’essentiel et une proximité avec Dieu. Adam est mentionné à plusieurs reprises parmi les sermons consacrés à cet auditoire, en tant que modèle de premier laboureur, faisant écho aux commentaires de la Genèse. À l’état d’innocence, Adam travaillait la terre sans douleur, en parfaite harmonie avec son environnement, non pas par indigence mais par volonté135. En commentant Gen. 2, 15 et en s’appuyant sur saint Augustin, Nicolas de Gorran évoque une agriculture pour le plaisir avant le péché originel : « agricultura non ad necessitatem sed ad voluptatem136 ». Hugues de

133 Ibid., p. 193. 134 Guibert de Tournai, RLS 248A, p. 492. 135 En commentant Gen. 2, 15 : « ut homo operaretur quantum voluntati satis esset, non quod indigentia cogeret », Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 5r. 136 Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 22r.

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Saint-Cher suggère également que l’homme fut placé au Paradis afin de le cultiver « non laboriose, sed deliciose137 », tandis que Pierre de Jean Olieu souligne les bienfaits de l’exercice du corps pour Adam et associe cette activité au plaisir138. Étienne Langton, quant à lui, affirme qu’à l’état d’innocence « la terre produisait du fruit sans travail139 ». Le Paradis, dont la terre est cultivée par Adam, devient métaphore du développement moral de ce dernier lorsque l’exégète précise qu’il fut placé en ce lieu « afin qu’il s’occupe de son esprit en le cultivant avec soin et en l’éloignant des vices140 ». Travailler pour le rachat : le lot des hommes

A contrario, après le péché originel, le travail de la terre est évoqué en tant qu’œuvre de pénitence à travers la sentence divine adressée à Adam, rejaillissant sur sa descendance, tandis que les paroles de Gen. 3, 23 astreignent la condition humaine au besoin de se nourrir et de travailler141. Sans surprise, la figure du premier homme se fait centrale dans ces réflexions à l’exemple du sermon d’Humbert de Romans qui transforme le verset de Gen. 3, 23 pour y inclure le nom d’Adam : « Emisit Dominus Adam de Paradiso voluptatis, ut operaretur terram de qua sumptus est142 ». Le contraste entre le labeur agricole avant et après la Chute se lit de manière évidente dans les commentaires exégétiques où il est davantage présenté en tant que punition et cristallise les regrets d’un état de bonheur originel désormais ruiné143. Au sein des collections ad status prises en compte, le travail masculin est toutefois hautement valorisé, en ce qu’il permet le rachat, et rapproché par son mérite de la vie religieuse. En effet, le labeur empêche l’homme de s’adonner aux vices et dompte les pulsions de la chair selon Humbert de Romans qui mentionne que cette activité « plaît à Dieu144 ». Pour Jacques de Vitry, le laboureur est aussi méritant que celui qui prie nuit et jour à l’église145. À la lumière d’un exemplum, Humbert de Romans expose les similitudes existantes entre vie religieuse et vie agricole à travers la rencontre d’un ermite et d’un paysan. Il s’avère que le deuxième est capable de chasser un démon

137 « [U]t ipse homo operaretur non laboriose, sed deliciose », Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 5r. 138 Pierre de Jean Olieu précise que le labeur au Paradis n’était pas empreint de connotations négatives : « Sed ad quid homo debuit operari, id est excolere hortum illum ? […] quia decens fuit quod corpus suum virtuose exerceret circa ista sensibilia opera absque tamen molestia et labore. Debitum enim et proportionale exercitium potentiarum est delectabile […] », On Genesis, p. 111 ; « Epitomae materia », in ibid., p. 636. 139 « Prius enim terra sine labore fructum protulit », Étienne Langton, Expositio, ms. lat. 355, fol. 12v. 140 « […] posuit eum in paradyso ut operaretur mentem excolendo et a viciis separando, et hoc per exercitium boni », ibid., fol. 9v. 141 Humbert de Romans, S. 78, p. 178-179 ; Jacques de Vitry, RLS 425, fol. 97v ; Guibert de Tournai, RLS 248F (premier sermon « ad agricolas et rurales »), p. 536. Gen. 3, 23 : « emisit eum Dominus Deus de paradiso voluptatis, ut operaretur terram de qua sumptus est ». 142 Humbert de Romans, S. 78, p. 178. 143 Cf. par exemple Étienne Langton, Expositio, ms. lat. 355, fol. 12v ; Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 6v. 144 « [T]alis vita placeat Deum », Humbert de Romans, S. 78, p. 179. 145 Jacques de Vitry, RLS 425, fol. 97v.

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par ses prières tandis que le premier, de manière surprenante, n’y parvient pas146. Le paysan en effet révèle qu’il mène une vie exemplaire, plus sainte que l’ermite, lorsqu’il décrit ses occupations147. Cet exemplum est l’occasion d’instruire, par la bouche de son protagoniste, au sujet d’une vie paysanne conforme à la morale que souhaite inculquer Humbert de Romans en s’adressant aux hommes de basse condition. Le prédicateur promet le salut aux laïcs qui agissent conformément à cet exemple148. Le chevalier du Christ : labour et soumission du corps

Dans la perspective d’une vie exemplaire par le travail des champs, Guibert de Tournai fait de l’exercice du corps un moyen de soumettre les mouvements de la chair et permet au paysan, à l’instar du chevalier, d’épuiser ses forces à la guerre en ce qu’il bannit les tentations et les pensées licencieuses149. L’agricola est par ce biais comparé à un « bon chevalier du Christ » (bonus miles Christi), maintenant par le travail « pureté et fermeté du cœur et de la pensée »150. Travailler la terre, à l’instar d’Adam, permet d’accéder à la vie éternelle. Sans cette activité en effet, précise Guibert de Tournai, la perfection ne peut être atteinte. L’exemple du Sauveur, incarnant le comportement masculin le plus excellent, est d’ailleurs donné comme celui d’un homme travaillant durant toute son existence terrestre151. Si l’agriculture est dévolue aux hommes à la suite d’Adam, une autre tâche, le filage – probablement de la laine (fusata) –, incombe aux femmes sages et leur permet de faire pénitence comme l’affirme Jacques de Vitry dans son premier sermon aux paysans152. Le labeur des champs représente ainsi un comportement louable spécifiquement masculin, qui se réalise différemment chez l’autre sexe et engage une claire répartition des activités entre hommes et femmes laïcs. Cette distinction des travaux synonymes de pénitence et par conséquent de rachat de la faute originelle, se trouve bien entendu déjà esquissée dans la Genèse. Toutefois, l’enfantement y remplace le filage mentionné par Jacques de Vitry. Les sermons de Guibert de Tournai et d’Humbert de Romans, en plus d’inscrire ces réflexions dans un espace discursif dévolu aux hommes à l’instar de Jacques de Vitry, font également transparaître par

146 Humbert de Romans, S. 78, p. 179-180. 147 « [E]go sum agricola et vivo de labore meo : per gratiam Dei nunquam novi mulierem, nisi uxorem meam. Item, servavi me a laesione proximi mei […] Omni autem mane, antequam vadam ad opus, transeo per ecclesiam orando, et in regressu de opere redeo per eandem regratians Deo de ominibus quae mihi evenerunt in die », ibidem. 148 « Felices agricolae, qui talem vitam, vel similem ducunt. Plures autem de talibus videntur salvari, quam de alio genere laicorum », ibid., p. 180. 149 Guibert de Tournai, RLS 248G, p. 542. 150 En parlant de l’exemple de l’abbé Paul qui travaille : « et si non faciat pro necessitate, tamen faciat pro cordis et cogitationum optinenda puritate et soliditate et accidie expugnatione », ibid., p. 545. Cf. également ibid., p. 544-554 ; De Vitiis Patrum, IV, 40 : De abbate Paulo, PL 73, c. 839-840. 151 Guibert de Tournai, RLS 248G, p. 543. 152 « Pari modo mulier sapiens nendo secundum intentionem suam agere potest penitentiam et nichilominus acquirit fusatam. Alia autem non minus laborat et non nisi fusatam acquirit, quia nichil aliud intendit », Jacques de Vitry, RLS 425, ms. Riant 35, fol. 97v.

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le travail certains enjeux essentiels de la construction d’un idéal masculin, comme la maîtrise du corps et de ses pulsions. Guibert de Tournai utilise l’image du chevalier combattant significative, comme nous le verrons ultérieurement, des préceptes adressés aux hommes laïcs et qui prennent part d’une représentation de l’homme idéal capable de maîtriser son corps et sa sexualité de manière active. Les modèles à imiter évoqués dans ces sermons tels que le Christ, Adam, les Pères de l’Église ou, au contraire, desquels se détourner comme Caïn ou encore le roi David soumis à la lascivité par son oisiveté, viennent confirmer la visée masculine de ces exhortations153. Les préceptes adressés aux paysans concourent ainsi à enseigner un comportement masculin excellent aux laïcs selon leur condition sociale. L’exemple d’Adam offert, qu’il soit explicite ou implicite, encourage à appliquer, à travers le labeur et la maîtrise des pensées, ce qui favorise le salut dans leur vie quotidienne. Dès lors, les qualités de l’esprit développées par l’exemple adamique sont mises à profit d’une vie chrétienne et des valeurs morales qui s’y rattachent. La sagesse, la noblesse spirituelle tout comme le développement d’une lumière de l’esprit par les études et l’apprentissage participent à rétablir un rapport privilégié avec Dieu, dont jouissait naturellement Adam au Paradis. Les composantes essentielles de la définition du vir transparaissent dans ces enseignements adressés à différentes catégories d’hommes, de divers statuts et à différentes phases de leur existence. Ces éléments mettent au jour l’identité masculine normative à propos de laquelle les fidèles sont instruits tout comme la manière de se comporter en tant qu’homme. Au terme de ce chapitre, il apparaît que les facultés de l’esprit adamiques marquent durablement le modèle de masculinité valorisé qui se fait jour dans l’ensemble des textes explorés. Leurs auteurs attribuent ainsi à Adam les qualités qui expriment le mieux selon eux l’excellence masculine mais aussi humaine, telle qu’ils l’imaginent. Les vertus de l’esprit vont de pair avec la perfection physique du premier homme au sein d’un dialogue constant entre ces deux dimensions. Si les pulsions du corps du premier homme sont domptées par l’exercice de la raison, la valeur d’un homme ne se décèle qu’à travers les défaillances ou les capacités dont son esprit fait montre. Ainsi, au sein de ces discours, le corps est sans cesse à son service, en ce qu’il l’aide à développer ses capacités secrètes, par son endormissement et par son obéissance, et à rejoindre le Créateur. C’est à travers l’abstraction de l’enveloppe charnelle que l’âme parvient à s’extraire de la pesanteur du monde et de la chair pour rejoindre les sphères célestes. Retrouver la communication avec le Tout-Puissant, rendue possible par des voies secrètes qui habitaient l’esprit d’Adam, mais qu’il faut maintenant retrouver, constitue un but primordial du devenir homme. Les qualités spirituelles dont fait preuve Adam s’apparentent à celles du Créateur dans la prescience et la connaissance qu’elles mobilisent. À défaut de posséder d’emblée ces aptitudes surhumaines autant que surnaturelles, un espoir subsiste en ce qu’il est possible par l’étude et l’exercice du discernement d’en retrouver l’acquisition. Les longues discussions à propos 153 Guibert de Tournai, RLS 248G, p. 544. Pour tous ces exemples masculins, cf. ce sermon.

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du sommeil et de sa proximité avec l’extase attestent l’intérêt que les exégètes et les encyclopédistes portent à ce phénomène qui échappe par certains aspects aux explications rationnelles ou tout du moins qui s’explique difficilement et suscite le débat. Ces réflexions définissent un état insaisissable qui ouvre la voie à une communication avec l’infiniment grand mais aussi avec l’intimité la plus enfouie de soi, dans laquelle se décèlent les recoins de l’âme occultés par le péché. Il est possible d’investir à nouveau, quoiqu’imparfaitement, ces aptitudes secrètes comme l’évoque Guillaume de Conches par le biais d’efforts sur soi, par l’expérience et l’apprentissage. L’exploration de l’état intermédiaire que représente l’assoupissement, à la frontière entre l’humain et le céleste, confirme la croyance en des capacités masculines immenses et surpuissantes. Celles-ci transcendent la condition humaine et subsistent en latence à l’intérieur de ceux qui exercent leur clairvoyance. La contemplation, l’expérience mystique et les rêves prémonitoires ou prophétiques forment les réminiscences terrestres de la condition céleste du premier homme et d’une masculinité originelle. Tournées vers l’ascétisme, les qualités de l’esprit adamique sont distillées au fil des différents discours explorés, tant exégétiques qu’éducatifs, en subissant une adaptation. Sous la plume des auteurs mendiants, actifs envers les laïcs et détachés à dessein d’une vie contemplative, le modèle adamique, loin de traduire la promotion de ce mode de vie, constitue un encouragement à se détacher du monde charnel pour favoriser le salut. S’il faut imputer ce modèle contemplatif à la tradition textuelle que les exégètes charrient avec eux, il s’apparente davantage à une représentation idéalisée figurant un état de proximité avec Dieu. Les dispositions de l’esprit adamique incitent à acquérir les valeurs que défendent les Mendiants que sont l’étude et l’apprentissage dans une perspective spirituelle. La possibilité de recouvrer, du moins partiellement, les vertus de la masculinité idéale est offerte aux hommes en raison de leurs singularités sexuées, à commencer par la raison. Les aspects prônés avec vigueur, tant dans leur dimension corporelle que spirituelle – à travers la possession d’une âme vertueuse, de l’exercice de la raison, de la noblesse spirituelle, de la sagesse, d’une faculté à s’élever vers le divin – forment les composantes d’un idéal spécifiquement masculin que les Mendiants et les auteurs qui en sont proches cherchent à inculquer aux fidèles. Le discours exégétique, révélé par des commentaires ayant connu pour la plupart une assez large diffusion, ne demeure en effet pas isolé. Les traces de cet idéal s’observent dès lors dans les préceptes transmis par un discours plus directement adressé aux laïcs, porté par les sermons ad status et les traités d’éducation. En cette période d’évangélisation, la volonté de les éduquer se fait visible par le biais des résonances du modèle adamique au sein de ces textes. Il est en effet fort probable que des auteurs du même milieu intellectuel se soient inspirés les uns des autres et que les sermons ad status et les traités éducatifs aient été influencés par ces grands commentaires bibliques ainsi que par des encyclopédies largement connues comme celle de Vincent de Beauvais. Le modèle adamique habite en premier lieu les préceptes que les clercs inculquent aux fidèles en raison de l’idéal de proximité avec le Créateur qu’il convoque. Les qualités de l’esprit sont mises à profit du mode de vie chrétien enseigné aux hommes et des valeurs morales qui s’y rattachent. Dans les instructions aux fidèles, les vertus extraordinaires de la masculinité parfaite du Paradis se transforment en une incitation

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à la sagesse, à un détachement de la chair et des ardeurs de la sexualité pour se consacrer à une vie tournée vers les valeurs chrétiennes dans son application concrète et quotidienne. Exégètes, encyclopédistes, prédicateurs et pédagogues font ainsi du premier homme le support de leurs aspirations, de leurs regrets face à une perfection disparue mais aussi de leurs espoirs en une nature humaine et masculine sans cesse susceptible de s’améliorer. Adam devient alors l’objet d’une quête vers laquelle ils cherchent à acheminer les fidèles, en tant qu’image de Dieu qu’il faut retrouver par le biais d’un apprentissage exigeant. Dans le sillage de ses vertus, le modèle adamique établit alors les qualités qui définissent la masculinité pour ses descendants.

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Chapitre  IV

Être un homme par l’âge et par les actes La virilitas comme modèle

Les idéaux qu’incarne la figure d’Adam établissent les composantes de la masculinité idéale vers laquelle les hommes du siècle sont dirigés. Les traités pédagogiques autant que les sermons ad status se font les relais privilégiés des enseignements visant à façonner cette identité sexuée. Les propos de ces derniers, susceptibles de parvenir aux oreilles des fidèles, concernent alors les hommes par le biais des préceptes éducatifs qui leur sont transmis, mais également par le truchement des définitions élaborées dans les encyclopédies. Tout autant que les conseils formulés par les œuvres d’édification morale ou les commentaires exégétiques, les sommes de savoir tissent de concert avec ces autres textes les caractéristiques de l’identité masculine. Définir permet en effet de délimiter la manière d’être un homme qui se construit bien souvent par opposition avec l’autre sexe. À la lumière de ces diverses trames textuelles, la masculinité consiste avant tout à ne pas être une femme. Parmi les traits saillants sur lesquels s’accordent les instructions mendiantes, être un homme revient à ne pas se comporter selon les éléments de caractère, autant d’âme que de corps, qui sont envisagés comme féminins. À travers les bornes fixées, la masculinité se révèle dès lors comme une condition qui s’obtient, se choisit et se construit par les agissements. En d’autres termes, être un homme, parfait de surcroît, n’est pas acquis dès la naissance à l’instar d’Adam dans une forme de déterminisme biologique mais doit être obtenu et restitué par l’intégration de certaines vertus spécifiques. Il s’agit de devenir un homme, de mériter ce titre en appliquant les recommandations prodiguées dans ce sens. Une véritable volonté d’éducation se décèle ainsi dans ce discours au prisme des définitions de la masculinité élaborées ainsi que des directives adressées aux fidèles. Certains chapitres, comme celui apparaissant dans le Communiloquium intitulé Quales debeant esse viri, sont rares dans les œuvres de notre corpus, mais significatifs. Ils mettent en effet au jour une préoccupation pour une identité masculine qui se gagne par un comportement conforme au modèle déterminé. Il ne suffit donc pas d’être un homme par le sexe, il faut adopter une conduite masculine désignée comme excellente non seulement parmi les hommes, mais aussi parmi les êtres humains en général comme en atteste la figure adamique. Pour autant, l’influence du corps sur l’esprit est aussi prise en compte dans la définition du masculin. Selon les auteurs étudiés, la complexion et les données physiologiques jouent un rôle important dans les capacités intellectuelles et spirituelles qui sont le propre du sexe viril. Sous couvert de la nature et à travers des conceptions empruntées à la médecine, le corps se fait le support des qualités attribuées à l’homme dont la femme est privée. Les données physiques permettent ainsi de justifier la supériorité masculine, érigée en principe fondamental dans les

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commentaires bibliques, à travers le vocabulaire de la philosophie naturelle. Outre les aptitudes dont doit faire montre le vir, la masculinité laïque est soumise au joug d’un moment de l’existence en particulier, en dehors duquel elle perd de sa valeur : la virilitas. Ce point culminant de la vie masculine, à la fois tributaire du nombre d’années vécues et des agissements virils, symbolise le modèle de perfectionnement auquel l’homme doit aspirer. Aperçu dans les commentaires bibliques, cet état représente en effet l’apogée physique et spirituelle d’une vie appréhendée comme une progression, avant le déclin inexorable de la vieillesse. Dans un premier temps, ce chapitre se penchera sur les quelques passages qui définissent spécifiquement la nature et la conduite masculines. Il s’agira d’interroger les critères mis en œuvre pour matérialiser une norme de comportement qui outrepasse le sexe lui-même et engage l’accomplissement d’actions particulières envisagées comme autant de manifestations sexuées. Dans un second temps, il sera question du discours relatif à la virilitas en tant qu’âge masculin. Ce point culminant dans la perfection sera observé au sein des réflexions sur les étapes de l’existence humaine. Il tisse des relations avec la figure adamique au sein des enseignements adressés aux laïcs, tout en définissant le comportement masculin.

Homme par le sexe et par l’action Parmi les œuvres du corpus étudié, certaines s’attachent à définir explicitement l’identité masculine tout en établissant quels sont les agissements que les laïcs doivent nécessairement adopter pour atteindre ce statut hautement valorisé. Outre les commentaires bibliques qui envisagent des conduites masculines et féminines, les chapitres les plus probants à cet égard se situent sans hésitation au sein de deux textes ayant connu une large diffusion au xiiie siècle : le De proprietatibus rerum de Barthélemy l’Anglais et le Communiloquium de Jean de Galles. Au livre VI, la première de ces œuvres accorde trois chapitres aux hommes laïcs par le biais de différents angles d’approche et des diverses fonctions qui leur sont attribuées. Le premier (De masculo) définit l’homme dans une perspective physiologique, reprenant les conceptions de la philosophie naturelle1. Les deux chapitres suivants concernent l’homme dans sa dimension sociale et relationnelle à travers son rôle de mari (De viro) et de père (De patre)2. Le Communiloquium, quant à lui, consacre deux chapitres de la partie réservée aux laïcs au thème du devenir homme, respectivement nommés Quales debeant esse viri et De informatione virorum3. Le second, tenant sur quelques lignes, se révèle bien plus court que le premier et reprend ses points principaux avec quelques

1 Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 12, p. 244-245. 2 Ces deux chapitres seront explorés ultérieurement. Ibid., 13 et 14, p. 245-247 et 247-249. La précision de la langue latine permet de distinguer l’homme dans ses différents statuts. 3 Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 1, ch. 1, fol. 88v-89r et dist. 2, ch. 4, fol. 94r. D’autres incunables (ce dernier est de 1496) donnent le titre Quales debent esse viri sans le verbe au subjonctif. Jean de Galles, Communiloquium sive summa collationum, Strasbourg, 1489, III, dist. 1, ch. 1 (sans foliotation) ; Summa collationum [Communiloquium], Augsbourg, 1475, III, dist. 1, ch. 1 (sans foliotation).

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variantes. À l’instar de ce qui caractérise l’ensemble de la collection de Jean de Galles, ces deux sections contiennent de la matière pour la prédication mais recoupent par bien des aspects la teneur d’un traité d’éducation ou tout du moins d’instruction morale qui, loin de se cantonner aux enfants, s’adresserait aux adultes. Au-delà du sexe « biologique » : sublimer le corps masculin

Afin de mieux cerner les directives visant à amener les hommes vers la masculinité normative, attardons-nous plus en détail sur ces deux chapitres du Communiloquium. Leurs titres en eux-mêmes s’avèrent non seulement très explicites mais font également preuve d’originalité. Le chapitre De informatione virorum s’inscrit au sein d’une division consacrée à chaque âge de l’existence dans laquelle l’âge viril trouve pleinement sa place. Le chapitre Quales debeant esse viri, quant à lui, se situe au sein d’un plus large pan de la collection dédié au comportement que doit adopter chacun des deux sexes. En réalité, si le premier chapitre de la division en question s’intéresse au comportement masculin, les quatre suivants s’attachent exclusivement aux femmes. Ceux-ci se concentrent chacun sur un aspect particulier des enseignements à l’intention du sexe féminin, rejoignant les thèmes classiques des sermons à leur égard également formulés à l’adresse des jeunes filles dans les traités d’éducation (la sobriété, la chasteté, la taciturnité et la modération dans les ornements)4. Les chapitres dévolus aux femmes se limitent ainsi à des thématiques précises dont la dimension morale se fait prégnante. Ils ne proposent toutefois pas de réflexion explicite sur la féminité en elle-même, sur la manière de gagner cette identité, bien que des recommandations propres à ce sexe soient présentées5. La teneur de l’unique chapitre consacré aux hommes est en revanche d’une tout autre nature. Non seulement est-il plus général, mais avant tout se démarque-t-il des chapitres composés pour les femmes. En effet, il interroge explicitement la notion de conduite proprement masculine outrepassant le sexe lui-même puisque le simple fait d’avoir un corps d’homme ne suffit pas à gagner le statut de vir. L’existence de ce chapitre à elle seule est originale en ce qu’elle atteste une conception des sexes qui ne se borne pas aux acquis dispensés par la naissance. La masculinité par l’action : agir en homme pour en être un

Le statut de vir, soit la virilitas, est envisagé comme la meilleure condition entre les sexes mais également entre les hommes, bannissant dans son sillage les autres formes de masculinité, soit celles des autres âges, ainsi que les autres manières de se comporter en homme qui ne correspondent pas à l’attitude normative préconisée. Comme le décrivent Jeffrey Cohen et Bonnie Wheeler, qui utilisent l’expression « becoming male » en référence au Moyen Âge, la masculinité est envisagée comme



4 Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 1, ch. 2-5, fol. 89r-91v. 5 Il n’y a pas de dissonance aussi flagrante entre un agissement féminin et le sexe féminin dans ces chapitres, comme cela se fait jour dans celui adressé aux hommes. Ibid., ch. 2, fol. 89r.

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un « processus en mouvement »6. Cette idée est développée par Judith Butler qui exprime l’identité sexuée comme une « fabrication », soutenue par un ensemble de moyens discursifs et de signes corporels, que reflète une répétition d’actes, de gestes et d’accomplissements7. Le genre se constitue ainsi de manière « performative » à travers les agissements d’un individu, puisque le corps « genré » n’a pas de statut ontologique, en dehors de ceux-ci8. Bien qu’il existe, le corps n’est pas évident en lui-même mais produit discursivement dans la mesure où sa perception s’élabore à l’intérieur d’un discours spécifique à une culture9. Il en va de même pour le corps masculin qui se transforme en surface lisible sous la plume des auteurs du xiiie siècle. Ils y décèlent les signes identitaires et le support tangible d’une masculinité incarnée autant qu’idéalisée, dont ils transmettent le modèle par le discours. Par ce biais, le genre ou l’identité sexuée – façonnés par les actes – représentent davantage un processus qu’un statut fixe. Ces deux notions s’avèrent dès lors profondément instables, nécessitant un renouvellement continu par une série d’agissements. Cette conception s’applique aux principes établis par Jean de Galles au sein de la définition qu’il élabore du sexe viril, bien qu’il n’ait bien évidemment pas conscience des théories du genre. Il demeure néanmoins surprenant de constater à quel point son propos exprime l’idée d’un corps insuffisant à produire le statut masculin. Dans le discours qu’il adresse à ses fidèles, le prédicateur décrit une attitude virile, soit une identité masculine excellente, prouvée par les actes, qui s’acquiert au détriment d’autres formes de masculinité dévalorisées. La conduite masculine doit sans cesse être affirmée et réitérée à travers les actions. En outre, intégrer un comportement précis permet également de s’affranchir des menaçantes singularités attribuées au sexe opposé afin de gagner le statut méritoire du vir, tant façonné par le faire que par le vouloir. Dans cette perspective, Jean de Galles recommande en premier lieu d’inciter les laïcs à être des hommes (viri) non seulement par le statut (status) mais également par l’accomplissement (actus / effectus) de la même manière qu’ils sont des hommes par leur sexe10. Ces expressions se comprennent comme une condition (status) et une réalisation (effectus) de ce dernier par des actes11. Ces principes sont rappelés

6 J. J. Cohen, B. Wheeler, « Becoming and Unbecoming », p. XVIII-XIX. 7 J. Butler, Trouble dans le genre, p. 259. Cf. également D. Neal, « Masculine Identity », p. 172. 8 J. Butler, Trouble dans le genre, p. 259 et plus largement p. 256-262 ; id., Défaire le genre, Paris, 2012, p. 13-55 ; S. Salih, « Performing Virginity : Sex and Violence in the Katherine Group », in Constructions of Widowhood and Virginity in the Middle Ages, éd. C. Carlson, A. J. Weisl, Londres, 1999, p. 98 ; S. McSheffrey, « Men and Masculinity in Late Medieval London Civic Culture », p. 266 ; V. Bullough, « On Being a Male in the Middle Ages », in Medieval Masculinities, éd. C. A. Lees, p. 41. 9 S. Salih, « Performing Virginity », p. 97-98. 10 « Primo ergo notandum quod viri sunt admonendi ut sicut sunt viri sexu, ita sunt viri statu et effectu », Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 1, ch. 1, fol. 88v. Plus loin : « Qui ergo sunt viri sexu studeant esse viri actu et effectu », ibidem. 11 Le mot « effectus » contient en lui-même l’idée d’une réalisation, de l’accomplissement d’un acte mais également le résultat, les effets ou les conséquences de ce dernier. Cf. R. Latham, D. Howlett (éd.), Dictionary of Medieval Latin from British Sources, Oxford, 1975-2013, vol. 1, p. 750 ; A. Blaise,

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au chapitre De informatione virorum12. Il s’agit donc, en plus d’avoir un sexe que nous pourrions qualifier de « biologique » dans le vocabulaire moderne, de faire montre de son statut masculin en agissant de manière conforme à l’idéal du vir. Une dissonance se dessine alors dans ce discours entre l’essence corporelle d’un être – son sexe anatomique – et l’identité sexuée à laquelle un individu s’affilie par ses gestes et ses réalisations. Force et combat : les signes de la masculinité selon les clercs

Au nombre des singularités qui garantissent l’accès à l’identité masculine se retrouve un trait de perfection déjà rencontré à propos du modèle adamique. Dans un rapport d’analogie étymologique cher aux savants, entre vir et virtus, Jean de Galles fait en effet figurer en tête de liste la puissance (fortitudo) par laquelle l’homme est appelé à vaincre ses désirs sexuels (libidines)13. Il précise que sont des hommes ceux qui font montre d’ascendant sur eux-mêmes en régissant « leurs forces intérieures et leurs appétits charnels »14. À travers cette assertion, le combat contre le désir se fait ainsi le garant de l’identité masculine conseillée aux fidèles15. Nous observerons ultérieurement la résurgence de ce motif dans les traités d’éducation et les sermons adressés non pas aux hommes adultes, mais aux adolescents, comme donnée essentielle de l’apprentissage sexué. Jo Ann McNamara attribue la lutte, en tant que motif de construction identitaire, à la crise de la masculinité (« Herrenfrage ») qu’elle situe dans la première moitié du xiie siècle. Elle soulève en effet l’importance de la résistance contre le désir qu’incarne la femme en tant qu’objet de tentation, dans le contexte d’un système de genre reconfiguré par le célibat imposé au clergé à ce moment de l’histoire occidentale16. Devant l’équilibre sexuel menacé, l’avènement d’une nouvelle affirmation de l’identité masculine se fait jour au sein du discours clérical. Elle se fonde sur le rejet du sexe opposé de manière active à travers l’abstinence et

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Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, p. 299 ; I. Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, 2004, p. 74-80. Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, ch. 4, fol. 94r. « Vir enim dicitur a virtute, eo quod debet vincere libidines, ait Augustinus […] Vir enim est proprie fortitudo et a viro dicitur virtus », ibid., dist. 1, ch. 1, fol. 88v ; Augustin, Sermones, S. 332, PL 38, c. 1463. Le rapprochement entre vir et virtus se retrouve dans Isidore de Séville, Etymologiae [XI], éd. et trad. F. Gasti, Paris, 2010, 2, p. 117-119. Ce lieu commun apparaît souvent dans les œuvres du corpus étudié, par exemple Vincent de Beauvais, De eruditione, 40-41, p. 159. Cf. V. Bullough, « On Being a Male », p. 32 ; C. Fletcher, « “Être un homme” », p. 47-68. « Illi ergo sunt viri a quibus vincuntur libidines, et virtuosis moribus sunt ornati et ordinate regunt vires interiores et carnales appetitus », Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 1, ch. 1, fol. 88v ; ibid., dist. 2, ch. 4 (De informatione virorum), fol. 94r. Cf. J. Arnold, « The Labour of Continence », p. 102-118 ; J. Murray, « Masculinizing Religious Life : Sexual Prowess, the Battle for Chastity and Monsatic Identity », in Holiness and Masculinity in the Middle Ages, éd. P. Cullum, K. Lewis, Cardiff, 2004, p. 24-42 ; C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 241-250 ; R. M. Karras, « Two Models, Two Standards : Moral Teaching and Sexual Mores », in Bodies and Disciplines. Intersections of Literature and History in Fifteenth-Century England, éd. B. Hanawalt, D. Wallace, Minneapolis, 1996, p. 123-138. J. A. McNamara, « The Herrenfrage », p. 3-29.

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sur la justification d’une infériorité féminine. S’éloigner des femmes devient alors le signe de la résistance – qu’elle soit combative par opposition à la passivité féminine ou défensive envers les assauts du désir – d’une masculinité qui nécessite sans cesse d’être prouvée17. Les hommes, représentés par le discours clérical, doivent réprimer dans ce but les formes de masculinité qui diffèrent du modèle proposé, soit ce qui s’apparente à la féminité telle qu’elle est envisagée. Bien que marquant en premier lieu l’identité des religieux, l’appel à l’abstinence et à la sobriété transparaît dans les conseils qui façonnent la masculinité des laïcs au siècle suivant, dans le cadre de la prise en charge de leur éducation par les clercs. Eu égard aux auteurs des textes étudiés, appartenant à cette dernière catégorie, la résistance au désir se fait réminiscence de l’identité cléricale dont le modèle imprègne toutes les sphères de la masculinité dans le discours des frères mendiants, transférant leur conception aux laïcs. Appliquée à ces derniers toutefois, définis par leur activité sexuelle à l’inverse des ecclésiastiques, la résistance au désir ne peut être dictée de manière totale, ni se borner à l’existence entière, mais nécessite au contraire une adaptation qui sera étudiée dans les chapitres suivants. Les aménagements mis en œuvre concernent essentiellement l’abstinence hors mariage et la modération dans la pratique sexuelle dans le cadre de ce sacrement. Malgré cela, la masculinité du clergé célibataire demeure le modèle le plus valorisé dans le discours des frères mendiants et entérine la supériorité des clercs sur les hommes du siècle, pères et maris18. Dans l’application de cet idéal aux fidèles, la capacité de contrer les pulsions sexuelles revêt alors non seulement une importance cruciale mais semble s’ériger comme la composante principale de la définition d’un acte masculin dans le discours dont Jean de Galles se fait le témoin explicite. À travers une citation des Moralia, le chapitre De informatione virorum confirme la place prépondérante de ce précepte dans l’économie des conseils cherchant à forger une attitude masculine. Bien que de manière condensée, résumant alors la quintessence de la virilitas, la nécessité de « vaincre la chair », d’aller à l’encontre de ses propres plaisirs et des délectations de la « vie présente » y est évoquée19. Il apparaît dès lors que la bataille contre la chair se fait thème récurrent lorsqu’il s’agit de comportement viril s’appliquant autant à un mode de vie religieux, celui du clergé célibataire, que séculier. L’idéal d’ascétisme dont ne se départ pas le portrait idéal d’Adam se fait jour dans ces propos adressés de manière immédiate aux hommes laïcs. De manière concomitante, la supériorité exprimée à travers ce contrôle de soi marque la définition d’une juste conduite masculine en rejaillissant sur son rapport avec la femme. Ce chapitre fournit en effet l’occasion à Jean de Galles de rappeler que l’homme est le chef de cette dernière, trait fondamental de l’idéal adamique mais 17 Ibid., p. 4 et 20-22. 18 A.-M. Certin, D. Lett, « Ouverture », dans Formes et réformes de la paternité à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne, s. d. A.-M. Certin, Francfort-sur-le-Main, 2016, p. 21 ; J. A. McNamara, « The Herrenfrage », p. 3 et 21. 19 « Fortitudo iustorum est carnem vincere, voluptatibus propriis contraire, delectationes vite presentis extinguere, huius mundi aspera pro eternis premiis amare, prosperitatis blandimenta contempnere », Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, ch. 4, fol. 94r.

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également de l’homme dans son rôle social et dans ses rapports conjugaux effectifs tels qu’ils sont pensés par les Mendiants20. Comme relevé précédemment, l’aptitude masculine à régir et à « présider » (praesidere) était autant soulignée par Barthélemy l’Anglais dans son encyclopédie que par les commentaires de la Genèse. Associées à la virtus en tant que force morale, les mœurs vertueuses viennent compléter le portrait de l’homme accompli que dresse Jean de Galles. Le vir en effet s’empresse « virilement » (viriliter), et non pas mollement, sur le chemin de Dieu21. La vertu évoquée incite l’homme laïc sinon à la chasteté, du moins à faire usage de tempérance envers les désirs de la chair. Cet enseignement est suggéré par la citation de ce verset : « Ceins tes reins comme un homme (sicut vir) »22. La sexualité et la capacité à se restreindre face aux impératifs du corps forment la clé de voûte du comportement qualifié de masculin dans le Communiloquium, renforcé par l’expression sicut vir. Les Écritures sont convoquées à l’appui de ce précepte par l’affirmation qu’« elles ont l’habitude d’appeler hommes » ceux qui suivent les voies divines d’un pas assuré23. La masculinité se réalise ainsi de manière spirituelle et morale en tenant compte de la volonté avec laquelle les valeurs et les principes de vie sont suivis, d’une manière qui s’avère hautement sexuée. La mollesse ou le danger de l’effémination

Ne pas faire montre de faiblesse ou de mollitia dans ses agissements constitue le socle du discours qui occupe la fin du chapitre Quales debeant esse viri, en vertu de la force qui cristallise l’essence de la conduite masculine. À côté de l’ensemble des qualités prônées, être un homme réside avant tout dans le refus d’adopter une attitude efféminée. La conduite définie en ces termes correspond aux caractéristiques envisagées comme féminines, soit la mollesse au contraire du renforcement auquel engage la masculinité : Que ceux qui sont hommes par le sexe cherchent à être des hommes par l’acte et l’accomplissement, parce qu’il est horrible qu’ils soient hommes par le sexe et femmes ou efféminés par ce qu’ils font24. Vertement décrié, un tel comportement consiste à céder aux appels de la volupté de la chair, aux douceurs et à une paresse laissant deviner une certaine passivité incompatible avec le masculin. Jean de Galles situe la coupable effémination des 20 « Item, vir debet principari : Ethicorum VIII et [I Cor. 11, 3] vir est caput mulieris », ibid., dist. 1, ch. 1, fol. 88v. 21 « Non sint viri nisi morati, id est habentes mores virtuosos […] Gregorius in Moralia [26] dicit quod viri sunt qui perfectis gressibus per viam Dei non fluxe et enerviter currunt, sed viriliter », ibidem ; Grégoire le Grand, Moralia in Iob, XVI, 55, CCSL 143A, p. 839. À propos de la traduction de viriliter, voir supra, notre introduction, ainsi que C. Fletcher, « “Être un homme” », p. 49-50. 22 Iob. 38, 3 : « Accinge sicut vir lumbos tuos », Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 1, ch. 1, fol. 88v. 23 « Scriptura sacra viros vocare consuevit, qui vias domini fortibus et non dissolutis gressibus sequuntur », ibidem. 24 Notre traduction. « Qui ergo sunt viri sexu studeant esse viri actu et effectu, quia horribile est quod sint viri sexu et femine vel effeminati effectu », ibidem. Cf. également ibid., dist. 2, ch. 4, fol. 94r.

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hommes, suggérée à travers le verbe « effeminare », dans l’abandon aux plaisirs sensoriels25. Cette conduite s’écarte alors de l’identité masculine conforme aux exigences des frères mendiants sur le plan spirituel et moral. En effet, les hommes qui ne correspondent pas au modèle normatif sont accusés d’être efféminés et associés à la faiblesse de ce sexe26. L’hermaphrodisme ou la menace de l’incertitude

Ce glissement vers l’autre sexe qui s’apparente à une transgression sexuée est mis en évidence par la référence à la source « Salmacis » des Métamorphoses d’Ovide que mentionne le Policraticus, dans laquelle un changement de sexe a lieu pour un jeune homme nommé Hermaphrodite27. À travers cette fable, le bain dans « la source du plaisir » (fons voluptatis) responsable d’une perte de l’identité masculine est présenté comme une malédiction28. D’ailleurs, la menace de l’hermaphrodisme, figurant un être hybride en termes de sexes, soit une identité sexuée indistincte, est brandie de concert par les commentaires bibliques étudiés. Eu égard à l’importance accordée à la stricte binarité des traits qui départagent hommes et femmes dans les textes exégétiques, l’inconfort causé par cette l’ambiguïté sexuelle ne surprend guère, tant s’en faut. En s’attachant à l’épisode de la création, nombre de commentateurs s’indignent en effet contre la possibilité d’une forme d’hermaphrodisme lors de la première mention de la formation de l’être humain29. À cet égard, ils précisent que la formule 25 « Carnalis enim voluptas et feminea mollicies aut fluxa levitas et desidiosa ocisiotas [sic, pour ociositas] effeminant », ibid., dist. 1, ch. 1, fol. 88v. 26 V. Bullough, « On Being a Male », p. 34 ; J. A. McNamara, « The Herrenfrage », p. 22. 27 « Unde et voluptas carnalis significari potest per fontem salinaris [sic, pour salmacis], cuius unda in fabulis dicitur aspectu decora, gustu dulcis, tactu suavis et omnium sensuum usui gratissima. Sed tanta molicie ingredientes enervat ut viris effeminatis nobiliorem sexum adimeret. Nec ante quisquam egreditur quam stupeat et doleat, se mutatum esse in feminam. Et de hoc [Policraticus V, 10]. Et multi balneant se in fonte voluptatis, ideo sunt effeminati », Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 1, ch. 1, fol. 88v. La référence à la fontaine « Salmacis » est confirmée par l’incunable de 1475 ainsi que par le texte original duquel cette citation est tirée, le Policraticus. Jean de Galles, Summa collationum [Communiloquium], Augsbourg, 1475, III, dist. 1, ch. 1 ; Jean de Salisbury, Policraticus, V, 10, CCCM 118, t. 1, p. 329 ; Ovide, Les métamorphoses, éd. G. Lafaye, trad. O. Sers, Paris, 2009, IV, 285-388, p. 168-175. Cf. L. Brisson, Le sexe incertain. Androgynie et hermaphrodisme dans l’Antiquité gréco-romaine, Paris, 1997, p. 41-65 ; J. Cadden, Meanings of Sex Difference, p. 201-227 ; J. Murray, « One Flesh », p. 34-51 ; G. Olsen, Of Sodomites, Effeminates, Hermaphrodites, and Androgynes, Toronto, 2011 ; C. Niederman, J. True, « The Third Sex : The Idea of the Hermaphrodite in Twelfth-Century Europe », Journal of the History of Sexuality, 6/4 (1996), p. 497-517. 28 L’androgynie d’Hermaphrodite, le jeune homme du récit d’Ovide, est décrite comme un amoindrissement de sa condition masculine, une perte de la virilité. M. Delcourt, Hermaphrodite. Mythes et rites de la bisexualité dans l’Antiquité classique, Paris, 1958, p. 80-82 ; V. Bullough, « Transvestites in the Middle Ages », American journal of Sociology, 79/6 (1974), p. 1381-1394. 29 Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 3v ; Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 18v ; Robert Grosseteste, Hexaëmeron, p. 244 ; Pierre le Mangeur, Scolastica historia liber Genesis, p. 21 ; Pierre le Chantre, Glossae super Genesim, p. 40-41 ; Biblia cum glossa ordinaria, fol. 8r ; Henri de Gand, Lectura ordinaria, p. 166-167. Le terme « androgynus » à la place d’« hermaphroditus » apparaît dans

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biblique employée (Gen. 1, 27) affirme « il les créa » et non pas « il le créa », preuve que les deux sexes distincts furent présents dès le commencement. L’unanimité à souligner cet aspect témoigne de l’intérêt à défendre l’existence d’une identité sexuée clairement établie en tant que principe anthropologique fondamental dès les origines de l’humanité30. Cette ambivalence dérangeante porte atteinte au partage binaire des sexes selon l’ordre de la nature voulu par Dieu et les hiérarchies qu’il implique31. L’identité masculine ainsi que la différence entre homme et femme semblent ainsi être particulièrement porteuses de sens pour les commentateurs bibliques qui, ce faisant, posent un regard sur l’humanité. De surcroît, l’aspect troublant de l’hermaphrodisme réside également dans la possibilité d’alternance des rôles sexuels passifs et actifs, soit masculins et féminins, dont les « implications morales » se révèlent alors inquiétantes32. Les exégètes situent en effet l’hermaphrodisme dans la possession des appareils reproducteurs des deux sexes tout à la fois33. La duplicité ainsi soulignée évoque le caractère abject de pratiques sexuelles doubles qu’ils assimilent à l’homosexualité masculine ou à la capacité d’accouplement avec chacun des deux sexes34. Ces deux attitudes s’avèrent d’autant plus blâmables qu’elles sont susceptibles de compromettre la nature en tant qu’autorité normative qui assigne une fonction définie à chacun des deux sexes35. L’association opérée se fait particulièrement explicite dans l’œuvre de Hugues de Saint-Cher qui met en relation l’aspect bisexué de l’hermaphrodite et la sodomie sévèrement condamnée parmi les pratiques sexuelles illicites36. Dans cette analogie, la féminité ou la féminisation des hommes, que Jean de Galles dénonce comme obstacle principal à la conduite valorisée, représente une menace de premier ordre, qui remet en cause les bases même de la création divine. Ainsi, à la lumière de l’hermaphrodisme, Jean de Galles suggère que la masculinité est aisément mise en danger, dégradée ou perdue par un laisser-aller aux sensations corporelles. Cette mise en relation convoque de manière sous-jacente l’aspiration à retrouver l’obéissance du corps à la raison, exprimée par l’idéal adamique. Les associations opérées par Jean de Galles démontrent que l’effémination incarnée

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plusieurs commentaires ou ces deux termes cohabitent parfois dans le commentaire de ce verset. Pierre de Jean Olieu n’emploie aucun de ces deux termes mais souligne la création de deux êtres de sexe distinct (On Genesis, p. 92). Cf. M. van der Lugt, « Sex Difference in Medieval Theology and Canon Law. A Tribute to Joan Cadden », Medieval Feminist Forum, 46 (2010), p. 103-104. C. Klapisch-Zuber, « Masculin / féminin », p. 657. M. van der Lugt, « L’autorité morale et normative de la nature », p. 19. Id., « L’humanité des monstres et leur accès aux sacrements dans la pensée médiévale », dans Monstre et imaginaire social. Approches historiques, s. d. A. Caiozzo, A.-E. Demartini, Paris, 2008, p. 154. Cf. également J. Cadden, Meanings of Sex Difference, p. 212. Par exemple : « Deus creavit hominem, non solum unum, sed duos, et in duplici sexu, quia masculum et foeminam creavit, id est plasmavit, id est non hermaphroditos, qui viri et mulieris simul habent instrumentum. Et quod dicitur hic de muliere, praeoccupatio est, quia infra agetur de formatione mulieris », Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 3v. Selon L. Brisson (Le sexe incertain, p. 9), la bisexualité, dans son acception ancienne, fait référence à « la possession simultanée ou successive des deux sexes ». À propos du lien entre homosexualité et hermaphrodisme, cf. G. Olsen, Of Sodomites ; J. Murray, « One Flesh », p. 48 ; D. Lett, Hommes et femmes, p. 30. M. van der Lugt, « L’autorité morale et normative de la nature », p. 19 et seq. Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 3v.

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par une appétence envers les plaisirs du monde, la chair en particulier, se fait au détriment soit de l’usage de la raison, soit des impératifs immatériels et spirituels. À cet égard, l’insistance sur le caractère abominable des hommes efféminés prend l’allure d’un avertissement37. Dans la définition de l’identité masculine propre au Communiloquium, le sexe féminin devient prétexte pour parler d’une faiblesse morale et corporelle. Il désigne une inaptitude à répondre aux appels de la vie chrétienne et à faire usage des caractéristiques de l’esprit masculin en termes de spiritualité que sont la résistance de la chair et la victoire sur le désir. Jean de Galles précise en effet à travers une citation biblique que la parole de Dieu ne peut être reçue par le sexe féminin qui est trop mou38. Cet imaginaire de la substance du corps et de l’âme, dont la matérialité traduit la réceptivité aux enseignements divins, dévoile l’idéal de solidité attribué aux hommes. En contrepoint des aspects blâmés de la féminité, le masculin se définit toujours par son action et la détermination dont il fait preuve dans son accomplissement. L’actif et le passif : les frères mendiants et Aristote

Au prisme du chapitre Quales debeant esse viri, les caractéristiques attribuées à chacun des sexes se construisent autour d’un imaginaire physiologique qui divise le féminin du masculin en empruntant à la pensée aristotélicienne, reprise dans les théories médicales du xiiie siècle. En s’appuyant sur les sources naturalistes, le De proprietatibus rerum souligne cette divergence en décrivant le processus de procréation lors duquel l’homme est engagé à agir et la femme à demeurer dans la passivité39. De manière aussi complémentaire que dichotomique, le premier incarne celui qui forme par ses vertus « formales et activae », tandis que la deuxième représente la matière formée, par ses vertus « materiales et passivae »40. Ce principe fondamental est formulé dans le De natura rerum de Thomas de Cantimpré et apparaît en outre dans plusieurs commentaires de la Genèse du xiiie siècle41. Pierre de Jean Olieu par exemple rappelle que lors de la procréation l’homme a besoin de la « matière » passive et molle qu’est la femme pour pouvoir engendrer42. L’apparition fréquente de ce modèle dans des textes de natures aussi variées laisse augurer la force de son empreinte. Dépassant largement le contexte de la sexualité, 37 Au sujet de l’effémination cf. G. Epp, « The Vicious Guise : Effeminacy, Sodomy, and Mankind », in Becoming Male, éd. J. J. Cohen, B. Wheeler, p. 303-320 ; V. Bullough, B. Bullough, Cross Dressing, Sex, and Gender, Philadelphie, 1993, p. 45-73. 38 « Ego non feminis sed viris loquor, quia hi qui fluxa mente sunt, verba mea percipere nequaquam possunt », Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 1, ch. 1, fol. 88v en citant Grégoire le Grand, Moralia in Iob, XXVIII, 3, CCSL 143B, p. 1402. 39 Cf. J. Cadden, Meanings of Sex Difference, p. 184. 40 « In masculo vigent virtutes formales et activae, in foemina vero materiales et passivae. Unde dicit Aristoteles lib. 15 quod vir se habet ad modum formae, mulier per modum materiae patientis », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 12, p. 244. 41 Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, I, 71, p. 72. 42 Pierre de Jean Olieu, On Genesis, p. 121. Henri de Gand (Lectura ordinaria, p. 254) souligne également que la femme est le principe passif, tandis que l’homme est actif.

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cette théorie influence en effet de manière plus générale la pensée de la différence entre homme et femme dans les textes étudiés et se décèle très fréquemment dans la manière de concevoir les comportements sexués43. La binarité décrite en ces termes permet de penser les identités sexuées dans un rapport qui rejoint les « couples symboliques » mis au jour par les commentaires de la Genèse. Bien que prenant appui sur les théories aristotéliciennes, ces conceptions se diffusent bien au-delà des parties consacrées à la philosophie naturelle au sein des textes produits par les communautés mendiantes, qui forment autant de cercles d’échanges intellectuels à l’intérieur desquels sciences, théologie et morale concordent. La mollitia, invoquée à l’envi pour dénoncer une masculinité indigne, est attribuée aux femmes au point de se confondre par endroits avec l’identité féminine elle-même. Envisagée comme un défaut corporel qui représente, dans un rapport de réciprocité, la faiblesse de l’âme, elle s’inscrit dans le sillage des conceptions naturalistes héritées de la pensée antique44. La mollesse permet de justifier la passivité féminine dans le manque de fermeté d’âme et les sensations charnelles qu’elle favorise. En adéquation avec les conceptions exégétiques s’établit une comparaison entre la force que symbolise l’homme et la faiblesse qu’incarne la femme. En effet, dans un chapitre à teneur naturaliste intitulé « De differentia maris et feminae » au sein du Speculum naturale, le nom de cette dernière (mulier) témoigne de sa mollesse (mollitia) car elle se montre plus molle (mollior) que l’homme45. En accord avec les propos de Jean de Galles concernant le nom de vir dérivant de virtus, le Speculum naturale affirme en outre que ce dernier peut également être défini par la vigueur (vis) qu’il exerce sur la femme. Cette singularité du vir traduit sa force physique et son pouvoir dans un rapport hiérarchique entre les deux sexes46. L’encyclopédie de Vincent de Beauvais comme celle de Barthélemy l’Anglais situent en effet le point nodal de la distinction sexuée dans la force et la faiblesse qui caractérisent les uns et les autres, assurant la supériorité à celui qui possède cette qualité47. À ce titre, les deux encyclopédies ne manquent en effet pas de rappeler l’autorité que détient l’homme sur la femme à la base du rapport entre les sexes48. À travers sa puissance et par sa physiologie, l’homme serait en effet plus « apte » aux actions, et aux actions vigoureuses en particulier. L’argument de la différence entre

43 J. Cadden, Meanings of Sex Difference, p. 167-168 et plus généralement p. 105-227. 44 Ibid., p. 82 ; V. Bullough, « On Being a Male », p. 31-32. 45 « Mulier appellata est a mollicie, tanquam mollier », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 114, c. 2384. Ce « mollier » fait référence au superlatif « mollior ». Isidore de Séville, The Etymologies, trad. S. Barney et al., Cambridge, 2006, p. 242. Le texte original dans les Étymologies d’Isidore de Séville poursuit à propos de ce nom : « detracta littera vel mutata, appellata est mulier », Etymologiae [XI], 2, p. 117. 46 « Vir nuncupatus est […] eo quod maior in eo vis est, quam in foeminis. Unde et virtutis nomen accepit, sive quod vim agat in foeminam », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 114, c. 2384 ; Isidore de Séville, Etymologiae [XI], 2, p. 117. 47 « Utrique etenim fortitudine et imbecilitate corporum separantur. Sed ideo virtus maxima viri est, mulieris minor, ut patiens virum esset », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 114, c. 2384 ; Isidore de Séville, Etymologiae [XI], 2, p. 117-119. 48 Ibidem ; Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 12, p. 244.

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la capacité d’agir et la passivité naturelle, associée à une fautive paresse, prend corps dans la complexion de chacun des deux sexes. Tout en relayant les conceptions médicales, cette pensée établit que la réactivité masculine s’explique par une chaleur portant à agir, tandis que le tempérament féminin est froid et humide49. Barthélemy l’Anglais, qui insiste particulièrement sur ce dernier point, justifie également cette capacité d’action à travers les dispositions physiques du corps masculin, dont les os et les « nerfs » le rendent plus à même d’accomplir des actes50. Au demeurant, l’enveloppe charnelle de l’homme n’est pas la seule à recevoir les bienfaits de sa complexion. Le sens du discernement, l’intellect mais également la prudence, le courage ainsi que la continence par l’effet de ces vertus, se comptent au nombre des qualités de l’esprit développées par la chaleur51. Comme dans les commentaires bibliques, la nature et l’explication de ces phénomènes servent de socle à la justification d’une supériorité masculine52. D’ailleurs, dans ce registre naturaliste, la théologie est invoquée à travers les propos de saint Augustin et de l’Apôtre Paul afin de fournir un argument chrétien à cette longue liste de vertus dont la femme est dépourvue53. La comparaison du masculin au sexe féminin par la mise en évidence des carences propres au sexe considéré comme faible permet alors de faire émerger les traits saillants du modèle hégémonique. La femme, cet homme manqué

L’idéal adamique et le portrait du masculus se conjuguent dans la définition de l’identité masculine générique et normative au sein d’un rapport de comparaison constant avec la femme dont le but est de souligner la valeur du vir. De fait, la présence de l’expression qu’Aristote emploie dans son Historia animalium, selon laquelle la femme est comme un homme manqué (mas occasionatus), apparaît sans grande surprise dans le traité de Gilles de Rome fortement influencé par la pensée du Stagirite. Cette affirmation se retrouve en particulier dans les écrits médicaux s’attachant à des questions relatives à l’embryologie et à la procréation, reprenant à cet égard la doctrine aristotélicienne. Comme le soulignent Danielle Jacquart et Claude Thomasset, ce qualificatif, bien qu’employé dans un contexte médical, s’inscrit toutefois au sein d’un discours « beaucoup plus proche de la philosophie que de la médecine54 » et a des conséquences effectives sur la représentation de la femme. La comparaison établie

49 Ibid., p. 244-245 ; Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 114, c. 2384. 50 « Nervi enim virorum, lacerti maiori robore sunt fundati, et ideo fortioribus actionibus erunt apti. Ossa enim masculorum sunt fortiora, grossiora, et in iuncturis solidiora, et ideo ad omnia fortiora opera naturaliter sunt fortiores », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 12, p. 244. 51 Par le biais d’une citation de Constantin l’Africain : « Prudentia, intellectus, discretio, continentia, maiores inveniuntur in eis, quod etiam fit causa maioris caloris », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 114, c. 2384 ; « Sunt igitur viri foeminis calidiores et […] animosiores, ingeniosiores, constantiores », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 12, p. 245. 52 Cf. V. Bullough, « On Being a Male », p. 31-45. 53 Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 12, p. 244. L’autorité du vir est rappelée. 54 D. Jacquart, C. Thomasset, Sexualité et savoir médical, p. 92-93.

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en ces termes pose également un certain nombre de problèmes théologiques. Dans sa création paradisiaque, la femme en effet détient aussi des privilèges et une utilité dans la procréation, dont la négation serait une remise en cause de l’acte divin qui l’a formée55. Néanmoins, la plupart des œuvres étudiées ici, bien que citant souvent les théories aristotéliciennes, ne laissent pas apparaître explicitement cette expression mais révèlent une pensée qui s’inscrit dans la lignée de cette affirmation. Or, Gilles de Rome fait quant à lui explicitement mention de cette conception qui concorde étroitement avec la manière dont il envisage le sexe féminin. Dans un chapitre faisant état des similitudes que la femme entretient avec les jeunes et les enfants (iuveni et pueri), Gilles de Rome la décrit comme « un mâle manqué, un homme inachevé » (quasi mas occasionatus et quasi vir incompletus)56. À la qualification empruntée à Aristote, il ajoute celle de vir incompletus, laissant entendre que cette considération ne concerne pas seulement le corps dans le registre de la philosophie naturelle, mais également le statut d’homme, l’homme social et le modèle valorisé que représente le vir. L’affirmation de Gilles de Rome repose sur le moindre usage de la raison dont les femmes font preuve tout comme les enfants selon lui. Ces deux catégories d’individus s’avèrent alors défaillants à l’aune des masculi auxquels ils sont comparés57. Tout comme les enfants sont incomplets en regard des adultes, les femmes sont imparfaites quand elles sont mesurées aux hommes en tant que stade suprême d’achèvement. Si Gilles de Rome concède que les femmes possèdent certaines qualités d’esprit (bona mentis), il ne leur attribue pas la même force que le sexe opposé. Dans son discours, les facultés de l’âme féminine sont décrites comme faisant défaut en regard de la perfection des hommes (deficiunt a perfectione virorum)58. Un esprit mou, une faible volonté

À travers une conception binaire des sexes, la fermeté masculine, notamment celle de la volonté comme l’évoque Jean de Galles, trouve son illustration contraire dans la mollesse d’esprit attribuée aux femmes. Gilles de Rome met en contraste avec le modèle masculin la volonté ainsi que le désir instables et changeants des femmes découlant naturellement de leur mollesse physiologique, l’âme illustrant leur faible

55 M. van der Lugt, « Sex Difference », p. 108-110 ; M. Goodich, From Birth, p. 122. 56 « Mulierum autem mores ut plurimum quasi mores iuvenum sunt et puerorum, quodammodo enim sic se videntur habere foeminae ad mares, sicut se habent pueri existentes in aetate imperfecta ad homines existentes in aetate perfecta. Nam secundum eundem philosophum in politi. mares plus vigent ratione quam foeminae. Est enim foemina quasi masculus occasionatus et quasi vir incompletus », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 18, p. 269 ; Aristote, De generatione animalium, II, 3, 737 = De animalibus, 16 (Aristote, De Animalibus. Michael Scot’s Arabic-Latin Translation, Books XV-XIX : Generation of Animals, éd. A. van Oppenraaij, Leyde, 1992, p. 76). L’expression « mas occasionatus » apparaît également dans le commentaire biblique d’Henri de Gand (Lectura ordinaria, p. 249). Cf. C. Thomasset, Une vision du monde à la fin du xiiie siècle. Commentaire du dialogue de Placides et Timéo, Genève, 1982, p. 121-122 ; J. Cadden, Meanings of Sexe Difference, p. 133-134. 57 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 18, p. 269. 58 Ibid., p. 271.

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complexion59. Agissant en faveur de l’éclat masculin, l’instabilité est associée au manque de tempérance dont les femmes se voient accusées, défaut les incitant à poursuivre leurs passions (passionum insecutrices)60. La défaillance des femmes quant à cette faculté de l’esprit est désignée comme la cause de leur attitude licencieuse. Elles ne parviennent pas à apporter le frein nécessaire au déferlement des excès dans la manifestation de leurs affects61. A contrario, la constance, la prudence et la tempérance, que les théories naturalistes comptent parmi les traits fondamentalement masculins, mettent d’autant plus en lumière l’instabilité et la précipitation vers la luxure dont les femmes sont accusées. L’inclination plus prononcée de la femme vers la luxure (in libidinem praeceps) est si communément admise qu’elle apparaît dans des textes de natures aussi diverses que les encyclopédies de Barthélemy l’Anglais et de Vincent de Beauvais et le manuel destiné aux confesseurs de Thomas de Chobham62. La philosophie naturelle permet d’avancer les explications de ce phénomène qui témoigne d’un feu contradictoire, image exprimant le désir sexuel, puisque la femme est de nature froide et humide. L’ardeur manifestée par les femmes dans le coït peut paraître étonnante comme le suggère le Speculum naturale dont un chapitre se questionne ainsi : « Pourquoi les femmes sont-elles plus ardentes dans le coït que les hommes ? »63. Dans cette conception, c’est justement le manque de chaleur dont fait preuve la complexion des femmes qui les incite à rechercher cette qualité auprès des hommes. La nature de la complexion se conjugue alors aux dispositions de l’esprit pour désigner par la faiblesse du sexe féminin la force des hommes. Le portrait de la femme dressé par Gilles de Rome dans ce traité qui, ne l’oublions pas, s’adresse aux hommes de la noblesse, se mue en apologie du genre masculin et de l’attitude désignée comme telle. La mollesse féminine ainsi qu’une inconséquence marquée et une certaine malléabilité appartiennent également aux garçons dans les traités mendiants puisque la raison fait pareillement défaut chez eux et justifient leur besoin d’éducation64. Ces qualificatifs révélant un manque de maîtrise des désirs et d’emprise sur la volonté, soit une faiblesse d’esprit, s’inscrivent ainsi dans la lignée d’une argumentation en faveur de l’éducation que le mari doit exercer sur son épouse. Après avoir exposé les inclinations féminines, le chapitre suivant entretient en effet

59 Ibid., p. 272. 60 « Primo ergo foeminae cum possunt ut plurimum sunt intemperatae et passionum insecutrices. Nam quia in eis ratio deficit, non sic habent ut retrahantur a concupiscentiis, sicut vir qui est ratione praestantior », ibidem. 61 Ibidem ; Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 6, p. 240. Cf. M. Goodich, From Birth, p. 123. 62 « [I]n libidinem praeceps », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 6, p. 240 ; Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 5, p. 2294 ; « [C]eleriora sunt vota mulierum ad lubricum carnis quam virorum », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 158. 63 Le ch. 5 a pour titre Cur magis mulieres fervent in coitu quam viri. Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 5, c. 2294. Cf. D. Elliott, Fallen Bodies. Pollution, Sexuality and Demonology in the Middle Ages, Philadelphie, 1999, p. 37 ; D. Jacquart, C. Thomasset, Sexualité et savoir médical, p. 113 ; Placides et Timéo, p. 132-137 et 122-123. 64 Concernant le caractère malléable des femmes : « mulieres ut plurimum sunt molles et ductibiles », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 24, p. 285.

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les maris à propos de la manière de « régir » leurs épouses65. Comme ces définitions le mettent en lumière, le sexe féminin permet de souligner les lacunes des hommes qui ne seraient pas « virils », ceux qui ne correspondent pas aux idéaux construits quant à une conduite jugée masculine. Les défaillances attribuées au sexe d’Ève rehaussent en effet l’identité des hommes, mais avant tout d’un type particulier de comportement masculin. Ce dernier se décèle à travers les références constantes de Jean de Galles aux hommes efféminés, c’est-à-dire ceux qui n’agissent pas selon la conduite conforme aux dispositions établies. Au cœur de la masculinité

Une autre donnée physiologique matérialise la pensée de la différence des sexes au sein des écrits mendiants. Investi d’une forte symbolique dans la pensée savante, le cœur forme en effet un élément distinctif qui cristallise la faiblesse des uns et la vertu des autres66. À la confluence entre discours scientifique et spirituel au xiiie siècle, le cœur s’érige non seulement en « organe de l’émotion par excellence » mais revêt également une importance primordiale sur le plan physiologique puisque la production du sang lui est attribuée par Aristote67. Témoignant de cette conception, Barthélemy l’Anglais fait mention de cœurs plus larges et plus grands dans le corps des hommes, toujours en regard des femmes chez lesquelles il est sous-entendu qu’il se montre plus petit68. Origine de la chaleur qu’il transmet ensuite à l’ensemble du corps par l’intermédiaire des souffles vitaux que porte le sang, il n’est dès lors pas étonnant que le cœur se fasse à la fois manifestation et réceptacle de l’identité masculine dont la complexion est marquée par la force de cette qualité69. Qu’il révèle le rôle procréatif assigné à l’homme par les théories aristotéliciennes ou la source dans laquelle puiser la capacité d’agir sur le monde extérieur, le cœur se montre dès lors non seulement sexué mais éminemment significatif en termes de genre70. À travers ces caractéristiques physiologiques, le 65 Ibid., ch. 19, p. 273-275. 66 Cf. H. Webb, The Medieval Heart, New Haven, 2010 ; Il cuore / The Heart, Florence, 2003 ; D. Boquet, P. Nagy, Sensible Moyen Âge, p. 194-204 ; Le « cuer » au Moyen Âge, Aix-en Provence, 1991. 67 D. Boquet, P. Nagy, Sensible Moyen Âge, p. 195 pour la citation. Cf. J. Pigeaud, « Cœur organique. Cœur métaphorique », in Il cuore / The Heart, p. 13 et 18 ; D. Hüe, « Propos cordiaux : le cœur dans les poèmes dialogues », dans Le « cuer » au Moyen Âge, p. 121-143 ; D. Jacquart, « Cœur ou cerveau ? Les hésitations médiévales sur l’origine de la sensation et le choix de Turisanus », in Il cuore / The Heart, p. 73-95 ; A. Neschke-Hentschke, « Le rôle du cœur dans la stabilisation de l’espèce humaine chez Aristote », in Il cuore / The Heart, p. 48 ; B. Ribémont, « “Le cuer del ventre li as trais”. Cœur arraché, cœur mangé, cœur envolé : un regard médico-théologique sur quelques thèmes littéraires », dans Le « cuer » au Moyen Âge, p. 345-361. 68 En citant Constantin l’Africain : « In masculis etiam, secundum Constan. sunt corda ampliora et maiora, et ideo ad receptionem abundantiae maioris spiritus et sanguinis sunt habiliora. Et ideo propter abundantiam spirituum et calidi sanguinis audacior est naturaliter mens viri quam mulieris », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 12, p. 244. 69 H. Webb, The Medieval Heart, p. 98 et 107-112 ; D. Boquet, P. Nagy, Sensible Moyen Âge, p. 195 ; J. Pigeaud, « Cœur organique. Cœur métaphorique », p. 13-14. 70 Cf. l’analyse de H. Webb, The Medieval Heart, ch. 3 : The Engendering Heart, p. 96-142.

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cœur est ainsi associé à l’audace et au courage des hommes de manière explicite dans les conceptions propres à la philosophie naturelle71. En effet, dans l’œuvre de Barthélemy l’Anglais, un passage cité de Constantin l’Africain met en relation directe la plus grande taille des cœurs masculins, de laquelle découle une abondante production de sang chaud, et l’esprit naturellement plus audacieux (audacior) des hommes que ne l’est celui des femmes72. Entre courage et volonté : le cœur des hommes

Loin de se cantonner à un registre strictement naturaliste ou médical, le cœur en tant que lieu de courage et de qualités masculines se fait jour dans plusieurs œuvres de notre corpus, offrant une occasion de prouver la masculinité. Dans une perspective morale et spirituelle en effet, cet organe est le siège des pensées intimes et des vertus chrétiennes, en même temps qu’il évoque la conscience et la volonté. Les émotions, dont le cœur se fait le centre, bien que les médecins situent davantage leur origine dans l’âme, sont en effet envisagées comme « mouvements de la volonté » que la raison se doit de maîtriser et de modérer73. Le traité de frère Laurent rend compte dans ce sens de la luxure du corps mais également de celle du cœur, élaborant des degrés de culpabilité auxquels cet organe prend part. Embrasé, ce dernier est décrit comme le lieu de la luxure par le biais des pensées et des images qui y prennent forme74. Éprouvant de la délectation envers ces représentations, le cœur participe du péché au même titre que la raison et la volonté par leur consentement75. Ces facultés hautement masculines par leur implication dans la faute commise ne sont pas sans évoquer la description du péché d’Adam. Comme observé auparavant, la responsabilité du premier homme est en effet associée à son identité sexuée qu’elle participe à définir dans les commentaires bibliques. Être « empereur » ou « seigneur » de soi-même en dominant son cœur, à travers la référence à des rôles masculins, se présente comme moyen d’exprimer la maîtrise des affects76. Frère Laurent emploie fréquemment l’image de ce centre intime pour y souligner l’épanouissement de dispositions particulières comme la noblesse spirituelle.

71 Ibid., p. 107 ; B. Ribémont, « “Le cuer del ventre li as trais” », p. 345-361 ; M. Moulis, « “Sang du cœur qui monte as yeulx fait larmes”. Un cœur centre de transmutation », dans Le « cuer » au Moyen Âge, p. 223. 72 Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 12, p. 244. 73 D. Boquet, P. Nagy, Sensible Moyen Âge, p. 195-212 (211 pour la citation) ; S. Vecchio, « Peccatum cordis », in Il cuore / The Heart, p. 341. 74 « Cist pechiez se devise premierement en [deux] manieres, car il i a luxure de cuer et luxure de cors. Luxure de cuer si a [quatre] degrez, car li esperiz de fornicacion qui seit dou feu de luxure ambraser es cuers fet premierement venir les pensees et les figures et les ymaginacions de pechié es cuers et i fet penser », Laurent d’Orléans, La Somme le roi, 37, p. 147. Cf. S. Vecchio, « Peccatum cordis », p. 325-342. 75 « Aprés, li cuers si demeure en ces pensees et s’i delite, encores ne feist il mie l’euvre por rien ; et ceste demeure et ce delit est li seconz degrez qui puet estre pechiez mortiex, si granz puet estre li deliz. Li tierz degrez est li consentemenz dou cuer et de la reson et de la volenté ; et tiex consentemenz est touz jourz pechiez mortiex », Laurent d’Orléans, La Somme le roi, 37, p. 147-148. 76 Ibid., 47, p. 190.

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La vertu influe alors sur le cœur de l’homme qu’elle rend plus grand sous l’effet de la « saige emprise77 » qu’elle inspire. La taille de cet organe devient miroir des qualités de l’âme. Selon Gilles de Rome, les hommes de la noblesse ont pour vertu principale d’être « grands de cœur », soit magnanimes, cet organe étant chez eux élevé à de hautes aspirations78. À ce titre, le cœur se fait réceptacle de la masculinité vertueuse dans les actes qu’elle implique. L’idée d’un cœur permettant d’agir virilement se précise en effet dans le chapitre du Communiloquium dictant la bonne conduite masculine. Après avoir rappelé aux hommes l’importance de se comporter selon leur sexe, Jean de Galles cite le verset suivant : « Agis virilement et que ton cœur se raffermisse79 ». Il apparaît dès lors que cet organe concentre les agissements vigoureux par lesquels se confirme le masculin. Signe premier de l’identité sexuée, le cœur cristallise dès lors la quintessence à la fois symbolique et corporelle de la masculinité telle qu’elle est décrite et enseignée aux hommes. Le cœur des femmes ou la mollesse de la volonté

Mou, ferme, ample ou petit, le cœur se fait ainsi moyen de figurer la volonté et les affects des individus des deux sexes qu’il matérialise dans l’imaginaire naturaliste des frères mendiants. Mettant en valeur l’inverse masculin, le cœur des femmes est décrit comme mou à leur image. Gilles de Rome met en effet sur le compte de la mollesse de cet organe féminin la miséricorde et la bonté dont elles témoignent volontiers à l’égard de leur prochain80. Dans le contexte chrétien et moral dont ne se départ pas ce traité pourtant pétri de conceptions naturalistes, une telle manifestation ne peut se résumer à un défaut. Les qualités engendrées par cette tendre consistance sont en effet classées parmi les mœurs louables (laudabilia) des femmes. Or, cet épanchement vient étoffer la liste des sentiments excessifs attribués aux femmes dans tous les domaines, qu’il s’agisse de la piété, de l’amour ou de la cruauté81. En adéquation avec la pensée médicale, comme beaucoup de ses contemporains, Gilles de Rome privilégie toujours le juste milieu aux extrêmes. La modération, concernant autant la restriction des désirs temporels et sexuels que les émotions, se compte alors au nombre des qualités essentielles d’une masculinité louée entre toutes les conduites humaines. Le caractère mou du cœur féminin témoigne également de l’inaptitude à supporter (sustinere) la misère d’autrui. Cette particularité ainsi décrite dans sa substance se 77 Ibid., p. 188. 78 « [E]levatur cor nobilium ex exemplo parentum, ut tendant in magna, et sint magnanimi […] nobiles non solum sunt magnanimi et magni cordis, sed etiam si adsit facultas sunt magnifici et facientes magna », Gilles de Rome, De regimine principum, I, part. 4, ch. 5, p. 204-205. 79 Ps. 26, 14. Notre traduction française du verset biblique afin qu’il soit davantage proche du texte latin. « Viriliter inquit psal. [Ps. 26, 14] age et confortetur cor tuum », Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 1, ch. 1, fol. 88v ; ibid., dist. 2, ch. 4, fol. 94r. 80 « Secundo est laudabile in mulieribus quia communiter sunt piae et misericordes […] Mulieres quidem miserativae sunt ex mollitie cordis. Nam habentes cor molle non possunt aliquid sustinere, ideo statim miserentur cum vident aliquos dura pati », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 18, p. 271-272 ; D. Boquet, P. Nagy, Sensible Moyen Âge, p. 274-297. 81 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 18, p. 272.

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comprend comme un défaut féminin traduisant un manque de force et d’endurance dans les sentiments éprouvés à travers l’apitoiement. Si la perméabilité des émotions induit certes la naissance de la compassion, vertu chrétienne par excellence, elle rend dans le même temps les femmes excessivement crédules et incapables de garder un secret selon Gilles de Rome. Ce dernier recommande alors aux hommes d’accorder davantage de valeur aux conseils des individus du même sexe et de ne pas confier de secret à une femme82. La mauvaise condition physique de celle-ci en regard de la santé dont l’homme bénéficie – en tant que sommet de perfection physiologique – explique selon Gilles de Rome la déficience du jugement féminin. En effet, plus le corps est de bonne complexion, meilleur est son rapport à l’âme83. À la faveur de cette connivence, l’esprit verra le corps obéir plus étroitement à ses aspirations. Il gagnera une plus grande autonomie dans ses œuvres, à défaut d’être entravé par la lourdeur de la chair. Au contraire, loin de laisser se déployer l’exercice de la raison, la mollesse, soit le manque de robustesse du corps féminin et sa mauvaise complexion, alourdit l’âme84. Dès lors, l’explication avancée inscrit les singularités féminines au sein d’un portrait inverse du modèle masculin quant aux aptitudes de l’esprit. Valorisées par une capacité d’abstraction et mâtinées d’un idéal d’ascétisme latent, les qualités masculines qui se lisent en filigrane de ce propos ne font qu’accroître la déficience des femmes. De plus, les manquements de ce sexe sont portés par des explications irréfutables car inscrites dans l’ordre de la nature. Guillaume Peyraut décrit également comme « tendres » les cœurs féminins (tenera corda) en opposition aux cœurs des hommes qui sont « durs », moins enclins à ressentir les émotions notamment celle de la piété85. Ces réflexions offrent une voie d’expression aux couples symboliques rencontrés dans les commentaires bibliques à propos de la compassion féminine et du discernement masculin, ici au sein d’un texte plus immédiatement adressé à un auditoire laïc. Placé dans un chapitre consacré à l’éducation des jeunes filles, la référence imagée formulée par Guillaume Peyraut dit bien l’ancrage pérenne que peut avoir la transmission de ce symbole dans la formation de l’identité féminine. Le pédagogue dominicain incite également à apprendre la douceur (mansuetudo) aux jeunes filles, « vertu à laquelle la nature les invite86 » selon lui. Cette référence aux inclinations féminines inscrit cette aptitude, que reflète le cœur sexué, dans un déterminisme incontestable puisque la nature et les normes 82 Ibid., ch. 23, p. 283 et ch. 24, p. 285-286. 83 « [F]oemina habet invalidum consilium, quia habet complexionem invalidam et deficit a valitudine viri. Quod autem foeminae non sint robustae corpore, non est ex bonitate complexionis, sed ex malitia », ibid., ch. 23, p. 283. 84 « Mollicies enim carnis in ipsis magis arguit abundantiam flegmatis quam bonitatem complexionis. Quia ergo sic est, oportet foeminas deficere a ratione et habere consilium invalidum. Nam quantum corpus est melius complexionatum, tanto est magis proportionatum animae ; propter quod magis obsequitur ei et anima existens in tali corpore liberius utitur operibus propriis et expedit[i]us habet rationis usum », ibidem. Cf. également Henri de Gand, Lectura ordinaria, p. 208. 85 « Habent naturaliter mulieres corda tenera ; cum viri habent corda dura […] », Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 57, p. 479. 86 La traduction française provient de ibid., 58, p. 480. « Item monendae sunt ad mansuetudinem puellae nobiles, ad quam natura eas incitat », ibidem.

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qu’elle implique sont encore une fois sollicitées. Malgré qu’elle soit associée à une louable réserve (verecundia), la « timidité de cœur » (timiditas cordis) qui est assignée aux femmes par Gilles de Rome constitue le pendant négatif des cœurs courageux inhérents à la physiologie masculine. En vertu du manque d’assurance qu’elle traduit, cette disposition féminine contribue à forger la grammaire des sexes distincts87. La propension à mettre en opposition les singularités de chacun des deux sexes pour mieux les distinguer se prolonge à travers les propos du Communiloquium. Jean de Galles dans son chapitre De informatione virorum utilise force superlatifs pour faire état de la tempérance de complexion et de la saine conservation des hommes de l’âge moyen. L’excellente condition des hommes marqués par la virilitas fait d’eux les plus solides (constantiores) pour supporter « les choses terribles » de l’existence88. Elle est ainsi responsable d’une capacité de résistance autant physique que morale, ainsi que de la fermeté à toute épreuve qui caractérise cette attitude hautement masculine, en opposition latente avec le sexe féminin. Dans le même temps, le rôle du corps en tant que serviteur de l’âme est ainsi affirmé à travers ces lignes. Le cœur se fait également ici lieu de démonstration et d’affirmation d’une conduite masculine. Singulièrement aptes à mettre à profit leurs qualités physiologiques, les hommes d’âge moyen prouvent leur valeur en renforçant leur cœur par des actions viriles et une solide volonté comme le met en lumière Jean de Galles. Le Ps. 26, 14 (« Viriliter age et confortetur cor tuum ») déjà évoqué à l’endroit d’une conduite masculine sonne à ce propos comme une exhortation renouvelée89. À la lumière de ces exemples, il apparaît que la construction du modèle de masculinité valorisé se réalise par un ensemble de dispositions particulières engagées en premier lieu par des actes dans l’accomplissement desquels la volonté joue un rôle prépondérant. L’identité sexuée propre aux hommes, telle qu’elle est définie par les textes étudiés, se manifeste davantage par le comportement désigné comme masculin, dont il appartient à chaque homme de se conformer pour acquérir la condition excellente de vir et pour mériter ce nom. La vertu (virtus), dont ce statut est éminemment porteur, s’incarne dans la force physique exacerbée par une complexion optimale chez l’homme, en regard du sexe opposé. Toutefois, loin de se cantonner à une capacité corporelle mais en association étroite avec cette dernière, la force caractéristique de l’homme est d’abord mentale en ce qu’elle traduit une fermeté d’esprit et une détermination dans l’accomplissement des actes. Cette aptitude pensée comme sexuée se manifeste en particulier dans la capacité de résistance et dans la volonté avec laquelle l’homme s’oppose à ses penchants sexuels. La notion de lutte contre soi-même et celle d’un pouvoir d’abord exercé à l’encontre de ses propres

87 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 18, p. 271-272. 88 « Eo enim quo sunt vigore virtuosiores, complexione temperantiores, incolumitate saniores, ad sustinenda terribilia constantiores, eo ipso debent perfectius servire creatori dicentes cum [Ps. 58, 10] : Fortitudinem meam ad te cusodiam. [Ps. 26, 14] : Viriliter, inquit, age et confortetur cor tuum. [Iob. 6, 11] : Quid est fortitudo mea, ut sustineam ? Ubi Greg. Moralia VII : Fortitudo iustorum est carnem vincere, voluptatibus propriis contraire, delectationes vite presentis extinguere […] », Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, ch. 4, fol. 94r ; Grégoire le Grand, Moralia in Iob, VII, 21, CCSL 143, p. 349. 89 Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, ch. 4, fol. 94r.

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désirs, et au détriment des aspirations de son corps, tiennent une place cruciale dans l’énonciation d’une conduite propice au développement de la masculinité valorisée. À ce titre, au sein du discours mendiant exploré, la condition masculine se révèle indépendante du corps du masculus qu’elle outrepasse et transgresse dans la mesure où l’enveloppe charnelle se montre impuissante à définir pleinement un homme, bien qu’elle participe par sa matérialité, notamment à travers le cœur, au développement de ses qualités. De fait, les dispositions physiologiques envisagées dans leur rapport à l’âme forment à la fois les supports sur lesquels s’impriment les signes concrets de la masculinité mais traduisent dans le même temps un imaginaire du corps tel un miroir de la représentation que se font les auteurs mendiants des identités sexuées. À travers le discours produit, ceux-ci définissent une conduite spécifiquement masculine qui permet d’atteindre l’identité sexuée qui lui est propre, mais dont l’acquisition ne va pas de soi et n’est pas inhérente au corps à la naissance. La masculinité est ainsi produite discursivement et à ce titre, demeure un objet du discours et des représentations, dont il est impossible, du moins à travers les textes étudiés, de mesurer l’efficience réelle et la portée sur les comportements masculins. Toutefois, les arguments convoqués pour défendre les vertus de la masculinité témoignent des efforts fournis pour convaincre les laïcs d’adopter le modèle promu, tout en le construisant, et de la volonté d’éduquer les hommes dans ce sens. Le comportement défini comme masculin dans ce discours fait alors de la virilitas un statut de perfection que les hommes sont encouragés à mériter. Au profit d’une valorisation du masculin, les singularités corporelles incarnent les éléments sur lesquels repose l’argumentation de la distinction entre les sexes, qu’elles justifient et auxquels elles donnent corps tour à tour. Le système de pensée symbolique mis en œuvre afin de définir les actes et les caractéristiques qui façonnent chacun des sexes prend autant appui sur des arguments scientifiques basés sur une appréhension naturaliste de l’homme qu’il s’inscrit dans une perspective d’édification morale et spirituelle. Dans cet ensemble d’explications puisées à différentes sources se décèle l’intention de justifier la supériorité d’une certaine forme de masculinité, qui supplante les autres manières d’être un homme. Quel que soit le point de vue adopté, qu’il soit naturaliste ou moral, spirituel ou médical, la masculinité ne se construit et ne s’envisage que dans une opposition marquée avec le sexe opposé. À l’aune des définitions étudiées, l’identité masculine est appréhendée en premier lieu à travers le rejet d’une attitude apparentée au sexe féminin, dont la mollesse se fait le symbole, et d’un glissement vers l’autre sexe décrit comme menaçant. Par ce biais, le sexe masculin se révèle dans sa fragilité, alors même qu’il est évocateur de stabilité et d’assurance dans la fermeté qu’il met en œuvre, en dévoilant un équilibre souvent mis à mal par la perspective d’une dangereuse effémination. L’état d’excellence que représente la virilitas ne se maintient qu’en vertu d’une constante probation par les actes et demeure instable en tant qu’identité qu’il faut sans cesse acquérir. Toutefois, dans le discours, la masculinité ne se dessine pas seulement à travers sa matérialité physique, ni par l’empreinte qu’elle laisse sur le monde extérieur dans les agissements qu’elle entreprend, mais se situe également dans un moment immatériel propre au développement de l’être humain, un âge porté aux nues par les pédagogues et les encyclopédistes mendiants.

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Les vestiges de la perfection : la virilitas et ses vertus Les schémas des âges de la vie définissent des caractéristiques et établissent des comportements à adopter par les futurs hommes durant les étapes de leur existence90. Les pédagogues vantent les qualités d’un âge entre tous, souvent nommé virilitas : celui de l’homme que nous qualifierions d’« adulte »91. Cette période temporelle avoisinant les trente ans se fait masculinité idéale et participe pleinement de la perfection masculine en faisant écho au modèle adamique, tant dans l’épanouissement du corps que dans le développement de l’esprit et de ses vertus. Différents noms sont attribués à ce moment de vie qui se décèle difficilement dans les textes savants avant le xiie siècle, comme le met en lumière Isabelle Cochelin, dissimulé par la fin de la jeunesse (iuventus) et le début de la vieillesse (senectus) dont il fait tour à tour partie au sein des schémas des âges92. À partir du xiie siècle, et plus sensiblement au siècle suivant, un changement de conception s’opère, notamment nourri par les importants apports scientifiques dont jouit cette période. Se dessine alors une phase médiane de l’existence distincte de la jeunesse et de la vieillesse de manière plus marquée qui pourrait être qualifiée de « perfect adulthood93 ». Nommer l’idéal masculin : l’apogée avant le déclin

Les expressions d’âge viril (aetas virilis), de virilité (virilitas) ou encore occasionnellement de roboris aetas et de vir perfectus apparaissent pour qualifier cet âge moyen et expriment de manière évidente une conception masculine du cycle de la vie. Si la limite de ce moment de l’existence est fixée de manière variable, oscillant entre quarante, cinquante ou soixante ans94, son commencement semble défini plus fermement entre trente et trente-cinq ans par les auteurs du xiiie siècle95. Comme il appert de façon récurrente dans les textes mendiants, l’influence d’Aristote se fait sentir au sein des conceptions du xiiie siècle à travers l’idée d’un âge de perfection du milieu recoupant les avantages de la jeunesse et de la vieillesse cumulés96. En outre, une conception chrétienne rapprochant ce moment central de l’âge où le Christ est baptisé, entame sa mission, puis meurt et ressuscite, est amalgamée à la

90 À propos des schémas des âges, cf. A. Paravicini Bagliani, « Âges de la vie », Dictionnaire raisonné, s. d. J. Le Goff, J.-C. Schmitt, p. 7-19 ; M. Goodich, From Birth, p. 70-73 ; E. Sears, The Ages of Man. Medieval Interpretations of the Life Cycle, Princeton, 1986 ; D. Slusanski, « Le vocabulaire latin des gradus aetatum », Revue roumaine de linguistique, 19/1 (1974), p. 354-369. 91 Cf. D. Youngs, « Adulthood in Medieval Europe : The Prime of Life or Midlife Crisis ? », in Medieval Life Cycles. Continuity and Change, éd. I. Cochelin, K. Smyth, Turnhout, 2013, p. 239-264 ; I. Cochelin, « Introduction : Pre-Thirteenth-Century Definitions of the Life Cycle », in ibid., p. 1-54 ; D. Slusanski, « Le vocabulaire latin », p. 369. 92 I. Cochelin, « Introduction », in Medieval Life Cycles, éd. I. Cochelin, K. Smyth, p. 7. 93 Id., « Adolescence Uncloistered (Cluny, Early Twelfth Century) », in Medieval Life Cycles, éd. I. Cochelin, K. Smyth, p. 170. 94 I. Cochelin, « Introduction », in Medieval Life Cycles, éd. I. Cochelin, K. Smyth, p. 17. 95 D. Youngs, « Adulthood in Medieval Europe », p. 245 ; A. Paravicini Bagliani, « Âges de la vie », p. 7-19. 96 D. Youngs, « Adulthood in Medieval Europe », p. 244 ; A. Paravicini Bagliani, « Âges de la vie », p. 18.

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pensée antique par les savants médiévaux97. La trentaine, moment d’épanouissement physique et de pleine maturité, se double ainsi de perfection spirituelle et symbolise l’état dans lequel ressusciteront les chrétiens à la fin des temps. Tandis que les schémas antiques rendent compte de l’empreinte du temps sur le corps, soit de son « évolution biologique » en trois temps – la croissance, la stabilité, le déclin – la pensée chrétienne fait état, au contraire, d’« une progression continue des valeurs morales et spirituelles » de l’homme au fil de son existence98. Cette conception chrétienne varie toutefois grandement au sein des textes du xiiie siècle. Ceux-ci valorisent parfois la vieillesse ou au contraire la déprécient avec emphase, laissant entrevoir alors l’antique idée de déclin. L’âge vertueux : figurer la virilitas

En ce sens, les écrits des frères mendiants font majoritairement de l’âge du milieu le paroxysme du développement corporel et spirituel, ainsi que de la tempérance, souvent au détriment des autres âges. Dans les textes encyclopédiques s’appuyant bien souvent sur des sources naturalistes, il n’est pas rare en effet que les vertus de la trentaine masculine soient abondamment louées à travers une critique acerbe des autres étapes de l’existence. Les commentaires bibliques de la Genèse, comme évoqué précédemment à propos d’Adam, mentionnent l’âge viril fixé à la trentaine comme point culminant du développement corporel au moment de la création du premier homme. Si la promotion de l’âge médian est explicite dans l’œuvre de Gilles de Rome, qui consacre plusieurs chapitres à la définition des âges, il n’en va pas de même pour les autres traités d’éducation de notre corpus. En effet, la trentaine est davantage présente à la manière d’un portrait en creux esquissé par les manquements imputés aux âges précédents, la pueritia et l’adolescentia. L’âge moyen offre ainsi une ligne de conduite qui se devine à travers le comportement idéal inculqué aux garçons et aux adolescents auxquels s’adressent les préceptes pédagogiques. Le nombre d’années auquel correspond cet âge n’est pas toujours établi avec précision dans les traités et une description de ses limites temporelles fait souvent défaut. L’œuvre de Gilles de Rome constitue cependant une exception à cet égard, car elle définit plus précisément cet âge, en lui consacrant un passage explicite. De surcroît, les appellations propres à cette période de vie, tout comme les schémas des âges, varient au sein des œuvres prises en considération. Le schéma des six âges, élaboré par saint Augustin et repris par Isidore de Séville, apparaît toutefois le plus fréquemment en particulier dans les encyclopédies qui se donnent pour mission de faire état des connaissances, notamment au sujet des grandes étapes de la vie humaine. Néanmoins, toutes les encyclopédies ne sont pas unanimes quant à l’apologie de l’âge moyen et ne lui attribuent pas exactement les mêmes caractéristiques ni ne lui réservent le même traitement. Si les encyclopédies de

97 D. Lett, L’enfant des miracles, p. 30-31 ; A. Paravicini Bagliani, « Âges de la vie », p. 18. La conception chrétienne insère le déroulement de la vie de l’homme dans l’histoire du salut, ibid., p. 16. 98 A. Paravicini Bagliani, « Âges de la vie », p. 13-18 (p. 17 pour la citation).

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Barthélemy l’Anglais et de Thomas de Cantimpré consacrent à ce sujet des passages explicites, quoique brefs, en lui associant des spécificités substantielles, il en va différemment du Speculum naturale. En effet, cette œuvre détermine en quelques mots ce quatrième temps de l’existence au sein d’une présentation générale du schéma des âges de la vie mais n’en fait ensuite état que simultanément avec l’adolescentia, avant de s’intéresser à la vieillesse99. Il est ainsi malaisé de distinguer des caractéristiques propres à l’âge moyen. Les chapitres consacrés à l’adolescentia et au quatrième âge semblent, par ailleurs, davantage mettre en avant les vices de la première – qui se reconnaissent en regard des autres textes de ce corpus – plutôt que d’ajouter à l’éloge du deuxième. D’une même voix cependant, les encyclopédies de Barthélemy l’Anglais, de Vincent de Beauvais et de Thomas de Cantimpré expriment une conception de la vie basée sur six temps et définissent un âge du milieu placé en quatrième position dont le terme est fixé à quarante ou cinquante ans100. Si cette période est nommée iuventus dans les deux premières encyclopédies, la troisième en revanche lui donne le nom d’âge de la force (robor) et situe son commencement à trente-cinq ans. Bien que les appellations propres à cet âge n’expriment pas directement la virilité, les définitions élaborées dans ces trois œuvres font néanmoins écho aux caractéristiques de la masculinité dans son plein accomplissement. Les encyclopédies de Vincent de Beauvais et de Barthélemy l’Anglais mettent en avant la force qui caractérise cet âge médian de la vie des hommes et soulignent l’achèvement de la croissance qui s’y réalise101. En citant Isidore de Séville, Vincent de Beauvais affirme que « trente ans est l’âge parfait102 » et qu’ainsi trente-trois ans est l’âge le plus robuste. La iuventus, qui succède à l’adolescentia et s’étire sur trois septennats, soit entre vingt-huit et quarante-neuf ans, est marquée par l’exercice de l’intelligence, de la raison et de la vertu103. Le Liber de natura rerum décrit également la perfection du développement physique de cet âge et souligne une modération du désir sexuel104. Cependant, le 99 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 75, p. 2348-2349 (De gradibus aetatum) et 82-86, p. 2358-2360. 100 Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, ch. 1 : De aetate, p. 231-234 ; Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 75, p. 2348-2349 ; Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, I, 78-84, p. 80-82. Dans le Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré, est tout de même évoqué un septième âge qui correspond cependant à la mort et consiste en une description de la fin de l’existence. Il s’agit donc bien d’un schéma des six âges. 101 « […] iuventus, et haec inter omnes aetates est media, et ideo fortissima […] Est enim iuvenis in termino incrementi positus, et ideo fortis ad iuvandum », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 1, p. 232 ; « Quarta iuventus firmissima aetatum omnium », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 75, c. 2348. 102 « [T]ricesimus annus perfectae aetatis est in hominibus », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 82, c. 2355. 103 « [A]dolescentia […] porrigitur usque 28, ita quod haec succedens iuventus tribus hebdomadis permanet, propter illa tria, scilicet intellectum et rationem, corporisque virtutem », ibidem ; Isidore de Séville, Etymologiae [XI], 2, p. 107. 104 « Robur etas quarta est, et hec a tricesimo quinto anno incipit. Hinc enim perfecte stature robur in latitudine et longitudine accipit homo. Hinc paululum in homine libidine moderata ad alia naturalis fortitudinis exercitia membra disponit et, dum fortem fortis imitatur, viribus preferre se gestiens

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haut degré des forces physiques masculines entraîne la description d’un aspect négatif de l’homme du quatrième âge, soumis aux vices de l’orgueil et de la colère, car cette surcharge de vigueur se traduit par la violence. Cette péjoration ne se manifeste toutefois pas dans les autres textes de ce corpus qui, au contraire, insistent davantage sur la vertueuse tempérance de cet âge. Tandis que le De regimine principum de Gilles de Rome laisse deviner une répartition de l’existence selon le schéma des six âges, le Communiloquium scinde de même la vie en six périodes, chacune divisée en tranches de sept et parfois de six ans105. Ces deux auteurs adaptent les préceptes pour les hommes selon ces différents temps. Selon Jean de Galles, le quatrième âge, s’étirant de vingt-huit à quarante ans, se nomme la jeunesse ou la virilité (iuventus vel virilitas) et correspondrait à la gravitas virilis etatis. Cette expression pourrait se traduire par une gravité ou une noblesse propre à cet âge de stabilité et de force. Les aspects principaux du court chapitre consacré à ce sujet (De informatione virorum) ayant été évoqués auparavant, il n’en sera pas davantage question. Soulignons néanmoins la tempérance de complexion et la pleine santé du corps qui permettent d’endurer les maux, ainsi que la force virile caractérisant ce haut degré d’épanouissement106. Bien que l’œuvre du laïc Philippe de Novare, composée en ancien français, se détache de notre corpus par ses caractéristiques, il est toutefois intéressant de l’évoquer dans ce contexte, afin de mesurer la proximité qu’elle entretient avec les textes des frères mendiants tout en sondant la portée de leurs propos parmi les laïcs107. Ce traité offre en effet un schéma de quatre périodes de vie au sein duquel chacune représente une tranche de vingt années108. En ce sens, le schéma adopté n’est pas le plus communément admis par les auteurs étudiés. Toutefois, en établissant une nette distinction entre les caractéristiques féminines et masculines que façonne l’écoulement du temps, cet écrit détermine également un « moien aage », plus tardif car commençant à quarante ans, qui est « le meilleur et le plus tempéré » de tous les âges109. La définition des aptitudes de ce moment de vie se confond avec les devoirs incombant à l’homme d’âge moyen. Se connaître soi-même figure en tête de la liste dressée par Philippe de Novare au sein de laquelle la mesure trône parmi les vertus premières. Elle incite à se retirer des « folies » de la jeunesse au profit d’une attitude désormais raisonnable110. La fermeté et la stabilité évoquées dans ce sillage, caractéristiques essentielles de la masculinité adulte concernant ici la confiance en

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offendit in emulos, et sic ortis contentionibus et rixis ista etas iracundie ac superbie subiacet vitiis, odiisque ac seditionibus agitatur », Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, I, 81, p. 81. Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, fol. 91v et seq. ; N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 243. Dans le traité de Gilles de Rome, ce schéma des six âges se perçoit à travers les années attribuées aux étapes éducatives des enfants et des adolescents. Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, ch. 4, fol. 94r. Bien entendu, il est impossible de tirer une conclusion définitive à partir de cet unique exemple. Philippe de Novare, Les quatre âges de l’homme, éd. M. de Fréville, Paris, 1888. Le « moien aage » est « li plus atemprez et li meillors de tous les [quatre] tens d’aage », ibid., p. 52. « En moien aage doit en estre quenoissanz et amesurez et resnables et soutis, fermes et estables en la veraie creance de Nostre Seignor Jhesucrit, sages et porveanz a l’onor et au profit dou cors et de l’ame […] Premierement doit on quenoistre soi meïsmes, et se doit on amesurer et retraire des folies que l’an a fait en jovant », ibid., p. 52-53.

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Dieu, sont en parfaite adéquation avec les discours construit par les Mendiants, que reflète alors cette œuvre laïque. Entre la vieillesse et la jeunesse : la perfection du milieu

Comme le révèle ce passage du traité de Philippe de Novare, la masculinité idéale de l’âge médian se construit aussi en opposition aux vices de la jeunesse, desquels elle s’éloigne par un comportement exemplaire. La perfection de ce moment de vie existe dans son éloignement de l’âge précédent et du suivant : la jeunesse et la vieillesse. La capacité de mesure, en tant que pierre angulaire de ce qui fait l’homme adulte, apparaît également dans le traité de Gilles de Rome. Il décrit en effet un âge masculin de tempérance et d’équilibre par excellence qu’il qualifie de « in statu » en s’inspirant d’Aristote. Les hommes parvenus à cet heureux moment de leur existence se situent en effet au milieu, entre les senes et les iuvenes111. À travers cette description se lit une critique des mœurs des hommes jeunes et vieux, mise en exergue par les chapitres précédents, qui érige l’âge médian en point culminant entre une progression et un déclin. Cette conception n’est en rien étonnante de la part d’un auteur dont toute l’œuvre est fortement inspirée par la pensée aristotélicienne. Ce moment de vie s’inscrit ainsi dans une parfaite pondération entre les comportements des jeunes et des plus âgés en conjuguant les qualités des uns et des autres sans toutefois revêtir leurs vices. Cette particularité fait de l’âge du milieu le parangon et la parfaite synthèse des vertus humaines, toutes acquises à un plus haut degré112. La masculinité elle-même, exprimée à travers l’état viril, se fait signe de cette tempérance selon Gilles de Rome. En effet, alors que les hommes âgés sont accusés d’être inviriles, il affirme au contraire que les hommes d’âge moyen sont « virils avec tempérance et tempérés avec virilité » en reprenant les paroles d’Aristote113. Cette qualité première s’avère alors indispensable pour mériter le statut de vir. À l’opposé, selon Gilles de Rome, les hommes riches s’adonnant aux plaisirs, au lieu d’être virils et tempérés, se révèlent efféminés et mous (muliebres sive molles). En poursuivant les passions auxquelles ils sont incapables de résister en se montrant « vaillants », ils manquent ainsi à ce qui constitue l’essence de l’attitude masculine et dérogent à ses principes fondamentaux114. Une défaillance dans l’usage de la volonté et de la raison 111 « Nam illi qui sunt in statu, et sunt medii inter senes et iuvenes, ut vult Philosophus secundo Rhetoricorum, habent quicquid laudabilitatis est in senibus, vel iuvenibus […] quicquid laudabilitatis est in senibus, vel in iuvenibus totum reperitur in iis qui sunt in statu. Et quicquid vituperabilitatis est in eis totum removetur ab illis. Nam (ut supra pluries dicebatur) semper extrema sunt vituperabilia et medium est laudabile », Gilles de Rome, De regimine principum, I, part. 4, ch. 4, p. 201-202. 112 « Quare si quicquid medii est in senibus vel iuvenibus, totum peramplius et perfectius reperitur in iis qui sunt in statu », ibid., p. 202. 113 « Amplius, quia sunt medii inter senes et iuvenes, nec sunt intemperati ut iuvenes, nec sunt formidolosi et inviriles ut senes, sed sunt viriles cum temperantia, et temperati cum viriliate », ibidem ; Aristote, Rhetorica, éd. B. Schneider, Leyde, 1978, II, 14, p. 250. 114 « Tertio divites sunt molles et intemperati […] non valentes passionibus resistere : quia assueti sunt vivere delicate, et sine molestia, quare non sunt viriles et temperati, sed magis sunt muliebres, sive molles, et insecutores passionum », Gilles de Rome, De regimine principum, I, part. 4, ch. 6,

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que trahit cette coupable mollesse se perçoit aisément à travers la dénonciation émise par Gilles de Rome. Eu égard à la sévère condamnation d’une attitude efféminée ou manquant de virilité, cette accusation n’est pas de moindre importance au sein d’un traité d’éducation, ni sans conséquences sur l’image des hommes qu’elle transmet. Dans une partie qui leur est spécifiquement adressée, ces propos révèlent en effet la volonté d’éduquer les hommes dans le sens de la conduite hégémonique, en fustigeant une mauvaise attitude sur le plan moral qui remet en cause leur identité sexuée. Cette affirmation s’accompagne de la menace de ne pas mériter le statut de vir, de faillir à la réalisation de soi-même et de son sexe, si les préceptes inculqués n’étaient pas appliqués. L’accomplissement de soi-même et l’élévation morale qu’incarne le statut masculin exigent en effet une action vigoureuse de la part des hommes, somme toute indépendante de la nature du corps sexué et de l’âge, bien que ce dernier offre des dispositions qui aident à y parvenir. Gilles de Rome souligne que les « mœurs blâmables » des hommes jeunes et vieux constituent des « inclinations naturelles », mais qu’il appartient à chacun de trouver la force de les contrer. Diriger ses actions et son esprit vers l’idéal mis en œuvre au gré de ces chapitres rejoint dès lors la visée du programme éducatif proposé par Gilles de Rome. Comme souvent au sein du De regimine principum, la fin de ce chapitre invite les rois et les princes en particulier à suivre les préceptes avancés, bien que ceux-ci s’appliquent plus généralement aux « cives », en étant les acteurs de leur identité sexuée. La modération prônée avec vigueur se réalise bien entendu aussi dans la maîtrise des passions et les puissants doivent s’en montrer capables entre tous à travers l’exercice de la raison. Gilles de Rome leur recommande ainsi de faire preuve de « désirs tempérés ». En effet, lorsque leurs appétits sont violents, ils portent atteinte à cette faculté essentielle au gouvernement. Dans le contexte de ce traité d’éducation morale et politique, la tempérance et la modération dans les émotions sont mises à l’honneur parmi les enseignements prodigués et forment les piliers de l’art du bon gouvernement. L’ordre et la mesure dans les passions, maintenus sous le pouvoir de la raison, rendent compte de l’aptitude d’un prince à gouverner. Bien que ce précepte s’applique à tout homme raisonnable, à l’égard duquel le dirigeant doit s’illustrer par son exemplarité, le prince tout d’abord doit démontrer qu’il est à même d’un « usage tempéré » de ses propres passions115. Rois et princes sont ainsi encouragés à se faire modèles de vie (formae vivendi) aux yeux de leurs sujets et porteurs des aptitudes esquissées au fil de ces préceptes116. Ils doivent ainsi représenter le modèle de perfection masculine de l’âge moyen qui, plus qu’un moment de vie inséré dans la course naturelle des ans, devient sommet vertueux vers lequel ils sont invités à faire converger leurs efforts. L’attitude morale et spirituelle que représente l’âge du milieu, loin de s’acquérir

p. 208. Une distinction est opérée par Gilles de Rome entre les riches et les nobles, les seconds étant décrits comme supérieurs aux premiers. Ibid., ch. 7, p. 210. 115 D. Boquet, P. Nagy, Sensible Moyen Âge, p. 230-234. 116 Gilles de Rome, De regimine principum, I, part. 4, ch. 2, p. 194. Cf. N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 27-28.

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passivement, mobilise la capacité d’action attribuée aux hommes et se gagne au prix d’un dur labeur sur soi-même. Les défaillances du vieil âge ou la masculinité sur le déclin

De manière concomitante à l’éloge de l’âge moyen, la vieillesse est en proie à une dépréciation dans plusieurs œuvres à l’instar du portrait offert par Gilles de Rome. Son appréhension permet de scruter d’un peu plus près une forme de masculinité sur le déclin, dont la déliquescence donne ainsi à voir les ruines de l’idéal masculin prôné par les Mendiants. En s’appuyant sur les sources antiques, ceux-ci dépeignent en effet cette période de vie comme une dégradation en regard de l’apogée que représente la trentaine. Thomas de Cantimpré évoque un déclin durant la première vieillesse et, si un certain nombre de vices diminuent, la cupidité et la ténacité vont en augmentant jusqu’à l’etas decrepita où le sens et l’intelligence s’amoindrissent117. Le Speculum naturale de Vincent de Beauvais rend compte du basculement qui s’opère entre la jeunesse et la vieillesse (senectus) durant le cinquième âge (aetas senioris) en termes de « declinatio118 ». À l’instar de Barthélemy l’Anglais, il décrit des personnes âgées qui déraisonnent. En s’appuyant sur Isidore de Séville, l’encyclopédiste ajoute que les individus froids comme les vieillards sont stupides selon l’opinion des médecins119. Ce portrait peu flatteur s’accentue sous l’apport des écrits laïcs s’intéressant aux âges de la vie, tels que le Livre du Trésor de Brunetto Latini et Les quatre âges de l’homme de Philippe de Novare. Dans ce sens, tandis que le Trésor décrit les individus « en aage et en corage d’ome120 » marqués par l’honneur et les richesses, il accable en revanche les hommes âgés de faire preuve de toutes sortes de mauvais agissements. Ils font preuve de lâcheté, de cupidité, se plaignent du présent et convoitent ce qui est à venir121. Le traité Les quatre âges de l’homme s’attache davantage à souligner la 117 « Senectus etas quinta est […] Hinc homo decrescere incipit secundum Plinium, tam viribus quam corpore. Hec etas subiacet vitio cupiditatis, et hec ratio, ut, qui se viderit ad occasum tendere per declivum etatis et roboris […] Et notandum quod omnia vitia minuuntur in homine senectutis tempore procedente, exceptis cupiditate et tenacitate », Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, I, 82, p. 81 ; « Decrepita etas sexta est […] Decrepita autem dicitur, quia ex tunc minoratur homo et decrescit vigore sensus et ingenii, sicut paulo ante ab anno quinquagesimo usque ad septuagesimum viribus et corpore decreverat. Est autem etas ista subdita tenacitati et avaritie », ibid., 83, p. 81. 118 « Quinta aetas senioris, id est […] declinatio a iuventute in senectutem », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 75, c. 2349. Ce terme peut suggérer une simple courbure mais également l’idée d’une descente. Cf. « declinatio » dans R. Latham, D. Howlett (éd.)., Dictionary of Medieval Latin, vol. 1, p. 578. 119 « Et secundum Isidorum, dicitur senectus a sensus diminutione, eo quod senes prae vetustate desipiant. Dicunt enim physici, ut dicit Isidorus, homines frigidi sanguinis stultos esse […] Unde et senes, in quibus iam sanguis friget, et pueri, in quibus nondum calet, sapiunt minus. Senes siquidem delirant prae nimia senectute […] », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 1, p. 232 ; Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 87, c. 2360. 120 Brunetto Latini, Li livres dou trésor, éd. F. Carmody, Genève, 1975, II, 74, p. 251. 121 « Li vieus a maint meschief : il quiert les choses, et quant il les a si a paour d’user les ; il fait toutes choses celeement et coardement, il met en delai, et covoite çou ki est a venir ; il se plaint de çou ki est present, et loe le tens ki est passés ; et wet chastiier les enfans et jugier les joenes », ibidem. Brunetto Latini fait entrevoir une fonction positive des plus âgés en recommandant qu’ils guident les jeunes, ibid., p. 252.

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dégradation de l’esprit durant la vieillesse, en évoquant des capacités mentales – la connaissance, l’intelligence et la mémoire – défaillantes jusqu’à l’anéantissement122. Ce faisant, Philippe de Novare instaure un rapprochement entre l’enfance et la vieillesse. Selon lui, « li viel revienent en anfance123 ». Cette association se retrouve souvent au sein des œuvres mendiantes où des points communs sont tissés entre ces deux âges. À l’encontre de ces réflexions les plus fréquentes, cependant, Robert Grosseteste, dans son commentaire de la Genèse, offre une conception différente des étapes de l’existence à certains égards. Il établit un parallèle entre les six jours de la Création et « les six âges naturels » en rendant compte du développement humain de manière étonnamment fournie en regard des autres commentaires bibliques étudiés, qui explorent parfois ce thème mais de manière succincte. Après l’adolescentia, Robert Grosseteste fait mention du quatrième âge nommé par certains virilité (virilitas) qu’il rapproche de façon métaphorique de la splendeur à l’image du quatrième jour de la Création où furent créés les luminaires. Le raffermissement du corps marquant la virilitas permet à l’esprit de naître à son tour dans la lumière de ses facultés, élevées à leur apogée en étant mesurées au soleil, à la lune et aux étoiles124. Une gradation des capacités mentales se dessine alors dans la comparaison établie avec les astres, selon leur taille et leur clarté. Ainsi, au sommet de cette hiérarchie, la splendeur de la sagesse (sapientia) et de l’enseignement divin (doctrina) est mise en relation avec le plus brillant des astres : le soleil. Cette métaphore n’est pas sans rappeler l’illumination de l’esprit évoquée dans les sermons ad status et les traités d’éducation à travers un apprentissage tourné vers Dieu. Le savoir et la faculté de compréhension, dont l’éclat est également souligné mais dans une moindre mesure, sont comparés à la lune et la brillance des bonnes mœurs à celle des étoiles. Les dispositions en germe durant l’âge précédent, l’adolescentia, « apte à la germination des bonnes mœurs, à la connaissance des sciences et à la force des actions puissantes125 », se réalisent dans toute leur intensité à la manière d’un éclatement durant la virilitas. Une autre interprétation du commentaire de Robert Grosseteste, cette fois-ci dans le sens d’une progression spirituelle au cours de l’existence, décrit un quatrième âge doté d’une grande stabilité dans ses vertus, imperturbable face au tumulte du monde. Ce quatrième âge est « brillant chez l’homme parfait », capable d’endurer tous les maux126. Cependant, malgré les éloges de l’âge moyen, la description de l’âge suivant, qui correspond à la première vieillesse (etas senioris), ne se teinte pas d’une vision

122 « Et por ce que connoissance et soutillece naturel et memoire commance a faillir et a amenuisier plus et plus, et a la fin anoiantit se l’an devient trés viaus », Philippe de Novare, Les quatre âges, p. 92. 123 Ibidem. 124 « Quarta etas velud dies quartus est iuventus sive, ut alii nominant eam, virilitas ; in qua, firmato corporis robore, iam erumpunt in lucem splendor sapientie et doctrine tanquam sol, et splendor intelligentie et scientie tanquam luna, et lux moralium accionum tanquam stelle », Robert Grosseteste, Hexaëmeron, p. 257. 125 « Et est hec etas propagacioni prolis iam apta, simulque germinacioni morum et cognicioni scientiarum et robori forcium accionum », ibidem ; Robert Grosseteste, On the Six Days of Creation, p. 262. 126 « [E]micans in virum perfectum », Robert Grosseteste, Hexaëmeron, p. 258.

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péjorative comme cela se manifeste dans les textes évoqués plus haut. Si les sens extérieurs et les actions s’affaiblissent, les forces intérieures, telle la faculté de méditer, prennent au contraire de la vigueur à mesure que l’homme intérieur se renouvelle. Dans la version spirituelle de l’écoulement du temps, ce cinquième âge est marqué par une sagesse sereine, imitant un envol dans l’air pur et paisible127. Le sixième et dernier âge est certainement le plus valorisé de tous dans une perspective spirituelle, car il permet de retrouver la ressemblance avec Dieu tandis que les passions sont entièrement maîtrisées et les désirs mortifiés, laissant ainsi la raison agir seule128. Une conception chrétienne de l’existence, inhérente à la nature de ce commentaire malgré une description des âges dits « naturels », se dessine à travers ces réflexions. L’Hexaëmeron offre ainsi une perception différente de celle apportée par les encyclopédies explorées auparavant ou l’œuvre de Gilles de Rome qui font la part belle à la philosophie naturelle gréco-arabe. Cette différence marquée révèle la frontière entre ces textes produits par des Mendiants, auxquels s’ajoutent les œuvres de Philippe de Novare et Brunetto Latini, et la glose de Robert Grosseteste. La représentation de la vieillesse dépend avant tout étroitement des sources, naturalistes ou exégétiques, desquelles elle s’inspire. Il n’en demeure pas moins que la virilitas, dans le commentaire de Robert Grosseteste, représente une conjonction de la vigueur du corps et des aptitudes de l’esprit. À travers la métaphore de la lumière coïncidant avec le quatrième jour, cet âge est décrit comme un summum dans l’éclosion des facultés de l’esprit. Si la pleine maîtrise des passions ne se réalise que durant la vieillesse, aidée par un corps dont les désirs sont aussi éteints que les humeurs sont refroidies, une grande force et une stabilité à même de résister aux aléas terrestres caractérisent la virilitas en accord avec les autres œuvres explorées. Malgré ces mentions, les réflexions sur la vieillesse n’occupent que peu de place dans le corpus étudié. Les traités pédagogiques ne s’attachent pas à ce moment de l’existence, hormis celui de Gilles de Rome, comme les sermons ad status ne proposent pas de sermons pour cette catégorie d’hommes. La place accordée aux âges antérieurs est bien plus substantielle. Ce silence ou cette moindre parole sont significatifs d’une conception de la masculinité qui est valorisée à la trentaine et d’un souci d’éducation qui se concentre sur l’amélioration lors des étapes qui y mènent, l’enfance et l’adolescence. Cette place ténue est symptomatique des spécificités et des buts des œuvres du corpus étudié et certainement aussi de la mission que se donnent les Mendiants. Conçue comme un déclin dans la lignée des sources antiques, la vieillesse n’intéresse que peu dans la mesure où elle ne peut pas faire l’objet d’un perfectionnement.

127 « In eiusdem quoque sapientie serena, tranquilla et lucida contemplacione tanquam volatum excercet in superiori, tranquillo, sereno et puro aere », ibidem. 128 Concernant le sixième âge : « Qua propter hac etate producit terra humane nature animam viventem, et fit homo ad Dei imaginem et similitudinem. Mortificata enim iam carne cum concupiscentiis, manifestantur maxime in hac etate actus solius racionis et potestas dominans omni nutui passionis bestialis » ; « Sextam vero agit etatem omnimode mutacionis in eternam vitam, et usque ad totam oblivionem vite temporalis transeuntem perfecta forma, que facta est ad imaginem et similitudinem Dei », ibid., p. 257-258.

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Les réflexions sur la virilitas ou l’âge moyen permettent de constater que ces différents textes – qu’il s’agisse des encyclopédies, du commentaire de Robert Grosseteste, des œuvres de Gilles de Rome et de Jean de Galles ou des traités sur les âges – sans doute adressés à des lectorats distincts, ne sont pas hermétiques. Bien que présentant chacune des caractéristiques propres, ces œuvres recèlent des images similaires et construisent ensemble un idéal de masculinité. Les qualités exemplaires associées au vir et à l’âge moyen constituent autant d’arguments pour souligner la valeur de ce modèle et convaincre les hommes du siècle de se perfectionner. La représentation de la trentaine en tant qu’éminence fait écho à la figure d’Adam avant la Chute par de nombreux traits. En effet, la vertu de tempérance et la modération quant aux désirs sexuels constituent une part importante de ce portrait, évoquant le premier homme dans son absence de libido et sa capacité à maîtriser les pulsions de son corps par le pouvoir de la raison. L’exercice de cette dernière faculté de l’esprit pare d’ailleurs également l’homme d’âge moyen, à côté de l’intelligence et de la sagesse. Dans sa dimension corporelle, la trentaine représente un ultime parachèvement et est utilisée par les exégètes pour cette raison afin d’exprimer la perfection de l’être créé à l’image de Dieu. Derrière la figure du premier homme et de celui de trente ans, transparaît en filigrane celle du Christ qui rachètera la faute commise par Adam. Par sa nature divine, il s’offre comme modèle de masculinité par excellence dans les traités d’éducation et les sermons, mais demeure inégalable par essence et inimitable totalement129. Bien que l’état d’innocence ne puisse jamais être retrouvé, Adam présente en revanche une masculinité qui se rapproche de celle des laïcs, par sa relation conjugale avec Ève. Cette figure est susceptible d’être plus évocatrice auprès d’eux, raison qui explique certainement les similtudes entretenues entre ses qualités et les vertus enseignées aux hommes du siècle. La stabilité et la force physique marquant plus particulièrement la représentation de l’âge moyen se trouvent peu évoquées concernant Adam. Néanmoins, la force de la volonté de ce dernier face à la tentation est rappelée à de nombreuses reprises par les commentateurs de la Genèse. Pierre angulaire de l’identité masculine au sein des réflexions sur les sexes, la tempérance de l’âge moyen, de même que la stabilité et la force qui en découlent, se traduisent tant par une parfaite pondération de complexion que par l’apogée de la croissance du corps. Malgré son empreinte corporelle, la conduite masculine se réalise à travers le développement des vertus de l’âme qui ne sont jamais excessives mais au contraire constituent un parfait équilibre entre les âges qui lui succèdent et la précèdent. La matérialité du corps dans laquelle se lisent les signes de la masculinité offre un support discursif aux frères mendiants pour justifier les caractéristiques qu’ils attribuent aux hommes. En tant que conduite prescrite aux laïcs, la virilitas est à la fois incarnée par Adam dans les aspirations et les regrets qu’elle porte en elle, mais peut être rejointe de manière concrète à travers certains agissements envisagés comme signes de l’identité sexuée.

129 À propos de l’humanité du Christ et de son caractère imitable, cf. J.-C. Schmitt, J. Baschet, « La “sexualité” du Christ », Annales. Économies, sociétés, civilisation, 46 (1991), p. 337-346 ; G. Constable, « The Ideal of the Imitation of Christ », in id., Three Studies in Medieval and social Thought, Cambridge, 1995, p. 143-248.

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Loin d’être innée, en adéquation avec le corps dès la naissance, l’identité masculine constitue bien au contraire un statut qui se mérite et se conquiert en sublimant le corps au profit d’une élévation de l’âme. Par ce biais, la masculinité devient « performative », elle nécessite d’être constamment prouvée par les actes. Les dispositions corporelles, soutenues par la meilleure des complexions et par un moment de vie propice à son développement, offrent les ressources nécessaires dans lesquelles puiser pour mettre en œuvre le comportement prescrit. À ce titre, le cœur illustre les singularités physiologiques masculines dans un rapport à la fois symbolique et matériel. Dans le discours émis, cet organe incite à agir par sa taille et ses caractéristiques proprement masculines. Miroir de la pensée sur les sexes, il se fait reflet de la masculinité courageuse et vertueuse qu’il permet de réaliser comme de démontrer. Par cet ensemble de discours, puisés au sein de différents textes, se décèle la volonté d’éduquer les hommes laïcs, tout en leur donnant à voir ce qu’est une conduite masculine de manière à les inciter. Ainsi, le modèle de masculinité que traduit la virilitas semble écraser dans son sillon d’autres formes de masculinité au sein du discours. Ces manières divergentes d’être homme apparaissent néanmoins par endroits et se lisent en tant que bribes d’une masculinité inachevée. Aussi, après avoir exploré les représentations idéales de cette identité, il s’agit de se pencher sur les carences des âges précédant la trentaine. Les manquements dénoncés par les pédagogues mettent en exergue certains aspects du modèle masculin peu exprimés à travers le discours frontal à son propos, discours qui demeure somme toute assez modeste. L’enfance et, plus sensiblement, l’adolescence, portent en germe les attributs qui feront la perfection de l’âge adulte. De fait, les recommandations émises envers les garçons et les adolescentes, convergent dans le sens d’un encouragement vers ce but au sein d’un vocabulaire imagé où l’éducation se fait cheminement. La pueritia et l’adolescentia des hommes, à propos desquelles discourent longuement les traités d’éducation et les sermons ad status, suggèrent en outre d’autres formes de masculinité qui se distinguent de la norme établie et qu’il est intéressant d’explorer à ce titre. Tout en incarnant des étapes importantes du développement, ces âges imparfaits constituent les jalons essentiels et obligés du parcours tortueux acheminant garçons et jeunes hommes vers la virilitas.

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Deuxième partie

Devenir un homme Le long chemin vers la virilitas

Introduction à la deuxième partie

À l’aune du portrait de perfection masculine brossé par les frères mendiants, il est désormais possible de mesurer les alternatives qui se développent en marge de ce modèle. Au sein du discours exploré au chapitre précédent, la masculinité du sommet de la trentaine représente l’aboutissement d’une transformation du corps, de l’esprit et avant tout des mœurs. Afin de mener vers cet idéal de vie chrétienne au masculin et de façonner les comportements dans ce sens, pédagogues et prédicateurs distillent de nombreux enseignements envers les garçons et les adolescents issus de la noblesse. Revêtant bien souvent un ton moralisateur et prescriptif, ces recommandations s’adressent parfois directement aux jeunes laïcs – dans les sermons ad status ainsi que pour le moment où ils seront en âge d’apprendre, précise le traité de Vincent de Beauvais – mais sont le plus souvent dirigées vers eux par l’entremise de la personne en charge de leur instruction1. Un programme pédagogique, dont le point nodal réside dans l’obtention du salut, s’élabore ainsi au fil des traités d’éducation en suivant une progression chronologique le long des étapes de la croissance. Chacun des âges pris en charge dans le giron éducatif fait l’objet d’une construction culturelle, au même titre que la masculinité de la trentaine2. Leurs attributs physiques sont assimilés à des caractéristiques morales ainsi qu’à des aptitudes intellectuelles3. Pédagogues et prédicateurs investissent dès lors les premières périodes de la vie de représentations et de symboles qui s’entrecroisent et se répondent au fil de discours dont le substrat mêle étroitement conceptions médicales, théologie et morale. À travers leur appréhension de ces âges et l’éducation prônée se lisent les réflexions existentielles qui expriment par ce biais l’espoir placé dans une humanité – réduite essentiellement à sa part masculine – capable de s’améliorer, avant tout dans un sens spirituel. Ainsi, au fil de ce déploiement de masculinités à différents stades de leur développement, émergent d’autres manières d’être homme, significatives au même titre que l’idéal de perfection de la trentaine. D’ailleurs, cet âge du milieu, au demeurant absent des traités d’éducation, sert davantage à exprimer un objectif à atteindre qu’il



1 P. Riché, « Sources pédagogiques », p. 16 ; D. Lett, « L’éducation et les conceptions pédagogiques au Moyen Âge », Recherches et prévisions, 57-58 (1999), p. 85 ; E. Becchi, « Le Moyen Âge », dans Histoire de l’enfance en Occident, éd. E. Becchi, D. Julia, Paris, 1998, t. 1 : De l’Antiquité au xviie siècle, p. 109-110. Vincent de Beauvais, De eruditione, Prologus, p. 3-4. 2 Cf. G. Levi, J.-C. Schmitt, « Introduction », Histoire des jeunes en Occident, éd. G. Levi, J.-C. Schmitt, Paris, 1996, t. 1 : De l’antiquité à l’époque moderne, p. 7 ; D. Lett, L’enfant des miracles, p. 12-18 ; E. Sears, The Ages of Man. 3 M. Goodich, From Birth, p. 69.

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ne prend véritablement corps dans la pensée pédagogique. Les étapes précédant l’âge du milieu ne constituent pas uniquement des carences en regard de sa perfection. Ces alternatives à la « masculinité hégémonique » sont autant de passages essentiels vers la virilitas, formant à leur tour d’autres masculinités dignes d’intérêt, dont la teneur varie d’un auteur à l’autre. En effet, dans la mesure où la prise en charge des garçons et des adolescents fait l’objet d’une grande attention de la part des pédagogues, le discours à cet égard s’étoffe considérablement et se complexifie. Si la masculinité se conçoit telle une progression vers l’excellence de l’âge adulte, elle requiert un effort de la part de l’homme en devenir lui-même ainsi que de son pédagogue pour corriger les défauts attribués à l’enfance, puis à l’adolescence. À dessein de mieux appréhender l’objet de cette étude, il semble primordial d’y porter un regard attentif en se gardant, autant que faire se peut, de projeter une conception contemporaine sur ces âges. Il s’agit au contraire de les comprendre à travers la symbolique et les références que tissent ensemble ces œuvres du xiiie siècle. Les deux chapitres qui suivent se concentrent principalement sur les traités d’éducation et les sermons ad status destinés aux enfants, puis aux adolescents, non sans opérer quelques incursions dans les encyclopédies. Le panorama des textes étudiés touche plus sensiblement les alentours de la deuxième moitié du xiiie siècle, mais prend aussi en compte quelques textes appartenant à sa première moitié tels les Sermones vulgares. Hormis cette collection de Jacques de Vitry, les frères mendiants sont les auteurs de l’ensemble des œuvres dans lesquelles la matière de ces deux chapitres est puisée.

