Essais sur l'Amérique latine

Table of contents :
Quinze jours dans les maquis vénézuéliens
Le castrisme : la longue marche de l'Amérique latine
Amérique latine : quelques problèmes de stratégie révolutionnaire
Le rôle de l'intellectuel
Entretien avec les étudiants de La Havane

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cahiers libres 108

essais sur l'amérique latine

DU MEME AUTEUR

Révolution dans la révolution ? (Cahiers Li­

bres 98, 35 ° mille).

Le Procès Régis Debray.

régis debray

essais sur l'amérique latine

FRANÇOIS MASPERO 1, place paul-painlevé, v• PARIS 1967

C, 1967, Librairie François Maspero

Tous droits de traduction réservés pour tous les pays

Note de l'éditeur Lorsque Régis Debray a demandé, en février 1967 que Révolution dans la Révolution ? soit publié dans la collection c Cahiers Libres >, son idée première avait été de faire précéder, dans le même livre, cet essai de deux autres, antérieurs : Amérique latine : quelques pro­ blèmes de stratégie révolutionnaire et Le cas­ trisme : la longue marche de l'Amérique latine. Il s'agissait d'essais écrits en 1965, au retour de son long périple en Amérique latine, donc avant ses discussions de l'année 1966 avec les diri­ geants cubains. Ils représentaient ainsi une étape dans son travail, indispensable à son déve­ loppement ultérieur, tout en étant dépassé par celui-ci. Si, finalement, l'essai fut publié seul, c'est surtout pour cette raison matérielle que le temps pressait, Régis Debray désirant que la publication du texte français se (asse le plus près possible de celle, déjà faite, a La Havane, du texte espagnol. Aujourd'hui que Révolution dans la Révolu­ tion ? a connu le succès que l'on sait - dont une partie est due plus à la p_ublicité, pas tou­ jours de bon aloi, qui a été farte à l'emprisonne­ ment de son auteur qu'à la valeur intrinsèque du livre -, nous avons décidé d. publier ce re-

cueil des essais antérieurs pour montrer ce qu'a été vraiment l'itinéraire de l'auteur dans son tra­ vail, non seulement pour l'enseignement que le lecteur peut en tirer, mais pour couper court à certaines systématisations abusives que l'on a cru pouvoir imputer à Révolution dans la Révo­ lution ? Une première version de Le castrisme : la longue marche de l'Amérique latine a été publiée en 1965 dans les Temps Modernes. Le texte que nous publions a été mis à jour par l'auteur en 1966. Quelques problèmes de stra­ tégie révolutionnaire a été publié en 1965 dans les Cahiers marxistes-léninistes et reproduit à Cuba dans la Revista de la Casa de las Américas. A ces textes, nous avons joint un troisième, écrit par Régis Debray un an plus tôt, au cœur même de son expérience vénézuélienne, pour la revue Révolution de Paris : Quinze jours dans les maquis vénézuéliens. Répétons-le : ces trois textes ne peuvent Mre compris qu'au sein d'un travail et d'une pensée qui aboutissent à Révolution dans la Révolu­ tion ? Et pas plus qu'ils ne peuvent en être séparés, ils ne peuvent être lus en faisant abstrac­ tion des dates auxquelles ils furent écrits. En ce qui concerne le premier en date surtout, les faits ont évolué et l'auteur lui-même a dû ré­ viser par la suite certaines données, certaines appréciations. Le rôle de l'intellectuel dans la révolution est une réponse à une enquête de Carlos Nunez publiée dans l'hebdomadaire uruguayen Marcha en 1966. Il n'est guère de revue, ou de publication révolutionnaires latino-américaines, qui ne l'aient reproduit ou ne s'en soit fait l'écho. Enfin, le texte de son entretien avec les étudiants en phi­ losophie de l'Université de La Havane en jan­ vier 1966, alors même que se déroulait la Confé­ rence Tricontinentale, est resté inédit.

Nous sommes convaincus que cette publica­ tion sera utile à tous ceux qui veulent pénétrer ou vivre le processus révolutionnaire de l' Amé­ rique latine, et jouera, sur le plan de la théorie, le même rôle que sur le plan de la pratique l'exemple du militant révolutionnaire Régis Debray. Octobre 1967.

I Quinze jours dans les maquis vénézuéliens

Un chemin de terre carrossable ; autour de la voiture arrêtée feux éteints, la scie des cigales, la poussière suspendue dans l'air froid, et le silence : c'est mmuit en montagne. Un clair de lune permet de distinguer les formes proches. mais noie les distances. D'un côté de la route en surplomb, une forte pente noire - rocailles et buissons. En contrebas, très loin, une traînée de lumières, la ville de Coro et, derrière, la mer Caraïbe. Soudain, un sifflement, un cri chuchoté un autre qui lui répond, et les buissons se met­ tent à craquer, des pierres roulent, trois, quatre, cinq hommes se dressent, en uniforme, fusil en main, et sautent sur la route. Je pense : joli tra­ quenard, nous sommes faits. Surprise : nos ca­ marades sortent de la voiture et vont au-devant des agresseurs. On lance des noms dans le noir pour se reconnaitre, on serre des mains, on flaire. Ceux qui viennent de la montagne, plus ou moins barbus, ceux d'en bas, en manches de chemise, frais, imberbes et dépaysés. Rapidement dans le désordre des rencontres, des méprises, des ju­ rons étouffés, on se passe le matériel. Ceux d'en haut donnent le paquet de lettres, de rapports. Ceux d'en bas sortent de la voiture des bidons d'essence pour les grenades explosives, les muni­ tions, les piles électriques pour les lampes de poche et les radios. Trois minutes sont à peine passées qu'une voix chuchote l'ordre de partir. Le matériel, fourré dans des sacs de jute, est vite réparti à dos d'homme, l'ordre de la colonne fixé, et la montée commence à pleine pente, tan-

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dis que repart la voiture, silencieusement. Inter• dit d'allumer les lampes de poche, nous sommes à découvert. Ces hommes que j'avais pris pour des soldats de l'armée régulière en embuscade, et qui cou­ rent sur les pierres, une vingtaine de kilos cha­ cun sur le dos, appartiennent à une autre armée, pas tout à fait régulière encore : les F. A. L. N. 1• Je viens d'entrer en contact avec le front guéril­ lero du Falcon. Beaucoup d'heures de marche nous séparent du premier campement. Les F. A. L .N. mènent un double combat : la guérilla urbaine et la guérilla rurale. Division géographique et tactique d'une armée unique dont la structure militaire reste inchangée : à la base, l'U. T. C., l'Unité Tactique de Combat, quatre à six hommes ; le peloton, trois U. T. C. ; le détachement, trois pelotons ; la brigade, trois détachements, et la colonne, trois brigades. Jus­ qu'à présent la guérilla urbaine caractéristique de la révolution vénézuélienne a plus attiré l'at­ tention. A l'étranger surtout, on ne parle que des coups de main des F. A. L. N. urbains : attaques terroristes contre le potentiel indus­ triel et militaire de l'impérialisme (pipe-lines, raffineries, chaînes des grands magasins, Rocke­ feller et autres), détentions de militaires ennemis (colonel Chenaux), séquestrations publicitaires (Di Stefano). On parle beaucoup moins de la lutte en profondeur des U. T. C. urbaines : har­ cèlement des cor:es répressifs, destiné à accélérer leur démoralisation et désagrégation, récupéra­ tions d'armes, évasions organisées, prise et occu­ pation des ranchitos (gigantesques bidonvilles qui cernent Caracas), distribution de vivres et de jouets confisqués aux entreprises nord-améri­ caines. Tout cela, c'est c Caracas la roja >, où la police ne se risque plus par patrouilles isolées, où le gouvernement doit envoyer , en cas de ba­ garre, son cc,rps d'élite avec blindés et mitrail1. Forces Armêes de Ltbêratlon Nationale.

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leuses : la Garde Nationale (F. A. C., Forces Armées de Coopération), aidée de la police poli­ tique, la Digepol. Les détachements urbains du F. A.L. N. opè­ rent aussi dans la province, mais la leur im:por­ tance passe au deuxième plan par rapport a la guérilla rurale. A Coro, à Punto FiJo, à Bar­ quisimeto ils s'articulent directement sur la gué­ rilla rurale de Falcon et du Lara. Un front de guérilla ne peut pas durer longtemps s'il n'est le sommet d'une pyramide comP.lexe. Il lui faut une organisation politico-mihtaire capable de faire la chaîne entre le centre urbain et la cam­ pagne ; enfin, dans l'environnement immédiat, une paysannerie organisée, terre nourricière d'où les guérilleros tirent toute leur subsistance. Cette image serait inadéquate, encore plus au Vene­ zuela qu'ailleurs, si l'on n'ajoutait que cette pyra­ mide se construit à la fois par le haut et par le bas, c'est-à-dire que, comme l'indique Che Gue­ vara dans la préface à la Guerre de guérilla, un foyer de guerilla peut accélérer la crise natio­ nale et aiguiser la lutte de classes, provoquer la mise sur pied de cette organisation politico-mili­ taire destinée à l'appuyer et révéler à elle-même une paysannerie révolutionnaire. Au Venezuela la guérilla existe depuis deux ans ; les fronts se sont multipliés sur le territoire : Falcon, Lara, Charal ; les effectifs ne cessent de grandir. Bé­ tancourt a annoncé leur liquidation plusieurs fois, jusqu'à la dernière des fausses nouvelles réeercutée récemment par un magazine fran­ çais : pour la sixième fois Douglas Bravo serait mort. Mensonge ! Ce sont les forces de répres­ sion qui ont subi des pertes sévères (seRtembre­ octobre 1963), tandis que la guérilla n a perdu, sur ses lignes extérieures, que quelques hommes. Pour monter au Falcon il faut passer le deuxième échelon de la pyramide : l'organisa­ tion de la ville. Dans la clandestinité urbaine de Coro, il existe un service à part, spécialement chargé des contacts avec la guérilla ; il s'est donné le nom ironique de C. I. A. (Correo, Infor-

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maci6n. Abastecimiento 2). Même dans une mon­ tagne très étendue où la population est très dispersée, l'auto-subsistance d'un groupe de com­ battants, vivante symbiose avec le milieu, est matériellement impossible. Il est impossible de se nourrir sur place ; pour la viande : la chasse. Pour le reste, mais, bananes, café, sucre s'ob­ tiennent des paysans. Mais d'où viendraient les médicaments pour les malades, les pièces de rechange pour les postes émetteurs, les piles électriques pour les lampes de poche, les blocs électrogènes pour les télécommunications, l'es­ sence pour les explosifs, l'huile pour l'entretien des armes, les journaux, les livres pour lire et apprendre à lire ! Il faut monter tout cela à dos d'homme de la ville. Un paysan analphabète, sans électricité, sans radio, sans voiture, et qui n'est pas censé se soigner quand il est malade ainsi sont la plupart des habitants du Falcon ne peut pas sans se dénon_cer aller racheter ces produits au village. Il est difficile d'autre part à un maquis de s'approcher en armes et en muni­ tions chez l'ennemi, du moins à un rythme suf­ fisant pour compenser la croissance des effectifs et la détérioration des armes déj à possédées due à l'humidité, à l'usure. Sans compter les relais des postes récepteurs installés à la ville. Il faut donc une organisation urbaine. Le C. I. A. opère dans des conditions incroyablement difficiles : aucune comparaison avec Caracas où l'anonymat est facile et où la complicité des « barrios » 3 est assurée. A Coro, grosse bourgade coloniale trompeu sement endormi e sous le soleil, déserte la moitié d u jour, tout le monde se connaît, se compte et se surveille : un visage nouveau fait sensat ion, une voiture nouvelle est vite repérée, le policier est l' « ami > du communiste parce qu'ils sont voisins, la liste des vieux militants du P. C. 2. CourTler, Informati on, Ravitai ll ement. 3 . Quarti ers populai res de Carocas. La Chameca, Lidice, San José, El Val le, Lomas de Urdaneta, Pro-Patrla, 23 de Enero, etc., sont les b arrlos les plus combatifs.

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est quasi officielle car au temps de l a légalité encore récente, ils n'avaient aucune raison de se cacher. Tous les corps répressifs se sont installés à Coro, centre de la zone d'opération : Digepol (Police Politique), Sifa (deuxième bu­ reau vénézuél ien), armées, Garde Nationale, et les « crapauds > (indicateurs en civil), amenés de Carac .... s pour s'infil trer dans la ville sou s les couverts les plus honnêtes. Pas d'université à Coro, mais beaucoup d'ouvriers : ouvriers ré­ duits au chômage par les raffineries voisines de Cardon y Punto Fij o, par suite des réductions de main-d'œuvre opérées par la Standard Oil et la Shell ; ouvriers chassés de leur emploi à cause de leur appartenance à la C. U. T. V. 4 : ouvriers aussi, chassés de la campagne par l'absence de terres, par les hypothèques, et vi­ vant au j our le j our de petits commerces plus ou moins licites. Bien qu'organisé militairement en U. T. C. et pelotons, le C. I. A. n'est pas armé. Connaissant la région à fond, il a ses itinéraires particuliers pour passer à la montagne, ou mieux, il u tilise le chemin de tout le monde. L'arme unique, c'est l'intelligence dans cette guerre bizarre que mène le C. I. A., où l'essentiel est d'esquiver le combat, où le principal ennemi à surveiller, c'est soi-même : l'imprudence, le manque de discer­ nement dans le choix d'un intermédiaire, d'un refuge en ville, d'un relais que l'ennemi peut trop facilement corrompre, une recrue hasar­ deu se, une panne de voiture au mauvais mo­ ment, un mot de trop. Ce qui garantit la sécu­ rité du travail du C.I.A., c'est l'extraordinaire connaissance pratique que les militants ont de la région, de son histoire, de ses classes sociales, de ses coutumes de vie. Au reste, ces pères rle famille anonymes et tenaces ne sont j amais montés à la guérilla bien qu'ils aient fait passer des dizaines de combattants venus du reste du 4. Confédération unifiée d e s Travailleurs vénézuéliens, très ex posée à la répression. 2

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pays. De la montagne, ils ne connaissent aue les lignes de contact, les points de rencontre habi­ tuels. Ils parlent des guérilleros en vieux amis en ne les voyant presque ) amais : ils sont l'en­ vers nocturne de la guerilla. Sans e ux, elle serait en voie d'asphyxie. LA M ONTÉE VERS LE MAQU IS

De longues journées de claustration dans .me maison et l'ordre de départ arrive. Il avait été plusieurs fois remis, à cause des mobilisations de dernière heure sur les outes de la Garde Nationale, d'un renforcement imprévu du con­ trôle des « alcabalas > 5 • Des membres du C. I. A. viennent nous chercher en voiture. Change­ ment de voiture. A côté du chauffeur, deux re­ crues guérillos de Coro même. Route longue. Les alcabalas prévus sont passés sans difficulté. Le contrôle officiel est constant le long de la route. D'incroyables signaux balisent notre che­ min ; en cas de patrouille ennemie, de barrage routier imprévu, nous serions prévenus à temps. A un tournant, un camarade me souffle : c A partir d'ici, nous sommes en territoire libre d'Amérique. > Rien n'a changé ; même nuit, même montée, mêmes arbres fantasmagorinues le long du chemin. Il faudrai t être derrière les arbres pour comprendre. Les deux nouveaux sont calmes. Leur bagage : une tenue de rechange dans un sac en plastique. Puis ce fut la fausse embuscade, la rencontre avec ces six hommes j oviaux et simples. On n'a pas le temps de se parler : on marche très vite. Au cours de la montée, nous nous arrêtons à une case de paysans, murs de bois, toit de chaume, une seule pièce. L'homme attend sur le pas de la porte et vient au-devant de nous, appelant les guérilleros par leur nom. Nous en5. Poste de contrôle routier in stallé sur toutes les routes du Venezuela.

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trons prendre un café. Les hamacs sont accro­ chés au travers de la pièce, les uns au-dessus des autres ; la femme, les enfants, les vieux se réveillent et nous entourent ; les manières des uns et des autres sont un étonnant mélange de solennité et de camaraderie. On nous offre le café, un avocat coupé en huit, quelques gor­ gées d'eau à chacun. Terri, le chef de la colonne, sort une aspirine de sa poche pour un des petits, fiévreux, et l'on reprend la montagne avec la bénédiction de Dieu sur nos têtes, que nous envoie la mère de famille. Les heures de la r uit se passent à marcher, à escalader, à sauter, à tomber sur les rochers coupants. Nous som­ mes en pleine forêt, on peut à présent allumer les torches. Chaque deux heures, une halte. Plus souvent, un affût : le chef de file fait un geste d'arrêt. Un bruit derrière les feuilles. Alors, on éteint les torches électriques, on s'im­ mobilise, accroupi dans le noir. Terri qui nous conduit s'enfonce dans la forêt. Cochon sauvage ou singe ? Ces petites battues qui interrompent la marche ne sont pas pour nous protéger, mais pour essayer de ramener de la viande. C'est assez important pour compenser le risque de faire localiser la colonne par un coup de feu. Tout le monde est tendu. A voir la déception quand Terri revient bredouille, annonçant que c'est un cochon sauvage mais qu'il s'est enfui, je commence à comprendre quelle est l'impor­ tance de cette lutte constante avec la nature. Le Falcon n'est pas la Sierra Maestra : ici, pas d'élevage, pas de fruits à profusion, mais une faune sauvage et dangereuse, serpents, pumas, serpents d'eau dans les mares. Le relief est acci­ denté : u ne terre volcanique, humide, froide - jl pleut souvent - coupée de ravins, de pré­ cipices, de rochers coupants qui blessent les j ambes, les mains. Pour combattre, il faut d'abord rester vivant. Un homme qui a vécu à Paris, Moscou ou Caracas, peut-il penser sans difficulté que chaque besoin vital satisfait, cha­ que morceau de viande avalé, chaque jour passé

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sans fièvre, doivent être le produit d'une atten­ tion continue, sourcilleuse, du moindre de ses gestes, d'un travail têtu de défense et d'alerte contre le milieu environnant ? Importance ex­ trême de la chasse, éducation de l'œil, de l'odo­ rat, sans cesse à l'affût pour déceler quand passe un singe, 30 mètres plus haut, au sommet des arbres, ou le moindre froissement de feuilles. Ici, on chasse même de nuit, lumières éteintes. Il n'y a pas de faits d'armes q_ui équivalent cet exploit continuel : manger, b01re, survivre... Du point de vue matériel, l'aide de la paysan­ nerie ne vaut que ce que la paysannerie est en mesure de fournir. Dans cette partie du Falcon, les paysans sont si démunis, si disséminés, qu'ils ne peuvent partager que bien peu de ri­ cliesses. Cette dureté du milieu contribue à former chez les combattants une résistance phy­ sique exceptionnelle, un sens de la discipline personnelle et collective sans laquelle la survie du groupe serait impossible, un remarquable esprit de sérieux, soudé au réel, efficace. Au campement, on nous attendait. C'est à peine une clairière : une citadelle naturelle de rochers et d'arbres à laquelle on accède par de véritables cheminées de pierre. Les hamacs pendent, vides - entre les arbres - deux ou trois superposés sous un i,lastique. L'accueil, c'est, entr'aperçus dans l'ivresse de la fatigue, des visages mal éclairés par les lamnes de poche, des éclats de voix, des bourrades dans le dos et, ce ·qui me parut tout naturel, des femmes en kaki qui me mettent dans les mains une boîte de conserve brlilante, pleine des restes d'un c vaquiro > 6, tué il y a quelques jours, et du café ; plus tard, j'apprendrai qu'il existe un tour de cuisine pour tout le monde, hommes et femmes indistinctement. Il y a cinq femmes dans le campement, et une vingtaine d'hommes. C'est un campement 6. Un cochon sauvage.

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provisoire, sans ins tallations xes, mais c'est actuellement la •Comandancia, car Douglas Bravo s'y trouve. La Comandancia, installée bien plus haut dans la montagne, a été détruite par les bombardements de l'été 1 963 et est en voie L.e reconstruction. La plupart des campements sont ainsi provisoires et mobiles. Pl usieurs campements - trois ou quatre - forment un « détachement >, soit entre cinquante et cent hommes. D'où la mobilité des guérilleros, qui permutent d'un poste à l'autre, transmettent les ordres à l'intérieur du détachement, vont en reconnaissance, maintiennent le contact avec le centre radio, etc. Deux raisons à ce disperse­ ment ; militaire : éviter en dehors du temps d'offensive d'excessives concentrations vulnéra­ bles à l'encerclement ; politique : multiplier les foyers de contact avec les paysans pour aug­ menter le travail de masse. Combien y a-t-il de détachements sur le front du Falcon ? Le chiffre exact est secret militaire ; du reste, personne ne pourrait le dire ; comment savoir dans un campement si un autre déta­ chement, situé à des dizaines de kilomètres de distance, s'est augmenté de nouveaux arrivants ? Lors du premier encerclement du Falcon (jan­ vier 1 963), existaient à peu près trois détache­ ments. En septembre dernier, sept ou plus, sans compter les guérilleros de plaine, organisés de manière plus fluide. Actuellement, plus en­ core ; en comparaison avec les chiffres du 2 6 juillet à Cuba, c'est énorme. Quoi qu'il en soit, l'importance d'une guéiilla n'est pas arith­ métique. Elle se mesure aux masses qu'elle en­ cadre et contrôle, à sa répercussion psychologi­ aue sur le reste de la population, à son degré d'initiative militaire. Elle se mesure aussi à la démoralisation et aux divisions qu'elle provoque chez l'ennemi. Une guérilla ne se compte pas plus en nombre d'hommes armés qu'une éponge ne se pèse à sec ; ou alors, comment expliquer le succès de Fidel avec les quelques centaines d'hommes qu'il avait en 1958 ? A partir de

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qua •. 1, dans le Falcon, est-on guérillero ? Quand on a une arme ? Mais certains paysans en ont et restent civils. La maj orité écrasante n'en a pas, mais donner un regime de bananes, une c arepa > (pain de mais), faire plusieurs heures de marche pour apporter une information con­ cernant un déplacement de troupes, faire passer des lettres, c'est se mettre dans le coup et sé­ rieusement ; les soldats d'en face ne font pas la différence, au moment de tirer ou de mettre en prison, entre ceux qui aident sans fusils et ceux qui se battent. LE PASSAGE DU P. C. V. A LA LUTTE ARMÉE Nous sommes assis autour d'un feu, à en­ gloutir tout ce qu'on nous donne. Un homme que rien ne distingue des autres nous rejoint ; de taille moyenne, mince, la barbe blonde et rare, le regard clair, les traits fins, c'est Douglas Bravo, commandant suprême du Falcon, une des p lus grandes figures de la lutte armée véné­ zuélienne. Par ailleurs, chaque campement a un commandant, lequel, réuni aux commandants des autres campements, forme le commande­ ment du détachement, qui nomme à son tour un délégué pour le représenter à l'état-major général du Front c Leonardo Chirinos > (esclave noir révolté du temps de la colonisation espa­ gnole qui donne son nom au front du Falcon) . Dougl as porte une tenue kaki comme tout le monde, le béret passé sous la patte de la che­ mise, sans insigne spécial. C'est une chance de le rencontrer ici : Douglas va sans cesse d'un campement à l'autre (et la Commandancia avec lui), de manière à échapper aux éventuelles lo­ calisations ennemies, à décentraliser le com­ mandement et se maintenir en contact avec tous les campements. Sa courtoisie, sa politesse frappent aussitôt. Pourtant, l'enveloppe fragile cache une endu­ rance et une force physique exceptionnelles,

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sans lesquelles il n'aurait jamais survécu à ses responsabilités. Organisateur, théoricien, orateur, autant que combattant, Douglas pos­ sède une culture impressionnante. Tout enraciné qu'il soit dans l'histoire, la tradition, le carac­ tère vénézuéliens, il s'est nourri des expériences révolutionnaires de tous les peuples : russe, chinnis, cubain, algérien et français. Sa curio­ sité, son désir d'apprendre ne reculent pas de­ vant l'étouffement de la forêt. Son trait saillant : l'alliance d'un élan révolutionnaire, d'une com­ munion totale avec son peuple, et d'un esprit rationnel, obstiné et méthodique. Douglas est d'une vieille famille du Falcon : les Bravo, longtemps occupés à une vendetta célèbre contre les Fernandez, autre grande fa­ mille de la région. Le pays où il combat est donc le sien, il connaît la montagne à fond, depuis l'enfance. Il entre aux Jeunesses Communistes à l'âge de treize ans. Il va à Caracas. Etudes à l'Univer­ sité ; le travail politique l'empêche de finir son droit, il lui manque un an pour être avocat. Emprisonné plusieurs fois. Sous Perez Jimenez, va travailler en usine deux ans, pour reconsti­ tuer certaines cellules ouvrières du parti, très atteintes par la répression. Après le départ de Jimenez, secrétaire :p rivé d'un dirigeant du parti. Dès 1 958, sentant dej à la trahison de Bétancourt et la répression prochaine, s'occupe personnelle­ ment de la mise sur :eied de l'appareil spécial du parti. Voyage. Depms deux ans, commandant en chef de la guérilla, res p onsabilité surtout P. oli­ tique, la partie plus spécialement militaire etant à la charge du capitaine Manuitt, ancien officier de l'armée. Marié, père de deux enfants, il n'a jamais vu le dernier. Douglas a trente-deux ans. Etendu dans la caverne (on ne peut pas s'y met­ tre debout) qui sert de Comandancia à Douglas, nous passons des nuits entières à discuter. Crayon et papier en main (ce qui ne sert à rien car le papier est rendu cotonneux par l'humi­ dité) , Douglas explique :

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« Pourquoi la guérilla au Venezuela ? Trois éléments pouvaient décourager toute tentative de lutte rurale : 1 ) Un milieu paysan dans l'en­ semble non radicalisé, sans conscience politique surtout dans le Falcon ; 2) La prédominance démographique, politique et économique des centres urbains sur la campagne, surtout de Caracas qui est beaucoup plus au Venezuela que Lima n'est au Pérou ou Bogota à la Co­ lombie (un quart de la population) ; 3) Soutenir une insurrection contre un gouvernement ré �u­ Iièrement élu, sinon démocratique, du moms constitutionnel par son origine ; ·l'arbitraire de l'exécutif, la mise sous le boisseau de la consti­ tution, la répression pol icière, la soumission à l'ambassade américaine ne se démasquant que progressivement aux yeux de certaines couches. Autrement dit, la nouveauté, par rapport à l'Amérique du Su d, de ce qu'on pourrait appeler une dictat ure démocratico-bourgeoise. « Au début de 1 964, ces trois empêchements pouvaient apparaître absolus, même pour des communistes honnêtes et réalistes pour peu qu'ils fassent d'un moment historique déterminé la norme de sa transformation possible. Les événe­ ments eux-mêmes se sont chargés, sinon d'élimi­ ner ces empêchements, du moins de les rendre relatifs. Au sein du parti plusieurs facteurs sont intervenus. D'abord, juste un an après la révo­ lution manquée du 23 janvier 1 958, arrive Cuba comme un coup de tonnerre contre 'le scepti­ cisme et le légalisme. La victoire d'une révolu­ tion anti-impérialiste est possible en Amérique du Sud, non dans vingt ou trente ans, mais dès maintenant. Cela, c'est la bombe dont on ne parlera jamais assez, même si d'un autre côté on parle toujours trop de Cuba, quant on veut définir à tout prix une révolution en Amé­ rique du Sud à parhr du modèle cubain. > Le passage à la lutte armée ne s'est pas effec­ tué sans transitions. Teodoro Petkoff, un diri­ geant du parti, un des premiers promoteurs de la lutte armée, évadé de prison en septembre

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1963, me l'a dit au cours d'un entretien : c: Il n'y a pas eu, un beau j our, de tournant dans la ligne politique du parti. D'abord la répres­ sion gouvernementale nous a contraints à l'auto­ défense, et, lentement, le parti s'est rendu compte qu'il était acculé à cette seule issue : la lutte armée. Celle-ci a grandi dans l'impro­ visation inévitable, le tâtonnement, l'inexpé­ rience. En 1959, nous avons dû combattre des groupes sans direction politique qui commen­ çaient à s'armer en marge du parti, et même à l'intérieur. Tout a été fait pour les dissoudre - ils représentaient un danger d'aventurisme et pour les remplacer, cette fois-ci, avec une direction responsable et un contrôle sévère. Mais toute lutte armée qui commence peut tom­ ber sous le coup du ridicule. En 1 958 r, as un communiste ne savait manier un explosi , quel­ ques-uns seulement un fusil-mitrailleur (le ser­ vice militaire n'est obligatoire que théorique­ ment) . Il nous a fallu tout apprendre. Les communistes européens ont l'expérience de la guerre des maquis. Nous pas : nous sommes en­ core en train d'apprendre. Mais un jour, en se re­ tournant sur le chemin parcouru, on voit que toute retraite est coupée. Impossible de reculer. Plus d'illusion : vaincre ou disparaître. > Résumant les acquisitions théoriques et pra­ tiques des discussions menées les années précé­ dentes, Pompeyo Marquez, lors du troisième congrès du P. C. V. en 1961, avait distingué deux pouvoirs : le pouvoir formel, le mécanisme de la démocratie représentative récemment instaurée, et le pouvoir réel, aux mains des classes domi­ nantes : l'appareil répressif. Cette analyse ne devait nullement entraîner le parti à surestimer les avantages de la lutte parlementaire et légal e qui fut menée jusqu'au bout, en octobre 1963. Mais comment s'attaquer au pouvoir réel, si l'armée est entre les mains de la classe domi­ nante, sinon avec une autre armée ? L'innova­ tion remarquable, par rap port à la ligne sectaire et antimilitariste sans discernement menée j us-

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que-là, fut d'entreprendre un puissant travail idéologique et {>ratique au sein de l'armée, pour orienter et diriger un mouvement de rébellion qui, de toute manière, était en train de s'orga­ niser : les insurrections de Carul?ano, en mai 1 962, et de Puerto Cabello, en j mllet 1 962, ne sont le résultat d'aucune décision extérieure, communiste ou autre ; elles sont le fait de mili­ taires. Les forces révolutionnaires essayèrent seulement de donner un contenu plus consé­ quent, plus organisé à ce mouvement. Mais même dans le cas où une division in­ terne viendrait à dissocier l'armée, en révolu­ tionnaire et réactionnaire, on ne peut compter sur l'armée seule pour se détruire elle-même en tant qu'armée de la classe dominante et pour renaître en armée populaire. La question qui revient donc touj ours est d'avoir les moyens de la fin que l'on se propose - la conquête du pouvoir politique - c'est-à-dire de mettre sur pied une armée populaire. Comment former une armée sinon en combattant ? LES DÉBUTS DU FALCON

Février 1 962. Vingt hommes armés, citadins pour la plupart, montent au Falcon. A leur tête deux hommes : Douglas Bravo et Teodoro Petkoff. Quelques mois plus tard, Petkoff, doc­ teur en économie, ancien dirigeant des j eu­ nesses, devait redescendre à Caracas pour as­ sister clandestinement à une réunion du Comité Central du P. C. V. et rendre compte du déve­ loppement de la guérilla du centre. Comme il V (' ' e n profiter pour )? réparer l'évasion de son frère Luben, autre dirigeant communiste, alors prisonnier, il commet l'impru dence de prendre coi.tact avec sa belle-sœur, celle-ci étant suivie par la police. Il sera arrêté. Pour ceux qui sont restés au Falcon, le manque d'organisation, l'inexpérience amènent l' é chec : ces hommes vivent comme des clandestins dans la monta-

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gne, clandestins .11ar rapport aux paysans eux­ mêmes. Par souci de sécurité, à cause des habi­ tudes prises lors de la clandestinité urbaine, le groupe s'isole, au lieu de s'entourer des masses, en plein centre de la montagne. Conséquence : la faim et l'insuffisance d'informations sur ce qui se passe à l'extérieur. Ces défauts, faciles à critiquer maintenant, ne se sont pas corrigés grâce à l a discussion, raconte Douglas, mais parce qu'il a fallu faire front à une urgence : l'armée attaquait. Les voilà obligés de se dis­ perser pour échapper à l'ennemi, refusant le contact avec les paysans, et là, ils se voient accueillis, cachés, nourris, compris. La crainte de la dispersion s'était avérée non fondée. Ce­ pendant, la guérilla du Falcon, en mai 1 962, est réduite à sept hommes. Le reste : tués, faits prisonniers ou découragés. C'est à partir de ces sept survivants qu'est né « le Falcon > . Après, l'histoire de l a guérilla est l'histoire d'une croissance : des effectifs, de l'organisa­ tion, de l'armement, du territoire contrôlé. Cette croissance va radicaliser tout le monde, à com­ mencer par les guérilleros. Que cette poignée d'hommes ait survécu, que la rejoignent des centaines d'autres hommes, c'est d'abord une leçon pour cette poignée-là. Avoir survécu à leurs erreurs, à ces difficultés, galvanise leu r confiance e n eux-mêmes. Les communistes, parmi eux, acquièrent des réflexes nouveaux, confrontés pour la première fois avec deux élé­ ments inconnus d'eux : la paysannerie, où le parti était quasi inexistant, et la guerre. Ils se mettent à penser en termes de guerre révolu­ tionnaire, et non plus seulement en termes de lu tte économique, parlementaire et syndicale. Ils acquièrent aussi une réelle formation mili­ taire. La paysannerie pauvre du Falcon, radi­ cale sans le savoir (le sachant si peu qu'elle avait voté pour Bétancourt en 1 958, ou pour Villaba), se réveille à son tour. A Caracas aussi, radicalisation au sein du parti : certains diri­ geants, parmi les plus vieux, restaient scep-

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tiques sur le sort des guérillas, et doutaient de leur nécessité. Voilà qu'ils donnent le feu vert, mis devant le succès accompli. Inutile d'ajouter que, de l'autre côté, la répression se renforce. Bétancourt va chez Kennedy. L'oligarchie (40 000 personnes, compradores, latifundistes - sou­ vent enrichis par la réforme agraire, car c'est à eux qu'on achète les terres à des sommes fa­ buleuses, industriels et financiers servant d'in­ termédiaires aux sociétés étrangères) se sent soudain menacée comme classe et mobilise ses organisations de pression : « Fedecameras > , A. V. I . , etc. Un but : l ' « entendimiento nacio­ nal > . C'est-à-dire : désamorcer la lutte armée. « LA MARCHE DE LA VICTO IRE > Quelle perspective militaire s'ouvre à la gué­ rilla du Falcon ? Je pose la question à Douglas. « - C'e-st vrai q: u 'on peut, comme l'a fait Mao pour la Chine, distinguer trois moments dans une guerre de libération nationale dans un pays comme le nôtre. Le premier, celui de la défen­ sive stratégique et tactique du côté des forces révolutionnaires, est le moment le plus dur, le plus souterrain, le plus décisif : le premier noyau de résistance armée se consolide dans un rapport terriblement inégal des forces. Cette pé­ riode s'est achevée pour nous en juillet 1 963, après les six mois d'encerclement de la région par l'armée. Notre consigne fut alors : refuser le contact, se dissoudre devant l'ennemi, faire l e vide. Cela nous a permis de faire un travail de masse formidable parmi les paysans. L'ar­ mée, elle, bat l'air, le gouvernement grossit de petits succès initiaux : destruction d'un cam­ pement, capture de quelques armes, destruction de l'école que nou s avions cons truite (avec toute sa bibliothèque où apprenaient à lire les pay­ sans et les guérilleros analphabètes) . Pilonnage au mortier et bombardement ne donnent aucun résultat sinon cel ui de nou s entraîn er à tenir tête aux moyens de destruction massifs. Bétan-

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court peut bien annoncer la destruction « des bandes de civils armés, délinquants et bandits > . Quinze jours après nous avons commencé ce que nous appelons « la marche de la victoire > , ouvrant le « deuxième moment > : offensive tactique, défensive stratégique. Il ne faut ja­ mais oublier que nous restons toujours à l'inté­ rieur de la défensive, imposée par le rapport des forces, il n'y a pas d'illusion à se faire. En juillet 1 963, les guérilleros qu'on croyait morts (certains paysans s'étaient même mis à fuir d'une région, désemparés par la disparition des détachements de guérilleros), réapparaissent, leurs effectifs doublés, descendent dans les lla­ nos, parfois à cheval, et prennent toute une série d'agglomérations. c La toma de pueblo > est l'opération trpe de cette étape d'offensive tactique : opération éclair exigeant la plus mé­ ticuleuse préparation, dont le but est d'abord politique. On occupe un village un certain temps, en désarmant, en éliminant les troupes et les détachements de la Garde Nationale, la population se rassemble sur la place, et le com­ mandant du détachement responsable de l'opé­ ration fait un meeting, où il explique le sens de notre lutte. Ces opérations sont très fruc­ tueuses : les habitants reçoivent un choc émotif à pouvoir enfin voir « los Guerillantes > 7• La préparation de l'opération consiste à repérer les voies de communication qui unissent le vil­ lage aux agglomérations les plus proches, éva­ luer le temps minimum qu'il faudrait à un policier échappant à la surveillance pour s'y rendre : le temps multiplié par deux (aller et retour), diminué d'une heure pour la sécurité, fixe le temps limite d 'occupatio n du village. Il faut dresser la liste de tous les moyens de transport : voitures, camionnettes, qui s'y trou7. Les paysans appellent ainsi les guérilleros. Beaucoup de paysans en effet, la plupart origi naires du Falcon même, que J 'ai rencontrés dans la guérilla s'y sont Intégrés après l'entrée de guérilleros dan s leur village, remontant dans la montagne avec eux.

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vent, repérer les moyens de télécommunication, télégraphe, téléphone, le nombre et l'emplace­ ment des sold?,ts en garnison, déceler les mai­ sons particulières oi1 peuvent se trouver des armes : siège du parti A. D., maisons des chefs locaux, des membres d' A. D. (le parti gouver­ nemental possède des armes en quantité et une police particulière, l a Sotopol) . Cerner le village quelque temps avant, faire une irruption éclair à la casilla de Pol icia, au poste de la Garde Na­ tionale, les désarmer si possible sans que le sang coule (consigne : ne tirer qu'en légitime défense) , occuper la Jefatura Civil, la poste, décon necter les fils télégraphiques et installer aussitôt nos postes de garde sur les voies d'ac­ cès. Souvent l'accueil de la population est tel qu'on doit rester au-delà du temps prévu. Un exemple : le 24 j u illet 1 963, u n détachement de cinquante-quatre hommes a pris Pueblo Nuevo. Eh bien, au lieu de rester deux heures comme prévu on resta cinq heures : les habitants s'étaient proposés pour monter la garpe sur les routes et nous aider à faire le service d'or­ dre. Ce fut autant de plus pour l'assemblée du peuple et les conversations avec les paysans. Tou t cela se passe dans le cadre d'une pru­ dence stratégique qui ne p eut être remise en question que par une décision de l'état-major général du F. A. L. N. : profiter au maximum de nos supériorités actuelles, la connaissance du terrain, la rapidité de nos retraites, notre dis­ persion ; isoler les colonnes ennemies qui mon­ tent, concentrer nos forces rapidemen t et at­ taquer. De tou te manière, toutes les fois qu'on ne se trouve pas en face des corps répressifs professionnels : Guardia Nacional, Digepol, mais du contingent, on ne les affronte militairement qu'au cas où il s viennent nous chercher. Car virtue llement, foncièrement, ce sont nos alliés. Cela dit, chaque détachement dispose d'une en­ tière liberté tactique, en accord avec les condi­ tions de la zone qu'il contrôle. Cela forme chez nous des officiers de qualité bien supérieure à

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ceux de l'armée régulière. Pendant ce temps, la partie de l'armée chargée de nous combattre se démoralise. Rébellion déclarée de certains offi­ ciers qui refusent de commander les colonnes répressives. En septembre, à Coro, en signe de solidarité avec l'un d'eux contre lequel le haut commandement avait pris des sanctions, une garnison du contingent s'est soulevée. D'autres officiers communistes ou nationalistes nous re­ joignent avec armes et bagages quand ils sont sur le point d'être découverts par le S. I. F. A. Ce pourrissemenl de l'armée a forcé le gou­ vernement à engager contre nous la Digepol et les F. A. C., surentraînés et bien armés, ayant reçu de la mission militaire américaine des cours antiguérilla. « Une incursion de l'armée ennemie est, certes, toujours possible, même si elle est inef­ ficace et ne dépasse pas la limite des fortifi­ cations, des campements limitrophes. Il n'existe pas non plus une structure politico-administra­ tive installée par les forces révolutionnaires : justice, levée d'impôts, réforme agraire comme cela existait dans la Sierra Maestra durant les derniers mois. Mais il n'y a pas de comparaison possible, le Falcon est beaucoup plus étendu, moins peuplé et ne forme pas une forteresse naturelle comme la Sierra Maestra. Le Falcon est une zone « stabilisée > , où le F.A.L.N. est capable d'annuler militairement les forces enne­ mies, quelle que soit la puissance des moyens qu'elles emploient, où un clandestin venu de la ville n'a plus aucune chance d'être repris par les forces répressives, où les �uérilleros sont chez eux. Cela dit, la libération mtégrale de là zone est à l ' ordre du j our. > « - Et le stade final, l'offensive stratégique, pas de date prévisible ? > « - Que personne ne se berce �•musions à ce sujet. Nous nous préparons à une guerre lon­ gue, difficile, étalée sur plusieurs années >, répètent tous les dirigeants clandestins que j'ai rencontrés.

