Essais d'ethnopsychiatrie générale

Table of contents :
Préface
Introduction
Notice pour la deuxième édition
Notice pour la troisième édition
Chapitre premier. Normal et anormal
Adaptation et sublimation
Deux types d'inconscient
Le traumatisme et la non-disponibilité des défenses
Typologie ethnopsychiatrique des désordres de la personnalité
Les désordres sacrés (chamaniques)
Les désordres ethniques
Désordres types
Désordres idiosyncrasiques
Applications cliniques
Conclusion
Chapitre II. L'ethnopsychiatrie comme cadre de référence dans la recherche et la pratique cliniques
Axes de comportement
Axes biologiques
Axes expérientiels
Axes culturels
Axes névrotiques
Vicissitudes de la culture dans la maladie psychologique
1. Normalité
2. Immaturité
3. Névrose
4. Psychose
5. La psychopathie
Chapitre III. Négativisme social et psychopathologie criminelle
La pseudo-solution individuelle des problèmes méta-individuels
Épilogue
Chapitre IV. La voix des enfants : de quelques obstacles psychoculturels à la communication thérapeutique
Expression et communication
Non-coïncidence des réactions conceptuelles et affectives
La suppression de la compréhension, obstacle supplémentaire à la communication
Définition tendancieuse de l'enfant
Chapitre V. Les pulsions cannibaliques des parents
Pulsions et actions cannibaliques des parents et des enfants
Désirs oraux imputés aux bébés morts
Discussion
L'enfant comme parasite
Degrés de « cannibalisme » chez le nourrisson
Pulsions contre-cannibaliques
Chapitre VI. Représailles homosexuelles envers le père
Rêve
Associations
Interprétation du rêve
Rêve
Associations
Discussion
Chapitre VII. Crime névrotique et comportement criminel
L'acte criminel unique
La criminalité habituelle
Chapitre VIII. La délinquance sexuelle des jeunes filles dans une société « puritaine »
Introduction
Considérations méthodologiques
Accentuation à faux et accentuation sélective
Questions de définition
A. « Sexuelle »
B. « Féminine »
C. « Juvénile »
Le choix du symptôme
La délinquante sexuelle, caricature de la puritaine
Séduction ou disponibilité
Implications thérapeutiques et éducatives
Chapitre IX. Une théorie sociologique de la schizophrénie
Chapitre X. La schizophrénie, psychose ethnique ou la schizophrénie sans larmes
L'inculcation du modèle schizoïde
Chapitre XI. Réflexions ethno-psychanalytiques sur la fatigue névrotique
Prestige de l'énergie
Formules de travail
Fatigue explicable et fatigue inexpliquée
Bénéfices secondaires de la fatigue névrotique
Fatigue névrotique et sublimation
Chapitre XII. Le chantage masochiste
Chapitre XIII. Le diagnostic en psychiatrie primitive : théorie générale du diagnostic
I. Le processus diagnostique
« Une singularité existe en moi (en toi) »
Les résistances à la prise de conscience du désordre psychique
La maladie mentale, menace pour le Soi-même
Périphérisation, étiologie et diagnostic
II. L'étiquetage diagnostique de la singularité
Chapitre XIV. Rêves pathogènes dans les sociétés non-occidentales
I. La causalité et le rêve pathogène
II. Le rêve et la maladie dans la culture mohave
Conclusions
Chapitre XV. Les facteurs culturels en thérapeutique psychanalytique
I. La culture, caractéristique humaine
Définitions des termes
II. Rapports entre la psychanalyse et l'ethnologie
III. Les facteurs culturels en thérapie psychanalytique
Chapitre XVI. La psychanalyse, instrument d'enquête ethnologique : données de fait et implications théoriques
Bibliographie
Autorisations de reproduction et références bibliographiques

Citation preview

Essais d'ethnopsychiatrie générale

Table des matières Préface..............................................................................................5 Introduction.....................................................................................21 Notice pour la deuxième édition.................................................24 Notice pour la troisième édition..................................................25 Chapitre premier. Normal et anormal..............................................26 Adaptation et sublimation...........................................................27 Deux types d'inconscient............................................................30 Le traumatisme et la non-disponibilité des défenses..................34 Typologie ethnopsychiatrique des désordres de la personnalité. 41 Les désordres sacrés (chamaniques)..........................................42 Les désordres ethniques.............................................................65 Désordres types........................................................................104 Désordres idiosyncrasiques.......................................................117 Applications cliniques................................................................119 Conclusion.................................................................................126 Chapitre II. L'ethnopsychiatrie comme cadre de référence dans la recherche et la pratique cliniques.................................................131 Axes de comportement.............................................................137 Axes biologiques....................................................................137 Axes expérientiels.................................................................138 Axes culturels........................................................................139 Axes névrotiques...................................................................142 Vicissitudes de la culture dans la maladie psychologique.........146 1. Normalité...........................................................................147 2. Immaturité.........................................................................149

3. Névrose.............................................................................150 4. Psychose............................................................................151 5. La psychopathie................................................................154 Chapitre III. Négativisme social et psychopathologie criminelle...160 La pseudo-solution individuelle des problèmes méta-individuels ..................................................................................................170 Épilogue....................................................................................180 Chapitre

IV.

La

voix

des

enfants :

de

quelques

obstacles

psychoculturels à la communication thérapeutique.....................182 Expression et communication...................................................191 Non-coïncidence des réactions conceptuelles et affectives......195 La suppression de la compréhension, obstacle supplémentaire à la communication...............................................................199 Définition tendancieuse de l'enfant.......................................203 Chapitre V. Les pulsions cannibaliques des parents......................207 Pulsions et actions cannibaliques des parents et des enfants. .208 Désirs oraux imputés aux bébés morts.....................................210 Discussion.................................................................................212 L'enfant comme parasite..........................................................220 Degrés de « cannibalisme » chez le nourrisson........................223 Pulsions contre-cannibaliques...................................................225 Chapitre VI. Représailles homosexuelles envers le père...............230 Rêve..........................................................................................231 Associations..............................................................................231 Interprétation du rêve...............................................................235 Rêve..........................................................................................235 Associations..............................................................................236 Discussion.................................................................................237 Chapitre VII. Crime névrotique et comportement criminel...........243 L'acte criminel unique...............................................................246 La criminalité habituelle............................................................247 Chapitre VIII. La délinquance sexuelle des jeunes filles dans une société « puritaine ».....................................................................254

Introduction...............................................................................254 Considérations méthodologiques..............................................255 Accentuation à faux et accentuation sélective.........................258 Questions de définition.............................................................262 A. « Sexuelle ».......................................................................263 B. « Féminine »......................................................................264 C. « Juvénile »........................................................................265 Le choix du symptôme..............................................................271 La délinquante sexuelle, caricature de la puritaine..................276 Séduction ou disponibilité.........................................................285 Implications thérapeutiques et éducatives...............................289 Chapitre IX. Une théorie sociologique de la schizophrénie...........298 Chapitre

X.

La

schizophrénie,

psychose

ethnique

ou

la

schizophrénie sans larmes............................................................341 L'inculcation du modèle schizoïde.............................................353 Chapitre XI. Réflexions ethno-psychanalytiques sur la fatigue névrotique.....................................................................................375 Prestige de l'énergie..................................................................376 Formules de travail....................................................................377 Fatigue explicable et fatigue inexpliquée..................................380 Bénéfices secondaires de la fatigue névrotique........................382 Fatigue névrotique et sublimation.............................................383 Chapitre XII. Le chantage masochiste...........................................385 Chapitre XIII. Le diagnostic en psychiatrie primitive : théorie générale du diagnostic.................................................................389 I. Le processus diagnostique.....................................................394 « Une singularité existe en moi (en toi) »..............................396 Les résistances à la prise de conscience du désordre psychique ..............................................................................................399 La maladie mentale, menace pour le Soi-même...................401 Périphérisation, étiologie et diagnostic.................................408 II. L'étiquetage diagnostique de la singularité..........................411

Chapitre XIV. Rêves pathogènes dans les sociétés non-occidentales ......................................................................................................430 I. La causalité et le rêve pathogène..........................................430 II. Le rêve et la maladie dans la culture mohave.......................440 Conclusions...............................................................................451 Chapitre

XV.

Les

facteurs

culturels

en

thérapeutique

psychanalytique............................................................................452 I. La culture, caractéristique humaine.......................................452 Définitions des termes...........................................................452 II. Rapports entre la psychanalyse et l'ethnologie.....................458 III. Les facteurs culturels en thérapie psychanalytique.............460 Chapitre XVI. La psychanalyse, instrument d'enquête ethnologique : données de fait et implications théoriques...................................477 Bibliographie.................................................................................503 Autorisations de reproduction et références bibliographiques......536 À la mémoire de mon Maître MARCEL MAUSS et à mes amis du Séminaire d'Ethnopsychiatrie (École Pratique des Hautes Études, VIe Section)

Préface

Peut-on parler d'une crise, aujourd'hui, des sciences humaines ? Peut-être pas, en tout cas d'une période de confusion. Au cours de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, toute une série de sciences nouvelles sont nées, depuis la psychanalyse jusqu'à la

cybernétique ; tout un ensemble de perspectives — ou, si l'on préfère, d'éclairages nouveaux — a été mis au point pour aborder des problèmes anciens. Et, actuellement, ces sciences nouvelles ou ces éclairages inédits se heurtent, cherchent à communiquer, sans arriver à

trouver

des

techniques

de

collaboration

féconde,

essaient

maladroitement de découvrir des possibilités de synthèse. On parle beaucoup de pluridisciplinarité, sans se rendre compte que la pluridisciplinarité, si elle ne repose pas sur une critique préalable des postulats et des méthodes des disciplines que l'on veut lier, aboutit à multiplier le désordre au lieu de créer un ordre nouveau. C'est

dans

d'accrochages désillusions,

cette au

atmosphère

petit

entre

bonheur,

sciences

et

de ou

confusion, de

mariages

perspectives,

de

heurts,

suivis

parfois

de

certes

complémentaires, souvent aussi contradictoires, qui caractérise le climat de notre époque, que Devereux a travaillé, débroussaillant, ouvrant entre les disciplines, dont il avait la maîtrise, portes et fenêtres (tout en se gardant d'ouvrir les portes qui donneraient sur le vide ou de peindre de fausses fenêtres là où il n'était pas possible d'en introduire de vraies), dégageant ainsi, de ses expériences, de ses multiples recherches (depuis celles sur les Sedang Moï du Viêtnam jusqu'aux Mohave des États-Unis et aux névrosés qui sont venus s'allonger sur son divan de psychanalyste), une « logique » de la pluridisciplinarité, sans laquelle il n'est pas de coopération possible, ni de rencontres fécondes, ni finalement, ce qui est beaucoup plus grave, d'unification des sciences de l'homme. Le titre du dernier livre de Devereux, From Anxiety to Method in the Behavioral

Sciences

(148),

nous

révèle

bien

cette

marche

ascensionnelle de la confusion à l'unification. Les articles que l'on va lire dans ce volume permettront aux lecteurs français qui connaissent encore trop mai son œuvre de se faire tout au moins une idée de cette ascension intellectuelle et des étapes parcourues.

Et tout d'abord dans le domaine de l'ethnopsychiatrie. Car l'ethnopsychiatrie, justement parce que science frontière, accumule les traquenards. L'ethnologue qui s'y aventure risque de considérer comme « normal » ce qui est, en réalité, pathologique. Le psychiatre, de son côté, risque de découvrir dans les techniques thérapeutiques des primitifs, avec une joie non dissimulée et quelque peu masochiste, les techniques les plus modernes de la psychanalyse, ou tout au moins de la psychothérapie. Devereux ne tombe pas dans ces pièges. Si bien des méthodes de cure, de chamans ou de sorciers peuvent ressembler à des méthodes scientifiques, ce n'est cependant qu'une apparence, car les méthodes des chamans ou des sorciers se déploient dans un tout autre monde, qui est celui de la mystique, et non celui de la rationalité ; on a trop injustement attaqué Lévy-Bruhl, ce qu'il dit de la médecine prélogique reste toujours valable. Quant à la première erreur, elle provient de la confusion entre deux inconscients,

qu'il

est

nécessaire

de

distinguer :

l'inconscient

idiosyncrasique et l'inconscient culturel ; il est certain que les symptômes chamaniques appartiennent au segment ethnique de la personnalité du chaman plus qu'à leur position idiosyncrasique dans leur inconscient, mais cela ne veut pas dire, sous prétexte que ces symptômes sont standardisés et que le chaman joue un rôle dans la société, qu'il soit « normal » ; disons seulement que ses conflits névrotiques sont structurés à travers les conventions d'une société et qu'ainsi son comportement est adapté à ce que les membres de cette société attendent de lui : il n'en reste pas moins qu'il est un névrosé, et le groupe auquel il appartient le sait bien — puisqu'il le met à part. Dirons-nous de l'enfant psychotique qui tient par procuration le rôle de fou, dans une famille souffrant d'une névrose latente, et qui prend sur lui la maladie de son milieu social, qu'il est « normal » sous prétexte qu'il est « utile » à sa famille, en empêchant sa névrose de passer du latent au manifeste ? Le psychiatre s'y refuserait, certes ;

le rôle du chaman est identique, il est le fou par procuration des sociétés qui souffrent toujours de tensions latentes et de culpabilités cachées : « Quel que soit leur degré apparent d'intégration au reste de la culture, le surnaturel et l'irrationnel conservent toujours l'empreinte de leurs origines socialement négativistes et tous les sophismes des apôtres du relativisme culturel ne réussiront pas à me convaincre qu'ils sont un élément véritablement fonctionnel de toute culture authentique » (chap. i). Mais, comme on le voit, pour échapper aux pièges, il est nécessaire à l'ethnopsychiatrie de repenser ses bases de départ : la notion de culture et celle de maladie mentale. Devereux s'oppose au culturalisme nord-américain : il ne considère pas la culture comme une réalité sui generis extérieure et supérieure aux individus ; en fait, les individus ne réagissent qu'à d'autres individus. Mais il existe un processus

psychologique

de

réification,

et

c'est

cette

culture

« réifiée » qui exerce une influence sur les personnes en tant que composante de la personnalité de chacun. Ajoutons qu'il existe également, pour notre auteur, un « déréisme culturel » qui fait qu'on peut parler de « sociétés malades » comme d'individus malades. Ce qui, entre parenthèses, détruit de fond en comble la définition, si souvent proférée, de la normalité par l'adaptation — car il faut être soi-même malade ou s'efforcer à le devenir pour s'adapter à une société malade, comme celle antique de Sparte (139), ou celle moderne de l'Allemagne hitlérienne. Nous trouvons chez Devereux une autre définition de la culture, qui en fait un système standardisé de défenses et qui, par conséquent, est solidaire des fonctions du Moi, puisque le Moi se définit, en grande partie, dans la psychanalyse, par les mécanismes de défense. Nous aurons à revenir sur cette solidarité, ou tout au moins sur cette analogie. Pour le moment, nous nous bornons à la définition, pour en souligner l'intérêt. Car c'est à partir d'elle que l'on comprend mieux des phénomènes aussi importants pour l'ethnologue que l'acculturation antagoniste (89) (les

modes anciens d'adaptation et de défense de l'immigrant sont inapplicables aux nouveaux défis que lui pose le .contact avec une autre société et il doit en inventer de nouveaux, Visolement, la régression...) ou encore que la discrimination, raciale et sociale (les minorités n'ont pas accès aux défenses culturelles que la société réserve aux membres des classes avantagées), étant bien entendu que ces deux phénomènes sont théoriquement distincts ; dans le premier, il y a résistance de l'emprunteur éventuel à l'emprunt d'un item culturel — dans le second, la résistance est du côté du prêteur éventuel. Mais il faut bien dire que, dans la majorité des cas, les deux phénomènes sont concrètement liés et pourraient prendre la forme d'une chaîne : conflit-défense-conflit secondaire-défense secondaire. Pour la définition des maladies mentales, il faut avoir soin de bien distinguer la typologie que j'appellerai scientifique, et qui est celle des psychiatres occidentaux, de la typologie indigène. Une des contributions

les

plus

importantes

apportées

par Devereux

à

Vethnopsychiatrie est sans conteste son livre de 196i : Mohave Ethnopsychiatry and Suicide (133), car il est une description minutieuse et originale de la pensée des Mohave sur la folie et des troubles de comportement, un véritable Textbook mohave de psychiatrie, avec la nosologie indigène, la symptomatologie de chacune des maladies distinguées, et les diverses manières de les soigner. Sans doute cette psychiatrie amérindienne est différente de la nôtre, mais elle témoigne de dons d'observation particulièrement pénétrants et d'une connaissance de la psyché humaine, qui permet, par la suite, de la relier à la psychiatrie moderne. Il est évident que le psychiatre qui travaille dans une communauté indienne a tout intérêt à découvrir auparavant le système de pensée de cette communauté sur les divers types de maladies mentales. Dans un ouvrage qui a précédé

d'une

dizaine

d'années

celui-ci,

Reality

and

Dream,

Psychotherapy of a Plains Indian (103), Devereux nous en donne le témoignage. Le psychanalyste doit penser que le mécanisme du

transfert des indigènes ne se fait pas à travers son propre système de parenté, à lui, Occidental, mais à travers les relations de parenté propres à la population au sein de laquelle il se trouve. Il aura à donner autant d'importance aux rêves qu'il le ferait au sein de sa propre société, mais il lui faudra prendre conscience que les rêves chez

les

Mohave

sont

institutionnalisés,

et

qu'ils

sont

institutionnalisés parce qu'ils sont fonctionnels : ils permettent le passage d'un Surmoi archaïque et tyran à un Moi rationnel ; que, par conséquent, il y aurait danger pour le psychothérapeute de partir des images oniriques pour décrypter leur contenu latent (ce qui provoquerait un état de panique chez des patients) ; il doit en rester au contenu manifeste, pour le manipuler comme le manipule le chaman, en vue d'assurer une plus grande sécurité psychique chez le névrosé, une maturation plus grande, en conformité avec i'ethos tribal de culture, comme dans la ligne de ses mécanismes de défense. Une dernière remarque, c'est que le psychanalyste ne doit pas s'attacher à guérir en adaptant à la société traditionnelle ; car si, sans doute, le thérapeute ne doit pas faire briser le lien qui relie son patient avec son passé dans la mesure où ce passé reste le dépôt des valeurs individuelles, il n'en reste pas moins que les sociétés indiennes subissent l'impact des civilisations occidentales, que cet impact — s'il peut être un facteur de progrès pour les individus non névrosés — est par contre traumatisant pour les personnes ayant des tendances névrotiques. Ce qu'il faut donc, c'est éliminer les obstacles à la maturation personnelle, de façon à donner aux individus, par la psychothérapie, la souplesse nécessaire pour s'adapter ou bien pour changer, mieux encore pour donner à chacun la capacité de l'adaptabilité à un monde en transition. Ces deux séries de remarques, sur la notion de culture et sur celle de maladie mentale, se rejoignent. Car, si le normal se définissait par l'adaptation, alors il serait nécessaire au psychiatre de connaître d'abord la culture spécifique de ses patients ; mais si le normal se

définit, comme nous venons de le dire, par l'adap-tabilité créatrice, alors il n'est pas nécessaire au psychiatre d'être ethnographe, il lui suffit d'être ethnologue, c'est-à-dire de connaître le « modèle culturel universel » dont chaque culture est une version particulière. Dans Reality

and

Dream,

Devereux

parlait

d'une

psychiatrie

« transculturelle », c'est-à-dire neutre par rapport à la multiplicité des cultures

possibles ;

mais,

le

mot« .

transculturel »

ayant

pris

aujourd'hui dans la pensée scientifique le sens d'interculturel, il propose le terme de « métaculturelle ». Le psychiatre rejoint sur ce point une des conclusions de l'anthropologie appliquée nordaméricaine, que pour changer une culture, dans la voie du « progrès » économique ou social, il n'est pas besoin de connaître à fond (ce qui est d'ailleurs totalement impossible) la culture de la société du peuple où l'on travaille, mais ce qu'il faut nécessairement connaître, c'est la théorie générale de la Culture. De la même façon, Devereux demande

aux

psychiatres

de

partir

de

la

culture

en

tant

qu'expérience vécue, en tant que manière dont les individus vivent leur culture ; peu importe que la culture de ces individus présente tel ou tel item, ce qui est important c'est que les névrosés et les psychotiques réinterprètent ou même déculturent des items culturels en relation avec leurs conflits ou leurs délires personnels. Mais cette uniformité de la Culture (par-delà les structures ou les modes d'organisation des items entre eux, variables d'une ethnie à Vautre) en tant que séparée de la Nature, et en tant que monde d'institutions vécues par les individus, va de pair, pour notre auteur, avec l'uniformité de la nature humaine. Nous arrivons ainsi, par-delà Vethnopsychiatrie et sa pratique thérapeutique, à un second domaine de la pluridisciplinarité, plus important encore du point de vue théorique, et qui doit par conséquent nous retenir davantage, celui des rapports entre la psychanalyse, l'ethnologie et l'histoire. Ici aussi, le chercheur risque de tomber dans des pièges, ceux du culturalisme

en particulier. L'effort de Devereux — en s'engageant dans la voie tracée par 9. Róheim — va consister à les éviter et à les dénoncer. Car tout homme, pour lui, quelle que soit son ethnie, « fonctionne en tant que créateur, créature, manipulateur et médiateur de culture en tout lieu et de la même manière ». Devereux est disciple de Freud. Certes, il n'accepte pas ce que l'on a justement appelé « le roman de Freud », celui de Totem et Tabou. Il pense avec Róheim que l'ethnologue fou l'historien) qui fait de la psychanalyse doit substituer le point de vue onto-génique au point de vue phylogénique. Mais, cela dit, le complexe d'Œdipe a une valeur universelle, il est lié à l'existence de la Culture en soi, considérée comme forme du comportement caractéristique de J'Homo sapiens. Il est faux de le considérer comme un produit de la famille bourgeoise viennoise, non généralisable à d'autres sociétés. Contre Malinowski et contre les culturalistes qui veulent relativiser les complexes, il faut défendre résolument la thèse de l'unité psychique de l'humanité ; sinon le psychanalyste ne pourrait proposer une interprétation valable de la culture. Peut être Freud est-il arrivé à sa théorie des névrosés à partir de la société dans laquelle il vivait, celle de la Vienne impériale, les conclusions qu'il a tirées de ses analyses sont applicables universellement, et cette universalité se fonde sur, justement, cette double universalité dont nous venons de parler, celle de la Culture et celle de la nature humaine, au point que si l'on dressait un inventaire exhaustif de tous les types connus de comportement culturel, cette liste coïnciderait point par point avec la liste également complète des pulsions, des désirs ou des fantasmes, obtenue par le psychanalyste (117). Mais il n'y a pas que l'ethnologue qui étudie la Culture. Et il n'y a pas de cultures que celles présentes. L'Histoire nous fait remonter vers les cultures passées, souvent entièrement mortes, mais qui — puisqu'elles

sont

des

cultures



présentent

les

mêmes

caractéristiques et obéissent aux mêmes lois générales qui sont celles de la Culture (avec une majuscule). Il est dès lors possible de psychanalyser les textes historiques qui sont les témoignages actuellement restants des civilisations disparues. Il est assez curieux de noter que jusqu'à présent les psychanalystes se sont peu engagés dans cette voie. Des livres comme ceux du docteur Laforgue sur Talleyrand sont rares. Et ceux qui ont fait une place à l'histoire dans leurs œuvres, comme Fromm, ont lié étroitement le marxisme au freudisme, comme si le freudisme à lui tout seul était impuissant à rendre compte du diachronique. Sans doute aussi, certains savants ont réclamé cette généralisation de l'analyse au domaine de l'histoire ; je me souviens d'un appel en ce sens lancé par une revue américaine de psychanalyse, mais l'appel ne me parait pas avoir été entendu, à part quelques articles sur les mythologies aztèques ou maya. Nous devons donc nous féliciter de ce que Devereux, qui est un admirable helléniste, ait commencé depuis quelques années l'exploration de la civilisation grecque archaïque, et les premiers travaux qu'il a publiés dans ce domaine sont garants de la fécondité de ses recherches (139). Cela dit, nous devons préciser certains points parmi les plus importants

de

l'œuvre

de

Devereux

dans

son

interprétation

psychanalytique des données de l'ethnologie ou de l'histoire. Ce que les culturalistes avaient en effet surtout retenu de la leçon de Freud, c'était l'importance des premières années de l'enfant pour la formation de la personnalité de l'adulte. A partir de là, ils se sont particulièrement attachés à décrire longuement l'éducation première, le sevrage ou la discipline anale ; nous ne devons pas le regretter, car l'ancienne ethnologie ne s'intéressait qu'aux adultes et, grâce à l'école dite « culture et personnalité », nous avons maintenant un ensemble de données, pour certaines ethnies, du plus haut intérêt. Mais — et c'est ici que Devereux va se séparer de Róheim — si on se cantonne à noter minutieusement tous les soins donnés au petit

enfant, on en restera à la période préœdipienne, alors que — comme Freud l'a démontré — c'est la période œdipienne qui est cruciale, c'est elle qui doit occuper la position centrale avec la puberté qui la suit. Nous ne trouverons a fortiori pas non plus chez Devereux la distinction de Kardiner entre institutions primaires et institutions secondaires ; car ce qui est important, ce n'est pas tel ou tel trait culturel (changeant suivant les ethnies et dans une même ethnie, suivant les secteurs de la population), qui nous fait forcément rester dans les choses tribales, c'est i'ethos de la culture. L'éducation de l'enfant dépend de cet ethos et non des techniques particulières utilisées par ses parents ; les minuties des culturalistes, dit notre auteur en une formule frappante, ce sont « les arbres qui cachent la forêt » (103). Puisque le complexe d'Œdipe est central, pour l'ethnologue, comme pour l'historien, nous devons nous y arrêter un peu ; car l'œuvre de Devereux nous apporte sur ce complexe des vues très personnelles. Et d'abord, dans sa critique de Malinowski, l'idée de l'« Œdipe inversé ». Après avoir noté que la critique de Malinowski ne détruit

pas

l'universalité

du

complexe

d'Œdipe,

mais

montre

seulement que le triangle œdipien n'est pas nécessairement le père, la mère et l'enfant biologique, le père peut être remplacé dans une société matrilinéaire par le frère de la mère, il ajoute que, pour les Indiens des Plaines, la lutte de l'enfant contre la mère frustratrice détermine chez les adultes l'hostilité des mâles envers les femmes ; au contraire, l'hostilité contre les hommes est institutionnalisée et consiste en compétitions pour des trophées et pour les honneurs ; sans doute elle s'enracine bien à l'origine dans la haine du père, mais cette haine lui est subordonnée ; l'hostilité va contre la mère, et si le complexe d'Œdipe existe, il existe sous une forme inversée (103). Il y a là un premier point qui mérite notre attention. Le complexe d'Œdipe est universel, il se retrouve partout et toujours mais il peut revêtir des formes différentes. Le second point, plus significatif encore, c'est

l'antériorité des attitudes contre-œdipiennes des parents par rapport aux attitudes œdipiennes de l'enfant, dont elles provoquent le déclenchement. On trouvera dans ce volume une remarque analogue pour les pulsions cannibaliques infantiles (chap. v) ; elles sont postérieures aux pulsions cannibaliques des parents, et en particulier de la mère. Le complexe d'Œdipe ne peut se comprendre seulement à partir de la libido enfantine, il faut le replacer dans la dialectique des rapports parents-enfants, et cela nous paraît en effet d'une importance capitale. On saisit mieux maintenant quelles sont les liaisons entre l'anthropologie

(qu'elle

soit

ethnologique

ou

historique)

et

la

psychanalyse. Elles se fondent sur la double uniformité de la Culture et de la nature humaine. Mais prenons garde, car le terme de nature humaine peut être ambigu, si nous n'ajoutons pas tout de suite : dans la mesure où elle n'est pas notre nature animale. C'est pourquoi Devereux

emploie

si

souvent,

pour

éviter

toute

confusion,

l'expression d'Homo sapiens. La psychanalyse ne fait pas intervenir les données physiologiques et zoologiques, elle appréhende l'homme dans sa spécificité humaine et, si le complexe d'Œdipe est central, c'est que justement il est l'expression de l'avènement de l'homme en tant qu'être de culture ; l'animal ignore l'inceste. Et avec cet avènement de la Culture il y a remplacement des manifestations pulsionnelles biologiques, comme la faim ou la sexualité, qui sont des instincts, et rigides, par des comportements plus souples, adaptés au contexte de la situation et du but poursuivi. Ce qui fait que les enfants anormaux, quelles que soient leurs ethnies d'origine, sont plus ressemblants entre eux, parce qu'ils régressent vers le biologique, que les enfants normaux. Nous retrouvons ici, sous une autre forme, des idées au fond assez proches — quoique de conception indépendante — de celles de Lévi-Strauss dans ses Structures élémentaires de la parenté. Le complexe d'Œdipe est la plaque tournante qui nous fait passer de la nature à la culture et qui

explique par conséquent pourquoi, loin de s'opposer, on retrouve les mêmes items culturels, soit en procédant du dedans — à travers la psychanalyse

—,

soit

en

procédant

du

dehors



à

travers

l'observation des comportements culturels ou à travers la lecture des textes historiques. Mais prenons garde. Nous venons de parler de « dedans » et de « dehors ». Peut-on simultanément emprunter ces deux chemins ? La recherche pluridisciplinaire, comme nous l'avons laissé entrevoir au début de ces pages d'introduction, postule une logique préalable — nous serions même tenté de dire une éthique, dans la mesure où les règles de la logique sont aussi, pour le savant, les normes de son honnêteté intellectuelle. Nous sommes ainsi amené, pour terminer, à envisager cette partie de l'œuvre de Devereux qui nous semble la moins connue, du moins du public français, et que je désignerai volontiers du terme d'épistémologie de la pluridisciplinarité (92, 134, 144, i48). On a tendance à considérer que la pluridisciplinarité obéit toujours au même schéma, quelles que soient les sciences qui sont mises en rapport, et quelle consiste toujours à faire un discours cohérent avec les morceaux empruntés à des disciplines diverses. C'est parfois vrai, ce ne l'est pas toujours. Dans le cas de l'ethno-psychiatrie, Vadditionnalité — si on me permet ce barbarisme — est possible, car la névrose et la psychose dénaturent les items de la culture et on ne les comprend bien qu'en les replaçant dans leurs cadres culturels. Ce que Devereux appelle les désordres types sont les maladies psychologiques propres à tel ou tel type de société : par exemple dans la Gesellschaft, l'homme se trouvant isolé risque surtout de devenir schizophrène ; dans la Gemein-schaft, où il est contraint à la sociabilité, il risque au contraire de devenir hystérique. Ainsi, les données de l'ethnologie et celles de la psychiatrie peuvent — et doivent même — s'additionner pour constituer un seul discours. Mais il n'en est pas de même pour les relations entre la psychanalyse et

Vanthropologie

culturelle ;

ces

deux

sciences

sont

bien

complémentaires, mais elles ne sont pas additionnelles ; il existe entre

la

compréhension

ethnologique

et

la

compréhension

psychanalytique du comportement humain (92, etc.) une relation d'indétermination dans le genre de celle de Heisenberg-Bohr ; en France et pour d'autres domaines, le regretté 9. Gurvitch était arrivé à des conclusions analogues. Le procédé d'observation change les événements observés. D'autres schémas de pluridisciplinarité sont encore possibles tels que l'additionnalité et la complémentarité ; nous en avons donné un exemple à propos de la psychiatrie sociale : transformer les données de chaque science en « variables » d'une situation totale et établir le système de variations dans ce tout, c'està-dire passer d'un discours cohérent de mots à un modèle mathématique. La reconnaissance de l'implication de l'observateur à l'intérieur du sujet observé a été reconnue depuis Marx et Mannheim, et la fondation d'une sociologie de la connaissance. Mais cette sociologie de la connaissance, en mettant au premier plan les intérêts en quelque sorte matériels de la classe ou de la nation auxquelles l'observateur appartenait, en restait au préconscient, alors que Devereux psychanalyste va descendre jusqu'à l'inconscient. Le savant se veut objectif et de ne pouvoir atteindre à l'objectivité le laisse anxieux ; dans une résolution dramatique, il essaie de se supprimer pour se faire remplacer par des machines ; mais on déplace seulement alors le locus de la partition entre le sujet et l'objet, on le situe après, dans l'interprétation des données apportées par la machine, au lieu de le situer avant, dans l'observation empirique.

Personnellement,

j'irai

encore

plus

loin,

car

on

n'expérimente pas sur le réel à travers des instruments, on expérimente à travers la théorie de l'instrument ; et cette théorie est une construction de l'esprit humain (148). Quoi qu'il en soit, Devereux montre l'importance de tous les mécanismes de compensation (à

l'anxiété primordiale du chercheur), certains conscients, d'autres inconscients, comme les mécanismes de défense, les omissions dans la

description

d'une

culture,

la

projection

des

fantasmes

de

Vobservateur dans l'objet observé, etc. Il a mis particulièrement en lumière le processus du contre-transfert, aussi bien en ethnologie qu'en psychanalyse, aussi bien dans la description des cultures que dans les conclusions de la psychologie des profondeurs. Pour nous borner à notre domaine propre, celui de l'ethnologie, il est évident que des rites, comme ceux de la circoncision, ou des coutumes, comme celle de l'abandon des vieillards, rappellent des dangers ou des désirs réprimés de la prime enfance, de l'ethnographe sur le terrain, en lui offrant le spectacle d'un matériel qu'il a lui-même repoussé dans son inconscient. Nous ne pouvons signaler ici toutes les

sources

de

distorsion

des

faits

que

Devereux

traque

inlassablement. Nous ne citerons à titre d'exemple que le processus de sublimation versus mécanismes de défense- : plus les tendances névrotiques de l'observateur tendent à distordre la réalité, plus il aura un sentiment de panique devant les faits qu'il recueille et plus il aura tendance à recourir à la logique formelle ou aux théories rigides, afin d'enlever à ces faits leur force traumatisante pour lui, en les cachant sous une carapace de concepts de tout repos. Nous trouvons ainsi un autre « modèle » de pluridisciplinarité, qui se situe non dans la science se faisant, mais antérieurement à elle : dans l'épistémologie, et où la psychanalyse et l'ethnologie se complètent en tant que se corrigeant mutuellement (148). Car ce que nous venons de dire, sur l'implication de l'observateur dans l'observé, nous Vatteignons à travers les méthodes de la psychanalyse et en appliquant ces méthodes à une meilleure connaissance de l'observateur, pour juger du degré de validité de ses observations. Mais réciproquement l'ethnohgie peut aussi corriger les dangers

d'une

psychanalyse

trop

pressée

ou

naïvement

« impérialiste » : dans chaque culture, la société donne un certain

statut à l'anthropologue qui l'aborde, celui du beau-frère, celui de parent

à

plaisanterie,

celui

de

distributeur

de

cadeaux ;

l'anthropologue arrive difficilement à y échapper et cette inhabilité est comparable à celle de l'analyste lorsque l'analysé le manœuvre pour lui faire jouer le rôle complémentaire qu'il désire à l'intérieur du couple thérapeute-patient. Mais qui ne voit alors que l'anthropologue ne verra l'ensemble de la culture qu'il étudie qu'à travers la perspective que lui assigne le groupe dans sa structure sociale et que, par conséquent, s'il veut tirer de son observation dans un seul secteur de la culture, celui où la communauté indigène l'a placé, une interprétation psychanalytique de la société globale, il risque de commettre de lourdes erreurs. Devereux donne l'exemple de 9. Róheim qui a donné deux interprétations différentes de deux cultures, moins parce que ces cultures étaient en effet différentes que parce que les indigènes de l'une et de l'autre ne lui avaient pas attribué, dans leurs communautés, le même statut social (148). Grâce à cette complémentarité, le chercheur peut dépasser cependant la subjectivité inhérente à toute observation et faire même de la « distorsion » qu'il fait subir au réel dans la mesure où il s'en rend compte en tant qu'ethnologue et en tant qu'analyste la « voie royale vers une objectivité authentique et non plus fictive ». Si les résistances, les contre-transferts, les mécanismes de défense contre l'intrusion des fantasmes provoqués par le spectacle des mœurs des indigènes sont une source d'erreur, en effet, lorsque l'observateur n'en a pas pris conscience, par contre, lorsqu'ils sont traités comme les données de base d'une science du comportement, alors ils peuvent se révéler comme une source de création scientifique. Ainsi. dans l'observation participante, l'intrusion destructrice des règles quotidiennes de la vie par l'arrivée de l'anthropologue peut être aussi bien une source de nouvelles vérités qu'une source de graves erreurs ; elle est source d'erreurs si l'on croit que la société que l'on a décrite,

et

dont

on

a

finalement

donné

une

interprétation

psychanalytique, est la société réelle — puisqu'elle est en fait une société perturbée ; mais si on analyse les réactions à cette intrusion, ces réactions étant déterminées par les valeurs constitutives de la société en trouble, ou par la personnalité ethnique (« de base ») de ses

membres,

on

peut,

à

travers

cette

analyse,

connaître

énormément de choses, et des choses objectives, sur la culture et sur les individus de cette communauté. En gros, et pour revenir à une observation précédente, le locus de partition entre Vobservateur et l'observé, dans des situations de trouble (et toute situation d'intrusion du psychanalyste ou de l'ethnologue dans le monde d'autrui, altérité d'un individu ou altérité d'une ethnie, est une situation de trouble), rend possible l'objectivité là où nous ne pensions d'abord trouver qu'implication, déformation et distorsion. Sans distorsion, il n'y a pas, en effet, de séparation possible entre le subjectif et l'objectif ; le subjectif est mis inconsciemment dans l'objectif ; mais la prise de conscience du trouble amené par l'observateur, en lui révélant sa propre subjectivité, lui révèle par la même occasion l'objectivité authentique de J'alter. Ainsi, de ses multiples expériences, en ethnopsychiatrie, en psychanalyse,

dans

le

domaine

de

l'histoire

grecque,

et

en

ethnologie, Devereux tire une série de règles méthodologiques comme une philosophie générale des sciences de l'homme ; à l'heure où le statut de ces sciences de l'homme dans l'ensemble de nos connaissances donne lieu à tant de débats passionnés, en particulier entre les marxistes et les structuralistes français, et où Foucault va jusqu'à parler de la mort de l'homme en tant qu'objet possible de science, il était bon que, grâce à la traduction que l'on va lire de quelques-uns des principaux articles de Devereux, une autre voix se fasse entendre, d'un homme lucide au milieu des pièges — combatif, voire agressif, contre ceux qui se laissent prendre à ces pièges, mais sachant tirer, des obstacles rencontrés, la possibilité d'une science de l'homme authentiquement objective.

Roger Bastide.

Introduction

Ce volume contient la quasi-totalité de ceux de mes articles dont l'ensemble

formule

la

théorie

et

les

méthodes

de

base

de

l'ethnopsychiatrie psychanalytique, au sens rigoureux du mot. Mes études épistémologiques, qui posent les jalons de ma méthode « compiémentariste » dans les sciences de l'Homme — études dont la Préface de mon collègue et ami, le professeur Roger Bastide, donne un aperçu perspicace 1 — ont paru, sous le titre Ethnopsychanalyse Compiémentariste, Paris, Flammarion, 1972. Ces articles s'échelonnent sur plus de trente ans. Les premiers datent d'une époque où l'ethnopsychiatrie était encore en train de naître et manquait non seulement d'une armature théorique, mais même de concepts et de termes techniques adéquats. En les remaniant, il a cependant suffi de rendre explicites certaines implications de mon schéma initial : implications qui s'y trouvaient dès le début, encore que parfois sous la forme d'une remarque faite en passant, ou même en formulant un énoncé d'une façon particulière 2. Ce n'est donc pas pour me donner frauduleusement je ne sais quel air de prophète que j'ai inséré, dans le texte remanié du chapitre ix, quelques passages qui explicitent, au moins dans ses grandes lignes, l'état catastrophique de l'Homme en 1970. C'est pour faire sentir que

le schéma (qui date de 1939) aurait dû permettre certaines prévisions — qui étaient d'ailleurs énoncées, sous une forme il est vrai conditionnelle, dans un autre article (81) paru, lui aussi, en 1989. Bref, les nombreux remaniements et ajouts ne modifient pas le sens des versions originales : elles en énoncent et développent les implications *. Ce livre traite du désordre et parfois même du délire, sans souscrire pour autant à une maxime que me proposait un collègue : « Une époque délirante exige une théorie délirante. » Certes, une description du désordre, du délire, doit fidèlement refléter la nature — ou l'apparence — chaotique du phénomène étudié. Mais une description n'est pas une théorie ! Rien de plus ordonné, de plus raisonnable que la thermodynamique et la mécanique statistique, qui rendent compréhensible, maniable et prévisible ce qui, sous n'importe quelle autre optique, semble chaotique. Les hardiesses suprêmes de la théorie sont justement celles qui mettent en relief la logique qui gouverne l'apparent chaos. Je me suis aussi gardé d'escamoter ce qui m'est encore incompréhensible, en substituant, à la manière des anciens oracles (151 ), au réel sensé, quoique encore incompris, un rébus verbal inhéremment dépourvu de sens. L'incomplétude de mes explications n'est pas seulement ce qu'il y a de plus valable de mon œuvre — elle est aussi ce qui me protège des inévitables séductions et pièges de la pose d'omniscience. En effet, la méthode compiémentariste présuppose, et exige même, la coexistence de plusieurs explications (92, i34, i48, 154), dont chacune est presque exhaustive dans son propre cadre de référence, mais à peine partielle dans tout autre cadre de référence. Ce qui importe, c'est la définition des rapports entre ces multiples explications — totales /partielles — définition que seul le complémentarisme est capable à la fois de formuler et d'exploiter scientifiquement.

Inversement, l'optique compiémentariste évite l'évolution de la théorie en vase clos, qui, en faisant dériver la pensée, l'amène à une involution (« entropique ») : à la transformation d'une théorie du réel en un schéma purement rhétorique, à la fois raffiné, métaphysique et ludique. Le complémentarisme tient rigoureusement compte du rendement décroissant de toute théorie qui prétend expliquer des faits ne relevant qu'à peine du domaine qui est le sien (gs). De telles velléités expansionnistes ne consolident pas un système théorique : elles le dénaturent et le diluent. Je crois, enfin, ne pas avoir négligé le conseil de Lagrange : j'ai recherché la simplicité, tout en me méfiant d'elle. Jusqu'à ces derniers temps, ma pensée a évolué dans un silence assourdissant ; l'écho même de ma propre voix ne me revenait souvent que brutalement déformé. Cette déformation même m'a poussé à clarifier et à élargir inlassablement mes théories, mes méthodes et ma documentation. Ma dette envers ceux auxquels s'applique l'exclamation indignée du grand helléniste Wilamowitz : « Ne sait-on donc pas lire ? » est considérable x. Mais il m'est encore plus agréable de reconnaître tout ce que je dois à ceux qui m'ont compris et m'ont encouragé à persévérer dans ma propre voie. Je n'en puis remercier ici nommément que quelquesuns : Alain Besançon et Henri Gobard m'ont incité à rassembler ces articles en un volume. Pierre Nora, des Editions Gallimard, qu'Alain Besançon me fit rencontrer, s'est montré compréhensif et patient durant la longue période qui dut être consacrée aux remaniements du texte original et de sa traduction. Je dois beaucoup au professeur Roger Bastide, dont la lumineuse Préface reflète une compréhension totale de l'ensemble de mon œuvre. Tina Jolas et Ilenri Gobard se sont attachés à reproduire fidèlement ma pensée. Enfin, je dois plus que je ne saurais dire à Jane W. Devereux. Ses conseils m'ont souvent permis de mieux formuler ma pensée, et elle se chargea, avec un

parfait dévouement, des corvées —• pénibles et innombrables — que comporte la préparation d'un livre 2. Je conclus par une profession de foi : l'univers du réel — et par conséquent de la science — est inépuisable. Il y aura donc toujours des jeunes — parfois, comme moi, grisonnants — qui disposent d'un minimum de moyens matériels et d'un maximum de cette inquiétude qui crée la science nouvelle — celle que l'on découvre, les yeux émerveillés, à travers un acte d'auto-découverte, à l'aube (toujours renouvelée) de sa propre pensée — qu'il suffit de poursuivre hardiment jusqu'au bout pour ressentir que l'on a vécu en homme. Paris, printemps IQJO. Georges Devereux.

Notice pour la deuxième édition Grâce à l'accueil généreux que mes collègues et le public français ont bien voulu réserver à ces études, si longtemps passées sous silence, l'étau de l'indifférence dont je parle dans mon Introduction s'est enfin desserré, au moins en Europe. Ce recueil paraîtra aussi en allemand, en italien et en espagnol mais (comme il fallait s'y attendre) pas encore en langue anglaise. La première édition a été épuisée en quelque 30 mois seulement, ce qui a rendu une deuxième édition nécessaire. Je remercie deux de mes élèves et amis, Mlle Claudine Fraenkel et M. Michel Autès, dont l'aimable concours m'a permis de corriger un lapsus assez sérieux (p. 5g, ligne i3) ainsi qu'un cer tain nombre de gaucheries stylistiques. Les items bibliographiques 84, 89, 92, 125, 127, i34, i4r et 144 ont paru

entre-temps

en

français,

dans

mon

Ethno-psychanalyse

Compiémentariste (Paris, Flammarion, 1972). L'item io3 paraîtra prochainement en français, Psychothérapie d'un indien des Plaines

dans la collection « L'Inconscient » (Gallimard). L'item 148 est en train d'être traduit en français par les soins des éditions Payot. L'item i30, revu et augmenté, est paru sous le titre : « The SelfBlinding of Oidipous in Sophokles : Oidipous Tyrannos » dans Journal of Hellenic Studies, g3, pp. 36-4g, 1973 (Mélanges E.R. Dodds). L'item i52 a été incorporé au troisième chapitre de mon livre Dreams in Greek Tragedy, Blackwell, Oxford et University of California Press, Berkeley et Los Angeles, 1976. Paris, printemps 1973. Georges Devereux.

Notice pour la troisième édition Depuis la publication de la deuxième édition une traduction espagnole a été publiée par Barrai, Barcelone, et une traduction italienne paraîtra prochainement chez Armando Armando, Rome. Une traduction allemande partielle, intitulée : Normal und Abnormal, a été publiée par Suhrkamp, Frankfurt am Main. Une traduction anglaise paraîtra chez University 7 Chicago Press. L'item 148 a été traduit en français et paraîtra prochainement aux Éditions Flammarion. Paris, automne iQj6. ' Georges Devereux.

Chapitre premier. Normal et anormal

(1956) Chaque science a son concept clef — ou son couple de concepts clefs — dont la définition fournit l'essentiel de sa problématique et dont l'analyse constitue la meilleure introduction au champ de recherche qui est le sien. Quiconque a su, par exemple, reconnaître dans la « culture » le concept clef de l'anthropologie détient le « Sésame ouvre-toi » de cette science et, pour peu qu'il s'attache à confronter .« culture » et « société », l'un et l'autre concept s'éclairant réciproquement lui ouvrent de multiples et fécondes voies de recherche. Le couple conceptuel de base de la psychiatrie est le normal

et

l'anormal ;

son

problème

focal

est

de

déterminer

l'emplacement — le locus — de la frontière qui les départage. Ce problème demeure, quel que soit par ailleurs le statut — science « pure » ou science « appliquée » — qu'on attribue à la psychiatrie. Or, à la différence des ethnologues qui ont abondamment discuté leur concept clef, les psychiatres se sont montrés fort peu soucieux de définir systématiquement les leurs, laissant de ce fait irrésolu le problème du « normal » et de l' « anormal ». En tant que science interdisciplinaire, l'ethnopsychiatrie se doit de considérer conjointement les concepts clefs et les problèmes de base de l'ethnologie et de la psychiatrie. Elle ne saurait se contenter d'emprunter les techniques d'exploration et d'explication de l'une et l'autre de ces sciences. Il y a, en effet, une différence méthodologique fondamentale entre l'emprunt pur et simple des techniques et la fécondation réciproque des concepts (92, i34, i4&)*. Les sciences véritablement interdisciplinaires sont les produits d'une fécondation * Les numéros entre parenthèses renvoient à la Bibliographie, p. 489. (N. d. É.)

réciproque des concepts clefs qui sous-tendent chacune des sciences constitutives. En tant que science autonome, l'ethnopsychiatrie — c'est-à-dire l'ethnologie psychiatrique ou la psychiatrie ethnologique (l'étiquette étant fonction de l'usage qui est fait de cette science interdisciplinaire « pure ») — s'efforcera de confronter et de coordonner le concept de « culture » avec le couple conceptuel de « normalité-anormalité ». En premier lieu, elle se doit de déterminer l'emplacement — le locus — précis de la frontière entre le normal et l'anormal. Ce sera là mon but principal dans la présente étude.

Adaptation et sublimation Le concept d'adaptation — qui n'est pas, notons-le, un concept psychiatrique — ayant fait l'objet d'une discussion approfondie ailleurs (81), je me contenterai de citer ici quelques exemples qui illustrent

le

défaut

de

logique

inhérent

à

cette

démarche

diagnostique. Lorsque Ackerknecht (3) soutient que, tout en étant objectivement névrosé

(« hétéropathologique »),

le

chaman

est

néanmoins

« autonormal » dans la mesure où il est parfaitement adapté, il réduit le processus diagnostique à une simple constatation du degré d'adaptation. Son raisonnement conduit à des cercles vicieux du genre de celui-ci : « En avril 1945, la tâche du psychiatre allemand était accomplie le jour où son patient adhérait au parti nazi ; en mai 1945, elle s'achevait le jour où son patient s'engageait dans le parti chrétien-démocrate (s'il vivait à Francfort-sur-le-Main) ou dans le parti communiste (s'il vivait à Francfort-sur-l'Oder) » (103). La théorie de l'adaptation refuse d'admettre l'existence de sociétés tellement « malades » qu'il faut être soi-même bien « malade » pour pouvoir s'y adapter (81). Il va sans dire qu'en parlant de cultures malades, je ne suis pas l'exemple discutable de R. Benedict (34) qui prétend établir le diagnostic psychiatrique de diverses cultures. Je tiens compte

simplement des données qui figurent dans n'importe quel manuel de pathologie

sociale

et

du

fait

que

certaines

sociétés

sont

si

désespérément enlisées dans les sables mouvants d'un cercle vicieux que plus elles cherchent à s'en dégager, plus elles s'y enfoncent. Ainsi, selon Linton (302), les Tonkawa persistèrent si obstinément dans la pratique du cannibalisme que leurs voisins finirent par leur livrer une véritable guerre génocide. De même, c'est en cherchant à extirper un « ennemi intérieur » imaginaire et à échapper à l' « encerclement » que l'Allemagne nazie se forgea de toutes pièces des ennemis intérieurs — bien réels ceux-là — et suscita une coalition mondiale vouée à la destruction du nazisme (118). On

observe

dans

le

sud

des

Etats-Unis

des

phénomènes

d'autodestructivité sociale analogue, qui sapent aussi bien la santé mentale de la population blanche, soi-disant bien « adaptée », que celle des Noirs (159). Le cas de Sparte, analysé ailleurs (139), est à bien des égards similaire. La théorie qui fait de l'adaptation le critère de la santé mentale s'avère

également

indéfendable

à

la

lumière

de

l'importante

distinction formulée par Fromm (213) entre l'adaptation saine et le conformisme sado-masochiste. Bref, il y a lieu d'établir une distinction assez simple entre l'adaptation extérieure (manifeste) et l'adaptation intérieure

(81).

Un

certain

degré

d'adaptation

extérieure

est

nécessaire à la survie de l'individu dans n'importe quelle société. L'individu normal vivant au sein d'une société saine est dans une position privilégiée car il peut introjecter (ou intérioriser) les normes culturelles sous forme d'un Idéal-du-Moi subsidiaire, recours qui lui est interdit dans une société malade, sous peine de devenir lui-même névrosé ou pire (139). De plus, tout homme suffisamment rationnel pour s'adapter extérieurement à une société malade, sans pour autant en intérioriser les normes, éprouvera un tel malaise et connaîtra un tel isolement, qu'il cherchera éventuellement à échapper à cette double vie, soit en se lançant dans une rébellion inopportune

et donc autodestructrice, soit en se forçant à se conformer à des normes qui lui répugnent absolument ; et par réaction de défense, il viendra ainsi à se muer en fanatique. D'un point de vue psychiatrique, les critères de normalité valables sont tous absolus, c'est-à-dire indépendants des normes d'une quelconque culture ou société, mais conformes aux critères de la Culture en tant que phénomène universellement humain 1. La maturité affective, le sens du réel, la rationalité et la capacité de sublimer peuvent certes contribuer à l'adaptation de l'individu à une société saine et assurer sa survie dans une société pathologique ; ils demeurent néanmoins logiquement indépendants de l'adaptation en soi2. Ces considérations préliminaires nous conduisent à envisager le problème de la normalité et de l'anormalité dans le cadre du concept clef de l'anthropologie, qui est la Culture, et du problème clef de la psychiatrie, qui est celui de la frontière entre le normal et l'anormal. Je chercherai tout d'abord à définir aussi précisément que possible ceux parmi les aspects de l'inconscient qui s'inscrivent dans le cadre de référence où je situe ma recherche et à examiner le concept de traumatisme en fonction non pas de la grandeur absolue du stress, mais de la disponibilité des défenses susceptibles d'être mobilisées en situation de stress (144).

Deux types d'inconscient L'inconscient est composé de deux éléments : ce qui n'a jamais été conscient — les représentants psychiques du Ça, comprenant ceux des forces pulsionnelles3 — et ce qui a d'abord été conscient mais a 1 Voir le concept de la psychothérapie transculturelle (103). 2 On trouvera ailleurs (135) une brève discussion de la sublimation. 3 J'énonce ici la conception classique, qui exige sans doute d'être revue à la lumière des théories de Hartmann, Kris et Loewenstein (232, 233) sur le Moiinfantile indifférencié, ou même de la théorie de Fairbairn (178) selon laquelle c'est le Ça qui se détache du Moi-infantile et non le Moi qui se sépare du Ça-

été refoulé par la suite. Le matériel refoulé est constitué par les traces d'empreintes mnésiques laissées tant par les expériences objectives extérieures que par les expériences subjectives intérieures 4 — émotions, fantasmes, états somatiques antérieurs. Il comprend également les mécanismes de défense et la majeure partie du SurMoi. Je n'envisagerai ici que le matériel refoulé d'origine consciente qui, du point de vue culturel, peut se diviser en deux groupes : — le segment inconscient de la personnalité ethnique ; — l'inconscient idiosyncrasique. i. Le segment inconscient de la personnalité ethnique (qu'on se gardera de confondre avec l'« inconscient racial » de Jun9) désigne l'inconscient culturel et non racial. L'inconscient ethnique d'un individu est cette part de son inconscient total qu'il possède en commun avec la plupart des membres de sa culture. Il est composé de tout ce que, conformément aux exigences fondamentales de sa culture, chaque génération apprend elle-même à refouler puis, à son tour, force la génération suivante à refouler. Il change comme change la culture et se transmet comme se transmet la culture, par une sorte d'« enseignement » et non biologiquement, comme est censé se transmettre

l'« inconscient

racial »

de

Jun9.

Bref,

l'inconscient

ethnique s'acquiert exactement comme s'acquiert le caractère ethnique, et dans le présent contexte il importe fort peu à quelle théorie de formation du caractère ethnique on a souscrit. Chaque structure du caractère ethnique a sa phase consciente et sa phase inconsciente, cette dernière complémentaire de la première (92, 134, 148). infantile. Une conception plus subtile du Moi (145) et, singulièrement, du Moi primitif du nourrisson devrait permettre en outre de nuancer la théorie classique. Je me borne à mentionner ce problème sans m'y attarder dans ce contexte. 4 Ces expressions ne sont pas pléonastiques (148).

Chaque culture permet à certains fantasmes, pulsions et autres manifestations du psychisme d'accéder et de demeurer au niveau conscient et exige que d'autres soient refoulés. C'est pourquoi tous les membres d'une même culture possèdent en commun un certain nombre de conflits inconscients. Le matériel qui constitue l'inconscient ethnique est maintenu à l'état refoulé par certains mécanismes de défense, renforcés et souvent même fournis par les pressions culturelles. Toutefois les moyens défensifs que la culture met à la disposition de l'individu afin de lui permettre de refouler ses pulsions culturellement dystones peuvent s'avérer insuffisants. Lorsque les choses en sont là, un grand nombre d'individus — et non plus seulement ceux qui ont subi des traumatismes atypiques dans leur petite enfance — éprouvent des difficultés à maîtriser et à cacher leurs conflits. La culture tend alors à fournir,

bien

qu'à

contrecœur,

certains

moyens

culturels

qui

permettent à ces pulsions de s'exprimer au moins de façon marginale. Ainsi le complexe du berdache (du transvesti) chez les Indiens des Plaines (103) offre un exemple de reconnaissance officielle, encore que marginale, accordée par la culture à une forme de déviation de la personnalité qui se trouve en opposition flagrante avec l'idéal ethnique du groupe. Bien qu'il s'écartât nettement de l'« autodéfinition

héroïque »

couramment

admise,

le

statut

du

berdache était sanctionné au moins marginalement par la culture. Cela dit, le fait que ce comportement ait été socialement reconnu, ne fût-ce que du bout des lèvres, ne doit pas nous faire oublier qu'il s'agissait là simplement d'une reconnaissance ex post facto5 de l'inévitable.

De

plus,

même

si

le

transvestisme

était

parfois

officiellement « sanctionné » par une vision, des données irréfutables démontrent que ces comportements demeuraient dystones aussi bien par rapport au Moi que par rapport à la culture. Ainsi tel Indien des Plaines préféra-t-il se suicider plutôt que d'obéir à la vision qui lui enjoignait de devenir un transvesti (309) bien qu'il ait probablement 5 Lat. : postérieur au fait.

éprouvé des pulsions homosexuelles, sinon sa vision ne lui aurait pas « donné » de telles directives. Même avalisées par sa culture, ses pulsions profondes étaient si ego-dystones, qu'il choisit de mourir plutôt que de s'y abandonner. L'institutionnalisation — ou l'élaboration excessive (chap. xvi) — d'un trait anormal ne suffit pas à le rendre culture-syntone. Quoiqu'institutionnalisée

à

l'extrême,

la

pratique

mohave

du

transvestisme demeurait parfaitement dystone à l'égard de la culture mohave, comme le prouve la coutume de ridiculiser le transvesti et de l'inciter à des manifestations scabreuses de son anormalité (78). De même, la participation directe de la majorité du groupe, soit individuellement, soit collectivement, à une activité qui, bien que dûment institutionnalisée, est foncièrement anormale, n'implique nullement que cette activité soit ou normale ou syntone sur le plan culturel.

Kroeber

(275)

souligne

avec

raison

que,

durant

les

« épidémies » de sorcellerie, la contrepartie de la psychopathologie spécifique du sorcier est une paranoïa atténuée de l'ensemble de la population. Anticipant

quelque

peu

sur

mon

analyse

des

désordres

chamaniques, je précise que le chaman a été exposé à des stress qui ne

sont

pas

seulement

numériquement

fréquents

mais

aussi

culturellement typiques, c'est-à-dire qui découlent du modèle culturel de base ; ses conflits sont donc localisés de manière permanente dans son inconscient ethnique. De plus, il refaçonne en termes culturels tant ses conflits typiques que ses conflits subjectifs, en exploitant les défenses fournies par sa culture — visions, révélations ou pratiques initiatoires à vertus palliatives « autothérapeutiques » — ou en se soumettant lui-même à un traitement chamanique afin de guérir d'une maladie organique ou d'un désordre psychique dont il souffre. 2. L'inconscient idiosyncrasique se compose des éléments que l'individu a été contraint de refouler sous l'action des stress uniques

et spécifiques qu'il a dû subir. Ces stress peuvent être de deux genres : a) Les expériences qui, sans être typiques d'une culture donnée — c'est-à-dire sans refléter le modèle culturel de base —, surviennent assez

fréquemment

pour

être

reconnues

et

reformulées

culturellement. Ainsi, dans L'Iliade (XXII, 482 sqq.), à peine Achille a-til tué Hector qu'Andromaque est à même de prédire en détail les formes de stress que connaîtra Astyanax désormais privé de père, la façon dont il en sera traumatisé et le comportement déviant qu'il sera contraint d'adopter. Ce qui, en l'occurrence, nous intéresse, c'est de voir Andromaque évoquer non pas ce qu'il adviendrait d'Astyanax si Troie succombait et s'il tombait captif aux mains de l'ennemi (L'Iliade, XXII, 487 sqq.), mais bien ce qu'il advient à tout orphelin — fût-il de haute naissance — dans la société troyenne. C'est ce genre de situations qui engendre les « névroses ethniques ». b) Les expériences qui ne sont ni caractéristiques d'une culture, ni numériquement fréquentes, mais qui atteignent certains individus particulièrement malheureux. Il y a contraste absolu entre les expériences traumatisantes subies par Thersite (L'Iliade, II, 211 sqq.) et celles promises à Astyanax. Le destin misérable de l'orphelin, de la veuve et des parents éplorés d'un homme tombé dans la bataille est un des thèmes récurrents de L'Iliade, car, dans une société guerrière, ce type de traumatisme est chose courante. En revanche, L'Iliade s'attache à souligner la singularité du cas de Thersite : il est l'homme le plus laid de l'armée grecque ; il est aussi le seul à être grossièrement contrefait : les jambes torses, boiteux et bossu. Or, dans une société guerrière qui valorise tout particulièrement la force et la beauté virile, un garçon contrefait est soumis à de nombreux traumatismes parfaitement atypiques. L'Iliade suggère d'ailleurs une relation causale entre la difformité de Thersite et son caractère pervers, envieux, aigri et hostile. De plus, au sein d'une armée de héros magnifiques, Thersite est doublement singulier et déviant. A

cette situation marginale, il réagit par un comportement provocateur de caractère manifestement névrotique, lequel suscite à son tour une forme également unique et singulière de représailles : il est le seul homme dans toute L'Iliade à être physiquement châtié par un membre de son propre groupe. Les traumatismes idiosyncrasiques engendrent donc chez les individus des conflits localisés de manière permanente dans l'inconscient « privé » (individuel). Il va sans dire que l'être humain n'a pas seulement un inconscient ethnique et individuel : il subit aussi au cours de sa vie des traumatismes à la fois numériquement fréquents et typiques de son milieu, et cela dans des proportions variables. Ce qui importe ici, c'est le fait que les principaux conflits du chaman sont surtout localisés dans son inconscient ethnique alors que ceux du déviant « privé » sont localisés dans son inconscient idiosyncrasique. Une élucidation plus poussée de ces différences entraîne une mise en question radicale du concept même de « traumatisme ».

Le traumatisme et la non-disponibilité des défenses Il est indispensable de distinguer systématiquement entre le stress (144) et le traumatisme. Le terme de « stress » doit être appliqué uniquement aux forces nocives qui atteignent l'individu ; celui de « traumatisme », aux résultats nocifs de l'impact de ces forces. La pensée psychiatrique a trop tendance — c'est là un de ses défauts majeurs — à ne considérer que l'intensité absolue de l'impact qui produit

le

stress

et

à

oublier

que

l'individu

peut

disposer

d'importantes ressources qui lui permettent de résister à et de surmonter l'impact qu'il a subi6. En d'autres termes, une balle de fusil peut transpercer le mince épiderme du tigre, et le tuer, alors qu'elle rebondira sur la carapace du crocodile. 6 J'ai soutenu ailleurs (136) que la première tâche du diagnosticien est d'évaluer les ressources de son patient plutôt que ses manques, son actif plutôt que son passif.

Dans les situations humaines — c'est-à-dire culturelles —, le stress sera traumatisant seulement s'il est atypique ou si, bien que typique de par sa nature, il est exceptionnellement intense ou encore prématuré. Un stress est atypique si la culture ne dispose d'aucune défense préétablie, « produite en série », susceptible d'en atténuer ou d'en amortir le choc. Ainsi, il est probable que la perte d'un fils à la guerre traumatisait plus profondément une mère athénienne qu'une mère Spartiate, conditionnée par sa culture à tirer gloire et réconfort d'avoir sacrifié un fils à la cité (363). Un stress de type presque courant peut néanmoins être source de traumatisme s'il revêt une intensité particulière : une chose est, pour un père, que de perdre un fils au combat, et une tout autre que de perdre, comme Priam, la presque totalité de ses cinquante fils, et parmi eux l'illustre Hector, ou, comme Pelée, de perdre un fils unique lorsque ce fils est Achille. Enfin,

un

état

de

stress

est

traumatisant

lorsqu'il

survient

prématurément, c'est-à-dire lorsqu'il atteint un individu qui n'a pas encore accès aux défenses culturelles appropriées. Une variante importante de ce genre de situation est celle des classes défavorisées auxquelles on dénie systématiquement l'accès aux défenses que la culture réserve uniquement aux privilégiés. Je ne. discuterai pas ce problème ici, car il a été traité suffisamment en détail ailleurs (139). Énoncée sous une forme abstraite, cette théorie peut paraître compliquée, bien qu'elle rende compte de faits extrêmement simples. Ainsi, parce que le Boschiman du désert de Kalahari a fort peu de chances de tomber en eau profonde, la culture boschimane ne fournit probablement pas à ses membres de défenses contre ce genre de stress : l'enfant boschiman n'apprend pas à nager. Le Boschiman qui tombe à l'eau doit donc s'en tirer comme il peut, c'est-à-dire par des moyens improvisés, purement idiosyncrasiques : appeler au secours en battant l'eau de son mieux afin de se maintenir à la surface. En revanche, tomber à l'eau n'a rien de traumatisant pour le Polynésien,

à qui, dès sa plus tendre enfance, la culture a fourni un moyen de défense efficace (la nage) contre ce genre d'accident. Plus significatif encore est le contraste entre les effets d'une blessure à la jambe chez Tamerlan, d'une part, et chez un guerrier crow nommé Prend-la-pipe de l'autre. Marcher étant presque chose honteuse dans les cultures des steppes, et aucun exploit n'exigeant d'être accompli à pied, la blessure de Tamerlan qui le laissa boiteux à vie (Timur-i-leng : Timur-le-boiteux) ne l'empêcha pas de devenir souverain de son peuple et chef d'un immense empire militaire. Par contre, la claudication de Prend-la-pipe l'empêcha d'accomplir l'un des exploits requis de celui qui aspirait à la dignité de chef : il ne put partir à pied et revenir à cheval sur une bête volée à l'ennemi. Aussi réagit-il à cette forme de stress — qui dans son cas, mais non dans celui de Tamerlan, avait produit un traumatisme stricto sensu — en se faisant Chien-fou-qui-veut-mourir (310). Une culture ou une sous-culture peut intentionnellement renoncer à une défense en principe disponible. A l'époque où les naufrages en haute mer étaient chose fréquente, beaucoup de marins refusaient délibérément d'apprendre à nager. Ils considéraient qu'en cas de naufrage mieux valait couler à pic, sans souffrir, que nager des heures sans espoir d'être recueilli pour périr, en fin de compte, noyé. Afin de simplifier mon exposé, je n'ai pas établi jusqu'à présent de distinction

entre

les

mécanismes

de

défense

purement

psychologiques — telles les projections — et les matériaux (ou moyens) culturels qui renforcent ces mécanismes et permettent leur actualisation au sens où le bouc émissaire permet l'actualisation d'une projection. L'usage défensif de la technique du bouc émissaire peut fort bien s'enseigner ; le mécanisme défensif de la projection ne le peut, à proprement parler, pas ; son développement peut seulement être encouragé et favorisé par la culture : on peut enseigner aux autres le recours au bouc émissaire. C'est de cette manière que chaque culture

établit une hiérarchie préférentielle des défenses et impose à cette hiérarchie une structure préférentielle. De plus, bien que cette formulation contribue surtout à la formation du caractère ethnique, elle exerce également une influence sur les grands processus sociaux : l'identification avec l'ennemi est un mécanisme de défense qui, au niveau culturel, s'exprime par l'« acculturation antagoniste », c'est-à-dire par l'adoption des moyens de l'ennemi afin de le frustrer de ses fins (89). Ces

distinctions

« traumatisme

importent

prématuré »

à

qui

la

compréhension

recouvre

non

du

terme

seulement

le

traumatisme chronologiquement précoce, mais aussi celui qui atteint l'enfant avant qu'il ne sache et (ou) ne soit capable d'utiliser les défenses fournies par sa culture contre les forces nocives 7. Pour le petit enfant, incapable de gagner sa vie, la mort de ses parents est un traumatisme prématuré, car la culture n'accorde à l'orphelin qu'une protection externe — un orphelinat —, mais ne lui fournit aucune défense interne, par exemple aucune procédure lui permettant une maturation plus rapide, qui supprimerait ses besoins de dépendance infantile8. 7 C'est pourquoi j'ai proposé ailleurs (120) de voir dans le Sur-Moi le précipité résiduel de toutes les expériences que l'enfant n'a pu maîtrisé à l'époque où elles n'ont atteint. 8 Cette constatation nous amène à envisager la diffusion précoce des liens affectifs sur un segment entier de la société (famille étendue, village), phénomène si commun dans les sociétés primitives, comme une défense culturelle à caractère prophylactique (élaborée par l'inconscient), qui, en affaiblissant les liens exclusifs de dépendance affective totale des enfants à l'égard de leurs parents — dont l'espérance de vie est souvent faible dans les sociétés primitives —, réduit l'intensité du traumatisme que peut causer leur mort. La société favorise cette diffusion du lien affectif en établissant, par exemple, une équivalence fonctionnelle entre la mère et la tante maternelle au moyen d'un système de parenté classificatoire (chap. ix). Si cette hypothèse est exacte, elle permettrait d'expliquer certaines différences caractérologiques entre les primitifs dont les parents ont une faible espérance de vie, et les groupes plus évolués, caractérisés par une plus grande longévité

Cette théorie explique également pourquoi les traumatismes susceptibles d'engendrer des psychoses graves interviennent souvent dans la petite enfance, et singulièrement au stade oral, c'est-à-dire lorsque l'enfant ne dispose pas encore de défenses d'origine culturelle qui lui permettraient de faire face à ce type d'impact sans subir de préjudices graves et définitifs. En effet, contrairement aux assertions de Kardiner (262), le petit enfant est directement atteint non pas par les matériaux (ou traits) culturels, mais seulement par l'ethos (ou modèle culturel) dont ses parents, ses frères et sœurs plus âgés et autres personnes de son entourage immédiat se font envers lui les médiateurs, par leurs émotions, leurs attitudes, leurs gestes (103). Face à une situation traumatisante, il lui faut donc improviser des défenses

qui

seront

nécessairement

d'ordre

intrapsychique

(attitudinal et affectif), car c'est là tout ce qu'il est capable d'élaborer à ce stade de son développement (chap. v). Cette conception corrobore ma thèse selon laquelle la psychose, à la différence de la névrose, comporte toujours une altération grave de la personnalité ethnique, produite, ainsi que nous l'avons noté plus haut, par l'impact sur le psychisme de l'enfant du modèle culturel plutôt que par celui des traits culturels (c'est-à-dire des techniques de soins et des méthodes éducatives) (103). Enfin et surtout, cette théorie explique l'extraordinaire stabilité du caractère ethnique et sa persistance de génération en génération, à travers tous les changements culturels, même sous la pression d'une acculturation brutale9. Fort de cette hypothèse, nous nous prenons à douter que les méthodes d'apprentissage — de puériculture — jouent le rôle décisif des parents. Dans ce dernier type de société où les liens affectifs des enfants sont moins diffus (86), devenir orphelin dans l'enfance constitue une expérience atypique et donc très probablement plus traumatisante que chez les primitifs, car les enfants des sociétés évoluées ont peu de liens affectifs extra-familiaux et, en outre, demeurent beaucoup plus longtemps en état d'immaturité sociale. 9 La

faillite

des

défenses

culturelles

dans

les

situations

de

discontinuités historico-culturelles a été discutée ailleurs (118, 139).

brusques

qu'on prétend leur attribuer dans la formation du caractère ethnique et Linton lui-même en est venu à remettre en question la valeur de ce rôle (301). En effet, les parents psycho-affectivement malades traumatisent leur enfant quand bien même ils se conforment à toutes les règles culturelles de puériculture, parce qu'à travers leurs affects atypiques ils transmettent à leur enfant une image déformée de l'ethos, au lieu de lui communiquer l'équivalent affectif de l'ethos réel, non

déformé.

Inversement,

la

même

hypothèse

permet

de

comprendre pourquoi les enfants élevés dans une société malade par des parents psychiquement sains deviennent si souvent des anxieux ou des névrosés (120). Ces considérations rendent compte à la fois de la nocivité bien connue des traumatismes prématurés et de l'inévitable altération de la personnalité ethnique qui s'observe chez les psychotiques sous forme d'un grave « négativisme social » (chap. iii). Des traumatismes prématurés peuvent survenir même après la petite enfance. L'enfant ou l'adolescent peut être simplement trop jeune encore pour recourir efficacement aux défenses fournies par sa culture ; ou, comme c'est le cas, par exemple, à Samoa (333), l'accès à certaines de ces défenses peut lui être interdit sous prétexte qu'il ne faut pas lui permettre « d'en faire plus que son âge ». De même, un équivalent fonctionnel du « traumatisme prématuré » joue un rôle important dans le cas des minorités désavantagées dont les déviations caractérologiques et le manque de maturité sont dus à ce qu'ils n'ont pas accès aux importants moyens de défense culturels que la culture réserve aux membres des classes privilégiées, tels la dignité personnelle ou le droit à l'honneur (159, 139). Psychologiquement

vulnérables,

les

membres

des

minorités

opprimées se laissent plus facilement dominer que les privilégiés. Il en va de même des étrangers tant qu'ils n'ont pas encore acquis — ou suffisamment investi — les défenses les plus utiles dans leur nouvel environnement.

Bref, il semble bien que la capacité d'autoréalisation (l'arete grec) et de sublimation, l'accession à une maturité et une indépendance véritable, et enfin l'efficacité dépendent, au moins en partie, du libre accès aux défenses fournies par la culture. Parmi les matériaux culturels, il en est, par exemple les mythes, qui constituent également, à certains points de vue, des moyens de défense,

car

ils

fournissent

une

sorte de

« chambre

froide »

impersonnelle où les fantasmes individuels suscités par les conflits intérieurs peuvent être « entreposés ». Ces fantasmes sont trop chargés d'affect pour être refoulés, mais trop ego-dystones pour être reconnus comme subjectifs, c'est-à-dire comme appartenant au Soi. Le fait de reléguer ces fantasmes dans cette « chambre froide » culturelle permet non seulement de leur donner une expression abstraite et générale en les insérant dans le corpus impersonnel de la culture, mais encore de les retirer de la circulation « privée », donc idiosyncrasique (chap. xvi). Or, parce que le psychiatre connaît et utilise lui aussi cette « chambre froide culturelle », ces fantasmes peuvent émerger au niveau individuel et être reconnus par le sujet comme partie intégrante de son Soi et de ses propres problèmes — et non plus simplement en tant qu'attributs de quelques personnages mythiques, c'est-à-dire sous forme d'une projection encouragée par la culture ; toutefois une telle reconnaissance ne peut intervenir qu'à l'issue d'une psychanalyse véritablement réussie. Ce mécanisme est clairement exemplifié dans le cas du chaman, dont les fantasmes « culturalisés » émergent sous forme d'expériences semi-subjectives et semi-personnalisées où mythes et fantasmes subjectifs, actes obsessionnels

rituels

ou

idiosyncrasiques

se

trouvent

inextricablement mêlés. Cette façon d'envisager les choses est parfaitement compatible avec ce qui sera dit plus loin au sujet de la standardisation culturelle des « conflits types » et des « solutions types » du chaman.

L'individu traumatisé peut chercher à échapper à ses difficultés par un usage abusif de matériaux culturels qui, non déformés, ne se prêtent pas à une utilisation symptomatique, ou encore en isolant certains traits culturels irrationnels qui peuvent servir à des fins symptomatiques

sans

distorsion

préalable

(voir

infra).

Cette

constatation m'amène à préciser la distinction entre les désordres préstructurés et ceux qui ne le sont pas.

Typologie ethnopsychiatrique des désordres de la personnalité Les

considérations

précédentes

rendent

nécessaires

l'établissement d'une typologie ethnopsychiatrique des névroses et des psychoses. On a prétendu que, le psychotique étant désocialisé, la psychose ne saurait avoir une étiologie socio-culturelle. Cette théorie est insoutenable car la désocialisation est un processus non seulement social, mais encore susceptible d'être analysé en termes socio-culturels, ainsi qu'il sera présentement démontré. J'affirme une fois pour toutes que ma typologie ethnopsychiatrique est parfaitement compatible avec les nosologies psychiatriques scientifiques. On peut attribuer à tout malade une étiquette diagnostique conventionnelle, et cela quel que soit le type de désordre psychiatrique qu'il représente dans une culture donnée. En ce qui concerne les désordres de la personnalité, je distingue quatre types de catégories ethnopsychiatriques : i° Les désordres types, qui se rapportent au type de structure sociale (chap. x) ; 2° Les désordres ethniques, qui se rapportent au modèle culturel spécifique du groupe ; 3° Les désordres « sacrés », du type chamanique ; 4° Les désordres idiosyncrasiques.

Pour

raison

de

clarté,

je

discuterai

ces

quatre

types

de

« maladies » dans un ordre quelque peu différent.

Les désordres sacrés (chamaniques) La tendance des ethnologues à accorder trop d'attention au surnaturalisme a considérablement entravé la compréhension du problème que pose le statut psychiatrique du chaman. Tout en admettant que cet ordre de phénomène fait communément l'objet d'une riche élaboration culturelle, je maintiens d'élaboration

d'un

« complexe »,

qu'il

soit

que le degré culturel

ou

psychanalytique, ne fournit de preuve évidente ni de son caractère nucléaire ni de son importance fonctionnelle. Il n'est nullement besoin, en effet, d'accepter la théorie d'un déterminisme économique intégral — que seuls s'obstinent à défendre certains théoriciens du capitalisme et de l'anticapitalisme dépassés tant du point de vue scientifique que culturel, et qui n'ont pas encore découvert l'existence de l'homme — pour admettre que gagner sa vie, se marier et autres activités « terre à terre » du même ordre occupent une position beaucoup plus centrale dans toutes les cultures que les rites de fertilité et les pratiques rituelles curatives qui ne sont en réalité que la garniture de sucre glacé sur le gâteau culturel. La position que je défends ici est autrement riche d'implications que la classification « génétique » des institutions établie par Kardiner (262), qui distingue entre institutions « primaires » et institutions « secondaires ». Je considère qu'il faut ordonner les divers segments d'une culture en fonction de leur importance absolue pour tous les membres de la société envisagée. Cette conception est pleinement corroborée par une constatation de fait : alors que presque tous les membres d'une tribu se marient, élèvent des enfants, construisent une hutte et se livrent à diverses autres activités courantes, seuls quelques-uns d'entre eux se consacrent entièrement à une activité rituelle ou chamanique, ou en

font leur principal moyen d'existence. Les autres demeurent des profanes ou, au mieux, des « consommateurs du surnaturel ». Ainsi la foule mohave qui accompagne le transvesti dans quelque escapade scabreuse n'intervient qu'en qualité de public. En outre, les individus qui forment ce « public » ne consentent à jouer le rôle de spectateur que parce que ce rôle leur permet de satisfaire, par procuration et sans engagement conscient de leur part, leurs propres pulsions homosexuelles latentes et, par la même occasion — en observant les mésaventures du transvesti —, de renforcer en eux-mêmes leur capacité d'inhiber ces pulsions (78). Ces considérations sont directement applicables au chaman : son conflit dominant est également enraciné dans son inconscient ethnique ; il ressent lui aussi ses penchants chamaniques comme ego-dystones.

De

nombreuses

tribus

soulignent

le

caractère

douloureux des expériences psychiques qui marquent l'éclosion des pouvoirs

chamaniques.

Certains

individus

qui

reçoivent

une

« sommation » surnaturelle refusent obstinément de s'y conformer — tel cet Indien des Plaines qui choisit de se suicider plutôt que d'obéir à la vision qui lui enjoignait de devenir un transvesti (309). De même certains Sedang Moi ayant reçu une « sommation » divine, iront parfois jusqu'à boire leur propre urine dans l'espoir de s'avilir aux yeux de leurs divins protecteurs et de les inciter à reprendre leur don importun (76). Les Mohave croient que tout chaman en puissance qui refuse l'appel surnaturel devient fou. J'ai eu un entretien avec un Mohave qui avait fait un séjour en hôpital psychiatrique public sous le coup d'un diagnostic — selon moi contestable — de psychose maniaco-dépressive. Il s'accordait avec les membres de sa tribu pour considérer, quant à lui, son épisode psychotique comme une conséquence de son refus d'exercer en qualité de chaman (133). Parfois ceux-là mêmes qui ont accepté la « sommation » en viennent à ressentir douloureusement l'ego-dystonicité de leur mode de vie, et à se suicider « par procuration ». Je pense même que le

chaman-guérisseur mohave qui, sur le tard, devient un sorcier agit ainsi précisément parce que la société mohave force pratiquement le sorcier à susciter son propre assassinat (133). Il n'y a donc aucune différence psychologique véritable entre cette forme de suicide par procuration et le suicide direct de l'Indien des Plaines qui se refuse à devenir berdache. Ces constatations nous obligent à considérer le chaman comme un être gravement névrosé ou même comme un psychotique en état de rémission temporaire. Le chamanisme est du reste fréquemment dystone à l'égard de la culture elle-même. C'est là un fait abondamment documenté et néanmoins systématiquement méconnu. Le chaman est donc bien souvent ce que j'ai appelé ailleurs (77) un « élément social perturbateur ». Les Mohave affirment qu'il est à la fois fou et lâche. Le chaman sibérien est souvent misérablement démuni et passablement méprisé. La rapacité des chamans sedang les fait détester de leur entourage. Ce ressentiment fort humain et qui ne fait que refléter la dystonicité culturelle du chaman tend à contaminer jusqu'à l'attitude des membres des religions dites supérieures envers leurs « saints » qui, du point de vue de la vie quotidienne, sont, eux aussi, des trublions. Le doux saint François d'Assise se heurta à une opposition résolue, et le fait d'avoir sauvé la France n'empêcha pas Jeanne d'Arc d'être brûlée comme hérétique avant d'être canonisée. Enfin, le clergé primitif est lui aussi en lutte ouverte — et chronique — avec le chaman (301). Avec Kroeber (275), Linton (301) et La Barre (280), j'affirme donc que le chaman est psychologiquement malade. Or nous avons vu qu'Ackerknecht (3), qui ne fait aucune distinction valable entre adaptation et santé mentale, prétend que le chaman est « autonormal », bien qu'« hétéropathologique ». Je ne nie certes pas que le chaman soit plus ou moins « adapté », j'insiste simplement sur le fait qu'il n'est « adapté » qu'à un secteur relativement marginal de

sa société et de sa culture. De plus, bien que sa situation soit institutionnalisée, elle demeure dystone à l'égard de son propre Moi et parfois même à l'égard de sa culture en général. Enfin, le chaman est d'ordinaire infiniment moins réaliste que les gens normaux — et Kroeber (275) rappelle avec raison que tout développement culturel tend vers un réalisme accru. Or, bien qu'il ne le formulât pas expressément, Kroeber ne pouvait ignorer que cette thèse correspond rigoureusement au point de vue de la psychanalyse classique, qui souligne systématiquement l'importance de l'acceptation de la réalité. Kroeber précise également que le chaman est moins fou que ceux que leur propre tribu considère comme des psychotiques, mais omet d'expliquer ce qu'il entend par là. S'il veut dire que les symptômes du chaman sont moins dramatiques — ou même mélodramatiques — que ceux du psychotique reconnu pour tel, son affirmation paraîtra contestable, car il est difficile d'imaginer symptômes plus tapageurs que ceux, par exemple, du chaman sibérien lors de l'éclosion de ses pouvoirs (68). En outre, il n'y a pas nécessairement corrélation entre le caractère manifeste et spectaculaire des symptômes et la gravité de la psychopathologie sous-jacente. Le schizophrène en pleine crise aiguë dans un service d'agités est d'ordinaire bien moins « malade » et a de meilleures chances de guérison que le schizophrène « éteint » et parfaitement docile, végétant dans un service pour malades chroniques. Soit la série suivante de catégories diagnostiques : hystérie, phobie, névrose obsessionnelle, névrose caractérielle ; on constate d'emblée que ces catégories sont rangées par ordre de gravité croissante en ce qui concerne la maladie et de flamboyance décroissante en ce qui concerne les symptômes. De fait, les patients atteints de névrose caractérielle ne présentent souvent presque aucun symptôme manifeste au sens ordinaire du terme. Autrement dit, le caractère plus ou moins tapageur des symptômes ne fournit aucune indication quant à la gravité de la psychopathologie sous-

jacente. Il se peut cependant que Kroeber ait songé à opposer le chaman au névrosé ou au psychotique reconnu, en fonction non pas du caractère tapageur de ses symptômes, mais de la gravité de la psychopathologie sous-jacente. Si telle était son intention, sa proposition est trop peu spécifique pour être d'utilité pratique dans l'exploration de la psychopathologie distinctive du chaman. Comme Kroeber, Linton (301) laisse entendre que le chaman est « moins fou » que le psychotique reconnu et propose de voir en lui un hystérique. Cette hypothèse comporte d'importantes implications : a) Elle oppose le chaman (névrosé) et le psychotique reconnu en fonction de la gravité de la psychopathologie sous-jacente plutôt que du caractère tapageur des symptômes ; b) Elle porte un diagnostic d'hystérie qui suggère une étiologie définie et une configuration psychodynamique susceptible d'être confirmée par des tests objectifs ; c) Elle inscrit sur un même continuum le chaman sedang relativement calme et même souvent dépressif (76) et le chaman sibérien violemment perturbé, et cela en vertu probablement du fait que certaines formes extrêmes d'hystérie frôlent une authentique psychose et qu'il est même parfois presque impossible de les distinguer de certaines formes de schizophrénie (chap. ix) ; d)

Elle

explique

l'extrême

flamboyance

et

le

caractère

exhibitionniste de la symptomatologie de nombreux chamans. Or, bien que probablement correct du point de vue clinique, du point de vue ethnopsychiatrique, le diagnostic de Linton n'explique pas pourquoi certains hystériques deviennent des chamans, alors que d'autres restent enfermés dans leur « névrose privée ». En effet, s'il se peut que tous les chamans soient des hystériques, il est fort certain que, même dans les sociétés primitives, tous les hystériques ne sont pas des chamans.

Tant les considérations théoriques que les données recueillies sur le terrain suggèrent une même solution à ce problème : la différence cruciale entre le chaman et l'hystérique ou le psychotique « privé » mais reconnu tient à ce que les conflits du chaman sont localisés de façon caractéristique dans le segment ethnique plutôt que dans le segment idiosyncrasique de son inconscient. A la différence du névrosé ou du psychotique « privé », il n'a pas à se forger de toutes pièces la majeure partie de ses symptômes. Pour exprimer, contrôler et réorienter ses pulsions et ses conflits, il lui suffit de recourir aux nombreux procédés — de caractère généralement rituel — que la culture met à la disposition de ceux dont les conflits sont de « type conventionnel ». Bref, le chaman est psychologiquement malade pour des raisons conventionnelles et d'une façon conventionnelle. Ses conflits — tout en étant plus intenses que ceux des autres membres de son groupe — sont souvent — mais non toujours (voir infra) — foncièrement de même type et engagent un même segment de sa personnalité : son inconscient ethnique. Bien souvent, le chaman est « comme tout le monde », mais « plus que tout le monde ». Cela explique pourquoi les membres normaux de la tribu font si volontiers écho à ses conflits intrapsychiques et trouvent ses symptômes (ses actes rituels) si rassurants. Cette prédisposition du primitif « normal » à réagir d'une façon complémentaire aux actes et aux conflits des chamans et des sorciers avait déjà été notée par Kroeber (275). A mon avis, cela tient à ce que le chaman et son exhibition semblent « insolites » et troublants à l'individu normal et c'est cet insolite qu'il perçoit au niveau de l'inconscient comme étant d'une « familière mais inquiétante étrangeté » (uncanny = unheimlich) au sens freudien (206). De plus, le traitement chamanique tend à reproduire dans sa démarche à la fois le processus morbide lui-même et le processus subjectif de « guérison » (285). D'où l'on comprend pourquoi le

patient réagit à l'activité thérapeutique du chaman et y trouve réconfort et soulagement. Le chaman fournit à son patient toute une série de défenses (de symptômes

restitutionnels)

ethnopsychologiquement

culturellement

appropriées

et

sanctionnées

apaisantes,

qui

et lui

permettent de faire face aux conflits idiosyncrasiques qui le tourmentent. Aussi ne peut-on considérer que le chaman accomplit une « cure psychiatrique » au sens strict du terme ; il procure seulement au malade ce que l'Ecole de psychanalyse de Chicago appelle une « expérience affective corrective » qui l'aide à réorganiser son système de défenses mais ne lui permet pas d'atteindre à cette réelle prise de conscience de soi-même (insight) sans laquelle il n'y a pas de véritable guérison. Ainsi, d'après M. E. Opler (351 ), le chaman apache peut guérir les « tics » (notoirement réfractaires à la psychothérapie) en leur substituant un tabou. Des considérations similaires expliquent pourquoi, dans de nombreux groupes primitifs, le chaman est lui-même un ancien malade guéri par un autre chaman. C'est Kilton Stewart (436) qui a réuni les informations les plus

détaillées

sur

ce

genre

de

maladies

« didactiques »

ou

« initiatiques10 ». Dans ces cures, tout se passe comme si le traitement consistait tout simplement à remplacer des conflits et défenses

idiosyncrasiques

par

des

conflits

culturellement

conventionnels et par des symptômes ritualisés, sans qu'intervienne jamais de prise de conscience (insight) susceptible d'amener une véritable guérison. C'est donc par la structuration conventionnelle de ses conflits et de ses symptômes que le chaman se différencie du névrosé et du psychotique « privé ». La comparaison entre les hallucinations d'un psychotique

paranoïde

« privé »

chez

les

Sedang

Moï

et

les

« expériences surnaturelles » de n'importe quel11 chaman dans cette même tribu révèle une nette communauté d'éléments, les différences 10 Cette référence au matériel de Steward n'implique nullement que je sois d'accord avec son interprétation de ce phénomène.

entre les deux récits tenant surtout à la structuration de ces éléments, qui, dans le cas du chaman, est de type conventionnel, alors qu'elle est non conventionnelle dans celui du psychotique ambulatoire « privé »

(idiosyncrasique). Des

similitudes

et des

différences analogues s'observent dans notre propre société entre certains

types

de

personnalité

socialement

valorisés

et

leurs

analogues « privés » (idiosyncrasiques) qui se voient relégués dans les hôpitaux psychiatriques (118). Or, le conformisme ou le non-conformisme du contenu des délires d'un individu est, en soi, d'une importance diagnostique considérable. La structuration et l'orientation de l' « expérience surnaturelle » de tout chaman sedang — laquelle comprend les mêmes éléments qui interviennent

dans

les

manifestations

délirantes

d'un

certain

psychotique sedang — sont les produits de cette forme d'élaboration secondaire qui, à l'insu du rêveur, modèle la remémoration et la narration des rêves et des hallucinations culturellement valorisés. C'est au cours de cette élaboration secondaire qu'une structuration conventionnelle est imposée aux matériaux (parfois préverbaux) qui émergent

de

l'inconscient.