Chapitre V

L’enfance au masculin ou les prémices d’une progression

Au sein des traités pédagogiques du corpus étudié, tous composés vers la deuxième moitié du xiiie siècle, la tâche éducative concerne les garçons (pueri) à partir de sept ans. Cet « âge de discernement » (aetas discretionis), qualifié de « doli capax1 » par Barthélemy l’Anglais ainsi que par les manuels destinés aux confesseurs, représente le moment où les garçons commencent à faire usage de leur raison2. L’étude et l’apprentissage sont alors rendus possibles, comme en témoignent les traités pédagogiques couvrant de recommandations cette deuxième période de l’enfance (pueritia)3. Après avoir porté une attention particulière à l’adolescentia, les traités d’éducation achèvent leurs enseignements aux hommes en instruisant les jeunes en âge de se marier, à l’exemple du traité de Vincent de Beauvais prodiguant force conseils au futur paterfamilias. L’éducation s’élabore de fait comme un parcours de développement ponctué de jalons spécifiques, comportant chacun leurs dangers et leurs défauts à corriger, comme autant de passages obligés afin de parvenir à la masculinité adulte. Parmi les moments de vie masculins déployés par les œuvres pédagogiques, l’enfance en particulier se révèle soumise à un portrait ambivalent. Outre les défauts criants qui la caractérisent, la pueritia est valorisée dans son innocence et sa pureté, au sein d’un discours qui oscille constamment entre description, mise en garde et exhortation. De fait, les représentations esquissées dans leurs traits positifs offrent des exemples à suivre, qui soulignent en même temps une conduite propre à un âge spécifique. Didier Lett rappelle en effet que de ces « sources normatives » émane « un discours sur l’enfance [qui n’a] pas pour but de la décrire telle qu’elle est, mais telle qu’on voudrait qu’elle soit4 ». En dehors de l’expression des aspirations 1 Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 5, p. 238. Cette expression se retrouve également dans certains manuels destinés aux confesseurs. Robert de Flamborough (Liber poenitentialis, p. 85-86) définit l’âge de sept ans, mineur, comme étant « doli capax », tandis que Thomas de Chobham (Summa confessorum, p. 152) évoque les « anni discretionis ». Cf. également Jean de Dieu, Liber poenitentiarius, New Haven, University of Yale, Beinecke Library, ms. 1025, fol. 5r-5v et Summa de penitentia, Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Clm. 2945, fol. 16v ; D. Lett, « L’enfance : Aetas infirma », p. 90 ; N. Berend, « La subversion invisible : la disparition de l’oblation irrévocable des enfants dans le droit canon », Médiévales, 26 (1994), p. 128 ; R. Metz, « L’enfant dans le droit canonique médiéval », dans R. Metz, La femme et l’enfant dans le droit canonique médiéval, Londres, 1985, p. 11-23 ; S. Kuttner, Kanonistische Schuldlehre von Gratian bis auf die Dekretalen Gregors IX, Vatican, 1935, p. 125-129. 2 D. Lett, L’enfant des miracles, p. 112-113 ; N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 244 et 266. 3 D. Lett, « L’éducation et les conceptions pédagogiques », p. 86. 4 D. Lett, L’enfant des miracles, p. 13.

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mendiantes distillées par ce biais, une dénonciation des mauvais agissements des enfants apparaît. Leurs méfaits font pendant aux modèles promus, soit aux enfants modèles – à l’image de Jésus –, soit aux hommes adultes auxquels ils sont sans cesse comparés, souvent de manière sous-jacente. Les états précédant l’âge « adulte » des hommes sont alors conçus comme des marqueurs d’inachèvement, dont il est intéressant d’explorer la teneur en tant qu’ils mettent en lumière d’autres traits de la masculinité, en soulignant certains enjeux spécifiques. Ce chapitre se consacre aux masculinités inachevées que représentent l’infantia et la pueritia. Il sera question des principes visant à renforcer corps et esprit afin de préparer à la masculinité adulte, puis des moyens offerts pour pallier les défauts de ces jeunes âges, notamment à travers un ensemble de métaphores. Un chapitre du traité de Vincent de Beauvais invitant à devenir un homme permettra de mettre en lumière le processus de cette lente transformation vers l’âge adulte.

Manquements et germes d’une virilitas en devenir Au sein du schéma des six âges de la vie évoqué le plus fréquemment, l’enfance se divise en deux temps5. Le premier, entamé dès la naissance, lorsque l’enfant ne sait pas encore parler – « quasi non fans » précise Thomas de Cantimpré – se nomme infantia et s’étire jusqu’à sept ans6. Le deuxième temps, la pueritia, se prolonge jusqu’au seuil de l’adolescentia, situé à quatorze ou quinze ans7. L’infantia n’est que peu évoquée parmi les conseils éducatifs mais apparaît toutefois au sein des textes encyclopédiques. Cette première période de l’enfance est en outre mentionnée par le Communiloquium de Jean de Galles ainsi que par le De regimine principum de Gilles de Rome, œuvre qui se détache à plusieurs égards des autres traités d’éducation pris en compte. Les encyclopédies s’attachent principalement à décrire des aspects particuliers de l’infantia souvent répétés, comme le cri du nouveau-né annonciateur





5 Cf. notamment N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 241-296 ; D. Lett, L’enfant des miracles, p. 19 et 25-26 ; M.Goodich, From Birth, p. 84-106. La bibliographie concernant les études sur l’enfance au Moyen Âge est abondante, cf. notamment, en plus des ouvrages cités supra : B. Hanawalt, Growing Up in Medieval London. The Experience of Childhood in History, Oxford, 1993 ; S. Shahar, Childhood in the Middle Ages, Londres, 1992 ; D. Alexandre-Bidon, M. Closson, L’enfant à l’ombre des cathédrales, Lyon, 1985 ; D. Alexandre-Bidon, « Grandeur et renaissance du sentiment de l’enfance au Moyen Âge », Histoire de l’éducation, 50 (1991), p. 39-63 ; E. Becchi, D. Julia (éd.), Histoire de l’enfance en Occident ; D. Lett, Famille et parenté dans l’Occident médiéval ve-xve siècle, Paris, 2000 ; D. Alexandre-Bidon, D. Lett, Les enfants au Moyen Âge (ve-xve siècles), Paris, 1997 ; P. Newman, Growing Up in the Middle Ages, Jefferson, 2007 ; N. Orme, Medieval Children, New Haven, 2001. 6 Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, I, 78, p. 80. À la lumière des récits de miracles, D. Lett décèle deux temps au sein de l’infantia. Le second se prolonge de deux ou trois ans à sept ans. L’enfant des miracles, p. 28-29 et 91-106. 7 Les textes de notre corpus s’accordent sur cette délimitation. Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 75, p. 2348 ; Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 1, p. 231 ; Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, I, 78-80, p. 80-81 ; Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, fol. 91v-92r ; Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 15-17.

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des malheurs terrestres hérités de la faute d’Adam, son incapacité à parler, la pousse des dents, ou encore à dispenser quelques conseils sur l’allaitement8. Préparer la masculinité : renforcer le corps dès l’enfance

Malgré la rareté des directives concernant les prémices de l’infantia, certains auteurs mendiants énoncent des recommandations sur la manière de s’occuper des nourrissons mâles. Au sortir du ventre maternel, le traitement du corps des nouveau-nés recommandé induit d’emblée une distinction des sexes et témoigne des futurs rôles sexués tels qu’ils sont conçus par les auteurs de ces textes9. En effet, le chapitre dédié au petit enfant (De infante) de l’encyclopédie de Barthélemy l’Anglais évoque les conseils de Constantin l’Africain. Après avoir baigné et enveloppé la chair tendre des nouveau-nés dans un mélange de roses pilées et de sel, le De proprietatibus rerum précise que tous les membres de l’enfant mâle doivent être frottés avec vigueur au moyen d’une huile de myrte ou de rose. En effet, si cette friction corporelle s’applique aux deux sexes, le texte latin souligne l’importance accrue de son effet sur les petits garçons, dont le corps doit être mieux préparé « aux exercices plus rudes » que celui des filles. La tâche doit par conséquent être opérée plus vigoureusement sur le corps du futur homme, destiné à l’action10. Le chaptitre consacré au second âge du garçon (De puero) mentionne d’ailleurs que ces derniers sont « ad motus habiles », sans faire état de cette même caractéristique au chapitre suivant dévolu à la fille (De puella)11. Comme cela se décèle concernant l’homme adulte (De masculo) dans cette même 8 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 75-76, c. 2349-2351 et 79, c. 2352-2353 en particulier ; Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 4, p. 237-238 ; Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, I, 78, p. 80. Cf. D. Lett, « L’enfance : Aetas infirma » ; N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 244-245. Sur l’allaitement : Vincent de Beauvais, Speculum doctrinale, XII, 28-29, c. 1090-1091 ; Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 15, p. 328-329 ; Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 4, p. 237-238. Cf. N.-L. Perret, « “La congnoissance du bon lait”. La nourriture de l’enfant d’après les hommes d’Église de la fin du Moyen Âge », dans Art de manger, art de vivre : nourriture et société de l’Antiquité à nos jours, s. d. V. Dasen, M.-C. Gérard-Zai, Gollion, 2012, p. 72-86 ; D. Lett, M.-F. Morel, Une histoire de l’allaitement, Paris, 2006 ; V. Fildes, Breasts, Bottles and Babies. A History Infant Feeding, Édimbourg, 1986. 9 Les études au sujet de l’enfance soulignent le plus souvent que l’infantia ne fait en général pas (ou très peu) de distinction entre filles et garçons, en particulier avant l’âge de deux ans. S’il est vrai qu’elles sont rares, des mentions concernant la distinction de l’éducation à cet âge existent néanmoins comme en témoigne notre corpus. Cf. D. Alexandre-Bidon, M. Closson, L’enfant à l’ombre des cathédrales, p. 65. 10 « Infantes […] frequenter balneentur, cum oleo myrtino aut rosaceo ungantur, omnia eorum membra fricentur praecipue masculorum, quorum membra debent esse propter exercitium duriora », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 4, p. 237. Cf. J. Lidaka, « Glossing Conception. Infancy, Childhood, and Adolescence in Book VI of De proprietatibus rerum », dans Bartholomeus Anglicus, éd. B. van den Abeele, H. Meyer, p. 117-136 ; D. Alexandre-Bidon, M. Closson, L’enfant à l’ombre des cathédrales, p. 65. La traduction en ancien français ajoute l’expression « que des femelles » qui établit une distinction encore plus précise entre homme et femme dans les futurs travaux. « Apres on le doit souvent baigner et puis oingdre d’huyle rosat et frotter par tous les membres, et par especial des masles de qui les membres doivent estre plus durs que des femelles pour le labeur », Jean Corbechon, Le grand propriétaire, fol. 50v. Cf. aussi Vincent de Beauvais, Speculum doctrinale, XII, 27, c. 1089. 11 Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 5, p. 239.

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encyclopédie, l’activité est une affaire masculine à laquelle engage la physiologie de ce sexe. Bien que ce genre d’évocations sexuées soit rarement exprimé parmi les conseils éducatifs, une préparation aux exercices physiques et une conception de l’usage des corps différenciée distingue à cet endroit les sexes dès la naissance. À travers ces gestes, le corps du nouveau-né apparaît comme une matière malléable, qu’il faut veiller à former de manière physique en imprimant les futures fonctions sociales sur la chair même12. Exercice et souffrance : inspirer la masculinité future

L’appel à un affermissement des corps mais également des émotions de façon concomitante voit le jour dans le De regimine principum. En prenant appui sur la Politique d’Aristote, Gilles de Rome conseille en effet d’habituer au froid les pueri parvi au sein du chapitre consacré aux garçons de la tranche d’âge comprise entre la naissance et sept ans13. Outre les raisons de santé évoquées, le froid aurait la faculté de consolider leurs membres et de les préparer ainsi aux actes belliqueux (bellicae actiones) qu’ils devront entreprendre à « l’âge requis » suivant une conception sexuée de leur vie future14. Ces principes s’adressent, bien entendu, à ceux qui ont la charge de l’éducation des fils royaux, futurs princes et rois. Bien que ce traité n’ait de cesse de rappeler que les recommandations formulées s’appliquent aux citoyens (cives) en général, il est ici manifeste qu’elles visent une haute catégorie de la société laïque, à même de prendre les armes, soit les futurs hommes de la noblesse. Tout en continuant de rapporter les paroles d’Aristote afin de parfaire ce précepte, Gilles de Rome donne en exemple le geste de certaines nations « barbares » consistant à baigner leurs fils dans des fleuves glacés afin d’accroître leur force. Soucieux d’adapter ses conseils à la réalité du temps et à son lectorat, Gilles de Rome adoucit néanmoins son propos en soulignant la manière modérée et progressive par laquelle il convient d’entreprendre de tels actes éducatifs15. Outre le froid, l’exercice physique pratiqué sans excès dès le plus jeune âge se fait également méthode d’endurcissement recommandée en ce qu’il consolide les

12 Au sujet de cette malléabilité : D. Lett, L’enfant des miracles, p. 57-58. 13 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 15, p. 329. Cf. N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 248 ; N. Orme, From Childhood to Chivalry. The Education of the English Kings and Aristocracy 1066-1530, Londres, 1984, p. 183. 14 « Tertio pueri sunt assuescendi ad frigora. Unde Philosophus septimo Politi. ait quod mox expedit pueris parvis consuescere ad frigora […] exercitium ad frigora parvis pueris utile est ad bellicas actiones. Nam frigus membra consolidat et constringit ; ita quod cum pervenerunt ad aetatem debitam aptiores sunt ad opera bellica, si a pueritia sint aliqualiter exercitati ad frigora », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 15, p. 329 ; Aristote, Politique, t. 3/1, VII, 17, p. 108-109. 15 « Unde idem Philosophus ait, quod apud aliquas Barbaras nationes consuetudo est in fluminibus frigidis balneare filios, ut eos fortiores reddant. Attendendum est tamen, quod cum dicimus pueros parvos assuescendos esse ad hoc vel ad illud, intelligendum est moderate et gradatim, et ut requirit conditio personarum », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 15, p. 329. Cf. N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 248.

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membres tendres des jeunes garçons et les rend plus forts16. Parmi les nombreux bienfaits procurés au corps, le mouvement a pour vertu d’améliorer l’agilité des garçons17. Cette exhortation conforte ainsi le rôle actif des hommes en devenir au sein du programme éducatif proposé par Gilles de Rome. L’exercice physique n’est en revanche pas préconisé pour les filles. Les conseils en lien avec leur corps sont en effet davantage dirigés vers la conservation de leur intégrité et non vers le mouvement18. Les filles ne doivent néanmoins pas être oisives, situation propice aux vices. Gilles de Rome suggère en effet qu’elles s’adonnent alors à des exercitia licita ou à « des œuvres honnêtes et autorisées » (licita et honesta opera), selon leur rang, comme le tissage et le filage19. Jean de Galles, de même, à l’endroit des enseignements nécessaires aux infantes, engage une claire répartition des rôles en déclarant que si les garçons doivent être instruits quant à leur futur métier en insistant sur la diversité des activités correspondant à leur rang social, les petites filles sont en revanche initiées aux travaux d’aiguille (texere et nere)20. Cette réflexion permet d’observer une distinction des rôles sexués avant sept ans, au demeurant rare au sein des textes étudiés avant la pueritia. Au chapitre du Communiloquium dédié au second âge de l’enfance, tandis que les pédagogues sont encouragés à affermir les garçons par l’activité et le mouvement, les conseils visant les filles se concentrent sur la préservation de leur pureté, en évitant par exemple de proférer des paroles licencieuses devant elles ou de leur laisser entendre des chants profanes21. Jean de Galles évoque une série de conseils destinés à l’endurcissement des jeunes garçons, qui, sans avoir exactement la même teneur, ne sont pas sans faire écho aux propos de Gilles de Rome, écrits à quelques années d’intervalle et jouissant pareillement d’une large diffusion. Ces préceptes s’appliquent toutefois à l’éducation des pueri entre sept et quatorze ans et non des infantes. En s’inspirant des auteurs classiques, Jean de Galles préconise la consolidation du corps par diverses d’activités physiques : chasser, courir, lancer le javelot, chevaucher ainsi que souffrir de la faim et de la soif mais également du froid et de la chaleur22. Dans cet élan, les garçons 16 « [M]oderatus motus membra consolidat : quilibet enim in seipso experitur, quod si se moderate exercitet ad corporales labores, membra corporis eius solidantur, et fiunt fortiora. Pueri ergo quia nimis habent tenera membra, ad aliquos motus modicos et temperatos sunt assuescendi, ut membra eorum solidantur », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 15, p. 330 ; Aristote, Politique, t. 3/2, VIII, 3, p. 33-36. 17 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 15, p. 329. 18 Cf. les chapitres dédiés à l’éducation des filles. Ibid., II, part. 2, ch. 19-21. 19 Ibid., ch. 20, p. 344. Gilles de Rome omet toutefois de préciser la tranche d’âge à laquelle appartiennent les jeunes filles en question. 20 « Item [filii] sunt erudiendi debitis artificiis, et suo statui convenientibus, ut scilicet nobiles erudiantur in operibus que sunt nobilium […] Unde et de Constantino dictum est parte i quod sic instituit filias in arte texendi et nendi, ut si necesse esset, ex illis vivere possent », Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, ch. 1, fol. 92v-93r. 21 Ibid., fol. 93v ; Jérôme, Epistulae, CSEL 55, ep. 107, 4, p. 293. Cf. D. Lett, « L’éducation et les conceptions pédagogiques », p. 88. 22 « Leges ligurgi laboribus erudiunt iuventutem venando, currendo, esuriendo, sitiendo, algendo, estuando […] Item Salustius libro primo, loquens de quadam gente dicit quod mos eius est equitare, iaculari, cursim cum equalibus certare », Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2,

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spartiates, fouettés jusqu’au sang, sont donnés en exemple de ce terrible renforcement23. De même, un autre exemple mettant en avant de jeunes hommes malmenés par leur père, emprunté cette fois à Sénèque, évoque un endurcissement d’une grande violence et un entraînement à résister à la douleur passant par la lacération du corps : Crois-tu que les Lacédémoniens haïssent leurs enfants parce qu’ils les font fouetter publiquement pour éprouver leur caractère ? Leur père en personne les exhorte à souffrir les coups avec courage et, déchirés et à demi morts, les invite à tendre sans défaillance leurs corps blessés à de nouvelles blessures […] Les parties du corps les plus vigoureuses sont celles qu’un exercice incessant met en jeu. Offrons-nous aux coups de la fortune, afin qu’elle nous endurcisse contre elle-même : peu à peu elle nous grandira à sa taille, et la fréquence du péril en engendrera le mépris24. À travers ses lésions, le corps des jeunes hommes en formation se fait terrain de persévérance et lieu de probation au sein du processus de transformation en adulte. Le nombre et la profondeur des blessures attestent la capacité de résistance acquise au fil de ce douloureux apprentissage qui s’imprime sur la matière corporelle même, pétrie des traces de la violence infligée jusqu’à mettre en péril la vie des fils lacédémoniens. Néanmoins, au-delà de la rudesse de cette pratique somme toute éloignée des rituels éducatifs du xiiie siècle, Jean de Galles cherche à signifier la nécessité d’un renforcement – voire d’une mutilation – volontaire pour les garçons passant par l’apprentissage d’une sublimation de soi. Sans toutefois décrire des rites aussi cruels, Humbert de Romans prescrit à son tour une éducation sévère du corps pour les fils issus de riches familles urbaines, qui doivent être élevés comme ceux de la campagne. Le prédicateur encourage à former les garçons afin qu’ils deviennent plus vaillants (valentiores) à l’exemple de saint Bernard25. La distinction entre les sexes s’étoffe ici d’une considération d’ordre social, laissant supposer que l’éducation prodiguée ne serait pas la même selon l’origine familiale et le lieu où se déroule l’apprentissage. Illustrant à nouveau une conception sexuée des rôles sociaux, Jean de Galles fait apparaître un passage du De officiis de Cicéron.

ch. 2, fol. 93r ; Cicéron, Tusculanae disputationes, éd. M. Pohlenz, Stuttgart, 1957, II, 14, p. 297 ; J. Swanson, « Childhood and Childrearing », p. 315-316 ; N. Orme, From Childhood to Chivalry, p. 181-210. Bien qu’il soit question des iuvenes dans l’extrait cité plus haut, le chapitre dans lequel il s’inscrit s’intitule De informatione puerorum et s’attache spécifiquement à la tranche d’âge comprise entre sept et quatorze ans. 23 « Sparte quoque pueri ad aram ab v[er]beribus accipiuntur, ut multus e visceribus sanguis exeat », Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, ch. 2, fol. 93r. Cf. Y. Foehr-Janssens, « La souffrance a-t-elle un genre ? Représentations littéraires du corps masculin au Moyen Âge », dans Concepts du corps. Contributions aux études genre interdisciplinaires, éd. F. Frei Gerlach et al., Münster [etc.], 2003, p. 57-68. 24 Sénèque, Dialogues, éd. et trad. R. Waltz, t. 4 : De la providence [etc.], Paris, 1967, p. 22. La traduction citée est très proche dans son contenu du passage apparaissant dans le Communiloquium de Jean de Galles (II, dist. 2, ch. 1, fol. 72r-72v). 25 « Notandum, quod pueri sunt dure nutriendi quoad corpus. Unde Lycurgus, qui primas leges dedit, et praecepit quod filii divitum nutrirentur in villulis a rusticis, ut assueti duritie vitae valentiores essent : et hoc factum est de beato Bernardo, de quo scriptum est quod mater eius sic dure nutriebat eum quasi ad eremum eum esset missura », Humbert de Romans, S. 97, p. 191.

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Par l’exercice de durs labeurs, il souligne le besoin d’une fortification du corps des futurs hommes mais aussi de leur esprit, à dessein de les préparer aux charges qui leur incomberont à l’avenir, fonctions spécialement masculines26. Modeler l’émotion : la prohibition des pleurs masculins

Dans cette perspective, une consolidation particulière associant étroitement corps et émotions des petits garçons est préconisée dans l’œuvre de Gilles de Rome. Il est en effet conseillé d’empêcher les futurs hommes, d’une manière active que suggère l’emploi du verbe cohibere, de verser des larmes27. Afin de justifier cette prohibition, mais tout en interprétant faussement le propos d’Aristote, une explication d’ordre physiologique basée sur les mécanismes corporels est avancée. En effet, retenir les pleurs aurait pour effet de renforcer le corps des jeunes garçons, rendus alors robustiores, par l’action de garder le souffle et la respiration (spiritus et anhelitus) à l’intérieur d’eux-mêmes. Aristote en revanche, comme le souligne Noëlle-Laetitia Perret, recommande précisément le contraire dans sa Politique, en ce que l’émission des pleurs constituerait un exercice utile au renforcement du corps des enfants, favorisant la croissance28. Cette confusion de la part de Gilles de Rome semble être propice à la formulation de sa pensée à l’égard des larmes infantiles. Ainsi donc, sous couvert de ses effets physiques, soit par l’effort de conserver le souffle, soit par celui de le produire, l’expression d’un affect masculin du plus jeune âge est réprimée. Bien qu’un passage précédant de peu cette question mentionne les méfaits de la tristesse sur les petits garçons, raison pour laquelle certains divertissements modérés sont recommandés, l’émotion engendrée par les pleurs n’est nullement évoquée par Gilles de Rome et ne se fait pas la cause immédiate de cette interdiction29. Les pleurs des garçons sont davantage prohibés à la faveur d’un endurcissement du corps et, par ce biais, de l’esprit. De manière plus prononçée dans cette perspective, Jean de Galles semble davantage associer l’acte de retenir ses pleurs ou ses gémissements à l’expression d’une force de caractère masculine qu’il convient de forger par l’éducation des plus jeunes. Au chapitre du Communiloquium consacré aux devoirs éducatifs des pères, l’exemple des jeunes Spartiates fouettés est développé dans un passage plus long soulignant leur aptitude à ne pas émettre de gémissement (clamare vel ingemescere) et à ne pas manifester 26 Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 2, ch. 1, fol. 93r ; Cicéron, Les devoirs, éd. et trad. M. Testard, Paris, 1965, t. 1, I, 34, p. 168. 27 « Sexto sunt cohibendi a ploratu. Nam cum pueri a ploratu cohibentur, ex ipsa prohibitione fit, ut retineant spiritum et anhelitum. Nam sicut cum plorare permittuntur, emittunt spiritum et anhelitum : sic cum plorare cohibentur, spiritum et anhelitum tenent. Detinere autem spiritum et anhelitum secundum Philosophum septimo Politicorum, facit ad robur corporis. Ut ergo pueri robustiores fiant, sunt a ploratu illo cohibendi », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 15, p. 330 ; Aristote, Politique, t. 3/1, VII, 17, p. 109. 28 N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 260-261. 29 « Nam ipsi nihil tristes sustinere possunt, ideo bonum est, eos assuescere ad aliquos moderatos ludos et ad honestas aliquas et innocuas delectationes », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 15, p. 330.

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ainsi la souffrance ressentie30. Cette anecdote souligne encore une fois la résistance qui caractérise l’attitude des garçons de Sparte, érigée en exemple pour ceux du xiiie siècle. Elle met en évidence les effets bénéfiques des moyens éducatifs employés à cet effet, dont la sévérité est cependant préconisée avec modération31. Cette douleur, décrite ici en termes de cris, de plaintes ou de gémissements, pourrait se traduire par la production de larmes ou tout du moins de pleurs, et témoigne d’une émotion ou d’un affect au même titre que la tristesse. A contrario, contenir cette émotion de souffrance ou la maintenir cachée illustre le devoir des garçons d’apprendre à se contrôler et à s’endurcir, tant par le corps que par l’esprit comme le préconise Jean de Galles. Il s’agit ainsi d’aller à l’encontre de ses sentiments et de sublimer le corps par la force de la volonté ainsi que de faire barrière aux ressentis à travers un corps soumis à celle-ci. Dès lors, la recommandation de Gilles de Rome contre les pleurs, bien qu’expliquée par des raisons d’ordre physiologique, s’inscrit dans la lignée des propos de Jean de Galles et vise à préparer les très jeunes garçons à un comportement d’homme adulte. Toute forme de répression des pulsions ou des affects signe un comportement masculin que le pédagogue s’efforce d’inculquer et fait preuve d’une conception du sexe viril en adéquation avec l’idéal de résistance et de maîtrise de soi dont témoignent la figure d’Adam et la virilitas32. Les exercices du corps agissent directement sur la force de l’esprit, vertu que les conseils pédagogiques cherchent à faire naître chez leurs élèves. Dans ce sens, comme nous l’avons évoqué, les femmes ont une capacité plus grande à s’émouvoir que les hommes, exprimée par le biais d’un cœur mou, tandis que ces derniers sont davantage enclins, par l’ampleur de cet organe, à l’action courageuse. Cette conception sexuée des rôles, par l’expression de données physiologiques, ne décrit pas seulement des traits innés se manifestant à l’âge adulte, mais apparaît dans les chapitres dédiés à l’infantia comme une construction opérée à travers l’éducation par la main vigoureuse du pédagogue. Entre blâmes et apologies : les ambiguïtés du puer

Un portrait ambivalent du garçon se dessine, plus sensiblement concernant la pueritia mais également quant à l’infantia selon les auteurs33. D’une part, la seconde enfance constitue un âge de pureté et d’innocence, tandis que de l’autre, les pédagogues n’ont de cesse de souligner son inconstance, son manque de raison et la sottise dont font preuve ses choix, allant jusqu’à souligner une certaine concupiscence, voire de la lascivité. L’étymologie même du mot pueritia, comme le suggèrent Vincent

30 À propos des garçons spartiates : « Et cum ibi essem, inquit, non audivi quod nemo unquam clamaverit vel ingemuerit », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 2, ch. 1, fol. 72r ; Cicéron, Tusculanae disputationes, II, 14, p. 297. 31 Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 2, ch. 1, fol. 72v-73r. 32 « Itaque propter hanc duplicem ruditatem oportet huiusmodi animam suscipere duplicem erudicionem, videlicet doctrine ad illuminandum intellectum et discipline ad regendum affectum. Est enim doctrina scientia doctoris vel monitoris discipulo impertita », Vincent de Beauvais, De eruditione, 1, p. 6. 33 Cf. E. Becchi, « Le Moyen Âge », p. 103-109 ; D. Lett, L’enfant des miracles.

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de Beauvais et Barthélemy l’Anglais en reprenant Isidore de Séville, découlerait de pura et de puritas34. Comme le soulignent ces deux encyclopédistes, ce caractère immaculé, préservé des vicissitudes du monde, relève d’une absence de sexualité chez un être encore incapable d’engendrer. En effet, cette pureté marque un corps dont les parties honteuses (pudenda) ne sont pas encore recouvertes d’un duvet marqueur de puberté (pubertas), en utilisant des jeux de consonance entre ces mots latins afin d’expliquer leur sens. Le caractère immaculé des premiers instants

Dans son premier sermon « ad pueros et adolescentes », Jacques de Vitry met en avant l’innocence des garçons à dessein d’encourager leurs prières. L’exemplum de saint Bernard narré à cet égard souligne un degré de pureté conférant un pouvoir particulier à leurs oraisons. Débarrassées des souillures de l’âge, leurs prières sont en effet mieux entendues (acceptae) par Dieu et par conséquent susceptibles d’être davantage exaucées35. Le prédicateur rapporte en ces termes les paroles que saint Bernard adressait aux moines, lorsqu’ils se promenaient à cheval le matin et rencontraient des garçons gardant les bêtes dans les champs : « Saluons ces garçons, afin qu’ils nous répondent et nous bénissent, et qu’ainsi protégés par les prières des innocents, nous puissions chevaucher aujourd’hui sans danger36 ». Cette vertu enfantine semble ainsi receler une capacité de protection et une dimension apotropaïque, évoquant l’incantation ou le talisman de manière chrétienne et spirituelle, dotant les paroles émises d’une puissance de prémunition envers d’éventuels périls. Le pouvoir performatif des mots et des gestes, leur capacité à influer sur les événements de manière spirituelle ou surnaturelle en tant que défenses contre les forces diaboliques37, est une thématique récurrente dans ce sermon de Jacques de Vitry destiné aux jeunes hommes. Guibert de Tournai mentionne d’ailleurs également la force des paroles mémorisées durant l’enfance, en prônant le nécessaire apprentissage de la prière du dimanche et du salut à la Vierge Marie. Selon lui, si les « bons garçons » (boni pueri)

34 « Secunda pueritia, id est pura, necdum apta ad generandum, tendens usque ad annum quartumdecimum », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 75, p. 2348 ; « Puer a puritate vocatus est quia purus est ac nondum lanuginem floremque genarum habet […] Puberes autem dicuntur a pube, id est a pudenda corporis parte, eo quod haec loca lanuginem in primis ducant », ibid., 80, c. 2353 ; Isidore de Séville, Etymologiae [XI], 2, p. 111-115. « Puer a puritate est dictus, ut dicit Isidorus », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 5, p. 238. Cf. E. Becchi, « Le Moyen Âge », p. 104 ; D. Lett, L’enfant des miracles, p. 63-65. 35 « Oratio enim innocentium valde accepta est Deo », Jacques de Vitry, RLS 438, p. 440. Cf. F. Morenzoni, « Signes, mots et images dans la prédication de Guillaume d’Auvergne », dans Le pouvoir des mots, éd. N. Bériou et al., p. 251-253. 36 Notre traduction. « Salutemus hos pueros, ut ipsi respondeant et benedicant nobis, et ita orationibus innocentium muniti secure poterimus hodie equitare », Jacques de Vitry, RLS 438, p. 440. 37 Cf. N. Bériou et al. (éd.), Le pouvoir des mots au Moyen Âge (en particulier F. Morenzoni, « Signes, mots et images », p. 239-253) ; I. Rosier-Catach, La parole efficace ; B. Delaurenti, La puissance des mots. « Virtus verborum ». Débats doctrinaux sur le pouvoir des incantations au Moyen Âge, Paris, 2007 ; E. Bozoky, Charmes et prières apotropaïques, Turnhout, 2003.

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n’en comprennent pas pleinement le sens, ces mots leur sont utiles car leur virtus, soit leur pouvoir, les atteint38. La référence à Matth. 19, 14, soulignant l’accès privilégié des enfants au royaume de Dieu, se lit de manière évidente en filigrane dans le passage cité de Jacques de Vitry. L’innocence propre à l’enfance masculine comporte toutefois une dimension dangereuse sous la plume du prédicateur qui cite en particulier deux passages de la Bible dans lesquels a lieu le massacre de pueri masculi. À dessein d’avertissement, Jacques de Vitry évoque le désir du diable de dévorer les âmes saines et pures. Il incite ainsi les garçons à rester vigilants face aux possibles ravissements des « voleurs infernaux »39. Comme énoncé auparavant, selon Barthélemy l’Anglais, la pureté caractérise le puer parce que les voies du désir sont encore trop étroites pour laisser s’exprimer les « mouvements luxurieux » (motus venerei) dans son corps40. Vincent de Beauvais, en tant que pédagogue, donne en exemple l’innocence des garçons, ainsi que leur vie de pureté et de chasteté, qu’il encourage à imiter une fois adulte41. En revanche, pour Thomas de Cantimpré, l’âge le plus pur (purior) s’incarne durant la première partie de l’enfance (infantia), préservée d’une corruption émanant de la bouche42. Le garçon de l’âge suivant (puer) puise son nom dans une pureté qu’il ne conserve pourtant pas longtemps, absorbée par la méchanceté (malitia) qui naît alors à ce moment de l’existence43. En outre, cette pureté première comporte un pendant néfaste en ce qu’elle est dénuée d’expérience. En effet, Guibert de Tournai, dans son premier sermon « ad pueros et adolescentes », souligne le caractère déraisonnable des petits garçons dont « les yeux de la raison » ne sont pas encore ouverts per experientiam44. Aux dires du franciscain, les jugements erronés auxquels les enfants sont enclins sous l’influence du diable les vouent à une destinée des plus funestes par l’aveuglement dont ils sont

38 « Boni enim pueri quod didicerunt verbo docent exemplo, et laudant Deum dum per orationem refugiunt ad ipsum. Unde pueri debent edoceri in dominica oratione et symbolo apostolorum et salutatione beate Virginis. Et licet plene virtutem verborum non intelligant, tamen eis prosunt […], virtutem suam consequntur in eis qui verba illa non intelligunt », Guibert de Tournai, RLS 269, p. 711-712. Cf. « virtus » dans A. Blaise, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, p. 851 ; F. Morenzoni, « Signes, mots et images », p. 252 ; J. Véronèse, « La parole efficace dans la magie rituelle médiévale (xiie-xve siècle) », dans Le pouvoir des mots, éd. N. Bériou et al., p. 412. 39 « Diabolus […] semper vigilat […] Avidus autem appetit cibos delicatos in animas innocentium, sicut Pharao pueros masculos interfici precepit et Herodes innocentes occidit, sicut enim qui mordet in pomo non ex parte putrida sed in parte saniori dentes figit, ita diabolus animas sanas et non putridas glutire concupiscit […] Vigilare igitur debetis contra fures infernales », Jacques de Vitry, RLS 439, ms. Riant 35, fol. 121v. 40 Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 5, p. 239. 41 Vincent de Beauvais, De eruditione, 39, p. 156-157. 42 Au chapitre sur l’infantia : « Hec ceteris etatibus purior, quia nec ore contrahit corruptelam », Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, I, 78, p. 80. 43 Au chapitre sur la pueritia : « Et dicitur puer a puritate, que in paucissimis pueris manet usque ad statutum puerilis terminum evi : malitia enim superexcrescit naturam in talibus », ibid., 79, p. 80-81. Cf. P. Grace, Affectionate Authorities. Fathers and Fatherly Roles in Late Medieval Basel, Farnham, 2015, p. 118-119. 44 Guibert de Tournai, RLS 268, p. 707.

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la cause. En effet, de manière insensée, les garçons apprécient davantage ce qui leur est nuisible, au détriment de ce qui leur est profitable. Des gestes enfantins sont ainsi convoqués afin d’illustrer le glissement inexorable qui s’opère en eux en direction du péché, de telle manière que les petits enfants qui jouent à tourner en rond finissent par s’étourdir et tombent45. Par un mouvement de concaténation, cette chute peccamineuse provoque une série de conséquences entraînant le garçon de la taverne à fréquenter les prostituées, puis au jeu illicite, au vol, au gibet pour aboutir en Enfer46. Ignorance et lascivité : les premières manifestations du vice

Dans ce même élan, les travers des pueri donnent lieu au développement de longs passages au sein des textes étudiés, dont l’épaisseur semble occulter les rapides mentions étymologiques reliant la pueritia à la puritas, association qui s’apparente finalement davantage à un lieu commun. Parmi les défauts pointés du doigt, la concupiscence des petits garçons est soulignée avec insistance par nombre d’auteurs, à l’instar des dominicains Guillaume Peyraut et Vincent de Beauvais47. Le premier suggère qu’en raison du péché originel, le mal prend racine chez l’être humain dès l’enfance et associe étroitement la méconnaissance des garçons au désir48. Vincent de Beauvais, quant à lui, dénonce le brouillard de l’ignorance envahissant l’intellect des garçons, en même temps que « la pourriture de la concupiscence » dénote leurs émotions49. En citant à la suite les propos de saint Augustin, le dominicain décrit un âge enfantin au sein duquel les sens se déploient et prévalent seuls50. Si la concupiscence dont fait état Vincent de Beauvais semble décrire une appétence pour ce qui est terrestre et sensible sans signifier explicitement un penchant réel pour la sexualité, les propos de Jean de Galles s’attachent davantage à la deuxième occurrence évoquée51. À l’encontre des propos de Barthélemy l’Anglais pour qui le

45 « Diligunt enim infantes dyaboli magis ea que sibi sunt noxia quam ea que sunt eis proficua. Ludunt enim et postquam multum circulariter deambulaverunt turbati cerebro pueri in terram cadunt ; sic devoluuntur quasi ludendo de peccato ad peccatum », Guibert de Tournai, RLS 268, p. 707. 46 « Et ideo docendi sunt infantes, quia sicut puer qui ducit cecum potest eum quo vult ducere, ita dyabolus pueros, qui non habent oculos rationis per experientiam apertos, ducit ad voluntatem suam, sicut iumentum proprium de taberna ad prostibulum, de prostibulo ad ludum deciorum, de ludo ad furtum, de furto ad patibulum, de patibulo ad infernum », ibidem. Jacques de Vitry, RLS 439, ms. Riant 35, fol. 122r. 47 Vincent de Beauvais, De eruditione, 1, p. 5 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 1, p. 328. 48 « Eruditionem eorum requirit status in quo sunt pueri post peccatum primorum parentum, habent cnim ignorantiam et inordinatam concupiscentiam », Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 1, p. 328. 49 « Est autem erudire extra ruditatem ponere. Anima siquidem infantis carni recenter infusa ex eius corrupcione contrahit et caliginem ignorancie quantum ad intellectum et putredinem concupiscencie quantum ad affectum, ideoque rudis efficitur et ad intelligendum et ad bene agendum », Vincent de Beauvais, De eruditione, 1, p. 5-6. 50 Ibidem ; Augustin, De trinitate, XIV, 5, CCSL 50A, p. 429-430. 51 Cf. M. Dzon, « Wanton Boys in the Middle English Texts », in Medieval Life Cycles, éd. I. Cochelin, K. Smyth, p. 81-145 ; N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 276-277. La concupiscence, dans son sens premier, ne fait pas exclusivement référence à un désir sexuel, bien que les théologiens

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désir sexuel des enfants ne s’exprime pas avant la puberté, la concupiscentia est en effet explicitement associée à l’avènement de la sexualité chez le puer. De fait, énonce que si l’infantia mérite d’être formée, il s’agit de surveiller plus particulièrement encore la pueritia car les désirs sexuels (libidines) et la concupiscence surgissent alors. Le Communiloquium enjoint dès lors de dompter ces pulsions naissantes par l’exercice de la mesure, de la chasteté et le travail52. Dans ce sens, selon Gilles de Rome, les garçons dont l’âge est compris entre sept et quatorze ans commencent à désirer (concupiscere) – ils sont même « débordants de concupiscence » – sans toutefois être dotés d’un parfait usage de la raison (deficiunt ab usu rationis)53. À travers l’usage du verbe deficere qui évoque une carence dans l’exercice de cette faculté intellectuelle primordiale pour les hommes, se lit une comparaison avec le modèle de l’âge adulte, non point nommé ici, mais apparaissant en filigrane. Il revient donc au pédagogue de corriger cet appétit désordonné, provenant du corps, afin d’amener les garçons à posséder une « volonté réglée » et un désir maîtrisé, avant de les instruire en matière savante, soit à s’occuper de leur intellect. Gilles de Rome conseille dès lors de consacrer un soin spécial à inculquer aux futurs hommes à faire montre de désirs modérés (moderatae concupiscentiae), car ceux-ci sont par nature enclins à poursuivre leurs passions à cause de leur manque de raison54. Un passage de ce chapitre insiste particulièrement sur le caractère excessif des garçons appartenant à cette tranche d’âge, notamment dans les manifestations de leurs affects55 : La manière par laquelle il faut modérer les désirs des jeunes est qu’une précaution spéciale soit appliquée afin qu’ils s’accoutument à renoncer aux plus grandes de ces envies. Si donc les jeunes suivent leurs passions et leurs désirs ardents, et mentent facilement, et font toutes choses avec excès – ainsi lorsqu’ils aiment, ils aiment excessivement, lorsqu’ils commencent à jouer, ils jouent trop et ils font toujours le reste avec excès – il faut veiller avec soin à ce qu’ils ne suivent pas leurs désirs : mais qu’ils soient modérés et sobres, qu’ils ne soient pas menteurs

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médiévaux l’associent au corps lors de la Chute. C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 231. « Et sicut sunt informandi in infantia, sic in sequenti gradu etatis, que dicitur pueritia, maxime a peccatis cavendis. In ipsa enim etate insurgunt libidines et concupiscentie, ideo laborandum est ut sobrietate et castitate et labore domentur », Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, 2, fol. 93r. Gilles de Rome, De regimine principum, II, dist. 2, ch. 16, p. 332-333. « In secundo autem septennio, quia pueri iam incipiunt concupiscere, non tamen habeant perfectum rationis usum, potissime videtur esse curandum circa ipsos ut habeant ordinatam voluntatem […] Nullus autem habet bene ordinatam voluntatem, nisi habeat moderatam concupiscentiam : nam ex inordinatione appetitus sensitivi redundat inordinatio in voluntate. Si ergo concupiscentiae se tenent ex parte corporis, intellectus vero ex parte animae quia generatione corpus est prius anima, prius intendendum est quomodo habeamus moderatas concupisccntias et ordinatam voluntatem, quam quomodo habeamus illuminatum intellectum », ibidem ; « In iuvenili aetate maxime sunt homines lascivi et passionum insecutores », ibid., ch. 6, p. 302. Cf. D. Lett, « Famille et relations émotionnelles (xiie-xve siècle) », dans Histoire des émotions, s. d. A. Corbin et al., Paris, 2016, t. 1, p. 187-189.

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mais disent la vérité, qu’ils ne fassent pas tout avec excès mais qu’ils adoptent la modération dans leurs actes et leurs paroles56. La mesure à laquelle Gilles de Rome encourage les pueri est au cœur du programme pédagogique proposé et constitue un pilier essentiel de la masculinité adulte, capable de se maîtriser. Une certaine lascivité imprègne les premières années de l’existence (infantia) selon l’auteur du De regimine principum, de laquelle il faut extraire les garçons au moyen de l’instruction, mais également de « corrections appropriées » et d’admonestations, afin qu’ils adoptent de bonnes mœurs57. Gilles de Rome associe étroitement lascivité et concupiscence à la recherche des plaisirs, inclination à ce point précoce qu’elle se manifeste déjà au moment où le nourrisson tète le sein de sa mère, et invite à y résister dès la prime enfance58. La lascivité des pueri fait également l’objet de développements dans le sermon « ad eos qui addiscunt in scolis parvulos » de Guibert de Tournai qui préconise la discipline afin de bannir cette propension59. Toutefois, bien que le sermon adresse ses exhortations aux pueri selon le terme utilisé, ou à ceux qui les éduquent, la tranche d’âge à laquelle le franciscain fait référence est nimbée d’une certaine opacité60. En effet, un passage dédié aux conséquences de ce vice décrit des garçons oisifs apprenant à jouer aux dés, fréquentant les tavernes et les lieux de prostitution. La sexualité pratiquée et l’autonomie de déplacement mises en évidence invitent à penser qu’il s’agit soit de garçons appartenant à la toute fin de la pueritia, avoisinant alors les quatorze ans selon le schéma des six âges, soit d’adolescentes61. Dans ces deux cas, ils ne sont dès lors plus les « parvuli » indiqués dans le titre de ce sermon.

56 Notre traduction. « Modus autem, quo moderandae sunt concupiscentiae iuvenum, est ut specialis cautela adhibeatur circa illa circa quae maximae consueverunt deficere. Si ergo iuvenes sunt insecutores passionum et concupiscentiarum, et de facili mentiuntur, et omnia faciunt valde, ita quod cum amant nimis amant, cum incipiunt ludere nimis ludunt, et in caeteris aliis semper excessum faciunt, adhibenda est cautela ne insequantur concupiscentias : sed sint abstinentes et sobrii, ne sint mendaces sed veridici, nec omnia agant valde sed in suis actibus et sermonibus moderationem accipiant », Gilles de Rome, De regimine principum, II, dist. 2, ch. 16, p. 333. 57 « […] ergo tunc maxime est subveniendum, ut per monitiones debitas et per correctiones convenientes retrahantur a lasciviis, quare cum rationis fit concupiscentias refraenare et lascivias, quanto aliquis magis a rationes deficit, tanto magis inclinatur ut sequatur passiones. In iuvenili ergo aetate sunt pueri instruendi ad bonos mores », ibid., ch. 6, p. 302. Cf. M. Dzon, « Wanton Boys in the Middle English Texts », p. 81-145. 58 « Nam […] adeo connaturale est nobis delectari, quod ab ipsa infantia delectari incipimus : nam et pueri statim delectantur, cum incipiunt suggere mammas », Gilles de Rome, De regimine principum, II, dist. 2, ch. 6, p. 301. 59 « Pueros stulticie deditos sive lascivie necesse est in iuvenili disciplina castigari et ad rectitudinis viam quodam rigore perduci », Guibert de Tournai, RLS 270, p. 722. 60 « Maturitas enervatur per ignominiam lascivie. [Eccle. 10, 16] : Ve tibi, terra, cuius rex puer est, et cuius principes mane comedunt. Rex mane manducans est puer lascivie vaccans qui mane sue iuventutis exponitur deliciis et lasciviis, in cuius figura filii Iob mortui sunt, cum essent in convivio. […] Ex hac lascivia vaccant otio, addiscunt ludere ad talos, intrant tabernas et prostibula, que parentibus non corrigentibus […] imputanda sunt », ibid., p. 726. 61 Cf. D. Lett, L’enfant des miracles, p. 115-122.

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Les premiers gestes et leurs dangers

En ce sens, mais en s’attachant cette fois plus explicitement aux pueri, Jacques de Vitry rapporte une attitude licencieuse associée à la sexualité dont le caractère précoce fait l’objet de virulentes admonestations62. Aux dires du prédicateur, certains garçons (pueri), « très mauvais et indisciplinés », se dévêtent afin de donner à voir leurs parties honteuses63. Plus encore, ils s’adonnent entre eux à des attouchements. Ainsi, « à peines capables d’accomplir une œuvre de luxure », ils se livrent à des actes d’autant plus blâmables pour Jacques de Vitry qu’ils impliqueraient non seulement une union des deux sexes mais également des sexes similaires (masculi cum masculis et femine cum femineo sexu)64. À cet endroit du sermon, les agissements des filles et des garçons sont explicitement évoqués, bien que cet avertissement s’adresse en premier lieu aux hommes en devenir. Selon l’auteur de ce sermon, une sexualité pervertie découlerait de cette habitude prise durant l’enfance. Une fois les garçons devenus adultes, ces actes entraîneraient en effet des pratiques sexuelles « honteuses » avec le même sexe, mais feraient également de ces hommes des « sodomites » selon le terme employé par Jacques de Vitry65. Leur raison est comparée à une jeune fille, synonyme de pureté, capturée par des voleurs figurant les premiers mouvements du désir. Cette faculté, déjà peu présente durant l’enfance, se trouverait alors inopérante, mêlée inextricablement à la chair et à ses impératifs. Cette dernière prendrait ainsi le pas sur la raison, alors non plus pure mais mêlée à la concupiscence chez les pueri pervertis. Un langage aux images sexuées, dans lequel se reconnaît le vocabulaire du désir propre à Adam, désigne à cet endroit l’inclinaison nouvelle des garçons désormais prisonniers de la sensualité, sous l’effet de ces premières expériences sexuelles. Jacques de Vitry achève cette mise en garde par une vigoureuse sommation aux jeunes hommes, sous forme d’une adresse directe caractéristique de ses sermons : il les enjoint de fuir la compagnie des mauvais garçons ainsi que les jeunes filles (adolescentulae) comme si elles étaient des couleuvres, de ne pas les toucher ni les embrasser66. Bien que le propos émis semble s’attacher davantage aux pueri, à travers le caractère de la dénonciation formulée par Jacques de Vitry et le vocabulaire employé, il est

62 Cf. A. Frantzen, « Where the Boys are : Children and Sex in the Anglo-Saxon Penitentials », in Becoming Male, éd. J. J. Cohen, B. Wheeler, p. 43-66 ; R. M. Karras, Sexuality in Medieval Europe. Doing unto Others, New York, 2005, p. 129-144. 63 « [Q]uidam pueri pessimi et indisciplinati qui licet opus luxurie nondum valeant explere sibi […] », Jacques de Vitry, RLS 439, ms. Riant 35, fol. 122v. 64 « Quidam enim pueri turpiter et inhoneste se habent, coram omnibus se nudantes et turpia membra ostendentes, non solum peccando in visu sed in tactu, sicut quidam pueri pessimi et indisciplinati qui licet opus luxurie nondum valeant explere sibi tamen invicem turpiter coniuguntur, non solum in sexu dissimili sed in consimili, masculi cum masculis et femine cum femineo sexu turpitudinem operantes », ibidem. 65 « Unde quosdam vidimus qui ex hac pessima consuetudine, postquam adulti facti sunt, non poterant abstinere et facti sunt sodomiti atque hostes nature », ibidem. 66 « Fugiatis igitur consortia pravorum puerorum, qui vos incitant ad malum […] Nolite igitur tangere vel osculari adolescentulas, sed fugiatis ab eis quasi a facie colubri [Eccli. 21, 2] », ibidem.

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cependant fait mention d’une capacité d’acte sexuel, bien qu’étant à ses prémices67. À titre comparatif, le terme adolescentula, faisant référence à un âge plus avancé que l’enfance, apparaît pour qualifier les jeunes filles desquelles les jeunes hommes doivent se garder68. À l’instar du passage sur la lascivité dans le sermon de Guibert de Tournai, ces indices rendent certainement compte d’un âge proche de la puberté et du début de l’adolescentia, vers quatorze ans pour les hommes. La frontière entre ces âges, plus évidente dans certains traités d’éducation, n’est ainsi pas posée de manière absolue au sein des sermons ad status, mais décrit un moment d’éveil à la sexualité. Instabilité et manque de raison : la masculinité inversée

Parmi la longue liste de défauts qu’il dresse, Vincent de Beauvais souligne également l’impudeur (inverecundia) des pueri mais d’une manière moins détaillée, se contentant d’évoquer une propension enfantine à exposer ses parties honteuses (pudenda)69. Les mots de saint Augustin dépeignant une humanité fondamentalement mauvaise dès la naissance permettent à Vincent de Beauvais de mettre au jour les vices des garçons dans le chapitre qui ouvre son traité. Parmi ces maux hérités d’Adam dont les enfants se font les premiers représentants, l’ignorance de la vérité, les vains désirs, la joie malsaine et l’envie figurent en bonne place70. Noircissant le portrait peu flatteur des garçons, Barthélemy l’Anglais décrit les pueri parvuli comme des êtres inconséquents, guidés par des désirs tournés vers le seul présent, sans aucune appréhension du futur. Cette inclination les conduit à avoir des préférences déraisonnables et à commettre de graves erreurs de jugement. En plus de déplorer davantage la perte d’une pomme que celle de leur héritage, les garçons « prisent plus l’ymage d’un enfant [puer] que d’un homme [vir]71 ». Une certaine instabilité désigne également les émotions des enfants de la pueritia, comme le mentionne ce passage, qui rient et pleurent tour à tour. L’évocation de l’image d’un garçon qu’ils préfèrent à celle d’un homme s’inscrit dans la liste des jugements fallacieux de ces êtres encore inaptes au raisonnement, exemple

67 Cf. A. Frantzen, « Where the Boys are », p. 49 ; M. Rocke, « Sodomites in Fifteenth-Century Tuscany : the Views of Bernardino of Siena », in The Pursuit of Sodomy : Male Homosexuality in Renaissance and Enlightenment Europe, éd. K. Gerard, New York, 1989, p. 9. 68 Cf. Jacques de Vitry, RLS 439, ms. Riant 35, fol. 122v. 69 Dans la liste des défauts des pueri : « Quartum est inverecundia, qua scilicet pudenda sua denudant et similia », Vincent de Beauvais, De eruditione, 39, p. 158. 70 « Quis ignorat, cum quanta veritatis ignorancia, que iam in infantibus est manifesta, cum quanta vane cupiditatis habundancia, que incipit apparere in pueris, homo in vitam veniat, ita ut si vivere dimittatur, ut velit et facere, quicquid velit, in omnia vel in multa facinorum et flagiciorum genera […] perveniatur. Nam luxuria, invidia, rapina, insana gaudia, homicidia, periuria et huiusmodi omnia ab ilia radice erroris ac perversi amoris oriuntur, cum qua omnis filius adam nascitur », ibid., 1, p. 6 ; Augustin, De civitate Dei, XXII, 22, CCSL 48, p. 842. 71 Jean Corbechon, Le grand propriétaire, VI, 5, fol. 50v-51r. « Item parvuli pueri saepius malos habent mores, sola enim praesentia cogitant et de futuris nihil penitus curant […] imaginem pueri plus quam viri appreciant, plus de amissione pomi vel pyri quod de amissione patrimonii plangunt et plorant », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 5, p. 239. Pour l’exemple du fruit préféré à l’héritage, cf. également Vincent de Beauvais, De eruditione, 39, p. 158.

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choisi pour son caractère explicite. Cette erreur criante démontre que les garçons, à l’endroit d’une comparaison de valeur évidente, se trompent et estiment faussement ce qui est moindre comme étant meilleur. Ce rapprochement établit d’emblée une hiérarchisation et une différence de qualité entre un garçon et un homme accompli. Par un procédé évoquant une mise en abîme, l’exemple donné expose le programme pédagogique visant à améliorer dans ce sens les jeunes garçons, grâce à un processus de transformation en homme au fil des ans et des enseignements. Guillaume Peyraut ainsi que Vincent de Beauvais dénoncent à leur tour avec vigueur l’inconstance des jeunes garçons qu’ils attribuent à un comportement puéril lorsqu’il se manifeste chez des hommes adultes72. Ils mettent en lumière la propension des pueri à préférer les biens temporels aux richesses spirituelles et mettent en garde contre un manque de considération qu’il faut impérativement délaisser à l’âge adulte. Vincent de Beauvais et Guibert de Tournai condamnent également de manière unanime la stupidité dont font preuve les garçons, conséquence évidente du manque de sagesse frappant cet âge73. En plus d’une inconstance d’esprit (mentis inconstantia), Guibert de Tournai évoque l’orgueil des « mauvais garçons » (mali pueri), choisissant de demeurer illettrés, méprisant parents et professeurs afin d’agir selon leur guise en s’enfonçant dans l’errance74. Redresser les vices masculins

Afin de chasser cette cohorte de défauts enfantins, les pédagogues insistent sur le besoin d’éducation qui caractérise cet âge décisif dans le devenir d’un futur homme et invitent à l’éduquer rigoureusement. Cette dénonciation semble d’ailleurs avoir comme principal objectif de démontrer l’utilité, voire la nécessité absolue, de l’enseignement. Selon ces auteurs, la correction des mœurs constitue le remède à ce penchant naturel vers le mal. Toutefois, puisque les leçons ne suffisent pas, Vincent de Beauvais et Guillaume Peyraut, notamment à l’instar de Guibert de Tournai ou encore de Jean de Galles, vantent l’efficacité de la discipline au moyen de châtiments corporels75. Jacques de Vitry souligne particulièrement la nécessité des punitions dans l’éducation des plus

72 Vincent de Beauvais, De eruditione, 39, p. 158 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 48, p. 455. 73 « In hiis ergo deformatur puerilis innocentia et apparet stulticia per quam despiciunt sapientiam […] Habent mentis inconstantiam », Guibert de Tournai, RLS 270, p. 726-727 ; Vincent de Beauvais, De eruditione, 39, p. 158. 74 « Humilitas enervatur per proterviam superbie. Volunt enim mali pueri facere voluntatem suam, contempnunt parentes et proprios doctores […] Nolunt enim subici sed evagari, et si corrigantur proterve et superbie respondent. Fugiunt scolas, nolunt addiscere, remanent illitterati », Guibert de Tournai, RLS 270, p. 726. Jacques de Vitry formule les mêmes mises en garde, tout en avertissant en outre les garçons contre le blasphème et le mensonge auxquels leur âge les incline. Jacques de Vitry, RLS 439, ms. Riant 35, fol. 122r-122v. 75 « Itaque pueri non solum erudiendi sunt verbis, sed eciam, si opus est, flagellis », Vincent de Beauvais, De eruditione, 1, p. 6. Ibid., 27, p. 95-103 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, en particulier les ch. 1 (p. 328-329), 11 (p. 359-361) et 33 (p. 410-414) ; Jacques de Vitry, RLS 439, ms. Riant 35, fol. 121v ; Guibert de Tournai, RLS 270, p. 727-729 et RLS 269, p. 719 ; Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 2, ch. 1, fol. 71r-73v et III, dist. 2, ch. 2, fol. 93r ; Humbert de Romans, S. 87, p. 191-192. Humbert

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jeunes, en s’appuyant sur le verset : « la sottise est attachée au cœur du garçon, la verge de la correction l’éloignera de lui76 ». À travers un jeu de sonorités entre « verborum » et « verberum », il tisse un lien de complémentarité entre enseignements ou avertissements verbaux et corrections sur le corps : « Il y a la discipline des paroles qui façonne les mœurs et la discipline des coups qui châtie les vices77 ». Au même titre que l’endurcissement prescrit pour les garçons, les coups semblent faire partie d’une formation induisant le modelage du corps pour les hommes, à travers des mesures coercitives et douloureuses visant à influer à bon escient sur les mœurs. Il s’agit en somme de redresser et de corriger le corps en premier lieu afin d’imprimer un mouvement droit à l’esprit, soit de l’incliner vers le bien. Ce propos illustre une fois encore la constante communication établie entre corps et esprit au sein des conceptions pédagogiques. La « verge de la discipline » permet ainsi de « reformer », soit de restaurer, l’innocence première des garçons selon Guibert de Tournai. À travers un jeu de consonance entre les verbes informare, deformare et reformare, le prédicateur affirme en effet que l’âme des garçons (pueri) est « déformée » par la stupidité (stultitia) et doit être « reformée » par les soins du maître78. Ces expressions traduisent de manière explicite l’idée de donner une forme au sujet à éduquer. Frère Laurent souligne, dans ce sens, mais davantage à propos des hommes adultes, la beauté de la vertu qui « renforme et rapareille » l’âme, et « li rent […] sa droite forme79 », c’est-à-dire l’image de Dieu. Selon Guibert de Tournai également, puisque la sottise émerge durant la pueritia, le pédagogue doit œuvrer avec application (diligentia) à redonner une forme adéquate à l’esprit des jeunes garçons, soit à « reformer l’innocence puérile » en usant des châtiments corporels comme autant d’outils à cette formation, dans le sens plein du terme80. Cette innocence perdue entre en résonance avec l’état originel caractérisant l’être humain au Paradis, avant la naissance du mal lié au péché. L’apparition de la malitia au cours de la seconde enfance (pueritia), évoquée par Thomas de Cantimpré, vient

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de Romans insiste sur le besoin de discipline des garçons sans mentionner explicitement les châtiments corporels. Cf. P. Grace, Affectionate Authorities, p. 119-128 ; J. Swanson, « Childhood and Childrearing », p. 309-331 ; D. Lett, « L’éducation et les conceptions pédagogiques », p. 87. Prov. 22, 15 : « Stultitia colligata est in corde pueri, virga discipline fugabit eam ». Jacques de Vitry, RLS 439, ms. Riant 35, fol. 121v ; Guibert de Tournai, RLS 270, p. 727. « Est autem disciplina verborum quae mores informat et est disciplina verberum quae vitia castigat », Jacques de Vitry, RLS 439, ms. Riant 35, fol. 121v. « Et bene nam informatur anima pueri per innocentiam, deformatur per stulticiam, reformatur per diligentiam », Guibert de Tournai, RLS 270, p. 722. Laurent d’Orléans, La Somme le roi, 47, p. 185-186. « Tertio reformatur puerilis innocentia per magistralem diligentiam, unde dicitur [Prov. 22, 15] : Stultitia colligata est in corde pueri, virga discipline fugabit eam. Pueri enim virga sunt disciplinandi ne remaneant indocti et stulti. [Prov. 23, 13] : Noli substrahere a puero disciplinam ; si percusseris eum virga non morietur. Tu virga percutis eum et animam eius de inferno liberabis. Ad hanc autem disciplinam quatuor pertinent : eruditio legendorum, emendatio morum, exhortatio verborum, inflictio verberum », Guibert de Tournai, RLS 270, p. 727. Le terme « enfant » à la place du mot latin « puer » apparaît dans les traductions françaises de ces versets des Proverbes. Par souci de cohérence et d’exactitude en regard du contexte dans lequel sont cités ces passages bibliques, nous utilisons le terme « garçon » dans notre traduction française.

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occulter cette pureté première dans les conceptions des pédagogues du xiiie siècle. D’autre part, la sottise imputée aux jeunes enfants masculins n’est pas sans évoquer celle d’Ève se laissant tenter par le serpent. Ce trait commun s’inscrit parmi une liste de similitudes établies entre les défauts des femmes et ceux des petits garçons, découlant principalement du manque de raison flagrant dont les frères mendiants les accusent81. Formulée en faveur des hommes accomplis, cette association est particulièrement manifeste dans le De regimine principum. Gilles de Rome déclare en effet que les garçons et les femmes (pueri et mulieres) poursuivent davantage leurs passions que les hommes (viri) car ces derniers excellent quant au développement de la raison82. L’imperfection attribuée aux femmes en regard des hommes est similaire à celles des enfants eu égard à l’aboutissement de l’âge adulte83. De fait, afin de pallier la carence des pueri en matière de raison et de sagesse, il incombe aux maîtres de faire montre de discipline envers leurs jeunes élèves. Si celui qui est chargé de corriger manque à ce devoir fondamental par négligence, il endosse une culpabilité plus grande que le garçon ayant commis une erreur selon Guibert de Tournai84. Ce dernier préconise toutefois la modération dans la sévérité des peines infligées, à l’instar de Jean de Galles85. La pureté féminine des débuts

Parmi les enseignements consacrés à l’éducation des filles, quelques rares passages rendent visible une période affiliée à l’enfance de manière explicite ou tout du moins s’en rapprochant. Ces références permettent d’élaborer une comparaison révélatrice entre l’éducation des deux sexes durant l’enfance et la manière divergente de les appréhender86. Invitant à une considération symétrique, le livre de l’encyclopédie de Barthélemy l’Anglais traitant des périodes de la vie dédie un chapitre à la puella à la suite de celui consacré au puer. Si les garçons se voient blâmés pour leurs défauts, tandis que les chapitres traitant des hommes adultes abondent en vertueuses dispositions, le pendant inverse caractérise les puellae. En effet, bien que les feminae, celles qui 81 Cf. P. L’Hermite-Leclercq, « L’image de la femme dans le De eruditione filiorum nobilium de Vincent de Beauvais », dans Mariage et sexualité au Moyen Âge. Accord ou crise ?, s. d. M. Rouche, Paris, 2000, p. 258. 82 « Illi ergo in quibus minus viget ratio (secundum quod huiusmodi sunt) magis inclinantur, ut sint passionum insecutores : pueri et mulieres (quantum est de se) magis videntur esse insecutores passionum quam viri, quia vir est praestantior ratione », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 13, p. 258. 83 « Mulierum autem mores ut plurimum quasi mores iuvenum sunt et puerorum : quodammodo enim sicut se videntur habere foeminae ad mares, sicut se habent pueri existentes in aetate imperfecta ad homines existentes in aetate perfecta », ibid., ch. 18, p. 269. 84 Guibert de Tournai, RLS 270, p. 726. 85 « Immo plus peccant magistri qui, cupiditate corrupti, permittunt pueros vivere prout placet eorum voluntati, per quos deberent corripi et corrigi », ibid., p. 729 ; Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 2, ch. 1, fol. 72v-73r. Cf. J. Swanson, « Childhood and Childrearing », p. 316. 86 Cf. en part. B. Tobin, Vincent of Beauvais and « De Eruditione Filiorum Nobilium » ; D. Lett, Hommes et femmes, p. 77-94 ; P. L’Hermite-Leclercq, « L’image de la femme dans le De eruditione filiorum nobilium », p. 243-261 ; N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 297-304 ; F. Harris Stoertz, « Young Women in France and England, 1050-1300 », Journal of Women’s History, 12/4 (2001), p. 22-46.

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ne sont plus vierges, se voient inculpées de tous les maux, les filles à l’opposé sont dignes de tous les éloges87. L’étymologie de leur nom, à l’instar de celle des pueri, se calque sur une pureté qui n’a d’égal que la pudeur dont elles sont l’illustration88. Contrastant fortement avec le portrait des garçons, les filles sont décrites comme étant « discrètes, timides et joyeuses » ainsi que d’emblée « disciplinées par leurs mœurs dans l’apparence extérieure, prudentes dans leurs paroles et taciturnes »89. Une idéalisation de cette heureuse phase de l’existence féminine, eu égard aux critères éducatifs des Mendiants envers les femmes, se laisse aisément deviner. Les vertus innées de la puella encore vierge pourraient justifier une nécessité moins grande de discipline. En effet, il en est peu question concernant les filles dans notre corpus, du moins en termes de châtiments. La discipline envers les filles consiste davantage en une mise sous surveillance constante et un enfermement dans l’espace privé de la famille avant le mariage. Cette tendance ne favorise guère une socialisation féminine à l’extérieur de l’espace domestique, bien au contraire. À l’inverse des garçons, Vincent de Beauvais ne les incite pas à nouer des amitiés en louant les bienfaits de ce lien, ni ne les instruit à propos des relations sociales90. Dans ce sens, le premier conseil relatif à l’éducation des filles dans le De regimine filiorum nobilium est de conserver l’intégrité de leur corps91. L’instruction dans le domaine des lettres n’est pas exclue par Vincent de Beauvais qui, à l’instar de Gilles de Rome et Humbert de Romans, encourage au contraire les jeunes filles nobles dans cette direction92. Toutefois, le motif qu’avance le pédagogue dominicain s’inscrit dans le sens d’une préservation

87 Le passage consacré aux femmes, signant un brusque changement de contenu, est entamé par « omnis autem foemina », expression soulignant la rupture définitive entre puella et femina. Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 6, p. 240. A.-L. Dubois, Concevoir le mâle, p. 103106. À propos de l’âge de perfection féminine, qui n’est pas situé vers trente ans comme pour les hommes, cf. K. Phillips, « Maidenhood as the Perfect Age of Woman’s Life », in Young Medieval Women, éd. K. Lewis et al., Stroud, 1999, p. 1-24 ; D. Lett, « Le corps de la jeune fille. Regards de clercs sur l’adolescente aux xiie-xive siècles », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 4 (1996), p. 51-73 et du vocabulaire employé pour la désigner : L. Moulinier-Brogi, « Le corps des jeunes filles dans les traités médicaux du Moyen Âge », dans Le corps des jeunes filles de l’Antiquité à nos jours, éd. L. Bruit-Zaidman et al., Paris, 2001, p. 81 ; F. Harris Stoertz, « Young Women », p. 22-24. 88 Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 6, p. 240. 89 Notre traduction. « [V]erecundae, timidae et iucundae, quo ad exteriorem compositionem moribus disciplinatae, in sermonibus cautae et tacitae », ibidem. 90 Outre une mise en garde contre la mauvaise compagnie, Vincent de Beauvais consacre deux chapitres aux relations sociales pour les garçons, louant l’importance de l’amitié enre hommes et instruisant sur la bonne manière de se comporter socialement. De eruditione, 32, (De vita sociali et eligenda societate), p. 123-128 et 34, p. 132-134. En revanche, pour les filles, seul apparaît un chapitre de mise en garde contre les dangers de la mauvaise compagnie pour leur chasteté. La socialisation est envisagée comme néfaste eu égard à leur vertu. Ibid., 45, p. 187-190. 91 « Serva, inquam, corpus illarum in etate puellari que prona est lascivie, scilicet ut non passim ad choreas vel spectacula vel convivia evagentur, sed in domo custodiantur, ne vagantes concupiscant vel concupiscantur », ibid., 42, p. 172-173 ; Eccli. 7, 26 (« Filie tibi sunt, serva corpus illarum »). 92 Ibid., 43, p. 176 ; Humbert de Romans, S. 97, p. 205 ; Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 20, p. 344-345. Cf. N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 301-302 ; A. Gabriel, The Educational Ideas of Vincent of Beauvais, Notre Dame, 1956, p. 38 ; N. Orme, From Childhood to Chivalry, p. 156-163.

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de la virginité. En effet, il s’agit davantage d’occuper l’esprit des filles, pour éviter que des pensées licencieuses ne naissent de leur oisiveté, plutôt que d’un véritable besoin d’apprentissage des lettres pour son utilité propre93. Le programme éducatif élaboré pour les hommes suggère un parcours mélioratif entre l’enfance et l’âge adulte. Les carences de la première phase de la vie rappellent la nécessité d’une formation pour les hommes, afin d’atteindre la perfection de la maturité. A contrario, ce chapitre de l’œuvre de Barthélemy l’Anglais esquisse davantage un processus de dégradation du sexe féminin, par l’émergence d’une cohorte de vices. De fait, le passage entre l’état de puella et celui de femina ne découle pas des mêmes enjeux que ceux régissant la transformation en homme. Les changements du garçon en proie à la puberté – décrits par Barthélemy l’Anglais – invitent en effet à considérer une transformation physique sous l’effet de l’écoulement du temps. Bien que la mutation des vices en vertus dépende d’une éducation attentive, l’évolution masculine est intrinsèque à celle du corps lui-même. En revanche, la puella devenant femina est marquée par une action extérieure à son corps indépendante du nombre d’années vécues : la perte de la virginité. Sous couvert d’une réflexion sur les âges, comme l’évoque le titre du livre dans lequel s’inscrit ce chapitre, se lit en réalité la représentation d’une rupture qualitative réalisée à travers l’apparition de la sexualité. Tel que ce chapitre l’exprime par ailleurs, les puellae sont étroitement associées aux virgines et de ce fait, encore intègres de toute pratique sexuelle, tandis que les feminae sont des femmes « corrompues »94. La jeune fille, comme l’affirme Barthélemy l’Anglais, est en effet encore « ignorante de la passion féminine95 ». L’abandon de l’intégrité corporelle semble signer l’avènement d’un ensemble de défauts, tous plus prononcés les uns que les autres, trouvant leur origine dans la sexualité féminine, jugée mauvaise. Dans le sillage de ce portrait, se lit ainsi la marque évidente d’une conception différenciée des sexes et des moyens mis en œuvre pour les éduquer de manière distincte.

Former la masculinité à l’âge tendre Les métaphores de l’éducation

Afin d’illustrer le besoin accru d’une formation attentive, un ensemble de lieux communs fleurit au fil des préceptes éducatifs, en particulier au sein des sermons ad status et des traités d’éducation, révélant un univers référentiel partagé. Les proverbes

93 Vincent de Beauvais, De eruditione, 43, p. 176. Cette justification n’apparaît pas dans le sermon « ad iuvenculas sive adolescentulas seculares » d’Humbert de Romans, qui se montre davantage encourageant en soulignant les vertus de la formation intellectuelle des jeunes filles, réservée toutefois à celles de haut rang. Plusieurs exemples de saintes lettrées sont cités. Humbert de Romans, S. 97, p. 205. 94 « Vel dicitur virgo ab incorruptione, quasi virago, quia veram ignorat foemineam passionem », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 6, p. 240. 95 Ibidem ; A.-L. Dubois, Concevoir le mâle, p. 104.

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et métaphores employés pour donner du sens à une recommandation, la rendre plus compréhensible auprès des lecteurs et auditeurs ou favoriser sa mémorisation, permettent de mesurer la cohésion de la communauté intellectuelle à l’origine de ces textes ainsi que la communication établie entre les auteurs du même siècle. Bien que ces paroles paraissent appauvrir le discours éducatif qu’elles semblent figer par leur redondance, elles n’occultent cependant pas l’émergence de propos originaux à d’autres endroits. Au contraire, ces mêmes images répétées ne font pas entrave à la créativité des auteurs des traités d’éducation et des sermons adressés aux jeunes laïcs, car chacun élabore un discours se distinguant à certains égards, bien que de manière inégale suivant les auteurs. L’apprentissage comme une avancée

L’image de la bonne voie ou du droit chemin, puisée dans la matière biblique, transparaît dans les passages explorés précédemment à travers l’idée d’un redressement des mœurs. Remettre dans le bon chemin résume la tâche essentielle des maîtres et des parents, dans une conception faisant de l’éducation elle-même et de l’existence un parcours constant vers l’amélioration. À cet égard, Vincent de Beauvais et Guillaume Peyraut s’insurgent au sujet d’un dicton qu’ils qualifient de détestable et de sot : « Le jeune homme saint deviendra un vieux démon96 ». En effet, cette idée s’érige à l’encontre du principe fondamental de perfectibilité véhiculé par leurs traités d’éducation97. Le jeune garçon fait montre de progrès constants durant son existence et peut s’amender soit de lui-même, soit par l’action vigoureuse du pédagogue. Au contraire de ce proverbe, Guillaume Peyraut explique : Comme l’habitude se forme d’après l’inclination, ce seroit une folie de croire que parce qu’on pratique la vertu dans la jeunesse, on sera vicieux dans la vieillesse. Il faut remplacer cet invraisemblable et sot proverbe par celui de la Sagesse [Prov. 20, 11] : « On jugera par les inclinations de l’enfant, si ses œuvres seront pures et droites un jour » […] La crainte de Dieu et le respect des hommes sanctifient la vie des enfants. La crainte fait éviter le mal, le respect, ce qui est inconvenant, l’amour [mène vers ce] qui est bien98. Ainsi le garçon détient-il en germe des aptitudes vertueuses qui annoncent d’emblée la direction à venir. Dans la version originale du texte de Guillaume Peyraut, l’utilisation du terme « recta » assimile le bien à ce qui est droit, à l’instar

96 Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 12, p. 362. « Deridendum est illud detestabile proverbium stultorum, quo dicitur : sanctum juvenem futurum diabolum senem », ibidem ; « Illud ergo proverbium est detestabile, quod vulgariter solet dici, scilicet de iuvene sancto dyabolum senem fieri », Vincent de Beauvais, De eruditione, 23, p. 82. Cf. A. Gabriel, The Educational Ideas, p. 27. 97 N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 331 ; A. Gabriel, The Educational Ideas, p. 27. 98 Traduction provenant de Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 12, p. 363. « Proverbio dicto improbabili et stulto praeponendum est sapientiae proverbium, quo dicitur [Prov. 20, 11] : Ex studiis suis intelligitur puer, si munda et recta sint opera eius […] Opera puerorum faciunt munda timor Dei et hominum pudor. Timor facit declinare a malo, pudor est fuga rei indecentis, amor facit recta », ibidem.

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du chemin99. Toutefois, inspirer la crainte et le respect, à l’aune de ce que préconise le dominicain, permettrait en plus des dispositions naturelles de mener les garçons dans la voie souhaitée. D’ailleurs, les traités d’éducation étudiés regorgent de principes s’inscrivant dans ce sens, craindre Dieu est un des préceptes fondamentaux enseignés aux jeunes garçons100. Depuis l’enfance la plus tendre jusqu’aux confins de la période de formation, l’apprentissage des sciences, le façonnement de la conduite corporelle de même que la discipline par les châtiments concourent à l’adoption de la bonne voie. Si chacun des auteurs de notre corpus énonce ce propos à sa manière, la grande majorité représente l’éducation morale à travers la métaphore du bon chemin. Jean de Galles décrit une « voie immaculée » sur laquelle le père doit mener ses fils101, tandis que Guibert de Tournai évoque une « via rectitudinis102 » sur laquelle il préconise de conduire (perducere) avec rigueur et discipline les garçons égarés. Frère Laurent, quant à lui, semble mettre en lumière le parcours éducatif comparé à « la voie de la perfection103 » vers laquelle les hommes doivent s’acheminer. De même, l’idée d’une juste voie apparaît à de nombreuses reprises dans le traité de Guillaume Peyraut. En plus d’employer l’expression « recta via » à l’instar de Jacques de Vitry, le dominicain évoque un « rectum iter » et fait mention de « la voie du royaume céleste », celle du salut, en insistant sur l’usage des châtiments pour y mener104. De même, la métaphore du bon chemin forme le socle des préceptes qu’Humbert de Romans adresse aux garçons dans un sermon qui leur est consacré (ad pueros). Il décrit les enfants comme étant au croisement d’une route à deux voies, la bonne et la mauvaise, image souvent associée à l’adolescence dans les textes éducatifs. Afin de défendre une instruction dès le plus jeune âge, le prédicateur fait du garçon au seuil de son existence un voyageur qu’il est plus opportun d’avertir avant qu’il ne s’engage dans la mauvaise direction105. En effet, puisque les usages appris ne peuvent disparaître aisément, Humbert de Romans encourage les jeunes garçons à avancer et surtout à persévérer dans la voie préconisée106. Un exemple concret est

99 Ibidem. 100 Notamment à travers la citation de Tob. 1, 10. Cf. par exemple Humbert de Romans, S. 87, p. 192 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, 1, p. 329 ; Jacques de Vitry, RLS 438, p. 440. 101 En citant Ps. 100, 6 : « Ambulans in via immaculata hic mihi ministrabat », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 3, ch. 2, fol. 75v. 102 Ce passage est cité supra. Guibert de Tournai, RLS 270, p. 722. 103 Laurent d’Orléans, La Somme le roi, 56, p. 280. 104 Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 48, p. 456 en citant Prov. 14, 2 et 29, 7 ; Jacques de Vitry, RLS 439, ms. Riant 35, fol. 122r ; « Non est virga conterens, sed virga fructum salubrem ferens : sicut virga Aaron virga est dilectionis, filios Dei dirigens in via regni coelestis », Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 33, p. 410. 105 « Item notandum, quod pueri sunt instruendi, quasi in initio bivii, scilicet bonae et malae viae, et ideo sicut melius est docere in initio bivii, quam viam teneant, et quam dimittant, quam quando jam multum iverunt per viam malam, ita et docendi sunt pueri ab infantia circa cavenda, et facienda », Humbert de Romans, S. 87, p. 192. 106 « Sic ergo patet, quod tribus de causis edocendi sunt pueri circa salutaria : primo, ut viam bonam ingrediantur, secundo ut in ea perserverent », ibidem.

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donné en ce que ceux-ci peinent d’abord à se rendre à l’école (ad scholas) puis en viennent finalement à ressentir un amour profond pour les lettres107. Pour Humbert de Romans, à travers cet exemple, la bonne voie représente celle de l’érudition et de l’apprentissage intellectuel pour les futurs hommes. Il est ainsi essentiel, nonobstant quelques efforts initiaux, de s’accoutumer au plus tôt au bien. À cet égard, la notion de droit chemin se fait également centrale dans les deux sermons que Guillaume de Tournai consacre aux garçons qui sont à l’école à la fin de son traité. Le dominicain associe la sagesse à l’acquisition d’une bonne habitude adoptée de manière précoce grâce aux enseignements. Dès lors, il est primordial d’instruire les garçons durant leur enfance et en revanche fortement condamnable de négliger cette tâche essentielle108. La sagesse, comme nous l’évoquions au chapitre précédent, forme la quintessence des préceptes établis pour les futurs hommes dans ce traité. Son importance est exposée dans le premier sermon qui lui est entièrement consacré109. À grands renforts de citations bibliques, la recherche de cette vertu consiste à marcher (ambulare) sur le droit chemin, c’est-à-dire à adopter un bon comportement, en évoquant l’idée d’une progression au cours de l’existence par l’apprentissage110. À l’instar des recommandations d’Humbert de Romans, cette juste attitude semble se réaliser pour les garçons à travers le « studium bonum » que le dominicain encourage vigoureusement111. En outre, une insistance sur la nécessité de l’étude se dessine avec clarté lorsque Guillaume de Tournai commente Eccli. 51, 20 dans un souci d’application concrète aux devoirs des écoliers. Il suggère en effet que la sagesse s’acquiert « en vivant d’une bonne manière, en étudiant consciencieusement, en écoutant de bon gré »112. La recette du développement de cette vertu primordiale réside dans les trois objectifs prescrits par Guillaume de Tournai, associant conduite morale, représentée par une voie droite, et connaissances intellectuelles. Plus loin, le pédagogue dominicain tisse un lien explicite entre l’acquisition de la sagesse et la

107 « Unde equo a principio difficile est assuescere ambulare gradiendo et postea fit facile : et pueris a principio difficile est ire ad scholas, postea vero amore litterarum patriam relinquunt », ibidem. À propos de l’apprentissage des lettres pour les garçons, cf. ibid., S. 62 (« ad omnes scholares ») et S. 63 (« ad scholares in grammatica »), p. 159-161 ; N. Orme, From Childhood to Chivalry, p. 142-156 ; B. Jarrett, Social Theories of the Middle Ages 1200-1500, Londres, 1968, p. 39-40. 108 « Hec autem breviter tacta sunt ut animadvertat qui legerit quam difficile sit senes a consuetis abstrahere, quam facile, quam utile, quam laudabile sit pueros instruere ; non instruere, quam culpabile, quam dampnosum », Guillaume de Tournai, « Item, alius sermo », dans De instructione puerorum, 31, p. 50. 109 Ibid., 30 (« Sermo ad pueros in scholis »), p. 43-46. 110 Ibid., 31, p. 49-50. 111 « Nota etiam quod est studium bonum quod pertinet ad viam vite […] Est etiam studium bonum quod pertinet ad viam sapientie, ut illud [Prov. 27, 11] : Stude sapientie, fili mi. Est etiam studium bonum quod pertinet ad viam discipline », ibid., p. 50. Cette expression pourrait à la fois se traduire par « la bonne étude » ou « la recherche du bien ». 112 « [N]otandum quod sapientia potest queri multis modis, sicut dicit [Eccli. 51, 20] : Ambulavit pes meus iter rectum : ecce bona vita ; a iuventute investigabam eam : ecce studii diligentia ; Inclinavi modice aurem meam : ecce magistrorum audientia ; Et excipe illam : ecce bene vivendo, diligenter studendo, libenter audiendo potest acquiri sapientia », Guillaume de Tournai, « Sermo ad pueros in scholis », 30, p. 46.

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discipline au moyen de blâmes et de châtiments, le degré de cette vertu semblant se mesurer à l’intensité de ceux-ci113. Le pendant inverse de cette métaphore, ayant trait au mauvais chemin, apparaît également afin de mettre en garde contre les dérives de comportement114. En ce sens, Vincent de Beauvais menace le garçon qui s’écarte de la « voie de la justice » d’être mené tout droit en Enfer par les péchés qu’il a commis le long de ce dangereux sentier115. Toutefois, malgré les mises en garde, un espoir de reconversion est rendu possible par la souplesse particulière dont fait preuve la jeunesse comme le souligne Jacques de Vitry par le truchement d’un des nombreux exempla jalonnant ses sermons ad status. L’anecdote, soucieuse de mettre en scène un individu masculin d’une tranche d’âge similaire à celle de l’auditoire visé, est reprise par Guibert de Tournai dans son premier sermon « ad adolescentes et pueros ». Une bifurcation symbolique dans un chemin de vie malheureusement emprunté trouve son illustration en la personne d’un jeune garçon, le frère de saint Bernard. En effet, ce dernier, seul de la fratrie à ne pas avoir embrassé la vie monastique, prend finalement l’habit à la suite d’une parole de son aîné soulignant l’absence d’héritage spirituel dont il serait frappé116. La moralité de l’exemplum se lit à travers l’interprétation de saint Bernard d’un phénomène à forte charge symbolique à la fin du récit : Un jour, comme saint Bernard visitait son noble père, celui-ci avait ordonné que, selon la coutume de Bourgogne, un grand tronc soit posé dans le feu et entouré de bois sec qui brûle facilement. Le tronc fumait beaucoup mais ne pouvait brûler. Alors saint Bernard dit : « Père, ce bois sec qui brûle ce sont tes fils. Mais toi tu es ce vieux tronc ancien et rempli de terre, auquel tes fils ne parviennent à transmettre leur ardeur. Bien qu’ils te donnent l’exemple, tu ne fais que fumer »117. L’incapacité de « brûler », dans un sens spirituel, illustre le défaut de flexibilité du père sous l’effet des ans, en comparaison avec celle des hommes plus jeunes. L’enfance se manifeste dès lors, en particulier dans son cheminement spirituel, comme le moment propice pour les hommes à une formation salutaire, qu’il ne faut manquer de réaliser, sous peine de ne plus y parvenir par la suite. L’idée d’une moindre aptitude à éprouver une émotion spirituelle et religieuse à mesure que le temps s’écoule se décèle également dans cette histoire. Par ce biais, Jacques de Vitry encourage l’instruction des plus jeunes, tout en affirmant : « L’âge tendre est plus aisé à instruire et il est plus

113 Ibidem ; « Item, alius sermo », 31, p. 49. 114 Notamment ibid., 30, p. 43. 115 « Sic et filius remissus, id est remisse disciplinatus vel eciam omnino proprie voluntati dimissus, evadet, id est extra viam iusticie vadet, preceps de peccato in peccatum et tandem de peccato in infernum », Vincent de Beauvais, De eruditione, 26, p. 92. 116 Jacques de Vitry, RLS 439, ms. Riant 35, fol. 121v ; Guibert de Tournai, RLS 268, p. 709. 117 Traduction de M. Burghart, Remploi textuel, t. 1, no 161, p. 439. Cf. T. F. Crane (éd. et trad.), The Exempla or Illustrative Stories from the Sermones Vulgares of Jacques of Vitry, Londres, 1890, no 293, p. 123-124. À la fin de cet exemplum, après avoir entendu ces paroles, le père prend finalement l’habit monacal à son tour.

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facile de convertir les garçons que les hommes plus âgés118 ». L’enfance incarne ainsi l’espoir d’une rédemption possible qu’il est encore temps de saisir. Le sceau du pédagogue et la matière masculine

Dans ce même élan, une autre métaphore, abondamment utilisée, porte en avant les objectifs pédagogiques. Invitant à une prise en charge précoce des garçons sans toutefois être prématurée, l’image de la cire illustre le caractère malléable du sujet à éduquer, tout en déterminant l’âge idéal du début de la formation119. Comme l’énonce Jean de Galles : « mollis cera recipit ymaginem sigilli et tenet eam cum est indurata120 ». Le précepteur doit en effet apposer son sceau sur une substance suffisamment molle pour y laisser son empreinte, soit assez tôt, mais suffisamment solide pour que sa forme demeure, soit assez tard. L’âge tendre qu’est l’enfance apparaît alors comme le moment propice à l’instruction car la « matière » que constitue l’homme en germe est encore apte à être modelée. Les textes éducatifs mettent en effet en garde contre un apprentissage trop avancé pour imprimer une attitude vertueuse ou redresser des mœurs devenues mauvaises en suivant le penchant naturel de l’être humain. Guillaume de Tournai exprime ce principe fondamental en termes de dureté et de flexibilité, à travers l’image de la cire recevant plus facilement une empreinte lorsqu’elle est molle ou de la baguette se courbant plus facilement que la poutre. Ainsi, si les garçons « pervertis » sont plus difficiles à corriger, ils le sont davantage une fois endurcis par la course des ans121. Jean de Galles à son tour évoque les premières années de l’existence, situées durant l’infantia, comme « les meilleures pour l’instruction », recelant en elles-mêmes « une certaine mollesse » facile à former122. Le prédicateur compare les enfants à des arbustes qui se ploient aisément. À la suite du verset Eccli. 7, 25 articulant le premier chapitre de son traité, Vincent de Beauvais utilise cette même image en la rapprochant de celle de la cire afin d’exprimer la nécessité de courber les garçons sous le poids de l’instruction au moyen de la discipline123. 118 Notre traduction. « Etas enim tenera magis docilis est et facilius convertuntur pueri quam senes », Jacques de Vitry, RLS 439, ms. Riant 35, fol. 121v. 119 Cf. M. Goodich, From Birth, p. 66 ; D. Lett, L’enfant des miracles, p. 62-63 ; P. Grace, Affectionate Authorities, p. 116-119. 120 Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, fol. 92v. Jean de Galles attribue cette métaphore à Anselme de Cantorbéry ; Pseudo-Anselme, Liber de similitudinibus, PL 159, 176, p. 697. 121 « Item, alia ratio quare pueri debent instrui potest esse quia facilius possunt instrui et flecti ad bonum dum adhuc sunt juniores, quam essent viciis indurati. Perversi enim difficile corriguntur [Eccli. 1, 15], maxime indurati, sed, sicut virgula facilius quam trabes flectitur et cera mollis facilius dura impressionem recipit, sic juniores facilius quam seniores in scientia et moribus erudiuntur », Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 4, p. 15. Cf. Jacques de Vitry, RLS 439, ms. Riant 35, fol. 121v. 122 « Optimi ad instructionem primi anni habent in se quoddam molle et quod facile formari queat et ad arbitrium volentis trahi. Et ponit exemplum de arbusculis que in partem quamlibet flecti possunt », Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, ch. 1, fol. 92r. 123 Eccli. 7, 25 : « Filii tibi sunt [?] Erudi illos et curva illos a pueritia illorum ». « Curva, inquit, eos a puericia, quoniam etas illa tenella flexibilis est, sicut cera mollis vel arbuscula novella. Secundum hoc ergo tam erudicio quam curvacio refertur ad utramque, scilicet doctrinam verborum et

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À l’instar de ces auteurs, Gilles de Rome symbolise ce redressement nécessaire à l’éclosion de bonnes mœurs par un bâton (virga) tordu, incliné vers le mal dans un premier temps. Il explique l’action du pédagogue par le mouvement opéré pour contrarier cette distorsion. Ainsi Gilles de Rome préconise-t-il d’habituer excessivement le garçon à l’abstinence, de sorte que, par sa tendance naturelle à l’extrême inverse, soit aux plaisirs, il parvienne à atteindre un juste équilibre et adopte une forme droite. Ainsi en va-t-il des êtres humains qui, marqués par une « déviance et une propension au mal », doivent s’abstenir des plaisirs illicites durant suffisamment de temps pour s’opposer à cette mauvaise inclination124. Faisant fi de l’innocence généralement attribuée à l’enfance, cette recommandation met en lumière la conception de Gilles de Rome d’une tendance au mal marquant les débuts de la vie. Sans l’intervention de l’éducation, cette propension trouverait sa pleine réalisation en entraînant le garçon vers sa perte. Dans les passages cités, le fléchissement sous l’effet de l’action du pédagogue s’ajoute à l’idée de modeler la matière que représente l’élève afin qu’il devienne un homme125. À cet effet, les traités font apparaître un ensemble de verbes illustrant l’action efficace de celui qui aura la charge de l’éducation, tels que conduire, éduquer, redresser, corriger, améliorer, façonner, recréer, former ou encore reformer126. Le jeune homme se fait alors œuvre et création du pédagogue, afin qu’il soit capable plus tard d’agir correctement par lui-même, soit selon les idéaux des auteurs de ces textes. L’image de la bonne terre fertile qu’emploie Vincent de Beauvais prolonge cette conception de la tâche éducative en l’inscrivant dans le sillage de la métaphore de la cire. Il conseille en effet de prodiguer des enseignements au moment adéquat de l’existence afin de favoriser leur germination. Tout comme l’enfance, dont le bon fondement est responsable d’une croissance plus sûre, « la terre propre et pure se cultive plus facilement que celle qui contient des épines »127. L’âge correspondant à la « consistance » idéale pour être instruit varie toutefois d’un auteur à l’autre et recouvre, par cette hésitation, toute la période sur laquelle s’étendent les conseils pédagogiques, de l’infantia à l’adolescentia. Si Jacques de Vitry attribue cette mollesse propice au sceau de l’apprentissage aussi bien aux garçons qu’aux jeunes hommes adolescents, Guillaume de Tournai l’évoque dans un passage oscillant entre la pueritia et l’adolescentia, bien qu’il associe cette métaphore aux pueri.

disciplinam morum », Vincent de Beauvais, De eruditione, 1, p. 7. 124 « Sic nos, quia obliquitatem et pronitatem habemus ad malum, et ad delectationes illicitas, debemus per multum tempus ab illicitis delectationibus abstinere, ut possimus hanc pronitatem vitare », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 6, p. 302. 125 A.-L. Dubois, « Créer et recréer », p. 89-90. 126 « Inducere », « educare », « rectificare », « reformare » et « informare » sont des verbes qui se retrouvent fréquemment dans les textes du corpus pris en compte, principalement dans les traités d’éducation et les sermons ad status. Il est entendu que certains de ces verbes peuvent être traduits de plusieurs manières. Cf. A.-L. Dubois, « Créer et recréer », p. 89-90 ; D. Lett, Hommes et femmes, p. 77-79. 127 « In hominibus eciam iuniores ad instruendum et domandum sunt faciliores. Racio quoque sive raciones, quoniam ut cera mollis, facile recipit impressiones. Et qui bonum habet fundamentum, facilius ac securius edificat. Terra quoque munda et pura facilius aratur, quam spinosa, lapidosa et huiusmodi. Sic est de etate puerili », Vincent de Beauvais, De eruditione, 24, p. 84.

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De même, Vincent de Beauvais applique l’image de la cire à l’endroit des garçons de la pueritia, tandis que Jean de Galles compare les infantes à cette matière souple128. La perméabilité du vase de l’enfance ou la vertueuse imprégnation

À dessein d’encourager l’éducation durant l’enfance, une troisième métaphore ponctue le discours au point de devenir un véritable lieu commun129. Bien que les termes de l’expression varient, s’agissant tantôt d’un vase (vasum) tantôt d’un tesson (testa), elle compare le garçon à un récipient conservant son odeur initiale, soit les premiers enseignements reçus. Cette image est exprimée sous deux formes par la majorité des traités d’éducation et des sermons ad status étudiés130. Dans un chapitre dédié aux garçons de la noblesse, Guillaume Peyraut fait apparaître les deux alternatives, soit : « un vase garde toujours l’odeur de la première liqueur qu’il a contenue » et « un vase neuf gardera longtemps la première odeur dont il a été pénétré131 ». Si ces versions sont généralement attribuées respectivement à Varron et à Horace, Guillaume Peyraut associe la première au « Philosophe », soit à Aristote, et la deuxième « au poète » à l’instar du sermon ad status d’Humbert de Romans132. Au sein d’un chapitre consacré aux petits enfants (De informatione infantium), Jean de Galles fait une mention quelque peu divergente des deux formes rencontrées habituellement, différence qui s’explique par sa provenance car il s’agit d’une citation de saint Jérôme133. L’image de l’imprégnation du tesson s’inscrit dans un passage traitant plus largement du caractère irréversible de l’apprentissage enfantin où se mêle également une métaphore associée à la laine : Il est difficile d’effacer ce dont les esprits novices se sont imprégnés. Les laines teintes de pourpre, qui les ramènera à leur primitive blancheur ? Une cruche neuve garde longtemps le goût et l’odeur dont elle a été d’abord imbibée. L’histoire grecque raconte qu’Alexandre, ce roi puissant qui dompta l’univers, ne put se

128 Jacques de Vitry, RLS 438, p. 439 ; Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 4, p. 15 ; Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, ch. 1, fol. 92v ; Vincent de Beauvais, De eruditione, 1, p. 7 ; Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 6, p. 303. Dans le traité de Gilles de Rome, la métaphore de la cire apparaît mais l’emploi des termes iuvenes et filii obscurcit l’âge du sujet malléable. 129 Jacques de Vitry, RLS 438, p. 441 ; Guibert de Tournai, RLS 268, p. 708 ; Humbert de Romans, S. 87, p. 192 ; Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, ch. 1, fol. 92r ; Vincent de Beauvais, De eruditione, 24, p. 84 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 5, p. 337 ; Vincent de Beauvais, Speculum doctrinale, V, 13, c. 410 et 48, c. 431. En revanche, cette métaphore ne semble pas figurer ni dans le traité de Gilles de Rome, ni dans celui du dominicain Guillaume de Tournai. 130 Il s’agit de : « Sapiunt vasa quicquid primum acceperint, sic est de infantibus » et « Quo semel est imbuta, recens servabit odorem testa diu ». Seul Jean de Galles utilise une forme légèrement différente de cette citation (Communiloquium, III, dist. 2, ch. 1, fol. 92r). Varron, Sentences, éd. et trad. C. Chappuis, Paris, 1856, 58, p. 76 ; Horace, Épîtres, éd. F. Villeneuve, Paris, 1989, I, ep. 2, p. 48. 131 La traduction provient de Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 5, p. 337. 132 « Poeta », ibidem ; « poetae » dans Humbert de Romans, S. 87, p. 192. 133 « Et testa saporem et odorem quo primo imbuta est retinet », Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, ch. 1, fol. 92r ; Jérôme, Epistulae, CSEL 55, ep. 107 (Ad Laetam), p. 295.

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débarrasser des défauts de conduite et d’allure de Léonide, son pédagogue, dont étant encore tout enfant il était infecté134. Le caractère poreux des petits garçons susceptibles d’assimiler de mauvaises mœurs par simple contact, est mis en exergue à travers un exemple, ou plutôt un contre-exemple, masculin135. L’homme choisi pour illustrer cette fâcheuse perméabilité enfantine, en la figure du roi Alexandre, est doté d’un grand pouvoir136. Pour cette raison, il est d’autant plus significatif qu’il soit néanmoins imprégné, « infecté » (infectus) déclare le texte, par les défauts de son maître. L’expression utilisée suggère une contamination, à l’image d’un poison ou d’une maladie se transmettant du précepteur au jeune garçon. Les mauvaises mœurs ainsi contractées sont ensuite conservées par l’élève pour le reste de son existence, comme s’il préservait une partie de son maître en lui-même137. Les hommes adultes, bien entendu, sauraient résister aux atteintes extérieures et se prémunir contre elles. De fait, par l’évocation de la puissance de ce grand homme, ce passage exprime la contradiction opérée entre une étanchéité des mœurs et une force intrinsèque, mettant ainsi en lumière le caractère inexorable de l’influence du maître sur son pupille. De plus, étant donné que l’homme, en tant qu’être sexué, se caractérise par son aptitude à résister aux influences extérieures, à ses propres émotions et à celles d’autrui, de même qu’aux tentations qui l’environnent, cette anecdote semble souligner les lacunes des jeunes garçons en regard des qualités attribuées aux hommes adultes138. Bien que l’âge du roi Alexandre ne soit pas déterminé avec précision, l’endroit où est évoqué cet exemple, soit dans un chapitre consacré aux infantes, oriente sa teneur de manière évidente. En effet, à travers la conception masculine de l’existence dont témoigne le Communiloquium, les failles des garçons ne peuvent manquer de se dessiner en comparaison de l’homme accompli que Jean de Galles décrit quelques chapitres plus loin. Le mauvais exemple d’Alexandre s’érige ainsi à l’encontre des principes fondamentaux établis par Jean de Galles afin de définir un comportement masculin139. Cette anecdote peut également se comprendre comme une mise en garde au sujet d’une perméabilité qui entraverait le cheminement vers la masculinité idéale, 134 Jérôme, Lettres, éd. et trad. J. Labourt, Paris, t. 5, p. 149. Cf. Epistulae, CSEL 55, ep. 107, p. 295 ; Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, ch. 1, fol. 92r. La version mentionnée par Jean de Galles et celle des éditions citées sont très proches. 135 Cf. N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 250 ; D. Lett, L’enfant des miracles, p. 62-63. 136 La phrase de Jean de Galles « cum esset dominator orbis » souligne cette puissance. L’édition du texte de saint Jérôme, en insistant sur l’étendue du pouvoir d’Alexandre, utilise en sus l’adjectif « potentissimus ». Epistulae, CSEL 55, ep. 107, 4, p. 295. 137 Au sujet de la contagion morale, cf. A. Robert, « Contagion morale et transmission des maladies : histoire d’un chiasme (xiiie-xixe siècle) », Tracés. Revue de Sciences humaines, 21 (2011), p. 41-60 ; A. Fossier, « La contagion des péchés (xie-xiiie siècle). Aux origines canoniques du biopouvoir », ibid., p. 23-39 ; D. Jacquart, C.Thomasset, Sexualité et savoir médical, p. 251-264. Cf. aussi « inficere » dans R. Latham, D. Howlett (éd.), Dictionary of Medieval Latin, vol. 1, p. 1353. 138 Au sujet de la perméabilité attribuée également aux femmes, cf. P. McCracken, The Curse of Eve, the Wound of the Hero. Blood, Gender and Medieval Literature, Philadelphie, 2003. 139 Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 1, ch. 1, fol. 88v-89r et dist. 2, ch. 4, fol. 94r-94v.

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exempte de vices. À cet égard, la responsabilité de ceux qui prennent en charge la formation, incluant les parents, est également pointée du doigt. Si la malléabilité enfantine détient ceci de merveilleux qu’elle est capable d’être formée selon les souhaits de celui qui éduque, son pendant inverse se révèle d’autant plus malfaisant que la corruption est aisée à cet âge. Une inclinaison prise au contact d’une nocive fréquentation engage des conséquences irrémissibles, à l’instar du roi Alexandre qui ne peut se défaire des défauts hérités de son maître. Des précautions pour éviter cette fâcheuse situation se montrent ainsi nécessaires au plus haut point. L’évocation d’Alexandre dans la partie de l’œuvre de Jean de Galles dédiée à la formation des plus jeunes enfants n’est pas sans évoquer un avertissement contre les mauvais professeurs. La question des dangers d’une néfaste compagnie, contre laquelle les garçons doivent se prémunir très tôt, est en effet un sujet abondamment traité au sein des textes éducatifs140. Guillaume Peyraut met d’ailleurs en garde les fils de la noblesse contre une mauvaise influence dont il souligne la dangerosité en établissant un rapprochement avec la lèpre. Tout comme le péché, une maladie contagieuse se transmet, il n’est alors pas prudent pour « ceux qui sont sains d’habiter avec des lépreux, pas plus qu’il ne l’est pour ceux qui sont bons d’habiter avec les méchants »141. L’idée de contagion, à travers l’emploi de l’adjectif « contagiosus », transparaît ici de façon explicite pour qualifier le péché d’autrui et la transmission des mauvais comportements aux garçons, alors particulièrement sensibles aux atteintes du vice. Cette contamination morale, associée à une véritable maladie (morbus) à même d’affecter les mœurs, est comparée à la lèpre dans son mode de propagation. Ce passage, dont l’idée centrale est ensuite reprise par de nombreuses citations bibliques, mobilise ainsi une image forte sur le plan symbolique afin de marquer les esprits142. A contrario, au cours du prologue de son traité, Vincent de Beauvais justifie sa démarche éducative comme un moyen d’imprégner la mémoire enfantine d’une très douce odeur de sagesse, en reprenant l’image de la fiole. La volonté d’ancrer de manière pérenne les enseignements prodigués constitue la raison d’être de ce traité composé à l’intention des jeunes hommes143.

140 Vincent de Beauvais, De eruditione, 32, p. 123-128 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 40, p. 436-438 ; Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 14, p. 326-327. 141 Traduction provenant de Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 40, p. 436. « Monendi sunt pueri nobilium, ut malam societatem caveant, bonam diligant, sociis suis societatem bonam exhibeant. Dirigendi sunt in societatis electione et custodia. Multum est noxia malorum societas. Peccatum est morbus contagiosus ut lepra. Non est tutum sanis habitare cum leprosis, nec bonis est tutum habitare cum malis », ibidem. 142 Ibid., p. 436-437. 143 « Nuper si bene recolitis vestra sublimitas meam parvitatem rogare dignata est, ut de scripturis divinis flosculos conpetentes excerperem, ex quibus conpendiosum aliquid ad liberorum erudicionem salutarem conficerem, quo videlicet eorum tenera infancia salubriter imbui posset et quasi vas novum recenter infusum odorem sapientie suavissimum eorum memoria perpetuo retineret. Nam quod nova testa capit, inveterata sapit », Vincent de Beauvais, De eruditione, Prologue, p. 3.

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Les bonnes habitudes

Construisant son premier sermon « ad pueros et adolescentes » autour de la notion de malléabilité, Jacques de Vitry insiste à son tour sur la bonne habitude à adopter durant les premières années de l’existence. Par conséquent, il encourage à instruire les jeunes garçons très tôt dans le domaine de la foi et des bonnes mœurs144. Selon le prédicateur, un ensemble de gestes et de rituels religieux doit ponctuer les moments de leur vie quotidienne. En s’adressant à ses jeunes fidèles dans un style direct, à la deuxième personne du pluriel, le prédicateur les exhorte notamment à prononcer une prière pour les défunts lorsqu’ils traversent un cimetière et entendent les cloches sonner, ou encore à faire le signe de croix suivi d’une génuflexion en entrant dans une église. En somme, les rudiments de la pratique religieuse et de la catéchèse, comparés au « pain » en tant que nourriture spirituelle, sont ici enseignés par Jacques de Vitry. Des recommandations envers les prières élémentaires, comme le Pater noster et l’Ave Maria, émaillent ce sermon avec une certaine insistance tandis que des paroles liturgiques et une partie des oraisons mentionnées sont transmises en détail145. Cette particularité n’apparaît pas au sein des sermons aux enfants des autres collections ad status plus tardives, de Guibert de Tournai ou d’Humbert de Romans. Ce dernier propose un seul modèle ad pueros bien plus court. Tout comme Jacques de Vitry, Guibert de Tournai incite cependant les garçons à se rendre aux services religieux, à écouter les sermons de manière respectueuse et à se confesser146. Jacques de Vitry prescrit aux pueri et adolescentes de ne pas se comporter comme des bêtes mais d’invoquer le Seigneur de manière appropriée147. La mauvaise habitude en matière de prière a tôt fait d’aboutir à une méconnaissance irrémédiable à l’âge adulte que condamne lourdement le prédicateur, en citant un exemple laissant deviner son expérience personnelle en tant que ministre de l’Église. N’épargnant pas les incriminés traités de « vieillards incultes et sots », il décourage en effet d’imiter ceux qui ne fréquentent que trop rarement les lieux de culte, au point qu’ils affirment ne pas savoir le Pater noster. Lorsqu’on leur demande alors de réciter cette prière élémentaire, ils répondent : « Je sais jusqu’au mot “sanctifié” ou jusqu’à “donne-nous”, mais je ne peux jamais aller au-delà ». Ce comportement amène le prédicateur à ajouter à l’adresse des garçons : « Vous, en revanche, durant l’âge tendre vous devez apprendre ces prières »148. 144 « Non est facile ab antiqua consuetudine recedere, sed permanet, sicut proverbia antiqua diu durant a generatione ; et idcirco in fide et in bonis operibus a principio debent pueri instrui », Jacques de Vitry, RLS 438, p. 440. 145 Ibid., p. 439-440. 146 Guibert de Tournai, RLS 269, p. 710-713 ; Jacques de Vitry, RLS 438, p. 440, cf. infra. La confession des garçons et des adolescents est un thème important des sermons leur étant adressés. Jacques de Vitry en particulier y consacre de nombreux exempla. Cf. N. Bériou, « Un mode singulier d’éducation », p. 123. 147 « Non igitur bestialiter debetis vivere, sed diligenter attendere qualiter orare debetis », Jacques de Vitry, RLS 438, p. 439. 148 « […] quidam senes rudes et fatui dicunt, quando quaeritur ab eis si sciunt Pater noster, respondent : Scio usque ad sanctificetur, vel usque ad dimitte, sed nunquam ultra potui transire. Vos autem ab aetate tenera debetis orationes praedictas addiscere », Jacques de Vitry, RLS 438, p. 440.

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Jacques de Vitry invite à fréquenter les églises durant la pueritia ou l’adolescentia – en prenant soin d’énoncer distinctement ces deux périodes. Afin de toucher directement son auditoire potentiel, il convoque l’exemple de deux garçons : saint Nicolas et saint Martin. Si le premier « se rendait chaque jour à l’église avec ses parents », le second à l’âge de douze ans « avait une âme tournée vers les monastères ou les églises »149. Une adresse immédiate au jeune auditoire masculin se fait jour de même qu’un effort particulier pour se montrer évocateur auprès de cette catégorie de fidèles, du moins en intention puisque la réelle communication des sermons-modèles n’est pas assurée. Humbert de Romans participe également de ce souci en faisant appel aux saints enfants des divines Écritures, à dessein d’édification, ainsi qu’à Jésus dans son enfance. Il enjoint également les garçons d’aller à l’église à l’image de saint Nicolas150. Toutefois, l’adresse directe et le ton prescriptif forment la particularité des enseignements prodigués par Jacques de Vitry dans ce premier sermon, non pas composé à l’intention des pédagogues en charge de l’éducation mais adressé aux ouailles dans leurs jeunes années : Ne livrez jamais à l’oubli les prières susmentionnées, mais dites souvent le Pater noster, comme je vous l’ai dit précédemment, et dites-le aujourd’hui au début du sermon de sorte que Dieu ouvre vos cœurs à la compréhension et à l’assimilation des paroles d’édification et des enseignements salutaires151. L’exploration de cet ensemble de descriptions et d’exhortations à propos de l’enfance fait ressortir l’ambivalence d’un âge décrié pour ses défauts mais dont l’innocence est louée comme une qualité humaine perdue en raison de l’apparition de la malitia. À cet égard, une divergence semble se dessiner entre les toutes premières années de vie ou le début de la pueritia, dont l’étymologie évoque la pureté, et l’émergence d’un mal découlant inexorablement de la nature humaine durant l’enfance un peu plus tardive. Les vices attribués aux pueri par les pédagogues s’échelonnent au gré d’une palette variée entre la stupidité, à propos de laquelle les auteurs s’accordent, un manque de raison évident duquel découle un ensemble de mauvais jugements et de choix absurdes, une inclination prononcée vers ce qui est nocif et contraire au salut, un excès dans les sentiments ainsi qu’une concupiscence démesurée, allant jusqu’à la lascivité sous la plume de certains auteurs. La longueur de cette liste semble

149 « Frequentandi ecclesias in pueritia vel adolescentia dat vobis exemplum beatus Nicholaus, qui quotidie cum parentibus suis ad ecclesiam procedebat. Et de sancto Martino dicitur, quod quum [cum] annorum duodecim esset, anima eius aut circa monasteria aut circa ecclesias intenta erat », ibidem. 150 « […] vel Ecclesias frequentare, cum Beato Nicolao puero […] Item instruendi sunt, ut attendant ad exempla sanctorum puerorum, de quibus habetur in Scriptura divina […] de puero Jesu, et de aliis multis », Humbert de Romans, S. 87, p. 192. 151 Notre traduction. « Vos igitur praedictas orationes nunquam tradatis oblivioni, sed saepe dicatis Pater noster, sicut superius dixi vobis, et hodie in principio sermonis dicatis Pater noster, ut Deus aperiat corda vestra ad intelligenda et retinenda verba aedificationis et doctrinae salutaris », Jacques de Vitry, RLS 438, p. 440. À propos de ces exemples personnels, cf. J. Longère, Œuvres oratoires des maîtres parisiens au xiie siècle. Étude historique et doctrinale, Paris, 1975, t. 1, p. 62-63.

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trouver sa raison d’être dans la justification de la tâche éducative et d’un apprentissage primordial afin d’endiguer les vices enfantins. Les germes de la masculinité adulte se lisent en creux à travers les manquements imputés aux garçons, les pueri en particulier. Si l’esprit est en proie à la flexibilité, le premier âge, l’infantia, particulièrement à ses prémices, semble être un moment où le corps aussi est malléable. À cet égard, la formation de la masse corporelle semble équivaloir, dans une conception symétrique, à celle de l’esprit dont elle se fait miroir. Si les jours qui suivent la venue au monde, comme le souligne Didier Lett, sont favorables à un modelage des corps, ils sont aussi opportuns à celui de l’esprit par ce biais152. Durant ces premiers temps, se jouent les enjeux d’un futur comportement masculin. Le développement de cette attitude sexuée se prépare à travers un endurcissement dont la réalisation s’inscrit au premier chef dans la corporéité. La souplesse, fer de lance du discours éducatifs couvrant la seconde enfance, est également soulignée chez les garçons plus âgés, invitant à une prise en charge vigoureuse à ce moment propice de l’existence. Bien que certains textes, comme le premier sermon aux enfants et adolescents de Jacques de Vitry, semblent davantage encourager les garçons et leur donner des exemples adaptés à leur âge, d’autres dénoncent vigoureusement les défauts enfantins. En effet, l’enfance permet aussi d’élaborer un discours sur le comportement approprié à l’âge adulte, au sein d’une prise en charge par les frères mendiants qui vise aussi à modeler les mœurs des hommes dans l’âge viril, en les rendant conformes aux préceptes préconisés, ou du moins à prévenir la naissance de vices lorsque la maturité est atteinte. Si un véritable discours sur l’enfance au masculin existe de manière substantielle à l’aune des textes explorés, l’état du puer peut aussi servir à mettre en lumière les changements à opérer afin de devenir un homme adulte. Facettes d’un même tableau, les puérilités reprochées aux viri évoquent tant les mauvais aspects de l’enfance qu’elles dénoncent une mauvaise masculinité adulte sur le plan moral et chrétien. La bonne conduite masculine semble alors moins se réaliser sous l’effet des ans qu’au moyen d’une transformation volontaire et active, à laquelle les conseils pédagogiques invitent les jeunes hommes. Abandonner les traces de l’enfance

À la suite du discours adressé aux adolescents, le chapitre du traité d’éducation de Vincent de Beauvais nommé De puerilibus evacuandis in virili etate se consacre explicitement au moyen d’atteindre l’âge viril tant convoité. S’inscrivant à la fin de la partie consacrée aux hommes, celui-ci apparaît comme le but ultime de l’éducation masculine façonnée au long d’une progression à travers l’enfance, puis l’adolescence avant que les caractéristiques de l’âge viril ne soient ici évoquées. Cette description s’opère par la mise en regard de deux attitudes fermement opposées, le comportement du puer ou du parvulus qu’il faut abandonner et celui de l’homme accompli, le vir, à adopter sans attendre afin de finaliser la métamorphose du jeune homme. Par 152 D. Lett, L’enfant des miracles, p. 57-58.

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cette mise en parallèle, le vocabulaire de ce chapitre se révèle d’une grande clarté dans l’opposition qu’il esquisse et permet de mettre en exergue les composantes fondamentales de la masculinité adulte telle que cet auteur la définit. Présente de même dans le De regimine principum de Guillaume Peyraut, cette réflexion prend appui sur un verset de Corinthiens, dont les propos forment la base structurante du développement de ces chapitres : « Lorsque j’étais enfant (parvulus), je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant ; lorsque je suis devenu homme (factus sum vir), j’ai fait disparaître ce qui était de l’enfant153 ». Au chapitre du Communiloquium dédié à la façon d’être un homme (Quales debeant esse viri), ce passage biblique est également utilisé à la suite de l’affirmation énonçant que l’homme sexué se définit par sa capacité à vaincre ses désirs sexuels154. Renforçant cette exhortation essentielle, ce verset participe pleinement de la définition de la masculinité construite au fil du propos éducatif. Se dépouiller des puerilia et se comporter en homme

En introduction à ce même verset adressé « aux fils de famille noble155 », Vincent de Beauvais et Guillaume Peyraut utilisent les expressions « atteindre l’état viril » et « parvenir à l’âge viril » qui évoquent une progression entamée par la traversée des âges précédents156. Si un processus de transformation se lit en effet à travers I Cor. 13, 11, en tant qu’il est question « d’être fait homme », la rupture consommée avec l’attitude enfantine constitue le point central de l’accès à la masculinité. Comme le démontrent ces chapitres, il s’agit pour le jeune homme de provoquer ce basculement de manière active, en refusant l’attitude qui naguère le rangeait du côté de l’enfance. Tel que l’explicite Vincent de Beauvais, plus que de rejeter l’intégralité des traits de la pueritia, dont certains s’avèrent louables comme l’innocence, le jeune homme parvenu à cet instant déterminant de son existence doit se détacher de ce qui est considéré comme puéril, les puerilia, soit les réminiscences d’une mauvaise conduite. Il s’avère en effet bien pire d’être puéril que d’être un garçon, la culpabilité résidant dans l’intégration d’un comportement impropre à l’âge viril, preuve alors d’un caractère vicieux157. Afin d’illustrer ce décalage honteux et l’aspect déplacé de tels enfantillages, Vincent de Beauvais et Guillaume Peyraut dénoncent les gestes puérils d’« un homme fait » ou d’un vieillard, qualifiés d’abominables, de monstrueux, allant jusqu’à faire apparaître 153 I Cor. 13, 11 : « Cum essem parvulus, loquebar ut parvulus, cogitabam ut parvulus, sapiebam ut parvulus. Quando autem factus [sum] vir, evacuavi que erant parvuli », Vincent de Beauvais, De eruditione, 39, p. 156 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 47, p. 452. 154 Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, ch. 1, fol. 88v. 155 Traduction dans Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 47, p. 452. 156 « Cum autem per etatum priorum gradus ad virilem statum accesserint, tunc quidem oportet implere, quod dicit apostolus », Vincent de Beauvais, De eruditione, 39, p. 156 ; « Monendi sunt filii nobilium, cum ad virilem aetatem pervenerint, ut puerilibus se evacuent, exemplo Apostoli », Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 47, p. 452. 157 « Sicut enim peius est bestialem esse quam bestiam, quia bestiam esse est a natura, bestialem ex vicio, sic peius est puerilem esse quam puerum », Vincent de Beauvais, De eruditione, 39, p. 157 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 47, p. 453.

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une certaine inclination à la démence (insania)158. Ce caractère déraisonnable est d’autant plus criant lorsque cette faculté essentielle de la masculinité adulte se situe à son apogée. Ne pas faire usage de cette aptitude à ce point culminant de son développement augmente ainsi considérablement la gravité de la faute commise. La sommation se fait alors vigoureuse : « Evacuanda ergo sunt puerilia viro159 ». La toge virile ou les modalités d’une transformation intérieure

À travers une citation de l’œuvre de Sénèque, Vincent de Beauvais inscrit l’abandon des puérilités au sein du rituel de transformation sexué permettant l’accès au statut privilégié d’homme accompli. Le passage cité convoque une image à forte charge symbolique susceptible, malgré les références païennes qu’elle charrie, d’exprimer auprès du lectorat visé un processus de changement identitaire. L’acte de revêtir la « toge virile » (toga virilis) à la place des oripeaux de l’enfance (praetexta) marque en effet le passage à l’âge adulte pour celui qui n’était jusqu’alors qu’un garçon160. Par son caractère public, ce geste rend visible en même temps qu’il affirme l’acquisition de cette nouvelle identité, conférant au vêtement une dimension sociale en tant que signe d’appartenance à une catégorie masculine, dont les femmes sont exclues161. De fait, vêtir la toge se fait signe de masculinité en tant que manifestation de puissance virile, en rupture avec l’apparence du sexe opposé162. Néanmoins, selon Sénèque, ce geste est insuffisant à élever un individu au rang d’homme (vir), laissant alors transparaître un idéal plus profond de masculinité nécessitant une traversée intérieure et intellectuelle sous l’effet de la volonté. La véritable transformation réside en effet, de manière symbolique, dans la capacité à se départir d’un esprit puéril (animus puerilis), par le biais de la philosophie. Lorsque le statut d’homme est atteint, il s’avère désastreux d’avoir le pouvoir d’un individu mature mais de conserver malgré cela les vices d’un enfant, c’est-à-dire de faire montre d’enfantillages163. Au sein du thème de ce chapitre, le surgissement de cette 158 Pour la citation, Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 47, p. 452. « Porro vitanda sunt in eis ea, que proprie dicuntur puerilia, verbi gracia : monstruosum est et abhominabile hominem iam virum vel senem mamillam suggere, multoque magis pueriles mores retinere », Vincent de Beauvais, De eruditione, 39, p. 157 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 47, p. 452. 159 Vincent de Beauvais, De eruditione, 39, p. 157. 160 « Unde seneca ad lucilium epistola [iv] : “Tenes […]” inquit,“memoria, quantum gaudium senseris, cum pretexta posita virilem togam sumpsisti et in forum deductus es. Maius exspecta, cum puerilem animum deposueris et te in viros philosophie transtuleris. Adhuc enim non puericia, sed quod est gravius, puerilitas remanet. Et hoc quidem peius est, quod habemus actoritatem senum, sed vicia puerorum, nec puerorum tantum, sed infancium. Illi levia, hii falsa formidant, nos utraque” », Vincent de Beauvais, De eruditione, 39, p. 157 ; Sénèque, Lettres à Lucilius, éd. F. Préchac, trad. H. Noblot, 1969, Paris, t. 1, I, lettre 4, p. 10. 161 Cf. F. Gherchanoc, V. Huet, « Pratiques politiques et culturelles du vêtement. Essai historiographique », Revue historique, 641/1 (2007), p. 3-30 ; J. Sebesta, « The toga praetexta of Roman Children and Praetextate Garments », in The Clothed Body in the Ancient World, éd. L. Cleland et al., Oxford, 2005, p. 113-120. 162 G. Davies, « What made the Roman Toga virilis ? », in The Clothed Body, éd. L. Cleland et al., p. 126-128. 163 Vincent de Beauvais, De eruditione, 39, p. 157.

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citation se comprend comme un encouragement à une scission marquée entre l’âge adulte et l’enfance par une changement propre à l’âme, en abandonnant l’ancienne identité masculine de façon définitive. Le développement corporel, pouvant être symbolisé à travers l’adoption de la toga virilis, n’est ainsi pas seul responsable de la maturité. Au contraire, la masculinité dans sa dimension sociale et dans son plein aboutissement se gagne en renonçant aux vices enfantins, mais peut également être amoindrie, voire souillée par le relent de puérilités dérangeantes. Penser comme un enfant, prévoir comme un homme

Parmi les agissements puérils à bannir pour rejoindre le rang des hommes, sur la base du verset de Corinthiens, parler et surtout penser comme un enfant sont particulièrement blâmés. S’exprimer sans réflexion préalable, à l’image des garçons matérialisant par la parole toutes les idées naissant dans leur esprit, ne sied pas au vir qui se définit par sa préméditation et son jugement consciencieux164. Dans le sens de ce manque de sagesse, le reproche fait aux garçons à l’égard de leur préférence envers les biens temporels est ici réitéré165. Avec plus d’insistance encore, penser de manière puérile concentre les griefs d’un manque de masculinité. À l’instar de formuler une parole irréfléchie, cet exercice erroné de l’esprit consiste à concevoir uniquement le présent, sans prévoir les événements futurs. Cette carence fondamentale dans la conception d’une vie chrétienne semble accabler particulièrement les hommes dans leur enfance. Préparer la vie bienheureuse, celle de l’au-delà, constitue la tâche essentielle de l’existence terrestre, particulièrement soulignée pour les hommes, et forme à ce titre une donnée primordiale de l’« aetas virilis » vers laquelle convergent toutes les dispositions de ce moment166. La métaphore de la fourmi travailleuse, amassant des réserves en été en prévision de l’hiver, encourage les jeunes hommes à agir de même dans une perspective spiri­tuelle167. Ce propos illustre la proximité entre « prévoir » (praevidere) et « pourvoir » (providere) à travers l’évocation de faire grandir les richesses de l’âme, le premier verbe consistant à agir selon le deuxième en se projetant dans le futur168. Dans ce chapitre du traité de Vincent

164 « Evacuanda ergo sunt puerilia viro, sicut testatur apostolus de seipso, videlicet pueriliter loqui, hoc est sine premeditatione ac iudicio et deliberacione. Nam econtra dicitur de viro iusto, quod disponit sermones suos in iudicio », ibidem ; « Notandum quod octo sunt puerilia, quae ab eis evacuanda sunt, quorum tria primo tangit Apostolus. Primum est, loqui pueriliter, id est sine praemeditatione. Loquuntur parvuli quidquid eis in os venerit ; e contrario autem vir non loquitur sine praemeditatione », Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 48, p. 453. 165 Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 48, p. 454 ; Vincent de Beauvais, De eruditione, 39, p. 158. 166 Toujours en vue de parvenir à l’âge viril : « Tertio evacuanda est cogitatio puerilis, quae est de solis praesentibus, ut non solum praesenti vitae, sed etiam futurae provideamus », Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 48, p. 454. 167 Ibidem ; Vincent de Beauvais, De eruditione, 39, p. 157. 168 En effet, les verbes latins « providere » et « praevidere » se rapprochent par leur sens, de même qu’en français les étymologies de « pourvoir » et de « prévoir » sont associées. B. Quemada, P. Imbs (dir.), Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du xixe et du xxe siècle (1789-1960), Paris, 1988, t. 13, p. 962. Providere comprend la notion de voir en avant, au-delà et dans le futur, comme

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de Beauvais, la capacité à anticiper et à se prémunir ainsi que celle de considérer avec clarté tant l’avenir que ce qui présente de la valeur forment le socle de la définition d’une masculinité aboutie. L’importance de la prévoyance est telle, en tant qu’aboutissement des enseignements formulés à l’égard des garçons puis des adolescents, que les deux chapitres suivants plaident en faveur de cette faculté essentielle à la définition de la masculinité169. En effet, puisque le nom d’homme (vir) provient de la vertu (virtus), Vincent de Beauvais encourage le jeune homme désireux d’atteindre ce statut à suivre les préceptes prodigués afin de devenir « plus précieux que l’or170 ». En effet, cet âge « plus fort que les autres, à mi-chemin entre l’enfance et la vieillesse » est le mieux habilité à employer ses yeux intérieurs, ceux qui amènent à accroître les richesses de l’âme et à entrer en contact avec l’infiniment grand171. Au moyen d’un appel à la conversion du cœur, les réalités intérieures doivent ainsi concentrer toute l’attention du jeune laïc sur le point de devenir homme172. S’approchant de l’âge adulte, il est ainsi particulièrement disposé à appréhender l’avenir, incité dans ce sens à travers une répétition de l’expression « futura providere ». Le jeune laïc ne doit toutefois pas se départir d’une considération du présent, tournée vers le spirituel, et du passé, par la mémoire des péchés et des malheurs anciens173. Ce souci de prévoyance consistant à mépriser les vanités du monde demande de n’oublier ni la mort, ni l’Enfer durant le jeune âge, afin de s’en prémunir174. Par une double perspective d’anticipation, conserver à l’esprit ce qui pourrait être mauvais dans l’avenir rend capable de s’en garder, tandis que prévoir les bonnes choses permet de s’en réjouir175. En outre, à l’idée que le temporel n’a que peu de valeur, s’ajoute la possibilité de prévenir le vieillissement à travers l’exercice de la tempérance, car l’avancée des ans serait accélérée par le vice176. L’autorité des médecins est conviée à cet effet, par le truchement de Rhazès et d’Avicenne, afin de défendre la préservation de la santé du corps, rejaillissant sur celle de l’âme, à travers la mesure en refrénant

l’évoque la traduction proposée par de nombreux dictionnaires. Voir notamment R. Latham, D. Howlett (éd.), Dictionary of Medieval Latin, vol. 2/1, p. 2547 ; A. Blaise, Lexicon latinitatis medii aevi, p. 747. 169 Vincent de Beauvais, De eruditione, 40-41, p. 159-172. 170 En citant Is. 13, 12 : « Preciosior erit vir auro », Vincent de Beauvais, De eruditione, 40, p. 159-160. « Denique, quia vir a virtute nominatur, qui ad etatem virilem accedit, studeat esse quod dicitur », ibid., p. 159. 171 « Et quoniam etas illa forcior est ceteris et inter puericiam et senium, velut in meditullio, ut sit animal oculatum intus et ante et retro, debet preterita recolere, futura providere ac presencia nichilominus attendere », ibid., p. 160. Cet animal aux yeux placés devant et derrière la tête pourrait évoquer les quatre bêtes décrites dans Apc. 4, 6 (« quattuor animalia plena oculis ante et retro »). Toutefois, après cette mention, Sénèque, et non la Bible, est cité pour appuyer ce propos. 172 « In statu proprio debet considerare non solum exteriora sed multo magis interiora », ibid., p. 164. 173 Ibid., p. 160-164. 174 A. Gabriel, The Educational Ideas, p. 29. 175 « Debet eciam providere futura, scilicet mala et bona. Mala, ut sibi precaveat, bona, ut acquirat. Mala inquam, ut senectutem et mortem et gehennam. Memoria siquidem vel providencia istorum omnium vilescere facit ac despici vanitatem temporalium », Vincent de Beauvais, De eruditione, 41, p. 166. 176 « De secundo sciendum, quod senectus acceleratur in plurimis per vicia carnis et animi, ideoque per abolicionem istorum potest differri », ibid., p. 167.