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Chacun sait qu'après Cuba l'impérialisme se battra ici j usqu'au bout, en intervenant même directement. Concrètement, l'offensive finale c'est la marche de la victoire menée j usqu'au bout, j usqu'à Caracas, et l'attaque frontale de l'armée régulière ou du moins de la partie irré­ ductiblement contre-révolutionnaire qui en res­ tera. - Nous passerons à l'offensive stratégique, dit Douglas, en fonction d'une situation politi que d'ensemble, quand nous aurons c éqmli­ bré > les forces de l'ennemi. Il s'agit d'u n équi­ libre politique, lié aux circonstances d'un mo­ ment donné, et non pas d'un équilibre militaire. Il va de soi que nous ne pourrons j amais comp­ ter sur le même nombre d'hommes, de tanks, d'avions, de mortiers que l'ennemi. Mais une arme que l'ennemi n'aura pas, c'est la p artici­ pation active des masses, et ce sont les masses qui décideront en dernier ressort. Selon Douglas, « el camino falconiano > vers la victoire - et cela vaut plus encore pour la guérilla de Lara - ne consiste pas en une suite de batailles éclatantes, mais à préparer le terrain pour le j our J. La guérilla est patiente et inexorable comme une tache d'huile. Pour­ quoi inexorable ? Parce qu'une fois accrochée, il lui su ffit de s'étendre pour rencontrer des condi­ tions touj ours plus favorables. C'est u n e ques­ tion de géographie. « I L NE FAUT PAS J OUER AVEC L'ENNEMI DE CLAS SE >

Le plus difficile, ç'a été le commencement, car où a dû s'opérer le premier ancrage de la guéril la ? Au centre du massif montagneux, à son point le plus haut, c'est-à-dire là où n'ha­ bite personne, où n'existe pas de terre cultivée, donc pas de ravitaillement, où aucun chemin n' a été taillé dans la j ungle épais-se. Là, au dé-

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but, s'installent les guérilleros, plus tard, la Comandancia. Le moyen de faire autrement ? Il faut commencer par le plus défavorable. L'im­ portant est de tenir, et après s'établissent les premiers contacts avec la zone n • 2 : les « co­ nucos > . On appelle ainsi des bouts de champs, clairières mal accrochées aux pentes rocheuses, semées de plus de pierres et de racines d'ar­ bres que de graines, où parviennent à pousser le « cambure > , la banane, principales cultures de la région, puis du maïs, de la canne à sucre, et des légumes : yuca, caraotas, aguacate, etc. Les paysans rejetés sur les hauteurs de la mon­ tagne pour trouver les terres ne vivent pas là, sur leurs champs, mais plus bas, dans la zone n• 3, celle des « caserios > , des villages de mon­ tagne, d'où ils mon tent plu sieurs fois p ar se­ maine travailler leurs c conucos > . Arrivés là, dans la zon e des « conucos > , les guérilleros sont déjà sauvés, aussi rares que soient les c conu­ cos > , Le maïs leur donne l'arepa, la gal ette de maïs, base de la nou rriture du pays, la canne à sucre, le papelon, mélasse très concen trée, excel­ lente provision pour la marche, et le jus de canne, obtenu en suçant directement la canne, seul rafraîchissement possibl e. La banane bouillie sert de légume. Les paysans mettent à la disposi tion des guérilleros leurs conucos. En échange, les guéril leros les aident souvent à travailler la terre, ou à nettoyer les nouvelles terres pour eux. Mais à qui ont-ils affaire ? Quasi instinctivement, les paysans compren­ nent le sens de la lutte armée, et y participent sous une forme ou une autre. Mais d'autres pren­ nent la fu ite en voyant un c vagabundo > portant fu s il, se croyant menacés. Il fa u dra au maximum trois, qua tre mois pour les libérer de la peu r et nouer avec eux des contacts durables. C'est que dans une région aussi isolée un homme avec un fu s il, c'est soi t le cacique du village, soit un pol icier en expédition punitive. Mais voici des hommes qui leur achètent la nourr i­ ture, leur parlent, les aident, partagent avec eux



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médicaments, couvertures, viandes quand la chasse réussit, ce n'est pas tous les jours, et le feu le soir. Les mêmes paysans descendent à la ville et entendent dire à la radio, par la propa­ gande officielle, que -les guérilleros sont des dé­ linquants de droit commun. D'où la question : pourquoi le gouvernement ment-il ? Pourquoi c les gens bien > mentent-ils ? I ls se sentent alors rej etés, poussés J?ar un réflexe défensif du côté des guérilleros qm leur parlent de la re e rise des terres de plaine aux compagnies américaines, de lutte contre l'usurier, d'élimination des inter­ médiaires commerciaux de la ville. De leur côté, les combattants commencent à faire leur l'im­ mense frustration de c la pobrecia > vénézué­ lienne. Ils sentent sur eux toute cette confiance investie, cette aide quotidienne sans laquelle ils ne seraient plus rien et se sentent engagés personnellement à les payer de retour. Mais, dans ce cercle (zones 1, 2, 3) englobant c los pueblos del monte > , la population n'est pas politiquement préparée. Ces mêmes paysans font du soutien actif, sacrifient une bonne partie de leur récolte aux guérilleros, s'intègrent même aux détachements, souvent sans désavouer leur position politique antérieure : ils restent indé­ pendants, beaucoup sont du parti U. R. D., cer­ tains restent même c adeco > (pour les adhé­ rents de A. D.) ou c co p eyano > (parti chrétien C. O. P. E. 1.) par tradition familiale, comme si cela se passait sur un autre plan. Seulement une fissure 8 de plus en plus grande commence à séparer les états-majors nationaux des partis po l itiques, prisonn iers des vieilles rancunes sec-, taires, de l'habi tude de la phrase révolutionnaire et d'un entrainement déj à long aux pratiques 8. Ce décalage entre les masses et leur di rection politique n'a pas épargné a u dépa rt le P. C. L'autodéfense s'organl saft déjà dans les fai ts, en 19 5 9 et 1 !1 6 0, que le P. C. n'avait pas encore pris la décision clai re de la p romouvoir. De même, jus� u•en octobre 1 963, le I'. C., empt'ché de p rést'nte r des cand1duu et de tenir des meetings, avait encore une représentation parle­ mentaire. :Mals déjà la majorité de■ mllltants des .barrioa ...

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opportunistes, et les organisations locales de ces partis avec leurs adhérents. Ce décalage n'est pas encore toujours sanctionné par des scissions, des démissions collectives, mais l'unité populaire se réalise dans la montagne et dans les barrios de Caracas autour de la lutte révo­ lutionnaire bien avant que les c d irectivas > des J.> artis de l'opposition légale n'aient entériné l'um té de la base, ceux-ci préférant fermer les yeux sur l'indiscipline de leurs militants. Au Falcon, la lutte armée s'est avérée être un ci­ ment d'unité. Au sein de la guérilla du Falcon, comme parmi ses sympathisants actifs, les com­ munistes ne forment qu'une minorité. Telle est la victoire fondamentale obtenue par les F. A. L. N., la preuve même qu'elles-mêmes et le P. C. ont su, dans certaines condi tions, se placer à l'avant-garde du peuple : si un parti aventuriste est un parti qui se coupe des masses, l'expé­ rience du Falcon montre que le P. C. et les -forces révolutionnaires vénézuéliennes méritent tout le contraire de ce qualificatif. A partir de ces paysans grandit, avec le rayon d'achon militaire de la guérilla, son rayonne­ ment politique. Le temps de latence révolution­ naire des masses paysannes diminue. En tou­ chant la zone où la montagne rejoint la vallée, la zone des « r. ueblos grandes > déjà ouverts au marché capitaliste, aux voies de communi­ cation vers l'ex térieur, la guérilla rencontre des masses de travailleurs J.>lus concentrés, mieux informés, et formés pohtiquement. Là, existent syndicats, sièges locaux de P. artis, cellules révo­ lutionnaires. Plus la guérilla avance vers la vallée, plus elle avance en terrain favorable, quelle que soit la résistance qu ' elle rencontrera valent qu'ils n'étalent rien d'autre que des Illégaux traqué■ par la police, sans a ucun recours léga l, Anssl , quand en oc­ tobre 191i3 Bétancou rt bâi llonnait com p lMement Je Parti, met­ tant en prison plusieu rs députés du Pnrll, J'ai entendu dans un ranchl to de Caraca s des Jeunes m l l l tants en colère s'étoo,. ner que ces dirigeants se soient ainsi lalsaé■ cuellllr chu eux, un beau maUn, au dépourvu.

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des corps répressifs affolés. Et enfin la jonction s'opérera avec les détachements urbains des f'. A. L. N. opérant dans les villes, près des centres industriels. Déjà, comme la lutte armée sur le plan national, la guéril la du Falcon a reposé le problème de la direction. Il est en train de se dérouler là-bas une véritable passation de pou­ voirs : les caciques dans les villages, les res­ ponsables locaux des partis traditionnels per­ dent leur contrôle ancestral sur le peuple. Plus de dirigeants de droit, sur carte, ou de caste. C'est la lutte qui donne le droit de commander. Ceux qui se font le moins à ce transfert de responsabilité, ce sont les nouveaux dirigeants : ce n'est pas facile pour un jeune paysan de seize ans, analphabète, pour un Noir de dix ans plus âgé, sorti d'un ranchito, de comprendre que c'est à eux que les paysans des environs viennent demander des instru ctions, eux, chefs de zone, gradés des F. A. L. N., commissaires politiques. Dans le campement, un jour, après un déjeu­ ner particulièrement bon, où l'ordinaire - riz, sardine et café - s'était augmenté d'un singe tué la veille et de quel ques c yucas > offertes par un paysan, Barlovento, paysan originaire de la région de Barlovento (véritable enclave noire à côté de Caracas), une trentaine d'années, s'en alla digérer dans son hamac, en se demandant tout haut quand est-ce qu'on déposerait les armes pour avoir tous les j ours d'aussi bons déjeuners. La plaisanterie fit rire tout le monde, et tous se mirent à renchérir de p l u s belle sur les bonheurs de la vie civile. Douglas se met au centre du grou pe et, orateur et mime à la fois, donne son avis sur la question. Personne ne s 'arrête de rire pour autant ! - La révolution, c'est l'eau qui sourd de la terre. Il y a des messieurs bien qui ne vou­ draient pas se mouiller les pieds, des politiciens de gauche très honorables, comme on dit, et qui voudraient endiguer cela par n'importe

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quels moyens. Les élections, c'est un bon moyen. Si Leoni n'était certain de gagner, l'un de ceux-là l'emporterait 9 • Alors tu les verrais, Barlovento, venir vers toi, te taper sur l'épaule avec un grand sourire. Tu peux être tranq uille, Negrito, te diraient-ils, tu n'as plus besom de ton arme puisque je suis au pouvoir, allons sois gentil, rends-nous ton fusil et rentre chez toi. Cela c'est ce qui peut arriver de pire à la révolution : le comp romis. Ces dirigeants-là, ce sont des ballons degonflés : ils ont p eur pour leur place. N'oublie pas : les vrais dirigeants du l et du fameux traquenard où Sandino est tombé : invité par Somoza au banquet de récon­ ciliation nationale, il accepte, tant on lui prodigue les sourires et les assurances, et arrive sans armes, sans escorte, à l'entrevue, où Somoza le fait froidement assassiner à la sortie. Et depuis, les Somoza règnent sur le Nicaragua. Un autre cite Zapata, et raconte à son tour. - Non, il ne faut pas jouer avec l'ennemi de classe, reprend Douglas, cela coûte trop cher. Que vienne un jour un gouvernement de com­ promis, ils auront à la bouche les phrases de toujours, ils nous ouvriront les bras, et nous demanderont, l'air étonné : « Mais pourquoi garder les armes à la fin ? > Parce que le peuple en a besoin, un point c'est tout. Qu'on dépose les armes, prison pour les guérilleros du Falcon, pour nous tous comeagnons ! Et pour ceux que nous représentons ici, le bâton, comme toujours. - Je me souviens. ajoute Douglas ironique, après le 23 janvier 1 958, il y avait une centaine de communistes armés avec des revolvers par les rues de Caracas, et on était devenus interlo­ cuteurs valables, comme disaient · 1es Français pour les Al gériens. On invitait même Gustavo Machado (secrétaire général du parti) à Mira­ flores - le palais présidentiel. �t puis on a mis les revolvers de côté, on n'avait pas l'esprit très clair de ce temps-là, et après Gustavo a trouvé porte fermée à Miraflores. Allez savoir pourquoi ! DES

OFFICIERS

RÉVOLUTIONNAI RES

Un Jour, au Falcon, un � étac� ement de gué­ rilleros en embuscade avait pris en surplomb une colonne de soldats qui avait pénétré dans la

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forêt. Les sol dats se voyaient complètement en­ cerclés. Il n'y eut pas un seul coup de feu tiré. Le commandant des guérill eros se contenta de leur lancer à travers la broussaille : c Ami go campesino, que fais-tu ici ? Tu es en train d'ex­ poser ta vie et sais-tu seu l ement pourquoi ? ;Pour servir la camarilla d'officiers supérieurs qui s'empiffrent en ce moment au Cercl e des Forces Armées à Caracas 12 et qui gaspillent l'argent du peupl e. > Et les guérilleros se re­ tirèrent. Le lendemain, revenu dans sa garni­ son, le même grou pe de soldats s'en alla trouver le lieutenant d'un autre régiment : « Mon lieutenant, lui d emandèrent-ils, comment ces gens-.J à peuvent-ils être des bandits, s'ils ne nous on t rien fait ? > Ils savaient confusément que ce lieutenant n'était pas comme les autres. Il existait entre eux une complicité inhabituel l e. Quinze jours après, ce lieu tenant sympath i­ sant communiste depuis qu elques années devait rej oindre la guérilla, qu'il combattait d epuis deux mois. Les ex plications qu'il avait données à ce groupe de sol dats, qui étaient aussi un peu ses amis, n'avaient pas été du gotit du S. I. F. A., la police secrète militaire. Tulio, ce lieu t e n a n t, plu tôt que d'all er rejoindre la masse d 'officiers subversi fs de gauche emprisonnés, prit contact avec l'organisation d e Coro, emmena avec l u i son inséparabl e mitraill ette Madsen, ses cours dactylographiés du temps de l'école militaire et plusieurs chargeurs. Et un beau matin il se re­ trouva en uni forme, impeccabl e, dans un cam­ P. ement de guérilleros. A ses amis de promotion Il avait eu le temps d'envoyer une lettre pour expliquer son geste, craignant qu'on l e prît pour un déserteur. Il y a bien d'autres officiers de l'armée régu­ lière au sein des F. A. L. N. Beaucoup sont en prison, capturés après Puerto Cabello et Caru­ pano, d'autres sont clandestins dans les villes 12. Le club des officiers : super-palace construit par Perez llmenez en face d'un bidonville de banlieue.

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et recherchés par la Digepol, certains sont en ce moment en fonction dans l'armée. Tulio, lui, après un tel geste public, n'a rien à cacher. N'ayant pu renconlrer le capitaine Manuitt, Tulio est le seul officier de l'armée régulière que j'ai connu dans la guéril'la. Pendant que j 'y étais, il assistait Douglas dans les tâches du commandement. Comme nous habitions et dormions avec Douglas et lui dans la même anfractuosité de rochers, nous avons eu tout loisir pour discuter les problèmes qui se posent aux militaires actuellement. Tulio a vingt-quatre ans. li a passé quatre ans comme cadet à l'école militaire, dressé à la prussienne et deux ans en garnison. C'est sa famille qui l'avait poussé à la carrière militaire comme unique moyen de sortir de la pauvreté. A Caracas il a passé son enfance dans un barrio, à l'égal de beaucoup d'officiers subalternes. Avec la moi'1ié de sa solde (1 400 bolivars) il nour­ rissait sa famiile. C'est ce qui l'a le plus retenu de passer à la guérilla. Ce qu'il a sacrifié aussi à tout jamais, c'est la vie de palace que les officiers mènent en garnison : chambre parti­ culière, air conditionné, voiture, femmes, dic­ tature absolue sur les soldats-valets de chambre. - Je n'ai pas déserté, m'a dit Tulio, je n'ai rien trahi. Je reste et j'entends rester un offi­ cier. J'ai seulement quitté une armée qui fait la parade pour entrer dans une autre armée, où l'on se bat. Sans les F. A. L. N., je serais resté dans l'armée bourgeoise. C'est le cas de beaucoup d'officiers qui entre­ voient enfin la possibil i té de res ter officiers, par goût, formation, tradition militaire, tout en militant pour la révolution. Il y a trois ans i1 existait déjà, bien siir, des officiers démocrates dans l'armée, mais ils n'osaient pas se montrer. La vie militaire cou {>ant les officiers du monde extérieur, la solidarité de caste, de promotion d'école militaire, la simple camaraderie de gar­ nison l'emportaient sur tout le reste. Cette épo­ que n'est pas terminée. Mais une autre perspec,.

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tive est née pour les militaires avec la naissance des Forces Armées de Libération Nationale, qui pourra se clarifier davantage encore : sortir de la conspiration, du travail de complot tou­ jours précaire 13 à cause de la surveillance méti­ culeuse du S. I. F. A. (la seule police du Ve­ nezuela qui fonctionne efficacement), à cause de l'habi tude de bavardages entre camarades de promotion, et intégrer ouvertement les rangs d'une armée combattante. - Après tout, on peut bien être démocrate et avoir le goût du métier militaire, me dit Tulio. Quand on construira le socialisme, les milices populaires vénézuéliennes auront bien besoin d'instructeurs, non ? ajoute-t-il en riant. Au début, on ne peut pas dire que la vie ait été facile pour Tulio dans la guérilla, habitué à l'h,giène, à une discipline très stricte, à une hierarchie militaire tranchée et à d'autres condi­ tions de vie. Tulio eut d'abord du mal à s'ac­ commoder de la camaraderie un peu bohème des campements. Mais très vite, il a compris que ce n'était pas une armée comme une autre, et que ces jeunes paysans va-nu-pieds, ces fils d'ouvriers gouail leurs du 23 de Enero ne pouvaient pas passer leur temps au �arde-à-vous. Il n'est pas question de subir un examen marxiste pour entrer dans la guérilla. Tout le monde y a sa place, qui veut combattre pour la révolution. Lectures théoriques et experiences pratiques du travail des masses suffi.sent cepen­ dant à transformer en quelques mois un officier non communiste, comme Ie capitaine Manuitt et d'autres, en marxistes convaincus. 13. Quelques jours avant Carupano (mai 1 9 62) , les plans de l'insurrection étalent aux mains du gouvernement, qui déplaçait tous les offtclers des garnisons qu1 devaient se sou­ lever le même Jour dans tout le par s. L'insurrecllon de Puerto Cabello (Juil let 1 962) n'a été qu un baroud d'honneur des rigiments de fusi liers marins et des officiers qui, se sachant découverts, ne voul urent pas attendre la prison ou l'exll, l'arme au pied. A uant même de commencer, la ,!lupart des chefs de l'insurrection la savaient condamnée à l échec, mals li■ s'y Jetèrent avec un incroyable courage.

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Tulio avait été chargé par l'Etat-Ma j or Général des F. A. L. N. de transformer la guérilla en ar­ mée régu l ière. Ce qui veut dire d'abord : imposer une d iscipl ine. Chaque soir, après le dîner, vers 6 heures, quand la nuit tombe déj à, Douglas ou Tulio rassemblent les efîectifs présents au cam­ pement sur le petit terre-plein central, baptisé c la Place Rouge > . Tout le monde au garde-à-vous, on chante l'hymne national et l'hymne gué­ rillero, après quoi l'officier du jour (on nomme chaque jour un responsable du camp) donne l ec­ ture de l'ordre du j our aux combattants l'arme au pied. C'est la répartition des tâches pour le lendemain : le tour de garde (deux de jour, de 6 heures chacun, plusieurs de nuit) , la corvée d'eau (l'eau est une mare boueuse non loin du camp où reposent larves, serpents et crapa u ds), corvée de bois, pour faire le feu de la cuisine, corvée de cuisine, travail de masse (contact ré­ gulier avec les paysans) , liaisons avec un autre campement, liaison avec le centre radio, descente en plaine pour aller au rendez-vous avec les membres du C. I. A. et, pour les nouvelles re­ crues, entraînement militaire. Spectacle éton­ nant : ce cercl e d'hommes hirsutes et sales, as­ sommés de fatigue ou de froid, en pleine jungle, se figeant aux ordres et se mettant au garde­ à-vous comme à la revue. Les jeunes paysans de la région trouvent cette pompe un peu drôle et s'y pl ient sans conviction. Au fur et à mesure que les jours passaient, la cérémonie révélait pourtant sa fonction : mette fin aux quiproquos dans la répartition des travaux entre les com­ battants, ruiner les tendances spontanée� à l'anarchie, à l'action in dividuelle, à la désorga­ nisation, dues aux conditions matérieJJes. AuJourd'hui, deux nouveaux guérilleros sont arrivés. Deux jeunes de Caracas : un ouvrier du 23 de Enero et un étudiant d'une école techni­ que. La nuit tombée, comme c'est la coutume, tout le camp se rassemble pour les recevoir. Hymne national et hymne guérillero sont chantés• debout puis on se rassied. Terri, le vétéran du

dan, le, maqui, vénézuélien,

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détachement, un des fondateurs de la guérilla, se lève pour dire les mots de bienvenue au nom du détachement auquel ils s'incorporent, et sans éloquence, avec des mots simples, analyse les perspectives de la lutte : - Il se peut que l'année prochaine, en 1 964, dans quelques mois nous soyons à Caracas, avec nos femmes, nos enfants, assis devant une table bien garnie. Il se peut aussi que nous restions à la montagne j usqu'en 1 965 ou 1 968... et c'est cela qui est bien plus vraisemblable. La première solution serait bien agréable pour nous tous, un doux rêve. Mais pour aller profond et loin dans la révolution, nous savons qu'il faut combattre longtemps, des années. Ce n'est pas pour notre plaisir que nous supportons ici la faim, le froid, la fatigue. Mais une guerre courte, c'est aussi un résultat mince. Et nous, nous préparons un Vene­ zuela radical ement nouveau. Terri termine en parlant des dangers immi­ nents, selon les derniers renseignements reçus. L'armée prépare une offensive générale, des bom­ bardements sont à prévoir, avec roquettes, na­ palm. Instructions : modérer les transistors, ne pas parler à voix haute dans les chemins, ne pas parler fort la nuit dans le camp, éteindre les lampes de poche quand on entend passer un avion. Les deux nouveaux, chacun à son tour, se lèvent pour répondre, émus. Ils font partie, disent-il s, d'un groupe de cinquante hommes qui arrivent de Caracas mais les autres n'ont pas pu passer. L'un prend de l'assurance et martèle, la voix dure : c Nous en avons assez d'enterrer vos morts, nous voulons que le gouvernement enterre les siens à son tour. C'est lui qui a commencé la guerre. > Il dit aussi : c Nous avons pleuré, et nous savons pleurer. Mais nous devons aussi nous venger. , Pour les deux nouveaux l'entraînement com­ mencera à 6 heures du matin.

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ILS N'ONT PAS ATTENDU DEMAIN

Que les combattants des F. A. L. N. aient com­ mencé une guerre longue, ils sont les premiers à le savoir, surtout ceux des montagnes. Une guerre dure, avec ses reculs, ses longues marches, ses compromis momentanés. Une certaine vision ap o­ calyptique et insurrectionnelle de la révolution en 1\.mérique du Sud, telle qu'on la rencontre à l'étranger, en souffrira certainement. Cette vision, sous une forme sans doute plus nuancée et plus réaliste, a pu tromper à certains moments quel­ ques révolutionnaires vénézuéliens surtout parmi les plus jeunes. Ces temps semblent révolus. Cette guerre révolutionnaire sera aussi longue que l'ennemi est fort et P. révenu : 80 % des dol­ lars investis d'une mamère ou d'une autre par les Etats-Unis en Amérique du Sud le sont au Venezuela. La Mission militaire américaine à Ca­ racas dispose d'alliés solides : une toute-puissante bourgeoisie compradore, organiquement liée au marché nord-américain, un parti qui a aban­ donné son idéologie nationa'liste, en voie de dé­ cadence, irréversiblement, mais dont l'appareil bureaucratique utilisant tous les moyens du pou­ voir est encore fort, les leaders vieillis d'une opposition de gauche légale traditionnellement opportuniste. Aucun compromis politique momentané, au­ cune « légalisation > temporaire du P. C. et du M. I. R., aucun répit dans la lutte ne peuvent cacher cette évidence : il n'y a pas au Venezuela de passage pacifique au socialisme possible dans les conditions actuelles. Ce ne sont pas les ré­ volutionnaires vénézuéliens qui en ont décidé ainsi, ce n'est même pas M. Bétancourt, ni M. Leoni, c'est la nature même de l'Etat capi­ taliste semi-colonial. Un certain nombre de Vé­ nézuéliens, alors, se posent cette question : pourquoi la guérilla rurale, pourquoi le Falcon ? Il est prouvé au Venezuela qu'une insurrec­ tion populaire spontanée et dispersée n'aura jamais une consistance suffisante pour casser

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un appareil étatique bien armé, homogène ; on a peut-être été proche du point de cassure dans les jours d'effervescence qui ont suivi le 23 jan­ vier 1 95 8, lors des manifestations de Caracas de 1 95 9 et 1 960, surtout lors de la grève des transports de janvier 1 962, mais chaque fois l'espoir se révélait une illusion. Il man9;uait un fer de lance : une armée populaire réguhère. Où peut se forger une pareille armée ? Dans la campagne, et non pas à la ville. Là-dessus l'opi­ nion de Douglas est simple : « Aussi difficile que soit une action armée à Caracas, embuscade contre une patrouille, attaque d'une prison, sa­ botage, vol d'un dépôt d'armes, prise d'un bar­ rio, etc., elle prend une heure ou deux, au mieux une nuit. Après on peut aller boire un coup, on rentre chez soi, on raconte l'affaire à sa fiancée. Je caricature, je ne mets pas en cause l'hé­ roïsme et le sérieux des combattants urbains, c'est seulement des conditions matérielles dont j e veux parler. Ici, dans la montagne, une ac­ tion, c'est d'abord deux jours de marche aller, en direction de l'objectif, et u ne journée ou deux de retraite, avec parfois une sardine p ar jour et par personne, et ensuite, c'est l'action elle-même. L'important pour la formation ré­ volutionnaire, c'est autant le courage de sup­ porter avant et après la faim, la soif, l'épuise­ ment, que l'opération elle-même, qu'il s'agisse de la prise d'un village ou l'attaque d'un poste de surveillance routier. Cela, c'est quelqu e chose de moins glorieux, de plus profond, de plus per­ manent : quelque chose comme une discipline de classe qui cimente une armée. > Il y a d'autres raisons à la prépondérance de la guérilla rurale sur l a lu tte urbaine. Mille hommes armés à Caracas sont forcés de se di­ viser en cinquante ou cent groupes, mille hom­ mes armés dans une montagne peuvent éven­ tuellement se concentrer et avoir une puissance de choc, de feu, une homogénéité de manœuvre incomparablement supérieures. De toute m a­ nière les deux luttes sont à mener ensemble, et

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c'est ce que font les F. A. L. N. : mais il est important de savoir laquelle des deux formes de lutte, rurale ou urbaine, doit avoir l'hégé­ monie sur l'autre dans les phases successives de la lutte. Première étape : la lutte urbaine prend le pas sur la guérilla de montagne. C'est Caracas qui a commencé la révolution, c'est à Caracas que les premiers martyrs sont tombés, c'est même là que le chiffre de morts est le plus élevé : manifestations, grèves, émeutes dans les barrios, luttes estudiantines autour et dans l'Université centrale, coups de main des U. T.C., sabotage des entreprises impérialistes. Mais après ? Le mouvement peut patiner, les forces rêvolutionnaires s'épuiser, les pertes (emprison­ nés, tués) se révéler sans commune mesure avec les objectifs atteints. La lutte rurale, alors, prend le pas sur l'activité des centres urbains. C'est à la campagne que peu t se former lentement, presque souterramement, un noyau indestruo­ tible de révolutionnaires bien armés, au physique comme au moral, entraînés en permanence, hors d'atteinte de la répression. Un noyau autour duquel {' Ourront se regrouper, le jour venu, les forces vives du peuple. Sans doute l'objectif de­ meure-t-il la prise du pouvoir, et le pouvoir réside et se prend à Caracas. Mais quand, en Amérique du Sud, les forces popu laires ont-elles pu prendre le pouvoir et le garder sans s'ap­ puyer de près ou de loin sur un instrument de combat ? Cet instrument de combat est actuel­ lement en train de se forger : une armée popu­ laire est en train de nai tre au Falcon : elle est la meilleure garantie de la révolu tion, et c'est pourquoi la révol ution vénézuélienne mérite et demande admiration et solidarité. Parce que, sans s'annoncer pour demain, dans la douleur, le courage et la certitude finale, elle n'a pas attendu demain pour se préparer.

Il Le castrisme la longue marche de l'Amérique latine (IJ

1 . La propagande nord-américaine a voulu défigurer le terme • castrisme • en l'em p loyant d'une manière péJoraUve. En beaucoup d'endroits, cependant, et parllcullèrement en France et en Algérie, Il s'est trouvé consacré dans le lan11age politique de la gauche, notamment sous l'influence de Sartre. Dans tous ces pays, l'expression • castrisme • désigne le mouvement révolullonnal re dans l'Amérique laUne actuelle. Nous ne devons pas oublier que, de la même manière, la bourgeoisie européenne a, en son tem ps, essayé de défigurer les termes de marxi sme et de léninisme avec la même inten­ Uon d'ironie et de dépréclaUon.

Les notes suivantes proviennent d'un asse% long séjour en Amérique du Sud, côte à côte avec des militants révolutionnaires de tout!e origine. Nous avons essayé de les comprendre de là même où ils se trouvent, et où nous les avons connus : au Venezuela, surtout au front guérillero du Falcon et dans les expectatives de la lutte urbaine ; en Colombie, à la veille de l'offensive militaire contre le c territoire indépendant > du Marquetalia ; en Equateur, sous la junte militaire ; dans les rues de Lima, et en prison, au Pérou ; en Bolivie, dans la grande mine d'étain de « Siglo Veinte > , admi­ nistrée et défendue par une armée de tra­ vailleurs ; en Argentine, où se forme, aux frontières du péronisme et du communisme tradi­ tionnels, une nouvelle génération de révolution­ naires ; en Uruguay et au Brésil, avec les exilés politiques et les militants de l'intérieur. Sans engager personne en particulier, aucune des idées exprimées ici n'aurait pu l'être sans le concours de tous ces camarades qui y ont lié leur vie : elles sont leurs. Il ne s'agit pas de conférer à des situations banales, dans l'A mérique du Sud actuelle, l'at­ trait de l'exception : cette sorte d'émotion péri­ phérique est trop propre à rassurer ceux qui, en Europe, s'éprouvent comme le centre de gra­ vité, ou de références, de l'histoire m ondiale. On peut toujours se demander, au regard des vic­ toires du socialisme et du nombre d'hommes qu'elles engagent à chaque fois, qui est à la



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périphérie de qui, ou plutôt si cette idée d'un Cen tre a en core un sens. li nous a donc paru urgen t, plus solidaire, de nous occuper d'abord des « généralités > , de tout ce qui perm et de réun ir sous le nom de castrism e cette série d'en­ treprises révolu tionnaires en cours, qui consti­ tuen t une s eu le e t même histoire. Comme tactique révolu tionnaire, le castrisme a été soumis au lest de la pratiqu e et a fait ses preuves, irréversiblemen t : sa preuve, c'est Cuba. Mais, comme Louis A lthusser le rappelait récemmen t, « les marxistes savent q u'aucune tact ique n'est possible qui ne repose sur une stratégie, et aucune stratégie qui ne repose sur la théorie >. Les notes ici publiées ne cherchent q u'à faire le poin t sur une tactique et une stra­ tégie, aujourd'hui à l'épreuve dans toute l'A m é­ riq ue latine e t son t donc rigoureusemen t in­ com p lètes. Resterait à mon trer comment la tactique castriste de l'insurrection et de la prise du pouvoir se conform e au système de con tra­ dictions propre à chaque pays latino-américain ; et commen t elle repose sur la théorie marxiste­ léniniste. Mais ici, la rigueur exigerait quelque chose d'au tre. Le castrisme 9. ui prend acte, pour en faire l'expérience quotidienn e depuis dix ans, qu'il est finalem en t assez inconfortable d'aller dans le sens de l'histoire, n'est pas encore un m odèle triomphant, une stratégie écrite, et en­ core et encore moins « un beau sujet de ré­ flexion > . Le castrisme n 'existe encore que dans ces mon tagnes et ces lieux où s e bat­ ten t en ce momen t des milliers de m ilitants sans position de repli, sans traite sur l'ave­ nir. Le castrisme est en travail, comm e l'A mé­ rique latine elle-même, cet immense chan­ tier silencieux, emm uré, où le jour ne se lève pas toujours à l'heure dite, d'idées, de réseaux, d'armemen t et de projets. Si ces notes, par principe, doiven t en faire abstraction, puis­ qu'elles visen t à une connaissance, elles n'en devraient pas moins, évoquer en leur cœur, la

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présence muette de toutes ces vies et ces morts anonymes. Et ce qui manquera à tou tes notes sur le castrisme, pour être vraimen t rigoureuses, n'est plus de l'ordre de la théorie, mais peut-être de l'imagination.

·En paY.s semi-colonial, plus encore qu'en pays capital i s te dévelop (l é, la quest ion primor­ d iale est celle du po uvoir d'Etat. En Amérique latine, la manière habituel le de résou dre la question est le Coup d'Etat, grâce auquel se font presque tous les trans ferts ou les renverse­ men ts de pouvoir établi, y compris quand il s'opère au nom des classes populaires et contre l'oligarchie. Premier refus du castrisme : le Coup d'E tat. c F O YER > CONTRE « COUP D'ETAT >

Ce refus qui semble élémentaire prend un re­ lief capital dans un Continent où l'importance du Pouvoir et l'absence d'un autre pouvoir que l'étatique, ont ins tauré dès le début de son in­ dép endance le rite par excellence latino-améri­ cam : le c golpe > . Peron et Vargas, chacun en son temps, ont conquis le pouvoir par un putsch, même s'ils exprimaient une crise générale - l'un la crise de 1 929 et la ruine de l'économie pau l iste axée sur le café, l'autre la crise consécu tive à la deuxième guerre mondiale et à l'industrialisa­ tion rapide de l'Argentine en phase de prospé­ rité. Mais, quelles qu e soient les forces qui le soutiennent au départ, un gouvernement porté au pouvoir par un putsch (une action éclair

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c au sommet > , où ]'Armée joue généralement le rôle principal d' acteur ou d'arbitre) tend né­ cessairement vers la droi te. Condamné à l'effi­ caci té immédiate pour obtenir l'adhésion des masses dans l'expectative, il devra s'appuyer sur ce qui existe, c'est-à-dire sur des intérê ts éco­ nomiques, sur la bureaucratie déj à en place, ou la maj ori té de l'armée. Etant donné l'absence de conscience politi que et d'organisation des masses - toutes choses que seule une longue et difficile expérience révolutionnaire peut leur faire acquérir -, sur qui prendre appui ? Com­ ment leur demander les sacrifices que nécessi­ terait une réelle pol itique d'indépendance nationale, si les masses paysannes et surtout ou­ vrières ne sont pas convaincues de la nécessité de ces sacrifices ? Ces régimes populistes - du deuxième Vargas et du p remier Peron 2 , instau­ rent donc des lois sociales jugées révolu tion­ naires sur le moment par leurs bénéficiaires, quand elles ne sont que démagogiques, pour n'être appuyées sur aucune infrastructure éco­ nomique sol ide. Arrivés au pouvoir grâce à l'armée ou à sa neutralité, ces régimes sont tombés dès que l'armée ou l a partie la plus réactionnaire de l'armée, la Marine, l'a voulu. La violence organisée appartient à la classe dominante ; le cou p d'Etat qui manie cette vio­ lence est condamne à en porter la marque. En 1 930, Prestes (Manifeste de mai 1 930) refusait de soutenir Vargas, un c tenente > comme lui, soutenu par presque tout le mouvement des c tenentes 3 > , issu des insurrections de gauche de 1 920, 1 922, 1 924 et c de la colonne Prestes > elle-même : la méthode employée par Vargas et 2. Au Brésil , Vargas occupa la Présidence à deux reprises (1 930-1 945 et 1951-11154 ) . Il se suicida avant la On de son deuxième mandat. En Argentine, le gouvernement d e Péron (1945-1 955) parut se réconcl ller, à la fin, avec les Etats-Un.la et l'oliga rchie nationale. 3, Tenente : lieutena nt. De nombreux sous-officiers, • natle>­ nallstes de gauche • , formèrent les cadres des p remières ln­ surrections révolutionnaires, Prestes, leader du -P, C. B., eat un militaire de carrière.

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ses gauchos pour prendre le pouvoir indiquait à elle seule la nature réactionnaire du futur c Estado Novo > . Cinq ans plus tard, le même Prestes, retour de Moscou, organisait une insur­ rection militaire localisée, indépendante de tout mouvement de masse, mais en conn ivence avec certaines hautes person nalités du pouvoir établi (comme le préfet du district fédéral de R io) : le putsch s'acheva en débâcle, Prestes alla en prison, sa femme Olga dans un camp de concen­ tration allemand, et le P. C. entra dans une clandestinité de dix an s. C'est dire à quel point la tentation du coup d'Etat ou de l'insu rrection mil itaire est forte, même dans la gauche révo­ tionnaire. Au Brésil, en Argentine, au Venezuela, na­ guère au Pérou, l'armée, en effet, recrute des sous-officiers dans les classes moyennes basses ; d'où la théorie de l'armée comme m icrocosme social, reflétant les contradictions du macro­ cosme social, reflétant les contradictions du macrocosme national : toutes les insurrections militaires locales survenues depuis 1 922 (célèbre épisode des c 18 du fort de Copacabana >) jus­ qu'à Puerto-Cabello (Venezuela, juin 1 962) sem­ bleraient confirmer cette théorie. En réalité, si l'on ne peu t sous-estimer le degré de pol itisa­ tion révol u tionnaire ou national iste de q uelques secteurs de l'armée et l'aide qu'elle peut prêter au mouvement révolutionnaire, on ne peut abso­ lument pas faire reposer une stratégie, ou même un épisode tactique de l u tte, sur la décision d'un régiment ou d'u ne garn ison. Au Venezuela, Carupano et Puerto Cabel lo 4 ont pu servir d'amorce à la réu nion de militaires nation alistes de gauche et de mil itants civils d' où sont nés les F. A. L. N., mais rien d'autre. Encore pour qu'il y ait amorçage, faut-il qu'existe déjà au préalable une organisation civile avec ses objec­ tifs et ses moyens propres, dans laquelle peu4. Ports de guerre véni'7.uélltms où se produisirent en 1812 deux soulèvements mllltaJres Important■•

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vent venir s'in tégrer des él é ments sortis de l'armée : la guérilla existai t déj à dans le Fal con et au Lara avant le soulèvement des fusiliers marins de Carupano. Le processus inverse en dit long sur la valeur des civils qui participent à un coup d'Etat mili­ taire. 1 . - En octobre 1 945, Bétancourt, Leoni, Barrios, tous les dirigean ts c d' A ccion Demo­ cratica > 5 firent partie du coup d'Etat, fomen té par Perez .J imenez et l'armée con tre l e Président Medina. Trois ans plus tard, Perez Jimenez, par un nouveau coup d'Etat se défaisait de Gallegos, le Présiden t de la République é l u et de c l' Accion Democratica >. 2. - La tradition révolutionnaire de l ' c A. P. R. A. 6 > est fondée sur les insurrections mili­ taires à la hase, de Trujillo ( l ieu de naissan ce et fief de Haya de la Torre) en 1 930, de Callao en 1 948 : les sacrifices popu l aires qu'elles ont coû tés n'empêchent pas de devoir recon naî tre qu'on ne dé truit pas l'Etat semi-colonial du jour au lendemain avec les instrumen ts mêmes de · l'Etat, quels que soient leur courage et leur valeur. 3. - Le pu tschisme est aussi une tendance latente du péronisme, qui fit déj à les frais, le 5, • Acct on Democratlca » : Parti vénézu élien fon dé en 194 1 , dennu Parti de Gouvernement depuis 1 953, et intégral e­ ment ra i ll é à l ' l m pérl a l l sme. neta ncou rt el Leo n i se s o n t suc­ cédé à la Prési dence de la Républl11ue. Gonzalo Barrlo est chargé des • a ll'alres syndica les • • 6 , A . P. R . A . : A l l l o nce Populaire R évoluti onnaire Améri­ caine. Constituée en 1924 comme un I< uomlntang l o t l no-amé­ rlcaln, front uni de grou pes et de parti s a n l l-lmpérlollstes avec des sections dans cha11ue pays, transformé en p a rti par Haya de l a 1'orre en 1929. Ce fut l'Apra (Je blanquisme définissant plus l'action isolée d'une minorité civile, non militaire), il y a les tenants de c l'action de masse pure >. De toute évidence, il n'y a pas d'autre voie révolu tion­ naire que celle qui passe par l'incorporation consciente des masses à la lutte, donc par leur c éducation idéologi que > . Tel est le truisme peu com p rom e t tan t que bran d issent beaucoup de direcl lons actuelles commu nistes 8 , sans dire comm en t c éduquer les masses > dans des régi­ mes dont le caractère répressif rend très diffi­ cile le travail légal, syndical ou pol i ti� ue ou le circonscrit à la frange étroite de l'in tel hgenzia urbaine. Dans l'alliplano bolivien par exemple, u n agitateur révolutionnaire, étranger au M. N� R. (Mouvement Na tionaliste Révolutionnaire au p ouvoir), travaillant au sein des communautés mdiennes, a toutes chances d'être liquidé physi­ quement par les mercenaires du gouvernement au bout d'un mois, el dans le Nordeste brésilien, la pol ice privée des latifundistes, les capanga, ont forcé Juliao à utiliser les guitaristes et chan­ teurs de romances ambulants, qui récitaient u ne poésie populaire allusive ou à double sens, pour péné trer dans les fazendas les plus recu­ lées, donc les p l u s dangereu ses. Ce n'est guère faire un contrepoids sérieux au c gol pismo > latent dans le péronisme révo­ lution naire que de brandir la consigne vers la conquête du pouvoir par c l'action de masses >, comme l'a fait Codovilla et à sa suite tout le P. C. argentin après son 1 2• Congrès. Sans nous 8. N ou s faisons rUérence aux partis ■oviéUques • .

communistes



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arrêter à considérer de quel type d'action de masse est capable aujourd'hui le P. C. A., re­ mar quons qu'une action de masse comme tel le n'a Jamais conquis le p ouvoir nulle part. Au Chili, les deux grèves genérales déclench ées par la C. U. T. (Centrale Unifiée des Travailleurs) depuis 1 952, et, en Argentine, l'occu pation des syndicats par l'infa nterie de marine lors de la Revolucion Libertaaora de 1 955 - pour pren­ dre les deux seuls pays d'Amérique latine où l'on peut parler de masses ouvrières organisées et concentrées - ont prouvé que toute grève générale qui ne débouche pas sur un type de grève insurrectionnelle tend à être amortie ou cassée par la violence : or une grève insurrec­ tionnelle (prenant ce mot, mythique en temps de paix, au pied de la lettre) suppose des armes et une organisation de milices et de cadres de direction qui ne vont pas sortir de l'action de masse par un miracle de spontanéité. II n'y a pas de meilleur exemple au monde que l' Argen­ tine actuelle pour prouver une nouvelle fois que les masses ouvrières abandonnées à elles­ mêmes, c'est-à-dire laissées sous la direction de la bourgeoisie, sont amenées au réform isme. Comme la C. G. T. est investie de la direction politique du justicialisme, la direction syndi­ cale, substitut d'une direction politique absente, se trouve logiquement l'alliée de la bourgeoisie industrielle, aussi intéressée qu'elle à l'expan­ sion économique, donc à l'augmentation des salaires et de la demande de travail. Comme telles, les masses ne se battent pas dans les rues, ni ne se fixent un programme d'action, ni ne savent déj ouer les sept ou huit polices politiques que compte l'Argentine, tou tes taches que Lén ine recommandait en 1 902 aux apprentis révolution­ naires. Dans la discussion ou la propagande, le terme de c masses > est agité par les P. C. réformi stes comme un mythe sorélien à l'envers, pour ne rien faire. Dans la théorie, c'est le moyen d'en finir avec la dialectique - qui a ses exigences - et

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de se reposer dans le mécanisme des al ternat ives métaphysiques. Un dirigeant argen tin du P. C. nous d i t le fin mot de l'histoire auan d il trouva cet te formu le pour syn thétiser la pol i t i qu e du Parti : « Avec les masses, tou t. Sans les masses, rien 9• > A la ques tion de savoir ce qu i se passe­ ra i t avec une tel le consigne en cas de coup militaire - tradition argen tine -, ce d iri geant c pol i tique > ne s u t qu'exprimer sa crainte des provocateurs, tout en reconnaissan t que si les masses ne sortaien t pas dans l a rue, le Part i non plus ne pourrai t organ i ser la ré sistance tou t seul. Ce raison nement explique pourqu oi les rues de R io et de Sao P a u l o sont restées désertes le 1 •• et le 2 aYril 1 964, quand des mil1 iers de per­ sonnes étaient prêtes à man i fester, même à se bat tre, mais avec qui ? - Derrière qui ? Sous quel drapeau ? N'est-ce pas le rôle d'u ne organi­ sa tion préparée à cet effet, pol i tiquement et tech­ niqu ement, de faire fron t dans ces circon stances (sous la forme la plus convenable, qui n'es t sans doute pas la manifestation ou même le combat de rues dans les centres urbains paralysés par la répression mil i taire) , pour qu'en sui te et der­ rière elle, en trent en action les masses, protégées et gu idées par cette avan t-garde, même s'il peul s'écouler des mois avant que « les m asses > reprennent confiance en elles-mêmes et démysti­ fient le pouvoir m i l i taire ? Ce n 'est pas le métier d'u n ouvrier docker ou d'un cheminot (l es deux synd icats qui on t Je plus essayé de résister à Rio) d'aller se faire tuer tout seul dans la rue sans armes, et surtout sans direction , sans objectif défini, quand leurs représen tan t s poli­ tiques ont disparu dans la nature ou traitent 9. C'est le titre d'un article de Jorp;e del Prado, ancien aecrtlla l re généra l du P. C. péruvien , aujourd'hui lendt'r de sa fraction • prosovl �tlque • • paru d n n s la Norw e l l e Reoue fn lern allonale, mal l!I 0 t . On trouvera là, avec Ioules les ci­ tati on s de Lén i n e et h�l11s de K h roulch ev qu'cxl�e ce �en re de plaidoyer, une systémntlsatlon Intéressante du réformi sme, et un e a t taque peu vollde du caalriame, confondu avec la blanqulsme.