Cette

forme

conventionnalisée

d'élaboration secondaire n'est possible que dans le cas de sujets dont le « négativisme social » ne dépasse pas certaines limites au-delà desquelles il devient incontrôlable et chez qui subsiste un besoin résiduel de demeurer intégré, ne serait-ce que marginalement, à la société (chap. 111). Du point de vue psychiatrique, ce qui importe, en effet, ce n'est pas tant le contenu brut de l'inconscient (à peu près le même chez tout être humain), mais bien ce que le Moi en fait 12. Ce qui différencie le

chaman

du

psychotique

« privé »,

c'est

cette

structuration

11 L'opposition entre « un » (a) et « n'importe quel » (any) est à prendre au sens que B. Russell (405, 406) lui attribue. 12 A une époque où je n'étais moi-même qu'un analyste novice, je fis observer à l'analyste qui me contrôlait que mon patient « avait un rude complexe d'Œdipe ! » Il me répondit : « Qui n'en a pas ? ».

conventionnelle — encore que manifestement anormale — des matériaux qui émergent de l'inconscient ; or c'est précisément cette structuration qui fait défaut chez le psychotique idiosyncrasique (chap. ii). En

somme,

le

primitif

qui,

ayant

souffert

de

désordres

psychologiques, s'est soumis à un traitement chamanique qui l'a « guéri » et a fait de lui un chaman n'a subi, en réalité, qu'une restructuration conventionnelle de ses conflits et de ses symptômes, sans réelle prise de conscience concomitante de la nature de ses conflits,

et

sans

être

parvenu

à

se

constituer

de

véritables

sublimations. Or, il est assez curieux de voir Ackerknecht (3), qui pense lui aussi que le chaman est un patient psychiatrique « guéri sans prise de conscience guérissante (thérapeutique) », me critiquer pour avoir affirmé — en des termes bien plus rigoureux que lui et un an avant lui — exactement la même chose (88, 133). Ce qui, du reste, est sans importance. Plus grave est le fait qu'en tant que médecin, Ackerknecht ne devrait pas se permettre d'utiliser le mot « guéri » de manière aussi vague. Aucun psychiatre n'emploierait le mot de « guérison » pour désigner une rémission sans prise de conscience de soi-même, car le patient en état de « rémission sociale » demeure vulnérable : ses anciens conflits peuvent resurgir à tout moment. Un spécialiste de la syphilis ne considérera pas un syphilitique comme « guéri » tant que celui-ci ne sera pas théoriquement susceptible de contracter la syphilis une seconde fois et de présenter une seconde série de lésions primaires. Or, aucun chaman n'a jamais été « guéri » dans ce sens : il est simplement en état de rémission. Il ne réagira pas à un stress nouveau par une névrose inédite, mais par une nouvelle et encore plus violente éruption de ses anciens conflits, qu'il cherchera à maîtriser à l'aide des mêmes symptômes qui lui ont servi autrefois. Dans d'autres cas, ses défenses acquises s'émoussent et perdent de leur efficacité, ce qui l'oblige à se forger des défenses supplémentaires

— culturelles le plus souvent, mais, à l'occasion,

idiosyncrasiques —, pareil en cela au syphilitique dont les lésions primaires ont été seulement supprimées par un traitement incomplet — suppressif mais non réellement curatif — et qui, par conséquent, présentera ultérieurement des lésions secondaires ou tertiaires. Le cas d'un chaman sioux nommé Élan Noir (Black Elk) illustre fort bien ce processus. Assailli de divers conflits typiquement culturels, Elan Noir eut une vision chamanique qui fut suffisamment valorisée et sanctionnée par le groupe pour apaiser momentanément ses conflits et lui permettre de se comporter pendant quelque temps de manière à peu près normale. Toutefois au bout de plusieurs années, cette « défense », se trouvant émoussée, ne fut plus capable de réprimer ses conflits. Aussi ressentit-il le besoin d'exécuter publiquement le rituel que sa vision lui avait enjoint de célébrer, tâche qu'il avait jusqu'alors négligé d'accomplir (349). En termes psychiatriques, nous dirons qu'Elan Noir était passé du stade du simple ressassement à celui de l'acting-out. Cette

évolution

est

caractéristique

du

cercle

vicieux

de

la

psychopathologie : la défense primaire dressée contre le conflit originel

crée

une

nouvelle

série

de

difficultés 13

qui

exigent

l'élaboration de défenses secondaires. Un processus de détérioration identique s'observe chez les chamans guérisseurs mohaves qui deviennent éventuellement des sorciers : leur conflit initial étant probablement de type agressif, leurs défenses primaires représentent non pas des tentatives de sublimation, mais des « formations réactionnelles » dirigées contre ces pulsions hostiles. Lorsqu'ils ne sont encore que des chamans en puissance, ils nient leurs pulsions sadiques et, les invertissant, décident de se spécialiser dans l'art de guérir. Mais lorsque cette défense — l'activité thérapeutique — s'émousse, une nouvelle éruption d'agressivité survient, qui incite le guérisseur à se faire sorcier. Les Mohave, qui semblent avoir compris 13 Par contre, les sublimations issues d'une véritable prise de conscience ne créent pas de nouveaux problèmes ; aussi leur efficacité est-elle durable (259).

ce mécanisme, précisent que le chaman ne peut guérir que les maladies

qu'il

peut

également

susciter



et,

bien

entendu,

inversement (133). Au terme de ce processus, le chaman est si violemment culpabilisé par ses propres manifestations ouvertes d'hostilité, qu'il se trouve psychologiquement acculé au suicide par procuration : il incite les parents de ses victimes à le tuer, et cela, typiquement, de façon hautement provocatrice — en se vantant d'avoir tué leurs proches, en les narguant, les raillant de ne pas s'être encore vengés en le tuant, enfin en les menaçant de les envoûter eux aussi (271, 133)14. On ne saurait trouver meilleure illustration de la manière dont une « rémission sans prise de conscience » conduit inévitablement

à

psychopathologique incontrôlable

des

une

exacerbation

fondamental symptômes

et et

ultérieure

entraîne des

une

défenses.

du

conflit

multiplication Devant

ces

manifestations classiques de la dynamique psychopathologique, on voit mal comment on peut s'obstiner à parler d' « autonormalité » ou de « guérison sans prise de conscience ». Nonobstant ces faits, l'anormalité du chaman continue à être obstinément niée par ceux qui, dans un âge où s'effondrent les normes, se réfugient dans le relativisme culturel et vont proclamant que « la coutume est reine — et que la reine est infaillible 15 ». Certains de leurs arguments pour le moins spécieux et parfois même

14 On a observé ce même type de comportement provocateur et autodestructeur chez des sorciers appartenant à des aires culturelles autres que celle des Mohave. 15 Custom is King et The King can do no wrong sont deux expressions anglaises d'usage courant.

controuvés méritent à peine une note16 ; d'autres doivent être systématiquement réfutés. Ainsi, M. K. Opler a l'air de croire que n'importe quel chercheur sur le terrain est à même, non seulement d'observer, mais encore de diagnostiquer les comportement insolites (voir infra). Or, il n'en est rien ; c'est ainsi qu'en 1938, à une époque où ma propre formation psychiatrique était encore bien incomplète, j'écrivais, songeant sciemment à mon vieil ami Hivsu: Tupo:ma, que le chaman mohave est un extraverti exubérant. Or, vers la fin de la même année, lors d'une nouvelle enquête sur le terrain, j'eu l'occasion d'observer Hivsu: Tupo:ma, complètement ivre, déversant spontanément devant moi un véritable torrent de matériel franchement délirant. Et le lendemain, lorsqu'il fut dégrisé, il me confirma tout ce qu'il m'avait dit la veille, me priant seulement d'en garder le secret, car il n'était pas encore prêt à se faire tuer comme sorcier (133). De même, jusqu'à une certaine nuit de 1933, je tenais le chaman sedang He:ang pour un personnage joyeux et insouciant. Mais, cette nuit-là, il fut aux prises avec quelque chose de plus grave qu'un cauchemar, — une véritable bouffée délirante. Ses cris de « Fantôme, fantôme ! » réveillèrent tout le village et il fallut plusieurs hommes pour le maîtriser pendant qu'il luttait avec les spectres. Or, bien que le chaman sedang soit censé 16 C'est le cas de l'argument avancé par M. K. Opler (352) qui prétend que Kroeber et moi-même n'avons cité que des matériaux provenant d'indiens de Californie. C'est là une contrevérité pure et simple mais, serait-il vrai, l'argument demeurerait non pertinent car des faits similaires ont été rapportés pour de nombreuses autres régions. Ackerknecht lui-même, auteur du sophisme

selon

lequel

on

peut

être

à

la

fois

autonormal

et

hétéropathologique, cite des faits provenant de l'Eurasie septentrionale, de l'Asie centrale, de l'Inde, de l'Indonésie, de la Mélanésie, de la Polynésie, de l'Afrique du Sud et d'autres régions encore. Opler ajoute que certaines des tribus californiennes citées par Kroeber avaient connu une oppression brutale et ce fut, en effet, le cas. Par contre, les Mohave n'ont jamais été persécutés et quant aux Mongols de Gengis khan, aux Turcs de Tamerlan, ou aux Bantous de Dingaan ou de Chaka, ils tenaient plus du loup que de l'agneau. Il semble inutile de poursuivre.

entretenir des rapports intimes avec les spectres, ni les villageois, peu au courant des théories du relativisme culturel, ni He:ang lui-même ne considérèrent que sa crise ait été « normale ». Ils s'accordèrent tous pour affirmer qu'il avait été temporairement fou (râjok). Bref, à moins de croire avec les occultistes à la réalité objective de la possession par les spectres, on verra dans la crise de He:ang une manifestation de son désordre psychologique latent. Opler ne semble pas non plus comprendre que le diagnostic de normalité est infiniment plus aléatoire que celui d'anormalité. Des citoyens respectés peuvent être de véritables paranoïaques, mais ne se révéler comme tels que le jour où, perdant tout contrôle d'euxmêmes, ils massacrent leur famille entière. On sait qu'une hystérie monosymptomatique, ou même un vulgaire torticolis 17, peut masquer une schizophrénie paranoïde latente. Une simple opération de chirurgie esthétique — une rectification chirurgicale du nez par exemple,



ou

encore

un

traitement

sous

hypnose

d'une

neurodermite, peut suffire à déclencher une psychose aiguë. De même, les journaux rapportent périodiquement les cas d'individus qui, considérés guéris et rendus à leur famille par les meilleurs hôpitaux psychiatriques, commettent un meurtre ou se suicident dès qu'ils se retrouvent chez eux. Nietzsche s'était déjà demandé s'il n'existait pas une « névrose de santé mentale » et Reider (378) a brillamment discuté cette forme de compulsion névrotique qui consiste à vouloir paraître normal. Bref, l'ethnologue, le fonctionnaire colonial ou le missionnaire peu ou mal informé en matière de psychiatrie ne peut que rapporter les comportements insolites

qu'il

a

eu

l'occasion

d'observer.

C'est

au

clinicien

expérimenté qu'il appartient de poser le diagnostic que l'observateur initial n'a pas compétence pour établir. Aussi ne croira-t-on pas plus 17 Je suis redevable au remarquable clinicien Harold Rosen, du département de psychiatrie de l'Université John Hopkins, pour des renseignements détaillés sur un cas de ce genre — renseignements que j'ai brièvement résumés ailleurs (120).

Opler lorsqu'il affirme que tous les chamans ute sont normaux que moi-même lorsque j'écrivais en 1938 — c'est-à-dire lorsque mes connaissances psychiatriques étaient encore insuffisantes — que le chaman mohave était un extraverti exubérant. Les considérations précédentes n'ont trait qu'à certaines notions erronées, d'ordre exclusivement technique. Or la véritable source des conceptions fallacieuses qui sont celles du relativisme culturel est le refus de distinguer entre croyance et expérience. Ainsi le chaman ute qu'Opler nous propose comme un modèle d'équilibre et de raison sentait qu'il abritait en lui un Homunculus-Dévorateur-du-Mal ; il sentait aussi que ses pouvoirs chamaniques pouvaient se retourner contre sa propre personne et qu'il était incapable de contrôler leurs tendances destructrices inhérentes, — enfin, qu'à l'ocasion, c'est en vain qu'il supplierait cet Homunculus de s'abstenir d'user de ses pouvoirs maléfiques (352, p. 108-114). En tout cela, Opler ne voit rien d'anormal, ces croyances étant celles des Ute en général — et aussi bien, ajouterons-nous, celles de nombreuses autres tribus. A l'appui de son argumentation, il invoque aussi les mésaventures du fils d'un certain chaman ute qui, ayant cherché à obtenir des pouvoirs chamaniques en court-circuitant par des moyens idiosyncrasiques la procédure culturelle normale, fut promptement frappé d'une cécité hystérique. C'est seulement grâce aux soins d'un chaman plus âgé qu'il recouvra la vue et put ensuite s'efforcer d'obtenir des pouvoirs chamaniques conformément à la démarche traditionnelle (352, p. 110). Dans la mesure où ce récit démontre que l'obtention des pouvoirs chamaniques est donc bien un « processus restitutionnel », non seulement il ne corrobore en rien les vues d'Opler qui fait du chaman un individu normal, mais encore il prouve manifestement qu'il ne l'est pas et que le chamanisme est un symptôme ou, mieux, un syndrome restitutionnel, fourni par la culture, ainsi qu'en témoigne par ailleurs la croyance extrêmement

répandue selon laquelle l'acquisition de pouvoirs chamaniques est toujours précédée d'un incident psychotique. J'ai abandonné presque tout espoir de convaincre les apôtres du relativisme culturel — imperméables tant aux faits qu'à la logique — que le vrai problème est simplement celui de la différence entre croyance traditionnelle et expérience subjective. C'est une chose, pour un physicien, que de connaître la formule d'accélération de la chute des corps : s = 1/2 gt2, et une tout autre que d'éprouver cette accélération sous forme hallucinatoire (analogue à un saut en parachute) chaque fois qu'il en énonce la formule. De même une chose est de lire des ouvrages sur le complexe d'Œdipe et une tout autre de revivre son propre complexe d'Œdipe sur le divan psychanalytique.

De

nos

jours,

l'Eglise

catholique

elle-même

reconnaît cette distinction et consulte un psychiatre avant d'admettre l'authenticité d'une vision ou de toute expérience en apparence surnaturelle,

même

parfaitement

conforme

au

dogme,

aux

stéréotypes et aux précédents de l'expérience « spirituelle ». Je rougis presque d'insister sur un point qui devrait aller de soi, mais l'obstination des relativistes culturels m'oblige à inventer deux exemples hypothétiques qui me permettront de souligner nettement la différence entre une croyance et une expérience subjective conforme à cette croyance. 1. Tout mollah est convaincu que le Paradis est peuplé de houris qui à peine déflorées redeviennent vierges. Il s'agit pour lui d'un article de foi : lui-même y croit, l'enseigne et s'attend à ce que les fidèles y croient. Mais qu'un certain Ali ben Mustapha, chaudronnier du village, se prétende en mesure de confirmer par son expérience personnelle les enseignements du mollah ; qu'il affirme avoir séjourné au Paradis, avoir défloré une houri, assisté au renouvellement de sa virginité et l'avoir déflorée une seconde fois, je ne doute pas que le pieux mollah ne l'envoie derechef dans un hôpital psychiatrique, ou son équivalent rituel.

2. Que Dante ait dit au cours d'un entretien privé — et donc non récusable — ce qu'il a dit publiquement, en vers immortels — et donc récusables (135) —, à savoir que Virgile l'avait conduit, lui, Dante Alighieri, de Florence à travers l'Enfer et le Purgatoire, ses amis auraient convoqué en toute hâte un médecin et un prêtre exorciseur, de peur que l'Église ne l'accuse de nécromancie et d'hérésie. Une chose est donc, pour la tribu ute, de croire que le chaman abrite en lui-même un Homunculus-Dévorateur-du-Mal, et une tout autre pour un chaman ute que d'éprouver la présence de cet homunculus en lui-même. Confondre l'un et l'autre équivaut à un refus de différencier le sociologique du psychologique (92, 134, 148). Bref, le chaman n'est pas névrosé parce qu'il partage les croyances de sa tribu, il est névrosé parce que dans son cas particulier, et seulement dans son cas, cette croyance se transforme, pour des raisons névrotiques, en une expérience subjective encore que culturellement structurée, de type hallucinatoire, qui en vient éventuellement à faire partie du syndrome restitutionnel de l'état chamanique. Sans doute plus important encore est le fait que les primitifs euxmêmes reconnaissent l'anormalité psychiatrique d'un état anormal même lorsque cet état est pleinement intégré et même indispensable à un quelconque rite religieux ou surnaturel. Ajoutons aussi que Platon, qui distingue dans Phèdre entre la folie « profane » — folie pure et simple qui ne relève que du guérisseur — et la crise « mystique » à signification religieuse de la Pythie, savait fort bien qu'il s'agissait, dans l'un et l'autre cas, de folie. D'ailleurs Platon luimême

semble

parfois

se

demander

si

telle

crise

spontanée

d'exaltation non rituelle est une forme de folie « divine » ou « clinique ». Ainsi lorsque, dans le Cratyle, un Socrate manifestement en état d'hypomanie déverse un flot de calembours étymologiques, le fait de comparer sa performance de façon mi-respectueuse, mihumoristique à une crise d'exaltation mantique semble indiquer que

même pour Platon la frontière entre croyance révérentielle et diagnostic clinique était moins nette que son Phèdre ne semble l'impliquer. Mieux encore, lorsqu'il laisse entendre que l'exhibition de Socrate est au moins partiellement anormale, il exprime une opinion psychiatriquement valable. Fût-il possédé du génie de Socrate, aucun homme normal, même un Grec porté, par tradition, à faire des calembours étymologiques, n'aurait pu intentionnellement déverser sans

reprendre

souffle

une

telle

avalanche

de

calembours

improvisés18 son exaltation allant s'exacerbant à mesure qu'il les empile les uns sur les autres. Une situation de ce genre n'est psychologiquement concevable que s'il y a éruption temporaire du « processus primaire » (Freud) ou de la « mentalité prélogique » (Lévy-Bruhl)19. J'ai eu l'occasion d'analyser un patient (borderline) qui décomposait les mots compulsivement en syllabes et jouait ensuite sur leur étymologie « pour comprendre le mot », c'est-à-dire pour en ressaisir le sens (142, 146). Aussi maintiendrai-je que, dans le Cratyle, Platon a décrit un aspect cliniquement anormal de la personnalité de son illustre maître — et aussi un aspect de sa propre anormalité20. Ce qui, hélas ! importe surtout, c'est qu'à l'instar des apôtres du relativisme culturel, Platon et d'autres Grecs formulaient la différence entre la folie « divine » et la folie « pathologique »21 en termes culturels et non psychiatriques. Pour le clinicien, les deux types de 18 Le brillant intellectuel, amateur de calambours, dont parle Freud (198) ne manifeste pas une exaltation comparable à celle de Socrate. 19 La Witzelsucht (une « toxicomanie » du calembour) s'observe également au cours de certaines maladies neurologiques, peut-être à la suite d'une « dissolution » des fonctions supérieures, entraînant une « libération » des fonctions inférieures, au sens où l'entend Jackson (153). 20 Je ne puis discuter ici de quelle façon le Cratyle reflète aussi un côté anormal de Platon lui-même. Je compte le faire ailleurs. 21 Pour une présentation systématique des matériaux grecs relatifs à cette distinction, voir Dodds (157), en particulier le chapitre iii : « Les bienfaits de la folie. »

folie sont également anormaux et même l'ethnopsychiatre se contentera de préciser que la folie « divine » est une forme spéciale de psychose ethnique, alors que la folie « non divine » est une psychose idiosyncrasique. Plus intéressant encore à maint égard est le fait que, selon certaines tribus, le chaman est susceptible d'être anormal de deux ou même de trois façons. Ainsi l'acquisition des pouvoirs chamaniques est souvent précédée d'un épisode psychotique qui, malgré ses aspects surnaturels, n'en est pas moins, en dernier ressort, un authentique désordre « clinique ». De plus, le chaman peut fort bien être

anormal,

tant

au

niveau

chamanique

qu'au

niveau

idiosyncrasique. Les Mohave pensent, par exemple, que les chamans sont tous « fous » du seul fait d'être chamans, mais peuvent en outre, être atteints d'une anormalité ordinaire (« clinique »). Du reste, selon la théorie mohave, ces deux formes de folie sont mutuellement indépendantes22. Ainsi Tcâvâkong était doublement « fou » ; en tant que chaman et sorcier mohave, il était atteint surtout d'une folie proprement chamanique, c'est-à-dire destructrice et autodestructrice, alors qu'à titre privé il était surtout épileptique et son mal ne différait en rien de celui de tout autre épileptique et n'avait, selon la croyance mohave, strictement aucun rapport avec sa folie spécifiquement chamanique. De même, j'ai précisé (supra) que la bouffée délirante nocturne du chaman He:ang fut prise par les Sedang pour une crise de folie ordinaire, relevant de leur théorie « psychiatrique » et non de leurs croyances relatives au chaman et au chamanisme, la seule différence étant qu'en sa qualité (fortuite) de chaman, donc de familier des puissances surnaturelles, ses hallucinations prenaient nécessairement la forme de spectres qu'il lui fallait combattre, et non d'ennemis ou, par exemple, d'un tigre23. 22 Dans le sens où l'on peut avoir concurremment une pneumonie et une jambe cassée. 23 Bien entendu, il n'est pas nécessaire d'être chaman pour rêver (sous forme hallucinatoire) qu'on est assailli par des spectres, mais le chaman gravement

Quant à l'argument éculé qui voit dans l' « utilité sociale » du chaman une preuve de sa normalité, autant prétendre que le poète ou le savant est « utile » en vertu de sa névrose, et puis affirmer que cette utilité prouve justement qu'il n'est pas névrosé. Ce genre de raisonnement circulaire ne mérite pas d'être réfuté, en dehors même du fait que le poète ou le savant véritablement créateur l'est malgré et non pas grâce à sa névrose (135)24. Avant d'invoquer l'utilité du chaman, il nous faut d'abord préciser de quelle manière il est utile. En effet, un veau bicéphale mort-né peut avoir plus de valeur qu'un veau normal vivant ; présenté à une fête foraine, il peut rapporter plus qu'un veau normal — fût-il une bête de grand prix — à un concours agricole. Cela étant, le veau bicéphale n'en deviendra pas normal pour autant. Wagner von Jauregg a pu arrêter le processus syphilitique tertiaire en inoculant la malaria aux malades atteints de syphilis, mais l'utilité de la malaria en tant que moyen d'arrêter la syphilis ne suffit pas à en faire une non-maladie ; elle demeure une maladie dont il faut ensuite également guérir les patients. De même, on guérissait autrefois certaines maladies infectieuses en provoquant un abcès de fixation qui, à son tour, devait être traité et guéri. L'utilité du chaman est précisément du même ordre. Son plus proche équivalent clinique est l'enfant psychotique qui tient le rôle du « fou par procuration » au sein d'une famille qui souffre d'une névrose latente. C'est la famille qui est malade : la fièvre dont souffre l'enfant n'est pas la sienne, mais celle de sa famille. L'enfant « fou par procuration » est d'ailleurs tellement « utile » à sa famille qu'elle l'arrache littéralement des mains du psychiatre dès que son état perturbé sera sans doute plus fréquemment et plus systématiquement qu'un autre la proie de ce genre d'hallucination. L'intrusion de croyances culturelles irrationnelles

dans

le

système

délirant

du

non-chaman

fait

l'objet

d'explications ultérieures. 24 Il est inutile d'énumérer une fois de plus les grandes figures du monde de l'intelligence ou de l'histoire sociale qui corroborent cette règle.

commence à s'améliorer. En effet, si ce bouc émissaire psychologique guérissait, sa famille ne tarderait pas à devenir ouvertement névrotique (120)25. Or, malgré l' « utilité » manifeste de ces enfants à leurs familles, les psychiatres d'enfants s'obstinent à considérer qu'il est nécessaire de traiter tant l'enfant « fou par procuration » que sa famille. Le désordre psychique du chaman est « utile » à sa tribu dans ce sens seulement ; de même que l'enfant, il est fou au nom et pour le compte des « autres », dans la mesure où sa folie leur permet de conserver un semblant d'équilibre psychologique. La société moderne a elle aussi ses « fous par procuration » (118), mais nous ne pouvons envisager cette question dans le présent contexte. Un tout autre problème est celui que pose Boyer lorsque, se basant sur le travail ethnographique, sur des entretiens psychanalytiques et sur des tests de psychologie clinique, il démontre d'une façon convaincante qu'au sein de certaines tribus apache en voie de désintégration rapide, le chaman est, dans l'ensemble, moins névrosé que la majorité des membres de sa tribu (47, 48, 49, 50). Bien que j'admette la validité de cette constatation, je crois que Boyer a tort de penser qu'elle infirme ma théorie de l'anormalité du chaman ; je considère même que les constatations de Boyer sont prévisibles et déduisibles à la lumière de ma théorie dont elles fournissent précisément la meilleure des confirmations dont nous disposons à présent. Le nœud du problème tient au fait que de nos jours ces tribus apache sont non seulement en état de désorganisation, mais elles ont presque cessé de fonctionner en tant que sociétés autonomes animées d'un ethos vital et cohérent. Ainsi le profil de personnalité moyenne de l'Apache non chaman reproduit-il point par point et sous forme presque caricaturale ma description de la

personnalité

désorganisée et appauvrie de l'Indien moyen vivant sur une réserve (103). Dans une telle société, le chaman est nécessairement moins 25 De même, l'épouse patiente et pleine d'abnégation d'un alcoolique chronique peut se transformer en mégère alcoolique le jour où son mari cesse de boire.

troublé que le non-chaman... et cela en dehors même du fait qu'il pourrait difficilement l'être plus sans qu'il faille l'hospitaliser. Dans ce type de société, le chaman peut encore emprunter à l'ethos tribal aborigène, jadis stable et à présent en voie de disparition, la « solution » (= le syndrome restitutionnel) à ses conflits névrotiques. Autrement dit, il dispose encore d'un type, au moins, de modèle — d'une sorte de matrice — qui l'aide à structurer ses défenses et ses symptômes restitutionnels. Par contre, le non-chaman qui n'a plus accès aux anciennes coutumes est, du point de vue psychologique, à la dérive26. C'est pourquoi « être chaman » — qui constitue une névrose — remplit pour le névrosé apache précisément les mêmes fonctions organisatrices de l'ensemble de la personnalité que celles que j'ai attribuées, il y a longtemps, aux névroses et aux psychoses stabilisées (chap. 11). Il y a plus ! Le surnaturalisme (dont nous verrons qu'il est antisocial) résiste notoirement mieux aux changements culturels, même brutaux, que ne le font les secteurs pratiques de la culture qui, mis à l'épreuve quotidienne de la vie réelle, se révèlent défaillants 27. En revanche, le surnaturel indigène n'a d'autre concurrence que le surnaturel importé, guère plus vérifiable que lui. Cela implique que les conversions religieuses, plus ou moins superficielles et syncrétiques, n'exigent

aucune

restructuration

radicale

de

la

personnalité

ethnique : le mouvement religieux de la Danse des spectres (« Ghost Dance ») n'a augmenté en rien la férocité native des Indiens des Plaines et les cultes du cargo n'ont pas atténué cette passion de la propriété qui caractérise les Mélanésiens et les Papous 28. Enfin — et 26 Métaphoriquement parlant, le chaman dispose encore de l'arc et des flèches de son grand-père, alors que le non-chaman doit s'efforcer de tirer des balles de carabine au moyen d'un arc d'enfant, acheté à l'Uniprix du coin. 27 L'arc ne tient pas face à la mitraillette, le cheval face à l'avion, le rituel curatif chamanique face à la pénicilline. 28 Cela explique la facilité avec laquelle les cultes syncrétiques — les cultes de crise — naissent et se propagent, et aussi la réponse de Géza, dernier des souverains païens de l'ancienne Hongrie, à un évèque qui lui reprochait de

c'est là l'essentiel — il est rare qu'un ethos nouveau doué d'une vitalité réelle parvienne à pénétrer un groupe opprimé, en état de crise29. Ainsi s'explique sans doute la relative imperméabilité de la personnalité ethnique au changement ou au déclin culturel, dont Hallowell (227, 228), Thompson (441), Wallace (452, 454) et moimême (103) avons fait état. Bref, le chaman apache demeure encore aujourd'hui emmuré dans sa personnalité ethnique qui lui procure un abri relativement sûr, bien qu'anachronique. Il n'en va pas de même de l'Apache non chaman, contraint d'incorporer dans sa personnalité de nouveaux éléments, tant conflictuels que défensifs, et même de réorganiser, ou plutôt, au préalable, de désorganiser, sa structure caractérielle. De plus, le conditionnement infantile auquel il est soumis dans une tribu primitive désorganisée le rend a priori incapable de bien fonctionner dans une société moderne encore efficace. Contraint d'improviser,

presque

uniquement

avec

ses

ressources

idiosyncrasiques, toutes ses manœuvres et « solutions » défensives, et cela dans un milieu social qui lui demeure affectivement incompréhensible et auquel le conditionnement qu'il a subi dans son enfance ne lui permet en aucune manière de s'adapter, il sera servir à la foi de Jéhovah et de ses anciens dieux : « je suis assez riche pour les servir tous les deux ». 29 Pirenne (359) souligne avec raison le rôle important joué par la structure socio-politique romaine, d'une part, et l'organisation tribale des envahisseurs barbares, de l'autre, dans la formation de I'ethos fonctionnel et actif qui soustend la société médiévale « chrétienne ». Par contre, il néglige de préciser combien minime fut la contribution de l'ethos et des aspirations des premiers chrétiens opprimés (esclaves, classes pauvres, républicains et autres). Selon moi, la société médiévale n'avait qu'un mince vernis de véritable esprit chrétien. Ce christianisme, déformé afin de satisfaire aux exigences d'un système d'oppression brutale, ne servait qu'à rationaliser des modèles sociopolitiques foncièrement non chrétiens. Le rêve nostalgique de l'homme moderne qui se représente la société médiévale comme profondément imprégnée de la religion du Christ est une chose, la réalité socio-culturelle en est une autre.

inévitablement plus perturbé que le chaman qui ne fait, en somme, qu'agir d'une façon anachronique30. Bref, le fait que le chaman apache est psychologiquement moins perturbé que ne l'est le non-chaman n'implique nullement qu'il soit non névrotique31. Le problème psychiatrique de la normalité ou de l'anormalité du chaman n'est pas, en soi, d'un intérêt primordial ; s'il est à ce point anxiogène, c'est seulement parce que derrière sa façade banale se profile le spectre immense et menaçant de notre propre déréisme socio-culturel (81, chap. ix et x), de notre besoin de chefs charismatiques (118) et de nos tentatives désespérées et le plus souvent infructueuses pour nous adapter aux caprices de notre époque, tentatives analogues à celles que décrit Dodds avec sympathie et perspicacité dans son livre Païens et chrétiens à une époque d'angoisse (158). Il est à la fois affligeant et humiliant de constater combien rares

sont les

ethnologues, psychiatres

et

sociologues capables d'étudier les cultures en voie de désintégration — y compris la nôtre — avec cette sympathie réaliste que manifestent spontanément les bons historiens de la culture tels que Dodds. Je compte démontrer par la suite que les symptômes des désordres « sacrés » occupent une position clef dans la hiérarchie des symptômes

et

reflètent

les

aspects

les

plus

frappants

de

l'autodésaveu de la société. Mais, avant d'aborder le problème de la nature des symptômes, je dois analyser celui des

désordres

ethniques.

30 Voir chapitre ii sur les diverses formes de manipulation névrotique des matériaux culturels. 31 Après tout, aucun ophtalmologiste ne prétend que, « puisque au royaume des aveugles le borgne est roi », être borgne est un état normal. Boyer est un savant par trop averti pour raisonner ainsi mais c'est bien le genre de raisonnement que les relativistes culturels, j'en suis certain, n'hésiteraient pas à tenir.

Les désordres ethniques Bien que les désordres ethniques s'inscrivent assez facilement dans les catégories nosologiques modernes, ils sont, en outre, structurés et agencés culturellement et possèdent, d'ordinaire, un nom32. D'autre part, si certains parmi ces désordres sont censés avoir des causes ou des aspects surnaturels et être guérissables par des moyens ésotériques, contrairement au chamanisme ils ne sont pas directement intégrés au surnaturalisme tribal. C'est sans doute ce manque d'intégration véritable entre l'épilepsie et le surnaturalisme grec qui a permis à Hippocrate (237) de maintenir qu'il n'y avait rien de particulièrement « sacré » dans le mal « sacré » : l'épilepsie. Il existe de par le monde une grande variété de désordres ethniques. Chaque aire culturelle, et peut-être même chaque culture, possède au moins un et souvent plusieurs désordres caractéristiques de ce genre. De fait, j'ai même l'impression — mais je ne m'attarderai pas à la discuter ici — que le nombre et la diversité des désordres ethniques dans une culture donnée reflètent le degré d'orientation psychologique de cette culture, c'est-à-dire indiquent dans quelle mesure la société dans son ensemble tient compte de l'individu et de sa personnalité (voir note précédente). Il m'aurait donc été facile d'illustrer mes vues théoriques par tel fait provenant de l'Afrique centrale

ou

par

tel

autre

provenant

des

Eskimo,

mais

une

documentation aussi disparate, outre qu'elle risque de désorienter le lecteur, ne m'aurait pas permis de dégager les deux aspects vraiment cruciaux du problème qui sont la structuration complexe des désordres ethniques et leur caractère multi-dimensionnel. J'étaierai donc mon point de vue par des informations ayant trait à un nombre limité de désordres ethniques, relativement bien étudiés et qui, s'observent dans les sociétés dont la culture m'est particulièrement 32 Je dis bien « d'ordinaire » : ainsi les Mohave disposent de toute une série d'étiquettes psychiatriques (de « catégories ») (133), alors que les Sedang, qui s'intéressent peu à la psychologie, distinguent seulement le fou (räjok), l'individu névrosé, excentrique ou original (kok), et le bon à rien (plam ploy).

familière33. L'étude en profondeur d'un seul cas de désordre ethnique produisant des résultats identiques à ceux obtenus par l'étude comparative, et donc superficielle, de tous les désordres de ce type (117), cette restriction délibérée de la gamme de mes exemples ne préjuge en rien de la validité de mes conclusions théoriques. Les désordres ethniques dont il sera le plus souvent question sont l'amok et le latah des Malais, l'état berserk des anciens Scandinaves, l'imu des Aïnous, le windigo des Algonquins du Canada, le Chien-Fouqui-veut-mourir des Indiens des Plaines, le syndrome du Crève-Cœur des Mohave, le transvestisme de ces deux derniers groupes, et quelques autres. Dans la plupart des cas le groupe a des théories explicites quant à la nature et aux causes de ces désordres et des idées précises sur leurs symptômes, leur évolution et leur pronostic. Lorsqu'un désordre de ce genre revêt des formes particulièrement dramatiques, ou risque de provoquer une crise publique, ou simplement lorsqu'il stimule l'imagination du groupe, il acquiert une « masse sociale » (84) si considérable que des mesures spéciales peuvent être prises pour le contrôler et, éventuellement, pour l'exploiter au profit du groupe. Ainsi, à la veille d'un combat, les Vikings comptaient sur le fait que certains d'entre eux deviendraient berserk dans le feu du combat et accompliraient dans cet état quelque haut fait d'armes qui contribuerait à la victoire. Les Indiens crow réservaient une place dans leur dispositif guerrier pour le Chien Fou, bien qu'il ne leur fût d'aucune utilité militaire puisqu'il allait au combat sans armes. La crise d'amok est un thème récurrent de l'épopée en prose Hikayat Hang Tuah (15) dont l'apogée est sans doute le duel entre Hang Tuah et son vieil ami Hang Jebat qui s'était 33 Ces avantages l'emportent sur le désavantage — si vraiment c'en est un — de m'entendre reprocher par les apôtres du relativisme culturel (tel M. K. Opler) que mes théories ne s'appliquent qu'à ces désordres-là et aux cultures où ils surviennent. Je n'ai fait qu'une seule concession dans ce sens : celle de ne citer que très peu d'exemples tirés de mes propres matériaux recueillis sur le terrain.

révolté contre son roi et était devenu coureur d'amok. Le cri « amok ! amok ! » constituait un signal socialement reconnu, auquel les Malais réagissaient (62) un peu comme nous réagissons à une sirène d'alarme. De fait, la pratique de l'amok a affecté jusqu'à la technologie malaise. Le coureur d'amok atteint par une lance se portait en avant en se laissant transpercer de part en part afin de se rapprocher suffisamment de son adversaire pour le tuer avec son kris (sabre court) ; aussi les Malais en étaient-ils venus à fabriquer des lances munies de deux fers formant un angle aigu de manière à empêcher le forcené de se rapprocher d'eux, tout comme, dans la chasse au sanglier, on utilisait jadis un épieu muni à la base de la lame

d'une

barre

transversale

qui

empêchait

l'animal

de

se

rapprocher dangereusement du chasseur en s'empalant sur l'épieu. On prétend même que l'armée américaine a abandonné le pistolet de calibre .38 et adopté le calibre plus puissant .45, parce qu'une balle de ce dernier calibre renverse son homme, même si elle ne le blesse qu'à la main, alors qu'une balle de calibre .38 n'arrive même pas à faire plier en deux un coureur d'amok (juramentado) puissamment corseté, même si elle l'atteint au ventre ou au thorax (250). Enfin, dans de nombreuses villes malaises, on voyait jadis aux coins des rues des bâtons fourchus que les autorités avaient placés là afin de permettre à la population de maîtriser les coureurs d 'amok sans avoir à s'en approcher de trop près. Ces bâtons fourchus tenaient à peu près le rôle des avertisseurs publics de nos villes modernes, qui en cas d'urgence permettent d'alerter le commissariat de police ou la caserne de pompiers les plus proches. Enfin et surtout, du fait de leur normalisation culturelle, non seulement ces désordres servent souvent de modèles à ceux qui, pour une raison quelconque, souffrent de troubles psychiques, mais de plus un même comportement anormal peut être déclenché par un grand nombre de stimuli différents comme en témoigne l'extrême

diversité de situations qui constituait pour un Malais une raison ou une incitation à courir l'amok (voir infra). Bref,

l'ethnopsychiatrie

fondamentaux



nous



et

c'est



un

de

ses

apprend

que,

singulièrement

apports dans

les

situations de stress, la culture fournit elle-même à l'individu des indications

sur

« indications

les

« modes

d'emploi

abusif »

d'emploi que

abusif ».

Linton

(297)

Ce

sont

ces

nomme

des

« modèles d'inconduite » ; tout se passe comme si le groupe disait à l'individu : « Ne le fais pas, mais si tu le fais, voilà comment il faut t'y prendre. » Avant de montrer que les désordres ethniques constituent précisément des modèles d'inconduite, je me propose d'examiner de plus près le concept même de ce type de « modèle ». Je reprocherai seulement à Linton de n'avoir appliqué sa brillante formule qu'au comportement déviant individuel sans même tenter de préciser la nature des modèles sociaux en fonction desquels la société préstructure l'inconduite individuelle. Ce n'est que très partiellement que je comblai cette lacune, lorsque, me fondant sur la formulation de Linton, j'élaborai le concept du négativisme social et indiquai — assez timidement tout d'abord — que ce négativisme pouvait se manifester non seulement au niveau du comportement individuel mais aussi à celui des processus sociaux (chap. iii). C'est cette suggestion, faite il y a quelque trente ans, que je me propose à présent d'expliciter et de développer en une théorie formelle. Toute

société

comporte

non

seulement

des

aspects

« fonctionnels » par lesquels elle affirme et maintient son intégrité, mais aussi un certain nombre de croyances, dogmes et tendances qui contredisent, nient et sapent non seulement les opérations et structures essentielles du groupe mais parfois jusqu'à son existence même. C'est le cas, par exemple, de l'hindouisme qui nie la réalité du monde sensible, lequel ne serait qu'illusion pure (maya), cette façon de concevoir le réel est aussi, à bien des égards, celle du platonisme. De même, le bouddhisme encourage l'homme à fuir l'existence et à

se détacher de son prochain, à tel point qu'Alexander (8) a pu à juste titre prétendre qu'il constituait l'apprentissage d'une forme de catatonie artificielle. Les mêmes observations sont valables en ce qui concerne le yoga, l'érémitisme et autres attitudes de ce genre. A un niveau différent, la société médiévale se condamna ellemême parce qu'elle ne réalisait pas l'idéal théocratique de la « Cité de Dieu » formulé par saint Augustin. Il se trouva plusieurs papes et théologiens illustres pour soutenir que tout gouvernement terrestre était foncièrement mauvais, et pour condamner comme péchés nombre d'activités socio-économiques essentielles, indispensables à la survie de toute société, sous prétexte qu'elles témoignaient d'un attachement coupable aux choses d'ici-bas. Mais comme la société médiévale aurait tout simplement cessé d'exister s'il n'y avait eu personne

pour

accomplissait

vaquer

à

néanmoins,

ces soit

nécessaires par

voies

besognes,

elle

les

détournées,

soit

en

contraignant d'autres, Juifs, Sarrasins et parias divers, à les accomplir pour elle. Le chrétien pouvait vivre exempt de tout péché pour autant que le paria « pécheur » l'assumait en son lieu et place, de même que l'inconduite sexuelle de la prostituée permettait il n'y a pas si longtemps encore à la jeune fille de bonne famille de demeurer vierge. Bref, cette société médiévale, qui, tout en prétendant aspirer à la « Cité de Dieu » où les activités socialement utiles ne seraient plus requises, trouvait cependant moyen d'accomplir ou de faire accomplir ces activités impies, réalisa mutatis mutandis, et sous forme caricaturale, la célèbre prière de saint Augustin : « Mon Dieu, rends-moi chaste... mais pas encore. » Le conflit entre l'idéal socialement négativiste et les exigences fonctionnelles de la société peut également faire irruption au niveau individuel. Sans doute le plus illustre témoignage d'un conflit de cet ordre est celui que nous a laissé Marc Aurèle dans ses Méditations. Ce « saint stoïque » (comme l'appelle J. H. Rose (401), tout en s'acquittant

de

ses

devoirs

impériaux

non

seulement

consciencieusement mais même brillamment, ne cessa jamais de les mépriser et de les considérer presque comme un obstacle à l'accomplissement de son idéal stoïque. Or, comme il est bien évident que le mépris de la société à l'égard des opérations qui lui sont les plus utiles et de ceux qui les exécutent 34 est une manifestation de ses tendances autodestructrices, je maintiens que le stoïcisme de Marc Aurèle suffit presque en soi à expliquer le déclin et la chute de l'Empire romain. Sans doute, n'est-ce pas à ce type d'idéal social antisocial que songeait Linton lorsqu'il formula son concept de modèle d'inconduite et cependant il est bien évident que ces attitudes représentent elles aussi des modèles de ce genre. En fait, elles constituent le modèle d'inconduite par excellence, en ce sens qu'elles reflètent fidèlement l'attitude de négativisme social de la société et son désaveu à l'égard d'elle-même35. Aussi, quel que soit le prestige de ces idéaux et de ceux qui les prônent, ils n'en demeurent pas moins des formes d'inconduite socialement structurées. Tout comme les superstitions et les croyances de ceux qu'on appelle en Amérique the lunatic fringe36 et qui existent dans toute société, ils satisfont simultanément le négativisme social subjectif du névrosé et son besoin de s'insérer dans l'une au moins des nombreuses niches — ou statuts — à valeur sociale marginale, qui vont de celles occupées par le chaman, le philosophe cynique, l'ermite et autres individus de ce genre à celles occupées par le véritable psychotique idiosyncrasique qui est parvenu à persuader la société qu'il est fou plutôt que criminel ou sacrilège (chap. xiii), en passant par celles qui abritent le psychotique ethnique, tel le coureur d'amok ou le Chien Fou. 34 Ce mépris est fort ancien. Boardman (43) note que, dans l'Égypte antique, le colon grec était aussi parfaitement haï qu'il était parfaitement indispensable. 35 Je compte expliquer les causes de cet autodésaveu de la société — et, spécifiquement, de sa formulation en termes d'idéologies irrationnelles — dans un travail ultérieur. 36 Groupes d'excentriques vivant en marge de la société.

Ce sont d'ailleurs précisément les matériaux culturels reflétant l'autodésaveu fondamental de la société que les individus troublés synthétisent et expriment dans leur comportement, et cela de façon qui peut leur valoir soit l'approbation soit la condamnation de la société. Ces valeurs sociales antisociales, qui permettent à l'individu d'être antisocial d'une manière socialement approuvée et parfois même prestigieuse, comportent encore une autre caractéristique importante. Alors que la plupart des traits culturels ne se prêtent pas à une utilisation symptomatique s'ils n'ont d'abord été déformés (chap. ii), les traits culturels reflétant l'autodésaveu de la société peuvent d'ordinaire être utilisés comme symptômes sans qu'il soit nécessaire de leur faire subir une distorsion préalable. Ces types de matériaux présentent trois autres caractéristiques importantes : 1. Pour les muer en symptômes, il suffit de les surinvestir de manière à transformer une croyance courante en une expérience subjective : c'est le cas du chaman (voir supra), 2. On peut métamorphoser en symptômes des matériaux culturels rationnels en les associant arbitrairement et illogiquement à des matériaux culturels irrationnels qui participent de cet autodésaveu de la société : c'est le cas de ces malades appartenant à une certaine secte fanatique qui refusent d'accepter une transfusion sanguine médicalement indispensable sous prétexte qu'il s'agit là d'une forme de « cannibalisme » ; 3. Ces matériaux étant foncièrement irrationnels, ils s'articulent aisément avec des modes de penser et de sentir qui relèvent du processus primaire (Freud) et de la pensée prélogique (Lévy-Bruhl). Ces constatations permettent d'expliquer de la même façon la fréquence des délires surnaturels chez le psychotique (162) et le fait que

le

surnaturalisme

contient

des

aspects

qui

récusent

manifestement la culture. Je tiens pour évident que tout rituel surnaturel est, pour l'essentiel, en opposition avec le système de

valeurs courantes de la culture dans son ensemble. En fait, plus un acte est « sacré » et « contraignant », plus grande est l'horreur qu'il inspirerait s'il était accompli dans un contexte profane. Dans certaines tribus australiennes dont le rituel majeur (corroboree) comporte une période de licence sexuelle, la partenaire sexuelle rituellement préférée est souvent précisément celle qui, en temps ordinaire, est la plus

rigoureusement

interdite.

Aux

banquets

totémiques,

on

consomme l'animal totémique qui en toutes autres circonstances est rigoureusement

tabou

(166).

A

l'issue

du

sacrifice

du

bœuf

(βονφονία), les tribunaux athéniens jugeaient et condamnaient le couteau qui avait tué l'animal (65, iii). Afin d'assurer la victoire de la flotte grecque sur les Perses, Thémistocle fut contraint par ses soldats de procéder à un sacrifice humain (367, 370). L'Arcadien qui devait manger la chair d'un enfant sacrifié à Zeus « Lycaeus » devenait automatiquement un homme-loup pour la durée d'une « grande année », au bout de laquelle il recouvrait son humanité, à la seule condition que, durant cette période, il se soit abstenu de goûter à la chair humaine (65, i). A Rome, lors des Saturnales, la hiérarchie sociale était entièrement mise sens dessus dessous. En Afrique, il existe même des rituels de rébellion (217). Ces exemples, qui pourraient être multipliés à l'infini, suffisent à montrer que la plupart des rites surnaturels véritablement importants violent les règles et offensent les valeurs qui gouvernent l'existence quotidienne ; du point de vue culturel, ils représentent souvent un comportement « en miroir ». Une autre manifestation de négativisme social imprégné de surnaturalisme nous est offerte par un aspect bien connu mais insuffisamment analysé du chamanisme. Les chamans sont des individualistes forcenés, notoirement hostiles les uns envers les autres : le chaman mohave ensorcelle parfois un de ses confrères simplement parce que les croyances et les pratiques de celui-ci diffèrent quelque peu des siennes ; aussi le chaman mohave refuse-t-

il de parler de ses pouvoirs en présence d'un autre, de peur que celuici ne s'en offusque et n'use envers lui de représailles magiques (125). Les épreuves de force (magiques) sont très courantes entre chamans. Je citerai, presque au hasard, une source grecque (17. 6.3-4), les matériaux erow rapportés par Lowie (312) et ceux recueillis par Róheim (396) sur les chamans hongrois et, en général, sur le type de chamans qu'on trouve chez les tribus des steppes. Dans certaines tribus, l'apprenti chaman doit consentir à la mort, de l'un quelconque de ses parents. Pis encore, le Kuanvama Ambo qui veut accéder au chamanisme doit demander à sa mère de faire l'amour avec lui ; si elle consent, elle meurt ; si elle refuse, elle meurt également (304). Le rapport entre l'inceste et la sorcellerie est trop bien attesté pour que je m'y attarde ici. Tout cela prouve que si le chaman est, comme on le prétend, socialement « utile » (voir supra), il est aussi, par maints côtés, foncièrement « antisocial ». Il en va presque de même des ermites, ascètes et autres individus de ce genre qu'il importe de traiter avec force égards, car ils accablent de calamités surnaturelles quiconque les offense. Bien que ceux qui s'étaient moqués de lui ne fussent que des enfants, le prophète Elisée les maudit, les livrant aux griffes de deux ourses qui les déchirèrent, (II Rois, 11, 24). De même, tels les chamans qui se mesurent entre eux au cours d'épreuves de force, certains ascètes chrétiens,

que

plusieurs

auteurs

importants

des

débuts

du

christianisme nous dépeignent, sous les traits de personnages outrageusement

arrogants

ou

exhibitionnistes,

rivalisaient

de

« sainteté » et d'automortification ; les matériaux rassemblés et analysés par Dodds (158) laissent, penser que ce genre d'inconduite n'avait rien d'exceptionnel. D'éminentes personnalités grecques de la décadence ne se montrèrent guère plus capables de refréner leurs tendances négativistes : les cyniques grecs violaient avec ostentation toutes les conventions sociales. Lucien (318) raconte que Peregrinus, qui fut cynique, puis chrétien, puis autre chose encore, se masturbait

en public, et il décrit en détail son suicide, une auto-immolation à grand

spectacle,

précédé

d'une

publicité

tapageuse,

qui

fut

consommé au cours du festival olympique avec une mise en scène à faire pâlir celle de nos plus grands music-halls. Bref, quel que soit leur degré apparent d'intégration au reste de la culture, le surnaturel et l'irrationnel conservent toujours l'empreinte de leurs origines socialement négativistes et tous les sophismes des apôtres du relativisme culturel ne réussiront pas à me convaincre qu'ils sont un élément véritablement fonctionnel de toute culture authentique. Aussi, quelles que puissent être les différences superficielles entre ces personnages généralement honorés que sont le chaman, le saint stoïque et le cynique d'une part, et le transvesti mohave ridiculisé et la prostituée méprisée de l'autre, ces deux types constituent des modèles d'inconduite culturelle à l'intérieur du cadre de référence sociologique, de même qu'ils constituent des modèles de négativisme social subjectif à l'intérieur du cadre de référence psychologique. De plus, il n'est nullement certain que le saint stoïque (et toute son engeance) soit socialement et psychologiquement moins malade que le transvesti mohave ou que la prostituée (chap. vii). Quoi qu'il en soit, ces considérations prouvent une fois de plus que loin d'être un des à-côtés de la sociologie, la psychiatrie en est au contraire l'un des cribles les plus sûrs, car une science ne saurait avoir de meilleur crible que les concepts d'une autre science dont les explications se trouvent en rapport de complémentarité avec les siennes (92, 134, 148). Puisque, sous bien des rapports, tous les modèles d'inconduite relèvent du même type, je puis, dès maintenant, chercher à préciser dans quel sens les désordres psychiatriques ethniques se conforment aux modèles d'inconduite définis par Linton, et en « exécutent » les directives.

Parfois la culture elle-même fournit des directives explicites pour le mésusage des matériaux culturels, et cela tout particulièrement dans les situations de stress fréquents mais atypiques. La directive qui nous intéresse ici est la suivante : « Garde-toi de devenir fou, mais si tu le deviens, conduis-toi de telle ou telle manière... » Chaque société a des idées bien arrêtées sur « comment les fous se conduisent ». Au cours des rites funéraires, les Nyakyusa simulent la folie de manière très spécifique, car cette simulation prophylactique est censée les empêcher de devenir par la suite (460) véritablement fous. La simulation prophylactique de la folie est également attestée pour d'autres régions (453). Les fous, disent fréquemment nos informateurs amérindiens, mentionnent les noms de leurs parents décédés. Or, cela n'étant pas un symptôme courant chez les psychotiques occidentaux, on en conclura

qu'il

prédéterminée

s'agit et

que

d'une

forme

d'inconduite

de

nombreux

Indiens

culturellement

psychotiques

se

conduisent précisément de cette façon. La société moderne a elle aussi des idées bien arrêtées sur « comment se conduisent les fous ». Nous avons volontiers tendance à croire qu'ils font des grimaces, divaguent, que leur parole s'embrouille : qu'ils disent « brrr » et « b-bb ». La théorie juridique quant à la manière dont « devraient » agir, penser et sentir les fous est à peine moins naïve et tout aussi entachée de préjugés culturels. Aussi l'expert psychiatre auprès des tribunaux se trouve-t-il souvent obligé de répondre à des questions parfaitement dépourvues de sens du point de vue psychiatrique. Je fus appelé un jour à témoigner en tant qu'expert au cours d'un procès criminel où l'on jugeait un homme qui avait tué sa femme d'un coup de revolver, puis, retournant l'arme contre lui, s'était fait sauter un morceau de son crâne : là-dessus il avait perdu connaissance et, revenant à lui, il avait appelé à son secours sa femme morte, tuée de sa main. Le ministère public s'autorisait de ce dernier fait pour

soutenir que l'accusé était parfaitement sain d'esprit et seulement monstrueusement égoïste. C'est en vain que je tentai de convaincre les juges que ce simple fait suffisait en soi à prouver que le crime avait été commis au cours d'une absence épileptique et que tout l'épisode avait été recouvert par une amnésie totale. Mon témoignage fut écarté d'emblée, car il ne s'accordait pas avec le point de vue du « bon sens légal » qui a des idées bien arrêtées quant à la manière dont doivent se conduire les fous. Et pourtant on rencontre rarement, dans les hôpitaux psychiatriques, le type de comportement communément attribué au fou tant par le législateur que par le profane. Le comportement des simulateurs reflète admirablement les préjugés culturels qui prétendent définir la « manière convenable d'être fou », car le simulateur s'efforce d'ordinaire de se conformer à l'image du fou que se fait le profane. Aussi n'importe quel psychiatre compétent est-t-il capable de le démasquer37. Le premier à établir un diagnostic de simulation fut, sans doute, Palamède qui décida qu'Odysseus simulait la folie pour n'avoir pas à participer à la guerre de Troie (400). Le besoin de simuler étant en soi une manifestation pathologique, on comprend que, sous le coup d'une inculpation grave, l'un des frères Esposito tenta de simuler la psychose en dévorant avec ostentation des journaux. S'il choisit ce symptôme, c'est sans doute parce

qu'il

était

lui-même

suffisamment

anormal

pour

sentir

37 La situation est, en fait, plus complexe encore. Le syndrome de Ganser, observable surtout chez les détenus (qui ont une bonne raison, une raison évidente, de simuler la folie), est souvent diagnostiqué à tort comme de la simulation, parce que ses symptômes sont à bien des égards conformes aux modèles de comportement que notre culture attribue a priori au fou. Comme il m'est

impossible

d'entreprendre

ici

une

analyse

détaillée

de

la

psychodynamique de cette similarité, je dois me contenter d'indiquer que le syndrome de Ganser pourrait fort bien être la « psychose ethnique » des détenus.

inconsciemment que les conflits oraux jouent un rôle important dans la plupart des psychoses. Un problème plus intéressant encore est celui des éruptions passagères d'anormalité prescrites et même exigées par la culture. Linton m'a un jour fait observer que nous ne saurons sans doute jamais si Mahomet était un vrai épileptique car, de son temps, les crises de convulsions étaient pour les Arabes non seulement le désordre mental par excellence, mais encore le témoignage probant d'un commerce avec le divin, au point qu'à la veille d'une bataille les chefs arabes simulaient parfois une crise convulsive pour enflammer l'ardeur de leurs troupes. Lorsqu'il vint espionner les prétendants de Pénélope, Odysseus mima la sénilité telle que se la représentaient les Grecs ; de même David, fugitif, mima la folie telle que se la représentait la société judaïque, c'est-àdire en bavant sur sa barbe (I Sam., xxi, 13). En revanche, les symptômes

du

psychotique

idiosyncrasique

non

seulement

s'inscrivent souvent en faux par rapport aux exigences culturelles et sociales, mais revêtent de surcroît un caractère presque délibérément provocateur, tout simplement parce que sa maladie est en elle-même une importante manifestation de son négativisme social (chap. iii) 38. Bien entendu, cela ne signifie pas qu'un désordre ethnique doit être interprété comme une simulation ou une feinte. Les coureurs amok et les Chiens Fous recherchent une mort « glorieuse » et généralement la trouvent. Chez les Indiens des Plaines, le lâche sacrifie la gloire, un statut exalté et les satisfactions hétérosexuelles et peut même aller jusqu'à se suicider afin de se soustraire à la « solution » officielle de ses

problèmes,

c'est-à-dire

au

transvestisme.

En

somme,

les

stéréotypes sociaux qui déterminent « comment se conduisent les fous » sont tirés des « modèles d'inconduite », et les individus atteints de désordres ethniques façonnent leurs symptômes d'après ces

38 Quelques années après que j'eus élaboré ce concept, Jenkins souligna à son tour l'importance variable de la rébellion pure dans divers désordres psychiatriques (257, 258).

modèles qu'imitent délibérément les vrais simulateurs qui cherchent à persuader les autres qu'ils sont réellement « fous ». Bref, chez certains sujets perturbés affectivement, le segment inconscient de la personnalité ethnique n'est pas désorganisé au point de les inciter à une révolte totale contre l'ensemble des normes sociales. Bien que réellement malades, ces sujets ont tendance à emprunter à la culture les moyens leur permettant de manifester leur désordre subjectif d'une manière conventionnelle, ne serait-ce que pour éviter d'être confondus avec les criminels ou les sorciers (chap. xiii). D'où ces névroses ethniques « exotiques », tels l'amok, le latah, l'imu, le windigo, le koro et bien d'autres, qui ne font pas partie de notre répertoire culturel. Aberle (1) a ingénieusement démontré que même si l'équivalent sibérien du latah ressemble par certains côtés à la maladie île Gilles de La Tourette, elle n'est cependant pas identique à ce syndrome. De même, si les journaux, et même certains psychiatres, ont pu écrire de l'ancien combattant paranoïde de Camden, New Jersey, qui tira sur la foule, qu'il était « devenu amok », sa psychose n'en demeurait pas moins foncièrement différente de celle du vrai coureur d'amok malais. En effet, sa crise restait purement idiosyncrasique, tant par ses motivations que par ses manifestations. Aucun modèle culturel n'influença le déroulement des événements et, contrairement à ce qui se passe dans de nombreux cas d'amok véritable, il n'y eut aucun préparatif culturel — aucune préméditation — au sens juridique du terme. La préméditation joue d'ailleurs un rôle également décisif dans le syndrome du Chien-Fouqui-veut-mourir (310, 315) comme dans nombre d'autres désordres ethniques. Dans tout désordre ethnique, la structure du comportement de l'individu anormal est non seulement conforme à ce que la société attend, par exemple, du coureur amok ou du Chien Fou ; elle est aussi bien souvent en complète opposition avec nos propres notions culturelles quant, à « la manière dont se conduit le fou ». En fait, les

notions « profanes » courantes en la matière sont probablement, fondées sur fa symptomatologie de désordres ethniques différents, qui ont prévalu à un stade plus ancien de notre propre culture. Si la symptomatologie des psychoses ethniques cadre avec les exigences

culturelles,

c'est,

surtout

parce

que

les

préjugés

conventionnels sur « comment se conduire lorsqu'on est fou » reflètent la nature spécifique des conflits qui prédominent dans une culture — préjugés déterminés par la nature des défenses que fournit la culture pour combattre les conflits et pulsions culturellement pénalisés. Ainsi, étant donné la nature de la culture crow, l'Indien crow atteint d'un traumatisme psychique peut, en vertu de sa personnalité ethnique distinctive, trouver l'apaisement dans une « folie » vécue selon le modèle du Chien Fou ; alors que le Malais, en vertu de sa personnalité ethnique et de la nature de sa culture, apaisera ses tensions en devenant coureur d'amok. Cette convergence entre les états de tensions caractéristiques d'une culture et les défenses qu'elle fournit contre ces tensions, d'une part, et les préjugés culturels sur « la manière de se conduire lorsqu'on est fou », de l'autre, explique certains faits importants et notamment l'absence, ou du moins l'extrême rareté, de tel syndrome dans une société donnée où prolifèrent par contre tels autres, la variation en fonction du milieu culturel de l'incidence ou du pourcentage de divers syndromes, enfin le fait que dans une société donnée

on

observe

rarement

l'éventail

complet

de

tous

les

syndromes psychiatriques connus. Ainsi, de nos jours, le psychiatre occidental exerçant en milieu urbain a rarement l'occasion de rencontrer des cas de « grande hystérie » si courante du temps de Charcot39. De même, les Mohave étaient parfaitement incapables de comprendre mes descriptions du ressassement obsessionnel et des rituels compulsionnels. Interrogé sur les obsessions, l'un de mes informateurs mohave me fit la réponse suivante : « Je sais très bien 39 Un film documentaire du docteur L. Chertok prouve cependant que la « grande hystérie » continue d'exister, même à Paris.

ce que tu veux dire : c'est comme le chef qui pense constamment au bien-être

de

la

tribu. »

Et

lorsque

j'évoquais

les

rituels

compulsionnels, on me répondit : « Un tel est toujours en train de faire sonner les sous dans sa poche 40. » Et cependant les Mohave sont si naturellement portés à la « réflexion psychologique » que ce fut auprès d'informateurs de cette tribu, et non dans les manuels, que je découvris l'existence de la boule hystérique et de la pseudocyésie (grossesse nerveuse) à une époque (1932-1933) où j'ignorais jusqu'aux rudiments de la psychiatrie. Cela n'est pas pour nous étonner

dans

une

culture



l'apprentissage

des

contrôles

sphinctériens est remarquablement peu coercitif et où l'avarice (la rétention anale) est l'un des péchés capitaux (107). De même, je n'ai jusqu'à présent rencontré qu'un seul cas de lavage de mains de type réellement compulsionnel dans une société primitive et cela chez les Cree attawapiskat (245). Enfin, si je ne puis diagnostiquer avec certitude cet indigène de Dobu dont parle Fortune (192), qui ne pouvait s'arrêter de travailler, je suis à tout le moins bien certain qu'il ne s'agissait pas là d'une véritable conduite compulsive. Je ne mentionnerai qu'en passant l'absence de schizophrénie véritable dans les populations primitives qui n'ont pas connu un processus d'acculturation brutale, car j'en parle longuement ailleurs (chap. ix). En effet, ce que les psychiatres occidentaux diagnostiquent parfois à tort comme une schizophrénie chez un primitif appartenant à une culture intacte est le plus souvent une psychose hystérique ou une bouffée délirante. En ce qui concerne plus spécifiquement les nombreux cas de schizophrénie diagnostiqués par Laubscher (283) chez les Tembou, leur bien-fondé a été contesté même par des psychiatres sans formation ethnologique, en particulier par ceux qui avaient non seulement lu son livre mais vu son film, — et cela en dépit du fait qu'à l'époque où Laubscher travaillait chez les Tembou, 40 Cet exemple est intéressant dans la mesure où l'analité intervient de manière déterminante dans toute névrose obsessionnelle et où l'argent symbolise souvent les excréments.

ceux-ci

se

trouvaient

déjà

soumis

à

un

brutal

processus

d'acculturation. Un psychiatre perspicace (161), qui connaissait bien la réalité sud-africaine, a suggéré sans doute avec raison que, si les Bantous

ont

pu

survivre

psychologiquement

en

dépit

d'une

oppression très dure, ils le devaient à un allaitement prolongé et à un maternage relativement adéquat. Enfin,

et

l'observation

est

d'importance,

il

semble

que

l'authentique psychopathe — qu'il convient de bien distinguer du criminel névrosé ou non névrosé, comme de l'illégaliste 41— est également fort rare dans les sociétés primitives intactes. On

peut

traiter

assez

sommairement

le

problème

des

changements historiques. J'ai déjà mentionné la quasi-disparition de la « grande hystérie » en milieu urbain moderne et sa persistance dans les sociétés moins évoluées, comme en témoigne l'incident suivant : Il y a quelques années, un psychanalyste éminent reçut d'un psychiatre originaire du Moyen-Orient et exerçant dans cette région, mais formé dans d'excellentes écoles de médecine et hôpitaux psychiatriques européens, un manuscrit si surprenant qu'il me pria de le lire afin de lui donner mon avis. Au premier abord, je crus l'article écrit par un farfelu ou par quelqu'un recherchant l'originalité à tout prix, mais peu à peu je m'avisai que l'auteur avait eu affaire à une clientèle qui ressemblait aux malades que Charcot avait étudiés à la Salpêtrière, mais qu'en vertu de sa formation occidentale il avait cherché à insérer son matériel clinique dans la camisole de force de la pensée psychiatrique contemporaine axée sur, et même obsédée par, la schizophrénie. Son procédé rappelle assez les tentatives actuelles tendant à diagnostiquer comme schizophrènes latents des malades en qui Freud avait vu des hystériques, tentatives fondées non sur la réalité clinique mais sur certains modèles de pensée psychiatrique culturellement déterminés (127). 41 Sur ces distinctions, voir le chapitre vii.

Notons aussi que, dans les milieux psychanalytiques il est devenu banal de constater que si les pionniers de la psychanalyse ont traité principalement des névroses à symptômes et les psychanalystes des années 30 des névroses de caractère, la majorité des patients qui aujourd'hui consultent le psychanalyste souffrent d'une altération du sens de leur propre identité (308)42. Il n'y a rien d'étonnant à ce que le pourcentage des divers symptômes psychiatriques varie en fonction du contexte culturel. Les ulcères de l'estomac n'étaient-ils pas jusqu'à très récemment beaucoup plus fréquents chez les hommes que chez les femmes ? Les différences de classe sociale dans la répartition de diverses affections psychiatriques ne sont-elles pas dûment établies (241) ? Cela étant, pourquoi s'étonner de ce que l'éventail complet des syndromes psychiatriques s'observe rarement dans une seule société alors qu'on admet fort bien que l'Eskimo échappe à la malaria et le Congolais à la cécité des neiges et aux engelures ? Ni

les

différences

dans

le

pourcentage

des

syndromes

psychiatriques observables dans diverses sociétés ni l'absence dans chaque société de certains syndromes n'affectent la stabilité ou la variabilité, pour une société donnée, de la proportion entre individus « anormaux » et ceux dits « normaux ». On a soutenu — à tort ou à raison, peu importe — que cette proportion demeure constante pour toute société et à tout moment de l'histoire. Ce qui importe, c'est que certains ont cru pouvoir en conclure à une origine biologique des maladies

psychiatriques

(168).

L'argument

est

pour

le

moins

spécieux, car si tel était le cas, il faudrait admettre réciproquement que les affections physiques ne sont pas d'origine biologique, la répartition de la maladie et le pourcentage des décès prématurés — 42 Cela explique peut-être pourquoi la théorie psychanalytique de l'hystérie en est actuellement au point mort depuis plusieurs décennies. Candidat psychanalyste, le cours que je suivais en 1950 sur la théorie de l'hystérie se fondait presque exclusivement sur les premiers écrits de Freud relatifs à ce syndrome.

c'est-à-dire non dus à la vieillesse — variant beaucoup d'une société à l'autre. L'explication de ce fait — si fait il y a — serait d'ailleurs assez simple à trouver car s'il est vrai que le pourcentage d'individus souffrant d'incapacité physique ne saurait dépasser un seuil critique dans une société donnée sans entraîner son effondrement, il est tout aussi vrai qu'un pourcentage trop élevé de malades psychiatriques aurait des conséquences analogues (123). Enfin et surtout, il est absurde, sociologiquement parlant, de prétendre tirer des conclusions quelque peu élaborées du simple rapport proportionnel entre tous ceux qui, dans une société donnée, sont normaux ou anormaux d'un point de vue psychiatrique. En effet, une société peut fort bien tolérer un pourcentage d' « anormaux » relativement élevé tant que la majorité de ces anormaux se trouve être, par exemple, des hystériques ; elle ne peut survivre si la plupart de ces anormaux sont des schizophrènes ou des oligophrènes. De même, une société dont les membres anormaux se trouveraient être pour la plupart des débiles d'intelligence à peine au-dessous de la normale parviendrait à survivre, encore qu'avec peine, dès lors qu'il s'agirait d'une société agricole simple ou encore si la plupart de ses débiles appartenaient à une classe de travailleurs non spécialisés. Cela équivaut à constater que si les Elmolo parviennent à survivre en dépit d'une déficience calcique telle que la majorité d'entre eux présentent des tibias en lames de sabre, c'est grâce à leur situation géographique relativement protégée d'une part, et, de l'autre, parce qu'ils ne sont pas une tribu guerrière (167). Dans une société guerrière, un taux similaire de décalcification entraînerait rapidement l'extinction de la tribu. De même, Sparte, état hautement militariste et rigidement stratifié, fut plus gravement affecté par le faible taux de natalité de ses classes supérieures (190) que ne le fut la Hongrie par le massacre de la majeure partie de sa caste guerrière au cours de la désastreuse bataille de Mohâcs 43, et cela tout simplement parce que, 43 On prétend que moins de soixante familles hongroises nobles peuvent actuellement rapporter leurs origines au-delà de la bataille de Mohâcs (début

contrairement à ce qui se passa à Sparte, les rangs décimés de la noblesse guerrière hongroise furent rapidement comblés par de nouveaux anoblis. Pour en revenir à des problèmes cliniques, on peut s'étonner de voir des praticiens se laisser induire en erreur par le conformisme culturel de certains de leurs patients névrosés ou psychotiques, au point de sous-estimer la gravité de leur pathologie fondamentale. Nous n'en voulons pour preuve que l'exemple suivant : Une Américaine blanche, ambitieuse et cultivée, avait épousé par dépit un fermier indien, homme fruste mais honnête et travailleur. Pour compenser sa perte de statut, elle voulut que son fils vive comme un blanc et réussisse conformément aux normes de la société blanche. Bref, elle voulut en faire le « héros de maman ». Mais ce fils métis, garçon remarquablement doué, s'identifiait inconsciemment à son père indien, qu'il méprisait consciemment comme il méprisait tous ceux de sa race. Il réagit aux exigences conflictuelles de sa mère d'une manière fort subtile : il s'arrangea pour échouer dans toutes ses entreprises, de manière qu'en se frustrant soi-même, il frustrait également les ambitions de sa mère. De surcroît, en se faisant échouer, c'était d'abord et surtout la partie méprisée de lui-même, sa « moitié » indienne, qu'il atteignait. Ainsi, malgré une brillante première année dans une des meilleures universités, lorsque des difficultés financières mirent ses parents dans l'impossibilité de lui assurer la poursuite de ses études, il préféra quitter l'université et aller travailler en usine plutôt que d'accepter l'aide d'une sœur de son père, une « Indienne pouilleuse » qui avait épousé un riche fermier. S'il se conforma aux injonctions de sa mère qui exigeait de lui qu'il n'épousât pas une Indienne, ce fut en prenant pour femme une jeune fille blanche, certes, mais aussi inculte et aussi « primitive » que la plus

« primitive »

intelligence

des

l'attention

du xvie siècle).

« Peaux-Rouges ». de

ses

chefs,

Ayant on

attiré

voulut

le

par

son

nommer

contremaître ; il refusa cette promotion et, pour justifier son refus, soutint que, s'il était devenu contremaître, il aurait été obligé d'inviter chez lui non seulement ses collègues, mais encore certains des employés de bureau et cadres inférieurs de l'usine, et que ceux-ci auraient pris son appartement (au demeurant très convenable) pour le « sale wigwam » (sic !)44 d'un « Indien pouilleux ». Bref, il fit échec à toutes les valeurs propres aux classes moyennes, l' « éducation », la « réussite » et le « mariage avec une blanche », en leur opposant une autre des valeurs de cette même classe moyenne blanche : le préjugé racial. Sa démarche est donc typiquement une « pseudo-obéissance caricaturale » (mock compliance). De même, aux prises avec un complexe d'Œdipe intense, il s'en tirait en considérant son père comme un « Indien pouilleux ». Il se défendait de le haïr ou d'être jaloux de lui parce qu'il couchait avec sa mère. Il se disait seulement « indigné » qu'un « Indien pouilleux » (son père) puisse souiller une pure femme blanche (sa mère) en couchant avec elle (chap. ii). Cela lui permettait d'assumer ses problèmes œdipiens sous un masque culturel et sans prise de conscience de leur valeur subjective. De plus, bien qu'il fût lui-même un métis, il ne considérait pas ses propres relations sexuelles avec sa femme (blanche) comme une souillure infligée à la race blanche... sans doute parce que sa femme représentait pour lui une « squaw » indienne par son côté primitif et fruste, et sa mère par son appartenance raciale. De certaines de ses allusions — trop ténues pour que je puisse les rapporter ici mais suffisamment probantes néanmoins pour que j'en fasse état —, je conclus que tout se passait comme si sa moitié « blanche » faisait l'amour avec l'élément racial blanc — avec la « blancheur » — de sa femme, et sa moitié indienne avec son élément « primitif », donc symboliquement indien. 44 La tribu à laquelle il appartenait vivait jadis non pas dans des wigwam mais dans des tentes.

En somme, ce patient métis exploitait le fait que le préjugé racial —

comme

d'ailleurs

tous

les

préjugés



est

une

défense

symptomatique que la culture fournit aux névrosés et il s'en servait comme défense contre la prise de conscience de ses conflits œdipiens. Or, ce qui dénonçait le caractère symptomatique de son préjugé racial, c'était sa qualité de métis, car il est particulièrement absurde pour un métis de prétendre mépriser les Indiens. S'il avait été un simple Blanc du Sud, obsédé par le désir de « protéger » l'honneur de la femme blanche, sa névrose masquée par le préjugé culturel aurait

été

moins

facile

à

déceler,

bien

que

démontre

de

manière

tout

aussi

pathognomonique. Cette

observation

clinique

frappante

comment une double allégeance culturelle peut s'inscrire dans la série : conflit - défense - conflit secondaire - défense secondaire 45. Ce schéma fournit un cadre particulièrement fécond pour l'étude des conversions religieuses et des conflits déclenchés par l'acculturation. Bien qu'une définition des désordres ethniques ait déjà été donnée au début de ce chapitre, tant de problèmes marginaux ont été soulevés qu'avant de s'engager dans une étude systématique de la structuration culturelle et de l'organisation de ces désordres il paraît opportun de récapituler les termes de cette définition et de remettre en mémoire les principaux exemples cités. Les désordres ethniques ressemblent aux désordres chamaniques en ceci qu'ils utilisent tous deux les défenses et les symptômes qui leur sont fournis par la culture et élaborés spécifiquement à cette fin46. Toutefois les désordres ethniques empruntent leurs moyens de défense à tel segment de la culture et les désordres chamaniques à tel

autre.

Les

désordres

ethniques

diffèrent

des

désordres

45 Franz Alexender m'a communiqué une observation similaire : l'exploitation d'une double allégeance chez un patient d'origine japonaise, né à Hawaii. 46 Des items culturels destinés à de tout autres fins peuvent également être utilisés en tant que symptômes et défenses. Ce processus sera envisagé plus loin (chap. ii).

chamaniques par l'origine de leurs conflits de base, lesquels sont enracinés non pas dans l'inconscient ethnique, mais dans des traumatismes idiosyncrasiques suffisamment courants dans une culture

donnée

pour

contraindre

cette

culture

à

en

prendre

connaissance dès que leur fréquence ou leur intensité dépasse un certain seuil. Lorsque tel est le cas, la culture est obligée de se constituer contre ces désordres des défenses dont l'une sera précisément l'élaboration de symptômes modèles qui, en permettant d'extérioriser les désordres sous formes standardisées, les rendent par là même plus aisément contrôlables (voir infra). En d'autres termes, seuls certains types de traumatisme relativement courants que la culture prend bien soin de signaler et de désigner en tant que tels,

suscitent

des

désordres

proprement

ethniques

et

non

idiosyncrasiques, la raison étant que la culture met à la disposition d'individus soumis à des tensions de ce genre une panoplie complète de défenses sous la forme de symptômes préstructurés représentant un type de « modèle d'inconduite » standardisé. Les

considérations

précédentes

permettent

un

examen

systématique de la genèse, de l'évolution et des manifestations des désordres ethniques. Dans ce qui suit, j'étudierai tous les problèmes importants, sauf celui des symptômes — des « signaux » (chap. xiii) — culturellement formulés, au moyen desquels l'individu perturbé informe la société qu'il est « fou » et, par la même occasion, précise qu'il n'est pas un déviant non fou — criminel ou autre. La principale conséquence de cette structuration culturelle des désordres ethniques est de rendre le comportement du « malade » non seulement prévisible, mais très spécifiquement, prévisible en fonction du cadre de référence culturel, alors que les désordres idiosyncrasiques ne le sont qu'en fonction du cadre de référence psychologique (chap. ii). Dans le cas du psychotique ethnique, le segment prévisible du comportement sera celui que l'on retrouve chez « n'importe quel » (any) psychotique ethnique de même type.

Dans le cas de désordres idiosyncrasiques, on devra chercher, par contre, à comprendre la psychologie du patient individuel. Cet ordre de prévision n'a donc trait qu'au comportement d' « un » (a) paranoïaque, maniaco-dépressif, etc. Rappelons que cette distinction entre « n'importe quel » et « un » a une valeur cruciale non seulement en logique formelle, comme le souligne Russell (405, 406), mais aussi en psychiatrie (91). La prévisibilité (culturelle) des actes d'un individu atteint de désordres ethniques résulte d'un puissant conditionnement culturel. Sans doute, le jeune Malais espère-t-il ne jamais se trouver dans une situation à ce point désespérée qu'il ne lui reste qu'une seule solution acceptable : l'amok. Il sait cependant qu'une telle situation venant à se produire, il devra courir l'amok et saura se conduire « comme il faut ». De même, il est probable que tout jeune Viking non seulement espérait bien être capable de devenir berserk au combat mais apprenait même l'ensemble des conduites qui constituait « la manière berserk ». Dans la société grecque et romaine, le suicide en tant que solution accessible à l'individu en difficulté avec la loi était minutieusement réglementé. Le jeune Grec ou le jeune Romain espérait bien ne jamais se trouver dans des difficultés telles que la société l'accule au suicide ou le lui suggère. Et néanmoins, lorsque les choses en arrivaient là, ils faisaient ce qu'on attendait d'eux. Ainsi, bien qu'elle les eût injustement condamnés, la société n'eut pas à contraindre physiquement Théramène ou Socrate à boire la ciguë. Quant à l'aristocrate romain, on attendait de lui qu'il anticipe sa propre exécution — en se suicidant — afin de prévenir la confiscation de ses biens par l'Etat. Et lorsque le lâche Poetus hésita, sa femme lui fit honte et, pour l'inciter au suicide, se poignarda devant ses yeux, s'écriant : « Poetus, cela ne fait pas mal » (Poete, non dolet). Je doute fort qu'un Etat moderne parvienne à persuader aussi facilement ses condamnés à mort qu'il leur faut eux-mêmes exécuter leur sentence

afin d'épargner à leurs compatriotes la souillure rituelle (miasma) du sang versé. Que les désordres ethniques soient culturellement structurés ne contredit en rien et même renforce considérablement ma conception fondamentale selon laquelle tous les désordres psychologiques entraînent, en dernière analyse, un appauvrissement, une dédifférenciation et une dés-individualisation. Le Malais qui court l'amok cesse d'être un individu hautement différencié : il n'est plus qu'un coureur d'amok, son désordre psychologique ayant oblitéré et englouti tout ce que sa personnalité avait d'unique. Cette structuration culturelle des désordres ethniques permet également d'expliquer deux faits singuliers : i. Qu'elles proviennent d'informateurs indigènes, de fonctionnaires coloniaux (60), de planteurs (182) ou de psychiatres (445, 468), les descriptions de la crise de latah se recoupent très sensiblement47. Cela tendrait à prouver que les informateurs malais n'ont nullement cherché à introduire de force leurs récits dans le lit de Procruste du modèle culturellement imposé de ce mal. De même, les épisodes d'amok qui figurent dans l'ancienne épopée malaise (15) sont conformes jusqu'au moindre détail aux récits modernes (61), aussi bien en ce qui concerne le comportement du coureur d'amok que les réactions de panique des civils et même des soldats envoyés contre lui. 2. Cela explique pourquoi presque chaque cas de latah ou d'amok fait figure de cas « classique », digne de prendre place dans un manuel de psychiatrie. Il n'en va pas de même du psychotique idiosyncrasique qui, lui, n'a pas l'obligeance de faciliter la tâche diagnostique du médecin en exhibant un syndrome directement inspiré par les manuels de psychiatrie. En fait, il semble bien que la relative uniformité des crises de grande hystérie telles qu'elles 47 Adeïman (4) note également cette uniformité des témoignages touchant le déroulement de la crise de latah.

s'observaient dans le service de Charcot était due pour une part non seulement à ce qu'aux alentours de 1880 l'hystérie était la névrose ethnique type du monde occidental, mais plus encore à une inculcation systématique de la « bonne manière d'être hystérique ». En effet, les hystériques se prêtent particulièrement bien à ce type de conditionnement, car ils sont notoirement enclins aux conduites théâtrales et constamment sollicités de « faire leur numéro » devant le visiteur professionnel distingué. La preuve qu'il ne s'agissait pas de simulation a d'ailleurs été explicitement fournie par l'un des « malades-lauréats » de Charcot qui murmura un jour entre ses dents « qu'il fallait vraiment être fou pour pouvoir jouer son rôle comme prévu ». A présent, j'analyserai séparément les aspects culturellement préstructurés des différentes phases qui interviennent dans les désordres ethniques. Caractère ethnique et désordres ethniques : la grande diversité des « causes » qui, dans une société donnée, peuvent produire un même type d'éruption structurée, prouve assez que les désordres ethniques sont enracinés surtout dans le caractère ethnique (et non dans l'inconscient ethnique). Au risque de me répéter, je préciserai une fois de plus que la crise d'amok peut provenir des causes les plus diverses : délire dû à une forte fièvre, ressassement d'une insulte, désir de périr dans un embrasement glorieux au sommet d'un monceau

de

cadavres,

soumission

aux

ordres

d'un

supérieur

hiérarchique, fascination exercée par le kris, grave dépression réactionnelle, anticipation intentionnelle de la conduite amok, sorte d'autohypnose qui prend la forme d'une litanie sur le destin mortel de l'homme et la futilité de son existence, et bien d'autres causes encore. Malgré leur fréquence statistique, les conflits subjectifs (les « traumatismes ») du coureur d'amok individuel ne provoquent en lui qu'une psychose (temporaire). C'est son caractère ethnique qui l'incite à devenir amok plutôt que catatonique ou autre chose encore.

Mutatis mutandis, les mêmes considérations s'appliquent également aux autres désordres ethniques. Modèles culturels et étiquettes cliniques. — Un désordre ethnique forme une structure cohérente aussi bien dans son évolution — de ses causes à sa résolution, en passant par ses diverses manifestations — que dans ses manifestations proprement dites. Il s'ensuit que les expressions dénominatives telles que courir l'amok (to run amok) ou devenir berserk (to go berserk) ne doivent servir à désigner que les désordres spécifiques des Malais ou des Vikings respectivement. Un Malais ne devient pas berserk, ni un Viking coureur d'amok. Par contre,

dans

la

société

occidentale,

seuls

les

paranoïaques

(idiosyncrasiques) ou les schizophrènes paranoïdes peuvent être saisis d'une fureur homicide aveugle et incontrôlable, ce qui ne nous autorise nullement à conclure que le coureur d'amok malais est, lui aussi, paranoïde. En effet, ce qui sous-tend un désordre ethnique, c'est non seulement la configuration psychodynamique particulière qui en détermine l'étiologie, mais aussi un caractère ethnique particulier, conditionné de manière à permettre au sujet de se débarrasser de nombre de problèmes subjectifs divers au moyen d'un seul et unique complexe de symptômes. On en verra la preuve dans le fait qu'une simple crise de malaria peut déclencher une crise d'amok chez le Malais, — ce qui n'arrivera jamais à un Européen, même s'il a vécu longtemps en pays malais. Cette constatation comporte une implication intéressante : nul n'est

entièrement

acculturé

qui

n'a

pas

réagi

à

un

stress

culturellement spécifique par le désordre culturellement approprié à ce stress. Ainsi, j'en suis encore à chercher le Blanc, marié à une Indienne et vivant en Indien (a squaw-man), qui serait devenu un Chien Fou, ou l'Européen vivant parmi les Malais qui serait devenu coureur d'amok. Il faut donc qu'un désordre donné soit conforme dans ses

moindres

détails

au

modèle

prescrit

pour

qu'on

puisse

légitimement le considérer comme un désordre ethnique. Ainsi le

terme amok est inapplicable à l'explosion de violence du Mélanésien, d'abord parce qu'il utilise la lance (57) et non, comme presque tous les coureurs d'amok malais, le kris ou quelque autre sabre court ou poignard, et aussi parce qu'à la différence de celle du Malais, la crise du Mélanésien n'aboutit presque jamais à un homicide. De même, on n'assimilera pas à une crise d'amok les déchaînements meurtriers qui s'observaient couramment chez les soldats originaires de l'Afrique occidentale parce qu'ils ne se servaient pas de leur baïonnette mais du fusil réglementaire et parce que ces crises ne semblent pas avoir été culturellement structurées (23, 72). Enfin, l'Ajax de Sophocle (422) ou l'Oreste d'Euripide (dans Iphigénie en Tauride) ne sont ni des « coureurs d'amok » ni des berserkers lorsque, croyant tuer des hommes, ils massacrent sauvagement le bétail, même si le coureur d'amok malais tue lui aussi parfois les animaux qu'il rencontre sur son chemin. En ce qui concerne Ajax et Oreste, je maintiens qu'ils étaient tous deux des « loups-garous » d'un type spécifiquement grec, décrit par Roscher (399). Bref, quelle que soit sa fréquence, un désordre n'est pas ethnique tant qu'il n'a pas subi une structuration culturelle. Si les Sepoys de l'armée indienne, au xixe siècle, avaient parfois des crises de folie meurtrière — le cas le plus connu étant celui de Mangal Pande, dont l'exécution fut l'une des causes directes de la grande mutinerie sepoy de 1857 —, ces crises demeuraient idiosyncrasiques car un désordre ethnique ressemblant à l'amok, mais peu structuré culturellement, n'existait qu'en quelques régions peu étendues du sous-continent indien (25, 67, 172). Aussi bien, le soldat anglais sauvagement meurtrier dont parle Kipling (266) ne témoignait nullement d'une acculturation particulièrement poussée ni d'un désir d'imiter les modèles culturels indiens. Sa psychose homicide était due à des raisons subjectives et se manifestait d'une manière subjective ; autrement dit, il improvisait ses propres symptômes conformément à ses propres besoins.

L'ethnopsychiatre doit donc réserver les termes diagnostiques spécifiques aux manifestations correspondantes — le terme d'amok, par exemple, uniquement à l'explosion meurtrière du Malais qui se comporte conformément au modèle traditionnel. A la rigueur, il pourrait

l'appliquer

également

au

comportement

d'un

Malais

hypothétique qui, ne disposant pas d'un kris ou d'une quelconque arme blanche, mais possesseur d'un revolver, parcourt les rues en criant amok et en tirant à l'aveuglette dans la foule. J'ai souligné l'importance diagnostique du modèle approprié et l'observation suivante justifie mon insistance à ce propos. Lorsqu'un crime psychotique de caractère particulièrement sensationnel — une véritable hécatombe — vient à déclencher une « mode », l'incident initial se transmue bientôt en une sorte de « tradition » qui est, partiellement du moins, structurée par des valeurs culturelles. Ainsi, alors que le récent exemple du tueur texan a été suivi de plusieurs explosions similaires de folie psychotique homicide, l'assassinat pour le moins aussi sensationnel des huit infirmières de Chicago ne suscita aucune imitation, sans doute parce que le tueur n'avait pas utilisé une arme à feu. De toute évidence, il s'agit là d'une forme de conditionnemment culturel : la manière « convenable », « honorable » de tuer un homme pour tout Américain qui se respecte est de l'abattre avec une arme à feu. L'usage de l'arme blanche dans un but identique est culturellement « méprisable », bon tout au plus pour les « sales nègres », les « macaroni » et autre pègre non américaine (chap. iii). Modèle et élément. — Nombreux sont les symptômes ethniques qui ressemblent à s'y méprendre à des traits de comportement approuvés par la société. Ainsi la folle témérité du coureur d'amok ou du herserker n'est qu'une manifestation paroxystique de ce courage tant admiré chez l'illustre guerrier malais ou viking. Ce qui rend pathologique la témérité du coureur d'amok, c'est son inutilité sociale et le fait que ses victimes se trouvent être d'ordinaire non pas ses

ennemis mais des membres de son propre groupe. Le cas du Chien Fou est plus révélateur encore. Sans doute était-il tout aussi désireux que quiconque de marquer une victoire (count coup) sur l'ennemi, mais son exhibition n'en était pas moins un geste de pure autoglorification, car il allait au combat avec pour seules armes sa cravache et son hochet (rattle). D'ailleurs cet étalage égoïste de courage était lui-même calqué sur un modèle culturel : celui du jeune casse-cou crow qui, avide de gloire guerrière, trahissait souvent une embuscade soigneusement aménagée en galopant ventre à terre hors de la cachette afin d'être le premier à marquer une victoire sur l'ennemi. Notons que cette pratique d'autoglorification avait de désastreuses conséquences militaires

48

.

En ce qui concerne les désordres ethniques de notre propre société,

les

analogies

entre

les

principaux symptômes

de

la

schizophrénie et les modèles de comportement socialement valorisés par notre culture sont discutées dans le chapitre x49. En

revanche,

idiosyncrasique

les

symptômes

coïncident

rarement

constitutifs avec

d'un

des

désordre

éléments

de

comportement approuvés par la société. Cette constatation justifie, je pense, l'introduction du mot « modèle » dans la formule « modèles d'inconduite » élaborée par. Linton, car dans tout désordre ethnique, c'est surtout le modèle, plutôt que l'un quelconque de ses éléments constitutifs, qui est anormal, et son anormalité prend la forme d'une caricature du modèle culturel total. Problèmes d'identification des symptômes : il est à prévoir que les apôtres du relativisme culturel affirmeront que le Chien Fou est normal

parce

que

son

comportement

est

standardisé

et

culturellement contrôlable. Il me faut donc démontrer qu'il y a 48 Pis encore, ces infractions patentes à la discipline militaire demeuraient le plus souvent impunies, alors que quiconque manquait à la discipline de la chasse au bison était sévèrement fouetté par la police du camp (315). 49 La même chose est vraie de nombreux traits caractéristiques du psychopathe (chap. ii).

parallélisme entre la définition d'un comportement en tant que « symptôme » par rapport à des critères absolus de normalité, et la définition de ce même comportement formulée en termes culturels. Chez les Indiens des Plaines, le lâche avait la solution de devenir transvesti, alors que chez les Tanala de Madagascar, le transvestisme est le refuge de l'homme sexuellement déficient qui, s'il se mariait, verrait sa femme insatisfaite étaler publiquement son impuissance (296). L'adoption d'un même type de comportement déviant par deux types différents d'individus en état de stress prouve que le transvestisme demeure un symptôme malgré sa structuration et son encadrement

culturel.

De

même,

certains

comportements

notoirement irrationnels qui sont reconnus comme des symptômes par les psychiatres modernes doivent nécessairement être considérés comme tels, même si, dans une autre société, ils fournissent les éléments constitutifs d'une psychose ethnique (ou « sacrée »). Il en va ainsi de la glossolalie qui, symptôme clinique pour le psychiatre moderne, était une manifestation (un « symptôme ») de « folie divine » pour les Grecs. Tout au plus peut-on dire du psychotique occidental en proie à des hallucinations qu'il est plus gravement perturbé que l'Indien des Plaines, dont les hallucinations s'inscrivent dans sa quête d'une vision (chap. xv). Traumatisme, motivation et justification sociale

se trouvent

presque confondus dans les désordres ethniques. La culture définit elle-même la nature et le degré d'intensité du stress ou du traumatisme qui justifie qu'on « devienne fou ». Chez les Algonquin septentrionaux, seule une « privation excessive » reconnue par la culture comme étant d'un genre et d'une intensité donnée justifie — et donc suscite — la crise de windigo (440). Ce que la culture crow définit comme une « déception intolérable » aboutit au syndrome du Chien Fou (310), mais rien de ce qu'elle ne définit pas comme tel n'est susceptible de motiver ou de provoquer ce désordre ethnique.

Pour qu'un Crow devienne fou de manière respectable, c'est-à-dire ethnique, deux conditions doivent être remplies : 1° Le stress socialement reconnu doit être vécu sur un mode conventionnel et recevoir une solution également conventionnelle : l'Indien crow qui craint la mort a le droit de devenir un transvesti, mais non celui de s'affirmer pacifiste ou « objecteur de conscience » ; 2° A une « déception intolérable » mais relevant d'un type « convenable », il peut réagir en devenant un Chien Fou et, par là, s'attirer le respect des membres de sa tribu. Telle peut être, par exemple, sa réaction au cas où son ambition d'être chef se trouve frustrée (310). Mais il n'est pas censé réagir à une « déception intolérable » d'un type non reconnu, en « devenant fou » « n'importe comment ». En l'occurrence, il ne gagnera le respect d'autrui que s'il réagit ostensiblement avec flegme, en manifestant un stoïcisme et une indifférence exceptionnels face à ce que même son entourage reconnaît être un coup atypique, certes, mais néanmoins terrible. L'exemple suivant précisera ce point : sous certaines conditions, un Crow pouvait revendiquer la femme d'un autre s'il avait eu une liaison avec elle. En l'une de ces occasions, un certain Crow, personnage fort ignoble, osa revendiquer la femme tendrement aimée d'un autre homme sur la foi d'une liaison qu'il prétendait mensongèrement véhémentes

avoir

eue

dénégations

de

avec sa

elle.