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les pensées bestiales tout en faisant preuve de tempérance des mœurs177. Afin de se préparer à la vie éternelle et de prévoir sa mort, il est alors conseillé de chasser la luxure de la chair, en évoquant au passage les tourments de la Géhenne178. Cette capacité masculine n’est pas sans rappeler les qualités du premier homme dans sa perfection avant la Chute, dont l’acuité le rapprochait du Créateur, puisqu’une des vertus essentielles d’Adam réside dans sa capacité à voir au-delà du temps et de la matière. Une clairvoyance d’un tel degré étant désormais perdue, il reste toutefois possible de l’imiter, sans toutefois l’égaler, en favorisant l’immatériel. Du moins, est-ce l’idéal de comportement spirituel inhérent à celui d’une masculinité valorisée qui transparaît dans les encouragements formulés à l’égard des jeunes hommes, s’opposant de manière marquée à la masculinité défaillante car encore embryonnaire des petits garçons. Parachevant ce rapprochement, Vincent de Beauvais cite d’ailleurs le verset : « utinam saperent et intelligerent ac novissima providerent179 ». Le terme novissima, décrivant le mystère des fins dernières compris par Adam durant son extase, évoque cette faculté de l’esprit capable de s’abstraire de son corps et de sa vie physique pour rejoindre Dieu. Une insistance sur les origines viles et malheureuses du premier homme, formé du limon, prolonge cette comparaison, toutefois non plus comme exemple mais afin de révéler à l’homme noble l’absurdité de son orgueil180. En effet, les vanités du monde, vers lesquelles la catégorie d’hommes à laquelle s’adressent ces chapitres aurait une inclination particulière, forment des obstacles de taille sur le chemin du salut. Se battre comme un garçon

La nécessité de chasser toutes puérilités au seuil de l’âge viril est également présente dans l’œuvre du franciscain Guibert de Tournai. En effet, le De modo addiscendi consacre un chapitre entier à cette thématique, dont le contenu se révèle au demeurant très proche des propos tenus par Vincent de Beauvais, arborant les mêmes citations et un ensemble de réflexions similaires181. Par ailleurs, dans son sermon « ad potentes et milites », Guibert de Tournai emploie l’image du puer en l’associant à la thématique

177 « His etiam consonant medici, ut verbi gracia rasy in almasore : “Sanitatem”, inquit, “conservare est in motu et quiete, in cibo et potu, necnon et in superfluitatum expulsionibus mensuram observare, domos et loca cetera in quibus maneri debet temperare, malis etiam accidentibus, antequam augmentum capiant, obviare, animales quoque cogitationes refrenare et consuetudines servare”. Avicenna quoque in primo canone medicine dicit quod sanitas corporis et anime simul in temperancia morum consistit », ibid., p. 168. 178 Ibid., p. 170-172. 179 Deut. 32, 29. Ibid., 40, p. 160. 180 Ibidem. 181 Guibert de Tournai, De modo addiscendi, V, 2, p. 253-256. Il est probable que Guibert de Tournai se soit inspiré du De eruditione filiorum nobilium pour ce chapitre, car son traité est composé après celui de Vincent de Beauvais. La date de composition du De modo addiscendi est estimée entre 1262-1272 (M. Burghart, Remploi textuel, t. 1, p. 20) ou fixée à 1263 ( J. Vergara, « El “De modo addiscendi” (c.1263) de Gilbert de Tournai O.F.M., un puente entre la tradición y el Renacimiento », Educación, xxi 16/2 (2013), p. 63-82).

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du combat auquel sont susceptibles de se livrer les hommes adultes de noble rang182. À travers les admonestations formulées, ces propos ont une portée concrète en ce qu’ils ambitionnent de régenter la violence des luttes chevaleresques. Il s’agit en effet non pas d’attaquer l’Église mais d’inscrire les actes belliqueux à son service. En faisant la part belle à une tâche exclusivement réservée aux hommes, ce sermon soulève certains enjeux cruciaux inhérents à la masculinité laïque de la noblesse et permet de mieux comprendre les défaillances que représente le puer dans ce contexte. En plaçant d’autres groupes identitaires en confrontation avec ce modèle, parmi lesquels le garçon figure en bonne place, la réflexion étoffée ici révèle un classement de valeurs au sommet duquel apparaît l’homme capable de se battre à bon escient, tandis que les autres se voient jugés inaptes au combat. Cette comparaison entre plusieurs formes de masculinité laisse transparaître un idéal hégémonique offert aux laïcs. Au modèle de l’homme noble s’ajoute celui de l’adulte, ou du moins d’un comportement masculin considéré comme mature. Plus encore, la figure du chevalier luttant au nom du Christ se fait exemple pour les nobles par l’exaltation des valeurs morales attachées à ce statut. Le miles Christi apparaît en creux à travers la dénonciation de ceux qui, affaiblis et soumis à la paresse, s’adonnent aux vains combats, préférant les banquets aux activités guerrières. Le déshonneur que subissent auprès de ceux-ci le nom et le titre de chevalier confère une forte charge identitaire à cette réflexion. Guibert de Tournai sanctionne ce schéma appréciatif en qualifiant de « pueri » ceux qu’il juge impropres à la bataille spirituelle en raison de leurs agissements. Il s’agit en effet d’hommes qui « suivent leur lascivité puérile » et se battent lors de tournois afin de goûter à la vaine gloire ainsi qu’aux éloges183. La lecture de ce passage démontre de fait qu’il n’est pas question d’enfants trop jeunes pour se battre, mais bien d’hommes au comportement considéré comme inapproprié, eu égard aux valeurs transmises par ce sermon. En guise d’avertissement, Guibert de Tournai rappelle que l’Église prive d’une sépulture chrétienne ceux qui périssent dans les tournois. La conduite de ces hommes puérils dépouillant les pauvres, cherchant à plaire aux femmes impudiques, fait l’objet d’une sévère condamnation. Comparés à des garçons se tuant par l’épée dont ils ne savent pas se servir, ces hommes manient aussi dangereusement que symboliquement les péchés responsables de leur trépas spirituel. Les femmes sont également rangées du côté des êtres inadaptés à porter une arme, principalement à cause des bavardages et des vantardises qu’elles émettent, ainsi que les hommes âgés de même que les estropiés184. Ces individus mis en comparaison font ressortir la masculinité valorisée de l’âge adulte, non pas celle des auditeurs potentiels, mais de l’idéal chrétien et chevaleresque transmis. La présence des femmes en particulier souligne le sexe de la conduite préconisée dans ce contexte. De manière cohérente, l’image du puer inapte au combat se révèle alors en adéquation avec les représentations employées par les traités d’éducation adressés aux fils de la noblesse et soulève les enjeux propres à cette catégorie spécifique du laïcat.

182 Guibert de Tournai, RLS 248A, p. 486. 183 « Pueri vero sunt qui sectantur lasciviam puerilem […] Pueri sunt sectatores torneamentorum, propter laudem puerilem et inanem gloriam », ibid., p. 489. 184 Ibid., p. 489-491.

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Ces chapitres offrent ainsi une clé de lecture permettant de comprendre les aspirations des auteurs mendiants quant à l’incitation à un comportement proprement masculin. Les composantes de la masculinité de haut rang donnent accès à un pan de l’univers référentiel qui est le leur en même temps qu’ils mettent en lumière le processus attendu des jeunes nobles au sortir de l’enfance. Il est ainsi moins question des enfants que de la déficience de certains hommes et de la nécessité de contrer ces tendances qui ne disparaissent pas obligatoirement à l’âge adulte. La place de ces chapitres consacrés à l’abandon des puérilités en toute fin de la partie adressée aux garçons dans le traité de Vincent de Beauvais, avant l’éducation des filles, leur confère une importance particulière, en tant qu’aboutissement de la formation sexuée proposée par les pédagogues mendiants. Le discours au sujet de l’enfance apparaît comme un réservoir riche en représentations où s’élaborent les prémices de la conception des sexes. Au sein de cette pensée, les rôles des hommes et des femmes apparaissent déjà bien définis dans leur clivage. Au plus jeune âge, dès l’arrivée au monde, le corps du nourrisson mâle fait l’objet d’une distinction à travers un ensemble de gestes. Ceux-ci le préparent à ses futures fonctions par une socialisation qui le distingue déjà des petites filles185. Dans une optique de prévoyance qui innerve en profondeur la pensée des pédagogues, les auteurs de ces textes encouragent le développement des ferments de la masculinité encore embryonnaire. La construction d’une identité masculine se dessine dans ses premières impulsions sur la surface malléable du corps, matière de prédilection pour former les caractéristiques qui feront plus tard l’homme adulte conforme à la conception transmise. Ces gestes éduquent d’abord l’enveloppe physique afin de mieux atteindre l’esprit endormi sur lequel la chair exerce une si grande influence. Le corps se fait alors terreau du renforcement préconisé par le biais de la souffrance à apprivoiser, des sensations à maîtriser et des cris à contenir. Permettant de résister aux sens et de sublimer le corps, cet endurcissement forme la clé de voûte de l’éducation masculine. Il annonce les composantes de l’âge adulte qui transmettent les aspirations ascétiques dont ne se départent pas les auteurs mendiants, même concernant les premières années des jeunes laïcs. La malléabilité se retrouve également dans les propos tenus au sujet des étapes plus tardives de l’enfance, lorsque l’esprit est davantage pris en considération et que la raison commence à se faire jour. La correction par les châtiments corporels – dont la sévérité est toutefois limitée, la modération demeurant de mise – fait encore une fois de la douleur un moyen de développer une masculinité conforme aux idéaux. Durant la pueritia, l’enveloppe charnelle constitue également le matériau sur lequel s’imprime la direction encouragée par l’éducation. En l’absence d’une raison pleinement développée chez le garçon, le pédagogue doit se substituer à la volonté maîtrisée à l’âge adulte, qui permet de confiner le désir dans un carcan de contrôle essentiel à l’identité masculine. Dans le même temps, nonobstant une attention à la chair portée par la conception d’une pueritia encline aux sensations, l’éducation de l’esprit demeure l’objectif sur lequel se concentrent les enseignements dispensés. 185 À propos de ce concept, cf. A. Dafflon Novelle (dir.), Filles-garçons. Socialisation différenciée ?

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De fait, les métaphores ponctuant le tissu pédagogique expriment un système éducatif cherchant l’épanouissement des vertus dans l’esprit du garçon et l’avènement d’une tempérance fondamentale dans son rapport à autrui ainsi qu’à lui-même. La flexibilité attribuée au puer ainsi que la perméabilité de l’esprit et de la mémoire soulignent l’influence possible tant du maître que de la mauvaise compagnie. Cette caractéristique attribuée au garçon met en avant la force de l’imprégnation des préceptes inculqués en même temps que la possibilité de transcender la nature pécheresse pour acheminer celui-ci vers le bien et la perfection. Pédagogues et prédicateurs se livrent ainsi à un effort de longue haleine afin que l’esprit du jeune élève soit débarrassé des défauts auxquels la nature l’incline, pour contrer activement ses penchants et l’amener à se parfaire. Ces réflexions démontrent que l’éducation est un moyen de prendre en charge, d’une manière active sinon répressive, le rapport au corps et aux sensations qu’entretient le jeune garçon, en palliant la déficience de ce dernier dans le domaine de la raison. La masculinité ainsi construite par le biais d’un long et douloureux parcours est loin d’être innée dans ce discours, mais s’acquiert et se construit par le soin et la patience du pédagogue. En même temps qu’elles justifient la démarche éducative, la puérilité et l’enfance dans ses défauts permettent de dénoncer un mauvais comportement masculin, une manière d’être de ce sexe sans faire montre des agissements qui lui appartiennent. Comme le définit Jean de Galles, une des composantes fondamentales de l’identité masculine réside dans l’adoption d’un comportement propre à l’homme adulte, le vir, en tant qu’il n’est ni féminin, ni enfantin. En ce sens, ces réflexions sur les défaillances des garçons et les puérilités décriées sont révélatrices des représentations essentielles du discours sexué transmis ou susceptible d’être transmis aux hommes laïcs de haut rang. La conjonction de ces discours, élaborés à partir de pierres similaires bien qu’habités par certaines divergences, donne à voir la masculinité dans son processus d’élaboration. La thématique du combat, fréquente au sein des recommandations spirituelles adressées aux jeunes hommes, se trouve particulièrement développée concernant la période suivante sur laquelle se concentrent les enseignements : l’adolescentia. Un âge qui, entre tous, cristallise le péril des tentations diaboliques offertes aux hommes.

Chapitre V I

L’adolescentia ou les voies d’une difficile métamorphose

Après avoir observé les germes prometteurs durant l’enfance d’une masculinité construite au fil des préceptes inculqués, il faut désormais s’attacher à l’âge suivant : l’adolescentia. En tant que liminaire, ce moment est à la fois dépositaire de grands espoirs et investi d’une peur du désordre dans la pensée pédagogique du xiiie siècle, intimement liée aux idéaux et à la culture de son temps1. Il s’agit de l’âge durant lequel la différenciation des sexes se traduit de la manière la plus forte, lorsque les rôles sexués se fixent dans la société comme au sein de la famille2. Cet « état provisoire que les individus ne font que traverser3 » cristallise l’attention des pédagogues car il est en proie à une sexualité naissante désignée comme porte béante à tous les péchés. L’adolescence est ainsi pensée comme le lieu des passions, des plaisirs sensoriels et de la luxure4. Les auteurs du corpus étudié dénoncent ainsi volontiers l’inclination au mal marquant l’adolescentia, à l’instar de Guillaume de Tournai et de Vincent de Beauvais désignant la colère, la luxure et la lascivité comme les trois principaux maux de cet âge5. Cette étape complexe fait l’objet de riches réflexions dans les sources pédagogiques du xiiie siècle et plus particulièrement de sa seconde moitié, période autour de laquelle sont composés les traités d’éducation et deux des collections ad status pris en compte. Tout comme la pueritia, l’adolescentia donne lieu à un portrait ambivalent, oscillant sans cesse entre une dénonciation virulente de défauts sans toutefois être dénuée de vertus propres à ce moment de l’existence. La sexualité, lieu de tous les dangers, est au cœur des enseignements prodigués à cette tranche d’âge soumise au feu ardent



1 K. Eisenbichler, « Introduction », in The Premodern Teenager, éd. K. Eisenbichler, p. 14 ; B. Hanawalt, « Historical Descriptions and Prescriptions for Adolescence », Journal of Family History, 17/4 (1992), p. 343 ; G. Levi, J.-C.Schmitt, « Introduction », Histoire des jeunes en Occident, éd. G. Levi, J.-C.Schmitt, p. 12-13. 2 G. Levi, J.-C. Schmitt, « Introduction », Histoire des jeunes en Occident, éd. G. Levi, J.-C. Schmitt, p. 14 ; H. Bresc, « L’Europe des villes et des campagne (xiiie-xve siècle) », dans Histoire de la famille, s. d. A. Burguière et al. Paris, 1986, t. 1 : Mondes lointains, mondes anciens, p. 414. 3 G. Levi, J.-C. Schmitt, « Introduction », Histoire des jeunes en Occident, éd. G. Levi, J.-C. Schmitt, p. 8. 4 F. Harris Stoertz, « Sex and the Medieval Adolescent », in The Premodern Teenager, éd. K. Eisenbichler, p. 226 ; D. Lett, L’enfant des miracles, p. 120-126. 5 Vincent de Beauvais, De eruditione, 35, p. 134 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 11, p. 360 ; Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 4, p. 15. Guillaume Peyraut et Vincent de Beauvais citent notamment Gen. 8, 21 : « Sensus enim et cogitatio humani cordis in malum prona sunt ab adolescentia sua ».

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d’une concupiscence que le jeune homme doit avant tout apprendre à contenir6. Les conseils pédagogiques, en plus d’en dénoncer les écueils, se concentrent sur l’émergence des désirs bien davantage que ne le faisaient les chapitres consacrés à l’enfance. Il est vrai qu’une certaine lascivité était parfois soulignée concernant les pueri, mais cette caractéristique, parmi les thèmes relatifs à la sexualité, est étoffée de manière bien plus explicite concernant les adolescents. L’avènement du désir forme ainsi la pierre d’achoppement de l’adolescentia, l’obstacle principal qui se dresse entre l’individu et l’obtention de son salut en tant que but ultime des enseignements prodigués. Il n’est dès lors pas étonnant de constater l’extrême attention qu’y portent les frères mendiants. À cette préoccupation s’ajoute la distillation des idéaux spirituels liés au choix de vie que défendent les auteurs de ces textes. Bien que le mariage figure comme objectif central d’une vie d’homme adulte pour les laïcs, l’idéal monastique de la chasteté ainsi que les règles ascétiques formulées par les auteurs des siècles précédents leur sont transmis7. Un compromis se dessine alors entre la promotion d’un mode de vie tourné vers la spiritualité et la nécessité d’autoriser l’exercice de la sexualité aux hommes laïcs. L’union conjugale, apparaissant comme la destinée masculine la plus commune dans les traités d’éducation, constitue ainsi une nécessaire concession accordée au lectorat8. Par affiliation à cette préoccupation prépondérante, la thématique de la résistance du corps à ses propres pulsions et à la souffrance ainsi que celle du surpassement de soi forment les points saillants du discours façonné par les textes éducatifs. Si la pratique sexuelle est autorisée dans le cadre strict du mariage, les élans du corps doivent en effet être soumis à un contrôle rigoureux avant les noces par une abstinence décrite en termes de lutte spirituelle, mais également par la suite en faisant montre de tempérance en tant qu’époux. Au sein d’un discours privilégiant la modération et la mesure en tout point, les textes étudiés révèlent que les enseignements délivrés aux jeunes hommes adolescents serviront également à leur statut de mari. Par ailleurs, un ensemble d’images propres à la conception de l’enfance apparaissent également au sujet de l’adolescence masculine. La malléabilité de cet âge, la bonne voie ainsi que le besoin de discipline se comptent au nombre des préceptes formulés envers ceux qui éduquent les adolescents9. Eu égard aux points communs entre pueritia et adolescentia, il sera ainsi davantage question dans ce chapitre de la différence notoire séparant ces deux âges, tels qu’ils sont construits culturellement, soit l’avènement d’une conscience du corps et de ses inclinations. En tant qu’elle précède directement la virilitas selon le schéma des six âges, l’adolescentia permet

6 F. Harris Stoertz, « Sex and the Medieval Adolescent », p. 226-243 ; M. Goodich, From Birth, p. 121-134. 7 M. Goodich, From Birth, p. 109-112 et p. 125-128. 8 Voir notamment J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser : aux origines de la morale sexuelle occidentale (vie-xie siècle), Paris, 1983 ; C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 263-273 ; A. Vauchez, Les laïcs au Moyen Âge, p. 203-209. 9 Cf. M. Goodich, From Birth, p. 106-109 ; A. Gabriel, The Educational Ideas. Prov. 22, 6 (« adulescens iuxta viam suam etiam cum senuerit non recedet ab ea ») est abondamment cité dans les textes éducatifs. Cf. Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 45, p. 448 ; Vincent de Beauvais, De eruditione, 36, p. 140.

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d’observer quels sont les traits sur lesquels repose le développement nécessaire à la masculinité promue. Jalon primordial du parcours sexué, l’adolescence porte en elle les ferments de la perfection à venir d’une manière plus immédiate que l’enfance. Or, ces caractéristiques ne sont pas acquises d’emblée mais doivent grandir à la faveur d’un long et délicat processus. Dans le sillage des conseils pédagogiques se lisent les failles de la masculinité adulte mais également les moyens dont dispose l’adolescent afin de mener à bien sa transformation active et imminente en homme accompli. La masculinité idéale de la trentaine, la virilitas, se conquiert en effet au prix d’une lutte hardie engagée contre le diable, thème récurrent au sein du discours éducatif formulé à l’intention des jeunes laïcs. Si le pédagogue et les parents se voient investis d’un rôle important à cet égard, le jeune homme lui-même est également appelé à puiser dans ses forces intérieures, tout en s’en remettant à Dieu, afin de mener à bien cette difficile métamorphose. À travers ses faiblesses, ses excès mais également les capacités puisées au plus profond de lui, l’adolescent est incité à renaître sur le chemin de la vertu ainsi qu’à une transformation vers l’accomplissement de sa personne, en tant qu’être sexué. Si cet âge paraît amalgamé à l’enfance au sein de certaines encyclopédies et dans la plupart des sermons ad status leur étant adressés, au point qu’il est parfois difficile de dégager une réflexion consistante et distincte sur cette tranche temporelle, les traités d’éducation laissent toutefois entrevoir avec davantage de limpidité l’adolescentia à laquelle ils consacrent des chapitres spécifiques. Ainsi cet âge masculin détient-il habituellement une place et une épaisseur textuelle dans les derniers chapitres de la partie des traités d’éducation dédiée aux jeunes hommes, avant que la formation des jeunes filles ne soit abordée. Cet agencement se révèle particulièrement évident dans les œuvres de Vincent de Beauvais, de Guillaume Peyraut et de Gilles de Rome. Leur discours relève dans un même mouvement de la description et de l’édification. Les pédagogues définissent en effet les traits de l’adolescence en soulignant ses failles et les obstacles contre lesquels auraient tôt fait de les mener leurs inclinations naturelles. Ce faisant, ils semblent dénoncer, parfois avec une certaine emphase mais avant tout à la manière d’une série d’avertissements, les nombreux vices des adolescentes et les conséquences qu’ils encourent à ne pas vouloir s’en repentir ou se corriger. Cette tessiture dans l’élaboration des conseils permet de remarquer que l’adolescent est conçu comme un individu capable de raisonner, de prendre des décisions, bonnes ou mauvaises, et devient progressivement responsable de la tournure de son existence. Dans le même temps, de nombreux modèles masculins sont mis en exergue, tant puisés au sein des Écritures que de sources classiques ou mis en scène par des récits adaptés aux lecteurs ou aux auditeurs potentiels par le truchement des exempla développés dans les collections ad status. Dans le contexte du mouvement d’évangélisation et du renouveau de la pastorale au xiiie siècle, un effort particulier d’éloquence envers cette tranche d’âge masculine se fait jour dans le discours qui leur est adressé. Le comportement sexuel des hommes adultes fait l’objet d’une prise en main des laïcs, comme le démontrent les manuels de confesseurs ou encore les sermons aux gens mariés. Or, les prémices de ce regard scrutateur sur le corps des hommes laïcs et la tentative de réprimer les attitudes jugées licencieuses, se situent dans les conseils émis par les pédagogues mendiants.

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L’adolescentia offre en effet un terreau privilégié pour façonner le comportement masculin, au moyen d’une prise en charge précoce de la morale des futurs hommes, en particulier concernant leurs rapports à la sexualité. Si elle est réussie et se réalise selon les prescriptions énoncées par les traités, cette formation des débuts garantit le développement d’un homme adulte conforme aux exigences des frères mendiants sur le plan moral et spirituel. L’adolescence, en tant que moment de découverte de son propre corps et de ses pulsions, rejoue la prise de conscience d’Adam au Paradis ayant tout juste senti sa nudité et la première sensation d’une honte annonciatrice de la sortie de l’Éden10. Elle est moment d’éveil dans la conscience de soi et porte en elle la promesse de toutes les possibilités de rédemption en même temps que l’espoir d’une humanité perfectible. Il n’est pas étonnant dès lors que la confession soit une frange de l’éducation sur laquelle insistent particulièrement les sermons ad status, en tant qu’elle peut réparer les fautes et surtout parce qu’une habitude prise dans ce sens durant la jeunesse permet d’ancrer cette pratique auprès des laïcs devenus adultes. Ce chapitre s’attachera tout d’abord à la manière de définir cet âge qu’il n’est pas d’emblée évident d’appréhender dans les textes étudiés. Il sera ensuite question de la manière d’exprimer la sexualité des adolescents et des conseils prodigués afin qu’ils deviennent des hommes. Puis, les moyens proposés par les pédagogues pour permettre à l’adolescens d’entamer son ascension vers une renaissance intérieure, en vue de développer son identité masculine, seront mis en lumière. Quelques comparaisons avec le sexe féminin permettront de faire ressortir les points saillants propres à la différence entre les sexes ou au contraire ce qui les rapproche.

Exhumer l’adolescentia : présence et dissimulation Bien que les termes adolescentia et adolescens soient fréquemment employés au sein des œuvres du corpus étudié, cette période de vie se distingue de notre conception moderne en tant que construction culturelle et sociale11. En effet, elle ne revêt pas les mêmes caractéristiques ni ne recouvre le même laps de temps12. Il s’agirait d’une très longue adolescentia en regard des critères mis en œuvre au xxie siècle pour la délimiter13. Si le concept d’adolescence existe au Moyen Âge comme le défend Barbara Hanawalt, il n’est toutefois pas aisé d’en saisir les contours avec

10 F. Morenzoni, « La bonne et la mauvaise honte », p. 179-180. 11 B. Hanawalt, « Historical Descriptions », p. 343. 12 Malgré la mise en garde de J. Schultz (« Medieval Adolescence : the Claims of History and the Silence of German Narrative », Speculum, 66/3 (1991), p. 530), nous utilisons « adolescent » et « adolescence » par commodité, dans la mesure où nous avons explicité ces termes et en les entendant dans le sens défini, propre aux conceptions du xiiie siècle. L’usage des termes latins sera toutefois privilégié. 13 J. Schultz, « Medieval Adolescence », p. 530 ; A. Paravicini Bagliani, « Âges de la vie », p. 7-19. Comme le souligne I. Cochelin (« Adolescence Uncloistered », p. 147-182), à partir du xiie siècle, un changement s’opère dans la manière de concevoir l’adolescence qui se distingue de l’enfance.

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précision pour le xiiie siècle14. De même, cette tranche d’âge n’est parfois pas définie à part entière, mais diluée entre la pueritia et la jeunesse15. Les bornes d’un âge au masculin

Le schéma des six âges de la vie, le plus souvent adopté, circonscrit l’adolescentia entre quatorze et vingt-huit ans pour les hommes. Bien que les textes de notre corpus s’accordent sur le commencement de cet âge liminaire, quelques divergences se dessinent concernant son terme. Le Speculum naturale de Vincent de Beauvais et le Communiloquium de Jean de Galles limitent sans tergiversation cette période à vingt-huit ans avant la jeunesse qui, elle, s’étire jusqu’à quarante ou quarante-neuf ans16. En revanche, le Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré situe la fin de l’adolescence à trente-cinq ans, tandis que l’encyclopédie de Barthélemy l’Anglais propose cette même limite, tout en restituant l’avis d’autres autorités définissant l’achèvement de l’adolescentia soit à vingt et un ans selon le Viaticum de Constantin l’Africain, soit à vingt-huit ans selon Isidore de Séville17. Les bornes entre lesquelles s’épanouit cet âge au masculin dépendent ainsi étroitement des textes sur lesquels s’appuient ces auteurs, quand bien même les références aux auctoritates ne seraient pas explicitement énoncées. Le De regimine principum de Gilles de Rome, sans nommer explicitement l’adolescentia, situe à quatorze ans le seuil de la dernière tranche temporelle dans l’éducation des fils18. Si ce commencement se voit établi avec précision, son terme demeure

14 B. Hanawalt, « Historical Descriptions », p. 341-351 ; I. Cochelin, « Adolescence Uncloistered », p. 147 ; R. M. Karras, From Boys to Men, p. 12-17 ; A.-L. Dubois, « The Adolescent and the Crusader : Journey and Rebirth on the Path to Manhood in the Thirteenth Century », in Crusading and Masculinities, éd. N. R. Hodgson et al., Londres, 2019, p. 72. L’adolescence médiévale a peu été étudiée dans une perspective d’histoire de la masculinité. À propos de l’adolescence masculine (aussi abordée dans des études sur l’adolescence en général), cf. les titres mentionnés ci-dessus ainsi que notamment M. Goodich, From Birth ; B. Hanawalt, Growing Up in Medieval London (ch. 7-11, p. 109-222) ; D. Lett, L’enfant des miracles, p. 120-137 ; M. Goodich, « Childhood and Adolescence among the Thirteenth Century Saints », History of Childhood Quarterly, 1/2 (1973), p. 285-309. Pour une bibliographie sur la jeunesse au Moyen Âge au sens large, incluant l’adolescence, cf. D. Lett, « Genre et jeunesse au Moyen Âge », Genre et Histoire, 5 (2009) [en ligne]. L’adolescence féminine a fait l’objet d’un plus grand nombre de travaux spécifiques, voir notamment D. Lett, « Le corps de la jeune fille », p. 51-73 ; L. Moulinier-Brogi, « Le corps des jeunes filles », p. 80-109 ; C. Parsons, « The Medieval Aristocratic Teenager Female », p. 311-321 ; K. Phillips, Medieval Maidens. Young Women and Gender in England, 1270-1540, Manchester, 2003 ; K. Lewis et al. (éd.), Young Medieval Women ; F. Harris Stoertz, « Young Women in France and England », p. 22-46. 15 I. Cochelin, « Adolescence Uncloistered », p. 147. 16 Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, fol. 92r ; Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 82, p. 2355 et 75, p. 2348-2349. Contrairement à ce que déclare S. Shahar (Childhood in the Middle Ages, p. 28), l’âge de vingt-huit ans est bien mentionné comme terme de l’adolescentia dans le Speculum naturale : ibid., 75, c. 2348. 17 Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, I, 80, p. 81 ; Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 1, p. 231-232. 18 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 17, p. 338. Gilles de Rome ne nomme pas exactement cette période adolescentia, ni ne définit des adolescentes bien que l’adolescence du schéma des six âges ainsi que ses caractéristiques se reconnaissent. Il utilise plutôt le terme iuvenes.

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toutefois confus lorsqu’il propose de fixer la fin de cette période éducative à vingt et un, vingt-cinq ou vingt-sept ans19. Le dernier de ces trois âges correspond à l’extrémité proposée par le schéma isidorien, tandis que se reconnaît dans le premier, comme le mentionne également Thomas de Cantimpré, la limite attribuée à l’achèvement de la croissance du corps masculin20. L’âge de vingt-cinq ans constitue quant à lui, à l’instar de vingt et un ans, une frontière de l’adolescentia communément acceptée dans un certain nombre de textes savants, non sans évoquer également l’influence du droit romain21. Au-delà des trois frontières temporelles proposées, selon Gilles de Rome, le jeune homme « presque parvenu à sa perfection » doit être capable de se passer des enseignements du précepteur et savoir se régir par lui-même22. L’adolescentia et la maturité sexuelle

La puberté, telle qu’elle est définie dans les manuels à l’usage des confesseurs, se rapporte au début de l’adolescentia pour les hommes, soit à quatorze ans, tandis qu’elle est fixée à douze ans pour les femmes23. Une singulière explication soutient cette différence selon Thomas de Chobham, en ce que les élans de lubricité seraient plus prompts à se manifester chez celles-ci que chez les hommes24. Cette précocité va de pair avec le manque de raison dont les femmes se voient accusées, leur corps n’étant pas sous le contrôle de cette faculté25. Gilles de Rome mentionne qu’à partir de quatorze ans, les jeunes hommes « commencent à prendre part plus parfaitement

19 Ibidem. Gilles de Rome semble hésiter entre le modèle augustinien des six âges et la pensée d’Aristote. Selon ce dernier, le second temps de l’éducation des jeunes hommes s’étire jusqu’à vingt et un ans, âge avant lequel leur sperme n’est pas fécond. Aristote, Histoire des animaux, éd. et trad. P. Louis, Paris, 1968, t. 2, VII, 1, p. 135 ; Aristote, Politique, t. 3/1, VII, 17, p. 112. 20 Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, I, 80, p. 81 ; Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 12, p. 321-322. 21 S. Shahar, Childhood in the Middle Ages, p. 27-31 ; I. Cochelin, « Adolescence Uncloistered », p. 171 ; J. Schultz, « Medieval Adolescence », p. 531. À propos des âges de vingt et un et vingt-cinq ans pour la majorité, obtenir un héritage ou accéder à la prêtrise, cf. D. Youngs, « Adulthood in Medieval Europe », p. 246 ; R. Helmholz, « Roman Law of Guardianship in England, 1300-1600 », Tulane Law Review, 52 (1978), p. 223-257 ; R. Metz, « L’enfant dans le droit canonique médiéval », dans R. Metz, La femme et l’enfant, n. 52, p. 32 ; I. Cochelin, « Introduction », in Medieval Life Cycles, éd. I. Cochelin, K. Smyth, p. 12 ; B. Hanawalt, Growing Up, p. 201-203. 22 « Si vero quaeratur, qualiter ab illo tempore ultra regendi sunt homines, quia tunc quasi pervenerunt omnimode ad suam perfectionem, debent esse tales, ut sciant seipsos regere et gubernare. Ex tunc ergo non indigent pedagogo, sed […] possunt documenta accipere, qualiter seipsos regant », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 17, p. 338. 23 Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 157-158 ; Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, p. 85 ; Jean de Fribourg, Confessionale, ch : De coniugatis. Cf. W. Onclin, « L’âge requis pour le mariage dans la doctrine canonique médiévale », in Proceedings of the Second International Congress of Medieval Canon Law, éd. S. Kuttner, J. Ryan, Rome, 1965, p. 237-247 ; D. Youngs, « Adulthood in Medieval Europe », p. 246-248. 24 « Et sunt anni pubertatis in viro quatuordecim anni, in femina duodecim anni quia celeriora sunt vota mulierum ad lubricum carnis quam virorum », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 157-158. 25 Cf. Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, 21, p. 346.

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(perfectius) à l’usage de la raison » en regard des âges précédents26. Les propos de Vincent de Beauvais abondent dans ce sens en affirmant que, puisqu’il fait preuve d’un « plus libre » usage de sa raison que le puer, l’adolescent pèche plus gravement27. Ces expressions rendent toutefois compte d’une entame dans l’exercice de cette faculté si importante dans le développement de l’identité des hommes sans traduire encore sa pleine réalisation. De fait, si la puberté masculine, déterminant l’âge où le mariage est autorisé, correspond à la maturité sexuelle, cette étape ne traduit pas nécessairement l’achèvement de la croissance, ni la perfection de l’esprit. Au contraire, elle signe l’avènement d’un danger imminent pour les adolescentes. Bien que les pédagogues soulignent que l’usage de la raison se fait plus vigoureux à ce moment de l’existence, les sensations du corps dont les adolescents prennent conscience ne sont pas encore maintenues sous une ferme emprise. Comme le démontrent les sermons et les traités d’éducation, cette situation amène les pédagogues et les prédicateurs à s’exprimer abondamment en faveur de l’abstinence avant la conclusion des noces, en convoquant de multiples arguments. Tout en démontrant une confiance envers les forces intérieures dont les adolescents sont dotés, ils mettent en lumière les écueils d’une sexualité précoce non seulement nuisible au corps sur le plan physiologique mais avant tout préjudiciable au salut de l’âme. Les périls que représente la sexualité hors mariage innervent ainsi les avertissements formulés à l’encontre des hommes de l’adolescentia tout en façonnant le rapport qu’ils entretiennent avec le corps et ses désirs28.

L’adolescentia : apprendre à être un homme La virginité masculine

Si la conservation de la virginité constitue le thème central des chapitres dédiés à l’éducation des jeunes filles, dont l’intégrité du corps semble être l’objet principal des préoccupations à leur encontre, la pureté masculine avant les noces prend également de l’ampleur, à côté de la chasteté29. Comme le soulignent les études consacrées à ce sujet, la virginité masculine est toutefois difficile à déceler en l’absence d’un marqueur clair à son égard sur le corps des hommes, contrairement à sa variante féminine. Cette particularité entraîne une difficulté dans l’expression de sa présence qui se traduit par une ambiguïté lexicale au sein des textes médiévaux, en ce qu’elle se distingue

26 « Sed a quartodecimo anno, quia tunc perfectius participare incipiunt rationis usum », ibid., ch. 17, p. 334. 27 « [A]dolescens multo gravius peccat puero propter liberiorem usum rationis », Vincent de Beauvais, De eruditione, 35, p. 137. 28 Cf. F. Harris Stoertz, « Sex and the Medieval Adolescent », p. 226-243. 29 Cf. J. Arnold, « The Labour of Continence », p. 102-118 ; A. Bernau et al., « Introduction : Virginities and Virginities Studies », in Medieval virginities, éd. A. Bernau et al., p. 4-5 ; K. C. Kelly, Performing Virginity and Testing Chastity in the Middle Ages, Londres, 2014 (en particulier ch. 4 p. 91-118) ; S. Riches, S. Salih (éd.), Gender and Holiness. Men, Women and Saints in Late Medieval Europe, Londres, 2002.

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mal de la chasteté30. Les concepts de virginité et de chasteté semblent pouvoir être interchangeables lorsqu’il s’agit des hommes31. Toutefois, ce manque de visibilité n’obscurcit pas la préoccupation pour cette entière abstinence masculine dans les traités pédagogiques : ni l’emploi du terme virginitas dans des parties consacrées à l’éducation des jeunes hommes, ni l’exemple d’hommes vierges, bien que ces allusions directes se fassent plus rares que les mentions de la chasteté. Nous traiterons par conséquent de ces deux notions de concert. En outre, au sein d’écrits adressés aux laïcs, la continence sexuelle ne peut être prônée de manière exclusive durant toute l’existence, a contrario des œuvres d’éducation destinées aux novices dont s’inspirent les auteurs de ces traités32. L’union est ainsi préconisée dans le cadre du mariage au sein duquel elle ne constitue pas un péché. Sous la plume des pédagogues, ce cadre offre ainsi un écrin autorisé à l’expression de la sexualité pour laquelle il constitue un efficace remède33. Former le corps masculin et discipliner les mœurs

Dès lors, dans l’attente du mariage, de nombreuses mises en garde contre les pulsions engendrées par une sexualité en plein éveil jalonnent les conseils pédagogiques. Ces admonestations disciplinent dans leur sillage le corps masculin dans le domaine intime de la sexualité, mais éduquent avant tout la responsabilité de l’esprit quant aux désirs du corps. Jacques de Vitry adopte un ton particulièrement moralisateur et virulent à cet égard. Les avertissements qu’il profère à l’adresse des jeunes hommes n’hésitent pas à utiliser la menace d’une destinée des plus noires si une telle voie était empruntée. Le prédicateur enjoint les adolescentes de conserver leurs « vêtements », c’est-à-dire les vertus qui ornent l’âme et la préservent, afin qu’ils ne soient pas dérobés par les ruses du diable et de maintenir leur corps immaculé des salissures du péché34. Certains « adolescents stupides et bestiaux » sont ainsi dénoncés car ils « se salissent avec des femmes et offrent à des prostituées la fleur de leur virginité

30 P. Payer, The Bridling of Desire, p. 138 et p. 154-178 ; J. Arnold, « The Labour of Continence », p. 103 ; R. M. Karras, Sexuality in Medieval Europe, p. 45-54. Comme le souligne C. Atkinson (« “Precious Balsam in a Fragile Glass” : The Ideology of Virginity in the Later Middle Ages », Journal of Family History, 8 (1983), p. 131-143), à partir du xiiie siècle, la virginité représente davantage un ensemble de qualités morales et psychiques qu’une réalité physiologique. 31 M. B. McInerney, « Rhetoric, power and Integrity in the Passion of the Virgin Martyr », in Menacing Virgins. Representing Virginity in the Middle Ages and Renaissance, éd. K. C. Kelly, M. Leslie, Londres, 1999, p. 58. 32 Certains chapitres proposent toutefois une vie de célibat au laïc qui déciderait de consacrer sa vie à Dieu. Cf. Vincent de Beauvais, De eruditione, 38 (De illo que voluerit continere), p. 151-156. 33 Cf. par ex. Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 147 ; A. Gabriel, The Educational Ideas, p. 29 ; J.-L. Flandrin, « Repression and Change in the Sexual Life of Young People in Medieval and Early Modern Times », Journal of Family History, 2/3 (1977), p. 197 ; M. Goodich, From Birth, p. 121-122. 34 « Vestimenta quidem anime sunt virtutes quae animam ornant et muniunt. Vestimentum etiam anime est corpus nostrum […] Hoc vestimentum mundum et immaculatum servare debetis », Jacques de Vitry, RLS 439, ms. Riant 35, fol. 121v.

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qu’ils devraient conserver jusqu’au mariage35 ». Jacques de Vitry ne manque pas de signaler le caractère mortel du péché qui découle d’une telle union. Sur un ton aussi direct que dissuasif, dont l’effet d’immédiateté est renforcé par un glissement d’adresse de « vous » en « tu », il menace les adolescents prompts à la luxure : En effet, même si tu n’as pas d’épouse, si tu t’unis avec une femme également non mariée, tu pèches si mortellement que si tu décèdes et tu meurs dans cet état de péché, jamais tu ne verras à l’avenir le visage de Dieu. Si tous les anges du ciel priaient pour toi et tous les prêtres qui sont sur terre célébraient des messes pour toi, malgré cela, tu brûleras pour autant d’années en Enfer qu’il y a de gouttes d’eau dans la mer et tu seras en Enfer aussi longtemps que Dieu sera au Paradis36. À dessein de susciter plus encore l’éloignement du vice, Jacques de Vitry souligne les dangers de la « fornication » avec une prostituée en utilisant l’argument d’une possible transmission de la lèpre ainsi que de l’accomplissement d’un inceste à l’insu du fornicateur37. L’oisiveté, que les maîtres doivent prévenir par l’étude, mène inexorablement à la taverne, lieu de prostitution et berceau des vices les plus sinistres38. De manière plus générale, une tentative de détourner les adolescents des femmes, faisant appel à une image éloquente, celle d’un serpent ou du diable, est mise en œuvre. Le prédicateur pose en effet la question en ces termes : « Ne craindrais-tu pas d’embrasser une femme si un serpent ou un crapaud était attaché à son cou ou à sa bouche ? »39. Cette question, appelant une réponse évidente, affirme la présence maléfique du démon que le jeune homme consciencieux devrait déceler par son imaginaire ou que sa conscience morale devrait faire surgir dans son esprit. La visée dissuasive désirée se réalise de fait grâce au sentiment de répulsion inspiré aux jeunes hommes encore ignorants des périls de leurs premiers émois40. Par cette

35 « Non igitur corpora vostra luto luxurie inquinetis sicut quidam stulti et bestiales adolescentes qui cum mulieribus coinquinantur et florem virginitatis sue quem usque ad matrimonium conservare debuerunt meretricibus offerunt », ibidem. 36 Notre traduction. « Licet enim uxorem non habeas, si semel cum muliere etiam non coniugata commiscearis, ita mortaliter peccas quod si in hoc peccato decedas et moriaris, numquam de cetero faciem Dei videbis. Si omnes angeli qui in celo sunt pro te orarent et omnes sacerdotes qui sunt in mundo missas celebrarent pro te, nichilominus tot annis in inferno ardebis quod sunt gutte aque in mari et tam diu eris in inferno quam diu Deus erit in paradyso », Jacques de Vitry, RLS 439, ms. Riant 35, fol. 121v-122r. 37 En ayant parlé auparavant d’une prostituée, à laquelle renvoie le « eam » : « [F]requenter accidit quod qui ad eam accedunt leprosi efficiuntur, nam ipse passim cum omnibus et cum leprosis commiscentur, sicut hodie exposuit se tibi, ita cras exponet se fratri tuo, ut alii consanguineo et ita non solum fornicationem simplicem incurris sed vitium incestus committis », ibid., fol. 122r. Cf. D. Jacquart, C. Thomasset, Sexualité et savoir médical, p. 251-264. 38 Jacques de Vitry, RLS 439, ms. Riant 35, fol. 122r. 39 « Numquid mulierem osculari formidares si collo eius vel ori serpens aut buffo adhereret ? Dyabolus enim circa collum mulieris est, dum illud ostendit ut homines attrahat et lingua eius viperea dum blanditur ut venenum infundat », ibid., fol. 122v. 40 Au sujet des moyens employés pour persuader l’auditoire et susciter l’émotion, cf. B. M. Kienzle, « Medieval Sermons and their Performance : Theory and Record », in Preacher, Sermon and Audience in the Middle Ages, éd. C. Muessig, Leyde, 2002, p. 89-124 ; C. Casagrande, « Sermo potens.

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image susceptible d’être intériorisée par le jeune fidèle, Jacques de Vitry démontre une volonté de convaincre du caractère dangereux d’un objet de convoitise pourtant attirant de prime abord, à l’extrême inverse de la créature satanique évoquée. L’ingénieux processus employé, épousant le caractère littéraire des sermons de Jacques de Vitry, est essentiellement construit sur des images à forte charge symbolique dans ce sermon. Le monde de l’invisible est ainsi sollicité, rappelé au jeune homme, afin de rendre à la vue ce qui n’existe que par le prisme des valeurs morales inculquées. En devenant ainsi ostensible, cette évocation obscurcit l’agréable vision féminine et certaines parties de son corps suscitant l’envie d’un contact. Si la faute est malgré tout commise, Jacques de Vitry incite les jeunes hommes souillés à « courir se confesser » afin de laver le péché par l’eau de leurs larmes41. Les pleurs masculins versés sous l’effet de la contrition sont ici non seulement bénéfiques mais encouragés, à l’inverse des gémissements enfantins. À la faveur de nombreux exempla, la dernière partie de ce sermon forme un vigoureux appel à la confession adressé aux jeunes hommes, afin qu’ils retrouvent la vertu entachée par leurs péchés42. L’éducation, prise en charge par les sermons, apparaît en effet fortement corrélée à la confession au sein d’une quête de perfectionnement moral et spirituel43. Par ce biais, un processus de culpabilisation, ou tout du moins de moralisation visant à exercer un contrôle sur les jeunes âmes, se décèle de manière limpide à travers les menaces formulées44. Plus le dégoût inspiré est grand, plus la peur suscitée est amplifiée, plus l’adolescent sentira le besoin de s’éloigner de ses tendances naturelles ou, le cas échéant, sera enclin à aller se confesser sans attendre. C’est en tout cas les intentions qui se lisent à la lumière de la construction discursive élaborée par Jacques de Vitry. Les efforts mis en œuvre pourraient porter à croire que la pratique de la sexualité hors mariage chez les adolescents était particulièrement fréquente ou tout du moins qu’une ferme volonté de l’éradiquer habitait ce prédicateur45. Jean-Louis Flandrin avance que la société médiévale, dans les faits, réprimait moins la sexualité des jeunes hommes avant le mariage, malgré les sanctions formulées à cet égard dans les manuels de confesseurs, que durant la Renaissance et l’époque moderne. Il décrit les jeunes de la fin du Moyen Âge bénéficiant d’une plus grande liberté en la matière, allant

Rhétorique, grâce et passions dans la prédication médiévale », dans Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. Bériou et al., p. 225-237 ; D. Boquet, « Les passions du salut dans l’Occident médiéval », dans Histoire des émotions, s. d. A. Corbin et al., t. 1, p. 171. 41 Jacques de Vitry, RLS 439, ms. Riant 35, fol. 122v. Cette exhortation se retrouve également chez Guibert de Tournai, RLS 269, p. 712. Au sujet des larmes de dévotion et de contrition au xiiie siècle, cf. P. Nagy, Le don des larmes : un instrument spirituel en quête d’institution (ve-xiiie siècle), Paris, 2000, p. 387-412. 42 Jacques de Vitry, RLS 439, ms. Riant 35, fol. 122v-123r. 43 N. Bériou, « Un mode singulier d’éducation », p. 122-123. 44 Cf. ibidem ; R. Rusconi, « De la prédication à la confession », p. 67-85. 45 J.-L. Flandrin, « Repression and Change », p. 198-199. Cf. J. Rossiaud, Amours vénales : la prostitution en Occident (xiie-xvie siècle), Paris, 2010 ; R. M. Karras, Sexuality in Medieval Europe (ch. 5 : Men Outside of Marriage, p. 120-124) ; J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser ; R. Rusconi, « De la prédication à la confession », p. 67-85. À propos de l’intériorisation des normes de l’Église, cf. R. M. Karras, « Two Models, Two Standards », p. 123-138 ; S. McSheffrey, « Men and Masculinity », p. 243-278.

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librement voir des prostituées dans des maisons closes publiques. Le xvie siècle adopte selon lui une attitude plus sévère à l’égard de cette pratique en fermant ces établissements, exutoires du désir sexuel avant la vie conjugale46. Il convient bien entendu de faire la différence entre les traces de pratiques réelles, rendues visibles par différentes sources, et le discours formulé à l’égard d’une attitude sexuelle par les clercs. En outre, la relative liberté des pratiques masculines pourrait fournir un motif à l’élaboration d’un discours répressif à l’égard des désirs hors mariage, dans un contexte de promotion du mariage chrétien47. Il est bien entendu difficile de trancher cette question, d’autant plus par le biais d’une analyse du discours. Tout au plus peut-on remarquer que le propos de Jacques de Vitry à l’endroit des mœurs sexuelles des jeunes hommes se fait particulièrement virulent. Ce sermon de Jacques de Vitry paraît en effet plus dramatique dans ses menaces, plus à même d’émouvoir et de convaincre son auditoire potentiel par le scénario décrit que les autres sermons ad status ou les traités d’éducation rédigés dans une période proche de la deuxième moitié du xiiie siècle48. Ce second sermon aux garçons et aux adolescents est composé plusieurs décennies avant ces œuvres, probablement peu après 1226. Faut-il attribuer l’insistance de Jacques de Vitry à la période à laquelle appartient sa collection ? Les débuts d’une prise en charge plus accrue de la sexualité des laïcs, dans la volonté d’encadrement des fidèles, de même que l’instauration récente de la confession et de la pénitence obligatoires expliquent peut-être le besoin d’une si longue et si sévère mise en garde de Jacques de Vitry. Ses sermons ad status se distinguent des autres collections par leur tonalité et la manière directe de s’adresser à son potentiel auditoire49. Dans un autre registre, Jacques de Vitry termine un de ses sermons « ad pueros et adolescentes » par « vous, fils chéris50 » (vos filii carissimi), instaurant une certaine proximité à dessein d’atteindre personnellement cette catégorie de fidèles. Le caractère littéraire de la composition de ses sermons-modèles accroît également les spécificités de la forme de ses propos51. Cependant, malgré cette différence de degrés, les autres sermons ad status ainsi que les traités d’éducation ne font pas l’économie de vigoureux avertissements concernant les adolescents portés à la luxure.

46 J.-L. Flandrin, « Repression and Change », p. 198-199. 47 Voir infra, ch. VIII. 48 Cf. J. Longère, Œuvres oratoires des maîtres parisiens, t. 1, p. 43 et 64 ; H. Platelle, « Jacques de Vitry », dans Dictionnaire de spiritualité, t. 8, Paris, 1974, c. 60 et 62 ; D. Boquet, « Les passions du salut dans l’Occident médiéval », p. 171. Le procédé discursif de Jacques de Vitry cherchant à susciter l’émotion des auditeurs par un discours moralisateur est particulièrement présent dans ses sermons destinés à l’enseignement des plus jeunes. Cf. N. Bériou, « Un mode singulier d’éducation », p. 118 ; D. Lett, « Famille et relations émotionnelles », p. 189. 49 M. Burghart décrit les sermons de Jacques de Vitry comme étant « très narratifs » et relève qu’ils n’emploient pas encore les méthodes du sermo modernus. Remploi textuel, t. 1, p. 144. À propos de ce nouvel art de prêcher, cf. N. Bériou, L’avènement des maîtres de la parole, t. 1, p. 133-214. On pourrait se demander si ceci explique la différence de ton que les Sermones vulgares entretiennent avec les autres collections ad status du xiiie siècle ou s’il s’agit simplement d’une caractéristique propre à l’expression de Jacques de Vitry. 50 Jacques de Vitry, RLS 438, p. 442 ; ibid., ms. Riant 35, fol. 121r. 51 M. Burghart, Remploi textuel, t. 1, p. 144.

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En effet, Guibert de Tournai recommande à son tour de préserver avec précaution « la fleur de la pudeur et de la virginité comme un précieux trésor placé dans un vase en verre52 ». Ce contenant illustre la fragilité d’une intégrité difficilement préservée pour les hommes adolescents. Dans un sermon adressé aux étudiants en grammaire, dans lequel il est spécifié que ceux-ci sont souvent des pueri et des adolescentes, Humbert de Romans emploie une formule similaire en narrant l’exemplum de saint Bernard. Exprimant le caractère précieux de la virginité, ce jeune homme avait en effet crié « au voleur, au voleur ! » tandis qu’une femme venait le trouver dans son lit53. Dans ce but, une image forte dans les contrastes qu’elle communique est également utilisée par Guibert de Tournai de manière à frapper les esprits. Il s’agit d’une tache de sang sur la neige qui représente de manière ostentatoire, par le contraste coloré qu’elle inspire, la perte de la virginité chez les jeunes hommes, empruntant un symbole féminin54. Plus loin, le prédicateur franciscain insiste sur la pudeur que les adolescents doivent scrupuleusement observer. Afin de convaincre son auditoire potentiel, Guibert de Tournai s’attache aux répercussions d’une sexualité extra-conjugale. Si le ton adopté est moins dramatique et surtout moins direct que ne l’était celui de Jacques de Vitry, les conséquences dépeintes n’en demeurent pas moins dévastatrices sur le plan spirituel55. Guibert de Tournai profère que l’âme du jeune homme, initialement « épouse du Christ », se transforme en « cloaque du diable » à la suite d’un acte sexuel avant le mariage, tandis que de « sanctuaire du Christ », elle devient « lupanar du démon »56. Le caractère persuasif de ces propos confirme la volonté de ces deux prédicateurs, quand bien même ces paroles ne resteraient qu’à l’état de mots tracés sur parchemin, d’endiguer la sexualité des jeunes hommes. Par le biais de menaces, il s’agit de modeler leur conduite dans ce domaine qui relève de l’intimité corporelle. De façon plus nuancée, en offrant des exemples plutôt qu’en se bornant à dépeindre les ténèbres d’une existence débauchée, le traité d’éducation du dominicain Guillaume de Tournai encourage les hommes à observer la chasteté jusqu’aux noces. À dessein d’émulation à l’égard des jeunes laïcs, il offre un exemple de virginité masculine

52 « […] florem pudicitie et virginitatis caute conservent tanquam preciosum thesaurum in vase vitreo collocatum. Flos enim ille marcescit de facili », Guibert de Tournai, RLS 269, p. 716. 53 Pour cette expression, nous utilisons la traduction de Jacques de Voragine, La légende dorée, p. 659. « Item, thesaurum virginitatis diligenter servare, ut Bernardus puer, de quo legitur quod accedente muliere ad eum de nocte exclamavit : latrones, latrones, et hoc multoties propter thesaurum, quem volebat ei furari », Humbert de Romans, S. 63 (« ad scholares in grammatica »), p. 161. 54 « Macula etiam modica cito apparet in veste candida, et gutta sanguinis in nive, et macula turpitudinis cito deprehenditur in virgine et iuvene », Guibert de Tournai, RLS 269, p. 716. 55 « Moritur peccato mortali qui concupiscit mulierem in corde suo et seipsum polluit affectu cordis inmundo […] Caveant igitur ne vaccent concupiscentiis, et a predonibus depredentur infernalibus, qui hostes sunt castitatis ; et iste thesaurus, si semel perdatur, recuperari non poterit », ibidem. 56 « […] sed anima prius sponsa Christi sic efficitur cloaca dyaboli […] de sacrario Christi, prostibulum dyaboli », ibidem.

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conservée durant de nombreuses années en la figure du patriarche Isaac57. Si des avertissements contre les femmes marquent le propos du dominicain, la récompense octroyée à celui qui attendra les noces est également présentée : des épouses pourvues par Dieu et l’engendrement de fils vertueux58. À l’inverse, ceux qui se laissent aller aux tentations hors mariage, notamment par les prostituées, engendrent des fils révoltés contre leur père et Dieu. Les recommandations relatives au comportement sexuel sont encouragées à force d’exemples et de contre-exemples bibliques, tous spécialement masculins, orientation qui confirme le sexe du lectorat auquel s’adressent ces propos59. En revanche, un autre chapitre au sein duquel il est précisé que l’enseignement prodigué s’adresse « tam pueris quam puellis », se consacre aux vertus morales allant de pair avec la virginité chez les deux sexes60. Dépasser le sexe, préserver l’intégrité corporelle

Les exemples de virginité masculine imprègnent également le traité de Guillaume Peyraut, dont les derniers chapitres louent longuement cette vertu. Toutefois situé à la fin de la partie consacrée explicitement à l’éducation des filles, un chapitre vantant la gloire de cet état supérieur place au nombre de ses modèles deux figures masculines : celle de saint Jean et celle du Christ, exemple par excellence61. Ces références s’inscrivent au sein d’un passage traitant du rapprochement de Dieu opéré par la pureté dans un rapport d’intimité qu’illustrent saint Jean et Jésus « qui fut vierge », né lui-même de deux parents vierges62. Bien que son emplacement le dédie aux jeunes filles, ce chapitre aborde le mérite de la virginité de manière absolue, transcendant les sexes et les genres dans l’annihilation du corps qu’elle inspire. Néanmoins, en vantant le mérite des vierges à triompher sur la chair, au contraire des anges vivant hors de celle-ci, et la maîtrise des sens, Guillaume Peyraut fait davantage référence au combat que les chapitres précédents. Par ce biais, il utilise des images plus volontiers associées à un auditoire masculin, comme nous l’observerons 57 « Castitatem debent pueri custodire donec matrimonio coniugantur, ut dicit Augustinus : “Dignus est, inquit, ut vir virginitatem suam usque ad nuptias custodiat sicut fecit Ysaac. Si Ysaac [quadraginta] annorum existens sponsam duxit, in virginitate etatem omnem illam ducens, multo magis iuvenes qui in gratia sunt hanc phylosophyam addiscere oportet […]” », Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 10, p. 22. 58 Ibid., p. 23. 59 Outre Isaac, Tobie et ses fils, Joseph ainsi que Booz et Abeth sont évoqués. Le traité de Guillaume de Tournai utilise le terme puer la plupart du temps et ne répartit pas ses chapitres en distinguant les garçons des adolescents, comme le fait celui de Vincent de Beauvais par exemple. Toutefois, la partie du traité de Guillaume de Tournai en question semble davantage concerner les adolescents en regard des préoccupations associées à cet âge dans les autres traités d’éducation qui sont plus précis. 60 Ibid., 23, p. 35-36. 61 « Joannes virgo vocatur discipulus, quem diligebat Jesus. Ipse tanquam familiaris recubuisse dicitur super pectus Domini […] Christus virgo fuit, virginem matrem habere voluit, et virginem praecursorem. Joseph creditur etiam fuisse virgo, et Joannes eius familiaris virgo fuit », Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 65, p. 498. 62 Ibid., 63, p. 491.

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plus avant63. Au demeurant, il faut noter que la virginité, en ce qu’elle rapproche de l’image de Dieu comme l’évoque Guillaume Peyraut, porte dans sa semblance des caractéristiques masculines par le bais d’une perfection qui ne se conçoit qu’à travers ce sexe64. Dans ce sillage, cette vertu n’est pas sans rappeler à la mémoire la figure d’Adam avant la Chute, parangon de perfection virginale65. Entrant en résonance avec d’autres évocations parmi les conseils adressés aux jeunes hommes, la virginité s’offre ainsi en modèle. Cette pureté se fait signe d’une perfection aux traits masculins dans la pensée des auteurs mendiants, à la fois hommes et religieux. Plus encore, elle est marque d’excellence dans la réalisation de la masculinité préconisée tant aux futurs religieux qu’aux laïcs. Dans ce sens, bien qu’au sein de traités adressés aux fidèles, il arrive que la virginité masculine soit explicitement envisagée pour la vie entière. Après avoir traité du mariage, à la suite des derniers chapitres consacrés aux jeunes hommes, Vincent de Beauvais émet en effet la possibilité de choisir l’abstinence, dont il loue les bénéfices, dans le cadre d’une vie religieuse66. À cette occasion, il dresse un inventaire des inconvénients de la vie conjugale pour les adolescents et la liste d’hommes illustres ayant choisi le célibat. Convoquant tous les arguments disponibles, les figures d’hommes vierges puisées dans la Bible, tel le prophète Élie, sont associées aux modèles des philosophes de l’Antiquité provenant des œuvres classiques. Si Vincent de Beauvais souligne l’avantage de se rapprocher de Dieu pour les premiers, la capacité de se consacrer entièrement à l’étude forme l’argumentation en faveur des seconds. Paroxysme de cet idéal d’éloignement de la chair, Joseph et Marie offrent un modèle de couple marié s’abstenant pourtant de toute relation sexuelle67. Ce dernier exemple manifeste une tempérance des agissements du corps dans une perspective spirituelle, même dans le cadre d’une existence laïque. Ce compromis entre idéal ascétique et relation conjugale constitue la pierre angulaire des conseils formulés à l’intention des futurs hommes mariés. Si l’élan des désirs adolescents doit à l’unanimité être réprimé, les arguments utilisés dans l’œuvre de Gilles de Rome reposent quant à eux sur un socle de nature différente. Faisant fi des exemples bibliques au profit d’explications physiologiques, il avertit les jeunes hommes contre une sexualité précoce en soulignant la répercussion de cette pratique sur un corps encore trop jeune. Dans un chapitre dédié notamment à la sexualité 63 « Sequitur de virginitatis virtuositate, quae primo apparet ex hoc, quod membra illa refraenat, in quibus concupiscentia maxime saevit ». Puis en attribuant la phrase suivante à saint Ambroise : « Maior, inquit, est victoria virginum, quam angelorum. Angeli enim sine carne vivunt ; homines vero virgines in carne triumphant », ibid., 65, p. 497-498. 64 Ibid., p. 498. J. A. McNamara, « Sexual Equality and the Cult of Virginity in Early Christian Thought », Feminist Studies, 3 n.°3/4 (1976), p. 153 ; B. Newman, From Virile Woman to WomanChrist. Studies in Medieval Religion and Literature, Philadelphie, 1995, p. 3-4 ; K. Aspegren, The Male Woman. A Feminine Ideal in the Early Church, Stockholm, 1990, p. 99 et passim ; V. Bullough, « Transvestites in the Middle Ages », p. 1383. 65 K. Aspegren, The Male Woman, p. 14. 66 Vincent de Beauvais, De eruditione, 38 (De illo que voluerit continere), p. 151-156. Cf. M. Goodich, From Birth, p. 121-125. 67 Vincent de Beauvais, De eruditione, 38, p. 152.

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des fils de la noblesse, Gilles de Rome rapporte les propos d’Aristote situant l’âge requis pour le mariage, correspondant à la première expérience sexuelle, à trente-six ans pour les hommes, tandis qu’il est fixé à dix-huit ans pour les femmes68. Toutefois, soucieux de trouver une alternative à cette longue attente, eu égard à la corruption de « la force générative », Gilles de Rome suggère de réduire le temps de l’abstinence charnelle à la fin de la croissance masculine située à vingt et un ans, durant l’adolescentia69. Parmi les arguments avancés en défaveur d’une union prématurée, l’exercice de la sexualité avant cette limite s’avère en effet nocif pour plusieurs raisons. D’une part, la « trop grant jolieté », soit la lascivité qu’elle suscite chez les jeunes hommes fait obstacle à leur plein épanouissement corporel70. D’autre part, Gilles de Rome affirme que les hommes seraient blessés dans leur propre corps par l’exercice de cette sexualité précoce, avant que la croissance ne soit terminée71. Dans cette perspective, Thomas de Cantimpré affirme lui aussi que l’adolescent prudent se doit d’éviter le mariage ainsi que « l’épanchement du désir sexuel » avant vingt-deux ans, moment où la taille du corps cesse d’augmenter tandis que les nerfs et les ligaments sont raffermis72. Le jeune corps masculin se voit ainsi menacé, affaibli dans son développement, par la pratique de la sexualité. Compromettre le corps : la mise à mal du masculin

Plus grave encore, l’état d’homme inachevé dont fait montre l’adolescent marié trop tôt rejaillirait sur le corps et l’esprit de son fils, mettant ce dernier en proie à une masculinité défaillante. Selon Gilles de Rome en effet, l’enfant engendré serait dès lors imparfait car faible non seulement dans son corps mais également dans son âme qui en est le reflet, à travers une raison et un intellect déficients73. Il ne

68 « […] in muliere requiritur aetas decem et octo annorum, in masculo sex et triginta, in tali enim aetate […] procreantur filii magis perfecti », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 12, p. 321. Cf. Aristote, Politique, VII, 16, p. 104-105. 69 « Sed quia vis generativa (ut superius diximus) est nimis corrupta, sufficeret toto tempore augmenti, quod durat communiter usque ad vigesimum primum annum, abstinere iuvenes a carnali copula, quod si infra tale tempus utantur coniugio, provocantur ad lasciviam, et impeditur eorum augmentum », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 12, p. 321-322. 70 Gilles de Rome, Li livres du gouvernement, p. 212 ; Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 12, p. 322. 71 Le chapitre traitant de la sexualité des adolescents est en étroite corrélation avec un chapitre précédent au sein du traité de Gilles de Rome, dans lequel sont exposées plus en détail les raisons d’éviter la sexualité en étant excessivement jeune. En parlant de la quatrième raison avancée dans ce sens : « Quarta via sumitur ex malo ipsorum virorum, quia ipsi viri laeduntur, si in nimia iuventute utantur coniugio. Unde in Politicis, dictitur quod masculorum corpora laeduntur, si tempore augmenti et crescente corpore utantur venereis », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 16, p. 267. L’idée que les relations sexuelles précoces nuisent à la croissance des jeunes hommes est puisée dans la Politique d’Aristote (VII, 16, p. 104-105). 72 « Unde consultum esset cuique prudenti connubia fluxumque libidinis differre usque ad annos viginti duos. Tunc enim perfecte membrorum nervi et ossium ligamenta in homine confortantur cessatque in longitudinem statura corporis crescere », Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, I, 80, p. 81. 73 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 16, p. 265 ; Aristote, Politique, VII, 16, p. 104-105.

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pourra donc pas mener à bien une des tâches primordiales incombant aux hommes dans la conception de Gilles de Rome, soit penser convenablement et exécuter les actions envisagées74. Comme il en sera question plus avant dans cette étude, la paternité constitue une mission essentielle à la réalisation de l’identité masculine selon Gilles de Rome. Bien qu’incontournable pour l’accomplissement du rôle de père, la sexualité du jeune homme adolescent met ainsi en péril certaines conditions essentielles à l’épanouissement de la masculinité. Ainsi, non seulement son identité sexuée se trouve menacée, mais également celle de sa descendance, prolongement de lui-même dont il est responsable en tant que père. À l’échelle du De regimine principum, les arguments convoqués se révèlent alors particulièrement dissuasifs. Ceux-ci concordent avec la visée morale qui se décèle à travers les explications physiologiques avancées à partir de l’œuvre aristotélicienne. Gilles de Rome, dans le chapitre consacré aux mœurs sexuelles des adolescents, incite ainsi les pères et les pédagogues à « instruire » les jeunes hommes à ne pas se montrer lascifs, ainsi qu’à les « conduire » à demeurer vertueux en s’abstenant d’une sexualité hors mariage et en se contentant de leur épouse75. En effet, comme le précise Gilles de Rome tout acte sexuel perpétré en dehors de l’union conjugale doit être réprimé. Ces arguments physiologiques s’inscrivent alors dans la visée chrétienne des conseils formulés par les traités mendiants. L’émergence de la raison située par Gilles de Rome à quatorze ans, bien qu’à ses débuts, semble signer la maîtrise possible des pulsions, puisque la force de cette faculté chez les hommes et l’emprise sur les mouvements concupiscents sont concomitantes76. Ainsi, dans cette conception, les jeunes hommes de cette dernière tranche d’âge semblent aptes à mettre en œuvre les enseignements reçus. Dans ce sens, par une citation de La cité de Dieu, Vincent de Beauvais fait apparaître que le manque de raison incombant aux petits garçons ne leur permet pas de combattre leurs inclinations naturelles77. À l’inverse, si le développement de la raison confère aux péchés des adolescents de plus graves implications et une responsabilité plus grande dans leurs actes, elle permet également de lutter avec force contre les penchants d’une sexualité en éveil, comme le démontre la suite de ce passage. Dans ce sens, frère Laurent rappelle que « les cœurs chastes retiennent les sens du corps par le frein de la raison78 ». Les enfants, dépourvus de l’usage de cette faculté primordiale, ne savent pas choisir entre le bien et le mal79. En adéquation avec la pensée des 74 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 16, p. 265-266. 75 « […] restat dicere quomodo [iuvenes] instruendi sunt ne sint lascivi. Cum ergo omnis actus venereus excepto matrimonio sit contra rationis dictamen, quia decet patrem sic solicitari erga filios, ut sint virtuosi, iuvenes continere nolentes inducendi sunt ut propria coniuge sint contenti », ibid., part. 2, ch. 12, p. 321. La dernière partie du passage, déclinant au féminin l’expression « sa propre épouse » confirme l’identité masculine du sujet auquel sont adressés ces enseignements. 76 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 17, p. 334. 77 Vincent de Beauvais, De eruditione, 35, p. 136-137 ; Augustin, De civitate Dei, XXI, 16, CCSL 48, p. 782. Cf. D. Lett, L’enfant des miracles, p. 98-114. 78 Notre traduction. À propos des sens du corps : « Mes li cuers chastes les retient au fraing de reson », Laurent d’Orléans, La Somme le roi, 58, p. 335. 79 Ibid., 47, p. 190.

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œuvres étudiées, en particulier des gloses bibliques, le dominicain tisse un lien étroit entre l’aptitude à raisonner et la maîtrise du corps. Cette dernière capacité est alors révélatrice de la mission incombant aux adolescents malgré les ardeurs de la puberté. Avant de galvaniser la flamme guerrière des jeunes hommes, les pédagogues mettent en lumière un péril qui serait de taille pour l’identité masculine si les excès du corps venaient à être assouvis. La lascivité de l’adolescence : lieu d’une dangereuse transgression Le vir virtutis

Les périls d’une sexualité non maîtrisée sont exacerbés par la menace d’une inquiétante transgression de genre soulignant les défaillances des adolescents en matière de masculinité. Si les textes étudiés rendent compte de la beauté physique, de la vigueur et de la pleine santé du corps dans ses jeunes années, l’esprit révèle d’impardonnables faiblesses80. La description que fait Thomas de Cantimpré des jeunes hommes de l’adolescentia, soumis à une tension identitaire en raison des appels du désir, sonne comme une grave accusation. En effet, après avoir fait état de la vigueur de l’homme à partir de quatorze ans et de la « force séminale » dont le dote la nature, l’encyclopédiste déplore : Hélas : à ce moment les freins de la luxure sont relâchés et le désir sexuel dominant les corps épuise les forces naturelles chez les malheureux et les affaiblit par un si rapide épuisement que, alors qu’ils auraient dû avoir la force du corps et de l’esprit, déjà mous par tous les membres, il faut plutôt les désigner comme efféminés que par la dénomination d’hommes forts (viri virtutis)81. Ainsi donc, s’ils ne cédaient pas à leurs impulsions, les jeunes hommes seraient dignes de l’appellation de viri virtutis. Dans le contexte de l’encyclopédie de Thomas de Cantimpré dont le vocabulaire est fortement teinté des concepts de la philosophie naturelle, cette dernière expression semble s’entendre comme « des hommes de force » et par extension « des hommes forts » en évoquant un mécanisme physiologique de résistance aux appels du corps, dans lequel l’esprit est mis à contribution. La notion de vertu, inhérente à l’étymologie du mot homme (vir) selon ces auteurs, dans le sens d’une intégrité morale, n’est bien entendu pas absente de cette conception

80 Vincent de Beauvais affirme par exemple : « Circa aetatem adolescentiae […] maxime solet attendi pulchritudo corporis et incolumitas », Speculum naturale, XXXI, 85, c. 2358. 81 Notre traduction. « [H]eu : hinc frena laxantur luxurie et libido dominata corporibus exhaurit virtutes naturales in miseris et tam cita fatigatione debilitat, ut, cum robur corporis animique habere deberent, iam membris omnibus dissoluti, effeminati potius dicendi sunt quam secundum vocabulum viri virtutis », Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, I, 80, p. 81. Le début de ce passage déclare : « Tertia etas adolescentia. Adolescentia etas tertia est, que a quartodecimo anno incipit. Hinc habilis homo fit ad generationem, et seminalem in eo virtutem natura confortat. Quartodecimo anno pauci generare videntur, sextodecimo anno plurimi ».

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notamment à travers une force d’âme. L’idée d’hommes de valeur transparaît dans ce double sens du terme virtus. Ces propos laissent ainsi deviner que la dénomination d’homme au comportement sexué se mérite en faisant preuve d’une force de résistance à l’égard de la sexualité. À ce titre, cette conception rejoint celle de Jean de Galles quant à une attitude virile : elle est ici mobilisation de l’âme et du corps contre le désir. Le vide laissé par ce manque de force est d’autant plus béant qu’il s’agit de l’âge auquel les jeunes hommes sont particulièrement vigoureux, notamment concernant leur puissance générative. La sexualité se traduit ainsi en termes de faiblesse et de force : quand la capacité à procréer est vive, le désir sexuel diminue les ressources du corps jusqu’à l’épuisement. La mollesse (mollitia) évoquée, découlant de ce manquement dans l’attitude masculine, donne lieu à une transgression de genre, faisant glisser les adolescents du côté des femmes. Puisque celles-ci sont envisagées comme inférieures, l’adolescent en proie à la luxure subit alors une dépréciation marquée82. Plus encore, l’adolescent ne devient pas femme mais est efféminé. Sa conduite imitant l’autre sexe est particulièrement blâmable, de même que l’attitude d’un homme agissant de manière puérile est pire que celle d’un enfant. Comme évoqué précédemment, Jean de Galles qualifie d’« horrible » (horribilis) l’attitude consistant à être homme de sexe mais d’agir de manière féminine ou efféminée83. En effet, un tel comportement ne relève pas d’une identité masculine qui doit s’illustrer par une maîtrise du corps. En établissant un rapprochement avec cette définition, être un homme consiste précisément à agir selon son sexe. La masculinité de l’adolescentia est ainsi mise en danger par les affres des premières sensations charnelles et fait cruellement défaut quand les jeunes hommes se voient associés à une mollesse indigne. C’est justement à travers l’excès d’un attribut masculin à cet âge, la vigueur générative, que se traduit le danger de manquer de virilité par le comportement sexuel. La solution préconisée par Thomas de Cantimpré afin de remédier à cette menace réside dans l’abstinence jusqu’à vingt-deux ans84. Celle-ci permet alors de faire preuve de résistance aux vifs assauts du désir et de démontrer une attitude digne d’un homme. À ces considérations dans lesquelles peut se lire un substrat moral, en lien avec celles d’autres auteurs mendiants quant à l’abstinence, s’entremêlent des raisons physiologiques teintées de philosophie naturelle, comme le démontre la dernière recommandation de ce chapitre sur l’adolescence du Liber de natura rerum. Lascivité et effémination

Dans ce même mouvement, plusieurs auteurs du corpus étudié imputent au caractère lascif des jeunes hommes l’adoption d’attitudes envisagées comme féminines. Ainsi Guillaume Peyraut et Vincent de Beauvais dénoncent-ils des adolescentes qui chantent et dansent de façon efféminée, coiffant leurs cheveux et amoindrissant leur

82 V. Bullough, « Transvestites in the Middle Ages », p. 1381-1394. 83 Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 1, ch. 1, fol. 88v. 84 Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, I, 80, p. 81.

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voix de manière à ressembler à des femmes85. D’ordinaire réservée à celles-ci, la mollicia dont les jeunes hommes sont accusés illustre leur faiblesse dans la maîtrise des sens, en manifestant une sexualité débridée doublée d’un érotisme déviant86. Alliée à la débauche et à la paresse, cette caractéristique laisse deviner un travestissement par le biais d’une imitation de l’aspect féminin, traduisant une dégradation morale des jeunes hommes soumis à la lubricité. Si une femme désireuse de se travestir en homme est valorisée, aspirant au perfectionnement, son pendant masculin est en revanche envisagé comme un abaissement de statut, soupçonné de vouloir satisfaire des penchants libidineux exacerbés87. De fait, le glissement opéré décrit un comportement sexuel répréhensible pour les hommes, moins féminins qu’efféminés. Cette référence implicite se lit à travers la dénonciation de Guillaume Peyraut et de Vincent de Beauvais88. En regard de la définition du masculin avancée par Jean de Galles, l’accusation porte dans le même temps, et plus sensiblement, sur la transgression en matière d’identité sexuée qu’effectuent les adolescents. En adoptant une attitude efféminée et lascive, ces derniers dérogent à la conduite masculine normative construite au fil des préceptes. Cette féminisation s’érige de surcroît à l’encontre du renforcement prôné avec vigueur à l’intention des hommes dès le plus jeune âge par toutes sortes d’activités physiques. La menace de cette attitude devient évidente en ce qu’elle concentre tous les vices contraires au programme pédagogique destiné à transformer les garçons en hommes. Trahison à la masculinité et signe d’une sexualité débridée, cette coupable imitation

85 « Tercio ad malum tocius dissolutionis et lascivie, iuxta illud senece in libro declamationum I : “Torpent”, inquit, “ingenia desiodiose iuventutis”, scilicet a bono, “nec unius honeste rei labore vigilant […] Sed cantandi pocius saltandique obscena studia effeminatos tenent. Denique capillum frangere et ad muliebres blandicias voces extenuare, mollicie corporis cum feminis certare et immundissimis se mundiciis excolere nostrorum adolescencium specimen est […]” », Vincent de Beauvais, De eruditione, 35, p. 135 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 45, p. 447. Le passage cité dans les deux traités provient des Controverses de Sénèque (Oratorum et rhetorum sententiae, divisiones, colores, éd. L. Hakanson, Leipzig, 1989, I, 8, p. 2-3). 86 V. Bullough, B. Bullough, Cross Dressing, p. 68 ; G. Epp, « The Vicious Guise », p. 310. Cette déviance est mise en lien avec un comportement « homosexuel », relié aux actes sodomites. V. Bullough, B. Bullough, Cross Dressing, p. 51 ; G. Epp, « The Vicious Guise », p. 303-320 ; R. M. Karras, Sexuality in Medieval Europe, p. 129-149 ; J. Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité : les homosexuels en Europe occidentale des débuts de l’ère chrétienne au xive siècle, Paris, 1985. 87 V. Bullough, « Transvestites in the Middle Ages », p. 1382-1383 et 1392 ; V. Bullough, B. Bullough, Cross Dressing, p. 51-67 ; G. Epp, « The Vicious Guise », p. 303-320. Bien que cela n’élève pas le statut des femmes, il faut toutefois mentionner, à l’instar de V. et B. Bullough, l’adoption de caractéristiques considérées comme « féminines » par des hommes aux derniers siècles du Moyen Âge, dans le domaine de la spiritualité, notamment cistercienne. Le développement de certaines images dans ce sens s’inscrit dans le cadre du culte de la Vierge Marie, par exemple la description de Jésus comme une mère. V. Bullough, B. Bullough, Cross Dressing, p. 66-67 ; C. Bynum, Jeûnes et festins sacrés, p. 390-392 ; id., Jesus as Mother : Studies in the Spirituality of the High Middle Ages, Bekerley, 1982 ; J. A. McNamara, « The Herrenfrage », p. 19-20. 88 Comme le fait remarquer G. Epp (« The Vicious Guise », p. 304), les corps soumis à l’effémination, soit à la caractéristique dite féminine de la chair et de la lubricité, demeurent bien masculins. Ces descriptions de luxure sont attribuées premièrement à des hommes et s’inscrivent dans un contexte « homoérotique ». Dans ce sens, l’effémination confond et traverse les frontières du masculin / féminin en glissant dans une catégorisation davantage analogue à la sexualité qu’au genre ou au sexe.

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est ainsi sévèrement condamnée par les deux frères dominicains, qui font de cette manifestation l’un des trois principaux vices de l’adolescentia masculine à corriger. Dans un même élan, Gilles de Rome au sujet de la concupiscence des jeunes hommes, instaure une étroite association entre mollesse, luxure et carence dans le comportement masculin. En effet, à propos de l’éducation des jeunes hommes, le pédagogue met en garde contre l’agrément de porter des vêtements doux et délicats, établissant un parallèle entre mollicia et mollia. Cette attitude serait selon lui contraire à une conduite masculine car elle engendrerait intempérance et couardise. Tout d’abord, « mous » et prompts à la luxure, ceux qui recherchent la douceur des tissus sont des hommes davantage efféminés que virils. Gilles de Rome explique en effet que le goût des drapés raffinés porte à la mollesse de la chair et entraîne une conduite lascive89. Par conséquent, il préconise d’instruire les jeunes en particulier à ne pas se complaire à revêtir des vêtements excessivement mous. En effet, cet âge étant apte aux actes guerriers, cette tendance les rendrait lâches et mettrait à mal leur capacité à combattre90. Une mise en péril de la masculinité, révélée par l’évocation de cette mollesse, et plus particulièrement de l’élite noble à laquelle l’usage des armes fait référence, se dessine par le biais de cette préoccupation vestimentaire. Mollesse et volupté

D’autres genres d’hommes ne sont pas épargnés par la menace d’une infidélité envers leur sexe. Les riches, se préoccupant à outrance de poursuivre leurs plaisirs, sont qualifiés de mous et d’efféminés (muliebres sive molles), au contraire des hommes d’âge moyen, virils et tempérés, à travers une reprise négative et symétrique de ces deux traits de caractère. De même, Thomas de Chobham assimile étroitement le péché de lascivité au plaisir de porter des vêtements doux et de se plonger dans un bain chaud91. Afin de contrer ce péril, le confesseur recommande notamment d’endosser des vêtements de laine grossière et de dormir dans un lit dur. À la lumière de cette

89 « Indecens est autem nimis solicitari circa molliciem vestium, et circa delectationem in ipsis, nam ex hoc efficitur quis intemperatus et timidus. De levi enim quis ad lasciviam et ad molliciem carnis prorumpit, si nimis delectetur in mollicie vestium, et circa delectationem in ipsis. Videntur enim tales esse muliebres magis quam viriles, quare non sunt constantes sed molles, et de facili in lasciviam prorumpunt […] », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 13, p. 324-325. La traduction de Henri de Gauchi est éclairante à propos de ce passage : « celi qui cen fet [porte des vêtements mous et délectables] est desatemprez et n’est pas hons vigoureus, ainz est trop mous et trop feminins et volentiers s’acline a jolieté et a fere les euvres de luxure », Gilles de Rome, Li livres du gouvernement, p. 214. Cf. N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 320-321. 90 « Secundo, nimia mollicies vestium reddit hominem timidum. Nam cum arma ferrea in se quandam duriciem habeant, qui semper solicitantur circa mollia vestimenta, dubitant arma arripere, et efficiuntur timidi. Iuvenes, maxime cum ad aliam aetatem venerint, ad hoc quod sint habiles ad vacandum circa labores bellicos, ne abhorreant arma, instruendi sunt, ut non nimis delectentur in mollicie vestium », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 13, p. 325. 91 « Similiter illis qui peccaverunt in lascivia mollis lecti vel in delectatione mollium vestium et balneorum et calefactionum delectabilium debent iniungi durum cubile et usus cilicii vel vestis lanee », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 233.

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association se lit la crainte que d’agréables sensations corporelles suscitent le désir charnel, puisque ces notions ne se départent pas l’une de l’autre dans la conception de ces auteurs. Ainsi, la lascivité encouragée par de plaisantes sensations corporelles représente une mise en danger de la « masculinité hégémonique », celle qui se calque sans équivoque sur le modèle valorisé. Dans le même temps, au sein du discours étudié, la masculinité des jeunes hommes se montre sans cesse en tension entre des attitudes déconseillées mais contradictoires. D’une part, nous l’avons observé, l’adolescent ne doit pas entretenir une chair trop dure, trop musculeuse, car cela mettrait à mal la finesse de son esprit comme le déclare Gilles de Rome. D’autre part, le jeune homme doit s’exercer au combat, être apte à se mouvoir promptement, s’endurcir face à la souffrance en refusant les vêtements doux et les plaisirs sensuels attribués à la féminité. La masculinité prescrite aux jeunes laïcs se situe ainsi en équilibre précaire entre ces deux extrêmes. D’un côté comme de l’autre, il leur serait facile de faire une chute. La pureté des jeunes filles : virginité et sexualité différenciées

L’encouragement à embrasser une vie chaste trouve alors pleinement sa place, pour l’ensemble des raisons évoquées, dans un discours visant à façonner les mœurs masculines et constitue l’ingrédient essentiel d’une masculinité affirmée. De fait, comme les textes étudiés le mettent en évidence, la virginité et la chasteté avant le mariage ne sont pas l’exclusivité du sexe féminin et représentent au contraire un motif important de l’éducation des adolescents. À côté du souhait d’enseigner l’abstinence hors mariage, une volonté de prise en charge de la sexualité des jeunes hommes se manifeste. L’insistance sur les attitudes répréhensibles selon les auteurs mendiants constitue le pendant de cette préoccupation principale, qu’il s’agisse de prohiber une sexualité pratiquée avec des prostituées, une vie de débauche consistant à fréquenter la taverne plutôt que l’église ou à répondre de manière inconsidérée aux appels d’un désir nouveau. L’évocation de cet ensemble de comportements déviants n’est pas présente dans le discours destiné aux jeunes filles. Bien que la thématique de la virginité soit commune aux deux sexes, elle est toutefois exprimée d’une manière différente et expose dans son sillage les traits saillants d’une masculinité inachevée. Comme évoqué dans le premier chapitre, le vocabulaire de la pueritia et de l’adolescentia se confond bien souvent concernant les femmes et dissimule le nombre d’années correspondant à ces âges au féminin. Si la définition des limites de l’adolescence masculine fait parfois l’objet d’une certaine opacité, les passages consacrés aux femmes bien souvent ne permettent pas d’observer de distinction marquée entre l’enfance et l’âge suivant. Le traité de Gilles de Rome s’en fait l’évidente illustration92. Tel que cela apparaît dans le chapitre consacré à la puella de l’encyclopédie de Barthélemy 92 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 19, p. 340. Ce passage, entamant les chapitres dédiés à l’éducation des filles, s’inscrit à la suite des chapitres dévolus à celle des jeunes hommes. L’amalgame entre les âges féminins apparaît lorsque Gilles de Rome affirme devoir peu traiter de l’éducation des filles car il a abordé ce sujet dans les chapitres dédiés aux femmes mariées. À propos de cette confusion, cf. J. Carmi Parsons, « The Medieval Aristocratic Teenager Female », p. 311-321 ; D. Lett, Hommes et femmes, p. 78.

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l’Anglais, la vie d’une femme laïque est scindée en deux par sa première expérience sexuelle, dévoilant un avant immaculé et un après irrémédiablement sali. C’est dire ainsi si la virginité a de l’importance dans ce contexte, en tant qu’elle concentre une des principales identités féminines. Malgré cette opacité, il paraît pertinent de rapprocher ces thématiques de l’adolescence dans la mesure où la question de la sexualité est abordée93. La comparaison entre les discours adressés à l’un et l’autre sexe se montre révélatrice d’une manière de concevoir les comportements relatifs à la sexualité inculqués par ce biais aux adolescents et aux adolescentes distinctement94. De manière larvée, la conception des genres quant au rapport à leur propre corps se transmet ainsi à travers les sermons et les traités d’éducation. Nous nous bornerons ici à esquisser brièvement quelques aspects de l’instruction des jeunes filles, dans le but de faire ressortir les caractéristiques qui distinguent l’éducation masculine. Il est vrai que certaines images nourrissent autant les discours adressés à l’un et à l’autre sexes, comme par exemple la pureté virginale comparée à un précieux trésor. Employée à l’égard des jeunes hommes, cette métaphore constitue le motif récurrent des enseignements destinés aux jeunes filles laïques95. Toutefois, malgré un vocabulaire commun, les attitudes prônées envers les jeunes hommes et les jeunes femmes font davantage l’objet de divergences. La « pédagogie sexuée96 » propre au corpus de sources étudié porte précisément sur le besoin d’une socialisation différenciée inculquée à chacun des sexes. La sexualité se présente ainsi comme un terreau de premier ordre pour une éducation qui se concentre sur le contrôle ou la préservation du corps, en révélant les divergences fondamentales qui habitent la conception des sexes et des comportements sexués. Premièrement, la virginité elle-même n’est pas exprimée de la même manière concernant les jeunes filles et les jeunes hommes laïcs, notamment dans les dispositions qu’elle requiert et la conception du corps qu’elle génère. Dans le traité de Guillaume Peyraut par exemple, la virginité de même que la gloire et les bénéfices qu’elle apporte concentrent l’essentiel de la matière éducative adressée aux jeunes filles, notamment à celles de la noblesse. Ce thème y est traité bien plus abondamment qu’au sein des conseils délivrés à l’autre sexe, bien que la chasteté et l’abstinence constituent

93 Le titre « ad iuvenculas, sive adolescentulas seculares » du sermon composé par Humbert de Romans, étonnamment explicite à l’égard du développement des jeunes femmes et surtout utilisant la rare mention d’adolescentes au féminin, constitue une des exceptions en la matière au sein du corpus étudié. Humbert de Romans, S. 97, p. 205-206 ; C. Casagrande, Prediche alle donne, p. 18-21. Voir supra, ch. I. Les titres des sermons aux jeunes filles laïques des collections de Jacques de Vitry (RLS 436-437, ms. Riant 35, fol. 116v-120r), Guibert de Tournai (RLS 251-259, p. 590-650) et du Communiloquium de Jean de Galles (III, dist. 6, ch. 3, fol. 104v) varient autour des formules « ad virgines et iuvenculas » ou « ad virgines et puellas », marquant toutefois la jeunesse de l’auditoire féminin visé. Cf. C. Muessig, The Faces of Women in the Sermons of Jacques de Vitry, Toronto, 1999. 94 Cf. D. Lett, L’enfant des miracles, p. 115-137. 95 Les exemples de cette métaphore sont nombreux. Cf. Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 63, p. 491 et 65, p. 497 ; Vincent de Beauvais, De eruditione, 51, p. 213 ; Guibert de Tournai, RLS 252, p. 598 et les sermons RLS 257-258 (p. 624-643) qui se consacrent à ce thème. 96 D. Lett, Hommes et femmes, p. 77.

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un sujet central concernant les adolescents. Encouragée par la promesse de hautes récompenses et d’un triomphe dans le royaume céleste, la pureté virginale apparaît comme un moyen de haute valorisation pour les femmes dans les sermons et les traités d’éducation, sans être exprimée en ces termes ou avec autant d’insistance pour les hommes97. Comme l’observe Didier Lett, si les pédagogues enjoignent d’éduquer les jeunes hommes, il s’agit de « garder » les jeunes filles, en particulier de préserver l’intégrité de leur corps98. Malgré une imprécision révélatrice quant à leur âge, Vincent de Beauvais distingue toutefois un « aetas puellaris » dans les chapitres dévolus à l’éducation des filles. En vertu du caractère lascif de cette période, les jeunes filles doivent demeurer à l’intérieur de la maison, de crainte qu’elles ne succombent à la concupiscence ou ne fassent l’objet de celle des hommes99. L’exemple de Dina, illustrant les périls d’une libre errance hors du foyer familial, constitue une mise en garde éloquente à cet égard100. Gilles de Rome, quant à lui, souligne l’occasion de pécher que donnerait aux femmes le vagabondage et d’autant plus aux filiae et puellae, dont le manque de raison les incite bien davantage au mal que les hommes101. Il insiste à cet égard sur la nécessité d’occuper les jeunes filles recluses dans la demeure familiale, dont la mollesse et l’esprit oisif, au contraire des hommes s’adonnant aux affaires de la république, auraient tôt fait de les mener à concevoir d’illicites pensées102. La surveillance à laquelle les puellae sont sommées de se soumettre est de fait à la charge de leur père, figure masculine tutélaire ayant prise sur ce corps virginal, auquel elles causent d’ailleurs des insomnies et une inquiétude constante selon Vincent de Beauvais et Guillaume Peyraut103. Ainsi 97 En plus des sermons aux jeunes filles vierges mentionnés auparavant, cf. les chapitres dédiés à l’excellence de la virginité dans Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 62-67, p. 489-499. 98 D. Lett, Hommes et femmes, p. 79. Cette idée, apparaissant communément dans les traités d’éducation du xiiie siècle, s’appuie sur Eccli. 7, 23-24, verset structurant les propos adressés à l’un et à l’autre sexe. 99 « Serva, inquam, corpus illarum in etate puellari que prona est lascivie, scilicet ut non passim ad choreas vel spectacula vel convivia evagentur, sed in domo custodiantur, ne vagantes concupiscant vel concupiscantur », Vincent de Beauvais, De eruditione, 42, p. 172-173. L’emploi du passif pour le verbe custodire renforce cette idée, les jeunes filles doivent « être gardées ». Cf. également Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, ch. 2, fol. 93v ; Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 19, p. 341 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 49, p. 458. 100 Vincent de Beauvais, De eruditione, 42, p. 174-175 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 49, p. 458. Cf. Barton Tobin, Vincent of Beauvais, p. 76-77 ; D. Lett, Hommes et femmes, p. 79. 101 « Si ergo in viris, in quibus est ratio praestantior, est magnum periculum non vitare commoditates delictorum, multo magis hoc est in foeminis et adhuc magis est in filiabus vel in puellis ; ne ergo eis detur commoditas malefaciendi sunt debite custodiendae, et prohibendae sunt a circuitu et discursu », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 19, p. 341. 102 « Nam quia mulieres et maxime puellae ut plurimum domi stant et non vacant civilibus operibus, nec regiminibus reipublicae […], tanto magis cavendum est in mulieribus quam in viris quanto molliores sunt illis et quanto cogitando illicita facilius trahuntur, ut ea (si adsit commoditas) opere compleant », ibid., ch. 20, p. 344. 103 En citant Eccli. 42, 9-10 : « Filia patris abscondita est vigilia, et sollicitudo eius auffert et sompnum, ne forte in adolescentia sua adultera efficiatur et cum viro conmorata odibilis fiat, ne quando polluatur in virginitate sua et in paternis suis gravida inveniatur, ne cum viro conmorata transgrediatur aut certe sterilis efficiatur », Vincent de Beauvais, De eruditione, 42, p. 173 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 49, p. 460.

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n’agissent-elles pas d’elles-mêmes contre leurs désirs, comme les jeunes hommes sont encouragés à le faire de haute lutte, mais au contraire doivent-elles laisser ce parent œuvrer à leur place en les « protégeant » du monde extérieur. La garde de la jeune fille, concernant son corps et son comportement sexuel, est prescrite par Vincent de Beauvais durant toute la période de son existence, avant mais également pendant le mariage104. Ainsi, à travers l’œil du père, se dessine un accompagnement ou une emprise masculine sur le corps féminin dont elle n’est pas même libérée lorsqu’elle tombe sous le joug d’un autre homme, son mari105. La passivité des puellae est en étroite corrélation avec les rôles durant l’acte sexuel, tels qu’ils sont décrits dans les théories aristotéliciennes imprégnant les propos mendiants. Pour les adolescentes, il s’agit avant tout de résister activement aux pulsions d’une déraisonnable concupiscence, de faire montre de leur habileté à défendre leur vertu, tandis que les jeunes filles, d’une manière bien plus passive, sont sommées de rester à l’intérieur de leur maison sous la surveillance paternelle. Comme Guillaume Peyraut le souligne, la jeune fille doit s’abstenir, éviter tout ce qui pourrait représenter un danger pour sa chasteté, tandis que l’adolescent est exhorté à combattre les mouvements de sa chair106. Cette divergence dans la manière de concevoir les moyens de se prémunir contre le désir, s’inscrivant au sein d’un processus de socialisation différenciée selon les genres, est flagrante dans le traité de Vincent de Beauvais. À l’égard des adolescents, la résistance aux sensations du corps est sans cesse encouragée, au sein d’une tension constante entre le désir et une force extérieure engageant alors une action vigoureuse. La divergence entre ces conceptions réside en ce que la virginité masculine est mise en probation, évaluée, tandis que la pureté des jeunes filles est conçue comme susceptible d’être attaquée, nécessitant dès lors la protection d’une main autre que la leur107. À l’aune de la mise à l’épreuve que constitue la virginité pour les hommes, la relation entre le corps et la force de la volonté est mesurée108. Dès lors, la virginité masculine apparaît par contraste comme un objet de défi, permettant d’atteindre le perfectionnement par la démonstration des qualités qui font la masculinité109. Par ailleurs, bien que les femmes soient souvent désignées comme plus promptement enclines à la concupiscence de la chair, le désir des jeunes filles n’est pas décrit comme ardent à la différence de celui des hommes. La métaphore des flammes semble de manière générale réservée à la concupiscence masculine110. De fait, ces images sont à mettre en relation avec la symbolique transmise par la médecine 104 Vincent de Beauvais ajoute ensuite : « scilicet per ipsius sterilitatis procuracionem vel prolis suffocacionem vel per nimiam concubitus frequentacionem », De eruditione, 42, p. 173. 105 Comme le rappelle I Cor. 7, 4 souvent cité, notamment dans les commentaires bibliques. 106 « Ut puellae nobiles castitatem possint servare, admonendae sunt ab his quae castitati sunt inimica abstinere, et ea quae ad castitatem iuvant amare », Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 54, p. 467. 107 K. C. Kelly, Performing Virginity, p. 95. 108 J. Arnold, « The Labour of Continence », p. 104 et 109. 109 Ibid., p. 104. 110 Il faut toutefois signaler quelques mises en garde aux jeunes filles contre « l’inflammation » que pourrait provoquer l’excès de vin et les bains chauds. Cf. Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 52, p. 467 ; Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 6, ch. 3, fol. 105r-105v.

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des humeurs, qui décrit des hommes, jeunes à plus forte raison, de tempérament chaud quand les femmes sont, elles, définies par une nature froide et humide111. Les flammes de la luxure et l’expression du désir adolescent

La conjonction de la chaleur de la complexion masculine et du surgissement du désir durant l’adolescentia donne lieu à une métaphore foisonnante dans les écrits du xiiie siècle112. À l’exemple du traité de Guillaume de Tournai, l’adolescent serait en proie à un feu dévorant, consumé par son désir de luxure113. Dans cette lignée, de nombreuses admonestations contre l’atteinte des flammes peccamineuses ponctuent les sermons ad status et les traités à l’intention des jeunes hommes114. Ainsi le franciscain Guibert de Tournai reprend-t-il les paroles de Basile de Césarée afin d’avertir l’adolescent de ne pas laisser son cœur « s’enflammer » au contact des femmes, ce qui le précipiterait dans la perdition115. Puisqu’en l’œil réside le foyer de la concupiscence, le regard des femmes est à éviter impérativement pour les jeunes hommes. En effet, Guibert de Tournai décrit la dangereuse emprise du regard pour les deux sexes car « les femmes capturent les jeunes par les yeux » et réciproquement116. La thématique de la tentation par la vue fait écho aux réflexions propres à la nature du péché originel au sein des gloses bibliques et à la manière dont Ève fut amenée à le commettre. La manière systématique de restreindre le désir à l’attirance ressentie à l’égard des femmes confirme que le sujet auquel s’adressent ces avertissements est bien masculin. La chaleur du jeune homme ou l’excès de masculinité

Dans un chapitre dédié aux bonnes mœurs, Vincent de Beauvais rend compte d’une adolescentia soumise à de violentes passions117. Selon lui, la modestie constitue l’antidote au « bouillonnement » de cet âge (fervor etatis) car elle refrène le feu de la

111 J. Murray, « “The Law of Sin that is in my Members” », p. 14 ; J. Cadden, Meanings of Sexe Difference. 112 F. Harris Stoertz, « Sex and the Medieval Adolescent », p. 225. 113 « Est luxuria ignis usque ad consumptionem devorans », Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 10, p. 25. 114 Certains auteurs associent le terme adolescens à adolere, dans le sens de « brûler » ou de « faire brûler ». Ce rapprochement étymologique confirmerait l’idée d’un être consumé par le désir de luxure. M. Goodich, From Birth, p. 121. Bien que cette notion ne soit pas explicite, elle transparaît dans le corpus étudié. Cf. A.-L. Dubois, « The Adolescent and the Crusader », p. 72-86. 115 « Mulieris carnem ne tangas, ne per tactum eius inflammetur cor tuum et spiritu tuo labaris in perditionem ; sicut enim fenum proximans igni comburitur, ita qui tangit mulieris carnem non evadet sine dampno anime sue », Guibert de Tournai, RLS 269, p. 718 ; Basile de Césarée, Admonitio ad filium spiritualem, VII, PL 103, c. 690B et 689D-690A. 116 « Augustinu[s] […] ostendit quod ignis dominatur in visu, et ideo radii igniti emittuntur ab oculis qui in rem visam offendunt et quodammodo attrahunt, et sic mulieres oculis suis iuvenes capiunt, et ipse etiam capiuntur per aspectum illicitum », Guibert de Tournai, RLS 269, p. 717 ; Augustin, De Genesi ad litteram, III, 4, CSEL 28/1, p. 66. 117 Vincent de Beauvais, De eruditione, 36, p. 140.

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luxure118. Le caractère ardent des jeunes hommes est décrit en termes volcaniques, leurs colères étant plus violentes que celles de l’Etna, du Vésuve et de l’Olympe réunis119. Guillaume de Tournai décrit, quant à lui, le sang brûlant des adolescents, en citant saint Ambroise120. Cette réflexion, évoquant la complexion sanguine des jeunes hommes valorisée en termes de médecine humorale, est toutefois responsable d’un manque de tempérance dans ce passage, en raison d’un excès de chaleur121. Dans la continuation de cette métaphore, le passage des Confessions où saint Augustin déplore l’ardeur de ses seize ans apparaît dans le Speculum naturale de Vincent de Beauvais ainsi que dans son traité d’éducation à l’endroit de l’adolescence masculine122 : J’ai brûlé un temps de m’assouvir aux choses d’en bas, pendant l’adolescence et n’ai pas craint de pousser en végétations d’amours sombres et divers […] je ne me tenais pas dans la mesure d’un échange d’âme à âme, juste là où se trouve le sentier lumineux de l’amitié. Au contraire, des buées s’exhalaient du fond limoneux de la concupiscence charnelle et des bouillonnements de la puberté […] Je me suis mis à bouillonner, malheureux en me laissant emporter par la fougue de mon propre courant […]123. Confirmant la pénétration de ce symbole culturel, le traité de Philippe de Novare fait de l’adolescentia « le plus périlleux de tous les quatre âges124 », situé « au milieu d[’un] feu naturel125 ». Selon cet auteur, le jeune homme fait preuve d’une « nature chaude126 » et voit ses veines gonflées de sang et d’humeur dans cette première partie de la jeunesse, correspondant à l’adolescentia. Or, si la chaleur est propre à la complexion masculine, cette ardeur excessive porte la marque d’une masculinité 118 Ibid., p. 141-142. 119 « Ni les flammes de l’Etna ni la terre de Vulcain, le Vésuve ou l’Olympe ne bouillonnent d’autant de laves que des moelles juvéniles, gorgées de vin, embrasées par les festins », Jérôme, Lettres, t. 3, l. 54, 9, p. 32. « Nam de adolescencie fervore dicit ieronimus ad furiam de servanda viduitate : “Non ethnei ignes, non vulcania tellus, non vesevus et olimpus tantis ardoribus estuant, ut iuveniles medulle plene et dapibus inflammate” », Vincent de Beauvais, De eruditione, 36, p. 142 ; Jérôme, Epistulae, CSEL 54, ep. 54, p. 474-475. 120 « “Dum etas in adolescenti viget, dum sanguis estuat, dum debilitas ignoratur, dum leticia frequentatur […]” », Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 4, p. 15-16 ; Vincent de Beauvais, De eruditione, 36, p. 139. 121 F. Harris Stoertz, « Sex and the Medieval Adolescent », p. 231 ; D. Lett, L’enfant des miracles, p. 120-123. 122 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, 82, c. 2355 ; id., De eruditione, 35, p. 134. Cf. A.-L. Dubois, « The Adolescent and the Crusader », p. 74. 123 Augustin, Les confessions, éd. et trad. M. Skutella et al., Paris, 1998, t. 1, II, 1, 2 et 4, p. 333-337. « [E] xarsi enim aliquando statiari inferis adulescentia et silvescere ausus sum variis et umbrosis amoribus, […] sed non tenebatur modus ab animo usque ad animum, quatenus est luminosus limes amicitiae, sed exhalabantur nebulae de limosa concupiscentia carnis et scatebra pubertatis […] Efferbui ergo miser sequens impetum fluxus mei […] », ibidem. La traduction du texte ainsi que le texte latin de l’édition mentionnée concordent, à quelques détails près, avec le passage des Confessions cité dans le Speculum naturale. Il ne s’agit pas du texte dans son entier mais de plusieurs extraits significatifs. 124 « [L]i plus perilleux de touz les [quatre] tens d’aage », Philippe de Novare, Les quatre âges, p. 21. 125 « [L]i jones […] ne se done garde que il est ou milieu dou feu naturel. Les voines sont plainnes de sanc et d’umors », ibid., p. 31. 126 « [Li jones est] fors et delivres [hardi] et chaus de nature », ibid., p. 43.

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inachevée à travers le débordement du désir. Ainsi, ce trait masculin accentué à son extrême comporte des implications néfastes du point de vue de l’identité sexuée, en ce qu’il porte préjudice à sa pleine réalisation. La mise en lumière des dangers de cette surabondance offre une occasion aux pédagogues d’argumenter en faveur de la nécessité de former cet âge. Par le biais d’explications plus directement apparentées à la philosophie naturelle, Gilles de Rome instaure une relation de cause à effet entre le désir sexuel et la chaleur du corps masculin propre aux iuvenes, terme générique dans ce contexte se rapportant aux adolescentes127. Pourtant, les apports de cette complexion chaude ne se réduisent pas au développement de vices et forment un ensemble de dispositions d’esprit, dont certaines sont dignes d’éloges ou tout du moins ne font pas l’objet de remontrances. Au sein du De regimine principum, un chapitre dédié aux « mœurs louables » des jeunes hommes constitue par le simple fait de son existence une originalité en regard des autres traités d’éducation et des sermons ad status128. Ainsi Gilles de Rome démontre-t-il que les jeunes sont notamment généreux, courageux, magnanimes, facilement attendris et font preuve d’une espérance dans l’avenir129. Toutefois, ces vices s’expliquent bien souvent par des raisons concomitantes à un manque de vécu et dénotent une certaine naïveté, voire un appétit pour la gloire. Il n’en demeure pas moins que la chaleur est à l’origine du courage des jeunes hommes, ce qui les incite à être magnanimes car ils sont en effet « de grant coer et de grant courage130 ». Comme exploré auparavant, cette étroite association entre la chaleur, le courage et la taille du cœur forme une composante primordiale de la masculinité. L’élévation masculine

Par ailleurs, selon Gilles de Rome, la forte chaleur des jeunes hommes constitue le moteur de leur envie de se surpasser et d’exceller. La raison avancée s’appuie sur les explications propres à la philosophie naturelle et laisse aisément deviner l’inspiration aristotélicienne. L’ordre de l’univers induit en effet que les éléments chauds, comme l’air et le feu, s’élèvent au-dessus des autres, à l’instar de l’adolescent ambitieux souhaitant

127 « Nam cum iuvenes sint percalidi, et corpore calefacto fiat venereorum appetitus, naturalis dispositio corporis incitat iuvenes ad concupiscentias venereorum […] Iuvenes ergo, quia sunt inexperti, et non vigent intellectu et prudentia, magis reguntur passione quam ratione, quare ut plurimum sunt passionum insecutores », Gilles de Rome, De regimine principum, I, part. 4, ch. 2, p. 192-193. Les chapitres explicitement consacrés au nombre d’années correspondant à l’adolescentia emploient principalement le terme iuvenes. 128 Ibid., p. 188-192. 129 « [L]es joennes genz sont mult chauz et ont mult les membres et le coer enflambé de chalour naturel que il ont, par quoi ils sont de bone esperance et ose emprendre mult de choses », Gilles de Rome, Li livres du gouvernement, p. 123.« Sunt etiam [iuvenes] bonae spei, quia in eis multum abundat calor : corde ergo et aliis membris inflammatis ex calore existente in ipsis iuvenibus, fiunt iuvenes bonae spei, et animosi ut omnia audeant », Gilles de Rome, De regimine principum, I, part. 4, ch. 1, p. 189. 130 Gilles de Rome, Li livres du gouvernement, p. 122.

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s’élever131. Cette explication a ceci d’intéressant qu’elle fait état d’une force inhérente, indéniable et difficile à combattre, puisqu’elle s’explique par la complexion même de la jeunesse. Outre ces propensions, la chaleur aurait aussi pour vertu de pallier un défaut pourtant fondamental dans les carences attribuées aux garçons : la capacité à se projeter dans l’avenir. De fait, Gilles de Rome souligne l’optimisme et l’ambition des jeunes hommes en affirmant qu’ils prennent plaisir à imaginer les événements futurs132. Ce faisant, ils entretiennent un grand espoir dans l’avenir. La tendance décrite semble aller à l’encontre du manque de vision à long terme des garçons, qui ne pensent qu’au seul présent sous la plume de Barthélemy l’Anglais. Cependant, cette capacité à appréhender ce qui sera ne reflète pas la prévoyance et l’aptitude à privilégier le spirituel propre aux hommes adultes, notamment décrites par Vincent de Beauvais. Au contraire, cette faculté semble davantage se résumer à une attente due à l’insatisfaction de l’immédiat et à une quantité de souvenirs insuffisante pour se plonger dans le passé, au contraire des hommes âgés. Malgré ces aspects de la masculinité adulte, au demeurant incomplets, l’inclination envers la miséricorde et une facilité à s’apitoyer assignent davantage aux jeunes hommes des penchants féminins, tels qu’ils sont conçus par ces auteurs133. Ce chapitre de l’œuvre de Gilles de Rome dévoile un état intermédiaire à mi-chemin entre une attitude masculine propre à la trentaine et une incomplétude manifeste, empreinte des vestiges de l’enfance. Les portraits des jeunes et des vieux donnent lieu à une comparaison informulée mais latente avec l’homme de la trentaine, palliant les failles des uns et des autres. Dans le De regimine principum, les vertus de la jeunesse sont ainsi porteuses des ferments d’une conduite masculine valorisée, dont le caractère inachevé est rappelé par les défauts faisant l’objet du chapitre suivant. Certains manquements des jeunes hommes s’inscrivent en contrepartie des mœurs louables désignées auparavant. Ainsi les jeunes sont-ils insolents parce qu’ils souhaitent que leur entourage remarque qu’ils excellent134. Comme nous l’avons mentionné, la grande chaleur des jeunes hommes les incite à poursuivre leurs passions violentes et leur désir sexuel au détriment de leur raison. Il s’agira donc pour le jeune homme

131 « Nam cum iuvenes sint percalidi et calidi sit superferri, iuvenes semper volunt superferri et excellere. Sic enim videmus in ordine universi, quod semper calida elementa, ut ignis et aer, superferuntur frigidis, videlicet terrae et aquae. Cum ergo inter caetera, per quae quis videtur superferri et excellere, sit honor et gloria, iuvenes quia sunt percalidi, et cupiunt excellere, maxime desiderant gloriam et honorem », Gilles de Rome, De regimine principum, I, part. 4, ch. 1, p. 190. Cf. N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 280. 132 « Rursus, iuvenes parum vixerunt in praeterito et secundum cursum naturalem debent multum vivere in futuro. Cum ergo memoria sit respectu praeteritorum et spes respectu futurorum : iuvenes parum vivunt memoria et multum vivunt spe. Non enim multum delectantur iuvenes in iis quae fecerunt quia memorantur se modica fecisse : sed multum delectantur in cogitando, quae facturi sunt. Sperant enim se magna facere, quare contingit eos animosos esse, et bonae spei », Gilles de Rome, De regimine principum, I, part. 4, ch. 1, p. 189. 133 « Quinto iuvenes sunt de facili miserativi : quia (vt supra dicebatur) ex hac misericordia maxime consurgit, si credamus alios indigne pati. Quare si iuvenes sua innocentia alios mensurant, et credunt alios indigne pari, de facili moventur ad misericordiam », ibid., p. 190. 134 Ibidem. Cf. N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 280.

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d’aller à l’encontre de ses penchants naturels en développant cette faculté, aidé par son pédagogue et par Dieu, afin de parvenir à les corriger et à devenir un homme. Gilles de Rome précise en effet que les attitudes des âges qu’il décrit ne sont que des tendances qu’il appartient à chacun de contrer135. En affirmant sa croyance en un possible changement de conduite, l’augustin réitère en ces termes son programme pédagogique en inscrivant le futur homme dans un processus mélioratif.

Les armes de la renaissance spirituelle Ce dépassement demande toutefois une action vigoureuse de la part du jeune homme lui-même. Dans les textes éducatifs, il est ainsi appelé à la résistance au moyen d’une exhortation au combat contre sa nature. Cette thématique rend compte de l’effort demandé à l’adolescens afin qu’il puisse se transformer en homme adulte, dans un vocabulaire envisageant la masculinité, même à ses débuts, comme active à l’inverse de la passivité attribuée aux femmes. Le thème du combat pour la chasteté, bien connu dans la littérature monastique, apparaît spécifiquement dans les chapitres consacrés à l’éducation des jeunes hommes laïcs, tandis qu’elle est absente des conseils destinés aux jeunes filles136. Par la mention d’un exercice réservé dans sa pratique concrète aux hommes de la noblesse, l’incitation au combat permet de s’adresser à cette catégorie masculine du lectorat grâce à une image évocatrice. Dans le même temps, les références au chevalier spirituel émaillant le discours adressé aux laïcs, en érigeant cette métaphore en symbole socio-culturel, participent de la construction de l’identité masculine. Le combat chevaleresque de l’adolescens

L’appel à la lutte intérieure que doit mener l’adolescent apparaît en effet de manière fréquente. Guibert de Tournai, par exemple, somme les jeunes hommes de « combattre perpétuellement et de lutter virilement » contre leurs penchants libidineux137. Bien que le dernier adjectif exprime une force de résistance dans ce contexte, il renvoie par sa sémantique à l’homme sexué. De manière significative, la conception même 135 « Dicimus autem, quodammodo, quia sicut senes et iuvenes habent quandam pronitatem naturalem, et inclinationem ad mores vituperabiles, possunt tamen contra illam pronitatem facere consequi laudabiles mores », Gilles de Rome, De regimine principum, I, part. 4, ch.4, p. 203. 136 Voir supra, ch. IV et J. Arnold, « The Labour of Continence », p. 102-118 ; J. Murray, « Masculinizing Religious Life », p. 24-42 ; C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 241-250 ; J. A. McNamara, « The Herrenfrage », p. 16-17 ; R. M. Karras, From Boys to Men, p. 41-47 ; A.-L. Dubois, « The Adolescent and the Crusader », p. 72-86. L’image du chevalier qui lutte se retrouve dans les écrits de Bernard de Clairvaux à l’intention des moines, dans une perspective pédagogique. Pour J. Leclercq, il s’agit d’une manière de transposer l’agressivité et le désir sur le plan spirituel, en sublimant la violence intérieure. Cf. L’amour vu par les moines au xiie siècle, Paris, 1983, p. 97-109. 137 « Et illa verecundia est laudabilis que oritur ex peccati odio, non que oritur ex fame detrimento, et maxime que oritur ex actu libidinoso, contra quem verecundia docet preliari continue, et dimicare viriliter et discrete », Guibert de Tournai, RLS 269, p. 720.

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d’un combat se traduit par la nature masculine, en même temps qu’elle porte en son sein une invitation à embrasser la conduite de ce sexe. La métaphore se trouve renforcée par une citation des Psaumes, achevant ce sermon sur ces mots : « Béni soit l’Éternel, qui exerce mes mains au combat, mes doigts à la bataille »138. Insérée dans ce passage à propos de la retenue dans le déferlement des passions, cette expression témoigne de l’attitude de tempérance attendue d’un potentiel auditoire composé d’adolescents. De fait, le prédicateur rappelle qu’une âme modeste (verecunda) fait montre de mesure ainsi que de force face à la tentation139. Vaincre pour l’abstinence : le corps masculin comme champ de bataille

Dans cette perspective, le chapitre de Vincent de Beauvais dédié aux coupables penchants de l’adolescence masculine recommande de « vaincre » pour ne pas être vaincu par le mal, ce qui peut se comprendre comme le diable ou la partie pulsionnelle de soi-même140. Le désir du jeune homme, part la plus intime de lui-même, est ici figuré par une force extérieure et surnaturelle141. À l’instar de Guillaume Peyraut, en s’appuyant sur un verset de Jean, ce traité attribue explicitement aux adolescents (adolescentes), et à certains individus particulièrement forts parmi eux, la capacité de triompher sur le Malin142. Si Guillaume Peyraut associe ce verset à une exhortation, Vincent de Beauvais semble davantage faire état de l’aptitude des adolescentes à vaincre, bien qu’il s’agisse dans le même temps d’un encouragement dans cette direction. La métaphore du combat prend alors des allures chevaleresques à travers un passage qui imite Eph. 6, 11-17, sans toutefois le citer. En effet, Vincent de Beauvais enseigne qu’il est nécessaire de se munir des « armes spirituelles », « lorsque la guerre éclate durant l’adolescence » affirme-t-il143. Chaque composante de cette « armure de Dieu » fait appel à une vertu dont il souligne l’importance. Dans les termes du dominicain, il s’agit de la ceinture de chasteté (cingulum castitatis), de la cuirasse de la justice (lorica iusticie), de la chaussure du bon exemple (calciamentum boni exempli), du bouclier de la foi (scutum fidei), du casque de l’espérance (galea spei), de l’épée de la prière

138 Guibert de Tournai, RLS 269, p. 720. Ps. 143, 1. 139 « Anima enim verecunda sobrietatem ostendit in comestione, prudentiam in loqu[u]tione, iusticiam in operatione, virtutem, hoc est fortitudinem, in temptatione », ibid., p. 719-720. 140 Vincent de Beauvais, De eruditione, 35, p. 137. 141 Cf. J. Arnold, « The Labour of Continence », p. 109-110 ; J. Murray, « “The Law of Sin that is in my Members”. The Problem of Male Embodiment », in Gender and Holiness, éd. S. Riches, S. Salih, p. 11-13 ; D. Elliott, Fallen Bodies, p. 14-34. 142 « In hiis ergo vincere poterit, ut ei merito et illud dici possit [I Ioh. 2, 13-14] : “Scribo vobis, adolescentes, quoniam vicistis malignum”, vel illud quod postea sequitur : “Scribo vobis, iuvenes, quia fortes estis et verbum manet et vicistis malignum” », Vincent de Beauvais, De eruditione, 35, p. 138 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 45, p. 447. 143 « [I]n adolescencia, bello ingruente, necesse est omnino vincere aut vinci. Ideo adolescentem oportet armis spiritualibus accingi, de quibus dicitur ad [Eph. 6, 11] : “Induite vos armaturam dei, ut possitis stare adversus insidias dyaboli”», Vincent de Beauvais, De eruditione, 35, p. 137. Cf. également Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 45, p. 447.

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spirituelle (gladius oracionis spiritualis)144. Si les éléments de l’armure vertueuse décrite dans Éphésiens se reconnaissent, certains sont toutefois modifiés, voire simplifiés par Vincent de Beauvais, certainement dans un souci d’adaptation efficace pour ses lecteurs145. Dans cette lignée, fidèle à ses principes, Guillaume de Tournai fait de la sagesse un moyen pour le jeune homme de résister (resistere) au mal, meilleur que les armes de guerre146. Ces sommations font de la volonté de l’adolescent une force indispensable face à la puissance responsable de sa tentation, désignée comme le diable ou le Malin147. Cependant, la représentation du chevalier (miles) vainqueur de ses passions n’est pas réservée à l’émulation des adolescents mais se trouve employée à l’égard des hommes de différentes catégories. Comme mentionné au chapitre III, le chevalier est convoqué dans un sermon de Guibert de Tournai adressé aux paysans. À cet endroit, le laboureur se voit comparé à un « chevalier de Dieu » rompant ses forces à l’exercice du combat, le travail du corps lui permettant de soumettre les mouvements de la chair qu’inspirerait une vie oisive148. Dans un autre sermon de cette même collection, une comparaison entre le désir sexuel et « une guerre éclatant dans [les] entrailles149 » se fait jour à l’intention des hommes mariés, désignant l’hymen comme une issue favorable à cet impétueux mouvement. Par ailleurs, le dominicain frère Laurent fait de la figure du chevalier un ressort crucial de ses enseignements à l’intention des laïcs, certainement destinés aux hommes adultes. La métaphore chevaleresque transparaît à de nombreux endroits et émaille les conseils dispensés en matière d’instruction spirituelle et religieuse. Cette représentation, invitant à livrer bataille, à conquérir et à résister, donne lieu à un ensemble de réflexions particulièrement riches qui font écho au discours adressé aux hommes laïcs. Dans un chapitre de la Somme le roi dédié à la prouesse véritable, non pas démontrée à la guerre mais réalisée sur le plan spirituel, la vertu du « chevalier de Dieu » est exaltée en ce qu’elle permet de « contrer tous les assauts du diable »150. Armé par Dieu du haubert de la pénitence, la figure chevaleresque offre le support d’un encouragement vigoureux à « vaincre 144 « Hec armatura, que tangitur ibi, est cingulum castitatis, lorica iusticie, calciamentum boni exempli, scutum fidei, galea spei et gladius oracionis spiritualis, qui est verbum dei », Vincent de Beauvais, De eruditione, 35, p. 137-138. Cf. A.-L. Dubois, « The Adolescent and the Crusader », p. 77. 145 Eph. 6, 14-17 : « State ergo succincti lumbos vestros in veritate, et induti loricam justitiae, et calceati pedes in praeparatione Evangelii pacis, in omnibus sumentes scutum fidei, in quo possitis omnia tela nequissimi ignea extinguere : et galeam salutis assumite, et gladium spiritus (quod est verbum Dei) ». 146 « Item, querenda est sapientia quia iuvat ad resistendum omni malo [Eccle. 9, 18] : Melior est sapientia quam arma bellica ; […] Sapientia enim vincit malitiam, ut cantat ecclesia », Guillaume de Tournai, « Sermo ad pueros in scholis », 30, p. 44. Sap. 7, 30 se reconnaît à la fin de ce passage. 147 J. Arnold, « The Labour of Continence », p. 104. 148 Guibert de Tournai, RLS 248G, p. 542. 149 En traitant du caractère sacré du mariage : « Sed huic sanctitati obviat carnalis voluptas cuius radix est concupiscentia nobis insita, ex qua surgit bellum in nobis intestinum, quia caro concupiscit adversus spiritum », ibid., RLS 282, p. 805. Ce sermon sur le mariage s’adresse particulièrement aux hommes, notamment par certaines références explicites à la manière de se comporter envers son épouse et par la mention d’exemples masculins. 150 Laurent d’Orléans, La Somme le roi, 47, p. 187-188.