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avec le Cabinet de Goulart des conditions du repli. llref, la viol ence organisée appartient dans son ensemble à l'ennemi. La violence de réplique popu laire, « l'action de masse > , est facilement démantelée par la violence organisée de l'ennemi : en un tournemain, l'armée p u l vérise, par un coup d'E tat, les P. artis démocrat iques, les syndicats, la combativ t lé des masses et l'espoir : là-dessus, le coup d'Etat brésilien est exemplaire. Que faire ? A la question léniniste, le castrisme répond en des termes à peu près semblabl es à ceux de Lénine, en 1 902, dans Que faire précisément. En régime « d'autocratie > , seule une organisation m inoritaire de « révolutionnaires profession­ nels > , théoriquemen t très capables et pratique­ m ent entraînés « selon tou tes les règles d e l'art > peut faire aboutir la lu tte révolutionnaire des masses. En termes castristes : c'est l a théorie du foco, du foyer insurrectionnel, dont Ghe Guevara a exposé les condi tions de développement dans La Guerre de guérilla. « Nous considérons, d i t Che Guevara dans la préface, que la révolution cubaine a fait trois apports fondamentaux à la mécan ique des mouvements révolu tionnaires en Amérique : l les forces populaires peuvent gagner une guerre contre l'armée ; 2 ° il ne faut pas touj ours attendre que soient remplies tou tes les condi tions pour la révolu tion ; le foyer insur­ rectionnel peut les créer ; 3 ° dans l'Amérique sous-développée, le terrain de la l utte armée doi t être fondamentalement la campagne. > E n 1 963, après cinq ans d'expériences de « focos > dans presque tou s les pays d'Amérique - cinq ans q u i va l e n t u n sièc l e - q u e rcste- t-il de la théorie d u c foco> ? A-t-elle été invalidée par les faits, ou s'est-elle au contraire trempée, fortifiée à l'épreuve ? O

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BEAUCOUP D'ÉCHECS, QUELQUES VICTOIRES Un premier examen constate un échec quasi complet, excepté au Venezuela et au Guatemala depuis 1 959 date à partir de laquelle l'Amérique est entrée dans une e hase intensive de guérillas, dont elle émerge auJ ourd'hui endolorie et enri­ chie, capable de créer les bases d'une l u tte armée victorieuse. Hormis les mille mouvements avor­ tés, ou sans importance réelle, remémorons-nous toutes les expériences de foyers insurrectionnels dans les campagnes 10 : - ARGENTINE : Décembre 1 959, Foyer insur­ rectionnel des c Uturunko > (hommes- tigres en quechua), ins tallé dans le nord-ouest de Tucu­ man, par un groupé de péron is tes révolution­ naires, influencés par John William Cooke, le second de Peron dans les der nières années de son p ouvoir, et partisan conséquent de la lutte armee. Le groupe des Uturunko, après quelques succès tactiques, est amené à disparaître. - PARAGUAY : Novembre 1 959, échec tragique du c 1 4 de Ma:yo > , mouvement composé de j eunes mil itan ts issus de la Juven tud Febreriste et du parti libéral. Le 20 novembre 1 959, une colonne de 80 guérilleros pénètre par la forêt du Nord-Paraguay. Quelques jours plus tard, il ne reste plus qu'une d izaine de su rvivants qui s'échappent par miracle vers l'Argentine. Les autres : morts au combat ou sous la torture. - SANTO DOM INGO : Echec du débarquement entrepris pendant l'été 1 960 par le mou vement c 1 4 de Julio > sous le commandement de Enri1 0. Avant que de citer ces ex péri ences, nous nous devon• d'i ndiquer , mais non des trotskys tes, comme l'a insinué le P. C. argentin, composaient l' E. G. P. Les chiffres officiels sont : une douzaine d'arrêtés, six morts - certains morts de faim, d'autres fusillés. La guérilla n'était pas encore entrée en action. Il n'est pas une seule de ces tentatives de lutte armée qui n'exige une relation fidèle de ses cir­ constances el de ses origines ; d'élémentaires raisons de sécurité empêchent encore de le faire, car tous ces mouvemen ts ne con sidèrent pas leur échec comme définitif. Nous voudrions seulement tirer les leçons générales, politiques, de ces expé­ riences, et à partir d'elles nous former une idée plus exacte sur les conditions de développement d'un foco. Face à ces échecs, rappelons pour mémoire les territoires libérés ou les zones de combat qui existent actuellement sur une base sol ide en Amérique du Sud : - VENEZUELA : Les deux territoires du Falcon et du Lara constituent depuis deux ans des zones que Douglas Bravo (commandant en chef de la guérilla) appelait en octobre 1 963 c stabilisées > , e t où malgré l a lactique adoptée de guérilla en profondeur - implantation d'un régime poli tique et social - ne cessen t de se livrer des engage­

ments m i l i taires. A côté de ces deux zones, s'est

créé, en j uillet 1 964, le nouveau front du Bachil­ ler, à l'est de Caracas, sous la responsabilité du M. I. R. (Mouvement de la Gauche Révolution­ naire).

- COLOMBIE : Les zones d'autodéfense pay­ sanne, appelées souvent « républiques indépen-

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dantes > : Marquetalia, Rio Cbiquito, Sumapaz. el Palo, dont la création remonte à la guerre civile (1 948- 1 958). Elles sont nées d'une lutte armée locale, menée par les paysans, 9.ui une fois la guerre terminée par la réconcil iation des conservateurs et des libéraux, ne déposèrent pas leurs armes et s'organisèrent de manière auto­ nome, sous la direction de leaders eaysans (doués d'une extraordinaire formation militaire), mem­ bres du Comité central du P. C. Après les élec­ tions de mars 1 964, la zone de Marquetalia fut l'objet d'une attaque massive et soigneusement préparée de l'armée et de l'aviation, encadrées et dirigées par des officiers américains. Le com­ mandant de la zone, Marulanda, refusa de livrer une guerre de positions qui aurait été désastreuse, abandonna à l'armée le contrôle de Ja partie habitée : un bourg sans importance, dans lequel celle-ci se trouve comme prise au piège, Maru­ landa et ses paysans livrant aux soldats une terrible guérilla de harcèlement. - BOLIVIE : Les mines boliviennes - toute la zone entourant Oruro (San José, Huanuni, Siglo Veinte, Catavi) - constituent par leur im­ portance économique (l'étain est le mono-produit bolivien), sociale (les 26 000 mineurs inscrits à fa F. S. T. M. B.11, forment la base concentrée de la production et du prolétariat national) , et poli­ tique (niveau de conscience et d'organisation) , le « territoire libre d'Améri9.ue > le plus impor­ tant et le plus solide du contment. Depuis la Ré­ volution de 1 952 - la première en Amérique latine, dont ils furent les artisans et les vrais vainqueurs, les mineurs sont organisés dans chaque mine en milices ; ils sont mal équipés en armement conventionnel, mais surentraînés dans l'emploi de la dynamite, dont ils ont fait une 11. F. S. T. M. B. : Fédération syndicale de■ travailleur■ des mines de Bolivie. Présid ent : Juan Lechln, ancien diri­ geant en second du Mouvement nationali ste révoluti onnaire. mals qui avait rom pu avec Paz, en 1962, lors de la li vraison pure et simple de la BoUvle aux U. S. A. par ce dernier.

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arme terrible. Les grandes mines sont sépar � es les u nes des au tres d'une vingtaine à une cm­ quan taine de k i l omètres, mais les paysans i n d iens des zones in termédiaires sont égalemen t armés et al liés des synd icats. Le tro lsk :y sme a élé com p l è­ tement bal ayé des mines depms q u e Federico Es­ cobar à c: Siglo Vein le > , N i navia à Huan u n i, com­ munis tes révo l u tio n n a ires tou s d e u x, ont é té é l u s à la t ê t e de leur s synd icats respectifs. On se sou­ vie n t de la réaction des m i n e u rs de Siglo X X, !l_Uand furent arrêtés en décembre 1 963 Federico Escobar e t Pimente!, q u i avaient comm i s l'im­ pru dence, sor tis de la zone l ib:"e pour se rendre au con grès ue Co l q u iri, d'ah an donner en rou le leur escor te d e m i l i ciens. Depu is les premiers grands massacres m i n iers d e 1 942, commandés par Patiiio, les m ineurs paye n t d e leur vie chaq u e grève, ch a q u e revend ica lion é lémen Laire (la j ournée d e 8 heures) . Depu is leu r ru p t u re avec le l\f. N. R. e t Paz Esten ssoro ( 1 960) , la l u t te armée e s t devenu e la réal i t é q u o t i d i e n n e de la m i n e e t touj ours sur le point de débou cher sur l'olTensive s tra tégi q u e : la march e sur La Paz. La Bo livie est le pays où les co n d i tions s u bj e c­ tives e t obj e c t i ves son t les mieux réunies, le seu l pays d'Am érique du S u d o ù la révo l u tion social i ste so i t à l'ordre du j ou r, m a l gré l a re­ const i t u tion d'une armée in t égral emen t d é t ru i te en 1 952. C'est au ssi le seu l pays où la révo l u tion peu t revê tir la forme bolchevique class i q u e, té­ moin l'insu rrect ion pro l é tarien n e de 1 952, à base de c: soviets > , qui fit c sau ter > l'appareil 1 2 . Ce text e a c!tc! réd ige! avnnt l ' l n �urrectlon hol lv!Pnne d'octobre-n o v e m b re 1 !163, è l a O n d e l u q 1 1 l' l l e 1léO l � rrn t è La P11 , l e s p;uérl l l ,• ro s p h 11 l n n p; l s t es. Encore une fols l e s m l n P u rs fu re n t ou cen t re du c o n , hn t , s u i v i s pn r h-s t't u . e t sont en ce moment conscients qu'on ne peut adopter une a l t i tude sectaire à l'égard de l'armée, sans pour autant se faire d'illusions sur le rôle que peu vent jouer ses éléments d'avant-garde, tant qu'il s restent à l'intérieur de la structure armée, tant qu'ils ne se sont pas intégré s à c l'autre > armée en

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formation, comme c'est le cas au Venezu ela (ce lte intégration ne devant d'ail leurs se pro­ duire que si le militaire a compromis sa sécu­ rité var son travail d'agita tio n dans son régi­ m ent). La propagande ennem ie se ch arge en effet de répéter aux mil i ta ires de carrière que la Révol u tion « castrocommunist e > ven t liqu i­ der l'armée comme telle, sans préciser bien s(1r en quel sens il faut ent endre c liquider >. Au Venezuela, cette propa gande a fi n i par ind is­ poser certains militaires d e carrière, j eu n es sous-officiers d'ex traction populaire, sympathi­ sants de la révol u tion. Les F. A. L. N. se sont donc vus obligés d'insister d ans la presse clan­ destine sur le besoin qu'au ra un Venezuela dé­ mocratique d'une arm ée d'un au tre tvpe, où trou veront leur place les bon nes voloni és ; ils expl iqu èrent qu'il ne s'agissait pas de d é tru ire physiquement, un par u n, tou s les ofn ciers de carrière, m ê m e pas de l eu r reti rer un jour leur emploi, mais de d é tru ire l'arm ée comme appa­ reil répressif au service de la classe dominante. FIDEL AVEC LÉNINE

Pour m ieux si t u er la théorie du foco parmi les concepts politiqu es en usage, relions- l a à ]a théorie l éniniste du m ail lon le p l u s faihl e, don t el l e n'est que la réin terpré ta t ion d ans des cond i t i ons différe n t es. Le foyer s'instal l e com m e u n détonateur à l'en droit le moi ns surveillé de la charge explosive, et au m o m e n t le p l u s favo­ rable à l'explosion. Par soi-même, Je foco ne renversera pas une situation sociale donnée, ni même, par ses seuls combats, u n e si t u a tion pol i­ tique. II ne peut avoir de rôle actif que s'il trouve son point d'insertion dans les contra­ dictions en développement. Dans l'espace : là où l es contradictions de classe sont les pl us viol entes - mais les moins mani festes sur le plan politique, les p l u s en veilleuse, ou les pl us comprimées, c'est-à -dire au sein des zones de féodalisme agraire, à l'écart

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des appareils répressifs concen trés dans les villes : Cuzco pér uvien, Sal ta arge n tin, Falcon et Lara vénézu é l iens, Sierra Maes tra à Cuba. Dans le tem ps : là est le hic. Il es t certain qu ' u n foyer guéril lero ne pe u t nai tre dans le creux de l a vague, mais doit être la c u l m i nation d' u ne crise po l i tique. c L'insurrection doit sur­ gir à un tournan t d e l ' h i s toire de l a Révol u tion, à u n moment où l'activité de l'avan t-garde du peu ple est la plus for te, où les hési tations sont les plus fortes dans les rangs de l'en nemi et dans ceux des am i s de la Révo l u tion, fa ibles, in­ décis, pleins de con trad ictions. > Tel est le troi­ sième po i n t qui d i s tingue aux yeux de Lénine marxisme et blanqu isme sur l a questio n de l'insu rrection, le prem ier é tant que l'insurrec­ tion doit s'appuyer sur c l a classe d'avan t­ garde > , et le second qu'elle doit s'appuyer sur c l'é lan révol u t io nnaire du peuple 13 >. Il est aussi certain q u 'on ne peut pas a t tendre c le moment > po ur p ren dre la mon tagne, car un foyer ne s'im provise pas en un mois. Pour que la prairie flambe, il fau t bien que l a flam me soit là, présente, en a t ten te. E n ou tre, le long travail d'implantation du foyer exige d'être fa i t s u r place, et seu l u n foyer poli tiq uemen t im­ p l a n té dans une zone agraire peu t passer à l'of­ fensive le mome n t venu. Tell e fu t l a s i tuation d i ffi c i l e des m i l i ta n ts argen tins de l'Ejercito Guerrillero del Puebla, et ce q u i expl ique pour beaucoup leur échec - don t l a cau se immé dia te fu t une infil tration pol ici � re dans l'organ isa­ tion. I I semble que l'E. G. P. en tendait s'im­ plan ter de man ière sou terraine, sans s'exposer, sans passer à l'action, se consacrant seu l ement à l'en traînemen t m i l i ta ire e t aux prises de contact avec l a population paysanne, assistant les cu l tivateurs dans les sem a i l les et le nettoyage de nouvel les terres, soignant les malades, leur apprenant même à l ire. Ce travail dura près d'un an, j usqu'au moment où, découverte, l'or13, L�nlne, œuvres, éd. fr, T. XXVI, pp, 13-14,

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ganisation fut détruite par l'attaque rapide de ·c la gendarmerie > . I l semble que l'E. G. P. s'ap­ prêtait à passer à l'a t taque au moment de la récol te de la can ne, en é té 1 964, peu de tem ps donc après sa d issol u tion : les paysans viren t alors leurs con t radictions de classe avec le pro­ prié taire des terres por tées au rouge, d'au tant q ue beaucoup d'en tre eux avaient, avec l'aide de l'E. G. P., semé sur des terres en fr iche ap­ partenant j uridiquement à de gros lati fundistes, q u i n'au raient pas manqué de réclamer 50 % o u plus de la récol te : les paysans auraient refusé (le même confl it, pour et con tre les 5 0 % , a eu lieu cel te année, au Pérou, au moment de la récol te, à la s u i te des invasions de terre q u i se son t prod u i tes en 1 963 dans le Cuzco) , mais auraien t é té défendus par les guéril leros. O n voit par cet exemple q u 'on n e crée pas d u j our au lend emain de nouvelles conditions obj ecti ves, q u i demandent à ê tre préparées, le tem ps d' u n cycle agricole. Pendant ce temps, le foyer i n­ surrectionnel est exposé à la délation, ou à l' im­ p ru dence. La récol te, donc, quand il y a eu rn vasion de terres inoccupées (comme au Bré­ sil, a u Pérou) , apparaî t comme 1'1!xemple du momen t où l'action mili t,,ire peut fappuyèr s ur un conflit social à vif, facilement « pol itisable > . Sur l e p lan national, il est éyident q n ' u n foyer de guérilla rurale, faisant son ap pari tion au lendemain du retour de Peron en Arge n t ine ou de son arrestation é ventuelle, créerait les cond itions psychologi q ues d' une insurl'ecl io;1 tle de masse à B uenos Aires, ou, en tou t cas, d'un mouvement de sol idarité massif. En Argentine, où B uenos Aires, Rosario et Cordoba groupent d é j à p l u s de la moitié de la pop u l a tion totale (20 mil l ions ) , l' importance du prolé tariat agri­ cole, en raison de ses effectifs, de sa disper­ sion, de sa valeur dans la vie économique du pays, est minime ; un foyer guérillero de cam­ pagne ne peut donc avoir q u' u n rôle subor­ donné par rapport à la ville, à Buenos Aires, où le prolétariat d'industrie est la force pri-

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mordiale. Rien ne se fera sans sa participat ion act i ve. Or il manquait à l'E. G. P. tout con tact organisé avec le mouvement ou vrier, tou te liai­ son poli tiqu e avec les partis et les syn d ica ts d e la classe ouvrière. C'est pourquoi la gu éri l la n e susc i ta qu'une expecta tive neutre chez les ou­ vriers de Buenos Aires c pour lesquels tout ce qu i n'est pas péroniste est aussi loin tain que la planète Mars >. Parmi les cadres moyens poli­ tiques et syn d i caux, chez les j eunes péron istes de gau che, l'échec de l'E. G. P., en revan che, provoqua des d iscussions approfondies su r la lu tte armée et les formes qu'el l e pourrait re­ vêtir dans les condi tions argen tines ; ne serait-ce qu'à cause de cela, le bilan de la guérilla argen­ tine resterait encore posi t i f. Si c le terrain de la lu tte armée dans l' A m é­

rique sous-développée doit étre fondamen tale­ men t la campagn e > (Che Guevara), cela n' in­

terdit pas que se développent dans les vil les des foyers secondaires, noyaux de discussion théo­ r ique, d'agitation polilique, ou armées de ré­ serve : les u niversités. Il serait trop long ici d'analyser pourqu oi l es étu diants sont en A mérique latine à l'avant­ garde de la Révolu tion, eux qui font touj ours en premier les frais de la répression, comme l'ont montré récemment le Venezuela, Panama, Saint-Dom ingue, et tous les pays sans excep­ tion 14• Citons seu lement la coupure des généra­ t ions et la pression démographique, l'impor­ tance spéciale d u facteur c conscience > dans les pavs sous-développés en l'absence d e masses ou vrières organisées, la ré forme u n i versi taire (Cordoba, 191 8) qui s'est étendue pratiqu emen t à tout l e continent, conférant l'au t onomie à toutes les grandes u niversités, les mettant donc à l'abri, juridiquement, et au nom même du 1 4 . L'A mérique du Sud a un tau1t d 'a ccrols•ement dl'mnRra­ phl :\u e de pr�s de 3 % par a n , supéri e u r à ce l u i dl' l 'A • le et de I Afr1 là où tou t le monde l'attend, et on l' isol e dn corps social c sain > . Le fo y er se replie sur l u i­ même, et mij ote dans son J US : Une preuve de

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plus que la campagne est bien le terrain de la l u t te effective, car, dans la cap i tale, p as d'au tre terri toire l ibre ou l ibérable que l' umversité au­ tonome, ce qui est un peu, dans une é tape déj à élevée de la l u t te, la victoire à la Pyrrhus. A Caracas, le rôle d'avant-garde de l'Uni versité centrale - seul endroit où il soi t possible de plararder une affiche, de parler en p ubl ic, de manifester, de distribuer sans se cacher un jou�·nal révol u tionnaire - a peut-être constitué un traquenard à certain moments : la présence sim ultanée de fronts de campagne en action, et d'une guéril l a urbaine dans les (Tuart iers ou­ vriers, a cependant empêché le piège de fonc­ tionner à p lein. Mais, surtout, comme le foyer insurrectionnel dans ses commencements, il faut bien que l'avant-garde ét diante se décale à un certain moment des masses : décalage dans le tem ps et dans le niveau des formes de l u tte. Dans un pays du « Cône sud > (Argentine, Chi li, Uru guay) , au cours d'une réun ion syn­ dicale à l' université, un soir, s'affrontaient dans des l uttes oratoires (et pas seu lement oratoires, puisa•1'il y avait de nombreux ét udiants armés dans la salle) d' une in tensi té sans égale en E urope, com munistes, dissiden ts du P. C., eux­ mêmes répartis en pl usieurs groupes, trotskys­ tes, indépendants, pop ul istes, etc. L'assemblée syndica le ne réunissa it ·q ue 300 personnes, sur une facul té de pl us de 2 000. Un j eune socio­ logue m'expliqua leur dilemme : « Si on rabaisse le ton ou le n iveau de la discussion, on se joindra peut-être aux masses, mais alors il fau dra baisser la flamme, on perdra en prépa­ ration théorique et pra tique, on se fera ré for­ miste peut-être, et l'objectif fi nal sera perdu de vue. Par contre, si on maintient la flamme éle­ vée, sans dou te perd-on le con tact, au départ et dans l'irnmédiat, avec la masse des étudiants de première année, encore peu p o l i tisés. Mais d' ici deux ans, ils pourront nous rej oindre sur nos positions et se lancer dans la lutte révolu tion­ naire. Car une crise générale attend le pays

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sous peu : i l faut qu'on puisse ré p ondre « pré­ sent > , uue nou s ne soyons surpris par aucune des formes de lutte qu'exigera la situation dans un délai très court ; il fau dra fusionner avec les syndicats ouvriers, qui supportent plutô t mal que bien l e u r direction réform iste, e t ils seront en droit d'exiger de nou s, in tellectuels révolutionnaires, un niveau de préparation que c'es t no tre mé tier d'avoir. Donc, nou s mai n te­ nons bien haut la flamme. > Et il aj outa, sou­ riant, peut-être amer : « Nous sommes les ves­ tales de la Révolution » ... Ceu x que ce langage pourrait surpren dre peu­ ven t relire la Seconde déclara tion de La Ha­ vane, e• i l s verront quelle place y tiennent « les in tel lectuels révolu tion naires > tou j o u rs cités à côté des ou vriers comme la force dirigeante de la Révolution paysanne. Le dilemme exposé ici n'est pas général d'ail­ leurs à tou te l' Amér i que : le caractère ra d ical et pol i t ique des luttes syndicales à l'intérieur des universités va de pair, dans d'autres co n d i­ tions, a vec l'adhésion des majorités é tudiantes. A l'université de Caracas, dep uis 1 960, l'ex­ trême-gauche élève chaque annee sa plate-forme de lut te... et son nombre de voix. Presque tou s les focos dont nous avons donné la l iste on t d û dis paraî h e : on devine déj à que la l u tte armée n'est pa s en soi une panacée. Pou r q u e l les rai sons ? Résumon s, sans en t rer dans les détails : l a m ajor i té a été liqu idée par délat ion ou infi l tration d'agen ts policiers dans l'organ i sation, ce qui nous rappel le à quel point la gu erre, d' infi ltration et de renseignement a pu gra n d i r, grâce aux A m é r icai ns d u Nord, depu i s 1 959 : « le coup publ ici taire > de la sœur de Fi del n'est qu'un exemple des talent s, ou des ressources financières, du C. I. A. Si cet as pect n'es t aucunement à sous-estim er, il n'ex­ pl ique pas tout ; le grou pe de guérilleros est tou j o u rs au départ le plus restreint possible, justement pour minimiser les risques e n cas

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d'échec, et une seule infil tration peut facile­ ment se répercu ter sur l'ensemble de l'organi­ sa tion. Mais il y a des conditions pol i liques p l us profondes qui expl iquen t pourquoi i l y a infil­ tration, et pourquoi cel l e-ci a pu à chaque fois casser tou t le mouvemen t. C'est l'absence ou les défau ts de préparation pol i tique des mem­ bres de l'organisation. C'est l'absence de prépa­ ration poli t ique d u terrain lu i-même sur leq u el opère la guéril la, fau te de Ia q_u e l le le vide se fera aussi tôt autour du foyer, qm souffrira du man­ que d'information, de ravitaillemen t ou même de la connaissance élémentaire de la géograph ie d e la zone d'opérations. L'expérience vén ézué­ lienne offre ici u n modèle de prudence et de préparat ion .p olitique d'une zone d'opérations, menée grâce a u ne collaboration active des habi­ tan ts. C'est l'absence enfin d'un appare il poli­ tique de l iaison avec les masses u rl.Jaines, seul ca n ab le de faire le relais avec u ne aclion de masse dans la ville, légale si possible, d'ampl ifier par la propagande l'écho du foyer rural, de d iffuser et fa ire péné trer dans les v i l les u n programme d'action, u n manifeste P, O l i t ique, d'as­ surer le financement et le ravitai llemen t mini­ m um en armes, munitions et vivres à partir du reste du pays, etc. : cas de la guérilla argen­ tine, paraguayenne, péruvienne. H U I T ENSEIGNEMENTS DE LA GUERRE DE GUÉRILLA LATINO-AMÉRICAINE.

Toutes ces expériences négatives ont dû être étu d iées par les camarades latino-américa ins qui semblent en avoir tiré les conclusions sui­ van tes : 1 • Le recrutemen t, l'en traînemen t militaire, la préparat ion p olitique du prem ier noyau de combat tan ts dowen t étre beaucoup plus sévères que par le pa! sé. L'homogéné i lé du groupe est ex trêmement 1mportan le, d'au tan t que le nom­ bre réd u i t de ses membres (de 21) à 60 au plus) permet une sélection rigoureuse : ainsi

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peut être liquidé le danger n• 1, l'infiltra tion. Inu tile de s'étendre ici sur l'aspect technique de la préparation ; notons l'importance du se­ cret mil i taire à maintenir co ûte que coû te, et de l'entraînement physique tout autant que mi­ lita ire. La guéri l la est d'abord un terrible exer­ cice de marche forcée en terrain difficile, avant d 'être une suite de combats mi l itaires, qu'elle devra plutôt éviter que rechercher. Pris sous cet ang l e, le romantisme en sera pour ses frais. Un é t u diant de la petite bouraeoisie urbaine, habitué au confort minimum de la vil le, ne pou rra, sauf aualités physiq u es exceptionnel l es, endurer le régime de la guéril la plus d'une se­ maine ; au lieu de laisser opérer la sélection nature l l e, autant la commencer volontairement avant le début des opérations : au Venezuela, rares sont les étu diants, en gagés par enthou­ siasme d.ans les prem ières tenta lives, qui n'ont pas d û être redescendus dans la vallée au bout de q u e l q u es semaines, malades et épuisés. La maj orité du Fa lcon est composé e auj ourd'hui de paysans d'abord, puis d'ouvriers, et en der­ n i er l i e u , pour le nombre, d'intel lectuels d'ori­ gine pe tite-bou rgeoise (médecins, étudiants, etc.), extraordinaireme n t résistan ts au moral comme au phvsique. Enfin, des contacts étroits entre les organisa tions des divers pays _p our mettre à profi t mutuellement leurs expériences respec­ tives et ne pas recommencer les mêmes erreurs d'organisation semblent auj ourd'hui nécessaires. A la limite, l'absence d' une sorte de b u reau d'informa tion à l'échel le du continen t la tino­ américain, à dé faut d' un organisme p l u s ample, regroupant toutes l es organisations anti-imnéria­ I i s tes, e t pas s e u l ement les P. C., se fai t cruel­ lement sentir dans l'action quotidienne. 2 ° JJfais la lutte arm ée com prise com m e un art - au double sens de technique et d'inven­ tion - n 'a de s ign ifica tion " " e da ns le cadre d' une politique conçue com m e une science.

Le sérieux apporté à la préparation militaire

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et à l'orga n isation du foco ne peut être qu e d'es­ sence pol i t i q u e : i l e s t déterm i n é par u n e stra­ tégi e d'en semble et par la consc i e n ce des i n t érê t s en _j eu qu i sont ceu x des ex ploi tés. Seul u n par t i ré form i s t e e t s a n s a s s i s e t h éoriqu e con si­ dérera l a con s t i t u t ion d' u n appareil a rmé com m e un dom a i n e à part, secon d a i re et régional : une mesure de s i m ple pol ice in tern e. Le développem ent de l a l u t t e armée a n Ve­ nezu e l a a a m ené l e p a r t i com m un i s t e à é l a borer u n e stratégie d'en semble, fon d re s u r l ' a n alyse théo r i q u e d n d o u b l e pouvoir (le for m el et l e réel) à l ' i n t érieur de l ' E t a t sem i-coloni a l , e t d e s con tra d i c t i o n s d e cl asse pri n ci pa l es et secon­ d a i re s :rn sein d'n n E' soc i r té d é fnr m r E' s u b i t em en t en 1 920 par l'exploitation pétrolière : il ne s'a g i t pas de j u s t i fi e r u n e pra t i q u e a près cou p, cet te stratégie et cel le a n a lyse t h éor i q u e aya n t été menées a u tro i s i r m e Con grès d u P . C., en 1 96 1 . avant l 'ouvertur e des fron t s ru r a u x , m a i s de donner u n obj ectif e t u n cadre concrets à la lu t te. A u jourd'h u i, m ê m e en Colombie, J e P. C. se trouve deva n t cet t e a l terna t i ve : on con s i Mrer comme st rict emen t régiona le et accid c n l , ou qui se dénomment tel l es, sont tombées dans le volon taris m e et la mythologie de la guérilla rurale : le castrisme n'y est pour rien. Dans ses activités militaires, le foco met sans cesse en j eu un critère politique, dans le choix des alliances locales - avec ou contre les paysans riches - des obj ectifs ou d u principe même de certaines attaques - attaquer une colonne for­ mée de recrues du con t i n ge n t, ou faire le vide devant el le, sans engager le combat, pour ne pas s'aliéner des al l iés naturels (les Vénézuéliens dans ce cas n'attaquent pas, ils font sentir leur présence par des lettres accrochées aux bran­ ches des sentiers de forêt). Mais aussi, au mo­ ment de son éclosion, le foco a un présup posé politique : le choix du moment et du lieu 1mpli-



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quent la référence à la totalité d'une situation politique, à l'analyse dialectique de ses lois de développement. La place qu'occui,era un foyer rural dans l'ensemble de la lutte nationale ne sera j amais la même d'un pays à l'autre : on ne peut donner à un foyer installé dans le Tucu­ man (Nord-Argen tine), c'est-à-dire dans un pays au prolétariat d'industrie développé et concentré dans la capi tale, la même impor­ tance politique, donc les mêmes tactiques mili­ taires, qu'à un foyer andin au Pérou, où 7 0 % de la population vit de la terre. L'Amérique a connu, récemment, deux formes de lutte armée qu i furent à elles-mêmes leur propre stratégie poli tique. La première, la p lus terrible : la guerre ci­ vile colombienne, declenchée par l'assassinat du leader libéral Gaitan, le 9 avril 1 948, et dont le c bandolerismo , et la violence chronique sont auj ourd'hui les séquelles toujours vivaces ; 200 000 morts dit une publication officielle ; 300 000, dit le ,e ar ti libéral avec plus de vrai­ •semblance, en dix ans. De ce gigantesque cata­ clysme, qui a atteint un niveau de cruauté sans égal dans aucune autre guerre, que reste-t-il ? Quelques zones stabilisées d'autodéfense pay­ sanne, qui furent précisément les seules pen­ dant la guerre à se donner une organisation et u ne direction pol itiques (donc une discipl ine mi­ litaire rigoureuse) . Sauf dans les régions de Gal ilea, el Palo, Sumapaz et le front guérillero sud du Tolima, où le parti communiste avait pu installer un commandement unique des for­ ces paysannes e t créer u n ordre institu tionnel, le reste du pays connut la violence anarchique sans autre but !lue répondre à la violence du parti adverse (l ibéral ou conservateur), sans organisation ni direction. Mais jamais la ques­ tion du p ouvoir ne fut posée ni par les commu­ nistes m par les libéraux les plus avancés. En 1 952, à Boyaca, une conférence nationale des guéri l leros ne donna aucun résultat, el les 1 3 c Commandos , existan t sur l'ensemble du ter-

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ritoire ne purent jamais ni se fondre ni coor­ donner leur action. Et s'il y eut jamais violence c populaire >, née c d'en bas >, surgi e des seules campagnes, sans qu ' il a i t été besoin de la présence « d'intellectuels pe tits-bourgeois venus des villes >, sans « incitation artificielle et étrangère au milieu paysan >, pour reprendre des expressions employées dans le cas de la Révolution vénézuélienne, ce fut bien cette explosion de jacqueries terrifiantes que vécut la Colombie jusqu'en 1 958. Il aura fallu attendre 1 964 pour que la question du pouvoir pol i tique soit p osée par la guérilla du Marquetalia, la première qu i se soi t donné une organisation, des obj ectifs, cies é tapes à franchir, c'est-à-dire un sens. La critique du spontanéisme aura coûté beaucoup de sang, et il est sûr que si la guérilla paysanne du Marquetalia, faute d'un appareil po­ litique de direction nationale, ne parvient pas à se combiner avec un mouvement de masse dans d'autres régions, elle ne pourra pas soutenir à elle seule le poids de la répression. Une autre forme de violence de masse récente - et qui prouve que le terrorisme n'est pas seu­ lemen t un attribu t petit-bourgeois - fut la vague terroriste qui secoua l'Argentine au cours de l'année 1 05 9 et début 1 960 : terrorisme surgi spontanément de la base des syndicats ouvriers péronistes et des Jeunesses péronistes pour pro­ tester contre la trahison de Frondizi, contre la signature des contrats pétroliers, pour obtenir la remise de la C. G. T. aux ouvriers (la C. G. T. avait été occupée en 1 955 par les militaires, puis dis­ soute) et le retour de Peron, etc. On compte, pour toute la période 1 958-1 060, au moins 5 000 attentats. Ce fut u n mouvement de grande im­ portance mais il fu t le fait de groupes isolés, ou même de terroristes individuels, sans lien entre eux, sans programme, sans direction. Le mouvement débuta comme une forme d'appui aux grèves, alors illégales : les militants ou­ vriers déposaient une bombe contre l'entreprise du patron (dans une grève de boulangers contre

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la minoterie ou la boulangerie ene-même, ou contre les entreprises de l'Eta t, comme le télé­ phone ou l'électricité), pour l'obliger à fermer ou en gu ise de représailles. Le m o u vement s'éten­ dit rapidement, et devint activité quotidienne, sans obj ecti fs clairs : bombes dans la rue, sou s une vmture, contre une façade d'immeuble, n'importe lequel. A la fin, quelques gro upes de j eunes ouvriers réussirent à donner une orien­ tation à cette vague de protestations spontanées, et des bombes furent déposées contre les Repré­ sen ta t ion s impérialistes, l e Fonds culturel bri­ tanniqu e, le Service d'information nord-améri­ cain, mais l a répression polici ère n'eut gu ère de difficulté à arrêter les terroristes, q u i n'avai ent aucune organisation clandestine serieuse. Une direction trade-unioniste s'empara de la C. G. T., reconstituée en 1 961 ; le mouvement prit fin avec l'adoption du « Plan Con intes > (sorte d'état de siège instau ré par Frondizi), et les ter­ r oristes arrêtés furent les victimes de j u gements d'exception. Ce terrorisme n'a évidemment rien à voir avec Je « terrorisme , vénézu él ien, régu­ lièrement dirigé contre l'infrastructure écono­ mique de l'impéria l isme (pipe-lines, p u its de pétrole, grands dépôts de marchandises, banqu es, Mission mil itaire yankee). Il démontre une fois de plus le bien-fondé des assertions de Lénine, selon lesquelles le terrorisme ne peut ,j amais être employé comme forme d'action politique régulière et permanente, mais seulement lors de c l'assaut final > ; qu'il n'est pas contradictoire en soi avec u ne lu t te de masse, dan s u n cl i m a t d'illégalité ou d e répression, mais qu'il peut le devenir s'il ne tend pas au maximum (car il n'y a j amais de terrorisme ou de lutte armée c pro­ pre et nette > , sans injustices et sans erreurs, qui ne peuvent être corri gées que dans la pra­ tiqu e même) à se déterminer politiquement. :Cn Argentine, l e terrorisme entraîna à partir de 1 960 une chute de combativité des masses c,n­ vrières, et un net ralentissement du combat ré­ volutionnaire. 0

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Le bilan négatif de ces expériences histori­ ques ne contredit nullement la nécessité de la lutte armée entendue comme forme la plus éle­ vée de la l u tte politique. Au contraire, elle confirme à nouveau : - Que l'éclos ion d'u n foyer de guérilla ru­ rale est subordonnée à une analyse pol i tique rigoureuse : le choix du moment de l'entrée en ac tion, du l ieu et de la forme de l'action sup­ pose une analyse des con tradictions nationales, posée en termes de classe ; - Q u ' un foyer n'excl ut pas par définition les luttes de masse pacifiq ues, menées dans les syndicats, au parlemen t, dans la presse, même si l'expérience vénézuél ienne montre que les formes de l u tte légale, préca ires, ne peuvent du­ rer long temps, après le débu t de la l u t te armée, ou peuvent tendre à s'écar ter du foyer et vivre leur vie propre pour se dispenser de l a lutte armée (ou peuvent se tran sformer en al ibi et en bastion de ceux qui n'ont j amais voulu la lutte armée) . En d'au tres termes, l'élévation des formes de lutte populaire, loin de dispenser d' un appareil et des tâches pol i tiques c normales > , doit s'accompagner d' une élévation du niveau de conscience et d'organisat ion polit i que. La fran­ che opposition à la l u t te armée que man i fes tent certaines directions de partis comm u n i s tes la­ tino-américains (d u Pérou, de Colombie, d'Ar­ gentine, du Ch i l i, du Brésil) pourrai t bien pro­ venir, non pas d' u n manque de courage ou d' un défaut de préparation ma térielle, mais d' un bas niveau théorique et pol i t i q: ue, ces directions sa­ vent qu'au cas où viendrait à se déclencher u n e c guerre d u peu ple > (comme les Cubains apy el­ len t la guerre de guéril l a ) , el les devraient ceder la place à u ne nou vel le généra tion de dirigean ts formés dans et par l a guerre, comme c'est le cas auj ourd'hui au Venezuela, et surtout au Guatemala. S• La présence d'un parti d'avant-garde n'est

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cependant pas un préalable absolu au déclen­ chement de la lutte armée. Sur ce point la Révolution cubaine a montré qu'au s tade insurrectionnel de la Révolution, s'il est ind ispensable d'avoir une organisat.ion et une direction politiques fermes (le 26 Juillet), on peut se passer d'un parti marxiste-léniniste d'avant-garde de la classe ouvrière. Précisnn s bien : au stade de la prise d u pouvoir, car la formation de ce parti devient une condition !l ine qua non pour l'édification de l a société sociali'itc. Une lutte de libération nationale, à base an �i­ impérialiste, ne peut pas être menée sous l'égide du marxisme-lén i n isme et de la classe ouvrière, dans les cond i tions lati no-américaines, carac­ térisées par l'existence d'une classe ouvrière nu­ mériquement peu élevée, fréquemment pénétrée par le réformisme, et aristocratisée de fait par les salaires relativement él evés que l'on p'ilye dans les grandes entreprises des monopol es étrangères ou na t ionales. Qua nt au parti, il se formera, sélectionnera ses cadres, par la pro­ motion naturel le de la lutte ùe libération, comme cela s'est nassé à Cu ba. Autrement dit, la théorie du parti d'avant-garde qu'on oppose au foco parti dont la con s t itution devrait précéder toute tentative de guérill a ou de lutte armée - ne paraît _P as répondre à la réal ité. C'est clair par l ' idéologie péroniste, et hosti le dans son en­ sembl e au parti communis te, à cau se de son antipéronisme sectaire qui l'a plus d'une fois amené à s'a l l ier à la réaction contre le péro­ nisme, et même à faire intervenir les syndicats aux côtés des mil itaires au lendemain par exem­ ple de la c Revolucion Libertadora > de 1 955, celle qui déposa Peron. Mais la raison sans les masses et les masses sans raison ne font pas une opp osition d ialec liquc, et la gauche ar ;:;en­ tine a refusé son appui, même moral, l 'E. G. P.,

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parce qu'elle se dévouait tou t entière à la tâche évangélir-ue de péné trer telle ou telle usine, en offrant des brochures marxistes à l'entrée. 4 ° L'organisation politico-militaire ne peut pas être différée . . On n e peu t pas laisser ,..u développement même de la lutte le soin de la mettre sur p ied.