Le

femme

mari, et

bien

malgré

les

qu'il

sût

pertinemment, comme d'ailleurs tout le reste de la tribu, que l'homme mentait, enjoignit stoïquement à sa femme éplorée de suivre le menteur sous sa tente, s'assurant par là un prestige considérable (311). S'il avait réagi en se faisant Chien Fou, il aurait probablement été universellement méprisé, tout simplement par ce que le traumatisme impliqué dans cette situation, quoique reconnu pour grave, n'était pas de la « bonne » sorte. Un autre exemple nous est fourni par la manière dont les Mohave conçoivent la perte affective et la réaction appropriée à ce genre de

traumatisme. Les Mohave pleurent abondamment aux funérailles et méprisent les Blancs de ne pas avoir fait de même lors de celles du dieu

Matavilye

(133).

S'ils

ridiculisent

l'homme

qui

se laisse

bouleverser par la désertion de sa femme ou de sa maîtresse, en revanche ils admettent fort bien d'une femme qu'elle se livre à toutes les violences lorsqu'elle est abandonnée par un mari ou un amant. En fait, la situation est plus nuancée encore : la nature de la culture mohave explique pourquoi les vieillards abandonnés par une jeune épouse souffrent d'une attaque passagère de ki:wa itck (crève-cœur) — mal socialement reconnu bien que ridiculisé en privé —, alors que les vieilles femmes abandonnées par un jeune époux n'éprouvent rien de la sorte, et pourquoi seules les veuves — et jamais les veufs — cherchent à se suicider lors des funérailles d'un conjoint50. Bref, les traumatismes culturellement reconnus provoquent en général des désordres ethniques ; ceux en lesquels la culture se refuse à reconnaître un motif plausible de « folie » provoquent des désordres

idiosyncrasiques.

Parce

que

ce

type

de

définitions

culturelles a tendance à évoluer plus lentement que la réalité sociale, un nouveau désordre ethnique peut devenir fort courant avant d'être reconnu en tant que produit de culture. Ainsi, en raison de la désintégration croissante de leur vie sociale, les hommes mohave ont de plus en plus fréquemment recours au suicide lorsqu'ils se trouvent aux prises avec des difficultés sentimentales. Toutefois, la tribu refuse pour l'instant de reconnaître dans ce modèle en voie de formation l'expression d'un nouveau désordre ethnique. Bien qu'ils aient correctement perçu la corrélation entre ce type de conduite et le processus d'acculturation (133), ils s'obstinent à n'y voir qu'un désordre idiosyncrasique. L'instigation — qu'on se gardera de confondre avec la motivation — est un signal formalisé qui sert à déclencher les désordres tant 50 La seule tentative de suicide d'un Mohave au cours des funérailles fut celle d'un père qui chercha à se jeter sur le bûcher funéraire de son fils que, par sa dureté, il avait lui-même poussé au suicide (133).

« sacrés » qu'ethniques. Les désordres sacrés ne sont d'ailleurs exploitables qu'à condition précisément d'être déclenchables à volonté. Une crise peut être déclenchée soit accidentellement, soit intentionnellement ; elle peut être auto-induite ou bien provoquée par une

cause

externe.

Dans

quelques

cas,

l'efficacité

de

ces

déclencheurs peut partiellement s'expliquer en termes biochimiques ou neurophysiologiques ; mais dans la plupart d'entre eux, la séquence :

« déclenchement-crise »

semble

être

un

« réflexe

conditionné » d'ordre purement culturel. D'ailleurs ces déclencheurs d'origine

biochimique

ou

physiologique

peuvent

eux-mêmes

comporter des aspects culturels, car leur intégration à une séquence culturelle prescrite

peut considérablement

renforcer, et même

modifier, leur force inhérente d'amorçage. Les déclencheurs biochimiques les plus courants sont l'alcool et les drogues ; on admettra, compte tenu de certains phénomènes bien connus, tels l' « effet placebo » ou l'influence manifeste des anticipations culturelles et (ou) des états psychologiques sur les effets de l'alcool et des drogues, que ce type de déclencheur demande à être étudié aussi d'un point de vue ethnopsychiatrique. En ce qui concerne l'alcool, j'ai noté ailleurs que l'Indien des Plaines a l'ivresse batailleuse, alors que le Mohave ivre a plutôt tendance à tomber dans une sorte de stupeur (103). Une ivrognesse américaine réagissait à divers types d'alcool en fonction de leur définition culturelle : sous l'effet du champagne, elle s'efforçait de parler français et se muait en accorte soubrette de comédie, alors que sous l'effet du gin, elle se conduisait et parlait comme une femme de ménage anglaise, et ainsi de suite. Le recours à la drogue ou à l'alcool afin d'induire certains états anormaux particulièrement recherchés est chose commune. Quelques spécialistes pensent même que la conduite berserk du Viking était artificiellement provoquée par l'ingestion, à la veille d'un combat, de champignons toxiques (177). La redoutable secte des Assassins se droguait au hachisch51 tout comme ces gangsters 51 A comparer : hachisch - hachischin (consommateur de hachisch) — assassin.

modernes qui se droguent à la cocaïne ou à l'héroïne avant de commettre des crimes particulièrement audacieux. Dans certaines armées modernes, on distribue régulièrement une bonne ration de rhum aux soldats avant de les envoyer à l'attaque. Le recours à l'alcool comme préliminaire à l'acte sexuel dans les sociétés puritaines est un exemple particulièrement probant de l'influence des facteurs culturels en matière d'intoxication. En effet, l'alcool, qui a pour effet physiologique de diminuer la puissance sexuelle de l'homme, ne peut donc « déclencher » une conduite sexuelle qu'en abolissant temporairement les inhibitions, d'où le dicton : « Le Sur-Moi est soluble dans l'alcool. » Je croirais volontiers que l'efficacité des feuilles de laurier que mâchonnait la Pythie tenait en partie à la drogue qu'elles contenaient, mais aussi à la croyance qui voulait que le laurier (d'Apollon) soit susceptible d'induire un état « mantique ». A l'appui de cette interprétation, j'invoquerai le fait que, contrairement à ce qu'affirment certains auteurs anciens, aucune trace d'infiltration de gaz telluriques toxiques ou de crevasses permettant de telles infiltrations

n'a

J'interpréterai

été

de

décelée

même

par

les

les

archéologues

modernes.

frénétiques,

technique

danses

couramment utilisée pour induire des états anormaux, comme une sorte d'autoenivrement, la fatigue physique produisant un état d'autointoxication

(chap.

xi).

Le

jeûne

est

un

autre

de

ces

déclencheurs biochimiques physiologiques. Le déclenchage neurophysiologique. — On a longtemps voulu voir un simple réflexe conditionné dans l'état d'extase que provoque le battement du tambour. On pense actuellement que le jeu du tambour constitue également une sorte d' « effet de contrainte par stimulus sonore » (auditory driving) qui, de même que l' « effet de contrainte par stimulus lumineux » (photic driving), modifie les ondes cérébrales, induisant

un

état

anormal

neurophysiologiques (347, 348).

explicable

en

termes

électro-

Parfois un certain genre de crise peut être déclenché ou bien par un stimulus culturel d'ordre conventionnel, ou bien par une drogue. Le Yiking pouvait se rendre berserk, soit en absorbant des champignons toxiques, soit en écoutant des ballades héroïques. Un certain roi danois de force herculéenne mais de naturel prudent et débonnaire, désirant écouter ces ballades et sachant qu'elles déchaîneraient en lui une fureur berserk, demanda à ses hommes de le ligoter et de veiller à ce que, dans l'état de berserker, il ne fasse de mal à personne (37). On peut se demander ce qui, en l'occurrence, prévalait dans l'esprit du roi, du désir d'éprouver la frénésie berserk ou de celui d'entendre chanter les ballades. Selon moi, son motif principal était sans doute le premier. De même, le grand khan Ogotaï avait pris la précaution d'ordonner

à

ses

hommes

de

ne

jamais

tenir

compte

des

condamnations à mort qu'il pourrait prononcer sous l'empire de l'alcool ; ce qui lui permettait de s'enivrer à volonté sans craindre les lendemains chargés de remords (224). Chez les Aïnus, l'attaque A'imu est déclenchée de manière manifestement

culturelle,

puisque

le

déclencheur

standard,

« serpent », peut être soit un vrai serpent, soit un serpent-jouet, soit même la simple exclamation : « serpent ! » et cela dans un pays qui n'est nullement infesté de serpents venimeux (461). Ces états écholaliques et échopraxiques (l'imu des Ainu, le latah du Malais, le myriachit du Sibérien) sont déclenchés par un stimulus qui produit une réaction d'effroi (startle-reaction), ce qui permet aux gens sans cœur de se divertir aux dépens de ceux qui souffrent de ces désordres en les faisant sursauter afin de provoquer chez eux la crise. Le même type de crise peut aussi bien être suscité accidentellement et même prendre un caractère contagieux. Un colonel russe fort en colère, qui apostrophait un régiment de cosaques du Baïkal, plongea le régiment entier dans un état de myriachit. Parfois même, ce n'est pas un homme mais un animal qui déclenche la crise de latah : une vieille Malaise, que l'apparition soudaine d'un tigre avait jetée dans

une crise de latah, inquiéta tant l'animal par son comportement imitatif qu'il prit la fuite (4). Par contre, je ne connais pas de cas vraiment probant de crise provoquée par un objet effrayant ou par un bruit surprenant d'origine purement inanimée, d'où je conclus que c'est un mécanisme hystérique qui sous-tend ces crises. Le fait qu'il y a souvent imitation du comportement de l'instigateur et que certains individus — la chose est au moins attestée chez les Sibériens — deviennent coprolaliques durant ces attaques suggère la présence d'un autre mécanisme important, celui de l' « identification à l'agresseur », bien décrit par Anna Freud (195). Dans le cas de l'amok, un simple objet peut jouer le rôle du déclencheur. Ainsi le kris (poignard, sabre court) peut exercer une fascination excessive sur l'individu sur le point de devenir amok (182). D'après certaines indications, il semble même qu'en Grèce ancienne, le seul fait de s'asseoir sur un trépied suffisait à induire une crise mantique. En effet, lorsque la Pythie se refusa à prophétiser pour lui, Héraclès lui arracha le trépied, afin de s'y asseoir et de prophétiser pour son propre compte (400). De même, lorsque les Argonautes, qui s'étaient égarés sur les chemins de la mer, rencontrèrent Triton, le dieu marin, et lui donnèrent un trépied, le dieu entra derechef en transe et se mit à prophétiser (Hérodote, IV, 179)52. Une technique de déclenchement particulièrement intéressante est l'auto-induction de la crise souhaitée par anticipation de ses symptômes ou par une préparation à la crise. Lorsque le Premier ministre de Madjapahit (Java) ordonna à un groupe de soldats de courir l'amok, ils commencèrent par massacrer tous ceux de leurs concitoyens qui leur tombèrent sous la main, comme s'ils étaient déjà en état d'amok — ce qui leur permit de le devenir véritablement (15). Chez les Moro, le juramentado (coureur d'amok) demande au préalable la permission de ses parents, puis revêt un costume 52 Si cette hypothèse s'avère, elle expliquerait pourquoi le trépied est déjà chez Homère un objet particulièrement précieux. On le trouve fréquemment voué à Apollon, dieu de la prophétie.

distinctif, se fait sangler dans un corset et recourt à divers autres procédés qui ont tous pour but d'assurer le déclenchement d'une authentique crise d'amok (176). Ce bref inventaire des matériaux est loin d'être exhaustif ; il laisse cependant

entrevoir

qu'ethniques,

que

peuvent

de

nombreuses

être

provoquées

crises, par

tant des

sacrées moyens

culturellement standardisés. Autrement dit, leur déclenchement est à la fois positivement et négativement contrôlable. Maniabilité. — Les névroses ethniques sont contrôlables : c'est là un de leurs traits distinctifs. L'instigateur d'une crise d'imu ou de latah peut non seulement par son propre comportement, que le patient imitera, en déterminer les manifestations spécifiques, mais encore y mettre fin en cessant tout simplement d'aiguillonner sa victime. Le Chien Fou est aisément contrôlable car, systématiquement négatif, il fait le contraire de ce qu'on lui dit de faire. Aussi lorsqu'un Chien Fou se précipite au galop sur un groupe de gens en train de manger devant leur tente, suffit-il de crier : « Viens nous piétiner » pour qu'il se détourne. De plus, le Chien Fou est négativiste seulement dans la mesure où l'on attend de lui qu'il le soit. Si un guerrier, désireux de rendre hommage à ce héros voué à une mort glorieuse, lui envoie sa femme pour une nuit, il se montre normalement coopératif et fera l'amour avec elle sans qu'on ait à lui enjoindre de « ne pas faire l'amour avec cette femme ». De

ce

que

certains

schizophrènes

occidentaux

se

prêtent

également à cette forme de contrôle inversé (chap. ix), on ne saurait en déduire que le Chien Fou est schizophrène : il n'est qu'un Chien Fou. De plus, sa maniabilité — cette manœuvrabilité négativement structurée — peut venir à se fondre avec celui du psychotique négativiste, comme en témoigne le cas de cette malade indienne, originaire d'une tribu des Plaines possédant le modèle culturel du Chien Fou, dont on pouvait également contrôler le comportement psychotique en lui enjoignant de faire le contraire de ce qu'on

attendait d'elle (chap. xv). Ce qui importe donc, c'est que le psychotique ethnique est contrôlable par des moyens essentiellement culturels, alors que le psychotique idiosyncrasique n'est contrôlable que par des moyens psychologiques. Résolution de la crise. — Il est préférable d'envisager le processus de résolution de la crise en fonction des mesures prophylactiques visant à prévenir les excès symptomatiques, et cela d'autant plus que sur ce point les matériaux sont relativement pauvres. La meilleure manière de mettre fin à une crise est, bien entendu, de la guérir. Certaines crises ont une durée prédéterminée : le Chien Fou qui ne trouvait pas la mort au combat avant que les feuilles ne jaunissent pouvait abandonner son personnage de Chien Fou (315). La manière classique de mettre fin à une crise de latah est de cesser d'aiguillonner le sujet qui, bien que parfaitement conscient de ce qu'il fait, ne peut de lui-même enrayer sa crise et supplie donc l'instigateur de cesser de l'exciter. La manière classique de mettre fin à une crise d'amok consiste à tuer le coureur d'amok. Linton (302) raconte qu'il en fut ainsi jusqu'au moment où les Hollandais s'avisèrent de refuser au coureur d 'amok la mort glorieuse qu'il recherchait ; dès lors ils condamnèrent

aux

travaux

forcés

les

coureurs

d'amok

qu'ils

réussissaient à capturer, ce qui réduisit très sensiblement l'incidence des crises. Certains Algonquin du Nord, lorsqu'ils pressentent l'imminence d'une crise cannibalique — la crise windigo — sont saisis d'une horreur si profonde qu'ils supplient qu'on les tue (282, 440). J'ai indiqué ailleurs (133) que de nombreux suicides doivent être considérés comme des tentatives pour prévenir l'éruption d'une psychose aiguë. Parmi

les

équivalents

cliniques

des

méthodes

sociales

de

résolution des crises, on citera la technique bien connue qui consiste à gifler ou à asperger d'eau froide le patient hystérique afin de faire avorter la crise, ou simplement de le laisser à lui-même car l'hystérie, étant un « désordre social » (254), exige un public ; l'équivalent

clinique de la résolution de la crise opérée par le sujet lui-même à l'aide des moyens que lui fournit sa culture serait l'hospitalisation volontaire dans un service psychiatrique, ou encore la décision d'entreprendre une cure psychanalytique. Il va de soi que ma théorie des psychoses ethniques n'exclut nullement la possibilité de classer également ces désordres selon la nosologie psychiatrique traditionnelle. Ainsi, le syndrome mohave du Crève-cœur est manifestement une classique dépression de deuil 53 ; l'imu et le latah sont presque certainement des hystéries et ainsi de suite. Cela ne saurait nous étonner, les processus psychodynamiques fondamentaux ayant caractère universel quand bien même ils s'expriment sous des formes extrêmement diversifiées. Qu'il soit normal ou anormal, qu'il appartienne à telle culture ou à telle autre, l'individu a recours à des mécanismes de défense qui sont foncièrement les mêmes. Le normal diffère de l'anormal, et l'Eskimo du Bédouin, en fonction non pas de la présence ou de l'absence de certains mécanismes de défense, mais de la structuration de l'ensemble de ces défenses et de l'importance relative accordée par sa culture à chacune d'entre elles, encore que l'attribution d'un coefficient d'importance n'est certainement pas un acte délibéré, mais un simple sous-produit plus ou moins inévitable de l'atmosphère culturelle prédominante.

Désordres types On désignera par le terme de « désordres types » les maladies psychologiques propres au type de société qui les produit. Ce sont, du point de vue ethnopsychiatrique, les plus malaisées à définir et les moins bien connues et étudiées. Il y a trente ans (chap. ix), j'avais déjà noté leur existence (sans toutefois utiliser le terme « désordres types »), mais je négligeais d'approfondir cette indication, sinon incidemment. L'étude de ces désordres se heurte par ailleurs à un 53 A comparer : Aeschyle, Agamemnon, v. 410 sqq. : deuil de Ménélas pour son épouse fugitive (152).

certain nombre de difficultés parmi lesquelles nous retiendrons plus particulièrement les deux suivantes : 1. Seule la distinction entre communauté à solidarité organique (Gemeinschaft) et société à solidarité mécanique54 (Gesellschaft) est exploitable dans le cadre de l'ethnopsychiatrie ; les distinctions courantes entre société matrilinéaire et société patrilinéaire, ou entre types d'activité (industrielle, agricole, pastorale, de chasse-pêchecueillette), sont inutilisables pour diverses raisons dont la principale est qu'elles n'excluent pas les recoupements et chevauchements entre catégories. Ainsi, les Mohave, qui peuvent figurer aux côtés des Crow en tant que tribu « guerrière », sont également susceptibles d'être rangés auprès des paisibles Hopi en qualité d'« agriculteurs ». Dans ces conditions, il est difficile de décider lequel des deux modes de

classification

est

le

plus

pertinent

du

point

de

vue

ethnopsychiatrique. Par ailleurs, je ne puis affirmer que ces critères aient réellement trait aux grands types de structures sociales, et non uniquement aux types de modèles culturels (culture patterns). Cet achoppement est l'un des nombreux problèmes que crée la difficulté de distinguer avec netteté entre le social et le culturel. 2. Les recherches en psychiatrie sociale intéressent rarement la structure sociale totale. Même les meilleures analyses des catégories de désordres psychiques considérées en fonction des « zones urbaines », d'une part (179), et des « classes sociales », de l'autre (242), ne précisent pas, et sont incapables de préciser, la corrélation entre tel type de désordres et tel type de structure sociale totale. Certes chaque zone urbaine et chaque classe sociale traumatise l'individu d'une façon différente. L'individu perturbé peut donc, en raison même de son trouble, passer automatiquement d'une zone ou classe à une autre. Ainsi, dans notre société, un « bourgeois » schizophrène peut finir par échouer dans un hôtel meublé et le fils alcoolique d'un aristocrate peut devenir clochard. Il n'existe, en 54 C'est à bon escient que cette terminologie s'écarte de celle de Durkheim.

revanche, aucun secteur social où le psychotique sedang puisse « échouer » ; son désordre ne l'arrache pas à son cadre habituel et n'entraîne pas son « déclassement » dans un sens sociologiquement significatif. Il peut, tout au plus, quitter son village et errer dans la jungle pendant quelques jours, jusqu'à ce qu'il meure, piqué par un serpent, dévoré par un tigre ou, simplement, de dénuement. Enfin, et surtout, il faut bien comprendre que la « zone des hôtels meublés » n'a de sens que par opposition à la « zone résidentielle », tout comme la « classe inférieure » (pauvre) n'a de sens que par opposition à la « classe supérieure » (riche) et cela dans le cadre d'une seule et même structure sociale, caractérisée précisément par la multiplicité de

ses

« niches »,

c'est-à-dire

par

sa

« polysegmentation »

durkheimienne. Un simple exemple facilitera la compréhension de ce point. Le Mohave de 1830, bien qu'objectivement pauvre, était seigneur et maître de son étroit Lebensraum ou espace social. Celui de 1930, bien qu'objectivement plus riche, n'était cependant plus qu'un pauvre, une quantité négligeable, dans le cadre de l'immense espace

social

des

Etats-Unis

(133).

Bref,

du

point

de

vue

psychologique, une chose est de vivre dans la plus belle hutte d'un village primitif et une tout autre que d'habiter une baraque (sans doute moins fruste et plus confortable que la hutte), mais qui n'est cependant qu'un taudis lorsqu'elle se situe aux confins d'une ville qui compte de luxueux hôtels particuliers. Je poursuivrai donc mon analyse en fonction principalement de l'opposition typologique entre Gemeinschaft et Gesellschaft, et la compléterai par une discussion de la dichotomie pacifique-guerrier et des différents types de conduite guerrière. L'ethnopsychiatre

abordera

la

dichotomie

Gemeinschaft-

Gesellschaft en fonction des types de relations sociales appelées à jouer un rôle clef dans une société donnée. Parsons (355) définit trois types

de

relations

sociales :

les

relations

fonctionnellement

spécifiques, les relations fonctionnellement diffuses, et les relations

fonctionnellement cumulatives. N'étant pas ethnologue, il ne semble pas s'être rendu compte qu'aucun de ces trois types de relations n'était déterminant au sein de la Gemeinschaft primitive où prévaut un type de relation que j'ai nommé fonctionnellement multiple. Je discuterai les trois premiers types de relations en suivant d'assez près les

définitions

de Parsons, mais

en

y

ajoutant mes

propres

commentaires psychologiques. Quant à la théorie des relations fonctionnellement multiples, elle m'est entièrement personnelle. Les

relations

fonctionnellement

spécifiques

jouent

un

rôle

prépondérant dans tous les Gesellschaften dont elles assurent pour une bonne part le fonctionnement normal. Ces relations sont segmentaires, souvent éphémères, réduites à l'essentiel, efficaces, parachevées dès le premier instant et jusqu'au dernier, et objectives au point d'être impersonnelles, et donc frustrantes sur le plan affectif. Je considère même que les relations fonctionnellement diffuses ont été élaborées pour compenser les frustrations que créent les relations fonctionnellement

spécifiques.

Les

relations

fonctionnellement

diffuses naissent de peu mais une fois accomplies, elles sont censées être stables, illimitées et chargées d'une signification affective en chaque point de la durée ; en temps de famine, un père moderne ne pourrait, comme le père australien, jouer tendrement avec son jeune fils tout l'après-midi et, sur le soir, le tuer et le faire cuire pour son dîner (398). Les relations fonctionnellement cumulatives s'insèrent entre les deux types précédents ; qu'on songe, par exemple, à une liaison entre patron et secrétaire. Les « idylles de bureau » sont en effet suffisamment courantes pour que la société moderne en tienne compte et définisse même quel « devrait être » leur déroulement ; elles naissent cependant « fortuitement » et demeurent, en principe, « facultatives »... Si elles constituent des « modèles d'inconduite » (voir infra), c'est surtout parce qu'elles conjoignent deux types de relations segmentaires théoriquement incompatibles ; d'où il s'ensuit qu'elles peuvent être analysées du point de vue sociologique,

exactement de la façon dont Davis (69, 70) a analysé la prostitution et les naissances illégitimes. De même que les relations diffuses, elles résultent probablement de tentatives inconscientes pour étendre et approfondir les relations spécifiques étriquées et donc frustrantes. Ayant discuté ailleurs (chap. ix-x) le rôle important des relations spécifiques dans la socio-genèse de la schizophrénie, je me bornerai ici à ajouter que l'élément de clivage (crj^Çto) de la schizophrénie ne représente sans doute qu'une tentative désespérée pour réconcilier des engagements mutuellement incompatibles (cumulatifs), tout comme l'attitude de réserve et de retrait du schizophrène représente une

tentative

d'inhiber

la

tendance

inhérente

aux

relations

fonctionnellement spécifiques à faire tache d'huile — à s'étendre et à se transformer en relations fonctionnellement cumulatives. Les relations fonctionnellement multiples, qui constituent le quatrième type de relations considérées, jouent un rôle fondamental dans les sociétés primitives à solidarité organique (Gemeinschaft). Elles diffèrent des relations cumulatives par un aspect essentiel. En effet, la société admet le bien-fondé de chacun des éléments qui constituent une relation cumulative : seule leur conjonction est envisagée comme « modèle d'inconduite » dans la mesure où on la juge susceptible d'entraver le bon fonctionnement de chacune des relations spécifiques qui la constituent. Ainsi la conjonction sexuelle entre un patron et sa secrétaire est censée diminuer l'autorité de l'un et l'efficacité de l'autre et nuire, par conséquent, à la bonne marche des affaires. Or, c'est exactement le contraire qui est vrai des relations fonctionnellement multiples en milieu primitif où c'est précisément le modèle d'ensemble qui est socialement approuvé et censé rendre possible le fonctionnement de chacune des relations constitutives.

Tel

que

le

présente

la

Bible,

Abraham

était

simultanément patriarche, pater familias, législateur, juge, bourreau, chef tribal, général en chef, grand prêtre et, de fait, « Grand Chef de Tout et du Reste ». Aussi, en partageant la couche de sa servante

Hagar, il n'affaiblit pas son pouvoir sur elle mais, au contraire, l'accroît : elle n'en devient pas moins soumise à son égard, cet acte ne faisant qu'augmenter son désir de le servir. De plus, si, d'un point de vue superficiel, Abraham peut paraître agir à un moment donné entièrement (ou du moins principalement) en l'une ou l'autre de ses multiples capacités, c'est seulement parce qu'à d'autres moments il pouvait agir en telle ou telle autre de ses multiples qualités. Il pouvait être chef de guerre seulement parce qu'en tant que pater familias, il pouvait mobiliser toute sa parentèle et, en tant que chef tribal, tout son clan ; de plus, il pouvait lever une armée, parce qu'en tant que législateur, juge et bourreau, il pouvait faire exécuter ses ordres ; enfin, il inspirait confiance en tant que chef de guerre, parce qu'en tant que grand prêtre, il pouvait convaincre Jéhovah de favoriser son clan. Les relations fonctionnellement multiples diffèrent également des rapports diffus. Les éléments constitutifs d'une relation multiple sont, par définition, énumérables, alors que ceux d'une relation diffuse ne le sont pas. En fait, dès que l'on commence à énumérer des éléments constitutifs d'une relation diffuse, c'est preuve manifeste que la relation est sur le point de se désagréger55. Contrairement

à

la

Gesellschaft,

la

Gemeinschaft,

et

particulièrement la Gemeinschaft primitive, manifeste souvent — 55 Il en est ainsi, par exemple, de la relation matrimoniale : c'est seulement lorsqu'un mariage est sur le point de se rompre que l'on entend invoquer les « devoirs » des époux l'un envers l'autre (devoir du mari d'assurer à sa femme des moyens de subsistance, et de la femme d'agir de telle ou telle manière envers son mari). Incidemment, il se peut que ce soit là une des raisons pour lesquelles le divorce est moins fréquent dans les pays qui l'autorisent par consentement mutuel que dans ceux où il est nécessaire de faire la preuve d'une « violation de contrat ». De même, le pape cessa, en fait, d'exercer une souveraineté universelle effective dès l'instant où les théologiens éprouvèrent le besoin de spécifier qu'il est un chef 1) spirituel et 2) temporel, et brandirent à l'appui de leurs thèses un faux flagrant : les prétendues « donations de l'empereur Constantin ».

c'est là un de ses traits caractéristiques — une intolérance à l'égard des relations fonctionnellement diffuses. Aussi voit-on fréquemment, dans ces sociétés, la passion amoureuse, même entre époux, créer de violents remous et parfois même connaître une fin tragique (133). Cette observation rejoint peut-être ce que Mauss dit de l'élaboration relativement peu poussée du rôle et du concept de « personne » dans les sociétés primitives (330). Si, dans la Gesellschaft, l'homme ordinaire se trouve isolé et risque donc de devenir schizophrène, dans la Gemeinschaft, il est presque contraint à la sociabilité et risque de devenir hystérique. Ce sont là les « désordres psychiatriques types » de ces deux genres de société, ceux auxquels on songera d'emblée lorsqu'on cherchera à établir un diagnostic psychiatrique. On devrait donc s'y reprendre à deux fois avant

de

diagnostiquer

une

hystérie

chez

un

professeur

de

philosophie occidental et une schizophrénie chez un Indien nordaméricain (même acculturé). Les psychiatres expérimentés semblent avoir parfois entrevu la chose sans parvenir à formuler clairement le principe. Ainsi, ayant à diagnostiquer une malade indienne gravement perturbée qui, élevée dans une société tribale (Gemeinschaft), avait, par la suite, fait des études assez poussées et obtenu un diplôme universitaire, notre équipe médicale se scinda en deux : les jeunes psychiatres furent unanimes à porter un diagnostic de schizophrénie, alors

que

tous

les

psychiatres

et

psychanalystes

chevronnés

s'accordèrent à diagnostiquer une psychose hystérique. Il n'est guère douteux que cette femme qui avait subi de graves traumatismes oraux (chap. xv) serait effectivement devenue schizophrène si elle avait

grandi

dans

fondamentalement

une d'une

Gesellschaft. hystérie

Il

s'agissait

recouverte

de

néanmoins symptômes

schizophrénoïdes. Inversement, à l'origine de ce qu'on a appelé la « schizophrénie passagère du combattant » (three-day battlefield schizophrenia), telle qu'elle s'observait chez les soldats américains durant la dernière guerre, il y avait une réaction schizophrénique

lourdement surchargée d'éléments hystériques. Si, d'un point de vue superficiel, ces deux tableaux cliniques offrent des ressemblances certaines, la patho-dynamique qui les sous-tend n'en est pas moins foncièrement différente. Plus généralement, lorsqu'un membre d'une Gemeinschaft — particulièrement un primitif — subit par hasard un traumatisme qui, dans une Gesellschaft, provoquerait une schizophrénie, il réagira le plus souvent par un désordre hystérique, mais son hystérie sera recouverte par des symptômes improvisés au niveau idiosyncrasique, semblables à ceux de la schizophrénie : le tableau clinique sera donc celui d'une bouffée délirante ou, tout au plus, d'un état schizo-affectif. Inversement, un membre de notre société qui subit accidentellement un traumatisme de nature à provoquer une hystérie chez un primitif sera néanmoins atteint d'une forme de schizophrénie recouverte d'éléments hystériques improvisés56. Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de mes remarques : je ne cherche à encourager ni la tendance actuelle à brandir l'hystérie comme une étiquette diagnostique passepartout et fourre-tout, universellement valable dès l'instant où l'on a affaire à des primitifs, ni la tendance correspondante à accoler l'étiquette de « schizophrène » à chaque malade moderne dont le diagnostic paraît douteux (chap. ix). La tâche du psychiatre est de diagnostiquer les êtres humains et non les maladies. La manière dont les réactions anormales s'articulent avec les types de sociétés — et peut-être même avec les types de modèles culturels — peut aussi être mise en évidence par une analyse de la solution apportée par les Crow, les Blackfoot et les Mohave au conflit entre la peur de la mort au combat, d'une part, et la soif de la gloire et l'ambition sociale de l'autre. Les Crow ne connaissaient qu'une seule forme d' « échelle sociale » : un individu n'accédait à la dignité de chef qu'en accomplissant une série donnée d'exploits guerriers. De 56 Cela n'implique pas que je sois d'accord avec ceux qui prétendent diagnostiquer des schizophrénies là où Freud avait diagnostiqué des hystéries. Vienne 1890 n'est pas New York ou Londres 1970.

plus, ils avaient coutume de s'exhorter à un état de témérité aveugle en professant hautement n'être animés que de sentiments d'extrême altruisme,

état

qui

allait

parfois

jusqu'à

un

attendrissement

« héroïque » et quasi masochiste sur soi-même (103). Un chef crow, sur le point de conduire ses féroces guerriers au combat contre un ennemi héréditaire, leur tint un discours larmoyant, aux accents presque hitlériens, dans lequel il se lamentait sur le sort misérable des captifs crow et se dépeignait, lui et sa nation si notoirement agressive,

sous

les

traits

d'une

pitoyable

bande

d'innocents

injustement persécutés, dont il allait à présent venger les malheurs (315). Pour le lecteur non averti, son discours est touchant, poétique même ; il est absolument grotesque pour quiconque connaît la férocité et l'agressivité de la nation crow. Le conflit entre la peur de la mort et la soif de la gloire prenait parfois des formes si aiguës que la société crow était obligée d'en tenir compte. Ainsi ceux qui, pour une raison ou pour une autre, étaient incapables d'accomplir chacun des exploits guerriers requis d'un candidat à la chefferie pouvaient se faire Chiens Fous (310), tandis que ceux qui redoutaient la mort pouvaient devenir des transvestis.

En

outre,

le

guerrier

fameux

qui

périodiquement

acquérait un grand nombre de chevaux pris à l'ennemi n'en demeurait pas moins fort pauvre, car, pour exalter son statut, il en faisait don soit aux nécessiteux, soit à ceux qu'il désirait honorer. Dans l'un et l'autre cas, cette générosité à la Robin des Bois — rendue possible par un banditisme « héroïque » — lui valait un prestige accru. A la différence des Crow, les Blackfoot, une autre tribu typique d'indiens

des

Plaines,

étaient

parvenus

à

concilier

l'intérêt

économique et les ambitions guerrières. Chez eux aussi, la promotion sociale dépendait essentiellement de la distribution cérémonielle des chevaux — mais de n'importe quels chevaux. Le jeune homme ambitieux mais peu fortuné n'avait d'autre moyen de se procurer les chevaux nécessaires que de faire une razzia en pays ennemi, alors

que le jeune homme riche recevait de sa famille le conseil de rester bien tranquillement chez lui et de prélever sur les vastes troupeaux familiaux tous les chevaux qu'il lui fallait distribuer pour assurer son prestige (219). Chez les Mohave qui sont eux aussi une tribu guerrière mais n'appartenant pas au modèle des Plaines, il existait deux formes de statut prestigieux qui, sous certaines conditions, pouvaient fusionner : une espèce de « noblesse » héréditaire (ipa: taha:na = personne véritable) et une « noblesse » acquise, celle des grands guerriers roturiers qui, en vertu de leurs exploits, obtenaient le statut de ipa: taha:na et pouvaient probablement fonder de nouveaux lignages « nobles ». Or, certains parents mohave « nobles » incitaient, semble-t-il, leurs fils à devenir des transvestis (181), afin qu'ils puissent échapper à l'obligation guerrière sans pour autant s'exposer à un déshonneur total, car, hormis les transvestis, tout Mohave était tenu de se distinguer par quelque haut fait d'armes. Cependant, d'après tout ce que l'on peut savoir actuellement, un ipa: taha:na héréditaire qui faisait preuve de lâcheté sans cependant se résoudre à devenir un transvesti ne perdait pas son statut noble en raison de sa lâcheté : il encourait simplement le mépris du reste de la tribu57. L'examen de ces faits montre que ces trois tribus foncièrement guerrières avaient chacune résolu différemment, en fonction de structures sociales différentes, le conflit entre la peur de la mort et le désir du prestige et de la gloire. Chez les Crow, le lâche décidait lui57 Les véritables natures et fonctions du statut d'ipa: taha:na dans la société mohave sont assez mal comprises. On sait seulement avec certitude que les « services commémoratifs » n'étaient célébrés qu'en l'honneur d'ipa: taha:na, tant pour ceux qui étaient nés nobles que pour ceux qui en avaient acquis le statut par leurs exploits guerriers. Il est fort probable qu'un lâche d'origine noble encourait un mépris plus grand que celui qui était issu du commun. De même, un aristocrate français du xvie siècle qui faisait preuve de lâcheté était plus méprisé qu'un bourgeois également lâche, mais il ne perdait pas pour autant ses titres de noblesse.

même de devenir un transvesti ; alors que chez les Mohave, le jeune ipa: taha:na était parfois persuadé par ses parents de la nécessité d'adopter cette dernière solution ; les parents du riche Blackfoot lui conseillaient de rester tranquillement chez lui et de promouvoir son prestige en distribuant les chevaux de sa famille. Le Crow ambitieux, mais qui, pour une raison ou une autre, ne pouvait accéder à la chefferie, avait la possibilité de s'assurer un statut éminent encore que marginal (non nucléaire) en devenant Chien Fou ; dans une situation analogue, le jeune Blackfoot ne pouvait, quant à lui, gagner un prestige à valeur sociale nucléaire qu'à condition d'être assez riche pour distribuer des chevaux. Il n'est pas besoin d'insister sur les autres différences qui paraissent évidentes. L'absence ou la présence de névroses de guerre constitue une troisième

différence,

souvent

significative

du

point

de

vue

psychiatrique. Il semble que les sociétés guerrières, primitives ou semi-primitives (que l'on doit se garder de confondre avec les sociétés militaristes, telle Sparte), ne connaissent pas ce type de névrose. La relative brièveté des campagnes militaires menées par les primitifs ou semi-primitifs ne suffit pas à expliquer cette absence : Gengis khan guerroya sans discontinuer pendant de longues années ; or, malgré un examen attentif des sources historiques le concernant, je n'ai pu déceler la moindre indication de névroses de guerre parmi ses guerriers. Je n'ai même jamais pu trouver trace chez eux d'une simple baisse de l'enthousiasme guerrier, alors que les Macédoniens d'Alexandre se refusèrent tout net à un moment donné de poursuivre leur avance victorieuse (366. 62) et que Napoléon eut maintes fois sujet de reprocher à ses généraux de préférer à la vie des camps les jouissances de leurs richesses nouvellement acquises (193) 58. En fait, parler de « névroses de guerre » à propos de sociétés primitives n'a de sens que par rapport à deux phénomènes diamétralement opposés : la technique qui consiste à abolir d'avance toute situation guerrière anxiogène — c'est le cas du transvesti — et l'explosion de 58 Sur le luxe des généraux d'Alexandre le Grand, voir Plutarque (366. 40).

folie guerrière de caractère « héroïque » — c'est celui du berserker, du ghazi, héros de la guerre sainte chez les musulmans, du coureur d'amok, du juramentado, et de bien d'autres. Ces faits démontrent qu'il est légitime de parler de « maladies psychiatriques types », déterminées non pas par le modèle culturel spécifique du groupe, mais bien par son type de structure sociale. Murdock a donc raison de dire que les études « de culture et de personnalité » devraient être complétées par des études sur « la structure sociale et la personnalité » (344). Or, si l'on accepte la suggestion de Murdock, on est obligé d'établir une distinction explicite entre « désordre type » et « désordre ethnique ». Le premier est déterminé par le type de structure sociale et détermine à son tour la gamme des catégories, ou « casiers », nosologiques fondamentaux où viendront se ranger les désordres psychiatriques réels. C'est à ce point qu'interviendra le modèle culturel spécifique qui à son tour déterminera la formulation distinctive (« désordre ethnique ») du désordre type propre à une société donnée. Ainsi, la bouffée délirante est une des psychoses types des sociétés relativement simples ; lorsqu'il s'y surajoute des pulsions agressives et autodestructrices, elle prend la forme d'une crise d'amok chez le Malais, de la quasipsychose du Chien Fou chez les Crow, et ainsi de suite. Un dernier point retiendra notre attention : une société (ou une culture) peut avoir pour trait caractéristique le fait, précisément, d'être fort typique — typique, par exemple, des sociétés à solidarité organique (Gemeinschaft) [par opposition aux sociétés à solidarité mécanique (Gesellschaft)], ou des sociétés guerrières (par opposition aux

sociétés

militaristes).

Une

telle

société

aura

donc

pour

caractéristique principale la tendance à réaliser un « idéal type » théorique. Ainsi ce que Sparte nous propose de réellement significatif, c'est le degré de perfection auquel elle a su mener la réalisation de l'Etat-caserne (envisagé comme type de structure sociale) plutôt que sa manière d'être militariste (envisagée comme modèle socio-

culturel). La culture tasmanienne a ceci de remarquable qu'elle nous offre un exemple parfait de primitivisme, et la culture américaine, une étroite approximation du « type idéal » de la société industrielle. Dans les cas extrêmes de ce genre, il est peu probable que l'on puisse établir des distinctions fonctionnelles valables entre les « désordres types » et les « désordres ethniques ». L'hystérie dans une société aussi primitive que celle des Tasmaniens (404) ou des Phi Tong Luang (38) — reproduira fidèlement la conception théorique de cette maladie telle qu'elle figure dans tous les manuels de psychiatrie ; alors qu'un professeur de philosophie occidental présentera une forme

de

schizophrénie

remarquablement

conforme

à

la

« schizophrénie idéale » des manuels. Dans l'un et l'autre cas, la formulation « ethnique » distinctive du désordre en arrive presque à se confondre avec sa structure de base « type59 ». C'est par des considérations presque identiques qu'on peut expliquer pourquoi les névroses individuelles et collectives qui s'observent dans toutes les sociétés soumises à une acculturation brutale — les névroses d'acculturation — se ressemblent d'une façon fondamentale : pourquoi, dès que l'on creuse un peu, on décèle une indéniable parenté psychologique entre les cultes du cargo chez les Mélanésiens (chap. xii) et, mettons, la religion de la Danse des spectres (Ghost Dance) chez les Indiens des Plaines. Dans les deux cas, il s'agit de désordres types de sociétés en état de transition ; ces désordres n'ont d' « ethnique » que leur formulation spécifique. Bien qu'il soit difficile — nous l'avons vu —, lorsqu'on a affaire à des cas extrêmes, de différencier au niveau de la pratique entre désordres « types » et désordres « ethniques », cette distinction 59 Si Linton (301) se plaint à juste titre de ne trouver nulle part une définition vraiment satisfaisante de l'hystérie, c'est sans doute parce que les définitions qui figurent dans nos manuels sont élaborées à partir du matériel clinique occidental. Il n'aurait probablement pas rencontré ce genre de difficultés, s'il avait cherché une définition de la schizophrénie dite « nucléaire » qui s'explicite particulièrement bien à travers les données cliniques occidentales.

demeure valable du point de vue méthodologique. D'où on conclura que ces désordres à double tranchant doivent être analysés en fonction de chacun de ces deux cadres de références, et cela même si les matériaux de base sont presque identiques dans les deux cas. Cela explique pourquoi, bien que les faits et leur interprétation se prêtent à des recoupements multiples, j'ai cru nécessaire d'analyser la schizophrénie en tant que désordre « type » (chap. ix) et en tant que désordre « ethnique » (chap. x). Pour conclure, je dirai que l'étiologie de « n'importe quel60 » désordre non idiosyncrasique est, pour l'essentiel, déterminée par le type de structure sociale où ce désordre survient, alors que son tableau clinique est structuré surtout par le modèle culturel (culture pattern) ethnique. Si les désordres caractéristiques de la société moderne — la schizophrénie, les états psychopathiques et les névroses obsessionnelles, compulsionnelles et caractérielles — sont si réfractaires à toute psychothérapie, c'est sans doute parce que le psychothérapeute ne saisit pas qu'il a affaire à des désordres qui ne sont pas seulement idiosyncrasiques, mais également des désordres types et des désordres ethniques. Notre culture a elle aussi son lot de désordres ethniques, parmi lesquels figure en bonne place la schizophrénie dont nous avons abondamment parlé dans les chapitres ix et x. Quant à la psychopathie qui en est sans doute un autre, elle a été analysée dans les chapitres ii à vii, mais non en tant que désordre ethnique appartenant spécifiquement à notre culture.

Désordres idiosyncrasiques Dans le cas de traumatismes atypiques mais statistiquement fréquents dont la culture ne tient pas compte, ou de traumatismes rares même statistiquement, la culture ne fournit pas de moyens de défense ni de symptômes permettant de fixer l'angoisse et d'affronter 60 Au sens de B. Russell (405, 406).

les conflits que ces traumatismes provoquent. L'individu qui subit ce type de traumatisme présentera une névrose ou une psychose « ordinaire », non ethnique, c'est-à-dire idiosyncrasique. Ce genre de désordre est caractérisé par l' improvisation des défenses et symptômes, improvisation qui s'opère d'habitude à partir de la déformation de certains items culturels qui à l'origine ne sont nullement destinés à fournir une défense contre l'angoisse. Dans le chapitre ii, nous avons considéré suffisamment en détail les quatre manières de déformer à des fins symptomatiques les matériaux culturels ; nous n'en reparlerons donc pas ici. Par contre, je rappellerai une fois de plus que les matériaux culturels qui reflètent le désaveu de la société à l'égard d'elle-même peuvent servir de symptômes sans avoir à subir de déformation préalable et figurent en bonne place en tant que symptômes dans les désordres « modèles » d'une culture donnée, c'est-à-dire dans ces « modèles » que même les

psychotiques

idiosyncrasiques

ne

manquent

pas

d'imiter.

Toutefois, en dernière analyse, les similitudes entre les désordres conventionnels ou « modèles » et les désordres idiosyncrasiques ne sont dues principalement ni à l'imitation, ni même à cette relative uniformité de caractère ethnique qui marque tous les membres d'un même groupe. La cause essentielle tient au fait que les matériaux culturels de ce type se prêtent particulièrement bien à une utilisation symptomatique. Cela explique, entre autres, pourquoi le surnaturel est si souvent (162) et si aisément incorporé aux systèmes délirants. Tout cela n'est pas pour faciliter la tâche de l'ethnopsychiatre diagnosticien

qui

cherche

à

déterminer

si

tel

désordre

est

idiosyncrasique ou non. On peut déplorer cette complexité mais non l'invoquer pour justifier l'escamotage des différences fondamentales entre les désordres idiosyncrasiques et ceux qui ne le sont pas. C'est à nous de nous accommoder des exigences de la réalité et non à la réalité de se plier aux nôtres. J'ai analysé :

1° Les désordres chamaniques (« sacrés ») ; 2° Les désordres ethniques ; 3° Les désordres types ; 4° Les désordres idiosyncrasiques. J'indiquerai

à

présent

sommairement

quelques-unes

des

applications cliniques de ce schéma théorique.

Applications cliniques Le psychiatre a de plus en plus couramment recours à l'ethnologue pour l'aider à établir le diagnostic de patients culturellement atypiques ou marginaux — mais l'ethnologue se contente, hélas ! trop souvent d'affirmer, par exemple, que « chez les Bonga Bonga ce type de comportement est normal, ce genre de croyance est traditionnel ; cette sorte de personnalité bien adaptée ». Souvent vraies, ces observations sont néanmoins presque toujours insuffisantes. Je me garderai de minimiser l'importance de cet ordre de démarche diagnostique, ayant moi-même eu souvent l'occasion de rectifier des diagnostics erronés concernant des anciens combattants indiens, en soulignant, par exemple, la différence entre délire et croyance (103). Je citerai à ce propos le fait suivant : il s'agit d'un ancien combattant indien qui avait été en traitement dans un hôpital où on l'avait diagnostiqué comme schizophrène et soumis à des électrochocs qui avaient

eu

pour

seul

résultat

de

le

rendre

complètement

incontrôlable. Lorsqu'il fut finalement transféré au Winter Vétérans Administration Hospital où je travaillais, je pus sans peine démontrer qu'il n'était nullement schizophrène, mais seulement névrosé. Une simple psychothérapie de soutien, menée par un jeune collègue, lui permit de quitter l'hôpital au bout de six mois et de reprendre une vie normale au sein de la communauté. Tout cela est fort banal. Toutefois, dans un compte rendu diagnostique, il ne suffit pas de souligner la distinction entre délire et croyance. Car, dès l'instant où l'on adopte les normes qui sous-tendent cette procédure diagnostique

limitée, on devient incapable de fournir une aide psychiatrique à un Indien qui, après une crise ou fugue psychotique initiale, entre en rémission et se définit en tant que chaman (87). Selon les normes « relativistes » qui gouvernent la technique diagnostique restreinte dont je viens de parler, on en viendra à affirmer que puisque ce chaman indien peut être considéré « culturellement normal » il n'a nul besoin de traitement psychiatrique — alors que j'ai démontré (supra) que le chaman est ou bien un névrosé grave, ou bien un psychotique en état de rémission, et qu'il a donc un besoin urgent d'aide psychiatrique. En effet, ce genre d'individu n'est en rémission que par rapport à un milieu social déterminé : sa propre tribu. Il est plus ou moins bien adapté à ce milieu, et seulement à ce milieu. Il n'est pas adaptable et, surtout, il n'est pas réadaptable. Par contre, un Indien normal, qui n'est pas chaman, peut être bien adapté à sa culture, tout en conservant sa capacité de faire face à des situations différentes (103). A mon avis, la pierre de touche de la santé mentale n'est pas l'adaptation en soi, mais la capacité du sujet de procéder à des réadaptations successives, sans perdre le sentiment de sa propre continuité dans le temps (145). Or, c'est précisément cette capacité qui

fait

si

manifestement

défaut

aux

« malades

modèles »

hospitalisés à titre chronique : ils sont parfaitement bien adaptés au milieu hospitalier et se montrent raisonnables et coopératifs tant qu'ils sont dans ce milieu, mais ils ne tardent pas à « craquer » dès qu'ils le quittent61. Pour être efficace, la psychothérapie du chaman n'exige pas qu'on le dépouille de son caractère ethnique — de sa qualité d'Indien — ni qu'on s'entête à parfaire son acculturation. Rien ne justifie une telle tentative, pas même le fait que l'Indien est nettement désavantagé par ses origines lorsqu'il cherche à vivre dans la société américaine 61 Je suis redevable pour cet exemple au docteur Richard L. Jenkins, lors de la discussion qui suivit la lecture de ce travail devant l'Anthropological Society de Washington. J'ajoute que ce cas me confirme dans ma conviction que la pierre de touche de la santé mentale est la capacité de réadaptation.

(103). D'ailleurs, il n'est même pas culturellement opportun de le spolier de son caractère ethnique — de le dé-indianiser —, car toute culture — la nôtre comprise — croît et se développe au contact de cultures différentes, de telle sorte que l'Indien représente parmi nous un élément de stimulation constante — un levain culturel. La psychothérapie du chaman doit chercher à accomplir tout autre chose. Elle doit s'attaquer uniquement à son caractère de chaman — chercher à le dé-chamaniser — mais sans entamer pour autant la structure de son caractère ethnique : elle doit s'efforcer d'activer en lui sa capacité de réadaptation en détruisant son adaptation pathologique, rigide et relativement marginale et déréistique à son seul milieu tribal. Peut-être m'objectera-t-on que les tribus indiennes ont encore besoin de chamans, et qu'en traitant la maladie du chaman, on risque de priver la tribu tout entière de quelque chose qui lui est nécessaire. Je conteste le bien-fondé de cet argument pour la simple raison que le rôle joué par un chaman authentique peut tout aussi bien être tenu par un individu adaptable, qui ne fait que prétendre qu'il est chaman, et, par conséquent, ne risque pas de contaminer ses « patients » en leur transmettant sa propre névrose. Lorsque je travaillais parmi les Sedang Moï d'Indochine, il m'arrivait, comme à la plupart des chercheurs sur le terrain, de leur apporter une aide médicale sommaire. Comme d'autres chercheurs, je fus prompt à m'apercevoir que si mes patients indigènes étaient ravis de recevoir des médicaments occidentaux et les avalaient consciencieusement, ils n'en allaient pas moins chercher ailleurs un réconfort psychologique (magique) complémentaire. C'est ainsi que m'ayant d'abord consulté et ayant obtenu de moi un comprimé d'aspirine et le conseil de se reposer bien au chaud, ils recouraient ensuite au chaman qui, sous prétexte de rituels curatifs, les entraînait dehors sous la pluie, en pleine nuit, ce qui avait généralement pour effet d'aggraver le rhume ou l'indigestion dont ils souffraient. Pour

mettre fin à ces interférences abusives, je déclarai tout simplement que j'étais moi aussi chaman62. Dès lors je ne me contentai plus de distribuer des médicaments : j'exécutai aussi certains rituels curatifs traditionnels, la seule différence étant que mes rituels se déroulaient à la maison et non sous la pluie et ne coûtaient rien ! Ces pratiques apportaient aux patients toute l'aide rituelle (psychologique) dont ils avaient besoin, et cela bien que, n'étant pas psychologiquement un chaman, je ne croyais pas à l'efficacité surnaturelle de ces rites, mais les considérais tout simplement comme une « psychothérapie d'urgence » — de « soutien » —, bref : comme une sorte d' « attitude professionnelle » rassurante. Bien qu'utile, la technique diagnostique qui reconnaît dans le chaman un névrosé ou un psychotique en état de rémission, adapté uniquement à un segment marginal de sa culture, et dans le psychotique ethnique, un psychotique authentique adapté à un « modèle d'inconduite » donné, demeure apparentée par plusieurs côtés à la technique diagnostique traditionnelle fondée sur le critère d'adaptation, qui consiste à affirmer que, « chez les Bonga Bonga, cela est normal ». Dans les deux cas, le risque le plus grave est celui de confondre délire et croyance. J'ai longtemps cru que cet affûtage limité de la technique diagnostique suffirait à tout usage. Heureusement pour deux Indiens acorna, condamnés à mourir sur la chaise électrique, je découvris juste à temps que même cette manière plus subtile d'aborder les problèmes de l'adaptation n'était pas entièrement satisfaisante. Le psychiatre de la prison chargé d'interroger les deux Indiens — des demi-frères — connaissait suffisamment l'ethnopsychiatrie pour ne pas prendre des traits de caractère ethnique pour des manifestations psychotiques. Aussi, ne décelant aucune indication culturellement neutre de désordre psychologique, il se sentit tenu de les déclarer 62 Je fus dûment reconnu comme tel parce qu'à deux reprises j'avais trouvé des haches de pierre néolithiques, que seuls les chamans sont censés pouvoir découvrir (148).

« légalement sains d'esprit ». Cependant, ce diagnosticien perspicace, qui, au temps où il était interne en psychiatrie, avait beaucoup travaillé avec moi sur les problèmes culturels que pose le travail diagnostique, demeurait troublé par le sentiment indéfinissable que quelque chose lui échappait dans le cas de ces hommes. Il m'invita à venir les voir au Centre médical pour prisonniers fédéraux à Springfield, Missouri. Je m'entretins avec les deux demi-frères séparément — ils ne pouvaient communiquer entre eux, étant relégués dans des cellules de condamnés à mort — et en présence du psychiatre de la prison. En moins de dix minutes, chacun d'eux déversa un véritable flot de matériel se rapportant à la sorcellerie, qui s'accordait parfaitement avec les croyances acoma, mais ne m'en laissèrent pas moins très perplexe car, fort de mon expérience d'ethnographe, je savais que ce genre de matériaux n'était en général obtenu qu'à l'issue de patients efforts. Je cherche à souligner ici quelque chose de fort simple : un Indien pueblo soupçonneux et méfiant par tradition, et de plus condamné à mort, qui, au bout de dix minutes d'entretien, parle librement de ses croyances et de ses expériences ésotériques relatives à la sorcellerie devant un interlocuteur qu'il voit pour la première fois agit à peu près aussi rationnellement qu'un agent du chiffre qui discuterait le code secret de la marine avec un étranger qu'il viendrait de rencontrer dans un bar. Poursuivant cette indication, je découvris bientôt que : i° Les deux hommes avaient cessé de vivre ces croyances culturelles en tant que matériel culturel objectif, et commencé à les vivre sur un mode délirant : « La main était celle d'Esaü, mais la voix celle de Jacob » ; 2°

Menacés

de

sorcellerie,

ils

avaient

réagi

de

manière

parfaitement anormale en termes de la culture acoma : en effet, au lieu de se débarrasser du sorcier conformément à la coutume acoma,

en invoquant l'aide des sociétés rituelles chargées de neutraliser les sorciers, ils avaient essayé de se faire justice eux-mêmes. Il est nécessaire d'expliquer clairement le sens de mon affirmation, à savoir que ces hommes vivaient leurs croyances culturelles sur un mode délirant. Un ingénieur électronicien, homme brillant mais paranoïde, peut se croire persécuté par un radar ; il peut même faire le plan du radar qui le « persécute » et ce plan peut même représenter un

progrès

réel

et considérable

par

rapport

aux

instruments de radar existants. Bref, son nouveau dispositif peut fort bien faire tout ce que les autres radars font, et même le faire mieux — mais, quoi qu'il fasse, il ne saurait le persécuter. Dans cet exemple hypothétique, le matériel culturel est manipulé de manière très efficace, mais néanmoins sur un mode délirant car, dans l'esprit de cet homme, l'électronique a cessé de faire partie de la physique pour s'insérer dans le domaine des instruments surnaturels de persécution. Lorsque j'eus déterminé de quelle manière ces Indiens avaient déformé la réalité culturelle, il me fut facile d'obtenir d'eux aussi un matériel délirant personnel et idiosyncrasique, non conforme au modèle culturel acoma et révélateur d'une schizophrénie paranoïde parachevée chez l'un et d'une psychopathie à nuances psychotiques chez l'autre. Bref, le noyau idiosyncrasique de ces psychoses était recouvert d'une couche superficielle de matériel semi-chamanique et semiethno-psychotique. Cette constatation, que corroborent nombre d'autres observations du même ordre, suggère certaines conclusions relatives aux psychoses ethniques et (ou) chamaniques. 1. Elles peuvent être la première manifestation d'une psychose idiosyncrasique. 2. A un stade ultérieur, elles peuvent masquer une psychose idiosyncrasique

sous-jacente,

dans

le

sens



une

hystérie

monosymptomatique en apparence bénigne peut masquer une schizophrénie.

3.

Dans

certains

cas,

elles

constituent

la

manifestation

restitutionnelle terminale d'une psychose à caractère initialement idiosyncrasique (supra). Ces trois possibilités ne sont pas mutuellement exclusives ; elles représentent

autant

d'alternatives

qui

peuvent

survenir

soit

séparément, soit par combinaisons de deux ou de trois au cours d'un grand nombre de désordres manifestement idiosyncrasiques. Un

certain

nombre

d'observations

viennent

étayer

cette

hypothèse : une névrose peut être la manifestation initiale d'un mal qui évoluera vers une psychose ; le psychotique peut également présenter certains traits névrotiques, et inversement ; il arrive aussi qu'une névrose masque une psychose et qu'au cours du processus de guérison, un psychotique devienne temporairement névrosé ou éventuellement psychopathe. Si cette hypothèse est valable, son exploration systématique devrait se révéler féconde. Pour en revenir aux difficultés de diagnostic évoquées plus haut, il est bien évident que, dans le cas des deux Indiens acoma, il ne s'agissait pas d'une croyance prise à tort pour un délire mais d'un délire qui, en raison de son contenu traditionnel, avait été confondu avec une croyance. Ce qui me fit comprendre qu'il s'agissait bien d'un délire, c'est la manière insolite dont les deux hommes manipulaient les matériaux culturels. Très évidemment, ils ne manipulaient ni ne vivaient

ces

matériaux

conformément

aux

normes

culturelles

usuelles, ni même en termes des « alternatives » culturellement admises ou d'une « signification secondaire, », telle qu'il peut s'en attacher à un item culturel lorsqu'il est assigné à une matrice secondaire ou subordonnée (chap. xvi). En fait, ces items culturels acoma n'avaient même pas été manipulés conformément à quelque « modèle d'inconduite »

marginal. Les

croyances

traditionnelles

relatives à la sorcellerie avaient été manipulées d'une façon parfaitement arbitraire et idiosyncrasique ; les items culturels avaient

été « déculturés » — dépouillés de leur contenu culturel — d'une manière qui est typiquement psychotique (chap. ii). Je m'en voudrais de laisser cette histoire de cas en suspens : le psychiatre de la prison reconnut le bien-fondé de mes observations et les présenta aux tribunaux d'appel avec tant d'habileté et de compétence que les deux hommes échappèrent à la peine capitale et furent internés au Centre médical pour prisonniers fédéraux.

Conclusion Du sens pratique de la théorie Près d'une douzaine d'années de travail dans les hôpitaux psychiatriques, plus de quinze ans passés à enseigner l'ethnopsychiatrie psychanalytique et de nombreuses années de pratique psychanalytique m'ont convaincu qu'il est injuste et déraisonnable d'exiger

du

psychiatre

qu'il

devienne

un

expert

en

matière

d'ethnographie (à ne pas confondre avec l'ethnologie). On ne peut s'attendre à ce qu'il étudie en détail la culture de chaque patient qu'il lui faut diagnostiquer et traiter. Il ne saurait entreprendre la pratique de ce que j'ai nommé la « psychiatrie interculturelle » (cross-cultural), qui requiert une connaissance approfondie de la culture du malade, et dont un exemple a été donné dans mon ouvrage Rêve et Réalité (103). Conscient de l'utilité pratique de cette forme de connaissance, je considérais cette impossibilité d'y atteindre comme une calamité qu'on pouvait certes pallier, mais non surmonter définitivement. Je cherchais donc partout des moyens qui permettraient au psychiatre de diagnostiquer et de traiter même des patients appartenant à des cultures dont il ignore tout ou presque. Tant que je m'efforçais de résoudre ce problème en termes purement psychiatriques ou ethnographiques, je me heurtais à un mur. Toutefois, lorsque j'en vins finalement à m'attaquer à la question en ethnologue, c'est-à-dire en fonction non plus de telle ou telle

« culture », mais du concept de culture, la réponse se présenta d'ellemême. Ce qui prouve une fois de plus que Georg Cantor avait raison d'affirmer qu'il est plus important de poser une question correctement que d'y répondre — sans doute parce qu'une question correctement posée fournit sa propre réponse. L'indice d'une solution me fut donné par le concept de culture considéré en tant qu'expérience vécue, c'est-à-dire en tant que manière dont un individu vit et appréhende sa culture aussi bien en état de santé mentale qu'en état de désordre psychologique. Restait à déterminer si cette solution théoriquement correcte se révélerait efficace lorsqu'il s'agirait de diagnostiquer des individus dont la culture m'était totalement, ou presque, inconnue. Le fait d'avoir pu diagnostiquer correctement deux Indiens acoma, malgré mon ignorance presque complète de leur culture, m'autorise à conclure que cette technique est valable, tant du point de vue logique que du point de vue de la pratique. En effet, la situation était trop critique pour me permettre de consulter un traité d'ethnographie acoma avant de m'entretenir avec les deux prisonniers. Mais si je ne savais pas grand-chose de leur culture, en revanche, je connaissais l'ethnographie générale et comprenais clairement la fonction de la Culture en soi et la nature du « modèle culturel universel » (universal culture pattern)

(462).

Lorsque ces hommes me racontèrent qu'ils avaient pris leurs fusils et étaient partis à la recherche des sorciers, j'ignorais comment les Acoma en usaient traditionnellement avec les sorciers. Cependant, en tant qu'ethnologue, j'étais certain que quelle que soit leur manière spécifique de réagir par rapport aux sorciers, ils devaient posséder, comme la plupart des sociétés, des mécanismes sociaux destinés précisément à contrôler cette catégorie d'individus. Par la suite, je devais découvrir que les Acoma disposaient en effet d'associations rituelles chargées de les débarrasser des sorciers, tout comme les Sedang Moï s'en débarrassent en les vendant en esclavage aux Laotiens, et les Mohave par l'entremise du héros Tueur-de-Sorciers ou,

plus rarement, par le lynchage (133). C'est pourquoi je formulai mon diagnostic en terme de la Culture-en-Soi, et non spécifiquement de la culture acoma, qui n'est qu'une version particulière d'un modèle culturel universel, version qui m'était d'ailleurs inconnue à l'époque. Cette expérience indique qu'une analyse véritable du modèle culturel universel et une détermination exhaustive de sa nature exigent que, dans toute étude de la culture, on tienne également compte de la perspective psychiatrique. En effet, quelle que soit la diversité culturelle, le simple fait d'avoir une culture est une expérience proprement universelle et l'homme fonctionne en tant que « créateur, créature, manipulateur et médiateur de culture » (418) en tout lieu et de la même manière. Pari passu, le Mohave appréhende sa culture tout comme l'Eskimo appréhende la sienne, de même que l'attitude du fantassin américain envers sa carabine est probablement identique à celle du guerrier baléare de l'armée romaine envers son lance-pierres. Pour en revenir momentanément à notre hypothétique ingénieur électronicien paranoïde, on pourrait soutenir que son plan était correct du point de vue ethnographique, mais délirant du point de vue culturel (ethnologique). Pour prendre un exemple concret, Kempf (265) rapporte le cas d'un patient paranoïde qui, suffisamment délirant pour s'amputer de son pénis, n'en continuait pas moins à faire des articles pour le prestigieux dictionnaire d'Oxford. Toutefois, en insistant sur la qualité objective de cette performance, Kempf néglige de s'interroger sur la signification subjective que ce travail — « scientifique » seulement du point de vue ethnographique — pouvait avoir pour le patient lui-même. C'est pourquoi je pense avec Dodds (157) que Pythagore était un chaman 63, car je considère que les ressorts de ses grandes découvertes mathématiques étaient plus mystiques que mathématiques. 63 Des considérations analogues justifient l'opinion de Burnet (53) selon laquelle Empédocle était, lui aussi, un chaman.

J'avais

nommé

psychiatriques

en

la

technique

fonction

des

qui

aborde

concepts

clefs

les

problèmes

de

la

culture

« psychiatrie transculturelle » ; je préfère actuellement les adjectifs transethnographique, méta-ethnographique ou métaculturelle (103), parce que ceux qui me l'ont empruntée — soit dit en passant, sans jamais m'en reconnaître la paternité — en ont systématiquement dénaturé le sens en l'appliquant à ce que j'ai, moi, nommé la psychiatrie « interculturelle » (cross cultural) (103). La psychiatrie métaculturelle (ex-transculturelle) fait bien plus que seulement pallier l'incapacité technique du psychiatre à devenir un ethnographe universel. En effet, la démarche qui consiste à envisager les problèmes psychiatriques en termes de la Culture et non des cultures est plus efficace aussi du point de vue pratique — c'est-à-dire thérapeutique — et, théoriquement, bien supérieure à toute autre démarche culturelle, car elle rend possible une compréhension plus approfondie de la psychodynamique, laquelle, à son tour, conduit à une connaissance ethnologique plus poussée de la nature de la Culture. En outre, elle réfute de manière définitive les prétentions arrogantes de cette clique de « psychanalystes culturalistes » néofreudiens et pseudo-freudiens qui non seulement se targuent d'une plus grande subtilité, d'un plus grand flair ethnologique, mais encore prétendent que leurs vues sont plus utiles aux ethnologues que celles de la psychanalyse classique. L'ethnologue

ne

peut

contribuer

valablement

à

la

science

psychiatrique s'il se borne à en assimiler le jargon et, pour tout le reste, se contente d'exhiber à l'occasion sa petite collection ethnographique de « curiosités » ésotériques. Il ne sera véritablement utile à la psychiatrie qu'en tant qu'il demeure un ethnologue, c'est-àdire un spécialiste de la Culture, définie comme une manière structurée d'appréhender la réalité tant sociale qu'extra-sociale. Cela constitue, selon moi, une réponse suffisante à Kroeber (273), qui prétend que l'ethnopsychiatrie ne relève pas de l'ethnologie véritable

puisqu'elle n'étudie pas la Culture. L'ethnopsychiatre qui étudie à la fois la Culture et la manière dont l'individu appréhende sa culture, complète et parachève — précisément comme il convient que soit complétée et parachevée — cette science de la Culture que les « culturologues » (459) semblent parfois étudier comme si l'homme n'existait pas. En ce qui me concerne, je maintiens qu'en devenant également psychanalyste

j'ai

tout

simplement

parachevé

ma

formation

d'ethnologue, c'est-à-dire de spécialiste de la Culture et de l'Homme. Si j'avais d'abord été psychanalyste, j'aurais certainement éprouvé le besoin d'étudier aussi l'ethnologie afin de parachever ma formation de spécialiste du psychisme humain. Car, dans le cadre d'une tentative pour comprendre l'homme de manière significative, il est impossible de dissocier l'étude de la Culture de celle du psychisme, précisément parce que psychisme et Culture sont deux concepts qui, bien qu'entièrement distincts, se trouvent l'un par rapport à l'autre en relation de complémentarité heisenbergienne (92, 134, 148).

Chapitre

II.

référence

L'ethnopsychiatrie dans

la

comme

recherche

et

cadre

la

de

pratique

cliniques

(1952) Toute recherche implique une certaine manière d'envisager les choses. Dans la plupart des cas, il y a corrélation étroite entre le degré de prise de conscience et de formalisation explicite de cette manière de voir et la valeur et la fécondité de la recherche en cause. Je voudrais décrire une manière d'envisager les comportements, et plus

particulièrement

les

comportements

anormaux,

qui

peut

permettre d'adapter les découvertes des sciences sociales à la recherche et à la clinique psychiatrique. Une manière féconde d'envisager les choses à des fins de recherches

et

de

clarté

conceptuelle

peut

fort

bien

dévier

sensiblement de celle dictée par le « bon sens ». Je ne puis entreprendre ici une défense systématique de ce qui constitue une manière féconde, encore que « manifestement absurde », d'aborder les

faits.

Une

analogie

explicitera

ma

pensée :

l'expérience

quotidienne nous « enseigne » qu'il est « manifestement absurde » d'invoquer l'autorité d'un daltonien pour juger de l'apparence du monde extérieur. Et cependant l'expérience de la guerre démontre que les daltoniens sont particulièrement aptes à discerner les objets camouflés, car leur perception de la forme n'est pas gênée par celle, complémentaire, des couleurs ; or, on sait que le principe du camouflage consiste dans un agencement de couleurs qui brouille les contours des objets camouflés. Ainsi accepterais-je volontiers de me tenir sur la tête si en cette position, et seulement en cette position, je pouvais déchiffrer le sens de quelque chose qui, lorsque je la

considère en position normale, me demeure inintelligible. Mais — et c'est cela qui importe — je suis également prêt à reprendre ensuite ma position normale afin d'intégrer ce que j'ai entrevu la tête en bas avec ce que je perçois en station debout. Supposons maintenant qu'il soit possible de décomposer le comportement humain en ses éléments constitutifs — sans tenir compte de la motivation, du but et du contexte externe. Du point de vue pratique, le nombre de ces éléments — la gamme des sons que peut produire la voix, la variété d'éléments de mouvements que peut exécuter le corps — est limité. En outre, certaines considérations mathématiques suggèrent que le nombre de configurations — permutations, combinaisons, variations et agencements structuraux — que ces éléments peuvent former est encore plus grand que le nombre même de ces éléments. Or, dans la pratique, on s'aperçoit que relativement peu, parmi ces éléments, sont actualisés et moins encore de configurations sont effectivement constituées au cours d'une vie. Ainsi Shakespeare, dont le vocabulaire était cependant d'une proverbiale richesse, ne savait, dit-on, que « peu de latin et encore moins de grec ». Et le cardinal Mezzofanti, qui parlait quelque soixante langues, n'avait sans doute jamais prononcé un « clic » hottentot. De plus, s'il avait appris l'hottentot, il est probable qu'il n'eût pu en venir à bout sans sacrifier une partie de son français. Cette sélectivité n'entraîne pas d'appauvrissement, même au sens purement numérique. Bien que certains éléments et ensembles d'éléments de comportement soient en fait éliminés, cette « perte » est plus que compensée par toute une série de moyens : par exemple, par l'arrangement subtilement nuancé des éléments et des ensembles retenus dans le cadre des structures privilégiées. Une analogie le démontrera : aucun glissando de violon, qui utilise cependant toutes les longueurs d'onde entre un mi bémol et un sol, ne possède la richesse germinative du motif principal de la Cinquième symphonie de Beethoven, qui n'utilise que ce mi bémol et ce sol. Les

structures retenues sont enrichies de surcroît par l'attribution de significations

périphériques

et

l'assignation

à

des

contextes

standardisés. Ainsi, bien que « 3 » ne soit qu'un des dix premiers chiffres, dans le cadre culturel il est aussi un nombre « magique », dans la religion un symbole de la Sainte Trinité et, selon Dumézil (163), la matrice structurelle fondamentale de la société et des croyances indo-européennes. Le problème devient plus intéressant encore lorsqu'on l'envisage dans une optique un peu différente. En effet, le rétrécissement de la gamme du comportement semble être directement responsable de l'expansion en profondeur des éléments retenus. Ainsi, la signification culturelle du nombre « 3 » dépend très évidemment de l'élimination des neuf autres chiffres. Du point de vue culturel, le « 3 » signifie plus que la série : o, i, i, 3, l\, 5, 6, 7, 8, 9 qui l'inclut cependant. Sa signification résulte donc du fait qu'il a été isolé (ausgebettet) du reste de cette série. En effet, si la série en question n'existait pas, « 3 » n'aurait aucun sens, et ne pourrait en avoir aucun : il ne pourrait ni représenter la « triplicité » ni évoquer aucune des choses que le symbole et le concept de la « triplicité » évoquent. Lorsqu'on combine ces deux analyses, on est amené à une prise de conscience cruciale : les éléments éliminés du comportement actuel

reparaissent

inévitablement

durant

l'« expansion

en

profondeur » des éléments retenus. Un exemple culturel et un exemple biologique suffiront à le prouver : i° Le totémisme ne fait plus partie du courant principal de la culture occidentale. Il peut cependant reparaître spontanément dans de petits groupes en état de stress, et il a reparu de fait dans certaines unités de l'armée américaine en 1917-1918 (295). 20 II y a très peu de types de fonctionnement biologique non humains et probablement aucun type de fonctionnement sexuel non humain qui ne reparaissent dans les rêves, les fantasmes névrotiques ou les mythes. Un exemple devrait suffire : en tant que réalité

biologique humaine, la vagina dentata n'existe pas et est à peine suggérée par les très rares cas dans lesquels un spasme vaginal empêche pour quelque temps le retrait du pénis (pénis captivus). Néanmoins, quelque chose d'assez semblable au pénis captivus est la règle

chez

les

chiens,

qui

sont

incapables

de

se

séparer

immédiatement après l'éjaculation du mâle. Et, pour ce qui est de la vagina dentata proprement dite, elle est une réalité biologique fondamentale chez les abeilles. A la fin du coït, la cavité sexuelle de la reine arrache et retient en elle le pénis du mâle qui continue à la féconder durant un certain temps. Il n'y a pas jusqu'à ce dernier détail qui ne reparaisse en tant que motif dans le mythe du pénis détaché qui reste capable de féconder une femme. Selon Plutarque (Vie de Romulus, 2, 3 sqq.), le « père » de Romulus et de Rémus était un phallus fantasmatique qui apparut dans un âtre (= vagin)45. Selon Sophocle (Électre, v. 4 !7 sqq.), Clytemnestre a rêvé que le sceptre d'Agamemnon défunt, fiché dans l'âtre, se couvrait de feuilles de laurier

dont

exemples

de

l'ombre ce

recouvrait

genre

de

Mycène parallèles

tout

entière.

D'autres

mytho-biologiques

se

présenteront assez facilement à l'esprit de quiconque connaît un peu de zoologie et surtout d'entomologie. Selon la conclusion à la fois la plus immédiate et la plus plausible, c'est précisément cette réapparition des éléments éliminés de la gamme du comportement effectif au cours de l'expansion en profondeur des éléments retenus qui explique que l'on puisse obtenir les mêmes renseignements, soit par l'étude en profondeur d'un seul individu, soit par l'étude extensive de nombreux individus et (ou) cultures (117). Les limitations qui s'observent dans le comportement d'un individu donné ne semblent pas uniquement dues à un manque de temps ou d'occasion, ou aux limites de la capacité mnésique. Un inventaire des comportements effectifs laisse en effet paraître une constriction des comportements potentiellement possibles don1 il est plus commode

d'admettre que, loin d'être fortuite, elle est au contraire parfaitement systématique. Le système conformément auquel la gamme des comportements est rétrécie possède une structure. La nature de cette structure limitative et sélective — de ce système de choix — peut être définie de plusieurs manières, dont certaines seulement intéressent le psychiatre. Ces systèmes possèdent tous néanmoins certains traits en commun. Tous indiquent qu'il faut envisager le comportement non pas dans une perspective atomistique, mais sous forme d'ensembles ou de configurations. En effet, la non-occurrence de certains éléments de comportement théoriquement possibles est toujours compensée par une récurrence plus fréquente mais aussi plus diversement nuancée de certains autres ; de plus, leur récurrence tend à survenir dans le contexte de tel ensemble plutôt, que de tel autre. Ainsi, je n'ai aucune difficulté à prononcer le son u du français ; mais, lorsque après des années d'abstention je parle en français plusieurs heures d'affilée,

certains

muscles

de

mes

joues

et

de

mes

lèvres

commencent à me faire tellement mal que j'en arrive à penser que le français n'a que la seule voyelle u. Or, la récurrence du son u fait partie du modèle phonétique de la langue française. Ces ensembles, ou modèles, présentent un intérêt particulier ; ils révèlent

autour

de

quels

axes

implicites

les

éléments

du

comportement s'ordonnent en modèles et en structures. Avant d'examiner systématiquement les divers axes organisateurs du comportement, je voudrais décrire une action imaginaire et. en analyser les motivations en fonction de quatre cadres de référence distincte. Soit le fait suivant : « La veille de Noël, un homme offre un bouquet de fleurs à la jeune fille qu'il courtise. » Du point de vue biologique, son acte peut être envisagé comme étant d'ordre génito-sexuel.

Du point de vue de l'expérience acquise, l'homme sait que la jeune fille aime recevoir des cadeaux et qu'elle préfère les fleurs aux bonbons. Du point de vue culturel, étant homme de bonne compagnie, il sait qu'il est malséant d'offrir à une jeune fille à laquelle on n'est pas officiellement fiancé autre chose que des fleurs, des bonbons ou des livres. De plus, en tant que membre de la civilisation occidentale, et non de celle de certains primitifs, il juge des fleurs fraîchement coupées un témoignage d'amour plus approprié que des têtes fraîchement coupées. Enfin, parce qu'ils sont tous deux américains, c'est pour Noël qu'il choisit de la combler et non pour le Nouvel An comme aurait fait un Français. Du point de vue névrotique (ou inconscient), son choix de fleurs est également surdéterminé. Son cadeau peut trahir son désir de déflorer la jeune fille. S'il a repoussé l'idée de lui offrir des bonbons, c'est peut-être parce que l'acte de nourrir est à ses yeux l'ultime témoignage d'amour, et qu'il n'est pas encore prêt à s'engager si avant. En outre, espérant trouver en sa femme une mère gratifiante, il s'attend à ce que ce soit elle qui le nourrisse, ce qui expliquerait pourquoi il s'est jusqu'à présent borné à l'emmener au théâtre ou à des matchs de football, et n'a pu encore se résoudre à l'inviter au restaurant. Enfin, son inconscient se refuse à lui offrir un livre car il ne veut pas l'encourager à devenir sa rivale sur le plan intellectuel. Il est inutile de broder plus loin sur ce canevas fictif. J'ai simplement mis en évidence le principe de la surdétermination et j'ai montré que les facteurs de motivation peuvent utilement être divisés en quatre catégories correspondant à quatre axes ; ce sont ces axes que je me propose maintenant de définir en fonction du cadre de référence conceptuel fondamental de la théorie psychanalytique.

Axes de comportement Axes biologiques

L'art de la ballerine démontre que l'être humain peut rivaliser avec le chien en tant que digitigrade, bien que la nature l'ait faite plantigrade. Aucune particularité structurale (osseuse) ne s'oppose à ce que le rat mâle ne présente durant le coït les mêmes manifestations lordosiques que sa femelle. Or, le fait est qu'il n'y a pas tracé de lordose chez lui alors que celle-ci peut apparaître chez le rat précocement châtré qui reçoit par la suite des injections massives d'hormones femelles. Une transposition comportementale d'une aire d'organisation biologique à une autre s'observe chez le singe : le mâle qui cherche à dérober une banane à la femelle peut se laisser distraire de son but alimentaire si la femelle prend la position de présentat

ion

sexuelle*.

La

théorie

psychanalytique

du

développement psychosexuel repose elle aussi sur un schéma conceptuel

qui

présuppose

une

infra-structure

biologique

du

comportement : en effet, l'individu passe successivement par le stade oral, anal, urétro-phallique et génital. Selon certaines interprétations —■ fort fréquentes et parfaitement erronées — de cette théorie, la tension émane de la bouche, de l'anus, de l'urètre, du pénis, du clitoris ou du vagin. Cette théorie « centrifuge » du comportement instinctuel est fausse. Les choses se passent en fait tout autrement : à chaque stade du développement psychosexuel, l'une de ces zones érotisahles

(plutôt

qu'érogènes)

devient

plus

particulièrement

susceptible de favoriser la résolution des tensions. Ainsi, les tensions du nourrisson ne prennent pas naissance dans sa bouche : il se sert d'elle pour se décharger de tensions nées « ailleurs ». Les qualités spécifiques structuro-fonctionnelles de la bouche déterminent alors certaines

formes

épiphénoménales



tant,

somatiques

que

psychiques — du comportement dont l'ensemble peut dès lors être envisagé comme constituant l' « érotisme oral », qui tendra par la

suite à s'enraciner dans la personnalité sous forme de « structure de caractère oral ». Dans une certaine mesure, l'axe biologique établit donc un lien entre le Ça et le Moi-corporel ou nucléaire. Axes expérientiels

L'organisation du comportement par les habitudes acquises ou modèles réactionnels est connue depuis la plus haute Antiquité. Dans un sens, les animaux eux-mêmes « éduquent » leurs petits. En quelque endroit que ces « impressions » nous parviennent — là où siègent solennellement les détenteurs de toute science ou, plus vulgairement,

sur

notre

propre

siège



les

expériences

impressionnantes engendrent la formation d'habitudes, c'est-à-dire de conduites plus ou moins uniformes, prévisibles, cohérentes et « rétrécies ». Comme pour les zones éroti-sables, l'organisme ainsi conditionné commence à élaborer des mécanismes préférentiels chargés de la résolution des tensions. Ces mécanismes deviennent alors des habitudes, enracinées pour la plupart dans le psychisme au moyen de mille fibres inconscientes, qui les coordonnent aux axes biologiques — et les « situent » par rapport à eux. On peut donc satisfaire le désir refoulé d'envoyer un coup de pied en g19otant fébrilement le pied — mouvement qui représente également un substitut à l'expression directe des pulsions masturbatoires. Le tlésir de inordre peut se manifester par un type de grimace lié par ailleurs à des pulsions de succion et de morsures. En somme, l'expérience constitue un second système d'axes organisateurs du comportement, qui coexiste avec le système d'axes biologiques auquel il est inconsciemment associé. L'axe de l'habitude, bien que lié surtout au Moi, contient également des éléments qui participent du Sur-Moi et de l'Idéal-de-Moi. Axes culturels

Le troisième système d'axes organisateurs du comportement est celui qui naît de l'expérience subjective d'une culture (chap. xvi).

Dans son essence, cette expérience est sensiblement la même que celle qui gouverne l'acquisition des habitudes ordinaires. Une part importante de l'apprentissage — c'est-à-dire de l'acquisition des habitudes chez l'enfant — est fondamentalement déterminée par la participation des parents à leur culture (103). Ainsi chez les Maori de Nouvelle-Zélande, ce sont les convenances culturelles qui exigent qu'on enseigne aux jeunes filles bien élevées à frétiller des hanches (330) ; en Amérique d'autres convenances culturelles incitent les parents à réprimer ce même frétillement que leurs filles tendent à adopter spontanément à l'approche de la puberté. Cependant les expériences

proprement

culturelles

diffèrent,

de

celles

qui

apprennent, à l'enfant à ne pas toucher un poêle brûlant ; elles possèdent, en effet, un arrière-plan idéologique qui, à travers le Moi, est relié à FIdéal-de-Moi, et, quoique moins étroitement, aussi avec le Sur-Moi qui, lui, est entièrement inconscient. Ce dernier se rattache, bien entendu, au Ça qui est enraciné dans le biologique — un peu comme une police corrompue a des « liens » avec les gangsters, mais aussi, encore que dans un tout autre sens, comme on peut dire du ridicule shérif de Nottingham qu'il était « en rapport » avec l'héroïque Robin des Bois, ou encore que la police secrète soviétique était « en rapport » avec des « traîtres à Staline » — partisans de la démocratie (103). Afin d'cviter tout malentendu, je tiens à préciser que, même d'un point de vue psychanalytique, la culture prise dans son ensemble ne saurait être confondue avec le Sur-Moi ou avec l'Idéal-de-Moi, bien qu'en tant qu'expérience elle soit apparentée à l'une et l'autre de ces instances

psychiques.

La

culture

est

avant

tout

un

système

standardisé de défenses, et par conséquent solidaire au premier chef des fonctions du Moi (395). Si la culture était entièrement déterminée par le Sur-Moi 46 qui est tout aussi absolutiste et aussi déréiste que le Ça, la vie en société deviendrait impossible et l'espèce humaine en tant qu'espèce sociale ne tarderait pas à disparaître, car une culture

totalement axée sur le Sur-Moi ne pourrait, par exemple, jamais accepter le mariage en tant que solution de compromis 47 au conflit entre, mettons, les pulsions œdipiennes, d'une part, et les tabous prohibant toutes relations sexuelles, de l'autre. En ce sens, on ne peut même pas considérer le « caractère ethnique », simplement comme un type de structure psychique relevant du Sur-Moi ou de l'Idéal-deMoi. On y verra plutôt une forme spéciale de la structure du Moi, caractérisée par un arrangement distinctif, quoique variable, des mécanismes de défense (103). Par conséquent, lorsqu'on parle d'« axes culturels organisateurs du comportement », on doit penser constamment et uniquement en termes sociologiques et culturels, c'est-à-dire en termes d'institutions (134). Pour que ce schéma puisse être utile à la recherche et aussi conceptuellement cohérent, nous ne devons jamais envisager la culture en termes biologiques, c'est-à-dire en tant qu'arrangement de groupe visant à satisfaire les besoins biologiques de l'individu. Nous ne devons jamais envisager le mariage en tant qu'institution « sexuelle », les pratiques économiques en tant qu'institutions orales-anales (« nutritionnelles »), ou la loi et la justice en tant qu'institutions de « sécurité ». Elles sont tout cela — mais non d'abord et surtout cela. Pour le spécialiste des sciences sociales, ce sont des institutions essentiellement sociales et culturelles, qui ne relèvent de la biologie qu'incidemment, de même que, considérées du point de vue biologique, les mains du pianiste ne sont d'abord qu'un conglomérat d'os et de tissus divers, et en dernier lieu — c'est-à-dire épiphénoménalement, et en puissance seulement — des organes « artistiques » et « culturels ». Ce genre de perfectionnisme conceptuel est particulièrement nécessaire au psychiatre. L'ethnologue qui, à l'instar de Malinowski (327), explore les fondements biologiques de la société peut effectivement élargir son horizon sociologique. Le psychiatre qui étudie les désordres psychologiques dont je compte démontrer qu'ils peuvent être considérés comme autant de tentatives inefficaces pour

concilier les expériences du monde et les modes d'organisation du comportement



biologiques,

psychologiques

et

culturels



divergents, ce psychiatre ne pourra dévoiler le caractère anxiogène de

cette

entreprise

profondément

conflictuelle

d'envisager le biologique dans une perspective

qu'à

condition

biologique, le

psychologique dans une perspective psychologique et le culturel dans une perspective culturelle. Ce n'est que de cette manière qu'il pourra mettre clairement en évidence les oppositions entre leurs qualités respectives 48. Un exemple explicitera ce point. Les découvertes ethnologiques récentes ont montré que les conceptions traditionnelles de la « psychologie féminine » (335) ou de la « psychologie infantile » (chap. v) ne sont, à tout prendre, que fictions culturelles. Lorsque nous exigeons des femmes qu'elles soient « féminines » et des enfants qu'ils soient « puérils », nous parlons la plupart du temps un langage culturel, non biologique. La preuve en est le fait que le transvesti indien ne se comporte pas d'une manière biologiquement féminine, c'est-à-dire au sens culturellement neutre dans lequel Freud définit la psychologie féminine. Il se comporte, au contraire, d'une façon « efféminée », conformément aux normes de comportement féminin qui ont cours parmi les gens de sa tribu. De plus, quelque « décultu-rante » que puisse être la psychose (chap. n), même les Indiens psychotiques en état de régression grave n'agissent pas uniquement

selon

les

normes

culturellement

neutres

de

la

psychologie de l'enfant élaborée par Freud ; leur conduite est aussi « puérile » en termes de ce que leur culture reconnaît être un « comportement qui sied à l'enfant ». En ce sens, chaque culture possède une manière distinctive de « masculiniser » ses hommes, de rendre ses femmes « efféminées » (ce qui est tout autre chose que véritablement

« féminines »)

et

ses

enfants

« puérils ».

Ce

« dressage » influence profondément la symptomatologie clinique des transvestis et des individus en état de régression.

Axes névrotiques

La quatrième série d'axes, celle qui intéresse plus particulièrement le psychiatre, est constituée par les symptômes et, à un niveau plus général, par la structure de la névrose. Ronger ses ongles peut n'être qu'une habitude ou, chez les gens qui ne connaissent pas les ciseaux à ongles, une technique ; chez nous, c'est le plus souvent un symptôme névrotique qui sert à exprimer un faisceau de conflits diffus, aux ramifications obscures, dont le fait de se ronger les ongles n'est que le noyau comportemental. Je n'ai rien de particulièrement nouveau à dire au sujet des symptômes. Avec Freud, on peut les envisager comme des formations de compromis, inadéquates et inefficaces, entre certaines exigences mutuellement incompatibles du Ça et du Sur-Moi. En ce sens, la théorie de Freud implique manifestement que les symptômes reflètent des tentatives de reconstruire la personnalité conformément à la logique de l'inconscient, qui seul peut réconcilier l'irréconciliable. Considérés ainsi, tous les symptômes sont restitutionnels. Du point de vue dynamique, ce schéma ne diffère en rien de celui de Freud. Je pense simplement qu'en considérant les symptômes comme des tentatives pour réconcilier les orientations mutuellement contradictoires de trois systèmes incompatibles — le biologique, le psychologique et le culturel — on pénètre plus avant dans la signification

des

symptômes,

et,

en

général,

des

désordres

psychologiques. Mon univers phénoménologique est le même que celui de Freud et mon interprétation dynamique de ces phénomènes rejoint la sienne. Simplement, je me sers de jetons conceptuels différents : je décris, j'organise et je regroupe les phénomènes en utilisant ici des axes et des « casiers » différents. Je ne cherche nullement

à

renouveler

les

fondements

conceptuels

de

la

psychanalyse, mais seulement à démontrer qu'on gagne des aperçus nouveaux en considérant les choses, métaphoriquement parlant, « la tête en bas » ou par l'autre bout de la lorgnette 49. En somme, ce qui

constitue la nouveauté de mon système ce n'est pas sa formulation particulièrement explicite du principe qui veut que les symptômes résultent des efforts déployés par l'individu en état de conflit pour réorganiser son comportement, car Freud s'est expliqué sur ce point avec une clarté parfaite. Mon système est nouveau en ceci qu'il pose en

principe

que

les

symptômes

eux-mêmes

contribuent

ultérieurement à une organisation supplémentaire de l'ensemble du comportement. Cela revient à dire qu'on peut déceler, même au début d'un désordre psychologique, les fonctions restitutionnelles et réorganisatrices de la maladie et de ses symptômes (chap. 1). Il suffit de songer à ce propos au temps, aux efforts, à la concentration et à l'ingéniosité que consacre l'obsédé aux rituels, manies, phobies et autres symptômes de cet ordre. Or, on a besoin d'un système d'« organisation » des symptômes si manifestement destructeur seulement lorsque les trois autres systèmes divergent au point d'exclure toute possibilité de les fondre par des moyens rationnels en un tout, ne serait-ce que modérément cohérent. Considérons à présent cette propriété des axes organisateurs du comportement anormal que j'ai qualifié jadis de ausge-gliedert (par opposition à Veingebettet50 des axes organisateurs du comportement normal) (109, 110). Or, la névrose et la psychose représentent une réorganisation dédifférenciée et appauvrie du comportement sous une forme qui tend à réaliser un compromis entre les trois autres systèmes d'organisation et, qui pis est, un compromis qui ne vise qu'à maintenir le statu quo affectif. Par conséquent, les axes névrotiques tels qu'ils sont reflétés par exemple dans les symptômes sont, dans la plupart des cas, extrêmement spectaculaires sans pour autant être particulièrement

faciles

à

comprendre.

De

plus,

leur

qualité

spectaculaire est souvent de nature assez particulière : elle découle de l'anormalité de leur contexte. Par exemple, dans certains cas de régression grave, les axes biologiques organisent d'une façon voyante jusqu'aux éléments de comportement d'origine purement culturelle.