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dans la bataille menée contre le péché » à travers la rédemption, afin de ne pas mourir d’une seconde mort. Cette capacité d’endurance aux maux est en effet fondamentale pour atteindre le salut. Elle dessine une progression spirituelle dont le sommet se situe sur la « haute montagne de perfection ». Semblable à l’état bienheureux, ce point culminant n’est atteint qu’une fois que le « bon et preux chevalier » a triomphé dans toutes les batailles151. Un autre symbole de masculinité se manifeste dans le sillage de l’évocation chevaleresque puisque la vertu confère « un grand cœur », dans le sens d’une hardiesse spirituelle152. Plus encore, si la chevalerie donne du cœur, cet organe est lui-même décrit comme un chevalier dans le combat qu’il livre aux tentations153. Un homme prouve qu’il est un bon chevalier par le truchement de sa capacité à souffrir et à endurer les maux. Frère Laurent déclare en effet que les tentations sont amenées par Dieu afin que le combattant puisse apprendre à manier ses armes de vertus et démontre ainsi sa valeur154. Le corps masculin se fait alors champ de bataille sur lequel se joue la maîtrise des désirs155. À travers la capacité de résistance, la lutte permet ainsi de prouver l’identité masculine dans sa pleine réalisation spirituelle. En ce sens, Frère Laurent apprend aux fidèles que la première bataille de « l’ost de vertu » est la sobriété, gardée par une bouche close, car elle garantit les autres vertus dont doit faire montre l’homme chrétien. Cette réflexion donne lieu à la mention de deux exemples et contre-exemples masculins. Tandis que Jésus résista aux tentations du diable, Adam en revanche y succomba en mangeant le fruit défendu et ouvrit ainsi « la porte de son château » au Malin156. Le prudhomme en effet restreint sa volonté, ses désirs et ses pensées par la tempérance ; il doit être mesuré dans sa contenance et ses propos157. Ainsi, dans la Somme le roi, la figure du chevalier déploie un ensemble de symboles essentiels dans la construction de l’identité masculine des laïcs. Bien que ce traité ne soit pas réservé aux hommes, comme l’atteste la mention de femmes par endroits, ces passages entrent en résonance forte avec les images de lutte spirituelle et de combat chevaleresque convoquées par les pédagogues afin de s’adresser aux adolescents.

151 Ibid., 56, p. 273 et p. 293-296. 152 Ibid., 47, p. 188. 153 « Mes quant li bons chevaliers ai vaincu le tournoiement, il s’en retourne a son hostel, ilec se repose tout a ese. Ainsi fet li bons cuers : quant il s’est bien combatuz et a vaincu le tournoiement des temptacions, si revient en soi et se repose en Dieu, qui le conforte aprés le travail, si que il oublie ilec tout son travail et ne pense fors a Dieu », ibid., 59, p. 384. 154 Ibid., 56, p. 275 et 59, p. 384. 155 J. Arnold, « The Labour of Continence », p. 112. 156 Laurent d’Orléans, La Somme le roi, 59, p. 381. La sobriété ne concerne pas seulement la retenue en matière de nourriture et de boisson mais peut aussi s’appliquer aux autres vices. Le deuxième degré de sobriété concerne en effet le frein dans les désirs de la chair et la convoitise du monde. Ibid., p. 382-385. 157 Ibid., p. 387, cf. ch. 59, p. 377-396.

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Parler aux hommes : l’image du combat vertueux

La métaphore de la bataille, sans être directement chevaleresque, est également utilisée dans plusieurs œuvres à l’intention des hommes. En tant que composante fondamentale d’une attitude digne du sexe viril, la capacité à « vaincre » les désirs sexuels est évoquée par Jean de Galles158. Cette représentation n’est pas absente des sermons d’Humbert de Romans. Toutefois, le maître de l’ordre dominicain ne mentionne pas la métaphore de la bataille dans son sermon « ad pueros », au demeurant très court, mais l’insère dans un sermon dévolu aux jeunes hommes religieux, soit aux novices. Il les appelle à être prêts au combat (pugna) quotidien contre les tentations auxquelles leur vie de continence les expose159. En plus de se prémunir des armes de vertus et d’implorer le secours divin, les novices doivent préparer leurs âmes à la tentation persistante du présent. Pour parer ces futures attaques, la notion de prévoyance, autre faculté essentielle apprise aux jeunes hommes laïcs, s’ajoute à cette métaphore. Toutefois, la référence à la chevalerie n’est pas aussi explicitement établie dans ce passage qu’elle n’est visible dans d’autres œuvres, notamment dans le traité de Vincent de Beauvais. Malgré cette différence, il apparaît que l’évocation du combat vaillant contre les vices est employée à dessein de communiquer à un auditoire masculin, en tant qu’elle suscite une référence directe à ce comportement sexué. Si cette représentation est commune dans les textes dédiés aux hommes religieux et dans la littérature monastique, ce glissement de motif semble significatif des valeurs ascétiques transmises aux laïcs dans la prise en charge de leur conduite sexuelle160. Eu égard à la continuité établie entre la littérature pédagogique à l’intention des novices et les traités d’éducation composés pour les fils de la noblesse, qui s’en inspirent, le langage commun utilisé pour toucher ces lecteurs ou ces auditeurs ne surprend guère161. Les auteurs des traités pédagogiques sont eux-mêmes empreints d’une culture livresque et cléricale habitée par ces références métaphoriques. L’exercice physique, tourné vers l’apprentissage de l’art chevaleresque, n’en demeure pas moins une référence concrète au monde de la noblesse. Apanage d’une élite laïque masculine, les figurations spirituelles ou relatives à la pratique effective du combat n’apparaissent nullement dans les conseils destinés à l’éducation des jeunes filles162.

158 Voir supra, ch. IV. Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 1, ch. 1, fol. 88v. 159 « Item ad quotidianam pugnam tentationum debet se parare quotidie, quomodo sit pugnandum, diligenter praemeditando, armis virtutum se praeinduendo, divinum auxilium devote implorando et hoc contra instantem tentationem in praesenti animam suam praeparare », Humbert de Romans, S. 7, p. 85-86. 160 C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 242. Cf. J. Arnold, « The Labour of Continence », p. 105 ; J. Leclercq, L’amour vu par les moines, p. 97-109. 161 M. Goodich, From Birth, p. 109-112 ; B. Roest, « Franciscan Educational Perspectives : Reworking Monastic Traditions », in Medieval Monastic Education, éd. G. Ferzoco, C. Muessig, Londres, 2000, p. 168-181. 162 Des incitations dans ce sens se retrouvent toutefois dans les sermons adressés aux jeunes veuves. Cf. infra.

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Dans cette perspective, n’abordant pas la question de la lutte spirituelle mais exhortant pleinement à la retenue des passions, Gilles de Rome fait de l’activité guerrière, désignée comme « chevalerie163 », une exclusivité masculine transmise de père en fils. L’épouse se voit en effet évincée de cet apprentissage car elle ne doit en aucun cas s’adonner à cette pratique réservée aux hommes164. En outre, des conseils envers la nécessité de préparer les jeunes hommes, plus intensément à partir de quatorze ans, aux activités belliqueuses qu’ils exerceront plus tard, sans excès pour les futurs rois, ponctuent les chapitres du De regimine principum consacrés à l’éducation des fils165. Si le corps des infantes est progressivement endurci et habitué aux mouvements, les pueri sont entraînés à des exercices plus difficiles tout en veillant à ce que leur croissance ne soit pas compromise166. L’âge de quatorze ans marque une étape dans le développement corporel préconisé aux jeunes hommes, plus explicitement tournée vers le combat. Gilles de Rome recommande en effet qu’à partir de cet âge, ceux-ci accomplissent des exercices ardus, comme la lutte et l’équitation, dans le but de devenir des milites167. Ces évocations permettent ainsi de discerner avec certitude la bonne place dévolue au combat et à la résistance physique dans la formation masculine de l’élite nobiliaire à laquelle s’adressent ces traités. Plus encore, l’activité chevaleresque, puisque les femmes et les filles en sont exclues, participe de la distinction des sexes en ce qu’elle permet un clivage évident. La chevalerie ainsi que les actes belliqueux plus généralement constituent ainsi des pierres importantes de l’édifice de la masculinité apprise aux garçons de la noblesse dès le plus jeune âge. Le chevalier permet ainsi de faire référence à une fonction masculine connue de l’auditoire laïc pour lequel elle est probablement particulièrement évocatrice168. À ce titre, cette image présente

163 Gilles de Rome, Li livres du gouvernement, p. 166. 164 « Nam pater sic debet praesse filiis ut ordinet eos ad alia opera, quam uxorem. Nami filii instruendi sunt ad opera militaria, vel civilia, quibus vacare debeant cum sint adulti, ad quae non sunt instruendae uxores, quia talibus vacare non debent », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 14, p. 261-262. Cf. C. Raynaud, « L’apprentissage du genre par la guerre », p. 21-22. L’art de la chevalerie tient une bonne place parmi les enseignements dispensés aux jeunes hommes nobles aux xiie et xiiie siècles. E. Becchi, « Le Moyen Âge », p. 111 ; N. Orme, From Childhood to Chivalry, p. 181-210 ; R. M. Karras, From Boys to Men, p. 28-33. 165 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, 15-18, p. 328-342. 166 Ibid., 15-16, p. 328-333. Cf. Aristote, Politique, t. 3/1, VII, 16, p. 109 et t. 3/2, VIII, 4, p. 34-35. 167 « […] a quartodecimo anno assuescendi sunt pueri ad labores fortes, ut ad exercitationem luctativam, vel ad aliquam aliam exercitationem similem exercitationi bellicae, ut postea in quartodecimo anno instructi in luctativa et in equitativa, et in aliis quae ad militiam requiruntur […] miles habet corpus bene dispositum, quando habet ipsum tale quale requirit officium militare quod sine forti exercitatione corporis esse non potest », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 17, p. 335 ; Aristote, Politique, t. 3/2, VIII, 4, p. 35-36. 168 Comme le remarque D. Alexandre-Bidon (« Les livres d’éducation au xiiie siècle », p. 155-115), les pédagogues, par le thème de la chevalerie, font appel « aux centres d’intérêts caractéristiques des petits garçons » afin de parler à « l’imaginaire enfantin, surtout masculin ». Cf. N. Orme, From Childhood to Chivalry, p. 181-210 ; R. M. Karras, From Boys to Men, p. 28-33 ; J. Leclercq, L’amour vu par les moines, p. 99.

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l’avantage d’offrir un support concret à la transmission de valeurs spirituelles pouvant paraître pour le moins abstraites à de jeunes âmes169. La retenue présentée comme une lutte incite les adolescents, à travers une image de comportement désigné comme viril, à contrer les failles induites par leur nature inachevée. Il s’agit de les encourager à se réaliser en tant qu’hommes et à pleinement exploiter leurs capacités « masculines » de maîtrise corporelle. Cependant, ces représentations combatives et chevaleresques demeurent davantage à l’état d’exhortations qu’elles ne semblent décrire les capacités effectives dont les pédagogues doteraient l’adolescent. Vincent de Beauvais déclare que personne, et encore moins l’adolescens, ne peut réellement se montrer abstinent sans le don de Dieu170. Dès lors, le besoin de cette sollicitation souligne l’âpreté de la lutte menée par le jeune homme et la force qu’il doit mobiliser afin de défier ses penchants. En effet, bien que ce motif soit également employé à l’adresse des hommes adultes, l’insistance sur l’aspect chevaleresque de ce combat se traduit néanmoins de manière plus limpide à l’adresse des adolescents. La jeunesse de ces derniers confère en effet à la victoire un mérite supplémentaire, par l’acuité des désirs ressentis. Cet ensemble d’incitations dévoile de fait une tension entre les désirs du corps et la volonté masculine, qui doit prendre le dessus pour mériter la qualification de son sexe. Comme le propose John Arnold, la différence entre virginité et chasteté réside en ce que la première pourrait se définir par l’absence de désir, réservée à quelques bienheureux, tandis que la deuxième se caractérise par le besoin de résistance qu’elle induit171. L’encouragement à lutter constitue ainsi le signe d’un refus de faire de l’homme un objet passif, contrairement aux jeunes filles172. Si le corps masculin est un champ de bataille métaphorique, il est avant tout celui d’une lutte entre les désirs naturels, propres à l’éveil du corps des jeunes hommes, et la retenue enseignée par les pédagogues mendiants à l’égard d’une sexualité vécue librement par les laïcs173. Le corps se fait matériau de prédilection pour façonner les mœurs adolescentes à travers la prise en charge d’une part des plus intimes de leur être physique autant que psychique, susceptible de conserver une marque pérenne de cette formation dans les années suivantes. Si le désir du corps doit en effet être freiné, il est avant tout exhorté à l’être par l’esprit ayant intégré l’éducation transmise, la continence étant affaire de l’âme174. Comme le démontre la désignation de l’objet à vaincre, le désir est à la fois décrit comme émanant d’une force extérieure, le diable, et comme une puissance intérieure, soi-même, dont le surgissement échappe par définition au contrôle175. Cette association entre corps

169 Cf. D. Alexandre-Bidon, « Les livres d’éducation au xiiie siècle », p. 155-156. 170 « [N]ullus, precipue adolescens, vere continens esse potest nisi dono dei », Vincent de Beauvais, De eruditione, 35, p. 137 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 45, p. 447-448. 171 J. Arnold, « The Labour of Continence », p. 110-111. 172 Ibid., p. 104 ; K. C. Kelly, Performing Virginity, p. 93-101. 173 J.-L. Flandrin, « Repression and Change », p. 197 ; R. Rusconi, « De la prédication à la confession », p. 67-85 ; R. M. Karras, Sexuality in Medieval Europe. 174 C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 242-243. 175 J. Arnold, « The Labour of Continence », p. 109-110.

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et diable, sphère intime des élans du corps et force tentatrice du Malin, traduit une tentative de culpabilisation de la pensée des adolescents par l’éducation, dont la continuation est ostensible dans les discours aux hommes mariés176. Afin d’échapper à la faute, les caractéristiques les plus saillantes de cette lutte menée à l’encontre de soi, la maîtrise des pulsions, la domination du corps par la raison, la force de la volonté, portent l’essentiel du comportement masculin défini par les auteurs mendiants. Remporter la victoire revient alors pour l’adolescent à gagner son identité d’homme adulte, telle une conquête à mener, en prouvant sa valeur sexuée. De manière paradoxale, aussi masculine soit-elle, la guerre contre le corps n’est cependant pas uniquement dévolue à ce sexe. La veuve virile ou l’appropriation du combat adolescent

Si la bataille contre la chair se fait langage masculin, étant à ce titre spécifiquement utilisée à l’adresse des hommes jeunes et non des filles vierges, d’autres femmes laïques se voient encouragées par le biais de cette métaphore virile : les veuves. En effet, les collections ad status du xiiie siècle de Guibert de Tournai et de Jacques de Vitry, ainsi que le Communiloquium de Jean de Galles, comportent des sermons ou de la matière à prêcher dédiés à cette catégorie de laïques177. En regard des sermons destinés à l’auditoire féminin, les adresses aux veuves représentent toutefois une moindre part puisque la collection de Guibert de Tournai ne leur consacre qu’un seul sermon, quand neuf sont destinés aux jeunes filles (« ad virgines et puellas »)178. Si Humbert de Romans est peu loquace à leur égard, ne composant pas de sermon pour les femmes privées de leur époux dans la partie ad status de sa collection, il adresse toutefois des exemples de veuves bibliques aux femmes laïques179. Jacques de Vitry quant à lui accorde un nombre égal de sermons aux veuves (« ad viduas

176 Cf. C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 243. 177 La Summa de arte praedicandi d’Alain de Lille (46, PL 210, c. 194) comporte également un sermon aux veuves, bien plus court que les sermons des collections ad status du xiiie siècle. Les traités d’éducation de Vincent de Beauvais (De eruditione, 50, p. 206-211) et de Guillaume Peyraut (De eruditione principum, V, 61, p. 488-489) vouent également un chapitre de l’éducation des filles au statut de veuve. Cf. infra. Les thèmes de la chasteté et de la « vraie veuve » y occupent une place centrale. 178 Guibert de Tournai, RLS 250-259, p. 580-650. Notons toutefois la longueur du sermon aux veuves de cette collection. Cf. la traduction italienne et l’édition du sermon aux veuves dans C. Casagrande, Prediche alle donne, p. 69-82 et 97-105. 179 Ces exemples de bonnes veuves apparaissent dans des sermons adressés aux femmes laïques de deux situations sociales opposées. Le premier exemple est celui de Judith dédié « ad mulieres burgenses divites », le deuxième évoque la veuve de Sarepta dans le sermon « ad mulieres pauperes in villulis ». Humbert de Romans, S.96 et 99, p. 204 et 208 ; C. Casagrande, Prediche alle donne, p. 16 et 28. Comme l’indique N. Bériou, il existe toutefois un chapitre consacré aux « saintes veuves » non pas parmi les sermons ad status mais dans la partie intitulée « De materiis generalibus secundum varietatem festorum » du De eruditione predicatorum d’Humbert de Romans. « La Madeleine dans les sermons parisiens du xiiie siècle », Mélanges de l’école française de Rome. Moyen-Age, 104/1 (1992), n. 121, p. 305. Cf. Humbert de Romans, De eruditione praedicatorum, Reims, Bibliothèque municipale de Reims, ms. 612, fol. 41r-41v (« De sanctis viduis »). L’exemple de Judith offert aux veuves est prégnant.

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et continentes ») et aux vierges (« ad virgines et iuvenculas »)180. La teneur de ces sermons n’en demeure pas moins riche et significative eu égard à l’objet de notre étude, en ce qu’elle se distingue du discours formulé à l’égard des jeunes filles ou des femmes mariées, à travers la transgression sexuée qu’elle implique. Transcender le féminin

Au chapitre précédent, nous avons rendu compte de la différence flagrante entre le portrait vertueux de la puella, immaculée de virginité, et la critique acerbe de la femme « corrompue », une fois la sexualité consommée, dont faisait montre l’œuvre de Barthélemy l’Anglais181. Dans ce sens, la veuve, ayant fait l’expérience de rapports conjugaux, pourrait se voir rangée du côté des femmes souillées, désormais accablée de tous les maux par la perte de son innocence. Toutefois, dans la mesure où elles choisissent de demeurer chastes, les veuves font l’objet d’une valorisation tout en étant encouragées à adopter un comportement masculin à l’égard de cette vertu par un combat viril. Les images employées à leur intention rejoignent en effet celles qui soutiennent le discours pédagogique envers les jeunes hommes de l’adolescentia quant à la continence. Le corps de la veuve ainsi que sa sexualité « laissée dangereusement libre par la disparition de son conjoint légitime182 » constituent des sujets de préoccupation centraux dans les sermons ad status, inscrits dans une visée morale et salutaire. La capacité de la veuve à prendre le contrôle sur ses désirs, faculté éminemment masculine, intervient dans le degré de vertu qui lui est attribué. Au sein d’une échelle de valeurs à trois niveaux, basée sur les mérites spirituels, la veuve abstinente occupe de fait une place plus élevée que l’épouse, bien qu’elle conserve un rang plus bas que la femme vierge183. Ce schéma mentionné par Guibert de Tournai et Jacques de Vitry façonne l’identité des femmes à travers leur rapport au corps et à sa préservation, en fonction du degré de chasteté dont elles font preuve184. Ce critère somme toute « purement idéologique », ou pour le moins 180 Soit deux sermons aux veuves et deux aux vierges. Jacques de Vitry, RLS 434-435 et 436-437, ms. Riant 35, fol. 113v-120r. 181 Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 6, p. 240. 182 Y. Foehr-Janssens, La veuve en majesté. Deuil et savoir au féminin dans la littérature médiévale, Genève, 2000, p. 30. 183 « Bona enim est copulatio coniugalis, melior est contientia vidualis, perfectior integritas virginalis », Guibert de Tournai, RLS 250, p. 580 ; Jacques de Vitry, RLS 434, ms. Riant 35, fol. 113v. Cf. G. Hasenohr, « La vie quotidienne de la femme vue par l’Église : l’enseignement des “journées chrétiennes” à la fin du Moyen Âge », in Frau und spätmittelalterlicher Alltag, Vienne, 1986, p. 19-101 ; N. Bériou, « La Madeleine dans les sermons parisiens », p. 305 (et n. 121) ; K. Clark, « Purgatory, punishment, and the Discourse of Holy Widowhood in the High and Later Middle Ages », Journal of the History of Sexuality, 16/2 (2007), p. 170 et 177-178 ; C. Casagrande, Prediche alle donne, p. XI-XVI ; G. Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, 1978, p. 115. 184 Dans les écrits des xiie-xve siècles, les femmes sont, contrairement aux hommes, définies par leur situation matrimoniale ou familiale (vierges, mariées ou veuves). C. Bynum, Jeûnes et festins sacrés, p. 394-395 (et n. 28, p. 407). Cf. C. Carlson, A. J. Weisl, « Introduction. Constructions of Widowhood and Virginity », in Constructions of Widowhood, éd. C. Carlson, A. J. Weisl, p. 3-4 ; J. A. McNamara, « The Herrenfrage », p. 3-4. Dans les sermons ad status, les femmes détiennent

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spirituel, se distingue des caractéristiques classificatoires concrètes, « relevant d’une analyse fonctionnelle de la société » dont bénéficient les hommes laïcs à travers leurs métiers, leurs rangs et leurs statuts sociaux185. Cette différence indique que le salut des femmes se joue sur un autre plan que celui des hommes. À défaut de restaurer la perte de l’état de pureté « quasi céleste » de la virginité, une résistance active contre les tentations charnelles est ainsi préconisée aux veuves, les appelant à transcender leur corps à défaut d’avoir su le conserver dans son intégrité première186. Certes, si la bataille contre soi ne permet pas d’accéder à l’excellence spirituelle, elle a cependant le mérite d’élever les veuves au-dessus des épouses en leur accordant un statut intermédiaire187. L’abstinence confère ainsi aux femmes un statut hautement valorisé en vertu de l’accès privilégié au divin qu’elles partagent avec les vierges, leur permettant d’avoisiner la sainteté188. Les qualités des veuves dignes de ce nom, les « vraies veuves », se voient vantées en même temps que prescrites189. Selon Guibert de Tournai, celles-ci doivent en effet se montrer pieuses, serviables et surtout victorieuses sur leur inclination au péché190. En effet, les veuves sont fortement dissuadées de se remarier afin de consacrer leur vie et leurs pensées à Dieu, au contraire des épouses cherchant à

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une place en tant que religieuses de différents ordres, outre les sermons adressés spécifiquement aux vierges. La collection d’Humbert de Romans (S. 94-100, p. 201-210) offre une classification davantage détaillée des catégories féminines laïques, se rapprochant du système de répartition sociologique masculin. Parmi celles-ci, le rang social, le niveau de richesse et l’âge (ainsi que le lieu d’habitation dans certains cas) forment les principes structurant de cette classification (femmes nobles, riches bourgeoises, jeunes filles, servantes, femmes pauvres des campagnes et prostituées). Malgré cette tentative innovante, G. Hasenohr relève que Humbert de Romans réussit mal à se dégager du système traditionnel tripatite selon les mérites spirituels (vierges, veuves, épouses). « La vie quotidienne de la femme », p. 23. G. Hasenohr, « La vie quotidienne de la femme », p. 21-22. « Quia status virginitatis est quasi status celicalis », Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 6, ch. 3, fol. 104v. Cf. C. Carlson, A. J. Weisl, « Introduction », in Constructions of Widowhood, éd. C. Carlson, A. J. Weisl, p. 2-3 ; K. Clark, « Purgatory, Punishment », p. 169 ; R. M. Karras, Sexuality in Medieval Europe, p. 45-54. K. Clark, « Purgatory, Punishment », p. 177-178. C. Carlson, A. J. Weisl, « Introduction », in Constructions of Widowhood, éd. C. Carlson, A. J. Weisl, p. 2 ; K. Clark, « Purgatory, Punishment », p. 169-171 ; J. A. McNamara, « Sexual Equality and the Cult of Virginity », p. 145-158. Guibert de Tournai, RLS 250, p. 580-581 ; Jacques de Vitry, RLS 434, ms. Riant 35, fol. 113r ; Humbert de Romans, De eruditione praedicatorum, Bibliothèque municipale de Reims, ms. 612, fol. 41r-41v. La mention des « vraies veuves » prend appui sur I Tim. 5, 3. Cf. K. Clark, « Purgatory, Punishment », p. 171 ; K. Meyer-Roux, « Quella virile vedova : la prophétesse Anne comme veuve modèle dans la Toscane des xive et xve siècles », dans La famille, les femmes et le quotidien (xive-xviiie siècle). Textes offerts à Christiane Klapisch-Zuber, éd. I. Chabot et al., Paris, 2006, p. 230-233 ; Y. Foehr-Janssens, La veuve en majesté, p. 35-36. À propos de la mauvaise veuve ou de la vieille femme, pendant contraire de cette vraie ou bonne veuve, cf. D. Lett, Hommes et femmes, p. 46-48 ; J. Agrimi, C. Crisciani, « Savoir médical et anthropologie religieuse. Les représentations et les fonctions de la vetula (xiiie-xve siècle) », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 48/5 (1993), p. 1281-1308. « Vere autem vidue, secundum Apostolum, sunt officiose ad proximum, affectuose ad Deum, victoriose ad peccatum », Guibert de Tournai, RLS 250, p. 581.

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plaire à leur mari191. Le refus d’un remariage offre ainsi la possibilité d’échapper au statut subordonné d’un corps marqué par sa fonction sexuelle, en offrant le mérite du contrôle de soi192. Parmi les arguments que les sermons convoquent en faveur du célibat, à côté d’une fidélité sans faille envers le défunt conjoint, une dimension de rachat des plaisirs passés se manifeste ainsi, conférant à l’existence de la bonne veuve la vertu d’expier son ancienne vie charnelle193. Ces réflexions font apparaître que le danger est d’autant plus aigu et la lutte plus âpre pour les veuves que les voluptés du corps ont déjà été goûtées durant la vie conjugale. Brider le désir, renforcé par la jeunesse des veuves dont Guibert de Tournai souligne le caractère luxurieux, requiert alors un effort vigoureux194. Toutefois, les veuves décidant de rester chastes malgré leur expérience de la sexualité se voient dotées d’une certaine autonomie et d’une position active grâce à leur choix d’abstinence, tout en acquérant une certaine individualité195. Les jeunes filles vierges, au contraire, comme mentionné précédemment, sont décrites par les auteurs masculins de notre corpus comme ayant besoin de protection contre les tentations du monde, leur manque d’expérience les rendant moins capables de se défendre contre la séduction. De fait, pour les communautés mendiantes et dans le discours formulé au xiiie siècle, la figure de la veuve pieuse endosse un rôle spirituel important, sans que le retrait dans un couvent ne soit nécessaire pour qu’elle exerce ses fonctions de charité et de dévotion196. En demeurant dans le siècle, les veuves sont alors confrontées aux tentations auxquelles elles doivent résister, non sans qu’une certaine réclusion spirituelle et un retrait du monde charnel ne soient fortement encouragés à dessein d’une résistance active. Jacques de Vitry décrit alors les veuves abstinentes combattant avec force (forte pugnantes) contre les vices de la chair197.

191 Ibid., p. 584. Jean de Galles mentionne toutefois qu’il vaut mieux que les veuves peinant à se contenir se marient plutôt qu’elles ne brûlent en Enfer. Communiloquium, III, dist. 6, ch. 2, fol. 104v. 192 C. Carlson, A. J. Weisl, « Introduction », in Constructions of Widowhood, éd. C. Carlson, A. J. Weisl, p. 2 ; J. Murray, « One Flesh », p. 49. 193 Guibert de Tournai, RLS 250, p. 584. 194 Ibid., p. 585-587. 195 C. Carlson, A. J. Weisl, « Introduction », in Constructions of Widowhood, éd. C. Carlson, A. J. Weisl, p. 2. 196 K. Clark, « Purgatory, Punishment », p. 188. 197 « [C]ontinentes contra expertas voluptates et vicia carnis fortiter pugnantes », Jacques de Vitry, RLS 434, ms. Riant 35, fol. 113v. Un autre conseil formulé à l’égard des veuves, soit qu’elles éduquent leurs fils et leurs filles, traverse les sermons ad status étudiés. Jacques de Vitry, RLS 435, ibid., fol. 115v ; Guibert de Tournai, RLS 250, p. 581-582. Le devoir en matière d’enseignement incombe habituellement aux pères dans les sermons et les discours qui sont adressés à ces derniers. En assumant cette tâche en l’absence du défunt, les veuves endossent ainsi un rôle dévolu aux hommes. Cet aspect s’ajoute aux exhortations à un comportement masculin formulées à l’égard des veuves par les prédicateurs. Cf. K. Meyer-Roux, « Quella virile vedova », p. 236 ; C. Klapisch-Zuber, « “La mère cruelle”. Maternité, veuvage et dot dans la Florence des xive et xve siècles », Annales. Economie, société, civilisation, 38/5 (1983), p. 1097-1109.

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À l’image de Judith : la veuve guerrière

Parmi les mentions de veuves édifiantes puisées dans la Bible, à côté de la prophétesse Anne et de la veuve de Sarepta, la figure guerrière de Judith occupe une place toute particulière dans les sermons ad status198. À travers son exemple, Guibert de Tournai exhorte les veuves à vaincre « les javelots en feu du diable » ainsi que « les tentations charnelles »199. Ces propos décrivant la chair des veuves en termes enflammés, en tant qu’ennemi sur lequel triompher, reprennent les métaphores employées à l’égard de la sexualité masculine. Le prédicateur, qui multiplie les références à la lutte, loue les mérites de Judith en affirmant qu’elle libéra et défendit à elle seule Israël en mettant à mort Holopherne lorsqu’elle lui trancha la tête200. Guibert de Tournai précise à cet égard que la victoire est due à la sobriété de Judith, au contraire de son ennemi enivré. Cet état de continence du corps, face à la boisson et à l’adultère, n’ôte rien au mérite de cette veuve mais bien au contraire se fait arme puissante garantissant sa victoire sur le sexe opposé ainsi affaibli. Le franciscain offre alors Judith en modèle d’excellence aux veuves susceptibles d’entendre ce sermon, tout en soulignant qu’une seule femme vainquit les armées soumises à l’ivresse201. À ce titre, plusieurs passages s’attachent à la mise en garde contre les boissons enivrantes, thème apparaissant également dans les adresses aux adolescents, car elles sont promptes à mener à la luxure202. La tempérance est ainsi vigoureusement prônée au long d’un épais développement au sujet des dangers de l’association entre vin et bouillonnement du désir dans les corps

198 Cf. K. Brine et al. (éd.), The Sword of Judith. Judith Studies Accross Disciplines, Cambridge, 2010 ; L. A. Callahan, « Ambiguity and Appropriation : The Story of Judith in Medieval Narrative and Iconographic Traditions », in Telling Tales : Medieval Narratives and the Folk Tradition, éd. F. Canadé Sautman et al., New York, 1998, p. 79-99 ; M. Stocker, Judith : Sexual Warrior. Women and Power in Western Culture, New Haven, 1998. La tradition patristique, en particulier la version de saint Jérôme du Livre de Judith de la Vulgate, constitue une source de grande influence pour la tradition chrétienne relative à ce modèle féminin au Moyen Âge. Sous la plume de saint Jérôme, Judith est décrite comme une figure de femme sainte (mulier sancta). E. Ciletti, H. Lähnemann, « Judith in the Christian Tradition », in The Sword of Judith, éd. K. Brine et al., p. 41-65. À propos de la prophétesse Anne en tant que « vraie veuve », cf. K. Meyer-Roux, « Quella virile vedova », p. 215-238 ; K. Clark, « Purgatory, Punishment », p. 173-174. La prophétesse Anne est également donnée en exemple, au détriment de Judith, dans le sermon d’Alain de Lille aux veuves. Summa de arte praedicandi, 46, PL 210, c. 194. 199 « Sint etiam victoriose ut vincant ignita dyaboli iacula, carnis temptationes, carnalium suggestiones », Guibert de Tournai, RLS 250, p. 582. Le verbe vincere est répété au long de ce sermon. 200 « Talis vidua fuit Iudith, que sola Iudeos, obsidione fractos, metu percussos, fame rabidos, sola liberavit et ab hoste defendit et Holofernem, multorum preliorum successu terribilem, interfecit et exercitum eius vicit, et cum vicisset Holofernem et exercitum eius, cui exultare licebat iure victorie, viduitatis non reliquit officium sed, contemptis omnibus qui eius nuptias abiciebant, vestem iocunditatis deposuit. Nec cibo maculata est, nec adulterio », Guibert de Tournai, RLS 250, p. 582-583. 201 « Esto ergo, o mulier vidua, temperans, casta primum a vino ut possis casta esse ab adulterio. Advertite quantum possit nocere mulieribus ebrietas, quando viros sic vina solverunt ut vincerentur a vidua. Nam si Iudith bibisset forte dormisset cum adultero, sed quia non bibit, ebrios exercitus sobrietas unius vidue vicit », ibid., p. 583. 202 Ibid., p. 583 et 585.

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ainsi échauffés. À cet égard, la jeunesse des veuves encore adolescentes (adolescentulae viduae, adulescentiores viduae) menace tout particulièrement203. Afin d’amoindrir les ennemis de cette lutte hardie contre la chair et les faiblesses de l’esprit, certains remèdes sont esquissés par les prédicateurs. Les bénéfices des pratiques ascétiques libérant l’âme du joug corporel afin de se consacrer à Dieu sont prônés avec vigueur204. Ainsi, à côté de la prière et de l’aumône, le jeûne est particulièrement encouragé car il empêche la naissance du désir, au sein d’un dialogue constant entre nourriture et sexualité. Judith est encore une fois donnée en exemple de l’abstinence salvatrice à laquelle les veuves sont incitées. Jean de Galles évoque la macération du « corps délicat » de Judith et, à l’instar d’Humbert de Romans, son mérite à se couvrir les reins d’un cilice205. D’autres solutions moins radicales et moins douloureuses, révélant l’influence des conceptions médicales et diététiques, trouvent leur place dans ce discours – comme de mettre de l’eau dans son vin en attendant que l’âge ait modéré les ardeurs de la jeunesse ou de favoriser des repas légers. Éviter les bains réchauffant le corps des jeunes veuves, ne pas dormir sur un lit confortable, ni soigner son apparence, forment l’apanage d’une vie d’oubli corporel tout en révélant la menace que représentent les délices expérimentés dans la vie passée206. En ce sens, ces privations et ces souffrances mettent au jour la capacité de résistance de Judith, renforcée par la main de Dieu. Caroline Bynum souligne que le jeûne, parmi les modèles d’ascèse pénitentielle, occupe une place bien plus importante dans la spiritualité féminine que masculine en tant que symbole puissant de la piété des femmes par le biais de l’imitatio Christi207. En ce sens, elle relève que dans l’Ancien Testament, « le jeûne est pratiquement le seul acte religieux dont l’accomplissement permette à des femmes (par exemple, Judith, Esther, Sarah, la mère de Samuel et la mère de Samson) d’apparaître comme des modèles de piété208 ». Cette pratique ascétique devient par conséquent un marqueur spécifique de féminité car elle témoigne d’une appropriation à des fins spirituelles de la symbolique rattachant le sexe féminin à la pourvoyance de nourriture. Loin d’être passive, l’exploitation ou la privation de cette ressource mise à la disposition des femmes permet l’exercice d’un pouvoir sur leur entourage ainsi que sur elles-mêmes209. Toutefois, dans le contexte d’un discours moralisateur formulé par des hommes, les conceptions médiévales héritées des Pères de l’Église font de l’ascétisme un moyen pour les femmes de transcender leur vile condition originelle et de devenir vertueuses, selon des critères calqués sur l’idéal masculin. Le potentiel de rejeter un corps féminin 203 Ibid., p. 585-587. Vincent de Beauvais (De eruditione, 50, p. 206) remarque également la difficulté des « adolescenciores viduae » (en s’appuyant sur I Tim. 5, 11) à se tenir au vœu de chasteté. 204 Cf. C. Bynum, Jeûnes et festins sacrés ; K. Clark, « Purgatory, Punishment », p. 171 et passim ; P. Brown, Le renoncement à la chair, p. 322-327 et passim. 205 En citant Iudith 8, 4-8 et 6. Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 6, ch. 2, fol. 103r ; Guibert de Tournai, RLS 250, p. 585 ; Humbert de Romans, De eruditione praedicatorum, Bibliothèque municipale de Reims, ms. 612, fol. 41r. 206 Guibert de Tournai, RLS 250, p. 586 en citant Jérôme, Epistulae, CSEL 55, ep. 79, p. 96. 207 C. Bynum, Jeûnes et festins sacrés, p. 20 et 93. 208 Ibid., p. 272. 209 Ibid., p. 269-274 et p. 297. La recherche de C. Bynum prend notamment appui sur une étude des vies de saintes et des récits des visions mystiques entre les xiie et xve siècles.

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asservissant, obtenu grâce à une piété suffisante et un renoncement à la sexualité, permet aux femmes d’atteindre une nature « identique à celle de l’homme » en tant qu’ultime récompense, en ce que l’abstinence les sépare des personnes de leur sexe, soit des épouses210. La transgression sexuée est ainsi envisagée comme un rehaussement de la condition féminine et un moyen d’exprimer un état proche de la perfection spirituelle211. Puisque le statut marital place les femmes en position subordonnée légalement et socialement, soumises à leur mari et à ses désirs, le veuvage à travers l’abandon de la pratique sexuelle les délivre du monde charnel et de ce statut inférieur qui y est lié en leur permettant de s’élever spirituellement212. Comme le décrivent les prédicateurs des collections ad status, cette libération laisse place au développement de la piété, à un espace propice à la consécration à Dieu. La réclusion dans le silence et la prière parfait le tableau de la bonne veuve, confinée dans une « chambre à l’écart » (secretum cubiculum) du monde, s’apparentant à un espace intérieur propice à la méditation213. En effet, seule l’abstinence permet un accès à la vie contemplative et est à ce titre préconisée aux veuves dans les sermons du xiiie siècle214. À travers la place importante accordée au jeûne dans les sermons destinés aux veuves, les prédicateurs les incitent à adopter un comportement révélateur de leur féminité. Une telle attitude ne serait pas recommandée pour les hommes en ces termes, en particulier la notion de réclusion qui rejoint une facette fondamentale de la virginité des jeunes filles, préservées entre les murs étroits de la demeure familiale. La pratique ascétique démontre ce que les prédicateurs attendent d’une veuve chaste en tant que femme, mais en tant que femme particulière qui transcende sa condition par le dépassement de son corps. La privation de nourriture lui offre ainsi la possibilité de gagner un statut supérieur. Cet aspect de la vie d’une bonne veuve s’ajoute et s’entremêle aux exhortations envers une attitude virile mobilisant des symboles masculins de combat à l’exemple des traités d’éducation adressés aux adolescents. Le discours s’avère ainsi double à cet égard, prônant à la fois une attitude spécifiquement féminine dans l’ascèse et la réclusion, et en même temps une forme d’abstinence virile traduite par une lutte active. La veuve se trouve ainsi

210 S. Agacinski, Métaphysique des sexes, p. 145 ; B. Newman, From Virile Woman, p. 4 ; V. Bullough, « Transvestites in the Middle Ages », p. 1383 et 1393. 211 V. Bullough, « Transvestites in the Middle Ages », p. 1383 ; S. Agacinski, Métaphysique des sexes (en particulier L’idéal viril des saintes, p. 143-153) ; B. Newman, From Virile Woman, p. 4 ; K. Aspegren, The Male Woman, p. 99 et passim. 212 C. Carlson, A. J. Weisl, « Introduction », in Constructions of Widowhood, éd. C. Carlson, A. J. Weisl, p. 2. 213 Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 6, ch. 2, fol. 103r à travers la citation de Iudith 8, 5. D’autres femmes bibliques sont données en exemples de réclusion en référence à II Reg. 20, 3 : « Audierat enim quod uxores David clause erant usque in diem mortis sue in viduitate viventes », ibidem. Cf. aussi Humbert de Romans, De eruditione praedicatorum, Reims, Bibliothèque municipale de Reims, ms. 612, fol. 41v. Dans la collection ad status de Guibert de Tournai (RLS 249, p. 578), la secretum cubiculum de Judith est mentionnée à l’intention des femmes mariées. 214 M. Lauwers, « “Noli me tangere”. Marie Madeleine, Marie d’Oignies et les pénitentes du xiiie siècle », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 104/1 (1992), p. 233-234 (et n. 132, p. 234) ; G. Hasenohr, « La vie quotidienne de la femme », p. 23.

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placée dans un état intermédiaire, située entre une jeune fille vierge dont elle imite l’isolement ainsi que le statut supérieur et le jeune homme adolescent capable d’être éminemment actif par son combat contre le mal. Cette ambivalence est portée par la figure de Judith investie, par la tradition médiévale, à la fois des vertus du héros militaire et de celles de la veuve chaste215. À la suite du meurtre d’Holopherne, l’éloge formulé à l’égard de la veuve dans le texte biblique se concentre sur sa renonciation à se remarier, le raffermissement de son cœur et son agissement viril (viriliter)216. Ces propos, résumant les aspects essentiels du modèle de veuve valorisé par les frères mendiants, ne sont pas sans rappeler le verset similaire décrivant les hommes et le comportement masculin dans le Communiloquium : « Viriliter […] age et confortetur cor tuum »217. Jacques de Vitry insiste sur l’adjectif utilisé pour décrire l’acte « viril » de Judith en l’appliquant à toutes les veuves. À la lumière des sommations adressées aux veuves, la décapitation d’Holopherne devient ainsi symbole de la lutte qu’elles doivent mener contre les ardeurs de leur corps. À la fin de son sermon « ad viduas et continentes », Jacques de Vitry recommande en effet aux veuves : « vous devez donc résister de manière vigoureuse (viriliter) aux péchés et aux tentations du diable, en demeurant dans les prières nuit et jour, en plaçant votre espérance dans le Seigneur218 ». L’invitation à la chasteté donne lieu à une insistance particulière sur le comportement « viril » à adopter, en encourageant les veuves à ceindre leurs reins « comme un homme » (sicut vir) par la citation de Iob 40, 2, à rassembler leurs forces et à se raffermir219. L’être et l’action : demeurer femme, agir en homme

Dans ce sens, au sein de ce sermon de Jacques de Vitry destiné à un auditoire féminin (viduae), apparaissent plusieurs exemples d’hommes résistant aux assauts

215 T.-A. Cooper, « Judith in Late Anglo-Saxon England », in The Sword of Judith, éd. K. Brine et al., p. 170-171 ; M. Stocker, Judith : Sexual Warrior, p. 24. 216 Iudith 15, 9-11 : « Ioachim autem summus pontifex de Hierusalem venit in Bethuliam cum universis presbyteris suis ut videret Iudith. Quae cum exisset ad illum, benedixerunt illam omnes una voce, dicentes : Tu gloria Hierusalem ; tu laetitia Israhel ; tu honorificentia populi nostri : quia fecisti viriliter, et confortatum est cor tuum, eo quod castitatem amaveris, et post virum tuum, alterum non scieris, ideo et manus Domini confortavit te et ideo eris benedicta in aeternum ». 217 Ps. 26, 14. Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 1, ch. 1, fol. 88v et dist. 2, ch. 4, fol. 94r. 218 Notre traduction. « Viriliter igitur resistere debetis peccatis et temptationibus diaboli in stando obsecrationibus nocte ac die, ponentes spem in domino », Jacques de Vitry, RLS 434, ms. Riant 35, fol. 114v. I Tim. 5, 4 (« Quae autem vere vidua est, et desolata, speravit in Deum, et instat obsecrationibus, et orationibus nocte ac die ») se reconnaît dans la fin de ce passage et apparaît également au fol. 113v. 219 « [U]sque ad finem in castitate fortiter perserverat. Unde dictum est Job [40, 2] : Accinge sicut vir lumbos tuos […] enim continentie fortiter debemus tam interiores quam exteriores renes constringere. Unde Naum [2, 1] : Contemplare viam, conforta lumbos, robora virtutem. Contemplari debemus viam castitatis, imitando sanctos », Jacques de Vitry, RLS 435, ms. Riant 35, fol. 115v. L’exhortation aux veuves à se comporter comme des hommes bien qu’elles soient des femmes se retrouve plus tard dans les sermons aux veuves de Bernardin de Sienne. K. Meyer-Roux, « Quella virile vedova », p. 236.

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du désir lorsqu’ils sont tentés par une femme impudique220. D’une part, placés à la suite d’un passage dédié à l’importance de la pudeur féminine, ces récits peuvent être traduits comme un appel aux veuves à ne pas ressembler à ces femmes peccamineuses en se limitant à cette interprétation. D’autre part cependant, dans le même temps, ces exempla pourraient également offrir aux veuves des modèles d’hommes ne cédant pas à leurs pulsions charnelles, hypothèse renforcée par l’appel à la résistance « sicut vir » qui suit. Ce double langage se situe en tous les cas dans la nature même des encouragements formulés, puisque la résistance est masculine dans l’expression des auteurs de ces textes. Influencé par le vocabulaire biblique et l’exemple de Judith, le refus de la tentation ne peut que s’exprimer à travers des figures masculines, représentées par un saint homme et un ermite dans les exempla en question, dont la conscience d’un Dieu omniscient les empêche de commettre une faute. L’identification produite peut ainsi occasionner une double lecture de ces exempla. La veuve qui, sans combat actif, se verrait réduite à une femme impudique, est incitée à adopter l’attitude d’un homme chaste à travers l’abstinence dont elle fait montre avec force. Son identité se situe ainsi au croisement entre celle d’une femme et celle d’un homme : elle est femme par son sexe et son ancienne vie sociale, mais homme sur le plan spirituel, par la résistance qu’elle prouve en vertu de ses valeurs chrétiennes. Ces différentes évocations mettent au jour l’intersection entre les genres habitant les propos de ces sermons « ad viduas ». Il s’agit davantage d’une incitation pour la veuve à faire sienne une attitude de résistance « genrée », représentée par des individus de sexe masculin, que de devenir véritablement un homme. Les femmes dans leur abstinence sont encouragées à se comporter « comme des hommes »221. Toutefois, en ce que Jean de Galles définit la manière d’être homme par le fait d’agir comme un homme, une transgression sexuée propre à cette catégorie de femmes laïques se dessine. Cette virilisation se transmet également à travers le vocabulaire employé. Associées au combat, les expressions de virilis ou viriliter font par le langage même référence à une attitude masculine, propre au vir, si imprégnée dans les conceptions que seule une mention de ce sexe parvient à en rendre compte222. Si un état d’incomplétude, justifiant la lutte à mener, marque à la fois l’adolescent et la veuve en regard de l’idéal de « masculinité hégémonique » toujours présent en filigrane, il faut par ailleurs souligner une configuration similaire d’existence, voire une donnée physiologique semblable, entre ces deux catégories d’individus. En effet, chez l’adolescent et la veuve, d’autant plus lorsqu’elle est adolescentula comme l’évoque Guibert de Tournai, la jeunesse forme un obstacle vigoureux à l’abstinence en ce qu’elle incline à la luxure et échauffe le corps. La thématique du bouillonnement et de l’inflammation des sens, notamment sous l’effet du vin, investit de manière égale les corps adolescents des jeunes hommes et des veuves, renforçant la nécessaire masculinisation du comportement abstinent. Cette primeur de l’âge s’ajoute pour

220 Jacques de Vitry, RLS 435, ms. Riant 35, fol. 115r. T. F. Crane (éd. et trad.), The Exempla, no 256 et 257, p. 108. 221 Cf. S. Agacinski, Métaphysique des sexes, p. 145. 222 Ibidem ; J. A. Mc Namara, « The Herrenfrage », p. 14.

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la veuve à une sensibilisation accrue des désirs du corps en raison des expériences conjugales. Les recommandations envers ces deux catégories d’individus laissent présager que le corps de l’adolescent au lieu de s’apparenter à celui de la puella présente des ressemblances dans ses désirs sexuels avec la veuve. La jeune fille vierge en revanche semble endormie, passive dans son besoin de protection paternelle, tandis que l’épouse privée de mari gagne un statut actif grâce au choix de demeurer chaste en dépit de sa vie passée223. Le jeune homme quant à lui n’est jamais décrit comme passif, bien que le pédagogue doive lui apprendre à contrôler ses ardeurs ; il n’est pas reclus mais vit au grand jour224. Il semble qu’il soit considéré comme éveillé en raison de son âge et non par le fait d’une expérience sexuelle, peut-être sous-entendue mais dont il n’est pas question ouvertement. La conception du corps de ces femmes au statut social particulier révèle toutefois des différences notoires avec le modèle du jeune homme adolescent. De fait, nonobstant ces images similaires, des figures tutélaires masculines, bien qu’absentes du monde physique, viennent prendre en charge la sexualité féminine : le conjoint décédé ainsi que le Christ. En effet, au premier est dédiée l’abstinence de la veuve, tandis que le Christ est désigné par Jacques de Vitry en tant qu’époux de remplacement du défunt protégeant les veuves225. À ce dernier est réservée la sexualité réprimée de la veuve. Le discours formulé à l’intention des vierges, dont le statut d’épouses du Christ justifie la continence, rejoint cet argument convoqué en défaveur du remariage des veuves. L’insistance sur le besoin de fidélité envers le mari défunt, empêchant une nouvelle union, place la sexualité féminine sous le joug de ce dernier, malgré qu’il ne soit plus de ce monde226. Au sein du discours des prédicateurs, la femme, pourtant affranchie des contraintes conjugales, se voit encore après la mort de son époux sous l’emprise qu’il détient sur son corps. Une telle situation n’apparaît évidemment pas dans les textes éducatifs encourageant l’abstinence des jeunes hommes laïcs avant le mariage. Quoique le père doive éduquer ses fils quant à la sexualité et que la continence soit justifiée par des valeurs morales et chrétiennes, leur corps n’est pas placé sous le pouvoir d’un autre qu’eux-mêmes, contrairement aux jeunes filles vierges. Ces sermons dédiés à un statut spécifique parmi les catégories féminines sont ainsi révélateurs d’une intersection dans la conception des genres véhiculée par les auteurs des textes étudiés, faisant des veuves des êtres intermédiaires dans la chasteté. Afin d’améliorer leur sort spirituel et de saisir l’occasion donnée par le trépas du conjoint pour se racheter tout en s’élevant au-dessus des épouses, la femme privée de mari est incitée à se montrer sicut vir à l’exemple de Judith. Bien que le sexe masculin ne possède pas le monopole d’une attitude d’abstinence, l’expression d’une lutte contre son corps et ses pulsions est néanmoins identifiée à une manière d’agir propre à 223 C. Carlson, A. J. Weisl, « Introduction », in Constructions of Widowhood, éd. C. Carlson, A. J. Weisl, p. 3. 224 Cf. D. Lett, Hommes et femmes, p. 79. 225 Jacques de Vitry, RLS 434, ms. Riant 35, fol. 113v. 226 R. Hayward, « Between the Living and the Dead : Widows as Heroines of Medieval Romances », in Constructions of Widowhood, éd. C. Carlson, A. J. Weisl, p. 222 ; Y. Foehr-Janssens, La veuve en majesté, p. 30 ; D. D’Avray, Medieval Marriage, p. 131-167.

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l’homme et, dans son acception concrète, à une élite laïque. Si l’activité guerrière dans la pratique de l’art de la chevalerie engage des hommes vaillants, jeunes mais aussi adultes, elle mobilise davantage, dans son implication spirituelle, des jeunes hommes n’ayant pas encore atteint une capacité de résistance suffisante. En effet, loin d’être possédée d’emblée, cette faculté inculquée par les pédagogues mendiants rend le combat inutile une fois adulte, les ardeurs du corps faisant l’objet d’un parfait contrôle chez le vir. Les traités d’éducation laissent en tout cas apparaître un inachèvement des jeunes hommes adolescents quant à cette maîtrise. De fait, bien que le combat hardi contre le diable appelant la victoire du bon chrétien traduise un cheminement spirituel, il constitue dans le même élan le signe que la perfection n’est pas encore atteinte, autant pour les veuves que pour les adolescents. Ces réflexions laissent à penser que dans la difficulté à surmonter le désir réside le mérite du combat pour la résistance aux tentations. Dès lors, le comportement que les veuves sont encouragées à adopter porte précisément sur un rehaussement de leur statut par le biais de l’identification à l’autre sexe, induisant l’expression d’une amélioration ou d’une progression dans la vertu227. Si un comportement contraire, soit un homme efféminé, comme nous l’avons remarqué concernant les adolescents et à plus forte raison les hommes adultes, traduit une péjoration, l’attitude virile d’une femme, veuve en l’occurrence, est en effet interprétée en tant qu’élévation morale et spirituelle228. Toutefois, comme le constate Caroline Bynum, la symbolique de la femme virile n’a pas cours dans la manière dont les femmes se représentent elles-mêmes et dont elles expriment leur propre spiritualité229. Elles se décrivent en effet moins en tant que soldats du Christ, qu’en épouses, vierges enceintes ou encore mères de Dieu230. Pour les hommes en revanche, l’inversion des sexes est « un symbole lourd

227 Cf. J. A. McNamara, « Sexual Equality », p. 152-153 ; S. Krahmer, « The Virile Bride of Bernard de Clairvaux », Church History, 69/2 (2000), p. 304-327 ; V. Bullough, B. Bullough, Cross Dressing, p. 45-73 ; B. Newman, From Virile Woman ; K. Aspegren, The Male Woman. À propos du travestissement de femmes, la bibliographie est vaste, cf. notamment : J. Anson, « The Female Transvestite in Early Monasticism : the Origin and Development of a Motif », Viator, 5 (1974), p. 1-32 ; F. Villemure, « Saintes et travesties du Moyen Âge », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 10 (1999) [en ligne] ; V. Hotchkiss, Clothes Make the Man : Female Cross Dressing in Medieval Europe, Londres, 2012 (cf. la bibliographie, p. 177-201). 228 V. Bullough, « Transvestites in the Middle Ages », p. 1383 ; V. Hotchkiss, Clothes Make the Man, p. 13 et passim. 229 C. Bynum, Jeûnes et festins sacrés, p. 397-402 ; J. Anson, « The Female Transvestite », p. 6. Cf. également l’analyse de J. Anson au sujet du travestissement féminin. Il faut toutefois mentionner, au xive siècle, les exhortations de Catherine de Sienne aux femmes autant qu’aux hommes à se comporter de manière virile, comme des chevaliers. C. Bynum, Jeûnes et festins sacrés, n. 471, p. 262. 230 C. Bynum, Jeûnes et festins sacrés, p. 399-400. Pour J. A. McNamara (« The Herrenfrage », p. 21), l’image des épouses du Christ, ravivée dans la rhétorique masculine, force même la vierge la plus absolue à adopter un statut d’épouse. Elle ne parvient pas même à travers le renoncement à échapper au système de genre incluant une forte subordination des femmes aux hommes dans le mariage. Il faut bien entendu distinguer les représentations en épouses du Christ émises par des femmes dans l’expression de leur spiritualité de ces mêmes images formulées par des hommes dans un discours adressé aux vierges.

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de significations231 ». La virilité des veuves porterait ainsi la marque ostensible d’un discours élaboré par des hommes. Cette singularité traduirait la perception que ces auteurs ont des femmes et qu’ils veulent leur imposer, en projetant leur propre représentation de la vertu spirituelle et une manière de se définir comme modèles – par conséquent masculin – pour les femmes abstinentes. Associée à la pureté virginale d’Adam en tant que figure hégémonique, cette conception s’inscrit au sein d’une longue tradition chrétienne formulée par des hommes232. Hommes de religion et prédicateurs, avant tout héritiers de la pensée patristique et théologique qui les précède, les auteurs des sermons « ad viduas » assimilent leur sexe à la conduite appropriée et leur mode de vie à la perfection spirituelle. De surcroît, la masculinité de la trentaine, spectre planant sur les conseils formulés à l’égard des laïcs, enrichit l’expression d’une amélioration et se fait l’apanage du discours adressé aux femmes veuves qui, dans leur désir d’élévation, sont amenées à se conforter à cet idéal. Néanmoins, malgré l’invitation à adopter un comportement viril, certaines caractéristiques du portrait de la bonne veuve, notamment le jeûne et la réclusion dans la demeure familiale, placent résolument ces dernières du côté féminin, en traduisant leur expression spécifique de la spiritualité et de la dévotion. La veuve témoigne ainsi d’un état ambivalent, charriant à la fois des spécificités masculines et féminines, selon la coloration symbolique que leur donnent les auteurs mendiants. Ce faisant, les sermons aux veuves sont également révélateurs de la mobilité de l’identité masculine, qui s’acquiert, se gagne, s’imite, s’apprend, se construit et permet de jauger le mérite spirituel au sein d’une progression aux contours définis par ce sexe modèle. Inatteignable pour les veuves dans l’absolu, le jeune homme adolescent, quant à lui, peut œuvrer pour opérer sa transformation vers la masculinité pleinement réalisée que les pédagogues convoquent à travers le dépassement des sens. Résister à la souffrance pour devenir homme Martyrs et mutilés : surpasser son corps

Dans le prolongement du discours adressé aux veuves, la résistance aux sensations du corps, pierre angulaire de l’identité masculine, forme un point essentiel du comportement dont les jeunes hommes doivent faire montre. Tout en plaçant cette caractéristique sous l’égide de l’inspiration divine, les traités d’éducation incitent en ce sens les sujets masculins par le biais d’exemples illustrant le dépassement de soi. En effet, Vincent de Beauvais fait apparaître le récit de jeunes hommes torturés par le roi Antiochus, puisé dans Maccabées. En louant la force dont font preuve ces adolescents, il précise qu’« ils vainquirent [leurs] ennemis mais aussi eux-mêmes233 ». L’un d’eux suscite en particulier l’admiration par son courage (animus adolescentis) et sa capacité de résistance à la souffrance, au nom de ses croyances :

231 C. Bynum, Jeûnes et festins sacrés, p. 399. 232 K. Aspegren, The Male Woman. 233 Notre traduction. Vincent de Beauvais, De eruditione, 35, p. 138.

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[C]omme on le lit dans II Mach. 7 [10-12] : « Après lui, on tortura le troisième. À la demande du bourreau, il présenta aussitôt sa langue et tendit intrépidement ses mains et il dit avec un noble courage : “Je tiens ces membres du Ciel, mais à cause de ses lois je les méprise, et c’est de Lui que j’espère les recouvrer un jour”. C’est pourquoi le roi, et ceux qui étaient avec lui, admirèrent le courage de l’adolescent, qui comme rien affrontait la souffrance »234. Loin d’être anodin au sein d’un chapitre consacré à l’éducation des adolescents, le passage exprime bien l’idée de sublimer son propre corps, de triompher sur soimême, en reléguant les ressentis corporels au second rang, soit après les aspirations religieuses. Le fils torturé par le roi Antiochus évoque dans ses actions la figure du martyr. Si l’exhortation est palpable, cette évocation semble néanmoins décrire dans le même temps une force intérieure inhérente à l’adolescence masculine ou tout du moins à certains jeunes hommes particulièrement vaillants. L’allusion de Vincent de Beauvais, immédiatement après ce passage, au manque de cette qualité chez les hommes âgés (senes) confirme une interprétation dans ce sens, sans toutefois remettre en cause la perfection de l’âge du milieu235. Cette description favorable aux adolescents, rendus meilleurs que leurs aînés, constitue une rareté au sein de ce traité. À dessein de transcendance, un autre exemple destiné aux adolescents, mettant en scène une mutilation volontaire, surgit aussi bien dans le Communiloquium de Jean de Galles que dans l’encyclopédie de Vincent de Beauvais en référence à la belle apparence des jeunes années. Ces deux auteurs mendiants empruntent à Valère Maxime le récit de Spurinna. Cet adolescent d’une grande beauté choisit de porter atteinte à son visage plutôt que de déclencher les passions féminines236. Plus encore que de supporter une torture imposée par une main extérieure, cet exemple donne à voir une action sur sa propre chair dans l’intention d’une élévation morale en adéquation avec les idéaux chrétiens teintés d’ascétisme. Bien qu’émanant d’une œuvre païenne, cette capacité à surpasser un corps coupable des réactions concupiscentes qu’il suscite semble comporter une dimension expiatoire. Le geste de Spurinna valorise la figure du martyr mise en exergue par l’exemple du fils dans 234 Traduction française de la Bible (La Bible, trad. A. Crampon, A. Tricot et al., Paris, 1952). « Fortes utique fuerunt illi adolescentes, scilicet machabei, quando non solum hostes sed eciam semetipsos vicerunt, ut legitur [II Mach. 7, 10-12] : “Horum enim unus linguam postulatus ad cruciatum cito protulit et manus constanter extendit atque fiducialiter ait : ‘E celo ista possideo, sed propter dei leges hec ipsa despicio, quoniam ab ipso ea me recepturum spero’ unde rex et qui cum ipso erant, mirabantur adolescentis animum, quod tamquam nichil duceret cruciatum” », Vincent de Beauvais, De eruditione, 35, p. 138. 235 « Huiusmodi fortitudo vix et raro invenitur in senibus […] », ibidem. La suite du passage donne l’exemple d’un vieil homme martyr mais après avoir précisé le caractère exceptionnel de ce comportement et mentionné que les hommes plus âgés devraient montrer l’exemple aux adolescents. 236 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 86, c. 2359 ; Speculum doctrinale, V, 98, c. 460 ; Jean de Galles, Communiloquium, fol. 97v. Au sein des ces œuvres, ce récit est placé dans un chapitre dédié à la beauté vaine qui éloigne de Dieu. Dans celle de Vincent de Beauvais, ce chapitre s’inscrit dans la continuité du discours élaboré à propos de l’adolescence et de la jeunesse. Cf. ce récit dans Valère Maxime, Faits et dits mémorables, éd. et trad. R. Combès, Paris, 1997, IV, 5, p. 44.

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Maccabées. Ces deux modèles de jeunes hommes détériorent volontairement leur corps, jusqu’à la mort dans le deuxième cas. Transmis afin d’édifier les adolescents, ce comportement exemplaire suggère de privilégier la vie spirituelle aux sensations corporelles, en référence de manière sous-jacente à l’exercice différé d’une sexualité avant l’heure. La mort ou l’annihilation de la beauté est préférable au péché, soit de tenter les femmes soit de renier ses croyances. Seul le salut après la mort compte, au détriment de la vie terrestre. Dans cette perspective, une des versions du chapitre du Communiloquium dédié aux adolescents dévoile un dialogue puisé dans la légende de saint Barlaam laissant entendre que le nombre d’années de vie effectives est de moindre valeur en regard d’une existence spirituelle. En réponse à la question de Josaphat à propos de son âge, Barlaam précise qu’il ne compte pas les années qui se sont écoulées depuis le jour de sa naissance, soit les vingt-cinq premières. En effet, soumis aux vanités du monde, il se décrit alors comme « mort intérieurement » et ne dénombre dès lors que ses années de « vie », celles qui ont de la valeur d’un point de vue spirituel237. Jean de Galles enjoint les jeunes hommes de cette tranche d’âge de déconsidérer le temps où ils manquent de s’améliorer. L’adolescentia masculine est en effet dépeinte tel un moment offrant la possibilité de laisser croître la vertu, bien que grandisse « la vivacité des sens » avec le corps238. Renaître au masculin

Le récit de la résurrection de Lazare, rapporté par Guillaume Peyraut à l’égard des jeunes hommes de l’adolescentia, s’inscrit dans ce même élan de réflexion. Le dominicain souligne par cette évocation le caractère nuisible de la mauvaise habitude adoptée à ce moment de la vie, en ce qu’elle s’apparente à une grave maladie qui entraîne la mort. L’adolescent se rend alors d’autant plus coupable de négligence envers les bonnes mœurs à cet instant crucial de son parcours qu’il sera particulièrement ardu de rejoindre la bonne voie ultérieurement. Teintée d’une force évocatrice de premier ordre à travers la figure de Jésus, le médecin des âmes, l’habitude néfaste qui accable le pécheur provoque les larmes du Christ qui « frémit, pleura et cria » face à l’habitudinaire, peinant à se relever, soit à ressusciter239. Une autre figure, celle

237 Ce passage apparaît dans le chapitre De informatione adolescentium de Jean de Galles, Communiloquium sive summa collationum, Strasbourg, 1489, III, dist. 2, ch. 3. Cf. Jacques de Voragine, La légende dorée, p. 1011-1012. 238 « [E]t sicut crescit etas corporis, sic crescat etas virtutis […], sicut crescit sensus vivacitas, sic crescat virtutum perfectibilitas », Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, ch. 3 (De informatione adolescentium), fol. 93v. Ces propos laissent deviner le rapprochement établi entre adolescens, adolescere et crescere, déjà présent dans les Étymologies d’Isidore de Séville (Etymologiae [XI], 2, p. 117). 239 « In resuscitatione Lazari, quo figuratus est qui assuetus est peccatis, Dominus fremuit, lacrymatus est, clamavit, quia difficile surgit, quem moles malae consuetudinis premit, ut dicitur super Joann., II. Consuetudo mala est velut languor inveteratus qui difficile curatur », Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 6, p. 341.

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du pédagogue, se révèle étroitement associée à celle du Sauveur et du bon berger, reconduisant à la vie chrétienne l’adolescent égaré sur le mauvais chemin. Au moyen de ces mises en garde contre l’anéantissement de soi par le péché, le motif de la mort intérieure donne lieu à celui de la renaissance spirituelle qui se dessine comme une espérance dans les traités de Guillaume Peyraut et de Vincent de Beauvais, après la recommandation de revêtir les armes spirituelles. Plusieurs récits bibliques, mettant en scène des adolescents, sont convoqués à dessein d’exemplification. Abordées de manière succincte dans l’œuvre de Guillaume Peyraut, ces mentions sont toutefois davantage élaborées dans celle de Vincent de Beauvais. Après un encouragement à faire promptement pénitence si l’adolescens tombe durant son combat contre le péché, trois cas de renaissances spirituelles surviennent en effet dans le De eruditione filiorum nobilium. En premier lieu, Vincent de Beauvais et Guillaume Peyraut font appel à la parabole du fils prodigue (Luc. 15) – dans laquelle la Vulgate décrit un adolescentior filius – afin d’illustrer un possible retour à la vie chrétienne240. Les vêtements et les bijoux que le père offre au fils retrouvé représentent autant d’ornements spirituels pour Vincent de Beauvais. L’interprétation du dominicain, expliquant en effet que celui qui fait sincèrement pénitence se voit paré de joyaux en ramenant son âme de la mort, esquisse le motif d’une résurrection à la vie chrétienne ou tout du moins d’une renaissance dans la juste direction. Afin d’appuyer ces enseignements, Vincent de Beauvais cite les paroles du père du fils prodigue : « car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé241 ». Le récit du fils de la veuve de Naïn est ensuite évoqué par Vincent de Beauvais et Guillaume Peyraut, à travers l’expression « suscitatus est a domino », traduisible par « ressuscité » ou « réveillé » par le Seigneur. Tandis que les paroles de Jésus demeurent implicites dans l’œuvre de Vincent de Beauvais, au sein du De eruditione principum elles se muent en exhortation à chaque adolescent à quitter son existence pécheresse, maladie mortelle pour l’âme, et à le suivre : « Adolescent, je te le dis, lève-toi ! »242. Dans ce prolongement, en clôture du chapitre consacré à la discipline des adolescents, Vincent de Beauvais évoque la conversion de Paul en s’inspirant des Actes des Apôtres, sans toutefois citer directement le texte biblique. Par ce biais, la transformation masculine ayant lieu durant l’adolescence est exposée à la manière d’une mort intérieure, offrant par la suite la possibilité d’une renaissance. De fait, en consentant à la lapidation d’Étienne durant son adolescentia, Paul est décrit comme « spiritualiter mortuus »243. De manière succincte, cet événement est mis en relation étroite avec un autre épisode de la vie de saint Paul, se déroulant après sa conversion, qui relate la « renaissance » d’un adolescent (Act. 20, 9-12). Lorsqu’un jeune homme répondant au nom d’Eutychus écoute le discours de Paul en étant assis au rebord d’une fenêtre, il s’endort, tombe d’un étage et meurt. La Vulgate utilise le 240 Vincent de Beauvais, De eruditione, 35, p. 138 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 45, p. 448. Cf. A.-L. Dubois, « The Adolescent and the Crusader », p. 78. 241 Luc. 15, 24 cité dans Vincent de Beauvais, De eruditione, 35, p. 138. 242 « Adolescens, tibi dico, surge[!] », Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 45, p. 448 ; Vincent de Beauvais, De eruditione, 35, p. 138. Cf. A.-L. Dubois, « The Adolescent and the Crusader », p. 78. 243 Vincent de Beauvais, De eruditione, 35, p. 138.

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terme « mortuus » avant de mentionner que des individus « amenèrent Eutychus vivant » sans toutefois employer le verbe « suscitare »244. Bien qu’il soit question d’un retour à la vie et que Paul ait affirmé que ce jeune homme n’était pas mort, le texte de la Vulgate ne fait pas état d’une résurrection accomplie par l’apôtre à l’endroit de cet adolescent. Le pas est cependant franchi par Vincent de Beauvais, affirmant que Paul « mérita de ramener à la vie » cet adolescens, après avoir lui-même vécu une résurrection spirituelle à l’appel du Seigneur245. À travers l’acte opéré sur Eutychus, Paul rejoue ainsi sa propre conversion interprétée en termes de renaissance, après avoir subi une mort intérieure lors de son adolescence. Cette mise en parallèle permet de suggérer que l’adolescentia masculine s’apparente à une désolation en termes spirituels mais qu’elle peut néanmoins donner lieu à une transformation de soi exprimée comme une nouvelle naissance. De manière spectaculaire par cet exemple donné aux jeunes nobles laïcs, un individu pécheur au plus haut degré, à l’instar de Paul lors de la lapidation d’Étienne, est capable de retrouver le droit chemin sous l’impulsion divine, en suivant le Christ. Vincent de Beauvais exprime ainsi l’adolescentia comme une étape primordiale dans le cheminement chrétien des hommes. Le trépas entraîné par une vie soumise aux élans du corps et aux vices n’est pas irréversible si l’adolescent puise dans ses ressources intérieures la force de dévier vers la rédemption. L’émergence de la conscience de soi à l’adolescence par le biais de l’avènement du désir se traduit ainsi par un endormissement et un réveil symboliques et intérieurs. Dans le traité de Vincent de Beauvais, à travers la référence à ce récit biblique, Eutychus s’assoupit avant de mourir et d’opérer une renaissance, il est alors endormi en luimême – ou égaré dans le cas du fils prodigue – pour ensuite être réveillé à une vie chrétienne246. À cet égard, la prise de conscience qu’esquisse cet âge décisif à travers l’éveil de la sexualité, le développement de la raison accroissant la responsabilité du jeune homme et la possibilité d’une renaissance en puisant dans ses ressources intimes, s’inscrivent dans un même élan. Comme le suggère la métaphore du combat spirituel dans l’œuvre de Guillaume Peyraut et de Vincent de Beauvais, il appartient ainsi à l’adolescent lui-même d’aller à l’encontre de ses dangereux penchants envers le péché et de choisir au plus tôt de renaître de la mort intérieure. Le processus effectué par le baptême consistant à ressusciter en une nouvelle vie avec le Christ après être mort par le péché, se dévoile bien entendu en filigrane247, en parallèle de la pénitence explicitement mentionnée. Sous la plume des pédagogues mendiants, les 244 « Sedens autem quidam adulescens nomine Eutychus super fenestram, cum mergeretur somno gravi, disputante diu Paulo, eductus somno cecidit de tertio cenaculo deorsum, et sublatus est mortuus. Ad quem cum descendisset Paulus, incubuit super eum et conplexus dixit : Nolite turbari, anima enim ipsius in eo est. Ascendens autem, frangensque panem, et gustans, satisque allocutus usque in lucem, sic profectus est. Adduxerunt autem puerum viventem et consolati sunt non minime », Act. 20, 9-12. 245 « Paulus quoque in adolescencia spiritualiter mortuus fuit, cum in necem stephani consensit, ut legitur in [Act. 7, 57]. At postmodum resipiscens ad vocem domini resurrexit, ita ut et ipse adolescentem suscitare meruerit, ut legitur ibidem [Act. 20, 10-12] », Vincent de Beauvais, De eruditione, 35, p. 138. 246 A.-L. Dubois, « The Adolescent and the Crusader », p. 78-79. 247 Notamment décrit dans Rom. 6, 1-11 et Col. 3, 1-3.

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enjeux d’une masculinité en construction se dessinent dès lors à la faveur des récits de renaissances invitant le jeune homme au sortir de sa chrysalide à s’épanouir sur la voie de la vertu. Au terme de l’exploration effectuée, un certain nombre de symboles propres à la représentation de la masculinité et à son enseignement en tant que comportement sexué transparaissent avec limpidité. Le masculin se manifeste comme un processus de transformation que doit entreprendre l’adolescent au cours d’un passage périlleux de son existence, impliquant un éveil de la conscience de son propre corps et de ses pulsions sexuelles qu’il doit apprendre à maîtriser par la raison. De fait, la masculinité correspondant à l’idéal du vir virtutis incite à un perfectionnement spirituel. Cette identité sexuée s’obtient au prix d’efforts aussi vigoureux qu’ostensibles, engageant un dépassement de soi et de sa condition charnelle. L’amélioration attendue des adolescents qui leur permettra de réaliser leur métamorphose en adultes repose sur le développement d’un ensemble de facultés de l’esprit, au nombre desquelles la prévoyance, la sagesse et la raison figurent en bonne place. De manière concomitante, l’emprise sur le corps, encore défaillant eu égard à sa jeunesse, se révèle d’une importance cruciale dans le processus mélioratif inculqué. Comme le démontre le discours pédagogique, il est ainsi essentiel que l’adolescens ne soit pas spectateur de ses pulsions, se laissant entraîner par leur bouillonnement mais actif dans le développement d’une emprise sur le désir, dont les assauts sont symbolisés par la force extérieure du diable. Le recours imagé à la désignation d’une puissance externe permet de mieux exprimer le besoin d’une lutte active à laquelle les garçons sont incités, tout en imputant la responsabilité du vice au corps et à l’esprit inaptes à l’empêcher de croître. Si le corps est le premier accusé d’un manque de qualités viriles, c’est l’esprit par ses vertus qui permet d’en maîtriser les mœurs et d’opérer une sublimation de l’être tout entier. De fait, l’expression de la conservation d’un corps chaste cristallise le point de différenciation entre la conception des sexes, tant dans leur rapport à la sexualité que dans leurs rôles sociaux et culturels. Par son incomplétude en regard de l’idéal, qu’il s’agisse de la virilitas ou de la figure d’Adam, l’identité masculine se construit ainsi de manière palpable dans le discours éducatif à grand renfort d’avertissements, de menaces, d’admonestations, mais également d’exemples, d’encouragements et d’espoirs en une nature essentiellement perfectible. Les récits de renaissances et de dépassements des sensations corporelles disent la possibilité d’un tel changement à un âge qui est doté, au prisme de certains récits, d’une force d’âme exemplaire lorsqu’elle est sollicitée. Ces évocations affirment la foi des prédicateurs ainsi que des pédagogues en la rédemption du jeune homme sans cesse appelé à la confession. Par un processus de mise en abîme, ces surpassements et ce renouveau traduisent le processus pédagogique à même de changer l’adolescent par les effets qu’il produit. En sus des efforts du maître, le jeune homme est toutefois exhorté à puiser dans ses forces intérieures la capacité d’accomplir sa métamorphose en homme. La dépréciation du jeune homme, à travers les mises en garde et les dénonciations formulées, permet de mieux affirmer la capacité de l’adolescent à surmonter sa nature libidineuse et à s’élever spirituellement en transcendant ses

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inclinations. Dans la visée du mouvement d’évangélisation dans laquelle elle s’élabore, la masculinité est en effet création du pédagogue qui façonne le corps adolescent, dont le discours cherche à laisser des empreintes pérennes sur le comportement sexuel et intime, les sentiments qui y sont liés et le rapport à soi. L’identité masculine, sondée dans la pureté du corps mais avant tout de l’esprit et du cœur, fait l’objet d’une conquête réalisée par de nombreuses batailles contre soi, au détriment des pulsions du désir symbolisées par le diable. Reprenant un motif formulé à l’égard des clercs, ce thème s’adresse ici spécifiquement aux jeunes laïcs de la noblesse susceptibles d’embrasser une vie qui, bien que demeurant séculière, endosse toutefois un caractère vertueux grâce à la chasteté et à la tempérance avant mais également après le mariage. Pour autant, l’agissement masculin, si fortement associé à la définition du vir soit-il, n’est pas l’exclusivité de ce sexe, comme le démontrent les sermons aux veuves. Ce comportement hautement valorisé constitue en effet un appel vers la perfection qui ne s’exprime qu’à la faveur du sexe masculin. À ce titre, les adolescents et les veuves se voient investis d’idéaux communs dans la quête d’amélioration spirituelle que cherchent à leur transmettre les frères mendiants. Ces derniers façonnent le corps et la sexualité des laïcs à l’aune des valeurs ascétiques et spirituelles transmises dans une visée éducative, prenant en charge le rapport entre intimité profonde et instincts corporels. Si suivre ces préceptes est nécessaire afin de se conformer au modèle chrétien, c’est avant tout parce que la progression spirituelle s’acquiert par un oubli du corps incitant à une appétence pour l’immatériel. Dans ce sillage, la figure d’Adam, masculine et virginale, constitue le substrat des discours aussi bien destinés aux adolescents qu’aux veuves. Ainsi, dans ce langage, la distinction des sexes est loin de se cantonner à la binarité des couples symboliques entrevue dans les commentaires bibliques. Au contraire, la délimitation des genres dessine un « continuum » qui s’élabore par degrés successifs de masculinité et de féminité248. Le long de cette échelle de valeurs, l’étalon de mesure correspond au modèle hégémonique conforme aux normes établies. Cette identité malléable permet aux prédicateurs et aux pédagogues d’inspirer, au-delà des sexes, un idéal à la fois physique, spirituel et social engageant avant tout un comportement sexuel résistant pour ceux qui ne sont pas appelés à embrasser une vie religieuse ou à demeurer vierges. Au prisme de ces incitations à accomplir une série d’actes comme autant de signes d’appartenance à un sexe, ces conceptions identitaires construites par le discours se rapprochent de la notion de « genre » en ce qu’elles transcendent le sexe biologique249. Dès lors, l’abstinence constitue le point nodal des valeurs inculquées à ces deux catégories d’auditeurs ou de lecteurs sommés de combattre viriliter, en tant que pivot à une transgression positive. Les veuves sont invitées à franchir les limites établies

248 T. Laqueur, La fabrique du sexe, p. 42-87 ; J. Murray, « One Flesh », p. 34-51 ; D. Lett, Hommes et femmes, p. 81 ; A.-L. Dubois, Concevoir le mâle, p. 93-122. 249 V. Bullough, Cross Dressing, p. 67 ; D. Lett, Hommes et femmes, p. 81 ; S. Salih, « Performing Virginity », p. 98.

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entre les sexes par leur comportement à défaut de le faire physiquement, bien que leur corps soit malmené pour satisfaire cette quête. Les adolescents quant à eux sont encouragés à s’acheminer vers l’aetas virilis en se surpassant pour franchir la barrière symbolique des âges. Bien que les veuves demeurent des femmes, imparfaites à ce titre, comme les adolescents elles peuvent sublimer les instincts de la chair afin de correspondre à un modèle profondément masculin, appartenant de surcroît aux clercs célibataires, transmis à travers le discours qui leur est adressé. La chasteté des veuves est ainsi une occasion à saisir afin de détacher de la sexualité peccamineuse des âmes désireuses de résister activement, sicut vir, aux assauts de la chair et à rejoindre un idéal de vie ascétique néanmoins féminin. Autant pour les veuves que pour les adolescents, la chasteté se fait donc lieu d’un combat des plus féroces, qui met au jour la valeur de guerriers dont le mérite est d’autant plus grand que les instincts du corps sont accrus par leur âge ou l’habitude des plaisirs charnels. Au demeurant, si ces exhortations visent à former l’adulte laïc, celui-ci n’est pas épargné par l’éducation mendiante une fois ce stade atteint, en particulier en vertu de son rôle d’homme marié et de père.

Troisième partie

Être homme de corps et de cœur Rôles sociaux, affects et sexualité

Introduction à la troisième partie

Une fois parvenu à l’âge « adulte », tout du moins à l’âge moyen tant valorisé qu’incarne la virilitas, l’homme laïc n’est pas pour autant exempté de recommandations afin de parvenir au modèle de masculinité encouragé. En effet, les traités d’éducation, les manuels destinés aux confesseurs, les sermons ad status et par voie de transmission moins immédiate les encyclopédies concourent à instruire les hommes laïcs quant aux rôles sociaux et affectifs qu’ils doivent assumer. Deux fonctions en particulier font l’objet d’enseignements : l’homme en tant que père et en tant que mari. Ces rôles à travers lesquels s’affirme le statut d’homme adulte s’intègrent dans la définition de la fonction du père de famille1. Inextricablement liés à la suite de la réforme grégorienne, le premier ne peut exister sans le second, car en effet le père ne peut être que le mari2. L’un concerne la masculinité dans sa relation envers ses enfants et l’autre dans ses liens conjugaux, induisant le rapport entre homme et femme au sein du couple. Ces deux fonctions sociales, liées à l’activité sexuelle et à la procréation, cristallisent par essence la dissociation entre clercs et laïcs, la vie séculière étant désignée comme inférieure en regard de l’idéal de pureté que représente l’existence religieuse3. Il n’est dès lors pas étonnant qu’en tant que symboles d’une masculinité non cléricale, ces deux statuts soient le lieu d’un compromis dans le modèle de masculinité inhérent à la pensée des auteurs mendiants. Cette identité est en effet dénuée dans son idéal de toute relation sexuelle et de préoccupations matérielles. Dans la distorsion qui se fait jour, les valeurs chrétiennes élémentaires assorties de principes moraux habitent les conseils destinés aux fidèles et viennent raccrocher les aspirations cléricales à la masculinité séculière dans son application quotidienne, au sein de la vie familiale. La volonté de domination sociale des clercs qui « s’efforcent de contrôler les règles de l’alliance et de la filiation4 » transparaît dans l’instruction des fidèles, et plus particulièrement des hommes adultes. Sous l’impulsion du mouvement d’évangélisation et de l’effort pastoral qui caractérisent ce xiiie siècle, l’éducation des mœurs et des

1 D. Neal, « Husbands and Husbandry », in Women and Gender in Medieval Europe. An Encyclopdia, éd. M. Schaus, Londres, 2006, p. 387-388 ; A.-M. Certin, D. Lett, « Ouverture », p. 19-20. 2 J. Mulliez, « La désignation du père. Préambule juridique », dans Histoire des pères et de la paternité, s. d. J. Delumeau, D. Roche, Paris, 2000, p. 49-50 ; D. Lett « Tendres souverains. Historiographie et histoire des pères au Moyen Âge », dans ibid., p. 22 ; A.-M. Certin, D. Lett « Ouverture », p. 26 ; D. Neal, « Husbands and Husbandry », p. 387. 3 J. A. McNamara, « The Herrenfrage », p. 9 ; J. Baschet, Le sein du père : Abraham et la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, 2000, p. 38. 4 J. Baschet, Le sein du père, p. 38. Cf. aussi R. Rusconi, « De la prédication à la confession », p. 83.

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consciences fixant les rôles masculins se réalise à travers différentes sources, comme autant de canaux pour atteindre les hommes dans leur vie séculière. La nature des sermons ad status peut laisser penser que les destinataires des enseignements aux pères et aux époux sont puisés dans diverses catégories sociales parmi les laïcs, tandis que les manuels de confesseurs sanctionnent les péchés d’une vaste population en contact avec les prêtres des paroisses. Les traités d’éducation s’adressent davantage à la noblesse quant à ces fonctions. Comparés aux sermons ad status avec lesquels ils entrent en dialogue, ainsi que les autres sources de notre corpus, leurs préceptes permettent toutefois de cerner ce que les Mendiants, ainsi que les auteurs qui leur font écho, cherchent à transmettre à un plus large éventail masculin. Outre un apprentissage spirituel et chrétien, la volonté de former les corps – leur capacité à procréer, leur sexualité – se dessine à travers ces enseignements aux pères et aux maris allant jusqu’à prescrire les affects et les sentiments que doivent ressentir les fidèles, qu’il s’agisse d’amour paternel ou conjugal. En effet, la bonne manière d’aimer, en tant que composante à part entière de la construction de l’identité sexuée enseignée aux hommes, fait l’objet de directives. L’intention d’éducation est alors portée à son paroxysme, dans le même mouvement qui dirige les âmes et les consciences à travers la confession, jusqu’à instruire les hommes une fois adultes dans les domaines les plus intimes de leur être.

Chapitre V II

Paternité et masculinité L’indispensable lien

Les conseils formulés à l’égard des pères imprègnent les œuvres du corpus rassemblé. Ils se situent plus sensiblement dans les sermons ad status à l’intention des garçons et des adolescents – composés vers les années 1260-1270, à l’exception de la collection de Jacques de Vitry – mais également dans les traités d’éducation étudiés – tous produits entre 1246 et 12791. En effet, bien que ces textes ne soient pas adressés immédiatement aux pères, l’éducation des garçons et des adolescents laisse place à des conseils envers eux. Les géniteurs sont désignés pour faire appliquer les recommandations des pédagogues. À côté du maître ou du précepteur qui se charge de l’éducation des enfants nobles, la figure paternelle s’avère très présente dans le rôle éducatif qu’elle endosse au sein des sermons ad status et des traités d’éducation. Le père est alors un relais, un passeur des prescriptions morales transmises aux garçons par les auteurs mendiants2. À ce titre, il y a de bons et de mauvais pères, dont les exemples sont égrenés dans les enseignements destinés aux fidèles, autant donnés à voir aux garçons eux-mêmes qu’à leurs pères. Par ce biais, ces derniers sont rendus attentifs à se montrer soucieux envers leurs fils. À travers l’étude de ce discours, il apparaît dès lors que les pères éduquent autant leurs fils qu’ils ne sont eux-mêmes éduqués dans ce rôle. Si les pères instruisent leurs garçons et leurs filles à se conformer à leur identité sexuée, la paternité fait aussi partie intégrante de la masculinité normative telle qu’elle est transmise. Ce statut valorisé participe pleinement de la construction du masculin, allant même jusqu’à devenir une condition indispensable à la réalisation de soi en tant qu’homme laïc. Hormis un discours sur la paternité présent dans les sermons ou dans les parties des traités éducatifs destinées aux garçons, des chapitres consacrés aux pères et formulés directement à leur intention se font jour. À cet égard, outre les pans du Communiloquium abordant l’éducation des pueri déjà mentionnés, Jean de Galles propose de la matière à prêcher concernant la façon dont le paterfamilias doit « gouverner » sa famille3. D’autres chapitres traitent de la relation que doit entretenir un père avec son fils et de l’amour que ce dernier doit porter à ses parents4. L’ensemble de ces chapitres prend place au sein de la deuxième partie du Communiloquium, dédiée aux laïcs, qui se consacre aux « liens » (colligationes) affectifs et relationnels qui régissent notamment 1 Voir supra, ch. I. Nous incluons le Communiloquium dans ces collections ad status. 2 Sauf Jacques de Vitry, toutes les œuvres sur lesquelles se base l’étude de la paternité dans ce chapitre sont composées par des frères mendiants. 3 Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 3, ch. 2 (Qualiter paterfamilias debet familiam suam gubernare), fol. 75v. 4 Ibid., dist. 2 (De colligatione patrum ad filios et converso), ch. 1 et 2, fol. 71v-74v.

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les rapports familiaux et conjugaux5. Par ailleurs, une encyclopédie en particulier, celle de Barthélemy l’Anglais, s’attache à définir le père (De patre). Ce faisant, à travers d’autres canaux de transmission, cette œuvre contribue à façonner l’identité masculine en la matière, bien que ce passage ne s’adresse pas aussi directement aux fidèles que les sermons ad status. Les traités d’éducation ne sont pas en reste concernant la question de la paternité ou du rôle de chef de famille. Ils s’y attachent également en dehors d’une adresse en deuxième instance à travers des chapitres consacrés à l’instruction des enfants et des adolescents. D’une part, s’ils entament leurs recommandations à partir de la pueritia, mettant en lumière le rôle du père dans ce contexte, certains d’entre eux prolongent leurs conseils jusqu’au moment où le jeune homme aura atteint l’âge d’être à son tour un paterfamilias et un mari comme cela se décèle dans le traité de Vincent de Beauvais6. D’autre part, les traités de Guillaume Peyraut et de Gilles de Rome, composés à près de quinze ans d’intervalle (vers 1265 et 1279), consacrent plus explicitement des chapitres à l’intention des pères eux-mêmes dans le but de leur enseigner le souci qu’ils doivent porter à leurs fils. Loin de se cantonner à une adresse aux garçons et aux jeunes hommes, il est vrai que ces deux œuvres instruisent les hommes adultes de la noblesse en s’apparentant au genre des miroirs aux princes, bien que les conseils formulés dépassent le cadre de cette élite. Parmi les sujets abordés, les traités de Guillaume Peyraut et de Gilles de Rome, réservés à un auditoire masculin, se consacrent en effet à expliquer aux nobles la manière dont ils doivent gouverner leur famille. Des chapitres leur sont explicitement adressés quant à l’éducation de leurs fils et de leurs filles. La figure paternelle y tient par conséquent une place de premier ordre dans le rôle d’éducateur7. Sous leur plume, son portrait prend de l’épaisseur en tant que premier bénéficiaire des propos formulés par les frères mendiants. La consistance accordée à la figure du père n’exclut pas que les qualités d’un maître, que l’on peut imaginer autre que le géniteur, soient décrites. En outre, dans un deuxième temps, certains chapitres, en particulier dans le traité de Guillaume Peyraut, ne laissent qu’apparaître en filigrane le rôle paternel pour énoncer tout d’abord des recommandations envers les fils. Cependant, qu’il émerge comme destinataire de premier plan ou qu’il se situe en arrière-fond des préceptes énoncés, le père demeure la figure de transmission par excellence en matière d’instruction. Cette fonction de l’âge adulte revêt une importance particulière au sein de ces deux traités conçus avant tout pour éduquer les hommes adultes, princes ou nobles, et plus largement tous les « cives » comme le souligne Gilles de Rome. À travers une éducation hautement sexuée, en même temps que la masculinité des fils est elle-même formée, le père est sollicité en tant que premier récepteur de cette matière éducative qu’il doit veiller à faire appliquer à ses enfants selon leur sexe. Tout en répondant par son rôle de père à un des devoirs fondamentaux qui incombent aux laïcs, à une

5 Ibid., dist. 1-9, fol. 67v-88r. Cette deuxième partie s’intitule De colligatione membrorum ad invicem. 6 Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 146-151. 7 Cf. A.-M. Certin, D. Lett, « Ouverture », p. 16.

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composante essentielle de sa propre masculinité, il se fait par la même occasion garant de l’identité sexuée de ses fils. L’historiographie récente, dans le sillage des études sur la masculinité, a donné lieu à de nombreux travaux sur la paternité, en particulier concernant le Moyen Âge8. Les études de Didier Lett, Aude-Marie Certin, Jérôme Baschet et Philip Grace notamment ont marqué de manière récente le domaine de la paternité en se penchant sur les derniers siècles du Moyen Âge9. Eu égard aux aspects de la paternité médiévale que ces recherches ont mis en valeur, ce chapitre n’évoquera que succinctement certains de ces éléments, notamment dans sa première partie. Il nous paraît néanmoins indispensable de ne pas faire l’économie de l’éducation paternelle dans la mesure où elle cristallise une composante essentielle de la masculinité normative et des préceptes adressés aux hommes au sein des traités d’éducation, des sermons ad status et des encyclopédies. Par ailleurs, il semble pertinent de mentionner certains des points fondamentaux mis en lumière par les médiévistes dans la mesure où ils s’illustrent à travers les textes étudiés, car il y a autant d’images construites du père qu’il y a de textes qui s’y intéressent. Toutefois, ce chapitre s’attachera davantage aux points de réflexions qui paraissent spécifiques au corpus qui est le nôtre ou qui permettent d’approfondir un aspect de la construction de la paternité déjà esquissé par les travaux précédents. Le discours sur la paternité est intimement associé à celui sur la masculinité laïque dans les sources pédagogiques du xiiie siècle. Comme le soulignent Aude-Marie Certin et Didier Lett, être père noue une relation étroite avec la définition des hommes au Moyen Âge, contrairement à notre époque contemporaine où cette fonction peut plus facilement être distinguée du genre masculin, notamment en raison du contrôle des naissances. Aux derniers siècles du Moyen Âge, « la paternité tient une place fondamentale dans l’acquisition et dans l’affirmation de l’identité masculine10 ». Nous envisageons ce rôle dans cette perspective, en tant que pierre angulaire de la 8 Cf. ibid., p. 13-29. 9 La bibliographie à ce sujet s’étant étoffée ces dernières années, nous nous contentons de mentionner quelques titres fondamentaux. Pour plus de détails, cf. ibidem. D. Lett (dir.), Être père à la fin du Moyen Âge, Paris, 1997 ; id., Famille et parenté dans l’Occident médiéval : ve-xve siècle, Paris, 2000 ; A.-M. Certin (dir.), Formes et réformes de la paternité ; id., La cité des pères. Paternité, mémoire, société dans les villes méridionales de l’Empire du milieu du xive siècle au milieu du xvie siècle (Nuremberg, Augsbourg, Francfort-sur-le-Main), Thèse de doctorat, EHESS, Paris, 2014 ; P. Payan, Joseph : une image de la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, 2006 ; P. Grace, Affectionate Authorities ; R. Bast, Honor your Fathers : Catechisms and the Emergence of Patriarchal Ideology in Germany. 1400-1600, Leyde, 1997 ; S. Ozment, When Fathers Ruled : Familiy Life in Reformation Europe, Londres, 1983 ; J. Baschet, Le sein du père ; C. Maillet, La parenté hagiographique (xiiie-xve siècle). D’après Jacques de Voragine et les manuscrits enluminés de la « Légende dorée » (c.1260-1490), Turnhout, 2014 ; J. Delumeau, D. Roche (dir.), Histoire des pères. Contrairement à la version de 1990 entamant son étude au xve siècle, la réédition de cet ouvrage en 2000 inclut plus sensiblement le Moyen Âge sous l’impulsion de D. Lett (notamment avec l’ajout de « Tendres souverains », p. 16-39). Les questions du genre et de la paternité sont bien entendu associées à l’étude de la famille au Moyen Âge, cf. A. Fine, C. Klapisch-Zuber, D. Lett, « Liens et affects familiaux », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 34 (2011), p. 7-16. 10 A.-M. Certin, D. Lett, « Ouverture », p. 19.

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masculinité séculière dont les aspérités sont polies par les enseignements mendiants. En effet, bien qu’elle échappe par définition aux modalités de l’existence religieuse par sa fonction d’engendrement, la paternité se révèle néanmoins encadrée par de grandes exigences. Les prédicateurs et les pédagogues inscrivent cette fonction au sein d’une vie chrétienne et définissent les modalités d’une concession en regard de l’idéal de célibat imposé aux clercs. À ce titre, la paternité charnelle devient laboratoire d’observation des compromis que les prédicateurs et les pédagogues apportent au modèle propre à la masculinité du clergé. Leurs réflexions sur ce rôle donnent à voir les efforts d’adaptation qu’ils mettent en œuvre pour inscrire l’exercice de la sexualité des laïcs auxquels ils s’adressent dans le cadre du mariage, au service d’une finalité chrétienne et reproductive. Dans cette lignée, le paterfamilias incarne les aspirations chrétiennes en étant désigné par les frères mendiants comme le messager, au sein de la cellule familiale, des principes spirituels qu’ils cherchent à transmettre aux fidèles. Dans un système de pensée qui établit une hiérarchie entre parenté spirituelle et parenté charnelle en dévalorisant la seconde, prend place la distinction entre Dieu en tant que Père éternel et parfait, les pères spirituels – rôle endossé par les clercs et les parrains – et enfin les pères charnels, soit les laïcs en tant que géniteurs11. Cette question est centrale dans les représentations médiévales de la paternité et structure les réflexions à son sujet. Si la paternité des géniteurs demeure charnelle dans le rôle éducatif qui leur est attribué, une dimension spirituelle se dégage néanmoins des enseignements dont les pédagogues l’investissent. À travers les attitudes décriées ou au contraire approuvées par ceux-ci et les prédicateurs, la paternité donne lieu à une étroite surveillance du corps masculin. Les règles qui la régissent et en dictent les codes de conduite, la plaçant par tous les devoirs qui lui incombent au service de Dieu, cristallisent une volonté de contrôle de la sexualité et de la capacité procréative des hommes. Ce chapitre s’intéresse à la manière dont le rôle du père nourrit l’identité masculine laïque au sein du discours mendiant. Dans un premier temps, il sera question du devoir d’instruction qui revient au père, puis du lien inextricable qui unit paternité et masculinité. Ce chapitre traitera ensuite du rapport hiérarchique instauré entre père et fils notamment justifié à travers l’amour que celui-ci doit porter à sa progéniture.

Transmettre et instruire : être père selon les Mendiants La figure paternelle que construisent les préceptes mendiants évolue dans une tension constante entre la description de l’amour vigoureux que ressent le père envers ses fils et le devoir d’exercer un pouvoir sur eux, en tant que figure d’autorité, à travers la discipline12. Ce dernier aspect revêt en effet une importance cruciale dans

11 J. Baschet, Le sein du père. 12 Cette tension entre autorité et affection apparaît également au sein de sources plus tardives. P. Grace, Affectionate Authorities, p. 123. Cf. J. Swanson, « Childhood and Childrearing », p. 309-331 ; D. Lett, « L’éducation et les conceptions pédagogiques », p. 87.

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l’instruction morale confiée au père, justifiée par le bien voulu aux enfants13. Puisque la tâche punitive et correctionnelle est attribuée au père, tandis que la mère se voit investie d’un autre rôle, se décèle une répartition sexuée des tâches éducatives14. Si l’affection que le père témoigne à son fils est nécessaire, une trop grande tendresse de sa part présente la menace d’une excessive indulgence, mettant en péril son efficacité à corriger15. Au sein du discours des Mendiants, les deux aspects de la paternité que son l’amour et le pouvoir exercé sur la progéniture cohabitent de manière telle qu’ils en viennent à se confondre, ou du moins à se conjuguer entièrement pour ne former que deux facettes de l’expression d’un même sentiment d’affection et de son application concrète à travers l’éducation. Les devoirs paternels d’après les pédagogues

Comme l’ont souligné nombre d’historiens de l’enfance et de la paternité concernant les derniers siècles du Moyen Âge, cette fonction rime avec le devoir de corriger, bien que les châtiments corporels soient préconisés avec modération16. Le père décrit par le corpus étudié, principalement les traités d’éducation de la deuxième moitié du xiiie siècle, n’échappe pas à la règle. Parmi les tâches éducatives qui façonnent le portrait du bon père, celle de châtier afin de remettre ses fils sur le droit chemin est bien souvent rappelée, reflétant le souci qu’il doit porter à sa progéniture. Dans ce même mouvement, instruire non pas seulement le corps mais aussi l’esprit à travers des préceptes moraux et spirituels, fait partie des premiers devoirs de celui qui a la charge du salut de ses fils. À dessein d’émuler dans ce sens les pères, les prédicateurs et les pédagogues évoquent l’exemple de Tobie qui enseigne à son fils la crainte de Dieu et lui apprend à se tenir éloigné du péché17. Dans le sermon destiné à tous les hommes laïcs, parmi les quelques points fondamentaux qui fixent leurs devoirs, une injonction aux pères d’éduquer leurs enfants en matière spirituelle est appuyée par ce modèle18. De concert avec la figure du roi David formulant des recommandations à son fils Salomon (Prov. 4, 3-4), ces références bibliques en matière de paternité deviennent de véritables lieux communs utilisés dans la plupart des sermons ad status destinés aux garçons ainsi que dans les traités pédagogiques19. Elles assignent

13 P. Grace, Affectionate Authorities, p. 123-124. 14 Cf. notamment D. Lett, Famille et parenté, p. 189-195. 15 Ibid., p. 125. 16 D. Lett, « Les relations entre les enfants et les adultes au sein des familles médiévales », Le Télémaque, 46 (2014), p. 90 ; P. Grace, Affectionate Authorities, p. 123. 17 Tob. 1, 10 : « ab infantia timere Deum docuit, et abstinere ab omni peccato ». 18 « Item diligenter filios in bono instruere, exemplo Tobiae, qui tam diligenter filium instruxit », Humbert de Romans, S. 71 (« ad omnes laicos »), p. 170. Ce sermon entame la section masculine de la collection ad status adressée aux laïcs. 19 Vincent de Beauvais, De eruditione, 1, p. 8 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 1, p. 329 ; Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 5, p. 18 ; Jacques de Vitry, RLS 438, p. 440 ; Guibert de Tournai, RLS 268, p. 704 ; Humbert de Romans, S. 87, p. 191-192 ; S. 71, p. 170. Un autre verset de Tobie (4, 13) est cité dans le Communiloquium en exemple d’instruction d’un père à ses fils. Jean de Galles, Communiloquium, III, dist. 2, ch. 1, fol. 93r.

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explicitement aux pères l’éducation religieuse en tant que devoir fondamental, comme l’illustre le verset énoncé en préambule de l’éducation masculine par Vincent de Beauvais : « As-tu des fils ? Instruis-les »20. D’autres modèles bibliques, telle la figure d’Abraham, viennent enrichir le portrait donné à voir aux pères auxquels s’adressent ces propos21. Ces exemples maintes fois promus forment le langage de la paternité propre aux corpus étudié concernant ses aspects valorisés et la finalité chrétienne de ses enseignements. En effet, le père est désigné comme étant avant tout le garant des bonnes mœurs de ses fils de même que de leur formation religieuse22. Il doit ainsi veiller à faire appliquer les préceptes de vie chrétienne distillés par l’entremise des textes éducatifs. Alors même que le rôle paternel implique l’adoption d’un style de vie par définition séculier, cette figure cristallise ce que les frères mendiants souhaitent inculquer aux garçons, et plus généralement aux fidèles, quant à une vie conforme aux idéaux chrétiens appliqués dans l’espace de la famille. Bien que parent charnel, en tant qu’incarnation masculine d’un mode de vie laïc, le père se fait messager des enseignements mendiants. Voie d’accès aux fidèles dans cet espace intime, il devient le porte-parole privilégié des valeurs que les clercs souhaitent enseigner, en même temps qu’il prodigue à sa descendance mâle les valeurs inhérentes aux normes de son sexe23. Dans cette visée, Guillaume Peyraut est le seul auteur du corpus étudié à utiliser une image bien particulière dans la charge symbolique qu’elle contient. Afin d’illustrer le soin que les parents doivent apporter à leurs enfants, plusieurs exemples sont puisés dans la nature. La fonction de transmission qui incombe au père est figurée par l’image d’un arbre, dont le tronc amène la sève aux branches. Sous l’effet de cette substance bienfaisante, ces dernières – représentant ses fils sous sa garde – sont nourries et croissent24. Il est vrai que le terme « parents » est utilisé immédiatement avant ce passage. Toutefois, l’adresse du traité de Guillaume Peyraut aux princes, autant mentionnée dans le prologue qu’au début du livre V, permet d’associer cette image à la figure paternelle25. La tâche d’instruire, de garder et d’éduquer (erudire, custodiare, nutrire) est en outre explicitement confiée au

20 Eccli. 7, 25 : « Filii tibi sunt ? erudi illos et curva illos a puericia eorum », Vincent de Beauvais, De eruditione, 1, p. 5. Cité également dans Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 2, ch. 1, fol. 71v et Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 1, p. 328. 21 Cf. par exemple Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 5, p. 18 ; Vincent de Beauvais, De eruditione, 28, p. 105. Pour une interprétation spirituelle de cette figure, cf. J. Baschet, Le sein du père. 22 Selon Guillaume Peyraut par exemple, le père se doit « d’élever [ses enfants] religieusement ». « Ad prolem sic debet se habere sicut docet Augustinus, ut scilicet […] religiose educetur », De eruditione principum, V, 29, p. 402. 23 Cf. D. Lett, Hommes et femmes, p. 82-83. 24 « Naturalis est dilectio parentum in filios, ex qua dilectione sequi debet in eorum custodia et eruditione. In arboribus mittit truncus ad ramos humores, unde nutriuntur et augentur, ad custodiam, rami et fructus cortice operiuntur », Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 2, p. 330. Ailleurs dans ce traité, plusieurs passages rattachent l’image d’un arbre à la foi chrétienne. Ibid., II, p. 234-245. Sur la symbolique de l’arbre, cf. L’arbre : histoire naturelle et symbolique de l’arbre, du bois et du fruit au Moyen Âge, Paris, 1993 ; V. Fasseur et al., L’arbre au Moyen Âge, Paris, 2010. 25 Guillaume Peyraut, De eruditione principum, Prologue, p. 164-166 et V, 1, p. 328.

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père à travers plusieurs exemples qui occupent la fin de ce deuxième chapitre26. L’encyclopédie de Barthélemy l’Anglais abonde dans ce sens, faisant de l’instruction la tâche principale du père à l’égard de son fils au sein d’un chapitre entièrement consacré à ce rôle masculin (De patre). La nourriture et l’éducation sont mises en corrélation à travers le verbe nutrire, association bien connue dans laquelle peut aussi se lire la métaphore d’une alimentation spirituelle aussi chère aux prédicateurs qu’aux pédagogues27. Barthélemy l’Anglais évoque un père nourricier à l’égard de son fils, qui fait de lui son « compagnon de table » (commensalis) une fois qu’il est sevré et lui apprend à parler durant sa jeunesse28. Nourriture et instruction vont de pair avec l’amour (dilectio) que porte le père à son fils, sur lequel insiste l’encyclopédie en nommant à plusieurs reprises ce lien de proximité comme moteur des enseignements paternels29. La paternité : condition de vie séculière et perfection masculine

Le chapitre du traité de Guillaume de Tournai dessinant les traits principaux du « bon chrétien » met en exergue le portrait du père à l’âge adulte. Comme le souligne le dominicain, l’acquisition de ce titre masculin se mérite à travers la perpétuation d’une descendance. Au nombre des qualités attribuées à ce modèle de bon chrétien, aboutissement des conseils pédagogiques, figure en effet celle d’être un bon père qui apprend à ses fils les rudiments de la foi30. Dans ce chapitre dédié aux exigences envers les hommes laïcs, le bon père et le bon mari forment les deux fonctions masculines demandées au bonus christianus. Tant il est vrai que le second est tenu de se comporter chastement envers son épouse, il appartient au premier d’instruire ses fils pour mériter ce nom31. De fait, ces deux aspects forment les facettes d’un même modèle de masculinité appliqué à la vie séculière et modulé par les auteurs mendiants. Si la dimension de rachat marque davantage la maternité32, il reste que la paternité est décrite comme indispensable à une vie séculière acceptable et moralement juste. 26 Ibid., V, 2, p. 330-334. À propos de ces tâches paternelles, cf. dans Histoire des pères, s. d. J. Delumeau, D. Roche : D. Lett « Tendres souverains », p. 26-31 ; S. Melchior-Bonnet, « De Gerson à Montaigne, le pouvoir de l’amour », p. 75 ; J. Mulliez, « La désignation du père », p. 66-67. 27 Le verbe latin nutrire signifie à la fois éduquer, former et nourrir. Cf. L. Laumonier, « De l’allaitement à l’éducation. Prendre soin d’enfants dans la région de Montpellier à la fin du Moyen Âge (12501500) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 124/3 (2017), p. 150 ; P. Payan, « Pour retrouver un père… la promotion du culte de saint Joseph au temps de Gerson », dans Être père, s. d. D. Lett, p. 22 ; D. Lett, « L’éducation et les conceptions pédagogiques », p. 85-89 ; N. Bériou, « Un mode singulier d’éducation », p. 113-115. 28 « Homo autem puerum suum sive foetum diligit et nutrit, ablactatum suum commensalem facit filium, et in iuventute verbis erudit », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 14, p. 247. Le terme « homo » est employé, mais ce passage s’inscrit dans le chapitre De patre, dans la partie consacrée aux hommes. 29 Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 14, p. 247. 30 Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 20 (De bono Christiano), p. 30. 31 Ibidem. 32 Y. Knibiehler, C. Fouquet, L’histoire des mères du Moyen Âge à nos jours, Paris, 1980, p. 12 ; D. Lett, L’enfant des miracles, p. 22.

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La procréation constitue en effet la première justification de la sexualité exercée dans le cadre du mariage et la raison d’être de ce sacrement, comme le rappelle Vincent de Beauvais33. Dès lors, sans alternative, ce rôle ou tout du moins l’intention de le remplir à travers une sexualité pratiquée dans ce but, apparaît comme la solution unique proposée aux hommes afin d’adopter une vie séculière conforme aux valeurs chrétiennes34. Être père pour être un homme

À ce titre, Gilles de Rome fait de la fonction paternelle une donnée indispensable à la masculinité, signe de la pleine réalisation de l’identité sexuée. Étape primordiale du cycle de la vie rendant visible l’affirmation de l’état d’homme, cette fonction permet « le passage définitif d’une masculinité d’adolescent à une masculinité adulte35 ». Selon le De regimine, la maison, en tant que reflet des relations affectives et familiales dont l’homme est le centre, s’avère incomplète ou plutôt « imparfaite » sans l’engendrement d’une descendance, soit sans la « communauté » que forment le père et son fils36. De cette perfection masculine dépend celle de l’édifice social qu’est l’espace domestique, lieu séculier où se déploie un faisceau de rôles masculins dominants : le mari, le père et le seigneur37. En effet, Gilles de Rome déclare que la perfection de « chaque chose » (unumquodque) dépend de son pouvoir de reproduire une chose similaire à elle, soit d’être opérationnelle dans ses agissements38. Si cette argumentation qui repose sur un raisonnement logique à partir de l’œuvre 33 Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 149. Cf. D. Lett, « L’enfant dans la chrétienté ve-xiiie siècles », dans D. Alexandre-Bidon, D. Lett, Les enfants au Moyen Âge, p. 22. 34 Cf. D. Neal, « Husbands and Husbandry », p. 387. La question de la stérilité est bien entendu sous-jacente, ce sujet dépasse toutefois le cadre de cet ouvrage. Concernant une période plus tardive, S. Cavallo remarque que les non pères sont perçus comme des adultes manqués, selon les impératifs sociaux propres aux hommes laïcs. « O padre o figlio ? Ruoli familiari maschili e legami tra uomini nel mondo artigiano in età moderna », in Pater familias, s. d. A. Arru, Rome, 2002, p. 62. Cf. D. Lett, « L’enfant dans la chrétienté » ; M. Green, « Making Motherhood in Medieval England : The Evidence from Medicine », in Motherhood, Religion, and Society in Medieval Europe, 400-1400, éd. C. Leyser, L. Smith, Burlington, 2011, p. 187 ; T. Hunt, « Obstacles to Motherhood », in ibid., p. 205-212 ; J. Cadden, Meanings of Sex Difference, p. 249-260. 35 A.-M. Certin, D. Lett, « Ouverture », p. 20. Cf. R. Moss, Fatherhood and its Representations in Middle English Texts, Woodbridge, 2013 (en particulier ch. 2 : Becoming a Father, Becoming a Man, p. 40-71) ; S. Cavallo, « O padre o figlio ? », p. 59-100 ; R. M. Karras, From Boys to Men, p. 16-17. 36 « [S]i domus debet esse perfecta, oportet ibi dare communitatem tertiam, scilicet patris et filii », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 6, p. 233. 37 « Viso, in domo perfecta esse communitates tres, et tria regimina, de levi patere potest, quod ibi oportet esse quatuor genera personarum. Videretur tamen forte alicui ibi debere esse sex genera personarum, ita quod prima persona sit ibi vir, secunda uxor, tertia pater, quarta filius, quinta dominus, sexta servuus. Sed vir, pater “et dominus unam tantum personam nominant », ibid., p. 236. 38 « Tunc unumquodque perfectum est, cum potest sibi simile producere », ibid., p. 234. Cf. M. van der Lugt, C. de Miramon, « Penser l’hérédité au Moyen Âge : une introduction », dans L’hérédité entre Moyen Âge et époque moderne. Perspectives historiques, éd. M. van der Lugt, C. de Miramon, Florence, 2008, p. 17-18 ; J. Ziegler, « Hérédité et physiognomonie », dans ibid., p. 251-256.

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aristotélicienne emploie l’expression générique unumquodque, la référence au long de ce passage à la communauté que forment le père et le fils permet d’associer sans équivoque l’engendrement en question à la paternité. Puisque le genre masculin est étroitement corrélé à l’action dans la pensée savante, en tant qu’essence même de la masculinité notamment dans le domaine de la sexualité, il en va de l’efficience masculine de manière ontologique de détenir la possibilité d’accomplir l’acte de reproduction39. Énonciateur d’un principe largement répandu concernant la paternité charnelle, Barthélemy l’Anglais offre comme toute première définition dans le chapitre qu’il consacre à cette figure masculine : « le père est l’origine de la génération40 ». Cette affirmation s’inscrit dans le sens de l’attribution du premier rôle en la matière à l’homme, tandis que la femme est reléguée au rang second. Cette pensée sous-jacente dans les propos de l’encyclopédiste noue une relation étroite avec les conceptions aristotéliciennes qui s’affirment au xiiie siècle. La pensée du Stagirite en effet tend à dénier le rôle de la mère dans la procréation, prenant le pas sur les théories galéniques lui accordant davantage de place à travers le sperme féminin41. Comme le rappelle à cet effet Jérôme Baschet : « Dans les conceptions les plus courantes, l’engendrement est par excellence l’acte du père. L’enfant naît principalement du père, et secondairement de la mère42 ». La fonction active du père dans l’engendrement va de pair avec l’affirmation de la passivité de la mère, réceptacle et matière. Dans ce sens, le vocabulaire ancré dans le texte biblique est largement employé par les textes de médecine. Si le verbe concipere définit la maternité, gignere évoque l’acte masculin de reproduction43. La suite du chapitre De patre confirme cette répartition des genres en faisant usage de ce dernier verbe, tandis que la mère conçoit d’une façon qui évoque l’idée d’un réceptacle passif, dans la partie que Barthélemy l’Anglais lui consacre44. L’encyclopédiste ajoute que le père désire « naturellement » se multiplier par ses fils et qu’il déplace par le biais de

39 « Ad hoc enim quod aliquid sit perfectum, non oportet quod sibi simile producat sed quod possit sibi simile producere : perfectio enim consideranda est ex natura et ex forma rei, per quam aliquid est in actu, et potest agere ; quare, si est impotens ad agendum, sequitur quod ei deficiat aliqua forma vel aliqua perfectio, quae sit principium actionis », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 6, p. 234-235. De même, une femme passive, amenée à « recevoir » dans sa fonction reproductive, est imparfaite si elle ne peut pas mener à bien cette tâche passive. Ibid., p. 235. 40 « Pater est principium generationis », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 14, p. 247. 41 J. Baschet, Le sein du père, p. 324-325. À propos de la théorie des deux spermes (masculin et féminin) et des différentes théories de Galien et d’Aristote utilisées au Moyen Âge, cf. D. Jacquart, C. Thomasset, Sexualité et savoir médical, p. 84-98 ; J. Cadden, Meanings of sex difference ; S. Laurent, Naître au Moyen Âge. De la conception à la naissance : la grossesse et l’accouchement (xiie-xve siècle), Paris, 1989, p. 63-72 ; D. Lett, « “L’expression du visage paternel”. La ressemblance entre le père et le fils à la fin du Moyen Âge : un mode d’appropriation symbolique », dans Être père, s. d. D. Lett, p. 117-122. Cf. à ce sujet les théories médicales relatives à la procréation dans Vincent de Beauvais, Speculum doctrinale, XIII, notamment 33, c. 1190-1191 ; Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 3, p. 234-236 ainsi que Albert le Grand, De animalibus notamment III, tract. 2, ch. 8, p. 344-346 et X, tract. 1, ch. 2, p. 737-740. 42 J. Baschet, Le sein du père, p. 327. 43 Cf. ibid, p. 324-327. 44 « Concipit autem mater » et concernant le père : « generat autem filium […] », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 7, p. 241 et 14, p. 247.

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son « devoir de procréation » sa propre substance en eux45. Devoir masculin autant que composante cruciale de l’identité masculine, la paternité permet d’affirmer le principe de la différence des sexes en même temps que le rôle de chacun dans un contexte hiérarchique. L’engendrement actif se révèle inscrit dans l’essence même de la fonction masculine dominante de même que dans la sexualité. Au demeurant, la réalisation du destin de père signale en elle-même un état d’accomplissement qui légitime l’identité adulte, car elle donne à voir l’aptitude d’un homme à perpétuer sa lignée. En effet, la capacité de se reproduire implique d’être parvenu à un degré de perfection qui, loin d’être acquis à la naissance, exige une maturation comme le souligne Gilles de Rome46. En tant qu’il témoigne de la perfection de son géniteur, le fils devient alors le miroir de l’accomplissement de cet adulte à même de prolonger son essence masculine à travers lui. En effet, comme l’énonce Henri de Gauchi, en traduisant fidèlement la pensée présentée dans le De regimine principum : [L]i philosophe dit, et nature le prove, que lors est la chose parfete quant ele puet fere et engendrer chose semblable a lui. Et por cen que li fiz est engendré du pere, le fiz est aussi comme une perfection du pere, et tesmoigne le fiz que le pere a sa nature et sa substance parfete, por quoi le piere aime naturellement son enfant, quer chascun par nature aime son ovel(e) et sa perfection47. Ressemblance et transmission masculine

Dans la perspective d’une similarité la plus absolue comme marque de perfection, l’engendrement d’un enfant du même sexe que le père établit une proximité tangible entre ces deux êtres. La ressemblance d’un fils incite le père à éprouver un amour plus fort envers lui, qu’envers une fille ou un enfant qui lui ressemblerait moins48. Gilles de Rome explique en effet que la production d’un être identique engage le père à aimer son fils en tant que témoin de sa propre perfection. Par cette contemplation narcissique, accrue par la valorisation du masculin dans les conceptions mendiantes, le père s’aime donc lui-même à travers son fils. Barthélemy l’Anglais, quelques

45 « Naturaliter enim desiderat pater suam speciem multiplicare in filiis, ut naturam quam non potest servare in se, custodiat in sua prole, ut dicit Constant. ; et ideo ad filiorum generationem de sua substantia per generationis officium dividit et transfundit », ibid., 14, p. 247. 46 « [N]on statim cum est res naturalis, potest sibi simile producere, sed oportet prius ipsam esse perfectam. Statim enim, cum natus est homo, solicitatur natura circa conservationem ipsius. Non tamen statim potest generare, nec statim potest sibi simile producere, sed oportet prius ipsum esse perfectum. Producere ergo sibi similem, non est de ratione rei naturalis quocumque modo sumptae ; sed est de ratione eius, ut habet esse perfectum », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 6, p. 233. 47 Gilles de Rome, Li livres du gouvernement, p. 191 ; Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 3, p. 293. Cf. S. Laurent, Naître au Moyen Âge, p. 77 ; J. Cadden, Meanings of Sex Difference, p. 253-260 ; J. Ziegler, « Hérédité et physiognomonie », p. 251-256 ainsi que Vincent de Beauvais, Speculum doctrinale, XIII, 34 et 36, c. 1191-1193. 48 D. Lett, « “L’expression du visage paternel” », p. 121.

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décennies auparavant, vers 1245, relève aussi cette particularité de l’amour paternel envers « un fils semblable à lui » qu’il « voit plus vol[o]ntiers »49. Comme Didier Lett l’a mis en lumière, cette ressemblance tant valorisée dans le discours se fait le miroir d’une similitude plus élevée, celle de l’homme vis-à-vis du Créateur50. Bien que n’étant pas exprimé de manière frontale, ce parallèle se fait aisément sentir au sein des traités d’éducation, celui de Gilles de Rome en particulier, avec toute la charge symbolique que véhicule cet idéal chrétien de la paternité. Dans le système de représentation médiéval, à défaut d’une ressemblance immédiate à Dieu – inaccessible en raison de la faute d’Adam – le fils peut néanmoins être identique à son géniteur terrestre. Le prolongement du père dans celui qu’il engendre se révèle alors « un moyen supplémentaire de justifier l’acte de chair51 » en mettant la sexualité au service de Dieu. Paternité et puissance masculine

L’assimilation du fils à son géniteur entérine également une victoire de la semence masculine sur la matière féminine au moment de la procréation, comme l’affirme Barthélemy l’Anglais52. Ce triomphe de la paternité sur la semence de la mère conforte alors dans sa réalisation l’image d’une masculinité dominante et supérieure en regard du sexe opposé. Portée par l’affirmation grandissante des théories d’Aristote, vecteur utilisé pour asseoir cette position dans le discours et offrir une place de choix aux pères, la réussite paternelle à travers un fils qui lui ressemble participe de l’identité masculine au sein de ses fonctions séculières. En effet, les théories médicales du xiiie siècle font de la ressemblance filiale la preuve d’un agissement masculin conforme à l’idéal, déjà rencontré dans les gloses bibliques, selon lequel seuls des fils devraient être engendrés. La production d’une fille, en tant qu’« homme déficient » (mas occasionatus) selon le Stagirite, révélerait alors la faiblesse de la semence du père et l’insuffisance de sa chaleur, soit d’une qualité essentielle à son sexe53. La similitude entre père et fils manifeste ainsi la puissance masculine capable de prendre le dessus quant à la transmission de l’hérédité, dénigrant par là-même l’influence maternelle, réalisée dans ce cas non seulement par des traits corporels identiques mais aussi par le sexe.

49 Cette deuxième expression est puisée dans la traduction de Jean Corbechon, Le grand propriétaire, VI, 14, fol. 52v. « [F]ilium sibi similem magis diligit, et in ipsum oculum consuevit figere », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 14, p. 247. 50 D. Lett, « “L’expression du visage paternel” », p. 122-124. 51 Ibid., p. 124. 52 « Generat autem filium sibi similem in specie et etiam in effigie, maxime quando virtus in semine patris vincit virtutem in semine matris, ut dicit Aristot. lib. 8 », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, 14, p. 247. Cf. D. Lett, « “L’expression du visage paternel” », p. 117-122 (à propos de l’expression in specie et in effigie, p. 123-124) ; D. Jacquart, C. Thomasset, Sexualité et savoir médical, p. 194 ; J. Cadden, Meanings of sex difference, p. 130-134. 53 J. Cadden, Meanings of sex difference, p. 133.

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La masculinité enseignée par le père

Non seulement le père perpétue son sexe biologique à travers son fils, mais la transmission d’une conduite sexuée adéquate lui incombe également. En effet, par le biais de l’instruction morale qui façonne le comportement corporel et l’esprit, le père est amené à prendre en charge l’identité sexuée du jeune garçon. Comme le révèle le traité de Guillaume de Tournai, la dimension sexuée de l’instruction paternelle se fait jour à travers la mention des paroles du roi David à son fils sur son lit de mort : « Fortifie-toi et sois un homme fort » (Confortare et esto vir fortis)54. Cette injonction identitaire, figurant parmi les préceptes fondamentaux enseignés par les pères, ne se départ pas d’une implication chrétienne, comme bien souvent lorsqu’il est question des mœurs masculines, puisqu’elle consiste à agir dans les voies du Seigneur. L’exhortation formulée en ces termes rejoint la définition du vir offerte aux laïcs par Jean de Galles, non seulement à travers l’agissement dont dépend la dénomination de ce sexe, mais également par la finalité chrétienne et spirituelle qu’il induit. Gilles de Rome, quant à lui, rend le père responsable de la continence sexuelle de ses fils avant le mariage et de leur modération en la matière. Cet idéal rejoint les qualités demandées à l’homme adulte et au père de famille, qui s’illustrent par leur sobriété et leur mesure55. L’augustin préconise ainsi à « tous les pères » (omnes patres), soucieux de leurs fils, de les éduquer à se restreindre avant les noces, à ne pas être lascifs mais vertueux56. En d’autres termes, à défaut de réprimer lui-même les ardeurs sexuelles de ses fils, le père doit pour le moins leur apprendre à les contenir. Guillaume de Tournai abonde dans ce sens en soulignant à son tour le frein nécessaire qu’il incombe au père d’apporter aux excès de ses fils57. À l’exemple des recommandations de Tobie, le père est désigné par le prédicateur comme celui qui apprend à ses garçons à rester vierges avant le mariage58. La mission qui lui revient est liée à l’instruction morale dont il détient la charge en tant que garant d’une pureté corporelle qui, loin d’être imposée par la surveillance étroite dont les filles font l’objet, est insufflée aux 54 Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 5, p. 18. III Reg. 2, 2 : « Confortare, et esto vir ». Guillaume de Tournai rajoute le « fortis » après « vir », expression qui se retrouve dans le verset II Reg. 10, 12. 55 S. Cavallo, « O padre o figlio ? », p. 60. 56 Après avoir expliqué que les excès de nourriture et de boisson entraînent les jeunes vers les actes sexuels : « […] decet omnes patres et maxime reges et principes solicitari circa regimen filiorum, ut ab ipsa infantia sic regantur, quod sint abstinentes et sobrii […], iuvenes […] instruendi sunt ne sint lascivi. Cum ergo omnis actus venereus excepto matrimonio sit contra rationis dictamen, quia decet patrem sic solicitari erga filios, ut sint virtuosi. Iuvenes continere nolentes inducendi sunt ut propria conjuge sint contenti », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 12, p. 321. 57 En citant Augustin : « “Patres equos suos domant a puericia, iuvenes autem suos despicientes irrefrenatos discurrere permittunt” », Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 8, p. 21. 58 Après avoir recommandé que les garçons conservent la chasteté jusqu’au mariage (« Castitatem debent pueri custodire donec matrimonio coniugantur », ibid., 10, p. 22) : « De Thobia legitur quod cum moveret [moneret eum] pater suus quod attenderet sibi ab omni fornicatione respondit [Tob. 5, 1] : Omnia quecumque precipisti michi faciam, pater. Si nunc servarent virginitatem usque ad nuptias et tunc provisionem Dei uxores acciperent […] multa bona eis provenirent, sicut Thobiae et filiis suis », ibid., 10 (De castitate puerorum), p. 23.