Les cond i tions post-cubaines - moins d'ef­ fet de surprise en faveur des guéril leros, et plus de préparation politique et militaire du côté de l'ennemi - ne permet tent pas sur ce poin t, semble-t-il, le même empirisme que Cuba. Un foyer guérillero ne peut subsister en règle géné­ rale sans une orgamsalion de con tact campagne­ ville, non seulemen t pour assurer la liaison politique, mais aussi pour l'approvisionnement en armes, fi nances, recrues venues de la capi­ tale ou d'au tres régions, matériel de propagande, alin,ents (car l'autosubsistance absolue d'un foyer à partir des ressources tirées de la mon tagne est un mylhe, surtout au début de son action) ; et enfin, sans une organisation locale, même ébauchée, au sein de la population des montagnes (faible et d �spersée) el d a ns les zones de contact avec l'extérieur, c les terres basses > cruciales p our les l ignes de ravitaillemen t et l'information. Au sommet de la p yramide : le noyau de la future armée popu laire : une poi­ gnée d'hom mes experts, mobil es, en déplace­ ment perpé tuel, pour évi ter d'ê tre localisés par l'ennemi, ou même par les p aysans des villa ges voisins qui pourraient, par im p ru ( ence, les faire repérer et également pou r m u l t i r. l icr les contacts avec la popu lation : celte mob1 lilé les fera aP. ­ paraî lre comm e beaucoup pl us nombreux qu' ils ne sont en fait. Cer tes, cet te pyramide ne se donnera ,j amais avan t l'installation du foco, ou alors il fau dra at ten dre deux mil le ans pour commencer la Révolu tion. La pyramide se cons­ truit par les deux bou ts, la base et le sommet, et elle ne sera ja mais que le processus dialectique de sa destruction et de sa reconstruction sur

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une base plus solide. L'organisation de contact mon tagne-vil le, v i l le-montagne (maisons-rel a is, voitures pour acheminer ma tériel et volon taires par des rou tes ou des chemins extrêmement su rvei l lés, radios récep teu rs-émetteurs, etc.) est évidemment la p l u s vu l nérable à la répression, p u i sque forcée de travai l ler « chez l 'ennemi > , et dan s des pet i tes vil les o u des bourgs d e pro­ vince p eu peu p lés et facilement con trôl a bles : c'est la que les pl us gros risq ues son t courus, là où, à Cuba comme au Venezuela, la répres­ sion a fait le p l u s de cou pes sombres. Raison de plu s p our appor ter le pl u s gran d soin à l a pré­ para t ion et la m ise sur pied de cette organisa­ tion pyramidale ; don c pour commencer les opé­ ra t ions o u partir dans la montagne q uand cet te organ isa t ion a déj à été mise sur pied, m i n imi­ sant ain si, san s bien stîr pou voir les é l iminer, les risq ues de l 'im provisa t ion forcée : la marge d'improvisation ou de récu pération en cours de rou te ayan t beaucoup dimin ué depu is Cuba. 5 ° Dans l'A m ér iq u e s ous-développée, à prédo­ m in a n ce ru rale, on ne pe u t propa q er de m a n ière durable l' idéologie révo/11 / io n n a i re parm i les masses q u 'à par l ir d'un foyer ins u rrecl ionnel.

On oppose sou ven t à la guéri l l a l'i dée q u'il fau t d'abord éduq uer les masses paysan nes, for­ m er la conscience pol i t ique des exp loités avant tou t. On ne d i l pas com m en t, mais on dit qu' il le fa u t comme préalable à l 'act ion armée. En réa l i té, il semble bien q u e les deux lâches se con d i t ionnent l ' u ne l'au t re, et ne peu vent q u' è lre entreprises e n semb l e : p as de foco q u i n e v i se comme obj ec t i f i m m é d ia t la for mat ion pol i t i q ue des paysans enviro n nan ts, pas de mou­ vemen ts revend icatifs et organisés de la paysan­ n erie q u i ne doiven t être sou ten u s par u ne l u t te armée, s' i l s ne veulen t pas être pulvérisés par la répression. I l est certain q u'au Pérou, Hugo Blan co a fa i t p l u s e n quelq ues an nées d'act ivilé co n crète d e . formation des syndicats d'arrendires (fer-

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miers possédant l' usufruit d'une terre apparte­ nant au latifu ndiste qui touche sa ren te foncière en travail) dans la Valle de la Convencion, que tous les partis d e gauche réunis, depuis trente ans. En l'espace de deux ans, 30 000 paysans ind iens ont élé inscrits pour l a prem ière fois de leur vie dans des syndicats de défense, à l'inst igation d ' H u go B l anco et d'une poignée de cadres. Mais quand, au co urs de l'été 1 96 1 , pro­ léta ires agricoles et ferm iers décident de ne plus payer la ren te aux latifundistes, ces der­ niers o b t iennen t aussitôt l'intervention du pou­ voir d'Etat, de l 'armée, et des troupes sont en ­ voyées dans le Cuzco. Les régions voisi nes sont prê tes à entrer elles aussi en action con tre les latifu ndis tes, pour peu que les paysans de Convencion pu issent résis ter. Mais les pavsans ne disposent d'aucun moyen de résistance ; quelques actions anarchiq ues de leur part don­ nen t pré texte à l'armée pour exercer des repré­ sail les massives sur les paysans eux-mêmes. Hugo B lanco, homme seul et sans résidence fixe dans la région, peut échapper aux pour­ suites. Les paysans se se n te n t donc trahis : personne ne les défend con tre l'armée. E n tre �a vie et le syndicat, ils choisissent la vie : la rente sera payée à nouveau aux latifundistes. B lanco est abandonné à son sort par les pro p res mem­ bres de son organisation synd icale qui se j ugen t abandon nés par B l anco. Cel u i-ci n'a pu passer à la phase insurrec tionnelle du mouvemen t, par manque d'armes, d'argent, de cadres, et s urtout du soutien des organ isa tions po l i tiques natio­ nales, q u i le la issent tomber ... Blanco est dé­ couvert par l'armée, en mai 1963, iso l é, malade, dans une hutte de montagne : prisonn ier à Are­ quipa, au cachot, il a t tend encore son procès, que le gouvernement d iffère de peur d'u n re­ nouveau de publ icité sur c l'affaire Blanco > . L e trava i l de syndical isation d u Cuzco n'a p u tou t d e même ê tre balayé par l a répression. De nouveaux synd icats se son t formés, ce lle fois avec le plein appui des partis révolutionnaires,

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des occu pations de terres en fri che ont eu l i e11 tou te l'a n n ée, et sur les terres occu pées l es paysan s refn sent à nouveau de payer l a ren ta au· pronrié t a i re, q u i n 'ava it j a m ai s son gé à l es trava i l ler. M' ais il ressort clairement d e l'expé­ rien ce de Blanco que toute l n t t e syn d icale et pol i tiau e menée en zon e d e féod a l i s m e agraire, dans les con d i tion s a ctuelles de répression phy­ sim, e bru tale, en traine u n e régression (tempo­ raire dans Je m eil leu r des cas) de J a l u t te, d é­ courage les pays a n s. com nromet m ême à J enrs yenx les i d ées de l ibéra tion ou d ' é m a n cination socia l e dont ils sont seu ls à faire Jes frais, les propa ga teu rs n'en assumant pas avec et pour eux l es con séquen ces. Mêm e nh énomène à peu de chose près d a n s l e Nord-Est brésil ien : Jes l i gues paysan n es on t fai t u n tra vail d'agi t a t ion irrrmpl a ç::ihl e, depuis leu r création par .Tn J i a o en 1 954 15 • El les ont a m e n é d es a m é l iora tions i m port a n tes, comme l'arrêt du paye m en t d e la ren te a graire en certa ins en dro i ts. l'ex ten sion des lois syn d i­ cales aux ouvriers de l a ca n n e à su cre d u l i t­ toral. qu i o n t acqu i s u n salaire m in im u m ohl i­ ga toire (35 000 cru zeiros par m o i s) - bien cru e cette a n gm en ta tion soi t d ue a u s s i à l a m on tée des prix d u su cre sur Je m arch é i n t ern a t io n al, après l e blocus des exportations cubaines. J u J i ao en fa i t ne s'es t j a m a is bea n cou p occupé des salariés a gricol es. Mais après Je con p d'Etat m ilitaire, que s'es t-il passé d a ns l e Nord -Est ? Le retour en force des latifundistes, l'expul15. L.-s 1 1 ,ru.-s pny• n n n u d e Frn n rl sco Jnllnn, trnn sfonn �es en m r t h e d'r-. Jlnrtn l l nn fort ren t n h l e , n 'o n t J n m n l s ru l'l m­ pnrtnnce p n l l t l q u e qu 'on 1 .- n r prMn rn F.u rnpe. l,' n h s rnce il 'or!(n n l • n t l on Pt de d i sci p l i n e , l ' l n rn p n r l t � d P J 11 1 l n o à se dnnnrr une ld�oln!(IP rt une • t rn t ��le cnh jlren l r s . l n s n restl­ m n t l n n d u rll l r r�vnl u l l o n n n l rr d r s p n �·sn n s , l n t rrd l rr n t n u x L l !( n P s d e •e tl � p n • • r r .-n u n m nn vement p rn Jl rPmrn t p n l l t l qu e, eom m P le von l n l ,Ju l l n o à ln ff n , en fon rl n n t rn 1 00 1 • le llfnn vrmPnt Tl rndPn f .- • " • qnl f'nt un �t'hrr . .l n l f n n sem h l e a vo i r prrs•rn t l """ l i m i t e s , m l rn -. q u e srs r n l l nborn t rnrs, do n t f i n i' s u t pns to 11Jo11 r• sr p r-'•rrvPr. • L'n n l qn P t i t re IJ IIP n nu 1 dj!•l rons D t'IJll�rl r, a-t-i l !!cri ! u n Jnnr, R U t r nn e tir rrtte t rn­ tn U ve, est celui, si noua le ml!rl tons, de simple agitateur so­ cial. • , . . • :,l't.�

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sion des Li�ueurs connus des terres ou de « l'ingen io > , la sucrerie du patron, avec inter­ diction de travailler sur les terres de qui que ce soit d'autre ; les responsables des ligues assassinés, pillés, torturés (Marcio Alves, jour­ naliste au Correo du Manha, a pu entrer dans une des prisons de Recife, et voir les torturés, deux responsables des ligues notamment, de­ venus fous à la suite des tortures subies : apha­ siques, ils se mettaient à hurler dès qu'ils voyaient u n uniforme militaire). Le salaire mi­ nimum des ouvriers de la canne n'est pas encore touché (quelques officiers de la 4 ° armée can­ tonnée à Recife ayant pu contenir l'offensive des patrons de sucreries), mais ce n'est qu'une question de temps, semble-t-il. En d'autres ter­ mes : la Terreur blanche ; et les paysans, sans moyens de défense, reçoivent les coups, encore une fois. Après la grande vague d'espoir, on devine quel doit être leur découragement. A la limite, c'est presque un acte irrespon­ sable et criminel que de lancer auj ourd'hui ces m::sses paysannes, dispersées, anal phabètes, fixées à leur sol, sans possibilité de fu ite (dont dispose l'agitateur politique venu d'ailleurs) dans une lu tte social e ou politique qui imman­ quablement déclenchera une repression à la­ quelle seule pourrait faire face un foco entrainé et préparé. La guérilla devra certainement bat­ tre en retraite elle aussi devant l'avance dt!s troupes, mais elle pourra toujours tenir un compte des crimes commis sur la population paysanne, les venger par des expéditions-éclairs et la liquidation des officiers reconnus coupa­ bles par un tribunal de paysans. Sa seule pré­ sence, même lointaine, redonnera l'espoir aux paysans qui se sentiront dé fendus, c couverts > . Les paysans anal phabè tes, sans jou rnaux et sans radios, endormis de p uis des siècles dans c la paix sociale > du régime féodal, assassinés froidement par les polices privées des lati fun­ distes au premier geste de révolte, ne peu vent pas se réveiller, sortir de leur torpeur, acquérir

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une conscience politique par un processus de méditation, de réflexion et de lecture. I l s n'y parviendront que par un contact quotidien avec des hommes qui partageront leur travail, leurs condi tions de vie et réso udront leurs pro­ blèmes matériels. Jetés dans la guerre révolu­ tionnaire, ils acquerront l'expérience pra tique de la résistance à la répression, et d'une réforme agraire limitée à une zone libérée : la recon­ quête sur l'ennemi d' une peti te bande de terres fertiles appartenant à un latifundiste fait plus de propagande pour la réforme agraire que cent brochures illustrées sur les sovkhoses d' U kraine. Les conditions obj ectives de vie des mas1Ses paysannes dans la maj ori té des pays américains ne permet tent qu'un seul type de propagande et de formation politique : la propagande par les faits, par l'expérience pratique des paysans eux-mêmes. Le probl ème est encore plus net si l'on pense aux communautés indiennes, repliées sur et les­ mêmes depu is la colonisation, et périodiq ue­ ment massacrées par les Blancs, qui, du sud de la Colombie au nord argentin, portent le ,p oids essentiel de l'exploitation féodale. La ma­ JOrité de la population est indienne, en Equa­ teur, au Pérou, en Bolivie, c'es t-à-dire q u'elle ne parle généralement pas l'espagnol, mais l'ay­ mara ou le quechua. Quel con tact peu t-il exister entre l'élite politique de Lima ou de G uayaquil, où sont concentrés les cadres politiques du pays, et la communau té d'un haut plateau, totalement dom inée par un curé féodal (qui exerce encore dans certaines régions de l'Equa­ teur le droit de cuissage de la l? remière nuit avec la mariée de l' indien) ? Qmconque vient troub ler la paix de la communauté est tué par la police rurale (quelquefois par les Indiens, eux-mêmes fanatisés), avec la bénédiction d u curé cacique. L'accès aux communau tés ind ien­ nes doit se conquérir sur les forces répressives qui en ont le contrôle trad i tionnel : les c diri­ geants paysans > représentants du parti gou-

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vernemental et du pouvoir central : les détache­ men ts de police ou de l'armée : les au torités ecclésiastiques ; les gérants d es latifund ia, ou les latifundistes eux-mêmes, le tou t formant une seu l e et épaisse croû le, encore renforcée par la différence de langue. On notera que les mineurs boliviens ont pu pénétrer avec succès les populations indiennes qui entourent l es mines, dans le départem ent de Potosi : le gouvernement n'est plus à même de les manœuvrer comme au paravant, pour un bout de pain ou une bouteil l e de chicha : ils son t armés, él isent eux-mêmes leurs responsa­ bles de village, et s'instru isent par l'intermé­ diaire d es ém issions en quechua des radios des syndicats min iers : la Fédération des mineurs dispose en effet de treize im portantes installa­ tions radiophoniques, réparties dans les treize mines les plus importantes, admin istrées par une com m ission syn dicale locale. Ces possibi­ Htés exceptionnel l es d'un travail de masse au sein de la paysannerie indienne proche des cen tres miniers ne viennent d onc fTUe d'un rap­ port de force favorabl e aux mineurs, qui pou r­ tant doivent payer d e l e u r viP., par une lutte armée constan te, le d roit de d isposer de ces radios qu'on écoute dans tou te la Bol ivie, sans que le gouvernement puisse rien faire que lancer ses mercenaires contre les territoires m iniers. Le 28 avril 1 964, cin q mineurs ont été tu és en défend ant la rad io de Huanuni, près d'Oruro, con tre une attaque massive conduite par les bandes gouvernementales. El le ne put être repoussée que par une contre-offensive noc­ turne, à la dyna m i te et au fusil, de tous les hommes val ides de Huanuni. Ces radios sont le fruit de l'insu rrection des mineurs de 1 95 2, qui porta le M. N. R. au pouvoir, et permit aux syndicats ouvriers de monter rapidement un appareil militaire et de propagande qu'ils doi­ vent défendre auj ourd'hui l'arme au poing con tre ce même M. N. R. On Jle peut donc pas tirer argument de l'exemple bolivien pour sou-

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tenir qu'un travail de masse est possible sans l u t te armée, sans moyens d'autodéfense de la part des paysans. Foyer insurrectionnel et foyer de propagande politique ont une seule et même fonction.

6 ° La nécessaire subordination de la lutte armée à une direction politiq ue centrale ne doit pas provoquer la séparation de l'appareil poli­ tique de l'appareil militaire.

Cet te concl usion, abstraite en elle-même, ré­ sulte des mu ltiples expériences de déchirement survenu entre la résistance intérieure et une di­ rection politique installée en exil, ou dans cette terre d'asile et d'exil que peut être la capitale d'une pays. La division du travail entre exécu­ tants et dirigeants semble rendue obligatoire par les conditions concrètes de la lutte, au départ. Une direction o u u n caudillo envoie dans la montagne un grou pe de fidt:les ou d'adhérents dévoués, les dirige d'assez loin pour les désavouer en cas d'échec, et sauver sa légalité : attitu4e traditionnelle en Amérique du Sud avec laquelle rompt complètement le castrisme. Bétaucourt, chef de l' c Action Démo­ cratique > , reste en exil à Puerto Rico pendant que les chefs de la résistance in térieure, Luis Pineda et Alberto Carnevali, sont assassinés par Pérez Jiménez, après l'échec du plan insur­ rectionnel de 1 95 1 , mais au contraire tous les dirigeants c castristes > , à l'instar de Fidel, ont dirigé en personne le foy er de guéri1 1a. Il n'y a pas de mou vement castriste dans l'abstrai t, il y a des dirigeants révolutionnaires qui, dans chaque P.ays, reprenant la tradition indélébile du caud1 1lisme, imprimeront leur marque à une organisation nationale, après avoir fait leur preuve aux yeux de tous les militants. Le dédoublement amène vite la dissension entre l'intérieur et l'extérieur : régulièrement les combattants et leurs dirigeants appartien­ nent à la nouvelle génération c cubaine > , et n'ont pas acqu is tous ces réflexes de politiciens,

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souvent habitués à la vie bourgeoise, qui gâtent la direction des partis. Ensuite, la différence entre les deux mondes de la guerre révol u tion­ naire el de la l u tte légale tou qui aspire à l'ê tre, comme c'es t le cas des par lis commu­ nis tes mis hors la loi) créera des divergences poli liques insurmontables. Or, le cen tre de gra­ vité politique se déplacera irréversiblement vers ce ux de l'in térieur, en contact direct avec le peuple et avec l'ennemi : d'où là direction de l'extérieur tirera-t-elle son autorité, s ur qui pourra- t-elle l'exercer ? Dans le meilleur des cas, la vapeur se renversera sans trop de heurts. On aurait donc tort de croire que les dirigeants révolu tionnaires en exil à Cuba ou dans les pays socialis tes c commandent leurs troupes par télégramme > . S'ils veulent conserver q u el­ que représen tativité, ils se subordonnent aux nouveaux dirigeants de l'intérieur, el feront peu de déclarations flambantes. Les au tres forment le personnel habituel des congrès internalio­ naux dont on peu t lire les déclarations de prin­ cipe dans la presse. Les dangers du dédoublement sont à craindre des deu x côtés. Il y a la trahison des « politi­ ques > , flagrante dans le cas des guérillas para­ guayennes (les dirigeants bourgeois, libéraux et fébréris tes, du mo uvement c 14 mai > , n'hé­ s itèrent pas à dénoncer à Stroessner les prépa­ ratifs des j eunes du mouvement, pour ne pas être débordés par eux), des guérillas rgen­ tines (les U turonkos, en 195\J, furent aban­ données et sys tématiquement ignorées par la haute direction péroniste, qui en profi ta pour évincer J ohn W illiam Cooke de la direction du mouvement péronisle), e tc. Mais il y a aussi la désorientation politique ou les impulsions anarchiques des « militaires > qui, privés de cadres ou de directives concrètes, et sans grande expérience politiqu e eux-mêmes, risquent de compromettre l'avenir de la l u tte armée. Pour p arer à ces deux dangers, l'altitude castriste, fusion de la direction politique et m ilitaire, ana-

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logue en cel a à la tra d i t ion bolch évique e t plus encore chinoi se, para î t irremplnr.able. Sur ce poi n t, l'expérience vénézu élienne peut nous écla irer 16, si nous tenons compte de ses caractéristi ques particul ières : l es F. A. L. N. résu l ten t de la fusion en un Front un iqu e de partis déj à con s t i tués, le Parti comm u n iste et le M ouvemen t de la Gauche Révolutio n n aire, dont la direction, surtou t dans l e cas d u P. C., est collégiale depuis lon gtemps, d e perso n n a­ J i t é s indépendan tes ou ven u es d'autres orga n i­ sations, et de m i litaires (le M ouvemen t d u 4 mai, des insurgés de Caru pano, et l e Mou ve­ ment du 2 j u i n des insu rgés de Pu erto Cabello) : tout ceci, combi n é à la d ispersion d e l a lu t t e e n plusi eurs poi n ts d u territoire, expl iqu e qu'il n e puisse y avoir actuellem ent a u Ven ezue l a u n l e a d er national, u n « F i d e l vénézn é l ien > , Co mpte tenu d e c e l t e situation, l a d i alect ique des rapports pol i tico-militaires d e la R évol u t ion vénézn él ienne est riche d'enseign emen ts. Cette dial ectique pourrait se décomposer dans les o­ men ts suivants : I. Dans u n pre m i er temps, séparation d e l'ap­ pareil de l u t te arm ée naissante et des organ is­ m es de d irection pol itique. 1 960-1 961 : sépara­ tion du P. C. et des grou pes d'autodéfen se. 1 962- 1 963 : séparation organique d u Fron t de libérat ion nationa l e, organisme de d i rection pol i t iqu e, et des Forces arm ées de libération na t ionale, c bras armé du F. L. N. > . A u débu t, l ' c appareil spécial > d u parti éta i t clan dest i n au sein mêm e du parti. Le premier décollement, qua nd n aît en 1 960 la déci­ sion spontanée d e résister à l a répression crois­ sante, n e vient pas de l'incompétence d es d iri­ gea n ts du p arti dans l es problèmes tech niques d'organ isation clandesti ne, ni de réticen ces po­ litiques, même s'il reste vrai que le parti corn16. II manque malheureusement Ici une analyse des t!vt!ne­ ments survenus après 1 91i3 et des m e s u res de réorRo nl saUon adoptées récemment par les rêvoluUonnalrea vénézuélien■,

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battit très fort des groupes armés qui s'étaient formés anarchiquement sur ses ailes. Les rai­ sons essentielles sont bien plus à chercher dans : - La décision politique de poursuivre l'ac­ tion p arlementaire et légale jusq u'au bout, de sauvegarder la presse et les locaux publics du parti, de maintenir malgré la répression une action syndicale sur des positions de classe, j usqu'au dernier moment. Jusqu'à ce que le gouvernement Bétancourt (octobre 1963) dé­ truise les ultime-s libertés démocratiques, sus­ pende l'immunité parlementaire des députés et sénateurs du P. C. et du M. I. R., et frappe ces partis d'illégalité complète. Les députés furent conduits directement du Congrès en forteresse. - La nécessité d'assouplir au maxim um la s tructure verticale du P. C. (centralisme démo­ cratique, nécessaire à son fonctionnement en temps de paix, mais mortelle en temps de lutte clandestine. Ce maintien de la structure est d'ailleurs rendu impossible dans les faits, :par la situation d'urgence créée par l'accélération des événements, la dispersion due à la règle du contact minimum propre à toute clandestinité, l'éclatement des organismes de direction poli­ tique frappés par la répression. « Si lors d'un mouvement de troupes, il fallait consulter le Comité central pour savoir s'il convient ou non de faire sauter tel pont stratégique, on a toutes chances de faire sauter le pont une semaine après le passage du régiment en question > , dit le responsable d'un « détachement 17 > . - Un impératif élémentaire de sécurité. La naissance d'une $ Uérilla rurale requérant un niveau de maturation révolutionnaire déj à élevé, c'est dans les grandes villes qu'il faut organiser l'autodéfense, car c'est là que la répression frappe d'abord (manifestations de masse dis­ persés à coups de feu, pillage des locaux du 17, Un De& tacamento : 3 pelotons, - 1 peloton tactiques de combat.

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parti, arrestations et li q uidations de mili­ tants, e tc.) . Or les vieux militants du P. C., qui à Caracas surtout (où le parti aux élections de 1 958 arriva en seconde position) n'avaient au­ cune raison de se cacher dans l'euphorie démo­ cratique g: ui suivit le renversement de Pérez Jiménez, etaient fichés pour l a plupart et faci­ lement contrôlables : un appareil d'Etat au contenu de classe inchangé n e se laisse guère gagner par ces euphories passagères, et prépare touj o urs la guerre. D'où la nécessité de can­ tonner ces militants dans des tâches légales, et de créer une organisation d'autodéfense pa­ rallèle, composée d'inconnus ou de personnes moins marquées politiquement, donc moins vulnérables, dans l'immédiat, à l a répression. II. Se développe donc un appareil militaire urbain qui essaie tant bien que mal de rendre les coups et s'organise peu à peu dans la pra­ tique. Les actions d'autodéfense, de contre­ offensive ensuite, intensifient la répression. Celle-ci entame davantage l'appareil politique des partis révolutionnaires, plus exposé, à cause de son action semi-légale, et mieux connu de l a police. L'ancienne organisation du parti s'amenuise donc (fermeture des locaux, destruc­ tion de l'imprimerie, censure des j ournaux, etc.) , les éléments les plus vacillants tendent à aban­ donner fa lutte, le parti se contracte : goulots d'étranglement qu'ont connu s tou s les Mouve­ ments de libération, au moment du passage à la lutte armée. Mais cette dernière crée de nou­ velles tâches, accélère son rythme pour résister au rythme croissant des actions répressives, oblige à avancer en comblant les vides, en corri­ gean t en marche les erreurs : à faire front. Pendant ce temps (année 1 962) , une branche de l'organisation urbaine, mue par une vision stratégique à longue portée, prépare, organise et inaugure des focos de guérilla rurale. Il semble qu'on ait eu l'idée de développer J.> lu­ sieurs foyers à la fois, dans le but de diviser

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les forces ennemies, car l'année 1 962 voit l'éclo­ sion de foyers dans six E tats différents (Merida, Zulia, Miranda, Lara, Trujillo, Falcon) . L'en­ vers de cette tactique apparaît aussitôt : ali­ menter tant de zones éparses en hommes, en armes, en ravitaillement de toute sorte est im­ possible ; les foyers d'autre part n'ont sou­ vent aucun lien politique ou militaire entre eux. Par suite de l'inexpérience de ce genre de lutte, d'une absence de préparation mili­ taire sérieuse, de connaissance du terrain, de précaution dans le maintien du secret mi­ litaire, beaucoup de ces tentatives où ne par­ ticipaient à peu près que des étudiants, se terminent tragiquement. Mais sur la base de ces expériences, et cette fois-ci de manière res­ ponsable, des groupes d'ouvriers, de paysans et d'intellectuels révolutionnaires, doués d'une solide connaissance du terrain, prennent la montagne : au printemps 1 962, se constituent le front du Charal, sous le commandement d'un ingénieur, Juan Vincente Cabezas, et dans l'Etat de Falcon, le front « Leonardo Chirinos > sous le commandement de Douglas Bravo, ex-étu­ diant en droit, et ex-ouvrier d'usine. I I I. En raison des conditions matérielles et morales très difficiles dans lesquelles doit opé­ rer la guérilla urbaine, cette dernière commence à s'essouffler et commet certaines erreurs tac­ tiques (attaque du train d'EI Encanto, octobre 1 963) que met à profit le gouvernement, qui pousse au maximum la répression, fortement aidé en cela par les services et l'argent yankees qui affluent à Caracas. La succession d'arres­ tations de responsables politiques, restés dans la capitale pour assurer la permanence de la direction politique, malgré des conditions de sécurité de plus en plus précaires, désoriente l'appareil urbain. H est dès lors prouvé que la guérilla urbaine, engagée dans une guerre civile quasi frontale contre les polices, la garde natio­ nale, l'armée au cours de l'été et de l'automne

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1963 n'est pas en mesure de casser l'appareil répressif, et gaspille des trésors de vies humai­ nes pour des résultats disproportionnés avec l'effort. Elle ne peut donc revêtir l'importance stratégique que certains sedeurs c insurrectio­ nalistes > (notamment parmi la j eunesse du M. I. R.) voulaient lui donner. Pendant ce temps, et à côté de l a lutte urbaine qui occupe le devant de la scène, les foyers ruraux se fortifient en silence. Dirigeants et combattants gagnent rapidement en expérience politique et militaire. Et surprise : les déman­ tèlements périodiques de l'organisation-contact Caracas-province-front guérillero (l'arrestation des relais-radios, des responsables des passages, du ravitaillement en armes, des courriers, etc.) ne provoquent nullement le démantèlement des fovers qui renforcent leur capacité d'action, leurs bases d'appui, leur recrutement sur place parmi les paysans. Donc, les ponts peuvent être coupés entre le F. L. N. et les détachements ruraux des F. A. L. N. sans que cela empêche ces derniers de croître et de se suffire à eux­ mêmes. Les chefs guérilleros, insaisissables et cent fois morts, selon la presse, réapparaissent, et tendent à se transformer en mytbes popu­ laires, qui mobilisent en retour les villes. Fina­ lement, la guérilla rurale apparaît comme l'uni­ que appareil permanent, solide, en croissance, et hors d'atteinte de toute répression armée. IV. A Caracas et dans les autres villes, les détenus politiques qui, à force de courage et d'ingéniosité parviennent à s'évader, les mili­ tants et les dirigeants « brtîlés > à la ville, coincés dans une clandestinité chaque j our plus aléatoire, n'ont qu'un recours : rej oindre les zones stabilisées ou libérées par les foyers gué­ rilleros. Sur la base des structures existantes depuis le début des foyers, mais consolidées par cette arrivée continue de sang frais, tend alors à se réaliser la fusion des deux appareils de direction politique et d'action militaire dans la

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guérilla de campagne. Un nouveau foyer surgit à l'est de Caracas, dans l'Etat de Miranda, en j uillet 1964. Une lourde offensive militaire dé­ clenchée contre ce nouveau foyer et contre les autres déj à existants, avec bombardements par avions B . 25 et pilonnage au 105 mm permet une nouvelle fois au gouvernement d'annoncer la liquidation c des bandes de civils armés > . Mais, qu'on le sache, les fronts ont parfaite­ ment résisté, et demeurent, à nouveau, plus nombreux et plus forts. Quant à la guérilla urbaine, elle ne semble plus revêtir qu'un aspect tactique de coups de main ou de narcèlement, assez secondaire. A sa place, une action proprement politique, cam­ pagne pour la libération des J? risonniers, nais­ sance de nouvelles organisations de gauche, peut essayer de se développer. 7 ° La lutte armée révolutionnaire n'est réa­ lisable qu'à la campagne. A la ville, elle se dégrade.

Là encore, nous nous servirons de l'expérience vénézuélienne. On connaît les arguments irré­ futables de Che Guevara à ce suj et : devant s'attaquer au maillon le plus faible, un foyer insurrectionnel doit se garder des zones urbai­ nes comme des maillons les plus forts de la chaîne, c'est-à-dire là où sont concentrés tous les corps répressifs et administratifs de l'Etat et là où également les contradictions sociales ne sont pas les plus explosives, où même les couches les plus défavorisées sont intégrées à la société. Encore l ' exode rural vers les capi­ tales a-t-il créé dans les villes une contradiction sociale explosive, chaque année grandissante, chaq_ue année moins soluble pour les classes dommantes : l'engorgement des chômeurs venus de la campagne dans les ranchos (Caracas), les barriadas (Lima : 600 000 habitants vivent dans des huttes de terre battue sur les bords

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du Rimac), les villas-miseria (Buenos Aires), dans les quartiers callampas (Santiago), etc. A Caracas, le tiers de la population, 350 000 habitants, vit dans les ranclios, ceinture de collines entourant la ville, entrelacs de r uelles, de places, de passages, de terrasses, où ne se risque guère en temps ordinaire la f Olice, et encore moins le bourgeois. Chaque annee, 70 000 Vénézuéliens s'installent à Caracas, et une bonne moitié, dans les ranchitos. C'est cette réalité socio-économique qui explique pourquoi a pu se développer au Venezuela, pour la pre­ mière fois en Amériq ue du Sud, une forme extraordinaire de guérilla : la guérilla urbaine. Le ranchito fut sa base essentielle d'opérations et de recrutement. On a sans doute trol? parlé à l'étranger de la partie « coups de mam > des unités tactiques de combat : détentions de mili­ taires ennemis, vols publicitaires, récupération de fonds dans les banques, d'armes, de docu­ ments, sabotages des installations impérialistes. Ces opérations, précisément parce qu'elles exi­ gent très peu de participants, qui doivent le moins possible utiliser leurs armes, se déroulent ordinairement de j our. La composition de ces commandos est principalement étudiante ou pe­ tite-bourgeoise (le « 26 j uillet > cubain avait la même composition sociale, et il serait ridicule d'attacher au mot « p etit-bourgeois > le j uge­ ment de valeur implicite qu'il revêt en Europe). Mais il existe une autre face de la guérilla ur­ baine, bien plus importante par le nombre d'hommes qu'elle engage : la guerre dans les ranchitos. Le recrutement est différent : ou­ vriers, chômeurs, jeunes garçons sans emploi, fils de familles nombreuses misérables, qui composent l'organisation politico-militaire du quartier. Les rapports avec « le milieu > sont souvent tendus, mais il n'y a pas guerre ; il y a parfois ententes locales, pactes de non-agres­ sion, et même collaboration ou régénération de transfuges du « milieu > (situation analogue à ce qui s'est passé dans la casbah d'Alger pen-

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dant la guerre) . Au plus fort de la lutte urbaine, vers l'été et le printemps 1 963, il n'y avait pas de jour sans engagements armés dans plusieurs ranchitos simultanément. A la nuit tombante commençait la fusillade, qui mourait avec l'aube. Opérations : harcèlement des forces ré­ pressives, embuscades, batailles rangées contre l'armée, et même occupation totale d'un quar­ tier qui devenait territoire libre pour quelques heures, jusqu'à ce que la concentration des groupes armés devienne intenable, et qu'ils se dissolvent. But : fixer les corps répressifs à Caracas, les diviser, les fatiguer, pour accélérer leur démoralisation et leur liquéfaction (les cas de désertions furent très fréquents dans la p o­ lice à cette époque) . Manœuvre de diversion aussi, quand d'autres op érations avaient lieu ail­ leurs, comme des évas10ns individuelles ou col­ lectives des centres de détention. Mais, quelques mois après, le silence était revenu dans les ran­ chitos, cette forme de guérilla urbaine avait disparu. Qu'on ne croie pas que les groupes armés des ranchitos avaient été tous liquidés et militairement vaincus ; à la rigueur ce type d'action pouvait continuer longtemps : c'est, semble-t-il, une décision des F. A. L. N. oui mit fin aux opérations. Pourquoi ? Opéran t sur une aire déterminée et naturel­ lement limitée, la guérilla urbaine est facile­ ment fixable. Elle n'a en effet ni le choix du moment ni celui du lieu. Du moment : la guérilla est forcée d'opérer de nuit (les ranchitos ont un éclairage public très faible) pour de multiples raisons : sécurité des combattants qui échappent à l'identification (on peut, pour renforcer la sécurité, faire per­ m u ter les groupes des guartiers voisins, afin d'éviter les délations touJours possibles) , sécu­ rité aussi des habitants : les rues désertées par la connivence du quartier feront moins de vic­ times innocentes (mais en feront hélas toujours, car les balles trans:p ercent les parois de carton ou de bois des maisons) . La nuit permet aux

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forces populaires de profiter au maximum de leurs avantages : la connaissance du terrain, la mobilité, la difficulté pour l'ennemi d'utiliser ses armes lourdes. Par contre, la levée du jour permettra la fouille des maisons, les représailles massives, le « bouclage > . Choix du terrain : il est presque impossible aux groupes armés de se déplacer dans la ville (les grandes avenues étant sévèrement contrô­ lées) pour surprendre au dépourvu une garnison ou un détachement militaire. L'opération com­ porte de gros risques, car la retraite est facile­ ment bloquée. Il faut donc attirer les corps répressifs sur les collines, en dehors de leur terrain naturel d'action. Or, au bout de quelque temps, ils ont compris le traquenard et ne se dérangent plus, préférant abandonner les ran­ chitos au contrôle nocturne des groupes armés que perdre une dizaine d'hommes à chaque in­ cursion. Tous les stratagèmes seront donc bons pour attirer les détachements de police et d'ar­ mée dans les ranchitos (faux terrorisme : dans une zone apparemment calme, explose tout. en haut d'un ranchito une bombe puissante... ar­ rive la colonne de soldats qui vient constater les dégâts, mais se trouve prise sur place dans une embuscade et doit appeler des renforts, etc.). Mais cette fixation dans les 9.uartiers populaires indique tout de suite la tactique à suivre pour les forces gouvernementales : implanter l'ar­ mée et la police à demeure dans ces quartiers, en nombre et en densité tels qu'il devienne dé­ savantageux de les attaquer. Si tous les postes de police durent ê tre évacués des quartiers ou­ vriers (des énormes bloques du 23 de Enero, de Urdaneta, de Simon Rodriguez et des ran­ chitos) dans la première phase de la lutte, un quadrillage avec armement lourd aux points­ clés (sur les toits, aux carrefours, sur les hau­ teurs, etc.), installé par l'armée et la garde nationale fut établi, et cela détermina pratique­ ment la fin des combats urbains . la vie d'un militant est trop précieuse pour les sacrifices

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inutiles, et par chance les révolutionnaires n'ont pas le sens du baroud d'honneur : les Vénézué­ liens n'attaquèrent pas. Sur le plan militaire donc, la guérilla ne peut se changer en guérilla de mouvements, encore moins en guerre de positions ; elle reste canton­ née dans le harcèlement, le sabotage, où elle devra dépenser des forces disproportionnées à ses obj ectifs. c Mordre et fuir >, devise du guérillero de campagne, est impossible : sans base fixe, un groupe armé urbain n'aura :i;> as de position de repli sûr, et s'exposera à l'aneantis­ sement par encerclement, délation, im prudence, etc. Cette absence de base fixe sigmfie aussi l'absence d'une base sociale et économique so­ lide : si le pouvoir n'est pas pris d'un coup par l'insurrection généralisée, il n'y a pas de ré­ formes partielles réalisables dans une portion de territoire libéré. Si le guérillero est un « ré­ formateur social >, que peut-on réformer dans une ville ? Donc, de quelle réalisation peut-on se prévaloir pour entraîner de plus larges masses ? Les petits groupes dans lesquels doit forcément se désarticuler une guérilla urbaine (une U. T. C. = de 4 à 6 personnes) ne pour­ ront donc j amais arriver à former un noyaµ permanent, localisé, doué d'une puissance de feu, concentré, discipliné et entraîné à la guerre conventionnelle et au maniement d'armes lour­ des. Bref, pas plus qu'elle ne peut se passer du harcèlement, une guérilla urbaine ne peut se transformer en une armée guérillero, encore moins en une armée populaire régulière, capable d'affronter finalement l'armée répressive, but de tout foco. Cette atomisation obligatoire des combattants urbains, laissés à eux-mêmes, a eu au Venezuela une grande importance : elle portait en germe un risque sérieux de dépolitisation des U. T. C., donc le surgissement d ' actions anarchiques, dé­ sordonnés, contraires à la ligne générale du F. L. N. Théoriquement, les plans de toute ac­ tion importante devaient être élaborés par ses

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futurs exécutants (U. T. C. ou détachement) , re­ monter à la direction politique, et redescendre avec a-o nrobation ou non. Mais dans la réalité, il n'en allait pas touj our : ainsi : il pouvait y avoir urgence, ou défaut d'un contact ou ar­ restation inopinée d'un dirigeant. D'autre part, la j eunesse, principale source de recrutement des groupes d'action, n'a pas en pays semi-co­ lonial la formation culturelle que peut avoir celle d'un pays développ é, où l'enseignement primaire est réellement obligatoire. Et la moitié de la population vénézuélienne a moins de vingt et un ans. Une formation politique ne s'ac­ quiert pas d'un coup, sans essais et tâtonne­ ments : c'est ainsi que certaines erreurs ont pu être commises par quelques U. T. C., lesquelles ont touj ours été sanctionnées et corrigées p ar la direction nationale 18• Or, u n j eune combat­ tant d'un foyer rural se formera politiquement beaucoup plus vite qu'un guérillero urbain. Si, pour ce dernier, tout peut se réduire à une suite d'opérations « héroïques > isolées de leur contexte, avant et après lesquelles il devr a plus 18. C e s ereurs politiques o n t été, de l'avis d e s camarades vénézuéliens eux-mêmes, les suivantes : étendre les opéra­ tions de sabotage aux usines ou installations commerciales des capitali stes nationaux, ennemi s secondaires qu'on eût pu neutraliser, voire entrainer, même s'il est diffici l e dans la prati q ue de distinguer ca p ital national et capital impérialiste qui s'enchevêtrent la plupart d u temps ; avoir attaqué en certaines circonstances les effectifs de la police municipale ou de la police de la circulation, les re j etant ainsi du côtll des forces ré p ressives actives ; ne p as tenir un assez �rand compte de la valeur i rrempla ç able de la vie d'un mi litant en s'atta q uant à des ob j ectifs très secondaires{ comme lors du sabotage du dépôt des films de la Columb a, où moururent b rO.lées vives deux combattantes d'un e U. T. C. dans l'incen­ die qu'elles aval ent contribué à déclencher ; n e pas tenir compte des conditions ci rconstancielles, comme ce fut le cas lors de l'attaque d'un train de vacanci ers qa rdé par un déta­ chement des gardes nationaux entreprise afin de récu p érer leur armement, au cours de laquel le durent être éliminés quelques soldats qui opposèrent une résistance inattendue à leu r désarmement, au moment même où se déroulaient d'im­ portantes conversation s pré-él ectorales a u sein des Partis d'opposition. Cette action, montée h y pocrlter,n ent en épin gle par l e gouvernement, servit . de prétexte à l opposition léga­ liste pour refuser une candidature unique de la gauche aux électio n s présidenti elles. La p lu p art des responsables de ces actions ont été destitués par l'état-ma j or des F. A. L. N.