Dans d'autres cas, si les axes névrotiques d'organisation sont si voyants, c'est parce qu'ils sont violemment surimposés aux trois autres systèmes d'axes d'organisation. Ils nous surprennent donc, comme nous surprendrait un caissier de banque qui trierait et rangerait ses billets selon un ordre (purement hypothétique) de valeur croissante, fondé sur son plus ou moins de sympathie à l'égard des personnages représentés sur les billets, ou un bibliothécaire qui ordonnerait des livres selon la longueur d'onde de la couleur des reliures 2. C'est cette caractéristique des axes névrotiques organisateurs du comportement qui confère au com])ortement « le l'individu anormal cette fausse opacité dont j'ai traité ailleurs (109). Pour le psychiatre, le plus difficile sera de reconnaître d'emblée à quel système d'axes telle configuration de comportement doit être assignée. Si une jeune fille catholique mariée civilement — et seulement civilement — avec un jeune protestant devient névrotique et s'imagine être une prostituée, on admettra aisément que son conflit est en partie lié à des problèmes sexuels au sens biologique du mot. Si elle invoque aussi les préceptes malernels ayant trait à 1" « immoralité », on jugera qu'inlervieiit l'axe des habitudes. Knfin, l'axe culturel de l'organisation du comportement paraît également impliqué dans la mesure où la cérémonie du mariage est une pratique éminemment culturelle. On peut donc considérer les fantasmes de prostitution et les comportements séducteurs éventuels de cette femme névrotique iqm sont d'ailleurs contrebalancés par l'angoisse et la dépression) comme une tentative désespérée pour organiser en 1111 tout — en un tout névrotique — trois univers du discours mutuellement incompatibles. Or, en dépit des implications évidentes des théories freudiennes, on persiste à accorder trop d'importance aux effets désorganisateurs d un conflit et trop peu à ses effets organisateurs. La maladie est une tentative frénétique et inappropriée de réorganisation, et non avant

toul de désintégration et de désorganisation, et cela même lorsque cette réorganisation s'opère aux dépens du Moi (dont en fait elle entraîne la désorganisation) et qui devra désormais apprendre à ménager la chèvre et le chou, c'est-à-dire à conjoindre des éléments totalement incompatibles. Dans la maladie psychique, le monde extérieur est structuré aux dépens de la structure du Moi ; le fonctionnement de l'organisme total est maintenu aux dépens des fonctions du Moi : on réalise une compatibilité affective entre le monde et l'organisme aux dépens de la compatibilité réaliste et logique. Tel est. selon moi. la véritable définition de la maladie psychologique. Il va sans dire que, pendant la séance psychothérapeutique, on doit s'interdire de penser en fonction de ces axes ou catégories de même (pie l'on doit s interdire de songer à tout autre concept théorique quel qu'il soit, y compris le Ça. le Moi et le Sur-Moi. Notre seule tâche, au cours de la séance psychothérapeutique, est de traiter le patient 1 1 11). Tout psychanalyste qui méconnaît cette règle risque fort de voir son patient réagir à ces préoccupations conceptuelles

par

des

résistances

diverses.

L

intérêt

extra-

thérapeutique de l'analvste envers la culture d'origine de son patient peut également provoquer de fortes résistances ; conscient de cet intérêt extra-thérapeutique, le patient amérindien peut tenter de transformer la séance analytique en une enquête ethnologique. Par contre, l'analyste qui, en dehors des séances, soumet à un examen critique les matériaux recueillis dans la journée obtiendra souvent des aperçus féconds aussi bien sur le plan de la validité scientifique que sur celui de l'efficacité thérapeutique (103). De même si, durant la séance, le psychothérapeute s'intéresse de manière obsessionnelle aux problèmes théoriques et aux conceptualisations, le patient s'efforcera de transformer la séance analytique en un débat sur la théorie. Un de mes patients avait été traité précédemment par un psychanalyste qui consacrait apparemment plus de temps à réfléchir

aux formulations théoriques qu'à écouter ses patients. Lorsque je me rendis compte qu'au lieu de produire du matériel analytique ce patient passait le plus clair de son temps à discuter les concepts de la psychanalyse, je lui dis : « Monsieur X, maintenant que vous vous êtes classé premier en psychanalyse, je pense, histoire de changer un peu,

que

vous

pourriez

reprendre

votre

place

sur

le

divan

analytique. » Cette interprétation se révéla efficace ; de plus, le patient parut apprécier le fait que — enfin ! — quelqu'un cherchait à analyser non plus le complexe d'Œdipe en tant que tel, mais ses propres problèmes œdipiens, au demeurant fort graves et bien réels.

Vicissitudes de la culture dans la maladie psychologique Le sort fait à la culture et aux matériaux culturels dans les différentes formes névrotiques et psychotiques d'organisation du comportement est d'un intérêt primordial non seulement pour l'ethnopsychiatre, mais aussi pour le psychiatre qui travaille dans une clinique ordinaire. L'organisation biologique du patient individuel n'est jamais parfaitement connue et même la psychanalyse la plus exhaustive ne saurait saisir la totalité de l'expérience en tant que source d'habitudes et de symptômes. Par contre, on peut établir avec certitude qu'une société donnée est monogame ou polygame et le rôle qu'y joue la

charité, l'honnêteté, la

véracité, le succès

économique ou le préjugé religieux. Pour savoir — ou pour découvrir. — cela, il suffit, en effet, de penser de manière réaliste. C'est pourquoi

le

sort

des

matériaux

culturels

dans

la

maladie

psychologique est singulièrement révélateur de l'état réel du patient. Aussi la formulation de ces vicissitudes fournit-elle le seul point de départ valable pour l'élaboration d'une psychiatrie authentiquement métaculturelle

51 et

méta-ethnographique,

fondée

sur

une

compréhension réelle de la nature et de la fonction généralisée de la Culture en soi, telle qu'elle est vécue partout par les individus

normaux et par divers types de patients psychiatriques. La pratique de la psychothérapie métaculturelle exige de l'analyste une neutralité culturelle analogue à cette neutralité affective qu'on attend de lui dans la situation analytique à l'égard de ses propres besoins infantiles et névrotiques résiduels. L'être humain — qu'il soit un patient psychiatrique ou un candidat analyste particulièrement « normal » — vit et manipule les matériaux culturels de cinq manières spécifiques : 1. Normalité

Les matériaux culturels peuvent être utilisés et vécus d'une manière qui est « à jour », c'est-à-dire en synchronie avec le présent et en accord avec la réalité ; je qualifie cette forme d'utili-satiop à'hygiognomonique,

c'est-à-dire

caractéristique

de

la

santé

psychologique. La culture est reconnue et vécue en tant que réalité originellement

extrapsychique,

intériorisée

par

la

suite.

Ma

conception de la culture en tant que réalité fondamentalement extérieure ne corrobore en rien celle qui fait de la culture une réalité indépendante de, et totalement extérieure à l'homme (275, 459). Je me réfère là à un simple fait empirique : chaque individu est « enculturé » par d'autres qui l'incitent à se conformer aux normes culturelles. Cette conscience qu'a l'individu normal de ce que la culture est quelque chose qui s'apprend d'abord et qui s'intériorise ensuite ressort indirectement du fait qu'à l'issue d'une analyse réussie, le patient prend conscience des origines extra-psychiques de son Sur-Moi ; la chose est d'observation courante en pratique clinique. Une autre caractéristique de l'individu normal est sa capacité de comprendre et de vivre la culture comme système qui structure l'espace vital de l'homme en définissant les manières « appropriées » de percevoir, d'évaluer et de vivre la réalité, tant naturelle (144) que sociale (chap. xvi). En outre, la culture non seulement confère signification et valeur aux composantes de cet espace vital, mais

impose le mode de structuration de ces composantes en un tout signifiant. En somme, le sujet normal manipule et vit les items culturels en fonction des significations et des valeurs compatibles avec la réalité sociale contemporaine, d'une part, et son statut véritable et son âge chronologique, de l'autre. S'il se trouve être un Américain du xxe siècle, il ne croira pas à la monarchie de droit divin et ne soupçonnera pas l'Angleterre de méditer la reconquête des États-Unis. Il sera capable d'admettre que son patron est plus au fait de certains problèmes que lui, sans voir forcément en lui, pour cette raison, un représentant de Dieu ou une imago du père — ou les deux. Enfin, point n'est besoin d'ajouter que l'acceptation passive et non critique de la culture manifestement déréistique et malsaine dans laquelle on se trouve vivre n'est pas un critère de santé mentale et d'adaptation de type adulte, mais un signe de passivité pathologique et de dépendance (chap. i). L'individu normal se contente de reconnaître la réalité objective de la société malade où il lui faut vivre, sans pour autant l'introjecter aveuglément (81). Il cherchera plutôt à survivre assez longtemps pour infléchir cette réalité culturelle dans le sens d'une rationalité accrue et d'une efficacité plus grande sur le plan humain. 2. Immaturité

Une adaptation anachronique à la culture caractérise les individus en état d'immaturité ou de régression sociale ou personnelle qui, en principe tout au moins, peuvent par ailleurs ne présenter aucune autre forme de névrose. Il s'agit d'individus qui reconnaissent et vivent la culture en tant que telle, c'est-à-dire comme quelque chose d'externe qui a été intériorisé, mais qui vivent et manipulent simultanément

les

items

culturels

de

manière

doublement

anachronique. a) Il y a anachronisme social lorsque le sujet donne aux items culturels des significations qui ne sont plus les leurs dans la réalité

contemporaine. Dans l'optique de l'histoire de la culture, cet anachronisme

se

manifeste

de

façon

caractéristique

par

une

« hystérèse culturelle » : le sujet se cramponne à l'idéologie culturelle qui avait cours au temps de son enfance ou même plus anciennement encore. Il croira, par exemple, à la monarchie de droit divin, regrettera et exaltera le « bon vieux temps » et ainsi de suite. Son anachronisme social est généralement ancré dans une immaturité et (ou) une régression personnelle. Pareil aux Bourbons, il n'apprend ni n'oublie jamais rien. b) Il y a anachronisme personnel lorsque le sujet charge les items culturels de significations qui ne correspondent à, ni ne sont compatibles avec, son âge et son statut véritables. Ces individus n'arrivent pas à croire qu'ils sont des adultes, mariés et pères de famille « pour de vrai », ni que leurs rôles, obligations et droits sociaux réels sont autre chose qu'un comportement ludique : « du faire semblant ». Ils font de leur employeur une figure paternelle et l'appréhendent comme l'enfant appréhende l'adulte. Ils demeurent toutefois convaincus que tous les autres adultes sont de véritables « grandes personnes », alors qu'ils sont, eux, encore des enfants, et accueillent, soit avec angoisse, soit avec surprise et soulagement, la révélation que les autres adultes conservent eux aussi des zones d'infantilisme et doutent même par moments de leur propre maturité. Afin de préserver la structure affective et l'équilibre de l'enfance ou de l'adolescence, ils font violence à la réalité objective —ils la déforment de manière à perpétuer et justifier leur équilibre affectif infantile. Dans la situation thérapeutique, les patients appartenant à l'une ou l'autre de ces catégories établissent rapidement un rapport de transfert de type parental, qui se manifeste parfois d'abord sous forme d'exigences sexuelles, lesquelles se révèlent pseudo-sexuelles de par leur nature infantile, polymorphe-perverse, ambivalente et irréaliste. Lorsque ce transfert sexuel — qui n'est, en réalité, qu'une

résistance visant à détruire et à dégrader l'analyse en la transformant en un jeu sexuel immature — fait l'objet d'une interprétation, il cède rapidement la place à des exigences de type prégénital. Cette évolution peut d'ailleurs survenir même si l'analyste reste silencieux et ne propose aucune interprétation quelle qu'elle soit. 3. Névrose

périmée, ni même de celle qu'il aurait pour un enfant dont le développement

a

été

normal52 ;

cette

nouvelle

signification

procédera ordinairement d'une réinterprétation d'un trait appartenant à un niveau donné en termes d'un autre ; par exemple, de la réinterprétation d'un trait génital en termes oraux. On trouvera un exemple clinique de ce genre de transposition dans le chapitre xv. Les réactions transférentielles de ces patients sont non seulement anachroniques et infantiles ; elles déforment aussi systématiquement le comportement de l'analyste et cela déjà au niveau perceptuel. La structure de ces distorsions est fonction des besoins névrotiques du patient. Ainsi des exigences sexuelles — ou plutôt pseudo-sexuelles — envers l'analyste peuvent d'emblée se compliquer par l'intrusion d'éléments paranoïdes : le patient peut, par exemple, accuser l'analyste d'avoir cherché à le séduire ou à le mettre à l'épreuve 53. D'ordinaire, le transfert est non seulement fondé sur une grave déformation de la perception ; il est aussi fort incohérent en partie parce que surchargé d'ambivalences et en

partie

à

cause

de

l'intrusion

d'éléments

transférentiels

mutuellement contradictoires, provenant de différents stades du développement psychosexuel, qui interviennent simultanément dans toutes réactions de transfert : c'est le cas, par exemple, lorsque les exigences « sexuelles » se compliquent d'emblée d'accusations de comportement séducteur.

4. Psychose

Le psychotique déculture la culture au point qu'elle cesse d'exister pour — ou d'être vécue par — lui en tant que telle. Les traits culturels continuent d'être utilisés — mais de manière purement subjective et presque sans rapport avec leur contexte social normal. Ils sont devenus, au sens même où l'entend Merton (339), des rituels vides, qui ont perdu leur étroite connexité fonctionnelle avec les schémas moyens-fins et avec les systèmes de valeur de la culture. Dans les cas de

régression

psychotique

extrêmes,

lorsque

le

principal

axe

organisateur du comportement se trouve être précisément celui de la maladie, les traits culturels cessent complètement d'être utilisés en tant que matériaux culturels, lesquels impliquent automatiquement le sentiment d'une expérience commune ou partagée. Désormais, ils sont utilisés non plus en tant que culture, mais sous forme purement autistique, sans référence au contexte culturel qui leur donne leur signification culturelle. Ils sont dégradés, déculturés au point de devenir de simples moyens ou voies d'expression des besoins psychotiques. Pour le psychotique, une chaise deviendra, par exemple, un trône, tant dans le sens ordinaire du mot, que dans celui où les enfants parlent du trône (des w.-c.) ; de même, la table deviendra un autel, le lit, un chevalet de torture, la porte, une machine infernale et ainsi de suite (chap. iv). La façon dont le schizophrène en état de régression grave utilise le discours illustre particulièrement bien ce processus. Ce n'est qu'en apparence que le discours du schizophrène —■ la salade de mots — est complexe et diversifié. Aussi bien, n'y a-t-il plus discours proprement dit, car il ne s'agit plus de communication entre individus, mais d'une simple expression du « soi-même ». En outre, cela même que le schizophrène cherche à « exprimer » n'est le plus souvent pas verbalisable, car les pulsions qu'il exprime sont organisées en fonction d'axes non culturels, donc non verbaux. Les mots sont utilisés uniquement en tant que vocalisations affectives — moyens

d'exprimer

des

besoins

instinctuels

subverbaux

54.

Le

« raisonnement » ne sert qu'à traduire les exigences irrationnelles du Sur-Moi. En somme, les matériaux culturels continuent à être utilisés, mais à des fins non culturelles. Elles subissent une perte de fonction et une dégradation, analogue à celle qui affecterait un scalpel dont on se servirait pour commettre un meurtre (chap. xvi). Pour le psychotique, les individus ne sont pas des personnes totales, douées d'une réalité et d'une existence indépendante ; ils ne sont plus que des objets partiels, les acteurs d'un théâtre d'ombres. Ils ne sont que les véhicules de significations extérieures à leur personnalité véritable — les symboles de quelque chose qui existe à l'intérieur du patient lui-même. Aussi, pour pouvoir préserver son équilibre affectif, pathologique et rigide, il lui faudra abolir la réalité culturelle des êtres humains en tant qu'élément culturel et la transformer en quelque chose de non culturel... Celui dont l'équilibre affectif pathologique exige, par exemple, que la sexualité n'existe pas cessera de considérer les hommes comme des hommes et les femmes comme des femmes. Celui dont les besoins paranoïdes exigent que le monde entier le persécute verra dans la moindre démarche envers lui, même la plus anodine, la plus banale, une menace grave — et d'autant plus grave qu'elle est plus banale, car c'est cette banalité même qui compromet le seul équilibre qui lui reste encore : son organisation affective, pathologique et rigide. C'est sans doute pour cette raison qu'une patiente refusait de croire le docteur Fromm-Reichmann lors que cette dernière lui disait « qu'elle l'acceptait telle qu'elle était ». En effet, la patiente s'obstinait à affirmer non sans semblance de raison que les efforts thérapeutiques du docteur Fromm-Reichmann visaient précisément à la changer (214). Lorsque tel est le cas, le patient est d'ordinaire incapable d'établir par ses propres moyens une véritable relation de transfert. La clef de voûte de tout l'édifice psychotique est son caractère privé, qui n'est

autre qu'une manifestation extrême de ce que j'ai désigné par le terme de « négativisme social » (chap. m). Aussi, dans les premiers stades de l'analyse, le psychanalyste doit-il s'efforcer de dépouiller ces structures de leur caractère privé ; pour cela, il lui faudra s'insinuer dans l'édifice psychotique, s'y ménager une place et participer même à son élaboration. Métaphoriquement parlant, le patient doit d'abord apprendre à vivre sa psychose comme une sorte de folie à deux, avant que l'analyste puisse partiellement neutraliser l'édifice psychotique en le dépouillant subrepticement de son caractère totalement « privé ». La tâche est malaisée car le psychotique ne fait pas de prosélytisme mais réalisable néanmoins. C'est seulement lorsqu'il aura mené à bien cette neutralisation partielle

du

entièrement psychanalyste

système « privé » doit

de

psychotique

qui

(« socialement nouveau

cesse

désormais

négativiste »),

prendre

ses

d'être

que

distances,

le son

« extériorité », et au lieu de partager la psychose de son patient en une sorte de folie à deux, en devenir l'objet — devenir, dirons-nous, « la psychose de son patient » — à travers l'établissement de la relation de transfert fondée sur, et enracinée dans, une constante confrontation avec la réalité, ce qui entraîne une réinsertion culturelle progressive du patient. L'axiome qui pose l'impossibilité d'abolir une psychose sans en détruire d'abord le caractère privé signifie simplement que la restauration d'une relation objectale, qu'elle qu'en soit la nature, doit toujours précéder la cure. Le patient doit être partiellement re-socialisé, ou du moins re-grégairisé, avant que d'être ré-inséré dans sa culture. Cette conception s'accorde avec ce que l'on sait du besoin qu'à l'enfant d'établir une relation solide avec ses parents avant de pouvoir les accepter comme « médiateurs de culture » — ce qui leur permettra de fonctionner comme tels à son égard (120).

5. La psychopathie

Elle est caractérisée par une vicissitude très particulière et très complexe

de

la

culture.

Alors

que

le

négativisme

social

du

psychotique l'amène seulement à répudier la culture en soi, le psychopathe, lui, fait dans un certain sens une guerre systématique et provocatrice à la culture (58). Toutefois, contrairement à l'opinion communément reçue, je maintiens que le psychopathe ne lutte pas contre la culture en donnant libre cours à ses instincts, mais au moyen de formations réactionnelles dirigées à la fois contre ses instincts et contre les sublimations que sa culture lui propose. C'est pourquoi au terme « psychopathe, proie de ses instincts », j'ai substitué celui de « psychopathe, proie de ses défenses » (chap. vu). J'ai également indiqué que, différent en cela de l'individu immature ou du schizophrène en état de régression, le psychopathe ne se conduit pas de manière réellement infantile et ne cherche pas à reconquérir le « jardin d'Eden » instinctuel (3g5) de sa première enfance. Loin de se conformer à un modèle de comportement adulte défini en termes réalistes, il s'efforce de jouer (act out) le rôle de l'adulte, tel que l'enfant le conçoit. Je note, en particulier, que le psychopathe modèle son comportement sur une conception du comportement adulte (118) que l'on rencontre chez les enfants frustrés qui, à la suite de traumatismes

particulièrement

brutaux

liés

au

sevrage

ou

à

l'apprentissage des contrôles sphinctériens, délèguent leur propre omnipotence à l'adulte frustrant. A ce stade du développement du sens de la réalité, l'enfant conçoit l'état d'adulte comme un nouvel avatar du paradis instinctuel infantile et définit les adultes comme des autocrates impulsifs et autistiques aux réactions imprévisibles, entièrement gouvernés par leurs instincts. Ces adultes, il peut seulement espérer se les concilier ou parvenir à les manœuvrer de manière à en tirer certains avantages. C'est cette conception infantile du comportement adulte que le psychopathe cherche à actualiser (act out) dans sa propre conduite (118). Il est pleinement conscient

de l'origine externe et de la réalité de la culture, mais ne parvient pas à l'intérioriser suffisamment. Si, intellectuellement, il comprend les valeurs et les significations qui s'attachent aux items culturels, affectivement il ne parvient pas à réagir à ces mêmes valeurs et significations. En fait, le psychopathe est souvent un spécialiste en l'art d'exploiter l'attachement d'autrui envers les valeurs culturelles. Son « habileté » prédatrice est la conséquence d'une tendance à aborder à des fins de manipulation et de manière froidement cynique et intéressée ce que d'autres chérissent le plus. Le véritable psychopathe ne se contente pas de séduire les femmes seules, « histoire de rire », ou de cambrioler leur maison. Il exploite leurs espoirs matrimoniaux (le mariage étant une valeur culturelle) afin de mieux les escroquer (l'argent ayant également une valeur culturelle). C'est un chevalier d'industrie fort persuasif qui souvent réussit précisément parce qu'il exploite l'attachement de ses victimes aux valeurs culturelles fondamentales. Un exemple fictif me permettra de clarifier ce point. Le voleur faible d'esprit qui dérobe à une femme son alliance ne se rend pas compte qu'elle attache à ce bijou un prix qui est sans commune mesure avec la valeur réelle de l'objet. Aussi se contentera-t-il de fondre la bague pour vendre l'or au poids. Par contre, le psychopathe est parfaitement conscient de la « plus-value sentimentale » qu'a l'objet pour sa propriétaire. Au lieu de le fondre, il cherchera donc à extorquer à sa victime une rançon dont il calculera le montant d'après la valeur réelle de l'or, mais aussi et surtout d'après la valeur sentimentale de l'anneau pour sa propriétaire — pour la « poire ». Bref, le psychopathe se voit comme un « réaliste » dans un monde peuplé de « poires ». C'est dans ce sens seulement que

l'on

peut

définir

la

psycho-pathie

comme

une

« folie

sémantique ». Dans la plupart des cas, cette « folie sémantique » du psychopathe

n'est

qu'un

scotome

affectif.

Il

est

incapable

d'intérioriser certaines significations et valeurs culturelles qu'il « connaît » cependant aussi bien que quiconque et ne peut, par conséquent, éprouver d'empathie véritable envers les allégeances

culturelles des gens normaux. Il est, par contre, expert dans l'art de tirer des avantages prédateurs de l'attachement des autres envers ces valeurs culturelles. Ces considérations expliquent pourquoi le psychopathe est incapable — sauf en des circonstances très particulières — d'établir une véritable relation de transfert. Pour cette raison, je pense qu'au stade initial d'une psychanalyse, on peut essayer de battre le psychopathe sur son propre terrain, de manière à l'obliger à cesser de jouer l'adulte tout-puissant et sans scrupules, tel que le conçoit l'enfant frustré, et d'accepter en échange le rôle complémentaire

de

l'enfant

frustré,

livré

à

la

merci

du

psychothérapeute « psychopathe ». Dans la version originale de ce passage (1953), je proposais cette technique uniquement en tant que possibilité théorique, car, à l'époque,

je

n'avais

pas

encore

eu

l'occasion

d'analyser

des

psychopathes. J'admettais donc d'emblée que cette méthode pouvait elle aussi échouer dans la pratique comme avaient échoué tant d'autres méthodes de traitement des psychopathes qui, tout en étant théoriquement plausibles, s'étaient révélées inefficaces à l'usage. Je puis maintenant préciser qu'ayant mis à l'épreuve cette méthode dans le traitement de deux patients psychopathes par certains côtés, j'ai obtenu des résultats relativement satisfaisants. Les remarques ci-dessus comportent d'importantes implications diagnostiques : la manière dont le patient manipule les matériaux culturels est nécessairement indicative de son immaturité, de sa névrose, de sa psychose ou de sa psycho-pathie. Cette constatation affecte à son tour tant le prognostic que la procédure thérapeutique à adopter. De plus, bien que je n'aie décrit plus haut que le stade initial du transfert et le modèle initial de la manipulation des matériaux culturels, on peut utiliser les mêmes critères diagnostiques aussi dans les autres stades de la thérapie psychanalytique. Précisément parce qu'en cours d'analyse le patient passe par des phases alternées d'amélioration et de rechute, il est particulièrement souhaitable de

procéder à une réévaluation constante de son statut diagnostique à travers une analyse de la manière dont il manipule et vit les matériaux culturels. C'est cette aire que l'ethnopsychiatre doit explorer le plus minutieusement. L'ethnopsychiatre n'est pas un accessoire de luxe, qui, par sa seule présence, proclame qu'un hôpital ou une faculté de médecine est assez riche ou assez éclairé pour requérir ses services. Son intervention est indispensable dans tout travail diagnostique, car sa formation spécifique le rend capable de juger de la normalité ou de l'anormalité culturelle des manipulations et ré-interprétations que le patient fait subir aux matériaux culturels et de la façon dont il les utilise. Or, comme je l'ai montré, cela constitue une démarche diagnostique particulièrement délicate et subtile (chap. i et xm). Le rôle de l'ethnopsychiatre est tout aussi important dans le domaine proprement thérapeutique : j'ai parlé plus haut de la neutralité culturelle qui seule permet d'apprécier le sens véritable dont est chargé un trait culturel donné dans la société contemporaine et dans le sous-groupe auquel le patient appartient. Cette neutralité peut, parfois, être acquise sans aide extérieure ; mais c'est là une façon difficile et bien peu économique de procéder. Il est plus facile d'avoir à portée de main quelqu'un pour qui le smoking n'est pas plus « naturel » que les peintures du corps du guerrier primitif, et l'anneau de mariage un indice plus probant de félicité conjugale que les cheveux rasés. Même d'un point de vue platement pratique, il est évident que le psychiatre ordinaire n'a pas le temps d'approfondir les particularités culturelles de tous ceux qu'il lui faut traiter : bougnat, paysan basbreton, ouvrier portugais ou politicien corse. L'ethnopsychiatrie est là pour cela. Mais, outre ce genre de services, celui-ci a encore une autre tâche à remplir, une tâche dont nous commençons à peine à prendre

véritablement

conscience :

celle

de

mettre

au

point

l'enseignement et la pratique d'une psychothérapie culturellement

neutre, c'est-à-dire comparable à la psychothérapie psychanalytique qui est affectivement neutre. Seule l'élaboration d'un système psychothérapeutique

répondant

à

ces

critères

permettra

au

psychiatre parisien de traiter avec autant d'efficacité une marquise française, un chasseur de phoques eskimo et un paysan d'Afrique noire. Bref, on a surtout besoin d'un système de psychothérapie qui reposerait non pas sur le contenu d'une culture particulière — comme celle décrite dans mon livre Rêve et Réalité (103), laquelle était fondée sur le contenu spécifique de la culture des Indiens « loup55 » —, mais sur une appréhension correcte de la nature de la Culture en tant que telle : sur une compréhension du sens des catégories culturelles dont les sociologues et ethnologues de l'école française de Durkheim et de Mauss ont depuis longtemps établi

qu'elles

fondamentales

étaient de

la

identiques

pensée

aux

humaine.

grandes Cette

catégories

psychothérapie

culturellement neutre — psychothérapie métaculturelle — est encore en devenir. Tel est le but que pour ma part je me suis fixé et à la poursuite duquel je me suis presque exclusivement consacré depuis des années — but fort lointain encore mais qui, malgré bien des faux départs et des fourvoiements, ne cesse de me requérir.

Chapitre III. Négativisme social et psychopathologie criminelle

(1940) Je me propose de formuler une théorie du négativisme social fondée essentiellement sur l'analyse sociologique du comportement délinquant ou criminel chez le névrosé ou le psychotique. J'exclus de cette analyse les délinquants oligophrènes et ceux atteints de psychose d'origine organique. Quant aux individus présentant une « personnalité psychopathique » ou une « névrose caractérielle », ils sont inclus dans le groupe névrotique et psychotique, le concept de personnalité psychopathique étant dénué de signification du point de vue sociologique (81). Pour le spécialiste en sciences humaines, ces types de personnalité appartiennent à deux catégories distinctes : Le premier groupe, sans doute aussi le plus important, est composé d'individus qui, à certains égards, sont plus réalistes que leur milieu social dont ils refusent consciemment ou inconsciemment les erreurs d'appréciation et incohérences. Les individus de ce groupe sont capables de s'adapter à un milieu qui leur convient mieux, comme le prouve l'évolution de certains beachcombers ou squawmen — ces déracinés qui, fuyant la civilisation du xixe siècle, se sont établis dans les pays tropicaux ou dans une tribu indienne, et ont épousé des femmes indigènes. Le second groupe comprend les névrosés ou psychotiques en puissance chez qui la transplantation dans un milieu moins favorable peut déclencher une maladie psychologique latente. L'incidence élevée des névroses et psychoses parmi les migrants et, d'une manière générale, parmi les individus à forte mobilité sociale est, dans ce contexte, significative (179). Aussi ai-je inclus ce second

sous-type dans cette étude, en le nommant simplement : délinquant névrotique ou psychotique. Par souci de brièveté, j'ai nommé le névrosé ou psychotique qui

présente

un

comportement

délinquant

ou

criminel,

un

« délinquant déficient » en insistant sur l'ordre des mots. Le problème nodal de la psychopathologie criminelle est celui de la position du déficient délinquant dans la série qui va de l'individu dit « normal » au violent en quête d'une idéologie justificative parfois psychotique. Le concept de la psychopathologie criminelle repose sur deux postulats : 1. Le comportement criminel est symptomatique d'un conflit, et, comme tout symptôme, comporte un « bénéfice névrotique » dans la mesure où il apaise l'angoisse que suscite ce conflit. Du point de vue pragmatique et social, ces bénéfices névrotiques sont soumis à la loi du rendement décroissant (chap. i). 2. Il y a relation fonctionnelle entre le type de crime commis et la nature du conflit. Dans bien des cas, l'angoisse engendrée par un conflit donné ne peut être apaisée que par l'-accomplis-sement d'un acte criminel d'un type particulier. Les actions criminelles d'une espèce différente sont non seulement incapables de soulager cette forme d'angoisse, mais peuvent même l'exacerber au point de la rendre intolérable. Il suffit de songer à ce propos au mépris qu'ont certains criminels pour les auteurs de crimes « méprisables » par exemple, à ce groupe de gangsters américains qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, s'attaquaient avec brutalité aux criminels dont les agissements étaient nuisibles à l'effort de guerre de la nation. Le

second

postulat

explique

pourquoi

certains

délinquants

déficients, de même que certains criminels soi-disant non déficients, limitent leur comportement criminel à un ou à plusieurs types de

crimes

exécutés

d'une

manière

à

la

fois

systématique

et

caractéristique. Le comportement type d'un criminel donné constitue donc, en quelque sorte, son cachet ou sa « marque déposée » ; il porte l'empreinte de sa personnalité autant que le ferait un poème écrit par lui. Cette analogie est loin d'être superficielle. Les conditions extrêmes du « travail criminel » sont en effet à peine plus limitatives que ne l'est, pour l'artiste, la nature de ses matériaux, et, pour l'écrivain, la structure grammaticale du langage (135). A l'appui de cette analogie, j'invoquerais non seulement la création de mots nouveaux par Lewis Caroll et James Joyce, mais aussi le fait que Thomas De Quincey considère le meurtre comme l'un des beaux-arts (74)La pratique criminologique reconnaît et implicitement exploite ces régularités dans le comportement de criminels avérés. Lorsqu'un certain type de crime est commis, on élimine, en effet, a priori, de la liste des suspects tous ceux dont on sait pertinemment qu'ils ne s'adonnent pas à ce genre particulier d'activité criminelle. Bref, le crime, comme les autres activités sociales, présente un certain nombre de régularités directement observables qui permettent d'énoncer des prévisions vérifiables expérimentalement. L'utilité pratique de ces prises de conscience du modus operandi du criminel prouve par ailleurs la validité de mes postulats. En termes logiques, mon second postulat est donc, techniquement parlant, un schéma conceptuel qui facilite la compréhension et la manipulation des phénomènes auxquels il se rapporte. Le problème que doit à présent résoudre le psychosociologue est celui du diagnostic d'une déficience chez le délinquant, problème qui soulève immédiatement celui, particulièrement ardu, du normal et de l'anormal (chap. i), car, pour des raisons qu'il nous reste à préciser, ni l'acte criminel en lui-même ni la technique utilisée pour l'accomplir ne constituent des indices diagnostiques sûrs *.

Le comportement névrotique ou psychotique, qu'il faut se garder de confondre avec la maladie psychologique en tant que telle, est partiellement définissable en termes des normes culturelles dont, par définition, il s'écarte. Tel comportement qui, dans notre culture, est preuve manifeste de psychose (définie ici simplement comme une déviation) peut fort bien, dans une autre, représenter une forme de comportement socialement standardisé susceptible d'être provoqué chez

n'importe

quel

individu

« bien

adapté »

en

certaines

circonstances déterminées socialement, et il peut même constituer un préalable

essentiel

à

toute

approbation

sociale

(35).

Malheureusement, la définition culturelle du normal et de l'anormal (457) — même au niveau du simple comportement — rend extrêmement difficile la tâche de diagnostiquer l'élément de déviance qui intervient dans l'acte criminel du délinquant déficient. Mais s'il n'existe

aucun

manuel

d'étiquette

à

l'usage

du

criminel

« convenable », le caractère déviant d'un crime n'en est pas moins toujours obscurément ressenti. En effet, lorsque autrefois les journaux anglais st19matisaient un crime « d'une nature particulièrement révoltante et contraire aux mœurs anglaises », ou lorsque la police américaine attribue d'emblée un crime donné à un ressortissant d'une nation donnée, cela signifie seulement que quelque chose, dans le crime

en

question,

a

frappé

l'observateur

comme

étant

si

« étranger », si « incorrect » et peut-être même si « fou » qu'il se trouve dans l'impossibilité de le comprendre par empathie. Notons que, dans ce contexte, le terme d'empathie a trait surtout à un facteur essentiellement socio-culturel. Ainsi, fort de sa tradition « western », un Américain sera moins scandalisé par la pratique indienne de scalper un ennemi que par la coutume abyssinienne de faire un trophée non pas du scalp mais des organes génitaux, encore que la pratique indienne ne soit pas foncièrement moins horrible que la pratique abyssinienne. La raison en est que rien dans sa culture ne prépare l'Américain à faire preuve d'empathie à l'égard de la coutume abyssinienne.

En somme, malgré d'obscures « intuitions » parfois validées par les données ultérieures, le diagnostic d'une déficience chez un délinquant doit être établi en dehors de toute référence à la nature du crime ou même au fait qu'un crime a été commis. En effet, bien que le crime du délinquant déficient soit fonctionnellement lié à la nature de sa névrose ou de sa psychose, dans le cas de sujets présentant une « personnalité psychopathique », seul peut être déviant le modèle d'ensemble

du

comportement,

mais

non

ses

« constituants

moléculaires ». Dans les cas de ce genre, le diagnostic d'une psychose latente est excessivement difficile à poser aussi longtemps qu'en dépit de professions de foi en une perspective dynamique, on demeure

secrètement

attaché

à

l'esprit

catégoriseur

des

psychodiagnostics de type néo-kraepélinien — qui ont pour unique avantage de permettre d'élégantes études statistiques d'étiquettes diagnostiques isolées. Ma

tâche

principale

sera

donc

l'analyse

du

terme :

« comportement déviant ». D'ordinaire, la névrose et la psychose deviennent observables

lorsque le comportement de l'individu

commence à s'écarter non seulement de son propre comportement antérieur (« début de sa maladie actuelle ») mais aussi des normes sociales. La nature du problème s'obscurcit seulement lorsqu'en pratique clinique on en vient à soupçonner que la névrose ou la psychose existait longtemps avant qu'elle n'ait commencé à influer sur le comportement de manière tant soit peu observable. Cette difficulté

est

prévisible,

l'observation

des

différences

(la

discrimination) étant, dans la plupart des cas, plus facile que celle des similitudes (l'induction). Or, la psychopathologie néglige trop souvent l'un des problèmes fondamentaux qui tient à la nature d'une preuve causale. Si nous prenons A pour norme, nous devons être capables d'expliquer non seulement pourquoi B diffère de A, mais aussi pourquoi C est similaire à A. En psychiatrie, il ne suffit pas d'expliquer pourquoi Jean Dupont

est devenu psychotique si l'on ne peut expliquer concurremment pourquoi Jacques Durand, assailli de problèmes et de conflits analogues, n'est devenu, quant à lui, ni antisocial, ni psychotique. Et l'on ne peut escamoter ce problème au moyen de mots magiques tels que

« constitution »,

« environnement »

et

autres.

La

série :

chirurgien, anatomiste, boucher, assassin, meurtrier-fou, constitue un seul et même continuum et doit être analysée comme tel. C'est là que les difficultés surgissent. La société moderne voit avec raison dans l'anatomiste un type de personnalité hautement sublimé. Le Moyen Age, en revanche, le tenait pour un vampire — et probablement un vampire fou. Or la chirurgie, l'anatomie, et... la folie homicide étant, tout compte fait, pour l'individu autant de manières différentes d'assumer son agressivité, le problème de la sublimation ne saurait être réduit à celui de déterminer si une manifestation spécifique d'agressivité est ou n'est pas socialement acceptable. Il ne suffit vraiment pas d'appeler sublimation tout comportement socialement acceptable, et symptôme

tout

comportement

socialement

inacceptable.

C'est

pourtant bien ainsi que nombre d' « experts » raisonnent à longueur de journée. Trop de psychanalystes croient avoir aidé leurs patients à sublimer alors qu'ils n'ont fait en réalité que remplacer un symptôme ou une erreur d'appréciation qui n'est pas acceptable socialement par une autre qui l'est, sans pour autant amener tant soit peu leurs patients à cette acceptation culturellement non déformée de la réalité qui est la pierre de touche de la santé psychologique. Il est certain que l'acceptation du milieu socio-culturel en tant qu'ordre distinct de réalité est une partie intégrante et importante de l'acceptation de la réalité. Trop souvent, cependant, la réalité sociale est acceptée aux dépens de telle autre, plus fondamentale, que la culture juge bon de rejeter pour des raisons qui lui sont propres. C'est pourquoi trop souvent la seule différence entre l'individu bien adapté et « sublimé » et le « déviant » non « sublimé » tient à ce que le

premier accepte — souvent bien trop complètement — la réalité de la société, alors que le second ne l'accepte pas, encore qu'il soit parfois parvenu à un degré d'acceptation beaucoup plus élevé en ce qui concerne certains ordres de réalité non sociale. Il y a surtout une différence

fondamentale

entre

le

fait

d'introjecter

la

société

aveuglément et celui de l'accepter en tant que réalité à laquelle on doit s'adapter avec réalisme, mais, le cas échéant, réalisme critique. Le simple fait de l'adaptation et du conformisme est sans grand rapport avec l'acceptation de la réalité. Cela ressort de l'absence — objectivement constatable — de différences nettement significatives entre les conflits d'individus normaux « sublimés » et ceux de névrosés non délinquants et de déficients délinquants. D'où l'on peut conclure qu'en termes des données socio-culturelles actuelles — qu'il convient de distinguer de ce qui est spéculation pure — une bonne part

des

explications

sociologiques

et

psychologiques

de

la

délinquance de Jean Dupont sont autant de rationalisations a posteriori qui prouvent tout au plus qu'il était possible pour lui de graviter dans la névrose et (ou) le crime, mais ne permettent pas de préciser la raison nécessaire et suffisante qui l'a effectivement conduit à s'écarter du comportement standard. A quelques exceptions près, celle, entre autres, de la théorie formulée par Merton (339), la plupart

de

nos

soi-disant

« explications »

sociologisti-ques

ne

prouvent rien, sinon le simple fait de la possibilité et de l'opportunité. Elles n'expliquent ni ne peuvent expliquer pourquoi le possible et l'opportun sont effectivement survenus dans un cas et non dans un autre. La présence d'un certain degré de sublimation et d adaptation, même lors d'un conflit anxiogène bien réel, prouve que l'angoisse est susceptible d'être apaisée aussi bien par des moyens standardisés et (ou) normaux que par des moyens déviants, voire à la fois criminels et déviants. D'où l'on en arrive à la question essentielle qui est de savoir

pourquoi

seuls

quelques

individus

psychologiquement

éprouvés choisissent (d'ordinaire inconsciemment) un symptôme déviant et (ou) criminel comme le moyen le plus approprié pour apaiser leur angoisse et ventiler leur conflit. Ma théorie de base est que le comportement déviant criminel a les mêmes racines que le comportement déviant non criminel et n'en diffère que par un seul aspect, mais un aspect crucial : celui du négativisme social. Je n'ai pas l'intention de discuter ici ni la théorie selon laquelle les erreurs

commises

par

le

criminel,

erreurs

qui

conduisent

éventuellement à son identification, sa capture et son châtiment, sont motivées par un désir inconscient d'autopunition (379, 381 ), ni le fait déjà noté à la fois par Krafft-Ebing (269) et par la tribu mohave (133), que certains crimes sont commis surtout aux fins d'attirer sur leur auteur le châtiment et constituent donc une forme indirecte de suicide -- nn suicide « par procuration ». Pour

plausibles

qu'elles

soient,

ces

théories

et

croyances

n'impliquent pas que l'existence d'un masochisme moral et d'un désir de châtiment nous permette d'en déduire l'existence d'une pulsion (biologique) de mort. Une socialisation précoce, aussi peu réussie qu'elle puisse être sous certains rapports, suffit à expliquer pourquoi même le plus antisocial des criminels ne peut entièrement échapper à son conditionnement social56. Seule la socialisation peut donner à l'homme le désir du châtiment ou même la compréhension de ce que « châtiment » signifie : mon informateur mohave le plus digne de foi m'a assuré que sa langue ne comportait pas de mot pour désigner l'idée du châtiment, sans doute parce que, dans les conditions aborigènes (102), les enfants mohave étaient traités avec une douceur et une patience infinies. Bref, si le problème du comportement déviant considéré en tant que symptôme demeure encore irrésolu, c'est parce que le crime n'est, en définitive, que ce que la culture reconnaît pour tel. Dans la société occidentale, le parricide et le matricide sont, dans la plupart

des cas, des névrosés graves ou des psychotiques, et cela malgré le fait que leurs victimes méritent généralement leur sort. Il en va tout autrement dans une civilisation où le meurtre des parents âgés est un geste de piété filiale, strictement réglementé par les normes culturelles

et, par conséquent, malgré son caractère insensé,

incapable de soulager des poussées d'angoisse névrotique. Dans notre civilisation, le vol habituel peut fournir à l'individu un moyen de soulager son angoisse et de résoudre un conflit personnel, alors que devenir kleptomane ne saurait résoudre le conflit d'un névrosé appartenant à l'une de ces tribus dites « tribus criminelles » de l'Inde, chez qui le vol est la règle et non pas l'exception. Ce genre de matériaux nous oblige à rejeter une théorie simpliste des symptômes fondée sur une conception phylo-génétique de la régression. On voit mal comment un certain type de comportement symptomatique pourrait être considéré normal dans une culture et son contraire une « régression » biologique, alors que l'inverse serait « vrai » dans une autre. Dès l'instant où l'on prétend qu'en France et en Amérique la kleptomanie est une régression vers un état proche, mettons, du singe ou du choucas, on est forcé d'admettre, en vertu de cette même théorie, que l'honnêteté stricte constitue, chez les tribus criminelles des Indes, une régression à l'état d'Adam et Ève avant leur expulsion du Paradis terrestre, ce qui est manifestement absurde. Et cependant, une théorie des symptômes fondée en partie sur la phylogénie est, paradoxalement, possible et même nécessaire, bien qu'elle présuppose une manière d'aborder le problème qui diffère à presque tous les égards de celle ordinairement reçue. Je dois malheureusement renvoyer le lecteur à un ouvrage ultérieur pour un exposé de cette théorie car certains détails restent encore à être précisés 57. La théorie des symptômes en tant que manifestations d'une régression

ontogénétique,

l'essentiel,

soulève

deux

bien

que

difficultés

probablement de

nature

vraie

pour

radicalement

différentes, et cela même si l'on ne tient pas compte du fait que l'ontogenèse reproduit la phylogenèse. La première de ces difficultés provient

de

ce

que

la

plupart

des

études

portant

sur

le

développement de l'enfant se situent dans la société occidentale. Toutefois cet état de choses est en passe d'être modifié par un nombre croissant d'études similaires effectuées dans des cultures non occidentales, encore que ces recherches soient presque toujours menées en fonction d'un cadre de références dérivé de l'étude de nourrissons ou d'enfants euraméricains. Aussi se demande-t-on parfois s'il convient de ranger les distinctions établies par les psychologues d'enfants entre comportement « infantile » et comportement « adulte » dans la catégorie des découvertes biologiques ou dans celle des préjugés culturels ! Les modes de comportement a priori possibles qu'une culture rejette au cours du processus de socialisation (chap. n) en les qualifiant d'infantiles, et ceux qu'elle encourage et juge dignes d'être incorporés au modèle — culturellement défini — du comportement adulte, dépendent, pour une large part, des normes culturelles et des méthodes de socialisation. C'est pourquoi même les formulations relativement neutres du point de vue culturel des stades de développement psychosexuel que donne Freud ne peuvent être automatiquement transposées à l'étude de l'enfance primitive comme l'on n'a que trop tendance à le faire 58. La période de latence, en particulier, semble être essentiellement un produit de culture (106), bien que ce soit précisément ce stade-là que Freud s'efforce d'expliquer en termes paléobiologiques. La seconde difficulté est d'un tout autre ordre. Comme les spécialistes du comportement enfantin se trouvent être également des membres adultes d'une culture qui est moins soucieuse de définir ce qu'est l'enfant en lui-même et comment il se comporte que de spécifier ce qu'il devrait être et l'obliger à se comporter convenablement, de nombreuses notions en

apparence

scientifiques,

touchant

le

comportement

enfantin

authentique, ne sont en définitive que des projections émises par l'adulte dans un but intéressé (150). On ne parviendra à une formulation valable de la théorie ontogénétique des symptômes que lorsqu'on établira — enfin ! — un schéma culturellement neutre et réellement désintéressé du comportement enfantin.

La pseudo-solution individuelle des problèmes métaindividuels L'essence des conflits et des problèmes auxquels se heurte le patient çst fort bien définie par Jung (260) : « Nous trouvons toujours chez le patient un conflit qui, à un point donné, rejoint les grands problèmes de la société... A strictement parler, la névrose n'est donc rien moins qu'une tentative individuelle, si peu réussie soit-elle, pour résoudre un problème universelx. » Freud anticipe en partie ce point de vue lorsqu'il note que tout comportement qui diffère tant soit peu du nôtre est interprété par nous comme une critique de nos propres normes et coutumes59 et une atteinte à notre narcissisme. C'est cette réaction qu'il nomme narcissisme des petites différences (207). Ces

deux

nécessaires

propositions à

la

contiennent

compréhension

du

l'essentiel facteur

des

que

je

éléments nomme

« négativisme social ». Les conflits humains, qui aboutissent soit à des sublimations, soit à des comportements névrotiques ou psychotiques, criminels ou non, sont les produits de certaines situations qui ne peuvent survenir que dans les sociétés humaines. Je me suis attaché à prouver cela par rapport au problème de la schizophrénie (chap. ix-x), et j'ai indiqué que plus une civilisation est évoluée, plus complexes deviennent les problèmes d'adaptation qu'elle pose à l'individu. On peut donc s'attendre à ce que certains conflits soient fonctionnellement liés aux complexités de la civilisation. Ainsi Róheim m'a non seulement assuré

que l'on ne rencontre presque jamais d'individus systématiquement antisociaux dans les tribus extrêmement primitives d'Australie centrale, mais a même précisé que les individus de ce type ont tendance à faire figure de personnages quasi mythologiques. Je n'ai, pour ma part, trouvé presque aucun individu de ce genre parmi les Mohave et quelques-uns seulement parmi les sedang. Trois facteurs peuvent expliquer l'absence de délinquant professionnel « normal » ou déficient dans les sociétés primitives : i° L'adaptation à la situation sociale totale y est plus facile que chez nous parce que la société est plus simple et que ses membres forment

une

« communauté »

(Gemeinschaft)

plutôt

qu'une

« société » (Gesellschaft) (443) ; 2° Comme l'indique avec raison Elton Mayo, la socialisation y est plus systématiquement encouragée que dans la nôtre ; 3° Les sociétés complexes proposent des objectifs qui, pour beaucoup, demeurent inatteignables par des moyens socialement standardisés, ou bien elles insistent trop sur les moyens par lesquels des objectifs humains normaux peuvent être atteints (chap. i). Il en résulte des incohérences structurelles sur le plan social. Au terme d'une brillante analyse de cette situation, Merton (339) conclut que « ces

incohérences

structurelles

produisent

des

personnalités

psychopathiques et (ou) des conduites antisociales et (ou) des activités révolutionnaires ». Ces observations m'ont amené à conclure que si le comportement déviant, seulement névrotique ou franchement criminel, est capable de soulager l'anxiété de l'individu et de ventiler une part de son conflit, c'est précisément parce qu'il s'écarte de la norme sociale. De plus, puisque l'être humain ressent les comportements différents des autres comme autant de critiques de son propre comportement, on peut admettre que le déviant qui est socialement négativiste désire (inconsciemment tout au moins) se comporter différemment afin de

porter atteinte au narcissisme d'autrui et à celui de la société en général. Or, il est bien évident qu'en dernière analyse, c'est la situation sociale totale (la « loi ») plutôt que l'individu qui représente la société (l' « agent de police ») qui Iraumatise l'individu. C'est dans ce sens précisément que Malinowski a raison de souligner que le père trobriandais ne saurait être pour son enfant un agent traumatisant œdipien aussi virulent que son analogue dans notre société, tout simplement parce que sa société ne lui assigne ni la fonction ni l'autorité île socialiser à fond ses enfants. Cela implique que le père — ou tout autre « médiateur de culture » — est simplement l'entremise par laquelle sont introjeetées, sous forme de Sur-Moi, toutes les composantes irrationnelles d'une société. Lorsqu'un individu est assez intelligent pour reconnaître ou du moins assez perceptif pour sentir que l'agent traumatisant n'est pas un individu, mais la sociélé ou la culture déréislique et structurellement incohérente à laquelle il apparlienl, on doit s'attendre à ce que son agression soit dirigée contre Vinstance qui assigne à certains individus le rôle de traumatiser d'autres, et non contre l'individu qui se trouve n'être qu'un simple agent de la société traumatisante. Ueeonnaitre que c'est l'incohérence île la structure socio-culturelle qui est la véritable source du traumatisme exige, bien entendu, une certaine dose d intelligence, mais de nombreuses études ont justement démontré « pie le niveau intellec !uel de la plupart des groupes de psychotiques est sensiblement le même que celui de la moyenne de la population adulte. Les expériences de Maier (3 ?. 1) et de bien d'autres qui consistent à placer des rats dans des sit uat ions suffisamment déconcertantes et à les forcer à agir, bien que les problèmes « pii leur soient posés ne comportent

pas

de

solution,

revêtent

également

une

grande

importance pour I élaboration d une théorie silua-tionnelle de la déviance.

En ce sens spécifique, le comportement déviant, criminel ou non, est agressivement « critique » de la situation totale qui permet de frustrer l'individu par l'entremise de certains autres individus désignés et habilités à cette lin par la société. Ce point de Mie concorde parfaitement avec la première formulation que donne Freud du problème de l'agressivité comme avec l'hypothèse émise par Dollard et ses collaborateurs (1tto) quant aux rapports entre frustration et agressivité, hypothèse qui découle de la formulation initiale de Freud. O11

peut

distinguer

le

comportement

dit

« normal »

des

comportements déviants criminels ou non criminels de la manière suivante : 1. La pseudo-sublimation, c'est-à-dire les symptômes qui se conforment aux normes sociales, représente sur le plan social une tendance vers l' « homonomie » qu'Angyal (13) postule en tant que principe général. L'individu accepte la société en tant que réalité et se conforme principalement aux moyens et secondairement aux fins qu'elle lui propose. 2. La déviance, c'est-à-dire le faisceau de symptômes qui s'écartent des normes sociales, peut, au niveau social, représenter soit une tendance vers une « autonomie », soit une tendance vers une bionégativité au sens d'Angyal. La déviance implique un refus non pas de la réalité de la société, comme c'est le cas dans la schizophrénie (chap. ix, x), mais une non-acceptation de ses valeurs et des fonctions sociales qu'elle assigne à l'individu. Il existe deux types principaux de négativisme social : i° Le comportement déviant non criminel est inconsciemment choisi ou construit de manière à exclure à la fois un comportement acceptable et un comportement socialement pénalisé (donc criminel) (chap. xm). Le névrosé ou psychotique non criminel répudie partiellement ou totalement ses attaches sociales et cesse presque d'être un « animal social ». Sa position extra-sociale peut parfois même être socialement reconnue. La société médiévale fournissait à

certains individus les positions pseudo-extra-sociales du « hors-la-loi » ou de l' « excommunié » qui, techniquement parlant, constituaient à bien des égards d'authentiques statuts « sociaux ». Le Sedang qui refuse de se conformer à telle ou telle règle fondamentale doit renoncer à son statut d'homme et « devenir un sanglier » (77). Dans les sociétés peu évoluées, ce genre de renonciation peut représenter pour

le

sujet

une

violente

affirmation

de

son

individualité

fonctionnelle et de son unicité. Dans le cadre de l'histoire sociale, c'est là une forme de comportement significative, puisque Mauss (330) a montré que le concept de « personne » et l'actualisation sociale de l'unicité individuelle sont des développements tardifs. Je considère pour ma part que l'actualisation, la structuration peu poussées de l'unicité individuelle sont dans une large mesure dues à la diffusion précoce des liens affectifs dans les sociétés primitives (86). Enfin, dans l' « agression par isolement », l'individu peut « choisir » (inconsciement) n'importe quel mode de comportement s'écartant du comportement socialement admis. Aussi bien choisira-til ceux qui : a) Correspondent le mieux à ses besoins névrotiques ; b) Forment d'ordinaire une structure partiellement préétablie par la culture (chap. 1). 20 Le comportement criminel doit, par certains aspects, être diamétralement opposé aux normes sociales. Cela signifie que les possibilités de choix qui s'offrent au criminel sont tout aussi limitées que celles qui s'offrent au bohème résolu coûte que coûte à épater le bourgeois. Or, s'il est vrai que le négativisme social comporte un élément d'agression très prononcé, le refus ostensible de toute attache sociale n'est au fond qu'une simple rationalisation puisque le comportement criminel est dirigé contre la société même. L'existence de la société n'est mise en question ni dans la névrose, ni dans la délinquance, et le comportement continue à être déterminé par les normes sociales, mais désormais négativement dans la

mesure où il doit exclure tout conformisme par rapport à la norme. Or, bien que ces symptômes soient source de bénéfice névrotique du fait même qu'ils nuisent à la société (en tant qu'ils portent atteinte au narcissisme des conformistes, qu'ils constituent une agression contre les normes, etc.), ils exigent néanmoins une prise de conscience de la part de cette société, car ils attirent l'attention sur le déviant et suscitent une réaction sociale à son égard. Cela est vrai même du schizophrène

(4s).

Tout

clinicien

sait

que

devant

un

groupe

quelconque de visiteurs, étudiants en psychologie par exemple, les malades d'un hôpital psychiatrique assumeront volontiers leurs « rôles » les plus flamboyants. Pour sa part, la société accorde une reconnaissance explicite à tout déviant, même le plus extrême, et cela de manière parfois fort étonnante. Róheim (3go) et moi (76), nous avons tous deux eu l'occasion d'observer, dans deux sociétés primitives différentes, la « condamnation avec admiration » du mâle incestueux ; et le requin de la finance du xixe siècle, personnage antisocial s'il en fut, représente de nos jours encore l'idéal de bien des extrémistes de droite. Le prestige romantique du déviant reflète dans une certaine mesure l'acceptation imparfaite de la norme, même de la part des individus les mieux adaptés, et leur identification avec le « héros », le « grand criminel » et l' « excentrique » qui osent la défier. Or si les hommes exaltent volontiers le grand chirurgien et le grand criminel, ils n'ont que mépris pour le bourreau, ce personnage ni chair ni poisson qui, lâchement embusqué, donne libre cours à son agressivité en acceptant des objectifs sociaux de caractère marginal et des moyens socialement standardisés de les atteindre. Ce qui explique peut-être pourquoi les individus agressifs préfèrent devenir chirurgiens ou grands criminels plutôt que bourreaux. Je donne valeur décisive au fait que, dans d'autres sociétés, le comportement déviant du « névrosé » et du « méchant » reproduit parfois étroitement ce qui, chez nous, constitue la bonne conduite par

excellence. En effet, dans certaines sociétés, l'esprit de coopération, la générosité et la sincérité sont parfois — mais non toujours — aussi symptomatiques de névrose que le sont chez nous une activité ouvertement antisociale, l'égoïsme et l'insincérité. Fortune (192) et moi-même (76), nous avons tous deux eu l'occasion d'étudier ce type d'individu, sublimé mais néanmoins déviant, dans deux civilisations primitives

particulièrement

« dures ».

Ces

cas

offrent

ceci

de

paradoxal qu'une sublimation authentique peut devenir également source de bénéfices névrotiques dans la mesure où elle satisfait le négativisme social résiduel de l'individu adulte vivant au sein d'une société foncièrement « malade » (81). Que le négativisme social se manifeste simplement à travers des phénomènes de déviance ou qu'il comporte de surcroît des activités antisociales dépend, dans une large mesure, du caractère passif ou actif des tendances négativistes de l'individu. Le négativisme social actif peut se manifester de trois manières qui diffèrent entre elles quantitativement plutôt que qualitativement, c'est-à-dire en termes de la dimension relative du segment de la société que vise le comportement antisocial. Tout compte fait, moins généralisé et plus personnalisé est le négativisme social du déviant, plus restreint sera le secteur social affecté par son comportement. Ce secteur varie souvent en fonction de l'intelligence du délinquant déficient. i° Dans les manifestations les plus personnalisées et les plus limitées, l'agression est dirigée contre l'individu placé par la société dans la position stratégique qui lui permet de frustrer le sujet. Les victimes de ce genre de crimes se recrutent généralement parmi les membres de sa famille et de son entourage immédiat. 20 A un niveau intermédiaire, l'agression est dirigée contre n'importe quel membre du groupe. Le choix de la victime est déterminé dans une large mesure par l'occasion et par d'autres motifs secondaires.

Le

négativisme

social

s'exprime

à

un

niveau

d'abstraction assez bas et aux dépens de membres de la société choisis presque au hasard. Les crimes des délinquants habituels appartiennent généralement à cette catégorie. Une partie du bénéfice névrotique que procure ce genre de crime est constituée par le chagrin que le comportement du criminel cause à sa famille et à ses proches (chap. vm). C'est par là que les crimes de ce type se rattachent aux crimes plus hautement personnalisés et très directs des groupes précédents. 3°

A

un

niveau

d'abstraction

plus

élevé,

l'agression

est

généralement dirigée contre la société dans son ensemble, encore que la forme concrète de l'acte par lequel le négativisme social du rebelle s'exprime peut varier considérablement. Ainsi une agression contre la société peut aller de l'assassinat gratuit d'un homme d'État par un excentrique (alias : anarchiste, bolchevik, fasciste ou autre « élément subversif » non spécifié), au terrorisme et à la révolution, en passant par les traités de tactique révolutionnaire, les mauvais romans de critique sociale et ainsi de suite. Je dois insister avec vigueur sur le fait que n'étant partisan ni du relativisme culturel ni d'autres doctrines fondées sur le principe du Vox populi, vox Dei, je ne tiens nullement pour pathologiques ni la bonté d'un certain vieux Sedang, ni la révolte des esclaves menée par Spartacus, bien que je considère qu'elles satisfont marginalement et épiphénoménalement, l'une et l'autre, aussi le négativisme social en tant que tel, même si la bonté du vieux Sedang comme la révolte (mais

pas

le

terrorisme)

de

Spartacus

sont

des

modes

de

comportement essentiellement sublimatoires.. En fait, plus la société dont on rejette les normes et contre laquelle on se révolte est brutale et déréistique, plus l'être humain sensible se montrera socialement négativiste, tout simplement parce que la vie dans ce type de société est peu apte à favoriser le développement de la confiance envers la société en tant que telle. C'est sans doute pour cela qu'il est si difficile de restaurer l'ordre et de rétablir une vie sociale normale à la suite

d'une révolte même légitime et réussie contre un système brutal et obtus. Il semble que les gens soient traumatisés et qu'ils aient besoin d'un certain temps pour recouvrer la foi en la possibilité même d'une vie sociale organisée de manière tant soit peu décente. Cette simple constatation

explique

les

prolongations

des

désordres

et

le

remplacement d'une dictature par une autre, ce qui n'implique pas qu'il

faille

considérer

raisonnables

ou

même

nécessaires

ces

phénomènes de pathologie sociale. Les « révolutions » les plus efficaces sont les évolutions les moins désordonnées et les plus paisibles. Le fait que toute société est, dans un sens, en opposition avec VAnlage psychobiologique fondamentale de l'homme constitue un problème entièrement distinct qui est discuté dans le chapitre n. Il ne relève pas de la présente analyse du négativisme social, laquelle porte sur cette tendance telle, essentiellement, qu'elle se manifeste dans le cadre d'une société où règne au moins un minimum de décence et de réalisme. En pratique, mon analyse du négativisme social est donc applicable à Athènes^ plutôt qu'à Sparte et à la France, à l'Angleterre et aux Etats-Unis plutôt qu'au régime d'Hitler, de Staline ou de Mao Tsé-toung, encore que la théorie en elle-même soit applicable à la plus parfaite des sociétés imaginables car une société totalement non frustrante est, hélas ! une contradiction dans les termes. Une conséquence directe de la théorie du négativisme social est qu'à l'intérieur d'un cadre de références strictement sociologique, l'ordre temporel de l'équation psychanalytique valide posée par Osborn (354) : Père = Société, doit se comprendre inversée : Société = Père (ou membre du groupe ou agent de police ou gouvernement organisé). Or ce qui permet de rattacher le point de vue sociologique à la théorie psychanalytique, c'est le fait que la capacité du parent de nuire à son enfant dépend du statut et de la fonction que lui assigne la société.

L'analyse du négativisme social est rendue singulièrement plus complexe par l'existence de sociétés partiellement ou totalement pathologiques, dont les incohérences structurelles accablent l'individu d'un fardeau superfétatoire. D'autre part, l'existence même de l'état d'adaptation, qui est souvent aussi névrosé et aussi éloigné d'une acceptation de la réalité que l'est le comportement antisocial, montre que l'individu socialement non négativiste est souvent capable d'apaiser son angoisse par des moyens qui n'ont rien d'antisocial. Je maintiens donc que le négativisme social systématique, quel que soit son niveau d'abstraction, est aussi déréistique que toute autre forme de névrose ou de psychose et peut-être plus encore. C'est pourquoi la psychothérapie du délinquant déficient, qu'il soit parricide ou démagogue, s'avère particulièrement difficile, car sa névrose est manifestement

aussi

l'expression

d'un

négativisme

social

pathologique, qui n'est autre qu'une méthode déréiste d'affronter les problèmes qui confrontent tout homme vivant en société. Le psychiatre ne pourra en venir à bout efficacement que s'il suit ie conseil de Burrow (54) qui lui enjoint de se débarrasser d'abord de sa propre névrose sociale, et s'il tient compte du fait, également noté par Burrow, que le criminel évalue souvent ses crimes selon ses propres lumières, comme des actes justes et bons. La formulation ci-dessus, élaborée empiriquement, fournit une part importante du schéma conceptuel en fonction duquel je me propose d'analyser les problèmes fondamentaux de l'ethnopsychiatrie.

Épilogue Quelque quinze ans après avoir écrit ces pages, je psychanalysais un jeune délinquant névrotique qui haïssait la société et ses lois plutôt que les êtres humains ; telle fut du moins son attitude jusqu'à ce qu'il vînt à comprendre que, dans sa prime enfance, il avait haï surtout ceux que la société avait autorisés à se conduire envers lui d'une manière particulièrement frustrante, impassible et dure. Un

jour, bien qu'il ait eu souvent maille à partir avec la loi, il se mit à parler avec une chaleureuse sympathie d'un certain agent de police qui avait abusivement joué de son influence auprès d'un employé de cinéma pour le faire entrer dans la salle sans billet. Une analyse de cet incident montra que la seule manifestation d'affection et de loyauté à laquelle le patient accordait valeur authentique était la volonté de la part d'un adulte — « ennemi héréditaire des jeunes » — de commettre un acte illégal en faveur d'un adolescent ou d'un enfant. Les actes de générosité autorisés ne comptaient purement et simplement pas. Par ailleurs, l'accomplissement d'un acte illégal constituait, aux yeux du patient, une preuve de rationalité, car il tenait toutes règles, quelle que soit leur nature, pour inutiles et déréistiques. Il me fallut près d'un an pour l'amener à comprendre que, pour être autorisées, une affection et une sympathie pouvaient n'en être pas moins authentiques. Vers le même temps, je suis parvenu à lui faire reconnaître que certaines règles sont comme les os du corps : elles rendent possible l'accomplissement de nombreux mouvements volontaires, mais seulement « aux dépens » d'une perte de flexibilité générale, laquelle, bien entendu, aurait pour effet d'exclure toute possibilité de mouvement quel qu'il soit60. Dès l'instant où il eut saisi cela, non seulement il s'abstint de tout acte délinquant, mais encore il chercha à prévenir, par la bonté et la persuasion, les actes de rébellion gratuits de la part d'autres jeunes délinquants. Aussi bien, n'ayant ni les moyens ni peut-être les dons nécessaires pour devenir médecin, il décida de devenir rééducateur pour délinquants juvéniles) vouant sa vie à aider parla douceur les jeunes à éviter les accrochages avec la loi.

Chapitre IV. La voix des enfants : de quelques obstacles psychoculturels à la communication thérapeutique

Selon le grand mathématicien (1eorg Cantor, il est pi us important de poser une question correctement que d'en fournir la réponse. La réflexion est profonde, car n'est-ce pas à ceux qui posent des questions — à ces taons qui aiguillonnent notre intelligence — que nous devons de prendre connaissance de problèmes dont nous nous serions volontiers détournés ? L'histoire de la psychanalyse n'a pas eu de taon plus acharné (pie Sândor Ferenczi, qui fut grand par les réponses qu'il sut donner, et peut-être plus grand encore — et plus utile à la science par les questions qu'il sut soulever, attirant notre attention sur certains aspects insolites de la réalité qui ne s'insèrent pas facilement dans notre cadre de référence habituel. Dans un de ses derniers travaux, Jm Confusion et

induit dès lors par l'adulte chez chaque enfant né et à naître, tant que le monde sera monde. Les malentendus volontairement entretenus sur la vraie nature de l'enfant oscillent habituellement entre le stéréotype de la petite brute vicieuse, dominée par ses pulsions, et celui du chérubin asexué, dépourvu de toute pulsion agressive. Parfois les deux images coexistent à deux niveaux d'appréhension différents. J'ai signalé ailleurs (120) que le mot « chérubin », si souvent appliqué aux enfants dans l'intention de souligner leur charme asexué et leur touchante immaturité, vient en fait de Cherub qui dérive de Kirubu, le taureau hyperviril à tête d'homme qui figure dans la statuaire religieuse mésopotamienne. Le personnage de Chérubin que Mozart a emprunté à Beaumarchais présente un curieux compromis entre ces deux

extrêmes. Dans

les

indications

qui

précèdent

la

pièce,

Beaumarchais précise que le rôle de Chérubin doit être tenu par une jeune et jolie femme, et cela bien qu'il s'agisse d'un adolescent romantique, amoureux d'une femme adulte que, dans une pièce ultérieure (33, La Mère coupable), il séduit et engrosse. Pour conclure, j'en appellerai à ceux qui, pendant près de deux mille ans, nous ont rebattu les oreilles — nos oreilles trop consentantes — avec le précepte de Salomon : « Qui aime bien châtie bien », mais — pour notre plus grande joie et notre plus grand malheur — ont systématiquement escamoté la parole de Jésus : « Laissez venir à moi les petits enfants et ne les en empêchez point. » Je serai, pour ma part, plus modeste : si nous n'empêchons pas leur voix de venir jusqu'à nous, peut-être parviendrons-nous avec le temps à constituer une psychologie de l'enfant, libre de tout stéréotype, c'est-à-dire une science véritable qui nous permette d'élever des enfants capables d'édifier un monde meilleur que celui qu'ils tiennent de nous.

Chapitre V. Les pulsions cannibaliques des parents

(1966) Ce n'est que lorsque l'on a passé toute une vie à se plier à la réalité au lieu de s'y heurter douloureusement qu'on est capable jusque dans la vieillesse de garder l'échine assez souple pour s'incliner devant des faits nouveaux. S. Freud (212). Cette étude a deux buts : i° Je cherche à présenter un ensemble de faits attestant l'existence de pulsions cannibaliques parentales et à démontrer que ces pulsions sous-tendent une structure psychique qui — en tant que structure — se constitue à l'âge adulte et ne représente donc ni une simple élaboration des pulsions cannibaliques infantiles, ni une réaction à ces pulsions : qu'aussi bien il ne saurait être question de coraïre-cannibalisme. Tout examen tant soit peu objectif des données afférentes



historiques,

psychologiques,

ethnologiques

et

zoologiques — prouve précisément le contraire, à savoir que ce sont les parents qui, par leurs propres pulsions cannibaliques, suscitent chez l'enfant des pulsions spécifiquement cannibaliques, qu'on se gardera de confondre avec les simples pulsions d'agressivité orales. Ce sont donc les pulsions proprement cannibaliques des enfants qui doivent être interprétées comme des manifestations réactionnelles de contre-cannibalisme. C'est à dessein que je parle d'enfants, et non de bébés car, incapable de penser en termes conceptuels, le bébé ne saurait

non

plus

avoir

d'activité

fantasmatique

à

connotation

spécifiquement cannibalique, de même que l'animal est incapable de commettre l'inceste, au sens humain du terme (chap. xvi).

20 En second lieu j'examine le singulier manque d'intérêt des psychanalystes 1 envers le problème des pulsions canniba1. On prend la mesure de ce manque d'intérêt en consultant le répertoire thématique des ouvrages psychanalytiques établi par A. Grinstein (223). liques de l'adulte, et a fortiori de celles de l'adulte en tant que parent, pour démontrer que le refus systématique d'envisager cet important problème n'est pas fortuit, et qu'il faut y voir l'effet de scotomisations tant psychologiques que culturelles.

Pulsions et actions cannibaliques des parents et des enfants Dans une précédente étude (112), j'ai établi l'antériorité des attitudes prétendument contre-œdipiennes des parents par rapport aux attitudes œdipiennes de l'enfant, dont elles provoquent en fait le déclenchement. Je chercherai ici à établir l'antériorité des pulsions prétendument contre-cannibaliques

des

parents

par

rapport

aux

pulsions

réactionnelles et donc authentiquement contre-cannibaliques des enfants. Mon argumentation repose, pour l'essentiel, sur l'analyse de la relation réciproque inconsciente qui existe entre les désirs oraux (les « envies ») réels de la femme enceinte et ceux imputés à l'enfant, et plus particulièrement à l'enfant à l'état de fœtus in utero ou avorté, ou de nouveau-né assassiné. Je dis bien imputés, car de toute évidence, lorsqu'il s'agit de fœtus ou d'enfants morts, il ne peut s'agir que de désirs imputés, gratuitement. L'analyse

de

ces

pulsions,

qui,

imputées

gratuitement

et

arbitrairement au fœtus ou à l'enfant mort, ne sauraient avoir de fondements réels, éclaire singulièrement les attitudes inconscientes de l'adulte, tant envers les désirs oraux et l'agressivité effective de

l'enfant qu'envers les besoins oraux qui lui sont propres en tant qu'adulte et qu'il projette sur l'enfant. Il ira même jusqu'à exploiter, après les avoir déformés et réinterprétés, les désirs oraux intenses et bien réels qu'éprouve l'enfant pour masquer ses propres réactions névrotiques à ce genre de désirs infantiles. Cette démarche évoque de façon saisissante celle de

certains

névrosés

qui,

en

cours

d'analyse,

invoquent

systématiquement la réalité — leur conception de la réalité — pour justifier et rationaliser leurs attitudes névrotiques : je pense à cette patiente amérindienne qui, à tous mes efforts pour l'amener à prendre conscience du caractère agressif et provocateur de son comportement, opposait la discrimination raciale, cause unique, à l'en croire, de tous ses malheurs (chap. xv). Les envies orales (alimentaires) des femmes enceintes, envies parfaitement réelles, font

partie intégrante du folklore de la

grossesse. Deux exemples, choisis au hasard, nous serviront _ d'illustration. Lorsqu'une jeune fille swahili manifeste des envies insolites de nourriture (malacie), ses parents la soumettent sans tarder à un examen physique afin de déterminer si elle est enceinte. Le fait que ces jeunes filles ont en outre tendance à prendre en aversion un jeune homme ou une jeune femme vivant sous le même toit qu'elles souligne les composantes agressives qui sous-tendent ces envies de nourriture (446). Les Hawaiiens croient que la femme éprouve après les premiers mois de grossesse une violente envie — hookaukau — de nourritures spéciales : de certains fruits ou produits de la pêche. Ainsi, lorsque Kekuipoiwa était grosse du futur roi Kameha-meha le Grand, elle désira ardemment goûter aux yeux du requin nihui, mangeur d'hommes, qui lui furent procurés au prix de très grands dangers. Làdessus, le kahuna (prêtre ou devin) prédit qu'elle mettrait au monde un chef dont les yeux étincelleraient de colère comme ceux du

requin-tigre, et dont le pouvoir égalerait celui du requin nihui. Cette prophétie inspira aux chefs de si graves appréhensions qu'ils complotèrent la mort du redoutable enfant63. Selon les ethnologues qui ont analysé ces faits, ce n'est pas la nourriture mangée par la mère qui affecte l'enfant, mais, inversement, la nature innée du fœtus qui suscite telle envie déterminée chez la mère (a30). Autrement dit, on rend l'enfant in utero responsable des violents désirs oraux ressentis par la mère. De plus, les données hawaiiennes, comme les données swahili, soulignent le caractère agressif des exigences orales de la mère qui, dans un cas au moins, est assimilée au requin anthropophage nihui.

Désirs oraux imputés aux bébés morts Deux exemples choisis entre bien d'autres suffiront à illustrer ce fantasme : Une Hawaiienne, apparemment en état de grossesse avancée, partit à pied rendre visite à des parents qui habitaient un village éloigné. Chemin faisant, elle avorta d'un fœtus suffisamment développé pour qu'elle ait pu l'identifier comme étant de sexe masculin. Elle enroula le fœtus dans son sous-vêtement et dissimula le paquet sous des convolvulacées, dans l'intention de le reprendre au retour afin de ramener le fœtus à son époux. Sur ce, elle poursuivit sa route et rendit visite à ses parents. S'en retournant en compagnie de son frère, c'est en vain qu'elle chercha le paquet à l'endroit où elle l'avait laissé. Il avait disparu. Quelques semaines plus tard, au cours d'une partie de pêche, son mamelon fut happé par un petit requin qui se mit à téter ; les stries qui marquaient ses flancs rappelaient celles du sous-vêtement dont elle avait enveloppé le fœtus ; d'où elle conclut que les divinités marines s'étaient emparées de l'enfant et l'avaient transformé en un requin que de nombreux Hawaiiens devaient, par la suite, apercevoir, croisant près du rivage. Les récits de ce genre sont courants à Hawaii (374).

Cette histoire appelle un commentaire. Qu'une femme qui, si l'on en juge par le degré de développement du fœtus, était en état de grossesse avancée, entreprenne un voyage à pied si long, pour un motif si futile, et réagisse avec tant d'indifférence — voire de dureté — à une fausse couche, semble bien indiquer qu'il s'agit, en l'occurrence, d'une pseudo-fausse couche. Autrement dit, la longue marche suggérerait une intention peut-être seulement préconsciente de provoquer un avortement par excès de fatigue. S'il est vrai que cette technique d'avorte-ment ne figure pas parmi celles attestées à Hawaii — cf. mon livre sur l'avortement chez les primitifs (117) —, on y verra une omission sans nul doute fortuite car, l'avortement étant de pratique courante chez les Hawaiiens, il serait singulier que cette méthode, l'une des plus répandues de par le monde64, y soit inconnue. Les informations sur les techniques primitives d'avortement — y compris celles des Hawaiiens — sont d'ailleurs fragmentaires et imprécises à l'extrême. Donc, dans le cas qui nous occupe, tant l'insuffisance de motivation d'une marche fatigante entreprise en état de grossesse avancée que l'attitude d'indifférence de la mère envers son enfant sembleraient indiquer un avortement, soit intentionnel, soit induit « par hasard exprès ». Aussi bien est-ce sur le noyau de cette fausse couche, préméditée ou seulement subie, que s'est greffé le fantasme d'avortement. Lorsqu'une jeune fille aléoute tue son nouveau-né, le fantôme du bébé mort hante chaque nuit le village sous la forme d'un oiseau k'dah dont les cris déchirent le silence. Il importe de mettre fin au plus vite à cette hantise qui peut provoquer de graves catastrophes : la meurtrière dénude ses seins pour attirer l'oiseau, qui est capturé par les villageois et mis en pièces. Le fantôme est conjuré (447)De ces données, on peut conclure que d'intenses désirs oraux sont couramment

imputés

même

à

des

bébés

morts

et

que

la

réincarnation de ces enfants en créatures non humaines douées de pouvoirs maléfiques est interprétée comme une actualisation de leurs

désirs : c'est le cas du requin cannibale chez les Hawaiiens et du funeste oiseau k'dah chez les Aléoute.

Discussion Les croyances rapportées ci-dessus n'ont nullement trait aux désirs oraux réels des nourrissons vivants ; elles reflètent seulement le caractère vindicatif et cauchemardesque attribué par l'adulte aux besoins oraux authentiques de l'enfant et démontrent une fois de plus, si besoin est, combien névrotique et irréaliste est l'adulte dans sa conception de l'enfant (120). Ces croyances ne sont que la projection sur l'enfant de besoins éprouvés par l'adulte et nous renseignent donc seulement sur ce que l'adulte a (apparemment) besoin de croire au sujet de l'enfant. Or, selon Freud (201, ao4), les instincts ne deviennent monstrueux que sous l'action du refoulement, d'où l'on conclura que s'il est permis de voir dans l'enfant un louveteau affamé, on ne saurait l'envisager sous l'aspect d'un loupgarou psychotique. Le nourrisson qui mord le sein de sa mère n'est pas conscient de s'attaquer à de la chair humaine et ses morsures ne suffisent pas à prouver qu'au fond de son berceau, il rêve de festoyer avec un vampire aux noces de Dracula. Le refus de traiter le bébé comme un loup-garou fou ne signifie pas qu'on en fasse un ange pour autant. J'ai démontré ailleurs (150) qu'il s'agissait, dans l'un et l'autre cas, de fantasmes propres à l'adulte, dont il est le seul bénéficiaire. Le bébé n'est ni ange, ni diable, il est simplement un bébé. On prétend parfois que l'analyse de certains alcooliques et dépressifs prouve que leurs fantasmes cannibaliques remontent au stade oral. Je reprocherai à

cette

théorie

reconstitutions

de

confondre

(indémontrables

les par

faits,

d'une

définition)

part, de

et

les

certains

psychanalystes et les fantasmes rétroactifs de certains malades, de l'autre. Je me refuse, quant à moi, à me prêter à ce genre d'acrobaties intellectuelles, car ce que nous savons du psychisme de la première

enfance n'est, en général, qu'une série d'hypothèses plus ou moins plausibles. Nous considérerons à présent certains aspects des désirs oraux chez la femelle gravide et parturiente, tant animale qu'humaine. On sait que des envies de nourriture peuvent être suscitées par ce que Cannon appelle la « sagesse du corps » (55). Ainsi des rats privés, à titre

expérimental,

de

certains

éléments

nutritifs

essentiels

choisissent, parmi diverses nourritures qui leur sont présentées, celle qui contient la substance dont ils manquent. De même, d'après les zoologues, c'est pour s'assimiler certaines substances qui favorisent la conversion hormonale de l'état gravide à l'état de lactation que la femelle dévore le placenta. Or il arrive que l'envie de dévorer le placenta et le cordon ombilical aboutisse à la dévoration du nouveauné. Lorenz (305) a décrit les mouvements des lèvres et des mâchoires de la chienne qui nettoie l'ombilic de son nouveau-né : parfois cette activité de succion s'intensifie au point que la mère en vient à mordre le ventre du chiot, puis à le dévorer. Notons aussi que la consommation du placenta est attestée en tant que mesure thérapeutique

chez

certaines

peuplades

primitives

de

Sibérie

orientale (117, 362). Le désir impérieux de manger le placenta — ou peut-être même l'enfant tout entier — est apparemment tout aussi développé dans l'espèce humaine, bien que la culture n'actualise ces pulsions de dévoration

que

sous

forme

de

projections

ou

de

formations

réactionnelles. Dans de nombreux groupes primitifs, on cache soigneusement le cordon ombilical et le placenta afin de les protéger contre les animaux qui pourraient les dévorer. L'une des défenses le plus explicites élevées par la culture contre les pulsions cannibaliques maternelles est le tabou qui oblige la mère mohave à s'abstenir de viande durant la période qui suit son accouchement (100). Ailleurs les pulsions cannibaliques maternelles et paternelles sont satisfaites

par procuration seulement : en

Nouvelle-Guinée, toutes les femmes d'une certaine tribu doivent livrer leur premier-né aux truies que l'on garde dans un ravin ; la nouvelle accouchée y jette son nouveau-né, qui est aussitôt dévoré ; en contrepartie, elle doit adopter et nourrir de son lait l'un des porcelets de la truie qui, la première, s'est attaquée à son enfant (164) ; un exemple analogue, encore que moins probant, serait les sacrifices offerts au dieu Moloch qui engloutissait les enfants que l'on précipitait dans sa gueule de bronze. Plus pertinente encore est la consommation effective d'enfants par leurs parents — ou le trafic de la chair de leurs enfants auquel se livrent des parents — durant les grandes famines du Moyen Age, ou même

durant

celle

qui

sévit

en

Russie

pendant

la

période

postrévolutionnaire, ou encore à Java, où le développement forcé des cultures industrielles provoqua à plusieurs reprises des famines catastrophiques (343). Dans deux tribus australiennes au moins — les Ngali et les Yumu (390) — les femmes, en temps de disette, avortent ou

sont

contraintes

d'avorter

afin

de

pourvoir

aux

besoins

alimentaires de la famille. Dans une autre tribu australienne (247), on tuait le plus jeune enfant de la famille en lui cognant violemment le crâne contre l'épaule d'un aîné : sa chair était ensuite donnée à manger à ses frères et sœurs ainsi qu'aux autres membres de la famille. Autrement dit, par temps de famine, manger les enfants était chose parfaitement courante en Australie ; on préférait même tuer un bébé inutile qu'un chien dingo utile pour la chasse. La curieuse pratique qui consiste à tuer l'enfant en lui cognant la tête contre l'épaule d'un frère aîné reflète probablement une tentative de disculpation de la part des parents. Cependant il serait parfaitement erroné d'en conclure que les Australiens n'aiment pas leurs enfants. Géza Róheim, éminent spécialiste de l'Australie, me raconta un jour — je ne sais plus s'il s'agissait d'une de ses observations personnelles ou d'un cas cité dans la littérature — que des parents qui avaient tendrement joué avec leur petit enfant pendant toute la journée le

tuèrent pour le manger au repas du soir. A cette histoire font écho nos propres paroles de tendresse à l'égard de nos enfants : « Tu es mignon à croquer », « Je pourrais te manger de baisers », etc. Je reviendrai sur ce sujet un peu plus loin. Bref, il n'est pas rare que des enfants soient mangés en temps de famine. En revanche — et cette constatation est pour moi lourde de signification — on n'entend jamais parler d'enfants affamés qui tuent leurs parents afin de les dévorer. Je n'ai, quand à moi, jamais eu connaissance d'un seul cas de ce genre, ni dans les sociétés primitives, ni dans la nôtre. Jusqu'ici, il n'a été question que de cannibalisme exercé sur des enfants par temps de famine. La situation se présente quelque peu différemment en ce qui concerne le cannibalisme rituel. Si la consommation rituelle d'enfants par les parents ou par leurs représentants rituels est chose fort commune — par exemple au cours des rites poro ou ceux dits des hommes-léopards en Afrique occidentale (31 ), ou dans le culte de Zeus Lycaeus (65, 1), — dans certains cas, la consommation de parents décédés de mort naturelle peut constituer un acte de piété filiale (Hérodote, III, 38). Les Algonquin du Canada pratiquent une forme de cannibalisme à motivation à la fois psychiatrique et économique, le cannibalisme du Windigo. La monographie de Teicher (44°), qui résume tout ce qui est connu sur le sujet, rapporte et analyse quelque soixante-dix observations

dûment

attestées.

Le

Windigo

éprouve

le

désir

impérieux de manger de la chair humaine, même celle de ses propres enfants. Parfois, sans doute pour rendre ses envies plus ego-syntones, il se représente — sur le mode hallucinatoire — ses enfants, sous la forme

de

castors65,

c'est-à-dire

d'un

gibier

particulièrement

savoureux. Lorsque ses désirs cannibaliques deviennent irrépressibles sans pour autant cesser d'être gravement ego-dystones, le W indigo supplie qu'on l'exécute ou se réfugie au plus profond des forêts, afin

de fuir toute occasion de dévorer un être humain, et en particulier un de ses enfants ou de ses proches. Ce que je cherche à prouver ici n'a rien que de fort simple, bien que le législateur et le psychanalyste préfèrent tous deux l'ignorer, à savoir que la loi et l'opinion publique punissent le parricide avec infiniment plus de rigueur que l'infanticide, tout se passant comme si le désir de tuer son père était particulièrement fort et exigeait donc d'être

réprimé

par

des

moyens

particulièrement

violents.

Et

cependant les statistiques sont formelles : de tout temps, infiniment plus d'enfants ont été tués, soit avant, soit après leur naissance, par leurs parents que de parents tués par leurs enfants ; de même les sacrifices d'enfants sont beaucoup plus communs que les sacrifices de

parents.

L'histoire,

l'ethnologie,

la

criminologie,

la

religion

comparée — jusqu'à la presse quotidienne — s'accordent sur ce point. Ces faits récusent formellement l'hypothèse parfaitement arbitraire qui affirme que les pulsions cannibaliques infantiles sont non seulement

plus

intenses

que

celles

des

adultes,

mais

aussi

antérieures tant du point de vue dynamique que génétique, et que les fantasmes infantiles ayant trait aux tendances cannibaliques des parents sont sans fondement aucun. De plus, on ne saurait se débarrasser de ces faits en rabâchant la thèse inadmissible selon laquelle « la réalité ne se prête pas à l'analyse » et cela encore moins lorsque cette réalité est constituée, comme c'est le cas ici, par des croyances et des pratiques humaines. De même on n'échappe pas aux conclusions inéluctables qui découlent de ces constatations en invoquant la prétendue origine infantile des pulsions cannibaliques parentales, sous prétexte qu'en dernier ressort tout, chez l'adulte, procède de l'enfance. Raisonner ainsi équivaut à ‘ peu près à ceci : le bébé qui se déplace à quatre pattes obéit ! à un instinct ; plus tard, il tiendra sur ses jambes et pourra marcher, courir, voire remporter des victoires olympiques, d'où on peut conclure que le bébé qui se traîne à quatre pattes rêve déjà de lauriers olympiques. Ayant refusé

d'admettre ce genre de balivernes « culturalistes », je me suis vu traiter de psychanalyste « culturaliste » dissident (64, 170). Dans le présent contexte — et je pourrais citer des cas où il a été effectivement repris dans ce sens —, l'argument de l'origine infantile des pulsions cannibaliques parentales se révèle fallacieux et spécieux au plus haut point. En effet, si l'enfance conditionne en fait toute l'évolution ultérieure de l'homme, ce n'est pas le substrat génétique ou biologique qui est responsable des pulsions cannibaliques mais l'expérience vécue par le sujet dans son enfance — en l'occurrence la répercussion sur son psychisme infantile des pulsions cannibaliques de l'adulte. Postuler des pulsions cannibaliques innées constitue une multiplication des entités, un faux pas méthodologique qui, déjà st19matisé par Newton, va, en outre, à l'encontre du savoir biologique le plus élémentaire. Ce type de raisonnement (de la poule ou de l'œuf, lequel est le premier venu ?) s'apparente dangereusement à un genre de pseudobiologica phantastica dont trop d'exemples persistent encore dans les recoins obscurs de la théorie psychanalytique. J'aurai l'occasion de revenir sur ce point. Pour l'instant, je rappelle simplement que ce n'est jamais l'enfant mais bien le père ou la mère qui s'exclame : « Je pourrais te manger tellement je t'aime » ; à Duau c'est le père qui prend dans sa bouche le pénis de son jeune fds et « tendrement » fait mine de l'avaler (390). Voilà encore de ces faits coriaces

sur

psychanalystes

lesquels

butte

gagneraient

la à

« théorie »

méditer

la

traditionnelle. célèbre

phrase

Les de

Lagrange : « La nature se soucie peu des difficultés analytiques 66 qu'elle propose au savant. » Et Freud ncus donne la même leçon lorsqu'il affirme — dans un contexte 67, il est vrai quelque peu regrettable — qu'il s'est toujours incliné devant les faits. Le vrai problème n'est donc pas tant de parvenir à une analyse objective des pulsions authentiquement cannibaliques (encore que réactionnelles) de l'enfant (pulsions dont nul ne songe à contester

l'existence), mais de chercher à comprendre pourquoi l'adulte — et sur ce point le spécialiste n'est en rien plus lucide que l'homme de la rue — éprouve le besoin à la fois conscient

et

inconscient

de

rapporter

ses

propres

pulsions

cannibaliques envers l'enfant aux pulsions cannibaliques soi-disant innées qu'il lui impute de façon aussi gratuite qu'incontrôlable. Je m'interrogerai tout d'abord sur cette qualité cauchemardesque qu'on a coutume d'attribuer aux désirs oraux infantiles alors que d'un point de vue théorique, on peut fort bien postuler la présence de pulsions cannibaliques chez l'enfant, sans pour autant se représenter le psychisme infantile dans son ensemble, ainsi que le fait Melanie Klein et son école, comme une séance permanente de Grand Guignol. Le caractère excessif de telles imputations me les rend a priori suspectes car « qui veut trop prouver ne prouve rien ». Au demeurant, cette conception du psychisme infantile est totalement incompatible avec la théorie du Moi infantile élaborée par Hartmann, Kris et Loewenstein (233). Le moins qu'on puisse dire d'une conception qui semble justifier tant de sadisme parental, c'est qu'elle est « intéressée », dans le sens où est « intéressée » la théorie qui, au xvme siècle, déniait à l'animal la capacité de souffrir et par là même autorisait et justifiait qu'on le fasse souffrir. Le

refus

spécifiquement

de

reconnaître

adultes

des

constitue

formes un

second

de

cannibalisme

obstacle

à

la

compréhension de la nature réelle (qui est nature dérivée) du cannibalisme infantile, qu'il convient de distinguer des pulsions orales spontanées (désir de mordre, par exemple). Si l'on s'obstine à maintenir d'emblée que « l'homme ayant été enfant avant de devenir homme, tout prend sa source dans l'enfance », on se condamne à passer sous silence des formes de cannibalisme aussi spécifiquement adultes que celles de la chienne ou de la truie qui dévore ses petits. Sans compter qu'un comportement aussi complexe et aussi finement structuré ne pourrait se manifester sous une forme pleinement

développée chez l'animal très jeune, les chiots ou les porcelets n'ont pas de petits à eux à se mettre sous la dent, et il est de fait qu'ils ne mangent pas leur mère ni, semble-t-il, n'essaient de le faire. Considérée en regard de l'intérêt marqué pour le cannibalisme infantile,

la

tendance

générale

à

éviter

toute

discussion

du

cannibalisme parental — dont nous avons vu qu'il était rien moins que rare



suggère

l'intervention

manifeste

de

phénomènes

de

scotomisation. Si le désir infantile de châtrer le père a fait couler beaucoup d'encre et cela en dépit de l'extrême rareté des cas de ce genre, on a en effet fort peu écrit sur le désir du père de châtrer son fils. Tout au plus trouve-t-on quelques références fortuites aux menaces

de

castration

proférées

par

le

père

pour

punir

la

masturbation de l'enfant. Et ' pourtant la castration effective de l'enfant par le père, ou à l'instigation du père, est chose assez commune : en Chine et dans le Proche-Orient, certains parents vendaient leurs enfants aux faiseurs d'eunuques. A Byzance, les familles nobles faisaient souvent châtrer leurs fils, dans certains cas afin de leur permettre d'accéder aux charges de la Cour et, dans d'autres, de les soustraire à la mort, car beaucoup d'empereurs, craignant d'être détrônés, cherchaient à se défaire des fils d'aristocrates. La liste serait longue si l'on incluait les cas de castration d'enfants par les substituts des parents : en effet, Etats, chefs, rois se sont arrogé le droit de châtrer les enfants. Dans l'État du Kansas, la castration (et non la simple stérilisation) des enfants oligophrènes était pratiquée encore en 194g dans certaines institutions officielles ; le principe de la castration des débiles fut même défendu avec vigueur par Hawke (a34) dans l'organe officiel de la Kansas Médical Society. Par contre je ne connais qu'un seul cas de castration d'un père par son fils ; c'est celui rapporté par Hérodote (VIII, io5-io6) : Hermotimos fut capturé enfant et vendu à un trafiquant d'eunuques nommé Panionios qui le châtra ; par la suite, Hermotimos,

devenu

l'eunuque

favori

de

Xerxès,

simula

la

reconnaissance envers Panionios et l'invita à lui rendre visite avec sa famille. Lorsqu'ils furent tous en son pouvoir, il obligea Panionios à châtrer ses propres fils et ceux-ci à infliger le même traitement à leur père. Le

parallélisme

est

ici

frappant

entre

l'indifférence

des

psychanalystes envers tout ce qui touche aux pulsions castra-trices parentales — nulle discussion approfondie n'ayant jamais été entreprise sur ce point — et celle tout aussi marquée que manifestent les psychanalystes envers les pulsions cannibaliques parentales.