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jeunes hommes par l’enseignement. Dans la mesure où la capacité de maîtrise de la sexualité est indispensable à la définition d’un homme digne de ce nom, le père se voit investi à travers ces propos d’un des aspects essentiels du devenir identitaire de ses fils. S’il mène à bien sa tâche d’instruction, ses fils seront de futurs hommes mesurés, de bonnes mœurs et conformes à la masculinité préconisée. Au sein du De regimine, dans le sens de cette passation identitaire, l’art de la chevalerie hautement réservé aux fils nobles se voit transmis par le père, comme évoqué précédemment. Ce clivage alors mis en évidence révèle la perpétuation d’une activité fondamentale à la construction de la masculinité, qui demeure du ressort des hommes59. À cet égard, selon Guillaume Peyraut, l’éducation paternelle doit d’abord être dispensée par la parole, avant tout châtiment corporel, mais également par l’exemple60. En appuyant son propos par plusieurs illustrations de pères bibliques, Guillaume Peyraut affirme alors : « le père doit vivre de sorte que son fils voie comment il devrait vivre »61. S’il applique les directives mendiantes en tant que père et en tant qu’homme, il devient alors modèle de comportement masculin normatif et chrétien pour la postérité, encouragée à l’imiter. En outre, la descendance vertueuse qui découle de cette abstinence dans l’attente de l’épouse « pourvue par Dieu62 » est également sous la responsabilité du père à travers l’abstinence qu’il encourage auprès de ses fils63. Il assure alors la perpétuation d’une lignée chrétienne par l’intermédiaire d’une conduite sexuelle régulée et restreinte avant le mariage64. La sexualité de ses fils en même temps que la sienne se trouvent alors modelées selon les exigences mendiantes à l’égard du corps des hommes laïcs.

La paternité en continuité : amour et responsabilité À ce titre, si les « bons pères », sanctionnés par les pédagogues, jalonnent les traités d’éducation, les mauvais pères sont loin d’être oubliés. La figure menaçante d’Éli, qui concentre les griefs imputés à une mauvaise éducation paternelle, est en effet constamment évoquée pour mettre en garde contre ses désastreuses conséquences. Incarnation de la

59 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 14, p. 262. Voir supra, ch. VI. 60 « Notandum autem quod pueri sunt instruendi verbo, exemplo, et verbere […] Si pueri non corriguntur verbo et exemplo, tunc adhibenda sunt verb[er]a », Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 8, p. 21. Cf. également Guibert de Tournai, De modo addiscendi, II, 11, p. 97 ainsi que P. Grace, Affectionate Authorities, p. 129-134 ; D. Lett, « L’enfant dans la chrétienté », p. 71-75. 61 Notre traduction. « […] debet pater vivere ut filius videat quomodo sit vivendum », Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 8, p. 21. Juste avant cette phrase : « Instruendi sunt etiam exemplo ». 62 « [A] Deo provisam », ibid., 10, p. 23. 63 « Si nunc servarent virginitatem usque ad nuptias et tunc provisionem Dei uxores acciperent – datur enim a Domino proprie uxor prudens [Prov. 19, 14] –, multa bona eis provenirent, sicut Thobiae et filiis suis, de quibus legitur [Tob. 14, 17] : Omnis generatio eius in bona vita et in conversatione sancta permansit, ita ut accepti essent tam Deo quam hominibus et cunctis habitatoribus terre. Quia sicut dicit Chrysostomus super Matheum [4] : “Qui secundum imperium Dei accipit uxorem a Deo provisam in virtute generat filios, et in seipsis virtutem habentes et prevalentes” », ibid., 10, p. 23 (et cf. n. 34, p. 23) ; Jean Chrysostome, Opus imperfectum in Matthaeum, PG 56, c. 618-619. 64 Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 8, p. 23.

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négligence en matière de discipline, « la cruelle damnation » que subit ce contre-exemple devient lieu commun sous la plume de pédagogues et de prédicateurs tels que Vincent de Beauvais, Guillaume de Tournai ou encore Jean de Galles65. Pour son manque de réprimande envers ses fils « effrontés » (insolentes) et « luxurieux » (luxuriosi), Éli est puni de mort par le Seigneur « de manière méritée » (merito) en même temps que ses fils s’effondrent sur le champ de bataille66. Bien que tous subissent pareil sort, l’insistance porte cependant sur la punition du père décrite comme étant justifiée. Ce père excessivement tolérant envers les méfaits de sa progéniture masculine, soumis au même destin qu’elle par un effet de miroir, est rendu responsable des crimes de ses enfants par les prédicateurs et les pédagogues mendiants. Les mauvaises mœurs et les péchés de nature sexuelle alourdissent en particulier l’accusation formulée à l’encontre des jeunes hommes souffrant cruellement d’une éducation paternelle manquée. Cette thématique relative au père charnel évoque de manière parallèle le mauvais père spirituel, ayant la charge des âmes, responsable du salut de ses ouailles. Les pères criminels ou la mauvaise éducation

Selon Guibert de Tournai, les fautes des jeunes hommes oisifs fréquentant tavernes et lieux de prostitution, représentés par les fils d’Éli, reviennent à ceux qui les ont engendrés67. En ce sens, le prédicateur franciscain précise que ces jeunes hommes de mauvaise vie « dormaient avec des femmes »68. Le premier principe structurant l’éducation genrée, destinée aux fils, tel qu’il apparaît autant chez Vincent de Beauvais que chez Jean de Galles, se base en effet sur une sommation biblique faite au père. Outre d’instruire ses fils, il s’agit de corriger leurs mœurs ainsi que cela est exprimé dans Eccli. 7, 25, à travers le joug que le géniteur doit imposer : « As-tu

65 Pour la citation : « “Quia fera pietate superatus Hely ferire delinquentes filios noluit, apud districtum iudicem seipsum cum filiis crudeli dampnatione percussit” », ibid., 7, p. 20. Cette citation est attribuée par Guillaume de Tournai à Bède le Vénérable (In Lucae evangelium expositio, VI, 22, PL 92, 599A). Vincent de Beauvais, De eruditione, 23, p. 81 ; Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 7, p. 20 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 2, p. 334 ; Guibert de Tournai, RLS 269 et RLS 270, p. 714 et 726 ; Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 2, fol. 73r. Hérode en tant que mauvais père, tuant ses propres fils, est également cité. Cf. Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 2, p. 330. 66 Dans le chapitre dédié au père : « Econverso negligentia parentum in castigando filios et corripiendo multum vituperanda et illorum peccata eis imputanda aliquo modo, et pena eis aliquando a Deo inflicta pro eorum negligentia sicut fuit de Heli, qui negligens fuit in corripiendo filios insolentes a Deo merito est punitus », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 2, ch. 1, fol. 73r. « Exemplum habetur in hely I Regum 1 [I Reg. 3, 13], qui filios molliter educavit ac negligenter iam adultos corripuit et ideo divinam ulcionem ipse et domus eius incurrit. Unde ieronimus ad aletham : “hely”, ait, “sacerdos offendit dominum ob vicia liberorum. Episcopus quoque, secundum apostolum, non potest fieri, qui filios luxuriosos et non subditos habuerit […]” », Vincent de Beauvais, De eruditione, 23, p. 81 ; Jérôme, Epistulae, CSEL 55, ep. 107, 6, p. 297. Cf. J. Hanska, « La responsabilité du père dans les sermons du xiiie siècle », dans Être père, s. d. D. Lett, p. 86 ; C. Maillet, La parenté hagiographique, p. 89-91. 67 Guibert de Tournai, RLS 270, p. 726. Voir la citation de ce passage supra, ch. V. 68 « […] de filiis Hely legimus I Reg. [2, 22], qui dormiebant cum mulieribus venientibus ad tabernaculum, et quia gulosi erant et delicati, ideo carnes sacrificiorum accuratius decoquebant », ibidem.

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des fils ? Instruis-les et courbe-leur la nuque depuis l’enfance »69. Le défaut d’une contenance corporelle se fait le signe flagrant du manque d’implication paternelle dans la discipline des fils, indispensable au salut de même qu’à la formation masculine. La culpabilité du père pour les péchés de ses fils, à l’image d’un prolongement entre géniteur et descendance masculine, est rappelée à travers un exemplum fameux au Moyen Âge. Il est inséré dans la matière homilétique proposée par le Communiloquium de Jean de Galles et dans le premier sermon « ad pueros et adolescentes » de Jacques de Vitry70. Puisant ses origines dans une tradition ancienne, ce récit met en lumière le châtiment encouru par un père. Celui-ci est en effet défiguré par son fils devenu criminel quand celui-ci lui arrache le nez au moyen de sa bouche, en feignant de l’embrasser avant d’être mené au gibet71. Par cet acte de vengeance proche du cannibalisme, le fils punit son géniteur pour ne pas l’avoir éduqué assez sévèrement durant son enfance. Dans le sermon de Jacques de Vitry, il accompagne son geste de ces paroles : « Voici tout le mal que tu m’as fait, parce que quand j’étais un garçon (puer) et que tu savais que je commençais à voler et à faire beaucoup de mal, jamais tu ne m’as réprimandé ou châtié72 ». Ce laissé-pour-compte rend son père responsable de ses propres fautes de manière ostentatoire, en inscrivant la marque de son châtiment sur son visage à la vue de tous, tel un signe d’infamie. La mutilation opérée est le juste retour des souffrances physiques que le père n’a lui-même pas administrées à son enfant, criminel par sa faute une fois devenu adulte73. Sur un plan analogique, la vive douleur suggérée par cet acte de dévoration faciale n’a d’égal que la souffrance endurée par la perte que subit le fils lésé dans son éducation, autant sur le plan spirituel que moral. Par conséquent, la violence de cette image utilisée dans le discours pédagogique vient illustrer la force de l’implication paternelle dans les péchés de ses fils74. Présentée à la manière d’une leçon faite aux pères, cette évocation saisissante dévoile dans le même temps une volonté de laisser une vive impression dans les mémoires. Amour et châtiments

Dès lors, en s’apparentant à une manifestation d’affection détournée, puisque le fils mené à son exécution feint d’embrasser son père dans un premier temps, ce geste de

69 « Filii tibi sunt [?] erudi illos et curva illos a pueritia illorum ». 70 Jacques de Vitry, RLS 438, p. 441 ; Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 2, ch. 1, fol. 73r. 71 À propos de ce fameux exemplum et de ses origines, cf. J. Hanska, « La responsabilité du père », p. 81-95 ; S. Coussemacker, « Le “nez tranché”, itinéraire d’un motif exemplaire d’Ésope au Zifar », e-Spania, 15 (2013) [en ligne] ; D. Lett, « L’enfant dans la chrétienté », p. 115-116. Une variante de cet exemplum concerne la mutilation des lèvres à la place du nez, comme cela se manifeste dans le sermon de Jacques de Vitry. 72 « Haec omnia mala mihi fecisti, quia [c]um essem puer, et te sciente, inciperem furari et multa mala facere, nunquam me verberasti, aut castigasti », Jacques de Vitry, RLS 438, p. 441. 73 Pour D. Lett (Hommes et femmes, p. 83), ce geste peut aussi être interprété comme une castration symbolique du père par son fils, « qui a été incapable de le transformer en homme ». La rupture du lien de ressemblance entre père et fils, et donc d’une certaine continuité filiale, pourrait aussi se déceler à travers l’arrachement du nez. 74 Cf. J. Hanska, « La responsabilité du père », p. 92-94.

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dévoration suggère que la discipline paternelle est un acte d’amour. Tel que le décrivent les frères mendiants, plutôt que de s’exprimer à travers une douceur laxiste, l’amour paternel revient en effet à châtier sa descendance pour lui offrir une éducation qui la mettra à l’abri des péchés de l’âge adulte. Il convient alors, comme le répète Vincent de Beauvais, de ne pas corriger trop « mollement » (molliter) son fils à l’image d’Éli, sans toutefois tomber dans une excessive sévérité, la modération étant invariablement de rigueur75. De fait, le manque d’investissement dans l’instruction se fait en réalité signe d’une absence de souci envers la progéniture dont le père a la charge, à l’exemple d’Éli. Dans le vocabulaire mendiant, de manière paradoxale, l’amour envers le fils se manifeste à travers la souffrance physique infligée par les punitions corporelles76. Les traités d’éducation établissent dès lors une étroite corrélation entre le sentiment d’affection que les pères éprouvent et le devoir d’imposer des corrections à des fins éducatives. Une telle ambivalence est illustrée par le verset que cite Vincent de Beauvais : « celui qui aime son fils le bat souvent77 ». De même, plusieurs textes mendiants suggèrent la manifestation de l’amour paternel envers ses fils à travers les réprimandes dispensées. Selon Barthélemy l’Anglais, plus un fils est aimé par son père, plus il est l’objet d’une consciencieuse instruction, plus il est réprimandé par les paroles et les coups que dispense ce dernier. L’encyclopédiste admet néanmoins que cet amour est plus difficile à déceler aux yeux du fils78. Les réprimandes paternelles se font ainsi gestes d’affection qui traduisent le souci que le père porte à sa progéniture en prévision de sa vie dans l’au-delà79. Guillaume Peyraut exprime la correspondance entre amour paternel et châtiment en invoquant la manière « correcte » (ordinate) d’aimer un fils, selon laquelle il faut privilégier ce qui a le plus de valeur, soit l’âme plutôt que le corps. Le père cherchera alors à rendre l’esprit de son fils vertueux par ses enseignements80. L’éducation morale porte sur le corps pour mieux façonner l’âme du fils, ou plutôt au détriment de son corps puisque la correction morale passe par les punitions corporelles. L’exemple masculin le plus éminent de la douleur endurée par un fils soumis à l’autorité paternelle, non pas en raison de ses péchés mais afin de racheter ceux de l’humanité, s’illustre à travers la figure du Christ. Vincent de Beauvais l’érige en exemple par excellence de

75 Vincent de Beauvais, De eruditione, 26, p. 92-94. Cf. D. Lett, Famille et parenté, p. 190-191. 76 Tout comme dans d’autres sources plus tardives. Cf. P. Grace, Affectionate Authorities, p. 123-124. 77 Eccli. 30, 1 : « Qui diligit filium, assiduat ei flagella », Vincent de Beauvais, De eruditione, 27, p. 96 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 2, p. 331. Cf. les nombreuses citations dans ce sens dans ibid., p. 330-331 ; Guibert de Tournai, De modo addiscendi, II, 12, p. 99-100. 78 « [Q]uanto plus a patre diligitur, tanto ab eo diligentius instruitur, frequentius caeditur, et sub disciplinae custodia arctius custoditur, et cum a patre maxime diligatur, diligi non videtur, quia verbis et verberibus, ne insolescat, saepius lacessitur », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 14, p. 248. Le devoir de corriger les erreurs en tant que corollaire du souci des pères envers leurs fils, et donc de leur amour envers eux, est rappelé par Gilles de Rome (De regimine principum, II, part. 2, ch. 6, p. 301). 79 Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 2, p. 330. 80 « Non amat pater ordinate filium suum, qui non amat in eo amplius quod valet amplius, ut scilicet amet amplius animam quam corpus : et qui non desiderat ei pretiosiora, scilicet sapientiam et virtutes », ibid., p. 331. Ce passage s’inscrit à la suite d’exhortations en faveur des corrections infligées aux fils.

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la discipline que tous les chrétiens, non seulement les enfants mais aussi les adultes, devraient accepter81. La discipline imposée par le géniteur se trouve comparée au geste du chirurgien, qui incise ou cautérise pour retrancher la blessure. Il fait souffrir mais soigne, en l’occurrence les âmes82. Toutefois, cette violence à l’endroit des fils est souvent nuancée, comme c’est le cas dans le sermon de Guibert de Tournai. Après avoir souligné la nécessité des châtiments, il conseille au père d’encourager ses fils à progresser dans le bien avec douceur et patience83. L’amour de la justice et de l’enseignement doit prévaloir sur la colère dans cette mission paternelle. Père et fils en continuité

Dans le sens de la responsabilité partagée qu’illustre l’exemplum du nez arraché, le fils se retrouve souvent décrit en tant que prolongement de son père au sein du discours pédagogique. La nécessité de l’éducation trouve ainsi une justification de premier ordre. Représentant à cet effet la honte ou au contraire la gloire du père, la culpabilité qui découle des actes de sa progéniture, masculine en particulier, rejaillit sur lui. En guise de morale à l’exemplum du nez arraché, Jean de Galles précise qu’il importe bien davantage que le père laisse un héritage vertueux à ses fils plutôt que des biens terrestres84. L’idée de transmission morale dans un rapport de continuation, à travers l’exemple indélébile qu’imprime le père sur ses fils, se fait jour à travers cette conclusion. Aussi Vincent de Beauvais évoque-t-il ce lien de réciprocité par les paroles bibliques : « un fils indiscipliné est le déshonneur de son père85 » ou encore « le fils stupide est la douleur de son père86 ». À l’inverse, le pédagogue dominicain note que les qualités du fils ornent le père lui-même : « la gloire d’un père est un fils sage87 ». Le rapport de continuité que ces déclarations mettent en lumière transcende l’existence terrestre et marque particulièrement la relation entre père et fils. Vincent de Beauvais fait mention d’un verset biblique à cet égard : « quand ce père disparaît, c’est comme s’il n’était pas mort, 81 En parlant du Christ : « Itaque licet naturalis esset filius dei, non tamen exsors fuit a disciplina filiali, quamvis nullatenus indigeret correpcione, sed ut nobis daret exemplum discipline suscipiende […] Omnes ergo christiani non solum pueri sed eciam adulti libenter debent disciplinam recipere, non solum pro delicto suo sed eciam pro illius exemplo », Vincent de Beauvais, De eruditione, 27, p. 98. 82 « Necessitas, inquam, sic curandi, quoniam aliter non potest incommodum ignorancie tolli vel putredo concupiscencie arceri, nisi per discipline cohercionem, sicut nec corporis vulnus sanari nisi per incisionem vel adustionem », ibid., p. 101. Cette comparaison est ensuite soutenue par plusieurs citations. 83 «  Obsecra ut in melius proficiant dulciter exhortando docibiles […] Hoc tamen facias, o pater, in omni patientia et doctrina ita scilicet prudenter ut non videaris excandescere ex iracondia vel zelo vindicte, sed patienter et zelo iusticie et doctrine », Guibert de Tournai, RLS 269, p. 714. Cf. également id., De modo addiscendi, II, 13, p. 101-104. 84 « Unde et parentes ne relinquerent malum exemplum filliis, ut dictum est supra, quod heres ludit in alea post patrem, debet relinquere eis hereditatem virtutum multo magis quam terrarum », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 2, ch. 1, fol. 73r. 85 Eccli. 22, 3 : « Confusio patri[s] [est] de filio indisciplinato », Vincent de Beauvais, De eruditione, 23, p. 81. 86 Prov. 19, 13 : « [D]olor patris filius stultus », ibid., 26, p. 92. 87 « Gloria patris filius sapiens est », ibid., 23, p. 80.

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car il laisse après lui un autre lui-même88 ». D’autres citations viennent renforcer la présence de cette représentation dans les traités d’éducation qui encouragent les pères à éduquer leurs fils durant leur existence terrestre, en raison de leur survivance et avec eux de la pérennisation des biens moraux transmis. Si Guillaume Peyraut déclare par exemple que le père « revit dans ses enfants89 » après sa mort, Gilles de Rome souligne que ceux-ci forment une partie de leur géniteur, une des raisons expliquant l’amour qu’il leur voue90. Toutes ces réflexions forment autant de marqueurs essentiels de la relation privilégiée qu’instaurent les frères mendiants entre père et fils au gré de leur discours, tandis que le lien tissé avec la fille souffre d’une dépréciation91. La relation qui s’établit entre le géniteur et sa progéniture ne s’affranchit pas d’un rapport et d’une socialisation différenciés selon le sexe des enfants. Toutefois, malgré la valorisation dont elle bénéficie, la prolongation du père à travers son fils comporte également de lourdes implications dans le discours mendiant. Loin d’induire un rapport d’égalité, la perspective de fâcheuses incidences en cas de mauvaise éducation débouche sur la mise en place d’un nécessaire rapport de pouvoir. Vincent de Beauvais souligne l’implication des pères avec vigueur en affirmant que ces derniers seront « jetés dans les ténèbres extérieures » (in tenebras exteriores), non seulement pour leurs propres péchés mais également pour ceux de leurs fils92. L’expression biblique employée renvoie à l’Enfer sanctionnant ainsi la punition qui frappe le père laxiste. L’évidence de ce lien dans la culpabilité établit ce propos comme une vérité absolue et admise par tous à travers la formulation « nul n’ignore que ». Le père semble alors non seulement impliqué dans les méfaits de sa descendance, mais davantage responsable de ses crimes qu’elle ne l’est elle-même. La portée des paroles du pédagogue dominicain permet d’affirmer la force du lien de continuité identitaire que sécrète la paternité. Cette contiguïté semble même se prolonger jusqu’à éclipser la personnalité du fils au profit de celle du père, la similitude de sexe venant renforcer cette assimilation. Dès lors, la relation privilégiée qui unit père et fils implique à la fois la responsabilité du géniteur mais aussi une prise d’autorité sur le fils. Ce dernier voit sa fonction d’homme pleinement adulte refusée tant que son père est vivant, en particulier dans l’espace familial au sein duquel il ne peut y avoir qu’un seul paterfamilias. Comme Isabelle Chabot l’a mis en lumière, la paternité sert aussi à affirmer le statut d’adulte 88 Eccli. 30, 4 : « Mortuus est pater illius et quasi non est mortuus, similem enim sibi reliquit post se », cité dans ibidem. 89 Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 2, p. 333-334 (avec trad. en français pour la citation). 90 « [F]ilii sunt quasi quaedam pars parentum. Nam filii est quaedam pars a parentibus abscisa », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 4, p. 295. Il est question des parents (parentes) mais le chapitre s’intitule : « Quod amor, qui debet esse inter patrem et filium, sufficienter inducat patres debere filios regere, et filios debere patribus obedire ». De même, la fin et le début de ce chapitre soulignent le lien qui unit le père à son fils. Le discours général sur la parenté est ainsi orienté vers la paternité, ce que confirme le destinataire masculin de ce traité. 91 Voir supra, ch. VI. 92 « Ideo autem nesciunt, quia non solum pro peccatis propriis, sed eciam pro peccatis filiorum, quos erudire uel corrigere neglexerunt, in tenebras exteriores proiecti sunt », Vincent de Beauvais, De eruditione, 23, p. 81.

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d’un homme devenant père à son tour mais seulement à la mort de son prédécesseur. La passation de la masculinité est alors synonyme de l’acquisition du statut d’adulte qui se réalise au sein de l’espace social et hiérarchique que représente la famille93. En effet, si la paternité se fait lieu d’un amour fondamental, dont les implications seront explorées un peu plus loin, elle est aussi synonyme d’un pouvoir exercé sur la famille. Ce dernier aspect constitue le revers de la médaille d’une même fonction masculine à travers les grandes responsabilités qui incombent au chef de famille. Hiérarchie et obéissance : la famille au masculin Le paterfamilias

De même que le père partage la culpabilité de sa descendance directe, il est en charge des habitants de son foyer en sa qualité de paterfamilias. Ce titre hautement valorisé, permettant d’affirmer le statut d’homme adulte que confère le mariage, incarne une dimension domestique à travers laquelle le chef de la maisonnée doit gérer de manière attentive les personnes de sa famille (femme, enfants et serviteurs) ainsi que ses biens94. Le De eruditione filiorum nobilium consacre un chapitre à l’homme marié, en tant qu’époux et père de famille. Ce dernier statut se présente comme l’aboutissement du parcours de formation des jeunes hommes que propose cette œuvre. Vincent de Beauvais recommande en effet que l’instruction fournie à « l’adolescent sur le point de se marier » (adholescens nupturus) porte sur la manière de gouverner et d’administrer tant sa maison que sa famille, les personnes qui la composent et les possessions de cette dernière95. Si le paterfamilias se voit décrit comme figure d’autorité dans l’espace domestique, cette fonction concerne aussi la destinée morale et spirituelle de ceux qui résident dans sa demeure, envers lesquels il endosse une responsabilité. Jean de Galles étend la tâche éducative du paterfamilias aux membres de la famille au sens large, aux fils qui ne sont pas « naturels » – ce que l’on peut comprendre comme ses neveux par exemple ou les fils de ses proches parents – ainsi qu’à ses serviteurs, tâche qui lui vaut d’être considéré comme un père à leur égard96. En plus de les discipliner et de les former aux bonnes mœurs, notamment celles afférentes à leur comportement 93 I. Chabot, « Modèles et pratiques de la paternité à travers un siècle d’écriture domestique (Florence, xive siècle – début du xve siècle) », dans Formes et réformes de la paternité, s. d. A.-M. Certin, p. 51-68 ; A.-M. Certin, D. Lett, « Ouverture », p. 20-23. 94 D. Neal, « Husbands and Husbandry », p. 387-388 ; R. Bast, Honor your Fathers, p. 104. Cf. D. Neal, The Masculine Self, p. 58-122 ; S. McSheffrey, « Men and Masculinity », p. 243-278 ; A.-M. Certin, D. Lett, « Ouverture », p. 19 ; S. Chojnacki, « Subaltern Patriarchs », p. 73-90 ; R. Bast, Honor your Fathers, p. 51-107. 95 « Porro de tercio, in quo debet adholescens nupturus instrui, hoc est de regimine domus ac dispensatione familie sive personarum ac rerum familiarium », Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 150. 96 « Et non solum pater debet admonere et disciplinare filios naturales sed filios familias [sic, pour familiae]. Ipse enim dicitur paterfamilias. Qui sic dictus est quia in familia sua omnibus positis servis tanquam pater filiis paterna dilectione consulit », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 3, ch. 2, fol. 75v.

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sexuel, le paterfamilias doit s’inquiéter de leur salut dont la charge lui est attribuée97. Il est alors sommé par les frères mendiants « d’avertir » tous les siens « pour le Christ et pour la vie éternelle », de leur enseigner l’importance de l’existence après la mort à travers l’évocation de la douceur du Royaume céleste et de la crainte de l’Enfer98. À travers une citation de saint Augustin, Guillaume de Tournai précise que le paterfamilias rend compte des membres de sa famille devant Dieu, tenant alors lieu d’intermédiaire entre le Tout-Puissant et sa maison, entre le monde terrestre et le monde spirituel99. En plus de l’enseignement des rudiments de la foi, le père doit se consacrer à l’instruction morale des siens, en étant chargé d’entretenir une « famille pure » soumise au Seigneur100. Le paterfamilias est ainsi investi de la mission de « bannir le péché de sa maisonnée » et de veiller à ce que ses membres se tiennent éloignés de vices tels que l’orgueil, l’ivresse, le mensonge, la fornication ou encore la luxure101. L’attention au corps et aux comportements sexuels des membres de la maisonnée est de la responsabilité patriarcale du chef de famille, car ils sont placés sous sa surveillance étroite102. En somme, en étant en charge des mœurs de sa famille au sens large, et de leur instruction dans ce domaine, le paterfamilias est censé se substituer au prédicateur ou au pédagogue dans l’espace laïc que la cellule familiale représente. À l’intérieur de sa demeure, où les ecclésiastiques ne sont pas présents pour éveiller les consciences, le père est éduqué à se faire le bras droit des frères mendiants afin de transmettre les valeurs chrétiennes. Ils lui confient la mission de prodiguer une formation morale aux fidèles, jeunes hommes, serviteurs ou encore épouse, dans l’intimité domestique. La fonction du paterfamilias se double alors de celle de père spirituel, à l’image du clerc. Le rôle paternel devient un moyen de résonance pour atteindre les fidèles, à l’image de l’arbre évoqué précédemment, dont les branches s’étendent comme autant de canaux de diffusion. Le salut des membres de la « mesnie103 » dépend donc étroitement de l’investissement d’un homme dans la propagation des préceptes moraux aux individus vivant 97 Cf. R. Bast, Honor your Fathers, p. 104 ; P. Grace, Affectionate Authorities, p. 99-129. 98 « Pro christo et vita eterna omnes moneat […] » ; « Queso inquit mi frater : quod omnibus tibi subiectis a maiore usque ad minorem et dulcedinem regni celestis et amaritudinem ac timorem gehenne annunties et de eorum salute sollicitus et vigil existas, quia pro omnibus tibi subiectis qui in domo tua sunt rationem deo reddes », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 3, ch. 2, fol. 75v ; Augustin, In Iohannis evangelium tractatus, trac. 51, 13, PL 35, c. 1768 ; Pseudo-Augustin, Liber de salutaribus documentis, 29, PL 40, c. 1057. 99 « Item Augustinus ad Eustachium comitem : “Pro omnibus tibi subditis qui in domo tua rationem Domino reddes”. Item, Augustinus : “Nolite diligere vitia in filiis, amicis, servis, et notis vestris, quia pro eis reddituri estis Deo rationem” », Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 28, p. 39 ; Pseudo-Augustin, Liber de salutaribus documentis, 29, PL 40, c. 1057 ; Quodvultdeus (Pseudo-Augustin), Sermo 11 : De tempore barbarico, 4, PL 40, c. 703. 100 « Habenda est ergo familia munda », Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 28, p. 39. 101 « His modis paterfamilias […] peccatum de domo et familia exterminet » ; « Debet ergo non solum filios disciplinare et moribus informare, sed omnes de familia quia pro eis est responsurus […] Annuntia et suade eis ut caveant a superbia, detractione, ebrietate, fornicatione, ira, luxuria, periurio et cupiditate, que est radix omnium malorum », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 3, ch. 2, fol. 75v. 102 Cf. S. McSheffrey, « Men and Masculinity », p. 243-278. 103 Gilles de Rome, Li livres du gouvernement, p. 191.

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sous son toit. Plus encore, le salut du chef de famille lui-même est mis en jeu par son implication au service de Dieu dans sa maison. À travers une citation d’Augustin, Jean de Galles lui promet de rejoindre le Seigneur dans l’éternité, s’il prêche « son nom et sa doctrine » aux siens104. À la fois investi d’un pouvoir sur ceux qu’il dirige et de lourdes obligations envers eux, le père est décrit par les frères mendiants comme le garant du catéchisme élémentaire et des croyances au cœur de l’espace domestique. Pour ce faire, le paterfamilias est encouragé à exercer les mêmes méthodes éducatives envers cette famille au sens large qu’envers sa progéniture, au moyen de l’enseignement, du blâme et de la discipline105. Toutefois, le nom de paterfamilias engage un comportement particulier qui implique de dispenser bienveillance et amour paternel envers sa famille106. La maison du père

La demeure du père est représentée comme le reflet du degré de vertu autant de ses membres que du père lui-même, ainsi que de son aptitude à la transmission en tant que composante fondamentale de cette figure d’autorité masculine. Vincent de Beauvais met en lumière la tâche du bonus paterfamilias chargé d’embellir son foyer avec des mœurs vertueuses et des actions honorables, davantage que par des matières précieuses ou des richesses107. La sphère domestique fonctionne alors comme une métaphore de la vie intérieure et spirituelle de la famille, reflétant ses valeurs et leur application, comme la candeur de l’âme de ses membres. Si la renommée et la vertu de sa maison rejaillissent sur lui, le père de famille n’en reste pas moins accusé des méfaits de ses occupants. Au sein des passages explorés, les membres de la famille dont le père a la charge se voient décrits comme ses subordonnés, évoquant l’image d’un roi responsable de veiller sur ses sujets autant que de les régir. Cette association est renforcée par Gilles de Rome, au sein de son traité De regimine principum qui décline ses différentes parties selon trois formes de « gouvernements » (regimina) masculins : celui de soi-même,

104 « Qui mihi ministrat, vos pro modo vestro ministrate christo, bene vivendo, elemosynam faciendo, nomen doctrinamque eius quibus potueritis predicando », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 3, ch. 2, fol. 75v ; Augustin, In Iohannis evangelium tractatus, trac. 51, 13, PL 35, c. 1768. 105 « Pro christo et vita eterna omnes moneat, doceat, corripiat, impendat benevolentiam, exerceat disciplinam. Ita in domo sua ecclesiasticum et quodammodo temporale officium impleat ministrans christo ut in eternum sit cum eo », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 3, ch. 2, fol. 75v ; Augustin, In Iohannis evangelium tractatus, trac. 51, 13, PL 35, c.1768. Le rôle de père spirituel attribué au paterfamilias est manifeste dans la fin de ce passage. 106 « Et unusquisque paterfamilias hoc non ignoret paternum affectum sue familie se debere », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 3, ch. 2, fol. 75v. Cette phrase fait partie de la citation de saint Augustin, In Iohannis evangelium tractatus, trac. 51, 13, PL 35, c. 1768. 107 « […] bonus paterfamilias domum suam totamque familiam suis utique bonis moribus et actibus pocius quam preciosis materiebus aut speciebus illustrat et ornat », Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 150 ; « Ad gubernationem domus pertinet ut dominus eius bonis moribus et actibus eam ornet », Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 29, p. 402.

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de sa famille, puis de ses sujets dans son royaume108. Le deuxième livre met en lumière les relations domestiques qui s’articulent autour du chef de famille, l’homme dirigeant auquel est adressé ce traité, qui en constitue le sommet hiérarchique et la figure centrale. Les trois communautés domestiques sont présentées comme autant de « regimina », en adéquation avec le titre de l’œuvre, soit différents gouvernements qui varient selon la nature des personnes subordonnées. Tous s’articulent autour de la figure masculine qu’est le paterfamilias, pivot des liens sociaux au sein de la demeure. Cette fonction se décline selon ses différents rôles affectifs et relationnels, tour à tour en sa qualité d’époux envers sa femme, de père pour ses enfants et de seigneur à l’égard de ses serviteurs109. Ce deuxième livre, qui constitue en lui-même un véritable traité pédagogique, instaure une relation étroite entre le gouvernement du royaume et celui de l’espace domestique. En faisant apparaître le prince dans ses relations familiales, Gilles de Rome étend plus largement la fonction masculine dominante à tous les citoyens en tant que chefs de famille110. Au sein de ce portrait de la société séculière, la relation entre père et fils n’est pas épargnée par la subordination puisque le « regimen paternale » est construit par Gilles de Rome à l’image du pouvoir qu’exerce le souverain sur son peuple. En effet, le père gouverne ses enfants pour leur bien, comme le roi recherche le bien de ses sujets111. Si Gilles de Rome différencie instamment les trois regimina, précisant par exemple que le mari ne dirige pas son épouse comme le maître régit ses serviteurs, il n’en demeure pas moins que ces rapports sont fondés sur une logique d’autorité masculine. La forme de masculinité particulière prônée à travers les fonctions du paterfamilias prend alors le pas sur d’autres conduites et d’autres places masculines. Comme le relève Noëlle-Laetitia Perret, le De regimine principum envisage la famille comme « le lieu par excellence de l’éducation, l’espace dans lequel se transmettent les croyances, les valeurs, les savoirs et les règles de comportement112 ». Ces dernières concernent alors également la mise en avant d’une forme de masculinité dominante, s’offrant en modèle au fils qui deviendra à son tour paterfamilias. En effet, dans ce traité autant qu’au sein des exemples évoqués auparavant, les fonctions attribuées au chef de famille sécrètent une conception hégémonique de la masculinité laïque au sein de laquelle le paterfamilias endosse la toute-puissance. Ce comportement, dont l’espace domestique se fait lieu de déploiement, ainsi que les valeurs qu’il distille ne vont pas sans encourager l’affirmation d’une certaine manière d’être un homme. Cette attitude prend le pas sur d’autres catégories masculines, comme par exemple les fils et les serviteurs, hommes certes mais subordonnés avant tout à la fonction supérieure du paterfamilias qui écrase les autres formes de masculinité sous son

108 Cf. N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 13-14 ainsi que les titres des trois livres de l’édition du De regimine principum. À propos de l’image du père comme un roi, cf. R. Bast, Honor your Fathers, p. 146-185. 109 N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 228-229. 110 Ibid., p. 199. 111 Cf. Ibid., p. 233-235. Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 3, p. 291-292 et ch. 14, p. 259-260. 112 N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 228.

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joug. Les traités pédagogiques et les sermons véhiculent sensiblement cette image patriarcale. Tout en affirmant la domination masculine dans la sphère familiale, ces écrits donnent au père le visage du fidèle imprégné des valeurs normatives de la masculinité. Amour et rapport hiérarchique

La contrepartie du statut de dirigeant attribué au paterfamilias se situe dans l’amour dont il a déjà été question à plusieurs reprises. Ce sentiment n’est en effet ni absent du devoir d’enseignement attribué au père, ni de l’expérience de la paternité en tant que réalisation de l’identité masculine. Raison d’être de tous les gestes éducatifs dans le discours mendiant, l’affection constitue en effet le pivot qui structure chacun des agissements conseillés aux pères. Nommé « dilectio paternalis » ou encore « amor naturalis » dans le traité de Gilles de Rome, l’amour à l’endroit de sa descendance occupe une place de premier ordre dans la définition du père et de la masculinité dans ses rapports familiaux. Les mauvais pères sont désignés comme ceux qui n’aiment pas suffisamment leur progéniture, à l’image d’Hérode qui affectionne davantage ses porcs que ses fils comme le relève Guillaume Peyraut113. Pour ce pédagogue dominicain, l’argumentation en faveur de la dilection paternelle prend appui sur l’existence de ce sentiment dans la nature. Il décrit en effet une « dilectio naturalis114 » éprouvée par le père envers ses enfants, propos que renforce Gilles de Rome en évoquant un « amor naturalis115 ». La force de cet attachement naturel est ainsi enracinée dans la Création en tant que miroir de la perfection du Tout-Puissant. Un sentiment naturel

Gilles de Rome insiste sur la vigueur du sentiment paternel à travers un raisonnement logique en faveur du caractère indispensable de l’éducation. Parmi les raisons présentées, le soin et le souci recommandés au père envers sa progéniture découleraient de manière « naturelle » de l’amour qu’il leur porte, car il est naturel « d’aimer ses œuvres »116. L’attention que suscite ce sentiment s’avère nécessaire à la réussite de l’éducation puisque d’elle dépend le développement de la bonté 113 « Chariores videntur habere multi porcos suos quam filios. Dixit Caesar Augustus de Herode qui proprios filios suos occiderat : “Mallem esse porcus Herodis quam filius” ; quia cum ipse sit porcus, pascit porcos et filios occidit. Quodammodo filios occidunt, qui defectu custodiae et disciplinae eos perire permittunt », Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 2, p. 329-330. 114 Ibid., p. 330. « Naturalis est dilectio parentum in filios, ex qua dilectione sequi debet in eorum custodia et eruditione ». 115 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 1, p. 289. Gilles de Rome mentionne aussi, bien que cette expression soit rarement employée à cet égard, une « amicitia naturalis » entre les fils et leurs parents. 116 « De ratione enim amoris, est ut solicitet amantem circa rem amatam, quilibet enim solicitatur circa dilectum, quare cum inter patrem et filium sit amor naturalis, ut probatur 8 Ethicorum, decet patres ex ipso amore naturali, quem habent ad filios, solicitari circa eos », ibidem. Cf. N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 233-240.

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et de la prudence chez les fils117. Les mœurs vertueuses sont donc façonnées par le sentiment affectueux que le père leur voue. La capacité de distribuer l’amour atteste d’ailleurs la plus grande intelligence des humains par rapport aux animaux, en référence aux pères dans ce cas118. L’importance de l’affection paternelle, qui surpasse d’ailleurs ce que les enfants ressentent eux-mêmes envers leur père, trouve son expression la plus affirmée dans un chapitre du traité de Gilles de Rome s’attachant au « gouvernement paternel ». En vertu de celui-ci, le père doit en effet « commander » (praesse) ses fils pour leur bien et leur progrès119. La nature de ce regimen paternalis le distingue de celui que l’homme de la maison, soit le seigneur, exerce sur ses serviteurs, bien que la subordination soit commune à ceux-ci autant qu’aux fils. Après avoir exposé les multiples raisons de la force de l’amour paternel, Gilles de Rome énonce le point vers lequel converge toute son argumentation : la tâche du père qui doit diriger (regere) et gouverner (gubernare) son fils provient de l’affection qu’il éprouve envers lui120. L’origine de l’autorité paternelle découle de ce sentiment décrit comme particulièrement vigoureux, qui influe sur la teneur de la relation qui s’installe entre père et fils. À l’aune de cette condition se met en place un rapport hiérarchique au sein duquel le père exerce son autorité sur son fils, tandis que ce dernier a pour devoir de lui obéir en retour121. En effet, si les pères sont investis d’un certain nombre d’obligations, d’autres incombent également aux fils dans le discours mendiant, parmi lesquelles l’obéissance figure en première place. L’obéissance filiale et l’exemple d’Abraham

Être un bon fils ou un fils « digne », comportement validé par la morale mendiante qui sous-entend de mériter l’amour du père, se trouve défini sans suprise dans les traités d’éducation. Honorer ses parents se place en tête de la liste des qualités exigées des

117 « Et cum filii perveniunt ad maiorem bonitatem et prudentiam, si patres circa eos sint soliciti, quam [si] circa ipsos se habeant negligenter ; tanto decet reges et principes magis solicitari circa proprios filios, quanto filii eorum pollere debent maiori prudentia et ampliori bonitate », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 2, p. 290. 118 « Patres ergo tanto magis debent solicitari circa filios, quanto prudentiores sunt, et quanto maiori intelligentia vigent », ibid., p. 289. 119 « Nam si pater debet praesse filiis regaliter et propter bonum ipsorum, cum amare aliquod idem sit quod velle ei bonum, pater debet praesse filiis propter profectus ipsorum et quia vult eorum bonum. Constat ergo quod huiusmodi regimen sumit originem ex amore. Ex hoc ergo manifeste ostenditur, quod non eodem regimine debent regi filii, quo regendi sunt servi », ibid., ch. 3, p. 292. 120 « Quia ergo pater naturalem amorem habet ad filium, ex huiusmodi amore solicitatur, ut ipsum regat et gubernet : quod non esset, nisi paternum regimen ex amore nasceretur », ibid., p. 293. Cf. aussi Guibert de Tournai, RLS 269, p. 713 et 715. 121 « […] sicut ex amore quem habent patres ad filios debent eos regere et gubernare, sic ex dilectione quam filii habent ad patres, debent eis obedire et esse subiecti », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 4, p. 297. Dans la communauté que forment le père et le fils, le premier imperat et le second obtemperat, ibid., II, part. 1, ch. 6, p. 236.

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jeunes hommes, aux côtés du respect qu’ils doivent à ceux qui les ont mis au monde122. Comme l’énonce Guibert de Tournai qui insiste particulièrement sur l’obéissance dont les fils doivent faire montre envers leur géniteur : « Le père en effet doit au fils l’enseignement et le fils doit à son père l’obéissance123 ». Cette réciprocité fixe les rôles de chacun au sein de la relation filiale, à l’intérieur de laquelle il ne manque pas de rappeler que le fils doit servir son père comme un seigneur124. Le manuel destiné aux confesseurs de Robert de Flamborough prévoit une pénitence de trois ans pour celui qui n’aura pas honoré son père125. Toutes ces directives convergent vers l’instauration d’une relation hiérarchique impliquant la soumission des fils à leur père, en tant que figure d’autorité, et une obéissance irréprochable envers ses commandements, puisque « honneur et obéissance étaient les expressions inséparables de la subordination dans la hiérarchie domestique126 ». L’amour n’est cependant pas absent de ces devoirs imposés aux fils, bien au contraire une relation de cause à effet les régit. Jean de Galles, en rappelant qu’« aimer son père est la première loi de la nature127 », intègre la juste conduite filiale dans une affection sincère et décrit une obéissance par laquelle les enfants doivent honorer leurs parents128. Le franciscain précise que le prédicateur peut à travers ces exemples encourager les fils à respecter leurs parents et évoque à ce titre plusieurs récits de fils qui se battent pour sauver leur père, au péril de leur vie129. L’exemple d’un fils muet qui

122 Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 22 (De honore parentum), p. 33-35 ; Vincent de Beauvais, De eruditione, 27-30, p. 95-117 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 36-39, p. 420-436 ; Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 4, p. 294-297 et 17, p. 336 ; Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 14, p. 247-248 ; Jacques de Vitry, RLS 438, p. 440441 ; Guibert de Tournai, RLS 269, p. 715-716 ; Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 2, ch. 2, fol. 73v ; Humbert de Romans, S. 63 (« Ad scholares in grammatica »), p. 160-161. Cf. L. Smith, « Who is my Mother ? Honouring Parents in Medieval Exegesis of the Ten Commandments », in Motherhood, Religion, and Society, éd. C. Leyser, L. Smith, p. 155-172. 123 Notre traduction. « Pater enim debet filio doctrinam, et filius patri obedientiam », Guibert de Tournai, RLS 269, p. 713. Cf. B. Sère, Penser l’amitié au Moyen Âge. Étude historique des commentaires sur les livres VIII et IX de l’Éthique à Nicomaque (xiiie-xve siècle), Turnhout, 2007, p. 106. 124 « Servi enim sunt filii quia ex divino precepto tenentur servire patri sicut domino, cuius doctrina est. [Eccli. 7, 29] : Honora patrem tuum », Guibert de Tournai, RLS 269, p. 715. Cf. également Guibert de Tournai, De modo addiscendi, III, 4, p. 109-112. 125 « Si quis autem inhonoraverit patrem aut matrem, tres annos poeniteat ; quod si manum levaverit vel percussionem intulerit, septem annos poeniteat », Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, p. 222. Cf. R. Bast, Honor your Fathers, p. 157-158. 126 Notre traduction de : « Honor and obedience were inseparable expressions of subordination in the household hierarchy », R. Bast, Honor your Fathers, p. 55. Cf. ibid., ch. 2, p. 53-107. 127 « [D]iligere patrem prima lex nature est », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 2, ch. 2, fol. 73v. En citant Valère Maxime, Faits et dits mémorables, t. 2, V, 4, p. 109. 128 « Quales autem debeant esse filii erga parentes scilicet amantes eos vero affectu, honorantes in actu, sustentantes eos et necessaria ministrantes cum indigent in effectu, satis scriptura sacra determinat. [Ex. 20, 12] : Honora patrem tuum, etc. Et [Eph. 6, 1] : Filii obedite parentibus vestris », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 2, ch. 2 (De amore filiorum ad parentes), fol. 73v. 129 Pour les récits : Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 2, ch. 2 (De amore filiorum ad parentes), fol. 74r. « His igitur exemplis potest predicator evangelicus filios ad parentum venerationem et ad pietatem eis exhibendam exhortari », ibid., fol. 74v.

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sauve son père du glaive ennemi en retrouvant la parole, à travers un dépassement de soi, est mis en lumière par Jean de Galles. En revanche, l’amour d’une fille envers son père affamé se traduit par une curieuse évocation d’allaitement, offrant un exemple de don corporel féminin130. Là encore, l’expression de l’amour qu’éprouvent les filles envers leur père se distingue de celui des fils, dans une représentation sexuée des relations filiales. La répartition des rôles genrés est inhérente à ces représentations de liens affectifs. Ces modèles reproduisent en effet les normes de comportement sexué transmises par les pères pour ce qui est des fils, la bataille et le surpassement du corps étant des conduites éminemment masculines. Gilles de Rome noue une rélation encore plus explicite entre l’amour, que les fils doivent éprouver pour leur père, et leur position subordonnée. Tout comme la domination exercée par le père découle de son amour envers sa descendance, de même, l’élan d’affection éprouvé par un fils se traduit par l’obéissance et le respect qu’il montre à son géniteur131. La soumission traduit alors son ressenti envers ce dernier, dans un langage qui, nous l’avons vu, associe dans un dialogue constant amour et rapport hiérarchique. À l’instar de Guillaume Peyraut, Vincent de Beauvais consacre quatre chapitres entiers à l’obéissance des garçons et des jeunes hommes dans son traité132. Le pédagogue dominicain justifie la marque de soumission que doit inspirer le père par un argument souverain. Selon lui, la provenance du nom de père dérive de celui de Père divin133. Dans le sens de cette insistance, il fait figurer un long passage du commentaire biblique d’Origène à propos du sacrifice du fils d’Abraham134. En effet, ce père hautement symbolique à la fois charnel et spirituel, dont Jérôme Baschet a mis en lumière la complexité, apparaît dans un chapitre qui entend en premier lieu souligner l’importance de l’obéissance des garçons envers leurs aînés et ceux qui leurs sont supérieurs135. À travers ce parangon de l’obéissance peut toutefois se lire la dimension plurielle de cette vertu, en raison de l’endroit du texte où cette figure est convoquée136. Eu égard au thème du chapitre dans lequel il s’insère, l’épisode biblique évoque en 130 Ibid., fol. 73v. Tous ces exemples sont puisés chez des auteurs classiques tels Sénèque (Des bienfaits, t. 1, III, 37, p. 95-96) et Valère Maxime (Faits et dits mémorables, t. 2, V, 4, p. 109-112). Un exemple de fille allaitant sa mère est aussi mentionné. Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 2, ch. 2, fol. 73v ; Valère Maxime, Faits et dits mémorables, V, 4, p. 108-109. 131 « Sed cum filii afficiantur ad parentes, tanquam ad eos, quos volunt esse in honore et reverentia, cum honorari et revereri alium sit quodammodo subiici illis […] sic ex dilectione quam filii habent ad patres, debent eis obedire et esse subiecti […] quantum ad bonum, quod est honor et reverentia, filii plus diligunt patres quam econverso », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 4, p. 297. Cf. N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 235-236 ; P. L’Hermite Leclercq, « La femme dans le De regimine principum de Gilles de Rome », dans Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur de Philippe Contamine, éd. J. Verger, J. Paviot, Paris, 2000, p. 471-479. 132 Vincent de Beauvais, De eruditione, 27-30, p. 95-117 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 36-39, p. 420-436. 133 « Et revera libenter obediendum est patri, cuius nomen dulce dirivatum [derivatum] sive translatum est a patre celesti », Vincent de Beauvais, De eruditione, 29, p. 113. 134 Gen. 22, 1-18. 135 Vincent de Beauvais, De eruditione, 28, p. 103-109. Cf. J. Baschet, Le sein du père. 136 J. Baschet, Le sein du père, p. 74.

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premier lieu l’obéissance la plus totale à Dieu, en tant que supérieur absolu, à travers le sacrifice qu’Abraham s’apprête à exécuter à sa demande. Vincent de Beauvais précise que le patriarche, qu’il nomme « le père de notre foi137 », est un exemple de cette grande vertu d’obéissance que Dieu met à l’épreuve par son injonction138. Bien que n’ayant pas conscience de l’immolation qui l’attend avant le moment fatidique, Isaac, soumis à son père, le suit docilement jusqu’au lieu du sacrifice. On peut alors supposer que ce fils idéal est donné à voir aux garçons auxquels s’adresse ce traité. Le propos principal de ce chapitre confirme cette intuition. Or, Vincent de Beauvais ne mentionne pas explicitement l’attitude exemplaire d’Isaac. Il souligne au contraire la soumission d’Abraham à Dieu dans cette mission, dont la difficulté est décrite avec emphase, qui le force à choisir son devoir envers lui plutôt que sa descendance charnelle, si importante soit-elle139. L’obéissance filiale représentée en la personne d’Isaac serait alors un corollaire tacite mais évident offert en modèle aux garçons. Une autre lecture peut aussi être proposée afin de comprendre le sens de cet épisode dans l’enseignement que souhaite prodiguer Vincent de Beauvais. Le patriarche est à la fois représenté comme un père vis-à-vis d’Isaac qu’il doit tuer, mais également par son obéissance face à une autorité supérieure au sein de la dialectique chrétienne, comme un fils prêt à servir Dieu, le Père suprême, par cet acte de soumission totale à sa volonté. Paternité charnelle et paternité spirituelle, dont la première demeure le reflet imparfait de la deuxième, perpétuent en effet la même structure hiérarchique140. Au contraire de ce silence à propos d’Isaac, un autre traité dominicain, celui de Guillaume de Tournai, le compte explicitement au nombre des exemples bibliques de « dignes fils », aux côtés de Joseph, faisant montre de respect et d’obéissance envers leur père141. Puisque la relation paternelle induit obligatoirement un rapport hiérarchisé dans les conceptions du xiiie siècle142, au sein duquel le père est défini par son autorité et le fils par sa subordination, Abraham se trouve aussi à la place d’un fils soumis à une volonté supérieure. La représentation proposée par Vincent de Beauvais par le truchement d’Abraham est aussi celle d’une paternité qui n’agit pas pour elle-même mais est guidée par Dieu de manière ultime143. Dans l’épaisseur du propos adressé

137 « Pat[er] fidei nostre », Vincent de Beauvais, De eruditione, 28, p. 105. 138 « Exempla vero multa legimus magne obediencie, et primo quidem abraham patrem fidei nostre, cuius obedienciam trino precepto et gravi deus voluit probare », ibidem. 139 Cf. J. Baschet, Le sein du père, p. 74-75. 140 Cf. D. Lett, « “L’expression du visage paternel” », p. 123 ; J. Baschet, Le sein du père (plus particulièrement p. 337-343). 141 Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 22, p. 34. 142 J. Baschet, Le sein du père, p. 49. Comme le soulignent D. Alexandre-Bidon et D. Lett (Les enfants au Moyen Âge, p. 17-18), une évolution se produit concernant le pouvoir du père entre l’Antiquité romaine et le Moyen Âge. Bien que toujours présente, la potestas du père qui était absolue à Rome, déjà infléchie sous le Bas-Empire, se trouve limitée à l’époque médiévale, car en effet le pouvoir paternel est subordonné à celui de Dieu le Père. Cf. J. Mulliez, « La désignation du père », p. 62-72 ; Y. Thomas, « À Rome, pères citoyens et cité des pères (iie siècle av.-iie siècle ap. J.C.) », dans Histoire de la famille, s. d. A. Burguière et al., t. 1, p. 195-229. 143 J. Baschet, Le sein du père, p. 92 et 96-98.

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aux fils, il y aurait alors à travers un double langage une directive destinée aux pères charnels en charge de l’éducation. Ceux-ci sont certes voués à dominer leurs fils en incarnant cette fonction masculine, mais incités à se soumettre eux-mêmes à la volonté divine dans cette tâche. L’éducation n’a alors de sens que parce qu’elle transmet les enseignements permettant de servir l’instance suprême dans la vie future qu’embrasseront les garçons laïcs. Dans ce même élan, le sacrifice donne également à voir « la hiérarchie des pères », régissant les niveaux de paternité dans la pensée médiévale, puisque le sacrifice « fonde la filiation terrestre, en l’inscrivant sous la dépendance, et même sous le joug, de la parenté céleste144 ». L’image du patriarche dans la position de soumission d’un fils, du moins dans le propos du pédagogue dominicain, est renforcée par le modèle évoqué à sa suite145. En effet, l’importance de l’obéissance filiale trouve sa réalisation la plus aboutie dans la figure du Christ, donnée à voir à côté de celle d’Abraham comme modèle du bon fils dans sa relation parfaite avec Dieu, qu’il nomme père146. L’inversion entre celui qui sacrifie et celui qui est immolé est alors mise au jour en considérant la suite de ce chapitre du De eruditione. Abraham accepte de mettre son fils à mort tandis que le Sauveur se sacrifie, le premier préfigurant le deuxième147. Dans le propos de Vincent de Beauvais, ces deux modèles sont autant d’excellents exemples de soumission en tant que vertu fondamentale exigée des hommes dans leurs jeunes années. La subordination demandée inscrit ces derniers dans un réseau de hiérarchies inhérent à l’organisation de la société médiévale, mais également significatif des rapports masculins tels qu’ils sont envisagés par les pédagogues. À travers cette injonction à l’obéissance totale ne se lit pas seulement une soumission aux pères charnels et in fine au père divin qui est au-dessus d’eux, mais également une subordination à ses intermédiaires : les clercs148. Ces derniers, que figurent ici les frères dominicains puisque ce traité est rédigé par l’un d’eux, prennent en charge le rôle de médiateurs avec le Tout-Puissant en transmettant les valeurs chrétiennes sur terre149. Ils deviennent à ce titre autant de pères spirituels pour les fidèles – et les fidèles masculins tout particulièrement – qu’ils enjoignent d’obéir à leurs commandements et aux normes sexuées qu’ils encouragent. Comme Robert

144 Ibid., p. 98. À propos de cette « hiérarchie des pères » distinguant trois formes de paternité (charnelle, spirituelle et divine), cf. ibid. en particulier ch. 1, p. 29-62 ; A.-M. Certin, D. Lett, « Ouverture », p. 25-26. 145 Vincent de Beauvais, De eruditione, 28, p. 106-107. Le Christ est aussi mentionné avant le commentaire d’Origène. Ibid., p. 105. 146 Ibid., p. 106-107 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 36, p. 423-424 ; Guibert de Tournai, De modo addiscendi, III, 4, p. 109. 147 J. Baschet, Le sein du père, p. 78-80. 148 Cf. ibid., p. 42-46 ; L. Smith, « Who is my Mother ? », p. 170 ; R. Bast, Honor your Fathers, p. 119-121. J. Baschet (Le sein du père, p. 44) relève que la hiérarchie conférée par le statut de pères spirituels des membres du clergé est quelque peu nuancée chez les premiers ordres mendiants qui se font appeler frères, « signe d’une inflexion moins hiérarchique, toutefois vite contrôlée ». Cette caractéristique des ordres mendiants n’efface pas pour autant le ton prescriptif sur lequel ils s’adressent aux laïcs ni la hiérarchie établie de manière limpide entre clercs et fidèles affirmée au long des textes de notre corpus, et en particulier des sermons ad status et des traités d’éducation. 149 J. Baschet, Le sein du père, p. 335.

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Bast le met en lumière, « l’idéologie patriarcale » permet d’asseoir l’autorité cléricale en instaurant une relation de supériorité entre les pères spirituels, que représentent les clercs, et les laïcs, qui leur doivent à la fois respect et obéissance150. D’ailleurs, l’insistance sur l’obéissance en tant que premier devoir des fils, et plus largement des jeunes hommes, montre la volonté mendiante d’inculquer cette marque de soumission envers leurs aînés et ceux qui les instruisent de façon précoce. Le rapport hiérarchique transmis par ce biais et l’habitude au respect des supérieurs apprise dès l’enfance se révéleront certainement pleinement intégrés à l’âge adulte. Dans son sermon « à tous les laïcs » (ad omnes laicos), dans la partie dévolue aux hommes, Humbert de Romans, après avoir affirmé la supériorité des clercs, pose d’ailleurs comme principe essentiel de témoigner du respect (reverentia) envers ces derniers et de l’obéissance envers leurs prélats151. La paternité sacrifiée : proximité corporelle et don de soi

Si l’affection des pères envers leurs fils s’exprime à la faveur de l’attention que ceux-ci portent à leur progéniture et de l’instruction qu’ils lui prodiguent, elle peut également se traduire par une proximité corporelle. Rarement évoquée dans les traités d’éducation, voire tout à fait occultée dans ces textes où les seuls contacts physiques semblent se résumer aux châtiments, elle transparaît néanmoins dans l’œuvre de Vincent de Beauvais. Le récit du patriarche modèle est l’occasion d’une longue citation puisée dans le commentaire d’Origène. Tronquée par Vincent de Beauvais, elle intervient véritablement parmi ses enseignements comme une adaptation à ce qu’il souhaite enseigner à son lectorat. Malgré la concentration du propos principal de ce chapitre sur l’obéissance filiale, présentée aux garçons, la teneur de l’amour paternel est abondamment glosée. La difficulté du sacrifice demandé à Abraham n’a d’égal que la force de l’affection qu’il porte à son fils. Ce sentiment contribue à mettre en lumière la valeur de sa soumission à Dieu. Comme le souligne Jérôme Baschet, à travers cette dramatisation du récit biblique et des gestes « emblématiques de la paternité » qu’elle convoque en particulier en raison du sacrifice à venir : « Abraham n’est jamais aussi intensément père qu’au moment de donner la mort à son fils152 ». Le commentaire d’Origène s’étend sur cette thématique que n’évoque pas la Bible, en offrant du relief au texte original tout en y injectant ce que l’on pourrait qualifier de pathos ou tout du moins d’épaisseur émotionnelle. Le long trajet entamé par le père et le fils jusqu’au lieu du sacrifice, à l’image d’un cheminement à la fois spirituel et affectif, est décrit par Origène dans le passage cité par Vincent de Beauvais. Il donne l’occasion de s’attarder sur les souffrances qu’endure le père à l’idée de devoir porter atteinte à l’être aimé. Origène, en s’appuyant sur la mention du fils « que tu 150 « [P]atriarchal ideology », R. Bast, Honor your Fathers, p. 235. Cf. Ibid., p. 113. 151 « Ita et inter fideles Christi sunt duo genera hominum scilicet clerici, qui sunt superiores dignitate et magis intelligentes per scientiam et sanctiores habent esse quam laici, qui in his minus abundant […] Item debent ipsis clericis tanquam Dei ministris exhibere reverentiam […] Item facilem se ad obediendum prelatis suis exhibere », Humbert de Romans, S. 71, p. 170-171. 152 J. Baschet, Le sein du père, p. 76.

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aimes » appartenant au texte biblique, dans les paroles que Dieu adresse à Abraham, souligne les « doux surnoms » (dulces appellaciones) donnés à Isaac153. Synonymes de son attachement à son fils, ces tendres appellations « qui ravivent les sentiments paternels154 », mettent en évidence la terrible épreuve que le patriarche traverse alors. Elles montrent la force de sa foi à même de surmonter l’amour ressenti envers sa progéniture, sentiment qui pourrait faire hésiter la main paternelle au moment de l’immolation155. Le nom du fils lui-même évoque une promesse de continuation comme le fait apparaître Vincent de Beauvais, dont l’anéantissement traduit la renonciation d’Abraham à une descendance pourtant souhaitée avec ardeur, symbole de son abnégation envers Dieu156. Outre les paroles, l’affection que mettent au jour les tourments du père se matérialise dans le corps de ce dernier lorsqu’Origène décrit les viscères d’Abraham qui se déchirent sous l’effet des vives inquiétudes causées par l’immolation du fils chéri157. La proximité physique entre Abraham et son fils, sur le chemin menant au lieu du sacrifice, fait en outre l’objet d’une description étoffée. Les affres interminables dans lesquelles Abraham est jeté dans l’attente du moment sacrificiel amplifient le ressort dramatique du récit : Durant un délai qui se prolonge tant, le père doit contempler son fils, prendre avec lui ses repas ; et pendant toutes ces nuits, l’enfant doit enlacer le cou de son père, se serrer contre sa poitrine, reposer contre son cœur158. Les sens sont mis à contribution dans ce passage afin de magnifier le lien charnel qui unit étroitement le père à son fils et la tendresse éprouvée qu’augmente la perspective du sacrifice. Outre la contemplation, le toucher manifeste ici la proximité corporelle que révèlent les dernières expressions du passage cité. L’enlacement du fils est ainsi décrit comme un repos contre le sein du père, tout près de son centre intime, à travers le terme gremium. Signifiant le cœur et le sein, ce susbstantif traduit un lieu de proximité à la fois physique et immatériel, appartenant aux émotions et à l’esprit tout autant qu’au corps159.

153 « Ecce caris ac dulcibus appellacionibus, iterum ac sepe repetitis, affectus paterni suscitantur, ut amoris evigilante memoria ad immolandum filium dextera retardetur et adversus fidem animi tota carnis milicia repugnetur », Vincent de Beauvais, De eruditione, 28, p. 105 ; Origène, Homélies sur la Genèse, éd. et trad. L. Doutreleau, Paris, 2003, p. 216. Gen. 22, 2 : « Ait illi : Tolle filium tuum unigenitum, quem diligis, Isaac ». 154 Traduction tirée de Origène, Homélies sur la Genèse, p. 217. 155 Vincent de Beauvais, De eruditione, 28, p. 105. 156 Ibidem. J. Baschet, Le sein du père, p. 78. 157 « Per triduum iter protenditur, quo […] curis recursantibus paterna viscera cruciantur », Vincent de Beauvais, De eruditione, 28, p. 106 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 36, p. 422 ; Origène, Homélies sur la Genèse, p. 220. 158 Origène, Homélies sur la Genèse, p. 220-221 ; « ut omni hoc spacio tarn prolixo pater filium intuens cum eo cibum sumeret, totque noctibus puer in amplexibus patris penderet, pectori inhereret, in gremio cubitaret », Vincent de Beauvais, De eruditione, 28, p. 106. 159 L’expression « in gremio » utilisée dans ce passage du commentaire d’Origène ne doit pas être confondue avec le « sein d’Abraham », par l’expression in sinum Abrahae, l’espace paradisiaque dans lequel sont accueillis les élus mis en lumière par J. Baschet.

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Le rapprochement figuré par Origène, que Vincent de Beauvais choisit de citer, évoque une tendresse et un enveloppement que l’on aurait tôt fait d’attribuer aux mères par les images qu’il convoque160. En effet, si l’amour des mères apparaît comme démonstratif, parfois à l’excès dans certains écrits, imprégné d’une dimension charnelle, celui des pères est davantage dépeint comme rationnel et mesuré, notamment dans les traités pédagogiques161. Comme il en sera question plus avant, il est vrai que le contact corporel marque un des rares portraits de mère qui habitent les textes mendiants étudiés. Pourtant, les gestes affectueux engageant une proximité corporelle sont ici le propre de la paternité et à ce titre n’entrent pas en opposition avec elle162. Du moins, si Vincent de Beauvais assigne une place aussi longue à ce passage dans son traité, on peut en conclure que cette affinité fait partie intégrante de la relation entre père et fils que le pédagogue souhaite enseigner à ses lecteurs. Plus encore, le découpage qu’opère Vincent de Beauvais de cet extrait du commentaire d’Origène fait surgir de manière saillante les émotions du père et traduit d’autant mieux la dimension corporelle du sacrifice que l’amour éprouvé avec force rend l’acte déchirant. Dans le commentaire d’Origène, la voix du fils quelques instants avant qu’ils ne parviennent au lieu du sacrifice vient achever ce tableau du rapport sensoriel entre père et fils, signe sonore de leurs échanges. Ces paroles innocentes et insouciantes, nommant le père une ultime fois par son nom (« pater mi ») se fait paroxysme des peines endurées par Abraham lorsque le texte ajoute : « Imagines-tu à quel point cette voix du fils à immoler peut bouleverser les entrailles paternelles ?163 ». La relation de proximité charnelle unissant père et fils, outre l’évocation du lien de continuité par le prolongement du père qu’elle induit, dit alors la douleur d’Abraham de sacrifier une partie de lui-même et de sa chair. Cette image entre en résonance avec la formulation qu’emploie Gilles de Rome, décrivant le fils comme une fraction de son géniteur pour rendre compte de l’amour paternel. À travers la douleur et les tourments traversés par Abraham dans le commentaire cité, se lit en outre la difficulté d’abandonner les choses terrestres au profit d’une 160 J. Baschet, Le sein du père, p. 224 ; M.-F. Morel, « L’amour maternel : aspects historiques », Spirale, 18/2 (2001), p. 38-39 ; D. Lett, L’enfant des miracles, p. 144-146. À propos du caractère « enveloppant » associé au corps féminin, cf. M.-C. Pouchelle, « Le corps féminin et ses paradoxes : l’imaginaire de l’intériorité dans les écrits médicaux et religieux (xiie-xive siècles) », in La condición de la mujer en la Edad Media, Madrid, 1986, p. 315-321. 161 Cf. D. Lett, L’enfant des miracles, p. 144-147 ; id., « L’enfant dans la chrétienté », p. 105 ; S. Vecchio, « La bonne épouse », dans Histoire des femmes en Occident, s. d. G. Duby, M. Perrot, Paris, 1990, t. 2 (s. d. C. Klapisch-Zuber), p. 133-134. 162 D. Alexandre-Bidon, « Images du père de famille au Moyen Âge », dans Être père, s. d. D. Lett, p. 52-54 ; les travaux de D. Lett (« L’enfant dans la chrétienté », p. 105-108 ; « Tendres souverains », p. 31-37 ; « Famille et relations émotionnelles », p. 194-201) ; J. Baschet, Le sein du père, p. 224-226. Selon J. Baschet (Le sein du père, p. 228) le sein d’Abraham serait « apte à conjoindre le désir de protection par le père et la pulsion d’inclusion corporelle, originellement liée à la mère […] il associe une figure massivement paternelle et une fonction ambivalente, d’abord assumée par la matrice utérine, mais susceptible d’être projetée sur l’image du père ». 163 Origène, Homélies sur la Genèse, p. 223. « Cumque pergerent simul, dixit ysaac patri : “pater mi […]” Quomodo putas immolandus filius per hanc uocem viscera paterna concussit […] », Vincent de Beauvais, De eruditione, 28, p. 106.

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élévation spirituelle. Celle-ci est signifiée par la montée sur la montagne du sacrifice, le patriarche se délestant au nom de Dieu des liens charnels incarnés par Isaac. Cette attitude chrétienne conseillée aux garçons et aux jeunes hommes tout au long du traité d’éducation de Vincent de Beauvais se prolonge à travers cet exemple paternel. Abraham est ici modèle d’obéissance offert aux hommes en devenir dans une relation de soumission à leurs aînés dont ne se départ pas la définition du fils et du devoir filial, mais recèle également l’image du futur père qu’ils deviendront une fois adultes, parvenus au terme du parcours éducatif proposé par le pédagogue dominicain. La dimension sacrificielle de l’amour paternel, à l’image d’un don de soi, se trouve exprimée en d’autres termes dans l’encyclopédie de Barthélemy l’Anglais. Des exemples d’animaux se comptent au nombre des agissements paternels conseillés à leurs homologues humains. Dès lors, en prenant appui sur l’Historia animalium d’Aristote, l’encyclopédiste étoffe ses recommandations à propos de l’amour paternel en déclarant que chez les animaux, le père aime naturellement son petit au point de se priver d’un aliment afin de le nourrir164. Les créatures qui n’agissent pas de cette manière, tels les aigles qui chassent leur progéniture et ne s’en soucient guère, font preuve d’une nature déréglée165. À l’inverse, manifestant une affection dans l’ordre des choses, l’humain aime son fils et le pourvoit de nourriture. La maternité en comparaison

Le rôle du père dans son rapport avec ses enfants et dans la formation d’une descendance masculine ne saurait être pleinement compris sans une appréhension des fonctions attribuées aux mères par les auteurs mendiants. Bien que plus discrète, la maternité est cependant évoquée dans les traités pédagogiques et les sermons ad status du xiiie siècle. Deux frères dominicains en particulier, écrivant tous deux dans la deuxième moitié de ce siècle, Guillaume de Tournai et Humbert de Romans, s’étendent davantage sur l’importance de l’éducation maternelle après sept ans. En effet, le clivage des genres dans l’éducation, figurant une passation de la prise en charge des enseignements parentaux, est habituellement situé à l’âge de raison par les historiens de l’enfance166. Cet âge de rupture, auquel commencent les traités d’éducation, symbolise

164 « Et ideo pater circa filiorum procreationem solicitus existit, et naturaliter foetum suum diligit in tantum, ut etiam nutrimentum sibi subtrahat, ut nutriat foetum suum », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 14, p. 247. 165 « [E]t hoc generaliter est verum in omni genere animalium, exceptis paucis, in quibus natura degenerat, et ideo non multum solicitantur circa fœtus suos, a se eos eiiciunt, sicut dicit Aristot. lib. 6 de aquila, quae eiicit pulos et alis, et rostro, et unguibus eos fugat. Homo autem puerum suum sive foetum diligit et nutrit », ibidem ; Aristote, Histoire des animaux, t. 2, VI, 6, p. 76. 166 Comme le constate D. Alexandre-Bidon (« Images du père de famille au Moyen Âge », p. 41-43). Cf. par exemple E. Becchi, « Le Moyen Âge », p. 111 ; B. Laurioux, L. Moulinier-Brogi, Éducation et cultures dans l’Occident chrétien. Du début du douzième au milieu du quinzième siècle, Paris, 1998, p. 149. Pour des analyses plus nuancées ou différentes, cf. S. Vecchio, « La bonne épouse », p. 135136 ; D. Lett, « L’enfant dans la chrétienté », p. 112-114 ; id., L’enfant des miracles (ch. 7, p. 139-160). À propos de l’histoire des mères au Moyen Âge dont l’étude est vaste, nous nous limitons à citer quelques titres ainsi qu’à renvoyer à leur bibliographie : C. Atkinson, The Oldest Vocation. Christian

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le moment où débute l’éducation paternelle, tandis que s’achèvent les soins et les quelques instructions rudimentaires dispensés par les mères167. La vision qu’entérine cette césure des rôles parentaux a toutefois été fortement nuancée et remise en cause, notamment sous la plume de Danièle Alexandre-Bidon168. S’il est vrai que les mères sont rendues responsables de l’éducation des enfants, et des fils en particulier, avec moins de vigueur que ne le sont les pères au sein du discours mendiant, elles occupent toutefois un rôle important lorsqu’elles sont désignées. Dans le discours de quelques auteurs, elles se chargent de pans de l’instruction habituellement dévolus aux pères après l’âge de discernement. Des mères vertueuses

La mère de saint Bernard figure au nombre des exemples qui illustrent l’importance de cette fonction féminine à l’égard des fils. Dans le sermon « ad pueros » d’Humbert de Romans, la présentation de ce modèle maternel contredit la conception d’un père à qui revient l’exclusivité du renforcement corporel de sa progéniture masculine. Humbert de Romans précise à cet effet que la mère de saint Bernard l’a éduqué aussi durement que s’il était dans le désert, après avoir soulevé l’importance d’une éducation physique sévère169. En prenant en charge cet aspect sexué de la formation des fils, elle incarne par cette évocation l’inculcation de la discipline, pourtant habituellement réservée aux pères. La relation qui se noue entre discipline et rôle maternel est affermie par l’ajout de deux citations à la suite de cette évocation : « l’enfant livré à sa propre volonté fait honte à sa mère », ainsi que : « n’épargne pas la discipline au garçon (puer) »170. L’intention des paroles proférées par Humbert de Romans, du moins par écrit, se manifeste alors de manière évidente. Il ne s’agit pas de nier le rôle paternel dans la formation des fils, mais d’adjoindre les mères dans cette tâche – par un « et etiam a matre » – tel que le formule avec limpidité la suite de ce passage, à l’instar du traité de Guillaume de Tournai171. Ce dernier fait également mention de la mère de saint Bernard après trois évocations paternelles puisées dans la Bible (Abraham, David et Tobie) dans un

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Motherhood in the Middle Ages, Londres, 1991 ; C. Leyser, L. Smith (éd.), Motherhood, Religion, and Society ; E. L’Estrange, Holy Motherhood. Gender, Dynasty and Visual Culture in the Later Middle Ages, Manchester, 2008 ; A. Petit (éd.), La mère au Moyen Âge, Villeneuve d’Ascq, 1998. S. Vecchio, « La bonne épouse », p. 135-136. Cf. D. Alexandre-Bidon, « Images du père de famille au Moyen Âge », p. 41-60 ; D. Alexandre-Bidon, M. Closson, L’enfant à l’ombre des cathédrales, p. 210. Humbert de Romans, S. 87, p. 191. Voir la citation de ce passage supra, ch. V. À propos de la mère de saint Bernard, cf. B. P. McGuire, « In Search of the Good Mother », in Motherhood, Religion, and Society, éd. C. Leyser, L. Smith, p. 91-93. « Item sunt tenendi sub disciplina quoad voluntatem, quia puer qui dimittitur voluntati suae confundit matrem suam. [Prov. 29, 15]. Et ideo dicitur [Prov. 23, 13] : Noli subtrahere a puero disciplinam », Humbert de Romans, S. 87, p. 191. « Notandum autem, quod instruendi sunt circa hoc a patribus, [Eph. 6, 4] : Erudite filios in disciplina et correctione Domini. Et etiam a matre », ibidem. Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 5, p. 19.

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chapitre intitulé De probationibus per exempla172. Les austères conditions auxquelles cette mère exemplaire habitue ses fils sont évoquées plus longuement que ne le faisait apparaître le sermon d’Humbert de Romans, à travers le passage cité : En grandissant, on les vit, tant qu’ils étaient sous sa direction, bien plus au désert qu’à la cour ; et pour ne les point habituer à une nourriture trop délicate, elle leur donnait des aliments communs et grossiers ; c’est en les élevant ainsi qu’elle les préparait, par l’inspiration de Dieu même, à se consacrer pour toujours au service de Dieu173. Au prisme de ces éléments se lit la portée ascétique de cette éducation maternelle préparant la vocation spirituelle de Bernard de Clairvaux. La formation religieuse de même que l’apprentissage de l’oubli du corps incombent ici à une mère, non pas tendre et aimante, mais sévère dans les principes qu’elle transmet. Dans l’œuvre de Guillaume de Tournai, l’instruction chrétienne constitue l’objectif fondamental de l’apprentissage, c’est dire l’importance de la mission pour laquelle la mère est sollicitée au même titre que le père. Impliquer la mère dans ce processus revient alors à l’inclure dans l’instruction en tant que telle, puisqu’elle se résume ici à son dessein spirituel. Dans l’économie du chapitre en question, les enseignements dans ce domaine sont représentés par trois figures masculines, à propos desquelles le texte ne s’attarde guère, probablement en raison de la nature succincte des citations bibliques, pour se clore par l’évocation plus longue de deux modèles féminins. Une autre mère tout aussi exemplaire, celle de saint Augustin, est en effet présentée dans ce même chapitre du De instructione puerorum. La mère de l’évêque d’Hippone, Monique, lui apprend à se garder de commettre fornication et adultère. Guide essentiel sur le chemin de sa conversion, cette « femme remarquable » s’occupe ainsi de la conduite sexuelle et de la morale du jeune Augustin, en le remettant sur la bonne voie, celle de Dieu174. Au sein du texte que cite Guillaume de Tournai, saint Augustin précise que les recommandations maternelles, qu’il assimilait à celles des femmes, dévoilaient en vérité les voies du Seigneur175. Dans ce passage, Monique

172 Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 5, p. 18-19. Cf. R. Fluck, « Guillaume de Tournai », p. 341. 173 Trad. de la Seconde vie de saint Bernard tirée de Œuvres complètes de saint Bernard, trad. l’Abbé Charpentier, Paris, 1867, t. 8, 1, p. 283-284. Cf. ce passage en latin dans Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 5, p. 18. 174 C. Atkinson, The Oldest Vocation, p. 75-76 (p. 75 pour la citation « remarkable woman ») ; B. P. McGuire, « In Search of the Good Mother », p. 101 ; K. Cooper, « Augustine and Monnica », in Motherhood, Religion, and Society, éd. C. Leyser, L. Smith, p. 13. Cf. C. Atkinson, « “Your Servant, My Mother” : The Figure of St. Monica in the Ideology of Christian Motherhood », in Immaculate and Powerful : The Female in Sacred Image and Social Reality, éd. C. Atkinson et al., Boston, 1985, p. 139-172 ; G. Clark, Monica. An Ordinary Saint, Oxford, 2015. 175 « Augustinus dicit : “Monebat me mater mea cum ingenti solicitudine ne fornicarer et maxime ne adulterarem. Qui mihi monitus muliebres videbantur. Illi autem tui erant, Deus meus”. Item Augustinus de matre sua : “Nutriebat filios, totiens eos parturiens quociens a te deviare cernebat”, Liber ix Confessionum », Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 5, p. 18-19 ; Augustin, Les confessions, t. 1, II, 3, p. 20 et IX, 9, p. 146.

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est présentée comme la porte-parole des valeurs chrétiennes durant l’enfance de cet illustre protagoniste qui s’inscrit alors dans sa vertueuse filiation. À travers les exemples des mères de saint Bernard et de saint Augustin, deux domaines primordiaux de l’éducation des fils assignés aux pères dans la plupart des textes pédagogiques incombent à ces femmes exemplaires. Dans ces deux traités dominicains, la prise en charge des mœurs sexuelles et sexuées, comme la transmission des principes d’obéissance à Dieu, sont également du ressort des femmes qui endossent alors les mêmes fonctions que Tobie et Abraham. Faire une place aux mères : le détournement d’un verset

De manière plus succincte, mais néanmoins significative, une autre référence habite les réflexions consacrées à la paternité et aux rôles parentaux dans les sermons et les traités pédagogiques. Bien que présent fréquemment dans les textes à vocation éducative, Prov. 4, 3-4 fait l’objet d’une interprétation dont l’unanimité n’est troublée que par un auteur au sein de notre corpus : Humbert de Romans. En effet, la formulation latine de ce verset, puisée dans la Vulgate, à l’endroit du « docebat me », prête à confusion : Nam et ego filius fui patris mei, tenellus et unigenitus coram matre mea. Et docebat me, atque dicebat : « Suscipiat verba mea cor tuum ; custodi praecepta mea et vives »176. La question est de savoir si Salomon, qui rapporte ce récit dans la tradition biblique, entend comme sujet du verbe docere son père, David, auquel il a fait allusion en début de phrase, ou sa mère, désignée immédiatement avant ce verbe. D’un point de vue syntaxique, en prenant ce verset hors du contexte textuel dans lequel il s’inscrit, la deuxième solution paraît la plus pertinente. Pourtant, ce n’est pas cette signification qui est la plus fréquemment choisie par les auteurs mendiants. Bien au contraire, attribuer les enseignements prodigués à la mère de Salomon va à l’encontre de l’interprétation communément admise et accréditée d’ailleurs par l’étendue plus large de ce passage177. Cette orientation en faveur des mères constitue dès lors une exception dans laquelle peuvent se déceler les intentions précises d’Humbert de Romans. Le franciscain Guibert de Tournai dans un sermon « ad adolescentes et pueros » se fait le porte-parole de la compréhension la plus répandue à propos du sujet de « docebat », appliqué au père. En effet, après avoir rapporté ce verset, Guibert de Tournai précise explicitement que les recommandations formulées sont celles du père, David, à son fils Salomon178. Il fait aussi apparaître le début du chapitre 4 de ce livre 176 Prov. 4, 3-4. 177 Les traductions françaises de ce verset (Prov. 4, 4) interprètent aussi le sujet des enseignements au masculin : « il m’instruisait alors » ou « mon père m’enseignait en ces termes ». Cf. par exemple La bible. Traduction œcuménique. Tob, Paris, 2010. 178 À la suite du Prov. 4, 3-4 : « Ista monita Salomoni a David patre data sunt », Guibert de Tournai, RLS 268, p. 706. Certains auteurs comme Vincent de Beauvais et Guillaume Peyraut ne tranchent pas la question du « docebat » en citant simplement le verset, mais ne soulignent pas pour autant

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biblique, soit Prov. 4, 1 (« Audite filii disciplinam patris »), accroissant l’interprétation en faveur de la figure paternelle. Même Guillaume de Tournai, pourtant favorable au rôle maternel, range les enseignements prodigués dans ce verset du côté du roi David, les assignant au père179. Notons toutefois que cette interprétation prend place dans le chapitre évoqué précédemment, au sein des exemples de pères bibliques énumérés par le pédagogue, avant que les mères ne soient mentionnées. Le sens donné à ces paroles n’évince alors pas les mères de l’éducation chrétienne de leurs fils, puisque leur importance en la matière est affirmée aussitôt après. Malgré cette dernière exception, l’importance des pères dans la majorité des traités et des sermons, allant presque jusqu’à éclipser tout à fait l’éducation maternelle des garçons après sept ans, surtout en termes de spiritualité, explique l’interprétation de ce passage dans le sens masculin, outre la tradition textuelle elle-même. Humbert de Romans attribue cependant explicitement les recommandations émises envers Salomon à sa mère plusieurs fois au cours de sermons-modèles s’adressant à deux auditoires laïcs distincts. D’une part, il évoque cette interprétation à deux reprises au sein du sermon qu’il consacre aux garçons destinés à une vie séculière (« ad pueros »), concernant l’importance de les éduquer. Dans ce contexte, loin de nier le rôle paternel, tant s’en faut, il met en évidence le partage nécessaire dans ce domaine entre les deux parents, le rôle égal de chacun. Dans l’ordre de ce passage, la mention de l’enseignement paternel en premier lieu, puis de la mère à travers le « et etiam matre » indique un rappel dont la nécessité témoigne qu’il ne s’agit peut-être pas d’une évidence pour les potentiels auditeurs de son temps. La première place en matière d’instruction spirituelle est certes occupée par le père, mais cette énonciation associe la femme dans ce devoir. Si deux exemples bibliques viennent chacun étayer la fonction de l’un et de l’autre, le rôle de la mère est mentionné à travers une distorsion du verset en sa faveur. En effet, au moyen d’une omission sciemment appliquée au début de cette citation biblique, un effacement du sujet paternel se produit. L’ellipse opérée octroie alors sans équivoque le sujet du verbe « docebat » à la mère : Notandum autem quod instruendi sunt circa hoc a patribus, [Eph. 6, 4] : [Et vos patres] […] erudite filios in disciplina, et correctione Domini. Et etiam matre, [Prov. 4, 3-4] : Et ego fui tenellus et unigenitus coram matre mea, et docebat me, atque discebat : « Suscipiat verba mea cor tuum, custodi praecepta mea, et vives, etc. »180

l’importance de l’éducation maternelle. Cela laisse penser qu’ils penchent en faveur de l’interprétation habituelle que seul Humbert de Romans détourne. La place des pères dans ces traités, comme nous l’avons montré précédemment, ainsi que l’exemple d’un père qui suit ou précède immédiatement Prov. 4 appuient le propos dans ce sens. Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 1, p. 329 ; Vincent de Beauvais, De eruditione, 1, p. 8. 179 « Habemus etiam exemplum de David, qui filium suum Salomonem docuit, secundum quod ipse testatus est [Prov. 4, 3] : Ego, inquit, filius fui patris mei tenellus et unigenitus coram matre mea et docebat me », Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 5, p. 18. 180 Humbert de Romans, S. 87, p. 191. Humbert de Romans a retiré le « filius patris mei » du verset original de Prov. 4, 3 dans ce passage, en gardant le « et ego fui ».

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Il s’agit d’un véritable détournement du propos, eu égard à l’interprétation traditionnelle, au profit de ce que souhaite inculquer Humbert de Romans à ses potentiels auditeurs, garçons ou parents. Ce passage pourrait laisser penser qu’une répartition s’instaure entre les tâches parentales dévolues aux hommes et aux femmes. La discipline est l’apanage du père, tandis que l’instruction religieuse serait du ressort de la femme. Or, plusieurs éléments contredisent une telle interprétation, défendant au contraire une prise en charge de l’instruction spirituelle par les deux parents. Non seulement le début du sermon accorde également la tâche disciplinaire aux mères comme évoqué précédemment, mais de plus, des exemples de pères qui enseignent à leurs fils les voies chrétiennes ponctuent le sermon. La fin du sermon achève de clarifier la position d’Humbert de Romans à travers le rappel du besoin d’enseigner la doctrine à l’image de Tobie à son fils et de la mère de Salomon au sien (mater Salomoni filo suo). Cette dernière allusion réaffirme par la même occasion le sujet féminin de docebat181. La parole biblique constitue la toute première des auctoritates sur laquelle se fondent les principes délivrés. Elle offre ici un socle de valeur à ce que défend Humbert de Romans. Dans ces circonstances, il semblerait que le manque d’exemples de mères instruisant leurs fils en matière religieuse dans la Bible, en regard de leurs homologues masculins plus nombreux au contraire, ait incité Humbert de Romans à transformer Prov. 4 afin de pallier cette lacune182. Un autre endroit dans la collection ad status donne une voie de premier ordre aux enseignements maternels mais, cette fois, à la suite d’un reproche formulé envers les mères parmi les femmes des villes. Humbert de Romans déplore en effet que ces dernières ne se préoccupent pas assez du salut de leurs enfants, leur amour pour eux se bornant à sa dimension charnelle183. À dessein, le sermon « ad mulieres burgenses divites » énonce en effet à nouveau Prov. 4, 3-4, mais cette fois en intervenant directement dans sa composition, en y rajoutant « ma mère » (mater mea) comme sujet du verbe « m’enseignait » (docebat). La recommandation ainsi formulée a vocation d’encourager les femmes dans le sens de cette instruction spirituelle. Comme dans le sermon précédent, l’insistance sur cet exemple maternel révélerait-elle un défaut de cette pratique au sein de la société urbaine à laquelle il s’adresse ? Le prédicateur traduirait-il par ce biais son souci de prôner une attitude qui n’irait pas de soi, une

181 « Item instruendi sunt, ut attendant ad doctrinas sanctas, factas pueris in Scripturis divinis, ut ad doctrinam, quam fecit Tobias Pater Tobiae filio, Tob. 4. Et mater Salomoni filio suo, Prov. 4 », ibid., p. 192. 182 En dehors de la littérature éducative qui se concentre sur les années qui suivent l’âge de raison et sur les pères, l’éducation religieuse apparaît comme étant aussi à la charge des mères, notamment dans les milieux marchands du bas Moyen Âge et dans la noblesse. Cf. D. Lett, Famille et parenté, p. 191-192 ; M. Clanchy, « Did Mothers Teach their Children to Read ? », in Motherhood, Religion, and Society, éd. C. Leyser, L. Smith, p. 129-153. 183 « Item, solent parum curare de salute prolis, solum carnaliter eam diligentes. Quo contra de matre Salomonis dicitur [Prov. 4, 3-4] : Docebat me mater mea, atque dicebat : “Suscipiat verba mea cor tuum”, et docuit eum multa, quae pertinent ad salutem », Humbert de Romans, S. 96, p. 204. Si ce reproche peut sembler accréditer l’image péjorative des femmes retranchées du côté de la chair, en accord avec les gloses de la Genèse, rappelons que la recommandation de ne pas se limiter à un amour charnel envers ses fils est également adressée aux pères. Cf. par exemple : Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 2, p. 331.

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mission maternelle oubliée au profit de l’exclusivité des hommes en la matière ? Ou s’agirait-il simplement de rééquilibrer un discours largement répandu, comme le démontre la majorité des textes mendiants, inclinés exclusivement en faveur des pères quant à l’instruction spirituelle ? Ces questions ne trouveront pas ici de réponses définitives, mais il s’agit tout du moins de souligner l’originalité du discours d’Humbert de Romans en regard des confrères de son ordre et de remarquer qu’il juge opportun de modifier la parole biblique, certainement en toute conscience, afin de souligner l’importance des enseignements maternels. Bien qu’elle puisse paraître s’attacher à un point de détail, la signification attribuée à ce verset s’avère pourtant révélatrice de la conception que les auteurs de notre corpus se font de la paternité et de la maternité, comme de la répartition des tâches éducatives entre les sexes. Le sens donné à ce verset dépend bien entendu aussi de la tradition interprétative quant au texte biblique pour des auteurs aux connaissances livresques et théologiques approfondies que sont les frères mendiants. Toutefois, l’existence d’une exception ou d’un éloignement de cette interprétation habituelle démontre qu’il est possible de s’en détacher et que l’adhésion ou non à la forme la plus commune constitue un choix. Dans ce sens, les auditoires auxquels s’adressent les sermons, en particulier concernant les femmes des villes, ne sont certainement pas anodins et jouent un rôle dans l’orientation des paroles d’Humbert de Romans. Dévotion mariale et promotion des mères

Une telle emphase sur le rôle maternel à l’égard des fils dans les œuvres d’Humbert de Romans et de Guillaume de Tournai est rendue d’autant plus significative qu’un délaissement de cette fonction féminine marque les autres sermons et traités d’éducation, tout du moins dans ses aspects valorisés, en particulier concernant des tâches assignées aux pères (la discipline et l’instruction religieuse). Loin d’atteindre l’unanimité parmi les auteurs étudiés, l’affirmation de ce rôle féminin pourrait s’expliquer par la spiritualité inhérente à ces deux auteurs dominicains. La dévotion mariale qui anime cet ordre suffirait-elle alors à expliquer la valorisation du rôle maternel, aussi nécessaire que celui du père184 ? En tant qu’ancien maître général de l’Ordre des Prêcheurs (1254-1263), Humbert de Romans se serait-il senti investi de la mission de promouvoir la tâche éducative des mères dans la lignée de sa dévotion mariale185 ? En tous les cas, comme le souligne André Duval, les écrits laissés par Humbert de Romans témoignent de sa ferveur mariale et affirment le patronage de la Vierge sur l’Ordre186.

184 A. Duval, « La dévotion mariale dans l’ordre des frères Prêcheurs », dans Maria : études sur la sainte Vierge, éd. H. du Manoir de Juaye, Paris, 1952, t. 2, p. 739-782 ; D. Donadieu-Rigaut, « Les ordres religieux et le manteau de Marie », dans La protection spirituelle au Moyen Âge, s. d. P. Faure, Paris, 2001, p. 130. 185 Humbert de Romans avait probablement à peine quitté sa fonction de maître général de l’Ordre des Prêcheurs lorsqu’il rédigea ses sermons ad status. 186 A. Duval, « La dévotion mariale », p. 742-745. Cf. aussi D. Donadieu-Rigaut, « Les ordres religieux et le manteau de Marie », p. 129-133.

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Au sein de sa collection ad status, un sermon exalte la pureté de la Vierge Marie, dans un passage présentant les « privilèges » que détiennent les femmes en regard du sexe opposé187. Incarnation de la pureté et de la dignité féminine, la Vierge est offerte en modèle aux laïques et concentre les éloges adressés aux femmes188. Puisque Dieu choisit d’incarner son fils en sa chair, Humbert de Romans élève cette « pura mulier » au-dessus des hommes sexués et au-dessus des anges, en faisant d’elle une reine par cette vertu qu’aucun homme ne parvient à égaler189. Si les femmes sont dotées d’avantages sur les hommes, l’attitude immaculée en particulier scelle le point sur lequel elles peuvent se montrer supérieures, tandis que les hommes, quant à eux, détiennent l’immense privilège de la raison sur les femmes. Par conséquent, toutes les femmes ne sont pas supérieures aux hommes mais elles possèdent la capacité de l’être en se montrant pures et dignes190. Si l’auditoire féminin de ce sermon renforce sans doute ce discours, il témoigne avant tout de la position favorable d’Humbert de Romans envers les femmes par rapport à d’autres de ses contemporains. Cette tendance va de pair avec son inclination envers le culte de la Vierge Marie dont témoigne son œuvre. L’appartenance d’Humbert de Romans à l’ordre des Prêcheurs ne peut toutefois pas entièrement expliquer cet investissement particulier dans la mise en valeur des mères et de la figure mariale. En effet, une hypothèse fondée sur la seule appartenance dominicaine d’Humbert de Romans et de Guibert de Tournai ne s’avère pas satisfaisante, dans la mesure où les autres textes étudiés produits par des frères prêcheurs ne favorisent pas autant ce rôle maternel, en particulier à l’égard des fils. Faudrait-il alors chercher une explication temporelle à ce phénomène à la fois au sein de la spiritualité dominicaine et dans la prise en charge des fidèles par les Prêcheurs ? La fin du xiiie siècle pourrait se révéler particulièrement propice à la promotion du rôle maternel auprès des jeunes laïcs. Trancher cette question à la lumière de deux textes éducatifs est néanmoins périlleux. Notons toutefois que la collection composée par Humbert de Romans accorde davantage de place aux femmes, et aux laïques en 187 L’importance de la Vierge Marie comme modèle, y compris pour les hommes, serait un thème à creuser dans la perspective qui est la nôtre. M. Lamy a mis en évidence l’utilisation du modèle marial pour inspirer différents groupes religieux composés de femmes mais aussi d’hommes, notamment au xiiie siècle. « Marie, modèle de vie chrétienne : quelques aspects de l’imitatio Mariae au Moyen Âge », dans Apprendre, produire, se construire : le modèle au Moyen Âge, Paris, 2015, p. 63-78. Cf. aussi, dans une moindre mesure : M. Rubin, Mother of God. A History of the Virgin Mary, Londres, 2009, ch. 8, p. 121-157. 188 « Tempore vero gratiae Dominus, qui poterat assumere carnem de homine, noluit hoc facere, sed assumpsit de muliere. Item, non legitur, quod vir aliquis voluit impedire passionem Domini, sicut mulier, uxor scilicet Pilati, quae voluit virum retrahere ab hoc scelere propter ea […] Item tempore resurrectionis, primo apparuit mulieri, scilicet Magdalenae », Humbert de Romans, S. 94, p. 201-202. 189 « In statu vero gloriae nullus purus homo erit rex in illa patria, sed pura mulier erit regina. Nullus enim purus homo erit ita super Angelos, et super omnem illam curiam, sicut pura mulier. Et sic nullus etiam homo purus ita erit potens in curia illa, sicut pura mulier. Et sic natura muliebris habet in illa gloria praerogativam, et ratione dignitatis, et ratione sublimitatis, et rationis potestatis, et hoc in persona Beatae Virginis », ibid., p. 202. 190 L’apologie formulée représente sans grande surprise un moyen d’émulation incitant les femmes à se diriger vers l’amour de Dieu.

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particulier, que la collection ad status de Jacques de Vitry qui la précède de plusieurs décennies. La palette d’identités féminines auxquelles sont consacrés ses sermons dévoile l’originalité du cinquième maître de l’Ordre à cet égard. Le contraste entre l’importance accordée aux mères dans la collection d’Humbert de Romans et l’image que renvoie d’elles Jacques de Vitry, au début du xiiie siècle, se révèle saisissant. La place chronologique du traité de Guillaume de Tournai, probablement le plus récent des traités d’éducation dominicains ou un des deux plus récents pris en compte dans notre étude191, confirme également cette intuition. En outre, hors du cercle des Prêcheurs, le troisième sermon du franciscain Guibert de Tournai consacré aux épouses, probablement composé peu avant la collection d’Humbert de Romans ou en même temps, va également dans le sens de cette hypothèse puisqu’il promeut le rôle éducatif de la mère de famille, reprenant le propos que Jacques de Vitry adresse aux veuves192. Bien que le rôle des mères ne soit pas affirmé par Guibert de Tournai dans ses autres sermons, notamment ceux destinés aux garçons et adolescents, la mère est ici chargée de l’instruction de ses fils et des mœurs de ceux qui résident sous son toit, notamment à travers l’exemple de Sara193. Ces préceptes rejoignent ceux adressés aux bonnes épouses, dont il sera davantage question au chapitre suivant. Silvana Vecchio relève toutefois que cette tâche attribuée à la mère est fortement réduite au sein de la famille et ne porte en rien ombrage « au pouvoir indiscuté du chef de famille sur les enfants et les serviteurs194 ». Cette conception aristotélicienne, plaçant l’homme « au centre de tout rapport », contribue à affaiblir le rôle pédagogique de la mère, qui demeure somme toute très limité dans les sources éducatives et pastorales du xiiie siècle195. Les enseignements maternels se résument davantage à un contrôle des mœurs et des pratiques religieuses qu’à une « véritable instruction196 », si la mère n’est pas simplement réduite à un rôle nourricier, sous l’autorité d’Aristote. En effet, malgré ces indices positifs à l’égard des mères, les textes de la fin du xiiie siècle sont loin de se prononcer à l’unanimité en faveur de l’importance de leur rôle éducatif.

191 Cela dépend à quelle datation on se fie concernant cette œuvre. Voir supra, ch. I. 192 Guibert de Tournai, RLS 249, p. 575-579. Cette proximité concerne plus particulièrement les enseignements du deuxième sermon « ad viduas et continentes » de Jacques de Vitry (RLS 435) et le troisième sermon « ad coniugatas » (RLS 249) de Guibert de Tournai. À propos des emprunts de ce troisième sermon « ad coniugatas » de Guibert de Tournai aux Sermones vulgares, cf. M. Burghart, « Remploi textuel », t. 1, p. 153. Concernant les sermons aux gens mariés, D. D’Avray et M. Tausche relèvent que Guibert de Tournai emprunte à Jacques de Vitry « des passages entiers qui sont intégrés quasiment mot pour mot » comme l’énonce M. Burghart (« Remploi textuel », t. 1, p. 149) ; D. D’Avray, M. Tausche, « Marriage sermons », p. 81-119. La date de composition de la collection de Guibert de Tournai n’est pas établie avec précision. Voir supra, ch. I. Elle daterait d’après 1261 et celle de Humbert de Romans d’après 1263. 193 Tob. 10, 13. Guibert de Tournai, RLS 249, p. 575. Cf. S. Vecchio, « La bonne épouse », p. 132-139. 194 S. Vecchio, « La bonne épouse », p. 132. Un espace d’intervention spécifiquement féminin est toutefois aménagé. 195 S. Vecchio, « La bonne épouse », p. 135 (p. 132 pour la citation). S. Vecchio évoque notamment Guillaume Peyraut, Humbert de Romans, Jean de Galles et Guibert de Tournai. 196 Ibidem.

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Le traité de l’augustin Gilles de Rome (vers 1279) composé après celui de Guillaume de Tournai197, affirme avec ferveur la prédominance masculine et paternelle dans l’espace familial. Cette position est inhérente à l’aristotélisme sur lequel il se fonde. Dans ces conditions, la seule donnée temporelle, bien qu’elle esquisse une tendance, ne peut expliquer tout à fait la place accordée aux mères dans ces quelques sources favorables198. La sensibilité propre aux auteurs en question ainsi que la particularité de leurs œuvres jouent probablement aussi un rôle dans le choix des images de la maternité et de la paternité qu’ils présentent. Reste que, malgré ces endroits particuliers qui constituent somme toute des exceptions, en tenant compte des traités et des collections ad status dans leur ensemble, le rôle du père concentre l’essentiel des devoirs éducatifs qui reviennent aux parents. À côté du maître, celui-ci apparaît dès lors comme le principal destinataire de la matière éducative qu’il doit transmettre à ses fils199. Les mauvaises mères

Si dans les deux œuvres dominicaines citées la fonction maternelle bénéficie d’une place substantielle, qui participe de sa valorisation, elle n’est pourtant pas entièrement délaissée au sein des autres textes du corpus étudié. La représentation des mères oscille entre deux pôles radicalement opposés. D’une part, la tendresse et le caractère aimant des mères sont soulignés par certains auteurs mendiants. D’autre part, une insistance sur les mauvaises mères et sur leur influence vicieuse se retrouve dans leurs propos. En effet, bien que des images de mères exceptionnelles émaillent les œuvres de Guillaume de Tournai et d’Humbert de Romans, un portrait moins flatteur les accompagne dans d’autres textes. Jacques de Vitry, à l’aube du xiiie siècle, se montre particulièrement accusateur envers elles. Un exemplum à leur égard apparaît dans sa collection ad status, repris par le franciscain Guibert de Tournai. Dans ce récit, une fille unique bénéficie d’une apparition suscitant un contraste saisissant entre l’image de ses défunts parents dans l’au-delà, reflétant la moralité de chacun durant son existence terrestre. Si l’image de son père, travaillant aux champs, représente la bonne voie à suivre, celle de sa mère, s’étant livrée à une vie de débauche, incarne la mauvaise direction de laquelle elle est encouragée à s’écarter. En effet, un ange lui dévoile dans son sommeil les tourments de l’Enfer auxquels sa mère est soumise, tandis que son père apparaît « plus brillant que le soleil » aux côtés des saints et des bienheureux au Paradis200. Ces deux représentations, en particulier par cette seconde évocation, font écho aux figures d’Adam et Ève dans le jardin d’Éden et laissent entrevoir, par des traits

197 Voir supra, ch. I. 198 Il faudrait bien entendu entreprendre un sondage plus vaste, en prenant en compte d’autres types de sources. 199 D. Alexandre-Bidon, M. Closson, L’enfant à l’ombre des cathédrales, p. 12. 200 M. Burghart, « Remploi textuel », t. 1, p. 438 pour la citation. Jacques de Vitry, RLS 438, p. 441-442 ; Guibert de Tournai, RLS 268, p. 706. Cf. la traduction en français de cet exemplum par M. Burghart (« Remploi textuel », t. 1, p. 438-439) ainsi que l’édition du texte latin dans T. F. Crane (éd. et trad.), The Exempla, no 289, p. 121-122.

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certes grossis, la répartition des rôles sexués présente dans le récit des origines. L’aspect resplendissant dans lequel le père se manifeste noue un lien étroit avec la figure adamique avant la Chute, tout en renforçant l’association masculine aux récompenses de l’Éden dues à ses bonnes mœurs et à sa proximité avec Dieu. Le sort d’une Ève coupable, marquée par ses péchés, émerge alors en contraste. Le tableau dressé se fait réminiscence de la représentation des sexes dans leur opposition au sein des gloses mais certainement aussi de l’univers référentiel des auditeurs auxquels s’adresse ce sermon. Sous l’effet de la menace, l’orpheline a tôt fait de choisir l’exemple masculin comme voie à suivre, le sort paternel de cet exemplum reflétant le modèle d’éducation morale sur lequel le prédicateur conseille à ses jeunes auditeurs de se calquer. Au sein d’un sermon destiné aux garçons et aux adolescents, il est intéressant que cet exemple choisi pour mettre en garde les fils (filii) contre la mauvaise influence parentale mette en scène une fille, rare élément féminin parmi les exempla de ce sermon201. On peut déceler dans ce récit le motif ailleurs mis en évidence dans l’œuvre de Jacques de Vitry de la mauvaise influence des mères sur leurs filles en particulier, à travers l’adage « telle mère, telle fille202 ». Cet exemplum s’inscrit parmi d’autres récits de la même teneur, que recèlent les sermons de Jacques de Vitry203. Ne mentionnant toutefois pas le père en contraste, ceux-ci se concentrent sur des mères luxurieuses et débauchées, qui transmettent leurs vices à leur descendance féminine, à travers un exemple aussi malheureux qu’indélébile. Toutefois, ces récits s’inscrivent aussi de manière plus générale parmi les sommations faites aux parents des deux sexes d’éduquer leurs fils et filles204. L’amour maternel

Entendu dans son sens le plus courant, Prov. 4, 3 traduit bien la répartition des rôles parentaux entre les deux sexes : le père enseigne les valeurs chrétiennes à son fils,

201 L’expérience des textes montre qu’il arrive que le protagoniste d’un récit ne soit pas du même sexe que l’auditoire auquel il est destiné, bien que cela ne soit pas la situation la plus fréquente. L’utilisation d’un même exemplum dans plusieurs sermons aux auditeurs potentiels différents se produit également. 202 « Qualis mater, talis filia », Jacques de Vitry, RLS 433, ms. Riant 35, fol. 112v ; M.-C. Gasnault, « Jacques de Vitry : sermon aux gens mariés », p. 60. 203 Cf. en particulier le troisième sermon « ad coniugatos » de Jacques de Vitry et ses exempla : RLS 433, ms. Riant 35, fol. 112r-112v ; M.-C. Gasnault, « Jacques de Vitry : sermon aux gens mariés », p. 59-60. Dans ce sermon, les exempla à propos des mères qui transmettent leurs vices à leurs filles sont suivis par des récits à propos de femmes de mauvaise vie. Une continuation s’établit alors entre mère et fille, en particulier en ce qui concerne les mœurs. Il n’est dès lors pas étonnant qu’une fille soit choisie dans l’exemplum qui apparaît dans les sermons de Jacques de Vitry et de Guibert de Tournai, qui pourtant s’adressent aux garçons et jeunes hommes. À propos de l’affinité entre mère et fille à travers l’éducation, cf. notamment Y. Knibiehler, C. Fouquet, L’histoire des mères, p. 14-17 ; D. Lett, Famille et parenté, p. 191-193 ; A. M. Rasmussen, Mothers and Daughters in Medieval German Literature, Syracuse, 1997 ; B. P. McGuire, « In Search of the Good Mother », p. 97-98. Cf. également Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 8, p. 242. 204 À l’inverse, mais concernant une transmission physique uniquement, Gilles de Rome rapporte que les mères transmettent une corporéité (grandeur, beauté) à leurs fils. Pour cette raison, les princes sont invités à bien choisir leurs épouses. Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, 13, p. 257.

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tandis que la mère l’aime tendrement. L’amour des mères, comme le souligne Silvana Vecchio, est aussi coupable selon les clercs que viscéral. Ceux-ci l’envisagent en effet comme « charnel, passionnel, qui, privilégiant les corps, […] risque de perdre les âmes205 ». Exprimé différemment, le sentiment des pères serait alors à cet égard plus rationnel, comme évoqué, et plus noble206. Cette manière d’envisager l’amour reproduit bien entendu les identités sexuées telles qu’elles sont construites – les hommes du côté de la raison, les femmes de la chair. Si cette vision dichotomique de l’affection est certes modulée par les auteurs et par endroits, reste que l’amour maternel est un thème qui émerge lors des rares évocations distinctes des mères – hors de la formule « les parents » – au sein de ce corpus, sans toutefois être développé207. Gilles de Rome, qui insiste longuement sur le rôle paternel, puisque son traité s’adresse aux hommes dirigeants, évoque très brièvement le plus fort amour des mères pour leurs enfants. Cette affirmation prend place au sein d’une argumentation au bénéfice de la plus grande vigueur de l’amour des parents envers leurs enfants que celui que ceux-ci leur portent pour plusieurs raisons, parmi lesquelles la certitude d’appartenance joue un rôle208. À ce titre, selon Gilles de Rome, étant certaines de l’origine de leur progéniture, les mères « aiment davantage leurs fils que les pères » ne les aiment209. Toutefois, hormis cet argument, la question n’est pas plus longuement développée dans ce traité qui fait la part belle au rôle du père dans l’éducation de ses fils. En effet, puisque la question de l’amour des parents a vocation d’encourager l’éducation210, une attention à la paternité et à l’amour paternel se dessine de manière plus marquée dans les propos de Gilles de Rome. L’amour maternel, que mettent au jour les gestes de tendresse, apparaît de manière plus étoffée dans l’encyclopédie de Barthélemy l’Anglais. En effet, le chapitre De matre, qui fait pendant au De patre, résume la fonction maternelle à la proximité corporelle qui la lie à ses enfants, à travers la gestation, l’accouchement et l’allaitement. La tâche éducative qui survient lorsque l’enfant grandit n’est pas indiquée ici, contrairement au chapitre consacré au père211. En plus d’évoquer l’amour (dilectio) du père envers 205 S. Vecchio, « La bonne épouse », p. 134. 206 D. Lett, « Famille et relations émotionnelles », p. 194. 207 À propos de l’amour maternel, cf. notamment D. Lett, Famille et parenté, p. 203-204 ; Y. Knibiehler, C. Fouquet, L’histoire des mères, p. 10-39 ; C. Atkinson, The Oldest Vocation, ch. 5, p. 144-193 ; M.-F. Morel, « L’amour maternel », p. 29-55. Le thème de la tendresse maternelle se développe avec le culte marial et son iconographie. Il est à mettre en lien avec cet essor. Cf. H. Mayr-Harting, « Twelfth-century English Mothers », p. 124-126 ; D. Lett, « Famille et relations émotionnelles », p. 183-184. 208 « Parentes tamen statim cognitionem habent de ipsa prole : ideo magis possunt certificari de ea, quam econverso, propter quod et vehementius diligunt ipsam, quam econverso. Nam si inter parentes et filios est amor naturalis, tanto huiusmodi amor est validior, quanto apud parentes est major certitudo de prole », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 2, ch. 4, p. 295. 209 « Ex hac autem ratione ostendi potest quod matres plus diligunt filios quam patres, quia de illis certiores existunt », ibidem. 210 N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 236. 211 Le verbe instruire apparaît à la fin de ce chapitre, mais il concerne toujours le nourrisson. « Quanto autem mater pro puero dolores patitur graviores, tanto plus natum puerum diligit, et diligentius nutrit atque instruit », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 7, p. 241.

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sa descendance, le rapport au petit enfant y est mentionné, puis son développement lors duquel le père joue un rôle instructif212. Il est vrai toutefois que la tâche éducative du père semble commencer véritablement lorsque son fils est sevré. En outre, bien que l’expression d’un sentiment affectueux (affectuosus) de la part du père apparaisse dans cette partie de l’encylopédie, notamment à l’endroit du fils semblable à lui, il n’est pas question de gestes physiques213. La relation à l’enfant en bas âge au chapitre De matre, en revanche, donne lieu à une insistance sur les tendres manifestations de la mère à la faveur d’un contact corporel : « elle ayme tendrement ses enfans et les baise et les accolle et les nourrist par grand diligence214 ». La tendresse maternelle, qui concerne ici les premières années de la vie d’un enfant, est particulièrement traitée dans ce chapitre que l’encyclopédie de Barthélemy l’Anglais consacre à la mère, au point d’en résumer la fonction principale. Ce motif se révèle somme toute peu présent au sein des textes pédagogiques, en raison de leur objectif. Ces écrits se concentrent en effet sur les années plus tardives des garçons et des filles qu’ils cherchent à éduquer, et ne laissent dans l’ensemble que peu de place aux mères, comme nous l’avons souligné. L’amour des pères n’en demeure pas moins une donnée essentielle du programme éducatif élaboré par les textes mendiants, sur lequel une emphase particulière se produit. Il s’exprime toutefois rarement par la tendresse, en dehors de l’exemple d’Abraham, mais davantage par le souci de l’instruction des fils, l’attention portée envers eux ou encore les châtiments corporels qui témoignent de l’affection paternelle. Par nombre d’aspects, la paternité fait partie intégrante de l’identité masculine valorisée, en tant que modèle de comportement proposé aux laïcs. Plus encore, eu égard au titre et au statut qu’il implique, le rôle de père permet d’affirmer la masculinité de l’âge adulte sur plusieurs plans. Comme le dévoilent les théories de la philosophie naturelle, reprises notamment par Gilles de Rome et Barthélemy l’Anglais, accéder au statut de père permet une réalisation physiologique de soi à travers une transmission réussie des qualités héréditaires. La ressemblance entre le géniteur et son fils constitue un des signes les plus éclatants de ce triomphe masculin. Remplir la fonction paternelle marque également un accomplissement sur le plan social. Celle-ci symbolise l’aboutissement du parcours présenté par les pédagogues mendiants dans l’éducation sexuée des garçons, adolescents, puis jeunes hommes en âge de se marier. Les fonctions de géniteur et de paterfamilias convergent pour offrir un statut privilégié au sein de l’espace domestique. Ce rôle masculin en particulier régit toutes les relations affectives et sociales en étant le pivot autour duquel se construit la famille.

212 Ibid., 14, p. 248. 213 « [T]anto affectuosius quidem a patre diligitur, quanto sua effigies in filio similior et expressior invenitur », ibidem. 214 Jean Corbechon, Le grand propriétaire, VI, 7, fol. 51r ; « foetum suum tenerrime diligit, amplectitur, osculatur, solicite nutrit et fovet », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 7, p. 241.

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Toutefois parmi les paternités envisageables, une conduite en particulier, pétrie de valeurs chrétiennes, est prescrite. En effet, la paternité répond également à un dessein spirituel, permettant à sa descendance de se réaliser dans ce sens. Tout d’abord, à travers elle, la finalité chrétienne de la sexualité – produire une descendance dans le cadre du mariage – est mise en œuvre. Deuxièmement, en enseignant les rudiments de la foi et les bonnes mœurs à ses fils, le père permet à la fois d’assurer leur salut – et ainsi de servir Dieu qui doit guider de manière ultime les gestes paternels – mais également de ne pas être tenu pour responsable des péchés que ceux-ci commettront une fois adultes, en garantissant sa propre existence dans l’au-delà. Enfin, le discours des pédagogues laisse place à une autre dimension de la paternité, qui se superpose aux autres. Ils incitent en effet les fidèles à se détacher des liens charnels pour se consacrer à la spiritualité ainsi qu’à obéir à la « paternité divine » – pour reprendre les termes de Jérôme Baschet – en servant Dieu. Pour ce faire, il s’agit en outre d’écouter la voix des représentants de la paternité spirituelle qui supplantent le lien charnel par leur autorité : les clercs qui forment les hommes laïcs, pères et futurs pères. Tant par la prédication que par les textes pédagogiques, les devoirs qui incombent aux pères sont fixés, tandis que les négligences paternelles sont dénoncées. Toutes les recommandations concourent à investir les hommes laïcs de la charge éducative essentielle qui leur est attribuée à l’égard de leurs fils. Le père est alors passeur, garant de la transmission à plusieurs niveaux. Il enseigne et perpétue la conduite sexuée spécifiquement masculine principalement établie à travers l’éducation, formidable outil pour façonner les corps et les consciences, tout du moins en intention. La masculinité enseignée par le bais des pères ne se départ pas des valeurs de vie chrétienne dont elle est réceptacle. Désigné comme porte-parole de premier ordre, le père devient alors le fer de lance de la volonté d’introduire dans l’espace de la famille les normes et les croyances que les clercs cherchent à transmettre. Bien que chacun des textes explorés au fil de ce chapitre soit doté de ses particularités et présente certains aspects de la paternité sous un jour légérement différent, un consensus s’établit quant aux devoirs fondamentaux du père. Sa mission est d’élever religieusement ses fils à travers un ensemble de valeurs chrétiennes et spirituelles qu’incarnent en particulier certains modèles de pères bibliques donnés à voir aux fidèles. À travers ces exemples, les préceptes inculqués par le père à son fils concernent à la fois le service de Dieu mais aussi tout particulièrement le comportement du corps dans sa sexualité, en évitant la fornication et en restant vierge avant le mariage. Comme cela apparaît dans leurs instructions, les auteurs de ces textes font du père un relais pour surveiller la mise en application des valeurs morales dans ce domaine qui nous paraît des plus privés – mais n’est certes pas conçu ainsi dans la pensée médiévale – et qui participe étroitement de la masculinité. L’essentiel de ce qui définit un homme adulte dans son rapport au corps et la maîtrise de ses pulsions transparaît en germe au gré des enseignements confiés au père. Être un homme devient alors une injonction paternelle, portée par tous les aspects de l’instruction qu’il délivre, participant de la socialisation différenciée des fils en regard des filles. Les recommandations formulées par le père sont ainsi soigneusement déterminées par les auteurs mendiants, ne laissant guère une grande liberté. Il convient de garder en mémoire que les modèles de pères explorés, êtres de mots et de discours, ne

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reflètent pas toutes les catégories de laïcs, mais concernent en particulier ceux de la noblesse. Les fonctions éducatives placent le père au premier rang, mais n’excluent pas totalement le rôle maternel. Au sein de certains textes de la deuxième moitié du xiiie siècle, des mères en particulier se voient investies de tâches ailleurs attribuées aux hommes que sont l’éducation religieuse et la discipline. Loin de porter ombrage à la figure paternelle, leur rôle complémentaire est au contraire encouragé. L’éducation morale est commune aux fonctions de père et de paterfamilias, le premier à l’égard de ses fils, le deuxième envers les membres de sa maison au sens large. Il s’agit alors de privilégier l’âme plutôt que le corps, dans une perspective de salut, en s’affranchissant d’une conception charnelle de la paternité et du monde terrestre en général. Ces propos sont particulièrement présents dans les conseils pédagogiques. La paternité décrit également ce lien inextricable et privilégié qui s’instaure entre le père et son fils. La continuation du premier dans le second nécessite une éducation rigoureuse. Au sein du discours, les moyens proposés pour y parvenir ne se détachent pas d’un souci du père pour ses fils et de l’amour qu’il leur porte. La notion de continuation s’intègre à la définition de l’amour intense que le père éprouve pour son fils aux dires des frères mendiants. L’image du fils comme une part de son père traduit l’affection que ressent ce dernier envers lui. Cette métaphore est nourrie par la désignation de la ressemblance du fils à son géniteur comme motivation d’un amour plus fort à son égard qu’envers d’autres enfants. À ce titre, la proximité corporelle – bien que ce ne soit pas l’image la plus répandue – traduit l’élan d’affection que les pères vouent à leur descendance. Les entrailles d’Abraham qui se convulsent à la perspective du sacrifice demandé traduisent l’empreinte corporelle de l’affection paternelle, en même temps qu’elles désignent un lien charnel à abandonner pour Dieu. Des dispositions – qui paraissent paradoxales aux sensibilités du xxie siècle mais ne peuvent être dissociées dans la pensée du xiiie siècle – viennent habiter ce tableau de la paternité. Amour et rapport d’autorité, gestes d’affection et exercice du pouvoir, soumission exigée du fils et amour incommensurable du père, participent de la même paternité au sein d’une masculinité qui s’exprime en ces termes.

Chapitre V III

L’homme et le mari Sexualité, démons et interdits

Si la paternité s’avère fondamentale dans la construction de l’identité masculine, le rôle de mari et les relations conjugales qu’il entretient avec son épouse dévoilent d’autres enjeux essentiels de la masculinité telle qu’elle est enseignée aux fidèles. La définition de l’attitude qui permet de mériter le nom d’homme trouve sa réalisation concrète dans le lien conjugal qui seul autorise l’exercice de la sexualité. En d’autres termes, la masculinité prescrite de manière théorique, dont les codes ont été explorés dans la première partie de cet ouvrage, trouve dans le mariage un lieu de mise en pratique contrôlé par un ensemble de prescriptions morales. Les traités pédagogiques, les sermons ad status ainsi que les manuels pour confesseurs valident ou au contraire interdisent les agissements du corps relatifs à la sexualité ainsi qu’à la juste manière d’aimer. En effet, si la sexualité trouve dans le mariage un espace licite où s’épanouir, sa pratique est strictement réglementée par l’Église1. Les exigences à son égard témoignent de manière ostensible du sacrifice que les frères mendiants, et les clercs proches de leur milieu intellectuel, acceptent de faire quant à l’idéal de célibat qui est le leur, dont la pureté fonde leur supériorité sur les hommes mariés2. Les directives en vue d’une conduite chaste dans le mariage – équation traduisant tout le paradoxe de ce discours – se font réminiscences du refus de la sexualité auquel les auteurs de ces textes aspirent, en tant que modèles d’une masculinité supérieure sur laquelle ils détiennent le monopole. Tout au moins, les normes établies expriment-elles que la perfection spirituelle, inatteignable pour ceux qui choisissent la vie laïque, réside dans l’abstinence. L’idéal qui appartenait dans un premier temps à une élite ascétique est ainsi exigé, non seulement de la part des membres du clergé au sens large, mais

1 J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser, p. 117. Outre ce titre, nous nous limitons à mentionner sur ce vaste sujet : V. Bullough, J. Brundage (éd.), Sexual Practices and the Medieval Church, Buffalo, 1982 ; J. Brundage, Law, Sex and Christian Society in Medieval Europe, Chicago, 1987 ; C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 113-139 ; P. Payer, The Bridling of Desire, p. 61-131 ; T. Tentler, Sin and Confession on the Eve of the Reformation, Princeton, 1977, p. 162-223 ; J. Murray, K. Eisenbichler (éd.), Desire and Discipline. Sex and Sexuality in the Premodern West, Toronto, 1996 ; G. Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France féodale, Paris, 1981 ; R. M. Karras, Sexuality in Medieval Europe ; C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 263-273 ; A. Vauchez, Les laïcs au Moyen Âge, p. 203-209 ; D. Elliott, Spiritual Marriage ; A. Esmein, Le mariage en droit canonique, Paris, 1891, 2 vol. ainsi que les travaux de G. Le Bras (cf. infra). 2 J. A. McNamara, « Chaste Marriage and Clerical Celibacy », in Sexual Practices, éd. V. Bullough, J. Brundage, p. 32 ; D. Elliott, Spiritual Marriage, p. 132.

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également de la masse des fidèles, ceux qui sont sexuellement actifs3. Le modèle prescrit subit bien entendu une adaptation auprès de cette catégorie. Exclusivité du clergé dans son acception totale, la conduite qui se rapproche le plus de l’abstinence dans l’espace matrimonial est alors valorisée sans que la sexualité n’en soit bannie. Ceux qui embrassent une vie séculière sont en effet mesurés « à la norme ordinaire du mariage et de la parentalité4 ». En effet, malgré les remparts érigés contre le plaisir et ses excès, l’incapacité à accomplir l’œuvre charnelle pose problème dans la construction identitaire du laïc, car la masculinité se prouve autant par les actions que par les actes sexuels5. Pour être un homme, il s’agit d’être capable de procréer – raison première du mariage dont témoigne le devoir de paternité6 – tout en exerçant de la retenue sur son propre corps. Certes, ce qui sanctionne une bonne ou une mauvaise conduite conjugale demeure de l’ordre discursif et ne révèle en rien si les pratiques recommandées étaient effectivement intériorisées et appliquées. Pourtant, malgré l’incertitude qui pèse sur la mise en œuvre des directives mendiantes, l’intention de s’immiscer dans l’espace intime du corps et de ses désirs est bel et bien présente. Plus encore, les agissements sexuels et les sentiments sont formés à travers la pastorale pénitentielle et le discours pédagogique. Nullement embarrassés d’explorer les recoins les plus intimes de l’âme des fidèles, leurs écrits témoignent au contraire de leur souci premier d’examiner les consciences, comme le révèlent sensiblement les manuels destinés aux confesseurs, et d’inspirer à travers le sens du péché les valeurs morales destinées à façonner les corps et les esprits masculins7. En vertu du rapport personnel qu’il entretient avec les fidèles, celui qui est en charge d’écouter la confession et d’administrer le sacrement de pénitence, qu’il s’agisse d’un curé ou d’un frère mendiant, est non seulement autorisé à sonder les âmes mais également à influencer les conduites8. La confession individuelle se révèle être un instrument privilégié et « exceptionnel » pour établir un contrôle social sur les





3 Cf. J. Brundage, « Playing by the Rules : Sexual Behaviour and Legal Norms in Medieval Europe », in Desire and Discipline, éd. J. Murray, K. Eisenbichler, p. 24 ; D. Elliott, Spiritual Marriage (en particulier ch. 4, p. 132-194) ; H. Martin, « Confession et contrôle social à la fin du Moyen Âge », dans Pratiques de la confession, éd. Groupe de la Bussière, p. 119. 4 J. A. McNamara, « Chaste Marriage », p. 33. 5 Cf. V. Bullough, « On Being a Male in the Middle Ages », p. 41. 6 J. Brundage, « Sex and Canon Law », in Handbook of Medieval Sexuality, éd. V. Bullough, J. Brundage, p. 37 ; R. M. Karras, From Boys to Men, p. 16. 7 Cf. notamment T. Tentler, Sin and Confession ; R. Rusconi, L’ordine dei peccati. 8 J. Longère, « Quelques summae de poentientia », p. 57 ; P. Michaud-Quantin, Sommes de casuistique, p. 8 ; R. Rusconi, L’ordine dei peccati, p. 157 ; N. Bériou, « Autour de Latran IV (1215) », p. 82 ; C. Carozzi, « Le ministère de la confession chez les Prêcheurs de la province de Provence », dans Les Mendiants en pays d’Oc au xiiie siècle, Toulouse, 1973, p. 321-354 ; T. Tentler, Sin and Confession, p. 343 ; R. Meens, Penance in Medieval Europe 600-1200, Cambridge, 2014, p. 224. Les manuels composés pour les confesseurs au début du xiiie siècle attestent en effet un caractère plus personnel dans l’exercice de la pratique de la confession individuelle. Cf. R. Rusconi, « De la prédication à la confession », p. 83 ; P. Michaud-Quantin, « À propos des premières Summae confessorum », p. 265 et 291.