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ou moins se replonger dans l'atmosphère nor­ male de la vie urbaine (avec toutes « .les faci­ lités > auxquelles l'a habitué la vieille société) , l e guérillero d e campagne sera plongé dans l'élément tout autre d'un contact permanent et direct avec le monde extérieur, avec les paysans et avec la nature, dont l'opération proprement militaire ne for mera qu'un détail ou qu'un mo­ ment. Autrement dit, l'action urbaine est disconti­ nue ; pour le guérillero urbain chaque opéra­ tion se suffit à elle-même. Par contre, c'est le propre d'un foyer de cam­ pagne d'avoir à créer et à recréer sans cesse ses conditions de vie : dans la première et plus longue étape de la lutte, ce sera son activité essentielle, et non le combat militaire qu'il doit au contraire éviter ; semer, chasser cueillir, ré­ colter, bref, survivre, ce qui dans la jungle américaine est par soi-même un travail épuisant et héroïque. Or le foyer, au début, ne pourra survivre que dans la mesure où il obtiendra l'appui de la paysannerie : le foyer est soudé au milieu congénitalement. Pour les « bando­ Ieros > colombiens du Tolima, le problème ne se pose pas : comme ils ne reproduisent pas leurs conditions matérielles de vie, l'appui de la population leur est indifférent : pillage, vol, impôt forcé leur suffisent. Le foyer rural est en contact direct sans intermédiaire, avec la col­ lectivité de la zone d'opération, et avec la ma­ tière : par le nettoyage d'un coin de forêt pour pouvoir y cultiver, par le travail en commun de la terre, la chasse, etc. Ces conditions matérielles amènent inéluctablement le foyer à se proléta­ riser moralement et à prolétariser son idéologie. Que ses membres soient paysans ou petits-bour­ geois, le foyer guérillero ne peut devenir rien d'autre qu'une armée de prolétaires. C'est pour­ quoi la guerre de guérillas opère toujours une m u ta tion profonde des hommes et de leur idéo­ logie (celle-ci ne s'éprouvant évidemment pas comme telle) : pourquoi, par exemple, y eut-il

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à Cuba un tel décalage politique entre les diri­ geants de l'armée rebelle et les dirigeants des or �anisations urbaines, du Mou vem en t du 26 juzlle t lui-même, du D irectoire du 13 mars, et même les dirigeants du Parti Socialiste Popu­ laire, qui ne pouvaient imaginer que la révo­ lution aille si vite vers le socialisme. Et, au dé­ part pourtant, la formation politique et sociale des dirigeants urbains du « 1 3 mars > et du « 26 juillet » était la même : « intellectuels pe­ tits-bourgeois révolutionnaires » . De même au Venezuela, quiconque passe de la lutte urbaine à la lut te rurale ressent un changement d'at­ mosphère humaine, de qualité dans l'organisa­ tion, et même dans l'analyse politique : l'ana­ lyse à court terme dans la montagne n'a pas cours. Tous les guérilleros savent en ce moment que la gu erre sera longue et doit l'ê tre, dans les conditions actuelles du rapport de forces, parce que « nous n'aspirons pas à prendre le pouvoir, par une opération suicide, pour le perdre au bout de 24 heures. Nous ne nous précipitons pas, mais nous ne reculerons pas non plus par rapport à nos obj ectifs > . La prolétarisation rapide d u foyer rura'l a donc donné aux combattants assurance et mo­ destie. Paradoxalement, il est presque impos­ sible que se développe dans un foyer rural, germe de l'armée populaire, une tendance au militarisme, à la croyance qu e tout se réduit à echar balas, à « tirer > , et que tout dépend du succès militaire ; de même le romantisme trou­ vera difficilement ici son terrain de culture. Le combattant rural s'éduque j our et nuit par son contact avec le monde extérieur. I " combattant de la guérilla urbaine tend à vivre dans un m ilieu abs trait, parce q u' il doit s'abs traire de son m ilie u naturel (la ville, le travail régulier, les amis, les femmes, etc.) pour sa sécurité et celle de l'organisation. Si, pour le premier, le monde extérieur immédiat - le champ de maïs, la plantation de bananes ap­ partenant à une famille de paysans voisins, la

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mare d'eau, le hameau à deux heures de mar­ che, etc. - est source de vie ou plutôt l'unique moyen de survie possible, pour le second, le monde extérieur sera touj ours à combattre comme le danger n • 1, la porte à tout instant entrouverte par où viendra la mort ou l'arres­ tation ; il faut se méfier des personnes (et des quartiers, des appartements, des téléphones, de la foule sur un trottoir qui abrite par principe un flic, etc.) extérieures à l'organisation, ce sont elles qui font courir le risque de l'infiltration, de la délation, de l'imprudence, du relâchement moral, de la confidence. Solitude nécessaire, fu­ gacité des rapports humains, mutisme, claustra­ tion, tout ceci est symbolisé par la nuit, le moment par excellence de l'action urbaine : dis­ tinction du j our et de la nuit étrangère dans une large mesure au guérillero du foco qui vit j our et nuit dans la forêt, c'est-à-dire ni dans le j our ni dans la nuit, dans la pénombre, sans soleil, tiède et protectrice, usante, où la colonne restera invisible de j our comme de nuit, d'un avion comme du sentier voisin. Jamais un guérillero de campagne n'u tilisera par exemple les sentiers ou les chemins déj à tracés de la montagne : il coupe à travers la j ungle, où il s'est fait son propre chemin, disposant de re­ pères invisibles. Une colonne ré p ressive, même une patrouille, empruntera obligatoirement le sentier, trop lourdement équipée et ignorante du terrain pour s'enfoncer dans la jungle, faci­ litant ainsi l'embuscade ou le contrôle de ses déplacements. Prudence défensive (une em­ preinte de bottes dans le sentier permet à n'im­ porte qui de dater et d'évaluer un passage car les paysans vont pieds nus ou en espadrilles), vélocité offensive (rapidité de l'attaque et gain de temps dans la retraite) sont du coté du gué­ rillero de campagne. Mais au ssi enchevêtrées que soient les rues d'un ranchito, il faut bien y passer, emprunter tel carrefour, traverser telle place, où il n'est pas difficile d'être c attendu > par u ne patrouille militaire solidement installée

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et sur ses gardes. La situation se renverse. Un encerclement dans la montagne, dans la jungle n'est jamais infranchissable, car il n'est jamais complet : la j ungle vénézuélienne du Falcon a ses crevasses, ses rochers, ses arbres en étages, ses grottes : pour boucler un ranchito, il suffit souvent de boucler trois entrées. Simple exem­ ple, sur le plan de la liberté d'évolution, du ca­ ractère extrêmement vulnérable d'un groupe clandestin armé dans la ville. Bref, les conditions matérielles d'action d'une guérilla urbaine (isolement des militants réunis 24 heures avant l'opération dont ils ignorent souvent la nature j usqu'au dernier moment, em­ ploi de pseudonymes à l'intérieur même de « l' U. T. C. » , impossibilité d'y nouer des rap­ ports d'amitié, ignorance réciproque obligatoire, ignorance aussi du responsable qui donne les or­ dres, etc.) contribuent à former un certain type de conduite et d'esprit abstraits, qui peut débou­ cher sur le volontarisme ou le subj ectivisme. Les conditions techniques, matérielles, d'une guérilla urbaine ne sont pas séparables du contenu politique de son achon, mais, se réper­ cutent directement sur elle. On ne peut parler de l'une sans parler des autres. L'extrême dispersion des groupes armés ur­ bains rend en effet difficiles la coordination et le contrôle des actions. L'initiative tactique ap­ partient aux combattants. Parce qu'ils sont clan­ destins, ils n'ont eux-mêmes de comptes à rendre qu'aux supérieurs de l'organisation, et non, di­ rectement, comme dans un foyer rural, aux paysans et à leur famille. Mais si les formes d'action urbaine sont les plus clandestines, c'est aussi dans la ville que le contenu de chaque action se répercutera le plus à l'extérieur, et c'est là qu'elle court les risques maxima de défi­ guration par la toute-puissante propagande en­ :r emie, car la radio et la presse se chargeront de dérouter l'opinion publique. Les commandos vénézuéliens ont l'ordre de ne pas faire usage de leurs armes, sauf en cas

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extrême de légitime défense ; les francs-tireurs des ranchitos, s'ils le peuvent, viseront de pré­ férence aux jambes, pour mettre hors de combat sans tuer ; les forces ennemies ont des consi­ gnes et des réflexes opposés, le meurtre et la torture. Par leur nombre et leurs méthodes, les forces répressives font courir aux groupes armés de plus grands risques d'élimination physique qu'en montagne ; les militants devront donc tuer pour ne pas mourir. A l'échelon de l'ac­ tion la plus humble : désarmer un policier dans la rue nour récupérer son arme, revolver ou fu­ sil, a des effets imprévisibles si le policier résiste ; dans ce cas préférera-t-on que le militant révo­ lutionnaire se laisse tuer, ou qu'il fasse usage de son arme ? Le dilemme peut être quotidien, car les F. A. L. N. n'ont jamais eu d'autres ar­ mes que celles qu'ils ont récupérées sur l'en­ nemi, et il faut prendre ces armes là où elles sont les plus nombreuses et les plus atteignables, dans les villes, tâche des militants urbains. Or, chaque action d'autodéfense de ce type sera baptisée « assassinat > par la radio et la presse, et l'on suppose bien que la presse clandestine ou les autres moyens de propagande populaire n'arriveront jamais à contrebalancer cette in­ toxication massive, car l'ennemi est ici chez lui et fait la loi : ce qu'il ne peut faire dans la montagne, auprès des paysans qui savent à quoi s'en tenir. Par contre, quand un groupe de francs-tireurs s'empare d'un camion de viande appartenant à un supermarket « Sear's > (chaîne RocKefel ler) et en distribue le contenu dans un ranchito affamé, la télévision, la presse et la radio se garderont bien de faire éclio. Au cours de l'été 1 963 on constata à Caracas un certain nombre de « névroses de guerre > parmi les guérilleros urbains, qui durent être relevés et mis en vacances par l'état-major des F. A. L. N. Le rythme des opérations et les ris­ ·ques courus étaient tels que beaucoup furent vaincus par le1,1rs nerfs sans l'être par la ré­ pression physique. Névroses qu'un psychiatre

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eût appelées maniaco-dépressives : abattement, découragement, alternant avec une excitation fébrile, désir de provoquer l'ennemi à découvert pour se libérer de l'angoisse latente, d'exploser pour lever les inhibitions qu'amènent à la lon­ gue les conduites de ré:pression du clandestin. Ce type de névroses qm n'eut guère le temps de se faire sentir dans la pratique débouchait sur le mépris de la vie, l'opération-suicide, le formalisme de l'action pour l'action. Sous Ba­ tista, chez les militants de la Havane, ce genre d'accidents ne fut pas rare. Et c'est le cas de toute action clandestine, quelle qu'elle soit. Ces notes ne sauraient en aucun cas décrire un état général statistique de la guérilla urbaine, mais une tendance, issue de ses conditions maté­ rielles d'action, exp'liquant pourquoi la guérilla urbaine ne peut pas se dépasser vers une forme d'action supérieure, viable à long terme. Mais il s'est bien agi, au Venezuela, d'une guérilla ur­ baine, c'est-à-dire d'opérations militaires cor­ respondant à une situation objective de guerre, créée par l'Etat semi-colonbl et l'impérialisme, et liées à une organisation et à un programme politiques, ex;,> rimant les aspirations populaires. Jamais n'a eté commis un attentat individuel sur la vie d'un ennemi politique, fût-ce Bétan­ court, ce qui techniquement ne posait pas de problème insurmontable. La cible principale des opérations fut l'armée et, aussi le potentiel éco­ nomique impérialiste. Si, par terrorisme, on désigne l'action individuelle sans rapport avec le développement, l'organisation et les obj ectifs politig ues d'un mouvement révolutionnaire, in­ consCiente des conditions historiques et suht ec­ tives des masses, rien ne fut moins terroriste que l'action urbaine des F. A. L. N., rien ne le fut plus que la répression gouvernementale. 8 ° Révolution démocratique bourgeoise ou Ré­ volution socialiste : un faux problème. Une des polémiques majeures qui divisent les organisations révolutionnaires porte sur la na-

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ture de la révolution. E n gros, à la thèse sec­ taire d'influence trotskyste de la révolution socialiste immédiate, sans étape préalable, s'op­ pose la thèse, traditionnelle dans certains P. C., de la révolution agraire antiféodale, menée avec l'aide, mais en réalité sous la direction de la bourgeoisie nationale. Entre les deux, beaucoup pensent que la révolution est un processus in­ défini, « sans étapes > séparables, qui, si elle ne peut partir d'une revendication socialiste, y conduit inéluctablement lorsque l'avant-garde du processus révolutionnaire représente sincère­ ment les classes exploitées : tel paraît être l'en­ seignement de la Révolution cubaine. Mais la Révolution cubaine enseigne aussi que le nœud du problème n'est pas dans le pro­ gramme initial de la révolution, mais dans ce fait qu'elle a résolu pratiquement le problème du pouvoir d'Etat avant l'étape démocratique bourgeoise, et non après. Cuba n'a pu devenir un Etat socialiste que parce qu'au moment de réaliser ses réformes démocratiques nationales le pouvoir politique était déj à aux mains du peuple. C'est la raison pour laquelle la polémique actuelle touchant au programme de la Révolu­ tion - Révol ution démocratique bourgeoise ou Révolution socialiste - pose un faux problème, qui, dans la pratique, recule l'engagement dans la lutte concrète d'un Front uni anti-impéria­ liste. Une analyse rapide du capitalisme latino­ américain permet de voir comment il s'est orga­ niquement lié aux rapports de production féodaux dans la campagne : en Colombie, les bénéfices industriels tendent à se réinvestir dans la terre, e t les familles industrielles sont aussi les grandes familles latifundistes ; au Brésil, pour prendre des pays de capitalisme national, l'industrie sucrière du Nord-Est, ou le commerce du café à Sao Pau lo se lient au latifundisme agraire. Ou alors, comment expliquer qu'aucune bourgeoisie nationale n'ait pu mener à bien une 8

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véritable réforme agraire qui devrait pourtant aller dans le sens de ses intérêts par la hausse du marché intérieur qu'elle provoquerait ? Bref, il semble bien qu'en Amérique du Sud l'étape démocratique-bourgeoise suppose accomplie la destruction de l'appareil d'Etat bourgeois : sans cela, le processus habituel du coup d'Etat mili­ faire est condamné à se répéter éternellement, de même que se répétera « l'emballement > ré­ volutionnaire des masses sans aucune base sûre au cours d'un processus légal et constitutionnel de réformes démocratiques (réforme agraire, vote des analphabètes, relations diplomatiques et commerciales avec tous les pays, lois syn­ dicales, etc.), comme c'est arrivé au Brésil depuis Kubitschek, en Bolivie après 1 952, en Répu­ blique Dominicaine, avec Bosch, etc. Ces polé­ miques inlassables ne servent donc qu'à diviser le mouvement révolutionnaire et à cacher aux masses le problème ·qui conditionne tous les au­ tres, la conquête du pouvoir et l'élim ination de l'armée bourgeoise, cette épée de Damoclès qui ne manquera jamais d'essayer de briser l'élan de tout mouvement de masses. S'il est beaucoup plus difficile, après Cuba, d'intégrer une fraction importante de la bour­ geoisie nationale dans un front anti-impérialiste, ce dernier peut et doit encore être l'objectif n • 1 . Mais ce front ne peut, semble-t-il, se cons­ titu er que dans la pratique d'une lutte révo­ lutionnaire, et, loin qu'il contredise l'existence d'un foyer armé et résolu à avancer, il implique une avant-garde agissante, qui ne peut en au­ cun cas attendre qu e ce front soit pleinement constitué sur le papier, entre les organismes de direction, pour déclencher une lutte armée. Tel est peut-être le plus grand paradoxe du « cas­ trisme > : son caractère à la fois radical (tout subordonner à la prise du pouvoir) e·t anti­ sectaire (personne, aucun parti ou aucun homme ne peut monopoliser la Révolution). Evidem­ ment, le paradoxe n'en est plus un dès lors que la pratique est prise comme critère et référence

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fondamentale de la vérité théorique. Il y a en effet une vieille liaison en Amérique latine entre le réformisme de certains partis communistes et leur isolement : appelant sans cesse à la cons­ titution d'un front national mais incapables d'assumer une alliance réelle, parce qu'ils man­ quent d'une ligne et d'une organisation auto­ nomes et fortes. Si nous nous rappelons un discours de Fidel en 1961 , prononcé devant des visiteurs latino­ américains, deux idées paraissent déterminer la conception castriste du Front de libération, celle de c commencement >, d'initiative réaliste pro­ voquant une rupture de niveau dans la lutte po­ litique, l'engagement de la lutte a:r:mée (à Cuba, l'attaque du Moncada) et celle de c pratique sélective > des alliances et des compromis né­ cessaires dans la suite de la lutte. Autrement dit, la révolution peut se donner au départ un programme minimum anti-impérialiste, basé sur des revendications concrètes en rapport avec la condition paysanne, ouvrière ou petite-bour­ geoise, analogue au programme du Moncada qui fut le drapeau du 26 j uillet. Quand ont été épui­ sées toutes les possibilités de lutte légale, inau­ gurer la guerre révolutionnaire sur la base la plus large possible, « du vieux militant marxiste au catholique sincère qui n'a rien à voir avec les monopoles et les maîtres féodaux de la terre > (Seconde Déclaration de La Havane, fé­ vrier 1 962) . La pratique même de la lutte, qu'on ne peut jamais déterminer par avance mais seu­ lement en la vivant (donc pas de discussions théoriques infinies sur les modalités de la future Réforme agraire qui ne servent qu'à diviser et à retarder l'avènement des conditions concrètes d'application d'une réforme agraire, etc.), se chargera de redistribuer les alliances politiques et sociales, en en rompant certaines, en en créant de nouvelles. En d'autres termes, les questions concrètes po­ sées aux révolutionnaires par la pratique entraî­ neront des réponses nouvelles de leur part ; cha-

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que phase de la lutte a son système propre de questions et réponses, né de la manière dont au­ ront été résolues les questions de la phase précé­ dente, et il ne sert à rien de vouloir devancer la pratique d'un front uni en le divisant sur des questions qui ne se poseront peut-être pas le mo­ ment venu. Aucun geste, aucune élévation du niveau de la lutte pour le pouvoir, ou de la lutte après la prise de pouvoir, du niveau des objectifs de l'action gouvernementale ne peuvent s'effec­ tuer s'ils ne viennent pas combler une de­ mande historique, un manque consciemment res­ senti par les masses. II va de soi que toute cette conception tomberait dans l'opportunisme si elle n'avait pour pierre angulaire l'existence d'une avant-garde homogène, sincère, intransi­ geante sur son objectif final, sans aucune para­ lysie sectaire, sans modèle préconçu, disposée à prendre les chemins les plus imprévus pour at­ teindre son but, trempée et sélectionnée par la lutte effective : avant-garde dont le foco est déjà le gage. LA RIGUEUR THÉORIQUE DU CASTRISME

Cette confiance placée dans la valeur radicale de la pratique du foco, qui ensendre les diri­ geants, les cadres du futur Parti, et son propre champ théorique, ne serait-ce pas l'hommage in­ conscient du castrisme à sa propre histoire p as­ sée, dépassée mais j amais reniée, l'autocritique ne faisant que ratifier à nouveau le caractère créateur et machevé de toute pratique révolu­ tionnaire ? Historiquement, ce qu'on app elle le castrisme, c'est une action révolutionnaire em­ pirique et conséquente qui a rencontré le marxisme sur son chemin, comme sa vérité, l'inverse est aussi vrai : pour un castriste hon­ nête (un révolutionnaire qui a suivi Fidel dans la Sierra Maestra, ou a combattu dans la clan­ destinité urbaine) , le marxisme est une théorie de l'histoire justifiée et vérifiée par sa propre histoire.

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L A RENCONTRE D E FIDEL AVEC MARX

Cette rencontre est-elle nouvelle ? Non. Il y a trente-cinq ans, en 1 930, un autre grand « héros > révolut ionnaire américain, Lui s Carlos Prestes, porté au pinacle de la renommée par la longue marche de la « Colonne Prestes > (30 000 l{m parcourus en trois ans dans l'inté­ rieur brésilien par un millier d'hommes battant toutes les armées répressives qu'on lançait contre eux) , rencontra lui aussi le socialisme scienti­ fique comme sa vérité. S'il prêta alors au marxisme, avec le même retentissement que Fi­ del, sa légende de « Chevalier de !'Espérance > , dans l e même geste, il retirait à cette dernière toute valeur dialectique : le Manifeste de 1 930, lancé au peuple brésilien depuis Buenos Aires, où il s'était exilé, renie son passé, ses amis, sa légende, et son nationalisme, et propose l'instal­ lation immédiate de soviets d'ouvriers à Sao Paulo. L'adhésion de Prestes au marxisme, à une é J? oque où le socialisme n'avait pas encore conqms son assurance dan· le monde, marqua aussi la coupure de Prestes, et du P. C. B., d'avec la réalité brésilienne, coupure qui n'est peut-être pas encore surmontée, malgré ses grandes vic­ toires électorales d'après-guerre : au même moment, Prestes partait pour Moscou, et s'absor­ baP dans les rouages administratifs de l'Inter­ nationale. Un pareil contact avec le marxisme, c'est une électrocu tion, non un dépassement. Ce q u i donne tant de force à la Révolution cubaine, c'est l'absence de coupure entre ce qu'elle est, socialiste, et ce qu'elle a été, natio­ naliste. Même chose pour « le castrisme > : ne pas s'être coupé de ses racines historiques et américaines lui assure du même coup sa place à l'intérieur du marxisme, et à côté du léni­ nisme. Fidel Castro n'a jamais renié ses ori­ gines, ni ce qu'il a fait, il a réinterprété sa trajectoire passée de révolutionnaire non

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marxiste en la prolongeant et la transformant de l'intérieur. Que le 26 juillet reste la fête de la Révolution cubaine, c'est la marque distinctive et la con9uête du castrisme, ou des voies latino-amé­ ricaines au socialisme : ce jour-là, les vi.,iteurs qui débarquent du monde entier à La Havane pour fêter la victoire socialiste commémorent en fait un coup de main c aventuriste > , l'attaque du Moncada par une poignée d'activistes, qui fit frémir d'indignation tous les « bons marxistes > du Continent 19 • Si l'on y réfléchit bien, c'est le fait peut-être le plus bouleversant, le plus nouveau, de la Révolution cubaine : qu'elle rende chaque année hommage, comme à son commencement absolu, au point le plus haut de sa généalogie socialiste, à ce scandale théo­ rique et historique que fut l'assaut du Mon­ cada. Voilà ce qui donne à la simple histoire de la Révolution cubaine, de son perpétuel développe­ ment, une charge pé dagogique dix fois plus 19. Rappelons ce que fut le • Moncada » : Le 26 Juillet 1953, à Santiago de Cuba, 150 hommes mal armés, sous le commandement de Fidel et de Rau l Castro, attaquaient la garnison mili taire du Moncada. L'attaque échoua : le groupe le mieux armé, 50 hommes, arriva en retard au rendez-vous fixé, li s'était perdu dans les rues de Santiago. La répression qui suivit provoqua l a mort de presque tous ceux qui partici­ pèrent à l'attaque. Fidel, arrêté peu après, échap ra à la mort par hasard, et fit de son p laidoyer au tribunal 'acte d'accu­ sation que l'on sait, connu sous le nom de La His toria me absol11era. L'idée était, après la prise de la garnison, de dis­ tribuer les armes au peuple, transformer !'Oriente en terri­ toire libéré, et appeler le reste du pays à l'insurrectio n géné­ rale. El Siglo, organe du parti communiste chlllen, commenta ainsi l'événement : • Le peuple cubain vient d'être victime d'une nouvelle agression de l'impériali sme yankee. Il vient de se p roduire dans ce pays une attaque contre une garnison ( u n a asonada cuartelera ) , qui a toutes les caractéristiques des coups de main que préparent et exécutent froidement les agent s de Wall Street, pour consolider au pouvoir les gou­ vernements fantoches quand commence à monter la vague du mécontentement populaire. Les con séquences de cette agres­ sion, le peuple cubai n commence déjà à les souffrir dans sa chair » (El Siglo, 1 or aoO.t 1953, s i gn é de Carlos Rosales, membre du C. C.) . Il est s0.r que le Moncada fut une tactique en partie erronée, l i est beaucoup m oins sO.r que ce fut une manœuvre yankee. Mais que le réformisme soit sectaire par nature, expulsé comme 11 l'est de l 'hi stoire réelle, voilà ce dont nous sommes sO.rs.

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effective, pour le Continent, que dix manuels de marxisme réunis. Refusant de se laisser dé­ membrer en deux ép oques distinctes, na tionale­ démocra ti , les combats et les formes d'action « impurs > , d'un point de vue sectaire, qui surgissent çà et là sur le Continent. Le castrisme, loin de les condamner, de les re­ jeter dans l'enfer de la provocation, dans le purgatoire méprisable du c petit-bourgeo is > , les appuiera au contraire à fond, car si leurs pro­ tagonistes sont sincères et décidés, ils finiront par mettre en cause l'impérialisme américain, et déboucher sur le socialisme. Découvrant à tous que le nationalisme latino­ américain imoliq:ue le renversement final de l'Etat semi-colomal, donc la destruction de son armée, et l'instauration du socialisme, le cas­ trisme mérite bien, sans d'ailleurs y épuiser tout son contenu, sa définition de c nationalisme révolutionnaire > . Il est lié, par toutes ses fibres, à l'exigence de dign ité, individuelle et nationale. Quand on pense à la manière dont ont réagi, lors de « la crise des fusées > , en octobre 1 962, le P. C. U. S., les P. C. européens, et hélas, la plunart des P. C. latino-américains, devant c la sagesse khrouchtchevienne > et c l'obstination rebeJle > des dirigeants cubains à refuser c l'ins­ pection > de leur patrie, on n'a encore aucune raison de penser que le nationalisme révolution­ naire, et ce qu'il implique, soit encore compris, dans toute sa rigueur. « CAST R I S M E > ET CONSCIENCE DE CLASSE

Une autre raison explique la prédominance donnée par le castrisme à la pratique de la lutte révolutionnaire armée, quand cette pratique est dépouillée de ses objectifs politiques et se fonde fermement sur les classes exploitées, sur ses labels idéologiques : la certitude que, dans

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l e s conditions spéciales d e l'Amérique latine, le dynamisme des luttes nationalistes les fait déboucher sur une adhésion consciente au marxisme. A la différence des guerres anticolonialistes d'Asie et d'Afrique, les luttes américaines de l ibéra tion nationale ont déj à été précédées d'une cer taine expérience d'indépendance politique. La lutte contre l'impérialisme n'est pas alors fron­ tale, au départ, contre des forces d'occupation étrangères, mais passe par la guerre civile révolu­ tionnaire ; la base sociale est donc nlus étroite, et l'idéologie en revanche mieux définie, moins mêlée d'influ ences bourgeoises : au moins sera-ce la tendance historiaue. Si, en Afrique et en Asie, la lu tte de classe peu t ê tre confuse ou différée par les nécessités du Front national j usqu'aux lendemains de la libération, en Amérique latine, lu tte de classe et l u tte nationale doivent, en fin de comp te, se donner ensemble. Le chemin de l'indépen dance passe par la liquidation militaire et pol i tique de l a classe dominante, organiquement liée à la métropole économique par la « cogestion > de ses in térêts. On ne peut don c évidemment pas ranger les guerres de libération nationale amé­ ricaines sous la même rubrique que celles d'Asie ou d'Afrique. L'appartenance ancestrale du pouvoir politique à un grou pe national rend beaucoup plus éla­ borée la revendication nation al iste ; la lutte politique entre les divers gro upes de la classe dominante (le groupe agraire exportateur, le groupe indu striel protectionniste, etc.) se donne à tous les exploités comme l'enj eu principal, masquant ou déviant la contradiction fondamen­ tale Nation-Impérialisme, au plus grand béné­ fice des U. S. A. comme de la classe dominante. Les masses entreron t donc beau coup moins fa­ cilement dans la lice politique, parce qu'eJ ies ne semblent pas être directement concern ées. Les Etats-Unis u tilisent avec une roubl ardise centenaire cet écran gouvernemental, national,

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qui dévie l e plus gros d u mécontentement po­ pulaire, reçoit les coups les plus violents, même si l'ambassade américaine a ses vitres brisées ou est mise à sac, démissionne sous la force de l'insurrection, et laisse la Elace à l'ennemi in­ time, complice malgré lui . Il faut donc tou­ j ours spécifier, quand on parle d'opposition, à quel niveau elle se situe : antigouvernementale ou anti-impérialiste. Pour prendre l'exemple d'une opposition populaire largement maj ori­ taire, en Bolivie, seuls les mineurs, les institu­ teurs, la maj orité des étudiants ont des positions irréductiblement anti-impérialistes les sec­ teurs d'avant-garde de la paysannerie indienne, la petite-bourgeoise mécontente, les latifundistes déplacés, la majorité des prolétaires d'usine de La Paz n'ont, à l'heure actuelle, que des posi­ tions anti-M. N . R., anti-Paz Estenssoro. Même chose au Brésil : on n'évalue pas à plus de 5 % de l'électorat les partisans des militaires au pouvoir, abandonnés qu'ils sont par le gros de la classe moyenne ; mais combien sur les 95 % restants veulent encore autre chose qu'un changement de gouvernement ? D'autre p art le sentiment d'oppression n'est pas immédiat, ni localisé. Drapeau, armée, école, lan�ue nationale, noms des rues, tout indique que la nation existe, et le vague sentiment de frustration, ou d'humiliation, né de ce que cette c nation > n'appartient en fait cm'à une infime minorité, ne trouve pas tout de suite contre qui se décharger : il n'y a pas d'occup ation étran­ gère. Difficile de toucher l'oppression : elle est plus c naturel le > . L'éclosion de la lutte armée sera donc moins « naturelle > , moins sponta­ née qu ' en Asie on en Afrique . Elle requerra 20. Les événements de Bolivie 1965 sont clairs : Paz Estens soro, porté depui s quelques années à bout de bras par les Etats-Unis, n'était plus rentable ; on le remplace par Barrlentos, l e vice-prési dent, l'homme du Pentagone tenu en réserve depui s trois ans, comme carte de rechange, et Imposé comme vice-président à Paz afin d'assurer une transmission de pouvoir légale, en cas d'in surrection populaire.

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un niveau de conscience de classe plus élaborée. La lutte armée, ou le foco, tendra donc à aller de la ville vers la campagne, les paysans étant encore plus endormis par l'ordre social naturel. Là, ces différences propres au pays semi-colo­ nial se renforcent des hypnoses du monde féo­ dal. L'ennemi de classe passe à l'état de nature, il existe comme les pierres du champ, car il a tous les dehors de la fixité, tandis que la nature passe à l'état politique à travers la pro­ testation religieuse. La nature fixe l'attention et la colère paysannes, non le latifundiste. Le meiero du Pernambouc brésilien donne inva­ riablement la moitié de la récolte au latifundiste, qu'il pleuve ou qu'il vente, tandis g ue la séche­ resse du sertao vient par vagues imprévisibles et change d'année en année. Le ciel, les nuages, Dieu seront donc rendus responsables de la fa­ mine, de la mort de l'enfant, de la femme, non le latifundiste. On connaît le fanatisme reli­ gieux, allant jusqu'à la guerre (comme la Grande Guerre de Canudos, à la fin du siècle dernier) du Nord-Est brésilien, des campagnes colom­ biennes, de certaines communautés indiennes d'Equ ateur, etc. Bref, le facteur subj ectif d'initiative et de conscience morale et politique à la fois, exprimé, sur le plan social, p ar le rôle capital des étu­ diants, aura en Amerique latine une importance particulière, notamment à cause des structures semi-colonialistes, et non directement colo­ niales, de l'exploitation économique. Parallèle­ ment, le nationalisme y tend à se radicaliser, à se définir plus vite, et avec moins d'ambiguïté, qu'en pays colonial. CASTRI S M E ET CONSCIENCE NATIONALE

Le patriotisme révolutionnaire, ou c cas­ trisme > , des nouvelles organisations ou fronts d'action nés en Amérique latine depuis Cuba ne saurait constituer une idéologie particulière, ni se donner pour telle.

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D'emblée, c'est ce qui distingue le castrisme ,des nationalismes mystifiants qui l'ont pré­ cédé. La nature de classe qu'il découvre à la racine de la revendication nationale et dans le cours de la guerre de libération met fin du même coup au thème nationaliste pris comme but des discours, et comme mythe politique. Quel rapport alors entretient le castrisme avec les nationalismes-idéologies ? Il y en a plu­ sieurs : Prenons d'abord le cas du nationalisme bour­ geois aui réclame Ie développement industriel national et la construction de l'Etat national par le biais d'une industrie lourde, ou d'un protec­ tionnisme commercial ou de l'intégration et de l'élargissement des marché" nationaux au ni­ veau de phsieurs ou de la totalité des oays latino-américains (marché commun latino-amé­ ricain, A. L. A. L. C., etc.) tendances classiques des bourgeoisies nationales (Frigerio en Argen­ tine, Jaruibe au Brésil, Zavaleta en P olivie). Rapport avec le castrism e : le même qu'entre capitalisme et socialisme, bien que Cuba soit admiré par ces idéologues comme le seul pays qui ait réussi à liquider le féodalisme, auquel ils rêvent eux aussi de pouvoir s'attaquer. Le patriotisme révolutionnaire se distingue de même « du gouvernement nationaliste et dé­ mocratique > que réclament la plupart des P. C. dans leur programme : il est organicruement lié à la revendication socialiste et il vise la trans­ formation du pouvoir d'Etat par le moyen de sa conquête et de sa destruction sous sa forme bourgeoise. Le nationalisme castriste, au contraire de celui que mettent en avant les P. C. d ' ordinaire, n'est _pas défensif, mais radical. Il j u ge donc illu soires et sans effets les reven­ dicatio'ls partielles, les tra,1sactions ou les conciliations d'un éventuel c gouvernement na­ tional > qui s'essaierait à la révolution par petits bouts, et c sans qu'on le voie >. Ses méthodes d'action seront donc diff érentes ; il ne se cantonnera pas longtemps dans la pro-

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pagande électorale, le collage d'affiches, les réu­ nions au sommet avec les partis politiques existants, mais préparera aussi les conditions pour une action directe d'offensive armée des masses. Rapport donc avec le castrisme : le même, à peu près, qu'entre la 2• et la 3" Inter­ nationale, mutatis mutandis. Le castrisme, mi­ noritaire au départ, voit affluer auj ourd'hui à lui la partie la plus active (la jeunr sse surtout) , la plus valable pour l'avenir, de ces partis communistes. Beaucoup plus étroits sont les rapports du castrisme avec les deux formes historiquement les plus importantes du nationalisme sud­ américain, désignées auj ourd'hui du nom de national isme bonap_.rtiste : le péronisme en Argentine, et le populisme de Vargas au Brésil. Ces deux idéologies ont auj ourd'hui entamé sérieusement leur décadence, et laissent à la place même qu'elles ont occupée n aguère, un vide que le castrisme remplit peu à peu, remon­ tar � là encore des organisations de j eunesse vers lPs organismes de direction. A peu près à la même éfJque, ces deux mouvements devin­ rent dan s les deux pays largement maj oritaires, en visant à allier, et en y réussissant un certain tc ··1ps, prolétariat et bourgeoisie, sous la direc­ Lion -1 ,. cette dernière. L'anti-yanquisme (teinté de svmpathies fascistes) de Vargas et de Peron ne les empêcha pas de tenter de se concilier les Etats-Unis et de devoir finalement capituler. Attitude symétrique mais à l'opposé de celle du castrisme, qui vise lui aussi à unir proléta­ riat et bourgeoisie nationale, mais cette fois sous la direction du premier, et ne sera donc pas en position de se concilier avec l'impéria­ lisme amPricain. Le nationalisme bonapartiste, d'au tre part, prétend réaliser des réformes de structures à partir du haut, d' un pouvoir d'Etat inchangé, sans passer par un mouvement de masse cons­ cient. Il n'empêche qu'en son temns, au lende­ main de la Deuxième Guerre mondiale, ce

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bonapartisme fut compris et ressenti comme ré­ volutionnaire par les travailleurs argentins et brésiliens, ·q u i le firent leur : dans les deux pays ces régimes ont créé des conditions subj ectives irréversibles à partir desquelles l'histoire devra progresser. Le nationalisme bonapartiste a re­ culé l'avènement d'u n nationalisme révolu­ tionnaire de type castriste, en mystifiant l a pres­ que totalité du prolétariat, mais ne l'a pas rendu impossible. -Car une fois le Front uni bour­ geoisi� -prolétariat divisé, le prolétariat com­ mence à radicaliser son idéologie et ses reven­ dications, abandonnant peu à peu les directions politiques ou syndicales héritées des régimes passés, qui font auj ourd'hui faillite. Peron s'est sauvé en tant que mythe politique unificateur des masses, grâce à son abandon du pouvoir en 1 955, car il allait devoir opter entre un régime vraiment prolétarien ou la tra­ hison publique de ses promesses, option qu'il ne pouvait plus différer au moment de son renversement par l'armée. L a définition de classe du péronisme en a été d'autant retardée, mais n'en a pas moins fini par se faire i our malgré Peron : en gros, la bourgeoisie indus­ trielle ne veu t plus de lui, et le prolétariat argentin continue d'espérer son retour. Mais en raison de toutes les trahisons de la « bureau­ cratie syndicale > de la C.G.T., principale force de manœuvre du péronisme, l' idée des voies insurrectionnelles prend de plus en plus de force à la base, dans les syndicats, et notam­ ment dans la j eunesse ouvrière péroniste, qui a vécu sa propre expérience politique sans Peron après 1 955 (coups d'Etat péronistes de 1 956 et 1 960, terro•r isme, Uturunkos, tortures, assas­ sinats et emprisonnements, répression continue depuis 1 955, grève insurrectionnelle « Lisandro de la Torre > en 1 959, etc.) mais avec Cuba comme référence et point de comparaison. Il est évident que le patriotisme révolu tion­ naire a pris peu à peu la place du péronisme traditionnel, tout en gardant de Peron l e nom

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et l'ambiance sentimentale du mouvement ; qu'il a déjà ses dirigeants ; et déj à sa physio­ nomie propre de mouvement ouvrier essentiel­ lement urbain, qui relègue au deuxième plan les foyers de guérilla rurale, et où se mêlent les images de Lénine, d'Evita Peron et de Fidel dans une composition encore instable. Même passage au Brésil, ou même décanta­ tion : rien ne la symbolise mieux que l'évo­ lution personnelle d'un « caudillo > comme Brizola, le plus grand leader populaire et révo­ lutionnaire du Brésil, enraciné comme Var g as dans son pays gaucho, mais dont le prestige s'étendit au Brésil tout entier après la crise de 1 961 ; ne doit-il pas ce prestige auprès des masses (que personne, hormis Miguel Arrais dans le Nord-Est ne peut auj ourd'hui lui dis­ puter) au souvenir même de Vargas, dont il est l'héritier en second, après Goulart ? Brizola n'a cessé de radicaliser son anti­ impérialisme et son évolution, comme il le dit lui-même, n'est pas terminée. Quel meilleur exemple de nationalisme révolutionnaire dyna­ mique que le « brizolisme > ? Avec toutes ses limites et ses dangers : la prédominance du chef irremplacable, au contact charismatique avec les massés, sa passion nationaliste torren­ tielle, peu propice à l'organisation, sa difficulté à se depersonnaliser, à se donner un programme politi-que, une structure de parti, à s'entendre avec les autres organisations politiques, et dans le cas précis de Brizola, l'influence d'un passé de politicien officiel (gouverneur du Rio Grande do Sul pendant cinq ans, et beau-frère de Gou­ lart) au contact des sphères dominantes (Brizola rompit cependant avec Goulart dès 1 962) . Mais aussi avec sa force insurmontable : sa passion, son ample base populaire, son courage, son réalisme, sa haine profonde et raisonnée de l'impérialisme, son honnêteté, etc. Il n'est pas du to ... t impossible que Brizola incarne dans un avenir proche le visage brésilien du castrisme.

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LE CASTRISME : L E LÉNINISME E N PRATIQUE

Comment chaque nation américaine dépasse en ce moment même ses formes anciennes de nationalisme et les formes d'action révolution­ naire qui lui sont liées, en découvrant, chaque foi., de manière originale, ses racines de classe, et comment chaque peuple devient solidaire et du nationalisme voisin et du monde socialiste, doit faire l'objet d'une étude à part. C'est dans les anciennes luttes d'indépen­ dance nationale que le « castrisme > , parti­ culier à chaque pays, puise cette passion révo­ lutionnaire qui sera sa force, ou sa faiblesse, s'il s'en contente. Fidel a lu Marti avant de lire Lénine ; un « castriste » , ou un nationaliste révolutionnaire vénézuélien aura lu la correspondance de Boli­ var avant L'Etat et la Révolution, un Colombien, les proj ets de constitution de Narino, un Equa­ torien, Montalvo, un Péruvien aura lu Maria­ tegui et réfléchi sur Tupac-Amaru. N'oublions pas non plus ce que le nationa­ lisme révolutionnaire doit à l'action et à la pro­ pagande des partis communistes, qui furent les pionniers de l'anti-impérialisme conséquent à partir de 1 920, et dont l'échec général, visible dès les lendemains de la Seconde Guerre, s'ex­ plique sans doute par leur impuissance à re­ prendre profondément ces traditions nationales, à trouver des racines histori ques concrètes, à se replacer dans une continuite continentale. Une dialectique sommaire ferait alors du castrisme une synthèse a posteriori des deux courants, national et international, nationaliste et communiste. Mais ce j eu risquerait de donner

au castrisme la consistance d'une idéologie à part, qu'il n'a pas et ne peut pas avoir. Parce qu'il n'est pas une idéologie, le castrisme n'est pas un titre, une avant-garde constituée, un parti, ou une société de conspirateurs liée à Cuba. Le castrisme n'est que le processus concret de réengendrement du marxisme-léninisme, à par-

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tir des conditions latino-américaines et à partir des « conditions antérieures > de chaque pays. Il n'aura donc jamais deux fois le même visage, de pays à pays : il ne peut vaincre qu'à la condition de surprendre. Souhaitons même que le mot de c castrisme > disparaisse. Car le castrisme, ou le léninisme retrouvé et accordé aux conditions historiques d'un continent que Lénine ignora, est en train de passer, qu'on le veuille ou non, dans la réalité des stratégies révolutionnaires. Si sa figure peut changer dans chaque pays latino-américain, n'en est pas moins irréver-, siblement acquis un certain rapport organique de la lutte armée et de la lutte de masse, sous certaines conditions, exprimé par la théorie du c foyer > . Mais cet acquis en entraîne d'autres : quand le pouvoir d'Etat sera conquis par les exploités et les décimés d'aujourd'hui dans toute l'Amérique latine, et ce jour-là n'est pas demain, les nouvelles sociétés qui s'y construi­ ront auront aussi ce « climat > inséparable du castrisme et qui est beaucoup plus qu'un cli­ mat : cette alliance du lyrisme « prométhéen > de l'action révolutionnaire, jamais confondu avec la fausse chaleur de l'Apologétique, et de la lucidité impitoyable à l'égard de ses propres œuvres, alliance que symbolise à nos yeux avec tant de perfection mythique la rencontre histo­ rique de deux hommes : le Cubain Fidel Castro et l'Argentin Che Guevara.

Ill Amérique latine : quelques problèmes de stratégie révolutionnaire

• Des Jours sombres attendent l'Am6rlque lutine. Il lo u t frapper fort, cons­ tamment, là où cr in fal l mal. li ne fout pas gll "9er en a rrière mals avancer ri­ goureusement, r�pond re à chaque agres­ sion par une 11rrsslon plus forte encore des masses populaires : c'est le chemin de la victoire. • Ernesto Cea GuBVARA, 1960. • Le devoir d'un révolutionnaire est de fai re la révolution. • Deuxième DéclaraUun de La Havane, 1962.