L'enfant comme parasite La croyance qui veut que l'enfant dévore ses parents est extrêmement répandue : les Papous de la baie de Geelvink, qui pratiquent de très nombreux avortements, prétendent que les enfants détruisent leurs parents (403). De même les Indiens mohave sont convaincus qu'à un certain stade du développement intra-utérin, le fœtus se nourrit de la semence que le partenaire sexuel dépose dans le vagin de la mère (96). Cette conception de la « malignité » du fœtus dans le sein de sa mère a cours jusque chez certains médecins :

j'ai

moi-même

entendu

un

médecin

soutenir

très

sérieusement, à propos d'un couplet vulgaire où le fœtus était appelé tumeur, qu'il y avait « médicalement parlant » une très réelle analogie entre un embryon et une tumeur ! Sans doute la sublimation la plus poussée du fantasme cannibalique est-elle celle qui a donné lieu au mythe tenace du père pélican qui nourrit sa nichée en se déchirant la poitrine, alors qu'en réalité il dégurgite une nourriture partiellement avalée qu'il tient en réserve dans un sac situé sous son bec. Aussi verrais-je autre chose qu'une coïncidence dans la prédilection manifestée par un jeune psychiatre de ma connaissance, tout récemment devenu père, pour le poème de Musset qui évoque ce fragment d'Histoire peu naturelle, prédilection si marquée qu'il apprit

le poème par cœur et, en son français hésitant, le récitait à tout propos et hors de propos. En fait, chez la plupart des animaux ou des oiseaux qui transportent la nourriture destinée à leurs petits dans leur bouche ou leur bec, on observe une inhibition temporaire du réflexe de déglutition68. Cette inhibition est sans doute une source de tension plus importante pour l'animal ou l'oiseau que n'est celle du réflexe de la main à la bouche pour l'homme, ou de la griffe au bec pour l'oiseau de proie qui apporte la nourriture à sa nichée dans ses serres. Certains parents s'infligent des privations orales pour leurs enfants. Dans les classes pauvres, elles sont surtout d'ordre quantitatif, encore qu'en période de disette le gagne-pain du ménage a droit à la part du lion, afin qu'il puisse continuer à travailler. Dans les classes riches, la privation prend une forme qualitative : les meilleurs morceaux (les « titbits », de teat : sein) sont ordinairement réservés aux enfants. Observation i. — Un patient issu d'une famille aisée me raconta que ses parents avaient coutume de réserver les meilleurs morceaux pour les enfants. Or comme il protestait un jour contre quelque exigence parentale et comparait la liberté dont jouissait son ami X avec le contrôle tyrannique qu'exerçait sur lui sa mère, celle-ci lui dit : « Ici, c'est toi qui reçois les meilleurs morceaux ; je peux t'affirmer que cela ne se passe pas comme ça chez ton ami X, car je sais qu'un jour, alors qu'il mangeait un pudding aux raisins et avait mis de côté tous les raisins “pour la bonne bouche”, sa mère, qui l'avait, regardé faire, s'empara de sa réserve de raisins au moment où il s'apprêtait à les savourer et les mangea elle-même jusqu'au dernier. Nous n'agissons pas ainsi envers toi, aussi nous dois-tu obéissance absolue. » Cette observation est révélatrice d'une, au moins, des raisons pour lesquelles les parents trouvent avantageux d'exagérer les besoins oraux des enfants... même de ceux qui sont déjà en période de latence. Est-il nécessaire de préciser qu'en cours d'analyse

il s'avéra que les parents exigeaient de leur fils une obéissance qui allait jusqu'à la flexibi-litas cerea et qu'ils avaient littéralement « dévoré » l'identité distincte de leur enfant. Bref, les parents qui s'imposent des privations orales pour satisfaire les besoins oraux de leurs enfants obéissent à un mécanisme réflexe dont le prototype animal est l'inhibition du réflexe de déglutition69. Tout se passe ensuite comme si les parents réinterprétaient ce qui n'est qu'un simple mécanisme réflexe de leur part, comme une sorte d'agression orale de la part de l'enfant et la preuve manifeste de pulsions cannibaliques qu'ils tiennent dès lors pour caractéristiques de la mentalité infantile : ainsi s'expliquerait le mythe du pélican. Or, à titre de simple hypothèse, je voudrais rapprocher l'opération qui consiste à identifier l'alimentation de l'enfant par ses parents à de prétendues tendances cannibaliques de l'enfant, de celle, par exemple, qui s'observe chez la chienne qui vient de mettre bas, car singulièrement, dans l'un et l'autre cas, ce sont les mêmes mécanismes qui semblent mis en œuvre : en effet, lorsque la chienne a dévoré le placenta et une certaine longueur (suffisante mais non excessive) de cordon, et achevé de nettoyer avec sa langue son chiot, elle éprouve une inhibition du réflexe de déglutition qui intervient à temps pour l'empêcher de dévorer purement et simplement son chiot comme elle a dévoré le placenta. Sur ce point, l'expérience de Lorenz (305) est concluante : ayant donné à une chienne qui venait de nettoyer sa portée un autre chiot nouveau-né, dont le cordon avait déjà été enlevé, il observa que la chienne cherchait à détacher et à manger le cordon (inexistant), et, ce faisant, mordait l'ombilic du chiot qu'elle aurait bel et bien dévoré si Lorenz n'était intervenu pour les séparer. Il se peut donc que l'inhibition du réflexe de déglutition chez l'animal qui apporte la nourriture à ses petits ne soit qu'une simple extension de l'inhibition de ce même réflexe lors du nettoyage initial du nouveau-né *.

Degrés de « cannibalisme » chez le nourrisson Une curieuse variante culturelle du thème du bébé cannibale est la croyance selon laquelle certains nourrissons auraient des tendances cannibaliques plus marquées que d'autres. Parmi les Hongrois, une très ancienne croyance, remontant sans doute aux temps lointains où ils parcouraient les steppes d'Asie, veut que les chamans naissent avec des dents et mordent le sein de leur mère (396). La même croyance existe aussi chez les Indiens mohave (g5) qui croient par surcroît que l'enfant d'une femme dont le mari a tué un serpent naît avec une tête de serpent et que sa morsure est venimeuse70 ; aussi empêche-t-on la mère d'allaiter cet enfant qui est élevé à la bouillie de maïs, parfois avec succès (133). Citons encore la croyance répandue

dans

d'autres

tribus

selon

laquelle

les

pulsions

cannibaliques du nourrisson sont essentiellement dirigées contre les autres bébés (rivalité entre germains). Observation

2.



Une

malade

amérindienne,

diplômée

de

l'université, fit, en cours d'analyse, le récit suivant : « Lorsque j'étais petite, mon conte favori était celui du bébé cannibale qui à la nuit noire

quitte

sa

planche-berceau

pour

aller

dévorer

d'autres

nourrissons ; à l'aube, il retourne à son berceau, la bouche ensanglantée et des lambeaux de chair humaine pris entre les dents. J'avais grand-pitié de ce bébé-cannibale : il devait être si mal à l'aise avec ces morceaux de chair dans les dents. J'aurais tant voulu le soulager en lui curant les dents s. » Notons que cette Indienne appartenait à un groupe où la rivalité entre germains et la compétition entre adultes étaient particulièrement accusées. L'identification de cette malade avec le bébé-cannibale est encore plus chargée de signification qu'il ne paraît au premier abord. Sevrée prématurément *, non seulement d'après les normes de son groupe mais même d'après celles de la société occidentale, elle en avait conçu un ressentiment profond et, dès sa plus tendre enfance, avait manifesté une forte aversion pour le lait ; elle se

vantait de n'avoir bu que du café dès l'âge de six mois et évoquait avec un lyrisme débordant le goût « merveilleux, si suave et si doux » du Delaware Punch... boisson non alcoolisée, généralement peu appréciée et de teinte rouge sang. Enfin, elle enviait violemment les hommes qui, sous prétexte de faire l'amour, obtenaient accès aux seins des femmes (voir aussi chap. xvi). Cette observation nous fournit des indications intéressantes sur la nature des pulsions cannibaliques infantiles dont on peut affirmer qu'elles sont : i° Provoquées par de brutales frustrations orales éprouvées dans la petite enfance ; 2° Renforcées par le jeu des rivalités entre germains, rivalités particulièrement frustrantes si l'enfant a l'occasion de voir un cadet téter le sein de sa mère ; 3° Structurées, enfin, en fantasmes sous l'action des contes et récits, tel celui du bébé-cannibale. Les expressions caressantes formulées en termes cannibaliques (je pourrais te manger de baisers), courantes

en

Europe

comme

en

Amérique,

les

« caresses »

paternelles dévorantes du type de celle que prodigue, à Duau, le père à son jeune fils, enfin tout comportement à connotation oralecannibale auquel s'adonne l'adulte dans ses rapports avec l'enfant contribuent également à structurer ce type de fantasme. Notons que les parents vont parfois jusqu'à proposer eux-mêmes à leurs enfants un comportement cannibalique de forme ludique, par exemple lorsqu'ils leur enseignent que certains gâteaux représentent des êtres humains ou des animaux et qu'il est par conséquent amusant de les manger. C'est donc à tort que Boehm (45) voit là une preuve des pulsions cannibaliques infantiles, car les faits qu'il cite attestent précisément le contraire. Certaines

menaces

de

castration,

implicites

aussi

bien

qu'explicites, sont souvent formulées en « langage cannibalique » : « le chat 71 va emporter ton pénis », « l'oiseau va becqueter ton

pénis », etc. Egalement significatif est le mode de castration des rennes et des chiens de traîneau dans de nombreuses tribus sibériennes où l'homme arrache d'un coup de dent les testicules de l'animal (46). Dans certaines régions de la Hongrie, on châtre les jeunes béliers de la même façon (388).

Pulsions contre-cannibaliques S'il est vrai que les allusions — qui sont fort rares dans la littérature psychanalytique72 — aux pulsions cannibaliques de l'adulte ne font jamais, ou presque jamais, expressément état du caractère

« réactionnel »,

donc

« contre-cannibalique »,

de

ces

pulsions, tel, cependant, est bien le sens qui leur est attribué dans ces écrits. En tout état de cause, personne, jusqu'à présent, n'a touché à l'essentiel, à savoir que les pulsions cannibaliques des parents envers les enfants sont d'ordre primaire, alors que les fantasmes et pulsions correspondants des enfants sont réactionnels et doivent donc être tenus pour contre-canniba-liq ues. Cette conclusion s'impose à la lumière des matériaux réunis ci-dessus, choisis dans une masse de documents que les champions de la théorie

73 du

cannibalisme

infantile

refusent

de

prendre

en

considération. Il est certes malaisé d'éluder les implications de ce genre de faits : si certains l'ont tenté, leur théorie selon laquelle l'enfance est source de toute vie psychique, et donc aussi des pulsions cannibaliques, relève pour le fond d'une pseudobiologia phantastica et laisse sans réponse deux problèmes primordiaux : i° Des fantasmes réactionnels peuvent fort bien survenir dans l'enfance : l'existence de fantasmes cannibaliques infantiles ne suffit donc pas à prouver que ceux-ci sont innés car aussi bien peuvent-ils être — et sont-ils effectivement — réactionnels et « acquis ». 2° La structure du comportement cannibalique est trop complexe et exige un degré de conceptualisation trop poussé pour se constituer dans la petite enfance, c'est-à-dire avant même que l'enfant sache

distinguer entre animé et inanimé, encore bien moins entre humain et animalx. Or, pour être cannibale, il faut d'abord savoir distinguer la chair humaine de la chair animale, de même que le végétarien doit savoir reconnaître la viande, ne serait-ce que pour l'éviter. Ce point est d'importance

capitale.

Nous

l'illustrerons

par

un

exemple

mythologique : lorsque, au cours du sinistre banquet, Thyeste, trompé par Atrée, mange la chair de ses enfants, il ne fait pas acte de cannibalisme, sauf au sens le plus étroit, le plus naïf du terme. D'un point de vue psychanalytique, il a tout simplement mangé de la viande.

Aux

sophistes

qui

prétendraient

que

Thyeste

savait

inconsciemment qu'il mangeait la chair de ses enfants, on répondra que cette prétendue connaissance (au niveau de l'inconscient) présuppose elle aussi non seulement qu'il ait été en mesure de faire la différence entre la chair de ses propres enfants et celle d'autres êtres humains, mais encore qu'il ait su distinguer la chair humaine de la chair non humaine. Dans le sens ainsi défini, Thyeste ne pratiquait donc ni le cannibalisme, ni — encore moins — l'endocanniba-lisme familial. Il nous reste à préciser la place qui revient aux faits biologiques dans

le

raisonnement

psychanalytique.

S'il

est

vain

de

nier

l'importance psychologique du substrat biologique, il est tout aussi vain d'oublier que la psychanalyse est, de manière parfaitement spécifique, une psychologie proprement humaine. Elle est la seule discipline psychologique qui cherche à appréhender l'homme dans sa spécificité humaine. Cela implique que les données physiologiques et zoologiques n'interviennent dans la discussion psychologique qu'aux fins de caractériser ou de définir le terrain sur lequel — et les matières premières au moyen desquelles — certains processus dynamiques propres à l'homme, et à lui seul, s'actualisent. Cela

aussi,

Freud

l'a

clairement

énoncé

dans

le

passage

mémorable de Totem et Tabou (203) où il met en corrélation la

genèse du complexe d'Œdipe et l'avènement de l'homme en tant qu'être-de-culture ou, du moins, en tant qu'homme distinct de l'animal. Que Freud ait éprouvé après coup le besoin de fournir aussi des explications « biologiques » et « paléopsychologiques » gratuites de faits qui, illuminés par son génie, parlaient déjà clairement d'euxmêmes, mieux vaut l'oublier et surtout se garder de l'imiter en se livrant à d'oiseuses et triviales spéculations paléopsychologiques que récuse toute psychanalyse véritablement scientifique. 1.

Il

existe

un

rapport

de

réciprocité

entre

les

pulsions

cannibaliques des parents et celles des enfants. 2. Les données existantes ne corroborent en rien l'hypothèse (1mplicite) de la science « officielle », selon laquelle les pulsions cannibaliques des enfants seraient primaires, alors que celles des parents seraient secondaires et réactionnelles. 3. Une abondante documentation permet, au contraire, d'affirmer que les pulsions infantiles spécifiquement cannibaliques sont induites par

les

pulsions

cannibaliques

des

parents

et

sont

donc

épiphénoménales par rapport à celles-ci. Cependant, une fois constituées, elles peuvent entrer en relation avec les pulsions cannibaliques préexistantes des parents, créant ainsi une relation d'induction mutuelle. 4- Le désintérêt envers les pulsions cannibaliques parentales qui ressort de la littérature psychanalytique suggère l'intervention de fortes résistances, plus fortes peut-être encore que celles qui expliquent pourquoi il s'écoula tant de temps entre la découverte du complexe d'Œdipe chez l'enfant et celle du complexe prétendument contre-œdipien des parents, et cela en dépit du fait que l'une des premières découvertes de Freud ait porté précisément sur le rôle (réel ou imaginaire) de la séduction parentale. Aussi, toute tentative d'élucider les sources réelles des fantasmes et pulsions cannibaliques parentales devra-t-elle comporter en premier lieu une analyse des

résistances et scotomisations qui en obscurcissent l'appréhension et la compréhension. 5. La disproportion flagrante entre notre connaissance approfondie des attitudes névrotiques de l'enfant envers l'adulte et notre méconnaissance grave des attitudes névrotiques inverses (150) — qui, sous couvert de discours à prétentions scientifiques, peut prendre la forme de fantasmes autojustificatifs (210, io3) sur la nature des enfants — nous a conduit à systématiquement sous-estimer et même passer sous silence la bilatéralité et la réciprocité des rapports entre adultes et enfants et des attitudes qui engendrent ces rapports. Parmi les exceptions notables, citons la célèbre étude de Ferenczi (186) sur la confusion des langues entre enfants et adultes, et certains articles de Spitz sur l'« hospitalisme » et autres sujets afférents (427-431). Ces travaux ont frayé une voie nouvelle car, à la différence de tant d'autres, leurs auteurs ont refusé d'admettre a priori que, dans le dialogue instauré entre l'enfant et l'adulte, c'est l'enfant seul qui parle le jargon du processus primaire et de l'inconscient (chap. iv). 6. Si je refuse de considérer l'enfant comme un loup-garou dément, cela ne signifie pas que je le conçoive comme un ange. J'ai montré ailleurs (120) que ces deux fantasmes d'adultes sont faux, l'un et l'autre, et ne servent que l'adulte qui les a inventés pour ses propres fins. Le bébé n'est ni ange, ni diable, il est, tout simplement, un bébé. Il nous incombe, a nous autres adultes de le comprendre et de l'accepter tel qu'il est. Pour conclure, je démontrerai à la fois l'importance des pulsions pédophages de l'adulte et la ténacité avec laquelle même le chercheur

averti

répudie

leur

existence,

en

citant

un

lapsus

grotesque, commis par moi-même, et cela peu de temps après avoir écrit non seulement cette étude, mais aussi un livre entièrement consacré à l'étude de l'influence que le contre-transfert et les préjugés du chercheur exercent sur son travail scientifique (148).

Le texte des vers iai5 sqq. de VAgamemnon d'Aeschyle est parfaitement clair : Cassandre y parle d'enfants dévorés par leur père — par Thyeste. J'ai néanmoins affirmé — bien à tort — que Cassandre y parle des enfants, certes gravement menacés, mais bien vivants, d'Agamemnon (149)- Je ne me suis rendu compte de mon erreur que lorsque le professeur Dodds a bien voulu me la signaler. Si mon inexcusable lapsus, commis au moment même où je mettais mes collègues psychanalystes en garde contre précisément ce genre d'erreurs, ne suffit pas pour prouver à la fois la réalité des pulsions pédophages et le refus du chercheur d'en tenir compte, rien ne saurait les prouver. L'essence même de toute recherche ayant trait à l'homme, c'est la lutte acharnée du chercheur scrupuleux contre son propre aveuglement.

Chapitre VI. Représailles homosexuelles envers le père

Note clinique sur les sources contre-œdipiennes du complexe d'Œdipe (1960) Certains aspects couramment méconnus du mythe d'Œdipe m'ont incité à voir dans le fantasme œdipien non seulement le meurtre du

père et la possession de la mère, mais encore — et de manière fort spécifique — une victoire homosexuelle remportée sur le père féminisé (112). J'étaierai ici cette hypothèse par l'analyse d'un rêve où transparaît sous forme à peine voilée le thème de l'affrontement entre David et Goliath, et où, malgré une inversion d'affect dans la scène critique, la victoire homosexuelle est clairement indiquée. Ce matériel clinique m'a été fourni par un jeune artiste de talent, originaire d'un pays tropical francophone, après plusieurs mois d'une psychothérapie, conduite en face à face, à raison de deux séances par semaine. Il était venu me consulter pour des troubles sexuels — plus particulièrement pour impuissance — survenus au moment où il était tombé amoureux de sa cousine au deuxième degré, la première femme qu'il aimât d'amour véritable. Ces troubles se dissipèrent rapidement dès qu'il prit conscience de ses angoisses œdipiennes et de sa peur de commettre une infidélité affective envers sa mère.

Rêve Je suis dans une baignoire avec un cousin de mon âge. Nous sommes engagés dans une espèce de lutte avec des hommes plus âgés et plus forts — ou peut-être est-ce eux qui nous attaquent — et parmi eux se trouve un autre de mes cousins, mon aîné. J'ai le sentiment diffus que nous n'avons pas, mon cousin (celui qui est dans la baignoire) et moi, notre âge actuel ; nous _ sommes beaucoup plus jeunes. Nous sommes des garçons luttant contre des adultes et nous devons défendre la baignoire contre eux. Je me baisse, attrape mon cousin plus âgé, l'un des assaillants, par les chevilles74 et, d'un mouvement brusque, le soulève, provoquant sa chute sur le dos en dehors de la baignoire. Il est étendu à terre, sur le dos, complètement immobile. Je sors de la baignoire et me penche sur lui. Je suis inquiet car je crois l'avoir tué.

Associations Avant de procéder à l'analyse des associations, il importe de noter que, malgré une éducation assez poussée, le jeune artiste faisait des rêves

d'un

type

assez

transparent,

comme

on

en

trouve

communément chez les primitifs, les enfants et parfois chez certains hystériques (103). Certes les éléments concrets de ses rêves provenaient du monde civilisé qui était le sien — paquebots, médecins, baignoires, voitures — et les situations correspondaient à celles que l'on rencontre couramment dans les milieux cultivés de son propre pays (demeuré, dans l'ensemble, fort arriéré) ou, dans ces mêmes milieux, en Europe et en Amérique ; néanmoins, par leur structure et leur contenu manifeste, ses rêves étaient « primitifs » en ceci que désirs et peurs s'y déployaient presque à découvert. En outre, comme certains de mes patients amérindiens (99, io3, 108, chap. xv), le jeune homme était capable de fournir sans peine et assez rapidement des associations significatives afférentes à ses rêves et d'en saisir le contenu latent avec le minimum d'aide de ma part. Je rappellerai à ce propos la théorie de Róheim (3gi) selon laquelle le Sur-Moi (censeur du rêve) du primitif est discontinu et lacunaire et cette autre théorie, véritable lieu commun ethnologique, qui veut que le primitif ne différencie pas le rêve et la réalité de manière aussi catégorique que l'Occidental. Si Kroeber (275) a raison d'affirmer que les civilisations évoluent, d'une manière générale, vers un réalisme accru, je crois utile de préciser que ces mêmes civilisations prétendument avancées qui établissent au niveau logique une distinction rigoureuse entre le réel et l'imaginaire s'obstinent néanmoins dans la pratique à prendre des fantasmes collectifs pour réalité et à traiter parfois la réalité en fantasmes. a) Le cousin attaqué et en apparence tué avait été l'objet d'une attaque ludique de caractère nettement sado-castrateur de la part du patient, alors que celui-ci était un tout jeune garçon vers la fin de la période de latence et sa victime un jeune adolescent. Les deux

garçons s'étaient baignés nus dans leur piscine privée et se tenaient debout près du bord, lorsque le patient empoigna brusquement le pénis en érection de son cousin, et se mit à courir autour de la piscine, traînant sa victime derrière lui. Comme le petit tenait bon, le grand était dans l'impossibilité de se défendre sans se faire mal, et donc obligé de trotter derrière son petit agresseur jusqu'à ce que celui-ci consente à lâcher prise. b) La baignoire fournit deux associations. Elle fut comparée d'abord à la piscine, lieu de la scène sadique que je viens de décrire. Le patient se souvint ensuite que, tout enfant, lorsqu'il se baignait dans cette piscine ou jouait alentour, il avait parfois épié à travers une fente de la cabine de bain les énormes fesses nues de l'une des servantes indigènes de la famille. Durant toute son enfance, ces fesses énormes le fascinaient et l'excitaient tellement qu'il refusait parfois de se laisser baigner tant qu'on ne lui avait pas montré le vaste derrière de cette femme. Comme je lui demandais si la forme de la baignoire lui rappelait quelque chose, il répondit sans hésitation qu'elle lui faisait penser à l'appareil génital féminin. Je lui montrai alors le rôle que jouaient les restes diurnes dans la formation de l'image de la baignoire. Son médecin lui avait, en effet, ordonné des bains de siège pour soigner son urétrite non spécifique et sa prostatite

chronique,

mais

il

n'avait

pu

se

conformer

à

ses

prescriptions, son petit appartement ne possédant qu'une douche. Or, cette même douche avait été, quelques semaines auparavant, le lieu d'une scène d'amour violente mais pleinement consommée — inhabituelle réussite — entre lui et cette cousine qu'il se proposait d'épouser aussitôt que possible et qui devait devenir sa femme par la suite. c) Le grand attaquant le petit. — Lorsque cet aspect du rêve lui fut signalé, le patient répondit spontanément qu'il s'agissait de son père — homme de haute taille, massif et corpulent — qui semblait l'attaquer alors qu'il se trouvait auprès — à l'intérieur — de sa mère.

Cette association s'explique par le comportement de la mère, femme extrêmement séduisante, qui avait fait de son fils un allié contre le père et le complice de sa liaison plus ou moins ouverte avec un autre homme ; de plus, elle exigeait qu'il lui rende compte de ses multiples aventures sexuelles d'adolescent. De fait, elle avait subtilement réduit son fils à l'état de g19olo, entretenu en partie par l'argent qu'elle détournait à l'insu du père. Quant au thème de l'agression paternelle, évoqué en liaison avec celui du grand attaquant le petit, il avait déjà nourri des rêves plus anciens et plus explicites, et fourni au patient le matériel de paniques fantasmatiques éprouvées à l'état de veille durant son enfance. A ce propos, le patient me demanda pourquoi, dans ce rêve, il avait transformé son père en son cousin aîné. Je lui rappelai donc que, dans la séance précédente, il m'avait raconté qu'au grand scandale de sa famille autoritaire et traditionaliste, il s'était toujours refusé à appeler « oncle » et « tante » ses oncles et ses tantes, s'obstinant à les désigner par leur prénom, comme s'ils étaient ses cousins et non ses oncles et tantes... amalgamant donc les générations au lieu de les distinguer. Pour des raisons techniques, je m'abstins cependant de lui rappeler que sa mère, lorsqu'elle le traitait plus ou moins en amant, minimisait elle aussi l'écart des générations et que l'on pouvait interpréter dans le même sens le comportement d'un oncle de sa fiancée qui avait caressé et presque séduit la fillette alors qu'elle n'avait que dix ou onze ans, ce qui représentait également une fusion des générations. Je note que ce dernier incident avait tout d'abord beaucoup inquiété le patient qui voyait avec raison dans ce traumatisme la cause de l'incapacité initiale de sa fiancée d'atteindre à l'orgasme. d) L'acte de renverser un adversaire plus fort en l'attaquant par les chevilles fut immédiatement compris par le patient comme un nouveau moyen d'accentuer la différence de taille entre l'assaillant et sa victime, et fut spontanément associé par lui au geste de saisir le pénis de son cousin.

e) La crainte d'avoir tué le cousin fut présentée dans un esprit d'autojustification, comme preuve qu'il n'avait pas eu Y intention de tuer son assaillant. Lorsque je lui fis remarquer qu'il n'avait aucun motif « rationnel » pour supposer qu'une simple chute causerait la mort de son assaillant et que la peur de l'avoir tué trahissait donc, en fait, son désir de le tuer, désir dont il s'était repenti après coup, le patient invoqua avec une soudaine colère diverses agressions antérieures de ce même cousin. Tendant brusquement la main, il me montra sur la paume une cicatrice, trace d'une blessure que ce cousin lui aurait infligée au moyen d'un clou au cours d'une bagarre ludique, qui avait précédé l'épisode du pénis. La blessure de la paume par le clou lui rappela un film de Cocteau où quelqu'un essaie d'enfoncer un clou dans un morceau de bois, par la tête, et non par la pointe... scène

que

le

patient

assimila

spontanément

à

des

pulsions

homosexuelles. Les autres associations fournies sur ce sujet, étant étrangères à notre propos, ne seront pas reprises ici. Bref, le patient se révélait aussi incapable qu'un primitif de différencier le rêve de la réalité, citant un acte d'agression, commis dans la vie réelle, comme justification du meurtre de son cousin perpétré en rêve. f) La position de la victime. — Je demandai au patient qui, en tant qu'artiste, était capable d'analyser les gestes et les postures x, de décrire minutieusement la position de la figure étendue sur laquelle il s'était penché en rêve avec tant de sollicitude. Avec une expression de profonde surprise, il déclara que le cousin, apparemment mort, était étendu sur le dos, les cuisses entrouvertes comme une femme prête à être pénétrée, et qu'il ne paraissait pas avoir de pénis. Parvenu à ce point, je lui rappelai d'abord le clou avec lequel son cousin lui avait blessé la paume puis l'association spontanée suscitée par cette évocation quant à la signification « homosexuelle » du clou que l'on enfonce par la tête (le gland ?) et, enfin, la justification du meurtre rêvé en termes de la blessure réelle, infligée au moyen d'un

clou. Cette interprétation partielle fut acceptée d'emblée par le patient.

Interprétation du rêve « Alors que vous étiez près (ou à l'intérieur = baignoire) de votre mère, votre père commit une agression homosexuelle contre vous. Vous vous vengez en le tuant et en le féminisant : privé de son pénis, il est couché sur le dos dans la position d'une femme sur le point d'être pénétrée. » La justesse de cette interprétation se trouva confirmée au cours de la séance suivante.

Rêve « Il y a de très gros excréments dans la cuvette des cabinets. Ils sont vivants ; je ne puis trop expliquer comment je savais, dans le rêve, qu'ils étaient vivants, mais cela ne faisait aucun doute. Puis, sans que je puisse non plus m'expliquer comment, les gros excréments se transportèrent de la cuvette des cabinets à celle du lavabo. Il y avait aussi de petits bouts d'excréments par terre et peutêtre que les gros ont dévoré les petits lors de leur transfert de la cuvette des cabinets à celle du lavabo. »

Associations Ce rêve troubla si profondément le patient que ses premières associations furent toutes consacrées à en clarifier le contenu manifeste : il chercha vainement à déterminer pourquoi il « savait » que

les

gros

excréments

étaient

vivants,

comment

ils

se

transportèrent du cabinet au lavabo, etc. Il expliqua ensuite que le dévorement des petits excréments par les gros était un acte particulièrement agressif. Lorsque je lui indiquai qu'il fallait peut-être y

voir

quelque

chose

comme

du

cannibalisme

et,

plus

particulièrement, de la pédophagie (chap. v)75, le patient stupéfait

s'exclama que cette interprétation s'accordait parfaitement avec ce qu'il

ressentait.

Il

ajouta

que

les

gros

excréments

étaient

probablement ceux d'un adulte corpulent, donc, sans doute, ceux de son père, homme bedonnant 76. Un bref échange de remarques l'amena à conclure que les petits excréments étaient les siens. Interrogé ensuite sur les lavements qu'il aurait reçus étant enfant, il répondit, de nouveau avec stupeur, qu'on lui avait effectivement administré de nombreux lavements et qu'il les détestait et redoutait. Puis il ajouta spontanément que les petits morceaux d'excréments qui, dans le rêve, sont dévorés par les gros ressemblaient aux fragments d'excréments qu'il expulsait après ses lavements. Je proposai un rapprochement entre ces lavements et les massages prostatiques qu'il venait de subir à des fins diagnostiques en rapport avec ses écoulements urétraux : là-dessus le patient se remémora soudainement qu'ayant contracté une blennorragie à l'époque de la puberté, son père, qui était médecin, lui avait fait à plusieurs reprises des massages prostatiques. Paradoxalement, plusieurs mois plus tard, alors que nous nous efforcions de découvrir les causes de ses récents accès d'une jalousie parfaitement gratuite (14 *)> le patient en vint à évoquer pour la première fois les bons côtés de la personnalité de son père. C'est ainsi qu'il fut amené à reconsidérer sa première interprétation symbolique du clou qui, dans le film de Cocteau, est enfoncé dans le bois par la tête : « Lorsque nous en avons parlé la première fois, je vous ai dit que cette manière d'enfoncer un clou, qui, je m'en rends compte, symbolise le pénis — m'apparaissait comme une sorte d' “inversion”, comme quelque chose d' “inverti”, et donc d' “homosexuel”. Cependant c'est bien la tête du pénis qui en est l'extrémité pénétrante. Par conséquent l'introduire tête première n'est pas une inversion, du moins pour autant que le clou représente bien le pénis. » Il est frappant que cette remarque ait été faite à un moment où sa jalousie s'était apaisée, alors qu'affleuraient certains sentiments

anciens et positifs, non entachés d'éléments névrotiques, envers ce père qu'il n'avait cessé jusque-là de critiquer.

Discussion Les mythes grecs relativement anciens mettent en corrélation le destin de Laïus et le viol de l'enfant Chrysippe (qui est un substitut d'Œdipe). Par la suite, Laïus devait renouveler cette agression homosexuelle sur son propre fds — mais à un niveau symbolique — en lui perçant ses chevilles d'un clou. En représailles de ces deux actes d'agression homosexuelle contre-œdipienne (complexe de Laïus),

Œdipe

tue

son

père

et

l'émascule

symboliquement,

remportant sur lui une victoire homosexuelle (112). Dans le premier rêve relaté ici, le patient — qui se représente en rêve comme un tout jeune garçon — repousse victorieusement les tentatives de son cousin plus âgé et plus grand que lui (cousin = oncle = père) pour prendre d'assaut la baignoire (vagin = ventre maternel = bains de siège = douche = lieu de la scène d'amour passionnée enfin menée à terme, avec cette cousine qu'il identifiait autrefois inconsciemment à sa mère). Le patient, petit David, repousse triomphalement les attaques du grand Goliath : il renverse son assaillant en lui saisissant les chevilles (comme il lui avait un jour saisi le pénis). Sur ce, il y a mort apparente de l'adversaire vaincu qui est étendu à terre, privé de pénis, dans la position d'une femme sur le point d'être pénétrée. Le patient justifie explicitement le meurtre, la castration (l'épisode du pénis) et la victoire homosexuelle en passant du rêve à la réalité selon une démarche caractéristique de la pensée « primitive » : il exhibe la cicatrice laissée par le clou avec lequel son cousin l'avait jadis blessé. La nature homosexuelle de cette agression initiale transparaît dans l'association qui confère une signification homosexuelle à l'acte d'enfoncer un clou tête première. J'ai déduit du mythe d'Œdipe que la victoire homosexuelle sur le père

féminisé,

victoire

justifiée

par

l'agression

homosexuelle

symbolique antérieure du père contre le (1ls, faisait partie intégrante du fantasme œdipien (1ia). Cette hypothèse se trouve pleinement corroborée par ce rêve singulièrement transparent. J'ai également conclu (pie le dénouement effectif des liens et des conflits œdipiens implique une victoire homosexuelle fantasmatique sur le père. Ces deux conclusions se trouvent confirmées par le fait que ce rêve soit survenu à une étape du traitement où le patient avait recouvré sa puissance sexuelle, même dans ses relations avec sa cousine-fiancée — relations compromises à leurs débuts par sa tendance inconsciente à identifier la jeune fille à sa propre mère. Knlin, et pour la première fois de sa vie, le patient s était révélé capable d'une réelle maturité amoureuse, qui (culturellement) exigeait de s'accomplir dans un mariage sincèrement désiré. L'intervention du rêve à ce moment précis avait pour cause immédiate une récidive désagréable des maux déjà décrits — urétrite non spécifique et prostatite chronique bénigne —, séquelles de plusieurs crises antérieures de blennorragie. Le recours aux cousins (= oncles) comme symboles de la situation œdipienne était surdéterminé : ou l'associera, d'une part, aux expériences œdipiennes de la cousine avec son onde, d'autre part à l'identification opérée autrefois par le patient entre sa cousine et cette mère taboue mais combien séduisante et, enfin — et surtout à l'âpre et vieille inimitié entre la famille du patient et celle de sa cousine-fiancée, inimitié qu'aggravaient des préjugés portant sur de subtiles nuances de couleur de la peau. En conséquence, la famille de la jeune fille non seulement opposait une brutale fin de non-recevoir à la demande en mariage du jeune homme, mais s'abstenait même de lui rendre son salut dans la rue. A l'époque où se situe ce rêve, la jeune fille s'étant déclarée fermement résolue d'épouser son amant contre le gré de ses parents, leur comportement envers le garçon s'était aggravé au point, de devenir franchement blessant.

Il nous reste à envisager un aspect fort curieux de notre matériel : le cousin plus âgé blesse la main du patient qui se venge à la fois, dans la vie réelle, en saisissant le pénis de son agresseur et, en rêve, en lui saisissant les chevilles. D'un point de vue réaliste, un individu chétif et de petite taille peut en effet s'attaquer à un ennemi plus fort que lui - ou le repousser — à condition de l'atteindre à un endroit vulnérable de son corps (le pénis) ou de tirer parti de sa petite taille pour lui faire perdre l'équilibre en lui saisissant les chevilles. Dans le cas qui nous occupe, ces attaques sont présentées comme autant d'actes de représailles pour la main percée (= blessée), d'où l'analogie avec le mythe d'Œdipe. Rien moins qu'une étude entièrement consacrée à la question suffirait pour rendre compte de chacune des variantes retenues par la tradition grecque concernant la traumatisation des chevilles d'Œdipe *, et de chacune des nombreuses hypothèses, tant anciennes que modernes, qui tentent de l'expliquer. Je me contenterai donc d'en souligner quelques aspects. 1. Selon Lévi-Strauss (285), le nom du grand-père d'Œdipe, Labdacus, pourrait signifier « le Boiteux », celui de son père Laïus, « le Gaucher » ; enfin Œdipe voudrait dire « pieds enflés ». Je note les deux premières de ces étymologies sous toutes réserves, car la signification de bien des noms propres de la mythologie grecque demeure sujette à controverse. Lévi-Strauss attire aussi notre attention

sur

certaines

ressemblances

entre

Œdipe

et

divers

personnages boiteux ou affligés d'une démarche incertaine qui traversent les mythes de certains Indiens pueblo. 2. Hérodote (v, 92) parle d'une jeune fille nommée Labda (la Boiteuse), du clan des Bacchiadae, oligarques de Corinthe, qui, à cause de son infirmité, ne trouva pas à se marier dans son propre clan et fut donnée en mariage à un homme de Pet.ra. N'était son infirmité, cette jeune fille aurait épousé un parent, peut-être un oncle, comme tant d'autres jeunes filles grecques de l'aristocratie. En l'occurrence, il

lui fallut contracter un mariage insolite, à la fois hypogame et exogame. Quand l'oracle prédit qu'elle donnerait naissance à un fils qui arracherait le pouvoir des mains des Bacchiadae et deviendrait tyran de la cité, dix jeunes Bacchiadae furent dépêchés pour tuer l'enfant. Mais, le bébé leur ayant souri, aucun d'entre eux n'eut le cœur de le faire périr et, conformément à la prédiction, ce bébé devint Cypsélos, tyran de Corinthe. 3. Le mythe de Jason, bien que moins frappant, n'en demeure pas moins pertinent : Æson, père de Jason, fut détrôné par son demi-frère Pélias qui tenta aussi de se défaire de son neveu. Jason fut sauvé par des amis et un oracle avertit Pélias de se méfier d'un homme qui ne porterait qu'une seule sandale. Lorsque Jason revint dans sa patrie, chaussé d'une seule sandale, Pélias, afin de se débarrasser de lui, l'envoya en quête de la Toison d'or. Par la suite, Pélias meurt non pas de la main de Jason, mais victime des machinations de Médée, femme de Jason. Le détail de l'unique sandale est difficile à élucider : un homme

chaussé

d'une

seule

sandale

est

« boiteux »,

nécessairement ; mais nous savons aussi que certains Grecs allaient au combat chaussés d'un pied seulement, afin d'avoir meilleure prise sur le sol. 4. Attaquer quelqu'un en saisissant ou blessant ses chevilles est de pratique courante dans la tradition grecque : a) Selon une version du mythe d'Héphaïstos, c'est alors que celuici défendait sa mère Héra que Zeus le saisit par le pied et le jeta hors de l'Olympe (L'Iliade, I, 5gi sqq.). Dans une autre version, c'est Héra elle-même qui, s'apercevant qu'elle a enfanté un infirme, le précipite hors de l'Olympe (L'Iliade, XVIII, 395, sqq.). b) Dans les Trachiniennes de Sophocle (v. 777), Héraclès, rendu fou de douleur par la tunique de Nessus, saisit Lichas, le messager qui la lui a innocemment remise, par les chevilles et le projette violemment contre un rocher.

5. On connaît même un exemple d'agression réciproque portant sur les chevilles. Dans L'Iliade, Achille traîne derrière son char le cadavre

d'Hector

attaché

par

les

chevilles,

lesquelles

sont

transpercées à un endroit situé en avant du tendon d'Achille. Or, Murray (346) fait état d'une tradition plus ancienne et plus barbare selon laquelle Hector aurait été traîné vivant derrière le char de son vainqueur et cite à l'appui de son hypothèse le témoignage de Sophocle (Ajax, v. io3i), celui d'Euripide (Andromaque, v. 339) et surtout celui de Virgile qui indique (L'Énéide, II, 273) que les chevilles d'Hector supplicié enflèrent (tumentia). Inversement, Achille, dont le talon était proverbialement vulnérable, fut tué d'une flèche (= clou) tirée par le frère d'Hector, Paris. Cheville pour cheville : la symétrie est remarquable. Et la chaîne continue : Pâris est abattu par la flèche empoisonnée de Philoctète, qui avait eu pendant des années un pied gangrené à la suite soit d'une morsure de serpent, soit d'une blessure qu'il s'était faite accidentellement avec l'une de ses propres flèches *. On note également le rapprochement comique que semble faire le Pseudo-Lucien, dans son Ocypus (pieds rapides), entre un athlète (devenu podagre) ressemblant à Achille (auquel L'Iliade n'applique cependant pas cette épithète) et Œdipe aux pieds enflés. Ces quelques faits, auxquels on pourrait joindre bien d'autres qui vont dans le même sens, prouvent que, pour des raisons qui nous échappent, les chevilles ont une valeur symbolique importante, encore qu'incomprise, dans la pensée mythologique grecque. Évocateurs en eux-mêmes, ces matériaux gagneraient à s'appuyer sur une investigation clinique plus poussée, menée parallèlement à une exploration philologique exhaustive du problème de la cheville traumatisée dans la tradition grecque. Tels quels, ils nous autorisent seulement à envisager l'équation symbolique « cheville = pénis » comme aussi « naturelle » que cette autre équation symbolique que nous ne songeons pas à contester : serpent = pénis.

Au point de vue méthodologique, on conclura que l'étude psychanalytique des mythes et autres données ethnologiques est susceptible

d'attirer

l'attention

du

psychanalyste

clinicien

sur

l'existence de modèles et processus intrapsychiques qu'il est tôt ou tard appelé à rencontrer dans un contexte thérapeutique ; ce qui prouve une fois de plus la valeur clinique des études dites de « psychanalyse appliquée ».

Chapitre VII. Crime névrotique et comportement criminel

(1950) L'interprétation et le traitement psychanalytique du comportement criminel

sont

généralement

moins

satisfaisants

que

ceux

du

comportement névrotique. Cette situation surprendra ceux qui, conformément à la théorie communément admise, considèrent la névrose, la criminalité et la perversion comme autant de moyens dont dispose

l'organisme

pour

soulager

les

tensions

et

angoisses

intérieures, en une sorte de tentative mal conçue d'autothérapie. Notre

incompréhension

partielle

de

la

dynamique

du

comportement criminel n'est pas uniquement due au fait que les psychanalyses de criminels sont rares, encore que l'insuffisance d'observations cliniques sur lesquelles on pourrait fonder des conclusions

théoriques

solides

entrave

considérablement

les

recherches de ce genre. Mon hypothèse de base est que cette incompréhension

provient,

pour

l'essentiel,

d'une

déplorable

confusion entre les actes criminels isolés et la conduite criminelle habituelle, qui constituent deux ordres de phénomènes parfaitement distincts. Soucieux de formuler une théorie « générale » de la criminalité, psychanalystes et psychiatres ont réuni une somme considérable de données cliniques concernant la dynamique d'actes illégaux isolés, commis' par des individus ordinairement respectueux des lois, pour ensuite étendre les conclusions théorique ainsi obtenues au criminel habituel afin d'analyser la « criminalité en général ». Bref, ils se sont livrés à des extrapolations abusives en appliquant à un ensemble de phénomènes les conclusions tirées d'un autre ensemble, et cela sans jamais chercher à démontrer que les connexions postulées entre ces deux ordres de phénomènes n'étaient nullement fortuites et purement apparentes, mais nécessaires et authentiques. Cette

confusion

tient

probablement

aux

scotomisations

inconscientes du chercheur, d'autant plus restrictives et trompeuses qu'elles se donnent pour compréhension (insight) empathique. Le chercheur qui s'efforce de saisir la structure des motivations qui soustend la criminalité habituelle réagit en effet aux matériaux que lui fournit son sujet par un écho émanant de son propre inconscient, lequel n'est, en l'occurrence, qu'un pseudo-écho fallacieux et caricatural, car le secteur de son inconscient qui « réagit » au comportement du criminel habituel est un segment de son Ça, et c'est à tort qu'il voit dans ce segment la contrepartie de la structure des motivations qui sous-tendent le comportement criminel habituel. Or je considère, et c'est là l'hypothèse centrale de ce travail, que la tendance à exagérer la similitude superficielle entre l'acte illégal isolé commis par le citoyen moyen respectueux des lois, qu'il soit normal ou névrosé, et la criminalité habituelle du criminel professionnel conduit à une impasse logique, car la similitude entre les deux

phénomènes n'est qu'apparente. Toute tentative de les assimiler méconnaît le fait que l'homme qui ne commet qu'un seul crime est, à tous points de vue, radicalement différent du criminel habituel. Loin de moi de chercher à ressusciter le mythe ridiculement naïf du « criminel-né », conception parfaitement fallacieuse, que je répudie catégoriquement. En effet : i° Seul un type de spéculation génétique relevant de ce que j'ai nommé une pseudobiologia phantastica peut soutenir le mythe du « criminel-né », alors qu'il existe aux Indes des groupes religieux (thugs) ou même des tribus entières qu'on désigne sous le nom de « tribus criminelles » ; 2° Seul un type de spéculation génétique participant également d'une pseudobiologia phantastica, mais d'orientation lamarckienne celle-là, peut postuler l'existence du « criminel-né ». En effet, alors qu'aux premiers temps de la conquête de l'Angleterre par les Normands, l'homme qui tuait un cerf dans les forêts royales était censé avoir commis un crime majeur, pour lequel il encourait la mutilation, de nos jours la loi anglaise fait du braconnage un délit mineur. Inversement, des actes qui, jadis, ne tombaient pas sous le coup de la loi sont de nos jours punis avec la plus grande rigueur. Sur ce point on m'opposera peut-être ma propre thèse (chap. m), à savoir que, pour soulager l'angoisse, le symptôme névrotique, la perversion et l'acte criminel doivent, de par leur principe même, se manifester sous la forme de comportements culturellement déviants, ou même expressément antisociaux (chap. m). Je n'en persiste pas moins à croire à la justesse de l'hypothèse qui assigne une signification clinique contrôlable à la proposition subsidiaire, valable à condition de ne pas dégénérer en formule dogmatique, selon laquelle la névrose, la perversion et la criminalité sont, dans une certaine mesure, des phénomènes qui s'excluent mutuellement. C'est seulement dans ce sens phénoménologique strictement limité qu'il semble légitime de

postuler une connexion entre Yacte criminel isolé et le comportement criminel habituel. Pour réelles qu'elles soient, ni les similitudes phénoménologiques, ni les similitudes fonctionnelles sous-jacentes de ces deux types d'actes (qui ont tous deux pour fonction de soulager l'angoisse) ne nous renseignent sur les aspects structuraux des modèles (patterns) de comportements illégaux et ne justifient que l'on postule a priori une similitude fondamentale entre la dynamique du crime occasionnel et celle de la criminalité habituelle. Devant l'abondance des témoignages empiriques qui s'inscrivent en faux contre l'identification des actes criminels isolés et de la criminalité habituelle, la persistance de cette confusion a de quoi surprendre. Ainsi les auteurs de crimes de violence et ceux, en particulier, qui commettent les meurtres les plus « révoltants » (parricides, infanticides, etc.) font notoirement des prisonniers modèles

et

réhabilitation,

sont

parmi

alors

que

les le

sujets vulgaire

les

plus

susceptibles

pickpocket

est

de

rarement

récupérable. Aussi bien la loi le sait-elle et certains tribunaux tiennent-ils compte de cette constatation lorsqu'ils infligent la prison à vie aux multirécidivistes, et cela même pour des méfaits relativement mineurs. Les psychiatres sont donc à peu près seuls à s'accrocher obstinément au mythe d'une similitude fondamentale entre le crime isolé et la criminalité habituelle.

L'acte criminel unique J'inclus sous cette dénomination deux formes de comportement illégal : i° Les actes criminels réellement uniques, prémédités ou non, tels ces lamentables tragédies de gens normaux, qui, sous le coup d'une impulsion, tuent un ennemi ou violent une jeune fille qu'ils courtisent, etc.

2° Les actes illégaux occasionnels de névrosés, tels les vols des kleptomanes, actes souvent dénués de tout sens pratique et à tel point dystones à l'égard du Moi qu'ils entraînent fréquemment des phénomènes d'amnésie sélective. Les individus qui commettent l'un et (ou) l'autre des actes définis ci-dessus sont souvent des névrosés qui, souffrant d'une profonde angoisse diffuse, ne disposent pas des armes — des symptômes — nécessaires pour contrôler efficacement et définitivement cette angoisse. Aussi peut-on considérer ce genre d'actes illégaux comme des

symptômes

éruption

des

supplémentaires,

forces

pulsionnelles

par

conséquent

qui,

comme

comme une Freud

l'a

si

pertinemment démontré (201, 204), deviennent monstrueuses sous l'action du refoulement. En tant que manifestations d'une défaillance temporaire des forces de refoulement — et c'est bien là leur caractère principal —, ces actes appartiennent très évidemment à la catégorie des symptômes névrotiques et non à celle des crimes ; aussi leur interprétation n'exige pas une étude minutieuse de la structure du caractère, mais simplement une interprétation de l'économie intrapsychique du sujet et de la constellation des forces dynamiques qui se compensent réciproquement, assurant par là l'équilibre entre le Ça, le Moi et le Sur-Moi.

La criminalité habituelle La criminalité habituelle — y compris la criminalité « décente » de ces gens dont Blackstone disait qu'il est une belle crapule celui qui fait tout ce que la loi n'interdit pas — n'implique pas d'éruption pulsionnelle momentanée et ne témoigne donc ni d'une incapacité de refouler, ni même, peut-être, d'une incapacité de sublimer. Sans doute doit-on y voir la manifestation d'une structure de caractère dont i'armure (377) est constituée principalement par certaines défenses excessives qui mettent trop de « zèle » à refouler les

pulsions saines du sujet. Cette théorie présuppose que les défenses mêmes du sujet ont, en l'occurrence, un caractère criminel. Le symptôme dominant du névrosé « criminel » occasionnel est étroitement

lié

à

son

problème

névrotique

fondamental.

Par

conséquent, ses « actes criminels » occasionnels sont dus à des défaillances

temporaires

(refoulement), défaillances

de

eux-mêmes surviennent

ses

mécanismes

foncièrement lorsque

les

non

de

défense

criminels.

symptômes

Ces

névrotiques

ordinaires du sujet se révèlent incapables de contrôler de façon permanente la charge de tension et d'angoisse engendrée par son conflit fondamental, qui peut être œdipien, agressif ou autre. A la différence du névrosé « hors la loi », le criminel habituel « résout »

(subjectivement)

une

fois

pour

toutes

son

conflit

fondamental. Il est rarement, sinon jamais, trahi par les mécanismes de refoulement et autres défenses qui retiennent ses pulsions et conflits répudiés dans un véritable étau. Chez ces sujets, le système de défense s'est si bien intégré par sédimentation à la structure de leur caractère qu'il en est venu à recouvrir complètement les pulsions et conflits originels au point de les rendre inaccessibles — non reconnaissables — au sujet lui-même et à quiconque hésite à s'engager dans une analyse longue, sinon interminable, du sujet criminel. Alors que les symptômes hystériques révèlent le conflit initial qui les sous-tend par les moyens mêmes qu'ils mettent en œuvre pour le dissimuler, le comportement du criminel habituel ne se prête pas à une interprétation directe. En effet, le rapport entre son comportement et son conflit sous-jacent est peu apparent, souvent moins apparent encore que celui entre le conflit latent de l'obsessionnel et ses symptômes manifestes. Dans le cas du criminel habituel, le caractère incongru et tapageur de sa symptomatologie constitue en fait l'un des principaux obstacles au dévoilement et à l'interprétation de son conflit fondamental, car non seulement sa symptomatologie ne révèle rien de ses rapports avec le

conflit lui-même mais va parfois jusqu'à obscurcir complètement ces rapports. Je reconnais volontiers qu'il s'agit là d'une conception purement théorique. Néanmoins, dès l'instant où le problème du « crime » est étudié dans le cadre de l'hypothèse d'une différence fondamentale entre le névrotique qui viole la loi et le criminel habituel, la seule interprétation logiquement possible est bien celle que je viens d'énoncer. Or, il existe un fait au moins qui, trop souvent négligé par la criminologie psychiatrique, éclaire singulièrement la structure réelle des conduites criminelles. Ce fait est le suivant : dans les névroses obsessionnelles complexes, le système symptoma-tologique peut n'avoir aucun rapport apparent avec le conflit fondamental. Et néanmoins une vue d'ensemble — une « photographie aérienne » — de la totalité de ces symptômes permet de découvrir sinon le conflit fondamental lui-même, du moins le tracé schématique des processus psychiques qui ont provoqué la formation de ces symptômes qui, considérés isolément et superficiellement, semblent n'avoir aucun rapport avec la nature véritable du conflit fondamental. Je songe ici au cas frappant du criminel habituel qui, pour atteindre un objectif « modérément » répréhensible, n'hésite pas à recourir à des moyens qui l'amènent à commettre un crime dont la gravité est hors de proportion avec le lmt initial. Il en va ainsi de ces assassinats « fortuits » commis au cours d'un hold-up (cas du cambrioleur qui tue le policier qui veut l'arrêter) ou de ces meurtres commis pour empêcher la découverte d'un simple délit. Ces excès peuvent se reproduire même dans les prisons ; on voit, par exemple, des prisonniers qui ne purgent qu'une peine légère commettre des meurtres au cours d'une tentative d'évasion. C'est à tort, selon moi, qu'on a cru déceler dans ces actes l'action de mécanismes autopunilifs, c'est-à-dire des manifestations marginales du besoin d'expiation ou des indications de masochisme moral.

En effet, ce type de comportement, révèle une démarche qui correspond presque point par point à celle qui, dans l'enfance, a permis au criminel de surmonter son conflit fondamental en élaborant un système de symptômes (ceux de la criminalité) qui sont à la fois plus pernicieux sur le plan éthique et plus dangereux sur le plan pratique que n'aurait été Yacting out des fantasmes liés à ce conflit. Ainsi voyons-nous des criminels qui commettent un crime plutôt que de céder au désir de se masturber ou, comme Hitler, choisissent de déclencher une guerre mondiale plutôt que d'assumer leurs pulsions homosexuelles passives. Si ces considérations sont justes, le terme de « psychopathe, proie de

ses

pulsions »

est

trompeur ;

la

formule

correcte

serait

« psychopathe, proie de ses défenses ». La carrière de ces malades se déroule à rebours — mais est-ce vraiment à rebours ? — de celle de ces individus dont Thomas De Quincey (74) dit ironiquement qu'ayant débuté par un meurtre ils sont capables de tout et peuvent fort bien finir voleur à la tire, ivrogne, voire blasphémateur ! C'est cette hyperréaction à toute crise ou tension, ce recours au canon là où le canif aurait sufli — et ce aussi bien quant aux moyens pour perpétrer le crime qu'aux efforts déployés pour échapper au châtiment — qui révèle, comme en traits de feu, la tare caractérielle typique du criminel habituel et du « psychopathe criminel », qui n'aiïrojite plus son conflit initial mais bien la série constamment renouvelée des conflits secondaires suscités par les défenses excessives qu'il a dressées contre son conflit fondamental, en lui-même parfois relativement bénin. Dans cette perspective, le criminel habituel ne provoque plus l'admiration : il n'apparaît plus en tant qu'ldéal-de-Moi négatif ; ce ri'est

plus

ce

Surhomme

souverainement

libre

d'assouvir

ses

moindres pulsions, mais, au contraire, une caricature du puritain et du fanatique, un « saint manque », un « saint à rebours », personnage

dangereux, dont les défenses, comme celles du criminel, sont agressives et à tel point excessives, foisonnantes et incongrues qu'elles finissent par masquer l'infime gland conflictuel d'où est issu le puissant chêne de sa « sainteté ». De même que pour quelques-uns la figure du saint prouve que l'homme, par certains côtés, participe d'une essence « divinement surhumaine », de même la figure du criminel a donné naissance à l'image de l'homme « diaboliquement surhumain ». Les gens à oeillères ne considèrent-ils pas l'existence du saint et du criminel comme

la

preuve

vivante

des

insuffisances

de

la

théorie

psychanalytique qui n'étudie que ce qui est humain et seulement ( ?) humain ! En une première approximation et, spécifiquement, par référence au comportement illégal, la différence entre névrose, perversion et criminalité habituelle peut se formuler comme suit : i° Dans la névrose, l'essence du conflit est la lutte entre les pulsions et les mécanismes de défense, et plus particulièrement les forces de refoulement. Qu'ils soient isolés ou répétés, les actes criminels

des

névrosés

ne

reflètent

donc

qu'une

défaillance

momentanée des mécanismes de défense. De ce qu'il provoque presque automatiquement des réactions autopunitives et expiatoires destinées à apaiser le Sur-Moi, on peut conclure que le retour — la réapparition — du refoulé est déclenché, dans la plupart des cas, par le masochisme moral du sujet. Les défenses sont ou ne sont pas enracinées dans la structure du caractère, selon qu'il s'agit de névrose

symptomatique

ou

de

névrose

caractérielle.

Enfin,

contrairement à ce qui s'observe dans la criminalité habituelle, dans la névrose caractérielle c'est la pulsion en elle-même et non la réaction de défense contre cette pulsion qui est criminelle. 20 Dans les perversions, le conflit se situe essentiellement entre les pulsions prégénitales et les pulsions génitales, les premières étant utilisées — parfois de façon masochiste — comme défenses contre les

secondes. La « criminalité » du pervers est donc parfois simplement une question de définition ou de convention sociale (c'est le cas des relations homosexuelles entre adultes) ou encore une conséquence d'un déchaînement de pulsions agressives prégénitales (meurtres sexuels sadiques) ; enfin, il peut aussi s'agir d'une tentative parfaitement inefficace pour se soustraire aux conséquences d'un acte sexuel illicite (meurtre du partenaire, perpétré afin d'échapper au châtiment qui sanctionne le viol ou la pédophilie). Seul ce dernier type de comportement pervers présente une analogie véritable, encore que partielle, avec la criminalité habituelle. 3° Dans la criminalité habituelle, le conflit qui intéresse la société naît du besoin de l'individu criminel de maintenir et protéger les mécanismes de défenses excessifs, enracinés dans sa structure de caractère, contre des pulsions diverses et souvent « normales ». De plus, les défenses que le criminel habituel dresse contre ses pulsions sont criminelles de par leur nature même et créent sur le plan pratique, tant pour lui que pour la société, des problèmes infiniment plus graves que ceux qui pourraient résulter d'un acting out de ses pulsions. C'est par là seulement que le criminel habituel ressemble au pervers qui tue afin de dissimuler, ne serait,-ce que temporairement,, un acte sexuel en lui-même bien moins grave que le crime destiné à en effacer les traces ; mais il diffère du pervers en cela que son SurMoi a subi une modification structurelle destinée à assurer, contre toute pression instinctuelle, le maintien de ses défenses criminelles. On

peut

même

rendre

svntone

au

Moi

et,

au

Sur-Moi

un

comportement criminel prédateur en le présentant comme un moyen de gagner sa vie — donc de satisfaire l'instinct de conservation — d'une manière conforme à l'idéologie du groupe ou sous-groupe auquel on appartient. Cela permet aussi d'expliquer pourquoi on observe si rarement de véritables et intenses réactions autopunitives ou masochistes (1l s'agit ici de masochisme moral) chez le criminel habituel.

J'ai cherché à fonder la distinction entre le névrosé « hors la loi » souvent trahi par ses défenses symptomatiques défaillantes et le criminel dont les défenses (criminelles) font, au contraire, « du zèle », et dont l'analyse et le traitement doivent donc avoir principalement pour

objet

caractérielle.

ces

défenses

J'ai

également

hypertrophiées, expliqué

véritable

l'échec

cuirasse

thérapeutique



particulièrement flagrant dans le cas de criminels habituels — de ces « détectives

de

l'inconscient »

qui

prétendent

faire

œuvre

« psychanalytique » sans tenir compte du facteur caractériel. Kref, j'ai tenté d'introduire la criminalité dans le champ d'investigation de la psychanalyse véritable qui s'attache à connaître de ce qui est universellement humain. Enfin, et c'est là l'essentiel de mon propos, j'ai voulu formuler les bases théoriques de la conception empirique de Freud selon laquelle la névrose, la perversion et la criminalité sont, de par leur nature même, des phénomènes distincts.

Chapitre VIII. La délinquance sexuelle des jeunes filles dans une société « puritaine »

(1964) Introduction Nous nous proposons d'étudier le problème de la délinquance sexuelle juvénile du point de vue d'une science sociale d'orientation

psychanalytique. L'anxiété qu'engendre cet ordre de problèmes a si profondément influencé les perspectives théoriques et thérapeutiques actuelles que notre tâche première sera de soumettre à un rigoureux examen la définition et le traitement « scientifiques » des jeunes délinquantes

en

nous

référant

à

la

Wissenssoziologie

de

la

psychiatrie, c'est-à-dire à cette science qui se fonde à la fois sur l'histoire et la sociologie pour tenter d'expliquer et de comprendre les théories et les pratiques de la science psychiatrique en considérant son insertion dans, et son articulation avec, la culture dont elle est issue (127). Soucieux d'éviter toute apparence de polémique ad hominem, nous tairons le nom des auteurs dont nous contestons les idées ; cependant, il y a lieu de préciser que la plupart des travaux qu'implicitement,

nous

critiquons

sont

l'œuvre

de

chercheurs

capables et consciencieux, dont la parole fait autorité en matière de délinquance juvénile. Plus précisément, les deux observations dont il est fait état — celle de « Hilda » et celle de « J » — furent présentées par des chercheurs compétents et expérimentés au cours d'un colloque consacré à la délinquance sexuelle féminine juvénile. Nous considérons que l'analyse de ce que notre culture, représentée ici par la science qu'elle suscite, pense de ces filles et fait pour elles, nous permettra de mieux appréhender les origines et les fonctions de cette forme de délinquance.

Considérations méthodologiques Pour que soit féconde la discussion des aspects socio-culturels de ce qu'il est convenu d'appeler la délinquance sexuelle féminine juvénile, il importe d'élucider au préalable la nature exacte des rapports

entre

l'explication

socio-culturelle

et

l'explication

psychologico-psychanalytique d'un comportement donné. On prétend couramment que le psychologue et le sociologue se disputent systématiquement le droit d'expliquer certains phénomènes

dont ils offrent, en réalité, des explications totalement divergentes, qui sont entre elles dans le rapport de complémentarité défini par Heisenberg (92, 134, chap. xvi), et capables, aussi bien l'une que l'autre, de rendre compte de manière exhaustive et satisfaisante d'un événement. Au demeurant, il est possible d'exprimer en termes indifféremmment socioculturels ou psychologico-psychanalytiques le caractère d'inéluctabilité de tel ou tel acte humain (133). Le second point qui requiert une élucidation concerne l'illusion fort répandue selon laquelle l'individu névrosé, psychotique ou délinquant est un être difficile à comprendre. Il s'agit, en réalité, d'individus infiniment plus simples, moins finement différenciés, plus dépendants d'autrui que l'individu normal, et de caractère plus fade, d'imagination plus terne, moins originaux, moins individualisés. L'illusion qui en fait des

êtres

compliqués

au

point

d'apparaître

par

moments

incompréhensibles tient à notre refus de les appréhender en fonction d'un système de référence approprié (109, chap. ii). Un exemple familier nous aidera à comprendre le degré de confusion que provoque immanquablement toute tentative d'étudier un phénomène en marge du système de références qui lui est propre : admettons que quelqu'un m'ait donné un chien en me persuadant qu'il s'agissait d'un chat ; tant que je persisterai à prendre l'animal en question pour un chat, sa conduite me demeurera totalement inintelligible ; mais dès l'instant où je me serai rendu compte que le soi-disant chat n'est autre qu'un chien, sa conduite me deviendra intelligible, prévisible et contrôlable. Une des hypothèses clefs de cet essai tient dans une proposition analogue, à savoir qu'une part considérable de nos opinions et attitudes envers les délinquantes procède de la même erreur de perception qui consiste à prendre un chien pour un chat. Certaines parmi les conceptions « scientifiques » qui nous tiennent le plus à cœur concernant les enfants en général et les enfants difficiles en particulier, participent, malheureusement, d'une erreur de perception analogue. L'enfant est objet de trouble pour l'adulte, parce

qu'il a prise directe sur son propre inconscient, parce qu'il est spontané dans ses réactions, riche d'imagination et d'émotivité, intact d'intelligence et de cœur. Aussi le chercheur, en tant qu'adulte, élabore-t-il

ce

qu'il

considère

complaisamment

comme

une

authentique « psychologie infantile » et qui, trop souvent, n'est qu'une codification de ce que lui, en tant qu'adulte, désire croire au sujet des enfants et des adolescents, conformément à la maxime de Jules César selon laquelle les hommes n'accordent foi qu'à ce qu'ils désirent tenir pour vrai. Plus précisément, nombre des découvertes objectives faites par les experts sur des enfants — c'est-à-dire sur des organismes humains biologiquement incomplets — se révèlent des découvertes scientifiques portant sur certains traits puérils que notre culture

inculque

et,

même

impose

aux

enfants.

Les

adultes

enseignent aux enfants à être puérils selon un modèle spécifique, culturellement

déterminé,

et

décorent

ensuite

du

nom

de

« psychologie infantile » l'étude des produits de ce puérilisme artificiellement, suscité (120). Nous soulèverons un dernier point d'ordre méthodologique — en rapport étroit avec le précédent, — concernant la tendance si répandue parmi les adultes occidentaux à méconnaître les qualités des êtres jeunes et surtout leur capacité de sublimation, comme le prouve l'incident suivant : Observation I. — Il y a plusieurs années, au cours des examens trimestriels de l'Université où j'enseignais, j'attribuais une note audessous de la moyenne à l'athlète-vedette de l'Université, ce qui me valut, des coups de téléphone affolés du doyen, du directeur sportif et d'autres. A la suite de ces communications, je convoquai le jeune homme dans mon bureau et je lui dis : « Vous ne pouvez manquer de savoir que mon téléphone n'a pas cessé de sonner en votre faveur et vous considérez, sans doute, que ces gens-là vous veulent du bien, tandis que je vous veux, moi, du mal. Je pense, quant à moi, que ce sont eux vos véritables ennemis, eux et non pas moi. Ne sont-ils pas

convaincus qu'en tant qu'athlète, vous ne sauriez être qu'un imbécile, capable d'obtenir la moyenne uniquement à la force de ses poignets ! Pour ma part, je vous crois tout aussi intelligent que les autres et je pense que vous pouvez obtenir la moyenne avec votre tête. Je ne tiendrai donc pas compte des notes que vous avez eues ce trimestre, car ce ne sont pas vraiment vos notes, mais celles de vos protecteurs et

conseillers.

Maintenant,

rentrez

chez

vous

et

mettez-vous

sérieusement au travail. Accordez-vous cette chance à laquelle vous avez droit. » En fin de trimestre, le garçon avait obtenu un « bien » parfaitement mérité.

Accentuation à faux et accentuation sélective Les

êtres

humains

détiennent

des

pouvoirs

de destruction

multiples. Certains seulement, parmi ces actes destructeurs, sont qualifiés de « délinquants », « antisociaux » ou « anormaux ». Bien d'autres formes de comportement objectivement destructeur ou autodestructeur sont hautement valorisées, reçoivent sanction sociale et confèrent à ceux qui les assument plus de prestige que d'opprobre. Il est bien certain, par exemple, qu'à commencer par Caïn, les assassins ont massacré à eux tous moins d'innocents que n'en ont tué les valeureux héros de n'importe quelle guerre de petit ou moyen format, et qu'il y a eu, depuis que Judas s'est pendu, moins d'authentiques suicides que de gens qui, pleinement approuvés par la société, ont mené des existences de mortification et de prétendu renoncement qui, tout compte fait, coûtent infiniment plus cher à la société que les suicides purs et simples. Symbole frappant de ces existences proprement insensées, le Malais en proie à l'amok qui, cherchant une mort glorieuse, se déchaîne sur ses semblables et tue une bonne douzaine d'innocents avant d'être lui-même abattu (15). Il s'agit là de faits dûment établis ; mais, trop souvent, nous nous refusons à admettre les faits objectifs, statistiquement contrôlables, quand ils vont à l'encontre de nos préjugés. Ainsi, pour prendre un

exemple particulièrement pertinent, il est beaucoup question des fantasmes de destruction corporelle qu'entretiennent les enfants — ou est-ce Melanie Klein ? — à l'encontre de leur mère enceinte ou de leurs futurs frères et sœurs, des pulsions cannibaliques infantiles à l'encontre du sein maternel, de la haine meurtrière envers le père, et ainsi de suite. Cependant, l'histoire des civilisations porte témoignage de femmes innombrables qui ont subi des violences abortives des mains non pas de leurs enfants, mais d'adultes (117), tel Cambyse qui donna un coup de pied dans le ventre de sa sœur-épouse enceinte (236), et d'enfants, innombrables eux aussi, qui ont fait les frais des pulsions cannibaliques de leurs parents, et cela non seulement chez les aborigènes australiens (390), mais, par temps de famine, dans la plupart des pays dits « civilisés » ; et nombreux sont les pères qui ont sacrifié leurs enfants à Moloch ou les ont tués purement et simplement, comme un matou tue parfois une portée de chatons. N'avons-nous pas choisi d'oublier que, longtemps avant de trouver la mort aux mains d'Œdipe, Laïus avait essayé d'assassiner son fils nouveau-né ? (112). En regard de cette multitude d'actes d'agression effective, perpétrés contre des enfants, le nombre de femmes enceintes avortées par leurs enfants, de parents consommés par leur progéniture ou de pères exécutés par leurs fils paraît certes négligeable. Ces observations n'impliquent en rien une mise en question de la réalité psychique et de l'importance fonctionnelle des pulsions et fantasmes œdipiens, des pulsions cannibaliques et des désirs de destruction

corporelle,

qui

sont,

sans

doute

possible,

aussi

universellement répandus et profondément déterminants que Freud — et avec lui tous ceux qui, comme l'auteur de ces lignes, adhèrent à la

tradition

analytique

classique



l'affirme.

Nous

proposons

seulement d'abandonner la tarte à la crème pseudoanalytique indéfendable selon laquelle « la réalité n'est pas analysable » et, au nom même de l'intérêt légitime que nous portons aux fantasmes

infantiles, de prêter attention à certaines formes de comportement adulte qui révèlent les tendances destructrices et séductrices inconscientes des parents64. De même, on constatera avec étonnement que si de nombreux travaux traitent du phénomène de transfert, rares sont ceux qui s'intéressent à celui du contre-transfert, et cela en dépit du fait que ce dernier mécanisme est plus important que le premier, tant du point de vue scientifique que thérapeutique, car tous les renseignements obtenus à travers l'analyse du transfert peuvent être fournis par l'analyse d'autres matériaux, tandis que l'analyse du contre-transfert nous introduit dans des régions inaccessibles par ailleurs (148). C'est en vertu d'une même erreur d'accentuation sélective que nous abordons les problèmes de la délinquance sexuelle d'un tout autre point de vue que ceux des sujets névrotiques, psychotiques ou agressifs. Nous verrons une preuve manifeste de cette attitude différentielle dans le fait que les deux remarquables observations — celle de « Hilda » et celle de « J » — qui furent présentées au cours d'un colloque comprennent fort peu de renseignements sur les parents des deux malades, encore qu'il soit de pratique courante d'inclure une

64 Notre impuissance à appréhender les ressorts inconscients d'actes manifestes apparaît dans le fait d'interpréter le geste d'auto-aveuglement uniquement comme acte d'autocastration symbolique déplacé vers le haut au lieu d'y voir aussi — et peut-être surtout — un acte d'autopunition motivé par la scotomisation, qui avait empêcher Œdipe de reconnaître ses parents, encore qu'il fut un « expert » en l'art de dévoiler l'identité réelle d'individus dont l'âge à modifié l'apparence. N'avait-il pas révélé ses qualités d' « expert » en art du dévoilement en perçant à jour l'énigme du Sphinx qui exigeait qu'on reconnu dans l'enfant qui se traîne à quatre pattes l'adulte qui marche sur ses deux jambes et le vieillard qui clopine avec l'aide d'une troisième jambe (une canne) un seul et même individu ? Par ailleurs, la nature même de l'énigme qui se joue sur des questions de jambes permet de l'associer à Œdipe, qui avait les pieds enflés (130).

documentation complète et détaillée sur les parents de sujets agressifs, névrotiques ou psychotiques. Si, dans le cas de Hilda, les renseignements sur la mère peuvent sembler, de prime abord, relativement abondants, un examen plus approfondi révèle qu'il s'agit presque exclusivement d'événements antérieurs à la naissance de Hilda et que nous ne savons rien sur l'attitude de la mère envers les questions sexuelles durant les années cruciales de la vie de Hilda. Quant au père de J., nous ignorons tout de lui et en sommes réduits à nous demander quel genre d'homme est ce père capable de casser le nez de sa fille65 ! Dans ces curieuses omissions, n'est-il pas légitime de voir les résultantes significatives de certains préjugés qui déforment la perception de l'analyste ou de l'enquêteur le plus consciencieux ? (148) D'un point de vue superficiel, on pourrait, à la rigueur, soutenir que ces

graves

lacunes

ne

sont

que

le

résultat

du

préjugé,

systématiquement favorable, de tout adulte à l'égard des parents qui, en tant que tels, lui paraissent avoir plus souvent raison que tort. Il n'est pas rare de rencontrer ce préjugé dans les cas où l'enfant est seul en traitement, sans doute parce qu'il est plus facile de concentrer les responsabilités sur la tête de l'individu en traitement que de les lui faire partager avec des absents dont le comportement demeure

hors

du

champ

d'observation

et

d'interprétation

du

thérapeute ou du chercheur. En réalité, ce préjugé plonge ses racines au plus profond de nous et infléchit jusqu'à notre travail thérapeutique avec des adultes. Un coup d'œil même hâtif sur la littérature psychanalytique révèle notre tendance à analyser plus attentivement les conflits œdipiens du malade que ses problèmes

contre-œdipiens, quoiqu'en dernier

65 Dans de nombreuses sociétés primitives, on châtie traditionnellement la femme adultère en lui tranchant le nez.

ressort, c'est la résolution de ses problèmes contre-œdipiens qui permet à l'adulte de se comporter en bon parent. Il est superflu de renouveler ici notre analyse, tant historique que fonctionnelle, de l'étonnante indifférence du psychanalyste envers les problèmes contre-œdipiens, attitude qui va jusqu'à scotomiser les innombrables

incidents

contre-œdipiens

et

manifestement

pédophiliques contenus dans les fragments du mythe d'Œdipe ayant trait aux événements antérieurs à la naissance de ce héros tragique (112). Qu'il nous suffise, pour l'instant, de souligner notre empressement à marquer le rôle des erreurs parentales dans la genèse des névroses et des psychoses et notre curieuse propension à minimiser le rôle des pulsions contre-œdipiennes dans la genèse de la délinquance sexuelle. Quiconque a eu entre les mains un certain nombre d'observations de délinquantes sexuelles ne peut manquer de se demander si l'illusion pré-freudienne de l'enfant, ce chérubin pur de tout désir sexuel ou œdipien, n'est pas en bonne voie d'être supplantée par l'illusion inverse du parent pur de tout désir sexuel ou contre-œdipien,

ceci

afin

d'échapper

à

la

nécessité

d'établir

d'embarrassantes corrélations entre le caractère sexuel du passage à l'acte (acting out) de l'enfant et les pulsions contre-œdipiennes des parents. Observation 2. — Un adolescent délinquant, normal sur le plan sexuel, mais très agressif par ailleurs, se plaignait de l'insistance avec laquelle sa mère, une séduisante veuve, le contraignait à jouer le rôle de chevalier servant lorsqu'ils dînaient en tête à tête au restaurant. La fiche clinique du jeune garçon faisait état des reproches de la mère qui accusait son fils de lui faire la cour en public. Les renseignements obtenus en cours d'analyse démontrèrent de façon concluante que c'était la mère et non le fils qui prenait l'initiative de la séduction et que les accusations de la mère n'étaient que la projection de ses propres désirs contre-œdipiens à l'égard de son fils.

En résumé, nous avons démontré dans cette première partie que nous percevions la délinquance sexuelle dans une perspective fallacieuse, susceptible de nous induire en erreur dans la mesure où elle attache une importance exagérée aux manifestations sexuelles en passant presque sous silence les symptômes non sexuels, et, par surcroît, insiste sur les problèmes œdipiens de l'enfant en négligeant de les rapporter aux pulsions contre-œdipiennes des parents, qui, tout compte fait, sont à l'origine de l'apparition du syndrome œdipien chez l'enfant ou l'adolescent.

Questions de définition La nosologie psychiatrique moderne a recours à un certain nombre de termes techniques de base qui sont autant de définitions condensées. L'étiquette technique : « Délinquance sexuelle (féminine) juvénile » ne fait pas exception à cette règle. Il est manifeste que toute formule de ce genre qui se veut également définition entrave gravement toute recherche ultérieure, dès lors que la définition cesse en elle-même d'être adéquate. L'exemple classique d'une erreur sémantique de cet ordre est fourni par la célèbre « réfutation » de la conception freudienne de l'hystérie par un médecin viennois qui prétendait que, ne possédant pas d'utérus (hystera), les hommes ne sauraient souffrir d'hystérie. Nous considérons qu'il est grand temps de contester la valeur de l'expression nosologique « délinquance sexuelle féminine juvénile » en tant que définition. De ces quatre mots, un seul, le mot « délinquance », est valable du point de vue socioculturel ou psychologico-psychanalytique. Les trois autres sont des impropriétés de terme qui obscurcissent plutôt qu'ils n'éclairent la nature du syndrome ainsi désigné. Pour faciliter notre démonstration, nous entreprendrons d'abord l'analyse de l'adjectif « sexuel » qui, sous l'apparence d'un simple qualificatif neutre, se trouve être le mot clef de cette définition. Nous

démontrerons

que

cet

adjectif

prend

dans

ce

contexte

une

connotation parfaitement incorrecte et même tendancieuse. A. « Sexuelle »

Il est faux de prétendre que ces filles se révoltent en vue de goûter à des plaisirs sexuels défendus ; dans leur système de moyens et de fins, le coït n'est pas conçu comme fin, mais comme moyen d'atteindre certaines fins, et ces fins dont le sexe est un moyen sont, en fait, non sexuelles, quand elles ne sont pas nettement masochistes et (ou) agressives : ainsi l'usage que font ces filles de leurs organes et fonctions sexuels constitue en lui-même un dangereux avilissement, une tragique négation de la sexualité, de même que l'emploi d'un violon en tant que gourdin constitue non seulement une dégradation de l'instrument, mais aussi de l'individu qui s'en sert comme d'une arme. La jeune délinquante qui fait un usage masochiste ou agressif de ses ressources sexuelles n'utilise pas seulement sa sexualité en tant que moyen d'atteindre à une fin non sexuelle, mais aussi, par ce geste même, se révèle une puritaine qui s'ignore et se fourvoie, en révolte contre toute sexualité authentique et adulte ; elle n'est pas tant en état de délinquance par la sexualité, qu'en état de délinquance contre la sexualité qu'elle est compulsivement contrainte de souiller parce qu'elle la redoute autant et peut-être plus encore que ne le fait sa sœur, la puritaine névrosée. B. « Féminine »

Cela étant, nous sommes logiquement amenés à contester l'emploi du terme « féminine ». Associé à l'adjectif « sexuelle » dont nous avons vu qu'il est fait usage impropre, ce terme semblerait impliquer que nous avons affaire à des femmes authentiques, dans la pleine acception socio-psychophysiologique du terme. En réalité, ces jeunes filles n'ont de la femme que l'appartenance au genre biologique

féminin, autrement dit, elles sont « femmes » dans la mesure seulement

où,

du

point

de

vue

anatomique,

une

lesbienne

« masculine » est cependant une « femme ». Plus précisément : 1. La jeune délinquante n'est pas « femme » sur le plan social puisque son comportement s'écarte même des quelques normes raisonnables encore en vigueur dans notre société sexuellement aberrante ; 2. Elle n'est pas « femme » sur le plan psychologique, car elle est incapable d'aimer en femme adulte, et incapable d'éprouver les composantes psychologiques de l'activité sexuelle normale et de l'orgasme ; 3. Elle n'est pas « femme » non plus sur le plan physiologique, car elle n'a pas d'orgasme ; elle est d'ordinaire inapte à ressentir le point extrême de la jouissance physiologique et ne désire nullement avoir d'enfants, ou, si elle le désire, elle conçoit la grossesse uniquement en tant que geste de révolte. Observation 3. — Dans un institut médico-pédagogique, les élèves en thérapie étaient conduites en groupes au bâtiment psychiatrique. Un jour, les jeunes filles qui venaient d'arriver au bâtiment psychiatrique refusèrent de se rendre auprès de leurs psychiatres respectifs et vinrent toutes ensemble dans mon bureau se plaindre à moi des « restrictions abusives » imposées par les autorités scolaires à leurs jeux érotiques et autres activités parasexuelles. Je les écoutai attentivement, leur expliquai que je n'avais rien contre l'acte d'amour véritable et leur demandai si elles étaient prêtes à s'engager aussi affectivement envers leurs partenaires sexuels et à envisager de devenir leurs épouses et les mères de leurs enfants ; elles se récrièrent en chœur, protestant à qui mieux mieux qu'elles étaient bien trop jeunes pour pousser les choses aussi « loin ». Je leur déclarai alors qu'on ne pouvait voyager avec un pied dans une Cadillac et l'autre dans une voiture d'enfant ; que je me ferais volontiers le champion de leurs droits en tant que femmes dès

qu'elles cesseraient de se conduire en bébés mais qu'en attendant je ne comptais nullement demander aux autorités scolaires de traiter en femmes des personnes qui ne demandaient qu'à être des enfants. A ma grande surprise, il se fit soudain dans la salle un profond silence ; certaines acquiescèrent pensivement et tout le groupe me remercia et quitta le bureau sans mot dire. Cet incident mérite d'être évoqué quand nous discutons de l'attitude à adopter envers les filles délinquantes : mon intervention s'était, en fait, bornée à opposer à une sexualité infantile, utilisée comme moyen destructeur, une sexualité adulte, utilisée à des fins créatrices, et à souligner qu'elles agissaient en enfants, non en femmes, bien que, chronologiquement parlant, elles fussent en âge d'être femmes si elles consentaient à assumer les droits et les devoirs inhérents à cet état. C. « Juvénile »

Les considérations précédentes nous conduisent à envisager le problème

de

l'emploi

grossièrement

incorrect,

et

presque

fantasmatique, du terme « juvénile ». Dans le cadre de la nosologie habituelle, on utilise le mot « juvénile » de façon parfaitement, arbitraire, quitte à en infléchir le sens à la manière de Humpty Dumpty, selon les nécessités du moment,. En théorie, le terme « juvénile » est un concept légal, annexé par la psychiatrie sous prétexte de considérations biologiques. C'est, un concept fallacieux, aussi bien en psychiatrie qu'en rééducation thérapeutique. 1. L'argument biologique sous-jacent au concept juridique de la « juvénilité » relève de la pseudobiologia phantastica pure et simple. Le fait que les délinquantes « juvéniles » ne sont précisément pas « juvéniles » sur le plan sexuel est, implicitement reconnu par une loi américaine qui autorise le mariage des filles de dix-huit ans sans exiger le consentement des parents, bien que le mariage exige infiniment plus de sagesse et de maturité d'esprit que les coïts

passagers des délinquantes « juvéniles ». Et de ce que plusieurs États du sud des États-Unis autorisent le mariage à un âge beaucoup plus tendre que ceux du Nord, qui leur sont contigus, doit-on conclure que les jeunes gens du Sud sont constitués différemment du point de vue biologique que leurs homologues du Nord ? 2. L'extension du concept de la « juvénilité » du domaine de la jurisprudence à celui des sciences sociales est irrecevable, à moins de démontrer que, dans une perspective socio-culturelle, l'adolescent le plus cultivé est, néanmoins, nécessairement et inévitablement inférieur dans un sens socio-culturellement significatif à l'adulte le plus fruste, ou même à l'adulte moyen, et que la société prétend n'exiger des jeunes aucune fonction socio-culturellement valable. Pour ce qui est de la première proposition, si la société se garde de mettre en question les découvertes mathématiques de première importance réalisées par des adolescents qui ont nom Pascal ou Evariste Galois, et si elle accueille avec reconnaissance la poésie de l'adolescent Rimbaud et les œuvres de l'enfant Mozart, elle n'en néglige pas moins le fait que « la valeur n'attend pas le nombre des années », car cette même société a traité Galois — grand amateur de duels et de prostituées — et Rimbaud — beatnik du xixe siècle — en délinquants juvéniles et elle n'aurait pas accordé le droit de vote à Pascal et à Mendelssohn, gens raisonnables et mûrs s'il en fut. En ce qui concerne la seconde proposition, la société, qui permit à Louis II de Bourbon, prince de Condé — qui exigea même de lui —, qu'à la tête d'une poignée de soldats non aguerris, il mît en déroute à Rocroy les meilleures troupes du roi d'Espagne, ne l'en affranchit pas pour autant de la tutelle paternelle, ni ne l'autorisa à voir la femme qu'il aimait. La société qui considère les jeunes gens de dix-huit ans suffisamment mûrs pour faire leur service militaire, apprendre combien dulce et décorum est pro patria mori et, éventuellement, obtenir la croix de guerre, ne leur reconnaît pas, cependant, le degré de maturité requis pour participer à l'élection du plus humble

fonctionnaire municipal, cantonnier ou balayeur de rues, voire être eux-mêmes candidats à l'une de ces hautes fonctions : même l'armée américaine que l'adolescent sert en soldat d'élite n'admet pas qu'il soit en âge de prendre les décisions sexuelles le concernant personnellement sans en référer à son aumônier ou à ses officiers. Sans doute objectera-t-on qu'en ce qui concerne la sexualité, la théorie

(fort

contestable

d'ailleurs)

d'une

période

de

stérilité

adolescente contredit de manière flagrante ces considérations (342). S'il s'avérait que cette période de stérilité existe effectivement, nous y verrions plutôt, quant à nous, la preuve que la nature ménage à l'adolescente la possibilité d'aimer en femme avant d'avoir à apprendre à aimer en mère. Le problème de la prétendue inaptitude de l'adolescente à remplir son rôle de femme à la fois sur le plan psychologique et socio-culturel prend une dimension nouvelle quand nous nous interrogeons sur la délinquance juvénile de cette jeune fille de quatorze ans qu'est la Juliette de Shakespeare. On ne saurait alléguer que Juliette n'est qu'une

fiction,

car

le

public,

féru

de

réalisme,

de

l'époque

élisabéthaine aurait eu tôt fait de chasser des planches Roméo et Juliette si l'expérience quotidienne ne lui avait pas appris que des filles de quatorze ans peuvent être, et bien souvent sont, de véritables femmes du point de vue affectif, capables d'être des épouses aimantes et fidèles dans une société qui les autorise et même les encourage à développer leur sensibilité féminine. Toute l'éloquence de Shakespeare n'aurait pas suffi à « imposer » le personnage de Juliette en tant que jeune fille capable d'éprouver une passion

amoureuse

vraie,

si

l'époque

élisabéthaine



et

la

Renaissance en général — n'avait pas connu de nombreuses jeunes filles qui étaient effectivement des femmes authentiques. Si tel n'avait pas été le cas, Shakespeare aurait été contraint de donner vingt ans à sa Juliette, et non quatorze, car ce même public élisabéthain qui admettait volontiers l'intervention du fantastique —

esprits et fantômes — n'aurait pas accepté l'absurde : par exemple des filles de dix ans agissant en femmes adultes. Pourquoi la Juliette de Shakespeare n'est-elle pas une délinquante juvénile, tandis que celle de Léonard Bernstein dans West Side Story l'est ? Cette question est de portée décisive et sa réponse implique, selon nous, une condamnation sans recours de notre attitude envers l'adolescence. Nous envisagerons tout d'abord l'agressivité de l'adolescent en général. Dans une conférence prononcée à Tulsa, Oklahoina, devant la County Mental Hygiene Society, j'affirmais que l'adolescent est un idéaliste qui, si nous ne lui offrons rien de valable à conquérir ou à défendre, se bat pour se battre et lutte pour lutter. Nous nous proposons à présent de démontrer que les jeunes dévoyés des deux sexes sont destructeurs parce que nous ne leur offrons rien de plus créateur, rien de plus exaltant à défendre que le football, les H.L.M., les assurances sur la vie et cette pseudo-idéologie à l'eau de rose du « cadre » de quelque grande industrie, avide de prestige. Le dénuement absolu de l'adulte occidental en matière d'idéal — qui est foi véritable, engagement total — a fait du monde où nous vivons une terre

inhospitalière,

presque

inhabitable

pour

l'adolescent

qui,

contrairement à l'adulte, est un être intact, un être qui ne bedonne pas encore intellectuellement et ne souffre pas encore d'une dégénérescence graisseuse du cœur. Aussi réagit-il avec infiniment plus de violence que l'adulte à cette carence morale, éthique, profondément affective et intellectuelle, sans doute parce qu'il souffre plus du besoin de goûter aux joies et aux peines les plus nobles, à celles qui font de l'homme plus qu'un homme au sens strictement taxonomique du terme. Dans certains cas, la délinquance elle-même n'est qu'une manifestation de pouvoirs créateurs contrariés, inhibés dans leur maturation et leur épanouissement. Un édit de l'empereur Han Wu Ti (140 av. J.-C.) ne recommande-t-il pas à ses ministres de nommer à des postes responsables des hommes brillants encore

qu'instables

et

de

tempérament

volontaire

car

« les

travaux

exceptionnels exigent des hommes exceptionnels » et, s'il est bien mené, « un cheval ombrageux et rétif peut devenir un animal de grande valeur ». Un proverbe hongrois ne dit-il pas, sous une autre forme, la même chose ? « Plus orageuse est la fermentation du raisin, plus de vertu aura le vin » (14, 90). Nos jeunes ne sont pas « juvéniles » parce que la biologie en a décrété

ainsi.