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paroissiens, notamment sur la sexualité masculine9. En effet, les péchés de cette nature, appartenant à la luxure dans l’ordre de l’examen de conscience, occupent une place importante, voire prépondérante, au sein de la littérature pénitentielle du xiiie siècle10. Les fautes ayant trait à la chair sont ainsi « énumérées, classées, pesées et analysées11 » de manière minutieuse par le confesseur au moyen d’un interrogatoire qui pointe du doigt la culpabilité des hommes mariés au tribunal pénitentiel. Comme nous l’avons souligné, loin de se cantonner à une pratique isolée, la confession entretient un lien « organique » avec la prédication – pour reprendre les termes de Roberto Rusconi – celle des Mendiants en particulier, dans sa mission éducative12. S’intéressant de près aux hommes dans leur vie conjugale, les manuels destinés aux confesseurs œuvrent ainsi de concert avec les sermons, mais aussi avec les traités d’éducation, pour transmettre des modèles de comportement masculins permettant d’asseoir l’hégémonie cléricale13. Une sexualité normative est enseignée par ce biais aux fidèles. Propices aux péchés ou au contraire à une manifestation des vertus de l’âme, les consciences sont ainsi prises en charge par la cura animarum. À travers cette surveillance, le confesseur détient la possibilité d’exercer une mainmise sur les mœurs masculines14. Il s’agit d’apprendre aux hommes à débusquer la trace de la culpabilité et la non-conformité aux normes recommandées. Moyen de répression ou tout du moins d’incitation à la méfiance envers un corps laissé à lui-même, l’examen des âmes permet de fixer une conduite masculine jugée conforme aux idéaux de l’Église. Les principes moraux appris aux pénitents par la confession n’appartiennent d’ailleurs pas uniquement à la littérature pénitentielle mais se retrouvent dans les préceptes transmis par les sermons et les traités éducatifs. Par ce biais, la volonté d’apprendre aux hommes la juste manière de se comporter avec leur corps dans l’espace conjugal se fait manifeste. Il est évident que les notions de vie privée et d’intimité telles que nous les entendons au xxie siècle, et dont la définition s’est fixée au xixe siècle pour la première, ne peuvent pas être appliquées à la période médiévale de la même façon15.



9 N. Bériou, « Autour de Latran IV (1215) », p. 92 pour la citation ; R. Rusconi, « De la prédication à la confession », p. 75 ; T. Tentler, « The Summa for Confessors », p. 103-137 ; H. Martin, « Confession et contrôle social », p. 117-136. 10 T. Tentler, Sin and Confession ; H. Martin, « Confession et contrôle social », p. 118 et passim ; P. Payer, « Confession and the Study of Sex in the Middle Ages », in Handbook of Medieval Sexuality, éd. V. Bullough, J. Brundage, p. 5-8. 11 Notre traduction de T. Tentler (Sin and Confession, p. 346) décrivant des péchés « enumerated, classified, weighed […] and analyzed » par l’Église. 12 R. Rusconi, « De la prédication à la confession », p. 73. À propos du lien entre prédication et confession, cf. N. Bériou, « Autour de Latran IV (1215) », p. 82-84 ; M.-H. Vicaire, « Sacerdoce et prédication aux origines de l’ordre des Prêcheurs », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 64 (1980), p. 241-254. Voir supra, notre introduction. 13 R. Rusconi, L’ordine dei peccati, p. 71-78 ; T. Tentler, Sin and Confession (en particulier p. 343-346). 14 T. Tentler, Sin and Confession, p. 343. 15 Sur la pertinence de la notion de vie privée pour l’étude du Moyen Âge, cf. G. Duby, « Avertissement », dans Histoire de la vie privée, s. d. P. Ariès, G. Duby, Paris, 1985, t. 2, p. 9 (et plus largement ce volume) ; F. Gherchanoc, « La maison à l’intersection du privé et du public : la sociabilité en

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Il faut bien entendu se garder d’appliquer des concepts anachroniques à cette période de l’histoire. Il s’agit néanmoins de comprendre comment des domaines que nos esprits contemporains jugeraient du ressort de l’intériorité la plus secrète, comme la sexualité ou les relations conjugales, sont investis de manière aussi intentionnelle que prescriptive à dessein de formation. Eu égard à l’importance de la maîtrise du corps et de la sexualité, refrénée ou mesurée, au sein de l’idéal masculin vers lequel convergent les recommandations, le mariage se présente comme un terrain de probation de l’identité sexuée. L’union matrimoniale est alors le lieu de rencontre entre le portrait idéal de la masculinité laïque – autant présente dans le modèle du vir que dans la figure adamique – et les règles concrètes susceptibles d’être appliquées en matière de sexualité conjugale. Ces instructions concernent les moments interdits aux plaisirs de la chair, les relations excessives, trop passionnées, ou encore le dangereux abandon du corps durant le sommeil. Si elles esquissent les contours de ce qui est encouragé ou prohibé – et sanctionnent par la pénitence en cas d’infraction comme le révèlent les manuels pour confesseurs – toutes déterminent ce qui renforce ou au contraire met en péril la conduite de l’époux. Ainsi, puisqu’être un homme et agir comme tel sont si intimement associés, au sein d’une masculinité qui nécessite une perpétuelle affirmation par les actes et la pensée, l’identité du mari se matérialise à travers la relation à son propre corps et à celui de son épouse. Le cadre ainsi établi fixe les devoirs conjugaux et permet d’esquisser les contours d’un modèle de conduite spécifiquement masculin dans son essence la plus révélatrice. Ce dernier n’est pas destiné à demeurer dans le domaine idéel mais bien à être mis en œuvre dans la vie quotidienne séculière. Chacun des aspects abordés pose ainsi une pierre à l’édifice de l’identité sexuée à dessein d’une application concrète. L’ensemble des prescriptions formulées témoigne aussi du souci des Mendiants, et des auteurs qui se donnent pour tâche d’éduquer les consciences, de prendre en charge la conduite des fidèles, dont ils cherchent à façonner la masculinité dans ses recoins les plus secrets. Aussi, afin de mettre en lumière les conseils qui cherchent à construire la masculinité maritale et à éduquer les hommes dans ce sens, la matière de notre propos sera puisée au sein des sermons ad status consacrés aux époux. Les chapitres des traités relatifs aux dernières années de la période d’éducation ainsi que les manuels pour confesseurs seront également pris en compte. En matière de sexualité, ces derniers se révèlent particulièrement explicites au sujet des normes établies et permettent de cerner les actes jugés coupables. Si les traités pédagogiques sont en premier lieu destinés aux fils de la noblesse, bien que leur portée soit plus vaste, on peut considérer en revanche que les sermons ad status et les manuels adressés aux confesseurs cherchent à atteindre différentes catégories d’hommes laïcs, de façon plus large. Dans ce chapitre, il sera donc question des principes généraux sur la sexualité et les relations conjugales susceptibles d’atteindre des destinataires variés. Au demeurant, les textes envisagés s’échelonnent tout au long du xiiie siècle, bien que les catégories

question », dans La maison, lieu de sociabilité, dans les communautés urbaines européennes, de l’Antiquité à nos jours, s. d. F. Gherchanoc, Paris, 2006, p. 12-13 ; M.-O. Métral, Le mariage. Les hésitations de l’Occident, Paris, 1977, p. 151.

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de textes, qui dialoguent les unes avec les autres, se regroupent à certaines périodes, comme les traités d’éducation composés vers la deuxième moitié de ce siècle. Le discours étudié est principalement émis par des frères mendiants, mais également par des auteurs dont le propos fait écho à leurs valeurs et à leur univers référentiel comme Jacques de Vitry. En outre, le sujet de ce chapitre invite à sonder plus substantiellement trois manuels pour confesseurs ayant connu une importante diffusion. Deux de leurs auteurs du début du xiiie siècle, Thomas de Chobham et Robert de Flambourough, ne font pas partie des ordres mendiants, mais sont cependant proches du même milieu intellectuel et culturel parisien. Le Confessionale, du dominicain Jean de Fribourg, sera également sollicité car il comporte de la matière évocatrice, quoique succincte, au sujet de la sexualité maritale. Ce chapitre et le suivant explorent la masculinité dans le cadre du mariage sous deux angles différents : celui de la sexualité et celui des relations sociales et affectives. Le chapitre que nous entamons se situe à la confluence de plusieurs champs de recherche historique, relatifs au corps et au genre, à l’histoire de la sexualité, au mariage et aux relations conjugales, mais aussi au discours pénitentiel qui fixe les règles des unions conjugales. Il sera question de la relation étroite qu’entretient la sexualité avec la masculinité inscrite dans le cadre du mariage, par le biais des conduites autorisées et préconisées, ainsi que par celles qui sont frappées d’interdit. L’espace d’abandon corporel qu’est le sommeil, laissant place à la pollution nocturne et à la manifestation du désir masculin, sera considéré dans cette perspective.

La sexualité matrimoniale : lieu de probation masculine Au sein du rôle de mari, et des recommandations précises dont il bénéficie, les dimensions affective, sociale et sexuelle sont indissociablement conjuguées, se croisent et se complètent, pour former trois aspects d’un tout. C’est donc pour la clarté de notre propos que le traitement de ces trois champs sera effectué de manière distincte, au long de ce chapitre mais également du suivant. La sexualité constitue un moyen essentiel pour définir le vir dans le discours mendiant formulé à l’intention des fidèles. L’idéal de masculinité, qui affleure également dans le portrait d’Adam, repose sur la notion de maîtrise de soi et des pulsions corporelles. Le contrôle du désir en vue de la pratique d’une sexualité modérée et mesurée se réalise également dans le rôle du mari, dont le comportement met alors en œuvre les fondements de l’identité masculine. Comme le mentionne Vern Bullough, l’identité masculine s’échafaude et se prouve par les actes sexuels en particulier, tout du moins par la capacité à les réaliser16. L’impuissance est en effet traquée dans les manuels de confesseurs, en ce qu’elle constitue une menace pour la validité des noces17.

16 V. Bullough, « On Being a Male in the Middle Ages », p. 41. 17 Cf. J. Brundage, « Sex and Canon Law », p. 37 ; A. McLaren, Impotence. A Cultural History, Chicago, 2007, p. 34. Parmi les d’études menées à ce sujet, voir notamment J. Brundage, « The Problem of Impotence », in Sexual Practices, éd. V. Bullough, J. Brundage, p. 135-140 ; C. Rider, Magic and

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Pourtant, les excès en matière de sexualité sont sévèrement condamnés à l’unanimité autant par les prédicateurs, les pédagogues et les confesseurs que par les médecins. Ces derniers en dénoncent les dangers pour le corps, tandis que les premiers en déplorent les périls pour le salut de l’âme. Sur ce point, mais pour des raisons différentes, philosophie naturelle et théologie convergent vers la même condamnation d’une attitude immodérée18. La juste mesure se situe alors dans une pratique tempérée, encourageant une certaine chasteté maritale19. Cette dernière vertu, n’induisant pas nécessairement l’abstinence totale des époux, colore néanmoins la relation conjugale des notions de fidélité, de modération et d’intentions pures20. Modeler le corps du mari : mesure et interdits

Un consensus s’établit entre les principes religieux et les aspirations laïques, visant à contrôler sans pour autant bannir entièrement les relations sexuelles. Comme le relève Joan Cadden, les notions de devoir conjugal et de consommation, inscrites dans le droit canon et nécessaires au caractère indissoluble du mariage, apparaissent comme autant de signes des concessions que les clercs accordent aux laïcs dans la reconnaissance du besoin de perpétuation21. Les moralistes chrétiens, comme le rappelle Jean-Louis Flandrin, « ont admis l’activité sexuelle dans la mesure où elle est utile à la société22 ». Toutefois, afin de distinguer cette sexualité, canalisée dans l’étau du mariage, de la fornication, et pour exclure la passion amoureuse, destructrice de l’ordre social, « ils ont entrepris de la maîtriser, de lui donner des règles très précises23 ». Au sein de cette hiérarchie de l’acte charnel, l’œuvre conjugale désigne l’union qui répond aux normes enseignées aux époux, tandis que d’autres termes comme la fornication ou l’adultère mettent en évidence le franchissement des interdits instaurés par l’Église24. Dans sa volonté d’éduquer le corps et le désir masculin, la

Impotence in the Middle Ages, Oxford, 2006 ; A. McLaren, Impotence (ch. 2, p. 25-49) ; R. M. Karras, Sexuality in Medieval Europe, p. 93-96 ; J. Murray, « Hiding Behind the Universal Man », p. 139-140. 18 Cf. J. Cadden, Meanings of Sex Difference, p. 273-274. 19 Cf. C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 122-134 ; D. Elliott, Spiritual Marriage, p. 132-265. Nous distinguons ici les mariages chastes à proprement parler ou les mariages spirituels qui induisent une abstinence totale entre les époux à un moment donné de leur existence, et la vertu de chasteté prônée par le discours religieux qui implique des unions sexuelles mesurées. Cf. J. A. McNamara, « Chaste Marriage », p. 22-33 ; M. McGlynn, R. J. Moll, « Chaste Marriage in the Middle Ages. “It were to hire a greet merite” », in Handbook of Medieval Sexuality, éd. V. Bullough, J. Brundage, p. 103-122 ; P. Payer, The Bridling of Desire, p. 158-161. P. Payer (ibid., p. 153-161) met en évidence l’opacité qui existe dans la définition de la chasteté (castitas) et de la continence (continentia) dans le mariage. La castitas se rapproche le plus d’une abstention des comportements sexuels interdits par l’Église. Elle consiste à bannir le plaisir des relations sexuelles et à les pratiquer avec modération. Si l’idéal de tempérance, en tant que vertu, implique quant à lui une modération dans l’espace conjugal, hors de celui-ci il se résume à une restriction totale de la sexualité. 20 J. Cadden, Meanings of Sex Difference, p. 272. 21 Ibid., p. 271. 22 J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser, p. 117. 23 Ibidem. 24 Ibidem.

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réglementation dont il est abondamment question dans les textes étudiés limite les moments où l’exercice conjugal est autorisé. Les temps sacrés

Les observances religieuses que sont les temps prohibés, qu’il s’agisse des jours de fêtes liturgiques ou des moments physiologiques comme lorsqu’une femme est enceinte ou a ses menstrues, occupent une place importante dans le corpus de sources pris en compte25. Ainsi, à l’instar de Jacques de Vitry dans son sermon aux gens mariés (« ad coniugatos »), Guibert de Tournai évoque les moments d’abstinence durant lesquels les époux doivent se consacrer à la prière et au jeûne lors des fêtes du calendrier liturgique (festivitates)26. En effet, comme Jacques de Vitry le rappelle, « le temps de l’affliction n’est pas fait pour s’adonner aux étreintes », en appuyant ses paroles par Eccle. 3, 527. Les propos du prédicateur désignent en particulier les hommes qui pèchent en exigeant des relations conjugales de leurs épouses alors qu’ils devraient se contenir durant les grands jours solennels (magnae sollempnitates)28. À dessein d’exhorter les hommes à l’abstinence périodique, Guibert de Tournai emploie la métaphore de la semence, déjà rencontrée dans d’autres sermons, comparant la sexualité masculine au travail des champs. Le paysan qui s’abstient des œuvres conjugales, démontre-il, n’est pas oisif, mais au contraire honore Dieu et obtient des fruits spirituels29.

25 Cf. Jacques de Vitry, RLS 431, ms. Riant 35, fol. 109v et RLS 433, fol. 112r ; M.-C. Gasnault, « Jacques de Vitry : sermon aux gens mariés », p. 56 ; Guibert de Tournai, RLS 248J, p. 565-566 ; Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 20, p. 30 ; Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 6, c. 2295-2296 et 9, c. 2298 ; Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 365-338 ; Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, p. 97-98, 198, 201 et p. 236 ; Jean de Fribourg, Confessionale, ch. 2. Cf. J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser ; P. Payer, The Bridling of Desire, p. 98-110 ; R. M. Karras, Sexuality in Medieval Europe, p. 99-104. 26 « Et nota quod dicit Petrus ut non impediantur orationes vestre, et Paulus ut vacetis orationi. In magis enim festivitatibus et tempore ieiunorum debent coniuges continere et observare tempus et locum et modum », Guibert de Tournai, RLS 248J, p. 565-566 ; « tempore afflictionis non est vacandum amplexibus », Jacques de Vitry, RLS 431, ms. Riant 35, fol. 109v ; RLS 433, fol. 112r ; M.-C. Gasnault, « Jacques de Vitry : sermon aux gens mariés », p. 56. Cf. D. d’Avray, M. Tausche, « Marriage Sermons », p. 92-101. 27 Eccle. 3, 5 : « tempus amplexandi, et tempus longe fieri ab amplexibus », Jacques de Vitry, RLS 431, ms. Riant 35, fol. 109v. 28 « […] in festis diebus […] si vir instanter peteret et nollet continere, mulier non posset ei negare […] si noluerit, non peccabit mulier reddendo, licet ille peccet exigendo qui magnis sollempnitatibus et temporibus ieiunii et afflictionis debuit continere », ibidem. 29 « Hoc est enim quod Sarracenos et Iudeos […] dicitur habere plures uxores ut non accederent ad pugnantes (sic, pour pregnantes), sicut agrorum pluralitas necessaria est agricole ut uno seminato seminetur alius et non sit agricola otiosus […] Nec est ociosus agricola eo quod ab opere coniugali vacat. Reportat enim fructus spirituales et Deum honorat et habet multiplex a Deo adiutorium, licet immineat incontinentie periculum », Guibert de Tournai, RLS 282, p. 801. Cette métaphore du semeur se rencontre chez saint Augustin. J. Baldwin, Les langages de l’amour, p. 154 ; E. A. Clark, « Vitiated Seeds and Holy Vessels : Augustine’s Manichean Past », in Images of the Feminine in Gnosticism, éd. K. King, Harrisburg, 2000, p. 367-401.

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Une volonté de convaincre et de modeler les comportements masculins dans ce sens se fait jour, tant au moyen de récompenses promises que d’une série de menaces30. À ce titre, le prédicateur franciscain emploie un argument fort, basé sur la différence des sexes. Après avoir demandé « n’est-ce pas que le sexe féminin est plus fragile que le sexe viril ? », il précise que pourtant les femmes gardent la continence lorsque leurs maris sont malades ou en voyage31. Cette surprenante allégation, jouant sur les caractéristiques propres à la différence des sexes telle qu’elle est construite dans le discours théologique et naturaliste, établit un renversement significatif, afin de susciter un sentiment d’émulation chez les hommes. L’assertion utilisée dans ce sermon associe explicitement l’acte de se contenir à une capacité spécifiquement masculine, du moins dans la construction identitaire idéale du vir. En mettant en balance la capacité d’abstinence des femmes, Guibert de Tournai avance que les hommes, moins fragiles, devraient savoir se restreindre à plus forte raison. Les avertissements pour dissuader de se livrer aux actes conjugaux durant les interdits périodiques, les temps sacrés mais aussi la période des menstrues et de la grossesse, sont particulièrement destinés à un auditoire masculin. Ces paroles menacent cette identité sexuée en elle-même. D’autres outils discursifs, indispensables à la construction de la masculinité, participent pleinement de l’effort pour inciter au bon comportement abstinent. Il s’agit des traités d’éducation mendiants qui enseignent la notion de temps interdit aux hommes adultes mais également aux jeunes hommes. Même Gilles de Rome, pourtant peu habitué à faire apparaître des références religieuses dans son traité, recommande au mari, auquel il adresse toute une partie de son deuxième livre, de s’abstenir d’avoir des relations sexuelles avec son épouse dans les moments où il faut se consacrer aux oraisons32. À l’intention des plus jeunes, dans son chapitre dédié au bonus christianus, Guillaume de Tournai souligne les devoirs qui incombent au bon mari. Selon lui, ce dernier se doit de rester chaste avec son épouse plusieurs jours avant les saintes fêtes annuelles, afin de pouvoir se présenter à l’autel du Seigneur avec la conscience tranquille33. Ces règles en matière de sexualité témoignent de la volonté d’enseigner de manière précoce aux jeunes hommes leur futur comportement d’époux et de former leur corps ainsi que leur sexualité. Les manuels destinés aux confesseurs s’inscrivent au sein de cette même perspective, en régissant la pratique des hommes déjà adultes.

30 Guibert de Tournai, RLS 282, p. 801. 31 « Preterea nonne sexus muliebris est fragilior quam virilis, et tamen continentiam custodiunt mulieres maritis earum infirmis vel causa peregrinationis agentibus in remotu », Ibid., p. 801-802. 32 En faisant référence aux unions sexuelles modérées : « Sunt enim aliqua tempora incongrua praedictis operibus. Nam temporibus quibus est orationibus vacandum, decet a talibus abstinere », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 20, p. 277. 33 « Ille bonus Christianus est qui […] quociens sancte sollempnitates adveniunt, ante plures dies castitatem etiam cum uxore propria custodit, ut secura conscientia ad altare Domini possit accedere », Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 20, p. 30 ; Augustin, De rectitudine catholicae conversationis, PL 40, p. 1171. Cf. aussi Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 3, c. 2292.

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Ayant pour objectif de fixer les péchés et les pénitences nécessaires pour les expier, ces ouvrages insistent particulièrement sur les temps sacrés durant lesquels les époux doivent s’abstenir et où la conclusion des noces, entraînant leur consommation, est prohibée34. Ils éduquent ainsi, à travers la confession et les sanctions infligées, à respecter les interdits formulés par l’Église, tout en aiguisant les consciences laïques au sens du péché35. Robert de Flamborough et Thomas de Chobham rappellent ainsi au mari désireux de procréer qu’il n’y a en effet pas beaucoup de temps consacrés à cet usage, à cause des jours de fêtes et des processions où la conception doit cesser « selon la loi » (iuxta legem)36. Thomas de Chobham s’insurge d’ailleurs contre les hommes qui se livrent à la sexualité conjugale lors des jours solennels, acte qu’il qualifie de péché mortel et qu’il classe au nombre des coïts impétueux37. Durant ces temps sacrés, les étreintes empêchent l’esprit de se consacrer aux prières quand les maris « devraient veiller à leurs devoirs envers Dieu et écouter les offices divins38 ». En effet, la souffrance des saints célébrés lors des jours solennels dessine une opposition saisissante avec les délices charnels. Thomas de Chobham déclare en effet que « celui qui se roule dans la lascivité » vénère en vain saint Laurent mort sur le gril ou encore saint Pierre et saint André crucifiés39. Par la lourdeur charnelle qu’ils induisent, les actes du corps, et en particulier le désir, empêchent ainsi l’âme de s’élever vers le spirituel, idéal d’ascétisme rencontré à de multiples reprises. Le souvenir du martyre des saints ne peut ainsi se conjuguer aux plaisirs des embrassements conjugaux. Les corps souffrants et ceux s’adonnant à la délectation construisent une opposition qui met en lumière l’indécence de tels comportements. Les arguments dissuasifs invoqués dans ce passage révèlent le décalage entre une telle conduite maritale et une nécessaire empathie dans la douleur envers les saints en ces jours de vénération, s’inscrivant dans le sillage de l’imitatio Christi.

34 Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 188-189 et 365 ; Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, p. 97, 198 et 236 ; Jean de Fribourg, Confessionale, ch. 2. 35 T. Tentler, Sin and Confession, p. 162. 36 « Si causa creandorum filiorum ducitur uxor, non multum temporis videtur concessum ad ipsum usum ; quia et dies festi et dies processionis et ipsa ratio conceptus et partus iuxta legem cessare temporibus his debere demonstrant », Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, p. 236 ; Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 364. L’intitulé de cette question est le suivant : « Quod (ou quando) abstinendum est ab amplexibus quibusdam temporibus ». 37 « Similiter impetuosus coitus est dormire cum uxore in tempore prohibito, quia precipit Apostolus quod interdum vir et mulier vacent ab amplexibus ut liberius possint vacare orationi », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 336. 38 « Peccant igitur mortaliter qui in magnis sollemnitatibus dormiunt cum uxoribus suis, in quibus deberent vigilare in obsequiis dei et audire divina officia », ibidem. 39 « Sicut dicit quidam sapiens : frustra veneratur Laurentius in craticula qui volutatur in lascivia ; frustra celebrat festum Petri et Andree pendentis in cruce qui delicias exercet in amplexu », ibid., p. 365.

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Le danger des sécrétions du corps : sexualité et impureté

La crainte liée à la souillure qu’implique tout particulièrement l’acte sexuel, fût-il encadré par le mariage, se révèle à travers ces prescriptions40. La permission de franchir le seuil de l’église et de participer aux sacrements découle en effet du respect de ces observances, séparant ainsi le sacré de l’impur41. Thomas de Chobham annonce ainsi que le pain de l’eucharistie ne pourra pas être mangé par les hommes qui ont touché leur épouse42. En s’appuyant sur Jean Chrysostome, il admet que l’accès à l’église est interdit au mari incontinent sauf après une purification avec de l’eau43. Il lui recommande ainsi de se laver afin de se débarrasser du foetor – évoquant à la fois l’impureté et la mauvaise odeur – avant d’entrer dans l’église lorsqu’il est souillé, soit après s’être adonné à l’œuvre conjugale44. Cette métaphore, récurrente dans les textes théologiques et les commentaires bibliques, exprime la dimension corporelle dont se dote l’impureté dans son opposition à l’âme éthérée. Malgré un précepte qui concerne le couple dans sa continence périodique, les évocations de Thomas de Chobham montrent davantage que l’homme, à tout le moins dans ce passage, est le destinataire particulier des principes dictés en matière d’impureté sexuelle. Plus encore, dans cet imaginaire de la corporéité peccamineuse, la chair masculine marquée « cum fetore concubitus » conserve encore longtemps après l’acte les traces de sa souillure, dont le reliquat rend honteuse son intrusion dans un lieu sacré45. La suite de cette question s’adresse plus directement aux femmes, désignant dans le flux menstruel un empêchement d’accéder à l’autel46. Cette excrétion devient alors l’équivalent féminin de ce qu’est la sexualité pour les hommes en matière d’impureté. Or, Jacques de Vitry recommande aux femmes de ne pas cacher cet état à leur époux47. En effet, au sein de cette dialectique d’une souillure sexuée, la transmission de l’impureté à travers l’acte sexuel menace les hommes eux-mêmes. À dessein dissuasif, Jacques de Vitry emprunte les termes du Lévitique qui qualifie d’« immundus » le mari qui s’unit à son épouse durant le temps des menstrues, dans son premier sermon « ad

40 T. Tentler, Sin and Confession, p. 166 ; J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser, p. 98-99 ; M. Douglas, De la souillure. Études sur la notion de pollution et de tabou, Paris, 1992 (ch. 1, p. 29-48). 41 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 3, c. 2292. 42 « Item : si panes propositionis ab his qui uxores suas tetigerant comedi non poterant », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 364 ; Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, p. 237. 43 « Dicit enim Ioannes Chrysostomus quod vir cum propria uxore dormiens nisi lotus aqua ecclesiam intrare non debet », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 365 ; Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, p. 237. 44 « Honestum enim consilium est ut homo fetidus ex concubitu se abluat antequam cum fetore ecclesiam ingrediatur », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 365 (et p. 339). Cf. T. Tentler, Sin and Confession, p. 228-229. Cf. également citation suivante. 45 « Turpe tamen est si aliquis cum fetore concubitus ingrediatur ecclesiam », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 339. 46 « Verumtamen cavendum est mulieri ne cum aliqua immunditia accedat ad altare », ibidem. 47 Jacques de Vitry, RLS 431, ms. Riant 35, fol. 109v.

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coniugatos »48. Au reste, les époux doivent être particulièrement punis pour une telle faute, davantage que pour une simple fornication comme l’annonce Thomas de Chobham49. La lèpre et la malformation frappant le fœtus conçu à ce moment viennent également épaissir les menaces proférées à l’encontre de la sexualité en ce temps interdit50. Le danger désigné a pour but de réguler la conduite sexuelle des hommes en ajoutant à la souillure de leurs propres fluides corporels celle du corps de leur épouse frappé de l’interdit menstruel, menaçant dans le même temps l’enfant à naître. Thomas Tentler situe l’impureté que dévoilent les interdits conjugaux dans la crainte de la contamination par les excrétions – le sperme et le sang menstruel – en plus du plaisir qui provoque la méfiance à son égard51. Dans ce sens, les émissions masculines et féminines motivent respectivement les interdits en matière sexuelle. Elles structurent le discours des péchés selon une répartition « genrée » de l’impur relative aux caractéristiques corporelles de chacun des deux sexes. Comme le relève Mary Douglas, « les notions de pollution sont destinées à astreindre hommes et femmes à jouer les rôles qui leur sont impartis52 ». La menace de la souillure sert ainsi de levier pour contraindre les hommes à s’abstenir de l’exercice conjugal, doublement mis en danger non seulement par leurs propres excrétions mais aussi par celles de leur épouse. En même temps que la méfiance envers le corps est inspirée, la volonté de persuader les hommes de se conformer à la conduite autorisée se fait jour à travers la menace d’un bannissement des sacrements et des lieux sacrés, mais

48 En citant Lev. 15, 24 de manière remaniée par rapport à la Vulgate : « Si coierit vir cum uxore sua in tempore sanguinis menstrualis, immundus erit », ibidem. À propos de l’impureté des menstrues, cf. J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser ; C. de Miramon, « La fin d’un tabou ? L’interdiction de communier pour la femme menstruée au Moyen Âge. Le cas du xiie siècle », dans Le sang au Moyen Âge, éd. M. Faure, Montpellier, 1999, p. 163-181 ; D. Jacquart, C. Thomasset, Sexualité et savoir médical, p. 98-109 ; T. Tentler, Sin and Confession, p. 208-213 ; R. M. Karras, Sexuality in Medieval Europe, p. 99-104 ; P. McCracken, The Curse of Eve ; L. Moulinier-Brogi, « Le sang au Moyen Âge, entre savoir et questionnements, science et imaginaire », Cahiers art et sciences, 8 (2004), p. 73 ; F. Collard, « Le poison et le sang dans la culture médiévale », Médiévales, 60 (2011), p. 142-143. 49 Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 338. Le sang des menstrues est ici associé aux femmes en couches, conformément à la médecine qui pense que les menstrues se transforment en nourriture pour le fœtus, puis en lait après l’accouchement. Cf. D. Jacquart, C. Thomasset, Sexualité et savoir médical, p. 99-100. L’interdiction d’avoir des relations sexuelles avec une femme enceinte est bien entendu aussi présente dans les œuvres citées. 50 « Item, debet interdici mulieribus ne reddant viris debitum in tempore menstruo, quia ex tali concubitu nascitur partus leprosus », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 365 ; « Similiter periculosum est dormire cum menstruata, quia inde nascitur partus leprosus », ibid., p. 338 ; Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, p. 238. Jacques de Vitry, RLS 431, ms. Riant 35, fol. 109v. Guibert de Tournai souligne le risque de la naissance d’un enfant lépreux lorsque la sexualité est pratiquée durant la grossesse. RLS 282, p. 801. Sur le lien entre lèpre et sang, cf. L. Moulinier-Brogi, « Le sang au Moyen Âge », p. 53-73 ; D. Jacquart, C. Thomasset, Sexualité et savoir médical, p. 251-257 ; F. Collard, « Le poison et le sang », p. 143. 51 T. Tentler, Sin and Confession, p. 165-166 et 228 ; M. Douglas, De la souillure, p. 70 ; P. Payer, The Bridling of Desire, p. 107-110. 52 M. Douglas, De la souillure, p. 155.

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aussi d’une dangereuse déformation de leur progéniture, marquée par la maladie ou la malédiction par leur faute. L’importance du respect des directives en matière de continence périodique transparaît également dans les questions formulées par les confesseurs. En effet, la détermination du moment de l’acte sexuel fait partie de l’interrogatoire minutieux permettant l’examen des consciences masculines, auquel les confesseurs sont initiés par l’entremise des manuels53. Robert de Flamborough reproduit un exemple détaillé des questions qu’il faut poser au sujet de la luxure, révélant l’ordre dans lequel elles doivent être émises54. Au nombre des interrogations concernant ce péché, présentées sous la forme d’un dialogue entre le prêtre et le pénitent, la question « as-tu forniqué dans un lieu sacré ou durant un jour sacré ? » permet de déterminer le degré de culpabilité de ce dernier55. Par ce biais, les confesseurs ou ceux qui écrivent pour eux cherchent à inculquer le sens du péché au pénitent et à déterminer sa gravité – véniel ou mortel – afin de faire pression sur les consciences56. Le Speculum naturale souligne de manière limpide, sous la rubrique auctor, qu’il convient de déterminer quand la pratique sexuelle conjugale est licite ou débauchée, quand elle est coupable de manière vénielle et mortelle57. Dans cette somme qui résume l’essence des sujets qu’elle traite, la sexualité, fût-elle inscrite dans le cadre matrimonial, comporte une dimension menaçante pour le salut de ses protagonistes58. On peut supposer qu’au sein d’un ouvrage ayant bénéficié d’une large circulation, bien que cette partie du Speculum maius n’ait pas été traduite en langue vernaculaire, une telle énonciation révèle la propagation de ces interdits fondamentaux. L’enseignement destiné aux conjoints ne peut dès lors que difficilement leur échapper, comme l’appuient les divers textes employés pour les instruire en ce domaine. La prédication – que les encyclopédies ont probablement pu alimenter – et la confession concourent particulièrement à cette diffusion des préceptes qui façonnent la conduite sexuelle et morale transmise aux hommes. Un souci d’éducation des mœurs se fait jour à travers l’ampleur de la prise en charge des frères mendiants. Ils forment par ce biais les conduites masculines dans l’intimité de la chambre nuptiale, cerclée d’interdits et de prohibitions. Au sein de ce discours éducatif, franchir l’espace du licite met en danger le salut de l’âme et expose au bannissant de la vie communautaire. Les pénitences infligées, qui apparaissent tant dans les manuels pour confesseurs que dans le Speculum naturale, sont alors autant de moyens de coercition pour modeler

53 P. Michaud-Quantin, Sommes de casuistique, p. 22 ; R. Rusconi, L’ordine dei peccati, p. 69-72 ; H. Martin, « Confession et contrôle social », p. 122 ; N. Bériou, « Autour de Latran IV (1215) », p. 91. 54 Cf. P. Michaud-Quantin, Sommes de casuistique, p. 23 ; R. Rusconi, L’ordine dei peccati, p. 70. 55 « In loco sacro vel die fornicatus es ? », Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, IV, ch. 8, 227, p. 198. Cette question figure aussi parmi celles conseillées par Jean de Fribourg (Confessionale, ch. 2 : De luxuria). 56 T. Tentler, Sin and Confession, p. 162. 57 «  Auctor. Ut autem sciatur de coitu coniugali quando sit meritorius et quando permissus, et quando culpabilis venialiter et quando criminaliter. Sciendum, quod alius est licitus, alius fragilis, et alius impetuosus », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 9, c. 2298. 58 Cf. T. Tentler, Sin and Confession, p. 165-169.

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les consciences et les corps sexués59. Ainsi, comme le dévoilent les temps interdits, les sanctions pénitentielles associées aux menaces proférées soulignent la volonté d’arrimer le processus d’acculturation auquel sont soumis les laïcs60. Passions masculines, ardeurs adultères

Hormis ces observances concernant les temps sacrés, le précepte brandi unanimement par les prédicateurs, les pédagogues et les confesseurs, qui désigne plus directement les hommes hors de la mention générale du couple, est de ne pas aimer leur épouse trop ardemment61. Une telle manière de se comporter dans le contact charnel implique que le mari soit adultère, en traitant sa conjointe non pas comme une épouse mais comme une maîtresse62. Comme le souligne Thomas Tentler, ce propos découle d’une ancienne épigramme à l’origine païenne, installée durablement dans la tradition théologique après avoir été reprise par saint Augustin, saint Jérôme, Gratien et Pierre Lombard « dans leur empressement à imposer des limites rationnelles et ascétiques au comportement sexuel des mariés63 ». La récurrence de cette mise en garde dans les textes étudiés montre la préoccupation de tempérer leurs relations conjugales64. En effet, l’ardeur dénoncée traduit une impétuosité masculine, que les termes « amator ardentior65 » ancrent à l’expression d’un sentiment amoureux dans l’acte charnel. Emporté par l’aiguillon de la chair, l’époux se comporte envers sa conjointe comme si elle était une autre, une prostituée. L’aliénation qu’il commet alors résulte d’une conduite non conforme à la copula conjugalis, la sexualité définie comme acceptable dans le cadre matrimonial66. L’amour immodéré ou l’homme en péril

Cette implication excessive est associée à la luxure, dont les dangers n’ont de cesse d’être présentés aux hommes, adolescents puis mariés. Tout dans l’attitude de l’amant 59 J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser, p. 128. 60 Ibid., p. 143 ; T. Tentler, « The Summa for Confessors as an Instrument of Social Control », p. 103-137 ; H. Martin, « Confession et contrôle social », p. 117-136. 61 Cf. J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser, p. 83 ; T. Tentler, Sin and Confession, p. 175 ; J. Baldwin, Les langages de l’amour, p. 194-196 ; C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 122-126. 62 Cf. J. Brundage, « Adultery and Fornication : A study in Legal Theology », in Sexual Practices, éd. V. Bullough, J. Brundage, p. 131. 63 Notre traduction de « in their eagerness to impose rational and ascetic limits to sexual behavior of the married », T. Tentler, Sin and Confession, p. 174. Au sujet de l’origine de cet aphorisme, cf. T. Tentler, Sin and Confession, p. 174 ; C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 123. 64 Ce propos inspiré de saint Jérôme (Adversus Iovinianum, I, 49 PL 23, c. 281) apparaît comme un lieu commun dans le corpus étudié. Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 9, c. 2298 ; id., De eruditione, 37, p. 149 ; Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 5, fol. 79v ; Guibert de Tournai, RLS 248k, p. 569 ; Jacques de Vitry, RLS 431, ms. Riant 35, fol. 109v ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 29, p. 401-402 ; Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 335 ; Jean de Fribourg, Confessionale, ch. 2. 65 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 9, c. 2298. 66 C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 26 ; T. Tentler, Sin and Confession, p. 179.

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ardent s’oppose en effet à l’idéal de mesure et de tempérance du vir construit au fil des enseignements, en particulier en ce qui concerne la maîtrise des pulsions corporelles et du désir vers laquelle les maris sont vigoureusement encouragés67. Il s’agit dès lors du point nodal sur lequel porte la régulation des mœurs masculines, eu égard à l’importance de la sexualité dans la définition de la conduite du vir. La modération dans l’acte sexuel forme alors le socle sur lequel la construction de l’identité sexuée repose dans son application quotidienne. Il n’est dès lors guère surprenant que les auteurs au service de la pastorale soient aussi attentifs à l’impétuosité masculine. Prédicateurs et confesseurs, relayés par les pédagogues, participent de concert à condamner cette attitude immodérée de manière virulente, tout en cherchant à rendre les consciences attentives à la notion de péché. Ainsi Vincent de Beauvais déclare-t-il sous la rubrique auctor, au chapitre de son Speculum naturale prescrivant la sexualité conjugale, que l’amour excessif (nimius amor) est laid, en rappelant que le mari adultère est celui qui aime de cette façon immodérée son épouse68. L’encyclopédiste souligne que la nature de l’acte découle de l’intention avec laquelle il est accompli. Un époux mû par un élan passionné accède alors à son épouse comme à une prostituée, avec une intention de débauche. En la considérant comme telle, il l’assimile à cette fonction peu vertueuse69. Le caractère primordial de l’intention afin d’estimer le degré de culpabilité d’un acte transparaît également dans les manuels pour confesseurs, dessinant les structures d’une « luxure mentale70 ». Thomas de Chobham rapporte à ce titre que « la volonté sera considérée comme l’acte71 », ce dernier prenant alors la coloration de la pensée avec laquelle il a été réalisé. En effet, au sein de la matière homilétique adressée aux gens mariés, Jean de Galles leur enseigne la « juste intention » avec laquelle ils doivent accomplir l’œuvre conjugale72.

67 Cf. S. McSheffrey, « Men and Masculinity », p. 257-278. 68 « Quorundam matrimonia cohaeserunt adulteriis, in aliena siquidem uxore omnis, in sua vero nimius amor est turpis. […] Adulter inquit est amator ardentior propriae uxoris », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 9, c. 2298. Ce passage est en grande partie une citation de saint Jérome, Adversus Iovinianum, I, 49, PL 23, c. 281. 69 « Cum enim opus secundum intentionem formetur, hinc ad uxorem quasi ad meretricem accedenti scilicet intentione meretricandi, meretricium reputatur. Dicit autem Aug. ut habitum est superius, quod propter usum rei concessae minus peccat quantumlibet assiduus ad uxorem, quam vel rarissimus ad fornicationem », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 9, c. 2298. 70 C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 253. Cette expression renvoie à une luxure située « entre le désir, la pensée et la volonté » dépeinte dans les manuels de confesseurs. À propos de l’intention dans l’acte conjugal, cf. T. Tentler, Sin and Confession, p. 174-186 ; P. Payer, The Bridling of Desire, p. 79-83 ; J. Cadden, Meanings of Sex Difference, p. 272 ; J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser, p. 9 ; R. Meens, Penance in Medieval Europe, p. 199-204. 71 « Voluntas pro facto reputabitur », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 360. Cette phrase souvent citée par les auteurs médiévaux se retrouve par exemple dans Pierre le Chantre, Verbum adbreviatum, II, 56, CCCM 196, p. 829. 72 « […] recta intentione uti debent coniuges opere coniugali », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 5, fol. 79v. Guibert de Tournai (RLS 248k, p. 572) souligne aussi l’importance de « l’intention pure » dans l’union conjugale.

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Punir le mari excessif

Tout comme Vincent de Beauvais, Thomas de Chobham désigne l’acte de l’amant ardent comme un péché mortel. À ce titre, la sanction du théologien frappe avec sévérité les amants véhéments auxquels il commande d’infliger « une grave pénitence »73. Sa condamnation porte en particulier sur la beauté des épouses et la douceur de leur chair dont se délectent les hommes « toute la nuit et le jour », durée révélant le caractère excessif de l’acte, ou encore sur les caresses, les baisers lascifs et les étreintes honteuses auxquels ils s’adonnent74. L’énumération détaillée des gestes réprouvés – à peine voilée par des adjectifs à consonance morale tels que turpis – se révèle néanmoins assez précise et élaborée. Il s’agit par ce biais de permettre au confesseur, et au pénitent lui-même, d’identifier le péché mortel. Derrière cette condamnation se cache celle du plaisir sensuel, auquel renvoie chaque expression de cette description. Une telle motivation à la sexualité conjugale est en effet jugée coupable par les œuvres pénitentielles puisqu’elle n’est excusée qu’à des fins de procréation. Le mari ne doit pas entraîner son épouse ad libidinem mais à la sainteté comme le recommande Thomas de Chobham75. Il investit alors le prêtre de la mission d’instruire les époux, vir et uxor, à rechercher cette droite attitude dans le mariage76. L’intervention du prêtre dans la vie conjugale des époux et dans le comportement sexuel du mari à travers la confession apparaît de même dans le Confessionale de Jean de Fribourg. Le dominicain allemand inscrit les questions qu’il recommande au confesseur de poser aux pénitents dans cette même perspective, mais à travers un discours qui recèle des conseils plus directs à dessein d’aiguiller sa pratique77. Le chapitre consacré à la luxure livre le plan détaillé de l’interrogatoire à propos des pratiques sexuelles, en se concentrant sur celles des hommes laïcs, célibataires et mariés. Jean de Fribourg conseille de les interroger « de manière précautionneuse » à propos d’actes inappropriés avec une femme. Comme fréquemment exprimé dans les manuels destinés aux confesseurs, il s’agit de ne pas trop en dire par crainte d’apprendre au pénitent des vices qu’auparavant il ignorait78. La pondération de la

73 « Vehementior enim amator sive ardentior in propria uxor adulter […] Et est eis gravis penitentia iniungenda, et ideo gravior quia uxoribus quas possunt habere ad necessitatem abuntur ad voluptatem », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 335-336. 74 « Unde qui ita delectantur vel in pulchritudine uxoris sue vel in suavitate carnis vel in blanditiis meretriciis vel adulterinis quod effundunt se in libidinem et tota nocte et die utuntur uxoribus suis quasi pro culcitra per oscula lascivia et per turpes amplexus peccant mortaliter », Ibid., p. 335. Cf. C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 124. 75 « [O]stendendum est eis quod non debent provocare uxores suas ad libidinem sed ad sanctitatem », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 336. 76 « [I]nstruendi sunt a sacerdote vir et uxor quod illud tantum exsequantur in officio coniugali quod matrimonium concedit, non quod meretricium persuadet », ibidem. 77 P. Michaud-Quantin, Sommes de casuistique, p. 45-46. 78 « Item queras […] si modo non debito iacuit cum muliere, sed de hoc caute querendum est et in genere […] Si aliquam aliam inordinationem commiserit et nichil ei specificetur ne malum discat quod prius nescivit », Jean de Fribourg, Confessionale, ch. 2 : De luxuria. Cf. J. Brundage, « Sex and Canon Law », p. 42 ; H. Martin, « Confession et contrôle social », p. 122.

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parole se révèle ainsi primordiale dans l’exercice de la confession. Il s’agit de décrire les actes coupables de manière assez détaillée pour permettre une reconnaissance du péché, mais de façon assez évasive pour ne pas éveiller chez l’homme questionné des désirs inconnus ou insoupçonnés. Dans de justes proportions, les mots deviennent un outil redoutable pour extorquer l’aveu en matière de comportement sexuel. Ils constituent en effet un moyen dissuasif pour traquer le péché lorsque Robert de Flamborough invite le confesseur à menacer le pénitent de damnation si toutes les fautes n’étaient pas avouées79. Par le biais des examens de conscience détaillés et de l’individualisation des peines, les manuels de confesseurs se font aussi livres d’éducation morale pour le pénitent80. L’interrogatoire devient une sorte de leçon dans ce domaine, exposant au pénitent la nature de ses fautes81. Jean de Fribourg avertit le prêtre qui se chargera de la confession de l’époux que les « pratiques désordonnées » peuvent aussi se réaliser avec une épouse légitime et somme de corriger vigoureusement celui qui se livre à de tels actes82. La condamnation porte alors sur « le désir effréné » (effrenata libido), que l’homme ne parvient pas à contenir. Se portant à l’encontre d’une sexualité maîtrisée, cette ardeur, tout comme le plaisir coupable qui en découle, naît des étreintes débauchées auxquelles le mari s’adonne83. En effet, les « caresses débauchées » (blandimenta meretricia) entrent dans la définition du coït impétueux (impetuosus), motivé par un désir qui transgresse les bornes de « l’honnêteté et de la raison » au sein desquelles les époux doivent se cantonner selon Vincent de Beauvais84. Le désir comme guide souligne le caractère coupable de ce comportement sexuel marital, contre lequel les traités d’éducation ont tôt fait de mettre en garde les jeunes hommes au sortir de l’adolescence. De fait, Vincent de Beauvais et Guillaume Peyraut avertissent contre le caractère adultère de l’amans ardior. Rien n’est plus honteux pour un homme que d’aimer son épouse de cette manière, menacent-ils en citant saint Jérôme, car il faut la traiter selon le

79 « Bene notes quod ultimo dixi ; quia si alicuius peccati voluntatem retines, vel si aliquod latet te de quo tu nolles poenitere si rediret tibi ad memoriam, si sic decederes, damnareris », Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, p. 199. Il livre à la fin de cet interrogatoire ce que le prêtre doit prendre en compte avant de prononcer la pénitence infligée, ibid., p. 199-200. Cf. L. Little, « Les techniques de la confession et la confession comme technique », dans Faire croire, éd. A. Vauchez, p. 87-99 ; P. Michaud-Quantin, Sommes de casuistique, p. 22-24 ; R. Rusconi, L’ordine dei peccati, p. 69-103 ; N. Bériou, « Autour de Latran IV (1215) », p. 91. 80 P. Michaud-Quantin, Sommes de casuistique, p. 23 ; R. Rusconi, L’ordine dei peccati, p. 71. 81 P. Michaud-Quantin, « À propos des premières Summae confessorum », p. 280. 82 « Modi autem inordinati fiunt etiam aliquando cum uxore legitima et illi valde sunt corrigendi quia dicit Iheronimus. Voluptates que de meretricum amplexibus capiuntur in uxore sunt damnate, scilicet quando nimis effrenata est libido », Jean de Fribourg, Confessionale, ch. 2. 83 Jean de Fribourg utilise l’expression « meretricum amplexus », soit des étreintes de prostituées de manière littérale. 84 « Impetuosus autem dicitur, qui ex sola libidine perveniens metas excedit honestatis et rationis. Quod fit quinque modis, uno modo propter libidinem satiandam per meretricia blandimenta, et dictitur esse mortalis culpa », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 9, p. 2298.

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jugement et non pas se laisser aller au sentiment85. Ils suggèrent, au contraire, que l’acte sexuel doit être accompli avec pudeur (pudice) et tempérance, sans excès ni passion, en observant le temps, le lieu et la manière86. À cette occasion, Vincent de Beauvais enseigne aux jeunes hommes que la procréation est le seul but autorisé pour l’acte charnel dans la cadre du mariage87. En adéquation avec la littérature pénitentielle, il leur apprend l’importance de l’intention qui ne doit pas découler de la luxure88. Dès lors, à l’aube de la vie adulte, le discours pédagogique s’attache à enseigner aux jeunes laïcs le bannissement du plaisir. Afin de dissuader ceux qui seraient tentés de s’essayer aux comportements interdits, Vincent de Beauvais fait surgir une comparaison entre ces actes charnels et la bestialité du cheval ou du mulet à travers une citation biblique89. Évoquant le pouvoir du démon sur ceux qui agissent ainsi dans le mariage, cette comparaison marque également les sermons ad status. Jacques de Vitry reprend ce verset comme thème de son second sermon aux gens mariés. De même, la dénonciation d’une attitude bestiale apparaît dans celui que Guibert de Tournai consacre à ce sacrement dans un passage qu’il semble destiner aux hommes90. Le prédicateur franciscain fustige ceux qui ne savent pas respecter les temps interdits et rappelle que la concupiscence de la chair doit être refrénée91. Parmi les attitudes qualifiées de mauvaises ou d’excessives (abusus), son reproche porte sur les époux qui manquent de traiter l’union conjugale de manière honnête (honeste), soit de « posséder le vase dans la sanctification et l’honneur »92. En citant Origène,

85 « Sapiens ergo judicio debet amare uxorem, non affectu : nihil est foedius quam uxorem amare quasi adulteram », Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 29, p. 401. « Nichil enim est fedius quam uxorem amare quasi adulteram », Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 149 en citant Jérôme, Adversus Iovinianum, I, 49, PL 23, c.281. 86 « Similiter in uxoris cohabitacione duo sunt attendenda, videlicet qualiter diligenda sit et qualiter tractanda. Diligenda est enim pudice tanquam uxor, non tanquam adultera, sicut alias dictum est supra, iuxta illud sexti pytagorici in sentenciis : “Adulter”, inquit, “est in uxorem propriam amator ardencior” […] Tractare quoque debet eam honorifice et caste », Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 148-149 ; « Postquam vero uxorem duxerit, debito modo ad eam se debet habere, discrete et temperate eam amando, eam honorando, temperate ea utendo, et benigne eam tractando. Sapiens : “Adulter est in uxorem propriam amator ardentior” […] Temperate debet ea uti, ut nec loco, nec tempore, nec modo indebito ei commisceatur », Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 29, p. 401-402 ; Jérôme, Adversus Iovinianum, I, 49, PL 23, c. 281. 87 Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 148-149. 88 « Considerandum est etiam, qua intencione ducenda sit, ut videlicet non causa luxurie sed prolis procreande », ibid., p. 148. 89 Il cite Tob. 6, 17. « Hii, qui coniugium ita suscipiunt, ut deum a se et a sua mente excludant, et libidini sue vaccent, sicut equus et mulus, quibus non est intellectus, in hiis habet potestatem demonium », ibidem. Cf. également Jacques de Vitry, RLS 431, ms. Riant 35, fol. 109v ; Humbert de Romans, S. 51 « In solemni benedictione nubentium », dans le De eruditione religiosorum praedicatorum, II, tract. 2, p. 293 (dans la partie de la collection intitulée Sermones ad omnes genus negotiorum). 90 Jacques de Vitry cite le même verset Tob. 6, 17 (RLS 431, ms. Riant 35, fol. 109v) ; Guibert de Tournai, RLS 282, p. 801. 91 « [D]ebet concupiscentia carnis frenari », Guibert de Tournai, RLS 282, p. 801. 92 « Enim abusu[s] coniugum patet in eis qui nesciunt vas suum possidere in sanctificatione et honore [I Thess. 4, 4], qui non continent temporibus debitis nec parcunt impregnatis aut puerperis nec tractant coniugium honeste », ibidem. Cf. P. Payer, The Bridling of Desire, p. 76-77.

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le prédicateur suggère l’aspect honteux d’un tel comportement par l’évocation de la meilleure capacité de continence des animaux en regard de ces piètres individus93. Il s’agit de convaincre les hommes mariés de savoir s’abstenir de la sexualité, à la fois durant les temps interdits, sacrés et physiologiques, mais également de bannir les pratiques qui mettraient à mal l’honnêteté du sacrement matrimonial. La menace d’une progéniture lépreuse, brandie concernant les jours sacrés, sanctionne également les relations sexuelles accomplies trop vigoureusement (enixe)94. Déluge, Enfer et destruction : les conséquences du désir

D’autres raisons de restreindre la concupiscence de la chair sont énumérées comme autant de moyens de persuasion : le bien de la continence, l’honnêteté du sacrement ainsi que les périls spirituels95. Parmi les arguments employés, Jacques de Vitry utilise une autre menace en s’adressant aux hommes mariés. Il associe la venue du déluge à la mauvaise conduite sexuelle, soit à une pratique débridée, après avoir mentionné le caractère adultère de l’amant ardent96. Il rappelle au maritus qu’il ne doit pas considérer pouvoir « user » de son épouse selon sa volonté, mais doit respecter les règles religieuses relatives au temps et à la manière97. L’encyclopédiste franciscain, Barthélemy l’Anglais, un peu plus tardivement (vers 1245), dépeint également les terribles incidences spirituelles des abus masculins dans son chapitre consacré aux organes génitaux. Dans la liste de ce compte rendu emphatique, l’homme se vide de sa substance, perd la compagnie des anges, porte atteinte à la gloire éternelle et se rapproche de l’Enfer98. De même, Guibert de Tournai met en évidence le caractère peccamineux de l’assouvissement du désir dans le cadre du mariage en employant une image à forte tonalité évocatrice, inspirant le dégoût. Cette métaphore s’inscrit dans la lignée du vocabulaire des exégètes et des théologiens décrivant un pruritus pétri de vices, débarrassé de la pureté originelle du Paradis. Guibert de Tournai compare en effet 93  Guibert de Tournai, RLS 282, p. 801 ; Origène, Homélies sur la Genèse, V, 4, p. 175. Les hommes soumis à leur appétit charnel se voient aussi comparés à des chevaux et à des mulets. Guibert de Tournai, RLS 282, p. 805. 94 « Occasionatur enim et lepra inficitur sepe proles in concubitu illicito pregnantis puerpere vel enixe et consimilibus », Guibert de Tournai, RLS 282, p. 801. 95 « Sed dico ad hoc quod debet concupiscentia carnis frenari, et propter bonum continentie, et propter preceptum Ecclesie, et propter honestatem sacramenti, et propter pericula spiritualia, et propter bonum prolis que ex hoc nascitur uberior, robustior », ibidem. 96 Après avoir cité les paroles de saint Jérôme condamnant l’amant ardent : « Non dicat igitur maritus : “uxor mea est, possum uti re mea iuxta propriam voluntatem”, propter abusiones enim coeundi principaliter inductum est diluvium », Jacques de Vitry, RLS 431, ms. Riant 35, fol. 109v. À propos de ce type d’arguments cf. N. Bériou, « Autour de Latran IV (1215) », p. 85 ; L. Little, « Les techniques de la confession », p. 93. 97 Jacques de Vitry, RLS 431, ms. Riant 35, fol. 109v. 98 « Nam abusus generative praeter patris luminum iniuriam, et quam meretur ostensam tollit gratiam, vulnerat naturam, perdit societatem angelicam, acquirit gehennam, denigrat famam, evacuat substantiam, et spoliat gloriam sempiternam, ut dicit Ambrosius », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, V, 48 (De genitalibus), p. 206.

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l’excitation sexuelle à une démangeaison, apparentée à la gale. Dans son sermon sur le sacrement du mariage, il évoque le caractère illusoire de la concupiscence qu’il invite à combattre, en rendant compte de « la corruption du goût du cœur [qui] nous fait croire à la douceur du plaisir charnel99 ». L’individu ainsi contaminé, rongé par le désir, lacère sa peau sous l’effet de l’excitation prurigineuse de la gale, croyant à la douceur de cette envie100. Il se rend ensuite compte, mais trop tard, de la douleur qu’il ressent, non sans avoir blessé son épiderme. À ce délabrement du corps fait écho une atteinte à l’âme, comme une maladie dévastatrice qui entame son intégrité spirituelle, portant préjudice à l’être dans son entier. Cette représentation employée par le prédicateur franciscain a sans doute été inspirée par les Sermones vulgares de Jacques de Vitry. S’appuyant sur cette même métaphore, ce dernier insiste en effet sur le mouvement de répétition destructeur et irrépressible qu’induit le pruritus chez les galeux comme chez les assoiffés de luxure. Plus ils se grattent, plus ils souhaitent se gratter, mais finalement regrettent leur geste « après avoir déchiqueté leurs chairs »101. Toutefois, si Jacques de Vitry fait apparaître l’image de la démangeaison du désir dans une prédication dédiée aux jeunes filles (« ad virgines et iuvenculas »), Guibert de Tournai l’utilise à l’intention des époux. En effet, le modèle « de sacramento matrimonii » dans lequel le franciscain insère cette image, contrairement à ses autres sermons sur le mariage « ad coniugatas », semble dédié dans son entier à un auditoire composé d’hommes laïcs. Cette adresse se décèle à travers de nombreux indices, notamment la référence systématique à une conduite envers « son épouse », confirmant alors le sujet masculin de ces propos102. La métaphore du galeux s’inscrit alors dans la continuation du sujet principal traité dans ce sermon. Il s’agit de bannir les comportements sexuels licencieux, parmi lesquels la sodomie, la fornication avec des prostituées et les relations passionnées avec sa propre épouse mettent en péril la dignité du mariage103. Les relations stériles, l’onanisme étant classé parmi les actes contre-nature, sont dénoncées par d’autres prédicateurs, tels que Jacques de Vitry, et font également l’objet d’une lourde

99 « […] corruptio palati cordis mentitur nobis suavitatem carnalis voluptatis », Guibert de Tournai, RLS 282, p. 805. 100 « Sic scabioso scabies et prurigo scabiei mentitur suavitatem esse dum se scalpit et lacerat cutem suam, sed cito sentit amaritudinem convinctam, sicut apparet ex contrario », ibidem. « Prurigo » signifie à la fois démangeaison et excitation sexuelle. R. Latham, D. Howlett (éd.), Dictionary of Medieval Latin, vol. 2/1, p. 2553-2554. 101 « Delectatio enim luxuriosi est velut confricatio scabiosi qui ad modicum dum [cum] se scalpit delectatur, sed postmodum magis cruciatur. Pruritus quidem luxuriosorum est velud pruritus tineosorum, qui quanto magis se scalpunt, tanto amplius se scalpere appetunt. Sed tandem tarde penitent, postquam laniaverunt carnes suas », Jacques de Vitry, RLS 437, ms. Riant 35, fol. 119v. 102 Guibert de Tournai, RLS 282, p. 799-806. 103 « Sed huic dignitati obviat quarumdam personarum vilitas, ut que vacant detestabili et innominabili sodomie, prostitute fornicationi, et meretricie abusui in propria coniuge », ibid., p. 800.

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condamnation104. L’individu rongé par la concupiscence, par une envie irrésistible de se détruire, représenterait alors le mari enclin à suivre l’appel de son désir et à déroger aux pratiques approuvées par l’Église. Tout le sermon de Guibert de Tournai somme les hommes à l’abstinence dans le mariage, à s’éloigner des interdits, mais encourage également à conclure des noces à travers la valorisation de celles-ci, qui seules excusent la sexualité. Si Guibert de Tournai fait appel au goût trompeur, en ayant recours à l’amertume et à la faim pour traduire le désir incessant, Jacques de Vitry évoque la puanteur (fetor) de l’appétit charnel, augmentant la dimension physique de cette comparaison105. Ces efforts traduisent la volonté des prédicateurs de donner corps à ces images, de les ancrer dans la réalité corporelle par des expériences sensorielles accessibles à tous. Chacun à leur manière, ils apportent de la substance à leur mise en garde afin de toucher les auditeurs qu’ils souhaitent interpeller à travers cette palette de sensations106. La souffrance qui découle du pruritus dont fait état Jacques de Vitry dans le sermon aux jeunes filles, réinterprétée par Guibert de Tournai en faveur du mariage quelques décennies plus tard, a vocation de mettre en garde contre l’attrait de ce qui est interdit. Jacques de Vitry insère néanmoins cette métaphore dans un passage qui incite les adolescentes à garder leur virginité comme un trésor, après un récit dans lequel un chevreau imprudent se fait dévorer par un loup107. Le sermon dénonce immédiatement ensuite les hommes mariés (uxorati) adultères qui se délectent des assouvissements interdits108. Ces propos sonnent alors comme une mise en garde adressée aux virgines, contre les hommes susceptibles de s’approprier leur pureté. Le galeux serait dans ce cas un homme, marié de surcroît, un uxoratus, capable d’entraîner les adolescentes ignorantes vers le vice. L’image employée au cours de ces deux sermons fait alors apparaître le caractère doublement périlleux du manque de contrôle masculin. Le désir irrépressible telle une démangeaison porte préjudice non seulement à l’homme marié lui-même qui se détruit, mais représente aussi une menace pour autrui car il est

104 Par exemple Jacques de Vitry, RLS 431, ms. Riant 35, fol. 109v. Cf. T. Tentler, Sin and Confession, p. 186 ; P. Payer, The Bridling of Desire, p. 76-79 ; J. Brundage, « Sex and Canon Law », p. 40-41. En dehors de ces mentions d’onanisme, la masturbation n’est pas désignée de manière explicite dans notre corpus, mais davantage sous couvert de bestialité. Cette dernière est envisagée comme une sexualité pervertie. Cette thématique est bien davantage présente dans une œuvre plus tardive comme celle de Jean Gerson. À ce sujet, voir notamment Y. Mazour-Matusevich, « Late Medieval Control of Masculinity. Jean Gerson », Revue d’histoire ecclésiastique, 98/3-4 (2003), p. 418-437 ; M. Raby, « Le péché “contre-nature” dans la littérature médiévale : deux cas », Romance Quarterly, 44/4 (1997), p. 215-223. 105 Guibert de Tournai, RLS 282, p. 805 ; Jacques de Vitry, RLS 437, ms. Riant 35, fol. 119v. À propos du terme « foetor », cf. supra. 106 Cf. D. Boquet, P. Nagy, Sensible Moyen Âge, p. 331-346. 107 Jacques de Vitry, RLS 437, ms. Riant 35, fol. 119v. T. F. Crane (éd. et trad.), The Exempla, no 283, p. 119. Le passage précédant cet exemplum incite à se méfier de ceux qui, sous couvert de religion, séduisent les iuvenculae. 108 « Unde etiam quidam uxorati magis delectantur in illicitis quam in licitis amplexibus et magis diligunt adulteras quam uxores proprias », Jacques de Vitry, RLS 437, ms. Riant 35, fol. 119v.

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enclin à détériorer la pureté des jeunes filles109. Plus avant dans ce sermon, Jacques de Vitry enjoint les virgines de résister aux assauts de la volupté. À la lumière de cette exhortation, l’exemple du galeux représente à la fois un péril pour leur pureté mais peut aussi s’entendre comme un contre-exemple de l’attitude qu’elles doivent combattre elles-mêmes, soit leur propre envie illusoire et dangereuse. La spirale du désir irrépressible

Les explications avancées par Gilles de Rome afin de mettre en garde les hommes mariés contre les conséquences nocives d’une sexualité conjugale sans frein entrent en résonance avec ces conceptions. Dans le chapitre dictant le comportement « approprié » (debite) que les hommes doivent adopter envers leur épouse, il fait état de l’évolution ascendante des pulsions de la chair, entraînant dans leur spirale ceux qui s’abandonnent durant la copula coniugalis110. En effet, le désir assouvi sans retenue provoque un mouvement répétitif destructeur et dangereux qui rejoint les images du galeux déployées par Jacques de Vitry et Guibert de Tournai. Selon l’augustin, un acte charnel en amenant un autre, le désir ainsi aiguisé devient intempéré, avec les conséquences néfastes que ces excès impliquent sur le corps et l’esprit. Dans la lignée du « gouvernement de soi-même », en suivant ce raisonnement, l’homme doit s’imposer la retenue nécessaire pour la conservation de sa santé physique et mentale. L’étendue de ces préceptes à l’égard de la sexualité conjugale, tant présents dans les enseignements moraux des confesseurs qu’insufflés dans les programmes pédagogiques, révèle la volonté d’emprise sur les consciences masculines. La mesure préconisée fait de la sexualité maîtrisée le fer de lance de la lutte contre les comportements masculins non conformes à la norme désirée et le moyen de façonner l’identité sexuée des laïcs. À cet égard, non seulement le contrôle des pratiques sexuelles semble être le point nodal sur lequel se concentrent les enseignements mendiants, mais la sexualité refrénée garantit la construction d’une masculinité conforme à l’idéal de maîtrise. L’enveloppe charnelle, dans ses aspects les plus intimes, est alors un lieu de surveillance sur lequel s’imprime la frontière entre le licite et l’illicite, présentant les avantages du premier et les dangers du second. Le corps se fait surface lisible et matière expressive desquelles surgissent les métaphores créées par les prédicateurs comme support d’un discours dissuasif et éloquent. La corporéité de la peau, l’appétit et le goût trompeurs, la faim, ou encore les odeurs nauséabondes tissent un réseau imaginaire de références culturelles qui ancrent dans la chair masculine la méfiance envers la sexualité interdite. Avant tout, l’abandon à un déraisonnable emportement

109 Un exemple de femme (mulier) dont l’appétit est insatiable. Ibid., fol. 119v-120r ; T. F. Crane (éd. et trad.), The Exempla, no 284, p. 119-120. 110 « [U]sus venereorum […] immoderat appetitum » et « Nam quilibet usus carnalis copulae incitat ad ulteriorem usum ; et quanto quis plus ea utitur tanto magis incitatur ad utendum, et semper intemperantior redditur. Decet ergo omnes cives uti moderate coniugali copula, et tanto magis hoc decet reges et principes, quanto indecentius est eos propter huiusmodi actus habere corpus debilitatum, mentem depressam, et intemperatum appetitum », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 20 (Qualiter omnes cives […] ad suas coniuges debeant debite se habere), p. 276-277.

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constitue la menace la plus aiguë envers la masculinité que souhaite façonner la pastorale du xiiie siècle. L’argument naturaliste et médical

De concert avec les moralistes opposés à une sexualité manquant de mesure, la médecine et la philosophie naturelle condamnent toute pratique débridée. Cette source de conseils concrets est utilisée en renfort des préceptes moraux dans les textes mendiants. Gilles de Rome, en s’appuyant sur les mécanismes du corps, énonce les écueils des actes immodérés dans son adresse au roi – et plus largement aux citoyens en tant que maris. Il affirme que des actes sexuels trop nombreux non seulement détruisent le corps masculin, mais affaiblissent également l’esprit, à travers la relation qui s’établit entre ces deux entités111. En prenant appui sur Aristote, Gilles de Rome explique la faiblesse du corps du vir par la corruption excessive de sa « force générative ». En vertu du caractère insatiable de la concupiscence, l’homme désire davantage que la nature ne le requiert et abîme ainsi son cerveau, son sens de la vue et ses autres membres nobles. Comme mentionné précédemment, l’image d’un engrenage dans lequel demeure captif le mari qui s’abandonne à la démesure habite ce raisonnement. Cette déliquescence progressive du corps, en tant qu’instrument de l’âme, a pour conséquence un ralentissement de l’esprit qui ne peut alors user de sa raison112. Bien que la théorie des humeurs ne régisse pas explicitement les propos de Gilles de Rome, les principes de ce système de pensée se reconnaissent néanmoins. En effet, la médecine et la philosophie naturelle relèvent également un amoindrissement du corps lorsqu’elles se prononcent en défaveur d’une sexualité excessive113. Si les arguments naturalistes sont ici seuls convoqués pour justifier l’attitude prescrite à l’époux, le substrat moral qui les sous-tend affleure sous le vernis des recommandations formulées. Sur ce plan, bien que le raisonnement mis en place ne soit pas le même, les mécanismes physiologiques – déterminant l’influence du corps sur l’âme – et les valeurs chrétiennes convergent vers la défense d’une sexualité raisonnable et pondérée. Dans les explications de Gilles de Rome, les conséquences d’un corps qui s’abîme dans les actes charnels sont particulièrement désastreuses puisqu’elles portent atteinte à la faculté de l’esprit masculin sur laquelle se fonde sa supériorité sur la femme : la raison. Cette aptitude, de plus, revêt une importance primordiale dans

111 « Sunt autem tria […] diligenter consideranda, in quibus viros circa proprias coniuges decet debite se habere […] immoderatus usus venereorum primo corpora destruit, secundo mentem deprimit […] », Ibid., p. 275-276. Cf. J. Murray, « “The Law of Sin that is in my Members” », p. 16. 112 « Destruitur enim et debilitatur corpus ipsius viri, si nimis det operam copulae coniugali, quia vis generativa est nimis corrupta […] Unde cerebrum, et visus, et alia membra nobilia debilitantur ex superflua copula. Secundo superfluus usus non solum corpus debilitat, sed etiam mentem reprimit. Nam corpus est quasi instrumentum animae […] debilitato cerebro et aliis membris nobilibus impeditur anima a rationis usus, ut non possit sufficienter considerare », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 20, p. 276. 113 J. Cadden, Meanings of Sex Difference, p. 273-274.

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le traité de Gilles de Rome, dont la logique aristotélicienne constitue la référence. La masculinité de l’époux est alors doublement mise en danger par une pratique excessive. D’une part, elle porte atteinte à l’identité masculine en elle-même, dans les principes fondamentaux qui la soutiennent et la définissent par rapport au sexe opposé. D’autre part, la sexualité immodérée menace également l’homme dans sa relation spécifique avec son épouse, puisque son statut, comme nous le verrons, est déterminé par le rang le plus élevé dans le couple et qu’il est investi du devoir de diriger sa conjointe. L’encyclopédie de Vincent de Beauvais affirme plus explicitement encore ce danger du coït pour les hommes, dans son acception médicale. En citant Constantin l’Africain et Galien, le Speculum naturale suggère en effet que les relations sexuelles diminuent considérablement la force du corps, allant même jusqu’à représenter un danger de mort114. Ce chapitre précède une réflexion à propos de la culpabilité qui découle de l’acte sexuel et insère ainsi le propos médical au sein d’une appréhension plus vaste de la sexualité, émaillée de considérations théologiques. Si le Speculum doctrinale explore plus avant ce danger dans ses livres dédiés à la médecine115, le propos du Speculum naturale s’inscrit en effet dans la perspective du livre XXXI consacré à la question de la génération et entremêle les théories scientifiques à des réflexions spirituelles. Ce même livre, qui s’intéresse à des sujets aussi variés que la pollution nocturne, l’embryologie ou encore la raison pour laquelle les femmes sont « plus ardentes » dans le coït116, s’attarde aussi sur les règles de l’Église qui régissent la sexualité conjugale en fixant les comportements licites et proscrits. L’idée d’un épuisement du corps par la sexualité est aussi présente dans l’encyclopédie de Thomas de Cantimpré, à l’endroit de l’adolescence comme nous l’avons évoqué, mais sans être aussi explicitement reliée à une allégation morale. Dans le livre XXXI du Speculum naturale en revanche, la parole des médecins grecs et arabes est mise au service d’un avertissement au sujet des plaisirs de la luxure et d’une sexualité immodérée, dont le but est avant tout moral et prescriptif. Les assertions à propos des bienfaits de l’exercice sexuel – qui cohabitent avec les aspects néfastes de cette pratique dans les livres du Speculum doctrinale réservés à la médecine – ne sont pas convoquées à dessein dans cette partie117. Ainsi, les théories médicales, désignant le péril que présagent les excès masculins, viennent alimenter l’argumentation en faveur de la modération sexuelle, aux implications morales et religieuses. Comme en attestent les passages mentionnés, les conclusions des théories médicales ou propres à la philosophie naturelle – puisées chez Aristote dans le cas du traité de Gilles de Rome – se révèlent davantage compatibles avec les principes religieux que le raisonnement qui permet d’y parvenir en lui-même,

114 « Ideoque non est mirum, si superflue coiens debilitatur, quia dum corpus evacuatur, vitalis quoque virtus minuitur, unde et multi mortui sunt », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 2, c. 2292. 115 Cf. en particulier livre XIII du Speculum doctrinale consacré à la médecine ; A.-L. Dubois, Concevoir le mâle, p. 79-83. 116 Voir supra, ch. IV. 117 Cf. livre XIII du Speculum doctrinale ; D. Jacquart, F. Micheau, La médecine arabe et l’Occident médiéval, Paris, 1990, n. 6, p. 117.

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puisqu’il se fonde sur la réalité physique, au détriment de questions spirituelles118. Au demeurant, le résultat est le même, puisque les explications scientifiques permettent d’asseoir la position des moralistes chrétiens. En effet, la masculinité – maritale dans ce cas – ne doit pas être amoindrie par la concupiscence, mais est tenue au contraire de préserver sa faculté de raisonnement. Toutefois, malgré cette convergence qui se retrouve dans le traité de Gilles de Rome, une autre dissociation se dessine entre théologie morale et science médicale. Si les excès qui fatiguent et affaiblissent le corps sont dénoncés, la médecine avertit également contre le danger de s’abstenir entièrement de toute relation sexuelle pour la santé. Conserver le sperme à l’intérieur du corps mettrait en effet à mal l’équilibre humoral gardien de sa salubrité119. À ce titre, la sexualité, tout comme l’exercice, l’alimentation ou encore le sommeil sont nécessaires en quantité mesurée. Cette notion médicale ne peut bien entendu pas être transposée sur le plan spirituel, puisque le salut de l’âme n’est nullement empêché par l’abstinence, voie d’accès privilégiée aux récompenses célestes dans le discours théologique120. Au prisme de ces passages, il apparaît que l’argument médical prête main-forte au discours moral qui émerge dans les sermons, traités éducatifs et manuels de pénitence, tout du moins pour ce qui est des actes immodérés. La médecine apporte des explications naturalistes à un problème d’ordre moral et théologique, sans toutefois être en accord avec la conception cléricale du corps, qui prône le célibat des hommes les plus purs121. Néanmoins, les périls d’une chair meurtrie par une sexualité dangereuse, tant pour elle-même que pour l’esprit, apparaissent autant dans les textes de médecine que dans la pastorale mendiante. La conception d’une sexualité destructrice concerne par extension les hommes mariés, encouragés à enfermer leurs ardeurs dans le cadre strict de la licéité122. La juste mesure enseignée aux hommes

En aval du coït impétueux décrié, prédicateurs, pédagogues et confesseurs s’attachent à définir le bon comportement que les hommes mariés doivent adopter. La sexualité masculine est approuvée dans la mesure où elle ne menace pas l’identité sexuée telle qu’elle est définie. S’il ne s’agit pas de s’abstenir entièrement de l’acte charnel, celui-ci est réduit dans le discours à ce qui se rapproche le plus d’une conduite chaste, alors que tout plaisir des sens est évacué de l’union entre époux123. Ces deux

118 J. Cadden, Meanings of Sex Difference, p. 276. 119 Ibid., p. 273-274 ; D. Jacquart, C. Thomasset, Sexualité et savoir médical, p. 202-205. 120 Cf. J. Murray, « “The Law of Sin that is in my Members” », p. 16. 121 Ibid., p. 15-16. 122 Ibid., p. 16. 123 Cf. C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 264-265 ; P. Payer, The Bridling of Desire, p. 158. À propos de la chasteté et de la modération dans le mariage, cf. C. Atkinson, « “Precious Balsam in a Fragile Glass” », p. 131-143 ; P. Payer, The Bridling of Desire, p. 132-183 ; R. M. Mazo Karras, Sexuality in Medieval Europe (ch. 3, p. 59-86) ; J. A. McNamara, « Chaste Marriage », p. 22-33.

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conditions, soit le maintien de l’identité sexuée ainsi que la tempérance, l’une se réalisant à travers l’autre, se rejoignent dans le programme éducatif destiné à former le corps et la masculinité des adultes. Dire la bonne sexualité maritale

Parmi les nombreuses formulations employées afin de dicter la ligne de conduite sexuelle des hommes mariés, deux exemples nous paraissent particulièrement significatifs. Après avoir rappelé l’un des trois biens du mariage définis par saint Augustin, soit l’engendrement d’une progéniture, fixant ainsi l’intention avec laquelle l’acte conjugal doit être accompli, Jean de Galles conseille notamment aux époux de s’unir « religieusement, avec modération »124. Le traité de Gilles de Rome lui fait écho en prescrivant aux hommes de « gesir sagement et atempreëment alour femmes et user de mariage125 », ajoutant le discernement – par l’adverbe discrete dans la version latine – à la modération. Ces deux exemples font montre de l’idéal de mesure toujours recommandé aux hommes. Sans surprise, le vocabulaire employé, qui encadre la nature des agissements conjugaux, est significatif de la teneur de ces deux œuvres. Gilles de Rome favorise en effet le raisonnement et les arguments naturalistes, tandis que Jean de Galles propose de la matière homilétique. De ce fait, si les termes figurant dans le De regimine principum s’inscrivent plutôt dans une valorisation de la raison, le Communiloquium dévoile une volonté d’inclure l’union conjugale dans une dynamique chrétienne, en tout cas de ne pas bannir Dieu dans la relation de couple comme le prouve la suite de ce sermon. Selon Jean de Galles, l’institution du mariage s’offre également comme remède aux excès de la concupiscence et permet de réprouver le vice. Afin de favoriser ce dessein, le prédicateur s’adresse alors spécifiquement aux hommes mariés pour les sommer de diriger « le mouvement de la volupté » (impetus voluptatis), soit de maîtriser à la fois leur corps et les assauts du désir au sein de l’espace conjugal126. Il exhorte en effet

124 « Institutio coniugii ante peccatum fuit ad officium, ut natura multiplicaretur post peccatum, et ad officium, et ad remedium, ut natura exciperetur et vicium cohiberetur. Tum igitur quia sic institutum tum quia magnum sacramentum christi et ecclesie, tum ad evitandum peccatum, et vicium cohercendum, religiose, temperate, honeste et recta intentione uti debent coniuges opere coniugali », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 5, fol. 79v. La Somme le roi décrit aussi le devoir des époux de garder leur corps « netement et chastement » dans le mariage. Laurent d’Orléans, La Somme le roi, 58, p. 352. Les trois biens du mariage définis par saint Augustin, soit la fidélité, la progéniture et le sacrement, sont énumérés dans les sermons aux époux de Jacques de Vitry (RLS 432, ms. Riant 35, fol. 110v) et de Guibert de Tournai (Guibert de tournai, RLS 248J, p. 563-568). À propos des biens du mariage, cf. C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 265 ; C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 121 ; P. Payer, The Bridling of Desire, p. 68-72 ; D. d’Avray, M. Tausche, « Marriage Sermons », p. 92-95 ; M. Foucault, Les aveux de la chair, p. 316 et seq. 125 Gilles de Rome, Li livres du gouvernement, p. 177 ; « Sunt autem tria […] diligenter consideranda, in quibus viros circa proprias coniuges decet debite se habere […] Decet enim eos suis coniugibus moderate et discrete uti », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 20, p. 275-276. 126 « Sapiens vir […] reget impetus voluptatis, ne preceps feratur ad coitum », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 5, fol. 79v.

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le mari « sage » (sapiens) à aimer son épouse « en Dieu » (in deo) plutôt que de lui vouer un sentiment, traduit par l’union charnelle, qui soit régi par le sentiment ou le désir127. Ses recommandations portent sur l’emportement que les hommes doivent éviter lors du coït. En effet, Jean de Galles les met particulièrement en garde contre cette façon d’aimer considérée comme adultère128. Cette injonction au contrôle de soi, ici au sein du mariage, concorde pleinement avec les conseils que ce même auteur formule à propos du comportement qu’il assigne au vir à d’autres endroits. Par la matière homilétique qu’il destine à l’époux, il réitère ici l’application mesurée qu’il prescrit aux hommes laïcs. Les termes employés ici pour s’adresser aux maris se confondent d’ailleurs avec la désignation de l’homme sexué à travers ce même terme latin (vir). Au sein du discours élaboré par le Communiloquium, l’époux incarne ainsi une partie intégrante et essentielle de l’identité masculine, celle à travers laquelle le comportement sexuel maîtrisé trouve sa réalisation concrète et quotidienne. Dirimant et bénéfique : à propos du mariage

Le discours sur le mariage se caractérise par une ambivalence marquée. Il souligne à la fois ses aspects bénéfiques mais le décrit aussi comme propice à éloigner des voies spirituelles129. La valorisation de cet état permet néanmoins d’argumenter en faveur d’une conduite modérée qui soit respectueuse de ce sacrement. Tout comme Jacques de Vitry ou encore Guillaume Peyraut, frère Laurent souligne en effet le caractère sacré du mariage, en précisant qu’il a été institué par Dieu au Paradis130. Il recommande de garder le mariage « mout netement et mout saintement131 », en raison de sa grande dignité. Outre un avertissement contre l’adultère132, l’insistance sur cette préservation de la pureté justifie un comportement sexuel honnête et mesuré de la part des époux. Le mariage est présenté par les œuvres mendiantes, ainsi que par Jacques de Vitry, comme une institution qui comporte plusieurs avantages. Ce sacrement a la vertu d’excuser la sexualité, et permet à ceux qui ne peuvent pas rester continents de ne pas brûler en Enfer selon l’adage paulinien133. Dans le même

127 « Sapiens vir in deo debet amare uxorem, non affectu », ibidem. Cf. aussi Guibert de Tournai, RLS 248k, p. 571. 128 Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 5, fol. 79v. T. Tentler, Sin and Confession, p. 224. 129 Cf. E. Bain, « Homme et femme », p. 229-270 ; C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 263-273 ; D. Elliott, Spiritual Marriage, p. 134-142 ; J. Leclercq, Le mariage vu par les moines au xiie siècle, Paris, 1983. 130 Laurent d’Orléans, La Somme le roi, ch. 58, p. 352 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 26, p. 396 ; Jacques de Vitry, RLS 432, ms. Riant 35, fol. 111r ; Guibert de Tournai, RLS 282, p. 800. Cf. M.-O. Métral, Le mariage, p. 147-150. 131 Laurent d’Orléans, La Somme le roi, ch. 58, p. 352. 132 Ibidem. Pour d’autres exemples : Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 357-358 ; Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 4, fol. 79r-79v. Cf. J. Brundage, « Sex and Canon Law », p. 40. 133 I Cor. 7, 9. C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 264. Cf. par exemple Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 146. Dans ce verset, qui est cité de manière fréquente dans les textes médiévaux, brûler semble autant faire référence à l’Enfer qu’à la consumation du désir.

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temps, l’idée de mariage comme un éloignement de Dieu est néanmoins présente. Comme mentionné antérieurement, Vincent de Beauvais dédie un long passage de ses enseignements aux inconvénients du mariage pour les jeunes hommes, celui-ci éloignant à la fois de Dieu, mais aussi de la philosophie, soit des études134. Les préoccupations terrestres viennent entraver le développement de l’esprit au sein de ce raisonnement. Malgré cette rhétorique dépréciative peu surprenante de la part d’un religieux, la sainteté du mariage est fréquemment mise en évidence au sein des textes mendiants135. Guibert de Tournai par exemple offre un portrait élogieux du mariage en louant ses bénéfices, qui ne se restreignent pas à l’engendrement d’une progéniture, et décrit les noces comme un médicament contre le péché, soit la fornication136. Cette thématique du remède à la concupiscence, prévenant une éventuelle faute dans le sermon de Guibert de Tournai, est récurrente dans le discours mendiant, et plus largement dans la pensée théologique137. Plus encore, élevant à l’apogée les qualités de ce sacrement, Guibert de Tournai le compare à une union spirituelle de l’âme avec Dieu138. Le prédicateur franciscain fait alors du mariage une ascension à la fois morale et spirituelle pour les hommes auxquels s’adresse ce passage139. Sur le plan social, le mariage devient une condition nécessaire à l’homme sous la plume de Gilles de Rome. Bien que le terme homo soit employé, le lectorat masculin à qui il destine son traité confirme le sexe de cette désignation. En reprenant la pensée aristotélicienne, il affirme alors que l’homme est naturellement « un être conjugal » (animal coniugale). Pour cette raison, le mariage, qui se mue ici en devoir masculin fondamental, lui est bénéfique140.

134 Vincent de Beauvais, De eruditione, 38, p. 151-156. 135 Cf. D. Elliott, Spiritual Marriage, p. 134-142. 136 « Hic adverte quod non solum fructus prolis est causa matrimonii nec totum bonum eius est proles, sed alia multa ut peccati remedium, elongatio prohibitarum turpitudinum […] », Guibert de Tournai, RLS 282, p. 803-804. Il utilise également le terme medicinalis. Vincent de Beauvais fait aussi apparaître cette comparaison, en décrivant un « ergotis remedium » à travers une citation de saint Augustin. De eruditione, 37, p. 147. Cf. P. Payer, The Bridling of Desire, p. 63. 137 Cf. J.-L. Flandrin, « La vie sexuelle des gens mariés dans l’ancienne société », Communications, 35 (1982), p. 103 ; C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 119-125 ; J. Baldwin, Les langages de l’amour, p. 259 ; P. Payer, The Bridling of Desire, p. 63-66. La sexualité conjugale comme « remedium » à la concupiscence est une des deux fins du mariage selon la distinction traditionnelle des théologiens. 138 « [S]acramentum quod est signum spiritualis coniugii anime et Dei », Guibert de Tournai, RLS 282, p. 804. Cf. C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 120-121. Concernant les bénéfices spirituels du mariage, cf. également Humbert de Romans, S. 50 « In solemni tractatu de matrimonio », dans le De eruditione religiosorum praedicatorum, II, tract. 2, p. 293 (hors collection ad status). 139 Le début de ce passage de même que sa suite immédiate confirment cette adresse. Ils comportent en effet des références explicitement masculines, en mentionnant la manière de traiter son épouse. 140 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 7, p. 237-240. Cette partie du traité de Gilles de Rome, comme nous l’avons déjà souligné, s’adresse aux hommes dans l’espace de la famille, en tant que maris.

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Tobie ou la modération du mari

Les bienfaits de l’union matrimoniale ne dispensent pas les hommes d’Église d’enseigner avec insistance un comportement moral spécifique aux maris. À cet égard, Jean de Galles convoque une figure masculine puisée dans les Écritures afin d’encourager les époux ayant récemment célébré leur union à se contenir avant de la consommer. Exemple même de l’abstinence au sein de l’espace conjugal, Tobie symbolise en effet l’idéal de mesure qui permet d’inciter les hommes mariés à agir de la sorte141. Dans le récit biblique, inspiré par les paroles de l’ange Raphaël, Tobie attend en effet trois jours après ses noces avant d’avoir une relation charnelle avec son épouse. Il encourage alors sa femme en ces termes : « Sara, lève-toi, et prions Dieu aujourd’hui, demain et après-demain »142. Les deux conjoints vivent alors ce temps dans la prière143. C’est par conséquent à l’initiative du mari, comme ce passage cité par Jean de Galles le met en lumière, que cette voie est choisie dès les prémices de la vie conjugale, annonciatrice de la primauté accordée à la spiritualité sur la chair. Cette abstinence est présentée comme un moment d’union à Dieu, avant de se consacrer à celle du mariage dans sa dimension charnelle. Dans ce sens, comme le fait apparaître le Communiloquium, Tobie déclare ensuite qu’en tant qu’enfants de saints, lui et son épouse ne peuvent pas « s’unir comme des gens qui ignorent Dieu »144. Ce verset cité en clôture de chapitre met l’accent sur l’importance de ces propos pour les mariés. En leur montrant la conduite à suivre, Jean de Galles charge ainsi l’homme du couple d’œuvrer à l’image de Tobie pour la retenue dans les ardeurs de la chair, au profit d’une proximité avec Dieu. L’évocation de l’abstinence de Tobie après la conclusion des noces apparaît également dans les traités d’éducation de Vincent de Beauvais et de Guillaume Peyraut. Dans ce contexte, ces propos ont valeur d’enseignement pour les jeunes hommes susceptibles de se marier145. Traiter son épouse de manière honorable et chaste est énoncé comme une directive fondamentale dans le De eruditione146. Associé à la mise en garde contre les agissements d’un amant ardent, ce précepte s’entend dans sa dimension charnelle. Les jeunes hommes sont ainsi très tôt initiés à la modération sexuelle avec leur future épouse. Un autre exemple, cité antérieurement, s’inscrit 141 Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch.5, fol. 80r. 142 « Sic enim Tobias usus est coniugio suo, qui ait ad Saram uxorem suam [Tob. 8, 4] : Surge, hodie et cras, et post cras, oremus deum », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 5, fol. 80r. Si Jacques de Vitry ne cite pas exactement ce verset, il fait référence à un passage précédent de Tobie (6, 16-17), louant la chasteté dans le mariage. Jacques de Vitry, RLS 431, ms. Riant 35, fol. 109v. Cf. également Humbert de Romans, S. 51 « In solemni benedictione nubentium », dans De eruditione religiosorum praedicatorum, II, tract. 2, p. 293 (hors collection ad status). Cf. D. d’Avray, M. Tausche, « Marriage Sermons », p. 84. 143 Tob. 6, 17-22 et 8, 4-10. 144 « Et sequitur [Tob. 8, 5] : Filii sanctorum sumus, non possumus ita coniungi sicut gentes qui [sic, pour quae] ignorant Deum », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 5, fol. 80r. 145 Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 148 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 28, p. 402. 146 « Tractare quoque debet eam honorifice et caste », Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 149. Ce propos est répété à plusieurs reprises.

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dans cet élan de recommandations aux jeunes hommes en âge de se marier : celui de Marie et Joseph147. En effet, le traité de Vincent de Beauvais rend compte de ce couple biblique resté vierge, même une fois uni par le mariage, poussant alors au paroxysme l’idéal de chasteté promu. Dans ce contexte, ce dernier ne se borne dès lors plus à la mesure mais encourage une abstinence totale durant l’existence conjugale148. Le discours louant la figure de Tobie place dans un rapport d’opposition la vie chrétienne qu’embrasse un homme laïc – habitée par la dévotion à Dieu et un ensemble de valeurs spirituelles – et l’accomplissement de l’acte charnel. Ce dernier est pourtant indispensable afin de rendre les noces indissolubles, comme le rappellent les canonistes et les manuels destinés aux confesseurs149. En effet, bien que le plaisir soit toujours suspect, c’est à travers la dimension charnelle, en formant una caro, que l’union est scellée par le premier coït conjugal150. Or, l’intrusion d’un temps de continence retardant le contact sexuel, à l’exemple de Tobie, est une épreuve supplémentaire. Sa réussite démontre non seulement la maîtrise masculine du désir mais affirme aussi la prévalence tant de la spiritualité que de la place accordée à Dieu dans la vie du couple marié. Tout au moins, Jean de Galles met-il en exergue par ce biais la priorité qu’il recommande aux époux d’observer, dans une dialectique mendiante qui relève sans cesse le caractère vil de la satisfaction des élans du corps. Le modèle de l’époux biblique Tobie permet ainsi au prédicateur franciscain d’introduire les valeurs religieuses, celles d’une vie consacrée au Seigneur, à l’endroit même où la sexualité s’exerce. Jacques de Vitry insiste aussi dans ce sens auprès des hommes mariés, à travers les paroles de l’ange Raphaël puisées dans le même livre biblique. Le prédicateur souligne ainsi le danger de s’abandonner à la passion avec son épouse, de manière bestiale et déraisonnable, en négligeant Dieu151. C’est le maintien de l’honneur et de la raison dans la relation conjugale qui distingue les époux des bêtes152. De fait, la manière d’agir que recommande l’ange à Tobie vise à conjurer la

147 « Sic ioseph et beata virgo se habuerunt, qui licet matrimonio coniuncti tamen virgines pariter permanserunt », ibid., 38, p. 152. 148 Le cas de Marie et de Joseph, interrogeant la nécessité de la copula coniugalis, est discuté par les théologiens médiévaux. Cf. C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 120 ; I. Resnick, « Marriage in Medieval Culture : Consent Theory and the Case of Joseph and Mary », Church History, 69 (2000), p. 350-371 ; P. Gold, « Mary and Joseph in the Twelfth-Century Ideology of Marriage », in Sexual Practices, éd. V. Bullough, J. Brundage, p. 102-117. 149 Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 149-151 ; Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, p. 89 ; cf. également Jacques de Vitry, RLS 431, ms. Riant 35, fol. 110r. Cf. P. Toxé, « La copula carnalis chez les canonistes médiévaux », dans Mariage et sexualité, s. d. M. Rouche, p. 123 ; C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 121 ; G. Le Bras, « Le mariage dans la théologie et le droit de l’Église du xiie au xiiie siècle », Cahiers de civilisation médiévale, 11 (1968), p. 198 ; R. M. Karras, Unmarriages : Women, Men and Sexual Unions in the Middle Ages, Philadelphie, 2012, p. 54. 150 C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 116-121. D. d’Avray (Medieval Marriage, p. 169) et P. Toxé (« La copula carnalis », p. 129) mettent en avant la valorisation positive de l’acte sexuel dans le mariage, la dimension symbolique, spirituelle et sacramentelle qu’il revêt pour les canonistes et les théologiens. 151 Jacques de Vitry, RLS 431, ms. Riant 35, fol. 109v. Tob. 6, 16-17. 152 « Cum igitur in honore sint coniugati, non comparentur iumentis insipientibus sed intelligant honorem suum », Jacques de Vitry, RLS 432, ms. Riant 35, fol. 111r. Cf. plus largement ce qui précède ce passage, où sont critiquées les relations qui imitent celles des animaux.

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malédiction ayant frappé les sept défunts maris de Sara153. Comme frère Laurent en rend compte en traitant des excès conjugaux, ceux-ci furent tués par le diable lors de leur première nuit de noces, lorsqu’ils voulurent assouvir leur désir154. Ne pas céder à la « lecherie » qui dépasse « les bornes du mariage155 », tient en revanche le Malin éloigné, raison pour laquelle l’ange Raphaël conseille l’abstinence156. Loin de se restreindre à la matière homilétique, la retenue conjugale à laquelle incite Tobie est également enseignée par le manuel pour confesseurs de Robert de Flamborough au début du xiiie siècle157. Celui-ci insère parmi ses directives aux époux deux décrets tirés de l’œuvre d’Yves de Chartres qui stipulent un comportement d’abstinence. Par respect pour la bénédiction nuptiale du prêtre, le premier déclare qu’ils doivent demeurer vierges durant la nuit suivante158. Reprenant ainsi une tradition ancienne, le second préconise de même une abstention de toutes relations sexuelles mais, cette fois, durant deux ou trois jours, afin d’apprendre, affirme le texte, aux sponsus et sponsa à observer la chasteté entre eux159. Ayant pour vocation l’éducation sexuelle des conjoints, cette règle est significative de la mission que se donne la pastorale pénitentielle envers les laïcs, que révèle dans ce cas le manuel de Robert de Flamborough. Le verbe nubere employé à l’endroit de ce qui est autorisé une fois l’abstinence accomplie s’entend comme l’accomplissement de l’union sexuelle160. En accord avec cette interprétation, les conjoints engendreront à sa suite non pas des bâtards mais bien « des héritiers de Dieu et du siècle » comme le précise le texte161. Dans la mesure où cette union sexuelle concerne des individus déjà mariés, cette

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Tob. 6, 14. Laurent d’Orléans, La Somme le roi, ch. 58, p. 354. Notre traduction de cette expression. Laurent d’Orléans, La Somme le roi, ch. 58, p. 354. Ibidem. Cf. D. Elliott, Spiritual Marriage, p. 168. Cette pratique « des trois nuits de Tobie », soit trois nuits de chasteté observées après la bénédiction nuptiale, a des origines anciennes et se répand aux viie-ixe siècles. Découlant probablement d’une croyance fétichiste, elle est réinterprétée dans une perspective chrétienne au Moyen Âge. Cf. J.-C. Bologne, Histoire du mariage, p. 93-96. D. Elliott (Spiritual Marriage, p. 171) remarque également que dans certaines liturgies du mariage le prêtre recommande aux époux de s’abstenir durant trois nuits à l’exemple de Tobie. « Sponsus et sponsa cum benedicendi sunt a sacerdote, a parentibus vel a paranymphis in ecclesia sacerdoti offerantur ; et cum benedictionem acceperint, eadem nocte pro reverentia ipsius benedictionis in virginitate permaneant », Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, p. 238 ; Yves de Chartres, Decretum, PL 161, XV, 52, p. 616. « Et sponsus et sponsa cum precibus et oblationibus sponsetur ac donetur, et a paranymphis custodiatur, et publice sollemniterque accipiatur. Biduo etiam ac triduo abstineant se et doceantur ut castitatem inter se custodiant […] », ibidem. L’éditeur du Liber poenitentialis rend attentif au sens du verbe « nubere » dans ce contexte, qui peut s’entendre en tant qu’union sexuelle, et non pas comme le mariage. Cf. aussi R. Latham, D. Howlett (éd.), Dictionary of Medieval Latin, vol. 2/1, p. 1942-1943. « Biduo etiam ac triduo abstineant se et doceantur ut castitatem inter se custodiant, certisque temporibus nubant ut filios non spurios, sed hereditarios, Deo et saeculo generent », Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, p. 238 ; Yves de Chartres, Decretum, PL 161, XV, 52, p. 616. Dans sa Somme le roi (58, p. 354), frère Laurent suggère quant à lui qu’une sexualité bestiale empêche le couple de procréer, en citant les paroles adressées à Tobie. Cf. à ce propos, J.-C. Bologne, Histoire du mariage, p. 93-96.

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conséquence se présente comme un moyen de pression supplémentaire dans le Liber poenitentialis afin de modeler la conduite sexuelle des conjoints162. Elle suggère qu’un empressement de leur part aura une incidence sur l’appartenance, sociale et spirituelle, de leur progéniture, à l’image d’une contamination envers cette dernière. Ainsi, une conduite non chaste, non conforme aux prescriptions de mesure que doivent intégrer les époux, pourrait avoir un impact désastreux sur leur descendance, mettant en péril sa légitimation. La menace d’une annulation de la reconnaissance qu’apporte le mariage, puisque les enfants sont comme des bâtards conçus hors mariage, alourdit ainsi la répression envers l’irrespect de la mesure au sein de la pratique conjugale. Le ventre et le saphir

Les deux aspects pourtant paradoxaux dans cette pensée chrétienne que sont l’amour charnel envers l’épouse et la piété envers Dieu cohabitent au sein de la vie conjugale définie par les auteurs du corpus étudié163. Jacques de Vitry met d’ailleurs en lumière les deux natures contradictoires dont le mari est investi, sans jamais les embrasser complètement : celle du saphir et celle de la chair. La première image souligne d’une part la proximité du mari avec cette gemme symbolique qui traduit une pensée tournée vers Dieu, sans l’atteindre toutefois totalement car il ne sera jamais un véritable contemplatif164. Jacques de Vitry précise en effet que les époux chastes se rapprochent de ce qu’il désigne comme la couleur du saphir (saphirinus)165. D’autre part, le prédicateur décrit un mari « ventre et chair », lorsque celui-ci considère la manière de plaire à son épouse166. La direction de la pensée, immatérielle par essence, opposée au corps quand elle s’élève vers Dieu, s’avère en effet cruciale au sein de la relation conjugale, en ce qu’elle traduit la chasteté du mari. En effet,

162 Une certaine confusion entre mariage (matrimonium) et fiançailles (sponsalia, desponsatio) marque l’œuvre de Yves de Chartres (fin du xie siècle) que cite ici Robert de Flamborough. Pour Yves de Chartes, il n’existe qu’un seul consentement, sponsalia et pactum coniugalis étant confondus. B. Basdevant-Gaudemet, « Le mariage dans la correspondance d’Yves de Chartres », Revue historique de droit français et étranger, 61/2 (1983), p. 202 ; G. Le Bras, « La doctrine du mariage chez les théologiens et les canonistes depuis l’an mille », Dictionnaire de théologie catholique, t. 9/2, Paris, 1927, c. 2138. Dans certains cas, les fiançailles étaient aussi accompagnées d’une bénédiction. J. Gaudemet, Le mariage en Occident, Paris, 1987, p. 169 ; G. Le Bras, « La doctrine du mariage », n. 71, p. 198. Toutefois, puisque le rituel décrit dans ces deux passages, comportant une bénédiction, semble être celui du mariage, et que les « trois nuits de Tobie » étaient conseillées par respect pour la bénédiction nuptiale, ce passage du Liber poenitentialis se comprend comme un précepte adressé aux époux. 163 A. de Libera souligne l’origine paulinienne de ce tiraillement. Penser au Moyen Âge, Paris, 1991, p. 184. 164 « Distinctus saphiris dicitur coniugatus, quia nec totus caro, nec totus saphirus. Est enim saphirus in quantum cogitat qui dei sunt, venter et caro in quantum cogitat quomodo placeat uxori », Jacques de Vitry, RLS 432, ms. Riant 35, fol. 111r. Le saphir est évoqué dans le verset Cant. 5, 14 sur lequel s’appuie Jacques de Vitry. À propos de la symbolique du saphir, associée au céleste et au supérieur, cf. B. M. Bedos-Rezak, D. Iogna-Prat, L’individu au Moyen Âge : individuation et individualisation avant la modernité, Paris, 2005, p. 253-255. 165 « Licet enim casti sint coniugati, non sunt toti saphirini », Jacques de Vitry, RLS 432, ms. Riant 35, fol. 111r. 166 Ibidem.

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Jacques de Vitry précise à cet égard que la virginité, non pas physique mais comprise dans un sens spirituel, est conservée dans le mariage en vertu de ce qu’il nomme la castitas matrimonialis167. À la faveur de ce sacrement, le péché de luxure des époux est excusé, telle une transformation de ce qui est vil en un vin précieux, à l’image du miracle christique des noces de Cana168. Le prédicateur emploie la formule de saint Augustin afin de souligner la condition de cette transformation, qui ne va pas de soi, en décrivant une chasteté réalisée par « un lit immaculé et des unions honorables »169. Le raisonnement que Jacques de Vitry adresse aux gens mariés laisse présager que ce n’est pas seulement le sacrement qui confère au mariage son caractère pur, mais bien le comportement chaste des époux. Cette conduite louable se révèle en particulier à l’initiative de la partie masculine du couple, au prisme de l’exemple de Tobie cité dans le Communiloquium. Les enseignements prodigués par ces sermons démontrent que la retenue en matière de sexualité conjugale est avant tout affaire de l’esprit, avant de concerner le corps, impliquant toutefois l’enveloppe physique par la maîtrise de ses pulsions. Jacques de Vitry fait ainsi appel à un imaginaire de matières et de couleurs afin d’exprimer les valeurs morales imprimées dans la corporéité du mari. Si le ventre incarne la mollesse et la fragilité de la chair, la couleur ivoire traduit la chasteté conjugale, de même que la fermeté – à l’instar des os – et la résistance que doivent montrer les époux170. Par les prières, les œuvres de charité et la création d’une famille, ceux-ci s’occupent « des choses terrestres qui ne chassent pas ce qui est éternel » selon Jacques de Vitry, qui présente ainsi la voie à suivre171. La blancheur d’une bonne vie et l’odeur de l’honnêteté forment en outre la ligne de conduite morale que le prédicateur transmet au couple. Enseigner la résistance masculine

Le contrôle du corps, en tant que pierre angulaire de la construction identitaire masculine, fait l’objet d’une attention et d’une insistance prononcées dans le discours mendiant à propos du mariage, renforcé par les auteurs proches de leur cercle intellectuel comme Jacques de Vitry. Il s’agit avant tout, comme nous l’avons vu,

167 « Unde virtus illa, quae virginitas appellatur ante matrimonium, non amittitur sed retinetur, et castitas matrimonialis in coniugibus nuncupatur, quando thorum immaculatum et honorabiles nuptias conservare procurant », ibid., fol. 110v. J. Cadden, Meanings of sex difference, p. 264 ; D. d’Avray, M. Tausche, « Marriage Sermons », p. 88 ; C. Atkinson, « “Precious Balsam in a Fragile Glass” », p. 131-143. 168 Jacques de Vitry, RLS 432, ms. Riant 35, fol. 110v. D. D’Avray, M. Tausche, « Marriage Sermons », p. 88 ; id., Medieval Marriage, p. 58-64. Guibert de Tournai (RLS 282, p. 800) mentionne également les noces de Cana dans ce contexte. 169 Jacques de Vitry, RLS 432, ms. Riant 35, fol. 110v. D. D’Avray, M. Tausche, « Marriage Sermons », p. 88. 170 En s’appuyant sur le verset de Cant. 5, 14 : « Venter autem dicuntur coniugati propter carnis fragilis molliciem. Nichilominus tamen eburnei propter castitatem dum firmi sunt et ossei in castitate coniugali », Jacques de Vitry, RLS 432, ms. Riant 35, fol. 111r. 171 « Sed aliquando orationibus, aliquando carius operibus vacant, et familie disponende, ita tractantes terrena quod non amittunt eterna », ibidem.

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d’interdire les relations conjugales motivées par l’assouvissement du désir172. Dans ce contexte, la volonté d’inciter à la maîtrise des pulsions masculines donne lieu à l’énumération de figures exemplaires résistantes, situées dans les sermons et les passages des traités d’éducation dédiés spécifiquement aux hommes mariés. Cette argumentation prescriptive modèle une conduite rigoureuse à l’égard du corps tout en bannissant les actes sexuels qui ne sont pas exclusivement dédiés à l’engendrement. La sexualité maîtrisée des temps anciens

Les patriarches bibliques Abraham et Jacob, associés à David, dessinent un idéal perdu de parfaite maîtrise des corps masculins et du désir. Hormis la figure adamique, ces modèles paternels et maritaux viennent rappeler la capacité de mesure d’une époque révolue, plus proche de l’exil du Paradis et d’une proximité avec le Tout-Puissant. Dans la deuxième moitié du xiiie siècle, Guibert de Tournai dans son sermon « de sacramento matrimonii » se saisit de ces comportements exemplaires à l’intention des époux. L’étonnante démonstration dans laquelle ces modèles s’inscrivent met en lumière l’importance de l’engendrement d’une descendance. Raison première de l’institution du mariage, ce sermon décrit en effet la procréation masculine comme le « devoir » (officium) de remplir le monde par la semence173. Abraham, Jacob et David sont en effet mentionnés parce qu’ils avaient plusieurs épouses afin de favoriser une progéniture nombreuse. Toutefois, bien entendu, Guibert de Tournai souligne l’impossibilité d’une telle possession pour les hommes de son siècle, en expliquant ce qui les distingue de ces figures bibliques. À la différence des êtres du commun, ces hommes des temps anciens détenaient la capacité de ne pas perdre leur « éminence de sainteté » par leurs actes sexuels. Ils étaient alors divinement inspirés en faveur de leur devoir d’engendrement et non pas motivés par l’appel du désir174. En effet, « Dieu savait qu’ils utiliseraient de manière tempérée la beauté et le nombre de leurs épouses, et qu’ils s’en serviraient pour la propagation d’une descendance, non pour le plaisir de la chair175 ». Ils étaient capables d’user de cette liberté « plus saintement et plus humblement » (sanctius et humilius), comme le déclare Guibert de Tournai, afin d’amplifier le culte divin et d’étendre la religion

172 C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 123 ; T. Tentler, Sin and Confession, p. 174-186. 173 « [I]nstituit Dominus matrimonium primitus causa prolis quod hoc est in officium : ut suo semine replerent homines mundum », Guibert de Tournai, RLS 282, p. 803. Cf. C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 120 ; P. Payer, The Bridling of Desire, p. 18. 174 « Inde est quod fecunditas in uxore queritur non sicut antiquitus querebatur, sicut Abraham, Iacob et David multitudinem uxorum habuisse leguntur, nec propter hoc sanctitatis eminentiam perdiderunt, quia magis divino consilio quam humano acti sunt », Guibert de Tournai, RLS 282, p. 803. La question de la polygamie des patriarches est traitée dans l’œuvre de saint Augustin (De nuptiis et concupiscentia, I, 9, CSEL 42, p. 221-222), mais également dans la Summa aurea de Guillaume d’Auxerre qui souligne leur tempérance et leur modération. Summa aurea, éd. J. Ribaillier, Paris, 1985, IV, tract. 17, ch. 3, p. 391-392 ; C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 120-122 ; P. Payer, The Bridling of Desire, p. 66. 175 « Sciebat enim Deus eos pulcritudinem uxorum et multitudine[m] temperate uti qua propagando posteritati servirent non carnis voluptati », Guibert de Tournai, RLS 282, p. 803. Cf. Guillaume d’Auxerre, Summa aurea IV, tract. 17, ch. 3, p. 392.

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chrétienne176. Cependant, hors de l’état d’innocence, le mariage est institué comme un remède à la concupiscence désormais apparue177. Il semble alors que ce discours laisse deviner la plus grande proximité de ces hommes bibliques avec le statut d’innocence – bien qu’ils se situent après la Chute – puisque leur désir est si bien endigué par le devoir. Dans le même temps, cette argumentation réitère à la fois l’interdit d’avoir plusieurs épouses pour les hommes mariés, ne serait-ce que pour des raisons de fécondité, tout en valorisant la sainteté ainsi que la mesure des patriarches et de David. Un modèle de respect de la dignité du mariage, à travers l’usage de la sexualité, se dessine ainsi sous ces justifications. Le passage dans lequel cette évocation s’inscrit au sens large défend l’indissolubilité du mariage, même en cas de stérilité, en reproduisant des objections masculines – sous forme de discours rapporté direct – auxquelles le prédicateur répond178. Un dialogue imaginaire s’instaure alors entre le mari et le prédicateur, qui déconstruit les objections de son interlocuteur pour le convaincre179. Reprenant une allégation similaire, Gilles de Rome, probablement une vingtaine d’années plus tard (1279), argumente également en défaveur de la polygamie pour les hommes (viri). Omettant toutefois le modèle des patriarches, il convoque une série de justifications. Parmi celles-ci, il évoque les mouvements de concupiscence démultipliés par la pluralité des épouses, qui « obscurcissent l’esprit et ébranlent la raison »180. L’appétit sexuel empêche en effet les « cives », et à plus forte raison les hommes qui dirigent, rois et princes, d’user pleinement de ces facultés indispensables aux agissements prudents181. Ces explications rejoignent la conception de la sexualité que Gilles de Rome distille au long de son chapitre consacré au comportement adéquat (debite) du mari envers son épouse, exploré précédemment. L’angoisse d’un corps masculin qui agit de lui-même, entraînant inexorablement l’individu vers l’étiolement de son intégrité physique et mentale, habite ces propos182. 176 « Sanctius enim et humilius utebantur illius privilegio libertatis quam nos utamur vinculo servitutis. Uxoribus igitur utebantur ut ampliaretur cultus divinus et christiana religio dilataretur […] », Guibert de Tournai, RLS 282, p. 803. La suite de cette citation est citée supra. 177 « Sed in statu nature lapse institutum est [matrimonium] in remedium », Guibert de Tournai, RLS 282, p. 803. Cf. C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 119-120. 178 Guibert de Tournai, RLS 282, p. 803-804. 179 Cf. D. d’Avray, M. Tausche, « Marriage Sermons », p. 91. 180 « Nam sicut pluralitas ciborum provocat ad nimiam repletionem, sic pluralitas mulierum provocat ad nimiam concupiscentiam venereorum. Quare cum huiusmodi concupiscentiae (si fortes sint) obnubilent mentem, et rationem percutiant […] », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 9, p. 243. 181 « Si indecens est omnibus civibus nimis vacare venereis, et retrahere se ab actibus prudentiae, et ab operibus civilibus, indecens est eos plures habere coniuges. Tamen tanto hoc indecens est magis regibus, et principibus, quanto plus in eis vigere debet prudentia et intellectus, et quanto plus vacare debent et magis esse soliciti circa opera civilia, et circa salutem regni, quam aliqui aliorum », ibid., p. 243-244. 182 Cf. J. Murray, « “The Law of Sin that is in my Members” », p. 18 (et plus largement p. 9-22) ; id., « Men’s Bodies, Men’s Minds : Seminal Emissions and Sexual Anxiety in the Middle Ages », Annual Review of Sex Research, 8 (1997), p. 1-2 ; N. M. Farré i Barril, « Interpenetrations of Nature

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À la suite de la Chute, la dégradation qui touche graduellement les corps dans un mouvement croissant explique l’affaiblissement de la capacité de maîtrise et de mesure dont témoignent les hommes des temps anciens183. Si le mariage offre une excuse au péché, il faut savoir toutefois pratiquer la sexualité conjugale dans le respect de ce sacrement, et pour conserver sa dignité, se contrôler. À la lumière des préoccupations explorées jusqu’à présent, un tel raisonnement, en substance, soutient un discours aux hommes mariés en faveur de la résistance contre les pulsions d’un corps déloyal et de ses sens trompeurs. Dans ce contexte, la figure de l’ermite qui s’oppose aux mouvements de son désir, jusqu’à blesser sa chair pour y parvenir, est employée par Jacques de Vitry parmi les recommandations qu’il adresse aux époux. Ermites et moines

Le troisième sermon « ad coniugatos » restitue en effet plusieurs exempla ayant pour protagonistes des ermites ou des moines luttant contre les appels de la chair. Pour ce faire, ceux-ci déploient divers moyens envers leur propre corps, allant de la souffrance au dégoût184. Le premier récit dépeint un ermite qui se force à sentir un morceau de chair pourrie du cadavre d’une femme jadis désirée afin de taire à jamais son attraction pour elle185. La répugnance que s’impose ce saint homme traduit la force de sa volonté de maîtrise, l’envie de surpasser son enveloppe physique, en utilisant ses sens contre eux-mêmes par l’entremise de la répulsion. Dans le même temps, à l’intention des auditeurs potentiels de ce sermon, la comparaison qu’établit Jacques de Vitry entre luxure et pourriture des chairs se fait ici explicite. Un autre exemplum, long et détaillé, retrace l’histoire d’un ermite aux prises avec son désir pour une femme tentatrice qui, pour parvenir à ses fins, se réfugie dans sa cellule. La métaphore du feu, à travers l’embrasement du désir, auquel font écho les flammes menaçantes de la Géhenne, traverse le récit dans son entier. Cette évocation se trouve renforcée par le feu concret auprès duquel la femme se réchauffe. La difficulté de la tentation est telle, à mesure que celle-ci dévoile certaines parties de son corps – ses pieds et ses jambes – que l’ermite finit par se brûler tous les doigts afin de s’empêcher de succomber186. L’embrasement intérieur que suscitent les élans de la luxure est alors conjuré par cet acte commis sur l’enveloppe charnelle. and Morality : the Case of Nocturnal Seminal Emissions in Medieval Theological Thought », Quaderns-e de l’Institut Català d’Antropologia, 12 (2008) [en ligne]. 183 Voir supra, ch. II. 184 Jacques de Vitry, RSL 433, ms. Riant 35, fol. 112v-113r ; T. F. Crane (éd. et trad.), The Exempla, no 245-247, p. 102-104 ; D. d’Avray, M. Tausche, « Marriage Sermons », p. 101. 185  Jacques de Vitry, RSL 433, ms. Riant 35, fol. 112v ; T. F. Crane (éd. et trad.), The Exempla, no 245, p. 102 (cf. les références des origines de ce récit p. 236) ; M.-C. Gasnault, « Jacques de Vitry : sermon aux gens mariés », p. 62. 186 Jacques de Vitry, RSL 433, ms. Riant 35, fol. 112v-113r ; T. F. Crane (éd. et trad.), The Exempla, no 246, p. 103 (références p. 237) ; M.-C. Gasnault, « Jacques de Vitry : sermon aux gens mariés », p. 62-63. Le troisième exemplum est celui d’un moine qui est capable de résister à la brûlure du feu tant qu’il ne commet pas d’acte de luxure. Succombant par ignorance, il perd cette faculté. Jacques de Vitry, RSL 433, ms. Riant 35, fol. 113r.

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À la différence de la mutilation de Spurinna, offerte en exemple aux adolescents, celle que l’ermite endure avec courage ne vise pas à anéantir l’attraction qu’il pourrait produire chez autrui mais au contraire son propre corps faible et susceptible de tomber dans la tentation. Ce geste à forte charge symbolique pourrait traduire une punition infligée à soi-même, blessure rédemptrice qui empêche de porter atteinte à l’âme, afin de la conserver indemne du péché de luxure. Nimbé d’un élan ascétique niant la valeur de la chair face au spirituel, l’acte de l’ermite traduit davantage un avertissement. Comme il le déclare lui-même dans l’exemplum, la douleur qu’il s’inflige est bien moindre que celle provoquée par les flammes de l’Enfer qu’il aurait subie s’il avait cédé187. La brûlure se fait alors évocatrice des périls qui menacent l’âme, que le récit convoque par ce biais, et permet de surpasser les pulsions corporelles. Toutefois, l’aiguillon de la chair s’avère ardu à maîtriser comme le traduisent les solutions extrêmes adoptées par les ermites de ces deux exempla. En adéquation avec le contenu des sermons, des manuels pour confesseurs et des traités d’éducation fixant la conduite des hommes mariés, l’injonction à ne pas se fier aux appels du corps et à ne pas s’abandonner à la satisfaction de ses penchants irréfrénés trouve un exemple concret dans la figure de l’ermite. Le modèle d’ascétisme que traduit ce genre d’homme hors du commun, guidé par la spiritualité, concorde avec l’encouragement à combattre l’appétit charnel qui imprègne les enseignements aux adolescents. À travers les appels qu’ils suscitent en effet, ces récits entrent en résonance avec les exhortations formulées à l’égard des jeunes hommes au sein des traités d’éducation. Toutefois, malgré l’aura dont jouit l’âge adulte dans la conception de l’existence, l’inquiétude envers un corps qui entraîne presque inexorablement vers le vice concerne aussi les hommes accomplis et liés par le mariage. Trois contre-exemples bibliques cédant à la luxure – Salomon, David et Samson – viennent compléter les enseignements prodigués par Jacques de Vitry, en soulignant la menace bien réelle que représente ce vice pour les époux188. Il est significatif de constater l’emploi de la figure du roi David au service de deux discours différents. Tantôt présenté comme un patriarche résistant, il illustre ici celui qui succombe à ses désirs concupiscents. Ces trois figures masculines sont reprises par le dominicain frère Laurent, qui exhorte à retenir « le flot des mauvaises pensées », afin de conserver la chasteté189. Les « prudhommes » et les « hommes de valeur » savent en effet restreindre ces coupables mouvements de leurs esprits par la tempérance et la sobriété190. Dans le sermon de Jacques de Vitry, le sexe des protagonistes de ces exemples et contre-exemples, le sexe féminin de celles qui les tentent ainsi que les images de résistance et de combat contre soi laissent supposer une adresse aux hommes parmi

187 « Homo vero Dei magis ac magis accendebatur et cepit digitos suos cum igne candele comburere et cum anxiaretur valde dicebat : “Si non potes hunc modicum ignem sufferre, quomodo ignem gehennalem posses sustinere ?” Et ita successive omnibus digitis igne crematis, cessavit ardor concupiscentie carnalis », T. F. Crane (éd. et trad.), The Exempla, no 246, p. 103 ; Jacques de Vitry, RSL 433, ms. Riant 35, fol. 113r. 188 D. D’Avray, M. Tausche, « Marriage Sermons », p. 101-102. 189 Laurent d’Orléans, La Somme le roi, 58, p. 332 (pour la citation) et 343. 190 Ibid., 59, p. 387 et 392. Nous traduisons ces deux expressions en français moderne.

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les coniugati. La teneur du passage dans lequel ces modèles sont proposés, exposant le danger que représentent les femmes dans un discours teinté d’une misogynie manifeste191, confirme cette visée. En effet, la répartition des genres adoptée, entre femmes tentatrices et ermites résistants, dit bien la distribution des rôles au sein d’une conception des sexes désignant les femmes comme objets du désir. Ces indices révèlent un discours avant tout émis par un auteur masculin à destination d’un auditoire masculin. Comme le souligne Jacqueline Murray, les images de brûlures, de flammes et de feu sont fréquentes dans la littérature médiévale, en particulier monastique, pour exprimer le désir. Elles figurent une sexualité spécifiquement masculine en raison de la chaleur des hommes selon la conception humorale192. Un plongeon dans l’eau glacée, étouffant cette inflammation grandissante, est d’ailleurs utilisé pour éteindre l’ardeur des saints hommes dans certains récits193. Contrairement à cette pratique toutefois, l’ermite enflammé décrit par Jacques de Vitry soigne son feu interne par la souffrance que provoque la brûlure. Ce geste invite à un rapprochement imagé entre intérieur et extérieur du corps. La métaphore de l’embrasement décrit cependant bien l’implication sexuée du désir, en le désignant par un vocabulaire masculin, entre un homme brûlant sous l’effet de sa chaleur interne et une femme attisant ce feu. Ancrés dans une conception culturelle, le lexique et le réseau d’images employés, qui font référence aux hommes et sont susceptibles d’être évocateurs auprès d’eux, confirment la cible masculine de ces propos plus encore que le sexe des protagonistes de ces exempla. D’autres figures d’opposition au sein de ce troisième sermon « ad coniugatos », que sont la mère incitant sa fille à la débauche et la femme adultère, alimentent l’interprétation en faveur d’une capacité de résistance spécifiquement masculine, refusée aux femmes. La luxure est d’ailleurs représentée allégoriquement comme une des filles du diable dans un exemplum de ce même sermon194. Cela n’exclut pas néanmoins que d’autres passages de ce sermon s’adressent aux époux des deux sexes, ou que ces exempla visent à appeler à la retenue autant les époux que les épouses, tout en faisant référence à une sexualité masculine en premier lieu. Les schémas monastiques et les figures érémitiques, originellement destinés à un auditoire ecclésiastique, sont récupérés ici dans des exempla au profit des laïcs, non sans conserver leurs protagonistes tournés vers le sacré195. Pourtant, les Sermones vulgares abritent également de nombreuses histoires qui mettent en scène des individus laïcs de sexe masculin (chevaliers, seigneurs, paysans, etc.). L’imagination ou l’inspiration dont 191 D. D’Avray, M. Tausche, « Marriage Sermons », p. 86. 192 Frère Laurent décrit également la luxure comme un feu embrasant le coeur. La Somme le roi, 37, p. 147. Il évoque l’eau des larmes qui éteint les flammes du désir (ibid., 58, p. 342-343). À propos du lien entre feu et luxure, voir supra, ch. VI ; J. Murray, « “The Law of Sin that is in my Members” », p. 14 ; F. Harris Stoertz, « Sex and the Medieval Adolescent », p. 226-243. 193 J. Murray, « “The Law of Sin that is in my Members” », p. 14. 194 Jacques de Vitry, RSL 433, ms. Riant 35, fol. 112v ; T. F. Crane (éd. et trad.), The Exempla, no 244, p. 101-102 ; M.-C. Gasnault, « Jacques de Vitry : sermon aux gens mariés », p. 61-62. 195 Ces récits ne mettent pas en scène des saints mariés, comme on en trouve dans les Vies de saints ou les Vitae patrum, présentés sous forme d’exempla dans un discours prônant la chasteté conjugale au xiiie siècle à travers les sermons. Cf. D. Elliott, Spiritual Marriage, p. 172-174 ; A. Vauchez, Les laïcs au Moyen Âge, ch. 17, p. 203-209.

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Jacques de Vitry est capable, comme le prouvent les très nombreux exempla qu’il utilise à des fins d’émulation, inventés ou récupérés, n’est pas limitée aux moines et aux ermites. Le choix de ces saintes évocations permet néanmoins de rendre manifeste, à l’intention des fidèles, la puissance des périls qui menacent même les plus résistants, comme le déclare Jacques de Vitry, et les incitent à demeurer sur leurs gardes196. Quelle que soit la condition de l’individu, l’enveloppe physique demeure un frein à la résistance au péché. Néanmoins, le corps se révèle tout à la fois racine de la tentation et matière rédemptrice au moyen de laquelle le surpasser. Par la sollicitation des sens – souffrance, dégoût ou mutilation – la substance charnelle permet d’atteindre l’élévation spirituelle à laquelle aspirent les saints hommes. Utilisés à dessein dans un sermon aux gens mariés, ces exempla d’ermites mettent en scène avec insistance la difficulté de la résistance contre soi, mais aussi la possibilité du triomphe contre le corps que doit mettre en œuvre l’époux au sein de sa relation conjugale. Une volonté de susciter des conduites qui tendent vers la sainteté ainsi que le rejet des excès d’un corps périlleux pour le salut, se font jour au prisme du choix de ces exempla. Cependant, dans le même temps, la force du désir ainsi que la toute-puissance d’un corps qui échappe par ses sens à l’emprise de l’esprit, même chez les individus les plus désintéressés par le charnel, sont mises en évidence. L’idéal de détachement ascétique et la réalité quotidienne, physique et charnelle, semblent se confronter dans la vie pratique des époux, telle qu’elle est représentée dans les sermons et les enseignements qui leur sont adressés. Sous le vernis d’une perfection masculine évoquant le Paradis originel, apparaît en effet le constat d’une quasi impuissance des corps face au désir qui explique l’insistance de ces appels à la résistance. À l’aune de ces récits mais aussi des recommandations explorées au long de ce chapitre, les impulsions charnelles sont aussi irrépressibles que la démangeaison du galeux, entraînant dans leur course le malheureux qui y cède une première fois. Le corps agit alors de lui-même d’une manière presque inexorable, si l’esprit ne met pas en place les armes radicales pour le freiner par une résolution inébranlable. Cette retenue sur laquelle s’attachent avec tant d’acharnement les conseils aux époux semble particulièrement difficile à observer au cours de la nuit, lorsqu’à la faveur de l’assoupissement triomphent les sens. Dès lors, sous l’effet de la volonté endormie, ce moment propice à la dissidence devient inquiétant.