Ces notes tâchent de répondre à la question suivante Comment la révolu tion cubaine a-t-elle modifié la lu tte de classe acharnée qui met aux prises, dans le con tinent lati no-améri­ cain, l'impérial isme et les ol igarchies nationales au pouvoir avec les masses popu laires ? Com­ men t expliquer la lenteur e l les difficu l tés appa­ rentes que rencontrent les processus révol u tion­ naires, dans ce mail lon déci:;if au prem ier chef de la chaîne impérial iste ? Dans la mesure où la Révolu tion cubaine dès ses premiers j ours s'est touj ours donnée comme le détachement d'avan t-garde de la révolu tion latino-américaine, dans la mesure où le peuple cubain et ses diri­ geants, après six ans de l u tte, n ' aban don nent rien de leur in ternationalisme prol étarien, celte ques�ion est u ne des plus vitales que n ous pose et que se pose, dans un perpétuel et parfois agi té débat, la Révol u tion cubaine. Pour une fois, nous la poseron s comme elle se pose à ceux q u i la viven t dans l'actual i t é, c'est-à-dire comme un rapport de forces global, où tout

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déséquilibre affectant l'une des vingt nations du Continent affecte aussi les dix-neuf autres. C'est pour rester fidèle à cette situation que nous annonçons d'emblée le caractère partiel et panoramique de ces notes, qui exposent ce rapport en termes essentiellement politiques et accessoirement militaires. Pour répondre à la question, nous manquons d'u ne étude historique des phénomènes com­ plexes de réaction qui su ivirent dans une aire déterminée la victoire d'une Révolution socia­ liste. Trois révolutions socialistes d'importance majeur.e en l'espace de cinquante ans, en Russie, en Chine et à Cuba, pourraient mettre à l'ordre du jour pareil travail. Une étu de concrète, adaptée aux différences historiques évidentes, des mimétismes tacti ques et stratégiques affee. tant les Partis révol u tionnaires dans les pays limitrophes, et du blocage impérialiste qui s'en­ suit, permettrait de forger les instruments nécessaires. Le fascisme en Euro p e, les guerres d'intervention impérialiste en Asie du Sud-Est, la militarisation croissante des régir.tes poli­ tiques en Amérique, ne peuvent évidemment pas se comprendre comme des retours méca­ niques, pendulaires, à des formes de domination de classes antérieures, pas plus qu'ell es ne sont analysables au moyen d'une catégorie aussi unilatérale que c la négation de la négation :. . Car toutes les difîérences concrètes dans l'es­ pace et dans le tem ps n'empêchent pas de relever quelque analogie entre la Cuba actuelle et la Jeune Union Soviétique. Comment ne pas penser, à lire certaines déclarations de 1 959 et 1 960 où les dirigeants cubains évoquent l'immi­ nence de nouvelles Révolutions sur le Con tinent sud-américain, aux discours de Lénine en 1 9 1 9 e t 1 920, oi1 il exprimait sa certih1 de d'u n sou­ lèvement imminent du prolé tariat européen T Illusion d'imminence que Lénine ne devait pas tarder à abandonner, à l'encon tre de Trotsl bolcheviq 1e par le mouvement spartakiste, par la Commune hongroise de Bela Kun, tous les deux écrasés au début de 1 9 1 9 ? L'impérial isme n'est-il pas passé par les mêmes étapes dans ses relations avec l'Union Soviétique et avec Cuba : expec­ tative, guerres d'in tervention (à Cuba, Playa Giron), puis agression économique, blocus géné­ ral, rupture de ce blocus par la signature de traités commerciaux partiels (l'Angleterre pre­ nant la tête du mouvement dans les deux cas) , réformisme précipité et incohérent dans les pays :limitrophes du c foyer subversif > , - les mesu­ res agraristes adoptées par l'Europe Danubienne après la Révolution hongroise eurent les mêmes justificatifs que la Réforme agraire proposée par l'Alliance pour le progrès ... et le même sort. Cette analogie n'est pas une comparaison : mais le degré-zéro d'une évaluation spécifique de la conj oncture p résente, mettant en relief ce qu'il y a de radicalement nouveau dans les rapports de Cuba avec l'impérial isme. Un remarquable synchronisme ordonne les tentatives et les échecs continentaux. 1 959, 1 960, 1 961 : années d'héroïsme bouillonnant, de foyers guérilleros spontanément éclos à Santo Domingo, au Paraguay, en Colombie, en Amérique Cen­ trale, tandis qu'au Brésil Juliao agite le Nord­ Est et Brizola repou sse, par une insurrection armée, dans le Rio Grande do Sul, le Coup d'Etat militaire ; qu'au Pérou surviennent les premières occupations de terres, et les premiers syndicats paysans révolutionnaires dans le Cuzco. 1 962, 1 963 : années de défaite et de divisions. En Colombie, en Equateur, au Pérou, au Paraguay les tentatives de lutte armée échouent ; au Brésil, les Ligues paysannes de Juliao s'effondrent dans les divisions internes

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et ne peuvent passer au plan d'une organisation politique (le Mouvement c Tiradentes > ) comme le voulait Juliao. En Argentine, les mil itaires frustrent la formidable victoire électorale du 18 mars 1 962, date à laquelle Je péroniste Framini est élu à une écrasante ma,iorité Gou­ verneur de Buenos Aires, et la réplique popu­ laire est brisée. Au Venezuela, Bétancourt par­ vient à rester au pouvoir, et la guerre révolu­ tionnaire s'avère plus difficile, plus longue que prévu. Au Chili, la victoire de Frei, qui la doit au vote féminin, et au Brésil, l'instauration d'une dictature ouvertement fasciste : une vague réactionnaire balaie le Continent. Nous savons auJourd'hui qu'aucune de ces dé­ faites n'a été définitive : elles ont fait passer Je mouvement révolutionnaire à une étape supé­ rieure de réorganisation. Dé,i à, l'année 1 964 a vu s'enraciner et se consolider la lutte armée, sur une large base populaire aujourd'hui iné­ branlable, au Venezuela et en Colombie. L'im­ mense fabrique d'explosifs au'a installée à son insu l'exploitation impérialiste en Amérique latine peut enfin se passer de licences étran­ gères, des modèl es importés de Révolution, et trouver ses propres modes de fabrication, en accord avec son histoire, sa formation sociale, son caractère. L'Amérique en ce moment re­ tourne à ses sources historiques, en mettant fin au colonialisme idéologique dont elle a si sou­ vent pâ ti. Dans notre langage toujours en retard d'une métaphore, disons que l'Amérique du Sud a, immédiatement après Cuba, vécu son c 1 905 > et q u'elle en est déjà sortie : toute cette expé­ rience peut aujourd'hui être réfléchie. Cette tâche rencontre un obstacle sérieux : il existe entre les nations américaines, comme l'indique ce synchronisme historique, une unité de destin latente. Les manifestations de soli­ darité avec Cuba le montrent bien : cette unité a été ressentie et assumée spontanément du Mexique à l'Uruguay. On parle beaucoup au­ j ourd'hui sur un ton d'expert, des c 20 Améri-

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ques latines > 1 • Le premier voyageur venu, passant de la Bol ivie en Argentine, ou même de Sal ta dans le Nord argentin à Buenos Aires, ou encore de Lima au Cuzco, aura l'impression de changer de monde et de siècle. Impression superficielle, géographique ; le sous-développe­ ment, la déformation coloniale, n'est-ce pas pré­ cisément cette inégalité de développement éco­ nomique et social à l'in térieur d'un même pays, entre la campagne et la capitale ? Ou p lutôt, n'est-ce pas Ja superposition de deux mveaux de développement d'un coin de pénétration capitaliste, mercantile, et d'un arrière-pays de mono-production féodale ? Cette misère n e conditionne-t-elle pas cette richesse, et vice versa '/ Et si le sous-développement n'est pas à son tour un produit de nature mais la résul­ tante d'une histoire, l'Amérique du Sud lire alors son unité de son Histoire. Si pour se libérer du j oug espagnol, elle a dû, militaire­ ment c exister ensemble > , elle doit, aujourd'hui aussi, se remettre à c exister ensemble > pour se libérer des Yankee·s. Si Bolivar refusait de considérer libérée la Grande Colombie tant que ne l'étaient pas aussi le Haut et Bas Pérou, c'est avec au tant et plus de réalisme que Fidel Castro pense que la libération de Cuba ne sera pas complète tant que le Venezuela et la Colombie seront asservis. Si l'on peut à bon droit parler de c la > Révolution latino-américaine, ce n'est pas à cause de l' Améri 9 ue latine, mais, dialec­ tiquement, des Etats-Ums, son ennemi commun. Et c'est pourquoi les idées bolivariennes revien­ nent en force dans la stratégie des avant-gardes révolutionnaires depuis Cuba. Or,

l'A m érique n'es t pas en core un Con ti­

nent I La bal kanisation du Continent se retrouve

à tous les niveaux (des organismes révolution­ naires, de l'information, des contacts person1. Titre d'un livre de Niedergang, reporter du Jlonde, chez Pion.

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nels... ) favorisée bien s-Or, par ceux-là qui, à travers le pseudo-panaméricanisme de l'O. E. A. et des programmes « d'aict ! > , ont fait du Conti­ nent un terrain de manœuvre homogène. Com­ mencée par le sabotage du ·Congrès de Panama, réuni par Bolivar en 1 826, afin de fédérer les républiques récemment libérées, l'opération nord-américaine a jusqu'ici réussi dans l'ensem­ ble, même si Cuba lui a porté un coup irré­ versible. A l'in térieur des quatre sous-totalités naturelles qui subdivisent le Continent, Caraïbe­ Colombie-Venezuela, Ecuador-Pérou-Bolivie-Pa­ raguay, Chili-Argentine-Uruguay, et Brésil qui forme un ensemble à lui tout seul, le tableau est le même : éclatement des organisations ré­ volutionnaires, ignorance réciproque, éparpille­ ment des effor ts. U n dirigeant communiste équa­ torien, en pleine clandestinité, pouvait fort bien ignorer au début de 1 964, que son Parti se trouvait engagé dans le même processus de di­ vision entre u ne aile « pro-soviétique > et une aile « pro-chinoise > que le Parti Communiste péruvien ; peut-être ne sera-t-il pas en mesure de mettre à profit l'expérience des camarades péruviens pou r ne pas retomber dans les mêmes erreurs sectaires et la polémique stérile entre les deux « ailes > . Coupure dramatique, et à surmonter de toute urgence ; non seulement parce q u'elle rend une stratégie révolutionnaire impossible, mais aussi parce que le temps et les vies perdus par cet te absence de liaison intérieure ne se rattraperont j amais plus. « Si nous avion s connu de près l'expérience de la guérilla vénézuélienne, disait un rescapé de la guérilla argen ti ne, nous n'aurions pas commis les erreurs matérielles et politiques qui nous ont coûté l'échec, et pour la plupart d'entre nous, la vie > . A u Brésil, la distance (4 5 0 0 k m entre Porto Alegre et Recife) est une arme consciemment utilisée, afin d'éclater l'unité nationale, par l'Etat Fédéral qui contrôle, lui, l'ensemble du pays. Le jour où une action révolutionnaire

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pourra se concerter entre le Rio Grande do Sul et le Pernambouc, pour prendre les deux Etats les mieux préparés à une action de ce type, ce jour marquera le débu t d'une nouvelle poli­ tique pour le Brésil. Cela n'a guère été possible j usqu'à présent, car la coupure par la distance s'est compliquée d'un contretemps historique à l'échelle des organisations politiques : le mou­ vement brizoliste - enraciné au sud du pays prit de l'ampleur surtout après 1 9 6 1 , date à partir de laquelle les Ligues paysannes de Juliao enracinées au Nord-Est, entrèrent en décadence politique. Pour citer un exem p le de la balkani­ sation d'une nation, un étudiant et un syndi­ caliste ouvrier de Sao Paulo, interrogés sur le Nord-Est, répondent qu'ils savent seulement que la répression a été très dure après le Coup d'Etat c qu'il y a eu une sor t e de terreur blan­ che > , mais passé cela, ils ne donneront pas deux informations concordantes. La presse est muette ou systématiquement déformée. L'étu­ diant avoue son malaise : le Nord-Est, c'est son Tiers Monde, son mythe et son remords. Pour l'ouvrier, le Nord-Est, c'est c notre > Algérie - un pays d'où les patrons font venir une main-d'œuvre bon marché, qui fera baisser le cas échéant les salaires. Bref les Nordestins, c'est encore un autre peuple pour le Pauliste. En contraste avec ses divisions intérieures, nationales et internationales, l'impérialisme américain vise l'Amérique du Sud comme une unité de production d'abord, un échiquier poli­ tique ensuite, sinon homogènes, du moins cohé­ rents. A lui seu l, à travers l'Alliance pou r le Progrès, la Banque Interaméricaine de Dévelop­ pement (B. I. D.) et autres organismes spécia­ lisés, il en planifie l'exploitation, tandis qu'à travers le Conseil Interaméricain de Défense, l'Organisation des Etats Américains, etc., il en assurera la c protection politico-militaire >. Rappelons la forme que revêtent les rapports

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économiques qui soudent l'Amérique du Sud à l'Amérique du Nord. A leur base, le « Pacte 1Colonial > subsiste intact : matières premières contre produits ma­ nufacturés, pétrole contre essence, cacao contre chocolat, fer contre voitures, etc. Au dire de la Commission économique pour l'Amérique la­ tine (C. E. P. A. L.), organisme dépendant des Nations-Unies, la détérioration des termes de l'échange commercial a provoqué en 1 96 1 une perte indirecte de 2 660 millions de dollars pour l'ensemble de l'Amérique du Sud, lesquels, ajoutés aux revenus des investissements étran­ gers rapatriés - 1 735 millions de dol lars et aux fonds exportés à titre d'amortissement de dettes - 1 450 millions de dollars - font une somme de plus de trois fois supérieure au montant théorique des fonds d'aide et investis­ sements annuels promis au Continent dans le cadre de « l'Alliance pour le Progrès > , soit 2 000 millions de dollars. Derrière ces promesses mirobolantes, quel plan stratégique animait l'impérialisme quand il lança, à Punta del Este en 1 96 1 , l'Alliance pour le Progrès ? Il s'agissait face à la montée révolutionnaire, de recouvrir le Pacte Colonial traditionnel - et les régimes de dictature mi­ litaire qu'il entraîne (dont le type exemplaire reste celui, au Venezuela, de Perez Jimenez, décoré en son temps par Eisenhower), par un semblant d'industrialisation nationale, artificiel­ lement insufflée du jour au lendemain par une exportation massive de capitaux nord-améri­ cains, en maj ori té privés : capitaux logique­ ment attirés par une main-d'œuvre bon marché, l'énorme armée de réserve disponible, le libre­ échange permettant le rapatriement des béné­ fices, l'absence de contrôle fiscal, et un taux de profit bien supérieur enfin à celui des U. S. A. Par là même, la provenance de ces capitaux condamnait à canaliser les investissements vers les branches les plus rentables pour les mono­ poles, c'est-à-dire les industries extractives prin-

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cipalement, subordonnant de plus la mise en valeur au plan stratégi,que mondial d'exploita­ tion des matières premières nar les Etats-Unis : très importantes, les mines boliviennes de wol­ fram et d'antimoine sont, par exemple, laissées en réserve car les U. S. A. n'en ont pas besoin en ce moment et elles déprimeraient le cours du marché mondial. Mais cet essor économique eût présenté un aspect « national > sur la base de pseudo-sociétés mixtes, de Conseils d'admi­ nistration remplis de « bourgeois nationaux > , de sigles espagnols. Une nouvelle classe de co­ gestionnaires nationaux se serait ainsi dévelop­ pée, servant de paravent à l'exploitation étran­ gère. Elle eût pu prendre sur elle de liquider les rapports de production féodaux à la cam­ pagne, causes de la situation politique « explo­ sive > régnant chez les majorités paysannes (rente foncière en nature, servage ou peonage, latifundisme, terres en friche, très basse pro­ ductivité à l'hectare) et d'amorcer ainsi un ti­ mide développement capitaliste. Mais ces formes avancées de pénétration impérialiste risquaient à la limite de mettre fin au Pacte Colonial, permettant à des industries de transformation d'élaborer les matières premières sur place, et ces « bourgeoisies nationales > de commercer avec le monde entier et mettre fin au monopole commercial. L'Alliance pour le Progrès, cons­ ciente de ces dangers, réservait donc la majorité des fonds d'aide aux investissements improduc­ tifs : routes, hôpitaux, écoles, etc., pour s'éviter de créer des industries concurrentes. On s'ima­ ginait ainsi guérir les symptômes dangereux de « sous-développement > en occultant ses causes. Il s'agit donc d 'une manœuvre politique à pré­ texte économique. De l'aveu même de ses pro­ moteurs, ce plan a totalement échoué ; et nous verrons plus loin les conséquences politiques de cet échec. Ce plan a échoué parce que pour liquider le féodalisme agraire, il eût fallu trans­ former les rapports de production dans leur ensem ble, car le féodalisme agraire fait partie

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intégrante de l'essor de la bourgeoisie commer­ ciale, agraire-exportatrice, et même industrielle (Colombie, Brésil) ; et s'il peut exister des contradictions entre ces deux fractions de la classe dominante, elles restent secondaires, donc, face au danger principal de la révolution, dépassables ; parce ,que le processus d'inflation a provoqué un chômage croissant, une réduction des salaires, une contraction économique brus­ que ; parce que cette inflation, au lieu d'être compensée par un accroissement de la produc­ tion - qui eût provoqué la surproduction par l'absence d'un marché intérieur suffisant que seule une radicale transformation des rapports de production semi-féodaux eût permise, ou­ vrant les masses paysannes à la consommation, ne peut être corrigé que par de nouveaux em­ prunts à l'extérieur, qu'il faudra rembourser à courte échéance, fermant ainsi le cercle vi­ cieux du c sous-développement :. ; s'endetter pour payer ses dettes ; parce que les fonds d'aide, faut-il le dire, n'ont jamais atteint la moitié du montant promis au départ. Précisons maintenant la nature de ces fameux fonds d'aide de « l'Alliance pour le Progrès > . I ls se présentent presque sans fard, comme une forme spécifique de l'exportation de capitaux. Fawler Hamilton, Directeur de l'aide à l'étran­ ger, déclara à un groupe d'hommes d'affaires américains : « Chaque dollar qui sort de notre poche doit rentrer aux Etats-Unis après nous avoir acheté des marchandises pour le montant de un dollar > . 1. - L'Alliance pour le Progrès en effet per­ met la conquête de nouveaux marchés ou la consolidation des anciens : dans la plupart des cas, les fonds prêtés doivent être employés à importer des U. S. A. des produits manufactu­ rés, à des prix de 50 à 200 % supérieurs à ceux du marché mondial. En Colombie et dans les Andes, les dons en nature (lait en poudre,

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beurre en boîte) , distribués par les membres du c Corps de la Paix > - j eunes yankees volontaires p our servir en Amérique du Sud tout à la fois d'agents de renseignements et de boy-scouts - servent de moyen de chantage et de pénétration politiques des populations pay­ sannes. 2. - L'exportation des excédents agricoles (décret 480) satisfait à deux exigences : - amortir les crises de surproduction na­ tionale aux U. S. A. ; - bien que payables en monnaie locale, transports, acheminement, emballage sont aux frais du c pays aidé > pour le plus grand avan­ tage des entreprises de fret nord-américaines, aux tarifs surélevés. 3. - Chaque pays « aidé > dans le cadre de l'Alliance pour le Progrès doit assurer lui­ même : - le main tien d'u n énorme appareil de fonc­ tionnaires et de techniciens nord-américains, au train de vie scandal eusement élevé (indemnité de transport, frais d' inscription aux clubs de golf et de jeux, domesticité, etc.) ; - les travaux d'i nfrastructure (construction de rou te, dégagement de forêt, acheminement d'eau et d'électricité) dans les zones où opèrent les compagn ies d'exploitation nord-américaines et où s'investiront les futurs capitaux. Ces tra­ vaux sont évidemment confiés à des entreprises nord-américaines de travaux publics, selon leurs plans et leurs devis, avec leurs techniciens, leur êquipement, etc. Ingénieux moyen de min imiser les frais d'exploitation, en les faisant prendre en charge par les exploités. En résumé, c l'Alliance pour le Progrès > aménage, couvre et renforce le processus par lequel les pays déca p ital isés d'Amérique du Sud accroissent et nourrissent l'accumulation du ca­ pital aux Etats-Unis.

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La balkanisation, héritage objectif des guer­ res intracontinentales du x1x• et du début du xx• siècle, répond donc aux nécessités de la stratégie nord-américaine ; ne serait-ce que pour entraver les échanges commerciaux entre les pays d'Amérique du Sud afin de garder le monopole des ventes et achats . et pol itiqu ement ne serait-ce que pour organiser des Sainte­ Alliance à peu de frais ou des cordons protec­ teurs. Deux mois avant les élections présiden­ tielles chiliennes de septemtre 1 964, on ,·i t re­ surgir avec un mystérieux élan le nationalisme bolivien antichilien, séquelle de la Guerre du PAcifique de 1 879, au cours de laquelle tout accès à la mer fut enlevé à la Bolivie. Simul­ tanément - étonnant synchronisme - l' Argen­ tine se mit à revendiquer contre le Chili ses territoires patagons (entre Chiloe et Chubu l ) , et l'on commença à mobiliser les réservi stes dans les deux pays ... jusqu'à la victoire du démocrate­ chrétien Frei, qui arrêta net ces campagnes d'agitation au sommet. Equateur contre Pérou, Pérou contre Bolivie et Chili, Bolivie contre Paraguay, Chili contre Argentine : la matière ne manque pas aux re­ vendications nationales (souvent très justifiées comme pour l'Equateur et la Bol ivie), et aux conflits de frontière. La bal kanisation facilite ainsi la colonisation des petits pays sou s les formes les plus cyniques. Un exemple, la Bol ivie. Le 22 août 1 963, le gouvernement de Paz Estens­ soro signa un traité commercial avec les Etats­ Unis l'obligeant à rompre tout commerce avec l'Europe ou les pays voisins et à importer uni­ quement des U. S. A., en con trepartie des fonds d'aide de l'Alliance pour le Progrès. Entendons-nous : l'existence des nations amé­ ricaines séparées, voire hostiles les unes aux autres, est un fait irréversible, et la lutte révo­ lutionnaire ne peut ê tre qu'un combat pour la libération nationale. Donner aux e rocessus ré­ volutionnaires nationaux la condition préalable de l'Unité Continentale, c'est les renvoyer aux

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Calendes grecques. Lors des dernières émeutes de Panama, provoquées par les zonistes yan­ quees, en janvier 1 964, des trotskystes voul u­ rent lancer le mot d'ordre c: re tour de Panama à la Colombie > . Les mêmes agitent souvent la consigne du vieux Trotsky, c Etats-Unis socia­ listes d'Amérique > . Mais ni le retour puriste à la lettre de l'histoire passée ni l'évocation d'un avenir mythi que (comme le sont à ce jour les Etats-Unis d'Amérique) ne peuvent dissou­ dre le fait présent de la balkanisation, à moins qu'on ne veuille trahir les lu t tes actuel les de chaque nation en les renvoyant sans cesse à l'unité absente de toutes les na tions américaines. Les révol u tionnaires antil lais qu i n'ont pas ou­ blié leur vieux projet de Fédération des Ant i l l es savent bien que ce beau rêve se monnaie en tâ­ ches quotidiennes, fragmentées et insulaires. Si une nouvelle fois depuis Bol ivar la flamme jaillit auj ourd'hui au Venezuela et en Colom­ bie pour descendre vers le Sud, il n'est pas sérieux d'attendre une nouvelle geste qui pren­ drait à revers, d'une seule chevauchée, un emp ire démembré des sables de Carthagène aux hauts plateaux gelés de Bolivie. Mais si en beaucoup d'endroi ts la conscience de cet te sol idarité obj ective ne peut encore éga­ ler la solidari té de fait, d'où l'Amérique du S u d a-t-elle j usqu'à c e jour pris c une vision améri­ caine > d'elle-même ? Au dire des responsables 2. En France, distinguons deux visions de l'Amérique du Sud. Celle des spéciali stes de sciences humaines, en p remier lieu, trava i l la n t d'un point de vue et s u r une a i re déterm i n és, comme Monbelg, Bastide, Friedman , Cai l lols. Tra v a u x l n d l s­ pensn hles, souvent passionn a n ts, mal s à replacer dans une altu a t l o n h i storique déterminée. et dan s l"en semhle de ses con tradicti o n s con tinen t a l es, faute de quoi ces travaux restent abstra i ts . Ce l l e, en deu x i ème l i e u , des tota l i sateurs trnd i l lon­ nel lcment mal Informés et abusi fs. Celte fols. l'Amérique latine a p p a ra i t bien comme u n Continent en ma rche, mals perd da n s ln synt hèse toute réa l i t é d i fférenciée : l m n l{e m y t h i que renvoyant d •11 bord à l'ana lyse clinique d u • s u rdéve l o p p é • • fasc i n é p n r l"image ren versée d e s a condition p o l i t i q u e, c'est­ à-di re encore par lui-même. On pa rle du castri s m e comme de • la révo l u tio n d o n s la liberté » , de • l'insu rrection pay­ sann e • • de • l'e x p l osion révo lutl onnn l re Im m i n ente • , l o u s moyens d e régler ses rapports personnels avec les médiation ■

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politi-ques, con damnés par la répression à voya­ ger souven t, d'Europe, voie de passage vers I' Afri­ que et l'Asie, et bien s-0.r de Cuba. D' EuroP. e occidentale, la tâche apparaîtra plus difficile qu'ailleurs, pour d'évidentes raisons 2 • Et on ne peut oubl ier qu'à Cuba, cette conscience con ti­ nentale est bien en avance sur celle du Conti­ nent même. D'importan tes couches sociales, en particulier la petite bourgeoisie urbaine, on t subi une in toxica tion massive par la radio, le cinéma, la presse, contrôlés par l'impérial isme. Ru p ture par tous les gouvernemen ts (sauf le Mex ique) des rela tions diplomat iques avec Cuha, ferme­ ture des bureaux de l'agence indépen d ante de presse « Prensa Latina > , censure systématique de l 'information, graves menaces exercées sur ceux qui se rendent à Cuba ; on ne peut nier que l'impérial isme ait réussi, dans une large mesure, à i nsulariser Cuba, il est vrai par c l e haut > (auprès de ceux que sa propaga nde peut attei n dre, sans donc toucher les paysans) . Un Parisien ind ifférent est mieux à même, en 1 965, de suivre le cours de la Révolution cubaine, qu'un mili tan t révolutionnaire de L ima ou de Bogota, où la circulation de la presse indépendante de gauche est strictement réduite, ou clandestine. On verra mieux par-là combien difficile est l'œuvre théorique et pratique de L ibération Na­ t ionale pour les Latino-Américains. L'Asie d u Sud-Est d ispose auj ourd'hui de cette im mense base d' i nfluence et d'élaboration théoriq u e que représen ten t la Chine pop u laire, les républ iques démocratiques du Nord-Vietnam et de Corée. L'Afrique reçoit aujourd'hui le souffle de l'Al­ gérie nouvelle, du Congo-Brazzaville, du Ghana, historiques environnantes, ou avec le Parti communi ste. Ce1 form u les nous reviennent 11ujourd'hul par ln li rn u d e Pressa sous forme d 'accusa tions désabu sées. Cel l e-cl, à 111n n11uer con­ gén i lnlemcnt de moyens d'cxp llcntlon, ovnlt pris les m ythe■ d � la • ga uche • pour de l'argent com ptant, el I ronise aujour­ à hui sur un p rétendu échec de la rl!v o l utlon • ca s t riste • , pour ne voir tenue aucune d e ces Intenables promesses.

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de Zanzibar. Entre les avant-gardes de ces deux Continents, il existe une amitié solide, et cer­ taines formes communes d'action, comme en font foi les réunions afro-asiatiques. L'Améri­ que, elle, est démembrée et isolée de ce mouve­ ment mondial. En dépit de Cuba, une grande partie de ses organisations révolutionnaires au Chili, en Argentine, et dans une moindre me­ sure au Brésil, où les P. C. refusent souvent de s'insérer dans le Mouvement de Libération du reste du Continent et à plus forte raison du Monde - reste encore influencée idéologique­ ment par le Mouvement ouvrier européen, sou­ vent étranger à leurs problèmes réels. Or, le retard et la divi sion des partis révolu­ tionnaires en Amérique latine sont dramati­ ques ; car, qu'ils le veuillent ou non, ils sont unifiés de force, du dehors, dans leur situation et leur stratégie. La Révolution cubaine a scellé, malgré elle et malgré eux, leur unité. L'histoire ne serait pas vraiment dialectique si le formida­ ble apprentissage que constitue une révolution pour le peuple qui la fait, n'en était pas aussi une p our la contre-révolution continentale. Et du Rio Grande aux îles Maloines, la Révolution cubaine a transformé les conditions de transfor­ mation, dans une large mesure, de l'Amérique latine. Une révolution socialiste révolutionne aussi la contre-révolution. C'est pourquoi, dès sa naissance et du fait même d'exister comme révolution pour l'impérialisme (aussi), Cuba condamnait à l'échec toute tentative de répéter mécaniquement l'expérience de la Sierra Maes­ tra, avec un rythme d'action aussi rapide, avec les mêmes alliances, les mêmes tactiques. En résumant : la porte que Cuba a ouverte par sur­ prise, sous le nez de l'impérialisme - la révolu­ tion socialiste -, a été solidement verrouillée du dedans par les oligarchies nationales, et du dehors, par l'impérial isme prêt à intervenir. Com­ ment les peuples-frères réussiront-ils à forcer une nouvelle fois la porte ? Ou en y exerçant une pression plus forte, et plus longtemps, ou 10

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en perçant d'eux-mêmes une nouvelle porte, cha­ cun Ja sienne, à l'endroit le moins gardé de la muraille. -C ette transformation causée par Cuba, quelle est-elle ? I. Cuba a fait brusquement passer la lutte de classe latino-américaine à un niveau supé­ rieur auquel les classes exploitées et leurs avant­ !Jardes n'étaient pas préparées. - Pratiquement : chacun sait que Cuba a

liquidé le fatalisme géographique, qui, j oint au browderisme 3, infl uença beaucoup au lendemain de la Guerre Mondiale les P. C. d'Amérique la­ tine. II est auj ourd'hui possible de prendre le pouvoir et de le garder : prise dans la rigueur, cette phrase qui bouleverse tant d'habitudes reçues donne le frisson. On ne peut y croire du jour au lendemain. Même au plus fort de la Guerre Civile Colombienne ( 1 949- 1 9 5 7 ) , cette idée resta étrangère au P. C. C. comme à l'aile gauche des libéraux, quand ils disposaient d'une véritable armée paysanne, épuisée il est vrai par les l uttes intestines. Seu l le P. C. brésilien, dans le même tem P. s, après l'échec de l'insurrection de 1 935, s'était fixé comme but la prise de pou­ voir au moment du Manifeste de 1950, expri­ mant d'ailleurs plus une poussée sectaire et gauchiste qu'une stratégie (le P. C. B. e ssaya alors de créer deux bases d'armée révolution­ n aire parmi les paysans, dans le Nord-Parana et le Goias, dont il reste encore trace auj ourd'hui à Formosa) . Depu i s l a Révolution cubaine, à l'in­ térieur des voies légales, le P. C. chilien s'est fixé pour obj ectif la conquête du pouvoir par les 3. Uu n o m de Browder, secrétaire du P . C. nord-américain pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Déviati on droitière survenue au moment de la di ssolution du Bureau d'informa­ tion de l'lntematlonale par Staline (1943), proposant la trans­ formation des P. C. du Continent en clubs de discussions ouverts à tous. Cette déviation fut victori eusement contre­ battue par une lettre de Jacques Duclos, au lendemain de la guerre, lettre encore rameuse chez tous les militants lattno­ amérlcalns.

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urnes ( 12 ° Congrès, mars 1962) ; le P. C. argen­ tin a pris comme drapeau la consigne lancée par son secrétaire Codovilla lors de son 12" Congrès (mars 1 963) : c Vers la conquête du pouvoir à travers l'action de masses > , formule suffisam­ ment vague pour indiquer d'elle-même son peu de sérieux. Le premier, le P. C. vénézuélien, lors de son 3 ° Congrès ( 196 1) , avait sérieusement en­ visagé l'établissement d'un pouvoir démocrati­ que e t populaire, laissant au cours même de la pratique révolutionnaire le soin de décider de la voie à prendre : du fait de la répression géné­ ralisée par Bétancourt , cette voie dut être cel l e d e la lutte armée. Même évolution, décalée d e trois ans, en Colombie o ù l e P . C. C . , après le déclenchement de la guérilla au Marquetali a, doit abandonner sa ligne pacifique pour faire face à la répression : ainsi, comme les camarades colombiens le prévoyaient depuis longtemps, l'autodéfense de masses devint offensive tac­ tique de guérilla. Mais au moment même où l'existence de Cuba prouvait que la conquête du pouvoir n'était pas à priori irréaliste, les réper­ cussions unilatérales du 20• Congrès du P. C. U. S. et l'orientation générale prise alors par le mouvement ouvrier international amenaient les P. C. à adopter une ligne « démocratique natio­ nale > , de « Front Uni avec la bourgeoisie >, et de voie pacifique qui était encore celle, il y a peu de temps, du P. C. colombien (9" Congrès, 1962) ; qui est celle du P. C. mexicain (13" Congrès), bolivien d'avan t la scission (2• Congrès, 1964, où la voie pacifique est considérée c comme la plus probable > ), chilien (13• Congrès) , argentin, brésilien. L'exemple du P. C. brésil ien est révé­ lateur : sous l'influence directe de la « déstalini­ sation > il opère en 1958 un virage à 1 80 ° , bien dans sa tradition, et la déclaration de mars 1958 appelle les communistes à former un c Front Uni Nationaliste et D émocratique > , dont la direction revient logiquement à la bourgeoisie nationale. Un an après : Cuba. Dès lors, les mili­ tants du P. C. ont beau s'être convertis en

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c agneaux dociles > , force d'appoint de la bour­ geoisie c avancée > , et soutien électoral du Maré­ chal Lott aux élections prési dentielles, la bour­ geoisie les croit d'autant plus loups lorsqu'ils se font plus agneaux : le P. C. do Brasi l (pro-chinois) se fonde alors, enlevant des cadres de valeur - surtout dans le Sud - au parti de Prestes : une bonne partie des classes moyennes, effrayées par la Révolution cubaine, penchent pour La­ cerda et les militaires, la fameuse bourgeoisie nationale abandonne Goulart en cours de che­ min, et c'est le coup d'Etat du 1 •• avril 1964 : le P. C. B. se retrouve désorganisé, pulvérisé par la répression et les discussions internes, incapa­ bles de se mettre à la tête du violent méconten­ tement populaire : un exemple parmi d'autres, des contretemps historiques provoqués par le centralisme international entendu comme la transposition de consignes et de tactiques élabo­ rées dans une situation historique différente. Face à cette carence, Cuba fait éclore à son insu dans toute l'Améri·que latine une bonne cin­ quantaine d'organisations révolutionnaires , en marge des ·P. C., et résolues à l'action directe. Quel�ues années d'action révolutionnaire obli­ gent a reconnaitre que l'héroïsme ne suffit pas, mais qu'il faut aussi maturité idéologique et sur­ tout sens politique, absence de sectarisme, ri­ gueur dan s la préparation de la lutte armée, etc. TroP. jeunes et trop spontanément formés dans le sillage de Cuba, prisonniers du modèle cubain, ces organisations dites castristes périclitent au moins sous leur première forme : M. O. E. C. en Colombie, U. R. •J. E. (Union Revolu cionaria de la Juventud Ecuatoriana) en Equateur, M. I. R. et F.I. R. au Pérou 4, c Socialisme d'avant-garde > en Argentine (avec ses mille subdivisions) , Mouvement d'appui à la paysan­ nerie (M. A. C.) et aile gauche du Parti Socia-

= ==

4 M. O. E. C, Movlmlento Obrero Estudlantll Campeslno. F, I, R. Frente de I2qulerda revoluclonarlo. M. I. R. Movlmlento de lzqulerda Revoluclonnarla (trot.­ kyste. Président : Hugo Blanco).

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liste, en Uruguay (Sendic, organisateur des syn­ dicats d'ouvriers agricoles de la canne à sucre, s'est lancé à la lutte armée, dans « la Suisse de l'Amérique > ) . Bref, tant du côté des P. C. avec les exceptions que l'on sait, destinées à devenir dans peu de temps la règle (Venezuela, Colombie, Guatemala) que de ces nouvelles organisations sans passé, et pour des raisons inverses, le Front Révolutionnaire ne pouvait J usqu'à présent ré­ pondre à cette hausse objective du niveau de la lutte révolutionnaire... et Cuba restait seule.

- Théoriquement : sur le plan théorique, conséquence de son succès pratique, Cub a réha­ bilite le marxisme en Amérique latine, coincé depuis 1 930 entre deux discréd its : celui de l'A. P. R. A., et celui du marxisme mécaniste, sans prise sur la réalité nationale. N'oublions pas que l'Alliance Populaire Révol u tionnaire Américaine, le Kuomintr g latino-a mérica in, née en 1 924 comme Front Uni à l'échelle con tinen­ tale de Groupes et Partis anti-impérial istes, et transformée en Parti en 1 929, avec des sections dans chaque pays, fut la pépinière de toute la génération des mouve ments pet i t-bou rgeois an­ ti-impérialistes, de Bétancourt et de l' Accion De­ mocrat ica, d u Justicial isme de Péron dans u ne certaine mesu re, et du Mouvement National iste Révol u t ionnaire de Bolivie (ses deux derniers avec infl uence fasciste) . « L'indo-améric:misme > du fondateur et chef de l'A. P. R. A., Haya de La Torre, a couvert sous cc nom de m a rx isme, la plu s grande t rahison historique que l'Améri que latine ait connue ces trente dernières années. Pendant au moins ving t ans, 1 930-1 95 0, Haya fut le guide anti-impérial is te de tou te une gé­ nérat ion de la bou rgeoisie éclairée, voire du prolétariat m ême (en tou t cas au Pérou) : c He­ gel, plus Marx, _P l us Einst ein, égale Haya d e la Torre > a p u dire u n chantre du Mai lre. c La doctr i n e A pris te, écrivait Haya en l �36 dans c Anti- i m périalisme et APRA > , s i gnifi e à l'intérieur du marxisme une nouvelle et mé lho-

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dique confrontation de la réalité indo-amé­ ricaine avec les thèses que Marx avait postulées pour l'Europe >. Cette confrontation l'amena à rencontrer la notion fam euse de « l'espace­ temps historique > . Il en conclut que puisqu'en Europe le socialisme devait naître des contra­ dictions internes du capitalisme et que le capi­ talisme en Amérique latine revêt la forme de l'impérialisme, il fallait encourager la domina­ tion impérialiste... pour accélérer la libération nationale : ce sophisme s'est cherché des titres théoriques dans le matérialisme le plus hypo­ critement mécanist e, dans une prétendue loi de succession des formations sociales ; puisqu'on ne peut pas, paraît-il sauter les étapes, il y a un bon usage possible de l'impérial isme amé­ ricain, idée qui mènera Haya à partir de 1 945 à devenir l'un des principaux agents et le plus prestigieux, de l'impérialisme américain. Cuba prouvant que le marxisme comme théorie obj ec­ tive du développement social, a son point d'in­ sertion naturel en Amérique latine, liquide du même coup toutes ces contrefaçons aberrantes du marxisme, et avec ell es leurs porte-parole, Baya, Bétancourt, Paz Estenssoro, etc. Mais Cuba faisant le vide de ce côté-là a créé aussi une nouvelle demande : celle d'un marxisme authentique capabl e de penser les expériences nationales d'Amériqu e du Sud. Non seulement l'indépendance de Cuba dans la scission sino­ soviétiq u e, mais toute la pratique quotidienne de ses dirigeants, dans la Sierra Maestra comme au pou voir, ind ique que l'Amériqu e latine se transforme en un nou veau cen tre d'élaboration révolutionnaire, accordé à ses propres con ditions. Cuba, du même coup, révèle à son insu que cette élaboration reste dans beaucoup de points du continent une tâche à remplir. Or, depuis la mort de Jose Carlos Mariategui, fondateur du P. C. péruvien, et auteur des c 7 essais d'inter­ pré tation de la Réalité péruvienne >, la plus grande œuvre marxiste que l'Amérique ait pro­ duite avant Cuba, la plupart des théoriciens et

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des dirigeants marxistes ont importé d'Europe des stratégies et des concepts tout faits. Jamais, avant Fidel Castro, avant les Révolutions vé­ nézuélienne et colombienne, le marxisme n'avait trouvé son point d'articula t ion dans la réalit é socia.le s i atypique, d'un point de vue européen, de l'Amérique latine. Le vrai poids de la révolution même : mettre fin aux modèles révolutionnaires, soviéti ques, chinois et m ême cubain, au confort stérile des schém as et des formules, à la cou p ure d'avec les masses, au culte de l'appareil oour l'ap pareil. En ce sens Cuba a démont ré par la pratique que ce marxisme-là « ne servai t plus >, qu'il en fal l a it revenir à l'inspira tion révolutionnaire du marx isme - lén i n isme, qu'il fallai t replon­ ger le marxisme dans la réal ité d'une action de classe : le besoin est senti partout, mais pas encore satisfait partou t. Or I' Américme la­ tine veu t aujourd'hu i trouver sa voie révolution­ naire, el à la lu m ière cuba ine, sait qu'elle la doit inven t er à par lir de sa propre expérience. La deuxième Décl a rat ion de La Havane n'est pas sortie de la tê te des dirigean Ls cubains un soir d'exa l tat ion et abusivement tend ue aux masses latino-am éricaines par on ne sai t quel mysti­ cisme, c'est le point de r.onfl uence de tou tes les expériences et des aspira tions la tentes des mas­ ses exp loi t ées du con tinent. Les résistances qu'on peut ofîrir à la commenter, à la distribuer effectivement he viennen t pas de ce que des or­ �anisations révolutionnaires revendiquent leur mdé pendance, mais de la vi e i l l e torpeur de quel q u es d irections su ivistes. El hélas, les re­ marq ues amères de Fidel, q u i émai l l ent à ce suj e t son d i scou rs an Congrès d e s Femmes de 1 962, ne sont pas encore su r ce point anachro­ niques : dans ce discou rs, F i d el, on le sait, op­ posa a u x « cond i t ions obj e c t i ves > présentes dans presque tou te l ' A mériq u e l a tine, l'absence des « cond i t ions subj e c t i ves > chez les avant­ gardes qui fu ssent à la hauteur de la situation historique.