Ils

sont

juvéniles

parce

que

nous

les

avons

délibérément réduits à un état infantile, parce que nous avons rebuté leurs aspirations à une maturité véritable qui confondrait notre complaisante pseudo-maturité. Ils sont délinquants parce que les objectifs que nous leur proposons sont lamentablement « plats, rassis et stériles ». Ils tuent en voyous, pour deux dollars et un flacon de mauvais whisky, parce que nous ne leur donnons pas l'occasion de se battre en héros, pour la liberté véritable... celle de l'Athènes de Périclès. Lors de la dernière guerre mondiale, les journaux américains rapportaient complaisamment — croyant y découvrir toute une philosophie de la démocratie — qu'un soldat américain, à qui on avait demandé pourquoi il se battait, avait répondu tout simplement : « Pour la tarte aux pommes de maman ! » En tant qu'ancien officier de réserve de la marine de guerre et engagé volontaire — et même, tout simplement, en tant qu'homme — ce propos me semble écœurant. Je considère que c'est chose infâme que de ne pas avoir dit aux soldats d'une démocratie pourquoi ils se battaient ; et plus infâme encore d'avoir élevé une génération d'Américains de telle manière qu'arrivés à l'âge d'hornme, ils ne soient pas capables de savoir par eux-mêmes, sans qu'on le leur souffle, pourquoi ils se battent. Il est bien certain qu'Aeschyle à Marathon ou Socrate, l'hoplite athénien qui, narguant de ses grimaces le Béotien victorieux, fut le dernier à abandonner le champ foudroyé de Delium, ne se battaient pas pour la tarte aux pommes de maman et n'avaient nul

besoin qu'on leur apprenne qu'ils se battaient pour la démocratie athénienne et que cette démocratie méritait qu'on se fasse tuer pour elle (120). Bref, nos délinquantes sexuelles juvéniles : 1. De par notre propre faute, ne sont pas féminines, hormis anatomiquement ; 2. Ne sont pas juvéniles, si ce n'est parce que nous les définissons ainsi et leur interdisons par là l'accès à une maturité effective qui est parfaitement compatible avec l'adolescence biologique ; 3. Ne se livrent pas à une activité sexuelle véritable, mais utilisent leur sexualité comme moyen en vue d'une fin agressive ou masochiste et d'une manière qui constitue en soi une atteinte à la sexualité authentique, la sexualité adulte ; 4. Sont délinquantes — d'une manière à la fois pseudo-sexuelle et sado-masochiste — parce que nous ne leur avons pas permis d'atteindre un point de développement compatible avec une vie sexuelle normale, impliquant l'amour, et parce que nous ne leur avons pas donné l'occasion de lutter pour quelque chose de plus grand et de plus noble que les compétitions sportives et les objectifs économiques les plus misérables. Autrement dit, nous avons la « délinquante sexuelle féminine » que nous avons fabriquée et donc que nous méritons d'avoir. Une société qui déprécie la maturité, dégrade l'amour, discrédite le courage, dénigre toutes les aspirations élevées et se donne des idéaux de pacotille, des objectifs en toc, ne doit s'attendre à rien de mieux que d'avoir des voyous, ou des conformistes timorés pour fils et des putains ou des punaises de sacristie pour filles. La maladie est la nôtre — ils n'ont que nos symptômes ; si eux souffrent de la fièvre, c'est nous qui portons le virus ; c'est nous qui sommes déboussolés, nous qui sommes les proies d'angoisses multiples ; ils ne sont que nos « fous par procuration », les boucs émissaires de nos péchés par omission et commission (120).

Le choix du symptôme La conclusion à laquelle nous sommes parvenus, à savoir que l'enfant ou l'adolescent se fait l'interprète de la maladie des ses parents — qu'il a les symptômes spécifiques qui correspondent à l'immaturité latente et la maladie psychique de ses parents —, nous conduit à nous interroger sur le « choix » des symptômes. Le terme « choix » est placé entre guillemets afin d'indiquer que cette liberté de choix accordée à l'enfant dans la détermination du symptôme n'est

qu'apparente.

Nous

tenterons

d'expliquer

comment

les

symptômes de la jeune fille délinquante lui sont dictés par son entourage et pourquoi sa maladie se manifeste de préférence par la rupture des tabous sexuels les plus sacrés plutôt que par d'autres formes d'inconduite. Il s'agit, évidemment, d'un problème de portée générale, que nous avons déjà abordé en détail dans deux autres publications (120, chap. iii) ; aussi cette partie de notre étude portera-t-elle exclusivement sur le « choix » de la sexualité comme moyen préférentiel de formation des symptômes. Au préalable, il convient de prendre en considération un point important. Comme nous l'avons dit ailleurs (120), chez les enfants et les adolescents hospitalisés ou emprisonnés nous sommes surtout attentifs aux troubles sexuels parce que, dans notre société, les manifestations agressives de l'adolescent sont tenues par l'adulte pour infiniment moins inquiétantes que la moindre manifestation à caractère sexuel, surtout dans le cas d'une jeune fille. Celle-ci peut être au bord de la schizophrénie, elle peut se montrer violemment agressive et néanmoins échapper à l'hospitalisation si elle est inhibée sexuellement, tandis qu'une jeune fille plus active sexuellement, encore que moins gravement atteinte sur le plan psychique, a toute chance

d'être

hospitalisée

ou

enfermée

dans

un

centre

de

rééducation, parce que son comportement trouble plus l'adulte que celui du sujet agressif ou schizoïde.

Toutefois, même compte tenu de cette sélection préalable, et parfaitement

arbitraire,

de

nos

malades,

de

nos

étudiantes-

problèmes, et de nos pensionnaires de centres de rééducation, il n'en demeure pas moins que les filles sont particulièrement portées à commettre un

passage à l'acte

sexuel. C'est ce phénomène

surdéterminé que nous envisagerons à présent. 1. Nous avons mentionné précédemment le relatif manque d'imagination du névrosé ; cette même pauvreté d'imagination se manifeste dans la formation des symptômes. Il entre infiniment moins d'originalité et d'imagination dans l'élaboration du symptôme le plus singulier que dans la création de l'aphorisme le plus bref, de la chanson populaire la plus naïve ou de l'épigramme poétique de deux vers. Si le plus infime détail d'un rêve de névrosé peut obéir à une surdétermination

extrêmement

complexe

et

présenter

une

condensation (196) et une polyvalence surprenantes, les travaux de Sachs (411), Kris (270), Kubie (276) et de l'auteur (135) ont, semble-til,

suffisamment

établi

que

la

moindre

production

artistique

authentique obéit à une surdétermination encore plus complexe, une condensation encore plus fulgurante, et une structuration encore plus élaborée. Ce fait, en lui-même, devrait suffire à expliquer pourquoi le névrosé s'empresse d'emprunter les symptômes que sa culture met obligeamment à sa disposition. Il est superflu d'ajouter que cet empressement de la fille délinquante à nous « satisfaire » en acceptant les symptômes que nous plaçons complaisamment à sa disposition est précisément un signe de sa maladie. De même que l'ivrogne consent volontiers à se servir du violon comme d'un gourdin, prouvant par là qu'il est parfaitement fermé à la musique, de même la délinquante est prête à user de son sexe comme d'un instrument de destruction, prouvant par là qu'elle n'est pas assez féminine pour résister à la tentation de mésuser de sa sexualité. 2. Depuis plus de vingt ans, j'ai systématiquement insisté sur le fait que le choix du symptôme est négativement déterminé par les

normes sociales (chap. iii). L'élément de révolte présent dans toute déformation de la personnalité (257, 258) exige pour se manifester — et aussi pour soulager l'anxiété sous-jacente — un symptôme qui tombe sous le coup d'un rigoureux tabou social (chap. iii). Le degré d'interdit que comporte ce symptôme — qui va de l'acte légèrement asocial, de la simple obsession superstitieuse (115), jusqu'à la révolte ouverte et au « négativisme social » — donne une mesure adéquate du rôle que joue la révolte dans l'ensemble du tableau clinique (chap. i). Et comme, dans notre société, la sexualité est bien la forme d'inconduite féminine la plus sévèrement sanctionnée — ce que nulle jeune fille n'ignore —, il est inévitable que l'inconduite sexuelle soit le symptôme le plus éclatant de la révolte féminine, celui qui assume toutes les caractéristiques du « symptôme d'alarme » au moyen duquel l'individu attire l'attention de la société sur son état anormal (133). Autrement dit, en instituant — fort tapageusement d'ailleurs — un féroce tabou sur l'activité sexuelle de l'adolescente, nous lui suggérons de ce fait le moyen le plus efficace d'exaspérer l'adulte. En effet l'adulte qui demande à la jeune fille de ne pas avoir d'activité sexuelle lui révèle par là même le tendon d'Achille de la mentalité de l'adulte et l'invite, littéralement, à s'y attaquer66 ; mais il n'en sera pas moins prompt à la condamner si d'aventure elle se conforme à sa suggestion implicite. Bref, il est bien évident que le « sexe en tant que symptôme » est proposé à la jeune fille par la société elle-même, encore que sous forme de suggestion négative, et qu'elle l'accepte d'emblée parce qu'il correspond à son négativisme social.

66 Cette manœuvre est courante : j'ai établi ailleurs (105) que les injures classiques dans une culture donnée révèlent les pressions et les tensions propres à cette culture, tandis que les injures individuelles dévoilent les peurs de leurs auteurs. La malédiction couramment employée chez les Sedang Moï : « Que le tigre te mange ! » perd son sel à New York. De même Róheim (390) fait observer que l'insulte la plus sanglante chez les Somali : « Va coucher avec ton père ! » trouble fort peu l'Arabe qui se livre fréquemment à des activités homosexuelles.

3. Le choix de l'inconduite sexuelle comme principal symptôme est suggéré aussi à la jeune fille par la société sous les deux formes suivantes : a) A travers des « modèles d'inconduite » qui, selon Linton (297), semblent dire au « déviant » : « Ne fais pas cela, mais si tu le fais, voici comment t'y prendre. » C'est ainsi que dans le Faust de Goethe (acte Ier, scène xix), Valentin dit à sa sœur Gretchen : « Puisque te voilà putain, autant être putain jusqu'au bout », bien qu'il soit évident que Gretchen n'est nullement une putain mais une innocente jeune fille, tendrement amoureuse de l'être tourmenté et irresponsable qu'est Faust. Ceux qui se sont penchés sur les problèmes de la délinquance sexuelle des jeunes filles ont maintes fois surpris de telles « directives implicites », à la fois méprisantes et injustes, adressées par les parents à des jeunes filles qui n'étaient rien moins que des dévergondées. En qualifiant de crime majeur, de péché mortel, un acte sexuel isolé, commis par quelque naïve jeune fille en mal d'amour, et en traitant la jeune fille elle-même de dévoyée et de dévergondée, ce type de parents contraint littéralement leur fille à devenir ce qu'ils considèrent qu'elle est déjà. Cette interprétation est pleinement corroborée par l'analyse extrêmement pertinente de Sperling (426) du traumatisme considéré comme un ordre et, inversement, de l'ordre considéré comme un traumatisme. Un exemple nous aidera à expliciter ce point : Observation 4. — L'analyse d'un jeune homme de dix-huit ou dixneuf ans, présentant une forme de délinquance grave, devait révéler que le sujet se sentait contraint d'agir en délinquant parce que sa mère — par définition infaillible — insistait sur son indignité, d'où l'obligation absolue pour lui de prouver qu'elle avait raison. Au cours du traitement, il contribuait avec perspicacité à l'analyse de ses méfaits et acceptait volontiers l'interprétation qui lui en était proposée, mais à toute tentative de le confronter avec ses qualités très manifestes et avec les actes raisonnables qu'il accomplissait de

plus en plus fréquemment, il devait longtemps réagir par la fuite, c'est-à-dire en manquant la séance suivante avec l'analyste (120). b) La société qui impose à la jeune fille malade des « modèles de conduite » absurdes et contraires aux exigences de la réalité lui suggère, de ce fait, des moyens de révolte, car elle puise dans ces modèles de quoi les tourner en dérision en les réduisant ad absurdum. Nous nous attacherons à présent à démontrer que la jeune délinquante sexuelle est, par essence, une caricature de la puritaine pathologique qu'elle est censée être et qu'elle se sent obligée d'être.

La délinquante sexuelle, caricature de la puritaine Afin de situer la discussion du mécanisme de reductio ad absurdum présent dans la délinquance sexuelle, nous rappellerons que, selon l'opinion mûrement réfléchie d'autorités éminentes en la matière, les normes sexuelles de notre société laissent énormément à désirer, tant du point de vue éthique que du point de vue du sens commun et du simple réalisme67. Moins évident est le fait que, malgré la formulation des lois qui s'y rapportent, la société, en général, intervient de façon plus virulente dans les pratiques hétérosexuelles que dans les perversions. Nous n'en voulons pour exemple, fort convaincant selon nous, que l'attitude des gérants d'immeubles et d'hôtels de luxe qui refusent couramment de louer des chambres à des

couples

n'hésitent

hétérosexuels

pas

à

admettre

manifestement des

couples

non très

mariés,

mais

évidemment

homosexuels ; et les jeux hétérosexuels des enfants ne sont-ils pas plus sévèrement sanctionnés que la pratique de la masturbation ?

67 Au cours d'une conversation, l'un des maîtres incontesté de l'anthropologie actuelle — homme d'une moralité irréprochable — m'affirma n'avoir jamais eu à sa connaissance, à travers toutes ses lectures et ses expériences sur le terrain, d'une société primitive dont les mœurs et les normes sexuelles soient aussi insensées que les nôtres.

Les deux cas suivants nous fournissent des exemples de pression sociale s'exerçant contre une hétérosexualité normale, impliquant des relations objectales adultes : Observation 5. — Une jeune fille de vingt ans, de tempérament généreux et sensuel, vivant dans une petite ville de province rigoureusement bien pensante, déclara que les normes locales la poussaient littéralement à adopter des mœurs légères : « Si je sors toujours avec le même homme, les gens m'attribuent tout de suite une liaison avec lui, mais si je sors chaque soir avec un homme différent, je cesse de donner prise à ce genre de supposition. Comme mon âme et mon corps réclament un homme, je suis contrainte de me montrer peu exigeante et d'adopter des mœurs “faciles”, quoique, au fond de mon cœur, je désire n'aimer qu'un seul. » Mariée par la suite à un homme tendre et passionné, mais tourmenté et difficile, cette jeune fille se révéla une épouse fidèle, d'où nous conclurons à la sincérité et à la lucidité des propos que nous avons rapportés. Observation 6. — Une institutrice de petite ville de province devait exprimer des préoccupations analogues : elle se sentait tenue d'assumer un air de sainteté, de fréquenter assidûment le temple et de participer à toutes les activités civiques, moyennant quoi elle pouvait se permettre de ramasser des soldats de passage et de faire l'amour avec eux, car personne ne pouvait lui reprocher de remplir ses devoirs de volontaire U.S.O. (aide sociale) en les accueillant chez elle. En revanche, si elle était sortie régulièrement avec le même homme, on l'aurait aussitôt soupçonnée d' « immoralité » et, selon les termes de son contrat, l'ombre du scandale aurait entraîné son renvoi immédiat. La thèse centrale de notre étude peut se formuler ainsi : la délinquante sexuelle féminine manifeste sa délinquance sur le plan sexuel par un acting out qui, à l'examen, paraît presque servilement conformiste et conventionnel.

Ce

point

est

pleinement

corroboré

par

les

observations,

remarquables parce qu'extrêmement typiques, de la généralité de ces filles, présentées au cours du colloque dont il a été question plus haut.

Aucune

des

deux

jeunes

délinquantes,

objets

de

ces

observations, ne s'intéressait au coït en lui-même, à cette intime communion de deux êtres dont les Mohave nous disent que « le corps de l'un fait l'amour avec le corps de l'autre et l'âme de l'un avec l'âme de

l'autre »

et

dont

ils

définissent

ainsi

les

prolongements

psychologiques : « On reconnaît toujours ceux qui ont fait l'amour la nuit précédente à leur maintien fier et leurs yeux étincelants (101). » Cette philosophie ou psychologie mohave de l'acte sexuel est bien aux antipodes de la nôtre qui affirme qu'après le coït l'animal est triste68. Il est manifeste que de nombreuses délinquantes sexuelles ne recherchent nullement le coït que souvent elles réprouvent. Elles désirent

seulement

se

faire

accepter

des

hommes



et,

éventuellement, remarquer des femmes —, même si elles doivent payer cette reconnaissance par une abjecte soumission sexuelle. Il va sans dire que les filles « sérieuses » en font de même... mais avec plus de discernement et de délicatesse, et sans jamais abandonner leur liberté de choix. La validité de cette hypothèse est amplement confirmée par le fait que les observations qui forment la matière de cet essai ne nous apprennent rien sur la capacité orgastique de « Hilda » et de « J. ». Comme il ne peut s'agir d'un oubli, nous penserons plutôt que pour les enquêteurs sociaux — personnes intuitives et expérimentées — qui ont recueilli ces renseignements, il allait de soi que ces deux filles, comme d'autres dans leur cas, étaient parfaitement incapables 68 Nous verrons dans le fait que la maxime latine complète, qu'on ne cite jamais, exempte l'homme de cette règle une corroboration de notre thèse selon laquelle notre société est si profondément puritaine qu'elle va jusqu'à transformer en son contraire une maxime sur les joies de la sexualité humaine.

d'éprouver ne serait-ce qu'un spasme physiologique, sans parler d'un orgasme dans la plénitude psycho-physiologique du terme — alors que des jeunes filles normales ont à la fois des orgasmes vaginaux (physiologiques) et des orgasmes psychologiques. Ce que nous savons du mécanisme de la frigidité féminine (75, 240) nous inciterait à penser que Hilda et J. sont, en fait, infiniment plus puritaines que les filles

« sérieuses »

et

qu'à

moins

d'être

violées,

c'est-à-dire

déchargées de toute culpabilité et manifestement « innocentes », elles se considéreraient « mauvaises » si elles se laissaient aller à jouir. Notre argumentation exige que nous prouvions de manière irréfutable la validité de notre hypothèse selon laquelle le sentiment de culpabilité attaché à l'acte d'amour en tant que tel est déplacé sur l'orgasme chez certaines femmes, conformément à la maxime bien connue : « Un gentleman peut faire ce qui lui plaît, à condition de le faire sans plaisir. » Cela explique la curieuse attitude de ces femmes — et elles sont nombreuses — qui, si elles se résignent volontiers à subir un acte sexuel parfaitement impersonnel et qui ne leur apporte aucune joie, le font néanmoins presque toujours dans un esprit de pénitence et d'auto-avilissement. Observation 7. — Une jeune femme, d'intelligence brillante et de mœurs faciles, courait les hommes, en quête de celui qui lui révélerait l'orgasme. Mais quand un homme remarquable, profondément amoureux d'elle, l'amena à ce point extrême de jouissance, elle s'empressa de rompre avec lui. Observation 8. — Une femme entre deux âges, extrêmement intelligente, avait été élevée par une mère qui tenait en horreur tout ce qui touchait de près ou de loin au sexe. Cette femme n'avait jamais couché avec un autre homme que son mari dont elle avait eu plusieurs enfants. En cours d'analyse, la malade déclara qu'elle serait contrainte d'interrompre complètement tous rapports conjugaux dès

l'instant où sa mère mourrait, sinon « ma mère découvrirait que je couche avec mon mari et puis aussi que je la hais ». Quand on lui fit observer que, mère de plusieurs enfants, elle ne pouvait passer pour vierge aux yeux de sa mère, la malade comprit sur-le-champ qu'elle cherchait à cacher à sa mère, non pas la haine qu'elle éprouvait à son égard, ni même ses rapports conjugaux avec son mari (sexe = révolte), mais le fait, infiniment plus scandaleux, du plaisir qu'elle y prenait, car elle aimait faire l'amour et atteignait facilement et fréquemment à l'orgasme. Observation 9. — Une malade d'environ quarante ans, femme intelligente et active dans les œuvres de charité, fut mariée pendant de longues années à un homme presque impuissant auquel elle était demeurée fidèle jusqu'à sa mort. Peu de temps après son veuvage, un ami de la famille fit l'amour avec elle et lui procura un orgasme d'une telle intensité qu'elle sanglota convulsivement pendant plusieurs minutes. Mais quand cet homme, très sincèrement amoureux d'elle, lui demanda de la revoir : « Jamais, déclara-t-elle, car l'homme qui saurait me donner un plaisir si violent serait mon maître, je serais son esclave et viendrais à négliger mes devoirs plus élevés envers mes enfants et les organisations charitables dont je m'occupe. » Observation 10. — Une jeune femme souffrait d'anxiété aiguë et d'agoraphobie paralysante à la suite d'un accident de voiture ayant provoqué une incapacité professionnelle prolongée chez son mari, personnage falot qui n'avait jamais été bien efficace ni en amour ni en affaires. Quand le mari fut suffisamment rétabli pour reprendre son activité

sexuelle,

sa

femme

découvrit

qu'elle

était

désormais

incapable d'atteindre à l'orgasme ; elle fut saisie d'une crainte panique de devenir définitivement « déchaînée » et se sentait menacée d'une désintégration affective totale, surtout dans la salle d'attente de l'analyste. Après neuf mois de traitement, elle fit un rêve : elle tombait à la renverse en pleine rue ; ses jupes volaient et découvraient ses jolis dessous. Les associations révélèrent sa crainte

de devenir, dans un avenir très proche, sexuellement « déchaînée » et de se livrer éventuellement à la prostitution si elle se laissait aller à jouir dans les bras de son mari à demi impuissant. Son analyste, qui n'était à l'époque que candidat analyste, lui suggéra qu'elle courait effectivement des risques de cet ordre si elle se refusait à apaiser ses tensions sexuelles en ne s'accordant pas les jouissances que pouvaient lui procurer ses relations conjugales au moins partiellement satisfaisantes. Le lendemain, elle pénétra dans la bureau de l'analyste le visage rayonnant : ses premières paroles furent : « Oh ! j'ai été prise cette nuit ! Mon Dieu comme j'ai été prise ! » Cet épisode entraîna la disparition presque immédiate — et qui devait se révéler totale et permanente — de sa frigidité orgastique et de son agoraphobie, une remarquable atténuation de ses angoisses, et une guérison si rapide que l'analyste de contrôle engagea le candidat analyste à mettre fin à l'analyse beaucoup plus tôt que prévu. Ajoutons que, dans ce cas précis, la décision du contrôleur devait se révéler parfaitement justifiée car, à travers un concours imprévu de circonstances, la résolution complète du transfert put être mise à l'épreuve un an plus tard dans une situation qui aurait pu être difficile et tendue. Autrement dit, l'attitude négative de quantité de femmes envers la jouissance érotique et, plus spécifiquement, l'impuissance orgastique de nombreuses délinquantes sexuelles dénotent leur tendance à considérer le coït non comme un plaisir d'ordre créateur, mais comme une satisfaction d'ordre âprement masochiste. En cela, elles sont semblables à certains hérétiques qui soutiennent que l'homme doit s'humilier devant la Divinité en s'abîmant dans la dégradation et dans l'immoralité. De même, nombreuses sont les délinquantes sexuelles qui font l'amour non en vue d'obtenir une jouissance, mais pour prouver leur dépravation ; leurs actes sexuels sont autant de « symptômes d'alarme », destinés à informer la société de leur trouble affectif, et de leur état d'avilissement et de mépris de soi.

La présence d'éléments masochistes sous-jacents à une telle attitude ne saurait être exagérée et la présence concomitante d'éléments sadiques, loin de l'exclure, en fournit au contraire une preuve supplémentaire car le masochiste s'arrange toujours pour agir en masochiste et exprimer son mépris à l'égard de lui-même d'une manière qui affecte défavorablement autrui. Pour parler par image, nous dirons que le masochiste aime sauter dans la boue, mais seulement après s'être dûment assuré que son entourage en sera également éclaboussé. C'est ce qui explique pourquoi il est courant de voir le mépris de soi de la fille délinquante se transmuer si souvent en résistance au traitement. Observation 11. — Une fille de quatorze ans, enfant adoptive, se trouvait depuis l'âge de douze ans en état de délinquance avérée. En cours de traitement, elle déclara qu'elle se refusait à coopérer car, son dévergondage étant bien ce qu'il y avait de plus abominable au monde, elle ne méritait pas qu'on lui vienne en aide. Il s'agissait là, bien entendu, d'une résistance surdéterminée : si elle avait réussi à m'inciter à minimiser son inconduite sexuelle, elle aurait pu, d'une part, interpréter mes paroles comme un nouvel « ordre » de se livrer à une sorte de prostitution, et d'autre part, faisant d'une pierre deux coups, elle aurait amené l'interruption du traitement en racontant à ses

parents

adoptifs,

gens

éminemment

puritains,

que

je

l'encourageais dans la voie du vice. Nous noterons sans surprise que, malgré leur situation financière fort prospère, les parents de cette jeune fille trouvèrent nécessaire, du point de vue financier, de mettre fin à son traitement à la seconde même où elle renonça à courir les hommes ; aussi, comme il fallait s'y attendre, la petite se trouva enceinte quelques semaines après son retour à la maison. Ses parents ne pouvaient tolérer sa guérison (120). Une autre forme aberrante de conformisme nous est offerte par le dévergondage apparemment non conformiste de nombreuses filles délinquantes. Nous savons que le dévergondage sexuel est, pour une

bonne

part,

déterminé

par

la

quête

aveugle

d'une

relation

œdipienne ; le cœur de la jeune délinquante appartient à son père conformément à l'équation symbolique bien connue : « l'homme (papa) = tous les hommes (116). » Ainsi la jeune fille qui donne son corps à tous les hommes, et son cœur à aucun, ne fait rien d'autre que de se soumettre avec une complaisance abjecte aux exigences contre-œdipiennes parentales. En fait, il est fréquent de voir des parents extraordinairement fiers de la « popularité » de leur fille — dûment constatée par le nombre de ses rendez-vous publics — s'opposer avec la dernière énergie à ce qu'elle contracte un engagement affectif envers un seul homme, de peur soi-disant qu'elle n'en vienne à coucher avec lui, mais, en fait, parce qu'ils considèrent l'amour de leur fille pour l' « intrus » comme une véritable trahison. Cette attitude parentale, fort répandue, est à l'origine d'une situation paradoxale puisque, de nos jours, il est courant de voir l'adolescent « sérieux » manifester sa révolte envers l'emprise parentale en « tombant amoureux » et en se « fiançant » à un âge étonnamment précoce. L'avilissement méprisable

ou

manifestation

irrémédiable, un

partenaire

détournée

et

inhérent de une

au

hasard,

coït est

formulation

avec

un

être

également

une

masochiste

de

puritanisme. En effet, le processus de dégradation sexuelle décrit, pour les hommes seulement, par Freud (199), agit également chez la fille délinquante, bien que l'émancipation et la masculinisation rapide des femmes soient responsables, sans doute pour une large part, du caractère de plus en plus manifeste de ce processus chez la jeune fille américaine moderne. S'il fut un temps où seules les princesses jouissaient du privilège d'assigner quelque beau valet de pied à leur chambre à coucher ou de s'enfuir avec un violoniste tzigane, à présent la jeune fille de la bourgeoisie fréquente couramment de jeunes dévoyés ou des beatniks dans la fleur de l'âge. Bref, en raison de leur masculinisation croissante, nombre de jeunes filles modernes

deviennent de moins en moins capables de prendre leur plaisir proprement, voluptueusement, sans angoisse, dans un esprit de dignité et de respect de soi. Trop souvent, ces filles ne peuvent s'engager dans des rapports sexuels que si la punition « appropriée » est inhérente à l'acte lui-même ou du moins s'il comporte un élément quelconque d'avilissement. C'est pourquoi

elles

choisissent un

partenaire méprisable, un décor inopportun ; elles font l'amour dans des conditions qui impliquent de grands risques de scandale, elles se refusent

à

prendre

les

précautions

contraceptives

les

plus

élémentaires, se donnent à des partenaires susceptibles de leur transmettre

des

maladies

« honteuses »

ou

encore

exigent

ouvertement des hommes qu'ils les traitent avec mépris. Observation 12. — Un jeune homme, dont l'analyse touchait à sa fin et qui se montrait déjà capable de relations objectales vraies, raconta non sans réelle angoisse que son amie l'avait averti à plusieurs reprises qu'elle le quitterait sur-le-champ s'il s'avisait de tomber amoureux d'elle et il ajouta : « Tout ce qui l'intéresse c'est d'être bien baisée, mais elle ne tient pas du tout à être aimée. » Ces filles qui ont admis au sens le plus littéral que « le salaire du péché, c'est la mort », éprouvent le besoin de transformer cette maxime en ce que Merton nomme « une prophétie qui porte en elle son propre accomplissement » (339) en associant nécessairement les deux termes, plaisir et châtiment. Une des malades de Laforgue n'eut de cesse qu'elle n'ait contracté ce qu'elle nommait sa « Trinité » : la blennorrhagie, la syphilis et le chancre (281). D'autres filles obéissent à des exigences analogues en négligeant de prendre des mesures contraceptives, d'où la nécessité d'avortements répétés (140). Le phénomène névrotique de la « prophétie qui porte en elle son propre accomplissement » peut également être interprété en terme du traumatisme

considéré

comme

un

ordre,

conformément

à

la

démonstration de Sperling (426), mais il est nécessaire d'ajouter que cette forme de distorsion pathologique des réprimandes survient

seulement lorsque l'exigence est en elle-même non fonctionnelle et irrationnelle et se réclame de l'autorité consacrée. Les exigences rationnelles, susceptibles de s'intégrer à l'Idéal-de-Moi — à distinguer du Sur-Moi (120) — provoquent rarement ou jamais des réactions de pseudo-soumission à ce point perverties.

Séduction ou disponibilité Puisqu'un trait culturel ou un type de comportement relativement secondaire permet parfois d'expliciter une orientation, une valeur ou un conflit essentiel, il semble utile d'envisager ici le problème — marginal certes, mais important, — du caractère provocant du vêtement de la fille délinquante, dont nous allons prouver que, conformément à notre hypothèse, il n'est qu'un symptôme parmi bien d'autres du puritanisme aberrant et sous-jacent de ces filles. Le problème tout entier tient dans la jupe de Hilda, une jupe qui épousait si étroitement le corps qu'il fallait la coudre sur elle ! En pratique, cela signifie que ce vêtement, destiné, à « embellir » Hilda et

à

suggérer

son

éminente

disponibilité,

rendait

son

corps

effectivement indisponible et inaccessible. La même chose est vraie du « collant » du beatnik femelle et des pantalons de torero exagérément moulants qui sont l'uniforme de tant de délinquantes. Dans ce contexte, nous retiendrons surtout que la corrélation négative entre l'apparence d'une disponibilité et la disponibilité effective déterminée par le vêtement est caractéristique du vêtement féminin

en

général.

Il

n'est

pas

de

procédé

cosmétique

ou

vestimentaire employé par les femmes pour attirer les hommes et augmenter leur sex-appeal qui n'ait pour effet pratique de diminuer leur disponibilité réelle. Les coiffures et les maquillages élaborés exigent d'être protégés, tandis que les gaines enserrent le corps féminin dans une véritable armure. De nombreuses délinquantes le savent, qui utilisent systématiquement la « nécessité » de protéger

leur splendeur cosmétique et vestimentaire comme excuse pour repousser les avances masculines. Sur un plan plus subtil, le vêtement « sexy » et de mauvais goût de la délinquante la protège efficacement contre les dangers d'un engagement affectif, car un tel accoutrement repousse d'emblée tout homme capable d'aimer en homme, c'est-à-dire de donner et de recevoir un authentique amour. L'uniforme des délinquantes fait fonction de « crible psycho-social » dans la mesure où il interdit l'accès de ces filles aux hommes véritablement adultes sur le plan affectif et dont elles pourraient tomber amoureuses, et n'attire que des hommes incapables d'aimer ou de se prêter à l'amour de l'autre. Enfin — et cela n'est pas le moins important — il est possible de démontrer (131) que chez l'homme comme chez la femme toute tentative excessive ou bizarre d'ornementation ou de décoration corporelle est motivée par un sentiment intime d'indignité. Les excès vestimentaires ou cosmétiques de la femme constituent une défense contre des états d'anxiété liés à son complexe de castration, dont l'un des principaux symptômes est une croyance inconsciente dans le caractère déficient et dégoûtant de ses organes sexuels et partant de tout son corps (131). Les excès vestimentaires de l'homme sont de nature plus socioculturelle qu'idiosyncrasique. Pour de multiples raisons, la société choisit d'investir certains hommes d'une somme véritablement démesurée de puissance charismatique et de perfection inhérente. Or l'homme, ainsi que Lowie l'a profondément exprimé, ne saurait s'abstenir totalement de raison, même s'il en use avec une « parcimonie fanatique » (313), et ces hommes dont la société décide de faire des dieux — comme furent déifiés certains empereurs romains — accueillent volontiers ces splendeurs vestimentaires,

insignes de leur prestige, qui contribuent un instant à leur faire oublier qu'ils ne sont que de simples mortels69. Dans ce sens, les excès féminins en matière vestimentaire représentent, à tout prendre, une compensation pour l'absence de pénis, tandis que l'éclat trop glorieux du costume masculin est un masque qui permet à un homme qui n'est rien qu'un homme, sujet aux

imperfections

de

la

nature

humaine,

d'incarner

un

être

surnaturellement parfait, l' « idéal du groupe » tel que l'a défini Róheim (390). Les excès vestimentaires de l'homme et de la femme ont cela de commun qu'ils promettent plus qu'il n'est donné à un être humain de tenir. Le port de vêtements si impossiblement prometteurs a d'ailleurs pour principal objectif d'inhiber chez autrui toute exigence quant à la réalisation de ces promesses. De même qu'il est interdit de mettre au défi l'Ombre d'Allah sur terre, le Souverain de l'Univers et le Roi des Rois d'apporter la preuve de sa toute-puissance, de même un maquillage élaboré, une gaine serrée et des jupes cousues sur pied servent souvent à justifier le refus de traduire la promesse de disponibilité en une disponibilité effective qui révélerait à la fois les défauts corporels et l'insuffisance fonctionnelle de cette fausse Vénus universelle que tente d'incarner la fille délinquante. Pour en finir, on observera que, de nos jours, les excès vestimentaires suggérant une fausse disponibilité ont cessé d'être l'apanage de la seule femme délinquante. Il était un temps où l'on pouvait distinguer de prime abord la jeune femme ou fille respectable de la fille des rues. Et il y a cinquante ans, il était même possible de distinguer, entre deux jeunes personnes également « respectables », la jeune épouse de la jeune fille, car celle-ci était vêtue sans recherche aucune, presque toujours dans des teintes pastels, et ne portait ni bijoux, ni maquillage. Ces temps sont bien révolus car, 69 En revanche, auprès du Romain reçu en triomphe dans sa ville, se trouvait un esclave chargé de lui rappeler qu'il demeurait un homme, un être mortel quoique comblé d'honneurs.

aujourd'hui, les femmes ou filles dites vertueuses ont emprunté aux femmes de petite vertu70 non seulement leurs secrets de séduction vestimentaire mais jusqu'à leurs recettes de propreté corporelle. Ce processus n'est qu'un parmi nombre d'autres aspects d'une forme d'osmose culturelle entre classes distinctes, caractéristique des sociétés en voie de désintégration où, comme l'a démontré Sorokin, les classes supérieures ont tendance à s'approprier certains traits culturels

et

certains

modèles

de

comportement

des

classes

inférieures (425). Ces considérations touchent très directement au problème du vêtement outrageusement « sexy » de la fille délinquante. Puisque les modes de cette fraction de la population féminine qui fait profession de ses charmes sont immédiatement adoptées par les femmes « respectables »,

la

femme

qui

délibérément

refuse

cette

respectabilité en est réduite à renouveler constamment son attirail de provocation « sexy » et doit chercher des moyens de plus en plus excessifs pour proclamer à tout venant sa disponibilité absolue, et cela même si, à cette fin, elle en vient à adopter un costume distinctif suggérant son éminente disponibilité fonctionnelle, mais la rendant, de fait, physiquement indisponible.

70 Cette proposition quelque peu surprenante se trouve dans les Mémoires (59) d'Élisabeth de Gramont, fille du duc de Gramont et plus tard femme du duc de Clermont-Tonnerre. Dans le même ouvrage, elle rapporte avoir surpris la remarque d'un jeune aristocrate qui suggérait à ses amis de quitter un bal de la haute société et de se rendre chez Maxim.'s parce que les débutantes sentaient mauvais. Plus explicite encore, cette déclaration d'une jeune Américaine, extrêmement intelligente, qui avait mené une vie assez dissolue à une certaine période de son adolescence : « A l'âge de dix-neuf ans, j'avais un amant qui m'emmenait voir des prostituées noires ; ces femmes étaient gentilles avec moi et je leur dois tout ce que je sais en matière de propreté féminine. » Au début du siècle, une jeune aristocrate, originaire d'Europe centrale, demanda à son mari, peu de temps après leur mariage, de lui apprendre les artifices de propreté des grandes courtisanes dont elle admirait le charme et la netteté.

Une curieuse variante de ce même processus nous est fourni par la fadeur très concertée, l'absence de maquillage et les longs cheveux « réactionnaires » de la jeune beatnik, qui présente un aspect infiniment plus terne que la plus modeste « jeune fille » d'autrefois. D'où

nous

conclurons

à

l'absence

de

corrélation

immédiate,

prédéterminée et fondamentale entre la disponibilité véritable et le vêtement provocateur et non restreignant. La mode, déterminée culturellement et en constante fluctuation, décide seule quel type de costume est momentanément chargé de signifier que celle qui le porte se définit comme sexuellement accessible et cherche à rendre cette définition manifeste à la moitié mâle de la population au moyen d'artifices vestimentaires qui représentent bien une forme de métacommunication au sens le plus strict du terme. Au

demeurant,

il

est

bien

évident

que

malgré

la

fadeur

(théoriquement peu attirante) de l'une et la vulgarité provocante du costume trop restreignant de l'autre, qui distingue la fille délinquante de la fille « sérieuse » — et la « fille » de la « jeune fille », — elles n'en poursuivent pas moins toutes deux le même but, celui d'attirer l'homme, en suggérant qu'elles sont — d'une manière ou d'une autre —, pour l'argent, l'aventure, le grand amour ou le mariage, disponibles. Mais si la fille « sérieuse » manifeste une solide assurance, sa sœur délinquante est très peu sûre d'elle et, en dernière analyse, c'est par là qu'essentiellement elles diffèrent. C'est pourquoi la jeune fille délinquante commence par renchérir sur sa disponibilité, puis, quand les jeux sont faits, consent à combler les désirs de son partenaire — mais non les siens ainsi que nous l'avons noté — car, puritaine dévoyée, elle est frigide et incapable de s'abandonner au plaisir et à l'amour.

Implications thérapeutiques et éducatives Il va sans dire que les tensions et pressions sociales qui sont à l'origine des distorsions psychopathologiques de la personnalité

déterminent également la nature des formes spécifiques de nosologie psychiatrique et les pratiques théoriques et thérapeutiques dont cette société suscite l'élaboration par ses hommes de science (chap. i, 127, 133).

Nous

disposons

d'exemples

frappants

pour

illustrer

ce

processus. D'une façon générale, la théorie psychanalytique la plus poussée des névroses et. des psychoses reconnaît, explicitement que : a) L'adversaire principal de l'analyste n'est pas le Ça du malade mais son Sur-Moi et que b)

la

principale

composante

pulsionnelle

d'une

maladie

psychiatrique n'est pas la sexualité adulte, mais l'amalgame de la sexualité prégénitale et des tendances agressives. Ces faits sont méconnus de bien des profanes mais aussi de certains psychanalystes insuffisamment formés. Conformément aux préjugés culturels de la société à laquelle ils appartiennent, ils ont tendance à considérer les pulsions comme une sorte de monstrueux attrape-nigaud (103) et, passent systématiquement sous silence la déclaration parfaitement explicite de Freud (204) selon laquelle les pulsions que nous observons au cours du travail analytique ne sont que les produits misérablement dénaturés du refoulement et non pas les pulsions naturelles dans leur liberté originelle71. Le profane, en particulier, s'obstine à croire que la psychanalyse traite exclusivement des problèmes créés par la sexualité plutôt que de ceux qui naissent de l'agressivité humaine et qui dénaturent ou du moins inhibent le développement normal de la sexualité génitale. Une distorsion analogue de la doctrine psychanalytique affecte l'importante découverte de Freud touchant le rôle de l'apprentissage (qui est, lié au principe de réalité) en tant que défense contre les

71 Aussi absurde serait la tentative d'élaborer une image de I' « Homme naturel » à partir de l'étude des malheureux déportés des camps de concentration nazis au moment de leur libération.

exigences pulsionnelles : l'investissement du monde extérieur parfois détourne l'attention des pulsions intérieures. Sous l'influence de cette peur des pulsions — qui, dans une large mesure, nous est imposée par notre culture — certains ont interprété l'observation

pertinente

de

Freud

comme

signifiant

que

l'apprentissage exigeait la frustration de la pulsion. Cette distorsion inadmissible de la théorie freudienne est contredite par certaines expériences qui prouvent de manière irréfutable que l'apprentissage peut avoir lieu, et effectivement a lieu, même chez les rats, en l'absence de

toute

frustration

ou

récompense

(442).

Il

suffit

d'introduire dans la théorie psychanalytique la distinction de pur bon sens, établie par Tolman, entre l'apprentissage et le comportement et entre l'apprentissage latent et, l'apprentissage manifeste, pour se défaire une fois pour toutes de cette déformation de la pensée de Freud. Ces distorsions de la théorie psychanalytique authentique, que répudie explicitement tout psychanalyste réfléchi, ont cependant trouvé un appui culturel suffisant pour donner naissance au singulier concept nosologique du « psychopathe, proie de ses pulsions », bien qu'il soit facile de prouver que ces individus sont, en fait, proies de leur Sur-Moi et non de leurs pulsions (chap. vii). En outre ces individus que l'on croit communément attachés à perpétuer un paradis instinctuel enfantin, jouent, en réalité, leur vie d'adulte selon la conception enfantine de la conduite adulte (118). Le psychanalyste qui attribue les névroses et psychoses à des distorsions causées par le

Sur-Moi,

et

la

plupart

des

formes

de

délinquance

et

de

psychopathie à des distorsions imputables aux pulsions, commet une erreur de méthodologie. Cette erreur consiste à tenir pour qualitative la différence purement quantitative observable entre le rôle de l'agressivité (manifeste) dans la délinquance d'une part, dans les névroses et psychoses de l'autre. Cela étant admis, le contraste entre les névroses et psychoses et la délinquance se révèle clairement

d'ordre quantitatif et non qualitatif. Cette interprétation du contraste entre ces deux formes de troubles psychiques n'est nullement en contradiction

avec

l'observation

de

Freud

selon

laquelle

la

délinquance est, par certains aspects, l'envers de la névrose, car le Sur-Moi — facteur étiologique dans ces deux formes de distorsion de la personnalité — peut fort bien susciter certains types de conflits et une symptomatologie des névroses et des psychoses qui sont totalement

différents

des

conflits

et

de

la

symptomatologie

observables dans les cas de délinquance. Les théories pseudo-psychanalytiques inacceptables que nous nous sommes attaché à réfuter dans les précédents paragraphes ont été élaborées sous l'influence de certains préjugés culturels ; nous considérons que ces déformations théoriques sont, dans une large mesure,

responsables

des

insuffisances

et

incompétences

des

pratiques thérapeutiques et éducatives qui en découlent. Cela n'est pas pour nous surprendre car nous avons vu que les mêmes tensions sociales agissant à l'intérieur d'une culture donnée suscitent des déformations de personnalité propres à cette culture, et déterminent les théories scientifiques (psychiatriques) ainsi que les procédés thérapeutiques et éducatifs également spécifiques de cette culture. Dans le cas des jeunes délinquantes sexuelles, ce préjugé culturel est à l'origine de l'illusion qui fait de ces puritaines qui s'ignorent des hédonistes mues par le principe de plaisir et attribue une sexualité provocante à ces prégénitales qui sont, en vérité, animées par les seules pulsions sado-masochistes. Selon une des hypothèses de base de cette étude, les actes sexuels de la fille délinquante sont ce que nous avons appelé ailleurs des

symptômes-écrans

(iii),

qui,

précisément

parce

qu'ils

bouleversent l'adulte, détournent son attention des anxiétés réelles de ces filles. Dans la perspective culturelle, l'élément de « scandale » contenu dans ces symptômes est si virulent qu'il en arrive à agir sur l'observateur qui, oubliant qu'il est psychanalyste, raisonne comme

un behavioriste naïf à la Watson ou à la Guthrie. Le même phénomène s'observe en rapport avec les perversions. Il y a quelques années, parlant devant l'American Psychoanalytic Association, j'avais indiqué qu'en termes de la théorie psychanalytique classique, une perversion

n'est

pas

seulement

une

forme

d'activité

sexuelle

aberrante, objet d'un tabou social d'un point de vue psychomoteur, mais, avant tout, une attitude psychologiquement aberrante et retardée, signe d'immaturité psychologique envers l'acte génital et envers le partenaire, et que ce type de déviation peut s'observer même dans les rapports conjugaux en apparence les plus normaux d'un point de vue psychomoteur : je pense à certains fantasmes névrotiques ou à certaines substitutions imaginaires (l'un des partenaires substituant à l'autre quelqu'un de plus désirable). L'inconduite

sexuelle

ostentatoire

de

la

fille

délinquante,

conformément à ce rôle de symptôme-écran que nous lui avons attribué, hypnotise littéralement psychothérapeutes et éducateurs qui sont amenés à prendre la fille délinquante exactement pour ce qu'elle se donne : une « machine du Ça » à l'état sauvage, au lieu de voir en elle une puritaine dont le Sur-Moi bat la campagne. Aussi concentrentils tous leurs efforts à maîtriser les « symptômes d'alarme » dont nous avons vu qu'ils étaient seulement des « symptômes-écrans », et négligent d'affronter les véritables problèmes de ces filles. Cela explique pourquoi nous nous obstinons à traiter des problèmes qui exigent une perspicacité psychanalytique très poussée par la ségrégation monacale, les douches froides et les tranquillisants et pourquoi nous renforçons la jeune délinquante dans sa peur et son mépris de la sexualité en la dépréciant si possible encore plus. Le gouverneur Alfred E. Smith a déclaré un jour que le remède aux maux de la démocratie n'était pas moins de démocratie mais plus de démocratie. Le même principe — mutatis mutandis — doit être appliqué à la réhabilitation de la délinquante sexuelle. Il ne nous vient pas à l'esprit de considérer un névrosé mysophage comme un

gourmet vorace : nous cherchons, au contraire, à persuader ce mangeur compulsif de charogne que la nourriture propre de l'homme n'est pas l'ordure mais des aliments sains et savoureux ; en tout état de cause, nous ne l'encourageons pas à devenir anorexique. Or, n'estce pas là précisément ce que nous avons tendance à faire avec la jeune fille délinquante ! Nous devons nous fixer comme objectif thérapeutique de restituer à la jeune fille délinquante, abîmée dans le mépris d'elle-même, le sentiment de sa dignité personnelle et l'estime de soi afin qu'elle en vienne à se considérer digne d'avoir des relations amoureuses adultes et de connaître l'amour vrai. Nous nous efforcerons de substituer à sa crainte névrotique de la génitalité psychosexuelle une aspiration à la génitalité adulte. Bref, nous devons élever ses aspirations, la rendre exigeante en matière d'amour et de plaisir et la persuader qu'elle mérite et peut atteindre une génitalité adulte. Nous ne saurions nous contenter d'intervenir dans son dévergondage sexuel et de condamner sa frigidité et son masochisme. Il est encore plus nécessaire de la convaincre que de tels actes sont des obstacles presque insurmontables, qui empêchent l'individu de développer sa personnalité génitale adulte, de se libérer des ambivalences et des anxiétés inhérentes à l'état d'immaturité prégénitale. Nous devons inhiber en elle la possibilité de s'extérioriser psychologiquement dans des actes prégénitaux, nullement parce que de tels actes nous dérangent ou nous choquent, ni parce qu'ils constituent des « péchés », mais parce qu'ils s'opposent à ce qu'elle connaisse le plaisir et le bonheur légitime de la génitalité et de l'amour adulte auquel tout être humain a droit. Je crois en la vis medicatrix naturae ainsi qu'au désir inhérent à l'homme de parvenir à la maturité et au bonheur ; aussi, suis-je convaincu que nous ne pouvons guérir les troubles psychologiques de l'homme sans nous assurer le concours de son aspiration à la santé. Je sais d'expérience que les malades réagissent d'abord avec surprise, puis avec espoir et une détermination neuve de surmonter leur mal, à

la suggestion que les joies de la maturité sont plus pleines, plus riches que celles d'une immaturité perpétuée. Observation 13. — La malade précitée (observation 10), qui recouvra sa capacité orgastique quand il lui fut indiqué que le meilleur moyen de refréner ses impulsions sexuelles désordonnées était d'accepter ses rapports conjugaux légitimes, réagit avec une extrême surprise à l'idée que les joies de la maturité excédaient celles de l'immaturité. Cette idée eut pour elle qualité de révélation, sans doute parce que, comme tant d'autres malades, elle avait été retenue systématiquement à l'état infantile par des parents qui l'avaient égoïstement persuadée que la vie adulte n'était que labeur et renoncement (120). La séance au cours de laquelle cette thèse lui fut proposée pour la première fois devait marquer un tournant décisif dans son traitement. Observation 14. — Un malade, qui avait fort bien réussi dans la vie et jouissait d'une très apparente prospérité, manifestait une tendance marquée à « satisfaire ses désirs » tout en évitant systématiquement de s'engager profondément tant du point de vue intellectuel qu'affectif. Chaque fois que l'analyste lui reprochait de passer à côté de ce que la vie offre de meilleur, il réagissait avec une émotion véritable et des intuitions nouvelles et fécondes. Autrement dit chaque confrontation avec la possibilité d'obtenir des satisfactions adultes déclenchait un nouveau bond en avant vers la guérison. Il importe de souligner de manière parfaitement explicite que la délinquante à qui l'on propose l'idéal d'une génitalité adulte, une génitalité libre de toute culpabilité, ne réagit pas en exigeant, sur-lechamp, une « démonstration de laboratoire » ; de même la relation de transfert n'en est nullement affectée au point de prendre une intensité

incontrôlable ;

nous

soupçonnons

volontiers

que

des

appréhensions de cet ordre assaillent le médecin et l'éducateur et justifient leur peu d'empressement à invoquer l'idéal d'une génitalité adulte pour aider la jeune délinquante à surmonter sa tendance à des

manifestations pseudosexuelles. En fait, le patient, délinquant et non délinquant, réagit presque toujours à la tentative d'exalter ses aspirations sexuelles par une diminution des exigences liées au transfert et un accroissement réel de son investissement de la réalité. Cette découverte n'est pas pour nous surprendre, car il est de bonne théorie psychanalytique qu'une personnalité à composante génitale maximale implique la capacité d'atteindre à une jouissance génitale maximale et à des relations objectales pleinement satisfaisantes. Doit-on préciser que toute tentative d'exalter les aspirations de ces filles n'a de chances d'aboutir que si les analystes et éducateurs sont absolument sincères ? Quoique profondément troublées, ces filles ne sont pas nécessairement des imbéciles et elles sauront fort bien déceler si l'analyste est un hypocrite qui leur tend un impossible miroir aux alouettes, ou s'il les croit réellement capables et dignes d'atteindre à une maturité véritable. Surtout elles ne manqueront pas de sentir si l'analyste a une attitude réellement objective, s'il est animé seulement de la volonté de les aider, ou si, vantant les mérites d'une génitalité véritable, il n'est pas mû obscurément par un inconscient désir de séduction, manifestation du contre-transfert non résolu. 1°

Le

phénomène

de

ce

qu'il

est

convenu

d'appeler

la

« délinquance sexuelle féminine juvénile » est le produit de certaines tensions spécifiques, propres à la société où nous vivons. 2° Ces mêmes tensions sociales déterminent notre conception déformée

de

la

nature

de

ce

type

de

déviation

et,

plus

spécifiquement, notre impuissance à appréhender la personnalité de ces filles que nous prenons communément pour des « machines du Ça » déchaînées, mues uniquement par le principe de plaisir, tandis qu'elles sont, en vérité, des puritaines pathologiques et masochistes. 3° Les méthodes et procédés thérapeutiques et éducatifs déduits de cette conception incorrecte de la délinquance sont condamnées à

l'échec, car ils s'appuient sur les apparences béhavioristes et non sur les réalités psychanalytiques. 4° Le problème qu'il convient d'affronter est moins celui de la jeune fille délinquante que celui de son analyste ou éducateur qui, conformément à ses propres anxiétés déterminées culturellement et qu'il faut analyser comme telles, traite une maladie imaginaire et non les

vrais

problèmes

de

la

fille

délinquante

qui

traduit

en

comportements pseudo-sexuels des problèmes d'ordre non sexuel.

Chapitre

IX.

Une

théorie

sociologique

de

la

schizophrénie

(1939) Je ne me rendais pas compte qu'il pût y avoir tant de choses dans notre culture. (Mbrieng, mon meilleur informateur sedang.) Selon Henri Poincaré (371), tout phénomène qui admet une explication en admettra nombre d'autres également satisfaisantes. J'examinerai ici le problème de la schizophrénie d'un point de vue exclusivement sociologique, et proposerai une théorie sociologique de cette psychose. Je dis bien une et non la théorie sociologique, car d'autres

explications

également possibles.

sociologiques

de

la

schizophrénie

sont

S'il est vrai qu'en envisageant un problème d'un point de vue restrictif, on peut laisser échapper certains détails importants, en revanche, on est presque certain, ce faisant, de mettre à jour des faits et des corrélations demeurés jusqu'alors inaperçus et que risque de méconnaître celui qui étudie ces mêmes phénomènes du point de vue soi-disant « normal ». De plus, en restreignant le champ de vision, on limite d'autant le nombre de concepts de base (nécessairement) non définis, dont la multiplication aboutit souvent à un ensemble de postulats qui n'est pas absolument cohérent et complet (au sens mathématique du terme). Enfin Emile Meyerson (340), pour justifier les explications partielles, fait valoir que toute explication complète d'un phénomène équivaut à nier son existence en le réduisant entièrement à d'autres. Dans cette étude, je traite la schizophrénie comme un désordre exclusivement fonctionnel, relevant d'un type que seules des expériences susceptibles

de de

laboratoire provoquer

soigneusement

chez

l'animal,

agencées

alors

qu'il

sont

survient

« spontanément » chez l'homme vivant en société et possédant une culture. Cette constatation m'amène à explorer le rapport entre désordres fonctionnels et facteurs socio-culturels. Dans la version originale (1939) de cette étude, il m'avait fallu consacrer beaucoup de place à la réfutation d'un certain nombre d'erreurs fort à la mode à l'époque. J'ai considérablement abrégé ces polémiques et, si j'ai jugé bon de les évoquer ici, au moins brièvement, c'est seulement afin de montrer combien d'opinions absurdes peuvent être émises à ce sujet. 1. Malgré une importante élaboration théorique et un certain nombre d'expériences, les tentatives visant à prouver que tous les désordres psychiatriques sont dus à des facteurs organiques et (ou) congénitaux encourent toujours le verdict écossais « non prouvé ». On a récemment cherché à renflouer cette théorie en invoquant l'incidence statistique plus ou moins constante des désordres

psychiatriques dans toutes les sociétés comme preuve de l'étiologie organique ou congénitale de — ou d'une prédisposition organique à — la maladie psychiatrique (168). Or il est évident que cette théorie présuppose implicitement une identité à la fois génétique et constitutionnelle de toutes les nations et de toutes les races, ce qui est manifestement faux, puisque, pour ne citer qu'un seul fait, la distribution du groupe sanguin O diffère d'une race à l'autre. J'ai proposé ailleurs (123) une explication beaucoup plus simple : une société perd sa capacité de survie lorsque le pourcentage d'individus qui souffrent de désordres psychiatriques liés aux défauts de cette société ou de cette culture y atteint le point de saturation (chap. x). 2. Selon une autre théorie, fort heureusement tombée en désuétude les désordres fonctionnels seraient dus à l'usure de la vie moderne — or Pseudo-Hippocrate avait déjà décrit ce type de désordre bien avant qu'ethnologues et psychologues partent recueillir sur le terrain les matériaux empiriques attestant l'existence de désordres fonctionnels chez les primitifs. 3. Tout aussi démodée, la théorie selon laquelle les désordres fonctionnels observables chez les primitifs sont dus à l' « infériorité » de ces races est infirmée par toutes les découvertes empiriques de la psychologie comparative. 4-

Ayant

constaté

que,

dans

certaines

sociétés

primitives,

l'incidence constante des désordres fonctionnels est aussi élevée 72 que dans la société moderne, on a parfois prétendu que, parmi les malades primitifs condamnés à demeurer anormaux toute leur vie, nombreux sont ceux qui, s'ils vivaient dans notre société, auraient été guéris par un psychiatre. Cette explication est insoutenable car elle ne tient pas compte du fait que plus d'un malade primitif, n'ayant pas d'hôpital psychiatrique où chercher refuge, est voué à succomber rapidement aux dangers d'un environnement hostile. 72 Parmi les Sedang, 5 % de la population est soit gravement névrotique, soit psychotique.

En somme, les désordres fonctionnels sont aussi communs dans la société primitive que dans la société moderne. Une seule distinction primordiale subsiste : c'est l'absence quasi totale de schizophrénie dans les sociétés véritablement primitives. Seligman (415) fut, à ma connaissance, le premier à signaler ce fait. Il est vrai que déjà en 1938 Laubscher (283) avait diagnostiqué de nombreux cas de schizophrénie parmi les Tembou. Toutefois un examen attentif de son livre et de son film m'avait conduit à mettre en doute, dès 1939, certains de ses diagnostics. De plus, et c'est là un fait d'une importance capitale, à l'époque où Laubscher avait étudié les Tembou, ils étaient déjà soumis à un processus d'acculturation violent et oppressif. Les matériaux venus à jour depuis la parution de l'ouvrage de Laubscher, qui est d'ailleurs excellent et fait figure de précurseur en la matière, corroborent ma proposition initiale, à savoir que la schizophrénie véritable (« nucléaire ») ne s'observe jamais chez les populations non assujetties à une acculturation brutale. En outre, la présence d'authentiques cas de schizophrénie dans des régions dites sous-développées, présence dont il est fait état dans de récentes enquêtes sur le terrain, est parfaitement prévisible en termes de ma théorie car, de nos jours, bien peu de tribus sont suffisamment primitives et suffisamment isolées pour échapper aux pressions violentes et massives de l'acculturation (133). En termes de ma théorie originale, je peux aujourd'hui (1970) prédire que la schizophrénie sera durant un certain temps l'un des désordres fonctionnels

les

plus

courants

dans

les

sociétés

qui,

encore

récemment primitives, subissent à présent des transformations culturelles et sociales rapides. Bien entendu, le mot « primitif » doit s'entendre dans son acception la plus stricte. Un Arabe, un Hindou ou un paysan malais peut être aussi illettré, il peut vivre presque aussi « primitivement » qu'un Papou, il n'en appartient pas moins à une haute culture. Le degré d'évolution d'une civilisation ne saurait être fonction du degré

de développement culturel de ses membres les moins évolués, quel que soit, par ailleurs, leur importance numérique par rapport au reste de la population. Pour l'Amérique, ce sont les meilleurs des universitaires, non les frustes montagnards du Kentucky ; pour la Polynésie, ce sont les grands sages, non les pêcheurs ignorants, qui reflètent le degré de développement de ces civilisations. Ce point est d'une importance capitale, car, ainsi que nous le verrons par la suite, l'une des causes de la schizophrénie est précisément ce décalage entre la complexité d'une culture et les limitations inhérentes au « champ » des meilleurs esprits qui y participent. Qu'est-ce donc qui, dans une culture et dans son degré de développement, est ainsi fonctionnellement lié à la présence ou à l'absence de la schizophrénie ? Ni le « tempérament » d'une culture (297), ni le caractère ethnique de ses représentants ne comptent parmi les facteurs déterminants. Même il y a quarante ans, la schizophrénie était tout aussi rare chez les Khirghiz de la région d'Astrakhan,

population

nettement

extravertie,

que chez

leurs

sombres voisins introvertis les Kalmouk (420). La présence ou l'absence de la schizophrénie paraît donc fonctionnellement liée au seul développement de la culture, bien que sa fréquence puisse être mise en corrélation avec d'autres facteurs culturels (chap. x). Il me faut tout d'abord préciser ce que j'entends par le « développement » d'une culture. En première approximation, je définirai la culture comme la somme de toutes les techniques qui ne sont pas biologiquement transmissibles. Or, ces techniques ne sont pas juxtaposées au hasard ; elles forment un tout étroitement imbriqué, organisé selon certains axes conceptuels généraux (ii, xvi) qui en constituent le « squelette » ou « modèle » (34). Dans la composition de ce squelette, il n'entre rien de tangible, tels des métiers. Il s'agirait plutôt de quelque chose comme une épure conceptuelle à laquelle entrepreneur et maçon se conforment à toutes les étapes de la construction. En termes anthropomorphiques,

ce squelette est la personnalité d'une culture ; en termes théoriques, il en est la structure des invariants. Or, précisément parce que ces techniques constituent un tout structuré, la présence de technique A exclut en général celle de technique « non A » et implique, et même exige, l'intervention de telles autres, B, C..., qui lui sont fonctionnellement apparentées 73. Bien que l'on puisse parler à ce propos d' « organisation » , je préfère le concept de causalité simultanée, défini par J. Petzold, concept qui postule la cohérence des structures « spatiales ». J'analyserai d'abord l'importance, pour la compréhension de la schizophrénie, de la richesse (théoriquement énumérable) d'une culture en traits culturels, et ensuite l'importance de la complexité d'organisation de ces traits à l'intérieur de cette culture. 1. Richesse de l'inventaire culturel. — Toute culture peut être décomposée en traits, ou éléments, culturels. Le fait que certains de ces traits puissent en outre être décomposés en traits plus simples est relativement peu important. L'essentiel, c'est qu'un trait culturel ne peut être décomposé qu'en d'autres traits culturels plus simples, et en rien d'autre. Chaque culture est composée d'un certain nombre de ces traits, organisés en structures qui leur confèrent une signification contextuelle. L'une des deux différences fondamentales entre « haute » culture et « basse » culture est celle qui résulte de la différence entre le nombre de traits culturels qui les constituent chacune. Si la culture A contient x traits, la culture B, y traits et la culture C, z traits, et si x > y > z, alors ces trois cultures n'admettront, eu égard à la richesse de leurs inventaires, qu'un ordre croissant, et un seul : C, B, A. Sans doute, l'inventaire exhaustif d'une culture est-il impossible à réaliser, mais il s'agit là d'une impossibilité purement technique car, en 73 De même une tribu peut difficilement être à la fois matri- et patri-linéaire. D'autre part, une tribu qui fait de la poterie connaît d'ordinaire également la technique de cuisson des aliments dans des récipients en terre cuite.

pratique, il va de soi, par exemple, que la culture française est plus riche en traits que la culture malaise qui, elle-même, est plus riche sous ce rapport que la culture tasmanienne. C'est d'abord en fonction de cette définition de la richesse culturelle

que

je

tenterai

d'interpréter

le

problème

de

la

schizophrénie. La culture-et-la-société est un environnement de nature très spéciale sans doute, mais un environnement néanmoins qui, tout comme l'environnement physique, exige de l'individu un effort d'orientation. Or, pour s'orienter efficacement dans le milieu physique aussi bien que dans le milieu culturel, l'individu a besoin non seulement d'un certain nombre d'aptitudes innées mais aussi d'apprentissage. Toutefois on ne peut apprendre à s'orienter dans un environnement donné que si celui-ci présente un certain degré de cohérence logique — c'est-à-dire admet comme trait caractéristique la présence de certaines régularités. Ce qui revient tout simplement à dire que l'on ne pourrait apprendre à nager dans une eau qui serait un jour plus légère que l'air et le lendemain aussi visqueuse que le sable mouvant. Même la survie des virus les plus élémentaires dépend de la présence de certaines régularités dans leur environnement. Bref, l'organisme

extrapole

à

partir

d'expériences

passées



soit

biologiquement (quoique de façon non lamarckienne), soit par le moyen d'un « apprentissage » — à d'éventuelles expériences futures : il « fait » des prédictions et agit conformément à celles-ci. Le nombre de lois physiques que l'homme doit apprendre afin de s'orienter dans le monde est singulièrement restreint. L'enfant apprend très jeune que soulever une pierre implique un effort et qu'il ne peut rien voir dans une chambre noire, d'où il conclut que de soulever une table ou trouver son chemin dans une forêt à minuit entraîne des difficultés comparables. Autrement dit, l'enfant s'en remet à la constance des lois physiques. Il en va de même pour la plante.

L'orientation est beaucoup plus difficile dans le domaine socioculturel, et cela en dépit du fait que la culture comporte une organisation spécifique — une structure — qui implique l'existence de certaines régularités dans la culture et dans les processus culturels, régularités accessibles non seulement à l'observation empirique, mais souvent formulées de façon explicite74. Ainsi l'ami que je rencontre dans la rue n'a pas coutume de répondre à mon salut par un coup de poing. C'est sur des régularités de cet ordre que nous comptons pour notre orientation culturelle. Malheureusement,

le

nombre

des

traits

et

régularités

socioculturels est très élevé. Pour peu que nous rassemblions tous les règlements, lois, ordonnances et coutumes auxquels est soumis un citoyen de Bordeaux ou de Chicago et joignions une liste de ses devoirs religieux et un exemplaire d'un Traité des bonnes manières ayant cours dans l'une ou l'autre ville, nous obtiendrions un ouvrage beaucoup plus considérable que celui qui traiterait de l'univers physique sous tous ses aspects. Ce qui semble indiquer que l'orientation dans n'importe quelle culture est bien plus difficile que l'orientation dans le milieu physique, mais aussi qu'il est plus difficile de s'orienter au sein d'une culture riche en traits, telle la culture française, que dans un milieu culturel plus simple, pauvre en traits, tel celui des Semang de la péninsule malaise. Or, selon mon hypothèse de base, c'est précisément cette difficulté d'orientation qui provoque les désordres fonctionnels chez l'homme qui possède une culture et prévient leur occurrence spontanée chez l'animal qui n'en possède pas. La constatation qu'à toutes fins pratiques il n'y a pas de véritable schizophrénie dans les sociétés primitives, sauf lorsqu'elles sont soumises à une acculturation brutale qui entraîne nécessairement une multiplication des traits sans qu'il y ait coordination immédiate des traits nouveaux avec les modèles préexistants, cette constatation 74 Je ne tiendrai pas compte pour le moment du fait — évident — que certaines de

ces

verbalisations

délibérément spécieuses.

sont

manifestement

fausses

et

parfois

même

nous permet de conclure à un rapport fonctionnel entre la fréquence élevée de la schizophrénie dans les cultures évoluées et les problèmes d'orientation. Nous examinerons cette explication qui n'est, bien entendu, que partielle, en termes tout d'abord de la participation de l'individu à sa culture. Les capacités de l'homme ne sont pas illimitées. Le physicien le plus brillant peut presque tout ignorer de la philologie et de la jurisprudence. Cela m'amène au fait, parfaitement démontrable, que toutes les races possèdent à peu près le même degré d'intelligence. Toutefois, en réponse à ceux qui (même en 1970) continuent à soutenir une opinion contraire, je suis prêt à formuler mon point de vue de manière plus nuancée, encore que je sois, quant à moi, en net désaccord avec leurs vues. Supposons — mais uniquement pour les besoins de l'argumentation — que la race blanche soit plus intelligente que la race boschimane. Cette hypothèse ne permet pas de postuler une relation simple et directe entre le degré de développement d'une culture et l'intelligence « innée » des porteurs de cette culture, pour la simple raison que même un Australien ou un Boschiman peut apprendre à vivre dans la société moderne. On est donc contraint d'admettre que quelle que soit la différence entre l'intelligence des « blancs » et celle des Boschiman, celle-ci ne saurait être aussi importante que la différence entre la culture moderne et la culture boschimane. D'où il s'ensuit que le biologiste le plus brillant participe dans une moindre mesure à la culture moderne que le Boschiman intelligent à la culture boschimane — ce qui va de soi pour tout ethnologue ayant travaillé sur le terrain. Il est rare de trouver un informateur indigène d'intelligence moyenne qui ne soit capable de fournir des renseignements assez satisfaisants sur tous les aspects importants de sa culture et peut-être même sur ses aspects relativement mineurs. En revanche, quiconque étudie la culture française se verra renvoyé à tout bout de champ au spécialiste. De plus, bien que les cultures indigènes aient aussi leurs spécialistes

(chamans, forgerons, etc.), la totalité de leur savoir n'est pas entièrement hors de portée de l'indigène moyen. Quiconque connaît l'histoire de la science sait que certains hommes, tel Aristote, ont embrassé l'ensemble des connaissances de leur époque. Aujourd'hui l'idéal humaniste qui fut aussi celui des Encyclopédistes, et plus tard celui du « Génie universel », a disparu, tout simplement parce qu'il est devenu inaccessible. Le nombre des traits culturels qui composent la civilisation moderne s'est accru beaucoup plus rapidement que les capacités mentales de la race « blanche » durant le même laps de temps. L'une des différences fondamentales entre le primitif et l'homme moderne est la connaissance très poussée qu'a le premier de sa culture tribale, alors que l'homme moderne ne connaît qu'un segment restreint de la sienne. Cet état de choses trouve même à s'exprimer sur le plan social (voir plus loin la discussion des cérémonies d'initiation). Dans ma manière de formuler ce problème, j'ai appliqué la définition de Mach, selon laquelle toute expérience consiste à maintenir constant un nombre n de facteurs et à en faire varier un ou plusieurs autres. Ce faisant, je ne crois pas avoir simplifié outre mesure le problème. J'examinerai à présent le développement et la socialisation de l'enfant d'abord dans la société primitive et ensuite dans la civilisation moderne. Tout enfant primitif possède un père et une mère biologiques. Que la culture indigène reconnaisse cette parenté biologique ou, au contraire, prétende (394) la nier ne change rien à la chose ; seul importe le fait qu'il y a toujours un homme et une femme envers qui l'enfant a certains devoirs et dont il peut attendre certains soins. L'ensemble de cette série d'obligations mutuelles peut s'exprimer à travers l'analyse fonctionnelle des rapports de parenté. Malinowski et bien d'autres ont insisté sur l'importance de ce jeu d'obligations réciproques (326). Or, outre ses parents biologiques,

l'enfant primitif a parfois aussi une autre série de parents, envers qui il a certaines obligations et dont il peut attendre certains soins analogues à ceux impliqués dans la relation parents-enfant. Ainsi, Linton (302) attache beaucoup d'importance au fait que, dans de nombreuses communautés primitives, le petit enfant peut, lorsqu'il a faim, s'adresser à un nombre assez important de femmes dont il est raisonnablement en droit d'espérer qu'elles l'allaiteront. Chez les Mohave (95), la grand-mère maternelle d'un nourrisson qui a perdu sa mère subit un traitement galactopoéique souvent efficace, même si elle a dépassé la ménopause, qui lui permet d'allaiter l'orphelin. De plus, dans de nombreuses communautés primitives, c'est le frère de la mère (l'oncle maternel) qui détient l'autorité effective. Tout ceci concourt à une dispersion précoce des attaches libidinales et aussi des antagonismes (86) qui marquent de façon presque exclusive les relations entre parents et enfants dans notre propre société. Dès que l'on admet que la libido et l'agressivité de l'enfant ne sont pas illimitées, on comprend pourquoi, dans beaucoup de sociétés primitives, l'on ne trouve pas cet enchevêtrement de sous-courants chargés d'affectivité, caractéristique de la famille moderne composée d'un petit nombre d'individus étroitement apparentés 75. C'est cette dispersion affective qui évite la formation de conflits intenses et rend compréhensible l'attitude généralement ouverte et raisonnable de beaucoup d'enfants primitifs envers les étrangers, sans qu'il soit nécessaire de leur attribuer des vertus cachées. Du point de vue fonctionnel, l'enfant primitif a fréquemment non pas une seule mère (ou un seul père), mais une mère n° 1, une mère n° 2, une mère n° 3 (ou un père n° 1, un père n° 2 et ainsi de suite). Cette observation confère

une

signification

nouvelle

aux

systèmes

dits

« classificatoires » qui recouvrent, sous l'appellation unique de Mère, la mère, la sœur de la mère et même les cousines de la mère. Ce serait prendre l'indigène pour infiniment plus naïf qu'il n'est en réalité 75 Point n'est besoin de préciser que cet état de choses n'implique nullement l'absence de complexe d'Œdipe.

que de le croire incapable de distinguer entre sa mère n° 1 (biologique), sa mère n° 2 (sœur de sa mère), sa mère n° 3 (cousine de sa mère). Cette terminologie implique seulement une similitude entre les rapports qu'entretient l'enfant avec les différents membres de cette classe d'individus réunis sous le terme commun (à connotation relationnelle) de « mère ». Tout ce qui vient d'être dit à propos des « mères » est vrai des « pères », des « frères » et ainsi de suite. Aucune extrapolation n'intervient dans ce genre de situation. L'enfant ne « généralise » pas de la mère n° 1 à la mère n° 2, etc. Il perçoit sa relation à la classe d'individus qu'il désigne sous le nom de mère à un très bas niveau d'abstraction. Aussi, de même que chez nous, c'est seulement dans les cas pathologiques que l'antagonisme envers la mère n° x en vient à s'étendre à toutes les autres mères. La socialisation consiste en un dénouement progressif des liens tendus et chargés d'affectivité entre l'enfant et les membres de sa famille restreinte (biologique). Or, nous avons vu que ce type de rapport est assez rare dans la société primitive. D'où il résulte que l'enfant établit à un âge relativement tendre des rapports modérés — positifs ou négatifs — avec une proportion importante des individus qui composent son univers social, et qu'il se trouve, en conséquent, bien préparé — au moins du point de vue affectif — à assumer précocement ses responsabilités en tant que membre à part entière du groupe. Autrement dit, il connaît un grand nombre d'individus, tant affectivement qu'intellectuellement, son univers social n'ayant jamais été restreint, comme c'est le cas pour les enfants de chez nous, au cercle étroit des parents et amis intimes. Sans doute est-ce là également l'explication de cette obéissance quasi automatique à la coutume qui laisse si perplexes les ethnologues. Dans le domaine des connaissances concrètes, l'enfant primitif apprend très tôt les rudiments de la plupart des techniques, pratiques et recettes traditionnelles. A cinq ou six ans, les petites filles sont déjà des ménagères émérites et, à douze ans, les garçons ont peut-être

une ou plusieurs expéditions guerrières à leur actif. Aussi l'adolescent primitif est-il orienté de manière plus ou moins complète et satisfaisante dans tous les secteurs de son milieu socio-culturel. Il est prêt à devenir, tant affectivement qu'intellectuellement, membre à part entière de sa tribu. Cela pourrait également expliquer pourquoi, dans nombre de sociétés simples, l'âge de la maturité légale est si bas. Sans doute l'enfant peut-il acquérir ultérieurement un savoir supplémentaire (tout comme l'on peut, à force d'y passer et repasser, découvrir de nouveaux aspects d'un chemin familier), et il peut nouer de nouveaux liens affectifs. Mais — et c'est là le point essentiel — les connaissances qu'il acquiert par la suite sont déjà contenues implicitement dans la carte cognitive — au sens de Tolman (442) — du territoire socio-culturel qu'il a appris à connaître très tôt dans son existence. Le refus de cette interprétation entraîne l'abandon de toutes les théories qui postulent l'existence de modèles culturels et d'une cohérence structurelle de toutes les cultures. Or, métaphoriquement parlant, nul homme ne peut connaître plus de — disons — mille cocotiers individuels. Si ces mille cocotiers sont éparpillés sur l'île qu'habite sa tribu et en constituent l'unique végétation, pour peu qu'il connaisse chacun de ces cocotiers, il sait également tout ce qu'il y a à savoir sur cette région pauvrement boisée. Si à cocotier on substitue élément culturel, et à région géographique territoire socio-culturel, on confère une signification concrète à la proposition énoncée plus haut, à savoir que l'adolescent primitif est pleinement orienté au sein de ce qui constitue à présent, et sans doute constituera toujours, son univers. Dans cet univers, il ne pourra jamais être désorienté. Il peut connaître tel recoin mieux que tel autre, mais, même s'il lui faut un jour abandonner soudainement sa profession de forgeron et devenir potier, quitter son village natal pour aller vivre dans un village voisin, il pourra, à un niveau très bas d'abstraction et d'extrapolation, s'adapter presque immédiatement à sa nouvelle situation qui ressemble suffisamment à son milieu originel

pour ne pas déclencher en lui la forme de dysphorie qui résulte d'une désorientation. On pourrait évidemment supposer que les rites d'initiation, qui comportent fréquemment de dures épreuves physiques, provoquent des bouleversements psychologiques profonds chez l'individu qui y est soumis. Les faits ne semblent pas étayer une telle hypothèse, car si bouleversement il y a, celui-ci n'entraîne apparemment pas de désorientation culturelle chez l'initié76. Le statut social est, en général, très clairement défini dans les sociétés primitives et les devoirs et obligations afférents à un statut donné sont plus ou moins bien connus de tous les membres de la tribu. Aussi le fait d'assumer un nouveau statut — ou de passer dans une classe d'âge nouvelle — n'occasionne-t-il aucune désorientation (36). On objectera peut-être que le rituel initiatique comporte souvent la révélation de « secrets » aux nouveaux initiés. Malheureusement pour cet argument, ces « secrets » sont fort souvent de nature essentiellement négative. Un exemple typique de ce genre de secret nous est fourni par certains Indiens de la côte nord-ouest des Etats-Unis chez qui le grand secret révélé à l'initié est qu'il n'y a pas de secret. Sans doute l'initié peut-il être bouleversé par cette révélation, mais non pas désorienté. Point n'est besoin de nier que le passage de l'état d'adulte à celui de vieillard s'opère rarement sans heurts, même dans les sociétés primitives. Voici, d'après Linton (300), comment l'Indien comanche affronte cette situation : s'il a été piètre guerrier, il se sentira soulagé de pouvoir devenir ce que la culture comanche exige qu'il devienne : un vieillard doux et sage ; s'il s'est illustré au combat, il accédera à la classe

des

vieillards

suffisamment

auréolé

de

gloire

pour

s'accommoder sans trop d'amertume de son nouveau statut ; seul le guerrier médiocre manifestera son dépit, en devenant un sorcier qui, mû par l'envie, ensorcellera les jeunes guerriers qui commencent à s'illustrer sur le champ de bataille. En somme, dans la société 76 Pour une discussion de quelques uns des efforts traumatiques des rites d'initiation, voir (120).

comanche, comme dans nombre d'autres sociétés primitives, les droits et devoirs des différentes classes d'âge sont si divers et si bien connus que presque tout individu est certain de trouver au moins une phase de l'âge adulte qui corresponde à son tempérament. Et, pour celui qui ne trouve rien, il reste encore la ressource — que nous envisagerons plus loin — de se faire chaman (cf. aussi chap. 1). L'une des caractéristiques les plus importantes de la vie primitive est l'absence de ce « refus de grandir », si commun dans notre société

et

si

admirablement

décrit

par

le

romancier

Peter

Mendelssohn. Parmi les primitifs, on inculque avec insistance à l'enfant dès son plus jeune âge les avantages de l'état d'adulte. Ce fait est rendu manifeste par les implications sociales des tabous alimentaires en vigueur chez les Arunta. Les enfants arunta sont soumis à un certain nombre de tabous alimentaires (439). S'ils les transgressent, ils ne verront pas apparaître les signes somatiques de la maturité physique qui précisément les libéreraient de ces désagréables restrictions : les seins de la jeune fille ne s'alourdiront pas ; le système pileux du garçon — poils pubiens et barbe — ne se développera pas, et ils demeureront éternellement soumis à ces tabous. Et, bien que Mead (333) ait signalé qu'à Samoa « l'enfant doit se garder d'agir au-dessus de son âge », elle ne mentionne aucun « refus de grandir ». Hormis certains statuts spéciaux, tel celui de transvesti accessible à celui qui est sexuellement débile chez les Tanala (296) ou celui de chaman dans diverses cultures (133), la société primitive dispose de bien peu de positions de retrait pour ceux qui veulent demeurer infantiles. Et cependant l'âge auquel l'enfant primitif est initié est en règle générale un âge critique. En effet, l'initié n'accède pas seulement à une vie sociale nouvelle et plus large, mais son corps en pleine puberté manifeste, lui aussi, des exigences nouvelles — sexuelles ou autres —, de sorte que l'adolescent (ou l'adolescente) doit s'adapter non seulement à un nouveau statut social mais aussi à une nouvelle

organisation physiologique (147). Cependant la maturité sexuelle n'entraîne, elle non plus, aucune désorientation (qu'il ne faut pas confondre

avec

une

peur

socialement

prescrite

ou

purement

névrotique) parce que la plupart des tribus n'a pas de mythologie de la cigogne — ou autres — ad usurn Delphini. Ceci expliquerait en partie l'absence d'une période de latence chez de nombreux primitifs, chez qui le passage de l'érotisme infantile à l'érotisme adulte s'opère généralement sans obstruction psychologique. Cette constatation nous amène à envisager également la virginité et la continence. Róheim (392) rapporte que les Australiens tiennent une vierge pour un être alknarintja — démoniaque, sauvage, non apprivoisé et presque sacré (au sens où l'entend Durkheim, c'est-àdire : sacré et dangereux) ; il faut donc qu'elle soit déflorée (et, dans certains groupes, violemment déflorée) avant de devenir membre de plein droit de la tribu. De même, chez les Mohave (85), ce n'est qu'une fois mariés que les jumeaux cessent d'être des visiteurs de passage et deviennent des hommes comme les autres. En ce sens, la continence — religieuse ou autre — peut s'interpréter comme une fixation à un stade d'infantilisme non socialisé. J'ai démontré ailleurs (83) que l'inceste est prohibé parce qu'il compromet la cohésion sociale. Cette conception est assez voisine de celle de Freud et de Zuckerman (472) qui fait de la sexualité le fondement de la vie sociale.

De

fait,

une

survalorisation

de

la

virginité

semble

incompatible avec l'existence de rites de puberté ; tout se passe comme si la défloration sanctionnait, au niveau moteur, ce que les rites de puberté sanctionnent au niveau endocrinien : l'accession à une sexualité adulte. Ainsi, à aucun stade de son existence, le primitif ne risque-t-il d'être désorienté, du moins tant qu'on ne porte pas trop brutalement atteinte au tissu de sa culture et au destin de sa tribu. Chez beaucoup de primitifs, l'enfant est, intellectuellement tout au moins, un « petit homme » qui, en raison de la structure relativement simple de son

milieu culturel, peut, en toute sécurité, extrapoler du familier à ce qui l'est moins. De fait, même son comportement juvénile est souvent envisagé avant tout comme un comportement adulte incomplet (150). Cette situation a manifestement si peu de rapports avec celle qui prévaut parmi nous qu'une brève et partielle énumération des différences suffira pour notre présent propos. Dans notre société, il n'y a pas dispersion des liens libidinaux et des antagonismes, mais, au contraire, limitation à un cercle étroit de parents et amis intimes. La diffusion affective ne survient que tardivement et la socialisation s'accompagne de nombreux bouleversements. D'où, sans doute, le proverbe français : « On ne peut plaire à tout le monde et à son père. » On apprend à l'enfant moderne à s'adapter à des exigences et des privilèges étroits, spécifiques, et souvent même idiosyncrasiques. Ses nombreuses « tantes » agissent envers lui non pas comme une classe de tantes mais comme un groupe hétéroclite d'individus, encore que le langage suggère une identité relationnelle inexistante. On apprend si bien à l'enfant à être un enfant qu'il a beaucoup de mal à cesser d'en être un. La puérilité est artificiellement prolongée par les parents trop tendres ou trop tyranniques, qui, les uns comme les autres, redoutent de voir leur « bébé » grandir. C'est la raison pour laquelle on compte parmi les schizophrènes une proportion aussi importante de « pures jeunes filles soumises » et de « petits garçons à maman ». L'incidence de la virginité, tant masculine que féminine, est bien plus élevée chez les schizophrènes que dans le reste de la population. Enfin, pour encourager le prolongement de la puérilité au-delà de sa durée normale, on dépeint systématiquement la vie adulte comme n'étant que peine et labeur acharné et l'enfance comme un âge d'or (120). A combien de schizophrènes et d'adolescents suicidaires n'a-ton pas murmuré « le taureau noir de la vie ne t'éventrera que trop vite ». Aussi le refus de grandir est-il un trait foncièrement

caractéristique de notre société, et cela à un point que la plupart de ceux qui n'ont pas vécu parmi des primitifs sont loin de soupçonner. L'artifice qui rend la maturité légale toujours postérieure à la maturité sexuelle et intellectuelle est étroitement lié à la complexité inhérente à la vie civilisée, bien que ce retard se manifestât parfois précisément dans les secteurs les plus arriérés d'une société complexe — par exemple en Irlande rurale (19, 20). L'âge auquel on accède à la qualité de membre à part entière d'une communauté est apparemment fonction de la complexité totale de cette culture. Jusqu'à leur accession à la maturité légale, on prépare l'enfant et l'adolescent non pas à la vie, mais à l'exercice d'un métier. Ce qui explique

pourquoi

les

nations

occidentales

font

preuve

d'une

normalité relative dans le domaine professionnel et d'une puérilité épouvantable pour tout ce qui a trait à la vie tout court et aux problèmes sociaux plus vastes. 2.

Le

problème

des

complexités

structurales

n'est

lié

qu'empiriquement à la « richesse » différentielle de telle culture par rapport à telle autre. En théorie, il est possible d'imaginer une culture à structure complexe et cependant pauvre en traits culturels, et une culture à structure simple, riche en traits, et cela en dépit du fait qu'une source de la richesse en traits d'une culture est précisément le contexte multiple de chaque trait (chap. xvi) qui lui confère une diversité de significations qui sont, elles aussi, des traits culturels77. J'analyserai à présent la nature et la complexité de la civilisation occidentale. Le primitif peut être et est de fait conscient de l'organisation « générale » de son milieu socio-culturel, et cela précocement, parce que ce milieu est structuré de manière à se laisser appréhender dans sa totalité à un niveau d'abstraction relativement bas, à travers un processus d'extrapolation qui va du

77 Une bonne analogie nous est offerte par la diversité de signification que peut revêtir un mot selon le contexte où il figure.

familier au moins familier, et je dis bien moins familier, et non pas inconnu. L'homme moderne doit faire face à une situation bien plus ardue. II est fort difficile de déceler le modèle de base américain total qui soustend un milieu socio-culturel complexe, susceptible de contenir des structures aussi diversifiées que les grandes universités et des ethnies illettrés (Cajuns), les luxueuses propriétés de la banlieue résidentielle de New York, les taudis de Chicago et les fermes du Wyoming... Pour l'observateur superficiel, ces sous-groupes de la vie américaine

ont

peu

de

choses

en

commun ;

en

termes

mathématiques, on dira qu'ils sont invariants sous certains aspects seulement. Il est donc impossible d'extrapoler efficacement à partir de l'un quelconque de ces modèles secondaires à tels autres... surtout lorsqu'on se place au bas niveau d'abstraction qui est celui dont est capable l'homme ordinaire. Ainsi, ce modèle général — et fort abstrait — ne saurait être exprimé à travers une action dramatique susceptible de fournir matière à une œuvre littéraire ; cela explique pourquoi le « grand roman américain » n'est pas encore écrit et ne le sera sans doute jamais78. En effet, pour que le modèle américain généralisé parvienne à se dégager d'un conglomérat d'anecdotes disparates, il lui faudrait atteindre un niveau d'abstraction qui le rendrait inapte à servir de matériau littéraire — fût-ce à une « grande » littérature. Une organisation aussi complexe ne se manifeste pas à un niveau pictural, objectif (équivalent des modèles mécaniques dans la théorie physique classique), mais seulement au niveau

des

unités

inférentielles

abstraites

et

des

schémas

conceptuels (qui correspondraient à ce que Bridgman [51] appelle des modèles mathématiques). Dans le même sens, l'électron était, dans la

théorie

quantique

primitive,

une

boule

d'électricité,

alors

qu'aujourd'hui [1939] il est une équation différentielle (Dirac).

78 Quelques années après la parution de cet article, Sinclair Lewis a exprimé la même opinion.

Je voudrais, à ce propos, suggérer que la grandeur de la tragédie grecque tient directement aux dimensions restreintes de la cité grecque et à la relative simplicité de son organisation au sens large, que

pouvait

refléter

dans

sa

totalité

une

action

dramatique

n'impliquant qu'une poignée de personnages. Pour tentante qu'elle soit, je ne puis approfondir cette hypothèse dans le présent contexte. Combien sommes-nous encore à chercher à nous orienter à travers l'épaisse jungle de la culture moderne avec pour unique repère le modèle socio-culturel du quartier où nous avons grandi, alors que personne ne songerait à entreprendre un voyage de Paris à Vienne (Autriche) avec pour toute carte un plan des rues de Vienne (Isère). En effet, le plan de Vienne (Isère) est établi à un niveau d'abstraction très bas et, pour peu que nous cherchions à extrapoler à partir de cette carte afin de nous orienter dans l'ensemble de l'Europe, nous nous fourvoierons à coup sûr. Inversement, la carte de l'Europe est établie à un degré d'abstraction beaucoup plus élevé et seuls les éléments les plus saillants du plan de Vienne (Isère) y figurent. Malheureusement, durant toute son existence, l'homme ordinaire se voit imposer la notion que sa ville natale est le nombril de l'Univers. D'où sa prétention de comprendre l'Univers en fonction de cet hypothétique « nombril », au lieu de chercher à atteindre à un degré d'abstraction plus élevé qui lui permettrait de découvrir la structure d'ensemble de cet Univers, dont ce nombril n'est qu'une sousstructure, un segment fonctionnel. Un exemple d'ordre légal clarifiera le problème : la Constitution des Etats-Unis est le modèle qui soustend non seulement les Constitutions de chacun des États, mais même les arrêtés des maires et ainsi de suite. Toute législation, qu'elle soit loi fédérale ou seulement loi d'Etat, et aussi toute ordonnance administrative sont automatiquement abrogées dès l'instant où la Cour suprême les déclare inconstitutionnelles. Dire d'une loi qu'elle est inconstitutionnelle équivaut à dire qu'elle est par certains côtés fondamentaux non invariante par rapport à la

Constitution. Or, bien qu'il en soit ainsi, je défie l'extrapolateur le plus habile et l'avocat le plus retors de reconstituer, uniquement par extrapolation, la Constitution des Etats-Unis à partir d'une ordonnance municipale sur l'enlèvement des ordures ménagères, car ces deux textes ne sont tout simplement pas au même niveau d'abstraction. Je défie également cet avocat de reconstituer par extrapolation les lois de l'État de Virginie touchant la répression du vagabondage uniquement à partir de celles de l'Etat de Californie touchant les incendies criminels, et cela bien que ces deux textes de lois se situent à un même niveau d'abstraction. En revanche, tout bon ethnologue peut, à partir du compte rendu détaillé d'une seule cérémonie importante, construire un portrait relativement fidèle du reste de cette culture et en inférer ses structures principales, sans recourir ni aux données comparatives, ni à ses connaissances générales de l'aire culturelle

envisagée79.

extrapolation

est

En

d'ordinaire

l'occurrence,

un

raisonnement

suffisant,

parce

que

les

par

cultures

primitives sont synthétisées à un assez bas niveau d'abstraction. Bref, le primitif connaît la disposition de tous les arbres que comprend son île aux arbres clairsemés, alors que l'homme moderne connaît, tout au plus, la disposition de tous les arbres d'une aire limitée de son continent recouvert d'épaisses forêts. Le primitif peut donc parcourir son île tout entière, sans jamais se sentir désorienté ; l'homme moderne peut à peine sortir de son quartier sans risquer de se perdre. Il y a plus. L'homme moderne n'est même pas en sécurité tapi à l'intérieur de son quartier ; le Progrès viendra le chercher jusque dans sa ferme du Cantal, sa somptueuse propriété de Neuilly ou au fond de son laboratoire... En effet, le quartier où il a grandi n'est plus celui où il vit « encore » actuellement. La radio, les problèmes sociaux, les complications internationales pénètrent insidieusement au-delà des hauts murs qui clôturent son jardin ; les pancartes indiquant 79 Pour

des

exemples

fort

d'extrapolation, voir (148).

valables

de

ce

type

de

reconstitution

et

« propriété privée » ne peuvent rien contre cette invasion sournoise. L'homme moderne vit sur un escalier roulant : il ne peut maintenir sa position constante par rapport aux murs qu'en courant rapidement à reculons et modifiant par conséquent sa position par rapport aux marches de l'escalier. L'escalier roulant du primitif progresse, par contre, bien moins vite. Que nous l'appelions « progrès » ou « radicalisme », il existe un processus de changement dynamique, que ne sauraient contrecarrer ni l'individu, ni la nation, ni même les forces

conjuguées

du

monde

entier.