Sommeil et sexualité masculine : un dangereux abandon Si la libération qu’offre le sommeil peut s’avérer bénéfique à l’apparition de songes divins et à l’élévation de l’âme, elle représente également, de manière paradoxale, un dangereux espace d’abandon aux errances du corps, puisque la volonté est assoupie. Selon les explications naturalistes explorées au chapitre III, le sommeil implique un détachement des sens extérieurs au profit d’un retranchement à l’intérieur de l’âme.

196 « Ecce quam periculosa sunt luxurie blandimenta que etiam viros sanctos alliciunt et impugnant », T. F.­Crane (éd. et trad.), The Exempla, no 246, p. 103 ; Jacques de Vitry, RSL 433, ms. Riant 35, fol. 113r.

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Tout en libérant l’esprit de ses activités conscientes, ce mouvement laisse place aux désirs les plus enfouis et à une activité corporelle interne qui n’est pas soumise au contrôle de la raison. Pendants négatifs du dormir, la communication divine réalisée par l’extase et les songes prophétiques laisse place aux atteintes du diable et aux pulsions mauvaises qui ne peuvent être retenues197. Les sermons et les manuels destinés aux confesseurs font de cette phase nocturne un moment dangereux contre lequel il importe que les hommes se prémunissent. L’assoupissement : signes protecteurs et attaques démoniaques

Au sein des sermons adressés aux garçons et aux adolescents, Guibert de Tournai et Jacques de Vitry recommandent d’adopter certaines dispositions ayant vertu de préserver ceux qui s’apprêtent à sombrer dans le sommeil. Jacques de Vitry conseille aux jeunes hommes d’observer un rituel à dimension apotropaïque, composé de prières et de gestes invoquant la protection divine. Il s’agit de prévenir les attaques du démon qui sévit à la faveur de la nuit, comme en fait mention le prédicateur par une adresse directe aux garçons et aux adolescents : Chaque fois que vous allez au lit pour dormir, vous devez vous signer et dire le Pater noster, de sorte que Dieu vous garde durant votre sommeil de l’attaque des démons qui envoient de mauvais rêves et des épouvantes198. Le signe de croix invoque la puissance divine, par la virtus que cette image recèle, tout en indiquant l’appartenance à la communauté chrétienne et à Dieu de celui qui l’exécute199. Rempart contre les forces maléfiques, la prière du Notre Père détient ce même pouvoir de rassemblement, plaçant sous le bouclier divin celui qui la récite200. Pour épaissir la menace nocturne et inciter à accomplir le rituel demandé, Jacques de Vitry ajoute que certains enfants ont été en proie à une mort subite durant la nuit, à défaut de s’être signés avant de s’assoupir201. Par 197 Cf. D. Elliott, Fallen Bodies (en particulier ch. 1, p. 14-34). 198 Notre traduction. « [Q]uoties lectum intratis ad dormiendum, debetis vos signare et Pater noster dicere, ut Dominus in dormiendo vos custodiat a daemonum infestatione, qui mala somnia et terrores immittunt », Jacques de Vitry, RLS 438, p. 439. Un conseil similaire apparaît dans Guillaume de Tournai, De instructione puerorum, 19, p. 29-30. 199 Cf. F. Morenzoni, « Signes, mots et images », p. 249 (et plus largement p. 244-245) ; I. Rosier-Catach, La parole efficace, p. 54-55 ; id., « Les sacrements comme signes qui font ce qu’ils signifient : signe efficace vs. efficacité symbolique », Transversalités, 105 (2008), p. 83-106 ; E. Bozoky, Charmes et prières apotropaïques, p. 69-70 ; J.-C. Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, 1990, p. 62-63 ; J. Delumeau, Rassurer et protéger. Le sentiment de sécurité dans l’Occident d’autrefois, Paris, 1989, p. 115. 200 Sur l’efficacité et la puissance de la prière, cf. F. Morenzoni, « Signes, mots et images », p. 252-253 ; B. Delaurenti, La puissance des mots ; E. Bozoky, Charmes et prières apotropaïques, p. 49-59 ; I. Rosier-Catach, La parole efficace ; L. Cesalli, « Faut-il prendre les mots au mot ? Quelques réflexions logico-sémantiques sur le pouvoir des mots », dans Le pouvoir des mots, éd. N. Bériou et al., p. 23-48. 201 « [E]t aliquando pueri morte subitanea reperiuntur in lectis mortui, qui nihil mali habuissent, si signum crucis fecissent, et Pater noster dixissent. Quando autem a lecto surgitis, semper signo crucis praemisso, Pater noster dicatis, ut oratio illa in omnibus operibus vestris et per totam diem vos custodiat », Jacques de Vitry, RLS 438, p. 439.

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conséquent, contrairement à l’innocence enfantine dont les oraisons prémunissent les cavaliers contre le mal, comme observé au chapitre V, les garçons sont vulnérables aux sollicitations démoniaques, certainement aussi en raison de cette innocence. Cette conception de l’expérience nocturne occulte certainement, sous couvert de ces créatures s’immisçant dans les cauchemars, de possibles tentations corporelles entraînant le vice, bien que cela ne soit pas exprimé de manière immédiate202. Comme Dyan Elliott le met en lumière, le lien entre sexualité masculine, culpabilité et figurations diaboliques est ostensible dans l’imaginaire médiéval, notamment au xiiie siècle203. À tout le moins, cette dimension se fait-elle plus explicite dans le sermon de Guibert de Tournai, au cours d’un passage dont nous avons fait mention204. Le prédicateur franciscain y invite de même les jeunes hommes à se protéger avant de s’endormir, toutefois l’objet du mal pointé du doigt est d’une autre nature205. Dans une partie de son sermon vantant l’importance de conserver la virginité et la chasteté, exhortant les jeunes âmes à s’éloigner des femmes et à ne pas les toucher ni se laisser toucher par elles, Guibert de Tournai incite les garçons (pueri) à se coucher seuls au moment de dormir. Il les encourage à garder sur eux leurs vêtements, pantalons et chemises206. La nuit, complice du vice

Ces indications précises semblent faire surgir la nudité comme la racine du danger. L’expérience intime de la découverte du corps, le sien et celui d’autrui, se devine alors entre les lignes du texte, à ce moment critique de l’existence de pueri assez grands pour étudier à l’école et délaisser le foyer familial. Leur indépendance laisse deviner un âge proche de la puberté et de l’éveil des sens, sans toutefois être précisé. D’ailleurs, la sexualité et la luxure sont des sujets qui innervent les préceptes dictés par ce sermon, comme nous l’avons constaté antérieurement. L’ancrage des conseils relatifs au coucher, placés immédiatement après l’évocation de la menace féminine, dans un passage faisant référence à la conservation de la virginité, ne laisse aucun doute quant à une référence à la sexualité. Cependant, malgré cette évidente insinuation, il reste que la teneur du péril n’est pas nommée. À demi esquissée, elle semble davantage reléguée au domaine de l’indicible. L’adresse aux garçons, certainement encore jeunes voire prépubères bien que le vocabulaire demeure imprécis, en suivant le principe selon lequel il faut éviter d’inspirer de mauvais agissements à ceux qui ne les connaissent

202 Cf. J. Le Goff, « Le christianisme et les rêves », p. 196-197. 203 D. Elliott, Fallen Bodies, p. 14-34. Cf. J. Le Goff, « Le christianisme et les rêves », p. 196-197. 204 Voir supra, ch. III. Le passage en question incite les garçons à favoriser de bonnes pensées au moment de s’endormir, à l’exemple de Salomon. Guibert de Tournai, RLS 270 (« ad eos qui addiscunt in scolis parvulos »), p. 725. 205 Voir supra, ch. V à propos du manque de clarté concernant l’âge des garçons de ce sermon de Guibert de Tournai. 206 Juste avant qu’il soit question de dormir (obdormire) : « Immo etiam pueri debent procurare ut iaceant soli et secundum quod sustinere possunt iacere in femoralibus vel camisiis suis », Guibert de Tournai, RLS 270, p. 725.

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pas encore, explique certainement le caractère évasif de ces propos, contrairement à ceux dédiés aux adultes207. Ainsi les recommandations du franciscain évoquent-elles les dortoirs des monastères ou des couvents accueillant les jeunes écoliers pour les former au sein d’une existence communautaire208. Avec la complicité de la nuit, la chambre commune se fait le théâtre de la découverte de la sexualité. La solitude recommandée, du moins dans son propre lit, laisse deviner la crainte d’une promiscuité propice aux vices et aux comportements interdits déjà aux plus jeunes âges masculins. La répulsion de cette expérience est alors inculquée aux garçons dans les premiers temps de leur existence. Bien que cette directive puise peut-être ses origines dans une source monastique, elle est utilisée ici au profit des garçons laïcs, du moins susceptibles après leur formation entre les murs du monastère de se marier, et non pas aux novices auxquels est dédié un sermon spécifique. Si les démons, contrairement au sermon de Jacques de Vitry, ne constituent pas ici le danger désigné de manière immédiate, la menace du diable pèse néanmoins sur les écoliers. Cependant, comme en témoigne un autre passage de ce même sermon, la référence à la créature satanique est bien plus explicitement associée à la luxure. Rappelant que Satan ne dort pas la nuit, guettant à tout instant, Guibert de Tournai affirme qu’il cherche à dévorer les garçons innocents, aux âmes encore préservées du péché de luxure209. Le passage dans lequel surgit cette commination incite les pueri à conserver « la pureté de la chasteté210 », en les mettant en garde contre les attaques du Malin. Le démon apparaît ici explicitement sous la forme d’une sexualité peccamineuse vers laquelle seraient tentés les hommes encore jeunes211. Se prémunir avant de s’endormir

Afin de conserver des corps chastes, c’est l’esprit, ou plus exactement la pensée, qui doit œuvrer avant l’assoupissement. Guibert de Tournai enjoint en effet aux garçons de s’endormir (obdormire) en gardant en tête une bonne pensée (in aliqua

207 Plus tard, comme le souligne D. Elliott (Fallen Bodies, p. 23), Jean Gerson considère au contraire que les péchés sexuels sont connus des jeunes garçons en vertu de la corruption de l’humanité par nature. 208 M. Goodich, From Birth, p. 109-111. La crainte d’actes sexuels entre individus du même sexe se devine sous ces recommandations. Jacques de Vitry exprime cette préoccupation dans son premier sermon « ad pueros et adolescentes » (RLS 439). 209 Après avoir affirmé la nécessité de conserver la chasteté : « Dyabolus enim nunquam dormit, semper insidiatur, appetit cibos delicatos devorare, scilicet innocentes pueros », Guibert de Tournai, RLS 270, p. 723. Jacques de Vitry propose un passage similaire que nous avons évoqué supra, au ch. V. En outre, dans son traité éducatif De modo addiscendi Guibert de Tournai mentionne aussi « la souillure du démon » (infectio a daemone) de l’esprit et des pensées, en faisant explicitement référence aux tentations de la chair. De modo addiscendi, IV, 5, p. 145-146. 210 « Mundicia castitatis », Guibert de Tournai, RLS 270, p. 723. 211 L’âge précoce des garçons n’empêche en effet pas les moralistes de leur attribuer des vices en rapport avec la sexualité. Voir supra, ch. V ; J. Murray, « Men’s Bodies », p. 21-23 ; D. Eliott, Fallen Bodies, p. 23. J. Murray relève une anxiété transmise aux garçons laïcs quant à la sexualité et aux émissions nocturnes en particulier, même encore si jeunes qu’ils ne sont pas capables de produire du sperme.

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bona cogitatione) ou l’esprit imprégné de la prière du dimanche212. Par ce biais, le prédicateur franciscain suggère que les réflexions et images qui habitent l’âme avant de glisser dans un état d’abandon font office de conjuration du vice. Ce pouvoir s’avère ostensible dans le cas de la prière du dimanche amenant les valeurs chrétiennes et spirituelles dans l’esprit à ce moment critique. Les désirs licencieux, desquels découle le ressenti coupable du corps, seraient contrés par de saintes pensées sollicitées en état de conscience, avant le sommeil. Puisque l’endormissement est perçu comme le dernier bastion où s’exerce la volonté de l’esprit avant le sommeil, il importe par conséquent d’agir sur les dispositions de l’esprit. Si nul ne peut avoir d’emprise totale sur son corps durant le sommeil, les mauvaises pensées, elles, sont du ressort du vouloir, tout au moins peuvent-elles être modulées avant de s’endormir et influer sur la vie nocturne. Ces réflexions homilétiques succinctement exprimées laissent supposer, comme le confirment d’autres textes, que les songes mauvais ou le ressenti des corps durant la nuit révèlent les vices et les envies illicites qui habitent l’âme du dormeur. Ces désirs secrets, cachés à l’état de conscience diurne, s’expriment durant la nuit à travers les sens non pas tournés vers le monde extérieur mais réceptifs à la vie intime. Qu’elle émane des démons ou plus explicitement de la sexualité, la menace nocturne se cristallise autour des corps masculins et transmet l’image d’une inquiétante mise à mal qui échappe au contrôle une fois les êtres assoupis. L’enveloppe charnelle se voit alors attaquée par des forces surnaturelles au péril de son existence, comme l’affirme Jacques de Vitry, ou voit sa chasteté éprouvée, comme le souligne Guibert de Tournai. À l’intérieur de la représentation esquissée par ces sermons, le sommeil est alors le lieu de rencontre entre deux opposés fondamentaux : le monde de l’invisible, abstrait par essence, et le corporel dans ses aspects les plus charnels, évoquant un désir qui agit de lui-même ainsi qu’un glissement dans la tentation213. Ces dimensions se rejoignent en définitive pour traduire les mêmes préoccupations. En effet, la nuit est avant tout un lieu de réunion entre l’individu et des forces qui échappent à sa volonté, en agissant sur lui, qu’elles soient divines ou diaboliques, ou qu’elles proviennent de pulsions corporelles désobéissant à la retenue. Agir sur l’esprit au coucher, que ce soit par les prières, le signe de croix, ou les bonnes pensées, se révèle alors l’unique pouvoir qu’il est possible d’exercer sur le corps et sur les puissances invisibles. Ces gestes ou ces dispositions d’esprit placent le futur homme endormi sous la protection divine et sous une emprise chrétienne préservant du péché. Teinté d’une forte symbolique culturelle, ce principe est alors transmis très tôt aux garçons comme le laissent transparaître les sermons qui s’adressent spécifiquement à eux. À travers ce discours, la crainte de la nuit, dans les dangers qu’elle représente pour le corps masculin en particulier, libéré de la vigilance de l’âme, est inspirée – tout du moins en intention – aux futurs hommes adultes et mariés. Ces enseignements véhiculent dès lors une perception sexuée de la sexualité,

212 « [P]ueri debent […] obdormire in aliqua bona cogitatione vel in dominica oratione », Guibert de Tournai, RLS 270, p. 725. Cf. aussi De modo addiscendi, IV, 5, p. 145-147. 213 Cf. J. Murray, « Men’s Bodies », p. 1-2.

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dont les écueils et les moyens pour s’en prémunir sont très tôt enseignés aux futurs hommes. Ceux-ci devront savoir parfaitement maîtriser leurs instincts et combattre les tentations diaboliques afin d’accéder au statut de vir. Cogitationes et sexualité : le lien inextricable

À l’égard des hommes adultes, la menace qu’entraîne le sommeil prend plus explicitement encore la forme de la sexualité. Ce que les manuels pour les confesseurs ainsi que l’encyclopédie de Vincent de Beauvais nomment la pollution nocturne fait l’objet d’une grande préoccupation concernant les hommes214. L’intérêt pour ce sujet, porté par les théologiens et les moralistes, s’intensifie durant les derniers siècles du Moyen Âge215. En effet, la production des émissions nocturnes met au défi l’identité masculine216. Dans le même temps, la pollution fournit une occasion aux théologiens et à ceux qui relayent leurs positions d’aborder de manière frontale la sexualité masculine et ses mécanismes217. La question du degré de culpabilité qu’engendrent ces émissions incontrôlées habite en particulier les réflexions pénitentielles. Dans ce registre, la pensée concentre tous les griefs imputés à ceux qui sont victimes de telles situations. Notion déjà présente aux prémices du monachisme chrétien, ce qui se forme dans l’esprit s’inscrit dans le prolongement des passions, les mauvaises pensées étant les racines de ces dernières218. Œuvrer sur ses cogitationes est dès lors un thème récurrent dans les sermons, traités d’éducation, manuels de confesseurs et encyclopédies du xiiie siècle, car elles représentent le point de scission entre culpabilité et innocence d’un individu. L’agissement sur la pensée est aussi le moyen appris aux hommes, garçons et adultes, pour maîtriser leur corps et éloigner la souillure, avec toutes les implications pour la construction de l’identité masculine que cet aspect implique. Discipliner le corps pour maîtriser ses pensées

À l’intention des pueri, le traité de Vincent de Beauvais insiste sur les bienfaits moraux de la discipline en citant le traité destiné aux novices de Hugues de Saint-Victor. Le passage choisi par le pédagogue définit cet apprentissage indispensable aux jeunes hommes comme « une entrave à la cupidité, une prison pour les mauvais désirs, un 214 Les termes pollutio et nocturna illusio désignent ce phénomène dans les sources indiquées. 215 D. Elliott, Fallen Bodies, p. 15. Au sujet de la pollution nocturne, cf. principalement ibid., p. 14-34 ; J. Murray, « “The Law of Sin that is in my Members” », p. 9-22 ; id., « Men’s Bodies », p. 1-26 ; C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 244-257 ; N. M. Farré i Barril, « Interpenetrations of Nature and Morality » ; R. Meens, « Pollution in the Early Middle Ages : the Case of the Food Regulations in Penitentials », Early Medieval Europe, 4/1 (1995), p. 3-19 ; C. Leyser, « Masculinity in Flux : Nocturnal Emission and the Limits of Celibacy in the Early Middle Ages », in Masculinity in Medieval Europe, éd. D. Hadley, p. 103-120 ; S. L. Wei, « The Absence of Sin in Sexual Dreams in the Writings of Augustine and Cassian », Vigiliae Christianae, 66 (2012), p. 362-378. 216 D. Elliott, Fallen Bodies, p. 27 ; J. Murray, « “The Law of Sin that is in my Members” », p. 11-12. 217 D. Elliott, Fallen Bodies, p. 15. 218 D. Boquet, P. Nagy, Sensible Moyen Âge, p. 56. Cf. aussi M. Foucault, Les aveux de la chair, p. 133-139.

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frein à la licence219 ». En plus de dompter l’intempérance et les appétits illicites, la discipline « étrangle tous les mouvements désordonnés de l’esprit220 » (omnes inordinati motus mentis). Cette dernière expression traduit à la fois les émotions, en tant que passions, et les pensées, bien que le terme cogitationes ne soit pas employé221. À travers la discipline, maîtriser les productions de l’esprit s’avère alors essentiel pour mettre en œuvre l’idéal de comportement masculin, basé sur la mesure en tout point, qui habite le cœur du programme pédagogique de Vincent de Beauvais. L’apprentissage d’un combat des plus sévères, visant à étouffer entièrement sous le joug du contrôle corporel les moindres soubresauts de démesure, est ici intégré à l’instruction élémentaire des jeunes laïcs. Par le vocabulaire masculin qu’ils convoquent, faisant référence à l’emprise de l’esprit sur les affects et le désir, ces préceptes rejoignent l’identité virile telle qu’elle est définie par les auteurs mendiants. Ces incitations puisées chez Hugues de Saint-Victor intègrent alors les valeurs monastiques du noviciat, pourtant voué à une vie de continence, au discours destiné au lectorat séculier, composé de futurs princes et de jeunes nobles, du traité pédagogique de Vincent de Beauvais. Le thème de la pensée, crucial dans la construction de l’identité masculine, a déjà été souligné à plusieurs reprises au long de notre étude. Comme nous l’avons relevé à propos de l’abandon d’une conduite puérile, les pensées tournées vers le futur et les considérations spirituelles sont essentielles à l’acquisition du statut d’homme accompli (vir). La nature des pensées et des objets considérés détermine, en plus de la capacité à raisonner propre à l’esprit des hommes, la valeur masculine d’un individu. En outre, prévenir l’installation de mauvaises pensées, auxquelles laisse place l’oisiveté, a été évoqué à l’endroit des sermons aux paysans. Toutes ces réflexions attestent l’importance des activités de l’esprit dans la conception de la masculinité mais aussi un imaginaire de la sexualité qui situe la racine du péché dans les pensées licencieuses et confirme leur pouvoir souverain sur le corps. L’emprise des gestes sur les esprits masculins

Ce principe d’interaction entre pensées et sexualité est également valable dans le sens contraire. Les agissements du corps influent également sur les désirs licencieux de l’esprit comme en attestent les enseignements de Vincent de Beauvais. À travers les paroles du De insitutione novitiorum, dont il résume ensuite la quintessence, celui-ci intime aux garçons de contrôler leurs mouvements corporels, par une discipline qui

219 Traduction puisée dans Hugues de Saint-Victor, De institutione novitiorum, éd. H. Feiss, P. Sicard, trad. D. Poirel et al., Turnhout, 1997, 10, p. 49 ; Vincent de Beauvais, De eruditione, 31, p. 118. Cf. J.-C. Schmitt, La raison des gestes, p. 176 et seq. À propos du motus, voir supra, ch. II. 220 Hugues de Saint-Victor, De institutione novitiorum, 10, p. 49 ; Vincent de Beauvais, De eruditione, 31, p. 118. Cf. aussi Guibert de Tournai, De modo addiscendi, IV, 5, p. 145-149. Sur le lien entre mouvement et émotion, cf. C. Thomasset, G. Vigarello, « “Esmouvoir”, “esmouvement”. Archéologie médiévale du mot “émotion” », dans Histoire des émotions, s. d. A. Corbin et al., p. 125-138 ; D. Boquet, L’ordre de l’affect, p. 200-210. 221 À propos de la proximité entre pensées, passions et émotions, cf. D. Boquet, P. Nagy, Sensible Moyen Âge, ch. 2, p. 51-74.

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bride les gestes extérieurs, afin de réguler leurs mauvaises pensées. La vertu s’imprime progressivement dans l’esprit par l’exercice d’une contrainte sur le corps – ayant pour effet de retenir les pensées vicieuses – au gré de l’habitude qui se maintient à travers l’apparence222. C’est dire l’importance d’intégrer la discipline pour les jeunes corps masculins bientôt soumis aux affres de la puberté. Dès lors, non seulement il est possible d’agir sur le corps, mais les gestes précis qui composent cette dynamique de la retenue sont restitués par le pédagogue dominicain comme autant de moyens concrets pour juguler la toute-puissance du corps et des désirs. Il livre ainsi aux garçons une stratégie bien réelle permettant d’avoir une emprise sur eux-mêmes, dans la lignée du programme pédagogique que nous avons déjà eu l’occasion d’explorer. Malgré le pouvoir d’un corps qui semble échapper au contrôle, et précisément en raison de cette force difficile à enrayer, les premières années d’apprentissage déterminantes dans la future vie adulte n’échappent pas à la sommation au contrôle de soi. Le corps insoumis : émissions nocturnes et pensées honteuses

L’expression d’une interaction entre pensées naissant dans l’âme et péchés commis par le corps imprègne le sentiment de culpabilité qu’inculque Thomas de Chobham aux hommes concernant la sexualité. Plus sensiblement à partir du xiiie siècle, l’innocence jadis attribuée aux émissions nocturnes s’étiole à la faveur d’une argumentation envers la culpabilité qu’induit ce phénomène masculin223. Thomas de Chobham, au début de ce siècle, se fait le porte-parole de cette progression ainsi que de l’intérêt croissant porté aux circonstances de ce péché224. Parmi les causes de la pollution qu’il puise dans les écrits de Grégoire le Grand, faisant toujours autorité sur la question, se nichent les mauvaises pensées qui assaillent le pénitent, ou plutôt vers lesquelles ce dernier se laisse entraîner avant de sombrer dans le sommeil225. Ces cogitationes volontaires font surgir dans l’esprit des images de femmes à travers l’imaginatio ou l’impression laissée par l’une d’elles avant de s’endormir226. Comme 222 « Liganda ergo sunt foris per disciplinam membra corporis, ut intrinsecus solidetur status mentis […] Omnium namque viciorum motus disciplina cohercet et quantum mala desideria foris cohercendo conprimit, tantum per eam bonum desiderium interius convalescit, paulatimque eadem virtutis forma per consuetudinem menti imprimitur, que foris per disciplinam in habitu corporis conservatur. Hec Hugo. Ex quibus patet, quod restrictio sive conposicio membrorum exteriorum non parum valet ad custodiam sive disciplinam interiorum », Vincent de Beauvais, De eruditione, 31, p. 118 ; Hugues de Saint-Victor, De institutione novitiorum, 10, p. 50-51. Cf. J.-C. Schmitt, La raison des gestes, p. 176 (et plus largement p. 173-205). 223 Cf. J. Murray, « Men’s Bodies », p. 1-26 ; S. L. Wei, « The Absence of Sin in Sexual Dreams », p. 362-378. 224 J. Murray, « Men’s Bodies », p. 12-13. 225 N. Laurent-Bonne, « Dormiens comparatur furioso. Les origines canoniques de l’irresponsabilité pénale du dormeur », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte : kanonistische Abteilung, 100 (2014), p. 153-177 ; C. Leyser, « Masculinity in Flux », p. 115-118 ; D. Boquet, P. Nagy, Sensible Moyen Âge, p. 69-74. 226 « Ut si aliquis prius multum cogitatvit de aliqua muliere, vel si diu confabulatus est cum ea, possunt reliquie cogitationum movere corpus de nocte ad talem pollutionem », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 331-332. Isidore de Séville situe déjà la culpabilité des rêves luxurieux dans les

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le fait apparaître Thomas de Chobham, la gravité du péché réside alors dans cette « imagination honteuse227 », qui consiste en la formation intentionnelle d’images inconvenantes avant l’assoupissement. La culpabilité du dormeur

À la fin du xiiie siècle, Jean de Fribourg, qui incorpore nombre de connaissances théologiques dominicaines au discours pénitentiel, nie l’existence du péché là où la raison est entravée, dans la lignée de saint Augustin228. Dans son Confessionale, il situe néanmoins la culpabilité dans les « honteuses pensées » précédant le sommeil (ex turpis cogitacionibus precedentibus), à l’instar de Vincent de Beauvais, car dans ce cas l’esprit acquiesce à la délectation charnelle229. Ce processus peccamineux est le même que celui décrit par les exégètes à propos d’Adam, tenté par le diable au Paradis230. Un autre dominicain à la même période, frère Laurent, en rendant compte des degrés de gravité de la luxure, décrit « les pensees et les figures et les ymaginacions de pechié231 » naissant dans le cœur, qui s’en délecte. Le palier suivant, sanctionnant alors un péché mortel, est atteint lorsqu’a lieu le consentement du cœur, de la volonté et de la raison232. De fait, le consensus est primordial pour estimer la culpabilité du pénitent. L’assentiment de l’esprit aux agissements corporels permet de distinguer le péché de la tentation, en désignant une faute dissimulée également dans la pensée et le désir233. La seule participation du corps à un acte ne suffit pas à rendre un homme coupable, il faut que la partie rationnelle de son âme soit impliquée234. Ce raisonnement, sur pensées diurnes. Cf. J. Le Goff, « Le christianisme et les rêves », p. 211 ; D. Jacquart, C. Thomasset, Sexualité et savoir médical, p. 202-209. 227 « Et magnum quidem peccatum [nocturna illusio] est precipue si in polluendo mentem turpis imaginatio concusserit », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 331. 228 D. Elliott, Fallen Bodies, p. 22. 229 Après avoir traité de pollution nocturne : « Item, de turpibus cogitationibus et delectationibus morosis, in talibus consensus delectationis carnalis etiam sine voluntate operis peccatum mortale est », Jean de Fribourg, Confessionale, ch. 2 ; Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 15, c. 2303-2304, 18, c. 2303 et 21, c. 2308-2309. Cf. C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 244-245 ; C. Leyser, « Masculinity in Flux », p. 116 ; D. Elliott, Fallen Bodies, p. 25-27. Cf. également la très brève interrogation à propos de la pollution nocturne – que reprend un dialogue fictif entre prêtre et penitent – dans le manuel de Robert de Flamborough. Liber poenitentialis, p. 298. J. Murray, « Men’s Bodies », p. 12. 230 Cf. D. Elliott, Fallen Bodies, p. 27. 231 « [L]i esperiz de fornicacion qui seit dou feu de luxure ambraser es cuers fet premierement venir les pensees et les figures et les ymaginacions de pechié es cuers et i fet penser. Aprés, li cuers si demeure en ces pensees et s’i delite, encores ne feist il mie l’euvre por rien ; et ceste demeure et ce delit est li seconz degrez qui puet estre pechiez mortiex, si granz puet estre li deliz », Laurent d’Orléans, La Somme le roi, 37, p. 147. 232 « Li tierz degrez est li consentemenz dou cuer et de la reson et volenté ; et tiex consentemenz est touz jourz pechiez mortiex », ibid., p. 147-148. Cf. « delit, deliz », en tant que plaisir, dans le glossaire de cette édition de La Somme le roi (p. 460). 233 T. Tentler, Sin and Confession, p. 148-156. J. Baldwin (Les langages de l’amour, p. 196) souligne le lien établi entre pensées imaginaires et désir dans l’œuvre de Constantin l’Africain. 234 T. Tentler, Sin and Confession, p. 149.

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lequel se fonde tout le système pénitentiel de l’Église médiévale, explique l’importance de débusquer la présence de mauvaises pensées. Pour évaluer la gravité du péché de pollution, Jean de Fribourg conseille au confesseur de demander au pénitent la cause de son trouble nocturne, de chercher à savoir s’il s’est produit à partir d’honteuses cogitationes235. Ainsi, si l’illusion nocturne n’est pas volontaire en elle-même, comme Thomas de Chobham le précise, la culpabilité réside dans la préméditation, soit dans « l’entretien de fantasmes236 » avant l’endormissement. Ces deux auteurs, respectivement du début et de la fin du xiiie siècle, s’accordent alors pour situer la culpabilité dans les pensées précédant le sommeil. La prise en considération non pas uniquement du péché mais des circonstances dans lesquelles il a été commis, de l’intention qui donne lieu à sa réalisation, s’inscrit dans le sillage du développement des manuels de pénitence au xiiie siècle237. Les ramifications du péché qu’impliquent les émissions nocturnes subissent un intérêt grandissant au sein des écrits des canonistes et des directives destinées aux confesseurs238. L’importance de la disposition dans laquelle un acte est accompli touche en particulier les questions relatives à la sexualité, comme souligné plus tôt à propos de l’union conjugale. Les pensées qui demeurent ensuite dans l’esprit du dormeur « peuvent mouvoir le corps la nuit vers une telle pollution » à travers l’activité onirique239. Comme le relève Nicolas Laurent-Bonne, la conception véhiculée par saint Grégoire, que reprend ici Thomas de Chobham, se situe dans la tradition vétéro-testamentaire et patristique qui fait des rêves – érotiques en l’occurrence – « les vestiges de la mémoire240 ». Reprise par les canonistes au xiie siècle, cette idée implique que l’animus du dormeur, soit le contenu de son esprit, se fixe lors de l’endormissement et perdure durant le sommeil241. Cette considération, faisant alors des songes la prolongation des coupables pensées, transparaît dans ce que Thomas de Chobham apprend aux confesseurs. Au demeurant, bien qu’il affirme ne pas trancher la question de la nature pécheresse ou non de l’illusion nocturne, le théologien encadre les avis divergents qu’il expose par des affirmations de Grégoire le Grand montrant qu’il s’agit bien d’un péché242. Ces réitérations trahissent alors la position du théologien anglais dans l’évaluation de ce phénomène.

235 « Item, si dicit se pollutum in somnis, quere an sciat hoc evenisse ex crapula, vel ex turpis cogitacionibus precedentibus. Quia si aliquando est peccatum mortale, dicitur quandoque veniale », Jean de Fribourg, Confessionale, ch. 2. 236 N. Laurent-Bonne, « Dormiens comparatur furioso », p. 170. Cf. aussi D. Elliott, Fallen Bodies, p. 22. 237 P. Michaud-Quantin, Sommes de casuistique, p. 109-110. 238 J. Murray, « Men’s Bodies », p. 6-7 et seq. 239 Cf. supra. « [P]ossunt reliquie cogitationum movere corpus de nocte ad talem pollutionem », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 332. 240 N. Laurent-Bonne, « Dormiens comparatur furioso », p. 169 ; J. Le Goff, « Le christianisme et les rêves », p. 211. 241 N. Laurent-Bonne, « Dormiens comparatur furioso », p. 170. 242 « Istam questionem non oportet hic determinare, sed semper credatur Gregorio et dicatur quod illusio nocturna est peccatum », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 332. Cf. ce passage dans son entier p. 332-333.

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La pensée, voie diabolique

Malgré la responsabilité du dormeur, ou de celui qui s’apprête à s’endormir, le diable n’est pas totalement absent du processus de formation des cogitationes. Dans un autre passage de la Summa confessorum, Thomas de Chobham décrit Satan comme « l’instigateur de la pensée » (incentor), capable de l’embraser (incendere), en employant les mêmes termes que le Speculum naturale de Vincent de Beauvais243. Il est significatif que ces coupables sollicitations de l’esprit soient présentées en termes d’inflammation, faisant écho à la luxure à laquelle renvoient principalement ces cogitationes. Vincent de Beauvais aborde par ce même biais surnaturel les illusions nocturnes qui entraînent « le fluide impur » (immundus fluxus)244. En citant Cassien, les images honteuses insinuées dans l’esprit endormi sont présentées comme une attaque diabolique245. Le mode de transmission de ces mauvaises pensées à un individu n’est pas entièrement certain selon Thomas de Chobham qui présente deux théories à ce propos246. Le diable n’a en tout cas pas le pouvoir de porter directement les cogitationes dans l’esprit d’une personne (immiscere), ce pouvoir étant réservé à Dieu247. Les mécanismes démoniaques du point de vue naturaliste

La Summa confessorum éclaire ce phénomène surnaturel en mettant à l’honneur les explications médicales aéristes. L’instigation des mauvaises images dans l’esprit est comparée à une contamination du Malin, au même titre qu’une maladie. Parmi les arguments avancés, lorsque le démon réussit à s’approcher d’une âme humaine, sa puanteur la souille et la corrompt248. Faisant référence de manière plus directe à la médecine néo-hippocratique, le diable détient le pouvoir de modifier la qualité de l’air, de changer sa forme249. Tout comme la substance viciée chargée de pestilence, décrite par les théories aéristes, porte atteinte à la santé en déséquilibrant les humeurs, l’ingestion de cet air démoniaque perturbe le corps. Sous son influence, l’âme 243 « [D]iabolus cogitationum est incentor » et toujours à propos du diable : « Quomodo autem cogitationes hominum incendat et instiget », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 474-475 ; Vincent de Beauvais, Speculum naturale, II, 119, c. 153 (cf. aussi XXXI, 20 : De illa que fit a diabolica illusione, c. 2307-2308). Cf. D. Elliott, Fallen Bodies, p. 18-19 et 43-45. 244 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 20, c. 2308. 245 Il est question d’« infestatio diabolica » et d’« impugnatio diaboli », ibid., c. 2307-2308, en citant Cassien. 246 Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 475-476. 247 « […] diabolus cogitationum est incentor, non immisor, nec potest cogitationes hominum videre, sed per signa exteriora conicere », ibid., p. 474. Vincent de Beauvais, Speculum naturale, II, 119, c. 153. 248 « Dicunt enim quidam quod cum a deo permittitur applicat se anime humane vicinum et quia ipse totus sordidus est et fetidus inficitur anima et corrumpitur ex eius vicinia […] sicut unum animal ex alio contagioso contrahit contagium », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 475. D. Eliott, Fallen Bodies, p. 43-45. 249 « Alii dicunt quod natura aeris mutata mutat corpus humanum, et secundum aerem vicinum et inspiratum et circumpositum disponitur. Aer enim res flexibilis est et in varias species mutabilis si esset qui sciret secundum naturam eius operari. Unde diabolus et potestatem et scientiam et artem habet assumendi corpus aereum, et ex aere sibi corpus formare […] Immutat ergo aera sepe

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malade voit à son tour ses affects altérés et conçoit alors de fausses images (falsae imaginationes)250. Suggérant un mécanisme alternatif mais voisin, Vincent de Beauvais décrit comment le diable interfère dans l’imagination, en s’insinuant dans l’esprit par le biais des humeurs du corps251. Sous la rubrique auctor, l’encyclopédiste explique que le diable imprime alors des images dans l’esprit du malheureux à la manière de reflets de miroir, à partir desquelles naissent de mauvaises pensées252. Au demeurant, malgré la tendance de ces raisonnements à présenter les hommes en victimes, toutes ces actions diaboliques n’excusent pas l’esprit ainsi atteint puisque Thomas de Chobham ajoute que les humains peuvent refréner ces mouvements en sollicitant leur raison253. Les hommes, généreusement dotés de cette qualité contrairement aux femmes, seraient alors d’autant plus à même de mobiliser cet unique rempart contre les élucubrations démoniaques. En effet, le théologien anglais cite l’exemple du songe de Joseph afin de prouver que l’exercice de la raison n’est pas entièrement annihilé durant le sommeil254. Par ce biais, il étoffe son argumentation en faveur de la culpabilité du pénitent soumis aux émissions nocturnes. Jamais totalement dispensé de l’usage de cette faculté, celui-ci n’est alors jamais entièrement innocent. Les imaginaires se mêlent, dans cette production d’un homme instruit en divers disciplines qu’est Thomas de Chobham, pour démontrer que le diable, à la différence

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secundum diversas qualitates pravas et pestiferas unde turbatur corpus humanum », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 475-476. Cf. aussi Vincent de Beauvais, Speculum naturale, II, 119, c. 153. « Corpore autem turbato et secundum diversas qualitates immutato turbatur anima et movetur ad diversos affectus, quod patet de anima egrotante ubi concipit diversas falsas imaginationes per perturbationem corporis ipsam perturbantem », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 476. À propos des explications médicales aéristes, cf. J.-P. Leguay, L’air et le vent au Moyen Âge, p. 67-98 ; D. Jacquart, La médecine médiévale dans le cadre parisien, Paris, 1998 ; I. Naso, « Les hommes et les épidémies dans l’Italie de la fin du Moyen Âge : les réactions et les moyens de défense entre peur et méfiance », dans Maladies et sociétés (xiie-xviiie siècles), éd. N. Bulst, R. Delort, 1989, p. 308. La suite de ce passage, traitant de l’influence des astres sur les émotions humaines (Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 476) montre bien l’étendue de l’adhésion de Thomas de Chobham aux théories médicales et ses connaissances en la matière. Vincent de Beauvais, Speculum naturale, II, 118, c. 152. D. Elliott, Fallen Bodies, p. 44-45. « Diabolus […] imprimit tantum imagines, ex quibus surgunt cogitationes dum anima circa eas sponte negociatur. Et forsan dicitur eas imprimere, quia dum miscet se virtuti imaginativae format eas in seipso. Et inde resultat in imaginatione, scilicet hominis sicut speculum si admoveatur speculo, forma impressa in uno resultat in alio, licet anima credat eas tantummodo in seipsa formari, propter vehementem applicationem maligni spiritus ad eam, qui non solum ut dictum est ipsas imagines imprimit : sed etiam male cogitata incendit, et ideo dicitur incensor », Vincent de Beauvais, Speculum naturale, II, 119, c. 153. « Hoc tamen non ex necessitate animum humanum immutat ad aliquid volendum cum affectu, quia homines ex ratione sua omnes motus tales possunt refrenare », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 476. Cf. D. Elliott, Fallen Bodies, p. 36. Sur la question complexe de la responsabilité du dormeur dans les débats entre canonistes, cf. N. Laurent-Bonne, « Dormiens comparatur furioso », p. 153-177. « Ergo Ioseph intellexit quod ei dicebatur in somno, ergo usus est ratione in somno et ita potuit mereri et peccare in somno », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 332. J. Murray, « Men’s Bodies », p. 13.

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de Dieu, ne produit pas de miracle255. Loin d’entrer en paradoxe, d’une manière qui peut paraître des plus surprenantes, le naturel et le surnaturel sont étroitement associés. Aussi bien dans le Speculum naturale que dans la Summa confessorum, les forces de l’invisible offrent une explication compréhensible et raisonnée aux mécanismes les plus humains. Encore une fois, la puissance extérieure et surnaturelle que symbolise le diable, hors de contrôle, agissant à l’insu de la conscience, semble représenter dans le même temps les mouvements mauvais d’une personne, cachés en son for intérieur. Satan est aussi le mal irrépressiblement présent dans le corps, qui se dérobe à la volonté de l’esprit, et surgit dans les instants d’abandon. Dans les sensibilités médiévales, le démon permet de figurer un autre, une menace externe, qui renvoie dans le même temps à une part profonde de l’intimité, indomptable et difficile à maîtriser256. La raison est le seul bouclier protecteur contre les divagations qu’insuffle cette menace à la fois surnaturelle et profondément naturelle dans ses modes d’agissement. Adam aussi, avant la Chute, faisait appel à cette faculté pour endiguer ses mouvements corporels, qu’il maîtrisait parfaitement. Hors du Paradis et des commentaires exégétiques, ce schéma reste inchangé et concentre les enjeux essentiels de la culpabilité masculine. L’opposition entre corps autonome, enclin aux vices, et vigilance de la raison, émoussée durant le sommeil, habite en profondeur la représentation de la sexualité transmise aux fidèles à travers la confession. Outre un intérêt pour les théories naturalistes, la précision des explications de Thomas de Chobham afférentes à la stimulation des cogitationes révèle le souci de déterminer la culpabilité du pénitent et de transmettre aux hommes la notion de péché qui s’y rattache. Ce qui se soustrait au contrôle et ce qui doit être retenu par la conscience forment le socle des réflexions sur la pollution nocturne ainsi que sur la sexualité masculine. Cette préoccupation s’inscrit dans la continuation de ce qui est enseigné aux hommes mariés et participe à part entière à la construction de la masculinité. Modèle clérical, sexualité laïque

Certes, la question du degré de culpabilité qu’entraîne la pollution nocturne semble cibler plus particulièrement les clercs. Or, comme le relèvent Jacqueline Murray et Dyan Elliott, la crainte des émissions nocturnes, ou « l’anxiété » qu’elles génèrent, est largement véhiculée par par la minorité cléricale à la majorité des laïcs au moyen de la confession257. Cette transmission constitue un symptôme de l’intérêt croissant que les clercs portent à la sexualité des fidèles, qu’ils cherchent à encadrer258. En ce xiiie siècle, la pollution n’est plus cantonnée aux rubriques des manuels de pénitence vouées à l’eucharistie, dont l’administration dévolue aux prêtres 255 « Et secundum naturam facit [diabolus], non per miraculum […] non est mirum si diabolus habeat scientiam et artem immutandi aerem qui habet potestatem et artem ex aere corpus formare », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 475-476. 256 Voir supra, ch. VI ; J. Murray, « “The Law of Sin that is in my Members” », p. 11 ; D. Elliott, Fallen Bodies, p. 14-34. 257 J. Murray, « Men’s Bodies », p. 2 ; D. Elliott, Fallen Bodies, p. 22. 258 Cf. J. Murray, « “The law of sin that is in my members” », p. 11.

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souillés menace la pureté rituelle259. Désormais souvent classé parmi les nombreux péchés sexuels contre-nature, ce sujet est abordé parmi les ramifications de la luxure, à l’exemple du Confessionale, et est dès lors susceptible de s’insérer parmi ce qui est inculqué aux époux. Considérée comme un acte privé, contrairement à d’autres fautes sexuelles, l’émission nocturne est étroitement surveillée par les théologiens au sein de la confession. Cette pratique permet alors d’exercer un contrôle sur les corps laïcs, célibataires ou mariés260. L’examen attentif mis en œuvre pour scruter les âmes souillées par ce phénomène révèle alors la mainmise des moralistes sur les attitudes sexuelles. Il témoigne de la volonté de diffusion des normes de chasteté et de contrôle, à l’origine monastiques, auprès de la société plus large des fidèles261. Les canonistes et théologiens inscrivent les émissions nocturnes, par le biais de l’évaluation qu’ils en font, dans le contexte des règles qu’ils instaurent pour encadrer la sexualité conjugale. La retenue enseignée aux époux s’oppose alors à ce dangereux épanchement du corps, venant figurer un aspect sombre de la chair masculine qui échappe à l’emprise de la raison en rappelant les incidences de la Chute. Dans le sens d’un rattachement de ce phénomène à la vie conjugale, le Speculum naturale s’étend longuement sur la pollution nocturne dans le livre XXXI. Ce dernier est consacré aux mécanismes physiologiques qui sous-tendent les corps féminins et masculins lors de la procréation. Les émissions nocturnes, à propos desquelles la question du péché et de la culpabilité n’est pas négligée, s’inscrivent parmi d’autres sujets afférents à la sexualité masculine, notamment le sperme, quelques chapitres après une mise en garde contre l’amour conjugal excessif262. Placée dans un registre à la fois naturaliste et moral, la pollution nocturne est alors abordée comme un sujet parmi d’autres concernant le corps masculin. Loin d’être réservée aux clercs, elle semble concerner les hommes mariés et les laïcs dans leur vie quotidienne. Du moins, une distinction entre clercs et laïcs n’est pas esquissée pour ce sujet, que Vincent de Beauvais inscrit bien au contraire à la suite de conseils explicitement adressés aux hommes mariés. En outre, l’influence de la pensée sur le corps concerne la sexualité masculine de manière plus générale et offre une certaine vision de cette identité sexuée communiquée aux hommes par divers canaux. Hors des manuels pour confesseurs, la perméabilité de la chair à l’action des cogitationes, construisant l’imaginaire du corps masculin, est transmise dans le discours adressé aux fidèles, qu’il s’agisse des traités d’éducation, des sermons ou encore, en tant que potentiels supports à la prédication, des encyclopédies. Parmi d’autres exemples, la corrélation entre pensées et sexualité respectueuse des valeurs chrétiennes se retrouve dans le second sermon aux gens 259 J. Murray, « Men’s Bodies », p. 21 et 7. À propos des implications de la pollution dans les devoirs sacramentels du prêtre, cf. ibid., p. 4-7 ; D. Elliott, Fallen Bodies, p. 15-16 ; N. M. Farré i Barril, « Interpenetrations of Nature and Morality » ; J. Arnold, « The Labour of Continence », p. 103. 260 J. Murray, « Men’s Bodies », p. 22. 261 Ibidem. Cf. J. Baldwin, Les langages de l’amour ; P. Payer, The Bridling of Desire ; J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser. 262 Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI, 14-23, c. 2302-2311.

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mariés de Jacques de Vitry. À dessein de susciter le bon comportement des époux, le prédicateur dénonce ceux qui ne refrènent pas leurs mauvaises pensées (malae cogitationes). Il désigne celles qui sont propres à la fornication comme une entrave à l’engendrement d’une descendance, car celui qui est envahi par de telles considérations ne reçoit pas la parole divine et est dès lors imperméable à ses bienfaits, tout comme les prostituées qui ne tombent pas enceintes263. Le pouvoir de la pensée : procréation et descendance

Dans le contexte de ce sermon sur le mariage, cette réflexion incite d’abord à exercer la sexualité dans ce cadre moral reconnu par l’Église mais aussi, à l’égard du long développement qui s’ensuit à propos de la juste sexualité conjugale, à mériter la progéniture accordée par Dieu. La bénédiction divine est alors présentée aux conjoints comme une récompense, et son absence comme une sanction, à la mesure de leur conduite sexuelle. Si aucune pensée habitant le for intérieur des époux ne vient entraver la dignité de l’union matrimoniale, alors une progéniture sera accordée. Les mouvements de l’esprit, à la fois émotions et figurations, se font conditions pour une descendance et signes révélateurs du respect de la dignité matrimoniale. Le prédicateur ou le moraliste aurait ainsi un moyen d’accès pour surveiller et au besoin interférer sur les consciences lui-même ou par le biais de ce qui est appris aux paroissiens. L’idée du mari « de ventre ou de saphir » est en adéquation avec ces propos. L’objet de la pensée détermine la pureté de l’époux dans son comportement avec sa femme. Les pensées vicieuses, liées à la fornication, n’appartiennent pas aux époux eux-mêmes, ni ne restent absconses dans le secret des consciences, mais sont surveillées par les confesseurs et formées par les enseignements des prédicateurs pour empêcher ce qu’ils nomment le péché. Le processus de la pensée

L’idée d’une interférence des pensées dans les mécanismes sexuels se manifeste ostensiblement dans le corpus de sources étudié, en tant que référence commune abordée sous différents angles. Elle s’explique en termes naturalistes dans le Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré en étant spécifiquement attachée à la physiologie des hommes. L’encyclopédiste dominicain décrit en effet la turgescence du sexe masculin, sous l’effet du désir, se réalisant par l’intermédiaire de la pensée, qui elle-même découle de l’imagination des « choses délectables »264. L’habile concaténation

263 « Quidam autem nec contra motus insurgentes pugnant, nec malas cogitationes refrenant. Unde sicut meretrix quae multorum patet luxurie ex frequentia libidinis impeditur a partu, sic eorum anima malarum cogitationum fornicationibus assueta semen verbi dei non recipit, ut fructum vite faciat », Jacques de Vitry, RLS 432, ms. Riant 35, fol. 110r-110v. Cf. D. Jacquart, C. Thomasset, Sexualité et savoir médical, p. 37 et 88. Cette théorie apparaît dans le Dragmaticon de Guillaume de Conches. 264 « In libidine cartilago apparet, qua tunc tumescit commoto vitali spiritu ex concupiscentia mediis cogitationibus ex ymaginatione rerum delectantium », Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum, I, 61, p. 67. Le cœur est également mis à contribution dans un autre chapitre, à propos des veines

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établie ici associe l’abstrait que sont les images agréables à une action concrète sur la chair à travers la force du souffle vital. L’œuvre de Thomas de Cantimpré, pétrie de notions naturalistes et médicales, accorde ainsi à la pensée un pouvoir ostensible sur la matérialité du corps par le soulèvement du membre viril265. Détachées de toute considération morale, ces réflexions restituent néanmoins l’imaginaire d’un corps masculin dans son interaction avec les mouvements de l’âme, les désirs et les émotions. Reliant le sexe aux pensées, ces explications transmettent alors, de manière indirecte, les échos lointains mais non formulés de la morale chrétienne propre aux autres sources considérées. La perméabilité entre ces explications naturalistes et les conceptions morales ou théologiques s’explique par la culture commune qui marque cet ensemble de textes et les échanges intellectuels que favorise ce xiiie siècle. Le processus d’interaction entre pensée et sexualité appartient aux représentations culturelles dont sont imprégnés les auteurs proches du cercle mendiant, qui les restituent à leur tour. Dès lors, bien qu’émanant de sources aussi diverses, la manière de représenter l’inextricable union entre esprit et corps, le pouvoir de l’un sur l’autre, appartient à la manière de figurer l’identité masculine, dans son corps, sa sexualité, son fonctionnement émotionnel et mental. Cette particularité ne signifie pas que le danger des pensées licencieuses soit banni du discours concernant le féminin, puisque les traités d’éducation préviennent l’oisiveté des jeunes filles d’où naissent de mauvaises inclinations. Toutefois, le pouvoir des cogitationes marque particulièrement l’imaginaire du corps masculin – et plus encore sa sexualité – au sein d’un discours qui s’adresse aux hommes ou tout du moins fait état de leurs péchés. Cet élément se révèle significatif dans la construction de leur identité, mais plus encore dans la manière de leur apprendre un comportement sexuel qui se garde de toute attitude licencieuse. Thomas de Chobham l’affirme dans son manuel à l’endroit de la pollution nocturne, par conséquent à l’intention des hommes : « toute pensée honteuse est interdite266 ». Comme le démontre l’ensemble de ces œuvres du xiiie siècle, les émissions nocturnes sont un rappel malvenu de la souillure habitant un corps masculin qu’il est difficile de contrôler267. Singulièrement dichotomique, ce dernier oscille dans les textes moraux entre le reflet de l’image de Dieu, faisant de lui un symbole de perfection, et un souvenir constant des tristes retentissements de la Chute268. La réalité physique à laquelle renvoie la pollution nocturne, dérangeante et incontrôlée, incarne alors « cette humiliante étrangeté à soi-même et à autrui héritée de la faute

265 266 267 268

(De venis), décrivant un désir (concupiscentia) provenant du cœur ensuite transmis aux reins, puis au membre viril. Ibid., 35, p. 39. Cf. D. Jacquart, C. Thomasset, Sexualité et savoir médical, p. 109-120. Sur cette question, cf. également l’œuvre d’Albert le Grand (De animalibus, I, tract. 2, ch. 24, p. 166). À propos de la dimension corporelle de l’imagination, cf. D. Elliott, Fallen Bodies, p. 40-41. « [O]mnis […] turpis motus prohibitus est », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 330. Nous traduisons motus par pensée dans un souci de commodité mais bien évidemment ce terme revêt une dimension plus complexe de mouvement intérieur. J. Murray, « Men’s Bodies », p. 2. Ibidem ; C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 118.

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d’Adam269 », dans la lignée de la conception augustinienne de la scission entre Paradis et vie terrestre. L’examen attentif que suggèrent les manuels de confesseurs, les nombreuses mises en garde contre les pensées honteuses et les moyens proposés pour qu’elles ne surviennent pas, dévoilent l’anxiété ou tout du moins la préoccupation envers un corps susceptible d’épancher ses fluides, sans qu’on puisse le retenir, comme si la physiologie agissait d’elle-même. L’enseignement aux jeunes hommes démontre l’impératif de prévenir ce dangereux glissement, menaçant l’édifice de la masculinité bâti sur la maîtrise des élans corporels. Apogée du malaise de l’incarnation, cet abandon nocturne constitue en effet une subversion aux tenants de l’identité masculine portée par la volonté et la raison que cherchent à inculquer les Mendiants. Cette souillure constitue alors l’aveu criant de l’impossible coïncidence entre l’idéal humain, qu’enseignent avec une extrême exigence les théologiens, et la réalité de la chair masculine mais, plus important encore, de l’esprit. En effet, même les facultés de l’âme, sur lesquelles reposent tous les espoirs de rédemption, palliant les conséquences de la Chute, ne sont pas innocentées dans le phénomène des émissions nocturnes. L’esprit, auquel on impute le péché de pollution, n’est alors que difficilement soumis à la raison, ou pire encore, choisit volontairement de se souiller. La menace est bien plus grave si ce n’est pas le corps, désobéissant par essence, qui agit mal mais la volonté elle-même. Dans le même temps, le refus d’avouer l’innocence totale de l’esprit durant le sommeil, ce qui reviendrait à accorder une toute-puissance au corps au moins pendant la nuit, se manifeste à travers les réflexions sur les illusions nocturnes, notamment dans la Summa confessorum de Thomas de Chobham. L’esprit est rendu coupable par son imagination et ses pensées érotiques puisque même l’inconscience de la nuit n’annihile pas entièrement la raison. Par le biais de cette conception, le corps n’est alors jamais entièrement abandonné à lui-même, malgré les explications médicales mobilisées par les canonistes. Cette version dans laquelle l’esprit est toujours responsable permet de réconcilier dans la culpabilité l’esprit et le corps, tout en ne concédant rien à la supériorité du premier sur le deuxième. Cette donnée essentielle dans le comportement sexué qu’elle suggère rend compte d’un corps qui n’est jamais totalement libre, mais dépend toujours de la raison, que cette dernière résiste ou approuve. Il s’agit également d’un moyen, que ne contredit pas l’influence extérieure des démons, de désigner un agissement ou un combat possible en toute circonstance. Si la culpabilité, à l’image d’Adam, réside dans le consentement de la raison chez les hommes du siècle, alors faire montre de volonté constitue un objectif essentiel de l’apprentissage masculin. Dès lors, il n’est pas étonnant que les enseignements aux hommes, délivrés par les traités pédagogiques, les sermons et les manuels pour confesseurs, accordent une attention particulière à la menace d’un corps insoumis. La masculinité souillée que dévoile alors ce pan obscur de la sexualité est non seulement désobéissante à la raison elle-même, mais aussi aux directives des clercs dans le cadre de la prise en charge des

269 C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 118. Cf. J. Baldwin, Les langages de l’amour, p. 146 ; N. M. Farré i Barril, « Interpenetrations of Nature and Morality ».

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fidèles. En ce xiiie siècle, ces divers canaux de communication aux laïcs conjuguent leurs efforts pour sonder les consciences. Ces auteurs cherchent à éduquer jusqu’aux pensées elles-mêmes, les plus intimes et les plus enfouies, des individus pourtant autorisés à être sexuellement actifs, selon les aspirations de ceux qui ont fait vœu de célibat. La chasteté enseignée aux hommes mariés, soit la sexualité accomplie matrimonialiter ou « dans les limites du mariage270 », s’inscrit dans le sens de cette conception du corps et de l’esprit. La pure intention, dans laquelle les canonistes et les prédicateurs demandent que l’acte conjugal soit réalisé, implique une emprise du vouloir et une résistance contre les élans du corps ou du désir. Étroitement liées aux passions, les mauvaises pensées préviennent l’attitude de retenue que les sermons, parmi les textes mis en lumière, intiment aux époux d’adopter. L’exercice admis de la sexualité n’est alors toléré par ces écrits que dans les bornes strictes qu’ils érigent. Faisant du plaisir un sentiment suspect, ils inspirent aux hommes la méfiance du corps dès les prémices de leur éveil sexuel, celui des jeunes garçons certainement prépubères. À la lumière de cet ensemble de prescriptions morales, la sexualité masculine est prise en charge par la pastorale tout en étant retranchée – du moins en intention – dans les limites jugées acceptables en vue de l’obtention du salut. La vie conjugale des laïcs est investie de valeurs et d’aspirations propres à la spiritualité des frères mendiants vers laquelle convergent les préceptes de Jacques de Vitry et des théologiens anglais. Les auteurs de ce discours normatif cherchent à modeler l’attitude sexuelle masculine dans le mariage, brandissant sanctions, menaces et interdits, afin de convaincre les époux sur ce chemin spirituel. À l’intérieur de cet état, le seul autorisant la sexualité selon l’Église, les règles de conduite sont soigneusement définies. Les enseignements relégués par un discours polyphonique mais univoque dans sa substance principale concourent à restreindre l’impétuosité des ardeurs maritales et à bannir une pratique conjugale tournée vers la recherche du plaisir. À travers ces instructions, le corps masculin se fait alors lieu d’apprentissage et de mise en pratique de la maîtrise des instincts, sous la férule de la raison. Un juste milieu est esquissé par les prédicateurs, les pédagogues et les canonistes qui préconisent une attitude corporelle se rapprochant le plus possible de l’abstinence. Si cette dernière dans son acception totale n’est pas exigée, la notion de sexualité modérée est développée dans ses retranchements les plus extrêmes. Paroxysme de la mesure, les exemples de Tobie et des ermites résistants se conjuguent pour enseigner au maritus une conduite qui emprunte aux valeurs ascétiques, dénigrant la chair et le plaisir, sans que toutefois la sexualité ne soit proscrite, étant au contraire indispensable au mariage. En somme, dans la pratique conjugale, les auteurs du corpus étudié apprennent aux laïcs à rejoindre, dans les limites du possible, les aspirations qui sont les leurs dans leur essence spirituelle et morale. Comme ils l’expriment en termes clairs, il s’agit d’apprendre la chasteté et la retenue aux époux, dévoilant alors la volonté de faire de la bonne conduite sexuelle un véritable apprentissage.

270 « [W]ithin the limits of matrimony », T. Tentler, Sin and Confession, p. 179. Cf. C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 124.

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La notion de péché, qui affleure particulièrement à travers les manuels de confesseurs, permet d’instruire les hommes quant à la limite des interdits et de contrôler une attitude non conforme aux exigences mentionnées. Le respect de ces règles est demandé aux hommes avec insistance, de même que le rôle de celui qui incite à la modération est délégué à l’époux. Par les attributs de son sexe, sa capacité de résistance et sa raison plus développée, l’homme est alors garant d’un comportement sexuel accompli matrimonialiter au sein du couple. La menace de conséquences dévastatrices touchant aussi bien le salut de l’âme que la destruction du corps, allant de la souillure aux sanctions divines que sont le déluge, la lèpre et l’Enfer, sont brandies comme autant d’outils de persuasion par les moralistes dans leur volonté de former les consciences et les comportements intimes, en vue du salut. Ayant également recours aux arguments naturalistes et médicaux dans ce but, les sources étudiées témoignent des efforts déployés par la pastorale pour promouvoir un modèle de masculinité conjugale. Bien qu’elles soient adaptées à la vie séculière, les facultés principales du portrait adamique ne perdent rien de leur importance dans le discours pénitentiel et éducatif, transmises dès le plus jeune âge en tant que fondement de l’identité adulte et conjugale. Ainsi, telle qu’elle est enseignée, la sexualité des hommes mariés est endiguée dans l’étau de la tempérance au moment même où elle a le droit d’être exercée de manière non coupable, soit après la célébration des noces. Le discours qui leur est adressé avertit en particulier contre le franchissement volontaire des interdits, périodiques et relatifs à l’impétuosité, mais également contre ce qui relève de l’état le plus inconscient. À travers l’examen de conscience en effet, la trace du péché est traquée jusque dans les recoins les plus secrets de l’âme, débusquée dans le moment d’abandon le plus total : le sommeil. Le rempart de la nuit n’empêche pas les théologiens et les moralistes de sonder les âmes masculines pour y déceler une culpabilité exprimée par la pollution nocturne. Bien au contraire, par la pensée, entraînant la notion de péché jusque dans ses formulations les plus immatérielles, la culpabilité qui surgit à la faveur de la nuit est attribuée au dormeur en apparence inconscient. En raison d’un durcissement sur ce sujet au xiiie siècle, l’état de sommeil ne garantit plus l’innocence ni n’excuse des mouvements corporels auparavant perçus comme involontaires. À travers une imbrication étroite entre corps et productions imaginaires, la responsabilité du dormeur est imputée à celui qui se souille. Touchant le socle de l’identité masculine, les émissions sont envisagées comme le signe ostensible de la délectation de l’âme dans des pensées honteuses avant de s’endormir, avec la complicité de la raison. Les sermons et les manuels de pénitence mettent alors en garde contre les périls nocturnes qu’ils associent aux désirs ou aux attaques démoniaques. Nullement en contradiction avec les principes naturalistes, l’insistance sur le surnaturel communique aux hommes la méfiance envers un corps marqué par la Chute, qui échappe au contrôle. À ce titre, la capacité à se prémunir par la raison – en purifiant ses pensées ou en invoquant la protection divine avant de s’endormir – est transmise par la pastorale aux garçons et aux adultes comme principe fondamental d’une masculinité en construction. Toutefois, si la sexualité et le corps font l’objet d’une grande attention dans ce discours éducatif, les sentiments et la relation entre époux s’avèrent tout aussi essentiels.

Chapitre  IX

L’homme et le mari Amour et relations conjugales

La sexualité, comme nous l’avons montré, ainsi que le corps – substance sur laquelle est projetée la crainte envers le désir – tiennent une place centrale dans la construction de l’identité masculine enseignée aux fidèles. Toutefois, le masculin s’affirme de manière concomitante dans sa dimension sociale et affective au sein de l’espace conjugal. Ainsi, de manière plus sensible au commencement du xiiie siècle, une préoccupation se fait jour de la part des théologiens et des canonistes non plus uniquement pour les aspects institutionnels du mariage, mais également envers les « composantes affectives1 » de la relation entre époux. L’attachement conjugal devient une obligation fondamentale dans le mariage, au cœur de ce sacrement, tandis que la pastorale s’emploie à diffuser ce nouveau modèle2. Outre les manuels destinés aux confesseurs, cet intérêt émerge de concert dans les sermons consacrés aux coniugati, qui enseignent la manière de se comporter envers son épouse en s’adressant aux hommes, ainsi que dans certaines encyclopédies mendiantes, telles que l’œuvre de Barthélemy l’Anglais. Les chapitres des traités pédagogiques qui s’intéressent à la fin de la période d’éducation des jeunes hommes dans leur rôle de mari, comme le traité de Vincent de Beauvais, ou aux hommes adultes, comme celui de Gilles de Rome, ne manquent pas non plus d’instruire à propos de ce rôle masculin de premier ordre dans l’appréhension de la vie séculière. Dès lors, l’amour que l’homme doit éprouver et manifester envers sa femme, ainsi que l’attitude qu’il doit adopter avec elle font l’objet d’enseignements. La gestion du rapport amoureux au sein duquel l’excès est à bannir représente également, comme la maîtrise des pulsions du corps, un lieu fondamental de la masculinité. En effet, à travers la juste manière d’aimer, les sentiments sont également modelés dans le corpus étudié. Ce dernier propose en effet l’examen ou l’éducation tant des consciences et des pensées que des émotions, intimement associées au corps par leurs mouvements. Dans le même temps, la construction identitaire masculine se confirme à travers la relation sociale qu’établit le lien conjugal entre deux êtres. Dans cet élan relationnel et affectif, de même que la paternité constitue un rôle crucial au sein de la famille, le mari forme avec l’épouse une communauté – pour reprendre les termes de Gilles de Rome – qui est régie par un ensemble de règles de conduite. Ainsi les instructions 1 C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 115 pour la citation ; G. Burger, Conduct Becoming, p. 15. 2 G. Burger, Conduct Becoming, p. 20-23 ; D. d’Avray, « The Gospel of the Marriage Feast of Cana and Marriage Preaching in France », in The Bible in the Medieval World. Essays in Memory of Beryl Smalley, éd. K. Walsh, D. Wood, Oxford, 1985, p. 214-216 ; M.-O. Métral, Le mariage, p. 150 ; E. Kooper, « Loving the Unequal Equal : Medieval Theologians and Marital Affection », in The Olde Daunce. Love, Friendship, Sex and Marriage in the Medieval World, éd. R. Edwards, S. Spector, Albany, 1991, p. 46.

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au couple s’intéressent-elles aussi à la relation qu’entretient l’homme vis-à-vis de sa femme dont les codes sont soigneusement dictés. Être un homme est ainsi influencé par le rôle que l’époux endosse vis-à-vis de celle-ci ou qui lui est attribué à son égard. Son essence sexuée se trouve formée par la relation conjugale elle-même au sein de laquelle le mari occupe une place « genrée » distincte de celle de sa femme3. Dans une société où les hommes séculiers se marient pour la plupart, seule destinée valorisée dans le discours clérical, une telle intrusion dans la définition du vir laïc ne semble pas être sans conséquence mais se révèle au contraire fondatrice4. Il s’agit alors de fixer la place sexuée de chacun des conjoints à l’intérieur du couple comme de la famille, selon la hiérarchie auparavant explorée à propos du père. De même qu’est enseignée la bonne manière d’être un mari, il existe une bonne façon de se conduire en tant qu’épouse5. Les rôles de chacun des deux sexes sont alors distribués selon une hiérarchie établie. Au sein du lien conjugal, l’époux est un homme dominant, tout comme le père à l’égard de son fils, qui se doit de diriger son épouse. Toutefois, bien que des similitudes s’établissent entre ces deux fonctions masculines, ces attachements familiaux et la manière de les incarner ne sont ni du même ordre, ni équivalents. Les sermons ad status, les traités pédagogiques ou encore les gloses bibliques n’ont de cesse de rappeler que la femme n’est pas une servante, mais bien une compagne. La relation qui unit alors le mari à son épouse a ceci de complexe qu’elle oscille entre un ensemble d’obligations impliquant l’exercice d’un pouvoir sur elle – puisque le mari doit la diriger et que sa place est établie comme supérieure – et un amor magnus instauré comme impératif. Tout ce qui est demandé au mari est étroitement régi par un ensemble de règles et d’exigences qui toutes concourent à enrichir le modèle de masculinité exemplaire prescrit aux laïcs. Ce chapitre explore la masculinité dans sa dimension relationnelle, à travers le comportement que les sermons, encyclopédies et traités pédagogiques en particulier, enseignent à l’homme marié à l’égard de son épouse. La question de la hiérarchie entre les époux, au sein de laquelle la position dominante masculine est affirmée, s’avère importante pour comprendre ce discours, tout comme les devoirs attribués au mari. Il sera également question du sentiment d’amour enseigné au mari en scrutant le vocabulaire qui s’y rattache. Cette dimension culturelle a été peu étudiée par les historiens du Moyen Âge, en particulier en tant que composante fondamentale de la construction de l’identité masculine.

Être un époux : corriger, défendre et partager Les sources étudiées se relayent pour instruire l’homme à propos du comportement qu’il doit adopter envers sa conjointe, dans une dialectique sexuée fixant la place et le rôle de chacun dans l’espace conjugal. À l’instar du père de famille, la position du



3 S. M. Stuard, « Burdens of Matrimony », p. 64 ; M.-O. Métral, Le mariage, p. 163-172. 4 S. M. Stuard, « Burdens of Matrimony », p. 69-70. 5 Cf. G. Burger, Conduct Becoming.

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mari est définie comme supérieure. En vertu du caractère rationnel qu’elle lui attribue, la pastorale investit l’homme de nombreux devoirs envers sa conjointe moins dotée de cette faculté6. Dans ce discours façonnant la masculinité séculière, l’autorité attribuée à l’homme entre en étroit dialogue avec l’éducation de l’épouse et avec la responsabilité à son égard qui en découle. Ces trois dimensions propres au statut du maritus se révèlent inextricablement imbriquées, raison pour laquelle elles sont considérées ensemble dans les lignes qui suivent. Le mari pédagogue

Le traité de Gilles de Rome calque le même schéma sur les relations conjugales que celui qui régissait les autres relations familiales au sens large, attribuant au maître de maison une position à la fois centrale et dominante dans tous les rapports domestiques. Bien qu’élaborant une distinction sur laquelle nous reviendrons, il place néanmoins l’époux en position de supériorité par rapport à son épouse. À ce titre, Gilles de Rome charge le maritus de la mission de l’instruire par des conseils appropriés, cette action participant d’une « relation convenable » entre conjoints7. Après avoir longuement exposé les défauts féminins – notamment le manque de raison et de tempérance – le De regimine principum enseigne aux hommes le devoir de corriger leurs épouses8. Il s’agit de redresser ces vices, de la même manière que le père était chargé de cette mission envers ses enfants, en œuvrant pour mener les conjointes « à la tempérance, au silence et à la stabilité »9. En somme, le mari (vir), en vertu de ses qualités masculines intrinsèques et de la conception des sexes de Gilles de Rome, a pour devoir de pallier les défaillances de la nature féminine. Il est alors chargé d’une responsabilité à son égard, comme envers sa descendance et plus largement envers sa maisonnée10. L’augustin propose néanmoins que les viri, terme désignant les époux dans ce contexte, « conduisent » (inducere) leurs conjointes à l’acquisition de ces vertus eux-mêmes ou par l’entremise d’une tierce personne, instruite en la matière, par exemple des « matrones de bonne réputation »11. Quel que soit le moyen, la responsabilité finale du comportement de l’épouse durant la vie conjugale incombe à l’époux.

6 Voir supra, ch. II et III. Au sujet de la supériorité attribuée au mari, cf. D. Lett, « Maris et femmes : avant-propos », Questes, 20 (2011), p. 2-5 ; D. Elliott, Spiritual Marriage, p. 153-158 ; S. M. Stuard, « Burdens of Matrimony », p. 61-71 ; S. McSheffrey, « Men and Masculinity », p. 245-246. 7 « Tunc autem viri ad uxorem est conversatio congrua […] si eas [sic, pour eam] per debitas monitiones instruat », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 20, p. 277. 8 Ibid., ch. 18, p. 269-272. Cf. D. Lett, Famille et parenté, p. 168-169 ; S. McSheffrey, « Men and Masculinity », p. 257-278. 9 « Quare cum mulieres […] communiter sint intemperatae, garrulae, et instabiles, regendae sunt tali regimine, ut inducantur ad temperantiam, et ad taciturnitatem, et ad stabilitatem », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 19, p. 273-274. 10 Cf. S. M. Stuard, « Burdens of Matrimony », p. 61-71. 11 « Tali ergo regimine regendae sunt coniuges […] Ad haec viri eas inducere poterunt vel per seipsos, vel per matronas boni testimonii, vel per cautelas alias adhibendo. Quare decet omnes cives sic suas coniuges regere », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 19, p. 275.

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Apprendre la vertu par l’affection

Au demeurant, il est un outil éducatif que seul le mari détient le pouvoir d’employer. Dans le De regimine principum, les hommes sont non seulement incités à consciencieusement surveiller la conduite de leurs épouses, mais aussi à la former par l’attitude qu’ils adoptent envers elles. Aux dires de Gilles de Rome, l’amicitia que les hommes manifestent fait office d’instrument pédagogique afin d’orienter les mœurs de l’épouse dans la direction souhaitée12. La modulation des « signes d’amitié » (signa amicitiae) doit en effet être hiérarchisée selon le mérite de l’épouse, soit selon sa vertu13. L’affection qu’un mari exprime est alors adaptée selon l’humilité ou l’orgueil, la prudence ou la sottise dont fait preuve sa conjointe. Gilles de Rome met en effet en garde contre de grandes marques d’intérêt envers une épouse prétentieuse, qui sera encouragée dans son travers et amenée à vouloir dominer son mari14. Au contraire, une femme empreinte d’un caractère prudent devra être corrigée par des paroles douces et légères, tandis qu’envers une insensée de plus violents avertissements devront être proférés15. L’époux, avec le rapport entre les sexes que son statut masculin implique, est alors véritablement instruit par ce texte mendiant dans son attitude conjugale, mais plus encore éduqué à lui-même enseigner à son épouse les principes moraux que souhaite transmettre cet auteur. Plus qu’un surveillant lointain, il a l’avantage sur un homme d’Église d’être en contact étroit avec son épouse dans la vie quotidienne et de pouvoir veiller à l’application pratique des principes prônés. Il détient une arme relationnelle de première efficacité, l’amicitia qui, dosée dans les justes proportions, guide sa conjointe vers l’acquisition de la vertu. Le mari au service du confesseur

La volonté de faire du mari le pédagogue de son épouse et le passeur des principes que souhaitent inculquer les clercs se fait flagrante dans l’œuvre de Thomas de Chobham. La Summa confessorum délègue alors au prêtre la tâche d’éduquer le mari dans son comportement conjugal en l’incitant à redresser les mœurs de son épouse. Thomas de Chobham recommande en effet que le curé de paroisse, auquel les époux se confessent, « conduise » l’homme à bien traiter son épouse. Ce devoir masculin traduit l’expression de l’affectio maritalis, lien émotionnel en vertu duquel 12 S. Jaeger, Ennobling Love. In Search of a Lost Sensibility, Philadelphie, 1999, p. 61. 13 Ibid., p. 32 et ch. 5, p. 59-81. 14 « Debent enim viri diligenter advertere utrum uxores sint superbae vel humiles, utrum sint prudentes vel fatuae, nam sic conversandum est cum uxoribus quod plura signa amicitiae ostendenda sunt eis, si sint humiles, quam si sint superbae. Superbae enim adeo fiunt elatae, si eis multa amicitia ostendatur, ut velint etiam viris propriis dominari », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 20, p. 277-278. 15 « Rursus sic conversandum est cum eis, quod aliter instruendae sunt prudentes, aliter fatuae. Nam prudentibus ad correptionem levia verba et blanda sufficiunt. Fatuis vero est asperior increpatio adhibenda. Decet ergo quoslibet viros, considerato proprio statu et inspectis conditionibus personarum, suis uxoribus ostendere debita amicitiae signa et eas (ut expedit) per debitas monitiones instruere », ibid., p. 278.

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le mari est appelé à prendre soin de sa conjointe16. Si elle est stupide (stulta), l’époux est en charge de la corriger « avec modération et décence », tandis que si elle commet quelque action mauvaise, il lui incombe de la châtier (castigare)17. Le théologien anglais conseille que le mari accorde le plus grand soin à « garder » sa conjointe, notion incitant à la fois à contrôler ses mœurs mais certainement aussi à la préserver ou à la protéger tant d’elle-même que du monde extérieur18. Plaçant la femme, envisagée comme passive, sous le joug de la surveillance masculine, ce schéma reproduit l’attitude paternelle préconisée à l’égard des filles dans les traités d’éducation19. Ainsi, une chaîne d’intermédiaires, initiée par le plus érudit, Thomas de Chobham, vers la moins savante et donc capable d’autonomie sur le plan des bonnes actions, l’épouse, se dessine pour mener ces enseignements vers leurs destinataires. L’instruction de Thomas de Chobham est d’abord reléguée au prêtre, certainement moins docte que ce grand théologien mais néanmoins homme d’Église en contact avec les époux, puis au mari, pour enfin atteindre l’épouse. Le conjoint se fait alors le transmetteur immédiat de la morale pénitentielle dans l’espace conjugal en tant que garant de son application pratique. Il est ainsi désigné comme responsable de la bonne conduite de sa conjointe de laquelle il répond, précisément en sa qualité masculine. Dès lors, Thomas de Chobham instruit le prêtre à s’immiscer dans la relation des deux conjoints par la cura animarum. Par ce biais, le confesseur peut intervenir dans leur comportement tout en éduquant leurs consciences quant au rôle attribué à chacun des sexes. Les relais masculins s’additionnent pour investir finalement celui qui a le moins de valeur par son statut laïc – mais tout de même plus que son homologue féminin par son identité sexuée – de la mission de transmettre les enseignements moraux de la pastorale et de veiller à ce que son épouse se conforme aux prescriptions établies. Apprendre la hiérarchie conjugale

Soutenant ces injonctions à corriger les épouses, la domination masculine au sein du couple est encore plus explicitement affirmée à certains endroits. D’autres exemples répartis entre le tout début et la fin du xiiie siècle soulignent de manière limpide le devoir de subordination de la femme. Cet impératif se décèle en soubassement de l’ensemble des réflexions sur le couple dans le corpus étudié. Aux alentours de 16 Au sujet de l’affectio maritalis, cf. G. Burger, Conduct Becoming, p. 18-19 ; D. Lett, « Famille et relations émotionnelles », p. 191 ; J. T. Jr Noonan, « Marital Affection in the Canonists », Studia Gratiana, 12 (1967), p. 479-509 ; J. Leclercq, « L’amour et le mariage vus par des clercs et des religieux, spécialement au xiie siècle », in Love and Marriage in the Twelfth Century, éd. W. van Hoecke, A. Welkenhuysen, Louvain, 1981, p. 104. 17 « Prima ergo sacerdotis et precipua providentia ista debet esse ut […] virum inducat ut bonis conditionibus tractet uxorem suam […] et si stulta est, moderate et decenter eam corripiat, et si opus fuerit castiget », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 375. Cf. R. Bast, Honor your Fathers, p. 72-74. 18 Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 375. Le verbe custodire est employé ici. Cf. la citation de ce passage infra ; S. M. Stuard, « Burdens of Matrimony », p. 64. 19 Voir supra, ch. IV.

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la même période que le De regimine principum (fin du xiiie siècle), un autre auteur mendiant, Jean de Galles, enjoint également au mari d’exercer la discipline sur son épouse si cette dernière ne fait pas montre de bonnes mœurs20. Entendons par cette dernière expression une attitude contraire aux normes prescrites aux femmes, découlant de la conception de ce prédicateur et du milieu culturel auquel il appartient. La conduite sanctionnée est abondamment établie dans une suite de chapitres que Jean de Galles consacre aux vices féminins. Ainsi, afin d’appuyer la fonction du mari, il rappelle l’injonction de Pierre selon laquelle les femmes doivent être soumises à leurs époux. Il y ajoute le modèle de Sarah qui obéissait à Abraham21. En plaçant son propos sous l’autorité des Écritures, la position de chacun des conjoints, dans un rapport de pouvoir sexué, est ici fixée en termes clairs. La même sommation, façonnant les comportements sexués et le rapport entre les sexes, se retrouve dans les manuels pour confesseurs, dont on peut supposer la portée dans la vie quotidienne des paroissiens. Soulignant la faute d’une épouse qui ne suivrait pas son mari, Thomas de Chobham rappelle qu’elle est soumise au gouvernement (regimen) et au pouvoir de ce dernier, en vertu de sa position dominante définie par l’apôtre Paul (vir caput est mulieris)22. À la toute fin du xiiie siècle, dans son bref traité à vocation pratique, le dominicain Jean de Fribourg recommande au confesseur d’interroger la femme qui n’obéit pas à son mari ou se montre arrogante envers lui23. L’époux quant à lui pèche par une excessive sévérité à son encontre24. L’identification du péché par l’aveu, qui sera sanctionné par une pénitence selon l’appréciation du confesseur25, témoigne d’une véritable éducation des époux, autant homme que femme, quant à la place de chacun par la désignation de la culpabilité. L’interrogatoire fixe alors une hiérarchie au sein du couple et attribue à l’homme une position supérieure. Si le mari ne doit pas abuser de son autorité, Jean de Fribourg voit dans le refus de l’épouse de reconnaître une telle position un motif de sanction. Nager à contre-courant ou la rivière au service de l’ordre conjugal

Au début du xiiie siècle, la prédication de Jean de Vitry assied également la place masculine au sein du couple dans son premier sermon aux gens mariés. À la mention des mêmes références scripturaires que le Communiloquium, il ajoute la

20 « Si vero contingat quod uxor ducta non sit bene morigerata, custodienda est et disciplinanda ac sibi malignandi materia subtrahenda », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 2, fol. 77v. 21 « [I Petr. 3, 1] Mulieres sint subdite propriis viris, sic Sarra obediebat Abrae, dominum eum vocans », ibid., fol. 78r. 22 Eph. 5, 23 et I Cor. 11, 3. « Et videtur, quia vir caput est mulieris, et ipsa subdita est regimini et potestati viri sui in rebus temporalibus », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 368. 23 « Vel [quere] si mulier inobediens viro et proterva contra virum », Jean de Fribourg, Confessionale, ch. De coniugatis. 24 « Item si vir nimis sevus fuit mulieris », ibidem. 25 Les deux derniers chapitres du Confessionale (De absolutionibus et De iniunctione penitenciarum in extremis) donnent des conseils généraux quant aux pénitences à administrer, sans toutefois définir celles relatives à chacun des péchés questionnés. Cf. R. Rusconi, L’ordine dei peccati, p. 72-74 et 159.

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sentence de Gen. 3, 16 contraignant Ève à obéir à Adam26. Le prédicateur explicite ce verset en établissant que le mari doit être à la tête de son épouse en la régissant (vir praesse debet uxori, ipsam regendo)27. À travers un exemplum évocateur, il met ensuite en garde contre l’inversion des rôles en dénonçant les femmes qui souhaitent dominer leurs maris. Le récit proposé rend compte d’une « mauvaise femme » (mala mulier) qui contrarie son mari en refusant d’accomplir ce qu’il lui demande. Au cours d’une altercation avec son époux, refusant d’agir selon son commandement, cette dernière recule violemment et tombe dans la rivière. Son mari la cherche alors dans le sens contraire de l’écoulement des flots, expliquant son geste par la tendance de sa conjointe à toujours être en opposition et à ne jamais suivre le droit chemin28. La direction du courant de la rivière vient alors figurer un sens « naturel » des positions sociales et des rôles sexués. L’obéissance féminine se trouve symbolisée par un élément non seulement naturel mais inexorable. Jacques de Vitry fait reposer par ce biais la détermination de la place sexuée de chacun, comme nous l’avons rencontré dans les commentaires bibliques, sur un argument souverain et indéniable au sein de cette rhétorique. Au reste, la sentence est sans appel pour l’épouse subversive, puisqu’elle meurt noyée, cette fin apportant alors une moralité sans équivoque au récit. Autrement dit, la punition présentée par Jacques de Vitry est capitale pour celle qui oserait aller à l’encontre des prescriptions de son conjoint et de la place qui lui est attribuée au sein du couple. La volonté de fixer de manière manifeste la place de chacun des deux sexes, dans un rapport de pouvoir en subordonnant la femme à son mari, non seulement se fait jour au prisme de cet exemplum, mais sous-tend les réflexions sur la vie conjugale. La place dominante de l’homme, justifiée dans les commentaires bibliques par l’ordre naturel, soit la volonté divine, est ici enseignée aux époux – hommes et femmes – à travers la matière homilétique et la pastorale pénitentielle. Les prédicateurs et les pédagogues – par le biais des exemples présentés ici pour leur pertinence mais qui traduisent une pensée plus générale – se font ainsi le relais de la pensée exégétique quant au rôle de l’homme et de la femme. De manière plus immédiate que n’ont vocation de le faire les commentaires bibliques, ils instruisent ainsi les fidèles quant à la différence des sexes appliquée dans le cadre pratique de la vie conjugale. Les enseignements relatifs à l’attitude de l’époux participent dans ce même élan de son identité masculine, puisque cette dernière se construit dans une dialectique d’opposition à l’autre sexe. Si l’époux suit les directives qui lui sont adressées, remplir le rôle masculin qui lui est assigné au sein du couple en adoptant la conduite adéquate lui permet d’affirmer sa masculinité dans son existence séculière.

26 «  Sub viri potestate eris [Gen. 3, 16], ei scilicet obediendo », Jacques de Vitry, RSL 431, ms. Riant 35, fol. 109r. 27 Ibidem. 28 Jacques de Vitry, RSL 431, ms. Riant 35, fol. 109r ; T. F. Crane (éd. et trad.), The Exempla, no 227, p. 94 (cf. les références de cet exemplum p. 225) ; D. d’Avray, M. Tausche, « Marriage sermons », p. 103.

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Trouver la bonne épouse

Si le mari est investi d’une position d’autorité envers sa conjointe, mais aussi d’une certaine responsabilité envers elle, il importe que cette dernière soit choisie avec soin et présente un certain nombre de qualités. En effet, les enseignements délivrés par les frères mendiants définissent les vertus et le rôle de « la bonne épouse »29. En reproduisant les lieux communs misogynes, ils mettent en garde les hommes contre les conséquences désastreuses d’un choix trop hâtif. À l’intention des jeunes hommes en âge de se marier, Vincent de Beauvais et Guillaume Peyraut avertissent contre les dangers d’un mariage malheureux, en dressant le portrait de la mauvaise épouse. À travers des citations, les deux pédagogues dominicains décrivent cette dernière comme étant pire qu’un dragon ou qu’un lion, et en font un des motifs principaux de la désertion du mari de sa demeure30. Jean de Galles insiste sur le même point, en recommandant aux hommes de conclure leur mariage « avec grand soin et grande prudence31 ». À dessein d’encourager un investissement consciencieux dans ce choix, l’importance d’avoir à ses côtés le pendant inverse, soit une épouse vertueuse, est soulignée par Vincent de Beauvais et Guillaume Peyraut32. Présentée comme un trésor aussi rare que précieux, la bona uxor est louée pour ses bienfaits à l’égard de son mari avec autant d’emphase que les défauts de la mauvaise sont dénoncés. La modestie et la pudeur – apprises aux jeunes filles dans les chapitres voués à leur éducation – forment bien entendu le point central de la conduite exigée des futures conjointes33. Les pédagogues rendent les hommes attentifs aux critères qui permettent d’élire judicieusement leur compagne ainsi qu’à leurs intentions dans ce choix qui ne doit pas être motivé par la concupiscence. Outre des considérations d’ordre physique, sur lesquelles s’étend Gilles de Rome, les « biens de l’esprit et de l’âme34 » dont fait montre une femme se

29 Cf. S. Vecchio, « La bonne épouse », p. 117-145 ; D. Lett, Famille et parenté, p. 169-171. 30 « “Tria expellunt hominem de domo, fumus, stillicidium et mala uxor”. Hinc et in ecclesiastico dicitur [Eccli. 25, 23] : “Conmorari leoni et draconi placebit quam habitare cum muliere nequam” », Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 148 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 27, p. 399. À propos de ces idées antimatrimoniales, cf. J.-C. Payen, « La crise du mariage à la fin du xiiie siècle d’après la littérature française du temps », dans Famille et parenté dans l’Occident médiéval, éd. G. Duby, J. Le Goff, Rome, 1977, p. 413-426 ; D. Lett, Famille et parenté, p. 174-175. Cf. aussi N. Bériou, D. d’Avray, « The Image of the Ideal Husband in Thirteenth Century France », in N. Bériou, D. d’Avray, Modern Questions about Medieval Sermons. Essays on Marriage, Death, History and Sanctity, Spolète, 1994, p. 31-69. 31 « Cum magna ergo providentia et cautela est contrahendum », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 1, fol. 76v. 32 Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 147 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 27, p. 399. 33 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 19, p. 274 ; Vincent de Beauvais, Speculum doctrinale, VI, 3, c. 483 ; Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 13, p. 246 (ainsi que 6, p. 240). Cf. également Vincent de Beauvais, De eruditione, 48, p. 197-202 ; S. Vecchio, « La bonne épouse », p. 117-145 ; D. Lett, Famille et parenté, p. 169-170. 34 « Bona mentis et animae », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 3, ch. 2, p. 258. Jean de Galles insiste aussi sur les bonnes mœurs et les vertus de l’épouse. Communiloquium, II, dist. 4, ch. 1, fol. 76v.

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comptent au nombre des éléments essentiels pour la conclusion des noces. Ainsi, aux bonnes mœurs et à une inclinaison vers les activités honnêtes, Gilles de Rome ajoute la recherche de la tempérance chez les futures épouses, bien que cette qualité soit rare chez les femmes naturellement enclines aux excès selon lui35. Tout ce discours est centré sur l’élément masculin du couple puisqu’il s’agit de savoir ce que l’épouse peut apporter ou au contraire ôter à l’homme en termes de bonheur temporel et spirituel. À l’instar des hommes, l’épouse est également astreinte à un certain nombre de devoirs envers son conjoint, que ses vertus lui offrent la possibilité d’accomplir. Toutefois, ces obligations s’élaborent à travers un vocabulaire qui distingue les deux sexes dans leur position au sein du couple. La conjointe détient, tout comme son époux, une part de responsabilité envers lui et est chargée d’influer sur sa conduite chrétienne. Toutefois, la manière d’opérer qui lui est conseillée directement – ou indirectement lorsque les textes s’adressent à un auditoire masculin – est bien différente de la façon de procéder inculquée aux hommes. En effet, corriger ou diriger les agissements de son conjoint s’adapte à la conception de chacun des deux sexes, en reproduisant les tenants de la socialisation différenciée définie par les auteurs étudiés. Vincent de Beauvais par exemple définit la bona uxor comme une femme qui corrige les errances de son conjoint et le ramène à Dieu, à l’exemple de sainte Cécile qui convertit son mari36. Elle se doit de faire montre de douceur en calmant son époux et en apaisant sa colère37. L’épouse idéale transmet à l’homme les valeurs chrétiennes et joue un rôle dans son salut. Ainsi, tout en désignant la femme sage comme un « don de Dieu », Jacques de Vitry décrit la bonne épouse comme une aide pour son mari dans cette quête spirituelle38. Thomas de Chobham ajoute une dimension pratique à cette fonction féminine, en faisant de l’épouse l’auxiliaire du prêtre dans l’application de la pénitence. Il conseille en effet de toujours demander aux conjointes d’être dans ce cas « les prédicatrices de leur mari39 ». Le péché d’un époux est en effet souvent imputé à cette dernière, comme le précise la Summa confessorum, si elle n’a pas corrigé (emendare) son époux40. Toutefois, la méthode que Thomas de Chobham préconise pour y parvenir ne nie en rien la position d’autorité de l’époux sur sa conjointe, ni ne s’apparente de manière frontale à l’exercice d’un pouvoir de la part de cette dernière. 35 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 13, p. 258. 36 Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 147 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 27, p. 399. 37 « Bona siquidem uxor virum mitigat iratum », Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 147 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 27, p. 399. 38 « [Prov. 19, 14] : Domus et divitiae dantur a parentibus, a Domino autem proprie uxor prudens […] Bona vero uxor adiutorium est viri, non solum ad prolem carnalem generandam, sed ad spiritualem salutem procreandam », Jacques de Vitry, RLS 431, ms. Riant 35, fol. 110r. Cf. D. d’Avray, M. Tausche, « Marriage Sermons », p. 86. 39 « Mulieribus tamen semper in penitentia iniungendum est quod sint predicatrices virorum suorum », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 375. Cf. D. Lett, Famille et parenté, p. 170-171. 40 « Unde peccatum viri sepe mulieri imputatur si per eius negligentiam vir eius non emmendatur », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 375.

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En effet, Thomas de Chobham recommande que l’épouse parle « doucement » à son époux « dans la chambre à coucher et au milieu des étreintes41 ». Par ses paroles, elle est encouragée à pallier les défauts de son conjoint en éveillant en lui un certain nombre de vertus chrétiennes. À travers des verbes tels que « inviter » (invitare) et « susciter » (suscitare), suggérant une méthode pour le moins émoussée, elle est chargée de mener son mari à la miséricorde et à la générosité. Ainsi, la Summa confessorum incite l’épouse à évoquer des questions d’ordre spirituel et moral au plus fort du contact charnel. Cet instant d’intimité conjugale est certainement envisagé comme garant de la recevabilité de ses recommandations. Sans doute peut-on supposer que Thomas de Chobham investit ici ce qu’il envisage comme un moment de faiblesse de la chair masculine pour amener, par la voix féminine, les principes qu’il souhaite transmettre aux hommes laïcs. Le sous-doyen de Salisbury conseille en outre que les maigres aumônes de l’époux soient complétées dans le plus grand secret par l’épouse bienveillante42. L’influence féminine qui semble utile à l’enseignement moral est autorisée, et même valorisée, dans la mesure où elle est dénuée des signes d’autorité et n’entre pas en confrontation immédiate avec l’époux. Agissant en cachette, à l’insu de son mari, ou parlant avec douceur, la femme est ainsi présentée par la Summa confessorum comme une alliée de la pastorale pénitentielle auprès des fidèles, dans son application quotidienne, si elle ne déroge pas à sa position conjugale. Molliens herum ou l’étymologie prescriptive

La capacité à « amollir » ou adoucir l’époux, attribuée à l’épouse comme une fonction importante dans son rôle sexué, est affirmée avec vigueur au sein du corpus exploré à travers une étymologie fictive répétée43. Les commentateurs bibliques ainsi que les pédagogues, en particulier trois dominicains de la deuxième moitié du xiiie siècle, reconnaissent en effet dans le mot femme (mulier) la trace de l’expression molliens herum44. Cette association leur permet d’avancer que l’épouse détient l’aptitude d’adoucir son maître (herus), soit celui à qui elle est soumise. La mollesse en tant que caractéristique féminine est ici appliquée dans son rapport émotionnel à l’époux, en agissant sur lui, sans toutefois nier la hiérarchie qu’instaure la relation conjugale. Thomas de Chobham justifie ainsi la tâche d’auxiliaire du confesseur qu’il attribue à l’épouse : « aucun prêtre ne peut autant adoucir (emollire) le cœur d’un

41 « Debet enim in cubiculo et inter medios amplexus virum suum blande alloqui, et si durus est et immisericors et oppressor pauperum, debet eum invitare ad misericordam […] si avarus est, suscitet in eo largitatem », ibidem. 42 Toujours en parlant de l’épouse : « Occulte faciat eleemosynas de rebus communibus, et eleemosynas quas ille omittit, illa suppleat. Licitum enim mulieri est de bonis viri sui in utiles usus ipsius et in pias causas ipso ignorante multa expendere », ibidem. 43 Cf. L. Smagghe, « Les émotions politiques dans les cours princières aux xive-xve siècles », dans Histoire des émotions, s. d. A. Corbin et al., t. 1, p. 208-210 ; P. L’Hermite-Leclercq, « L’image de la femme dans le De eruditione », p. 259. 44 Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 147 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 27, p. 399 ; Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 22v ; Henri de Gand, Lectura ordinaria, p. 209.

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homme que son épouse45 ». Le rôle attribué à l’épouse confirme et fixe sa position dans son rapport au sexe opposé. Pour ce faire, prédicateurs et exégètes emploient les singularités qu’ils assignent aux femmes – soit être facilement émues et aptes à émouvoir – que met en évidence l’image d’un « cœur mou » explorée auparavant46. Dans le même temps, le lien affectif que l’épouse entretient avec son mari sert de ressort pour l’influencer. Ce rôle spécifiquement féminin est en effet mis à profit par les clercs afin de modeler la conduite morale et les consciences masculines. Traiter son épouse comme une égale

Pourtant, de manière paradoxale, malgré ces injonctions hiérarchiques, les auteurs du corpus étudié n’ont de cesse de rappeler que l’homme ne doit pas être dans la position d’un dominus envers son épouse, comme Jean de Galles l’exprime à travers une citation : « Mais toi, l’homme (vir), renonce à l’orgueil de ton cœur, à l’âpreté de ta bouche, tu n’es pas le maître mais le mari47 ». Gilles de Rome précise à plusieurs reprises à l’intention des hommes que la relation qu’ils entretiennent avec leurs conjointes n’est nullement semblable à l’attitude qu’adopte un père envers son fils ou un maître envers son serviteur48. En effet, une certaine égalité, plus grande en tout cas que celle qui détermine le rapport du maître de maison avec son serviteur ou son fils, explique cette différence d’attitude dont doit être conscient le paterfamilias49. S’ajoute à cette justification le caractère « éligible » du lien conjugal, soit le choix qu’a opéré l’épouse en se mariant tandis qu’un fils par exemple n’a pas élu son père50. Enfin, Gilles de Rome, sous l’influence du Philosophe, différencie le rôle paternel par le libre arbitre qui le caractérise – le géniteur traitant son fils selon ce qu’il juge nécessaire pour son bien – alors que la relation entre époux est régie par un ensemble de conventions propres au mariage51. Ces arguments se prononcent en faveur de la manière honorable dont l’époux doit considérer sa conjointe comme le De regimine l’enseigne aux hommes. Une compagne et non une servante

Dans ce même élan, exégètes, prédicateurs et pédagogues – ces derniers employant les commentaires bibliques à l’appui de leurs enseignements – affirment une position égalitaire au sein du couple à travers une citation qui se fait lieu commun de leurs

45 Notre traduction. « Nullus enim sacerdos ita potest cor viri emollire sicut potest uxor », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 375. 46 Voir supra, ch. IV. 47 « Sed tu, vir, depone tumorem cordis, asperitatem oris. Non es dominus, sed maritus », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 2, fol. 78v ; Ambroise, Exameron, V, 7, CSEL 32/1, p. 154. Dans le texte de saint Ambroise, il s’agit de délaisser l’âpreté des mœurs (asperitas morum) et non celle de la bouche. 48 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 19, p. 273 et ch. 14-15, p. 259-264. 49 Ibid., ch. 15, p. 264. 50 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 14, p. 261. 51 Cf. N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 228-230.

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œuvres. Cette dernière consiste en une comparaison calquée sur le récit de la Genèse qu’ils puisent probablement dans l’œuvre de Pierre Lombard52. La citation des Sentences explique en effet que la femme n’a pas été créée à partir de la partie inférieure du corps d’Adam – ses pieds – car elle n’est pas sa servante, ni de sa tête car elle n’est pas sa supérieure (domina), mais de sa côte – soit de la partie médiane de son corps – car elle est sa socia53. Cette occasion permet de rappeler au mari qu’il ne doit pas se comporter en seigneur (dominus) avec elle mais la considérer comme une compagne, une égale. Dans ce sens, deux frères franciscains soulignent l’égalité marquant la relation entre époux, à laquelle les hommes sont incités à veiller. Pierre de Jean Olieu, tout en attribuant le rôle de « sœur » et de « cohéritière » (coheres) à l’épouse, évoque la coequalitas avec laquelle l’époux est tenu de la traiter54. Auparavant, vers 1245, Barthélemy l’Anglais définit quant à lui le vir comme celui qui traite sa compagne (socia) aussi bien que sa propre personne55. Ce plaidoyer en faveur d’une considération respectueuse se poursuit à travers la prédication et la pédagogie des environs de la deuxième moitié du xiiie siècle. Sermons et préceptes éducatifs semblent en effet s’associer pour relayer cet argument aux hommes laïcs, à dessein d’influer sur leur conduite maritale. Parmi d’autres exemples, Humbert de Romans fait de la position de la côte dans le corps humain un des trois « privilèges » (praerogativae) de la femme, soit une des raisons qui expliquent sa valeur. Cet argument s’inscrit alors en faveur de la déférence qui lui est due56. Deux autres dominicains, Vincent de Beauvais et Guillaume Peyraut, emploient cette image afin

52 Pierre Lombard, Sententiae, t. 1, II, dist. 18, ch. 2, p. 416-417. La quasi-totalité de ce passage des Sentences provient de l’œuvre Les sacrements de Hugues de Saint-Victor et s’inspire également de saint Augustin. Cf. Pierre Lombard, Les quatre livres des Sentences, trad. M. Ozilou, Paris, 2013, t. 2, II, dist. 18, ch. 2, n. 2, p. 223. 53 « De costa viri formavit Deus mulierem […] Non formavit Deus mulierem de capite, ne crederetur formata ad dominationem, nec de pede, ne crederetur subjicienda in servitutem, sed de medio, ut haberetur tanquam socia », Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 28, p. 400. Cf. aussi Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 149 ; Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 2, fol. 78v ; Jacques de Vitry, RSL 431, ms. Riant 35, fol. 109r ; Humbert de Romans, S. 94, p. 201 ; Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 5v ; Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 22v ; Pierre de Jean Olieu, On Genesis, p. 158. La formulation citée plus haut varie bien entendu d’un auteur à l’autre. 54 « [V]ir […] se habeat ad eam [uxorem] ut dominus ad ancillam potius quam ut vir ad sororem et sociam et coheredem », Pierre de Jean Olieu, On Genesis, p. 158 et « Sed quare ex costa potius quam alia parte ? […] est in signum collateralis societatis uxoris ad virum. Non enim debet tractari ut ancilla, nec est sicut proles parentibus subdenda, sed in quandam coaequalitatem et praecipue respectu operis conjugalis. Costa autem est in medio corporis et circumcingit latera et ideo apta fuit ad hoc designandum », ibid., p. 127-128. 55 « [D]einde non minus uxoris suae quam suiipsius causam vel etiam curam gerit », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 13 (« De viro »), p. 246. Bien que la citation de saint Augustin n’apparaisse pas explicitement dans ce chapitre du De proprietatibus rerum, la place de socia est attribuée à l’épouse. 56 Voir supra, ch. II. Humbert de Romans, S. 94, p. 201. Humbert de Romans omet de mentionner le statut de domina refusé à la femme (il n’indique d’ailleurs pas que celle-ci n’a pas été créée à partir de la tête). Cela renforce son argumentation en faveur de la déférence avec laquelle l’homme doit la considérer. Ibidem.

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d’instruire les jeunes hommes appelés à se marier57. Ils les incitent à intégrer très tôt les modalités de leur future relation conjugale. L’interprétation exégétique évoquant la femme comme une socia sert alors de point d’appui aux prédicateurs et aux pédagogues pour éduquer les laïcs quant à cet aspect important de la masculinité adulte. Il convient cependant de relativiser la notion d’égalité dans ce contexte, pour ne pas y projeter un sens aussi plein et parfait que l’entendrait une conception moderne du mariage58. Malgré cette nuance à apporter, le discours du xiiie siècle à ce sujet propose des rôles sexués plus égalitaires en vertu du développement de la dimension affective du mariage59. Il est vrai toutefois que les conseils sur l’égalité cohabitant avec la ferme installation de l’homme dans une position dominante au sein du couple présentent ces deux tenants de l’équation conjugale comme une aporie60. À ce titre, l’égalité ne peut pas être appliquée à ces considérations dans un sens absolu et entier. Tout au plus pouvons-nous évoquer une relative égalité, sur le plan affectif, traduisant un traitement respectueux de l’épouse auquel les hommes sont invités et une réciprocité dans les obligations que les époux ont l’un envers l’autre. Reste que l’idée d’égalité par l’entremise de différents termes constitue une part importante de la relation prescrite aux époux. La côte d’Adam, proche du cœur

Comme le révèlent les images de la côte, l’espace corporel d’Adam se fait signe des rapports de pouvoir entre les conjoints dans une matérialité à consonance sociale et relationnelle. Plus encore, ces injonctions se doublent d’une sémantique émotionnelle à travers l’interprétation délivrée par les exégètes mendiants, Nicolas de Gorran en particulier. Comme Hugues de Saint-Cher avant lui, il épaissit en effet cette comparaison maintes fois réitérée en y ajoutant une dimension affective dans son commentaire biblique. L’exégète dominicain associe la côte adamique à « un lieu proche du cœur » (locus cordi vicinus), afin de signifier, dit-il, que la femme doit être aimée par l’homme61. Pour Pierre de Jean Olieu, également à la fin du xiiie siècle, la position des côtes en tant que « gardiennes du cœur » constitue le

57 Vincent de Beauvais, De eruditione, 37, p. 149 ; Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 28, p. 40. 58 G. Burger, Conduct Becoming, p. 19. 59 Ibid., p. 23-24 ; G. Signori, « Similitude, égalité et réciprocité. L’économie matrimoniale dans les sociétés urbaines de l’Empire à la fin du Moyen Âge », Annales. Histoire, sciences sociales, 67 (2012/3), p. 658-662 ; E. Kooper, « Loving the Unequal Equal », p. 44-56 ; P. Leisching, « Über Liebe und Ehe im Mittelalter », Innsbrucker historische Studien, 12/13 (1990), p. 371-378 ; D. Lett, Hommes et femmes, p. 20-22. 60 Reposant sur un principe à la fois hiérarchique et égalitaire, cette notion peut évoquer « la hiérarchie d’égaux » que J. Le Goff met en évidence concernant le rapport féodal. « Le rituel symbolique de la vassalité », dans J. Le Goff, Pour un autre Moyen Âge, p. 349-420. Ce rapprochement est opéré par J. Morsel à propos de la relation entre Adam et Ève, dans son analyse du Jeu d’Adam. « Dieu, l’homme, la femme et le pouvoir : les fondements de l’ordre social d’après le Jeu d’Adam », dans Retour aux sources. Textes, études et documents d’histoire médiévale offerts à Michel Parisse, éd. S. Gouguenheim et al., Paris, 2004, p. 537-549. 61 « De loco etiam cordi vicino ut ostenderetur diligenda a viro », Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 22v. « De costa vero viri, non de terra, formata est mulier, ut eam vir plus diligeret », Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 5v.

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signe de l’amour du cœur (amor cordalis) qu’éprouve le mari envers son épouse62. Par ailleurs, selon Nicolas de Gorran, la chair molle ajoutée à la place de la côte retirée, par la douceur que cette matière symbolise, prouve que le mari doit se garder d’exercer de la dureté envers son uxor, mais au contraire lui manifester de la bonté (benignitas)63. Introduisant une dimension sacrificielle à la relation qu’il préconise, Nicolas de Gorran suggère également que l’homme doit être affaibli afin que sa conjointe soit fortifiée64. Ces commentaires mendiants élaborent une réflexion sur la relation entre époux en partant de la corporéité masculine afin d’enseigner au mari la manière dont il doit se comporter envers sa femme. La métaphore adamique utilisée s’avère sinon évocatrice auprès de ce sexe, du moins révélatrice d’une réflexion à son intention. À travers les images déployées, la mollesse exprime alors la conduite bienveillante demandée au mari, allant jusqu’au sacrifice au profit de sa conjointe, motivée par un sentiment d’amour. Le passage fixant le devoir du mari dans l’œuvre de Thomas de Chobham, mentionné précédemment, s’inscrit dans ce sens, malgré la recommandation de châtier sa conjointe. En effet, à l’injonction de bien la traiter, s’ajoute une sommation selon laquelle « rien ne doit lui être plus cher (carius) que son épouse65 ». Le mari est alors amené par la Summa confessorum, non seulement à mieux « garder » sa femme qu’aucune de ses possessions terrestres, mais également à lui montrer « l’estime qui lui est due » comme si elle était une partie de son corps66. En effet, le thème de l’una caro, propre au récit de la Genèse et souvent rencontré dans ce corpus, suscite le lien de continuité unissant l’homme à sa femme. Partager entre époux : le mari responsable et protecteur

Dans le prolongement de la responsabilité qu’endosse le mari, une corrélation dans les actes et les vertus des conjoints se dessine. Le rôle masculin dans sa dimension identitaire est sollicité au sein des recommandations relatives à ses devoirs, par le biais d’images évocatrices reprenant les symboles de la masculinité examinés. La conservation de l’honneur est un enjeu de premier ordre dans cette conception,

62 « Sed quare ex costa potius quam ex alia parte ? […] Prima est in signum cordalis amoris viri ad uxorem […] Costae enim sunt custodes cordis », Pierre de Jean Olieu, On Genesis, p. 127-128. Il n’y a pas d’entrée pour cordalis dans les dictionnaires de langue latine consultés. Il semble que cet adjectif, que nous attribuons au cœur (proche de cordialis), soit une invention de Pierre de Jean Olieu ou tout du moins soit peu fréquent. 63 «  Et replevit carnem pro ea ut sic ostenderetur quod non [est] erga uxorem exercenda duricia, sed potius benignitas », Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 22v. 64 Comme il le signale, son interprétation exégétique reprend la notion du sacrifice christique pour l’Église. 65 Nous reproduisons la phrase dans son entier : « Maiorem enim debet adhibere diligentiam circa uxorem suam custodiendam quam circa aliquam possessionem terrenam, quia nihil debet ei esse carius uxore sua », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 375. 66 Envers son épouse, le mari doit être instruit par le prêtre à : « debitum honorem sicut parti corporis sui exhibeat », ibidem.

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puisque sa perte ou son maintien chez l’épouse rejaillit sur son conjoint67. Ainsi Gilles de Rome décrit-il une épouse « valde coniuncta » à son mari. Il estime nécessaire de faire part de cette relation étroite dans le chapitre qu’il adresse à ce dernier, déterminant la conduite qu’il doit adopter. Le pédagogue indique alors qu’en vertu de ce lien « l’honneur dont l’épouse fait preuve déborde sur la personne du mari lui-même »68. Gilles de Rome invite par ce biais les hommes à considérer leur épouse avec honneur (pertractare honorifice), en subvenant à ses besoins69. En faveur de la conduite respectueuse encouragée, le statut de socia est rappelé70. Faire pénitence ensemble

Les manuels destinés aux confesseurs, tout comme les gloses bibliques, insistent sur le partage des fautes qu’entraîne le lien de continuité entre époux, engageant la responsabilité masculine. Le commentaire de la Genèse de Nicolas de Gorran souligne l’implication d’Adam dans la faute d’Ève, en relevant qu’il fut appelé en premier par Dieu pour répondre du péché commis. En commentant Genèse 3, il explique cette situation par la position masculine, soulignant que l’homme est le chef de la femme et qu’à ce titre il est en devoir de corriger son épouse71. Le commentaire biblique établit ainsi qu’Adam est accusé, et reconnu coupable, de la faute de son épouse. Il doit alors répondre de ses actes, en plus de sa propre faute. Adressée en premier lieu à une élite intellectuelle, cette appréhension de la relation entre les époux ne se cantonne pas à ce commentaire. À travers des écrits plus anciens, destinés à transmettre la notion de péché plus directement aux hommes mariés par la confession, cette même conception est diffusée. Le lien qui scelle mari et femme dans la culpabilité affleure en effet dans les manuels pour les confesseurs. Au début du xiiie siècle, Robert de Flamborough fait émerger cette conjonction à travers la pénitence qu’il conseille au confesseur d’infliger à un mari trompé. Il précise en effet que si un homme, ayant découvert que son épouse est 67 Cf. C. Gauvard, « De grace especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, Paris, 1991, t. 2, p. 705-752 ; D. Lett, « Famille et relations émotionnelles », p. 189-190 ; L. Moulinier-Brogi et al., « Histoire des femmes et histoire du genre dans l’Occident médiéval », Historiens et géographes, 392 (2005), p. 143. 68 « Nam cum uxor sit persona valde coniuncta, honor, qui uxori exhibetur, redundat in persona ipsius viri », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 20, p. 279. Cf. D. Neal, The Masculine Self, p. 82-83. 69 « Viso, quomodo decet viros suis uxoribus moderate uti et discrete, restat videre quomodo eas debeant honorifice pertractare. Quemlibet enim virum secundum possibilem facultatem decet suam uxorem honorifice retinere in debito apparatu, ei necessaria debita tribuendo », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 20, p. 279. Cette obligation fait également partie de l’affectio maritalis pour les hommes. G. Burger, Conduct Becoming, p. 18-20. 70 « Immo cum ostensum sit supra, uxorem non se habere ad virum quasi servam, sed quasi sociam, decet quamlibet secundum suum statum uxorem propriam honorifice pertractare », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 20, p. 279. 71 « Primus increpatur quia primo mandatum accepit. Item primo debuit redargui quia […] est caput mulieris in cor. XI. unde uxorem corripere debuit », Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 24v.

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adultère, souhaite rester auprès d’elle, soit « la garder en mariage72 », avant qu’elle ait purgé sa faute, il est tenu d’exécuter lui-même une pénitence de deux ans73. La notion de communication de la souillure entre époux, à l’image d’une contamination, permet de comprendre l’étonnante punition administrée au mari innocent74. Davantage qu’un partage de la faute elle-même, il semble s’agir de prémunir l’époux contre l’impureté de sa conjointe, bien qu’il se retrouve lié à elle dans l’expiation du péché. La description que donne Guibert de Tournai de l’épouse infidèle qui « souille » (polluere) le lit conjugal confirme cette interprétation75. L’adultère entache alors les corps et les consciences au point qu’une proximité avec la pécheresse induit une diffusion de sa culpabilité. Ce phénomène se produit en vertu de la dimension charnelle qui habite l’union matrimoniale et à plus forte raison lorsque les époux cohabitent puisqu’ils forment una caro. La nature particulière de ce péché, en tant que « crime76 » (crimen) à caractère sexuel, explique sa propagation de la conjointe fautive à l’époux innocent par le biais de l’acte conjugal. En effet, le Liber poenitentialis explique que l’époux bafoué sera « mélangé » (mixtus) à son épouse coupable, pas encore lavée de sa faute, raison pour laquelle il doit s’écarter d’elle ou faire pénitence aussi77. Cette dernière consiste certainement à jeûner comme cela est d’ordinaire le cas et, comme on peut le soupçonner, à s’abstenir de relations sexuelles78. Dès lors, la continence qu’implique la peine infligée semble offrir une protection contre la souillure que transmettrait l’épouse fautive à son conjoint, tout en permettant à celle-ci d’expier son péché79. Reste que les époux sont unis dans la

72 Traduction tirée de Gratien, Décret, causes 27 à 36. Le mariage, éd. et trad. J. Werckmeister, Paris, 2011, C.32, q.1, c.4, p. 359. Thomas de Chobham précise que si le mari est en droit de se séparer de son épouse adultère, il ne peut toutefois pas se remarier. Summa confessorum, p. 367. Cf. aussi Gratien, Décret, C.32, q.1, c.4, p. 358-359 ; R. Manselli, « Vie familiale et éthique sexuelle dans les pénitentiels », dans Famille et parenté, éd. G. Duby, J. Le Goff, p. 371-372 ; G. Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre, ch. 9, p. 173-197. 73 « Si quis uxorem suam invenerit adulteram et postea deinceps placuerit habere eam in matrimonium, duobus annis poeniteat, ideo quod adulterae mixtus sit quae adhuc crimine suo non purgata est ; aut abstineat se a matrimonio eius donec expleatur satisfactio criminis poenitentiae suae », Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, p. 235-236. Cf. Gratien, Décret, C.32, q.1, c.4, p. 358-361. 74 Voir supra, ch. VIII. 75 D. D’Avray, M. Tausche, « Marriage sermons », p. 90 ; « que fidem non servavit thori maritalis indignam se reddidit ut ei servetur ius thori quod polluit », Guibert de Tournai, RLS 282, p. 802. 76 Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, p. 235-236. 77 Ibidem. 78 Il est difficile de savoir en quoi consiste la pénitence demandée au mari, car elle n’est pas explicitée dans ce passage. Le Liber poenitentialis (p. 200) précise d’une manière générale que la pénitence consiste en trois choses : le jeûne, la prière et les aumônes. L’abstinence n’est pas explicitement mentionnée. Toutefois, le décret de Gratien (C.32, q.1, c.6, p. 362-363) fait suivre ce même passage d’une autre recommandation, réitérant la pénitence infligée au mari dont l’épouse est adultère et ajoutant l’interdiction d’avoir des relations sexuelles avec elle durant sa pénitence. Jacques de Vitry (RSL 433, ms. Riant 35, fol. 113r) conseille également au mari de s’abstenir de relations sexuelles avec son épouse adultère et de vivre dans la continence. Cf. D. d’Avray, M. Tausche, « Marriage sermons », p. 91. 79 Cette conception est particulièrement explicite chez Gratien (reprenant Yves de Chartres) : « Si un homme marié commet des péchés quelconques, ceux-ci ne salissent pas sa femme ; mais la fornication souille aussi la femme », Décret, C.32, q.1, c.3, p. 359 (p. 358 pour le texte latin). Cette citation semble montrer que, parmi tous les péchés, ceux à caractère sexuel impliquent une souillure

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souffrance et la contrition qu’ils partagent par la pénitence. Cette dernière implique une solidarité dans l’expiation de la faute de l’épouse et la préservation de la pureté du mariage80. L’homme qui choisit la cohabitation est alors spécifiquement désigné pour communier avec son épouse dans son repentir. Que la propagation de la faute soit sexuelle ou ait lieu en vertu du lien matrimonial lui-même, la continuité entre époux nouée jusque dans le péché, sexuel en particulier, est enseignée au pénitent dans son rôle de mari. Lutter jusqu’au sang pour l’épouse

Affirmant par un autre biais ce lien de continuité et de responsabilité, Thomas de Chobham accuse avec emphase les proxénètes et ceux qui exposent leurs épouses à l’adultère. Il conseille de leur infliger la privation « à perpétuité » de l’eucharistie pour ce crime considéré comme « extrêmement grave81 ». La sévérité de cette sanction est à même de dissuader les maris de commettre un tel péché. Dans ce contexte, afin de souligner la gravité de ce mauvais comportement marital, Thomas de Chobham affirme que l’homme est tenu de lutter jusqu’à la mort pour sauver la pudeur de son épouse. Il précise qu’il est très vil de l’abandonner au vice82. Cette invective est répétée à deux reprises au sein de la Summa confessorum, ce qui témoigne de son caractère important au sein des enseignements délivrés aux fidèles. Les expressions d’une protection « au péril de son corps » et « usque ad animam et sanguinem », qui s’ajoutent à cette directive, traduisent l’investissement total – de corps et d’âme – exigé de l’époux83. Désireux de nuancer son propos, ce qui semble être la voix de Thomas de Chobham ajoute qu’il ne pense pas qu’il faille s’exposer à un trépas certain dans ce combat. Cependant, précise-t-il, l’époux doit « résister », soit lutter, autant qu’il a l’espoir d’extraire sa conjointe de la turpitude84. L’appréciation de ce péché dans sa gravité permet de souligner à quel point il va à l’encontre de la relation conjugale préconisée par la pastorale pénitentielle, mais également du devoir qui revient au mari. L’homme est non seulement responsable

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qui se transmet au conjoint. Cette citation inverse toutefois les rôles en regard du passage étudié, puisque l’homme est ici coupable d’adultère. Comme le souligne J. Brundage, le droit canon considère l’adultère principalement comme une offense féminine, bien que les théologiens jugent la sexualité extra-conjugale comme un péché autant pour un homme que pour une femme. « Sex and Canon Law », p. 42 ; G. Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre, p. 181-182. La notion de contagion morale, teintée des conceptions médicales à travers l’idée d’un mélange des spermes masculins, apparaît probalement aussi en filigrane. Voir supra, ch. VIII. « Gravissima autem pena est suspendi in perpetuum a corpore Christi, unde perpendi potest quod gravissimum peccatum est tale lenocinium », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 367. « Tenetur enim vir usque ad animam et sanguinem tueri pudicitiam uxoris sue. Vilissimus autem est qui uxorem suam sponte relinquit ad turpitudinem pro qua deberet certare usque ad mortem », ibidem. Ibid., p. 339 et 367. « Tenetur enim vir etiam cum periculo corporis sui uxorem suam defendere quamdiu habet spem eripiendi eam ab adulterio », ibid., p. 339. Il s’agit d’une citation de la Summa de sacramentis et animae consiliis de Pierre le Chantre. « Non dico quod aliquis debeat se mittere in certam mortem pro uxore sua, sed quamdiu habeat spem eripiendi resistat », Thomas de Chobham, Summa confessorum, p. 367.

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des mœurs de son épouse, mais dans ce cas il lui incombe de lutter de tout son corps et de toute sa personne, de s’exposer aux plus grands dangers, pour défendre la vertu de celle à qui il est uni. D’une part, cette recommandation est à intégrer à la distribution binaire des rôles sexués au sein du couple. En vertu de la passivité attribuée aux femmes, l’épouse est en effet installée dans une dépendance au nom de laquelle elle a besoin d’être protégée par son mari, lui-même actif en raison de son statut masculin85. D’autre part, la prise de risque et l’exhortation à livrer, pour la vertu féminine, un combat qui expose son corps s’inscrit dans le sens de la conception de l’épouse comme une partie de son conjoint86. Une telle représentation du lien matrimonial est renforcée par la définition que livre Barthélemy l’Anglais du maritus. Il lui attribue le rôle de celui qui protège la mère (matrem tuens), c’est-à-dire son épouse en tant que génitrice de ses enfants comme l’explique l’encyclopédiste franciscain87. Cette étymologie prouve le souci d’inscrire dans le rôle du mari le devoir de protection envers sa conjointe. En outre, la désignation de l’époux comme celui qui se confronte aux dangers à la place de sa compagne – en raison de l’attachement qu’il lui porte – vient s’ajouter aux devoirs masculins88. À la fois définition et obligation, ce trait marital fait écho aux notions exprimées dans la Summa confessorum, tout en les relayant dans le temps, puisque l’encyclopédie est composée plus tardivement. La résurgence de ce devoir dans ces deux œuvres de la première moitié du xiiie siècle ayant connu une large diffusion alimente l’importance accordée à cette prescription dans la construction identitaire masculine. L’injonction à agir et à combattre, formulée par la Summa confessorum, traduit précisément l’adéquation entre la fonction du mari et son identité sexuée. Le vir est en effet éduqué à endosser son rôle social en suivant le sens de ces deux verbes (agir et lutter). Le juste comportement de l’époux permet d’exprimer le rôle spécifiquement masculin attendu des séculiers dans le cadre du mariage, sur le plan moral. L’image virile du combat contre le vice et la luxure – auquel sont incités les adolescents et les hommes adultes – n’est dans ce discours pas employée afin d’exhorter l’homme à se sauver lui-même mais à conserver le salut de sa compagne. L’appel à puiser en soi-même les forces pour mener à bien le combat contre le démon ou le désir est ici, dans le cadre de la vie maritale, réinvesti en faveur de la vertu de cette dernière. Cette lutte pour les mœurs de l’épouse révèle bien la pensée d’un prolongement dans la pureté morale entre les époux, mais se manifeste aussi comme une obligation attribuée aux hommes. Au reste, si le mari lui-même n’était pas convaincu par la

85 S. M. Stuard, « Burdens of Matrimony », p. 64. 86 Cette interprétation est soulevée par la suite de la citation de la Summa de sacramentis de Pierre le Chantre, qui n’apparaît toutefois pas dans la Summa confessorum. 87 « Hic maritus quasi matrem tuens est dictus nam uxoris suae, quae mater est filiorum, curam suscipit et tutelam », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 13, p. 245. « L’homme est appellé mary de sa femme, qui vault autant à dire comme cestuy qui deffend ou garde la mere, car il doit garder et deffendre sa femme, qui est mere des enfans », Jean Corbechon, Le grand propriétaire, VI, 13, fol. 52r. 88 « Tantus autem est amor viri ad uxorem, ut ipsius causa quaelibet pericula subeat », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, ch. 13, p. 245.

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mission qui lui revient, le confesseur se charge de le dissuader du péché par un autre moyen, soit une sanction d’une extrême lourdeur. L’appréciation de la peine qui lui est infligée découle de fait de la grandeur de l’écart de conduite qu’il commet envers sa fonction d’époux. Façonnant la masculinité dans son rapport conjugal, ce passage du manuel de Thomas de Chobham fait ressortir le rôle marital que le confesseur est chargé d’inculquer à travers la pénitence. L’ensemble des prescriptions que manifestent les textes explorés fixe les modalités essentielles du comportement du mari, qui se fait tour à tour correcteur et protecteur de son épouse. La moralité de cette dernière, qui met en jeu celle de l’époux, est au cœur des enseignements délivrés aux hommes au sein desquels continuité, responsabilité et devoir de correction forment les facettes d’un même rôle masculin. En équilibre entre hiérarchie et égalité, la relation enseignée aux maris compose avec l’injonction de bien traiter leur compagne. Cette conception ouvre alors la voie à la manifestation de sentiments, révélateurs du lien de proximité qui unit le mari à son épouse.