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II. Cuba a haussé le niveau de préparation ma­ térielle et idéologique de la réaction impéria­ liste en moins de temps que celui des avant­ gardes révolutionnaires. Si l'impérialisme a, aujo11rd'hui et à court terme, tiré plus d'avantages de la Révolution

cubaine que les forces révolutionnaires, ce n'est pas on s'en doute parce qu'il est supérieure­ ment intelligent ; i l est à même de faire passer dans la pratique plus rapidement les enseigne­ ments qu'il a tirés de la Révolu tion cubaine

parce qu'il dispose de tous les moyens matériels de la violence organisée, plus l'influx nerveux

qui fouette son instinct de conserva tion. - Sur le plan matériel : on n'insistera jamais trop sur le renforcement inouï des appareils répressifs à partir de 1 960. Sur l'au tre face de la médaille dorée de l'All iance pour le Progrès, il y a une aide militaire aux gou vernemen ts latino-américains d'intensité et de nature toutes nouvelles. Un mois avant que M. D i l lon ne lance à Pun ta del Este les plans optimistes destinés à transformer l'Amérique latine en ce paradi s d e latrines en o r dont Che Guevara analysa au moment même le futur échec, en juillet 1 96 1 , Kennedy soumet tait au Congrès c un programme mil itaire spécial destiné à garantir la sécurité in terne de l'Amérique la tine contre la su bver­ sion > . Selon le New York Times du 4 juil let, c le programme représen te une modi fication ra­ dicale dans les programmes mil i taires pour l'hémisphère occid ental. Jusqu'à présent l'ob­ jectif principal avait touj ours été d'éq u i per cer­ tai nes uni tés aériennes et navales en vue de la défense conj ointe de l'hémisphère contre une attaque ex térieure. Aujourd'hui, l'accent est mis sur la dé fense interne contre la subversion > . Pour la se u l e année 1 96 1 , 2 1 m i l l ions de dol lars furent consacrés aux « équ ipemen ts anl isub­ versifs > . L'école an l iguéril la de Panama voit passer chaque année un nombre in connu du fai t du secret mil i taire, mais c h ifTrah l e par mil­ liers de j eunes officiers e t de policiers latino-

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américains. Bataill ons antiguérillas colombiens, parachutistes écuatoriens, commandos de chasse péruviens, « Rangers > boliviens, gendarmerie argen tine (auj ourd'hui é � u ipée d'armement lourd), autant de corps mihtaires suren traînés, formés et encadrés par les Missions M i l i taires américaines, qui n'existaient qu'à l ' é tat em­ bryonnaire avant la Révolution cubaine : au­ jourd' h u i tous ces corps ont à leur actif la li­ quidation d'un foyer insurrectionnel de cam­ pagne. Mais c'est sur le plan de l'information et de l'infi l tration que l'aide américaine a fait porter l'effort. F. B. I. el C. 1. A. contrôlent di­ rectement les polices locales. Au Brési l, per­ sonne, excepté Brizola qui fit brû ler les fichiers de la pol ice de Rio Grande do Sul quand il e n était gou verneur, ne trouva répréhens ible, e n plein c régime de bourgeoisie nationa le > que le F. B. I. et le C. I. A. fassent main basse sur les fichiers secrets des pol ices politiques. L' Ar­ gentine (20 mil lions d'habi tants) com p t e sept pol ices politiques indépendantes e t rivales les u nes des autres. Au Venezuela, Socopol, Dige­ pol, S. I. F. A., P. T. J., etc., se font la concur­ rence, sans compter les agents recrutés sur place par le C. I . A. « Il y a vingt ans, disait un j our un officier de l'information m i l i taire écu a to­ rienne avec fierté, nous é t ions encore bien inno­ cents. Quand les étudiants sortaient dans la rue, on leur tirait dessus, ce qui donnait les pires rés u l tats. Nous savons auj ourd'hui q u e des cent moyens d'éto u ffer une révolution, les armes à feu sont le cen t ième >. Qu'on en j u ge p l u tôt : les six ou sept importants foyers guér illeros qui •se son t déclarés en Améri q ue latine depu is 1 959, o n t é té a néantis ou dctru i ts dans l'œuf p ar la délation e t le plu s souvent par s u i te d ' u ne mfiltration dans les organisations révo l u tion­ naires. De peu sert l'assurance théoriqu e que la c q u es t ion soc iale n'es t pas affaire de pol ice > ; pour ceux q u i chaque j our doiven t faire l'his toire sur la base des condi tions antérieures, m ieux vaut se méfier de ces assurances valables au

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seul niveau de l'historien, cent ans après. Rôle de la guerre clandestine d'autant plus important que dans des régimes politiques d'oppression, la p olitique révolutionnaire n'a sou vent d'autre issue que la lutte armée ou clandestine. Au trement dit, il n'y a pas en ce moment d'ac­ quis militaire ou politique unilatéral, et l'élé­ vation du nh·eau de la guerre révolutionnaire se fait dans les deux sens. Le ministère de la Guerre vénézuélien a fait éditer en 1 96 1 La Guerre de Guérilla du Che, avec commentaires et ana­ lyses critiques sur la page droite. Ce document se trouve au Fal con en ce moment dans les mains des guéril l eros vénézuéliens ; un officier de l'armée régulière, qui avai t suivi les cours antiguérilla de Pana ma, rejoignit les guérilleros du F alcon avec ce document ; sur la base de son expérience de guérillero, il annote à la main les a nnotations imprimées -'u Pen tagone : un exemple parmi d'autres de ce double apprentis­ sage en spirale, où risque d'aller en diminuant l'avantage n a t urel d'u ne guérilla populaire sur l'armée régul ière, la surprise. - Politiquement : le succès de la Révolution cubaine ten d à radicaliser, organiser et unifier les d i verses tendances de la bourgeoisie en un seul Fro n t co n tre-révolutionnaire, plus vile que ne se rad ical isent et unifient les organisations révolu tionnaires. La rapide transforma tion de Cuba en pays socialiste a été mise à profit par la propagande im périaliste pour effrayer les bourgeoisies dites na t ionales, et les sec teurs éle­ vés des classes moyennes d'où la d i fficul té crois­ sante que ressen tent certaines directions poli­ tiques pou r perpétuer le vieux mythe de l'alliance avec la bou rgeoisie nationale, pour di­ riger « la pression populaire > sur c l'aile nro­ gressiste > des gouvernements bourgeois (ainsi Goulard au Brésil, Belaunde Terry au Pérou, dans une certain e mesu re Illia en Argentine ont-i l s reçu l 'appui des réformistes). Le résul lat paradoxal d'une révolution, au départ démocra-

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tique bourgeoise comme la Révolution cubaine, est d'avoir révélé et consolidé la conscience de classe sommeillante des bourgeoisies nationales voisines, surtout là où elles existent comme classe sociale, au Chili, en Argentine, en Uru­ guay, au Brésil, en Colombie. Ce négatif re­ cèle évi demment à son envers un positif : avoir révélé à eux-mêmes les bourgeois d émocrates ou révolutionnaires, qui à titre individuel, ont p u rej oindre à des degrés divers le camp de la Révolution, comme Brizola au Brésil, peu t-être Michelsen en Colombie, Lechin en Bolivie, etc.

Cet te radicalisation inverse des forces en pré­ sence - classe dominante plus à droite, classes exploi tées plus à gauche - profite en ce mo­ men t à l'impérialisme à la faveur des déplace­ men ts et rem p l acemen ts C( Ui ont affecté, après Cuba, les trois tendances historiques suivan tes - les dirigeants bourgeois des anciens partis de masse, A. P. R. A. au Pérou, A. D. au Ve­ nezuela, M. N. R. en Bolivie, etc., sont passés avec armes et bagages - dans ces bagages, il y avai t d ' i mportan tes couches paysannes et par­ fois ouvrières - dans le camp de l'impérialisme. - les directions commu nistes « précubai­ nes > qui, fau te de moyens théoriques e t pra­ tiques, n'avaient pu lors de l'essor de ces partis peti ts-bourgeois de masse ( 1 930- 1 940) , leur dis­ pu ter le contrôle du mouvement populaire, n'ont pu encore le reprendre pour diverses raisons. - les j eunes mouvements « castristes > , ré­ su l tats d' un bru sque appel d'air, qui tentèrent spo n tanément de combler ce vide de direcfon fla­ grant au lendema i n de Cuba, y sont très rarement parvenus. Spo n tané isme, sous-estimation d u tra­ vail préalable et de l'é tude théorique, d i fficul tés de structuration, excès de langage, peu ven t ren­ dre com p te des échecs immédiats de l' « A. P. R. A . rebelde > au Pérou, du M. O. E. C. en Co­ lombie, des Ligues Paysannes au Brésil, du « So­ cialis me d'avan t-garde > en Argentine. Instruites par leur premier échec, soutenues par leur pas-

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sion révolutionnaire, de nombreuses organisa­ tions « castristes > travaillent à se dépasser. Ces chassés-croisés confus, s'ils ont pu permu­ ter les rôles, laissent encore béant, en nombre d'endroits, un trou central, figure en creux d'une avant-garde révolutionnaire. Vide d'autant plus surprenant que l'Amérique latine est une mine de cadres solides, décidés et tous prê ts au sacri­ fice, mais qui n'ont pas pu coaguler en une avant-garde organisée. Pour beaucoup de jeunes militants, cette avant-garde reste à construire, et c'est là une tâche épuisante. c Ah si seule­ ment il y avait ici un homme ou un Parti que nous puissions rejoindre... > : cette phrase court sur les lèvres de milliers de jeunes militants de Panama à la Patagonie. Parmi tous les tableaux de misère et d'abandon qu'offre l'Améri q ue, peut­ être pas de plus absurde, de J.> lus désesperant que celui-ci 5 : ces hommes laissés à eu x-mêmes, acculés à l'aventure sans espoir par la dictature semi-sécqlaire de l'impuissance raisonneuse, de la formule aveugle en cours chez les plus consa­ crés de leurs aînés. Cuba a inondé du jour au lendemain le lan­ gage, le style et le contenu de l'action révo­ tionnaire d'une jeunesse dénonciatrice. Ce re­ nouvellement a trouvé une étonnai.te caisse de résonance sur le Continent : la pression démo­ graphique. La moitié des Vénézuéliens ont moins de vingt et un ans : ce peuple à la mémoire courte n'entend suivre que ceux qu'il aura vus comba ttre à ses côtés. Dans toute l'Amérique, et spéciale­ ment sur le plan des comportements poli tiques, 5, Une anecdote : le palais de Lncerda, tête de pont à Rio du cou p d'Etat r_n scl s t e brés l l l e n , pouva i t être pris d'n�sa ut, et Lncerdn fu i t prison n i e r pur u n com m n n d o de vi ngt hommes Un tel s u ccès eût pu gn l v n n l scr ln rés i s ta n ce des rurcPs m l l l: tn l res Jégn l l s tes (et ln bata l l l e changer de co u rs ) , dPsorlen­ tées et démora lisées qui ch�rchnlent en vain d 1•s I n s t ructi ons pour ren t rer en action. G o u l a rt en fuite, personne - a ucun Pa rti, a u c u n homme, ne ru t en mesure de créer un nouveau centre d'aulorild et d'iniliaitue,

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s'est produit une drama tiq ue coupure des géné­ rations. Il suffit de regarder la pyramide d'âge des pays semi-coloniaux d'Amérique du Sud pour savoir que cette coupure reflète un état de fait, et qu'elle ira en s'approfondissant. Quant à ce qu'on a appelé « la génération de 1 92 0 > ce clan de dirigeants sociaux-démocrates grandis ensemble dans l'exil à l'ombre des sacri­ fices révolu tionnaires de leur peuole, elle s'est heureusement liquidée elle-même, sans attendre sa mort naturelle. La Révolution cubaine qu'ils ont trahie, les a publiquement démasqués. Les Baya de la Torre, Figueres, Bétancourt, Mun.oz Marin, Arevalo, Bosch, Frondizi, Paz Estenssoro, une fois arrivés au pouvoir au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, ont tenu et retenu dans leurs mains tout le mouvement anti-impé­ rialiste latino-américain jusqu'à ces dernières années : Cuba les a chassés rfe la scène révolu­ tionnaire où ils faisaient naguère encore illusion. Et il pèse lourd, le sentiment de frustration de ces petits-bourgeois portés au pouvoir par leur phraséologie révolutionnaire. S'il était encore pos­ sible au Bétancourt des années cin quante de se croire la tête de la résistance populaire à l'impé­ rialisme, après le voyage-éclair de Fidel au Vene­ zuela, en 1 959, - le premier voyage qu'il fit sur le Continent -, il sait à quoi s'en tenir sur lui­ même. Et dans les insultes rageuses lancées peu après contre le « castro-communisme > - le terme venu de lui fit fortune dans tout le Conti­ nent - dans le déséquilibre paranoïde de Bétan­ court, ce qui parle au fond, c'est un petit politi­ cien dépité, condamné à la voiture blindée et à la solitude, qui se fit voler un beau jour de 1 959, à Caracas, sur la place du Silencio devant 5 0 0 000 personnes, son rôle et son costume. Le Mouve­ ment fidéliste, point de déchirure entre deux gé­ nérations, fait le départ entre les deux moments historiques de la Révolution, bourgeoise et socia­ liste. Et ce qu'on n'a p as pardonné à la Révolution cubaine, c'est d'av01r, Je plus naturellement du monde, j eté un pont entre ces deux moments.

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Sommet d'une époque et commencement d'u ne autre, Cuba fixe à jamais le moment d'un comble où se renverse une .tradition dan s son contraire. C'est en effet la fortune historique de la Révolu­ tion cubaine, surdéterminée s'il en fût, d'avoir pu joindre l'appui matériel et moral de ces vieux politiciens libéraux, qu'elle devait bientôt ba­ layer, à l'esprit de décision et à l'honnêteté de ces jeunes gens sans passé de politicien derrière eux, qui s'appelaient Fidel et Raul Castro, Camilo Cienfuegos, Ernesto Guevara, Almeida et tant d'autres. Singu lière fu sion de contradic­ tions, si l'on y réfléchit : au plus fort de la lutte clandestine, le « 26 Juillet > pouvait ré­ colter des fonds en plein New York, au nom des « Droits de l'Homme > ; accepter l'aide matérielle de Pepe Figueres, président du Costa Rica, pour la défense de la Démocratie ; recevoir officiellement du peuple vénézuélien récemment libéré de la dictature pérezj iméniste des dons financiers de Larrazazal, président de la Junte démocratique, un avion plein d'armes ; s'as­ surer d'une notoriété mondiale, bien protectrice, grâce aux chaînes de diffusion capitaliste, Life et Paris-Match. Voilà qui n'ôte rien aux mérites extraordinaires du 26 juillet, mais dont il faut se souvenir pour évaluer ce qu'il y a de changé pour les mouvements équivalents d'aujourd'hui. « Vous croyez qu'un Mathews se déplacerait pour nous interwiever, ou que Figueres nous enverrait des revolvers > , disait en souriant le responsable d'une république indépendante co­ lombienne, à quelgues heures de Bogota. Les paysans se préparaient à recevoir l 'offensive que l' Armée régulière préparait depuis plusieurs an­ nées en collaboration avec la Mission Militaire Yankee, et ils manquaient de tout. Compter avec l'éloignement des centres d'appui intern.ational, la pénurie d'argent et d'armes, le travestisse­ ment systématique des objectifs et du sens du combat mené par la presse nationale et inter­ nationale, compter avec la solitude et la faim, tel est l'envers amer de la consigne de courage

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qui s'impose, inéluctable, aux révolutionnaires du temps présent : c ne compter que sur ses propres forces. > Les sacrifices de vies humaines, la durée même de la guerre révolutionnaire, sa com­ plexité, ont donc augmenté depuis Cuba. 11 est aujourd'hui moins facile qu'il y a r.inq ans d'édi­ fier un large Front de Libération quand toute attitude anti-impérialiste est taxée de c cas­ tro--communisme > et bannie de la Cité légale. I l est beaucoup moins facile d e forger une armée populaire quand les armées régulières s'entraî­ nent depuis cinq ans, psychologiquement et mi­ litairement, à la guerre c irrégulière > , et les polices à infiltrer les réseaux clandestins, à ac­ croître le travail de renseignement et de répres­ tdon. Il est donc grand temps en Europe et ailleurs de changer de langage et de perspec­ tives, quand nous tâchons de comprendre les difficultés qu'affrontent les camarades dans cette région du monde. Les commentaires (ou leur absence) de la presse française « objective > sur la Révolution vénézuél ienne le montrent bien : qui ne veut pas se défaire du modèle cubain s'expose à ne plus comprendre l'histoire contemporaine. En adoptant leur nouvelle stratégie de « guerre larga > (de guerre longue), qu'ont fait les F. A. L. N. sinon prendre acte de cette nouvelle situa­ tion créée par Cuba encore plus frappante au Venezuela qu'ailleurs ? Plus de la moitié des investissements nord-américains en Amérique latine sont fixés dans ce pays qui est le plus pénétré, donc le plus surveillé par les Etats­ Unis. La révolution vénézuélienne, après l'échec de sa forme insurrectionnelle urbaine, qui n'est pas sa forme propre, a sans aucun doute trouvé son deuxième souffle - son assiette définitive dans cette tâche à long terme ; passer d'une armée guérillero à une armée régulière popu­ laire dans la campagne, en rendant aux villes

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leur importance politi-que afin d'y ménager toutes les possibilités de travail de masse et d'alliances audacieuses ; travail de masse qui, dans la campagne plus encore qu'à Caracas, s'articule directement sur la lutte armée. L'évo­ lution n'es t pas sans rappeler celle de la Révolu­ tion chinoise, que beaucoup crurent atteinte à mort au lendemain des sanglants échecs de Canton et Shanghai, en 1 92 7. Mais c'est seulement ainsi que les dirigeants communistes purent dépasser le modèle bolchevique de la Révo­ lution et trouver sa forme authentiquement chi­ noise, victorieusement défendue par Mao contre Li Li-san. Né de la défaite, le repli sur la cam­ pagne, avec la Longue Marche et l'installation de bases paysannes révolutionnaires, était gros de la victoire. Mais le sang versé à Shanghai ou à Caracas, si l e temps vient jamais de dresser l'inventaire des sacrifices endurés, n'est pas à inscrire au passif de la Révolution, comme s'il résultait d'une erreur de jugement. Les deux fois, il fallut que la preuve théoriq ue de l'impos­ sibilité en p ays semi-colonial, à prédominance paysanne ou se trouve une insurrection urbaine isolée soit pratiquement faite ; si la preuve d'une théorie révolutionnaire était d'ordre théorique, de bons théoriciens suffiraient à faire de « bon­ nes > révolutions, sans détours inutiles, par déduction. Cette stratégie de la Longue Guerre menée à partir des campagnes en direction des villes, si elle était dès 1 962 tacitement adoptée par les commandants de front guérilleros, dut attendre d'être confirmée en tous points par les événements pour être avalisée par les dingeants urbains, deux ans plus tard ; époque durant la­ quelle il y eut un décalage è'intentions entre la campagne et la ville. Quiconque s'est rendu dans les Fronts ruraux avant les élections de décembre 1 964 peut témoigner de l'orientation donnée par Douglas au Falcon, par Urbina et Gabaldon au Lara : mener la guérilla en pro­ fondeur, en termes plus politiques que mili­ taires. L'établissement patient de cellules pay-

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sannes d'appui dans chaque village, un travail quotidien de propagande et de contacts, le défri­ chage de nouvelles terres dans la forêt, l'alpha­ bétisation méthodique des combattants et des paysans, le renforcement de l'organisation­ contact avec les bourgs et les villes, des lignes de ravitaillement et d'information, tout ce tra­ vail d'organisation politique culmine dans l'ins­ tauration d'une base révolutionnaire fixe, avec son Ecole, sa j uridiction propre, son centre de radiodiffusion (déjà installé dans le Falcon) . Labeur d'implantation souterrain, dont la presse ne saisit que l'aspect militaire, le moins essentiel. Tandis que la guéril la urbaine s'épui­ sait dans une guerre d'usure où le temP. s, compte tenu du rapport des forces dans les villes j ouait contre les forces révolutionnaires, la guérilla ru­ rale mettait silencieusement, calmement à profit ce temps pour poser l'infrastructure politique des actions militaires à venir. Dans l'euphorie des récentes victoires populaires, la sous­ estimation politique du gouvernement Bétan­ court et de l'impérialisme américain avait gagné les rangs des militants urbains, qui n'avaient pas encore fait, et pour cause, l'expérience des nouvelles conditions post-cubaines ; d'où la sous-estimation de la capacité répressive du gouvernement et de la force militaire de l'im­ périalisme, qui explique le démantèlement ino­ piné, plus rapide que prévu, de l'organisation politique légale et illégale de Caracas et des capitales d'Etat. Les Vénézuéliens ont donc ex­ périmenté les premiers, et dans le pays le plus directement colonisé, pour son pétrole et son fer, par les Etats-Unis, ce qu'était la c guerre du peuple > dans les conditions post-cubaines : ils ont payé cher ce rôle de pionniers. Aujour­ d'hui que l'échec réformiste, après sa mise à l'épreuve au Pérou, au Brésil et au Chili, paraît à tous acquis (et l? as toujours cette fois de ma­ nière criti que) , réJouissons-nous de voir les ré­ volutionnaires des pays-frères se tourner vers l'immense capital d'expérience amassée par les 11

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Vénézuéliens, expérience profitable à tous, j us­ que dans ses erreurs. On a beaucoup parlé dernièrement du Chili. De fait, ce pays est actuellement à l'avant-garde du réformisme, comme en témoignent les ré­ centes victoires électorales de la démocratie chrétienne, dont les positions politiques avan­ cées révèlent, il est vrai, à �uel niveau le mou­ vement de masse s'y est elevé ces dernières années. La politique menée par le mouvement ouvrier dans ce pays, depuis sa relégalis-ation par Ibafiez en 1 958, pourrait expliquer, dans une certaine mesure, non la victoire de la réac­ tion, mais qu'elle ait pu à ce point surprendre et dérouter tous les réformistes du Continent. Point n'est besoin d'avoir lu Clausewitz pour savoir que la base de toute tactique, révolution­ naire ou pas, consiste à se battre sur son propre terrain ; ou, puisque et toutes les fois qu'il y a régime bourgeois, à ne pas donner un caractère décisif à une bataille quand on doit la livrer sur le terrain de l'adversaire, en l'occurrence le terrain de la démocratie représentative, dont le caractère de classe est encore plus accusé en Amérique latine qu'en Europe. Bien que l e Chili présente sous cet aspect une réelle spéci­ ficité (tradition parlementaire, rôle effacé de l'armée, importance très secondaire du féoda­ lisme agraire, etc.), l'importance déterminante de l'Eglise catholique (les 400 000 voix d'avance de Frei sur Allende sont des voix de femmes, comme permet d'en faire foi le dépouillement séparé des bullet ins de vote selon les sexes) ; le contrôle total de la grande presse et de tous les moyens de propagande par la classe dominante, la liberté d'action dont disposa c l'association de charité » « Caritas > pour acheter le vote des « callampas > (faubourgs ouvriers de San­ tiago) moyennant la distribution gratuite de produits alimentaires offerts par c l'Alliance pour le Progrès » , l'impressionnante campagne anticubaine menée par les Etats-Unis, assuraient

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à la bourgeoisie dès le départ la supériorité sur le terrain électoral. S'il existait au Chili, avant le 4 septembre 1964, quelques secteurs ouvriers sceptiques sur la possibilité d'une victoire po­ pulaire sur ce terrain-là, le F. R. A. P. (Frente de Action Popular) s'est chargé de les convain­ cre du contraire. 1. Toutes les actions revendicatives de la classe ouvrière furent suspendues dès avant le début de la campagne électorale, malgré l'infla­ tion et le chômage croissant, pour ne pas ef­ frayer la réaction et les couches moyennes. Les Partis démocratiques, intégralement reconvertis en machines électorales, donnèrent pour acquise, à leurs militants, la victoire de Salvador Allende, pâle figure de socialiste appartenant à l'aristo­ cratie de la grande bourgeoisie, déplaçant ainsi l'attention des masses de la question de la prise du pouvoir réelle à celle de la nature de la maj o­ rit é électorale, relative ou absolue ; la question de la maj orité électorale étant touj ours dans la pratique posée comme la question du pouvoir même. Trois mois avant les élections, alarmé par la mobilisation militaire des pays voisins (Argentine, Bolivie, Pérou) et les rumeurs de Coup d'Etat militaire en cas de victoire pop u­ laire, accréditées par le Coup d'Etat brésilien, le F. R. A. P. fut amené à prendre, dans le dos des masses, des mesures nâtives et formelles pour protéger ses dirigeants et préparer un éventuel passage à la clandestinité ; mesures qui ne correspondant en rien à une élévation de ni­ veau de conscience et de préparation populaire, revêtaient un caractère nettement aventuriste. 2. L'élection présidentielle fut conçue par le F. R. A. P. en termes d'alliances avec des Partis « centristes > et franchement réactionnaires, de concessions aux transfuges du Parti libéral et même conservateur, bref d'une politique de no­ tables. On alla même j usqu'à voir célébrer en première page de Vistazo, la revue de la Jeu-

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nesse Communiste, un banquet offert à Allende par la Grande Loge de la Franc-Maçonnerie chilienne, réunissant les plus grands noms de la bour�eoisie d'affaires chilienne. Bien peu de cho­ ses fmalement séparaient le programme démo­ crate- chrétien de Frei de celui de Allende, sinon que ce dernier préconisait la nationalisation pro­ gressive des mines de cuivre et Frei leur c chili­ sation » . Mais ce dernier sut utiliser des métho­ des plus directes pour accéder aux masses. 3. Toutes les actions offensives de la classe ouvrière étant remises « pour après » le jour de la victoire, fon alla même j usqu'à ne plus répon­ dre aux of ensives de l'adversaire, toujours par crainte d'effrayer l'électorat. Le Chili est le seul pays d' Améri 9:ue latine où la rupture des rela­ tions diplomatiques avec Cuba n'ait pas été sanc­ tionnée par des manifestations de masse. Les relations ayant été rompues peu avant les élec­ tions, le F. R. A. P. se contenta d'émettre un communiqué, et Allende, le candidat présidentiel de déclarer qu'il saisirait le moment venu la Cour Internationale de La Haye. Au lieu d'affir­ mer sa solidarité avec Cuba, le F. R. A. P. ne cessa de prendre ses distances à l'égard de la révolution cubaine comme des autres processus révolutionnaires en cours, et ne répondant pas aux accusations déversées à flots par la réaction contre « la dictature sanglante de Fidel Castro » donna à penser à de nombreuses couches popu­ laires qu'il n'y avait effectivement rien à répon­ dre et que Cuba était indéfendable. 4. Une chose est de se servir d'un e arme bour­ geoise comme l'est une élection en régime de démocratie représentative, autre chose est d'en faire une utilisation bourgeoise. Une chose est de défendre la pureté d' une élection déterminée et le respect de la Constitution, dans une conj onc­ ture donnée, contre la réaction, autre chos'e est de prendre dans l'absolu et abstraitement de toute position de classe la défense fervente de la légali té bourgeoise et de la lettre de sa Constitu-

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lion. Au cours de la compétition électorale chi­ lienne, ce fut, entre « la Gauche > et « la Droite > à qui l'emporterait dans les déclara­ tions pacifistes et les condamnations humanitai­ res de la violence, sans plus de spécification. C'est ainsi qu'on peut lire dans le programme du P. C. chilien, approuvé en mars 1 962 par le 1 2• Congrès : « La thèse sur la voie pacifique n'est pas une formule tactique mais une proposition liée au programme même du mouvement communiste... (le chemin pacifique) « correspond entièrement à l'intérêt de la marche vers le socialisme et au caractère éminemment humaniste de la théorie marxiste-léniniste. L'actuel rapport de forces nationales et internationales a créé un surcroît de possibilités pour mener la révolution sans lutte armée. > Sans même tenir comP.te de l'optimisme dérai­ sonnable de cette dermère thèse, en Amérique latine cinq ans après la révolution cubaine, on ne peut qu'être surpris de voir « l'humanisme théorique > du marxi sme servir ainsi de j usti­ fication à l'abandon de toute rigueur politique et théorique. Il serait évidemment inj uste d'expliquer la victoire réactionnaire aux élections prési den­ tiel les chiliennes, puis aux dernières élections l égislatives (mars 1965) uniquement par les er­ reurs commises dans la pratique révolutionnaire. Celte victoire s'explique par la situation générale où se trouve l'Amérique du Sud après Cuba. Ce qu'expliquent ces erreurs d'orientation par contre, c'est comment a pu être transformé, au Chili comme dans toute l'Améri que, en u ne dérou te révolu tionnaire un résultat électoral qui, sagement envisagé, compte tenu de la supério­ rité temporaire de l'impérialisme, de l'extrême fragilité du terrain électoral pour les forces populaires même dans un pays comme le Chili, représente une victoire électorale à ce jour iné­ galée en Amérique du Sud par aucun « mouve­ ment démocratique > : emporter un nombre égal

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de votes, chez les hommes, moins soumis que les femmes à la pression conservatrice et cléricale, que la réaction, tout en contraignant celle-là aux forces-limites de la démagogie socialisante pour garder le pouvoir. Si le réformisme n'avait pas répandu dans les masses ses illusions, s'il n'avait pas voulu transformer aux �eux de tous les mili­ tants latino-américains felection chilienne en un « test » crucial, il serait sans doute au,iour­ d'hui en mesure de reprendre l'offensive sur une base nouvelle. L'expérience chilienne peut donner lieu à deux conclusions : - Il est impossible à un pays « développé > de l'Amérique, appartenant au « Cône sud > - Chili, Argentine, Uruguay - ou à l'Amérique Centrale - Costa Rica - d'échapper à la déter­ mination par la structure d'ensemble du Conti­ nent, pris tout uniment dans les maillons du filet impérialiste. Or le mouvement ouvrier du Chili, mû par un véritable complexe de supério­ rité tendant à surestimer ses caractères spéci­ fiques de démocratie « évoluée » a voulu faire aostraction des mouvements de Libération Natio­ nale latino-américains et de l a conjoncture, plus haut décrite, créée par la Révolution cubaine dans tout le Continent. - L'opportunisme présente en Amérique du Sud un trait commun avec l'aventurisme gau­ chiste : c'est la sous-estimation de l'impérialisme américain, qui n'est p as à un coup d'Etat mili­ taire près, si l'on peut dire. Beaucoup savaient, à Cuba comme ailleurs, que dans l'état d'impré­ paration où se trouvaient les organisations dé­ mocratiques chiliennes, la victoire d·'Allende aux élections n'eût apporté aucun changement fon­ damental à la structure de l'appareil d'Etat , que la classe dominante chilienne et l'impérialisme n'allaient pas remettre sur un coussin au Front d'action -populaire. Cette sous-estimation radicale de l'impérialisme apparut avec beaucoup plus de netteté dans le cas du réformisme d'une partie du mouvement révolutionnaire brésilien. Car s'il

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y eut j amais expérimentation historique de la vanité des efforts réformistes, c'est bien au Bré­ sil qu'elle eut lieu. Les limites de cet article nous en interdisant l'analyse, qui réclame à elle seule une étude à part, notons seulement que le Parti Communiste brésilien, comme en font foi ses autocritiques actuelles, abandonna toute indé­ pendance de classe au profit d'une alliance avec la « bourgeoisie nationale » représentée par Gou­ lart ; g ue cette ligne opportuniste provoqua son contraire mécanique dans u ne grande partie des forces révolutionnaires brésiliennes, c'est-à-dire un radicalisme petit-bourgeois méprisant le tra­ vail de masse patient, dans certains secteurs influencés par Francisco Juliao, et dans une cer­ taine mesure, par Brizola ; et que si le Coup d'Etat fasciste ne rencontra aucune résistance, c'est aussi parce qu'il prit totalemen t au dépour­ vu le Parti Communiste, en pleine euphorie légaliste, et que les seuls secteurs préparés à la lutte préférèrent différer son engagement, n e voulant plus prendre l a défense d'un régime corrompu et impuissant et ne pouvant pas encore rallier les masses les plus conscientes à une plate­ forme révolutionnaire alors inexistante. Posons-nous seulement la question de savoir pourquoi ont sévi, au niveau des directions res­ ponsables de divers pays, un certain temps après la Révolution cubaine et en dépit de tous ses enseignements, des illusions sur un passage pa­ cifique au socialisme. Peut-être le secret (si peu secret à vrai dire) de la réponse est-il à chercher dans la conception générale que se font les ten­ dances réformistes actuelles de la révolution latino-américaine. Qu'on nous permette ici de synthétiser l ' exposé que voul ut bien nous en faire le représentant c hautement qualifié > de ces tendances dans une nation andine où cou­ vait, à ce moment-là, une insurrection popu­ laire : « Le but de notre acti n en Amérique latine est de consolider les Etats de démocratie natio­ nale , comme la Bolivie, le Chili, le Mexique, le

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Brésil (c'était au temps de Goulart), afin qu'ils puissent servir un jour de p ôles d'attraction pour les Etats voisins moins avancés. Ces Etats nationaux ne peuvent en effet se fortifier qu'au détriment de l'impérialisme américain, qui tend à éliminer les économies nationales concurren­ tes, pouvant échapper à leur monopole commer­ cial. L'impérialisme américain est l'ennemi natu­ rel des bourgeoisies nationales. Or, la seule possibilité pour ces bourgeoisies nationales de développer des économies indépendantes de l'étranger, de commencer une accumulation du capital, c'est de recourir à l'aide désintéressée et sans condition politique du camp socialiste. C'est pourquoi la tâche primordiale du camp socialiste est-elle de renforcer sans cesse sa puis­ sance économique. A cela, deux raisons. D'abord, nous mettre en condition de fournir des prêts à long terme, des techniciens à ces pays ; c'est­ à-dire aussi, par la force des choses, affaiblir ou restreindre les zones d'influence américaines. Ensuite la mise en évidence du progrès matériel et culturel de nos pays accroîtra le prestige du socialisme et attirera de plus en plus à lui ces Etats de démocratie nationale. « En ce moment, il faut donc attendre que viennent à maturité les bourgeoisies nationales qui, bien sûr, ne poussent pas du jour au lende­ main . Or, la croissance d'une bourgeoisie natio­ nale, c'est la croissance simul tanée de deux contradictions : la première, avec l'impérialisme, qui cesse de l'exploiter comme avant et la se­ conde avec le prolétariat naissant, qu'elle com­ :n:ience à exploiter. A bourgeoisie forte, proléta­ riat fort. Il nou s faut compter fondamentalement sur cette double contradiction. Les industries nationales étant encore trop faibles, les condi­ tions ne sont pas données pour la Révolution. La faiblesse de la classe ouvrière et de ses Partis ne doit pa s cependant mener à une politique sec­ taire d'isolement, à laquelle inclinerait d'ai11eurs le manque d'expérience des dirigeants. Il fau­ drait pouvoir conclure les plus larges alliances,

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sans craindre que la classe moyenne en prît la tête. De nombreux petits ou moyens bourgeois ont d'excellentes attitudes politiques ; aujour­ d'hui, ce sont les seules qui soient réalistes. D'autre part, les conditions internationales jouent un rôle de plus en plus déterminant dans les succès révolutionnaires d'auj ourd'hui. Mieux vaudrait donc ne pas se presser car chaque année qui passe transforme en faveur du socia­ lisme ces conditions internationales : l'économie cubaine se renforce, celle du camp socialiste aussi, de nouveaux pays socialistes surgissent en d'autres parties du monde. « A l'heure actuelle, ici, en . . . , tenter la révo­ lution, engager la lutte armée contre les repré­ sentants de cette bourgeoisie nationale en voie de formation, auj ourd'hui au pouvoir, ne servi­ rait qu'à retarder ou compromettre l'avènement des conditions obj ectives. Les éléments les plus progressistes du gouvernement et de la bour­ geoisie seraient rej etés, ipso facto, dans les bras des Nord-Américains. La défaite de l'insurrec­ tion permettrait aux éléments les plus rétro­ grades de reprendre le dessus, d'annuler peut­ être le semblant de Réforme agraire, voire de dénationaliser les m ines. Les Etats-Uni s exige­ raient aussitôt la fermeture de l' Ambassade sovié­ tique que nous maintenons à grand-peine, en dépit de toutes les provocations, et le départ des missions commerciales socialistes. Le plus grand danger, en Amérique latine, c'est l'impatience, le jacobinisme : passer outre aux conditions défavorables, et sacrifier à des illusions un avenir assuré. » Or, les partisans de la stratégie réformiste diminuent en Amérique latine de mois en mois pour la simple raison qu'elle ne résiste p as à l 'épreuve des faits. Elle suppose que pmssent se développer en Amérique latine des Etats de « démocratie nationale à direction bourgeoise » non alignés sur les Etats-Unis et susceptibles de se rendre progressivem en t indépendants de l'im-

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périalisme. Or l'histoire , en Bolivie ( 1 952), le « Mouvement Nationaliste Révolution­ naire > : cette petite bourgeoisie progressiste, sans l 'infrastructure d'une puissance économique préexistante à sa montée politique transforme alors l'Etat, non seulement en instrument de domination politique, mais aussi en source de pouvoir économique. L'Etat, couronnement dans l'Europe capitaliste, de rapports sociaux d'ex­ ploitation, devient en un sens le moyen de leur instauration. D'expression juridique des rap­ ports de production donnés d'une société, l'Etat, par un court-circuit propre aux pays semi-colo­ niaux devient le moyen de production, en quel9.ue sorte, de rapports non donnés de produc­ tion. La prolifération de la fonction publique, seule source d'emplois pour des milliers de cadres au chômage, sert de substitut au dévelop­ pement d'un appareil de production. Sans le contrôle de l'appareil d'Etat, cette bourgeoisie n'est économiquement rien : le pouvoir politique est donc tout pour elle, et en effet, elle est capa­ ble de tout pour le garder. Sa conscience de classe a pour forme propre la vigilance policière. On ne rentre pas dans la fonction publique sans sa carte du Parti . Au Venezuela, il n'y a pas une dactylo de Ministère qui ne doive cotiser à l' Accion Democratica avant d'apprendre à taper à la machine. La cotisation au Parti est retenue directement sur le traitement des fonctionnaires, comme la cotisation au syndicat official iste sur le salaire des ouvriers. Tout un peuple gras et cynique de hauts et moyens fonctionnaires, de secrétaires privés, d'avocats véreux, d'hommes d'affaires , de policiers, d'officiers plongés dans la revente d'armes, de diplomates drogués, de

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dirigeants ouvriers émargeant a u ministère d u Travail, parasitent un appareil d'Etat lui-même parasitaire. Mordre et étrangler quiconque s'ap­ proche de leur proie, c'est pour eux question de vie ou de mort. Menacée par les revendications populaires, cette bourgeoisie de nouveaux riches trahit alors l'idéologie nationaliste qui mon­ nayait au début son rôle dirigeant à la tête des masses (surtout paysannes, par la promesse toujours remise d'une « vraie > Réforme agrai­ re), tourne casaque, et se met à collaborer de moins en moins honteusement avec l'impéria­ lisme dont elle gère sur place les intérêts. Don­ nant donnant : concessions pétrolières, minières et commerciales contre quelques royalties et fonds « d'aide > , qu'on épongera vite en auto­ pistes et piscines privées. Sous cet angle, les régimes vénézuélien et bolivien (avec ou sans Paz Estenssoro) offrent d'extraordinaires simi­ litudes ; mêmes réformes agraires, scandaleux rachats de terres au Venezuela et lotissement privé des terres en friche de !'Oriente en Boli­ vie ; même démagogie r.opuliste, assurant le bon renom du régime à l'etranger : fraudes élec­ torales périodiques, maintien d'une sorte de P ar­ lement, prise à partie de l'oligarchie, mise en scène publique de l'appui des travailleurs, assu­ rent un bon rempart démocratique. Entourés du « peuple en armes > , c'est-à-dire de mercenaires recrutés parmi les chômeurs et le lumpen (au Venezuela, la demi-douzaine de polices légales et extra-légales, en Bolivie, les « milices > du M. N. R, composées d'indiens analphabètes et de c ferroviarios > , l'unique syndicat prolétarien dont la terreur gouvernementale put venir à bout) , cette bourgeoisie doit défendre son pou­ voir politique contre ceux-là qui le lui ont donné, les ouvriers et les étudiants qui, J eunes nationalistes et communistes en tête, ont mené la lutte contre Perez Jimenez pendant dix ans - et contre Gomez pendant vingt - qui, en Bolivie ont souffert le long calvaire des massa­ cres miniers et de toutes les insurrections

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écrasées par la c Rosca > 6 • Au terme de cette histoire, les régimes de c démocratie nationale > accouchent d'un monstre (à ceci près qu'il n'y_ a pas de tétralogie en histoire) qu'on pourrait appeler un fascisme semi-bourgeois, suprême avatar des contradictions où rentrent impitoya­ blement un régime bourgeois sans classe bour­ geoise, un libéralisme sans libéraux. Tel est le premier terme de l'alternative : la trahison pure et simple de la Révoktion démo­ crati que-bourgeoise... par elle-même. 2. Quand un politicien bourgeois, ou une frac­ tion de la « bourgeoisie nationale > , refuse de trahir sa vocation nationale et de se vendre aux Etats-Unis, il tente alors les réformes démocra­ tiques bourgeoises : véritable réforme agraire antiféodale, extension du droit de vote aux anal­ phabètes, établissement de relations diploma­ tiques et commerciales avec tous les pays, contrôle des rapatriements de bénéfices des gran­ des sociétés nord-américaines, etc. Pour résister aux pressions de l' Ambassadeur américain (les Equatoriens l'appellent « le vice-roi > ), aux campagnes de presse, aux obstacles J uridiques que ne manque pas de soulever la maJ orité par­ lementaire, fruit de la fraude électorale récolté par cooptation au sein des classes dirigeantes, c le Président > doit faire ap p el aux masses populaires et demander l'appm des Partis et syndicats ouvriers, le cas échéant (au Brésil), des Ligues Paysannes. Dès cet instant, il voit apparaître sur son chemin le chantage de l' Ar­ mée au Coup d'Etat. Coincé entre les classes ouvrière et paysanne dont il a libéré l'enthou­ siasme, qui le pressent par-derrière, et l' Armée, mob ilisée par l'oligarchie lésée et les clins d'yeux du Département d'Etat, qui le bloque par-devant, il titube, cherche une issue, un ré6. Surnom de l'oligarchie minière bolivienne, dont les magnats (Patino, Horcliild, etc.) contrôlèrent directement l'Etat bolivien dès 1925.