S'insurger

contre

ces

changements n'est guère plus raisonnable et plus efficace que le furent

les

protestations

élevées

par

Voltaire

(au

nom

de

la

« Raison » !) contre le tremblement de terre de Lisbonne (450). Nous pouvons refuser de reconnaître le changement survenu dans notre « quartier » ; nous pouvons continuer obstinément à extrapoler du quartier tel que nous l'avons connu en 1916 à celui de 1970 80. Et alors même que nous l'avons quitté pour aller vivre dans un autre, nous pouvons persister à extrapoler de notre ancien quartier au nouveau. Si nous vivons dans une culture simple, dont le rythme de changement est relativement lent, nous aurons des chances de nous « en tirer » en procédant de la sorte ; mais dans une culture moderne, il ne nous reste plus qu'à devenir schizophrènes. Le refus de dater et, de manière générale, d'identifier par divers moyens le milieu socioculturel et autre où nous vivons, refus associé à une tendance à s'orienter dans ce milieu en extrapolant à un bas niveau d'abstraction à partir du milieu originel, témoigne d'une évaluation fautive de la réalité qui peut avoir des conséquences désastreuses. Dans notre civilisation complexe et changeante, on paie cette évaluation fautive de la réalité par la schizophrénie. Le problème de la schizophrénie en tant que « psychose sociale » tient tout entier dans l'anecdote suivante : un centre de recherches qui désire envoyer une expédition scientifique au pôle Nord dépêche 80 J'ai emprunté à A. Korzybski (268) cette utile technique de datation — mais rien d'autre.

au préalable une mission de reconnaissance, chargée de s'assurer des ressources naturelles des pays que l'expédition traversera. Ayant parcouru huit cents kilomètres en direction du nord, la mission fait demi-tour et revient avec un rapport statistique circonstancié d'où il ressort que, procédant par extrapolation, d'après leur expérience en cours de route, ils garantissent que l'expédition trouvera un bistrot tous les cinq cents mètres, et cela jusqu'au pôle Nord. Chaque cas de schizophrénie dont j'ai eu à connaître contenait — implicitement

ou

explicitement



des

signes

manifestes

de

désorientation dans un milieu socio-culturel en voie de mutation. C'est ainsi que j'ai pu aider un catatonique oligophrène à se réorienter au sein de la société en lui apprenant d'abord à s'orienter dans l'univers social limité que constituait le service où il se trouvait hospitalisé, ce qui lui permit éventuellement de quitter l'hôpital et de reprendre

une

vie

indépendante,

et

cela

après

des

années

d'hospitalisation (91). A la lumière de ces considérations, les études faites à Chicago sur la distribution différentielle de la schizophrénie dans les zones urbaines stables ou désorganisées acquièrent une signification nouvelle (179). De même, si on admet avec Linton (295) que la guerre de 1914 avait créé une nouvelle sous-culture (la culture des tranchées), on peut envisager dans une optique nouvelle les guérisons presque miraculeuses de nombreux soldats schizophrènes dont a fait état Nolan D. C. Lewis (292), guérisons intervenant subitement à la signature de l'Armistice de 1918. En effet, avec la fin de l'état de guerre, l'aire socio-culturelle dans laquelle ces soldats étaient incapables de s'orienter avait tout simplement disparu. De même, Dhunjibhoy (155) indiquait, dès 1930, que, jusqu'à cette époque tout au moins, seuls les Hindous ayant vécu outre-mer ou au sein

de

communautés

indiennes

fortement

européanisées

se

trouvaient atteints de schizophrénie véritable. Dans le cadre de référence où nous nous plaçons, les névroses de guerre, de prison,

d'immigration et autres du même type peuvent toutes êtres considérées comme les produits d'une orientation fautive. Bien que la schizophrénie soit provoquée par des tentatives inefficaces pour s'adapter à un milieu en voie de transformation, ce milieu en lui-même ne saurait être la cause de la schizophrénie. Il ne peut que provoquer un type spécial d'adaptation. En règle générale, on peut prédire la nature de l'adaptation dont se révélera capable un individu seulement si l'on est en mesure d'évaluer correctement ses capacités d'abstraction. Sans doute m'objectera-t-on que — d'après l'école de Kretschmer — la personnalité schizoïde est fort méticuleuse et fort portée à théoriser. Or, il s'agit précisément de savoir à quel niveau se déroule cette réflexion théorique. L'extrapolation est certes un processus théorique, mais il n'est pas celui qu'il convient d'appliquer

à

un

milieu

culturel

complexe,

en

cours

de

transformations rapides. Cette propension à théoriser à laquelle l'école de Kretschmer, toujours assez imprécise dans sa terminologie, se réfère n'est, à mon avis, que la tendance du schizophrène à extrapoler — et uniquement à extrapoler. On peut aussi m'objecter que le schizophrène est souvent fort intelligent. S'il ne l'était pas, il n'essaierait pas de théoriser (extrapoler) et ne chercherait pas à utiliser des cartes cognitives pour s'orienter. Ce qui importe dans le présent contexte, c'est que ses « cartes » sont ou périmées ou inutilisables parce qu'elles représentent un autre territoire. Des gens tenus pour stupides réussissent parfois à échapper à la schizophrénie, soit en se mettant un bandeau sur les yeux pour ne pas voir que le monde autour d'eux a changé, soit en arrêtant chaque passant pour lui demander leur chemin. Il suffit de songer à ce propos à la « disponibilité » extrême des maniaco-dépressifs qui réagissent, sans discernement, à tous les stimuli émanant de leur environnement. En termes

plus

simples,

nous

dirons

que

l'individu

moyen

dit

« intelligent », qui n'a pas appris à évaluer objectivement la réalité et n'est pas accoutumé à manier les grandes abstractions, cet individu

se trouve dans la situation d'un barbier expérimenté à qui l'on demande de raser une statue de marbre avec un rasoir ordinaire. La chose n'est pas possible quand bien même tout notre système social s'efforce de nous faire croire qu'elle l'est. Il y a quelque chose de radicalement faux dans le mode d'appréhension de la réalité d'une société dont les journaux titrent à la une : « Triomphe d'Epinard dans le Grand Prix » et relèguent au bas de la page 2 une famine en Inde qui a fait 20 000 morts. J'affirme donc que la civilisation moderne ne souffre pas tant de la dictature et des révolutions que d'une forme de schizophrénie socio-politico-économique81 due à un manque de réalisme et à des extrapolations hâtives. J'ai pu, dans les pages précédentes, donner l'impression que je considérais le primitif comme totalement orienté dans son milieu, du moins pour tout ce qui a trait aux choses de la vie pratique. Cela n'est pas rigoureusement exact et la désorientation du primitif à l'égard d'un certain segment de sa réalité totale fournit même l'indice principal quant à la nature de la schizophrénie. Même au sein de la vie primitive, il survient des situations qui ne se laissent pas appréhender immédiatement et totalement par extrapolation ou analogie seule. Il en va ainsi du « mouvement » des étoiles et du soleil, des phases de la lune et, en général, de tout cet ordre de phénomènes que le primitif inscrit dans la catégorie du surnaturel parce qu'ils transcendent le domaine dans lequel il peut totalement s'orienter par extrapolation seulement. C'est dans ce sens que Xénophane (466) a pu dire que l'homme façonne les dieux à son image. L'ordre « naturel » de l'organisation tribale s'étend jusqu'à 81 Bien des années après la publication de cet article, Adlaï Stevenson a utilisé exactement la même expression pour décrire l'état de notre monde à l'occasion d'un discours prononcé en tant que candidat à la présidence des États-Unis. Sa boutade a fait fortune, alors que ma conclusion raisonnée est passée inaperçue. N'étant pas Cyrano de Bergerac, je refuse de dire : C'est justice, et j'approuve au seuil de mon tombeau Molière a du génie et Christian était beau car cela m'arrive un peu trop souvent.

inclure, ainsi que l'a montré Durkheim (166), les animaux, les végétaux et même les êtres et objets inorganiques et enfin le panthéon lui-même. Ce type d'extrapolation est à l'origine du totémisme, de la doctrine de la participation mystique et de bien d'autres modes de pensée primitifs et archaïques. Et cependant le primitif est lui aussi conscient par moments d'un échec de ce mode de pensée et sent qu'il n'est pas entièrement orienté au sein du monde surnaturel. J'ai noté ailleurs (80) le fait que les Sedang se rendent fort bien compte que l'oracle peut faillir. Mais ils n'en continuent pas moins à pratiquer la divination « parce que cela nous rassure ». Dans l'effort de s'adapter à ce monde surnaturel, le primitif élabore une série de rituels, croyances, modes de raisonnement (socialement acceptables mais déréistiques néanmoins) qui l'incitent à se croire parfaitement orienté dans ce monde. Or, les modes de pensée et de raisonnement que Storch appelle primitivoarchaïques (438) et qu'il décèle également dans la schizophrénie appartiennent tous à cette classe de pseudo-orientation (socialement établie) dans un monde surnaturel. Toute ma théorie et l'essentiel de mon argumentation reposent sur cette constatation. Comme l'a souligné Kroeber (272), le primitif n'est pas toujours prélogique. Il agit de manière parfaitement objective lorsqu'il est aux prises avec des problèmes ordinaires, qu'il est capable de résoudre. C'est seulement dans des situations qui comportent une part de stress (ou de désorientation) qu'il en vient à agir et à raisonner prélogiquement, c'est-à-dire à l'aide du « processus primaire » freudien. Inversement, Lévy-Bruhl a maintes fois souligné que l'homme moderne, lui aussi, agit et raisonne, par moments de manière prélogique et — à juger par les exemples qu'il cite — il semble avoir saisi, au moins implicitement, que, dans le cas de l'homme moderne, cette pensée prélogique n'affleure également que dans les situations graves, comportant des phénomènes de désorientation et de stress affectif.

Les mêmes considérations s'appliquent à l'analyse que donne Freud (203) des similitudes entre conduites primitives et conduites névrotiques. Les exemples primitifs qu'il invoque appartiennent surtout au domaine des tentatives culturelles pour manipuler efficacement le surnaturel, c'est-à-dire le domaine dans lequel le primitif est désorienté. Si le comportement schizophrénique et le contenu des rêves sont des retours à l' « archaïque », alors le segment du comportement archaïque, culturellement déterminé, auquel régresse le schizophrène est déjà en lui-même une régression, déclenchée par la désorientation, de l'archaïque aux processus primaires infantiles. Il n'y a, en effet, rien de névrotique ou de schizoïde dans la manière de procéder du Micronésien lorsqu'il se fabrique de véritables cartes géographiques avec des baguettes et de l'Indien de Californie lorsqu'il ramasse des glands, parce que ni la géographie ni la cueillette des glands n'entraînent de sérieuses difficultés d'orientation. Dans le cadre de référence où nous nous plaçons, les mécanismes et, d'une manière générale, la symptomatologie de la schizophrénie peuvent s'interpréter comme autant de tentatives (individuelles ou collectives) pour s'adapter à un milieu où l'on se trouve désorienté et neutraliser la dysphorie qui résulte de cette désorientation. Il y a, tout d'abord, effort de nier cet état de désorientation — de refouler ce sentiment d'être perdu dans le vaste monde, hors les hauts murs qui ont protégé notre jardin clos. Tel un oiseau élevé en cage, le schizophrène est désorienté dès qu'il met le pied dehors ; aussi cherche-t-il désespérément à rentrer de force dans la cage où il a vécu en 1916, laquelle n'est plus là en 1970, d'où sa régression aux modèles de 1916 : la régression proprement schizophrénique vers les modèles infantiles. Afin d'accomplir cette régression, le schizophrène devra au préalable exclure de son conscient tout stimulus susceptible de lui rappeler qu'il est en 1970 et non en 1916. Aussi sa réaction aux

stimuli — et, en particulier, à ceux qui sont indicatifs de la date réelle — ira-t-elle en s'amenuisant. De plus, même les stimuli qui continuent à provoquer en lui une réaction ne sont pas évalués en termes adultes et ne déclenchent donc pas des réactions adultes. Désormais, ces stimuli suscitent en lui une réaction infantile, car il les interprète et les évalue en termes infantiles (chap. ii). Avec le temps, les stimuli susceptibles d'être acceptés par lui en termes adultes se font de plus en plus rares. Cela explique pourquoi, dès qu'elle se déclare, la schizophrénie

est

caractérisée

par

une

diminution

du

taux

d'absorption des stimuli nouveaux et des connaissances nouvelles. Le schizophrène en est bientôt réduit à opérer uniquement avec des souvenirs et stimuli susceptibles d'être interprétés en termes infantiles, et même d'être déculturés (chap. ii). Si bien des schizophrènes n'ont pas de véritable délire systématisé, leur modèle de comportement est néanmoins parfaitement structuré dans la mesure où il est systématiquement déréistique et infantile. Le schizophrène est systématique également dans sa manière de s'obstiner à considérer l'extrapolation comme le seul moyen de comprendre le monde. On en conclura que le schizophrène attache plus d'importance à une méthode qu'à un système, ce qui explique par ailleurs en partie le côté méticuleux de bien des schizoïdes. La comparaison entre l'obstination du schizophrène à utiliser une seule

méthode

(au

demeurant

parfaitement

inadéquate)

pour

explorer et systématiser les connaissances, laquelle aboutit à une vision profondément disloquée du monde (à un système délirant) et la versatilité du paranoïaque pour qui toutes les méthodes sont bonnes, pourvu qu'elles apportent de l'eau à son moulin (qu'elles alimentent le thème central de son délire), cette comparaison fait utilement ressortir le contraste entre les deux attitudes. Il y a sans doute un rapport entre l'adoption d'une seule et unique (et infantile) méthode d'explorer et d'appréhender le monde, et la relative intelligence du jeune schizophrène. L'enfant intelligent

pressent très tôt la diversité de son environnement, mais cette perception lui est donnée avant qu'il ne dispose d'une méthode lui permettant d'explorer, de systématiser et d'évaluer la réalité. Pour faire face à cette situation troublante, qui provoque en lui une sorte de vertige intellectuel, il aura recours à la seule méthode qui lui est accessible : la méthode (infantile) de l'extrapolation. Un enfant plus obtus et plus extraverti réagira peut-être à cette désorientation par une psychose maniaco-dépressive qui n'est pas une méthode « privée »

mais

une

alternance

de

bouffées

d'états

affectifs

subjectifs : c'est par cette « méthode » qu'il attribuera une (pseudo-) structure à la réalité extérieure afin de la rendre (pseudo-) compréhensible. Presque aussi important est le fait que, dans les pays « civilisés », l'enfant est préparé à la vie professionnelle, mais non à la vie tout court. Cette spécialisation — cette restriction du champ d'intérêt et cette formation restrictive pour laquelle l'extrapolation constitue une méthode d'« enquête » adéquate — lui enseigne qu'on peut, sous certaines

conditions,

manier

(un

segment

de)

la

réalité

par

extrapolation uniquement. Il s'autorisera de cette constatation pour appliquer cette méthode au monde dans son ensemble. Malheureusement, une chose est, pour un sujet, de considérer le monde dans une optique spécifique afin d'élaborer, à un très haut niveau d'abstraction, un schéma conceptuel qui corresponde à cette optique, et une tout autre que d'extrapoler régulièrement, à un niveau très bas d'abstraction et en partant du seul segment de réalité qui lui est familier, au reste du monde. Dans le domaine du comportement, ce type d'extrapolation provoque la formation de stéréotypies. Des éléments disparates sont assimilés les uns aux autres par identification ; l'ensemble est « compris » à un niveau infantile et suscite des réactions grossières — du genre « tout ou rien » — et encore celles-ci sont-elles, au mieux, en fort petit nombre. On comprendra mieux ce point en fonction de la

distinction

entre

sensibilité

(différenciés),

d'une

part,

protopathiques

(indifférenciés)

et et

comportement sensibilité

tels

qu'ils

et

épicritiques comportement

s'observent

dans

les

névroses et les psychoses, de l'autre. Cette distinction est clairement reflétée dans l'exemple suivant donné par Bleuler (42) : un malade à qui l'on demandait de jouer du piano abaissa docilement ses mains sur les touches, mais redressa ses doigts en arrière à la dernière minute : soumission protopathique, refus épicritique. J'envisagerai plus loin le rapport de ce genre de comportement avec les phénomènes d'ambivalence. Le tableau clinique de la pensée et du comportement autistiques donne l'impression, souvent erronée, d'un appauvrissement de la vie intellectuelle et d'un amenuisement de la masse d'affect. Le patient semble avoir restreint son univers au segment de réalité où il peut encore

s'orienter.

Dans

son

retrait

du

monde,

il

abandonne

apparemment l'un après l'autre ses postes avancés qui s'avèrent indéfendables. Métaphoriquement parlant, il s'inflige le supplice de la peau crue d'un bœuf qu'on vient d'écorcher : tout se passe comme s'il était cousu dans cette peau qui, à mesure qu'elle se rétrécit au soleil, le réduit à une masse inerte de vie pathologiquement végétative. Il semble avoir borné le monde où il « vit » à un seul point sans volume et

sans

« contenu »

au

sein

de

l'agrégat

spatio-temporel

multidimensionnel82. Je tiens cette interprétation traditionnelle pour erronée. Le schizophrène détérioré réagit au monde extérieur en limitant son comportement

à

quelques

réponses

rudimentaires :

digestion,

évacuation, respiration... Le fonctionnement de son appareil sensoriel est, lui aussi, infantile et indifférencié. Il continue à percevoir la réalité ; mais il la perçoit désormais d'une manière infantile — c'est-àdire dépouillée de toute valeur et de toute nuance. Aussi, lorsque je parle à son propos du taux décroissant de pénétration des stimuli 82 « Agrégat » est pris ici dans son sens mathématique.

dans son « organisme total », je veux seulement dire que le nombre de stimuli différenciés a diminué, bien que le champ de réalité d'où émanent ces stimuli ne se soit pas rétréci. Métaphoriquement parlant, le patient continue de voir, mais là où auparavant il voyait des chevaux, des hommes, des tables, etc., il ne voit plus que des « objets ». Encore moins voit-il le cheval n° 1, le cheval n° 2... le cheval n° n. Tout au plus voit-il un cheval, et ce cheval est pour lui l'équivalent de tous les autres chevaux. De même, toutes les ombres sont maléfiques, tous les végétaux sont comestibles... Bien qu'avant de tomber malade il ait absorbé autant de connaissances concrètes et reçu autant d'impressions sensibles que tout homme normal, ses souvenirs sont à présent conglomérés en un nombre restreint de grandes catégories exactement dans le même sens où l'on parle en thermodynamique de « toutes les molécules d'oxygène » dans un modèle de gaz. Cette coalescence n'implique pas que « tout s'agrège en une seule masse » mais seulement que, d'après sa « théorie » — et son « expérience » — de schizophrène, « tous les chevaux sont les mêmes ». Le schizophrène agglomère également les sensations nouvelles, car il est incapable de les évaluer correctement. Aussi aucune impression neuve n'est-elle suffisamment différenciée pour pouvoir imposer à ses réactions une organisation conforme à une ligne de conduite cohérente, ou une structure à sa personnalité. De plus, toutes les sensations paraissent avoir force et valeur égales ; tous les souvenirs semblent également significatifs. Son univers comprend toujours le même nombre d'éléments « absolus », mais ceux-ci s'agglomèrent

graduellement

en

classes

de

moins

en

moins

nombreuses. A la fin, lorsque le nombre des classes est réduit à deux seulement, le patient en vient à vivre dans un monde de réactions rudimentaires du type « tout ou rien ». De plus, les éléments qui composent ces deux classes sont de force égale et par surcroît si

intimement mêlés que le monde devient aussi homogène que l'esprit qui le contemple. Cette

constatation

se

laisse

aisément

traduire

en

langage

physique. Envisageons, pour l'instant, les éléments du monde comme des molécules, et la masse d'affect, comme l'énergie cinétique totale de l'ensemble de ces molécules. Soit un récipient plein d'eau où l'on verse de l'encre rouge... ou même de l'eau chaude. Le mélange s'opère : la couleur ou la température du liquide devient homogène ; l'ensemble atteint à un état d'entropie. Cependant le contenu moléculaire et énergétique total du système demeure constant. C'est donc ce système (et non pas l'énergie) qui a subi une dégradation et une désorganisation telles qu'il devient désormais incapable de produire du travail83. On ne peut plus le réorganiser (le « trier », lui restituer une non-homogénéité) sans lui ajouter de l'énergie. Ce n'est que lorsqu'il sera redevenu non homogène qu'il pourra de nouveau produire du travail. La comparaison entre ces deux processus est plus qu'un habile jeu de mots. Emile Meyerson (340) avait déjà établi une relation entre l'involution progressive de l'intelligence — cette tendance à l' « identification » progressive de toute chose —, d'une part, et la deuxième loi de la thermodynamique (loi de l'entropie), de l'autre. Les considérations précédentes éclairent également d'un jour nouveau ce que certains s'obstinent à appeler les « succès » du traitement par l'insuline et par électrochoc. Selon moi, tout choc, quelle que soit sa nature, ne fait guère que troubler l'homogénéité du monde extérieur-intérieur du schizophrène. Une analogie clarifiera ma pensée. Lorsque le mécanisme d'un petit bateau à moteur flottant dans une bassine d'eau s'arrête, le bateau s'immobilise. Si l'on heurte alors brusquement la bassine, le bateau se remet en mouvement — pour s'arrêter à nouveau aussitôt que les légers remous que le choc a 83 Le travail est produit par le passage de la chaleur (énergie cinétique) d'un corps chaud à un corps froid.

imprimés à l'eau se sont apaisés — et cela en dépit du fait que les molécules individuelles d'eau continuent de circuler (mouvement brownien). Seulement elles ne parviennent pas à « s'entendre » sur la direction à adopter, toutes ensemble. Enfin, et surtout, le choc ne remonte pas le mécanisme du bateau et ne crée aucune structure permanente — laquelle est, par définition, non homogène ; il ne fait qu'apporter au système une énergie promptement dissipée. Pour en revenir aux traitements par l'insuline ou l'électrochoc, il est certain que, quels que soient leurs effets, ceux-ci ne sauraient être effectivement structurants. Dans la meilleure des éventualités, ils rompent l'homogénéité du système assez longtemps pour permettre à quelques structures antérieures, segmentaires et plus ou moins périmées, de se reconstituer momentanément et de se remettre à fonctionner en tant que structures. Si les traitements de choc — qu'ils soient

physiques,

quelconque

utilité,

chimiques celle-ci

ou

tient

psychologiques à

ce

que



certains

ont

une

patients,

inaccessibles par tous autres moyens, deviennent accessibles à une thérapeutique véritable tant que durent les remous provoqués par le choc. Autrement dit, tout choc, quel qu'il soit, ne peut avoir d'autre effet que de rendre le patient (momentanément) accessible à une thérapeutique — thérapeutisable — mais le choc n'est pas en soi un moyen thérapeutique au sens strict du terme. Dans un autre sens, la schizophrénie est une adaptation à la solitude. On peut se représenter certains schizophrènes détériorés presque comme des « systèmes clos » au sens physique du terme. Et cependant la solitude ne suffit pas, en elle-même, à produire cette psychose ; seules certaines formes d'adaptation à la solitude mènent à

la

schizophrénie.

Notons

tout

d'abord

que

la

solitude

du

schizophrène est artificielle. De plus, cette solitude est déjà une adaptation à la terreur qu'éprouve le patient devant une vie plus abondante — et, par conséquent, aussi plus compliquée et plus épuisante — qui conduit inévitablement l'organisme à se fondre avec

le milieu physique, une vie dont le terme est donc la mort. Le schizophrène ne fait, en vérité, qu'anticiper la mort : il la fuit si éperdument qu'avant même de s'en apercevoir il est retourné à un état quasi inorganique84. Afin de ne pas être tué par la vie — par cette vie dont Claude Bernard a dit « qu'elle était la mort » — il prétend n'avoir jamais été né (338). Tout cela, bien entendu, doit s'entendre au sens métaphorique, mais pour peu qu'on se sente d'humeur à philosopher dans l'esprit du xvème siècle, on pourrait forger quelques aphorismes bien acérés sur le fait que notre corps est entouré par et encastré dans des couches de cellules mortes, tout contact direct, inorganisé avec l'environnement étant synonyme de mort. Ce type d'adaptation s'observe couramment dans le domaine politico-socio-économique où sévit la puérilité. A l'époque des bombardiers (1939 !), les Anglais s'obstinaient à rendre grâce à la Providence de leur avoir donné la Manche, bien que celle-ci ait cessé de représenter une douve naturelle protégeant leur tour d'ivoire de l'invasion. L'aristocratie française, qui avant la Révolution avait l'esprit vif et ouvert aux idées nouvelles, se replia sur elle-même entre 1814 et i830. L'isolationnisme américain ne s'est, jamais tant fait entendre que dans les années qui ont immédiatement précédé la Seconde Guerre mondiale, c'est-à-dire à une époque où le monde était, devenu un tout fonctionnel. Ce type d'adaptation est non seulement puéril, mais aussi archaïque, même du point de vue phylogénétique. Il ressemble à l'enkystement des micro-organismes lorsque l'environnement leur devient défavorable. Il rappelle aussi l'hibernation de l'ours, les mécanismes de défense de certains animaux dont on dit qu'ils « font le

mort »,

et

enfin

cette

atténuation

des

interactions

entre

l'organisme et le milieu ambiant durant le sommeil normal. Poussé à l'extrême, ce type d'adaptation peut faire échouer son véritable but. 84 Cette interprétation, propopsée à un agoraphobique schizoïde, a produit une amélioration aussi soudaine que durable.

L'extinction progressive du dypneuste a fourni le sujet d'un brillant roman biologique (421). Les résultats de ce type d'adaptation ressemblent manifestement à la schizophrénie. L'anoxémie — la diminution du taux d'absorption d'oxygène



peut

également

provoquer

des

symptômes

qui

ressemblent à ceux de la schizophrénie (332). De même, si les rêves — qui, comme l'avait déjà fait observer Hippocrate (338) et Aristote (22), sont les produits d'un esprit qui s'est momentanément retiré du jeu d'interaction avec la réalité — s'exprimaient sous forme d'acte, le comportement qui en résulterait ressemblerait étonnamment au tableau clinique du comportement schizophrénique. Quant au niveau social, deux exemples devraient suffire. L'homme tend à se conformer autant aux exigences de l'individu le plus fort, qu'à celles de la communauté. Or Kempf (264) a observé que, parmi les babouins, les mâles plus faibles se protègent des plus forts par une présentation sexuelle (pseudo-homosexuelle), une prostitution par la peur, une catatonie et une flexibilitas cerea. Pour ce qui est de certaines idéologies surnaturalistes, leur évidente similitude avec le délire schizophrénique ayant déjà été discutée plus haut, je ne la rappelle ici que pour mémoire. Les formes d'adaptation du type de celles que je viens de décrire, qui ont pour but de maintenir la vie, contraignent l'organisme à se modifier sous un bon nombre de rapports afin de maintenir constant un petit nombre de fonctions (la vie). Je parle ici, très évidemment, du principe d'homéostasie énoncé par Cannon (55), principe qui, comme l'a montré Wardlaw (456), découle directement de la troisième loi de la thermodynamique. Toutefois, je suis loin d'être certain que, formulé de

cette

manière,

le

principe

d'homéostasie

soit

directement

applicable à l' « organisme total » à l'état normal. A mon sens, l'homéostasie normale ne cherche à garder aucune chose constante (au sens strict de ce terme). Elle cherche plutôt à contenir dans certaines limites — ou pôles — les variations d'état, tout en suscitant

et favorisant les changements à l'intérieur de ces limites, car le processus, tout comme l'expérience de vivre, consiste précisément en ces changements contrôlés85. La famille moderne propose une forme intéressante de protection contre la désorientation. En Amérique, dans les années 30, 75 % des schizophrènes hommes et 45 % des schizophrènes femmes étaient des célibataires. Cet écart entre les deux pourcentages s'explique du fait que les femmes se marient d'ordinaire plus jeunes que les hommes et vivent dans un monde moins diversifié. La famille moderne n'est autre chose qu'un égoïsme à deux, une existence pantouflarde et parfaitement puérile que l'on peut faire changer aussi lentement qu'on le désire. Trop souvent, c'est un havre de puérilisme stagnant au sein d'un monde adulte en pleine transformation. Ce n'est nullement le cas dans les sociétés primitives, comme l'a pertinemment montré Malinowski (326). En effet, la famille primitive comprend d'ordinaire tous les parents et, jusqu'à récemment, formait une organisation complexe, mais aussi — compte tenu de la condition primitive de ces sociétés — parfaitement efficace. J'aborderai à présent le problème de l'ambivalence qui peut, lui aussi, être interprété comme un problème d'orientation ou plutôt comme un symptôme de désorientation. J'ai discuté précédemment la coexistence, dans la schizophrénie, d'une obéissance (indifférenciée) et d'une désobéissance (différenciée) simultanées. Bleuler (42) a démontré que les pulsions contraires étaient souvent éprouvées sous forme hallucinatoire, comme des ordres de l'extérieur. Le patient ne sait tout simplement pas comment agir — et s'en soucie d'ailleurs fort peu. Parfois, il se plaint même qu'on lui interdit de faire ce qu'il désire. Il n'est pas absolument faux — encore que nettement insuffisant — de dire

que

cette

réaction

anormale

rappelle

notre

manière

d'extérioriser, dans le domaine de la « morale » ou de la foi, un ordre 85 J'avais abouti à cette conclusion déjà à l'époque où j'écrivais cette étude (1939), mais des contraintes extérieures m'empêchèrent de l'inclure dans ce texte.

de choses donné pour « divin », « naturel » ou « légal ». Les observations de Bleuler non seulement concordent avec ma théorie de l'équivalence des stimuli qui s'agrègent en un petit nombre de catégories ; elles auraient même pu être prédites à partir de ma théorie. Le schizophrène aperçoit simultanément tous les aspects d'un problème. S'il veut et, dans le même temps, ne veut pas faire quelque chose, le monde entier va se trouver divisé en arguments pour ou contre l'accomplissement de cette chose. Les observations de Bleuler corroborent également mon point de vue lorsqu'il note que le schizophrène flirte avec son interlocuteur : il fait semblant de se replier sur lui-même à seule fin de stimuler subtilement l'observateur. Son comportement est donc à bien des égards similaire à celui de ces soi-disant « jeunes filles comme il faut », qui courtisent un homme en lui permettant de les courtiser. La suggestion émise par Lundborg (319) selon laquelle le patient désire se mouvoir, mais ne le peut — et que, par conséquent, sa situation ressemble à une sorte de myotonie86 — présuppose également le principe d'une équivalence de tous les stimuli et de tous les souvenirs que le patient n'est pas capable d'unifier en une structure cohérente, permettant une action nette. Une preuve supplémentaire est fournie par le comportement fantasque du schizophrène au niveau à la fois symbolique (« salade de mots »)87 et

moteur (apraxie). L'une et l'autre

forme

de

comportement évoquent les mouvements « browniens » désordonnés 86 La myotonie est un trouble du tonus musculaire. Elle se caractérise par une décontraction lente et difficile d'un muscle suite à une contraction volontaire. (Wikipédia) 87 Lorsque j'eus analysé plusieurs « salades de mots » notées Verbatim, je m'aperçus qu'il était parfois possible de reconstituer, en triant soigneusement les mots, sans changer leur ordre temporel, deux ou plusieurs énoncés relativement cohérents dont les éléments constitutifs s'étaient apparemment embrouillés. Cette constatation tend à infirmer la théorie d'Ehrenwald (169) quant à l'origine « hétéropsychique » d'une partie tout au moins des productions verbales et délires du psychotique (1969).

des molécules dans un liquide apparemment immobile. On retiendra également les remarques sagaces de William A. White sur le problème de l'attention fluctuante du schizophrène. Le schizophrène — pourrait-on dire — ne sait plus à quel saint se vouer car tous les saints étant désormais équivalents, saint Jude n'est plus le patron des causes perdues, ni saint Antoine celui des objets perdus. Cette conception dynamique de la pseudo-psychasthénie du schizophrène nous oblige à bien distinguer entre les divers symptômes qui représentent des alternatives et peuvent donc apparaître à un même stade de la maladie et les séquences de symptômes qui surviennent au cours de son évolution. Il est aussi d'un grand intérêt que certains traits particulièrement caractéristiques certaines

du

pratiques

comportement culturelles

schizophrénique

fondamentales ;

reproduisent

les

exemples

abondent. Comme je ne puis les citer tous, j'ai pris pour paradigme de ce type de similitudes une particularité du parler schizophrénique. Le schizophrène dira volontiers « non beau », pour « laid », et même parfois « pas non beau », pour « beau ». Or un grand nombre de langues diffèrent des langues indo-européennes dans la manière de répondre à une question formulée d'une manière négative. Par exemple, si l'on demande à un Sedang marié : « Tu n'es pas marié ? » il répondra : « Non » (sous-entendu : il n'est pas vrai que je n'ai pas de femme) ; alors que nous répondrions probablement : « Si » (sousentendu : j'en ai une). Le grec littéraire classique marque une nette préférence pour la forme négative : « Et le héros ne se montra pas insoucieux des exhortations d'Apollon », et cela alors même que la métrique ne requiert nullement cette formulation. Le malais classique joue avec le positif et le négatif d'une autre manière : à la formule active « je vois un cheval », il préfère la formule passive « un cheval est vu par moi ». Les Anglais ont une tendance marquée à s'exprimer par des méïoses formulées négativement : not half bad (il n'est pas à moitié

mauvais),

pour

« il

est

bon ».

L'argot

américain

use

fréquemment du double négatif : I aint done nothing (je n'ai pas fait rien), expression fautive dont je doute fort qu'elle soit uniquement due à une ignorance des règles de grammaire. Un autre problème essentiel est celui du négativisme actif du schizophrène, car c'est ce négativisme qui permet à l'observateur d'apprécier objectivement la conscience véritable que le patient a de la réalité et son degré d'orientation au sein de cette réalité. Lowie (315) a brillamment décrit le négativisme actif, culturellement prescrit,

de ces

guerriers

crow,

dits

« Chiens-Fous-qui-veulent-

mourir » (à la suite d'une déception quelconque). Comme ces guerriers font systématiquement le contraire de ce qu'on leur enjoint, il est possible de les faire danser en leur disant « ne danse pas », et de les empêcher de fondre au galop sur un groupe en leur criant « écrase-nous ! » Et cependant ils n'agissent pas par contraires lorsque personne ne l'attend d'eux — par exemple, lorsqu'une jolie femme, avide de faire l'amour avec l'un de ces héros promis à la mort, se glisse nuitamment dans sa tente. Il serait intéressant de mettre à l'épreuve l'orientation « absolue » du schizophrène activement négativiste en interdisant, par exemple, l'usage des w.-c. à celui qui a systématiquement refusé de s'en servir. Cela permettrait de déterminer s'il est véritablement désorienté ou bien si « faire de l'opposition » participe du rituel (au sens figuré) d'être fou. Ce serait aussi un moyen de vérifier la justesse de l'intéressante suggestion d'Anton (16) qui propose de voir dans le négativisme ce que je vois dans les réactions bizarres (129) : une défense contre la suggestibilité. Il se trouve que moins d'un an après avoir écrit ces lignes j'eus l'occasion d'observer un schizophrène adulte non détérioré, qui, quoique n'ayant certainement jamais lu mon article, employait spontanément cette technique de suggestion négative pour contrôler le

comportement

systématiquement

négativiste

d'un

jeune

schizophrène qui était en quelque sorte son protégé : il lui ordonnait

de faire ce que ce jeune homme n'aurait pas dû faire, mais faisait ordinairement, et lui interdisait tout ce qu'il aurait dû effectivement faire. Il en résultait que, dans ce domaine tout au moins, ce jeune homme se révéla par la suite parfaitement contrôlable (91). J'appliquai moi-même cette méthode, quelque douze ans plus tard, à une

Indienne

temporairement

psychotique

et

extrêmement

négativiste, qui appartenait à une des tribus où est attesté le modèle de conduite « par les contraires » (Chien Fou). Elle aussi se révéla parfaitement contrôlable dès qu'on lui commandait de faire le contraire de ce qu'on voulait qu'elle fasse effectivement (chap. xv). De même, les propriétaires de chiens et les parents savent que, lorsqu'on appelle un chien ou un enfant pour prendre un bain, celui-ci non seulement refuse de venir, mais encore s'enfuit, c'est-à-dire fait preuve de négativisme actif. Le mécanisme de la suggestibilité — et de la résistance du sujet contre sa propre suggestibilité — pourrait également se vérifier chez les Aïnous en proie à l'imu (461) et chez les Malais en proie au latah (445). Ces syndromes sont tous deux caractérisés par une écholalie et une échopraxie positives (ou négatives). Il serait intéressant de voir comment réagiraient ces gens à des suggestions ou des modèles de conduite qui les rebuteraient fortement. On n'a jamais prêté suffisamment attention à l'élément de rébellion qui entre dans tout négativisme actif (chap. iii). Quant à la suggestibilité négative, telle, par exemple, l'impuissance de la nuit de noces, elle s'observe, semble-t-il, assez rarement dans les cultures primitives. La tendance du schizophrène à détruire le travail qu'il vient de mener

à

bien

culturellement.

La

est

intéressante,

destruction

tant

gratuite

biologiquement

est,

du

point

de

que vue

phylogénétique, un trait foncièrement primitif chez l'homme comme chez le singe ou chez d'autres espèces. Il s'agit d'autre part d'un trait qui évoque certaines pratiques primitives, tel le geste du potier qui écaille volontairement le pot qu'il vient de terminer, ou celui de la

femme navajo qui laisse volontairement une légère erreur se glisser dans les derniers rangs de la belle couverture qu'elle a tissée, afin de ménager à son âme une issue hors de la trame splendide ; on songera aussi aux potlatchs destructeurs et autres manifestations de ce genre, dont l'équivalent clinique est ce que j'ai coutume d'appeler : le 99 %-isme. La culture détermine quel comportement est « correct » (sans être nécessairement normal pour autant). Le comportement « incorrect » (encore que parfois normal) doit donc également être évalué en termes culturels. Lorsque nous aiguisons un bâton, nous dirigeons normalement le couteau loin de nous, alors que le Sedang fait normalement l'inverse : il tire le couteau vers lui. Il n'y a pas de manière « naturelle » d'exécuter la majeure partie de nos actions quotidiennes. Dans ce sens bien restreint, on peut considérer le comportement du schizophrène comme une simple alternative à notre propre comportement. Mais on ne saurait s'autoriser du seul fait que certaines activités schizophréniques se retrouvent à des stades culturels plus primitifs pour voir dans le primitif un fou en liberté. Comme l'écrit très justement Porteus (373) : l'Australien a fait preuve d'une capacité si exceptionnelle pour affronter un milieu inhospitalier que, s'il était capable de manier avec une égale maîtrise les matériaux de la civilisation moderne, il deviendrait maître du monde tout entier. En résumé, le schizophrène ne vit pas uniquement, comme on l'a prétendu, de stimuli émanant du niveau viscéral et ne réagit pas uniquement à cet ordre de stimuli. Il est conscient de la réalité et intéressé tout au moins à ce qui se passe dans son petit quartier fictif. Dans ce sens, Bleuler (42) a raison de reprocher à Kraepelin d'avoir trop

insisté

sur

l'isolement

du

schizophrène.

La

réaction

du

schizophrène est caractérisée par une hésitation si prolongée qu'elle peut être considérée comme une réaction absurdement différée, qui,

en fin de compte, va à l'encontre de ses propres buts dans la mesure où elle n'aboutit jamais. Son système délirant est incohérent, surtout parce que fondé uniquement sur le processus d'extrapolation. En termes de ce système, il organise son monde horizontalement, alors que le système nerveux de l'homme opère généralement par abstraction selon

des

paliers

successifs,

donc

verticalement.

Chez

le

schizophrène, il n'y a donc plus de similitude entre la structure des opérations effectuées par son système nerveux et la structure (délirante) de l'image schizophrénique du monde. Dans ce contexte, le mot clef est « opération », et ce mot ne figure pas dans le dictum que ne cessaient de répéter Korzybski (268) et ses disciples. En effet, la structure du système nerveux ne saurait être structurellement analogue à une représentation délirante ou même réaliste du monde. Bref, le schizophrène raisonne par extrapolation à partir de la réalité, mais ne se donne plus la peine de soumettre les résultats de ses extrapolations à l'épreuve de la réalité. Les sentiments d'irréalité qui surviennent sont dus en partie à cet écart et en partie à ce que le schizophrène en arrive à se fondre si étroitement avec le milieu physique que la ligne de partage entre l'observateur et l'objet observé perd toute importance (148). La théorie de la désorientation est compatible avec le point de vue soutenu par Bleuler (42), qui affirme qu'il y a chez le schizophrène une

incompréhension

du

monde

extérieur

et

que

cette

incompréhension est étroitement liée au problème du négativisme. Toutefois, ce qui importe, c'est que pour méjuger le monde extérieur, il faut d'abord en rester conscient. Aussi ne pourra-t-on m'accuser d'avoir escamoté un problème soi-disant essentiel : « Le patient perçoit-il les stimuli sans y réagir, ou bien ne les perçoit-il même pas ? » Où se situe la cassure ? entre le foyer et la chaudière ou entre la chaudière et le piston ? Énoncé en ces termes, le

problème est à la fois dépourvu de sens et non susceptible d'être étudié objectivement. A partir des données observables dont découle ce faux problème, je suis parvenu à dégager les termes d'un autre problème, foncièrement différent : celui de la dédifférenciation progressive des réactions et des stimuli, problème qui admet une solution opérationnelle au sens expérimental du terme. Les considérations précédentes ne sont pas nécessairement applicables

aussi

aux

schizophrénies

paranoïdes

ou

aux

« paraphrénies88 », dont l'essence me semble être d'une autre nature. Le problème que soulèvent ces types de désordres psychologiques est au-delà des limites de la présente étude. Je rappelle que la théorie sociologique de la schizophrénie que je propose

ici

n'est

qu'une

parmi

plusieurs

autres,

également

recevables. Je l'ai choisie parce que son maniement satisfait au critère de la commodité (H. Poincaré) [372] et parce qu'elle ne contient aucun

concept

qui

ne

puisse

être

doué

d'une

signification

opérationnelle. On trouvera dans le chapitre suivant (chap. x) une autre théorie sociologique de la schizophrénie qui répond également au critère de la commodité posé par Poincaré et repose, elle aussi, sur des concepts

susceptibles

d'être

chargés

d'une

signification

opérationnelle.

88 Je mets ce terme entre guillemets, car je suis loin d'être sûr de l'existence des « paraphénies » en tant qu'entités cliniques autonomes.

Chapitre X. La schizophrénie, psychose ethnique ou la schizophrénie sans larmes

(1965) On ne peut guérir une maladie psychique — névrose ou psychose — tant que le médecin souffre du même mal que son patient et tant que le milieu socio-culturel où se déroule la cure, tout en s'affirmant désireux de vaincre le mal, favorise indirectement la formation et le développement de ses principaux symptômes. Or la psychose la plus répandue dans la société moderne est la schizophrénie qui s'est révélée tellement réfrac-taire à tout traitement que certains en ont conclu à une origine organique. La physiologie, la biochimie et l'histologie ont bon dos, et il est toujours facile d'expliquer en termes d'invisible et d'inconnu ce que l'on préfère ne pas affronter. Malheureusement pour ces explications quelque peu spécieuses, il semble bien que la schizophrénie dite « nucléaire » ne s'observe jamais parmi les populations demeurées authentiquement primitives (133), mais apparaît dès qu'elles sont assujetties à un violent processus d'acculturation et d'oppression (chap. ix). Je tiens la schizophrénie pour presque incurable, non pas qu'elle soit due à des facteurs organiques, mais parce que ses principaux symptômes sont systématiquement entretenus par certaines des valeurs les plus caractéristiques, les plus puissantes — mais aussi les plus insensées et dysfonctionnelles — de notre civilisation. En outre, dès l'instant où le psychothérapeute accepte les valeurs et modèles de comportement proposés par sa culture, il devient incapable d'aborder dans un véritable esprit d'objectivité le problème de la schizophrénie et celui de son traitement car, non moins que la relation

de

contre-transfert,

ses

préjugés

et

scotomisations

ethnocentristes et culturels sont susceptibles d'entraver son activité thérapeutique. Aussi la formation du psychothérapeute — qu'il soit assistant psychiatrique ou analyste — demeure-t-elle inachevée tant qu'il n'a pas cessé de scotomiser non seulement ses conflits subjectifs, mais ceux, objectifs, de la société à laquelle il appartient. Soit l'exemple limité mais concret du conflit œdipien : il devra non seulement prendre conscience de ses problèmes œdipiens subjectifs, mais encore parvenir à discerner, parmi les multiples aspects de la réalité sociale, ceux qui, en tant qu'élaborations de structures œdipiennes,

favorisent

systématiquement

l'éclosion

et

le

développement de difficultés œdipiennes chez l'individu et lui permettent d'utiliser les matériaux culturels comme symptômes. Le névrosé ou le psychotique peut, en effet, s'approprier, à des fins symptomatiques, n'importe quel trait culturel — valeur, dogme, coutume, jusqu'aux pratiques courantes — sans avoir à en modifier les manifestations extérieures (chap. 11), et cela au point de rendre parfois toute tentative diagnostique fort hasardeuse. En effet, lorsqu'un trait culturel n'a subi aucune déformation apparente, il est souvent malaisé de déterminer si, en l'occurrence, il est utilisé de manière normale ou pathologique, c'est-à-dire en tant que symptôme. Dans certains cas, c'est seulement lorsqu'il y a impropriété flagrante, grotesque même, d'utilisation, qu'on parvient à se rendre compte qu'il ne s'agit pas d'un comportement culturel ordinaire — bon, mauvais ou neutre — mais bien d'une exploitation symptomatique d'un trait culturel. J'ai cité ailleurs (chap. 1) le cas de ce métis indien qui, pour échapper à la prise de conscience de son conflit œdipien, avait habilement, encore qu'inconsciemment, transposé sa haine pour son père (indien) et son amour pour sa mère (blanche) en un violent préjugé tant contre la race indienne que contre le métissage. Le caractère grotesque du préjugé racial chez un métis indien rendait en l'occurrence le diagnostic facile à établir ; mais le patient eût-il été un Américain blanc, l'élément névrotique idiosyncrasique inhérent au préjugé racial aurait été plus difficile à déceler, tout simplement parce

que le préjugé racial a rang de « valeur » culturelle en Amérique comme, d'ailleurs, dans bien d'autres pays — y compris aujourd'hui les pays « anti-blancs ». Le diagnostic correct est infiniment plus aléatoire lorsqu'on se heurte à des formes plus insidieuses d'exploitation symptomatique d'un trait culturel. Des mois de traitement peuvent être nécessaires avant qu'on ne s'aperçoive que l'extrême générosité d'un patient dissimule un profond sentiment de culpabilité qu'il cherche à apaiser en s'imposant des amendes travesties en dons. De même, l'extrême empressement d'un de mes patients à rendre service à tout le monde n'était pas de la véritable philanthropie, mais bien une manœuvre habile

pour

assurer

son

emprise

sur

autrui

en

se

rendant

indispensable ; pareillement, le comportement sexuel, en apparence fort tendre et techniquement efficace, du même patient, ingénieur électronicien de son état, dissimulait une conception très particulière de la femme en laquelle il ne voyait qu'une machine compliquée. Il était fier de son habileté à « faire marcher » cette machine, fier de savoir sur quels boutons appuyer, quelles poignées tourner, quels leviers actionner pour déclencher le mécanisme subtil qui conduit à l'orgasme, un orgasme qui — le fait est significatif — se trouvait être, dans ce cas particulier, toujours clitoridien et jamais vaginal. La conformité des symptômes névrotiques et des dogmes sociaux peut fort bien être utilisée comme résistances. C'est ainsi que, dans une société puritaine, on aura grand-peine à faire admettre à une patiente qu'elle n'est nullement chaste, mais bien phobique à l'égard des réalités sexuelles *, de même que l'on aura peine à faire admettre à une patiente mohave qu'elle n'est pas simplement sensuelle, mais nymphomane. J'ai cité ailleurs (chap. vm) le cas d'une jeune fille de quatorze ans, obsédée sexuelle, qui avait fondé sa résistance au traitement sur l'exploitation des principes puritains, arguant de son immoralité, qui, prétendait-elle, la rendait indigne d'être aidée, pour refuser pendant des mois de coopérer avec le psychothérapeute.

Toute

névrose

ou

psychose

comporte

une

exploitation

systématique de traits culturels à des fins psychopathologiques (symptomatiques). Par conséquent, les techniques diagnostiques les plus

modernès

demeurent

inefficaces

entre

les

mains

de

psychologues ou de psychiatres qui méconnaissent le fait qu'une maladie psychiatrique grave peut se dissimuler derrière une belle façade culturelle, et utiliser les traits culturels d'une façon adéquate quant à la forme, mais symptomatique quant à la substance et la fonction. Le traitement lui-même ne laissera pas de devenir particulièrement ardu lorsque psychothérapeute et malade partagent des valeurs, des croyances et des pratiques sociales dysfonctionnelles de par leur nature même, et lorsque le cadre social où s'inscrit la situation

thérapeutique

favorise

les

comportements

fondamentalement déréistiques. C'est pourquoi il est plus difficile de diagnostiquer

un

préjugé

racial

idiosyncrasique

à

caractère

névrotique chez un habitant du sud des Ktats-Lms que chez uri natif de la Nouvelle-Angleterre. De plus, un préjugé racial (subjectif) névrotique ne saurait être traité avec succès par un psychiatre qui en est lui-même atteint. Enfin — et surtout — il est plus facile de traiter un préjugé racial d'origine névrotique dans le Vermont que dans l'Alabama, car le climat social du Vermont, contrairement à celui de l'Alabama, n'est pas de nature à entretenir systématiquement ce type de préjugé. Or c es/ précisément cet ordre de difficultés que pose le diagnostic et le traitement de la schizophrénie, parce qu'elle constitue la psychose ethnique type des sociétés civilisées complexes et celle qui s'y trouve le plus communément répandue. Je définis comme psychose ou névrose ethnique tout désordre psychique qui présente les traits suivants : î. Le conflit qui sous-tend la névrose ou la psychose affecte également la plupart des individus normaux : le conflit du névrosé ou du psvchotique est simplement [dus violent que celui des autres ; le

patient est donc comme tout le monde, mais il l est plus intensément que tout le monde. 2. Les symptômes caractéristiques de la névrose ou psychose ethnique ne sont pas improvisés. Ils ne sont pas inventés par le malade : ils lui sont fournis « prêts à porter » par son milieu culturel et représentent, dans le sens même où l'entend Linton !2i)7), des « modèles d'inconduite ». Tout se passe comme si la société disait au névrosé ou au psychotique en puissance : « Ne sois pas fou, mais, s'il te faut l'être, manifeste ta folie de telle ou telle manière... et non d'une autre. Si tu t'écartes de ce comportement, on ne te tiendra pas pour fou, mais pour criminel. sorcier ou hérétique » (chap. xm). Un bon moyen de déterminer si une névrose ou psychose est ethnique (et non idiosyncrasique) est le grand nombre de cas où le diagnostic

d'un

type

de

désordres

psychiques

comporte

soit

l'étiquette « borderline », « ambulatoire » ou « de type mixte », soit une étiquette diagnostique composite, par exemple « schizophrénie paranoïde, hébéphrénique ou catatonique », etc. En outre, les diagnostics composites tendent à « gonfler » le pourcentage des névroses et psychoses ethniques. Au temps de Charcot, on posait couramment le diagnostic d'hystérie, car telle était la névrose ethnique type de l'époque, la névrose à la mode, c'est-à-dire la manière « convenable » d'être anormal. Or les gens perturbés ayant tendance à manifester leurs conflits intérieurs sous les formes prescrites par la société, la plupart des névrosés du temps de Charcot se comportaient bel et bien en hystériques, alors que de nos jours il est courant de voir des névrosés légers se conduire par intermittence en schizophrènes, ou du moins en « personnalités schizoïdes ». L'individu atteint de désordres psychiques tend à se conformer strictement aux normes du comportement « approprié au fou » qui ont cours dans la société où il vit : ainsi le Malais trouve-t-il quantité de raisons dans sa culture qui l'incitent à courir l'amok (464)88, comportement auquel l'Américain ou l'Européen n'a presque jamais

recours. Je précise que le terme amok est pris ici au sens strict, c'està-dire dans son acception sociologique et psychologique, et non tel qu'on le trouve sous la plume des journalistes à propos, par exemple, de cet ancien combattant psychotique qui, rapportent-ils, courut l'amok dans les rues de Camden, New Jersey. L'essentiel, en l'occurrence, est de bien souligner la distinction entre le caractère idiosyncrasique de la crise chez cet Américain, et le caractère socialement structuré du comportement (en apparence) similaire — mais en apparence seulement — chez le Malais. Cette distinction implique en effet une différence psychologique fondamentale entre le cas de cet Américain et les cas des coureurs d'amok malais. Le Malais court l'amok pour de multiples raisons : parce qu'il se sent désespérément opprimé et humilié, parce qu'il en a reçu l'ordre de son supérieur hiérarchique pour des raisons politiques ou militaires (15), parce qu'il désire mettre fin à ses jours dans un flamboiement de gloire du genre Crépuscule des dieux — ou encore parce qu'il est malade,

fiévreux,

délirant,

etc.

Il

est,

en

quelque

sorte,

préconditionné par sa culture, peut-être à son insu, mais assurément d'une façon presque automatique, à réagir à presque n'importe quelle tension violente, intérieure ou extérieure, par une crise d'amok (chap. i). Dans le même sens, l'homme moderne occidental est conditionné par sa culture à réagir à tout état de stress (chap. ix) par un comportement en apparence schizophrénique — par des symptômes schizophréniques — et cela même lorsque son conflit idiosyncrasique réel n'est nullement de type schizo-phrénogène. Il agit ainsi parce que le segment ethnique de sa personnalité contient des conflits de type schizophrénogénique culturellement structurés. Nous discuterons plus loin le rôle que jouent ces conflits dans la formation du syndrome général de la schizophrénie.

Être fou — état qui représente un statut social comme un autre (chap. xm) — d'une manière prévisible et quasiment prescrite par la société présente au moins deux avantages pratiques : i° Le malade est sûr d'être traité en psychotique et non en criminel, en sorcier, en hérétique ou en rebelle (chap. xm) ; 2° Il n'a pas à inventer ses symptômes (chap. i), avantage très réel pour autant que la plupart des gens préfèrent se remémorer ce qu'ils savent déjà. Cela est particulièrement vrai du névrosé ou du psychotique dont la maladie implique un appauvrissement et une dédifîérenciation de la personnalité*. Actuellement, certains psychanalystes reformulent en termes de schizophrénie les premiers diagnostics d'hystérie établis par Freud ; il est fort probable que la génération qui viendra après nous agira de même avec nos diagnostics de schizophrénie. En fait, nombre de patients qui semblent se conduire ainsi ne sont pas foncièrement schizophrènes : souvent, il s'agit, simplement de gens perturbés qui assument complaisamment mais inconsciemment le masque du schizophrène parce que cet état est celui qui correspond le mieux à leur conflit ethnique — plutôt qu'idiosyncrasique — et parce que c'est bien cela que nous attendons d'eux, à la fois sur le plan social et psychiatrique. Cette hypothèse explique l'échec des tentatives pour découvrir la base organique de la schizophrénie, tentatives qui ne pouvaient aboutir, quand bien même la schizophrénie serait effectivement une maladie organique, car nombre de malades diagnostiqués comme tels ne sont pas d'authentiques schizophrènes mais seulement des gens au comportement schizophrénique. On ne saurait donc prendre au sérieux les affirmations de ceux qui prétendent avoir découvert un « sérum schizophré-nogène » pour la simple raison que certains des prétendus schizophrènes chez qui a été prélevé ce sérum ne sont pas de vrais schizophrènes (« nucléaires »), mais des malades qui

manifestent les symptômes de schizophrénie qui leur ont été inculqués et qu'on attend d'eux. Si, piqué par la « mouche de l'organicisme », je décidais de partir à la recherche des causes organiques de la schizophrénie, c'est de tout autre manière que je procéderais ; je ne prendrais certainement pas un groupe de schizophrènes diagnostiqués comme tels, aux fins de déterminer s'ils présentent tous, ou en majorité, un même type de déficience organique ou un même « sérum ». Mais, suivant une démarche inverse, je considérerais tous les malades qui présentent une déficience organique donnée et chercherais ensuite à établir combien

d'entre

m'attacherais

eux

pas

à

sont

également

déterminer,

par

schizophrènes. exemple,

Je

ne

combien

de

schizophrènes présentent une réaction atténuée aux injections d'extraits thyroïdiens, mais combien, parmi ceux qui présentent une telle réaction, sont effectivement schizophrènes. De même, je me fierais plus volontiers aux tests diagnostiques si, dans

les

secteurs

de

comportement

considérés

comme

fondamentaux, ces tests ne donnaient pas des résultats presque identiques

pour

particulièrement

toutes

les

sceptique

formes à

de

l'endroit

schizophrénie. du

célèbre

Je

critère

suis du

« dérèglement de la pensée » formulé par David Rapaport, qui n'est à mon avis qu'une manière érudite, mais nullement spécifique, de dire que le malade est « fou ». Si, comme il paraît évident, la névrose et la psychose entraînent une dépersonnalisation et une dédifférenciation de l'indiv'du, les névrosés et les psychotiques ne peuvent manquer de manifester un certain degré de « dérèglement de la pensée ». Aussi bien, le dérèglement de la pensée et la pensée déréistique qui lui est apparentée

figurent-ils

parmi

les

symptômes

culturellement

préstructurés que notre société impose non seulement aux individus perturbés et en état de stress, mais bien à l'ensemble de ses membres.

On m'objectera que, dans la mesure où il doit y avoir adaptation du symptôme au conflit sous-jacent, l'hystérique ne peut trouver de soulagement dans des symptômes exclusivement schizophréniques, imposés ou du moins proposés de l'extérieur. A cette objection, j'ai déjà répondu en soulignant que, dans notre société, les conflits du schizophrène diffèrent de ceux des gens dits normaux non en nature, mais seulement en intensité. La personnalité ethnique de l'homme moderne est foncièrement schizoïde et le demeure même lorsque, à la suite d'un traumatisme idiosyncrasique (voir chap. i), il devient hystérique ou maniaco-dépressif. Et en vertu précisément du principe de correspondance entre symptôme et conflit, le malade devra élaborer non seulement des symptômes qui s'adaptent à son hystérie idiosyncrasique,

mais

aussi

des

symptômes

schizoïdes

ou

schizophréniques qui correspondent à ses conflits ethniques. Il y a plus : enracinés dans le noyau même de la personnalité et renforcés par les pressions socio-culturelles, les symptômes ethniques ne sont pas seulement surimposés à une symptomatologie hystérique ou autre, mais peuvent même structurer un ensemble de symptômes discrets de caractère fondamentalement hystérique en un modèle (syndrome)

schizophrénique.

De

fait,

cette

théorie

s'applique

particulièrement bien à l'hystérie ; elle explique même, au moins partiellement, pourquoi certains psychanalystes modernes s'entêtent à affirmer que les premiers hystériques traités par Freud étaient en réalité

des

schizophrènes.

On

sait,

en

effet,

qu'une

hystérie

monosymptomatique peut masquer une schizophrénie latente, et qu'il est parfois difficile de tracer nettement les limites entre la « belle indifférence » et le comportement « comme si » de l'hystérique, et l'indifférence (hypotonie) et la théâtralité du schizophrène. Je pense même qu'une des raisons pour lesquelles il est si difficile de guérir certains patients diagnostiqués comme schizophrènes tient à ce que le psychothérapeute s'acharne à traiter la

façade

schizophrénique et néglige de s'attaquer au mal sous-jacent, à

l'hystérie par exemple. L'observation suivante semble de nature à étayer cette hypothèse : au stade prodromal de la schizophrénie comme parfois aussi au stade de la guérison, le patient se comporte occasionnellement en psychopathe (dans le sens où ce syndrome a été défini au chap. u) ou, plus rarement, en hystérique. Tout se passe donc

comme

si

les

aspects

idiosyncrasiques

du

conflit

se

manifestaient précisément au cours de ces étapes de transition et devenaient difficiles à déceler dès que le patient commence à « stabiliser » sa maladie (ainsi que son statut social de « fou ») sur le modèle de la schizophrénie, c'est-à-dire de la psychose ethnique la plus courante et la plus caractéristique de notre société. Je proposerais de voir dans cette structuration des symptômes hystériques ou maniaco-dépressifs sur le modèle de la psychose ethnique dominante, c'est-à-dire de la schizophrénie, un symptôme restitutionnel ou du moins une tentative d'adaptation à un modèle d'inconduite socialement prescrit, dans le même sens où, chez certains

peuples,

le

chamanisme

représente

un

processus

restitutionnel analogue (chap. i). Bref, le patient qui s'affuble du masque de la schizophrénie, au lieu de se contenter d'être un hystérique ou un maniaco-dépressif culturellement « excentrique », fait preuve de conformisme, car être schizophrène représente la manière « convenable » d'être fou dans notre société. Il va de soi que cette adaptation au modèle schizophrénique est, comme nous l'avons dit, grandement facilitée par la structure fondamentalement schizoïde de la personnalité ethnique de l'homme moderne. La

fonction

schizophrénique

quasi par

restitutionnelle le

patient

de

moderne

l'adoption et

sa

du

modèle

tendance

à

« stabiliser » le mal — à le rendre chronique et malin — tiennent, selon moi, à ce que ce modèle est enraciné dans le caractère ethnique et renforcé par les pressions sociales. Cette interprétation est corroborée par certaines particularités de la « bouffée délirante », si courante dans les sociétés primitives, qui, si elle présente des

analogies aveç l'agitation schizophrénique et peut même constituer une

manifestation

particularité

de

se

schizophrénique résorber

très

idiosyncrasique,

vite,

et

cela

a

souvent

pour sans

qu'intervienne une manœuvre thérapeutique efficace. Cela est dû au fait que, dans les sociétés primitives, le modèle schizophrénique n'est pas reconnu en tant que « modèle d'inconduite » (= être fou) et ne peut

donc

ni

idiosyncrasiques

stabiliser de

ce

ni

rendre

genre

chroniques

(voir

infra).

des

Ces

explosions

considérations

expliquent également pourquoi les bouffées délirantes ressemblent tellement aux manifestations hystériques (qui sont le désordre ethnique de nombreuses sociétés primitives) et pourquoi, tout comme les crises d'hystérie, les bouffées délirantes se produisent si souvent en public et sous forme hautement exhibitionniste, au lieu de se manifester à l'écart du groupe, par un repliement asocial sur soimême. Je pense donc que, dans les cas de ce genre, le conflit schizophrénique

idiosyncrasique

et

sa

sympto-matologie

schizophrénique sont structurés par et modelés sur le désordre ethnique caractéristique des primitifs, qui se trouve être l'hystérie. Cela permet une abréaction rapide et massive survenant au début même, c'est-à-dire dans le stade prodromal de la maladie — ce qui contribue à prévenir une stabilisation maligne du désordre sous forme de schizophrénie chronique. Notre interprétation est indirectement confirmée par ce qu'il est convenu d'appeler la « schizophrénie passagère du combattant », maladie propre au soldat moderne, et qu'il est souvent difficile à distinguer de la « bouffée délirante ». Comme l'a fait observer, il y a déjà longtemps, le grand psychiatre et ethnologue W. H. R. Rivers (385, 386), l'homme moderne ne reçoit aucune formation guerrière (qui est tout autre chose qu'une formation militaire) et, de ce fait, ne dispose pas de défenses adéquates (culturellement inculquées) lui permettant de surmonter la peur au combatx.

C'est

pourquoi

le

traumatisme

du

combat

est

d'ordre

idiosyncrasique et se manifeste, et promptement se résout en une abréaction vécue sous la forme « primitive » d'une bouffée délirante de « trois jours » qui, sauf dans de rares cas, ne risque pas de se stabiliser en se conformant au modèle schizophrénique. On en conclura qu'en règle générale une affection psychiatrique deviendra chronique et maligne seulement si elle vient à se modeler sur la névrose ou psychose ethnique dominante — schizophrénie, hystérie ou autre. Une telle conception n'est pas incompatible avec la théorie psychanalytique classique et n'a rien de plus révolutionnaire que la célèbre observation d'Osler, selon laquelle « la syphilis est le grand imposteur », capable de contrefaire quantité d'autres maladies. Dans notre société, la schizophrénie est, tout ensemble, le grand imposteur et

la

grande

imposture.

monosymptomatique

ou

Elle

peut

même

se

camoufler

assumer

des

en

hystérie

formes

de

comportement psychopathique, en particulier immédiatement avant et après une crise schizophrénique aiguë. Elle fournit également des symptômes (des masques) à quantité d'autres désordres psychiques qui, dans notre civilisation, empruntent purement et simplement les symptômes de la maladie « à la mode », en l'occurrence, la schizophrénie1.

L'inculcation du modèle schizoïde Il me faut à présent démontrer comment et de quelle manière l'homme moderne apprend à être schizoïde hors des murs de l'hôpital psychiatrique et, par conséquent, schizophrène à l'intérieur de ces murs. J'examinerai un à un les modèles schizo-phréniques les plus courants et les plus caractéristiques de notre société et démontrerai qu'ils sont valorisés, et donc activement nourris et entretenus, par la civilisation moderne.

conditions de combat aborigènes, et cela en dehors du fait que, chez les Indiens des Plaines, le lâche pouvait toujours trouver refuge dans la situation marginale du transvesti (chap. 1). I. Des phénomènes analogues s'observent aussi dans le domaine des arts : au temps de Berlioz, Chopin, Schumann et Liszt, l'artiste le plus glacé, le plus dépourvu d'affectivité devait se faire passer pour romantique et passionné, alors qu'aujourd'hui le musicien le plus authentiquement émotif, le plus profondément exalté se sentira contraint de s'exprimer dans une musique froidement mécanisée, qui aurait pu tout aussi bien être livrée au mètre par un ordinateur I.B.M. (135). i. Le détachement, la réserve, Yhyporéactivité — attitudes qui ont valeur exemplaire dans notre société — se trouvent être également si caractéristiques de la symptomatologie schizophrénique qu'Angyal (13) a pu parler de « bionégativité schizophrénique ». De nos jours, on ne gagne la considération d'autrui, on ne fait son chemin dans la société qu'à condition de se montrer froidement impersonnel et objectif, de tenir « le Moi pour haïssable », d'éviter « la première personne du singulier », de se garder de toute manifestation d'émotivité, nil admirari, l'idéal étant l'impassibilité du diplomate ou du joueur de poker habile, ou celle de l'administrateur qui offre au monde un « visage de pierre ». Le prestige de l'insensibilité glacée est tel que même les gens les plus réellement sensibles, les plus émotifs, affectent

un

profond

mépris

pour

l'émotivité

d'autrui89.

On

comparera avec profit cette attitude avec celle, diamétralement opposée, qui prévaut chez les Mohave où l'on méprise les Blancs précisément pour leur réserve, car ils furent les seuls à ne pas pleurer lors des funérailles de Maravilye, le héros culturel mohave (133). L'étoile type qui oriente notre société — ce que La Barre (277) appelle le « Cynosure social » — est une étoile polaire qüi s'incarne dans un personnage intérieurement glacé, dont n'émane aucune chaleur humaine et qui n'en peut tolérer aucune chez autrui. La

plupart des patients que nous traitons en psychanalyse sont incapables d'aimer et il en est moins encore parmi eux qui supportent d'être aimés : « Tout homme capable de tomber amoureux de moi est un imbécile, me disait l'une de mes malades, car il aime une salope et une bonne à rien. » Une autre avait accepté d'être la maîtresse d'un homme à la condition expresse qu'il ne tombât pas amoureux d'elle et qu'il eût d'autres maîtresses en même temps, afin de parer au risque qu'il ne s'engage affectivement envers elle. Derrière ce masque de souveraine indifférence se cache toujours un profond sentiment d'insécurité et de mépris de soi. L'un des hommes les plus estimables qu'il m'ait été donné de connaître m'a dit un jour avec mélancolie : « J'envie votre capacité d'aimer... et votre capacité de souffrir... moi, je suis froid comme un poisson. » Et un poème en prose écrit en français, par un jeune poète étranger, débute par les mots : « J'ai toujours souffert de ne pouvoir souffrir. » Il manque à ces êtres, susceptibles à l'occasion de violents sursauts passionnels, cette émotivité constante, positive, mais modérée et sans excès qui est celle des gens normaux. Le sujet inhibé

ne

connaît

que

la

stupeur

catatonique

ou

l'agitation

catatonique, figée et quasi décérébrée, qui s'étale de nos jours jusque dans les rues. Dans la société occidentale, cette hyporéactivité, cette carence affective et ce refus de tout engagement émotionnel représentent, en tant que modèles de comportement, le plus sûr moyen d'inspirer le respect et de susciter l'imitation — même s'ils se manifestent sous les apparences

d'une

violente

agitation

catatonique

également

dépourvue de véritable affectivité. Dans les deux cas il s'en exhale un troublant

relent

qui

évoque

singulièrement

ces

services

psychiatriques pour cas chroniques ou la société relègue les schizophrènes « éteints ». 2. L'absence d'affectivité dans la vie sexuelle est également caractéristique des civilisations modernes et de ceux qui sont en

révolte contre elles ; l'écart va sans cesse s'amenuisant entre les groupes qui s'affirment puritains et les exhibitionnistes qui affichent un prétendu manque d'inhibition. Le puritanisme des premiers n'est qu'une étiquette prestigieuse, une « appellation contrôlée » collée sur une bouteille vide. S'ils forniquent tout autant que les membres des groupes qui se veulent « libres », les puritains se refusent totalement aux implications affectives de la sexualité. Quant aux membres des groupes dits non inhibés, ils font de même ou presque lorsqu'ils se livrent, par principe, à une activité sexuelle désordonnée. L'un et l'autre groupe n'est capable que de forniquer, non de faire l'Amour. Je cite ailleurs (143) le cas de cette patiente qui avait honte non pas de coucher avec son mari, mais de jouir dans ses bras et d'attacher une importance affective à cette jouissance. Egalement intéressant est le cas d'une jeune fille qui rompit avec l'homme qui le premier sut lui donner un orgasme hétérosexuel parce qu'elle considérait comme un péché, non pas de s'abandonner de sang-froid et en toute frigidité à des amants de rencontre, mais de jouir pleinement et d'en ressentir les inévitables remous affectifs *. Enfin, on considérera comme un cas extrême celui de cette schizoïde qui, en dehors du coït, perdait le sentiment de ses organes sexuels et jusqu'à celui de son existence même ; aussi prit-elle trois amants : l'un travaillait le jour, l'autre la nuit, le troisième faisait la soudure. Chaque jour, elle entreprenait la tournée de ses amants, passant d'un lit à l'autre et forniquant presque vingt heures sur vingt-quatre, à seule fin d'échapper à cette sensation de mort. On ne saurait voir là une sexualité à valeur affective ! Quant à la soi-disant « délinquante sexuelle juvénile », son asexualité foncière et même son antisexualité ayant fait l'objet d'une discussion approfondie (chap. vm), il est inutile d'y revenir ici. L'inappétence sexuelle des schizophrènes et leur incapacité d'aimer sont choses notoires : le pourcentage de virginité parmi eux est beaucoup plus élevé que parmi la population normale d'âge,

d'éducation et de milieu social correspondants. Je considère donc que, sous

prétexte

puritanisme



d'inculquer ou

de

à

leurs

membres

l'antipuritanisme

—,

les tant

principes les

du

sociétés

occidentales que les groupes contestataires qui s'y développent enseignent à leurs membres à dissimuler sous une étiquette à consonance morale — « ancienne » ou « nouvelle » — et à « valeur » sociale reconnue leur incapacité d'aimer et de faire Y Amour (qui est tout autre chose que de forniquer). Ce symptôme est proposé tout aussi ostensiblement au schizophrène qu'à l'hystérique, au maniacodépressif ou au psychopathe. En tirent plus spécifiquement partie la nymphomane et l' « athlète sexuel » (au sens de Kinsey) qui souffrent précisément d'une incapacité d'aimer et d'éprouver une jouissance amoureuse pleine et profonde. 3. Le morcellement et Y engagement partiel sont eux aussi systématiquement favorisés par notre société. La plupart de nos activités quotidiennes, fragmentées à l'extrême, n'exigent que peu ou pas d'engagement total de notre part. Les affaires sont les affaires — et les révoltes des révoltes — et ne souffrent pas d'être mêlées à l'amitié ou l'amour, même s'il leur faut parfois en emprunter les apparences *. Il y a quelques années, la télévision américaine avait consacré un reportage sensationnel aux singulières méthodes de certaines grandes firmes industrielles qui, à titre gracieux, procuraient à leurs clients de province des call-girls de luxe. J'ose espérer que le client savait apprécier à sa juste valeur cette « délicate attention », mais je ne puis m'empêcher de penser qu'il aurait été fort surpris et choqué si le vice-président de la société, en témoignage personnel d'affection, lui avait offert sa femme ou sa fille comme n'aurait pas manqué de le faire tout Eskimo bien élevé. Nul doute qu'un gage d'amitié si personnel eût été trouvé embarrassant 90. L'homme moderne qui entre dans un bureau de tabac pour acheter un paquet de c19arettes ne pense qu'à conclure au plus vite sa transaction et en voudra au buraliste qui tenterait d'échanger quelques paroles

amicales avec lui, car ce serait empiéter sur son temps et lui faire courir le risque d'un engagement. Deux minutes plus tard, il aura même oublié à qui — homme ou femme — il a eu affaire. Notre société favorise le développement des affaires — ou des actions « de masse » — mais compromet l'éclosion de l'homme, car elle circonscrit toujours plus étroitement le champ de ses principaux échanges affectifs. Imaginons un professeur de grec qui viendrait exposer devant l'Association des parents d'élèves d'une petite ville de province la théorie (implicite) de Platon qui exige du professeur qu'il soit amoureux de ses élèves (mâles) : la scène ne manquerait pas de sel ! Loin de moi d'adhérer au point de vue de Platon. Il n'en reste pas moins que, pour le meilleur ou pour le pire, les Grecs étaient incapables d'admettre, et encore moins d'approuver, les rapports humains morcelés et impersonnels. Le serment d'Hippocrate en fait sympathie à laquelle il accordait foi (chap. iv). On touche ici, d'un certain point de vue, à ce que Mauss appelle l' « expression obligatoire des sentiments ». Le « sourire social » (social smile) de l'Américain est, en effet, l'exact équivalent du Trànengruss -— de la « salutation par les larmes » — des indigènes de l'Australie. I. Dans un passage révélateur, Plutarque (Eroticon, 760 B) note que, si certains Grecs n'hésitaient pas à livrer leurs épouses au tyran, aucun n'agissait de même à l'égard de leurs jeunes amants. Rien n'éclaire plus crûment la nature des rapports conjugaux dans la société dorienne. Par contre, il me semble qu'à Athènes les relations entre époux étaient moins dégradées qu'on ne le croit d'ordinaire. Dans la Lysistrata d'Aristophane, les hommes, privés de rapports sexuels, désirent ardemment faire l'amour avec leurs propres femmes et non avec des prostituées, des jeunes garçons ou des gitons. De même, à la fin du Banquet de Xéno-phon, les hommes mariés qui viennent d'assister à une danse mimique violemment sexuelle se ruent chez eux, pour assouvir leurs désirs dans les bras de leurs

épouses, et les non-mariés jurent de se marier au plus vite. Pour une discussion plus approfondie de ce point particulier, voir (*47)-foi (239. 26 sq.), car il témoigne clairement de la nécessité qu'il y avait de mettre en garde le médecin contre la tentation de nouer un commerce amoureux avec ses malades. Je doute que le plus brillant parmi les Grecs de l'époque classique ait pu concevoir la situation psychanalytique dans sa relative impersonnalité, car il y a là quelque chose de radicalement contraire à la conception des rapports humains

et

des

relations

sociales

dans

la

culture

grecque

préplatonicienne. D'ailleurs — et le fait mérite d'être relevé — tant que dans notre propre société les rapports humains sont demeurés chaleureux et directs, on eut peine à admettre que le psychanalyste ne couchait pas avec ses patientes 91 et les plaisanteries au sujet de prétendues liaisons entre le psychanalyste et sa cliente étaient monnaie courante. Si cette source d'anecdotes semble bien tarie aujourd'hui, ce n'est pas parce que nos contemporains en ont reconnu le mal-fondé, mais parce que la réserve affective dont ils font euxmêmes

preuve

dans

leur

vie

quotidienne

leur

rend

moins

incompréhensible la réserve professionnelle du psychanalyste. Pour éviter tout malentendu, je préciserai une fois de plus que l'objectivité de l'analyste, associée à une réelle bienveillance et à un respect de l'individualité propre du malade, constitue la condition sine qua non de la thérapeutique psychanalytique. Je maintiens seulement que ni Socrate, ni Avicenne n'auraient pu créer une telle méthode, que seul pouvait concevoir un homme appartenant à une société structurée autour d'un noyau de rapports impersonnels et morcelés. Ce qui revient à dire qu'aussi longtemps qu'il y eut des esclaves et que personne, si ce n'est peut-être Euripide, ne contesta la légitimité de cette institution, rien n'incitait les savants à inventer une machine à vapeur destinée à fournir de l'énergie mécanique. Aussi bien, la machine à vapeur inventée par Héron, Grec d'Alexandrie, devait-elle demeurer simple jouet ou objet de curiosité (410) et il y eut même

des philosophes pour blâmer Archimède d'avoir dégradé sa science en la mettant au service de la défense de sa patrie. Ceux qui ont condamné Edward Teller n'ont pas agi autrement 92. Le rôle social prépondérant assigné aux rapports impersonnels et morcelés, orientés vers des objectifs précis et assujettis à des critères d'efficacité, suffit à expliquer où et comment le schizophrène apprend l'art de se dérober aux engagements. l\. Le déréisme déforme radicalement la réalité afin de la contraindre

à

s'adapter

à

un

modèle

fictif,

élaboré

à

partir

d'exigences et de besoins subjectifs ou culturels — ou même à partir des hallucinations des drogués. Le mot de César : Homines id quod volunt credunt, vaut pour l'homme en général, et non seulement pour le schizophrène ou pour telle société ou telle période historique. L'intelligence est de piètre secours contre la tendance à prendre ses désirs et ses délires pour des réalités... elle n'intervient d'ordinaire que pour fournir d'ingénieuses excuses à une conduite inintelligente. Les brillants Athéniens qui se refusaient à croire que les Macédoniens de Philippe chercheraient à envahir la Grèce — bah, ils n'oseraient ! — n'étaient ni plus ni moins déréistiques que les membres du Congrès américain

qui,

une

semaine

avant

Pearl

Harbor,

votèrent

la

reconduction de la loi sur la conscription à une seule voix de majorité, et cela en dépit des avertissements que prodiguèrent Démosthène aux Athéniens et Roosevelt aux Américains. Le déréisme n'a donc rien de spécifiquement schizophrénique : il fait presque partie intégrante de

la

nature

humaine.

Son

seul

élément

expressément

schizophrénique — ce clivage sous-jacent qu'il implique — ne peut être compris qu'en fonction de ce qui suit : 5. Effacement de la frontière entre le réel et l'imaginaire. — Au point de vue historico-culturel, l'existence de cette frontière est une découverte relativement récente. Ainsi, dans la plupart des sociétés primitives, le rêve est foncièrement co-substantiel à la réalité. Selon le Père Dupeyrat (165), bon psychologue pratique et excellent

ethnologue,

les

nouveaux

convertis

papous

et

mélanésiens

s'obstinent à confesser le péché d'adultère quand bien même ils ne l'ont commis qu'en rêve. Cette conception du rêve est extrêmement courante chez les primitifs ; on en trouve d'innombrables exemples dans les ouvrages de Lévy-Bruhl et dans nombre de monographies d'ethnographie classique. Et elle ne paraît pas moins répandue chez les philosophes dont beaucoup souscrivent au proverbe allemand : Denn nicht sein kann, was nicht sein darf (« Ce qui ne doit pas être ne saurait être »). Lorsqu'on lui fit observer que, nonobstant ses théories, certaines

choses

s'obstinaient

à

exister,

Hegel

n'aurait-il

pas

répondu : « Tant pis pour la réalité ! » De fait, le primitif agit avec réalisme la plupart du temps, mais ce qui importe, c'est qu'il ne sait pas qu'il agit avec réalisme lorsqu'il panse une plaie, et avec irréalisme lorsqu'il s'efforce de guérir une maladie en offrant un sacrifice aux dieux. Les Grecs, qui furent parmi les premiers à distinguer le réel de l'imaginaire en tant que catégories de l'esprit, n'en continuèrent pas moins en pratique — et c'est vrai en particulier de Platon — à prendre pour réalité certains fantasmes qui leur étaient chers, et pour fantasmes tout ce qu'ils choisissaient de ne pas admettre... tout comme nous ! Au demeurant, avant fait cette découverte capitale, ils ne purent en assumer les conséquences : au douloureux dévoilement de la différence entre le rêve et la réalité, ils réagirent d'abord par le recours à l'idéalisme platonicien et plus tard par ce que Gilbert Murray (3^5) a appelé une « perte de cran » (a failure of nerve). Ils se dérobèrent à la conscience qu'ils avaient acquise de cette distinction primordiale pour tomber dans un obscurantisme mystique effréné. Ce qui importe ici, c'est que le primitif qui ne distingue pas entre le réel et l'imaginaire, et ne les appréhende pas en tant que catégories distinctes, ne peut être considéré comme véritablement schizophrène lorsque, ayant rêvé d'adultère, il s'en accuse à son confesseur, car pour lui, comme pour la société à laquelle il appartient, rêve et réalité

sont consubstantiels. Il peut, comme l'Indien lengua cité par Grubb (aa5), croire qu'on lui a volé son potiron, tout en reconnaissant fort bien qu'à l'époque du vol présumé le voleur se trouvait à des kilomètres de là et le potiron paisiblement en place dans le jardin, et cela sans nul sentiment de contradiction ou de fêlure intérieure, alors que l'homme occidental aux prises avec une contradiction de cet ordre cherchera coûte que coûte à lui donner une justification rationnelle.

On

en

déduira

que,

si

notre

société

est

moins

schizophrénique que la société primitive, ses membres le sont, en revanche, davantage, car une fêlure comme celle que nous venons d'évoquer entame la personnalité ethnique de l'homme occidental, alors qu'elle laisse intacte celle du primitif — or, j'ai pu prouver que toute psychose authentique comporte une atteinte à la personnalité ethnique (chap. i). Au demeurant, quoi d'étonnant à ce qu'il y ait clivage de la personnalité chez les membres d'une société qui, tout en prétendant distinguer le réel de l'imaginaire, admire Carell pour son mysticisme et Newton et Millikan pour leurs brochures théologiques puériles ? Et que dire de ces deux revues américaines qui exaltent Edward Teller tout en lui reprochant d'être agnostique ! Il y a trente ans, un psychologue a établi que les plus mystiques parmi les savants étaient les physiciens et les moins mystiques les psychologues et les psychiatres. Mais nous avons changé tout cela ! Avant que Freud n'inventât l'instinct de mort, la plupart des psychanalystes étaient hostiles aux spéculations occultes ; une fois admise l'existence de cet instinct, tant Freud lui-mêine dans ses études sur la télépathie que certains de ses disciples dans divers travaux se montrèrent favorables à

l'hvpothèse d'une

perception

extra-sensorielle.

On

en vient

vraiment à se demander si les plus grands savants ne seraient pas justement les moins capables d'admettre que certaines én19mes de l'Univers leur échappent — oui, même à eux — et les plus sourds aux exhortations de Mosès Maïmo-nides : « Enseigne aujourd'hui même à ta langue à dire : “ Je ne sais pas ”. » Il est peu de gages plus convaincants de maturité vraie que la capacité de suspendre son

jugement et de tolérer son propre manque d'omniscience. Nombreux sont les savants — même les plus grands — à qui ce don fait défaut et qui en sont réduits à combler les lacunes de leur savoir en suçant de leurs

propres

coudes

la

« Sagesse »

mêlée

au

lait

d'oiseau

arist.ophanique. Triste spectacle que celui d'un savant qui se livre au colportage de la « sagesse » et Freud est bien le dernier dont on eût attendu telle chose, lui qui, plus que tout autre, s'est attaché à élucider la différence entre le réel et l'imaginaire et à nous mettre en garde contre le danger d'obscurcir cette frontière si ténue. Notre société pseudo-rationnelle exige que nous nous résignions à ce clivage schizophrénique et que nous gardions notre équilibre, un pied sur l'ordinateur électronique et l'autre dans la petite église du coin où l'on prêche le renouveau de la foi... si ce n'est parmi les ectoplasmes d'une réunion spiritualiste. La conception primitive selon laquelle c'est précisément le magique qui ratifie et confirme le réel est psychologiquement bien moins nocive que celle qui prétend que l'hypothèse de la télépathie est corroborée par la statistique, ou plus exactement par les statisticiens. 6. L'infantilisme est lui aussi profondément enraciné dans notre modèle socio-culturel. On sait que les schizophrènes — et même certains schizoïdes — ne paraissent pas leur âge : c'est seulement après la guérison — lorsqu'il y a guérison — qu'ils retrouvent un aspect en rapport avec leur âge réel. Or notre société voue un culte proprement fétichiste à cette apparence juvénile : des savants américains de réputation mondiale affectaient tout récemment le genre estudiantin : veste de sport, cheveux en brosse et chapeau à l'avenant, comme certains savants français d'aujourd'hui affectent l'air hippie ; d'imposantes matrones qui s'étalent dans toutes les directions comme le légendaire chêne de Saint Louis s'habillent et se conduisent en lycéennes ; dans les réunions d'employés ou les congrès d'anciens combattants de l'American Légion, les hommes d'affaires rassis se comportent en gamins éméchés qui ont mis à sac

la

cave

de

papa.

J'ai

nommé

ce

type

de

comportement

autodestructeur l' « adolescence honoraire ». On verra une autre manifestation de la puérilité de notre société dans la tendance à prendre pour idole quelque hercule à cervelle d'oiseau, tout juste capable de frapper une très petite balle avec un très gros bâton ou de pédaler sur une bicyclette. Pas de poche dans un linceul (331), le roman qui se veut radical du romancier « rebelle » Horace McCov, constitue à cet égard un document réellement effarant. Son héros, journaliste à prétention d'intellectuel redresseur de torts, entreprend une « croisade » pour assainir une ville où sévit la corruption politique et la haine raciale. Il arrive à ses lins, non, comme on pourrait le croire, en dénonçant la collusion entre la police et les gangsters, ou les pratiques du Ku Klux Klan qui, dans leurs réunions, châtrent des membres de la minorité opprimée —, rien de tout cela ! Il éveille la « conscience sociale » de la ville en démontrant que l'équipe (professionnelle), locale de base-hall, idole morale de la jeunesse, est totalement corrompue, qu'elle se laisse soudoyer par des parieurs professionnels et, moyennant finances, perd volontairement des parties qu'elle aurait pu gagner. Le plus tragique de l'histoire est que McCov lui-même semble tout aussi convaincu que les habitants de sa ville que la « turpitude morale » d'un joueur de base-hall est chose plus grave que la corruption politique et la castration des membres d'une minorité opprimée. De cette incitation systématique à penser, sentir et agir en enfants de dix ans à la régression fœtale du schizophrène, il n'y a qu'un pas... et ce n'est que le premier pas qui coûte. Dans cette optique, la différence est minime, tant sur le plan éthique que sur le plan psychiatrique, entre un système totalitaire qui réduit l'homme à l'état A'adulte stupide et un système démocratique défectueux qui n'en fait qu'un enfant précoce. Mais des adultes intelligents et mûrs, voilà bien ce qu'aucun pays dit civilisé ne se soucie d'obtenir, car rien n'est plus difficile à

gouverner que des adultes intelligents ; or cela même devrait constituer une raison supplémentaire pour chercher par tous les moyens à façonner des citoyens adultes au meilleur sens du mot, la fin ultime de l'Etat n'étant pas de produire — comme Sparte (Plutarque, Comparaisons entre Lycurgue et Numa, iv, 435) — des citoyens

en

série

qui

se

laissent

aisément

gouverner

mais

d'apprendre aux citoyens à se gouverner eux-mêmes. Car seule une collectivité formée d'hommes adultes et intelligents sera capable de se gouverner elle-même. 7. La fixation et la régression sont les moyens par lesquels on accède à l'état de puérilité et d'infantilisme en honneur dans notre société. On peut soit demeurer enfant, soit régresser à l'état de nourrisson, chacune de ces alternatives étant socialement approuvée et alimentée par un débordement de pseudo-sentimentalité et par de multiples variantes sur le thème général de l'amour maternel. C'est ainsi qu'on voit dans la société moderne un véritable « culte de la personnalité » se greffer sur la « Fête des Mères » qui n'est autre que l'institutionnalisation

de

ce

sentimentalisme

larmoyant,

admirablement commercialisé en millions de petits paquets-cadeaux. Bref, peu importe si la Raison s'arrête sur le seuil de la villa familiale ou à l'entour de quelque Nombril sacré de l'Univers ! Les résultats sont les mêmes. Si l'homme moderne adopte systématiquement des attitudes enfantines et s'obstine à prendre ses désirs pour des réalités, c'est qu'il y a été conditionné par son milieu. L'ayant dûment convaincu de la nécessité de donner une justification à son existence — comme si la Vie n'était pas en elle-même sa propre justification — on lui enjoint de s'en remettre pour cette justification à ceux qui ont un téléphone rouge branché directement sur la Vérité éternelle, celle à la mode actuellement. Pis encore : les brillants Athéniens eux-mêmes, lorsque leur échut la bonne fortune d'avoir Périclès pour premier magistrat, ne purent le tolérer qu'à condition de se le représenter sous les traits

d'un chef charismatique capable de les sauver des griffes d'Hadès et de ses cohortes, tandis que ceux qui lui étaient hostiles se complaisaient dans le fantasme d'être une minorité opprimée par un tyran. Dans ces conditions, il est proprement miraculeux qu'un Périclès parvienne malgré tout à se faire élire de temps à autre, ne serait-ce que pour de mauvaises raisons, et plus miraculeux encore qu'un tel homme consente à assumer le rôle de premier magistrat d'une nursery politique. A ce propos, autant préciser qu'à l'encontre des interprétations courantes, je considère que le dirigeant charismatique n'est pas une imago du Père omniscient et omnipotent, mais une imago de la Mère, et cela tout simplement parce qu'une fois dépassé le stade oral de la petite enfance, l'enfant normal se déprend rapidement des fantasmes d'omniscience par procuration. Lorsqu'il atteint le stade œdipien, il tend à être hanté par le Père, tyran castrateur ; aussi exigera-t-il de l'homme politique qui brigue ses suffrages qu'il le rassure en faisant le pitre, en incarnant ce père-bon-enfant, incompétent et gâteux, qui traîne la savate dans les bandes dessinées et dont l'incapacité même garantit qu'il ne se muera jamais en Père castra-teur œdipien. Ainsi Périclès fut-il à maintes reprises contraint de jouer ce rôle dégradant devant l'Assemblée athénienne — par exemple lorsqu'il dut s'abaisser aux larmes et aux supplications pour obtenir des Athéniens qu'ils épargnent sa maîtresse Aspasie. Dans les sociétés hantées par la peur du Père tyrannique, tels Athènes ou les Etats-Unis plus le candidat aux élections est intelligent, plus il lui faudra se dépenser en sourires et en facéties diverses, faire le pitre, jouer les pères pantouflards, embrasser les bébés, s'affubler de plumes d'Indien, et surtout limiter ses discours à l'affirmation rassurante qu'il est pour le base-bail et la maternité, et contre le péché, sous peine de subir une retentissante défaite aux urnes. Il y a plus encore : un de mes collègues européens s'étonnait un jour de ce que, dans cette Amérique de plus en plus matriarcale,

aucune femme n'ait jamais été élue à la présidence. Pourtant ce fait s'explique aisément : dans une société matriarcale qui, redoutant la tyrannie plus que tout, est parvenue à « désamorcer » l'image paternelle — à la rendre inoffensive — c'est la mère phallique qui est le véritable castrateur fantasmé, cette « Mom », dont le caractère destructeur a été à maintes reprises dénoncé par les psychiatres américains les plus avertis. Aucune femme ne sera donc portée à la présidence tant que l'Amérique, tout en craignant la tyrannie, ne cessera d'accroître le pouvoir de la femme, jusqu'à en faire la despote, la sangsue, la castratrice par excellence ! Une société profondément patriarcale peut, de temps à autre, tolérer une femme comme chef d'Etat — même une femme tyrannique comme le fut la reine Sémiramis, qui, dit-on, a inventé la castration (1 i). Mais aucune société matriarcale ne se risquera à remettre le pouvoir exécutif directement entre les mains d'une femme. Chez les Grecs de l'époque préhellénique comme aussi chez les Iroquois, les Hopi ou les Khasi 93, la femme a pu être seule dépositaire et seule source légitime du pouvoir, mais c'étaient les hommes qui l'exerçaient en son nom. Tout cela n'a rien à voir avec une infériorité réelle ou fictive de la femme, mais se rapporte simplement à un fait psychologiquement vérifiable, à savoir que la mère castratrice est une source de terreur névrotique plus intense que le père castrateur, sans doute parce que l'image de la mère castratrice est enracinée au plus profond de ce que L. S. Kubie nomme la « mémoire des entrailles », cette mémoire préverbale des angoisses du bébé encore en état de dépendance absolue à l'égard de sa mère. Que le véritable homme d'Etat qui se présente aux élections soit contraint de jouer les mères omniscientes afin de rassurer ceux qui sont demeurés fixés au stade infantile de l'omnipotence par procuration ou, au contraire, de personnifier les pères pantouflards inoffensifs et inefficaces afin d'apaiser les craintes de ceux qui sont

fixés au stade œdipien, là n'est pas l'essentiel ; ce qui importe ici, c'est que dans l'un et l'autre cas l'homme d'Etat soit obligé de faire miroiter, de commercialiser un aspect de sa « personnalité » qui n'est qu'une façade conventionnelle et parfaitement non pertinente du point de vue fonctionnel. Parfois même, il lui faut tenir simultanément les deux rôles : Roosevelt était passé maître dans l'art de jouer alternativement tantôt la mère omnisciente pour satisfaire ceux qui réclamaient un dirigeant charismatique, tantôt le père bon enfant et inoffensif, par exemple au cours des émissions télévisées dites « causeries au coin du feu », afin de rassurer ceux que hantait la peur œdipienne du tyran... toute cette comédie aux seules fins d'être élu malgré l'authentique grandeur qui était la sienne au début. Il y a parfois des exceptions, mais elles sont singulièrement rares x. 8. La dépersonnalisation va de pair avec le morcellement et l'infantilisme. Le tout petit enfant est incapable d'appréhender une personne dans sa totalité : la mère nébuleuse et fantasmatique n'est pour lui qu'un prolongement du sein maternel qui, lui, est éprouvé dans sa réalité (133, 142, i46). Or quiconque ne peut percevoir l'autre en tant que personne totale, invariante dans le temps (145), ne saurait non plus se percevoir lui-même dans sa totalité. Quoi d'étonnant alors à ce que Freud ait vu surtout des patients souffrant de névrose à symptômes, les psychanalystes des années 30 et 40 des patients souffrant de névrose de caractère, et ceux d'aujourd'hui des patients qui doutent profondément, tant de leur propre identité que de la réalité du monde extérieur (142, i46). Or ces doutes, ces incertitudes sont systématiquement entretenus par la société. Une définition claire, quelle que soit son objet et même et surtout lorsqu'il s'agit de se définir soi-même, présuppose en effet la présence de traits caractéristiques nettement accusés d'une part et celle d'un système de références stable de l'autre. Une telle définition exige d'un cheval qu'il soit un cheval et d'une table qu'elle soit une table, et non pas cela et aussi autre chose.