Aimer pour être un homme Si les relations conjugales ont donné lieu à un certain nombre d’études historiques, les particularités du sentiment d’amour prescrit aux hommes restent à explorer davantage en profondeur, notamment à travers une étude plus minutieuse du vocabulaire et des images employés. Nous ne prétendons pas ici résoudre la question de manière exhaustive pour le xiiie siècle. Il s’agit de mettre en lumière dans ce corpus de sources la manière dont est décrit l’amour masculin le plus valorisé dans le cadre matrimonial, et au contraire celui qu’il faut éviter, participant à la construction de cette identité sexuée. La dimension sacrificielle conseillée à l’époux, amenant à un don de sa personne, représente un ressort important de l’amour conjugal. En effet, les sermons, secondés par d’autres textes du corpus étudié, s’attachent à prescrire la dilection qui doit animer le mari envers sa compagne. Bien que l’amour ou le sentiment amoureux semblent parfois occultés dans le discours sur le mariage, le lien affectif est néanmoins fondamental et participe pleinement à la construction de la masculinité. Certes, il est vrai que les auteurs mendiants, de même que les manuels destinés aux confesseurs, n’encouragent pas les excès de la passion. Cependant, l’implication émotionnelle des maris, toujours encouragée de manière raisonnable, non seulement occupe une place importante dans le discours mais est prescrite aux hommes comme un devoir moral de premier ordre89. Le souci d’éduquer les laïcs dans leur rôle conjugal se matérialise à travers un enseignement précis sur la manière 89 D. D’Avray, « The Gospel of the Marriage Feast of Cana », p. 216 ; J. Leclercq, « L’amour et le mariage », p. 102-115. Parmi les nombreuses études au sujet de l’amour, notamment conjugal, cf. S. Jaeger, Ennobling Love ; J. Leclercq, L’amour vu par les moines (en particulier ch. 2, p. 35-68) ; C. Baladier, Érôs au Moyen Âge ; D. Boquet, L’ordre de l’affect au Moyen Âge. Autour de l’anthropologie affective d’Aelred de Rievaulx, Caen, 2005 ; J. Verdon, L’amour au Moyen Âge. La chair, le sexe et le sentiment, Paris, 2006 ; R. Imbach, I. Atucha, Amours plurielles. Doctrines médiévales du rapport

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dont le sexe masculin doit aimer. Les sentiments font partie intégrante de cette identité et à ce titre nécessitent d’être façonnés par les moralistes, les théologiens et les pédagogues. Ils en font un lieu de manifestation du bon comportement masculin vécu dans le cadre conjugal. L’amour magnus ou le devoir affectif du mari

Plus encore, être un homme marié implique d’éprouver un fort sentiment d’amour dont la mesure est définie. Bien que tous s’accordent à la présenter comme un aspect essentiel du rôle masculin, les termes varient pour désigner la nature de l’affection masculine. Tantôt amicitia naturalis, tantôt amor magnus, chaque texte l’esquisse selon les nuances de la sensibilité de son auteur et l’orientation du discours qui lui est propre. La quête d’une émotion conjugale endiguée dans les justes proportions s’apparente à l’intensité des relations sexuelles, soigneusement déterminée par les moralistes. Ces deux aspects, envisagés en dialogue en ce xiiie siècle, s’avèrent étroitement associés puisque la passion s’exprime tant par l’esprit que par le corps et que ce dernier transmet les mouvements de l’âme. Parler d’amour : la pastorale au service du sentiment

Charles Baladier souligne le peu d’intérêt pour l’amour dans le discours des moralistes et des théologiens du xiiie siècle, en faveur d’un souci prononcé pour la détermination de l’illicite, ainsi qu’envers ce qui peut contrevenir à « l’intégrité de la vie chrétienne90 » dans les relations conjugales. Par ce bannissement de l’affectif – et à plus forte raison de « la passion érotique91 » – le lien matrimonial serait alors défini en d’autres termes. Il est vrai que la position supérieure assignée à l’homme au sein du couple semble évacuer toute forme d’affection dans les directives cléricales, ce délicat sentiment ayant tôt fait d’être écrasé sous le poids de la domination. Or, une telle appréhension du lien conjugal reviendrait à se méprendre sur la manière de concevoir les relations sociales, à ne pas saisir dans toute sa complexité la façon dont elles sont envisagées et les implications culturelles qui en ressortent. Certes, la supériorité masculine est affirmée pour l’espace séculier, de même que la dépréciation des femmes est évidente dans le discours des frères mendiants et de ceux qui en sont proches. Toutefois, dans cette conception des liens sociaux et affectifs, amour et hiérarchie ne sont pas contradictoires ni ne s’excluent mutuellement. Bien au contraire, l’un et l’autre vont de pair et se conjuguent, définissant un rapport de pouvoir inhérent à la conception des sexes de ces auteurs, mais sont également

amoureux de Bernard de Clairvaux à Boccace, Paris, 2006 ; A. Nygren, Érôs et agapè. La notion chrétienne de l’amour et ses transformations, Paris, 1944-1952, 3 vol. ; D. Lett, « Famille et relations émotionnelles », p. 179-201. 90 C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 135. Cf. G. Duby, « Que sait-on de l’amour en France au xiie siècle », dans G. Duby, Mâle Moyen Âge. De l’amour et autres essais, Paris, 2010, p. 34-49. 91 C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 138. Cf. J. Leclercq, L’amour vu par les moines, p. 54.

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garants de nombreuses obligations auxquelles participe l’amour conjugal92. À ce titre, comme nous l’avons mentionné, Étienne Langton évoque une « soumission d’amour » (subiectio amoris) que doit adopter la femme envers son époux, en bannissant la peur au profit du respect93. L’équation entre amour et devoir de correction qu’exerce l’époux en vertu de sa supériorité se trouve également affirmée par Guibert de Tournai. Le prédicateur franciscain encourage une certaine liberté du mari à réprimander son épouse en associant ce geste à l’affection qu’il lui voue, de la même manière qu’un père aimant blâme son fils94. Ce dialogue étonnant entre deux concepts contradictoires dans notre pensée moderne reproduit en partie le schéma de la relation entre père et fils envisagée par les auteurs médiévaux, marquée par l’obéissance et l’autorité, néanmoins dans une moindre mesure. Ainsi, l’existence conjugale est à la fois portée par une domination masculine affirmée, tout en étant soumise au devoir masculin d’aimer, voire de se sacrifier pour l’être aimé. De manière paradoxale, les auteurs mendiants rappellent sans cesse le statut de chef qu’endosse l’homme, tout en exigeant qu’il traite bien sa compagne et la considère comme une égale, ou tout du moins lui accorde une relative égalité. Cette manière d’envisager les rapports conjugaux s’inscrit bien entendu dans le sillage de la sommation paulinienne, comportant cette conception binaire (« que les femmes soient soumises en tout à leurs maris, maris aimez vos femmes »95). Dès lors, non seulement l’amour conjugal ne se conçoit pas sans hiérarchie, mais il ne s’exprime qu’à travers elle. Le pouvoir et la hiérarchie semblent à ce point appartenir à la conception des rapports entre individus propres à la société médiévale qu’ils s’immiscent dans toutes les relations humaines, jusqu’à celles qui paraissent les plus affectives et le plus intimes à nos sensibilités modernes : l’espace de la famille et du couple à plus forte raison96. Il est ainsi pertinent, pour étudier la construction de l’identité masculine, d’observer de quelle manière cette conception est enseignée aux hommes et adaptée pour une application quotidienne.

92 Cf. D. Lett, « Famille et relations émotionnelles », p. 180. À propos des définitions de l’amicitia entre personnes de différents niveaux hiérarchiques, cf. J. Verger, « Rapports hiérarchiques et amicitia au sein des populations universitaires médiévales », dans Hiérarchies et services au Moyen Âge, s. d. C. Carozzi, H. Taviani-Carozzi, Aix-en-Provence, 2001, p. 305. 93 Voir supra, ch. II. Pour rappel, à propos de la sentence divine concernant la femme dans Genèse 3 : « Subiectio multiplex est. Ordo creationis exigit subiectionem amoris et reventie, non timoris et afflictionis », Étienne Langton, Expositio, ms. lat. 355, fol. 12v. 94 « Sit etiam liberalitas correctionis, ut libere possit vir uxorem arguere et ex dilectione illa recipiat et econverso, sicut decet [Prov. 27, 6] : Meliora sunt vulnera diligentis quam fraudulentia blandientis oscula et iterum corripit pater filium quem diligit », Guibert de Tournai, RLS 248k, p. 573. D. D’Avray, M. Tausche, « Marriage sermons », p. 115-116. 95 Eph. 5, 24-25. 96 Cf. J. Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », p. 125-153 ; J. Tosh, « The History of Masculinity », p. 25 ; C. Carozzi, H. Taviani-Carozzi (dir.), Hiérarchies et services au Moyen Âge.

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Ce que l’on pourrait qualifier d’amour conjugal et même de sentiment amoureux est de fait bien présent dans la pastorale et le discours pédagogique du xiiie siècle97. Exprimé d’une manière différente que celle qui affleure dans les romans courtois, ce thème central est au demeurant exploré par les auteurs mendiants et au cœur des enseignements aux hommes dans le cadre du mariage98. Ils en font un impératif dans la relation que l’époux doit entretenir avec sa conjointe. Les commentaires bibliques ne sont pas en reste quant à cette directive essentielle dans leur conception du lien conjugal. En effet, nous l’avons évoqué précédemment, Nicolas de Gorran comme Pierre de Jean Olieu et Hugues de Saint-Cher insistent sur l’amour que l’homme est tenu de manifester envers sa compagne. Aux alentours de 1231-1244, ce dernier met en évidence la prégnance de l’attachement marital, en déclarant que l’amour (amor) d’un mari est plus fort que celui d’un fils envers ses parents99. Aux alentours des mêmes années, le De proprietatibus rerum souligne de même la force de l’amour du maritus, préférant offrir son affection à son épouse plutôt qu’à sa mère, qu’il abandonne en vertu de la cohabitation conjugale100. Bien que ce contenu ne s’adresse pas de manière directe aux laïcs, on peut supposer que les prédicateurs ou les clercs faisant usage de la matière exégétique ou encyclopédique au profit de l’instruction des fidèles étaient susceptibles de communiquer cette conception de l’affect masculin. Amicitia et amor magnus

À dessein d’une transmission plus immédiate, le traité de Gilles de Rome permet d’entrevoir l’importance de la dilection du mari, qui se mue en obligation incontournable au sein du discours pédagogique. L’amicitia naturalis fait partie du vocabulaire conjugal dans le De regimine principum, qui exhorte ainsi l’homme à tisser une relation indivisible avec son épouse, à faire corps avec elle101. Cet attachement « naturel » entre époux est amplifié par le souci porté envers les enfants, qui solidifie l’attachement des conjoints102. Comme le souligne Didier Lett, l’apparition du terme amicitia n’exprime pas systéma-

97 D. D’Avray, « The Gospel of the Marriage Feast of Cana », p. 214 ; J. Leclercq, « L’amour et le mariage », p. 203. 98 Sur les liens et les différences entre l’amour conjugal prescrit par les théologiens et l’amour courtois, cf. M.-O. Métral, Le mariage, p. 113-177 ; C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 157-170 ; J. Leclercq, L’amour vu par les moines ; A. de Libera, Penser au Moyen Âge, p. 181-245 ; D. d’Avray, « The Gospel of the Marriage Feast of Cana », p. 215-216. 99 Hugues de Saint-Cher, Postilla, fol. 5v. 100 « Tantus autem est amor viri ad uxorem, ut […] amorem eius amori matris praeferat, et ut pro eius cohabitatione patrem, matrem et patriam derelinquat », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, ch. 13, p. 245. 101 Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 8, p. 241. Le verbe adhaerere, qui appartient au vocabulaire de la Genèse, est employé dans ce contexte. 102 À propos des époux : « Immo eo ipso quod aliqui sunt amici unius, habent quandam inclinationem ut sint amici inter se parentes, qui naturaliter diligunt suam prolem, ex dilectione naturali quam habent ad ipsam, augmentatur eorum amicitia naturalis. Sed cum omnis amor vim quandam unitivam dicat, augmentato amore propter prolem genitam, augmentatur quoque eorum propositum, ut velint inseparabiliter permanere », ibid., p. 242-243.

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tiquement un lien affectif dans la parenté au Moyen Âge mais traduit davantage des devoirs réciproques, notamment dans le cadre du mariage103. L’alliance soutient en effet l’édifice de l’amitié entendue dans ce sens, qu’il faut se garder de confondre avec notre interprétation contemporaine « sentimentale et psychologisante104 ». Débarrassé de sa dimension intime, l’ami équivaut en effet à l’allié dans sa consonance sociale. Toutefois, si elle ne la résume pas, l’affection n’est pas pour autant évacuée de la notion d’amitié naturelle imprégnant la relation entre époux dans le traité de Gilles de Rome105. Cette impression se renforce sous l’effet de l’adjonction du terme amor à celui d’amicitia. En effet, la défense de la monogamie conduit Gilles de Rome à mobiliser d’autres expressions pour décrire la force du lien entre époux, parmi lesquelles le terme amor trône en première place. Il s’agit par ce biais de définir et de prescrire l’attachement que l’homme doit avoir envers sa seule compagne. Dans ce contexte, l’amicitia cède sa place à l’amor. Ce dernier terme traduit « un lien dynamique et intériorisé106 » qui engage plus directement une dimension affective et rend compte d’un sentiment plus affirmé. Reléguée au second rang sans être entièrement bannie du vocabulaire de ce passage, l’amicitia confine alors à l’amor au contact duquel elle prend à son tour une coloration affective plus prononcée, se conjuguant à sa puissance à travers la notion d’amicitia excellens. Qu’il soit magnus ou excellens, le sentiment masculin à l’égard de l’épouse est en tout cas envisagé dans son intensité107. Au sein de l’argumentaire à partir duquel naissent ces considérations, la multiplication des femmes aimées, à travers la polygamie, étiolerait l’amour que Gilles de Rome demande à l’époux de manifester. À travers cette image en effet, le sentiment marital semble ainsi revêtir une consistance palpable, susceptible de se diviser, de s’amenuiser ou de se déliter sous l’effet d’un partage entre plusieurs épouses. Cet « amor souveraine108 » en ancien français se trouve par ce biais prescrit comme un impératif auquel le bon mari, ayant un digne comportement, ne peut se soustraire. Ainsi, selon ce traité, la hiérarchie conjugale ne se conçoit pas sans son versant amoureux, sans entraîner avec elle une dilection entremêlée à la responsabilité et à la position d’autorité masculine. Si l’amour est indissociable de ce rapport de pouvoir, au demeurant plus égalitaire que d’autres relations familiales, il n’est cependant ni secondaire, ni accepté dans une mesure amoindrie, mais est au contraire considéré comme éminent.

103 D. Lett, « Famille et relations émotionnelles », p. 180 ; B. Sère, Penser l’amitié, p. 14-15 ; D. Boquet, P. Nagy, Sensible Moyen Âge, p. 248-251. 104 B. Sère, Penser l’amitié, p. 15. À propos de l’amitié dans son acception médiévale, cf. ibidem ; la notice « amitié » dans R. Imbach, I. Atucha, Amours plurielles, p. 293-296 ; D. Boquet, « Faire l’amitié au Moyen Âge », Critique, 716-717 (2007), p. 102-113 ; id., L’ordre de l’affect, p. 275-323 ; S. Jaeger, Ennobling Love. 105 Cf. N.-L. Perret, Les traductions françaises, p. 233-240. 106 D. Lett, « Famille et relations émotionnelles », p. 180. 107 « Nam inter uxorem et virum debet esse amor magnus, quia inter eos (ut probatur 8 Ethicorum) est amicitia excellens et naturalis. Sed cum excellens amor non possit esse ad plures, ut vult Philosophus 9 Ethicor., indecens est quoscunque cives plures habere uxores, quia eas non tanta amicitia diligerent, quanta inter coniuges esse debet maxime », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 9, p. 244. 108 Gilles de Rome, Li livres du gouvernement, p. 156.

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L’art de séduire au masculin

Outre ces injonctions, d’autres formes d’expressions amoureuses apparaissent, prenant la teinte d’une véritable séduction dans l’encyclopédie de Barthélemy l’Anglais. Rare en effet au sein des textes étudiés, cette thématique émerge cependant dans le chapitre que l’encyclopédiste franciscain consacre à l’époux (De viro) en déterminant quels doivent être à la fois sa définition, son rôle et son comportement. À cette occasion, il délivre des conseils certainement inspirés par L’art d’aimer d’Ovide, quant à la manière dont l’homme désireux de se marier doit procéder109. Émettre quantité de promesses, écrire des messages et montrer des yeux ardents, ainsi que se parer de vêtements neufs, ne rien refuser, ni ne ménager ses efforts afin de gagner le cœur de la femme désirée figurent parmi les instructions au futur mari110. Ces encouragements, qui peuvent paraître empreints de frivolité, n’occultent en rien la perspective morale de ce passage, orienté vers la conclusion du mariage. L’importance de l’amor viri dans le cadre conjugal n’est pas pour autant mise à mal par la place accordée à la conquête amoureuse. L’exhortation à s’exposer au danger pour sa compagne épaissit également ici la texture de l’implication conjugale, partie intégrante des devoirs de l’époux. Force est de constater que l’amour, dans ses différentes formes, avant les noces et une fois celles-ci conclues, habite les enseignements délivrés aux hommes. Dans ce cas, la définition qu’apporte cette encyclopédie donne à voir les composantes essentielles de ce qui définit un époux dans son rôle sexué au sein du couple. La frontière entre détermination et prescription étant mince, ces instructions sont certainement susceptibles de parvenir aux oreilles séculières par l’intermédiaire d’un clerc en contact avec ses paroissiens. Mourir par amour ou l’amour au-delà de la mort

La thématique du sacrifice ou du trépas au nom de l’amour est particulièrement étoffée au sein de la matière homilétique que destine un autre franciscain, Jean de Galles, aux époux de manière plus directe. Il consacre en effet un chapitre entier à l’instruction au sujet de cet affect conjugal, au sein duquel des narrations occupent un espace presque total111. Un ensemble de récits mettent en effet en évidence la mise à mort volontaire ou non d’un individu au profit de l’amour qu’il porte à celui ou celle à qui il est uni. Principalement puisés dans les écrits de Valère Maxime, les protagonistes de ce qui fait office d’exempla ne sont en effet pas exclusivement masculins. Aux trois exemples de morts féminines sélectionnés par Jean de Galles

109 Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, ch. 13 (De viro), p. 245. Sans qu’il s’agisse d’une citation, les méthodes de séduction recommandées par L’art d’aimer se reconnaissent de manière condensée. Cf. Ovide, L’art d’aimer, éd. et trad. H. Bornecque, Paris, 1994, p. 18-27. Cf. J. Leclercq, L’amour vu par les moines (ch. 3, p. 69-93) ; S. Jaeger, Ennobling Love, p. 79-81. 110 Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, ch. 13, p. 245. 111 Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 3 (De mutua dilectione coniugum), fol. 78v-79r. La notion proche de la fides sans être tout à fait équivalente, soit la fidelitas, est glosée dans le chapitre suivant du Communiloquium (fol. 79r-79v).

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dans l’œuvre latine fait écho le même nombre de récits de maris immolés par amour. Ces derniers sont toutefois placés en premier au sein des enseignements de Jean de Galles112. Quelques différences quant aux circonstances menant au décès des époux se décèlent toutefois, divisant les gestes des protagonistes suivant leur sexe. Suicides masculins et morts féminines

À l’exception d’une femme précipitant la fin de ses jours en avalant des charbons ardents113, acte certes douloureux et destructeur mais unique parmi les trois exemples féminins donnés, les mises à mort masculines sont dans les trois cas des suicides. Relevant par définition d’un agissement volontaire, ils mettent en scène une prise de décision tout autant consciente que masculine de porter atteinte à son corps, de le blesser dans sa chair. Dans ce but, les époux exemplaires mettent en œuvre des gestes violents apparentés à la guerre, comme l’utilisation d’un glaive pour se transpercer dans deux des cas. L’un de ces vaillants époux se jette sur cette arme pour ensuite être brûlé avec son épouse décédée114. En outre, le premier exemple masculin que cite Jean de Galles met en évidence un mari qui choisit de mourir sans hésiter, afin de sauver son épouse115. Si ce récit comporte une dimension sacrificielle évidente, puisque le trépas de l’époux permet d’épargner sa conjointe, les deux autres narrations ont en commun de décrire un lien de continuité dans la mort entre les époux, sur décision masculine. Les trois récits donnent à la probation de l’amour et de la loyauté des hommes au sein du couple la forme d’une mise à mort de soi des plus volontaires et ostentatoires. Les deux autres exemples féminins proposés par le Communiloquium ne sont en revanche pas des suicides, ni n’impliquent le trépas de l’épouse, bien qu’ils illustrent la loyauté conjugale. Une femme avorte à la suite d’un évanouissement en apprenant la mort de son mari, tandis que le dernier récit consiste en une forme de travestissement ou de transgression des codes sexués de la part d’une épouse au nom de son affection conjugale116. Le changement d’apparence de celle-ci et son initiation aux pratiques masculines afin d’accompagner son mari à la guerre sont présentés par Valère Maxime comme des actes admirables. En effet, ces deux exemples d’amour décliné au féminin comportent une dimension de don de soi, sans toutefois impliquer une mise à mort

112 Jean de Galles conserve l’ordre des récits de Valère Maxime. 113 Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 3, fol. 78v ; Valère Maxime, Faits et dits mémorables, t. 2, IV, 6, p. 47-48. 114 Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 3, fol. 78v ; Valère Maxime, Faits et dits mémorables, t. 2, IV, 6, p. 46-47. Le premier des deux récits dans lequel un époux se frappe la poitrine d’un coup de glaive est considérablement raccourci par Jean de Galles (cf. Valère Maxime, Faits et dits mémorables, t. 2, IV, 6, p. 46). 115 Le troisième cas masculin est un peu plus complexe mais implique de même une mise à mort volontaire et sacrificielle. À la suite d’une prophétie illustrée par deux serpents, mâle et femelle, un époux décide de se donner la mort en tuant le serpent mâle, ce qui permet de sauver son épouse. Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 3, fol. 78v ; Valère Maxime, Faits et dits mémorables, IV, 6, p. 45. 116 Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 3, fol. 78v ; Valère Maxime, Faits et dits mémorables, t. 2, IV, 6, p. 47-49.

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volontaire. Tout au moins, cette dernière ne se réalise-t-elle pas dans un sens littéral concernant le travestissement, que l’on peut rapprocher de manière métaphorique d’une mort sociale ou d’un trépas sur le plan de l’identité sexuée. La masculinité endeuillée ou la volonté maritale

L’ensemble de ces modèles, masculins et féminins, illustre le caractère indéfectible du lien conjugal, qui se poursuit jusque dans la mort, qu’il s’agisse d’un suicide ou d’un geste traduisant la force de l’amour porté au conjoint. Malgré le résultat commun de la majorité de ces exempla, les actes masculins de suicide attribuent cependant un rôle éminemment actif aux hommes mariés, peu étonnant dans son adéquation à la conception des sexes sous l’influence d’Aristote. Les épouses endeuillées apparaissent moins actives et moins enclines au suicide dans deux des récits rapportés. Outre la force des sentiments d’amour que révèlent les protagonistes des deux sexes, le rôle attribué au mari se dévoile dans sa dimension sacrificielle, à la fois sauveur ou victime consentante. L’homme au sein du couple, tel qu’il est montré, entame en effet dans sa chair une lutte contre son propre corps en le blessant, jusqu’à son anéantissement, au nom de l’amour envers sa conjointe117. L’apparition de ces récits choisis dans les Faits et dits mémorables au sein d’un sermon adressé aux fidèles mariés ne découle certes pas du hasard. Ainsi, un ensemble de codes sexués, propres aux hommes, que mettent en scène les narrations antiques sélectionnées par Jean de Galles, restituent les comportements définis comme masculins et féminins au profit de l’instruction des fidèles du xiiie siècle. À travers eux, se révèle la volonté de Jean de Galles d’éduquer les époux dans leur rôle sexué au sein du couple. Il s’agit d’apprendre à chacun selon son sexe l’attitude maritale qu’il doit adopter tout en donnant une forme à l’amour dont il doit faire preuve. Le caractère crucial de la « fides », chère aux théologiens médiévaux et garante d’une relation de confiance mutuelle, de loyauté et de réciprocité118, se situe bien entendu au cœur de ce que démontrent ces récits. Le chapitre s’ouvre en effet sur une exhortation à l’amour mutuel ainsi qu’à ce que les conjoints ne forment « qu’un seul cœur et une seule âme, comme ils sont une seule chair »119. Insistant ostensiblement sur le lien émotionnel que fait naître le mariage, cette formulation éclaire la raison d’être des exemples de sacrifices ou de gestes d’amour offerts à sa suite. La fin du chapitre résout en effet cette question en mentionnant que si les païens illustrent à travers ces narrations leur amour mutuel, les chrétiens doivent à plus forte raison se vouer un « amour ordonné » (amor ordinatus) entre époux120.

117 Cf. S. Jaeger, Ennobling Love, p. 117-127. 118 C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 138. 119 « Item coniugum debet esse affectuosa, caritativa et mutua dilectio ut sint cor unum et anima una, sicut sunt una caro. [Eph. 5, 25] : Viri, diligite uxores vestras sicut christus ecclesiam », Jean de Galles, Communiloquium, II, dist. 4, ch. 3, fol. 78v. 120 « Si ergo tales erant pagani et infideles mutuo se amantes, multo magis christiani fideles coniugali amore ordinato se debent diligere », ibid., fol. 78v-79r.

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Cette injonction finale paraît déplacée dans le contexte d’une exhortation à une affection dont la force incite au don de sa personne. En effet, le choix de la mort volontaire pourrait nous amener à assimiler ces attitudes, bien que conjugales, à la passion amoureuse et non pas à la manifestation d’un sentiment « ordonné ». Pourtant, cet adjectif vient mettre au jour la pondération cruciale dans l’investissement émotionnel prescrit aux hommes, tout en associant ces exemples à une mesure convenable. De fait, encadrées par les commentaires de Jean de Galles, ces narrations sacrificielles mettent en lumière le lien indéfectible, jusque dans la mort et au-delà, qui unit les époux. Selon le Communiloquium, l’amour certes participe de la relation conjugale enseignée aux fidèles, mais l’implication affective qu’elle induit apparaît comme ordonnée ou tout du moins n’entre pas en contradiction avec un sentiment éprouvé dans une juste mesure. Ce sermon s’approprie alors ces récits « païens » au profit d’une appréhension chrétienne du couple, en préconisant un lien conjugal certes étroit mais raisonnable121. De fait, tout comme pour la sexualité, la quantité d’amour ressentie par les hommes mariés fait l’objet d’une attention marquée. Les excès et l’immodération se trouvent bannis avec insistance au sein des instructions délivrées. Amour, démence et jalousie

En effet, prédicateurs et pédagogues condamnent l’amour qui mène à la folie, faisant naître dans son sillage la jalousie. Autant soulignent-ils la valeur de l’attachement d’un mari, autant ne ménagent-ils pas leurs efforts afin de mettre en garde contre le caractère excessif du sentiment voué à l’être aimé. La passion déraisonnable122, tapie dans les fluctuations de l’attachement conjugal, menace en effet le programme éducatif proposé aux hommes. Elle met à mal l’identité sexuée qui leur est inculquée. De fait, ce n’est plus seulement le désir sexuel qui inquiète, mais les sentiments affectifs démesurés, même ressentis pour l’épouse légitime. Les bonnes émotions maritales font alors l’objet de prescriptions et sont autant définies qu’enseignées aux hommes adultes dans leur vie séculière. Dans ce sens, résumant les sujets dignes de figurer dans cette somme du savoir, le Speculum doctrinale consacre un chapitre à l’amour excessif du mari envers son épouse (De immoderato uxoris amore) en mettant en garde contre ses dérives. L’amour qui échappe au jugement et entraîne la folie, guidé par ce qui est nommé la « fureur » (furor), concentre en particulier les griefs de l’immodération émotionnelle123. Motivé par la beauté physique de l’épouse, cet égarement de l’esprit s’inscrit à l’encontre de l’attitude de maîtrise, soumise à la raison,

121 Au sujet de cet amour ordonné, cf. C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 49-61. 122 Cf. la rubrique « passions de l’âme » dans R. Imbach, I. Atucha, Amours plurielles, p. 303-306 ; B. Besnier et al. (éd.), Les passions antiques et médiévales, Paris, 2003 ; B. Rosenwein, Generations of Feeling. A History of Emotions, 600-1700, Cambridge, 2016, p. 157-162. 123 Vincent de Beauvais, Speculum doctrinale, VI, 7, c. 485 en citant saint Jérôme. Cf. C. Casagrande, S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, p. 256 ; M. Ciavolella, La « malattia d’amore » dall’Antichità al Medioevo, Rome, 1976 ; M. F. Wack, « The Measure of Pleasure : Peter of Spain on Men, Women, and Lovesickness », Viator, 17 (1986), p. 173-196 ; J. Cadden, « Western Medicine and Natural Philosophy », in Handbook of Medieval Sexuality, éd. V. Bullough, J. Brundage, p. 65-66.

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définie comme essentielle à la masculinité. La conduite sexuelle excessive – comparée à un adultère avec sa propre épouse – qui découle d’un tel sentiment est condamnée à sa suite dans ce discours. Deux modèles de maris trop épris

À dessein de dissuasion envers l’auditoire masculin, les exemples de deux hommes bibliques sont employés. Il s’agit d’Adam et d’Hérode, parangons d’un amour dangereux qui les précipite dans la réalisation d’actes aussi déraisonnables que peccamineux. Adam dans le rôle de l’amoureux insensé est plus fréquemment convoqué, tandis que le roi de Judée n’apparaît qu’au sein d’un sermon aux époux composé par Guibert de Tournai. La désignation d’Adam comme un amoureux ardent met sur le compte de l’affection conjugale la responsabilité de la Chute. Certaines gloses bibliques se saisissent en effet de l’amour masculin pour éclairer le péché originel. Dans son commentaire de la Genèse, Pierre de Jean Olieu souligne la mutation de l’implication émotionnelle du premier homme, initialement empreint d’un amor naturalis envers Ève, grand mais juste. L’intensification de ce sentiment conjugal, devenu excessif par un effet de distorsion, est envisagée par l’exégète franciscain comme une dégradation ou une péjoration de cet affect124. Ainsi porté à la démesure, l’amour entraîna selon lui le péché d’Adam. Le premier homme, explique-t-il, accepta de croquer le fruit pour ne pas incommoder (molestare) Ève et pour ne pas s’éloigner d’elle, fût-elle coupable devant Dieu. Plus encore, Pierre de Jean Olieu voit dans l’attachement du premier homme le reflet de l’amour – que l’on pourrait qualifier de narcissique – que ce dernier éprouve pour sa propre personne, se contemplant à travers Ève125. Cette interprétation situe la source du péché originel, décliné au masculin, dans cet amour coupable doublé d’un sentiment envers soi-même, mais aussi envers tout le genre humain. Pierre de Jean Olieu explique en effet que l’amour d’Adam pour Ève s’intensifie sous l’effet d’une démultiplication des objets aimés dont elle est le miroir. Il voit à travers la première femme, en plus d’elle-même en tant que seul ami visible et de sa propre personne, l’espèce humaine dont Ève est la promesse126. De cet effet de juxtaposition découle un amour excessif, faussant le jugement d’Adam qui croit avec orgueil qu’il ne sera pas puni par Dieu.

124 « Ad hoc ipsum autem Adam praecipitatus esse dicitur per hunc modum. Eva enim suadente et forte multiplicibus verbis et modis, Adam naturalem amorem quem maximum habebat ad eam, licet ab initio rectum, nimium intorsit et inflexit in eam, nolens eam molestare nec a se abicere velut ream in Deum », Pierre de Jean Olieu, On Genesis, p. 148. 125 « Eo autem ipso quo nimium ipsam coepit amare, amavit nimium et se ipsum, quia se ipsum in ipsa quodammodo conspiciebat », ibidem. 126 « Erat enim multipliciter sua, nec habebat connaturalem et visibilem socium nisi ipsam, et ex ipsa et cum ipsa totum humanum genus pendere videbat. Et ideo ipsam non solum pro seipsa amabat, sed etiam pro toto humano genere quod ex ipsa sperabat. Ex nimio autem amore sui factus est nimius appretiator sui ac per consequens superbe aestimavit quod Deus non inferret tam fortem poenam in eum […] », ibid., p. 148-149.

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La Glose ordinaire, qui reprend saint Augustin, formulait antérieurement cette même interprétation en relevant la crainte d’Adam « d’attrister » (contristare) Ève. Ce commentaire souligne également la volonté du premier homme de ne pas se distancier de cette dernière, non pas sous l’effet de la concupiscence, mais d’une « bienveillance amicale » (amicabilis benevolentia) à son égard. À défaut d’avoir heurté son épouse, cette disposition a cependant offensé Dieu127. L’exemple d’un autre homme, amoureux excessif, se conjugue au portrait d’Adam à cet endroit du commentaire : il s’agit de Salomon. Celui qui est nommé « Salomon vir » à cette occasion, soit le roi en tant que mari, « n’a pas la force de résister à l’amour de sa femme » et commet un péché d’idolâtrie128. La leçon qui émane de ces commentaires se fait alors limpide à l’égard des époux et des hommes à plus large spectre. Ils sont amenés à se méfier des dangers de l’amour démesuré. La raison et l’implication émotionnelle sont ici en opposition, les actes insensés qui découlent de l’amour conjugal se portant à l’encontre de Dieu. Guibert de Tournai et Jacques de Vitry font de même appel à ce récit exégétique, ayant vocation de souligner les conséquences néfastes de l’amour immodéré, au profit de leurs sermons « ad coniugatos ». L’enseignement qu’apporte ce triste modèle marital est dans ce cas plus immédiatement destiné à être entendu des fidèles mariés. Après avoir recommandé à l’homme d’aimer sa conjointe de manière judicieuse, Guibert de Tournai met en garde contre l’excès des sentiments qui amène à la folie (amentia). Il fait précéder la narration du péché adamique, commis par amour, d’une citation biblique soulignant la démence qui guette les hommes épris, affectionnant davantage leur femme que leur propre père129. Rattaché par les exégètes à la force du lien conjugal, ce surplus d’affection est ici l’indice d’une attitude pour le moins périlleuse et destructrice. Cette sentence éclaire le mauvais exemple d’Adam coupable d’un amour excessif envers son épouse (ex nimio amore uxoris) narré ensuite. Guibert de Tournai souligne l’offense causée au Créateur et la transgression qui en découle130. Ainsi, apparenté à un acte insensé, le geste d’Adam dévorant le fruit défendu pour ne pas attrister Ève place cette dernière en position d’intruse entre Adam et le Créateur dans ce sermon131. Par son interférence, la femme trouble en effet la parfaite harmonie installée entre ces deux instances

127 « Si uxorem que iam seducta manducaverat noluit adam contristare quam credebat a se alienatam tabescere, et sine solatio interire, non quidem carnis concupiscentia, sed amicabili benevolentia, qua sepe deus offenditur, ne offendatur amicus », Biblia cum glossa ordinaria, fol. 14a v. Ce passage reprend Augustin, De Genesi ad litteram, XI, 42, CSEL 28/1, p. 378, cité également par Pierre Lombard, Sententiae, t. 1, II, dist. 22, c. 4, p. 443. Cf. aussi Henri de Gand, Lectura ordinaria, p. 224. 128 « Ita Salomon vir quidem tante sapientie non in simulacrorum cultu aliquid utilitatis credidit esse, sed mulieris amori resistere non valuit et quod sciebat non esse faciendum fecit », Biblia cum glossa ordinaria, fol. 14a v. On retrouve ce propos dans Remi d’Auxerre, Expositio super Genesim, CCCM 136, p. 55-56. 129 « Excessus habet amentiam. [I Esdr. 4, 25-26] : Diligit homo uxorem magis quam patrem et multi dementes facti sunt propter uxores suas », Guibert de Tournai, RLS 248K, p. 571. 130 « Sic Adam, ex nimio amore uxoris sue quam nolebat contristare, creatorem suum offendit, et preceptum suum transgressus est », ibidem. Cf. Jacques de Vitry, RLS 432, ms. Riant 35, fol. 111r. 131 « Et nota quod inter Deum et Adam in paradyso non habuerunt nisi unam mulierem », Guibert de Tournai, RLS 248K, p. 571.

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« masculines », l’une étant à l’image de l’autre. Ève est non seulement exclue de cette relation mais elle y sème la discorde. En outre, l’imputation de la faute à la femme est telle que Guibert de Tournai lui attribue le bannissement d’Adam du Paradis132. Ce qui est en cause, comme le démontre la suite de ce passage, est le sentiment que suscite la femme dans cette appréhension masculine des débuts de l’humanité. Ainsi, Guibert de Tournai convoque deux autorités de premier ordre, Sénèque et Aristote, afin d’affirmer que l’amour (amor) s’apparente à « une sorte d’oubli de la raison, proche de la démence133 », inadapté aux sages. Outre sa dimension misogyne encourageant le célibat des clercs, ces paroles visent à dissuader l’investissement démesuré des laïcs en employant pour argument ce qui mettrait à mal leur identité masculine, dont la composante fondamentale est la raison. L’amour dans une juste mesure, sur lequel nous reviendrons, est défini immédiatement après cet avertissement. Afin de souligner plus encore le caractère insensé des actes d’Adam, un autre exemple masculin, celui d’Hérode, figure dans ce sermon. Guibert de Tournai met sur le compte de l’excès d’amour (ex nimio amore) de ce mari l’assassinat de sa femme134. Ajoutant à la démence de ce personnage biblique, le sermon rapporte qu’après ce meurtre, Hérode devenu fou continuait de s’adresser au cadavre de son épouse. Il refusait en effet de la croire morte « tant il était affecté » de son décès, la tristesse ressentie entraînant un accès de folie (excessus mentis)135. Les dérives de l’attachement conjugal mènent ainsi à cet ensemble d’actes insensés, traduisant à la fois le surplus d’amour masculin et la douleur fulgurante qu’il entraîne lorsque l’être aimé disparaît. Dès lors, les émotions dans leur intensité portent la responsabilité de cette démence masculine, encore plus manifeste dans ce cas que dans celui d’Adam. Le récit d’Hérode semble avoir pour fonction de mettre en évidence le caractère absurde du péché du premier homme à l’intention des auditeurs potentiels de ce sermon. Zelus et zelotypus : la jalousie est le propre de l’homme

Dans son sermon aux époux, Jacques de Vitry fait suivre l’exemple d’Adam qu’il emprunte à l’exégèse d’une recommandation contre les dangers de la jalousie136. Portant à la déraison, cet affect est associé à l’amour excessif dont il témoigne. À cet égard, le

132 « Illa autem non quievit nec cessavit donec tantum fecit quod de paradyso est eiectus maritus eius […] », ibidem. 133 « Unde Aristoteles et Seneca in libris de matrimonio : “Amor”, inquiunt, “forme rationis oblivio est et insanie proximus et minime conveniens animo sapientium” », ibidem. Comme l’indique M. Burghart (idem, n. j, p. 571), Sénèque et Aristote sont cités par l’entremise de saint Jérôme (Adversus Iovinianum, I, PL 23, c. 293). 134 « Hic est exemplum de Herode qui interfecit Mariannem coniugem suam ex nimio amore quem habebat ad eam », Guibert de Tournai, RLS 248K, p. 571. 135 « Amens factus est ita ut defunctam eam non crederet, et in excessu mentis positus quasi viventem alloqueretur tantus erat affectus erga defunctam, sicut recitat Egesyppus », ibidem. 136 « Zelus enim dicitur nimius amor mariti in uxorem, ex quo accidit quod nimis creduli sunt uxoribus. Alii autem aliquando ex nimio zelo nimis suspectas habent uxores et vanis presumptionibus perturbantur, et huiusmodi zelotipi nuncupantur », Jacques de Vitry, RLS 432, ms. Riant 35, fol. 111r. La rubrique dans la marge de ce passage indique « contra zelotypos ».

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prédicateur emploie le terme « zelus », sur lequel nous reviendrons plus avant, afin de désigner la ferveur immodérée de l’époux envers sa compagne. Le problème de la jalousie masculine et de ses conséquences semble en effet préoccuper les frères mendiants. Gilles de Rome aborde dans une perspective tout aussi moraliste ce ressenti, contre lequel il s’efforce de mettre en garde les hommes mariés. Il consacre à cette fin un chapitre entier, qui dénonce les méfaits des maris jaloux, oppresseurs de leur épouse137. De manière plus neutre, Barthélemy l’Anglais conjugue intimement la jalousie à l’identité masculine, puisque cette notion s’intègre à la définition de l’homme (De masculo)138. Parmi les dispositions spécifiques aux « mâles » égrenées par l’encyclopédiste, telles que la chaleur ou encore le courage, les hommes sont qualifiés de « mulierum zelatores ». Cette expression décrit à la fois des amoureux et des jaloux ou un amour qui incline à la jalousie139. Ces deux aspects sont bien entendu étroitement enchevêtrés, puisque l’affection fortement éprouvée provoque un sentiment de possession en réaction à ceux qui menaceraient de s’emparer de l’être aimé. Sous l’autorité d’Aristote, l’encyclopédiste ajoute ensuite l’exemple des animaux qui se battent pour leurs femelles, venant étoffer l’attribution de cette attitude au sexe mâle. La chaleur qui irrigue l’ensemble des traits physiologiques propres aux hommes dans ce chapitre, en comparaison aux femmes, explique ces agissements. Ce sexe serait alors enclin par nature à des sentiments conduisant aux agissements violents140. Par la définition qu’il transmet, Barthélemy l’Anglais investit la masculinité et le comportement naturel qui s’y rattache d’un penchant pour l’amour et la jalousie dans leurs expressions impétueuses. Fortement associées à cette identité sexuée, ces émotions font l’objet de nombreuses mises en garde comme le prouvent les écrits mendiants. Alors même que les femmes sont considérées par ces auteurs comme concupiscentes et tournées vers les passions déraisonnables, ces avertissements occupent pourtant une place importante parmi les enseignements délivrés aux hommes. C’est justement parce que les excès menacent l’identité masculine dans son essence, de laquelle ils découlent néanmoins explicitement, que ceux-ci entraînant des actes insensés sont condamnés avec autant de vigueur. Malgré les périls qu’il présente, l’amour ne se trouve pas pour autant banni des directives qui façonnent la conduite masculine, sous l’œil des moralistes, des pédagogues et des prédicateurs. Comme cela se décèle dans les passages scrutés, il est au contraire non seulement prescrit aux époux mais doit traduire un attachement d’une grande force de la part de l’homme. Insuffisant s’il est ténu, dangereux s’il est excessif, l’amor est en effet envisagé comme indispensable dans le cadre conjugal. Élément fondateur

137 « Multi virorum in hoc videntur delinquere, quia circa uxores proprias sunt nimis zelotypi », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 22, p. 281. Cf. le chapitre dans son entier p. 281-283. 138 « Sunt igitur viri foeminis calidiores et sicciores, viribus fortiores, animosiores, ingeniosiores, constantiores, mulierum zelatores, unde animalia pugnant pro mulieribus suis, ut dicit Aristot », Barthélemy l’Anglais, De proprietatibus rerum, VI, 12, p. 245. 139 Cf. « zelator » dans R. Latham, D. Howlett (éd.), Dictionary of Medieval Latin, vol. 2/2, p. 3747 ; A. Blaise, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, p. 864. 140 Au sujet du rapport entre humeurs et émotions, cf. L. Smagghe, « Les émotions politiques », p. 204-205.

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du mariage, il est le pilier de la relation entre époux141. Si ce sentiment indispensable est assimilé aux devoirs fondamentaux du mari, en quels termes la bonne manière d’aimer, ni démesurée, ni trop faible, est-elle décrite ? Comment ce juste milieu dans le ressenti conjugal et sa manifestation sont-ils envisagés ? En effet, la pondération de l’amour est un principe essentiel des enseignements mendiants contribuant à former l’attitude masculine. Le vocabulaire de l’amour conjugué au masculin

Malgré une volonté commune de lui offrir une place de choix dans le discours, plusieurs expressions se côtoient afin de donner une consistance à cet affect masculin. Chacune lui apporte une inflexion quelque peu différente. En effet, nos auteurs déterminent l’amour mesuré et idéal entre les sexes avec leurs propres mots qui, loin d’être univoques et monolithiques, créent un espace d’expression polyphonique dont les composantes convergent et se distinguent tour à tour142. Il est en effet malaisé, sinon impossible, de dégager une formule unique permettant d’élucider de manière définitive l’énigme de l’amour parfait pour tous les frères mendiants. Tout au plus, peut-on relever la pluralité des chemins lexicaux qui se déploient afin de signifier ce sentiment complexe dans l’espace matrimonial. À travers la richesse du vocabulaire latin, plus vaste que le français à cet égard, la créativité des pédagogues et des prédicateurs s’épanouit au gré des instructions qu’ils consacrent à cette composante cruciale de la masculinité affective. Comme souligné, amicitia, amor mais aussi dilectio se conjuguent pour exprimer les nuances de l’amour matrimonial décliné au masculin143. Si le premier de ces substantifs n’implique pas immédiatement une dimension affective, exprimant toutefois un lien communautaire et conjugal étroit, l’amor quant à lui révèle une forte implication émotionnelle144. Dans les passages mis en lumière, ce terme traduit à la fois cette tournure valorisée, mais se trouve également employé dans son versant néfaste pour signifier la démesure masculine145. Les auteurs mendiants lui adjoignent différents adjectifs afin de préciser son orientation, au nombre desquels nous avons relevé magnus et excellens. Le troisième terme de ce vocabulaire affectif, la dilectio, exprimerait quant à lui davantage « un amour de préférence et de respect146 » dans le cadre matrimonial. 141 M.-O. Métral, Le mariage, p. 150 et seq. 142 R. Imbach, « L’amour se dit en plusieurs sens », dans R. Imbach, I. Atucha, Amours plurielles, p. 24. 143 Sur le vocabulaire de l’amour conjugal, cf. D. Lett, « Famille et relations émotionnelles », p. 179-201 ; R. Imbach, « L’amour se dit en plusieurs sens », p. 7-27 ; D. Boquet, L’ordre de l’affect ; B. Sère, Penser l’amitié ; J. Leclercq, « L’amour et le mariage », p. 202-215 ; A. Nygren, Érôs et agapè. 144 Sur la distinction entre amor et dilectio, cf. « amor » dans R. Imbach, I. Atucha, Amours plurielles, p. 296-298 ; B. Rosenwein, Generations of Feeling, p. 158. La signification d’amor est plus vaste et englobante que la dilectio et la caritas. B. Rosenwein (Generations of Feeling, p. 158) relève que dans l’œuvre de Thomas d’Aquin, l’amor est supérieur à la dilectio. Ce premier terme comprend le deuxième (la dilectio est une forme d’amor) mais est également plus « divin ». 145 À propos de ce versant négatif du terme amor, apparenté à la libido, cf. D. Lett, Famille et parenté, p. 179. Cf. aussi « amor » dans R. Imbach, I. Atucha, Amours plurielles, p. 297. 146 D. Lett, « Famille et relations émotionnelles », p. 191.

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En revanche, la caritas, essentielle dans la définition de l’amour entre conjoints que produisent les théologiens, se fait discrète, voire totalement absente parmi les sources étudiées147. Ce silence peut paraître d’autant plus étonnant que l’ensemble que forment les substantifs amor, dilectio et caritas, et leurs corollaires amare et diligere, se retrouvent dans la Vulgate comme expressions de l’amour148. Bénédicte Sère souligne le refus des commentaires mendiants d’avoir recours à la charité au sujet du concept aristotélicien d’amitié, en raison de son rattachement direct à la vertu théologale149. Ce choix n’empêche toutefois pas la notion de caritas de se deviner à travers les conceptions élaborées à propos de l’amitié150. L’amicitia et l’amor étant associés dans la relation conjugale, il est vraisemblable que la précaution des philosophes moralistes s’étende à ce deuxième concept. Cette conjonction expliquerait l’omission du terme de caritas lorsqu’il est question d’amitié ou d’amour entre conjoints. L’hypothèse éclairant ce silence est affermie par l’influence qu’exerce le Philosophe au xiiie siècle, et par cette voie les commentaires médiévaux qu’il a suscités, dans les textes mendiants étudiés à la tête desquels figure celui de Gilles de Rome. Le rapprochement avec la bienveillance permet alors d’enrober le concept d’amitié dans une enveloppe moins connotée par la théologie que ne l’est la caritas151. À cet égard, l’amour conseillé aux hommes mariés apparaît sous un jour davantage tempéré, débarrassé de sa gangue passionnelle, dans le sens d’une benignitas, terme rencontré auparavant, soit une manifestation de bienveillance ou de bonté152. L’affect pondéré enseigné aux hommes

Tout comme à l’endroit des relations sexuelles dont il peut être l’expression, l’amour mesuré et respectueux est en effet de mise, tout en épousant la tournure des différentes appellations. Les traités pédagogiques se font les messagers de cette notion qu’ils participent à inculquer aux jeunes hommes voués au mariage, à l’exemple de l’œuvre de Guillaume Peyraut. Ce dernier leur enseigne en effet « la bonne manière » de se comporter envers leur future conjointe. La juste façon de l’aimer leur est prescrite en premier lieu. Les jeunes hommes sont en effet incités à aimer « avec discernement et

147 Cf. ibidem ; C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 138 ; M.-O. Métral, Le mariage, p. 149-150. À propos de la caritas, cf. R. Imbach, I. Atucha, Amours plurielles, p. 296-301 ; D. Boquet, L’ordre de l’affect ; B. Sère, Penser l’amitié, p. 252-278 ; H. Pétré, Caritas. Étude sur le vocabulaire latin de la charité chrétienne, Louvain, 1948 ; J. Leclercq, L’amour vu par les moines, p. 54 ; A. Nygren, Érôs et agapè, t. 2, p. 182-262. 148 Cf. « amor », dans R. Imbach, I. Atucha, Amours plurielles, p. 296-298. 149 B. Sère, Penser l’amitié, p. 254. Cf. aussi D. Boquet, L’ordre de l’affect, p. 288. 150 B. Sère, Penser l’amitié, p. 254-260. 151 Ibid., p. 254 (plus largement ch. 1, p. 251-297). 152 L’idée de « vouloir du bien » se retrouve également dans la définition aristotélicienne de l’amitié. R. Imbach, « L’amour se dit en plusieurs sens », p. 29.

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modération »153. Si au nombre des ramifications de cette conduite appropriée se compte également la mesure sexuelle, les emplois distincts des verbes « aimer » (amare) et « user » (uti), pour décrire l’implication sexuelle de l’époux, séparent à cet endroit lien affectif et union charnelle. Le sentiment masculin que traduit le verbe amare se trouve alors dicté aux jeunes hommes, dans une mesure équilibrée, au même titre que d’autres domaines ayant trait aux mœurs. L’amour conjugal est alors pris en charge par les enseignements de Guillaume Peyraut. Ce pédagogue façonne l’identité masculine par le biais des agissements, parmi lesquels ceux accomplis à l’égard du sexe opposé détiennent une orientation structurante. La dimension affective concourt de même à la construction du devenir masculin dans la réalisation de sa vie séculière et relationnelle. Deux commentaires de la Genèse parmi notre corpus, dont la Glose ordinaire se fait la représentante la plus ancienne, appliquent l’expression affectus dilectionis au lien unissant l’homme et la femme lors de la Création. À un long intervalle après la Glossa, Nicolas de Gorran exhume cette notion puisée dans le registre augustinien. Cette expression, qui peut s’entendre comme « un sentiment d’affection » ou « d’amour », marque selon lui l’attachement mutuel caractéristique des êtres humains lorsqu’ils se multiplient154. Les végétaux au contraire, comme le relève l’exégète, ne s’embarrassent nullement de cette manifestation, raison pour laquelle ils ne reçoivent pas de bénédiction divine lors de leur apparition au Paradis. La Glose ordinaire quant à elle fait de l’affectus dilectionis ce que représente la chair, matière de laquelle fut remplie la côte d’Adam après avoir été extraite155. Loin de signifier la concupiscence charnelle, ce symbole établit le devoir d’aimer (diligere) comme un contrepoids au pouvoir qu’exerce l’homme sur son épouse. Dans la continuation du vocabulaire que développent les commentaires de la Genèse, relevons également les termes soulevés précédemment, parmi lesquels diligere et plus fréquemment amor traduisent le sentiment vers lequel les hommes sont encouragés. Hors du cadre exégétique, un programme plus élaboré concernant la bonne manière d’aimer est prescrit au sein de deux œuvres mendiantes en particulier. Gilles de Rome enrichit son lexique de l’attachement conjugal en incitant les hommes à une amicitia naturalis, delectabilis et honesta, le recours à ces trois adjectifs précisant l’inflexion de cette amitié156. Éloignée de toute forme d’excès, cette définition esquisse

153 Voir supra, ch. VIII. « Postquam vero uxorem duxerit, debito modo ad eam se debet habere, discrete et temperate eam amando, eam honorando, temperate ea utendo, et benigne eam tractando », Guillaume Peyraut, De eruditione principum, V, 29, p. 401. 154 Cette réflexion apparaît sous la rubrique des dubitationes (ou dubitabilia). Nicolas de Gorran, Postilla, ms. lat. 15560, fol. 20r. À propos du sens du terme affectus, cf. D. Boquet, L’ordre de l’affect, p. 23-27. D. Boquet souligne la juste traduction par « affect » en français du substantif affectus, non pas dans son acception psychanalytique spécialisée, mais dans le sens d’un « état affectif élémentaire ». Pour caractériser la nature de la sensibilité que soulève l’affectus, il emploie toutefois le terme de sentiment. 155 « In loco coste carnem posuit, non ut caro carnalem concupiscentiam significet, sed affectum dilectionis, qua quisque animam suam diligit, et non est durus ut eam contemnat, quod diligit quisque cui preest », Biblia cum glossa ordinaria, fol. 12v. Cf. Augustin, De Genesi contra Manichaeos, II, 12, CSEL 91, p. 138. 156 « Sic enim decet virum quemlibet erga suam coniugem ornatum habere zelum, ut sit inter eos amicitia naturalis, delectabilis et honesta », Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 22, p. 282.

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le programme affectif idéal qu’inculque l’augustin aux maris après avoir dénoncé les méfaits de la jalousie. Cette manière d’aimer est présentée comme un remède pour les hommes trop épris, fixant alors la norme acceptée. Loin d’exclure l’amor magnus et excellens que Gilles de Rome conseille dans un chapitre précédent, cette expression le complète au contraire. Ainsi, l’amitié naturelle, comme Gilles de Rome l’a définie en suivant Aristote, est aussi à la fois agréable et honnête, c’est-à-dire menant à la vertu157. L’adjectif honestus est employé ailleurs à propos d’une sexualité masculine régulée selon les valeurs morales établies par le De regimine principum158. Le modèle d’amitié naturelle, agréable et honnête se présente alors comme l’aboutissement du parcours pédagogique qu’esquissent les chapitres consacrés aux hommes dans leur relation conjugale. Ce passage confirme que l’éducation masculine se réalise également par la formation des sentiments conformes aux idéaux de maîtrise et de discernement desquels cette identité sexuée dépend étroitement. Sous la plume de Gilles de Rome, le « zelus » se transforme alors en « zelus ornatus »159. Ce que l’on pourrait comprendre comme « une ferveur honorable » fait office de pendant élogieux de la jalousie auparavant fustigée ou d’une jalousie endiguée dans les limites d’une proportion honorable. La dilectio socialis ou l’amour parfait

Dans ce même élan, les prédicateurs se donnent pour mission d’éduquer les époux quant à l’affection qu’ils doivent se manifester. À cette fin, Guibert de Tournai en fait un sujet central au sein de son deuxième sermon « ad coniugatas », contenant en réalité de nombreuses recommandations relatives aux hommes. Après avoir dénoncé l’amour débridé d’Hérode et d’Adam, le prédicateur franciscain présente la bonne solution en matière de lien affectif. L’amour parfait que les époux doivent mutuellement se porter, celui vers lequel convergent ses enseignements, se cristallise à travers ce qu’il nomme la « dilectio socialis »160. Il ajoute par la suite l’adjectif « spiritualis » à cette formule, élevant par là même sa portée. Guibert de Tournai attribue un sens fort à cette forme d’attachement en prescrivant ensuite aux hommes,

157 Cf. J. Verger, « Rapports hiérarchiques et amicitia », p. 305 ; la notice « amitié » dans R. Imbach, I. Atucha, Amours plurielles, p. 293-296 ; B. Sère, Penser l’amitié. 158 Cf. Gilles de Rome, De regimine principum, II, part. 1, ch. 20, p. 277. 159 Ibid., ch. 22, p. 282. Cf. aussi le sermon de Guibert de Tournai dans la collection De tempore et de sanctis édité dans D. d’Avray, Medieval Marriage Sermons, p. 301-302. 160 « Est etiam dilectio socialis que debent se coniuges diligere quia pares sunt et socii, unde mulier de costa viri formata est », Guibert de Tournai, RLS 248k, p. 571. Cf. E. Kooper, « Loving the Unequal Equal », p. 53-54 ; D. d’Avray, M. Tausche, « Marriage Sermons », p. 114-117 ; G. Burger, Conduct Becoming, p. 19. D. d’Avray et M. Tausche (p. 114) soulignent la place de l’amour dans ce sermon de Guibert de Tournai, à la différence des sermons ad status de Jacques de Vitry aux gens mariés. Ils décrivent une conception plus « romantique » à l’égard du mariage chez ce prédicateur franciscain. Toutefois, l’hypothèse de l’auditoire féminin du deuxième sermon de Guibert de Tournai (« ad coniugatas ») pour expliquer cette emphase nous semble une projection moderne des intérêts de genre. Nous avons d’ailleurs souligné les adresses à un auditoire masculin dans ce sermon. La différence de regard entre ces deux auteurs du xiiie siècle paraît une hypothèse plus pertinente.

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selon les préceptes pauliniens en relation avec l’idée d’una caro, d’aimer leur épouse comme leur propre corps161. S’aimer soi-même à travers sa femme prend un caractère positif dans le contexte de cette énonciation, contrairement à l’épisode de la Chute162. Relevons que, dans ce sermon précis, l’amor est employé pour décrire un sentiment passionné entraînant des actes insensés, tandis que la dilectio ou le verbe diligere traduisent l’amour empreint de mesure, présenté comme le bon chemin affectif. À l’initiative de Guibert de Tournai, cette distinction lexicale semble mettre en lumière l’opposition qui s’établit entre ces deux facettes de l’amour dans un but pédagogique. Ce trait lexical s’avère spécifique à l’œuvre du franciscain, tout du moins à ce sermon envers les époux, sans qu’il ne se reproduise de manière systématique dans les œuvres mendiantes. Ailleurs, diligere et amare se côtoient en effet sans esquisser de différence sensible d’intensité. La dilectio socialis s’inscrit dans le rapport d’égalité sur lequel insiste Guibert de Tournai qui invite les hommes à considérer leur conjointe dans cette perspective163. Les époux sont assimilés dans ce passage à des égaux et à des compagnons (pares et socii). L’affection exprimée par l’expression dilectio socialis est davantage explicitée à travers l’intention pure dans laquelle le franciscain suggère aux époux de s’unir. En plus de recommander d’aimer tous les jours, de tout cœur et avec sincérité à travers plusieurs versets bibliques, Guibert de Tournai incite les époux à aimer joyeusement et honnêtement afin que Dieu soit honoré et que le fruit pour le servir soit engendré164. Puisque l’amour affranchi de toute souillure se développe uniquement entre les bons, au sein des âmes immaculées, le prédicateur vante la douceur d’une affection honnête, tranquille, chaste et joyeuse165. L’apogée de cette définition de l’amour idéal se réalise dès lors à travers la conjonction de ces quatre composantes qui concourent, aux dires de Guibert de Tournai, à faire éclore un amour non seulement social (socialis) mais aussi spirituel (spiritualis) entre conjoints166. Cette dernière dimension – qu’évoque

161 Eph. 5, 28-29 : « viri debent diligere uxores suas sicut corpora sua ; qui suam uxorem diligit seipsum diligit. Nemo enim carnem suam odio habuit », Guibert de Tournai, RLS 248k, p. 572. Cf. aussi D. d’Avray (éd.), Medieval Marriage Sermons, p. 305 ; id., « The Gospel of the Marriage Feast of Cana », p. 214-215. 162 L’amour de soi est inhérent au concept de caritas défini par les théologiens médiévaux. C. Baladier, Érôs au Moyen Âge, p. 50-51 ; R. Imbach, I. Atucha, Amours plurielles, p. 300-301. 163 E. Kooper, « Loving the Unequal Equal », p. 53-54. 164 « Ista autem dilectio formanda ut sit in ea puritas intentionis, ut non dilig[a]nt se coniuges nec matrimonialiter coniungantur pr[opter] emolumentum aliquod temporale vel pulcritudinem forme, vel impletionem voluptatis libidinose, sed ut vivant simul iocunde et honeste ut Deus honoretur et fructus ad serviendum Deo inde gignatur. [Eccle. 9, 9] : Perfruere vita cum uxore quam diligis cunctis diebus vite tue […] [I Petr. 1, 22] : in fraternitatis amore ; simplici ex corde invicem diligite », Guibert de Tournai, RLS 248k, p. 572-573. L’amour fraternel évoqué dans ce sermon aux gens mariés permet davantage d’inciter à un amour de tout cœur entre chrétiens. 165 « Nunquam enim potest esse vera dilectio nisi inter bonos, licet sit aliqua effigies dilectionis in eis qui vacant viciis, ex quo perpenditur quod in illa amicitia et dilectione quam libido maculat invenitur aliqua dulcedo, quantum habet suavitatis illa que quanto est honestior tanto est securior, et quanto castior tanto iocondior », ibid., p. 573-574. 166 « Ubi hec quatuor concurrunt, ibi apparet inter coniuges dilectio socialis et spiritualis », ibid., p. 574. D. D’Avray, M. Tausche, « Marriage sermons », p. 116. Cf. aussi le sermon sur le mariage dans D. d’Avray (éd.), Medieval Marriage Sermons, p. 305.

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ce sermon à travers un amour conjugal au service de Dieu – traduit le détachement des préoccupations charnelles et excessives condamnées à maintes reprises. C’est donc par cet alliage vertueux, orienté vers la mesure, que s’élabore la formule de l’amour valorisé tout autant que prescrit dans le cadre matrimonial. Bien que ce modèle exemplaire dans le domaine affectif semble concerner les deux sexes, les exemples masculins en matière d’excès viennent souligner le danger imminent que représente cette tendance à l’endroit des hommes en particulier. Ce n’est pas un hasard si les trois auteurs qui valorisent tant l’amour conjugal et mettent en place un discours substantiel sur le mariage – Jean de Galles, Gilles de Rome et Guibert de Tournai – élaborent des textes largement diffusés et écrivent dans la deuxième moitié du xiiie siècle. Ce discours fait particulièrement sens au sein de ces trois œuvres mendiantes qui proposent de la matière directement adressée aux laïcs. Celles-ci constituent des outils de communication et de contact avec ces derniers, visant à promouvoir un certain comportement masculin auprès d’eux. Les conseils pour le développement d’un sentiment empreint de mesure forment alors la solution offerte aux hommes mariés pour pallier les attitudes condamnées par la pastorale. La dénonciation des excès et l’incitation à un amour fort peuvent être entendues dans ce sens comme un instrument pour parvenir à la définition du comportement idéal en matière d’investissement émotionnel. Au sein de ce discours, les sentiments masculins, tout comme la sexualité ailleurs, participent de manière fondamentale à esquisser le modèle de masculinité enseigné aux hommes dans l’espace séculier. La capacité de mesure se présente par ce biais comme un haut lieu de probation de l’identité masculine méritante. Forgée sur la notion de maîtrise, cette dernière puise ses origines dans un modèle clérical adapté aux laïcs. Si le lexique varie, tous les auteurs accordent à l’amour, pondéré mais vigoureux, une place essentielle dans le comportement de l’époux en tant que garant d’une relation harmonieuse et respectueuse. La place réservée à la définition de cette relation parfaite en fait un sujet de préoccupation prépondérant dans le discours pédagogique comme dans les sermons. Déjà énoncé à l’égard des jeunes hommes dans les traités d’éducation, ce discours démontre l’importance de ce sentiment non seulement dans l’espace matrimonial mais aussi dans l’apprentissage de la masculinité séculière. À la lumière de l’ensemble des exemples explorés, le rôle d’époux fait l’objet d’une attention particulière concourant à définir l’identité du vir. Ses qualités tant relationnelles qu’affectives sont fixées au sein d’un discours moral par les clercs à l’intention des laïcs. Il peut sembler contradictoire que des hommes prônant la chasteté et le célibat valorisent à ce point un amour terrestre dans le cadre du mariage, amour somme toute charnel même s’il est détaché des excès de la passion. Une telle mise à l’index reviendrait à oublier l’importance de l’amour dans le discours chrétien et religieux au Moyen Âge central167. Dans la mesure où il n’occulte pas le respect des valeurs chrétiennes et la relation à Dieu, l’amour est ainsi non seulement admis

167 D. D’Avray, « The Gospel of the Marriage Feast of Cana », p. 214 ; J. Leclercq, « L’amour et le mariage », p. 102-115.

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et valorisé, mais prescrit comme une obligation morale dans les enseignements aux hommes mariés. La place qui lui est accordée dans les instructions de la pastorale confirme cette conception du mariage, bien présente chez les clercs érudits et les frères mendiants, faisant de ce sentiment masculin une préoccupation centrale. L’amour conjugal apparaît sous une multiplicité de formes que le riche lexique des auteurs étudiés manifeste dans sa pluralité. Se dérobant à une définition univoque, adapté à chacune des œuvres, ce sentiment conjugal n’en demeure pas moins exprimé à l’unanimité sous un jour mesuré et honorable. Il bannit les excès à la fois de la chair et d’un affect portant à l’insanité. Participant à l’édification d’une masculinité normative, s’épanouissant aussi dans le mariage, le sentiment d’amour fait l’objet d’un véritable apprentissage. Par le truchement de divers supports et à différents niveaux d’immédiateté – qu’il s’agisse des encyclopédies, des traités pédagogiques, des sermons ad status ou encore des commentaires bibliques – la pastorale porte aux fidèles de sexe masculin les directives concernant le domaine intime de l’affect. Même les manuels de confesseurs, s’ils ne s’étendent pas sur le sentiment d’amour en lui-même, laissent deviner le lien étroit qui unit le mari à son épouse. Pour autant, aussi important que soit le sentiment inspiré par la pastorale, il ne résume pas toute la relation entre époux, mais se trouve imbriqué dans un réseau d’autres obligations. L’homme est en effet instruit quant à un certain nombre de devoirs envers son épouse. Le lien de continuité qui s’établit entre les conjoints, la responsabilité et la tâche éducative qu’endosse le mari envers sa compagne reproduiraient la relation entre père et fils si l’idée d’une certaine égalité ne venait apporter une différence fondamentale. Dans la dialectique sexuée instaurée par le discours, homme et femme détiennent une position hiérarchisée qui se conjugue aux autres dimensions de la relation entre époux. La place dominante attribuée aux hommes ne s’affranchit pas de la conception inhérente aux rapports sociaux et à ceux établis entre les sexes dès les prémices de l’humanité, tels qu’ils sont pensés par les exégètes. La position supérieure attribuée aux hommes entre en dialogue avec le devoir d’aimer auquel elle est étroitement associée. Elle compose également avec le lien inextricable tissé entre les époux au sein duquel l’épouse est le prolongement de son mari. Les divers instruments pastoraux mis en œuvre témoignent de l’adaptation des préceptes bibliques, notamment pauliniens, aux pratiques quotidiennes des hommes du siècle. Masculinité conçue par les clercs et enseignée par un discours religieux, l’identité laïque dans sa connotation sexuée se voit investie par les valeurs de ce milieu intellectuel où s’élabore la pensée. En tant que donnée culturelle au même titre que la masculinité, l’amour se module selon un ensemble de représentations et de symboles. À l’aune des images employées se lisent les efforts pour atteindre l’auditoire masculin laïc et l’éduquer dans son comportement amoureux. Pénétré d’implications morales, l’amour sert aussi d’outil à la pastorale en ce qu’il charge l’époux, mais aussi l’épouse, d’instruire son ou sa conjointe quant aux directives que les clercs souhaitent leur transmettre. La proximité entre époux est présentée comme un moyen pour conduire chacun des conjoints à se conformer à l’attitude préconisée. Non seulement l’affection entre époux est encouragée, mais elle est également utilisée au profit des enseignements dans le discours aux laïcs. Elle est à ce titre conçue comme un ressort de l’autorité des clercs. Chacun doit, selon les codes propres à son genre, éduquer l’autre dans

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l’espace conjugal, être le passeur des instructions adressées à chacun des deux sexes. Toutefois, au sein de ce dialogue, comme en matière de sexualité, les hommes sont chargés d’une responsabilité plus importante dans l’application des préceptes. Le mariage, plus précisément l’investissement masculin en son sein, offre ainsi aux clercs un biais pour s’introduire dans l’espace domestique mais cette fois, en plus du corps et de la sexualité, en polissant les éléments immatériels que sont les sentiments et les dispositions relationnelles. Laissant exclusivement la place à l’homme et à la femme dans la conception médiévale, défriché d’autres rapports, le couple rend visible la manière dont les clercs accommodent leurs idéaux de restriction aux hommes laïcs. Pour mener au salut, l’union matrimoniale se fait ainsi espace d’enseignement qui, loin de se résumer à la seule répression des attitudes interdites, offre une voie d’accès à la construction de la masculinité la plus valorisée dans le cadre séculier.

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Conclusion

L’éducation apparaît comme un observatoire permettant la mise en lumière des réflexions qui imprègnent la société médiévale, en particulier en ce xiiie siècle, période sur laquelle s’est concentrée notre étude. Ce phénomène culturel n’est pas « idéel », comme le souligne Jean-Philippe Genet, soit dématérialisé, dissocié des grandes évolutions et mutations qui façonnent ce moment de l’histoire1. Il dépend au contraire étroitement des mouvements sociaux et économiques ainsi que des apports culturels innervant en profondeur les sociétés occidentales. Dans le sillage du grand mouvement de traduction qui se poursuit au xiiie siècle, la soif de connaissance, la redécouverte de textes anciens et l’intérêt pour la Création, plaçant l’homme en son centre2, nourrissent la pensée anthropologique au sein de laquelle le rôle de chacun des sexes est un axe fondamental pour donner sens à l’existence humaine. Afin d’amener au salut, l’instruction envisage en effet les individus comme des êtres sans cesse perfectibles, en fixant des destinées et des rôles différents selon les genres. Les sources prises en compte ici reflètent une préoccupation plus globale, tant du clergé séculier que régulier, pour former les consciences, les croyances, les mœurs et les attitudes corporelles dans le prolongement de la réforme grégorienne3. L’importance de l’éducation en cette période charnière, soulignée par l’historiographie, est un élément essentiel à considérer pour une approche d’histoire culturelle relative à l’époque médiévale. En ce siècle de renouveau de la pastorale et de prise en charge plus étroite des comportements par l’Église, elle constitue le moyen privilégié pour communiquer les valeurs religieuses et réguler les comportements. La question des genres se révèle ainsi être un outil efficace pour penser les catégories de la société, les organiser et les classer afin de mieux transmettre le message chrétien. Dans cette lignée, les différentes œuvres étudiées démontrent une préoccupation manifeste au long du xiiie siècle pour l’éducation des hommes laïcs quant à leur identité sexuée. Les instructions à propos du devenir homme révèlent le souci d’orienter

1 J.-P. Genet, La mutation de l’éducation et de la culture médiévales. Occident chrétien (xiie siècle-milieu du xve siècle), t. 1, Paris, 1999, p. 10. Cf. également parmi de nombreux ouvrages consacrés à l’éducation et à la culture : J. Verger, Culture, enseignement et société en Occident aux xiie-xiiie siècles, Rennes, 1999 ; C. Beaune, Éducation et cultures du début du xiie au milieu du xve siècle, Paris, 1999 ; B. Laurioux, L. Moulinier-Brogi, Éducation et cultures. 2 B. Ribémont, De natura rerum, p. 24 et 157. 3 Voir notamment J. Verger, Culture, enseignement et société, p. 14-16 ; J.-P. Genet, La mutation de l’éducation, t. 1, p. 13 ; A. Vauchez, « Le christianisme roman et gothique (milieu xie-milieu xive siècle) », dans Histoire de la France religieuse, s. d. J. Le Goff, R. Rémond, Paris, 1988, t. 1 : Des dieux de la Gaule à la papauté d’Avignon (des origines au xive siècle), p. 367-368.

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une conduite spécifique qui se détache de la féminité. Il s’agit de définir les normes de comportement, tout en donnant à voir les qualités du modèle valorisé à des fins d’émulation et les dangers qui le menacent. Il est malaisé de dégager une analyse temporelle ou une évolution affirmée quant au discours contribuant à former la masculinité. Certaines tendances peuvent néanmoins être soulignées. Tout d’abord, au sein du corpus pris en compte, aucune rupture ne se dessine dans la durée quant à cet objectif. Les diverses formes textuelles se relayent tout au long du du xiiie siècle pour éduquer les hommes, sans que les efforts déployés dans ce but ne s’affaiblissent, au contraire. La deuxième moitié de ce siècle est marquée par la production d’un discours adressé plus directement aux laïcs, à travers la composition des traités d’éducation étudiés, de deux collections ad status et du Communiloquium. Ces œuvres constituent des moyens de communication avec les laïcs. Bien qu’une étude à plus large échelle, incluant davantage de textes, soit nécessaire pour affiner cette observation, il paraît plausible de relier cette production à l’investissement plus affirmé des Mendiants dans la mission pastorale et éducative lors de la deuxième moitié du xiiie siècle. Leurs contacts avec les laïcs et les outils produits dans ce sens accélèrent certainement ce mouvement amorcé auparavant et rendent visible leur implication dans la formation des hommes. Le soutien de la famille royale et de la haute noblesse à l’égard des frères mendiants et la relation que ceux-ci entretiennent avec le roi, notamment Louis IX4, favorisent également la production de cette littérature éducative à destination des laïcs. Les traités pédagogiques composés pour des princes et des rois, ou leurs enfants, au sein du corpus étudié, démontrent la demande de ces milieux de pouvoir et leur intérêt pour les enseignements mendiants. Le De eruditione filiorum nobilium rédigé sur commande de l’épouse de saint Louis pour ses enfants est un exemple parmi d’autres5. Ainsi, le développement des ordres mendiants en ce milieu du siècle, au moment où la deuxième génération de Mendiants se met en place6, la force de leurs réseaux, de même que l’attente probable des laïcs en matière de spiritualité et leur demande en ce sens, pourraient être des facteurs expliquant cette prise en charge de leur part. À cet égard, le discours de la première moitié du xiiie siècle semble davantage constituer un héritage que les frères mendiants reprennent à leur compte plus sensiblement à partir des années 1250. Les clercs séculiers qui élaborent des enseignements et des réflexions sur le masculin, comme cela a été souligné, se situent en effet davantage au début du xiiie siècle. Cette tendance n’empêche pas que les Mendiants produisent également une pensée originale sur la masculinité après 1250, ni qu’ils participent à éduquer les hommes dans la première moitié du xiiie siècle. Toutefois, conclure à une évolution aussi nette des acteurs du discours sur la masculinité et de l’affirmation de ce dernier serait certes séduisant d’un point de vue historique mais reviendrait à 4 A. Vauchez, « Le christianisme roman et gothique », p. 377-381 et 401-402 ; G. Minois, Le confesseur du roi. 5 Voir supra, notre introduction et le ch. I. 6 Voir notamment M. Schürer, « Mémoire et histoire dans l’ordre des Prêcheurs vers le milieu du xiiie siècle », dans Écrire son histoire : les communautés régulières face à leur passé, Saint-Etienne, 2006, p. 155-156 ; ainsi que supra, notre introduction.

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simplifier un procédé plus complexe, qui se met en place selon différentes inflexions. Sans trancher cette question de temporalité de manière définitive, l’implication plus marquée des frères mendiants à partir du milieu du siècle dans ce processus de formation peut être soulignée, de même qu’une forme d’accélération dans la volonté de s’adresser directement aux laïcs quant au comportement sexué. Quels que soient les acteurs de ce discours, les instruments de communication et les outils intellectuels produits au xiiie siècle sont sollicités pour mener à bien l’éducation des hommes et construire un modèle de masculinité laïque. Les formes du discours relatif à cette identité témoignent de son inscription dans le contexte de l’encadrement des fidèles et du mouvement d’évangélisation de cette période. Les relais de la pastorale mobilisés à dessein de toucher le plus grand nombre concourent en effet à donner corps à ces modèles de perfection et de perfectionnement vers lesquels les hommes du siècle sont menés. Les traités d’éducation, les sermons qui leur sont destinés, mais également les manuels de confesseurs participent de cet effort, secondés par les encyclopédies et les gloses de la Genèse qui alimentent les réflexions sur la masculinité. Un terreau commun et un modèle partagé

Les nombreux lieux communs qui traversent ce corpus témoignent d’un même milieu culturel, d’un partage d’idéaux pédagogiques et moraux, ainsi que des connaissances dans plusieurs domaines, tels que la théologie, la médecine et la philosophie naturelle. Un univers référentiel commun se dessine à l’aune du vocabulaire, concret et symbolique, qui se dégage de ces œuvres en dialogue. Les encyclopédies et les commentaires bibliques, qui ne sont pas destinés en premier lieu aux laïcs, font écho aux représentations et aux valeurs transmises. Ils restituent et enrichissent une pensée qui réunit ces auteurs, qu’il s’agisse de réflexions sur Adam, sur le rôle du mari et du père, ou encore sur la physiologie masculine. Certes, chaque texte possède ses particularités et apporte une orientation qui lui est propre aux définitions de la masculinité et des rôles masculins. Toutefois, le portrait qui en ressort témoigne des mêmes qualités premières, de la promotion des mêmes valeurs et d’un imaginaire commun. Ces différents biais construisent ensemble le modèle donné à voir aux hommes selon leur âge, leur rang et leur fonction sociale. À ce titre, la conduite promue par ces textes peut correspondre au concept de « masculinité hégémonique » porté par l’historiographie. Ce modèle n’est toutefois pas monolithique, composé d’une seule caractéristique, mais englobe une déclinaison de fonctions masculines et de singularités, physiologiques et morales. On pourrait alors évoquer de multiples masculinités qui toutes convergent vers le même modèle de comportement que les clercs apprennent aux fidèles. Ainsi la masculinité se fait-elle lieu de rencontre des symboles et des représentations culturelles que ces auteurs à la fois construisent et mobilisent pour toucher leurs lecteurs et auditoires potentiels. Vers elle se rassemblent des idéaux propres au comportement sexuel et corporel, affectif et relationnel, à une perfection dans les vertus et les facultés intellectuelles. La masculinité sert de support à de nombreuses aspirations. Elle incarne le but d’un cheminement ardu au long duquel les laïcs sont initiés.

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Convaincre et amener au perfectionnement

Cette modulation de l’attitude valorisée selon les status et les catégories masculines rend compte des efforts déployés en particulier par les prédicateurs et les pédagogues, non seulement pour s’adresser aux hommes laïcs, mais aussi pour être évocateurs auprès d’eux. Le souci de transmettre de manière efficace les enseignements relatifs à cette identité sexuée se constate à travers le recours aux différents outils de la pastorale pour les atteindre personnellement. À l’instar des sermons ad status, les traités d’éducation œuvrent pour rendre leur propos accessible, notamment par le biais d’images récurrentes pour s’adresser aux jeunes hommes, comme celle des chevaliers. De multiples arguments sont employés comme autant de moyens pour convaincre les hommes de s’acheminer vers l’idéal de masculinité présenté et de gagner un salut qui se mérite aussi par les actes sexués. À cet effet, les instruments de la prédication et du discours pédagogique sont mis à profit pour mener les hommes vers ce statut de perfection. Que ce soit par le biais des nombreux exempla qui jalonnent les sermons, des récits ou des exemples vertueux employés au sein des enseignements aux garçons et aux adolescents, des métaphores à forte tonalité évocatrice par les sentiments qu’elles suscitent, le contraste imagé qu’elles font apparaître, les menaces ou les craintes qu’elles inspirent, il s’agit de toucher les auditoires ou les destinataires de ces œuvres. L’évocation des attaques des démons pour amener les jeunes à se prémunir par la prière avant l’endormissement ou des conséquences désastreuses d’une vie de débauche, parmi d’autres exemples, constitue un arsenal mobilisé à des fins de persuasion, pour façonner les consciences et influencer les comportements. Les pénitences et la désignation des péchés représentent de concert autant d’outils pour former l’idéal de conduite séculière moralement admise dans l’espace du couple et de la famille. De même, les arguments naturalistes puisés dans le renouvellement du savoir par les apports gréco-arabes et l’œuvre d’Aristote viennent renforcer cette visée. Ces différents moyens discursifs et rhétoriques sont employés afin de modeler de manière efficace les mœurs des hommes du siècle. La construction de l’identité masculine prend ainsi appui sur l’intention de transmettre des valeurs chrétiennes et d’amener à la vie éternelle. Agir sur les consciences se réalise à travers l’invocation d’un salut qui se mérite, permettant de justifier les instructions délivrées quant à la bonne manière d’être un homme. Quand le féminin révèle le masculin

D’autre part, la présence d’une réflexion sur la féminité et les comportements féminins représentés par différents âges et fonctions sociales a permis de mettre en évidence la conception de la masculinité qui se dégage des sources étudiées. L’espace réservé aux femmes a dévoilé une pensée sur les hommes qui ne se cantonne pas à une généralisation sur l’être humain, mais au contraire met en lumière cette identité dans ses composantes sexuées. Ainsi, bien que discret, le rôle des mères invite à une comparaison avec celui des pères. Il a contribué à saisir la dialectique sexuée qui s’installe dans la manière d’appréhender la relation des parents avec leur progéniture, leur mission envers elle ainsi que l’expression de l’amour, envisagée par les Mendiants

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de manière sexuée. Au demeurant, l’espace laissé aux mères s’avère inégal selon les sources et atteste des conceptions différentes du partage des tâches éducatives ou simplement de l’importance d’un élément féminin dans l’éducation des fils après sept ans. Ce sujet cristallise la position des auteurs relative aux genres dans leur interaction au sein de l’espace parental, mais aussi au rôle paternel qui constitue une part importante de la masculinité séculière. L’éducation des jeunes filles dans les traités pédagogiques et les sermons ad status, tout comme celle des épouses, a non seulement souligné les rapports de genre et la socialisation différenciée selon les sexes, mais a aussi rendu visible la masculinité en tant que construction sexuée. Dans ce discours, cette dernière s’est avérée avant tout définie en fonction des rapports qu’elle entretient avec l’autre sexe et des différences qu’elle dessine avec celui-ci. La relation au corps et aux émotions fait également apparaître un clivage entre les attitudes féminines et masculines. Les sentiments s’incarnent bien souvent dans la chair au gré des représentations qui ressortent de ces textes. À ce titre, le cœur dans sa matérialité apparaît comme un symbole éminemment sexué, mettant en lumière la différence des sexes et justifiant les singularités attribuées au masculin. Figurant les émotions et la volonté à travers un imaginaire physique, cet organe se fait significatif de l’expression des émotions masculines, en opposition avec celles des femmes. Le rôle d’Ève a également mis en exergue un comportement spécifiquement masculin dans les commentaires bibliques. La place de la première femme se définit par son opposition à la conduite d’Adam. Dans le dialogue qu’elle instaure avec ce dernier, elle permet de fixer la place et les devoirs de chacun au sein du couple. La résonance de cette figure exégétique, dans son interaction avec Adam, se fait jour dans les recommandations au mari et au paterfamilias. Catégories de la pensée et dépassement des sexes

Dans ce sens, un rapport d’opposition entre les représentations et les symboles rangés du côté masculin et féminin structure les contours des identités sexuées. Hommes et femmes donnent consistance à une pensée symbolique qui les rapproche de catégories abstraites. Manifeste dans les gloses bibliques, cette conception détermine des parts de chaque être humain habitées par des qualités féminines et masculines. Les commentaires de la Genèse recèlent de nombreuses réflexions à propos de la conduite jugée masculine, en regard de celle de l’autre sexe, tant dans ses aspects valorisés avant la Chute que dans ses défauts au moment du péché. Qu’il s’agisse de connaissances extraordinaires ou au contraire de l’acquiescement fautif de la raison, l’ensemble de ces singularités prend une consistance hautement sexuée sous la plume des exégètes. Dès lors, les gloses de Genèse 3 laissent place à l’expression d’une césure à l’endroit de la Chute, qui donne une impulsion à la façon d’envisager les genres dans les enseignements aux laïcs. À ce titre, les commentaires bibliques ont constitué une fenêtre pour observer l’élaboration de la pensée sur la différence des sexes construite culturellement et de la masculinité idéale incarnée par Adam, dont la résurgence a été constatée dans les instructions aux laïcs. Une perméabilité se remarque entre ce modèle idéel et le comportement masculin non seulement encouragé comme un but à atteindre, mais

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aussi enseigné aux fidèles dans leur vie quotidienne. Dès lors, une communication s’établit entre les instruments intellectuels que sont les gloses ainsi que les encyclopédies et le discours pédagogique qui cherche à façonner les mœurs et rappelle les devoirs de chacun selon son sexe. Par ailleurs, malgré la prégnance d’une conception binaire, une autre vision des sexes se dessine à travers l’évocation d’agissements selon des degrés de masculinité et de féminité. Cette pensée, particulièrement présente dans les exhortations aux adolescents et aux veuves, mais aussi aux hommes adultes, se révèle à travers la notion d’actes mesurés à l’aune d’une forme de perfection masculine. La virilitas, en tant qu’âge et en tant qu’état d’accomplissement, a mis en lumière cet étalon de mesure auquel sont comparés tous les individus, des deux sexes confondus. L’apprentissage identitaire au masculin

Comme le montre l’étude de ce corpus, la masculinité parfaite de la virilitas n’est pas innée, ni atteinte par tous les hommes. Il faut la mériter selon les critères que déterminent ces différents textes. En tant que masculinités inachevées, l’enfance et l’adolescence, figurant un délicat passage à l’âge adulte, mettent en lumière son processus d’acquisition. Au fil de l’exploration des textes, la masculinité se dévoile comme un apprentissage, un nom qui se mérite. L’étude de ces différents relais discursifs confirme cette observation émise par les historiens de la masculinité au Moyen Âge. Toutefois, la masculinité ne se dévoile pas seulement comme un statut qui se gagne, mais est explicitement décrite comme un parcours qu’il faut mener à bien. Les sommations au jeune homme d’abandonner les actes puérils pour devenir pleinement adulte, selon le modèle du vir, expriment cette conception. Dans les propos des pédagogues et des prédicateurs, la masculinité de l’adolescent apparaît comme un cheminement intérieur semé d’embûches. Cet âge critique donne lieu à des erreurs irrémédiables pour le salut de l’âme ou au contraire à un succès dans les épreuves qui permet de parvenir au statut d’homme. Au demeurant, l’image d’une progression morale consistant à œuvrer pour la vie dans l’au-delà ne se borne pas à l’enfance et à l’adolescence, ni aux œuvres pédagogiques. La conception d’une avancée méritoire au gré d’efforts, qu’exprime aussi l’idée de la bataille contre le diable et contre soi, habite profondément les enseignements adressés aux adultes pour l’acquisition de la virilitas, qu’elle soit modèle idéal ou moment de perfection dans la course des ans. Corps et corporéité dans la construction du masculin

Tissant un réseau de références culturelles et symboliques, les images convoquées volontairement ou habitant le discours en filigrane font de la substance corporelle le support principal de l’expression de l’identité masculine. Toutes ces sources disent la méfiance envers un corps enclin aux excès et au plaisir, la crainte d’une enveloppe charnelle qui agirait d’elle-même sans tenir compte de la raison, à laquelle elle échapperait par ses pulsions. Ces différentes œuvres révèlent pourtant que le corps s’avère indispensable à la masculinité, à la fois pour l’incarner, à travers les signes physiologiques et humoraux qui la sous-tendent et la définissent, mais aussi pour la prouver de manière « performative ». Les gestes et les agissements qui correspondent

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au modèle de masculinité promu sont en effet désignés comme essentiels par les auteurs des sources étudiées. Plus encore, sans les actes traduisant la volonté, le vir n’a pas d’existence propre. Cette identité se réalise alors uniquement à travers les agissements produits par le corps, motivés par la chaleur en tant que qualité éminemment masculine, dans sa résistance à la sexualité et sa conduite modérée. À ce titre, les auteurs mendiants définissent une identité qui transcende le sexe anatomique, bien que celui-ci aide à l’atteindre par ses composantes physiologiques, pour se gagner par les actions et un comportement qui se détache de ce qui est envisagé comme féminin. En particulier présente sous la plume de Jean de Galles, cette définition se rapproche de la notion de « genre », dans la mesure où le sexe « biologique » ne suffit pas à déterminer l’identité masculine, qui au contraire le dépasse. Les sermons aux veuves se font particulièrement évocateurs de la conception d’une identité sexuée qui se gagne par les actes, à travers un corps à sublimer. Les exhortations à surpasser le corps et le désir sexuel rendent compte de la masculinité comme d’un statut méritant qui ne se limite pas aux hommes, ni ne les englobe tous. Selon les prédicateurs, les veuves peuvent au contraire s’en rapprocher, comme d’un état de perfection, en agissant sicut vir, tout en restant femmes. S’il faut le transcender pour atteindre le modèle valorisé, le corps se fait surface significative et lisible du masculin en tant que construction culturelle. Il constitue également la substance par laquelle sont transmises les représentations les plus expressives et les images les plus frappantes de la masculinité séculière. Le corps traduit les aspirations quant à une masculinité idéale qui habite ces textes en profondeur. À travers lui, se réalisent les vertus de résistance, de sublimation de la chair, de dépassement de soi, de maîtrise des pulsions, même durant le moment d’abandon qu’est le sommeil. L’enveloppe charnelle permet de signifier cette identité à travers un imaginaire sensoriel amplement utilisé par les prédicateurs à dessein de toucher les laïcs et de les convaincre d’adopter le comportement encouragé. Les représentations employées dans les sermons, mais aussi dans les traités d’éducation ou encore dans les encyclopédies, font appel aux sens et aux sensations. Qu’il s’agisse du dégoût de la pourriture, de la répulsion face au galeux qui se lacère la peau, ou encore de la douceur du miel, ces images viennent figurer des réalités profondes et donner corps aux valeurs transmises. Par ces images et les procédés mis en œuvre, ces sources font également état d’un imaginaire commun, corporel et matériel, quant aux voies du désir masculin à maîtriser. Les explications naturalistes s’allient à celles d’ordre théologique et moral pour rendre compte de canaux intérieurs qui diffusent la concupiscence, comme un flux envahissant le corps qui peine à le contenir. Cette représentation se retrouve autant dans les réflexions au sujet d’Adam que dans celles relatives à la pollution nocturne. Une tendance à matérialiser l’immatériel par essence se fait jour, qu’il s’agisse du désir, des pensées envahissantes et agissantes, de la contamination du péché entre époux par les sécrétions corporelles ou encore des vices du mauvais maître transmis à l’élève. En somme, dans un discours qui prône le détachement des sensations, ou du moins une modération dans l’importance qui leur est accordée, le corps est omniprésent pour parler de la masculinité, pour être évocateur auprès des destinataires potentiels de ces propos, pour exprimer les craintes et les idéaux masculins.

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Ce qui est menaçant prend consistance à travers le diable ou les démons nocturnes, tandis que les idéaux et le détachement du corps sont figurés par le rêve et l’extase offrant une proximité avec le divin. Rejoindre ces deux entités extrêmes dans le surnaturel se réalise par la pensée, bonne ou mauvaise, rendant compte avant tout de son rapport au corps. En tant qu’espace de communication avec l’invisible, le sommeil se fait ainsi reflet des inclinations corporelles, qu’elles prennent essor dans la chair par les désirs ou au contraire qu’elles soient dépassées en élevant l’âme vers Dieu. Révélatrices des penchants cachés à l’état diurne, les pensées entraînent des figurations diaboliques durant la nuit, tandis que, vertueuses, elles deviennent talisman contre les attaques du Malin. Productions d’un esprit en interaction avec le corps, les cogitationes ont aussi des implications concrètes lorsqu’elles meuvent les membres masculins, qu’elles s’incarnent par le péché sexuel ou permettent au contraire de sublimer la chair. Loin d’esquisser une dichotomie entre le corps et l’esprit, un dialogue constant se noue en effet entre ces deux composantes de l’individu, qui s’avèrent indissociables pour penser la masculinité. Cette dernière ne se comprend en effet qu’à travers la réciprocité qui se joue entre ces deux instances fondamentales. La raison, la volonté et les émotions s’impriment sur les corps masculins dans l’imaginaire exploré et agissent sur lui de manière ostensible. Dépasser l’enveloppe charnelle

Les traités d’éducation et les sermons font du rapport au corps une donnée sexuée essentielle dès les plus jeunes années de l’existence masculine, à travers des appels à le surpasser. Les infantes mâles se voient entourés de soins dès la naissance afin d’endurcir leur chair dans une vision qui consacre l’action comme composante cruciale du masculin et annonce les actes comme condition indispensable à la probation du futur vir. Une pensée éducative sexuée se dessine par ce biais, bien présente dès l’aube de l’existence. L’encouragement à l’endurcissement des corps enfantins par la suite est mis au jour à travers des incitations à résister à la douleur pour les garçons, à ne pas céder à l’expression de cette dernière par des larmes et des cris, mais à endurer les coups. En somme, les prémices de l’éducation portent en eux l’idéal de résistance qui habite les espoirs des pédagogues. Ces derniers cherchent à former la nature masculine en apprenant très tôt aux pueri à se détacher des sensations de douleur ou de plaisir, à maîtriser leurs sentiments excessifs ou à taire les jugements erronés auxquels ils seraient enclins. Les années de l’adolescentia masculine poursuivent les appels à mettre en œuvre ce rempart contre les inclinations et les ressentis de la chair, qu’il s’agisse de vaincre le désir sexuel, qui se fait plus aigu selon les pédagogues, mais aussi d’une renaissance sur le plan spirituel. Cette résurrection prouve alors la capacité à faire montre d’une force intérieure digne d’éloges, à dépasser les vices naturels de cet âge liminaire. Lieu de l’accomplissement des péchés, le corps se fait aussi surface de rédemption sur laquelle s’impriment les pénitences infligées par les confesseurs, mais aussi la maîtrise du désir, la transcendance de soi à l’image de Spurinna et de l’adolescent vaillant des Maccabées, tous deux utilisés en exemples par les traités pédagogiques. Les hommes adultes se voient de même investis par une telle mission de surpassement

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initiée dès l’enfance. Pour les convaincre dans cette voie, des figures bibliques sont convoquées ou des exemples d’ermites parvenant à rester sourds à leurs pulsions, en se blessant pour mieux contenir l’embrasement intérieur qu’est la luxure dans ce vocabulaire imagé. Adam aussi en tant qu’idéal de masculinité immaculée des origines est doté par les exégètes d’une parfaite emprise sur son corps avant la Chute. Tout le paradoxe de cette pensée réside dans le fait de posséder un corps fonctionnel – la capacité de procréer étant fondamentale pour la masculinité – mais d’être apte à ne pas s’en servir ou à user de la sexualité de la manière la plus modérée qui soit, confinant à l’abstinence dans le cadre conjugal. Adam, en tant que perfection morale et physique, se fait moyen d’exprimer le besoin de posséder un corps humain entier mais de ne pas se servir de sa chair pour assouvir ses instincts, de s’en détacher pour atteindre un idéal qui la transcende. Cet exemple d’ascétisme semble de prime abord incompatible avec une vie séculière vouée au mariage et à ses exigences. Pourtant, c’est bien ce modèle façonné par les commentaires exégétiques qui se retrouve en substrat des enseignements et des encouragements formulés à l’intention des hommes laïcs. Il subit néanmoins une adaptation à la vie séculière sous la plume des auteurs mendiants et laisse entrevoir le compromis qu’ils proposent. Il demeure que l’identité masculine, encouragée par les clercs, se définit alors avant tout par sa faculté à se porter à l’encontre d’un désir et d’un plaisir tout-puissants. Pourtant, le plaisir qui découle de l’acte conjugal est reconnu comme une conséquence naturelle par certains auteurs. C’est le laisser-aller à cette sensation sans pouvoir la retenir ou le fait de la rechercher volontairement qui menace l’édifice de la masculinité. Par ce biais, cette identité sexuée, synonyme de perfection, se fait moyen pour inciter les hommes à adopter les valeurs morales préconisées. En adéquation avec les principes médicaux, l’idéal de mesure et de pondération habite les conseils prodigués aux hommes en matière de relations sexuelles, conjugales mais aussi émotionnelles. Porté par l’idéal adamique, cet élément traverse les recommandations aux hommes de tous les âges et status, qu’ils soient garçons, adolescents, maris ou pères. Les conseils pédagogiques comme les idéaux dévoilent la crainte d’un corps qui échappe à la volonté, comme le montre le discours sur la pollution nocturne. Une forte dichotomie se dessine entre l’idéal adamique que construisent les auteurs de ce corpus et les comportements masculins qu’ils dénoncent. Adam avant et après la Chute se fait symbole de ces deux extrêmes. Il incarne à la fois l’espoir dans les grandes capacités humaines, avant tout masculines, et la volonté de prévention contre les vices les plus désastreux sur le plan spirituel. Avant le péché, lorsque la raison triomphe sur le corps, ses facultés d’esprit lui permettent de rejoindre Dieu par l’extase et de lui ressembler. Par ce biais, le premier homme est porteur de l’espoir en d’immenses capacités spirituelles, aussi puissantes que surnaturelles, transcendant les possibilités humaines. Cet exemple, certes inégalable, dessine la ligne d’horizon de laquelle les hommes du siècle sont incités à se rapprocher, une émulation dans le perfectionnement. À l’inverse, après la Chute, péchant en laissant sa raison acquiescer aux errances du corps et en aimant excessivement Ève au point de choisir une voie insensée qui l’éloigne de Dieu, Adam se fait le contre-exemple du modèle de masculinité encouragé. Par les opposés qu’elle incarne, la figure adamique permet de désigner le juste milieu, une conduite masculine accessible par le développement de

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vertus, de la sagesse, de l’apprentissage, de la modération et de la volonté. D’autres exemples bibliques sont utilisés en renfort de l’illustration de ces deux extrêmes, parmi lesquels se trouvent Salomon, le roi David, les patriarches vertueux ou encore la figure d’Abraham comme modèle de paternité et d’obéissance. Affection et amour masculins

Enfin, la prévention contre tous les excès, qu’ils soient sexuels ou émotionnels, qu’ils concernent la douleur, le plaisir ou les sentiments, ne justifie pas pour autant une absence d’affection. Au contraire, l’amour est au cœur des recommandations adressées aux hommes, en tant que pères, maris ou encore fils. Participant pleinement à la construction de l’identité masculine, ce sentiment s’imbrique étroitement au réseau hiérarchique dont ne se départ pas la vision des relations sociales et des interactions affectives propre à la société médiévale que restitue l’ensemble du corpus étudié. En effet, l’affirmation d’une supériorité est inhérente tant aux réflexions sur la masculinité des origines qu’au comportement envisagé dans l’espace familial décliné selon les status dominants de père, d’époux ou de seigneur, prenant le pas sur d’autres formes de masculinité. Amour et position supérieure dessinent les composantes obligées de la relation que doit entretenir un mari avec son épouse, ou un père avec son fils. Ces liens n’en demeurent pas moins étroits dans les recommandations mendiantes, qu’ils s’expriment par la force de l’amour paternel dont témoigne la tristesse d’Abraham, ou qu’ils concernent l’affection du mari allant jusqu’à mourir pour l’épouse aimée. Cette manière de concevoir les rapports sociaux au masculin appartient autant aux réflexions sur les sexes des commentaires bibliques, qui insistent sur l’amour que ressent Adam pour Ève, qu’aux enseignements que délivrent pédagogues et prédicateurs. Les manuels pour confesseurs contribuent de même à fixer cette hiérarchie entre époux, tout en mettant en exergue l’attachement du mari envers sa compagne, mais aussi sa responsabilité et ses devoirs envers elle. Donnée éminemment culturelle, la gamme affective masculine s’exprime toutefois dans un vocabulaire différent selon les auteurs. Les notions d’amicitia, d’amor, de dilectio et de zelus forment autant de nuances qui composent ce portrait sentimental au masculin. Cette richesse lexicale prouve l’importance de l’amour dans les enseignements mendiants et le souci de lui donner la juste mesure. La masculinité à l’horizon

Le sujet exploré ici se concentre sur l’histoire d’un discours, qui certes permet d’entrer dans le laboratoire de la pensée sur le genre et la masculinité, en décodant symboles et représentations, mais ne peut rendre compte de l’efficience de ce dernier auprès des fidèles. Malgré le constat des efforts déployés pour les atteindre, la réception de son contenu ne peut être mesurée par cette analyse, bien qu’elle puisse être supposée par la portée de ce discours. D’autres types de sources, provenant des laïcs eux-mêmes, pourraient permettre de saisir l’intégration du modèle de comportement masculin enseigné par les clercs et les Mendiants, ou au contraire une résistance à ce dernier à travers d’autres modèles, offrant des alternatives. En outre,

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afin d’approfondir la construction du modèle de masculinité enseigné aux fidèles, prendre en considération un discours plus large, par le biais d’autres sources produites par le milieu mendiant ou clérical, pourrait apporter de nouvelles perspectives. En tant qu’outils de communication directe, les sermons offrent par exemple un réservoir riche d’enseignements et de représentations qui mérite d’être exploité davantage. Cette étude dévoile un champ de recherche qui, plus qu’une « catégorie utile d’analyse historique » pour reprendre l’expression de Joan Scott7, se montre essentiel pour approcher la culture médiévale et la société de ce temps dans son appréhension des interactions sociales et affectives. La masculinité, par les rapports de genre qu’elle induit, constitue une voie d’accès privilégiée pour saisir le système de représentation et les réflexions anthropologiques du xiiie siècle. Restituant les rapports de pouvoir et les enjeux de la communication entre clercs et laïcs, elle se fait aussi lieu d’expression et de dialogue entre ces deux catégories d’hommes, qui se rejoignent par le modèle que proposent les Mendiants. Au demeurant, par les questionnements existentiels qu’elle met au jour dans le discours, la masculinité se fait avant tout surface où sont projetés les espoirs et les regrets, les craintes et les inquiétudes, les aspirations et les rêves de ceux qui la construisent. Dévoilées par ces textes médiévaux, les images qui la sous-tendent semblent à la fois lointaines, rendues opaques par l’épaisseur du temps, et étrangement familières dans les questionnements fondamentaux dont elles se font le reflet. Par le miroir qu’il nous tend à travers les siècles, cet objet d’étude invite à s’interroger. La masculinité dans ses implications historiques permet de saisir le regard qu’une société porte sur elle-même dans les échanges sociaux et affectifs qui s’établissent entre les sexes. Le travail dans cette perspective est loin d’être terminé. Nous espérons néanmoins avoir démontré son importance et ses enjeux pour une histoire culturelle du Moyen Âge, dans le dialogue que ce sujet entretient avec l’histoire des femmes.



7 J. Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », p. 125-153.

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Index rerum notabilium

Abstinence 43, 137-138, 194, 209-261, 279, 313-342, 367, 384, 417 Adolescence / adolescentia 11-12, 38-40, 45, 54, 118, 154-169, 170, 183, 190, 194, 199, 200, 208, 209-261, 328, 335, 414-416 Adultère 248, 300, 318, 325-338, 349, 384385, 396 Âge – viril, du milieu 68, 151-162, 167, 265 – de discernement 11, 40, 45, 169, 299 Amitié 187, 234, 289, 372, 388, 390-391, 400-404 Amour 418, 109, 121, 125-126, 149, 189, 183, 191 – conjugal 96, 34, 234, 266, 325-326, 343, 363, 369-407 – paternel 266, 267-312 – maternel 308-310, 412 Apotropaïque 177, 351, 416 Apprentissage 11, 21, 32, 34, 39-44, 63, 99-100, 116-131, 137, 160, 169, 174, 177, 188-241, 266, 300, 355-357, 366-367, 405-406, 414, 418 Avenir (voir) 104-109, 113-116, 204, 235-236, 183, 203, 356 Brûler / embrasement 74, 105, 125, 146, 148, 192, 209, 217, 233-235, 246, 248, 338, 347-349, 358, 393, 417 Chemin 38, 78, 139, 163, 189-193, 196, 205, 211, 253, 257, 259, 271, 295-300, 367, 375, 400, 404, 411, 414 Chevalier 20, 35, 125, 128-129, 206, 237-244, 253-254, 279, 349, 412 Chute (la) 10, 29, 57, 63, 65-98, 99-117, 127, 162, 180, 205, 222, 308, 346-347, 362-368, 396, 404, 413, 417 Clairvoyance 10, 100-103, 116, 126, 130, 205

Cœur 73, 78, 85, 109, 117-118, 124-128, 147152, 163, 176, 185, 199, 204, 224, 233-235, 240, 250, 260, 296, 331, 349, 358, 364-365, 369-407, 413 Cogitationes / pensées illicites, honteuses, etc. 114, 120, 128, 148, 188, 203-205, 231, 348, 353-368, 416 Colère 11, 156, 209, 234, 283, 377 Combat spirituel 11, 123, 129, 137-139, 151, 205-208, 210-211, 221-261, 331-333, 348, 355, 356, 366, 385-387, 394, 397 Compassion 84, 150 Complexion 66-67, 78, 122, 133, 144-151, 156, 162-163, 233-236 Confession 22-23, 27, 55, 198, 212, 218-219, 260, 266, 314-315, 321-328, 362-363, 383 Connaissance intellectuelle 52-57, 82, 89-94, 99-131, 154, 160, 191, 304, 358, 361, 409-413 Contamination / contagion 196-197, 323, 343, 360, 384-385, 415 Courage 9, 144, 148-149, 151, 163, 174, 176, 235, 255, 348, 399 Croissance 63, 67-70, 154-155, 162, 167, 194, 214-215, 223, 242 Démence / folie 112, 189, 202, 395-398 Démon(s) / diable 79, 84-85, 127, 178, 211, 216-220, 238-243, 248-253, 260, 329, 342, 349, 351-354, 358, 360-362, 366, 386, 366, 412-416 Désir / concupiscence 10-11, 34, 52, 65-98, 103, 109, 114, 137-162, 176-183, 199-201, 207, 209-261, 313-368, 369, 376, 386, 395-397, 402, 415-417 Désobéissance 74, 79, 88 Démangeaison 75, 330-333, 350 Discernement 10, 67, 82-85, 101, 111, 129, 144, 150, 337, 402-403

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in d e x r e r u m n ota bi l i u m

Effémination 17, 123, 139-147, 152, 157-158, 225-228, 254 Enfance / pueritia 11-12, 38, 40-41, 44, 67, 154, 160-163, 168, 169-208, 209-213, 229, 236, 268, 271-272, 278, 281, 295, 298, 301, 414, 417 Égalité 67, 284, 379-382, 387, 389, 404, 406 Ermite(s) (ss de Saint-Augustin) 127-128, 251, 347-350, 367, 417 Exégèse / exégète(s) 29-30, 34, 57-59, 63, 65-98, 99-131, 141, 162, 107, 330, 358, 379, 381, 396-398, 402, 406, 413, 417 Exemplum / exempla 11, 35, 48-49, 127-128, 177, 192-193, 198-199, 211, 218, 220, 251-252, 280-283, 293, 302, 307-308, 332, 347-350, 375, 392-398, 412 Extase 99, 103-116, 118, 125, 130, 205, 351, 416-417 Féminité 13-14, 18, 25-26, 44, 84, 135-142, 229, 249-250, 261, 410-414 Force(s) 9, 37, 75, 82, 84, 97, 108-128, 137-163, 172, 175-177, 196, 208, 209-261, 280-297, 334-335, 347, 350-365, 386, 390-399, 410, 416, 418 Hermaphrodisme 140-142 Hiérarchie 12, 17, 46, 63-85, 89, 93-95, 141, 143, 160, 270, 276, 285-295, 318, 370-391, 418 Humeurs 67, 86, 161, 233-234, 334, 360361, 399 Interdit(s) 55, 81, 94, 313-368, 407 Jeunesse 40, 119, 153-159, 189, 192, 212-213, 230-236, 243, 247-256, 260, 273 Luxure 10-11, 43, 55, 146, 148, 182, 205, 209261, 286, 313-368, 386, 417 Maladie 86, 196-197, 217, 257-258, 323-324, 331, 360, 368 Mas occasionatus 144-145, 277 Masculinité « hégémonique » 17, 25, 97, 168, 229, 252, 411 – « performative » 136, 163, 414

Médecine / philosophie naturelle 17, 20, 35, 37, 53, 66, 70-80, 107-111, 116, 133-134, 143-148, 161, 225-226, 232-235, 275, 310, 318, 323, 334-336, 360, 411 Mère 273, 275, 277, 292, 297-310 Modeler / former 14, 23-26, 33, 40-44, 64, 71, 105, 172-175, 188, 193-194, 200, 207, 216, 220, 235, 261, 266, 271, 273, 285, 317-324, 337, 343, 353, 367-368, 372, 379, 400, 409-416 Mollesse 10, 122-123, 139, 142-152, 158, 193194, 226-231, 344, 378, 382 Mort 92, 103, 155, 174, 204-205, 240, 248, 253-259, 278-286, 294-295, 321, 335, 351, 385, 392-398 Mouvement honteux, bestial, concupiscent, etc. 73-78, 88, 178, 182, 239, 331-333, 337 Nature (la) 65, 67, 76, 86-87, 92-95, 133, 141, 144, 150, 208, 225, 272, 276, 289, 291, 334 – contre-nature 331, 363 Noblesse (vertu) 123-126, 129, 130, 148, 156 Oisiveté 129, 139, 144, 173, 181, 188, 206, 217, 227, 231, 239, 280, 319, 356, 365 Organes génitaux 72-80, 330 Passion(s) 146, 157-161, 180-188, 209, 233-241, 256, 318, 325-341, 355-356, 367, 387-399, 405 Pater familias 15, 40, 89, 169, 267-270, 278, 284-289, 310, 312, 370, 413 Patriarche(s) 221, 293-298, 345-348, 418 Père(s) 9-12, 19-24, 34, 37-38, 45-53, 84, 134, 138, 174-75, 190-224, 231-232, 241-266, 267312, 313-314, 369-379, 389, 397, 406-418 Perfection 18, 25, 29, 37-38, 63, 65-98, 99-106, 116-117, 128-137, 145-163,167-168, 187-190, 205-215, 222, 240, 249, 253-256, 260, 273277, 289, 313, 350, 365, 411-417 Pleurs 175-176, 183, 218, 257, 349, 416 Poison 86, 196 Pollution nocturne 112, 114, 317, 335, 355368, 415, 417 Prédication 14, 22-35, 39, 47-57, 135, 311, 315, 324, 331, 363, 374, 380, 412 Prévoir 121, 203-205, 207, 236, 241, 259, 291

i nd e x re ru m nota bi li u m

Prière(s) 118, 128, 177, 198-199, 238, 248-251, 319-321, 340, 344, 351-354, 384, 412 Prouver la masculinité 13, 136, 138, 148-152, 163, 174, 232, 240, 252 (veuves viriles), 314-317, 393, 405, 414, 416 Puella(e) 40-48, 53, 150, 171, 186-188, 229232, 244-245, 252 Puer(i) (ss titres des œuvres) 37, 40-53, 73, 78, 118-120, 145, 159, 169-208, 210, 215, 219-221, 239-242, 258, 267, 273, 278-283, 296-309, 351-355, 416 Puérilités (comportement puéril) 184-185, 200-208, 226, 356, 414 Pueritia (voir enfance) Pureté / impureté 66-86, 96, 99, 109, 120, 128, 169-199, 215, 221-232, 246, 254, 260, 265, 278, 305, 313, 322-323, 331-338, 353, 363-364, 384-386 Raison (la) 10, 63, 65-98, 100-102, 112-130, 141162, 178-182, 207-208, 215, 224, 243, 259, 305, 309, 328, 334-351, 358-368, 395-398, 413-417 Renaissance / résurrection 212, 237, 257260, 416 Résistance 97, 137-142, 151, 174, 176, 210, 225-226, 232, 237, 240-255, 344-350, 367-368, 415-418 Ressemblance / reflet divin 10, 65, 82, 87, 95103, 117, 120, 161, 276-277, 281, 310, 312, 365 Rêve (voir songe) Sagesse 10, 99-102, 114-131, 160-162, 184, 186, 191, 197, 203, 239, 259, 418 Sainteté 246, 327, 339, 345-346, 350 Sang 26, 124, 147-148, 159, 174, 220, 234, 323, 385 Seigneur (seigneurie) 45, 87-97, 117, 148, 274, 288-291, 349, 380, 418 Sens corporels (les) 10, 65-98, 102-121, 140, 143, 161, 179, 182, 207-215, 221-232, 252-260, 296-297, 327, 332, 336, 347-354, 415-417 Sexualité – modérée 10-11, 76-79, 138, 149, 155, 162, 204-205, 210, 249, 278-279, 316-320, 326, 333-347, 367-368, 402, 415-418

– illicite / excessive 75, 141, 194, 199, 234, 316-318, 325-329, 334-336, 356, 396 Sodomie 72, 141, 182, 227, 331 Sommeil 103-116, 118-120, 129-130, 228, 249, 259, 307, 316-317, 336, 350-368, 412-416 Songe(s) 54, 104, 108-116, 119-120, 130, 350-368, 416 Souffrance 71, 92, 106, 126, 172-176, 207, 210, 229, 240, 249, 255-257, 281-283, 295, 297, 321, 331-332, 347-350, 385, 398, 416-418 Souillure 65-71, 86, 177, 320-323, 353, 355, 365-368, 384, 404 Sperme 214, 275, 277, 319, 323, 336, 345, 353, 363, 385 Tempérance 77, 139, 146, 151-162, 204-210, 222-248, 260, 318, 326, 329, 337, 345, 348, 368-377 Terre (travail de la terre, terre fertile) 126129, 194, 307, 319 Transformation 41, 167-174, 184-188, 200203, 211, 255-259, 344 Veuves 52, 241, 244-261, 306, 414-415 Vieillesse 25, 134, 153-161, 189, 201 (vieillard), 204, 246 (vieille femme), 256 (vieil homme) Violence 96, 156, 158, 174, 206, 233-237, 281, 283, 372, 393, 399 Vir / viriliter 9-10, 25, 36-42, 51, 53, 63-75, 80-97, 119-125, 133-163, 183, 186, 200-208, 214, 221-225, 231, 237, 250-261, 274, 278, 305, 316-327, 334-338, 346, 355-394, 397405, 414-416 Virginité 40-42, 48-49, 70, 96, 188, 215-225, 229-233, 243-250, 278-279, 331-333, 341, 344, 352, Virilitas 25, 36-38, 63, 133-163, 168, 170, 176, 210-211, 260, 265, 414 Zelus 398-403, 418

45 1

Index nominum

Abeth 221 Abraham 290-301, 345, 374 Adam 10, 25, 29, 36-38, 54-59, 63-98, 99-131, 133-162, 171-183, 205, 212, 222, 240, 254, 260-261, 277, 307-308, 316-317, 345, 358368, 375-383, 396-403, 411-418 Al-Farabi 111 Alain de Lille 34, 244, 248 Albert le Grand 78, 110-111, 275, 365 Alexandre le Grand 196-197 Alexandre Neckam 86 Algazel 111 Ambroise (saint) 96, 222, 234, 379 André (saint) 321 André de Saint-Victor 68 Anne (prophétesse) 247-248 Antiochus (roi) 255-256 Aristote 45-46, 51, 107-113, 121-123, 142-147, 157, 172-175, 195, 214, 223-242, 274-275, 306, 334-339, 398, 401, 403 Augustin (saint) 66-95, 103-118, 126, 137, 144, 154, 179, 183, 214, 221-224, 233-234, 242, 272, 278, 286-287, 298, 300-301, 319-325, 334-339, 344-345, 358, 366, 380, 397, 402 Avicenne 108, 111-112 Barlaam (saint) 256 Barthélemy l’Anglais 10, 28, 36, 52-54, 78, 94-95, 110, 113, 122, 134-147, 155, 169-188, 213, 273-275, 310, 380, 386, 399 Basile de Césarée 233 Benoît (saint) 102-103, 115 Bernard de Clairvaux / saint Bernard 174, 177, 192-193, 220, 237, 300 – la mère de saint Bernard 299-301 Booz 221

Brunetto Latini 159, 161 Cassien 360 Christ 68, 105-106, 109, 128-129, 153, 162, 170, 199, 206, 220-221, 227, 240, 253259, 282-283, 286, 294-295, 321 (imitatio Christi), 337, 385 Cicéron 174-176 Constantin l’Africain 110, 144-148, 171, 213, 335, 358 Daniel 126 David 124-129, 250, 271, 278, 299-302, 345348, 418 Éli 280 Élie 222 Esther 249 Étienne 258 Étienne Langton 33, 59, 70-109, 127, 389 Eutychus 258-259 Ève 10, 37, 71-98, 101, 162, 233, 307-308, 375, 381, 396-398, 417-418 Galien 108, 275, 335 Gilles de Rome 10, 26, 29, 39-46, 120-123, 144-197, 211-214, 222-242, 268-297, 307310, 320, 333-339, 346, 369-391, 399-405 Gratien 43, 325, 384 Grégoire de Nysse 72 Grégoire le Grand 80, 102-103, 109-113, 139, 142, 151, 357, 359 Guibert de Tournai 10, 29, 39-51, 118-129, 177-206, 218, 220, 230-252, 271, 279-308, 319-356, 384-405 Guillaume d’Auxerre 76, 345

4 54

in d e x n o m i n u m

Guillaume de Conches 67, 100-101, 110117, 130, 364 Guillaume Peyraut 10, 39-45, 117-124, 150, 179, 184-190, 195-197, 201-211, 221-306, 325-329, 338-340, 376-380, 401-402

Jérôme (saint) 41, 195-196, 234, 247, 249, 280, 325-330, 395, 398 Joseph 112, 221, 293, 361 Joseph (époux de Marie) 222, 341 Judith 244, 247-253

Henri de Gand 85-96, 103, 109, 140-150, 378, 397 Henri de Gauchi 46, 121, 228, 276 Hérode 178, 280, 289, 290, 396, 398, 403 Hildegarde de Bingen 78, 86, 101 Holopherne 248-251 Horace 195 Hugues de Saint-Cher 10, 28, 30, 57-58, 70-72, 79-95, 101-107, 115, 126-127, 140141, 380-381, 390 Hugues de Saint-Victor 355-357, 380 Humbert de Romans 10, 37, 46-51, 87, 119128, 174, 184-199, 220, 230, 241-250, 271, 291-307, 329, 339-340, 380

Lactance 119 Laurent (saint) 321 Laurent d’Orléans (frère Laurent) 56, 117, 125, 148, 185, 190, 224, 239-240, 337349, 358 Lazare 257 Léonide (pédagogue d’Alexandre le Grand) 196 Louis IX (saint Louis) 34, 410

Isaac 221, 293, 296, 298 Isidore de Séville 78, 91, 137, 143, 154-177, 213, 257, 357 Jacob 109, 345 Jacques de Vitry 10, 32-34, 46-50, 121, 125128, 168, 177-220, 244-253, 267, 271, 281, 291, 306-308, 317-354, 364, 367, 375-384, 397-403 Jacques de Voragine 86, 220, 257 Jean (saint) 86, 221 Jean Chrysostome 88, 279, 322 Jean de Dieu 169 Jean de Fribourg 10, 29, 35, 54, 56, 214, 317328, 358-359, 374 Jean de Galles 10-14, 29, 34-36, 46, 51, 63, 124, 134-151, 156, 162, 170, 173-213, 226-232, 241, 244-257, 267, 271-292, 306, 325-326, 337-341, 374-405, 415 Jean de Salisbury 140 Jean de Vignay 87 Josaphat 256 Jean Gerson 332, 353 Jean Scot Érigène 72

Macrobe 114 Marguerite de Provence (épouse de Louis IX) 41 Marie (la Vierge Marie) 74, 177, 198 (Ave Maria), 222, 227, 304-305, 309, 341 Monique (sainte) 300 Marie Madeleine 305 Naïn (la veuve de) 258 Nicolas de Gorran 10, 30, 57-58, 67-83, 92-96, 106-111, 126, 140, 378-390, 402 Nicolas de Lyre 57, 68, 103, 107 Origène 295-297, 330 Ovide 140, 392 Paul (l’abbé Paul) 128 Paul (l’apôtre Paul) 94, 144, 258-259, 374 Philippe de Novare 156-161, 234 Philippe le Bel 44, Philippe le Hardi 56 Pierre (saint) 321, 374 Pierre de Jean Olieu (Olivi) 10, 57-59, 69, 81-90, 96, 108-109, 127, 141-142, 380-382, 390, 396 Pierre le Chantre 36, 59, 66, 72-82, 92, 140, 326, 385-386 Pierre le Mangeur 59, 66-74, 78, 89-93, 104, 140

i nd e x no mi nu m

Pierre Lombard 66-82, 106, 325, 380, 397 Priscien de Lydie 111, 113

Sénèque 124, 174, 202, 204, 227, 292, 398 Spurinna 256, 348, 416

Raphaël (ange) 340-342 Raymond de Peñafort 54 Rhazès 204 Robert de Flamborough 10, 29-35, 54-56, 169, 214, 291, 319-328, 341-343, 358, 383-384 Robert Grosseteste 33, 59, 75-89, 94, 102, 140, 160-62

Tertullien 104, 114 Thomas d’Aquin 43, 109, 400 Thomas de Cantimpré 10, 28, 49, 52, 54, 78-79, 113, 142, 155-159, 170-178, 185, 213214, 223-226, 335, 364-365 Thomas de Chobham 10, 27-35, 54-56, 112-115, 146, 169, 214, 228, 317-327, 335-341, 357-387 Tobie 221, 227, 271, 278, 299, 301, 303, 340344, 367

Salomon 114, 119-120, 126, 271, 301-302, 348, 352, 397, 418 – la mère de Salomon 301-303 Samson 348 – la mère de Samson 249 Samuel – la mère de Samuel 249 Sara 249 Sarah 340, 374

Valère Maxime 256, 291-292, 392-393 Varron 195 Veuve de Sarepta (la) 244, 247 Vincent de Beauvais 10-11, 26-32, 39-57, 66-98, 99-131, 137-163, 167-208, 209-261, 268-302, 319-329, 335, 338-341, 355-363, 369, 376-380, 395

45 5

Table des matières

Liste des abréviations

5

Remerciements

7

Avant-propos

9

Introduction

13

Chapitre premier. Le masculin à la source : œuvres choisies Les traités d’éducation Les sermones ad status Les encyclopédies Les manuels destinés aux confesseurs Les gloses bibliques

39 39 46 52 54 57

Première partie La masculinité entre normes et idéaux Introduction à la première partie

63

Chapitre II. L’idéal de la toute première masculinité : le corps et la raison Les contours d’Adam : corps et sexualité avant la Chute Complexion et épanouissement à l’âge viril La sexualité première : maîtrise des sens et voies du désir La raison : quintessence du modèle de masculinité Pouvoir de domination et harmonie au Paradis Un environnement inoffensif Adam : seigneur des animaux Adam au sommet : la hiérarchie entre les êtres et les sexes

65 66 66 70 80 85 85 87 89

4 58

ta b l e d e s m at i è r e s

Chapitre III. Les extraordinaires facultés d’Adam : la masculinité par l’esprit Voir, connaître, prédire : la perfection spirituelle Lumière et clairvoyance des yeux de l’âme Sopor non somnus sed extasis : la vision prophétique d’Adam Les secrets de l’intelligence : sommeil et songes prophétiques Adam et les échos d’un idéal : la masculinité enseignée Sur les traces d’Adam : retrouver le reflet divin Sagesse et spiritualité : être un homme à l’image d’Adam Être noble à travers l’âme Cultiver la terre et l’esprit : l’homme agriculteur

99 100 100 103 108 117 117 118 123 126

Chapitre IV. Être un homme par l’âge et par les actes : la virilitas comme modèle Homme par le sexe et par l’action Au-delà du sexe « biologique » : sublimer le corps masculin La mollesse ou le danger de l’effémination Au cœur de la masculinité Les vestiges de la perfection : la virilitas et ses vertus Nommer l’idéal masculin : l’apogée avant le déclin

133 134 135 139 147 153 153

Deuxième partie Devenir un homme : le long chemin vers la virilitas Introduction à la deuxième partie

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Chapitre V. L’enfance au masculin ou les prémices d’une progression Manquements et germes d’une virilitas en devenir Préparer la masculinité : renforcer le corps dès l’enfance Entre blâmes et apologies : les ambiguïtés du puer Former la masculinité à l’âge tendre Les métaphores de l’éducation Abandonner les traces de l’enfance

169 170 171 176 188 188 200

Chapitre VI. L’adolescentia ou les voies d’une difficile métamorphose Exhumer l’adolescentia : présence et dissimulation Les bornes d’un âge au masculin L’adolescentia et la maturité sexuelle L’adolescentia : apprendre à être un homme La virginité masculine La lascivité de l’adolescence : lieu d’une dangereuse transgression Les flammes de la luxure et l’expression du désir adolescent

209 212 213 214 215 215 225 233

ta b le d e s mat i è re s

Les armes de la renaissance spirituelle Le combat chevaleresque de l’adolescens La veuve virile ou l’appropriation du combat adolescent Résister à la souffrance pour devenir homme

237 237 244 255

Troisième partie Être homme de corps et de cœur : rôles sociaux, affects et sexualité Introduction à la troisième partie

265

Chapitre VII. Paternité et masculinité : l’indispensable lien Transmettre et instruire : être père selon les Mendiants Les devoirs paternels d’après les pédagogues La paternité : condition de vie séculière et perfection masculine La masculinité enseignée par le père La paternité en continuité : amour et responsabilité Les pères criminels ou la mauvaise éducation Hiérarchie et obéissance : la famille au masculin Amour et rapport hiérarchique La maternité en comparaison

267 270 271 273 278 279 280 285 289 298

Chapitre VIII. L’homme et le mari : sexualité, démons et interdits La sexualité matrimoniale : lieu de probation masculine Modeler le corps du mari : mesure et interdits Passions masculines, ardeurs adultères La juste mesure enseignée aux hommes Enseigner la résistance masculine Sommeil et sexualité masculine : un dangereux abandon L’assoupissement : signes protecteurs et attaques démoniaques Cogitationes et sexualité : le lien inextricable Le corps insoumis : émissions nocturnes et pensées honteuses

313 317 318 325 336 344 350 351 355 357

Chapitre IX. L’homme et le mari : amour et relations conjugales Être un époux : corriger, défendre et partager Le mari pédagogue Apprendre la hiérarchie conjugale Traiter son épouse comme une égale Partager entre époux : le mari responsable et protecteur Aimer pour être un homme L’amour magnus ou le devoir affectif du mari Mourir par amour ou l’amour au-delà de la mort Amour, démence et jalousie Le vocabulaire de l’amour conjugué au masculin

369 370 371 373 379 382 387 388 392 395 400

4 59

460

ta b l e d e s m at i è r e s

Conclusion

409

Bibliographie

421

Indices Index rerum notabilium Index nominum

449 449 453