Un exemple pris presque au hasard clarifiera ce point : on observe aujourd'hui une féminisation des hommes et une masculinisation des femmes. Il m'est plus d'une fois arrivé, en me promenant boulevard Saint-Michel ou Saint-Germain, ou dans les rues de Greenwich Village à New York, d'apercevoir de loin un couple indifférencié, dont je ne pouvais déterminer lequel était l'homme et lequel la femme, et cela jusqu'à ce qu'ils soient à quelques pas de moi. Il s'agit là manifestement d'un phénomène de dédifférenciation affectant un trait fondamental, analogue à cette dédifférenciation qui constitue, ainsi que je n'ai cessé de le répéter, l'une des caractéristiques fondamentales

de

la

maladie

psychique.

Or

(chap.

ix),

la

différenciation est la première condition que doit remplir tout système d'énergie afin de produire du travail. Cette règle est aussi valable en sociologie qu'en thermodynamique (148). Lorsque cette perte de différenciation porte sur un trait aussi fondamental que l'identité sexuelle, la maladie est ipso facto très grave. Et pourtant c'est une dédifférenciation de cet ordre que prônent certains « savants » — et couturiers — aujourd'hui (148) x. Pour en revenir à la dédifférenciation progressive de l'homme et de la femme qui ont tous deux la même importance et méritent la même considération sociale, cette tendance prive le « sujet » qu'il s'agit de définir, de certaines de ses caractéristiques clefs et sape les assises mêmes

de

son

identité

dans

le

même

temps

qu'elle

prive

l'observateur d'une part importante des éléments qui composent son propre cadre de références et l'amène par là à douter aussi de sa propre identité. Pour l'un de mes patients, élevé par une mère violente et autoritaire et par un père passif et veule, les termes « masculin » et « féminin » avaient perdu leur connotation normale. Pour lui, sa mère était « masculine » et son père « féminin ». A un certain stade de l'analyse, il me fallait constamment lui faire préciser : « Quand vous dites “masculin”, vous voulez dire masculin comme votre mère, ou

bien dans le sens habituel ? » et inversement, pour son emploi de « féminin ».

Pis

encore,

ce

patient

en

était

venu

à

ignorer

littéralement s'il était lui-même homme ou femme. Lorsqu'il faisait l'amour avec sa maîtresse, les chassés-croisés et interférences fantasmatiques étaient tels qu'il interprétait ce qui objectivement était bien un acte hétéro-sexuel comme un rapport entre lesbiennes, dans lequel sa maîtresse tenait le rôle de la « tribade » masculine et lui-même celui de la lesbienne féminine. La confusion d'identités ne saurait aller plus loin ! (142> i46). La société aggrave encore cette dépersonnalisation en exigeant de l'individu qu'il se montre impassible et réservé, se comporte de manière impersonnelle, qu'il demeure en retrait, s'adapte aux normes de comportement du citoyen moyen, adopte une attitude de neutralité et ainsi de suite — autant d'exigences qui peuvent se formuler ainsi : « Peu importe qui tu es ou ce que tu es en vérité. Veille seulement à te conduire selon ce qu'on attend de toi ; évite de te faire remarquer en étant toi-même... c'est-à-dire différent94. » Lorsque, dans les années 30, le nouveau chef du Ku Klux Klan, un dentiste si je ne me trompe, se vanta d'être l' « homme le plus moyen d'Amérique », un journaliste américain qui avait longtemps vécu en France s'écria : « Jamais un Français n'aurait revendiqué pareil qualificatif... même s'il l'était effectivement... Encore moins s'en serait-il vanté ! » Parallèlement à cette perte d'une identité véritable et aux tabous qui prohibent toute originalité réelle, on observe une grossière exploitation commerciale de la « marque déposée » non fonctionnelle et purement extérieure, tels par exemple ces signes distinctifs que constituent les seins bombés de Jayne Mansfield, la longue mèche de Veronica Lake, les proverbiaux quatre sous de pourboire de John D. Rockefeller ou le célèbre sourire d'Eisenhower. Selon un processus identique, un patient refusera d'abandonner un pull-over, un chapeau ou une cravate usés jusqu'à la trame, mais qu'il chérit comme sa

« marque déposée »... précisément parce que seule cette « marque » purement extérieure le différencie des autres membres de la foule anonyme. Il a besoin de cette « marque » parce qu'il ne lui reste aucun lambeau de personnalité distinctive et qu'il a perdu jusqu'au sens de sa propre identité. Il ne sait même plus parfois s'il est bien réel — même pour lui-même. Cela n'est pas pour nous étonner dans une société qui déprécie et inhibe systématiquement ce qui dans l'homme constitue son unicité créatrice, seule signifiante du point de vue fonctionnel, pour y substituer une valorisation de tout ce qui est m-signifiant sur le plan fonctionnel : la « marque déposée » ou l' « emballage caractéristique ». Dans la société moderne, la véritable individualité — le plus précieux et, socialement parlant, le plus valable de tous les aspects de l'être humain — est source de difficultés plutôt que de gratifications ; loin d'être récompensée, elle est pénalisée. Soit dit en passant, de nombreux « rebelles » qui croient faire preuve d'individualité en se conduisant de manière aberrante ne sont que des conformistes « hors contexte », qui ne s'affirment nullement en eux-mêmes, mais en opposition à leur milieu. Le beatnik de San Francisco agit conformément à l'image qu'il se fait du bouddhiste zen japonais ; l'habitant de Greenwich Village se prend aussi au sérieux dans le rôle du jeune communiste russe que son analogue moscovite dans celui du jeune capitaliste américain. Tout cela relève du conformisme et de l'anticonformisme purs et simples (chap. m et xiii). L'individualité réelle n'a strictement rien à voir là-dedans et, dans la plupart des sociétés, elle n'a pas cours et n'est pas récompensée. Aussi sont rares ceux qui osent être eux-mêmes. Et pourtant, c'est seulement à condition de s'accomplir pleinement lui-même que l'homme sera pleinement utile à la société. En outre, il ne peut atteindre à cette plénitude personnelle qu'avec l'aide de la société : Mozart ne peut fabriquer son propre piano, ni Pasteur son propre équipement de laboratoire, et c'est ce piano qui permet à

Mozart d'être lui-même : un musicien, et ce laboratoire qui permet à Pasteur d'être lui-même : un savant. Si la société pénalise, déprécie ou, au mieux, mercantilise cet aspect de l'homme, celui-ci perd toute possibilité d'atteindre au sens du Soi, à celui de sa continuité dans le temps et jusqu'au sentiment authentique

de

sa

propre

existence

et

de

sa

réalité.

La

dépersonnalisation est donc bien à un pas à peine au-delà du sacrosaint « idéal moyen » de M. Tout-le-monde ; elle se rapproche dangereusement des ultimes — et catastrophiques — conséquences du but recherché. Aussi toute société saine encourage-t-elle chez l'individu le sens du Soi — du Soi-même — et la certitude quant à sa propre identité et réalité — et celle d'autrui. Cette simple constatation suffit à expliquer le miracle, au demeurant fort peu miraculeux, de l'Athènes de Périclès, de la Florence des Médicis, de la France du milieu du xvne et xixe siècle et de l'Angleterre élisabéthaine (120). C'est la frustration de l'homme dans son effort d'individualisation, la pénalisation de son unicité qui confèrent une qualité proprement cauchemardesque à la stérile grisaille de Kalamazoo (Mich19an), de Minsk ou du Verrières de Stendhal95. Tout cela débouche, en dernier ressort, sur la double horreur du camp de concentration pour les dissidents, pour ceux qui persistent à s'affirmer en tant qu'individus et refusent de n'être que les simples rouages d'une machine, et des salles pour malades chroniques dans les hôpitaux psychiatriques où la société relègue tous ceux en qui elle a réussi à éteindre toute velléité de s'accomplir en tant qu'êtres humains. On ne manquera pas de faire remarquer qu'ayant moi-même soutenu (chap. 1) que tout groupe ethnique a sa névrose (ou psychose) privilégiée, il n'y a vraiment pas lieu de s'appesantir à ce point sur le fait que la société occidentale possède elle aussi son « désordre » ethnique type privilégié. Mais ce n'est pas l'existence même d'un désordre ethnique au sein de la société occidentale qui m'inquiète, mais bien que ce désordre soit la schizophrénie, plutôt

qu'un trouble psychologique relativement bénin, telle l'hystérie qui était si commune au siècle dernier, et l'est d'ailleurs encore dans de nombreux groupes primitifs. En effet, bien que l'hystérie soit indubitablement une névrose, elle ne désorganise pas radicalement le Moi et ne compromet pas les fondements mêmes des relations de l'homme avec son semblable et avec la réalité, comme c'est le cas pour la schizophrénie. Une société dont la névrose ethnique caractéristique est l'hystérie peut souvent éclore et fonctionner assez normalement, encore que moins bien que ne le ferait une société presque dépourvue de tendances névrotiques. Par contre, une société dont

la

psychose

ethnique

est

la

schizophrénie

fonctionne

nécessairement bien au-dessous de son potentiel optimum. Dans certains cas, elle peut même perdre totalement sa capacité de survie et s'effondrer plus rapidement qu'une société où le pourcentage des névroses relativement bénignes a atteint le seuil de saturation, encore que, selon toute probabilité, c'est à ce moment-là que commencent à proliférer les psychoses malignes (123). Je suis convaincu que, lorsqu'on fera l'histoire de la maladie mentale, on parviendra éventuellement à prouver que les sociétés qui, comme l'Athènes préplatonicienne, ont eu un fonctionnement quasi optimum n'ont connu que des désordres ethniques de type bénin, telle l'hystérie, alors que les sociétés à leur déclin : Sparte à partir du ive siècle avant Jésus-Christ, Rome à l'époque de la pire décadence, ont souffert de psychoses ethniques graves, telle la schizophrénie. Une chose est tout au moins certaine : le pourcentage croissant des névroses latentes graves et, plus particulièrement, des psychoses dans les systèmes sociaux condamnés à disparaître est parmi les faits historiques

les

plus

méconnus

(13ç)).

Seules

une

révision

fondamentale de la culture occidentale et une restructuration radicale de notre société conformément à des principes humains inspirés par la raison et le bon sens pourront empêcher la catastrophe.

Notre société devra cesser de favoriser par tous les moyens le développement de la schizophrénie de masse, ou elle cessera d'être. S'il est encore temps de recouvrer notre santé mentale, l'échéance est proche. Il nous faudra regagner notre humanité dans le cadre même de la réalité, ou périr.

Chapitre XI. Réflexions ethno-psychanalytiques sur la fatigue névrotique

(1966) Le sujet que je me propose d'aborder est la fonction psychosociale de la fatigue et l'exploitation de cet état dans les sociétés archaïques et primitives. Cette façon de traiter ce problème m'est imposée par des considérations d'ordre pratique. Le diagnostic de la fatigue névrotique exige

d'emblée

l'élimination

de

toute

cause

organique.

Or,

l'ethnologue est rarement médecin et le médecin ethnologue ne dispose pas d'un laboratoire dans la brousse. De plus, le fait qu'un sujet soit névrosé ne prouve pas que sa fatigue soit, elle aussi, nécessairement névrotique. Il est d'ailleurs parfois difficile de différencier une fatigue névrotique d'une tendance dépressive, surtout lorsqu'on ne parle pas parfaitement la langue du malade. Enfin, le primitif n'envisage pas souvent sa fatigue comme un symptôme de maladie ; il ne consulte donc ni chaman, ni médecin

occidental.

Ces

faits

expliquent

la

quasi-absence de

données

concrètes, tant dans les textes ethnologiques que dans les études de médecine

tropicale,

ou

simplement

exotique.

Il

semble,

par

conséquent, nécessaire d'aborder le problème des états de fatigue d'abord dans le cadre des situations psycho-socio-culturelles.

Prestige de l'énergie Remuants et surexcités comme nous le sommes, nous nous imaginons que l'énergie est partout considérée comme une vertu accessible à tous. Cependant, il me semble que chez Homère Athéna seule soit appelée « l'inlassable » ; Zeus lui-même s'assoupit. Un dicton arabe affirme qu'il vaut mieux être assis que debout, couché qu'assis, endormi que couché, mort qu'endormi. L'hyperactivité est parfois regardée comme dangereuse et peu souhaitable. Les Mohave, cependant fort travailleurs, prétendent que l'hyperactivité — le travail intensif et soutenu — finit par épuiser non seulement les hommes, mais même les dieux. Le héros culturel, Mastamho, épuisé par ses travaux, se métamorphose en aigle pêcheur fou et catatonique. Couvert de poux et dans un état de stupeur, il se nourrit des déchets des repas d'autres oiseaux (133, 271). Je ne connais pas l'explication officielle de la formule de salutation en usage chez les Pathans d'Afghanistan : « Puisses-tu ne jamais être fatigué ! » Peut-être souhaite-t-on à son interlocuteur de ne jamais avoir à se surmener. Les Mélanésiens de Dobu signalaient à Fortune (192) un travailleur compulsif, qu'ils considéraient comme anormal. L'inactivité peut, par contre, jouir d'un prestige énorme : on songe ici à l'immobilisme du yogi aux Indes, à l'indicible paresse et à l'indifférence de Damsan, héros mythique des Rhadé (409), capable cependant d'incomparables prouesses, au prestige de l'inactivité physique du mandarin, mise en évidence par ses ongles jamais coupés, etc. Même une activité normale semble parfois exiger une préparation spéciale. Ce sont des primitifs qui ont découvert des stimulants

comme le café, le thé, le kava, le maté, le kola, le coca, etc. Une jeune Sedang Moï du Viêt-nam du Sud m'expliquait pourquoi elle portait sur son avant-bras droit — bras de travail ! — une spirale de laiton pesant plus d'un kilogramme : ce bracelet « fortifiait » son bras. Les ressources normales du corps ne semblent donc pas suffire — et cependant, comme beaucoup d'agriculteurs primitifs, les Sedang ne sont obligés de fournir un travail soutenu plusieurs jours durant que quatre ou cinq fois par an ; de même, ils ne faisaient jadis la corvée de route (de dix jours) qu'une fois par an. Or, chacune de ces périodes d'effort était suivie d'une fête et d'une beuverie « pour payer notre âme de l'effort qu'elle avait fourni ».

Formules de travail La formule du travail intensif, soutenu, quotidien pour tous est historiquement nouvelle et, malgré sa longue « domestication », je doute que l'homme y soit bien adapté, car cette formule n'existe pas chez les primitifs. Certains chasseurs s'engagent dans des activités violentes, mais de courte durée ; les agriculteurs primitifs ne travaillent dur que périodiquement. Les premiers à travailler d'une façon monotone, intensive et continue ont été, je crois, les esclaves de l'Antiquité : ceux qui peinaient dans les mines d'argent de Laureion, dans les mines de cuivre d'Egypte, ou dans les grandes exploitations agricoles, minières et industrielles de Rome... et ils en mouraient ! Il y a même des variations raciales sous ce rapport. Les Espagnols, en forçant leurs esclaves indiens des Antilles à travailler littéralement « comme des nègres » — race plus robuste et mieux adaptée aux tropiques —, réussirent à dépeupler ces îles. Du point de vue thermodynamique, le Chinois est une « machine » fort efficace : il convertit un bol de riz en plus d'énergie que ne pourrait le faire un Blanc. On observe des faits comparables même chez les animaux. Un zèbre apprivoisé est incapable de fournir la même quantité de travail soutenu qu'un cheval — espèce longuement sélectionnée dans ce but

— peut fournir. L'élan, bien que plus grand et plus fort que le renne, est à peu près inutilisable comme bête de trait ; son métabolisme le prédispose à un échauffement qui peut lui devenir fatal (229). Le guépard, tout en étant le plus rapide des quadrupèdes, fait une crise cardiaque si on l'oblige de courir très vite pendant plus de dix minutes. Nous devons donc envisager la possibilité que le travail intensif, soutenu, pendant toute l'année, est incompatible avec les réalités de la physiologie humaine. La fatigue névrotique pourrait donc fort bien être — au moins partiellement — une défense (parfois anticipatoire) contre ce genre d'exigence. Elle pourrait ne pas être le résultat de la quantité de travail effectivement fournie, mais une anticipation défensive des conséquences prévisibles de la quantité de travail exigée conformément à cette formule. Tout en étant certainement partielle, je crois que cette explication est néanmoins valable et ne doit donc jamais être perdue de vue. L'inactivité semble n'être socialement envisagée que sous trois optiques : comme due à une fatigue réelle, résultat d'une activité intense ; comme due à une maladie évidente et, enfin, comme le résultat d'une paresse « innée ». La seule autre alternative est l'inactivité prestigieuse des ascètes, et la fainéantise privilégiée de ceux qui sont assez riches pour ne pas avoir à travailler. Mon meilleur informateur sedang, Mbrieng, un homme maigre et asthénique, était considéré comme un paresseux ; lui-même se considérait comme tel et en avait honte, comme il avait honte de sa pauvreté qui était due à son peu d'activité. C'était cependant un informateur infatigable, capable de travailler intellectuellement huit heures par jour, sept jours par semaine. Je me propose d'aborder maintenant l'exploitation de la fatigue réelle et la production intentionnelle d'un état de fatigue à des fins soit socio-culturelles, soit psychologiques, soit aux deux.

La fatigue due à un effort réel peut parfois servir d'alibi. Etant donné que le travail de la femme est assez soutenu, tant chez les Sedang que chez certaines tribus des Philippines (28), son sommeil est si lourd que parfois elle ne se donne même pas la peine de se réveiller entièrement lorsque son mari la pénètre. Si, pendant l'absence du mari, un homme profite de cette habitude de la femme pour la pénétrer subrepticement, elle peut prétendre qu'engourdie par le sommeil elle ne s'était pas rendu compte que l'homme n'était pas son mari... alibi parfait pour un plaisir défendu. La fatigue délibérément provoquée est fréquente, même dans les sociétés dites civilisées. Les « chastes » sportifs s'épuisent pour contrôler leurs pulsions sexuelles ; ils prétendent, bien à tort, les « sublimer » de cette façon. Les ménagères névrotiques apaisent leurs angoisses à grands coups de balai frénétiques. Une femme qui souffrait

d'une

grave

sténose

mitrale

surmenait

son

cœur

brutalement ; elle nettoyait sa grande maison de fond en comble chaque fois qu'elle était saisie par l'angoisse. L'épuisement volontaire se manifeste parfois aussi dans la religion. Les grands jeux athlétiques de la Grèce avaient un caractère religieux ; on s'épuisait au service d'une divinité. Au moment de leur puberté, les jeunes filles mohave (271) doivent fournir un travail inutile — elles doivent cueillir des feuilles — afin de devenir travailleuses. Dans de nombreuses sociétés, les danseurs rituels « possédés » dansent jusqu'à ce qu'ils s'effondrent, complètement épuisés. Ces états d'épuisement provoqué doivent être envisagés comme des états de quasi-ivresse — et cela d'autant plus que la fatigue est bien

une

auto-intoxication

biochimique,

et

que

ces

fatigues

appartiennent à la classe des lassitudes dites agréables. Si cette façon de les envisager est valable, ne serait-il pas utile de considérer ce genre de fatigue comme une espèce de toxicomanie ? Une sorte de parallèle existe : certains Eskimo cherchent à faire plaisir à leurs enfants en les pendant par le col ; l'anoxémie ainsi produite est

censée leur être agréable (194) 89. Je rapprocherai donc cette « toxicomanie de la fatigue » du sommeil du nourrisson, dont le sommeil béat représente, selon Ferenczi (183), une « ivresse » alimentaire. On pourrait même envisager l'existence d'une catégorie générale de plaisirs déterminés tout simplement par un changement radical du fonctionnement physiologique : appétit-satiété, éveilassoupissement, etc. Encore plus nettement : excitation sexuelleapaisement post-coïtal.

Fatigue explicable et fatigue inexpliquée Certains primitifs, lorsqu'ils se sentent fatigués après avoir bien dormi, attribuent leur fatigue aux aventures de leurs âmes, qui ont vagabondé pendant leur sommeil ; c'est donc elle qui est fatiguée. De même, les chamans, qui, soit pendant leur sommeil, soit pendant leurs crises chamaniques, envoient leurs âmes au loin, ou les surmènent, se réveillent très fatigués (133). Ces faits nous ramènent au sens psychologique de la fatigue recherchée, déjà abordée dans les paragraphes précédents. Modelée sur le phénomène paradigmatique de la fatigue post-coïtale, son but principal semble être l'obtention de la jouissance que nous fournit l'apaisement de l'excitation. Il semble y avoir, en effet, des névrosés pour qui l'orgasme n'est qu'un somnifère ; leur but principal est la lassitude agréable de l'état postcoïtal. Le plaisir de l'orgasme n'est pour eux qu'une « prime » (ou une dépense !) supplémentaire, cueillie (ou perdue) au passage. L'équipe de Dement (73) ayant découvert que le sommeil reposant exige le rêve, je serais enclin à envisager le rêve comme une « prime » parfaitement comparable à celle de l'orgasme. On rêverait donc pour pouvoir se détendre ensuite dans le sommeil. Cette explication semble tirer les dernières conséquences de la thèse freudienne, selon laquelle le rêve est le 89 Un perverti avait l'habitude de se pendre périodiquement, parce que la pendaison

déclenchait

chez

lui

accidentellement de cette façon.

une

éjaculation.

Il

finit

par

se

tuer

gardien du sommeil. En rattachant cette théorie à l'existence des rêveries hypnopompes, qui fraient le chemin au sommeil, et aussi à la définition du rêve comme l'assouvissement d'un désir, nous pourrions envisager les rêves faits pendant le sommeil comme autant de mécanismes hypnopompes, ou plutôt hypnostabilisateurs, qui se produisent au moment même où, sans ce rêve stabilisateur, on s'éveillerait90. Je note en passant qu'il existe, à mon avis, deux espèces de somnifères, au sens large du mot : ceux qui font rêver afin qu'on puisse dormir et ceux qui font dormir afin qu'on puisse rêver. On devrait donc choisir le somnifère prescrit au patient en fonction de ses besoins psychiques : en fonction des causes psychologiques de son insomnie. La fatigue provoquée comme acte d'ascétisme a été déjà brièvement mentionnée à propos des « chastes » athlètes. Un Noir américain jeune, de forte carrure et en parfaite santé, se sentait épuisé et était devenu impuissant. Il s'épuisait méthodiquement, en prenant trois-quatre fortes doses de laxatif par jour, sans en avoir le moindre besoin. C'était une manœuvre névrotique et ascétique : il recherchait inconsciemment l'épuisement et l'impuissance. J'ai pu même analyser un cas où les excès sexuels étaient un moyen de s'épuiser et de se rendre temporairement « chaste ». C'était donc une pratique

ascétique

à

rebours,

inspirée

par

deux

équations

symboliques : corps = pénis, fatigue = impuissance (« chasteté »). La fatigue réelle, due à des efforts normaux et légitimes, diminue d'ailleurs peu la puissance sexuelle ; c'est en effet dans la fatigue névrotique qu'elle se trouve surtout diminuée. Cela peut même fort bien être l'un des ressorts du « besoin » de la fatigue névrotique. En effet, le névrotique fatigué semble souvent vouloir éprouver une fatigue « agréable » du type postcoïtal, tout en faisant un détour, qui évite la prime (ou la dépense) « intermédiaire » de l'orgasme. Dans 90 L'exemple parfait serait la transformation d'un stimulus venant du dehors, et qui risquerait de nous éveiller, en matière « rêvable ».

ces cas on peut donc parler également d'une fatigue anticipatoire : à côté de la fatigue névrotique qui anticipe la fatigue que l'on éprouverait si l'on avait fourni l'effort que la formule de travail de notre société exige, on trouve une fatigue qui anticipe la fatigue postcoïtale et même l'épuisement de la débauche sexuelle. Cette dernière

catégorie

de

fatigue

se

rattache

donc

nettement

à

l'ascétisme, à l'aphanisis, à l'anhédonie et aussi à la belle indifférence de l'hystérique, si admirablement décrite dans le mythe rhadé de Damsan (409), qui ne voulait même pas se donner la peine de coucher avec ses deux ravissantes épouses et recherchait un paradis purement autarcique et narcissique, à travers un immobilisme complet.

Bénéfices secondaires de la fatigue névrotique 1. La fuite devant la réalité s'observe à Bali où, selon Mead, les gens inculpés de crimes sérieux s'endorment parfois sur le banc des accusés. Barchillon (26) décrit admirablement la fuite dans le sommeil dans certains types de névroses. 2.

La

fatigue

utilisée

comme

occasion

de

manifester

un

comportement névrotique « justifiable » est comparable, elle aussi, à l'état d'ivresse, envisagé comme circonstance atténuante (alibi). En effet, le Sur-Moi, l'Idéal-de-Moi et même partiellement le Moi sont proverbialement « solubles dans l'alcool » ; il en est de même dans la fatigue extrême et névrotique, dont le but inconscient pourrait fort bien être la ventilation (« justifiable ») de certaines tendances névrotiques prohibées. Pour autant que les effets de la fatigue névrotique s'apparentent à l'invalidisme chronique, cette fatigue peut donc « justifier » aussi les manifestations d'une passivité et d'une dépendance pathologiques. Cette fatigue est, de plus, à la fois un alibi et un chantage : « Si je ne travaille pas, ce n'est pas que je sois paresseux ; je suis simplement épuisé » va de pair avec : « Fais mon travail, je te prie — je suis trop fatigué pour le faire moi-même. » Je

rappelle ici un trait d'esprit allemand : « J'adore le travail ! Je passerais volontiers mes journées à regarder les autres travailler. » Enfin, la fatigue névrotique — tout comme l'ascétisme — implique très souvent aussi la manifestation déguisée d'une grande hostilité envers ceux qui ont droit de compter sur l'aide du « fatigué ». En étant toujours fatigués ou en devenant des ermites préoccupés uniquement de leur propre salut, les névrotiques immobilistes lèsent leurs familles et même la société, qui a droit, elle aussi, à leur travail.

Fatigue névrotique et sublimation Freud précise que, pour ceux qui sont capables de sublimer leurs pulsions agressives, le travail est une jouissance créatrice. Cela implique que la fatigue névrotique représente explicitement une faillite de la sublimation de l'agressivité. Lorsqu'une occupation quelconque ne représente pas une véritable sublimation, lorsqu'elle n'est qu'un passage à l'acte (acting out), la fatigue qui inhibe cette activité est une simple formation réactionnelle. Elle est comparable à l'évanouissement du sadique latent (qui ne se connaît pas) à la vue du sang. Cet évanouissement inhibe, évidemment, sa capacité de se précipiter sur le blessé pour le tuer, mais l'empêche également de venir à son secours91. La fatigue névrotique semble donc permettre au névrosé d'éviter les sentiments de culpabilité que déclencherait chez lui un travail ne représentant pas une véritable sublimation de son agressivité, mais seulement son acting out sous une forme déguisée. De plus, en tant que

formation

réactionnelle,

elle

permet

la

manifestation

de

l'agressivité inconsciente (sous la forme d'une agressivité passive) envers ceux que cette fatigue névrotique prive des bénéfices auxquels ils ont droit. Cela peut fort bien avoir été l'un des ressorts de la fatigue, uniquement physique, de mon informateur sedang, 91 Voir la phobie du sang d'un Indien d'Arizona (248) et l'évanouissement à la vue du sang d'un serviteur du cheikh Ousama, seigneur syrien du temps des Croisades (241).

Mbrieng : lorsque sa femme était en train d'accoucher de son cinquième ou sixième enfant et que l'on craignait pour sa vie, il refusa assez longtemps de promettre un sacrifice aux esprits, prétendant que la crise n'était pas encore assez grave pour hypothéquer ainsi ses maigres ressources familiales. Cette explication ne réussit pas à convaincre sa fille de douze ans, qui servait d'accoucheuse à sa mère : elle eut le lendemain une crise hystérique assez destructrice ; elle cassait tant de pots, etc., que le remplacement de ces objets — et les indemnités pour les dommages qu'elle causa aux autres habitants de la grande case — greva considérablement le budget familial. Je reconnais avoir avancé une théorie nouvelle de la fatigue névrotique ; je la crois plausible, sans la croire complète. Elle semble bien s'accorder non seulement avec les rares faits ethnologiques dont nous disposons, mais aussi avec le peu que nous savons de ce syndrome au niveau clinique. J'espère qu'au moins une partie de cette théorie apportera quelque chose de valable à la compréhension de cette névrose, encore si mal connue. Je note enfin que je ne parle ici que de la fatigue névrotique. La fatigue

psychotique,

qui

peut

parfois

aboutir

à

une

mort

psychogénique, dite « mort de vaudou », n'entre pas dans le cadre de la présente discussion.

Chapitre XII. Le chantage masochiste

Note ethnopsychiatrique sur la destruction de biens dans les cultes de cargo (1964) La présente étude repose sur un postulat fondamental, à savoir que si l'on ne peut diagnostiquer les sociétés et cultures en termes psychiatriques, il est néanmoins possible de donner une interprétation psychodynamique de certains processus sociaux et, singulièrement, de ceux qui — telles des éruptions massives jetées à la face de la tradition culturelle — sont peu susceptibles d'être canalisés dans des types d'activité traditionnels. Mon but principal est d'élucider le fait bien connu — trop bien connu pour exiger une documentation spéciale — que, dans de nombreux cultes de cargo, et dans certains mouvements apparentés, on anticipe la période tant espérée de joie et d'abondance par la destruction intégrale des ressources existantes. Des phénomènes similaires se seraient produits aussi dans des sociétés historiques. Ainsi, lorsque le faux Messie Sabbatai Zevi (que Sir Paul Rycaut appelle Shabethai Zebi) souleva les communautés juives de l'empire turc, « les affaires furent délaissées, plus personne ne travailla ni n'ouvrit boutique, sinon pour se débarrasser à n'importe quel prix des marchandises qui encombraient les entrepôts. Qui avait un surplus de biens domestiques cherchait à les vendre pour ce qu'il pouvait en obtenir » (408). Cette manœuvre — qui était censée hâter l'avènement de l'abondance par un appauvrissement volontairement provoqué — est parfaitement comparable du point de vue psychologique à, par

exemple, telle pratique des Indiens crow qui, lorsqu'en quête d'une Vision-qui-donne-le-pouvoir, se prétendent démunis et solitaires afin d'extorquer la pitié d'éventuels Protecteurs surnaturels par l'étalage ostentatoire de leur détresse. J'ai discuté ailleurs (103) suffisamment en détail cette technique de chantage masochiste pour n'avoir pas à en reparler ici. Je me propose maintenant d'évoquer un exemple clinique, obtenu au cours d'un traitement psychanalytique, dont la psychodynamique est, pour l'essentiel, comparable à la technique du chantage masochiste. Il s'agit d'un jeune homme qui souffrait d'une agoraphobie totalement paralysante et de nombre d'autres phobies et obsessions apparentées qui l'empêchaient de gagner sa vie et le contraignaient à demeurer aussi dépendant qu'un enfant ; il avait été, dans son enfance, souvent terrorisé par ses parents qui, pour se faire obéir, lui disaient : « Attends un peu que nous soyons morts, et tu te casseras les ongles et t'écorcheras les mains à creuser notre tombe pour nous en tirer. » Ils firent encore bien d'autres choses pour le garder en position de dépendance infantile à leur égard durant son enfance et son adolescence, mais ne s'en trouvèrent pas moins fort déçus lorsque ayant atteint l'âge d'homme, et en dépit de capacités intellectuelles évidentes, il demeura foncièrement un enfant. Au cours de son analyse, le patient prit spontanément conscience de son inexplicable infantilisme : « Si je demeure un enfant pour toujours, si mon existence même continue de dépendre de la présence de mes parents, je peux arrêter la marche du temps. En restant enfant, j'empêche mes parents de vieillir et de mourir. Si je suis un enfant dépendant, ils n'ont tout simplement pas le droit ni même la possibilité de m'abandonner en mourant. » (On notera que les parents avaient eux-mêmes inculqué à ce patient la notion d'une équivalence entre leur mort et un abandon punitif.)

Des sources chinoises nous offrent une histoire presque identique, sous forme d'un récit moralisateur où il est question d'une conduite filiale exemplaire, conforme à l'extrême respect que les enfants chinois doivent à leurs parents. « Lao Lai Tsu était un homme du pays Ch'u. Lorsqu'il atteignit l'âge de soixante-dix ans, ses parents étaient encore en vie. Sa piété filiale était très grande. Toujours vêtu de manière hétéroclite [comme les enfants], lorsqu'il portait à boire à ses parents, il faisait semblant de trébucher en arrivant dans la grande salle et restait étendu à terre98, poussant des cris pareils à ceux des petits enfants. De plus, dans l'intention de rajeunir ses vieux parents99, il restait auprès d'eux, s'amusant avec ses longues manches ou jouant avec un poulet (221). » Le chantage masochiste Il va de soi que le problème réel n'est pas de savoir si Lao Lai Tsu a vraiment existé ou s'il s'est effectivement comporté de cette manière enfantine afin de rajeunir ses vieux parents. Seul importe le fait que cette anecdote ait été recueillie (ou inventée) en Chine, et que c'est là qu'elle a circulé — objet de foi et d'admiration qui éveillait inévitablement un écho dans l'esprit de ceux qui l'entendaient ou la lisaient. Autrement dit, la popularité de ce récit « édifiant » prouve que le fantasme selon lequel il est possible pour l'homme de retarder la mort de ses parents en prétendant demeurer un enfant, est non seulement un produit de l'inconscient, mais lui sert de « preuve » que ses fantasmes sont défendables et correspondent peut-être aux opérations de la réalité. 285 Bien des symptômes névrotiques participent de la magie, de même que bien des pratiques magiques participent nettement de la névrose (115). Le problème pratique est simplement de savoir si tel fantasme particulier apparaît au niveau individuel ou appartient au domaine de la culture et, à l'intérieur de ce domaine, s'il relève du courant culturel central, ou bien d'un de ses bras morts (115). J'ai

montré ailleurs (113, chap. xvi) comment un fantasme concret, correspondant au syndrome koro des Chinois du Sud-Est asiatique, pouvait, malgré sa bizarrerie extrême, se retrouver dans une variété de contextes. L'anthropologie culturelle a beaucoup à gagner de l'étude des contextes variés, tant culturels qu'individuels, dans lesquels un trait culturel reflétant un fantasme peut se manifester.

Chapitre XIII. Le diagnostic en psychiatrie primitive : théorie générale du diagnostic

(1963) Je me propose de fonder une théorie générale du procédé diagnostique en abordant le problème historiquement, par l'analyse du diagnostic « total », c'est-à-dire du diagnostic psychiatrique tel qu'il intervient en psychiatrie primitive. Je crois que la pratique psychiatrique

moderne

peut

s'inspirer

profitablement

de

cette

contribution à l'histoire de la médecine. La difficulté essentielle de l'entreprise tient à l'extrême rareté des matériaux relatifs aux méthodes diagnostiques des guérisseurs primitifs. Dans les quelques travaux d'ethnologie qui mentionnent les désordres psychologiques, le patient apparaît — sur la page imprimée — déjà revêtu de sa qualité de névrosé ou de psychotique, son mal dûment reconnu et plus ou moins

complètement diagnostiqué, sans que soit indiqué comment ce statut — car il s'agit bel et bien d'un statut — lui a été attribué. Même les rares psychiatres qui ont étudié les pratiques psychiatriques des primitifs se sont intéressés surtout aux méthodes curatives et ont souvent

négligé

tout

ce

qui

touche

au

processus

même

d'établissement du diagnostic. Ainsi le terme de « diagnostic » ne figure

pas

dans

l'index

de

l'ouvrage

de

Laubscher

sur

la

psychopathologie des Tembou (283), et Yap, dans son excellent travail sur le phénomène du latah (468), étudie lui aussi surtout le produit « achevé »,

convenablement

étiqueté,

sans

jamais

mentionner

comment le groupe en vient à étiqueter ainsi l'individu qui souffre de ces crises. Je crois être à peu près le seul à avoir abordé systématiquement le problème de l'établissement du diagnostic dans un système psychiatrique primitif (133). Certes, nous pourrions nous résigner à cet état des choses et nous efforcer de pressurer le peu d'informations dont nous disposons dans l'espoir d'en extraire un filet de signification. Mais nous pouvons aussi adopter une démarche radicalement différente, qui consiste à essayer de tirer une perception nouvelle de cette carence même, en postulant, par exemple, que cette pénurie de matériaux

n'est

due

ni

au

hasard,

ni

à

l'incompétence

des

observateurs, mais à un certain nombre de difficultés inhérentes au processus diagnostique, tant primitif que moderne. Si cette démarche est valable, l'analyse de ces difficultés devrait accroître notre compréhension du processus diagnostique à tous les niveaux du développement culturel, ainsi qu'en tant que méthode d'investigation proprement scientifique. Parce que je tiens cette seconde hypothèse pour la seule valable, j'exploiterai ici précisément cette pénurie de matériaux en la traitant comme un fait riche en soi de significations et d'implications, et non comme un regrettable obstacle à la recherche. Mon étude est divisée en deux parties :

Dans la première, je reconstitue le processus culturel par lequel un individu acquiert le statut de personne anormale et le processus psychiatrique qui lui attribue une étiquette diagnostique ; je considère également les difficultés affectives inhérentes à l'identification et l'étiquetage d'une névrose ou d'une psychose. Dans la seconde, j'examine le problème crucial, et singulièrement négligé,

du

processus

logique

qui

sous-tend

la

démarche

diagnostique : s'agit-il du processus d'exclusion que l'on utilise en statistique pour constituer deux « populations » dont l'une est définie en termes de X = A_et l'autre (tout le reste) spécifiquement en termes de Y = A (c'est-à-dire : Y = non-A) ; ou du processus d'énumération : Xi = A„, X2 = A6, Yx = B„, Ys = B,,, etc. ? Plus simplement, je cherche à déterminer si, lorsqu'on pose le diagnostic de psychotique et peut-être aussi — et plus spécifiquement — celui de schizophrène ou de paranoïaque, ce diagnostic est établi à partir de la proposition : « M. X est non-normal » ou (si l'on me passe ce barbarisme) à partir de cette autre : « M. X est oui-fou. » J'anticiperai sur mes conclusions en affirmant qu'à l'encontre de ce qui est généralement admis et, du point de vue linguistique, automatiquement suggéré par le terme d'anormal, le véritable processus diagnostique ne consiste nullement en une détermination négative : M. X est non-normal (déviant), mais bien en une détermination positive : M. X est oui-fou. Pour faciliter ma démonstration et ne pas encourir le reproche d'avoir introduit en contrebande et en tant que prémisse latente dans cette première partie un point qui ne sera démontré que dans la seconde, je traiterai ici le désordre psychologique non pas en termes de « non-normal » ni de « oui-fou », mais simplement comme l'équivalent logique de ce qu'en géométrie analytique on appelle une « singularité » sur une courbe, tel un maximum, un minimum ou une solution

de

continuité.

Cette

définition

s'accorde

d'ailleurs

implicitement avec la conception généralement admise aujourd'hui

du névrosé et du psychotique, considérés sur un même continuum de comportement comme des spécimens déformés de l'homme normal, des individus chez qui certains processus intrapsychiques présents chez chacun de nous en sont venus à prédominer au point de rompre le fonctionnement équilibré de la personnalité. Cette conception rejoint par ailleurs mon hypothèse fondamentale selon laquelle la « névrose » et la « psychose » sont, du point de vue de l'ethnologie traditionnelle, des statuts et, très spécifiquement, des « statuts acquis », au sens même où l'entend Linton (297). En effet, pour l'ethnologue, le processus par lequel un individu vient à être désigné comme « névrosé » ou « psychotique » est remarquablement similaire à celui par lequel il se voit attribuer n'importe quel autre statut, alors que pour le psychiatre, fût-il primitif ou moderne, ce processus représente une démarche diagnostique. Cette observation m'oblige à élargir l'analyse de Linton. Un individu acquiert un « statut acquis » seulement lorsque la société le lui attribue ou décerne parce qu'elle reconnaît qu'il a effectivement accompli certains actes sine qua non et qu'il y a donc droit. Je note cependant que la distinction entre « statut décerné » et « statut acquis » est moins rigoureuse en pratique qu'en théorie. En effet, même de l'aristocrate, on peut dire qu'il acquiert son statut exalté, bien que, pour l'acquérir, il n'ait guère qu'à se donner la peine de naître (32). « Fou »

constitue

un

authentique

statut

du

point

de

vue

ethnologique. L'individu qui manifeste certains comportements bien déterminés acquiert ce statut, lequel lui est ensuite décerné (attribué) par la société qui, ce faisant, reconnaît qu'il s'est comporté d'une manière qui lui donne droit au statut (à l'étiquette diagnostique) de « fou » et peut-être aussi de « psychotique » ou, plus spécifiquement, de « paranoïaque », etc. Il peut, se faire cependant que certains individus, dont le comportement correspond à une « singularité » sur la courbe, n'atteignent pas pour autant au statut (à l'étiquette

diagnostique) de « fou » ou de « psychotique », tandis que d'autres, qui se comportent de façon strictement identique, réussissent à l'obtenir. Enfin, d'autres encore, dont le comportement ne correspond pas précisément à une singularité bien définie sur la courbe, gagnent néanmoins le statut (ou l'étiquette diagnostique) de « fou » ou de « psychotique » (ou de « névrosé ») sans l'avoir mérité. Deux exemples nous permettront d'illustrer ce point. Observation 1. — Au cours d'une discussion avec un éminent collègue psychanalyste, j'affirmais que la conduite d'un puissant personnage X

autorisait à

voir

en lui

un psychopathe.

Mon

interlocuteur affirmait par contre que cet individu ne pouvait être considéré comme un psychopathe, car sa position privilégiée lui permettait toujours — ou presque — de « s'en tirer », et de forcer la réalité à s'adapter au lit de Procruste de ses exigences et besoins irrationnels. Un personnage historique analogue fut Bayan, roi (Kha-Khan) des Avar, qui, en proie à une mégalomanie autodestructrice de caractère nettement psychotique, gaspilla les forces vives de son peuple en d'incessantes guerres de conquête qui furent autant de victoires à la Pyrrhus et ne recouvra son équilibre psychologique que dans l'ultime et désastreuse bataille où les Byzantins écrasèrent définitivement ce qui restait de la puissante armée avar (52). Observation 2. — Les Mohave croient que tous les membres d'une certaine famille sont fous, ou susceptibles de le devenir. Aussi un membre de cette famille dont le comportement se rapproche tant soit peu de telle singularité sur la courbe des comportements spécifiques de la culture mohave est-il d'emblée considéré (diagnostiqué) comme fou, alors que le comportement strictement analogue d'un individu n'appartenant pas à cette famille est jugé tout autrement (133). Deux exemples clarifieront la nature de ce phénomène :

1. Un homme réputé spirituel pourra tenir les propos les plus plats et néanmoins déchaîner le rire car il est censé ne dire que des choses spirituelles et amusantes. 2. Parce que Beethoven est considéré comme l'un des plus grands compositeurs de tous les temps, les fabricants de disques non seulement enregistrent mais parviennent même à vendre certaines de ses œuvres (la symphonie Iéna, par exemple) qui, écrites dans une période de stérilité névrotique, sont manifestement inférieures à bien des œuvres de compositeurs de moindre envergure.

I. Le processus diagnostique J'éviterai, dans cette première partie, toute allusion au problème de la formulation du diagnostic ; autrement dit, je ne chercherai pas à déterminer si le diagnostic est posé sous forme de « non-normal », ou bien

sous

forme

de

malheureusement des

« oui-fou ». difficultés

Cette

précaution

créera

d'ordre stylistique, car il est

contraire aux habitudes logiques et terminologiques des ethnologues et des psychiatres de laisser une telle question en suspens. De fait, le besoin de considérer ce problème comme résolu est si profondément inscrit dans nos habitudes logiques et linguistiques qu'il se peut que j'oublie,

par

moments,

de

recourir

aux

périphrases

qui

me

permettraient d'éviter une prise de position prématurée. C'est pourquoi je tiens à préciser au préalable que même dans les passages où, par inadvertance, je néglige de désigner le comportement qui relève en propre de la psychiatrie comme « singularité » de la courbe de

distribution

du

comportement,

il

s'agit

néanmoins

d'une

« singularité », dans le sens où on l'entend en géométrie analytique, et non dans le sens (évaluatif) d' « insolite » ou de « bizarre » que le mot « singularité » peut prendre dans le langage courant. Je tiens également à préciser la différence fondamentale entre le sens que j'attribue à des mots comme « fou » ou « dément », et celui que j'attribue à des mots comme « névrosé » ou « psychotique ». Le

terme « fou » (ou « dément ») dénotera uniquement le statut reconnu de ceux dont le comportement correspond à une « singularité » : il a donc ici un sens rigoureusement ethnologique. Par contre, j'emploie « névrosé »

ou

tout

autre

terme

à

connotation

strictement

psychiatrique dans les contextes où des critères psychiatriques objectifs permettent de conclure à la présence de phénomènes psychopathologiques authentiques, et cela sans, pour l'instant, chercher à établir si la société a ou n'a pas donné à l'individu le statut de

« fou ».

Dans

cette

première

partie,

je

laisse

donc

momentanément en suspens la question de savoir quel processus de définition (« non-normal » ou « oui-fou ») a motivé mes conclusions quant au caractère psychopathologique des phénomènes observés. Nous sommes particulièrement mal informés — aussi bien quantitativement que qualitativement — sur les techniques et les critères diagnostiques utilisés par les primitifs à l'étape la plus importante du diagnostic : celui qui consiste à reconnaître qu'il y a « singularité », qu'il est survenu « quelque chose » d'insolite. En revanche, nous sommes moins démunis en ce qui concerne le diagnostic différentiel, c'est-à-dire la dénomination spécifique d'une condition définie et diagnostiquée au préalable comme singularité (« quelque chose ne va pas »). Cependant, tant en psychiatrie primitive qu'en psychiatrie moderne, l'étape décisive n'est pas celle de

la

différenciation

entre

diverses

catégories

de

désordres

psychologiques, mais bien celle entre « santé » et « maladie » dans le domaine psychologique, et c'est là-dessus, précisément, que la carence des matériaux est la plus sensible. C'est pourquoi je m'attacherai essentiellement, dans cette première partie, à examiner le processus par lequel est établie la présence d'une singularité. Je précise d'emblée qu'une « singularité » peut être de deux types. Un type de singularité s'inscrit sur la courbe temporelle qui retrace les modalités de comportement de l'individu au cours de son existence (les changements de la personnalité). L'autre s'inscrit sur la courbe

spatiale qui retrace les modalités de comportement théoriquement prescrites (coutumières) et (ou) réellement observées par la société à laquelle appartient le patient ou par l'humanité dans son ensemble. Nous appellerons les premières « singularités temporelles » et, les secondes, « singularités spatiales100 ». « Une singularité existe en moi (en toi) »

La

première

étape

du

diagnostic



qu'il

s'agisse

d'une

reconnaissance subjective, « quelque chose ne va pas en moi », ou objective, « quelque chose ne va pas en toi » — consiste à postuler que ce « quelque chose » est un phénomène de l'ordre d'une « singularité ».

Cette

démarche

présuppose

deux

affirmations

concomitantes : « quelque chose ne va pas » et « ce quelque chose qui ne va pas me (ou te) concerne ». Une telle prise de conscience exige

parfois

une

grande

perspicacité

car

l'homme

répugne

foncièrement à admettre que puisse surgir quelque chose d'imprévu, d'incompréhensible et d'incontrôlable, et se dépensera en efforts infinis pour réduire des événements nouveaux et insolites (des singularités) à de simples variations sur un thème connu et familier. Une difficulté supplémentaire provient du fait que ce quelque chose d'insolite se présente parfois au premier abord sous forme ambiguë ou déguisée. Hippocrate (238) et Aristote (22) le savaient déjà, qui, faisant

preuve

d'une

intuition

psychanalytique

extraordinaire,

expliquent correctement pourquoi les premiers pressentiments d'une maladie (organique) peuvent se manifester sous forme de symptômes organiques dûment éprouvés — mais en rêve. Ce fait en lui-même ainsi que l'interprétation qu'en donnent les Grecs furent par la suite redécouverts par certains analystes modernes, tels Ferenczi (184) et Bartemeier (27). Au niveau logique et technique, il y a donc lieu de distinguer entre les propositions : « quelque chose ne va pas en moi » et « quelque chose ne va pas en toi », bien que cette distinction importante ait

échappé à la plupart des chercheurs sur le terrain. Et pourtant il est très important du point de vue du diagnostic d'établir si le patient sait que quelque chose, en lui, ne va pas ou s'il lui faut l'apprendre d'un autre. Je rappelle, afin de souligner l'importance de cette distinction, que la méthode classique de différenciation entre névrosé et psychotique était fondée précisément sur l'absence ou la présence de cette prise de conscience (insight) chez le patient. Cette distinction, que d'aucuns croient périmée, est certes par trop générale. Cela dit, elle contient une part non négligeable de vérité car, différent en cela du psychotique, le névrosé est à tout le moins capable de procéder à une certaine forme d'autodiagnostic, qui a trait précisément à l'étape diagnostique cruciale : la reconnaissance du fait que « quelque chose ne va pas en moi ». On peut développer l'énoncé (logiquement double) : « quelque chose ne va pas en moi (en t01) », en dégageant les trois étapes suivantes : a) Quelque chose (de non précisé) ne va pas en moi (en t01) ; b) Quelque chose qui relève du guérisseur ne va pas en moi (en t01) ; c) Quelque chose d'ordre psychologique qui relève du guérisseur ne va pas en moi (en t01). Reprenons ces trois étapes en détail : a) « Quelque chose (de non précisé) ne va pas en moi (en t01) » n'appelle pas de commentaire particulier. On énonce une constatation de fait (présence d'une singularité) et on attribue cette singularité à Soi-même ou à l'Autre. b) « Quelque chose qui relève du guérisseur ne va pas en moi (en t01) » constitue une proposition déjà plus complexe. Une telle proposition différencie, par exemple, entre : « Je n'ai pas de chance » et « Je souffre d'une névrose autodestructrice ». Il va sans dire que cette distinction est souvent moins nette dans les sociétés primitives

qu'en psychiatrie classique et que, évidente sur le plan logique, elle est moins absolue dans la perspective psychanalytique. Le primitif qui s'aperçoit que la chance brusquement l'abandonne attribuera cette singularité peut-être à une perte de mana, provoquée par un maléfice, un envoûtement ou quelque autre cause du même ordre, alors que la soudaine série d'échecs subie par un homme d'affaires à qui tout, jusqu'à présent, réussissait sera considérée — à raison la plupart du temps — comme l'irruption d'un besoin masochiste d'échouer (281) ou, plus précisément, comme signe d'une incapacité à supporter la réussite (205). En outre, dans les sociétés primitives — qui sont, ainsi que l'a maintes fois souligné Róheim (389), des sociétés à « orientation thérapeutique » —, un brusque déclin de fortune (1mputé à des manœuvres de sorcellerie ou à une perte de mana) et une véritable maladie organique ou psychologique appartiennent à un seul et même univers conceptuel et intéressent, au même titre, le guérisseur. Chez les Kikuyu, le guérisseur est habilité non seulement à soigner la maladie, mais aussi à détourner le mauvais sort (thahu) qui peut être dû à une malédiction ou à une souillure rituelle. Cela étant, et compte tenu du potentiel anxiogène des revers de fortune, même lorsqu'ils sont objectivement dus à quelque calamité naturelle, telle une épidémie de bétail survenant chez des peuples pasteurs, il reste que, parmi toutes les sociétés primitives qu'il m'a été donné de connaître, certaines singularités de comportement relèvent exclusivement de l'art du guérisseur, tandis que d'autres sont du ressort du chef de la tribu ou d'un équivalent quelconque du tribunal moderne. Par conséquent, le fait qu'une situation de stress donnée soit couramment assignée au guérisseur — ou que celui-ci affirme que le problème relève de sa compétence — constitue en soi une étape ou une procédure diagnostique significative. c) « Ce quelque chose d'ordre psychique qui ne va pas en moi (en t01) relève du guérisseur. » Une importante étape diagnostique est

dès lors franchie. Par exemple, un malade qui ressent un malaise ou une douleur quelconque peut affirmer : « Il ne s'agit pas d'un symptôme cardiaque, mais d'anxiété précordiale », ou, dans un langage plus fruste : « Je ne souffre pas d'une maladie physique ordinaire : j'ai été ensorcelé, je suis hanté par des spectres, j'ai perdu mon âme ou une partie de mon âme. » La plupart des peuples primitifs distinguent d'ailleurs assez mal entre maladie organique et maladie psychique. Ils ont plutôt tendance à imputer une dimension « psychique » aux maladies organiques, qu'à rapporter les maladies psychiques à des concomitants organiques. Ainsi, les considérations organi-cistes dont le chaman mohave Hikye :t surchargeait sa théorie étiologique des désordres psychologiques révélaient-elles moins les croyances normatives de sa tribu que ses propres partis pris idiosyncrasiques101 (133). Au niveau des symptômes réels, le patient primitif est d'ailleurs presque aussi enclin à « psy-chiser » une maladie somatique qu'à « somatiser » une maladie psychique. Assigner au psychisme un désordre vécu dans l'immédiat constitue donc

une

décision

grave

et

profondément

anxiogène ;

nous

envisagerons à présent cette décision en fonction de deux cadres de référence

totalement

distincts,

qui

tous

deux

en

soulignent

de

conscience

du

désordre

l'importance capitale. Les

résistances

à

la

prise

psychique

Il est singulièrement difficile pour l'individu de prendre conscience du fait que quelque chose, en lui, « ne va pas » — quelque chose qui atteint le noyau du Soi-même — et encore plus difficile d'assumer cette prise de conscience. Comme l'a très justement fait observer La Rochefoucauld : « Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement. » Et je citerai encore dans une tout autre veine, mais dans un même sens, cette carte de « bons vœux de

guérison » : « Il n'y a rien de psychosomatique dans votre état ; vous êtes malade, malade, malade ! » Bref, toute défaillance psychique est ressentie comme la plus amère humiliation, aussi bien socialement que subjectivement, et la société ne fait pas grand-chose pour soulager ce sentiment de malêtre et de dégradation. Un psychanalyste éminent qui est aussi un grand clinicien m'a dit un jour : « Selon moi, “psychosomatique” n'est le plus souvent qu'une ineptie, une façon de déguiser le fait que quelqu'un a raté le diagnostic organique. » Sur un mode plus léger, je mentionnerai comme le plus beau compliment qui m'ait jamais été fait cette remarque d'un psychologue : « Dans notre communauté psychiatrique, vous êtes le seul analyste qui ne dit pas de ceux qui lui sont antipathiques qu'ils “ont besoin d'une autre tranche d'analyse” ou qu'ils “sont paranoïdes”. Vous les traitez tout simplement de salauds en bon français. » La prise de conscience d'une détérioration nucléaire du Moi est comprise — consciemment, préconsciemment et inconsciemment —, tant par celui qui pose le diagnostic que au sens figuré, de manière à englober aussi la sorcellerie, les apparitions fantomatiques et autres phénomènes insolites du même ordre. Autrement dit, ce que je qualifie ici de « psychique », c'est tout simplement l'affirmation (subjective ou objective) du primitif qui prétend que la « singularité » affecte surtout son Soi-même : le noyau même de sa personnalité. par celui qui est diagnostiqué, non seulement comme l'énoncé scientifique d'un diagnostic, mais aussi comme une variante pseudoobjective et alambiquée de la constatation méprisante : « Ce type est cinglé ! » Ce malentendu s'explique aisément, car il tient à ce que le psychisme est couramment vécu comme noyau — comme centre — de la personnalité, alors que tels actes spécifiques et même le corps dans son ensemble sont perçus comme occupant une position

périphérique. Cette perception significative affleure parfois à la conscience jusque dans la vie quotidienne : Observation 3. — Un patient se plaignait de ce que sa femme le harcelait jour et nuit et critiquait systématiquement nombre de ses comportements spécifiques. Lorsqu'il lui demanda de cesser de le harceler, elle répliqua, furieuse — et fort peu rationnelle — : « Je me borne à critiquer tes actes, alors que, toi, tu portes une condamnation sur ma personnalité tout entière. » Bref, même en admettant que le primitif a moins nettement tendance que l'Occidental prisonnier de schémas dualistes à situer son corps à la périphérie de son Soi-même, il n'en reste pas moins que la maladie organique est ressentie, même en milieu primitif, comme une atteinte somme toute plus périphérique que le désordre psychologique et donc moins bouleversante, tant pour le sujet que pour le guérisseur. D'où on peut effectivement conclure que le désordre psychique est bien le plus angoissant des désordres qui menacent l'individu. La maladie mentale, menace pour le Soi-même

A.

Le

comportement

du

patient

atteint

d'un

désordre

psychologique éveille chez l'observateur la tentation pénible et profondément anxiogène d'imiter le déchaînement pulsionnel dont il est le témoin en donnant libre cours à ses propres pulsions inconscientes et refoulées. Observation 4. — Je demandai un jour à l'un de mes amis, homme d'une intelligence supérieure, qui avait eu une crise de schizophrénie paranoïde si grave qu'on avait un instant envisagé une lobotomie, si, durant sa maladie, il comprenait le sens réel du verbiage confus des autres schizophrènes. Il m'affirma qu'il avait pu le comprendre. J'ai voulu alors savoir si, à présent qu'il était complètement guéri, il le pouvait encore comprendre. « Sans doute le pourrais-je, me répondit-

il, mais je ne me permettrais pas de le comprendre, de peur d'une rechute. » Observation 5. — Un professeur de psychiatrie conseillait toujours à ses élèves de seconde année « de plonger avec le psychotique dans l'inconscient ». Un de ses étudiants refusa catégoriquement de suivre ce conseil, déclarant : « Je suis bien sûr de pouvoir descendre jusqu'au fond, mais beaucoup moins de pouvoir ensuite remonter à la surface. » Certaines cultures primitives tiennent pour évident le caractère contagieux de la maladie psychique. Observation 6. — Selon les Sedang Moï, le fantôme de la folie (kiya rûjok), qui est soi 1 un véritable être surnaturel fou, soit le fantôme d'un fou humain défunt, s'approche de l'individu et, lui mettant le bras sur l'épaule, cherche à « faire parent » (prà hnioy nui) avec lui (70) J. Observation 7. — Dans nombre de sociétés primitives, le chaman court le risque de perdre, lui-même, son âme lorsqu'il l'envoie à la recherche de l'âme égarée de son patient. Le chaman mohave qui dépêche son âme au royaume des morts pour en ramener celle de son patient, leurrée là par le spectre d'un parent décédé, s'expose à perdre sa propre Ame, que ses propres parents décédés s'efforceront de relenir auprès d eux (133, 180). Ces observations et autres phénomènes du même ordre expliquent pourquoi certains individus détenteurs de pouvoirs chamaniques refusent de pratiquer leur art. Observation 8. — Parfois un Sedang Moi à qui les dieux du Tonnerre veulent conférer des pouvoirs chamaniques boit son urine alin de dégoûter ses bienfaiteurs malgré lui et les inciter à reprendre leur don, car il craint de devenir un sorcier dévoreur d'âmes que ses voisins, furieux et terrifiés, chercheront à tuer ou du moins à vendre comme esclave (76).

Observation 9. — Lorsqu'ils pressentent, en eux l'éclosion de pouvoirs chamaniques, certains jeunes Mohave sont pris de panique et, bien qu'incapables de s'y souslraire, refusent de les assumer et d'exercer leur art (133). De

nombreuses

psychotique

qui

chamaniques

pour

cultures souvent plus

primitives précède

douloureuse

tiennent

la

brève

crise

l'acquisition

de

pouvoirs

encore

les

attaques

que

chamaniques ultérieures. Ces crises psychotiques initiales, qui semblent être des manifestations de la lutte intense et désespérée que mène l'individu contre la dislocation de son Moi et le retour du refoulé,

peuvent

s'accompagner

d'hallucinations

terrifiantes

et

d'accès d'anxiété intense. Je discute ces faits biens connus et dûment attestés dans le chapitre 1, ainsi (pie le phénomène singulier de leur scotomisation générale par des auteurs tels qu'Ackerknecht (3), Hon19mann (246) et M. K. Opler (352). B.

Ces

symptômes

psychiatriques

ont

pour

caractéristique

essentielle de diverger plus ou moins ouvertement des normes du groupe, et cela d'une manière nécessairement provocatrice, afin de satisfaire les besoins négativistes, tant idiosyncrasiques que sociaux, du patient (chap. m). Celui-ci est donc pour la société un « élément perturbateur » (77) et, comme tel, acquiert une « masse sociale » (84) considérable — très précisément, une masse sociale qu'il ne possédait pas à l'état normal et dont il tire bien souvent une satisfaction très réelle. Ainsi, l'auteur dramatique viennois Nestroy fait dire à un personnage mélancolique qu'il se complairait bien moins dans sa folie si elle ne causait pas tant d'ennuis à son entourage. A ce propos, je citerai encore le cas de la vieille Mélanésienne dont parle Rivers (387) qui, étant considérée « morte », devait être enterrée vivante et participa à ses propres funérailles — qui la mettaient en vedette

— dans un état d'exaltation joyeuse et presque hypomaniaque. Jenkins et Glickman soulignent le rôle que joue la rébellion dans tout symptôme psychopathologique (257, 258). Revenons au problème de l'autodiagnostic et plus particulièrement à cette étape décisive que franchit l'individu lorsqu'il reconnaît que quelque chose de nucléaire, de central, est radicalement atteint chez lui. Il importe de souligner expressément le caractère douloureux de cette

prise

de

conscience.

Cette

douleur

est

constamment

mentionnée par les patients en psychanalyse, qui se croient méprisés même de leur propre analyste, à cause de leur irrationalité, de leur faiblesse et de leur névrose. Comment le primitif qui reconnaît en lui-même une défaillance fonctionnelle

affronte-t-il

cette

perception

traumatisante ?

Considérons de près le cas d'un Sedang Moï qui, conscient de sa propre défaillance fonctionnelle, semblait, à première vue, s'en accommoder sans trop de mal sauf pour un certain sentiment d'humiliation. Observation 10. — Ancien chef de village (kan pley), mon père adoptif Mbra :o était, à l'époque où je l'ai connu (1933-1935), chef de maison (kan hngi :i) d'une des plus importantes longues-maisons du village de Tea Ha. Informateur remarquable, il avait conservé malgré son grand âge (environ soixante-dix ans) une mémoire étonnante. Or, peu de temps avant 1933, Mbra :o avait démissionné de son poste de chef de village, disant qu'il ne se sentait plus qualifié pour remplir cette fonction. Questionné sur ce point, il déclara : « Autrefois, j'avais beaucoup d'“oreille” (de raison, de discernement) ; à présent, j'en ai bien peu. Ainsi, il m'arrive de battre ma femme, qui pourtant est femme de bien, et ne le mérite pas » (148). En apparence, il n'y a là que le dire d'un vieillard qui a pris conscience du déclin de ses facultés psychologiques et de l'instabilité affective qui en résulte. La situation est infiniment plus complexe en réalité, car il s'agit de l'importante conception sedang de l'« oreille »,

c'est-à-dire des fonctions psychiques en général. Dans la pensée sedang, le terme « oreille » désigne également la raison et s'inscrit dans une série conceptuelle : « entendre, comprendre, raisonner » qui semble refléter une attitude pas-sive-agressive envers la vie (138). A cette attitude, on opposera, par exemple, celle des Mohave qui, orientés

plus

positivement

vers

l'action,

admettent

volontiers

l'existence d'une altération de l'entendement, mais n'en considèrent pas moins le mutisme et, en général, les troubles de la parole — c'està-dire d'un organe d'émission plutôt que de réception — comme le prototype de l'aliénation mentale (133) ; notons que cette dernière conception est proche de notre propre tendance à identifier stupidité et mutisme 102. Bien que le vieux Mbra :o soit effectivement devenu un petit peu dur d'oreille, son allusion à sa « perte d'oreille » a trait, dans ce contexte, à sa perte de discernement et non d'acuité auditive. Il se conforme en cela à la conception sedang, selon laquelle les tout jeunes enfants, les fous, les imbéciles et les vieillards n'ont pas d'oreille, même s'ils ont l'ouïe la plus fine. C. Là donc est la question cruciale : dans quelle mesure l'« oreille » (la raison) fait-elle partie intégrante du Soi-même ? Comme nombre de populations primitives, les Sedang croient en une âme qui peut se détacher du corps et même se perdre. L'une des âmes majeures, l'âme-de-la-propriété-et-du-mana, est même susceptible de varier considérablement de dimension, car elle se compose pour une large part des âmes des gens et des choses que l'on possède à un moment donné. C'est pourquoi l'instant culminant du rituel qui sanctionne la vente d'objets de valeur, tels un esclave, un buffle ou un gong, est celui où l'âme de l'objet vendu est transférée du vendeur à l'acheteur. De même, celui qui capture un esclave voit son âme s'en accroître d'autant ; mais qu'un esclave ou un buffle viennent à mourir, et son âme-mana en est diminuée. Ces croyances sont autant de variations

sur le thème de l'âme partiellement ou totalement détachable du corps (148). Considérons à présent la tendance commune aux peuples de l'Antiquité et aux primitifs à attribuer une autonomie aux différentes parties du corps. Bien que les exemples abondent, le fait a passé à peu près inaperçu des savants. Pourtant l'injonction biblique : « Si ton œil t'a offensé, arrache-le » implique clairement une autonomie de l'organe fautif. A première vue, la castration de l'homme coupable d'adultère, le poing coupé du voleur, la mutilation des jambes imposée aux épouses kikuyu fugitives, le viol punitif des épouses licencieuses

et

même

des

nymphomanes

« phalliques »

(133)

seraient des formes de châtiment ne visant qu'à prévenir une répétition de la faute *. A un niveau plus profond, ces sanctions semblent destinées à châtier l'organe fautif car il est tenu implicitement, dans de nombreuses cultures, pour très largement autonome, et donc responsable. Nous disons volontiers que « la main nous démange » pour exprimer l'envie d'envoyer une gifle, ou qu' « on a les yeux plus gros que le ventre ». L'analyse des psychotiques vient confirmer cette interprétation,

car

elle

démontre

que

leurs

actes

fréquents

d'automutilation sont des tentatives pour expulser l'organe fautif dont l'activité est perçue comme étrangère au Moi, hors de l'image du Moi (Moi-corporel), et le punir comme l'on punit un serviteur rebelle. Cette extrusion de l'organe fautif hors du Moi-corporel est particulièrement flagrante en ce qui concerne les organes sexuels. Point n'est besoin d'être psychiatre pour observer que le pénis est très fréquemment revêtu d'une individualité propre et traité comme un petit personnage familier, possédant une authentique autonomie, à qui on donne des noms caressants. Ce phénomène est très sensible chez l'-adolescent de l'un et l'autre sexe dont les organes sexuels — pénis et clitoris — sont sources de sensations nouvelles, spontanées et fortement

localisées et, par là, difficiles à intégrer au reste de son Moi-corporel (147)On admettra donc que le vieux Mbra :o, lorsqu'il se plaint d'avoir perdu l'« oreille », déplore implicitement, tant en termes culturels qu'en termes psychologiques profonds, non pas une dégradation de l'ensemble de son psychisme, mais, spécifiquement, la « désertion » d'un serviteur quasi autonome. Je n'en suis que plus convaincu que la capacité de considérer organes et fonctions comme des composantes non autonomes du Moi est un progrès considérable dans le sens d'une auto-intégration effective et une preuve réelle de maturité affective. D. La tendance à attribuer une autonomie aux divers organes et fonctions psychiques semble avoir une double origine ontogénétique. On distinguera à ce propos le domaine des rapports interpersonnels de celui des images intrapsychiques qui servent de modèles à ces rapports. 1. Dans le cadre des rapports interpersonnels, on sait — et c'est là une découverte fondamentale de la psychanalyse — que l'enfant ne parvient

à

des

relations

personnelles103

véritables

qu'avec

l'avènement du complexe d'Œdipe. Le nourrisson est aussi incapable de percevoir sa mère dans sa totalité structurale à un moment donné dans le temps, que de se rendre compte, par exemple, que la mère gratifiante de deux heures de l'après-midi forme une seule et même personne avec la mère frustrante d'une heure plus tard. Dans le contexte spatio-culturel, la mère est perçue comme un objet (partiel) : la mère est le sein et le sein est la mère. Dans le contexte temporel, les changements d'attitude de la mère — qui de « bonne » devient « mauvaise » et inversement — déterminent chez l'enfant une tendance à opérer un clivage entre la « bonne » et la « mauvaise » mère (133, i46). Ces faits sont relativement bien connus — ou devraient l'être —, encore que la littérature psychanalytique se soit attachée plus particulièrement au problème spatio-temporel de la mère, perçue comme objet (partiel), qu'à celui, temporel, de la

succession des images maternelles perçues comme mutuellement incompatibles et discontinues. 2. Quant au modèle intrapsychique qui sert de précédent au modèle interpersonnel — partiel et mal articulé — de la mère, il a étc singulièrement négligé, bien que les deux modèles soient, en fait, si étroitement apparentés qu'ils paraissent former un tout. Je crois être le seul à avoir souligné que la période des objets (partiels ou mal articulés) coïncide chez le nourrisson avec celle de l'incoordination initiale des organes et des sens et du sentiment déficient de sa propre continuité dans le temps (133, 142, i46). Cette incapacité de percevoir une image totale se situe à la fois dans l'espace et dans le temps. Dans la dimension spatiale, c'est le défaut d'intégration et de coordination musculaire et sensorielle et le sentiment subjectif de l'autonomie des organes et des sens qui empêche le nourrisson d'élaborer une image complète de la mère. Dans la dimension temporelle, c'est sa faculté réduite d'attention soutenue et son incapacité d'établir une corrélation entre deux événements ou perceptions séparés par une certaine durée qui l'empêchent d'appréhender l'identité de sa mère comme ayant une continuité temporelle, sous une forme qui persiste à travers ses changements d'humeur et de comportement. Périphérisation, étiologie et diagnostic

Au niveau des processus primaires et affectifs de la pensée (proche de cette « mentalité prélogique » décrite par Lévy-Bruhl et si injustement négligée aujourd'hui), le primitif qui reconnaît dans la « singularité » un désordre psychologique qui atteint son Moi ne parvient à assumer cette perception qu'à condition d'en restreindre implicitement la portée. « Je suis fou » constitue, en effet, une prise de conscience à tel point pénible et anxiogène, qu'il ne pourrait y faire face si sa culture ne lui fournissait simultanément les moyens de reconnaître et d'extrojeter le désordre d'une manière quasi paranoïde.

Aussi bien, les psychiatres modernes les plus avertis (127) se complaisent-ils volontiers dans des formes de pensée analogues. Dans

deux

pénétrantes

études,

Scheflen

(413,

414) »

un

psychanalyste d'esprit rigoureusement scientifique, procède à une comparaison illuminante entre, d'une part, la « théorie microbienne » et la « théorie déficitaire » telles qu'elles interviennent dans l'étiologie des

maladies

organiques

et,

de

l'autre,

diverses

explications

psychodynamiques de la « maladie » psychologique. Il s'attache, en particulier, à montrer par quel grossier processus de réification notre pensée étiologique à prétentions scientifiques en arrive à traiter de simples signes conceptuels, tels l'« amour maternel », comme des substances.

Selon

Scheflen,

cette

forme

de

raisonnement

psychiatrique découle directement de la formation médicale (donc : organi-ciste) du psychiatre. Pour ma part, j'irai plus loin : l'introduction de concepts et d'habitudes de pensée organicistes dans la pensée psychodynamique, par la fallacieuse méthode de la concrétisation déplacée est grandement facilitée par le besoin de nier la possibilité d'une détérioration vraiment fondamentale du Soi-même. Cela représente une manœuvre d'autodéfense car, dès l'instant où l'on admet la possibilité d'une telle détérioration, force est de reconnaître qu'elle peut atteindre n'importe qui — même le psychiatre *. Le patient primitif, comme bien souvent son homologue moderne, soumet d'ordinaire au guérisseur non seulement une description de ses maux, mais aussi un autodiagnostic de son cru, prêt à porter et plus ou moins complet, qui comporte des implications étiologiques parfaitement explicites : « J'ai été ensorcelé » ou « Docteur, c'est quelque chose que j'ai mangé ». Le guérisseur primitif confirme ou modifie cet autodiagnostic, mais se garde bien la plupart du temps, et surtout lorsqu'il s'agit d'un patient psychiatrique, de contester l'affirmation fondamentale, à savoir qu'il y a, bel et bien, « maladie » ; ou s'il la conteste (133), c'est seulement en ce qui concerne l'autodiagnostic spécifique et non la constatation implicite sous-jacente :

« Il y a singularité et elle relève du guérisseur. » Il en va exactement de même chez nous : le médecin généraliste qui, après examen, ne trouve pas trace d'affection organique aura tendance à accepter néanmoins l'affirmation implicite du patient qu'il est, en tout état de cause, « malade ». Il portera un diagnostic d'hypocondrie et enverra le patient qui se dit et se veut « organiquement » malade chez un psychiatre. Si grande est la tentation du guérisseur d'accepter telle quelle l'affirmation du patient qui lui affirme « souffrir d'une singularité qui relève du guérisseur » que le chaman mohave Ahma Huma :re, peu vantard de son naturel, se fit néanmoins un titre de gloire de l'exploit diagnostique suivant, selon lui l'un des hauts faits de sa carrière : Observation n. — Il fut consulté par une femme d'âge mûr qui, sur la foi de l'interruption de ses règles et de certains rêves, se croyait enceinte des œuvres d'un spectre, affection très redoutée chez les Mohave

(pseudo-cyésie).

L'ayant

attentivement

écoutée,

Ahma

Huma :re la renvoya chez elle en lui affirmant qu'elle n'était nullement malade mais bel et bien enceinte, et son diagnostic se révéla correct (133). Le guérisseur est donc naturellement disposé à admettre la conviction du patient qui affirme « souffrir d'une singularité qui relève du guérisseur » plutôt que de toute autre instance sociale. Toutefois, il accepte plus volontiers l'affirmation initiale (« je suis malade ») que l'autodiagnostic qui lui est soumis en termes nosologiques et étiologiques.

Cette

constatation

me

conduit

à

examiner

sommairement les sens du mot « diagnostic » avant d'aborder, dans la seconde partie, les problèmes de l'attribution du « statut » de malade et celui de la formulation du diagnostic. Nous sommes parvenus à une étape du processus diagnostique où une étiquette impliquant une étiologie précise est sur le point d'être attachée à une singularité ainsi qu'à l'individu chez qui elle se manifeste. Il convient donc de rappeler d'emblée que le terme

« diagnostic » a un sens très particulier. Comme l'indique son étymologie,

il

n'a

pas

seulement

le

sens

d'« étiqueter »

ou

d'« identifier », mais, spécifiquement, celui de « départager », « discerner », « différencier » (8t. 1943. 329. Marc Aurèle : Méditations. 330. Mauss (Marcel) : Sociologie et Anthropologie, Paris, 1950. 331. McCoy (H.) : No Pockets in a Shroud ; Londres, 1937. 332. McFarland (R. A.) : « The Psychological EfTects of Oxygen Deprivation

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Autorisations

de

reproduction

et

références

bibliographiques

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1940 ;

il

est

reproduit

avec

la

permission

de

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le

titre :

« Les

origines

sociales

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la

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American

Psychoanalytic

reproduites

avec

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of

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the sont

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Je ne tiens pas compte ici de remaniements purement stylistiques, de transpositions de paragraphes jl'un article à un autre, de la documentation élargie de certaines considérations et de quelques vétilles que je pus corriger ou rayer d'un trait de plume. 2 De même, dans la deuxième édition (de 1969) de mon premier livre (lo3), un ajout de quelque 20 pages élabore pleinement les implications de la simple préposition « durant », employée dans un paBsage théorique de la première édition (de 1951). 45 Pour l'équation symbolique : âtre (four) = vagin, voir Hérodote, V, 92 (236). Pour une analyse des déplacements névrotiques d'une aire d'organisation biologique à une autre dans l'interprétation des matériaux culturels, voir chapitre xv. Une analyse des « glissements » sexuels chez les (îreca anciens a été publiée ailleurs (1^7). 46 Pour une discussion systématique des différences logiques entre la Loi (sociale) et le Sur-Moi (individuel), voir (84). 47 Sur le mariage en tant que solution de compromis, voir (141). 48 Les fondements conceptuels de cette proposition ont été examinés ailleurs (92), en rapport avec une analyse de la pseudo-dichotomie entre « nature » et « éducation ». 49 Dans le même sens, un peintre soucieux d'équilibrer les valeurs de ton pourra légitimement être désireux d'introduire au centre de son tableau une grande masse, sans trop se soucier si cette masse représentera une automobile rouge ou un cheval noir.

50 Ausgegliedert : détaché par « désarticulation » d'une configuration cohérente (Gestalt). Eingebeltel : immergé dans ou intégré à une configuration cohérente (Gestalt). ?.. Ces exemples ne sont pas aussi tirés par les cheveux qu'il peut paraître. L'art a également recours à ce genre de procédés truqués : il suffit de penser à ces compositions musicales basées sur le thème de B-A-C-H (c'est-à-dire, selon la notation française, sur si bémol, la, do, si naturel) ; ou à ces thèmes de Villa-Lobos, dont la ligne mélodique, telle qu'elle est écrite, reproduit tout simplement le contour des montagnes brésiliennes, ou des édifices de New York. 51 Je rappelle que j”avais d'abord qualifié ce genre de psychiatrie : « transculturelle » (I o3), mais il me faut renoncer à ce terme que j'avais forgé pour désigner uniquement ce genre de psychothérapie, car il a été par la suite usurpé par d'autres qui s'en servent pour désigner l'ensemble de l'ethnopsychialrie. Je le remplace donc par le terme « métaculturel ». 52 Le terme de « développement normal » désigne dans le présent contexte le processus de maturation au cours duquel ne surviennent que des « névroses de croissance » (névroses dites « infantiles ») de type banal. Ces névroses de croissance ont la caractéristique unique de pouvoir se résorber sans aide psychiatrique aucune, par un simple « dépassement », c'est-à-dire sous l'action des forces inhérentes aux processus

mêmes

de

développement

et

de

maturation

psychosexuelle. De plus, à la différence des véritables névroses dont sont parfois atteints les enfants, ces névroses de croissance ne laissent

aucune

personnalité. 53

déformation

pathologique

résiduelle

de

la

Un

sentiment

relativement

non

pathologique

de

« mise

à

l'épreuve » peut dans certains cas être culturellement déterminé, comme on a pu le voir dans la psychothérapie de cette Indienne des Plaines qui appartenait à une culture où le thème de l'« épreuve » joue un rôle important (chap. xv). 54 L'inverse de cette procédure serait la tentative de traduire les Trois contributions à la théorie de la sexualité dp Freud (197) dans le babilla^ d'un bébé. 55 Nom de tribu fictif. 56 Comme l'a {ait spirituellement remarquer l'helléniste Most's Hadas, dans notre, société, c'est à un seul Dieu que l'athée ne rrnil pas. 57 Une esquisse de cette théorie a fait, en 1965, l'objet d'un exposé devant la Société de médecine psychosomatique. 58 a. Róheim (3go) avait déjà reconnu le caractère problématique de ces stades pour l'étude de l'enfance primitive. 59 Fait déjà noté par Diodore de Sicile (156. I, ixxxix, 6). 60 On retrouve presque la même métaphore dans un livre récent de Lorenz (306). 61 C'e9t à tort que cette parole est communément attribuée à Talleyrand qui ne faisait que citer Edward Young (1682-1765) in Amour de la renommée (470).

62 Latte de bois fixée au bout d'une lanière qui, lorsqu'on lui imprime un mouvement giratoire, produit un grondement intermittent. Le rhombe intervient dans nombre de pratiques rituelles. 63 Comparer avec la conspiration ourdie contre le nouveau-né Cypselus dont on avait prédit qu'il détrônerait les Bacchiadae et deviendrait tyran de Corinthe (Hérodote, v, 92). 64 Un coup d'oeil sur les méthodes d'avortement inventoriées dans mon livre donne les indications suivantes : douze tribus utilisent une forme non spécifiée d'« effort violent » ; vingt autres spécifient le genre d'effort requis, par exemple « sauter de haut » ; cette dernière technique, couramment utilisée en Europe, est aussi celle préconisée par Hippocrate qui, prenant pitié d'une jeune flûtiste enceinte, lui conseilla de sauter et de danser frénétiquement (362). 65 Dans La Ruée vers l'or, Chaplin et son compagnon d'infortune, le gros Jim, énorme brute hirsute, meurent de faim dans une cabane au fin fond de l'Alaska. Au cours d'une hallucination provoquée par la faim, le gros Jim voit sa victime — Chariot — sous la forme d'un coq sautillant

à

travers

la

pièce ;

ce

n'est

qu'après

l'avoir

ainsi

métamorphosé -qu'il cherche à le tuer et à le dévorer. 66 L'« analyse » est prise ici dans le sens mathématique de « calcul intégral ®t différentiel ». 67 Dans une discussion sur la « réalité » des phénomènes de télépathie (1l 2). 68

On doit sans doute envisager ce phénomène et celui de la noninhibition de ce réflexe en fonction des théories de H. Jackson sur les mécanismes de dissolution et de libération (253). 69 Je ne puis tenir compte ici du fait que de nombreuses espèces de poissons dévorent leurs petits — car les poissons n'élèvent et ne connaissent pas leur progéniture. De plus, en attribuant la dévoration des petits et l'ingestion du placenta à une sorte d'instinct qui porterait l'animal à dévorer tout ce qui est petit et faible, Lorenz (307) se livre à une multiplication gratuite des hypothèses. 70 Pour la morsure du sein par un serpenteau, voir Stésichore (434) et Aeschyle (7). 71 Soit, peut-être, l'équivalence chat = vagin : on sait que la « chatte » désigne en argot courant le vagin. 72 Les manifestations et fantasmes cannibaliques de l'adulte ont été systématiquement passés sous silence dans la littérature ; nous n'en voulons pour preuve que le Répertoire de Grinstein (223) où ne sont cités en tout et pour tout que quatre études sur le sujet, réparties sous deux rubriques : « Anthropophagie » et « Cannibalisme ». Des références complémentaires portant sur le « sadisme oral », etc., renvoient à des travaux qui traitent essentiellement de fantasmes cannibaliques infantiles ou analysent les sources infantiles de ces pulsions cannibaliques. 73 La mythologie grecque abonde en indications dans ce sens : Dionysos dévoré par les Titans et se comportant lui-même en cannibale

dans

son

rôle

d'adulte

« omophage »

(fantasme

réactionnel) ; Pélops cuit par son père et dont l'omoplate est

consommée par Déméter qui, gravement déprimée par la perte de sa fille, éprouve des désirs cannibaliques déclenchés par sa dépression ; les enfants de Thyeste, cuits et servis, au cours du funeste banquet, à leur père qui les mange « à son insu » ; le meurtre d'Itys par sa mère, la vindicative Procné, qui fait cuire sa chair et la sert à son père Térée ; le sacrifice cannibalique d'un enfant à Zeus Lycaeus, etc. 74 Cf. infra, l'équation : cheville = pénis. 75 L'observation suivante éclaire, je crois, un aspect du processus de sublimation : en quelques mois de traitement, la représentation du corps humain se modifia sensiblement dans les dessins du patient. Alors

que,

dans

les

dessins

préthérapeutiques,

le

corps

des

personnages semblait privé de tonus musculaire, s'affaissant et s'effondrant comme des bonshommes de neige ou des figurines de cire au soleil, dans les croquis ultérieurs il présentait un net regain de tonus, même lorsqu'il s'agissait de figures au repos. Ses peintures post-thérapeutiques étaient même caractérisées par des contours particulièrement vigoureux. 76 Certains malades assimilent le volume des excréments à celui de l'abdomen, de l'anus ou des fesses, et la quantité d'urine au volume de la Vessie ou du pénis (143). 88 Crise de folie furieuse et meurtrière. 89 Violent et sentimental — larmoyant même — lorsqu'il est soûl, l'Américain n'a que vertueux mépris pour celui qui fait preuve d'émotivité lorsqu'il est sobre. De même on a pu voir dans les années 20 la très exaltée Action française s'acharner à ridiculiser le « violoncelle de Briand ». L'étrange figure de l'Homme nouveau, idéal

impassible, désincarné et affectivement glacé de l'intelligentsia russe, elle-même

si

profondément

émotive

et

passionnée,

a

été

admirablement analysée par Alain Besançon (40). Peu de gens se révèlent plus violemment émotifs dans la vie réelle que les théoriciens de V « acédie » contemporaine ; à bon entendeur, salut ! 90 En Amérique, les boutiques de quartier affichent souvent leurs intentions amicales à l'égard du client : « L'Épicerie de l'amitié » ou « Pour vous servir avec le sourire ». Il semble bien qu'on soit sur le point d'en venir là aussi en France : les transactions quotidiennes impliquant des rapports humains commencent à perdre elles aussi leur tonalité affective. Des slogans publicitaires, tels ceux que j'ai cités

pour

profondes.

l'Amérique, Un

de

mes

reflètent patients

des

attitudes

jugeait

des

psychologiques « bonnes »

ou

« mauvaises » dispositions à son égard de ses amis et collègues uniquement d'après l'expression de leur visage, c'est-à-dire d'après la présence ou l'absence de sourire, seule manifestation de 91 Les domestiques d'une clinique psychiatrique située dans un pays relativement sous-développé, où les relations affectives jouent encore un rôle de premier plan, causaient bien des ennuis aux analystes car ils s'obstinaient à les épier par les trous de serrure et les vasistas, convaincus qu'ils finiraient bien par découvrir le médecin dans les bras de sa patiente. 92 Je note que personne ne semble condamner les physiciens russes qui ont rendu le même service à leur propre pays. 93 Chez les Khasi matrilinéaires, le lait est considéré comme un excrément (226). 94

Voir, par exemple, l'analyse érudite mais combien spécieuse de l'amour courtois que donne Nelli (350) et les stupéfiantes conclusions qu'il en tire en ce qui concerne notre propre culture. Voir aussi la nouvelle mode des sacs à main pour « hommes ». 95 Il n'y a pas là contradiction. La critique du xixe siècle que fait Stendhal est à la fois le produit et la gloire du xixe siècle. Le xxe siècle est incapable de produire une telle critique, tout ensemble constructive et affirmative. 98 Je suppose que, ce faisant, il renversait la boisson qu'il apportait à ses parents, les frustrant « par hasard exprès ». 99 L'italique est de moi. 100 Le terme « spatial » convient parfaitement dans ce contexte, car l'on peut considérer la société et le comportement de ses membres comme un « ensemble » multidimensionnel, c'est-à-dire comme un « espace » au sens mathématique (84). 101 Il n'est point besoin de préciser que, dans le contexte de ce paragraphe, le terme « psychique » doit être pris au sens le plus large, presque 102 L'association est plus probante en anglais qu'en français : dumb • muet, stupide. Le nom que donnaient les Grecs aux non-Grecs — auxquels ils s'estimaient supérieurs — prétendait imiter le parler « confus » des étrangers (barbar01). 103

Chez les Cheyenne, la femme adultère est soumise à un viol collectif, apparemment destiné à la dégoûter à jamais de la sexualité (303), alors que chez les Mohave, le viol collectif et l'ablation du clitoris des nymphomanes phalliques agressives (kamalo :y) (98) et le viol des tribades lesbiennes (les « masculines s) (78) sont censés, au contraire, restituer à ces femmes une féminité normale. Je note d'ailleurs que seule la lesbienne qui joue le rôle masculin est ainsi violée. Sa partenaire ne l'est pas. 104 Bien que Lowie se soit toujours défendu de connaître la psychologie, il élait, de par sa nature, un très lin psychologue pratique, qui avait le sens du psychologique. 105 Ma formulation rejoint ici celle de Mach, qui affirme qu'il n'y a de lois dans la nature que celles que nous y mettons ou que nous lui attribuons,

lorsque

nous

tentons

de

généraliser

à

partir

d'observations de phénomènes discrets. 106 Cela est contenu implicitement dans la notion de catégories de l'esprit humain proposée par Durkheim et Mauss. En effet, chaque culture « possède » un système de parenté, un système économique, un système législatif, un système de connaissances, un système religieux, etc., et cela en dehors du fait que son système de parenté diffère de celui de telle autre culture, etc. Dans le présent contexte — c'est-à-dire pour ce qui est de l'utilisation de ces catégories dans le discours scientifique — il importe fort peu de savoir si ces catégories « structurantes » sont inhérentes à la culture envisagée ou si c'est l'observateur (qui peut appartenir lui-même à cette culture) qui les lui attribue (chap. xvi). 107

a. Il convient de rappeler les raisons qui m'ont incité à modifier ma terminologie. Originellement, j'avais forgé le terme « psychothérapie transculturelle » afin de souligner la distinction entre cette démarche et la « psychothérapie interculturelle ». Malheureusement, on m'a emprunté depuis lors ce terme (sans jamais, bien entendu, en mentionner l'origine) et, ce qui est plus grave, en le dépouillant du sens spécial que je lui avais attribué. Le terme « psychiatrie transculturelle »

a

interculturelle »

et

ainsi

acquis

même,

de

le

sens

manière

de

« psychiatrie

plus

générale,

d'elhnopsychiatrie. Incapable de renverser cette tendance en matière 108 Ugh est censé être l'exclamation monosyllabique type du PeauRouge laconique. 109 Loy the poor Indian : début d'un discours larmoyant qui a acquis aux États-Unis un sens éminemment ironique.. 110 J'ai discuté ailleurs (104) la différence entre une confrontation et une interprétation, plus particulièrement en ce qui concerne le moment opportun de leur introduction en cours d'analyse. 111 Au début de l'analyse, elle m'accusa même une fois avec colère de fixer avec insistance ses seins, que j'aurais pu « fixer » à longueur de journée sans rien voir qui valait la peine d'être vu, car elle était parfaitement plate de poitrine, chose qu'apparemment elle ne pouvait admettre, et cela d'autant moins que les seins étaient pour elle aussi des organes phalliques. 112

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