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pit, transige, mais trop tard : toute l a classe dominante a déjà deviné, alertée par la marche précipitée des événements, que la mécanique mise en marche débouche sur son renversement. Le succès d'une politique d'indépendance natio­ nale implique l'adoption de mesures socialis­ tes cette vérité, découverte, provoque la panique. La bour $eoisie abandonne son apprenti­ sorcier, et peu lm importe que la légalité consti­ tutionnelle, dont elle se faisait tantôt le champion contre la « subversion > , soit alors piétinée par les militaires. Au premier prétexte trouvé (au Brésil : une mesure de clémence de Goulart à l'égard de marins mutinés contre Jeurs supé­ rieurs), les préfectures sont occupées, les gar­ nisons de province ne répondent plus aux appels téléphoniques de la Présidence, quelques tanks font mouvement vers le Palais présidentiel, les rues se vident : coup d'Etat. Le « Président > et sa poignée de conseillers restent en l'air. A l'Armée, précisément parce que la légalité cons­ titutionnelle a été respectée tout le long du processus, il ne peut opposer aucune armée d'un autre type, ni bien sûr « armer le peuple > , mesure de dernière minute condamnée à rester symbolique, tout comme les petites manifesta­ tions populaires qui surgissent çà et là, aussitôt dispersées au fusil. Incapable d'opposer une alternative sérieuse aux représentants armés de sa propre classe et du Département d'Etat, le « Président > prend l'avion pour l'Uruguay ou Panama. Ainsi sont tombés Arbenz au Guate­ mala en 1 954 (avec l'aide directe de l' Armée nord-américaine qui équipa, entraîna et encadra les mercenaires de Castillo Armas), Bosch à Santo Domingo en 1963, et Goulart au Brésil, pour ne pas citer Arosemena en Equateur, Are­ valo, Villeda Morales, etc., en Amérique Centrale, et tan.t d'au tres, tous remplacés par une Junte ou un régime militaire. Cette tragi-comédie n'a pas épargné, à peu de choses près, les variantes bonapartistes de la bourgeoisie nationale, Vargas (Brésil 1 954) et Peron (Argentine 1 955). L'ordre des actes et des scènes, pour l'essentiel, ne change

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pas : comme nous l'annonce cette répétition, l'histoire des héros bour � eois du réformisme a la vérité d'un mythe religieux. Le réformisme, ce dogmatisme à l'envers, s'enferme dans un temps cyclique afin de mieux boucher ses oreilles aux leçons de l'histoire réelle. « A la semblance du be ..u Phénix, s'il meurt un soir, le matin voit sa renaissance > : les héros bourgeois du Progrès, ces mal-aimés, ont un goût si fort pour la ro­ man ce ·que leur tragédie est de finir, à chaque fois, en comédie. Tel est le deuxième terme de l'alternative : un bourgeois (individu ou poignée d'individus) est-il assez courageux pour prendre au mot l'idéologie nationaliste affichée par sa classe mais pas assez pour rompre avec elle, entre­ prend-il de rendre sa classe conséquente avec elle-même, c'est-à-dire de mener à terme la ré­ forme bourgeoise de la société féodale : le voilà étranglé par sa propre classe qui retourne contre lui l'instrument de sa domination politique, l'Armée. Loin de se montrer inconséquente avec elle-même, la bourgeoisie nationale ne fait par là que dénoncer la distance qui sépare ce q u'elle est - bourgeoisie et alliée du féodalisme agraire et du capital étranger - de ce qu'elle affirme être - nationale et anti-impérialiste. La bour­ geoisie aime être cru e sur parole, mais jus·qu'à un certain point seulement. En politique comme ailleurs, la j uste mesure est la vertu bourgeoise. -D'où vient l'alternative ? De la situation ex­ plosive qu'a mise à j our en Amérique latine la Révolution cubai ne, qui en fit l'épreuve sur elle­ même et, à ce titre, pour tou t l e monde. Cette situation est la suivante : comme on l'a dit de la Russie d'avant 1 91 7, l'Amérique latine d'au­ j ourd'hui est grosse de de ux révolutions, la démocratique-bourgeoise et la socialiste, et elle ne peut déclencher l'une sans déclencher l'au7 , Louis Althusser, « Contradiction et surdétermfnaUon • • in Pour Marx.

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tre, « incapable, même en ajournant l'une, de contenir l'autre » 7 • C'est pourquoi il est risqué de compter sur la « bourgeoisie nationale », même dans les pays où il s'en développe une, pour faire la révolution démocratique bourgeoise, car elle sait bien quel processus elle déclencherait. Dire que c'est au prolétariat et à la paysannerie d'ac­ complir la tâche historique de la bourgeoisie, c'est donc dire que l'alternative du moment ac­ tuel n'est pas entre révolution bourgeoise (paci­ fique) e t révolution socialiste (violente) comme ont voulu le faire croire l es promoteurs de l' Al­ liance pour le Progrès, d'accord en cela avec les réformistes, mais entre révolution tout court et contre-révolution, comme ils le confessent aujourd'hui. Aussi bien les belles âmes kenne­ dystes de Washington ont-elles mis leur belle âme de côté (en avance sur beaucoup de réfor­ mistes) et choisi délibérément la contre-révo­ lution, comme en témoigne la nouvelle doctrine « Thomas Mann » de reconnaissance des gou­ vernements de facto. Dans cette situation, l'im­ périalisme n'a en effet que deux tactiques : ou empêcher la révolution démocratique bourgeoise de naître (coup d'Etat militaire), ou, quand la naissance a eu lieu par inadvertance, la vider de sa substance (fascisme démo-bourgeois). Si l'enfant est déjà là, on l'encage. S'il est à naître on !'avorte. Quoi qu'en pensent aujourd'hui communistes réformistes et démocrates chré­ tiens au Chili, il n'y a pas de troisième terme. De plus comme Cuba a mis fin aux inadvertances - les révolutions « démocratiques » mexicaine ( 1 9 1 0) et bolivienne ( 1 952) sont de la belle épofTn e de l'insouciance, avant Cuba -, l'avor­ tement manu militari est aujourd'hui de règle. Voir l'enchaînement de coups d'Etat militaires depuis deux ans. Conséquence de l'alter-native : quiconque per­ siste à j ouer à la révolution, fût-elle libérale ou socialiste, par en haut (sans organisation popu­ laire armée) , dans les règles de la légalité cons­ titutionnelle, joue un j eu étrange où il n'a l e

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choix qu'entre deux manières de perdre. Ou il sera envoyé en prison, en exil, ou à la fosse commune (coup d'Etat militaire) , ou il sera mis au Pouvoir, démagogue armé, avec pour mission d'envoyer les révolutionnaires en prison, en exil ou à la fosse commune (fascisme démo-bour­ geois). Soit Arbenz (Gu atemala 1 954) soit Bé­ tancourt (Venezuela 1 959) : trahi ou traître. Dans les deux cas, la révolu tion pacifique et bourgeoise en sera pour ses frais. Venu le jour de l'affrontement véritable, et il n'en viendra que plus tard, il fau dra seulement un peu plus de fusils. En Amérique latine, suprême ironie de l'histoire, la voie la plus sûre vers des len­ demains qui chanteront le sang et les larmes a été baptisée « voie J?,acifique au socialisme > . L'expérience brésllienne des « réformes de base >, tentée par le gouvernement Goulart, réunissait au maximum les conditions de la réuss i te : un pu issant mouvement de masse sou­ tenu par le Pouvoir Central, un des Partis Com­ munistes les plus solides du Continent installé au sein même de l'appareil d' Etat, et une Armée pénétrée de la base au sommet (au moins le croyait-on) par un fort mouvement démocra­ t ique, voire révolutionnaire. Elle cristallisait donc l'espoir de tous ceux qui, en Amérique latine, croyaient plus économique de p rendre le contrôle de l' Etat bourgeois de l'intérieur. La chute de Goulart, exemplaire dans sa pureté, ruina presque partout cet espoir. Le malheur voul ut que Gou lart entraînât dans sa chute le Parti Communiste, dont le Secré taire général, quelques j ours avant le cou e d'Etat, ré p était à l'envi : « Nous sommes déJ à au pouvoir, ne nous alarmons pas. > Le Parti, infil tré dans les mailles de l'appareil gouvernemental bourgeois sans en tenir les deux bou ts dans ses mains, permit ainsi à la réaction de faire, d'un seul coup de filet, double prise. Auj ourd'hui les mi­ litants ne contiennent plus leur rancœur. Le P. C. B., éclaté, s'effrite, semble-t-il, dans la lutte amère des tendances, les accusations récipro-

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ques, les remises de comptes : le réveil forcé paraît aussi douloureux que les rêves étaient beaux. Car le cours sans pitié des luttes de classe réelles finit bien par faire entendre sa voix. Le Parti •Communiste colombien a su, quand il le fallait, derrière son secrétaire général Vieira, épouser le tournant de l'histoire, en ralliant ouvertement la cause des paysans assié­ gés du Marquetalia. On devine tout de suite qu'en coordonnant leur action avec celle des guérilleros vénézuéliens des Andes et du Lara, en étendant la guérilla dans ces llanos sans frontière qui relient les deux P,ays (comme c'est en train d'être fait) , les guérilleros colombiens ont accéléré singulièrement la libération des deux pays voisins - Colombie et Venezuela, puisque se réalise déj à cette unité bolivarienne des combats nationaux sanc: laquelle, semble-t-il l'Amérique piétinera longtemps. Quant à ceux, de moins en moins nombreux, qui s'obstinent à ne pas critiquer radicalement leurs échecs ( Pérou, Chili, Brésil) , leur silence se dénonce lui-même en révélant, en filigrane, sa raison équivoque : la patience. Cette vertu cardinale des révol utionnaires n'est plus respectable quand elle s'érige d'elle-même en r.rgument théorique, contre toutes les raisons de la raison et du réel. Au rebours, chacun dénoncera sans peine l'im­ patience dont feront preuve les j eunes castristes quand ils fixent les voies et les échéances de la révolution. Mais a-t-on fait attention à ce p ara­ doxe, qu e les propres partis de la patience soient ceux qui s'adonnent à ce réalisme aveu­ gle, à ces alliances sans principe, maintenues l'espace d'une élection (comme ces c révolution­ naires > péruviens qui, aux élections m unici­ pales de Lima (1 963), firent voter pour le candidat démocrate-chrétien, abandonnant le candidat du Front de Libération) , à cette poli­ tique de gains immédiats et de pertes à long terme ? La vraie patience révolutionnaire n e 12

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consisterait-elle pas plutôt à constituer par un travail de longue haleine la force fondamentale de la révolution, à distinguer une fois pour toutes les drapeaux de classe (ce qui n'exclut aucune alliance, au contraire), et à rallier les exploités autour de ce noyau d'attraction à la croissance irréversible, comme fut le « 26 j uillet > cubain, comme sont les F.A.L.N. vénézuéliennes et les milices colombiennes d'autodéfense, deve­ nues armée guérillera avant de devenir armée ré­ gulière ? Les « impatients > , eux, font preuve de la plus surprenante souplesse tactique, concluant les alliances les plus larges sans compromettre les principes, el envisagent avec calme une guerre longue. L'impatience castriste ne dit pas « prenons le pouvoir demain > , mais « aussi sinueuse et longue soit la route, et précisément parce qu'elle l'est, ne perdons jamais de vue l'objectif final de détruire l'Etat semi-colonial, afin de s'éviter les détours inutiles > . ·C ette passion de l'efficacité et du coup direct asséné aux fondements de l'Etat, son Armée et ses polices, ne serait pas commune à des milliers de militants révolutionnaires du Gua­ temala j usqu'au Brésil sans quelque ressort commun. Sans énumérer toutes les lames de ce ressort, suggérons l'une d'entre elles. Point n'est besoin d'allonger les ·chiffres de statistiques pour montrer que les masses latino-américaines sont auj ourd'hui victimes de la part de l'impéria­ lisme et des classes dominantes d'une sorte de génocide pacifiq ue. Sans même nous occuper des tués par violence au cours des guerres chaudes qui ravagent périodiquement le Conti­ nent (en Colombie, entre 1 948 et 1 95 8, 300 000 morts), citons deux chiffres au hasard des ta­ bleaux o fficiels : dans les faubourgs de Recife (Brésil, Nord-Est), de 1 000 nouveau-nés, 500 meurent avant l'âge de 2 ans ; quant aux adultes qui hantent les mines boliviennes ou les fazendas du Nord-Es t brésilien, leur moyenne de vie ne dépasse guère 3 0 ans. En coupe

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verticale, voilà l'Amérique. Or, dans le temps, l'Amérique subit, plus encore que le reste du « Tiers Monde > , un accroissement démogra­ phique (3 % annuel à peu près) que les rapports de production actuel s (de manière générale, semi-féodaux) rendent vraiment dramatique, Rapportée à la nôtre, cette croissance de la popu­ lation créerait comme des unités de temps his­ torique inégales de part et d'autre. Un exemple : le programme du Parti Communiste de l'Union Soviétique adopté au 22" Congrès fixe un délai d'une génération - au plus un demi-siècle, mais même ce temps semble trop court en réa­ lité - pour la construction du communisme. Quant à beaucoup de révolutionnaires brésiliens, pour ne parler que d'eux, quand ils se fixent des délais, ils ne repoussent la construction d'une société nouvelle qu'au-delà de quelques années (aussi irréaliste cela leur paraît-il par ailleurs) . Mais si en l'espace de vingt ans l'accroissement démographique de l'Union soviétique n'avait que les meilleurs effets sur l'accroissement de ses forces productives et son niveau de vie, le brésil, pendant le même temps doublera de population (60-120 millions d'habitants) ; en d'autres termes, si la société brésilienne n'a pas changé de base d'ici là, le nombre des victimes (le nombre de bébés morts dans les faubourgs de Recife, etc.) sera multiplié plus que par deux. Peut-être est-ce une des raisons de cet état d'urgence dans lequel vivent les camarades américains, de leur fébrilité, de leur passion pressée de ne pas rester en place, car en cette place on les tue, un par un, d'autant mieux qu'ils n'en bougent pas. Passion qui expHnue au tant l ' impatience castriste que le vague sen­ timent d'imminence parousiaque, mystique d'affamés qui guette les paysans du Nord-Est brésilien. Une fois admise cette différence de qualité entre les diverses tem p oralités du monde, on comprendra peut-être mieux que la marge entre une stratégie de prise de pouvoir et les tactiques qu'on en peut dériver soit plus rac-

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courcie en Amérique du Sud qu'en Europe ; mieux encore, pourquoi les consignes directe­ ment importées du Mouvement Ouvrier Euro­ péen, ayant trait à la coexistence pacifique par exemple, aient tant de mal à s'adapter aux si­ tuations réelles sud-américain, s. Il ne semble pas logique que la contribution du peuple argen­ tin à la cause de la Paix mondiale soit réduite à signer des papiers « exigeant » le désarme­ ment nucléaire, pendant que « colorados > et « azules > se disputent le pouvoir d'Etat dans les rues. Expulser l'Armée de son rôle d'arbitre de la vie nationale, fût-ce au prix d'une épreuve de force entre le prolétariat et ses ennemis, contribuerait sans doute plus à assurer « la paix mondiale > : ici et là, la hiérarchie des tâches n'est pas la même. Que les inégalités de développement mondial, notamment démo­ graphique, entraînent des formes et des rythmes d'action révolutionnaire (pour ne pas parler des langages) inégaux, voilà ce qu'on accordera sans peine. Mais, pourquoi ne pas le reconnaître enfin clairement, il est aussi évident que ces différents paliers à l'intérieur de l'action révo­ lutionnaire mondiale peuvent entrer en contra­ dictions secondaires les uns avec les autres dans la mesure même où cette différence n'est pas reconnue comme telle. C'est peut-être faute de cette reconnaissance qu'un certain réformisme s'obstine à considérer la concep tion « castriste > (théorie du foco) de la revolution comme aventurière, parfois dangereuse, toujours suspecte. Gagner du temps, ménager ses forces, perpétuer sans conditions la légalité de l'appareil, envoyer les militau � s les plus sûrs dans les pays socialistes europ � cns pou r grossir la réserve de cadres (d'où ils re­ viendront souvent dénationalisés, en porte-à­ faux avec leur m ilieu réel, rej etés ou ignorés par les militants de l'intérieur) , telle serait la conduite la plus sage pour une avant-garde. Pour le réformisme, toute initiative tendant à engager la lutte armée, c'est-à-dire à répliquer,

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à armes inégales, à l a guerre sans déclaration de guerre (qui a pour nom, entre autres, silicose, maladies parasitaires des enfants, péonage, abê­ tissement, mort lente, etc.) que livre l'impéria­ lisme à ses exploités, restera au mieux, « pré­ maturée > , au pire, « provocatrice >. Pour les dirigeants et les militants de la nouvelle géné­ ration « castriste > , pour les Cubains eux­ mêmes, les conditions de la lutte armée sont, de manière générale, réunies, et le développe­ ment des contradictions objectives risque même d'être « aménagé > par l'ennemi, compromis ou ralenti si les révolutionnaires latino-américains n'engagent pas sérieusement la lon �ue lutte pour le pouvoir d'Etat, au moyen c d'mitiatives réalistes > ; actions révolutionnaires détermi­ nantes, garanties par une réflexion sérieuse sur les conditions objectives, sans être elles-mêmes la réflexion passive de ces conditions. Qui voit du dehors l'opposition des deux attitudes se taillera peut-être la fausse porte de la neutralité pour en sortir. Le marxisme « européen > , dira­ t-on, est entaché de positivisme (à base empi­ riste). H suffit de « bien connaître > (les condi­ tions objectives) pour bien faire > ; et le marxisme « cubain > , de volontarisme (à base idéaliste) : « Il ne faut pas toujours attendre, a écrit Che Guevara, que toutes les conditions de la révolution soient données ; le foyer insur­ rectionnel peut les créer > (Guerre de Guérilla. Introduction). Mais ce double renvoi, pour comparer deux ensembles incomparables, est lui-même frappé d'irréalisme. Faussement théorique, il ne pour­ rait engendrer aucune pratique, et n'en reflète aucune. Il conviendrait ici de montrer, comme nous avons essayé de le faire ailleurs 8 que les indications de méthode regroupées sous fe nom de « castrisme > constituent dans les conditions concrètes de la grande maj orité des pays d'AméIl. Voir l'article précédent.

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rique du Sud, « un guide f our l'action > , le plus sûr de tous. Comme te , ce qu'on appelle castrisme et qui n'est autre que le léninisme, n'est aucunement un modèle fermé : incorporé et recréé par les masses latino-américaines, c'est lui qui guide les premiers pas de la Libération nationale. Ecoutons bien la rumeur qui nous vient des mon tagnes voisines de Colombie et du Venezuela : l'Amérique latine est entrée dans l'âge sans terme des combats, où rien ne l'attend, que des victoires difficiles et certaines.

IV Le rôle de l'intelleauel

De quel privilège de droit d ivin peut se r écla­ mer le travailleur intellectuel sur le travailleur manuel pour se tenir à l'écart de la lutte de tous les travailleurs contre l'exploitation ? Pour l' c intellectuel > , l'éternité céleste ? Et pour le militant communiste, la sueur stérile et la fragilité terrestre ? Cette ségrégation consacrée par le féodalisme sous le signe de la fatalité qui opposait le serf au seigneur, le laïque au religieux et la terre au ciel, le capitalisme la perpétue avec la division des classes, mais aucun révolutionnaire ne peut l'accepter. Organiser, promouvoir et développer la culture est une tâche politique qui revient au Parti ; organiser le Parti, organiser l'avant-garde marxiste-léni­ niste est une tâche intellectuelle : les deux doi­ vent aller de pair. Séparer l'une de l'autre, c'est préparer une société de m usées vides et de pri­ sons remplies de communistes et de révolution­ naires intellectuels ou pas. Peut-il exister une culture véritable -quand le fascisme, les oligar­ chies, les castes militaires sont au pouvoir ? Ecrire Le Capital n'a pas empêché Marx d'être un militant politique et d'organiser, j our après jour, la Première Internationale. Mépriser du haut d'on ne sait quelles hauteurs l'engagement politique, cela s ' appelle c intellectualisme bour­ geois > en langage politique, c philistinerie > en langage moral et, au bout du compte, trahison. Pour aborder le thème de l'intellectuel et du Parti, j e ne me réfère pas à un supposé anta­ gonisme métaphysique, mais à une situation historique de transition, ceHe de l'après-guerre

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dans certains pays européens (situation qu'il reste à analyser et à étudier) ; en faisant inter­ venir certaines consignes et urgences politiques sur le développement de la culture, on en est arrivé à sous-estimer l'autonomie relative que la théorie marxiste-léniniste concède à la création intellectuelle, à l'intérieur des structures socia­ les, et à mettre ainsi le marxisme-léninisme en danger de stagnation. Ce danger a été dénoncé par Fidel Castro, et d'ailleurs le Comité central du P. C. F. y a fait allusion à propos de l'idéo­ logie et de la culture. Soit dit en passant, un intellectuel au sens plein du terme, qui réunit rigueur scientifique et richesse naturelle, qui a apporté le plus au marxisme-léninisme au cours de ces dernières années, et dont je suis person­ nellement débiteur comme n'importe lequel de ses élèves : Louis Althusser, est, depuis plus de vingt ans, militant de base du Parti Communiste français. Ce qu'on peut ajouter, c'est qu'il n'y a pas une seule forme de pratique militante. Etre militant dans un pays capitaliste, c'est distri­ buer un tract dans la rue, recueillir de l'argent pour le Parti et surtout se e réparer à l'insur­ rection armée. Mais être militant, c'est aussi combattre idéologiquement l'ennemi de classe par son travail intellectuel comme par son tra­ vail d'artiste afin d'arracher à la classe domi­ nante le privilège de la beauté. Ce sont des moyens divers qui doivent, dans la mesure du possibl e s'harmoniser. S'ils ne marchent pas toujours du même pas, ils convergent dans la même direction : faire la révolution et sur tous les fronts. Comprendre que ceux-ci ne sont :p as contradictoires et organiser leur coopération pratique, telle est la responsabilité de l'intellec­ tuel animé par l'esprit de Parti dont parlait Lénine. Enfin que nous enseigne la Révolution cubaine ? Entre autres, que dans la formation

le rôle de l'intellectuel

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d e l'homme nouveau, personne n'est au-dessus de personne. En plus de celui de travailler, l'ouvrier possède à Cuba le privilège d'étudier ; en plus de cel u i d'étudier, l'intellectuel a le pri­ vilège de participer au travail productif. Au mo­ ment de repou sser une agression militaire, les balles impérial istes ne dis tinguent pas le poète du coupeur de canne à sucre. Tou t ce qui nuit à l'en sagement personnel de l'intellectuel dans l'histoue de son tem_P s, histoire faite par les avant-gardes organisees - militant coude à coude avec tous les travailleurs - rétrécit sa surface de contact avec la vie, réduit sa capacité créatrice et retarde l'avènement d u socialisme. S'il n'est pas de tâche plus humaine, plus révolutionnaire, que d'édifier ici et maintenant une morale et une vie quotidienne communistes, où il n'existe plus de spécialistes, les uns professionnels de l'intelligence, les autres pro­ fessionnels de l'action politique, les uns intel­ lectuels, les au tres militants ; il est aussi im p ro­ ductif que ridicule de sanctifier aujourd'hm ce que l'on veut détruire demain.

V Entretien avec les étudiants de La Havane

Avant toute chose, camarades, je dois vous dire que je n'ai pas préparé de conférence, ni d'exposé. D'abord parce qu e .i e ne me sens pas particul ièrement habilité à vous parler de l'Amé­ rique latine, ensuite parce que je ne pensais pas avoir à faire aujourd'hui un exposé spécial. Comme je me trouve un peu pris de court, j'es­ père que nous allons discu ter, échanger des idées, ou même éventuellement poser des pro­ blèmes liés à la Conférence Tricontinentale ; des problèmes concernant le caractère continental de la lutte révolutionnaire en Amérique latine. Dans tout cela il est bien évident que celui ,.ui a défini pour nous, ou du moins pour moi, une ligne d'idées et de faits, c'est le commandant Che Guevara, qui dans toutes ses é tudes a exposé l es idées essentiel les q_ui m'ont permis d'en venir aux positions que j'ai prises. Autrement dit, j e n'aurais rien pu faire, personnellement, s i j e n'avais pas lu d'abord les œuvres théoriques du Che. Il y a un point, en particulier, que le Che a soulevé avec une certaine audace dans son ar­ ticle « La guerre de guérilla, une méthode » 1, c'est l'aspect continental de la lutte armée en Amérique latine. Je crois que son article date de 1 962 ou 1 963, et la situation actuelle est le com­ mencemen t de ce dont le Che avait tracé les grandes lignes. M ais nous pourrons parler de tout cela plus tard. Nous pourrions commencer une conversation par des questions que vous me poseriez. Les premiers qm veulent exposer des 1. Publlé en français

l 'homme.

dans le recueil

Le

socialisme

et

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essais sur l'amérique latine

problèmes, poser des ·questions, peuvent com­ mencer. 1. Quel danger représente l'essor de la démocra­ tie chrétienne pour le mouvement révolution­ naire d'A mérique latine ? Q uelle est la situa­ tion actuelle au Chili, et quelle position ou q uelle rectification de leurs positions le Parti comm uniste et les forces révolution­ naires chiliennes ont-ils adoptée dans ces cir­ constances ? Pour répondre convenablement il faudrait être chilien et surtout il faudrait avoir vécu long­ temps au Chili. J'étais au Chili peu avant la prise du pouvoir, il va y avoir deux ans, et je ne peux vous donner g ue des impressions déjà anciennes. Il est certam que la démocratie chrétienne est actuellement le plus fort courant politique d'Amérique latine .qui ne soit pas un courant révolutionnaire. Il est certain que devant la trahison publique de ce qu'on � ourrait appeler la social-démocratie latino-améncaine, la démo­ cratie chrétienne constitue pour la réaction une solution de remplacement. C'est ce qui se passe et ce qui s'est passé au Chili ; ce qui se passera probablement aussi au Venezuela. Le mouvement du C. O. P. E. I. au Venezuel a gagnera certainement de la force parce qu'il a une facade révolutionnaire, c'est-à­ dire que ses positiÔns sont très démagogiques et qu'en même temps il attaque le courant poli­ tique vénézuélien le plus manifestemen t réac­ tionnaire qui est le Parti d' Action Démocratique. Le C. O.P. E. J. a toujours profité du pouvoir pour se donner en tant que parti toutes les res­ sources d'un appareil, tout en cri tiquant devant le peuple les mesures ultra-réactionnaires de l'Action Démocrati.q ue. Ce double j eu lu i per­ met d'abuser un certain nombre de personnes. Quant au problème chi lien, il y a ici quelqu'un qui pourrait en parler en connaissance de cause,

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en tre tien avec les étudiants

et c'est M. Allende. Allende doit avoir conscience de ce problème ; il a été victime de la sous-esti­ mation de ce phénomène et il aura sûrement dû faire son autocritique, encore que j e n'en sais rien. Je crois que les formes chiliennes sont très particulières. Le Chili est probablement le seul pays d'Amérique latine qui puisse se consid érer comme vraiment spécifi que. Son erreur fonda­ mentale a peu t-être été de se considérer comme totalement spécifique c'est-à-dire comme un pro­ longement de l' Europe occidentale en Amérique latine. Mais s'il a pu le faire, c'est qu'il existait une certaine b&se pour cela ; il n'a peut-être pas bien mesuré sa spécificité. Je ne crois pas en tout cas que le gouvernement de Frei au Chili ait déj à choisi une voie définie. Je crois qu'il est encore au carrefour où il fau t choisir : soit avec la réaction, soit avec le peu ple. Il peut y avoir encore act uellement une certaine confu­ sion qui, naturel lement, ne durera pas long­ temps. Je ne peux pas vous en dire plus parce qu 'il faudrait y être et avoir vécu l'évolution politique depuis la prise du pouvoir de Frei.

2. Quel est, à vo tre avis, le rôle que doit jo uer

le camp socialiste devan t les conditions ac­ tuelles de la s tra tégie de lu tte en A m érique latine ?

Le premier rôle serait de comprendre vrai­ ment ce qui se passe en Amérique latine. Le second serait d'aider totalement le mouvement révolutionnaire. Le troisième serait de préparer sur le marché mondial des conditions permet­ tant qu'une fois obtenue l'indépendance dans un pays, un mouvement révolution naire puisse sur­ vivre économiquement. Si bien qu'il faudrait sub­ diviser votre question en plusieurs rubriques : avant et après la prise du pouvoir politique. II est évident que le camp socialiste a actuel­ lement deux secteurs. Vous le savez, il y a une 13

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essais sur l'amérique latine

polémique et une division. Mais enfin c'est aussi un peu difficile d'en parler quand on est Fran­ çais et qu'on n'a aucune responsabil i té dans le camp socialiste. Je crois qu'il y a vraisembla­ blement une évolution ouverte en ce q u i concerne le processus révolutionnaire. On a pu remar­ quer à la Conférence Tricontinentale comme une nouvelle direction de la politique du camp so­ cialiste vis-à-vis du mouvement révolutionnaire. Vous savez que, j usqu'à ces derniers temps, d i­ sons j usqu'à la chu te de Krouchtchev, l'U. R. S. S. était très liée - par tradition historique et par tradition de toutes sortes - au mouvement ou­ vrier européen avant tout, et elle soutenait de plus en plus fortement la conception du passage pacifique au socialisme, c'est-à-dire la concep tion des voies parlementaires, ce qui convenait au mouvement européen mais laissait de côté les conditions réelles des luttes dans ce que nous appelons le tiers monde. Il semble que cette étape soit peu à peu dé­ passée et que l'U. R. S. S. se rende compte de ce qui se passe en Amérique latine. La lut te armée - qui est la forme de lutte fondamentale en Amérique latine, ou du moins en Amérique la tine sous-développée - avait très mauvaise répu tation en Europe occidentale. On l'appelait aventurisme, ou pu tsch isme, ou troskysme. Je ne pense pas que ces opinions é taien t officielles mais on les laissait s'exprimer parmi les mili­ tants de nombreux partis. Quant au second as­ pect, je ne pense pas qu'il y ait de problème. Tout le monde est d'accord pour dire que l'ap­ p u i aux mouvements de l ibération na tionale ne p eut pas avoir de caractère de coercition. Il est évident qu'actuellement tou t l'appui qui peut être accordé aux mouvements de l ibération sera fondé sur les nécessités propres des mouvements qu i auront la responsabil i té entière de l'usage de ces ressources. Quant au troisième aspect, le commandant Guevara l'a abordé à la Con férence d'Alger. Mais c'est un problème t rès discuté, un

entretien avec les étudiants

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problème de marché mondial, celui des prix des matières premières � ui sont fixés actu e l l ement par les forces capitalistes. Le but est de réaliser à l'intérieur du marché mondial un marché de solidarité et de sou tien pour les pays pou r les­ quels les prix ex trêmement bas im posés par les pays occidentaux étaient très dangereux. Ce son t des questions auxquelles i l est u n peu difficile de répondre, parce qu'elles sont en voie de discus­ sion, mais je ne crois pas qu'il y ait de problème fondamental qui ne soit pas discu té.

3. Compte tenu de l'importance considérable de la théorie révolu tionnaire et du développement qu'ont acquis dans ce sens certains grands par­ tis européens, notamment le français et l'ita­ lien, ou tre la somme d'expérience qu'ils ont accumulée, quelle aide croyez-vous que ces partis puissent apporter aux mouvements de libération dans ce domaine 'l Je crois que c'est une excellente question parce que ces deux partis, le parti italien et le parti français, qui sont à la fois partis de masse e l de cadres, peuvent et doivent apporter u n grand appui aux mouvements de libération dans ce do­ maine. Comme vous le savez il ne peut y avoir de pratique révolu tionnaire sans théorie révo­ lutionnaire. En particulier en Amériq u e latine, après la Révolution cubaine, il n'est pas poss ible de développer une pratique révolutionnaire sans un grand effort théorique de compréhension de l' impérialisme et de la situat ion nationale de chaque pays. Pou r des raisons qu'il fau dra i t étu­ dier, les mouvements de libération sous-esti­ ment le travail théoriq ue, ce que l'on peut appe ler la pratique théorique. Cette sous-estimation n'est pas une sous-estimation réfléchie, elle n'est pas explicitée ; elle est le résultat d'une urgence Lis­ torique, la lutte armée, et d'un manque histo­ rique de cadres. Les partis européens peuvent

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essais sur l'amérique latine

fournir non seulement des cadres aux mou­ vements de l ibération mais aussi une abon­ dante i n formation d'ordre historique, économi­ que et théorique. Le grand danger est de vou loir pal l ier cette absence de théorie par un certain verbal isme révolu tionnaire. Il es t bien certain qu' i l existe ou qu'il peut exister u ne certaine uniformi té du langage révolutionnaire qui est l'emploi et la répéti tion de formules. Mais alors que l 'histoire change, les formu les n e changent pas. On répète les résul tats d'un travai l théorique réalisé dans les années 20, mais qu'il fau drait refaire d'après les condi t ions des pays sous-dé­ veloppés. Ce danger est celui de la formation d'un langage de type moral qui préten drait remplacer un langage véri tablement de connais­ sance. Ce n'est pas en disant davantage de mal de l'impérial isme qu'on l'éliminera, ni en acca­ blant le mot d'impéria l isme de toutes sortes de qual i ficat ifs. Le problème est de faire actuelle­ ment la théorie de l'impérial isme nord-américain, de savoir de quoi il est fait, quels son t ses moyens d'express ion, quel est son poids dans l ' écvno­ mie de chaque pays d'Amérique latine, quelles sont sa tactique, sa stra tégie, et en cela l'im­ périal isme a u n grand avantage sur les peuples ; j e crois surtout que l'impérial isme voit avec une certaine lucidité théorique la tactique et l a stratégie d e la révolutio n latino-américaine. La Révolution cuba ine a fait beaucoup réfléchir les dirigeants des Etats-Unis. Je crois qu'ils en ont con clu q u'un mou vement démocratiqu e bour­ geois dmt être arrêté ava n t même qu ' il ne se développe. C'est-à-dire qu'il ne faut permettre à aucun mouvemen t de ré forme de prendre son essor parce qu'on sai t qu'il débouchera sur un mouvemen t véritablement révolutionnaire et qu'il sera alors beaucoup plus difficile de le dé­ truire. Je crois que c'est une explication pos­ sible de l ' invasion de Saint-Dom i ngue. En d'au­ tres temps, en 1 960, par exemple, Juan Bosch aurait pu entrer à Saint-Domingue sans aucune

entretien avec les étudiants

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difficulté. Mais après cet te réflexion i uste de l'impérialisme, il n'a pas pu prendre le pouvoir et Sain t-Domingue a été envahi avant qu'un mou­ vement démocratique pû t se développer. En employant de tels moyens de violence, l'impérial isme fait preuve d'une certaine intel­ ligence des voies obj ect ives de la conquête du pouvoir en Amérique latine. Divers fai ts le dé­ montrent, tels que la coordinat ion de plus en pl us grande de la répression en Amérique latine, l'instauration de ce qu'on pourrait appeler un e direction poli tico-mili taire unique qui trans­ forme l' O. E. A. en instrument de domination mil i taire par l'organisation des forces interamé­ ricaines de paix qui est proj etée. En Amérique latine, la réaction a attein t un degré d'orga­ nisation et de cen tralisation qui exige nécessai­ rement de la révolu t ion des peuples le même degré de liaison, de sol id arité, de centralisation. Actuellement - je con t inue à répondre à votre question - l'impérialisme est assez avancé dans l'organisation ; cet aspect est lié au travail théo­ rique dans la mesure où la sous-estimat ion de la théorie révol u tionnaire débouche automa tique­ ment sur la sous-estimation de l'organ isat ion. Ces deux phénomènes son t touj ours liés. Si b ien que ce que pourraient apporter les vieux partis européens est l'expérience suivante : l'Europe occidentale a con n u également une crise révo­ lutionnaire très profonde autour de 1 92 0 ; c'est cel le qui a immédiatemen t suivi la révolution bolchévique. Tout le monde pensait que cette crise était insurmontable, que la bourgeoisie ne sortirait pas de cette crise à la fois économique, po l itique et sociale. Lénine affirmai t en 1 92 0 dans son discours a u deuxième Congrès d e la Troisième In ternationale qu'il n' y a pas de crise insurmontable pour la bourgemsie, c'est-à-d ire qu'il n'ex iste pas de cond i tions obj ectives qui laissent la réaction dans une im passe. Tout dé­ pend uniauement du degré d'organisation et de conscience des classes exploitées et c'est pour

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cette raison que Lénine s'est toujours opposé aux com m u n istes et aux social istes qui, en 1 92 0 et 1 924, disaient : « I l y a une tel le crise révolu­ tionnaire que de toute manière, il doit se pro­ d u ire une révol u tion. > A cela Lénine répondait toujours : « Il n'y a pas de crise révol u tionnaire en soi ; il n'y a de crise révol u tionnaire que si les cl asses exploi tées ont u ne direction, une organisat ion et u n travail théorique et pra ti­ que. > Et c'est effect i vem ent ce q u i est arrivé. Des faiblesses dans l' idéolo�ie et l'organisa t ion ont empêché que le socialisme ne s' i nstaure en E u rope après 1 920, alors que le fascisme, l ui, réuss i t à s'impkn ter. La crise révolutionnaire n'a donc pas abo u ti à t! ne révo l u tion mais à une réaction pl us féroce. C'est le genre d'expérience qu i peut ê tre utile actuel lemen t en Amérique la tine, et beaucoup de travaux se font en ce mo­ ment en E urope sur tou te l a crise eu ropéen n e qu i a duré de 1 920 à 1 933. Les mouvemen ts d'Am érique latine pourraient en tirer certain profi t. 4. Dans votre article : « A m érique la tin e : q uelques problèm es de stra tégie révolution­ n a ire > , vous avez écrit que certains mou1Je­ m e n ts révolu tionnaires on t échoué parce qu'ils 01,nien t suiv i le modèle cubain . Si l'on adm e t q u e l a gu erre d e guérilla es t actuellem e n t la form e fon dam en tale d e l u t te et que l'e:rpé­ rience cubain e s'est développée sur cette base, voudriez-vous préciser certains aspects de cette q u es t ion ? En elîet, i l est de plus en plus certain que l a guerre d e gu éril la est la forme fon t.! a m e n tale de l u t te dans tou te l'Amérique sous-déve loppée. Ce que je vou l a is dire dans cet art icle c'est que ces grou pes croya ient pouvoir a l ler auss i v i te qu'à Cuba et, d ' u ne certaine man ière, aussi spon tané­ ment "u'à Cuba en 1 95 7. Ce l te a t : i t u de provient d' u ne sous-es tim a t ion de l'im péria l isme, mais ces ten��tives ont également défini la ligne fonda-

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mental e de la révolution. Il s'agit maintenant de reven ir sur l' expérience toute récente de l 'échec, et de l'ut iliser pour distinguer son aspect né­ gatif et son aspect posi tif ; de man ière à re­ commencer une l u tte plus conséquente. C'est ce qui se passe actuellem e n t au Pérou où, après ce que l'on oourrait appeler deux échecs (l'échec d'Hugo B lanco et l'éch ec d' u n e ten ta tive de péné tration d' u n e colonne de guérilla à Puer to Mal donado, en 1 96 1 , je crois) , l e M. I. R. a su t irer l es perspect ives de ces échecs et a réussi à défi n ir une or ien tation très sol i de. Cet te ma­ nière de corriger les erreurs dans la pra t i q u e se retrouve aussi au Venezu ela e t e n Colom­ bie avec cer taines di lTéren ces. La th éorie du « foyer > , tel le q ue l'a défi n ie Ch e Guevara, n e s'aj uste pas bien à l a réali t é colombienne pour la simple raison q u ' i l n'y ava i t pas à y instal l er des foyers pu isque les foyers de lu t te é t a ie n t déj à i nsta llés d a n s la cam pap1e : c'étaient bs fa­ meuses républ iques i ndépen dantes. Cependa n t le Parti commu n ist e colombien a analysé l'échec de divers mouvements qui avaie n t essayé de créer des foyers en 1 96 1 à San lan der et à Vi­ chada et qui n'avaient pas pu se maintenir. Il s'en est tou t d e même mai n tenu un q u i con ti nue à gra r d ir, c'est le mou vem e n t d irigé par Gai l a n (qu i n'est pas cel u i qui a é t é assassiné le !) avri l ) . C'est un mou vemen t qui correspond plus o u moi ns au mod è l e propremen t cubain, e t qu i est sih:é d a ns le dépar t e m e n t de San tander. Il s'ap­ pelle Ejercito de Liberacion ( A r m ée de Libé­ ra l ion) et prend peu à peu de la force. Tou t e s ces expériences prou ve n t bien q u e l a seul e voie de la l u t te est la l u l l e armée à la campagne, combinée avec un mou vemen t de masses dans la vil l e. La forme fon d ame ntal e demeure à l a cam pagne parce que s a l u t te est la se ule q u i per­ mette de con s t i t u er une armée d e l ibération. Pour des r a i son s techn iqu e e l pol i tioue� u ne tel l e armée n e peu l pas se const i t u er dans une vil l e. J e ne mels donc pas en ques tion la valeur du

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modèle cubain dans l'insurrection. Au Vene­ zuela, par exemple, la guérilla urbaine a échoué, pour plu sieurs raisons, et nous pouvons dire que cet échec a confirmé que la guérilla doit ê tre principalement à la campagne. J'ai voulu simplement dire que le modèle cubain ne doit pas ê tre appliqué mécaniquement, c'est-à-dire qu'il faut tenir compte d'abord des conditions p articulières du pays, et ensuite du changement m tervenu dans le rapport de force de l'im péria­ lisme en Amérique latine après la révolution. 5. Quelle doit être la tactique à suivre par les

mouvem en ts révolutionnaires d'A m ériq ue la­ tine vis-à-vis de l'église catholique ?

Je ne peux ni vous donner une réponse géné­ rale, ni vous dire ce que doit faire un mouve­ ment. Je ne peux que décrire ce que font les mouvements, ce qui est autre chose. Tout dépend des conditions de chaque pa·us et je crois que tout de suite il faut parler du père Camilo Torres. Qu'un prê tre comme Camilo Torres se soit en­ gagé totalement dans les rangs de la révolution représente une victoire pour le mouvement ré­ vol u tionnaire colombien. Cela prouve qu'il ne faut pas suivre une politique sectaire vis-à-vis des catholiques à cette étape de la lutte, ni d'ail­ leurs dans les années qui suivent. Les catho­ liques, comme les autres, doivent jouer un rôle révol utionnaire, et peut-ê tre même plus que les a u tres en raison des qualités morales que peu t avoir un m i l i tant cathol iq ue. Le père Ca­ milo Torres vient de s'engager à Santander, dans le fo,,er révo l u tionnaire, d&.ns l' Armée de libé­ ration dont je vous parlais tout à l'heure, et il a certainement entrainé avec lui une grande partie des catholiques. Les réunioas qu'il tc�iait é taient combles et depuis la mort de Jorge Elie­ cer Gaitân on n'avait jamais vu de manifesta­ tions aussi importantes que celles qu'a pu or­ ganiser le père Camilo Torres à Medellin, à

entretien avec les étudiants

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Bogota, dans différents endroits, à la tête du front d'unité révolutionnaire colombienne. C'est très important parce que c'est en Colombie que l'église catholique a le plus de pres tige et le plus de pouvoir. Au Venezuela, l' église ca tholique n'a pas, naturellement, la même influence pro­ fonde qu'en Colombie. Au Pérou, en Bolivie et e Equateur non plus, l'église catholique n'a pas pu pénétrer au tant dans le milieu paysan. Il se peut que la Colombie soit le seul pays d'Amérique latine où il ait fallu tenir compte des catholiques et faire une politique d'alliance avec eux. Ce tte politique a été suivie avec un succès extrêmement impor­ tant. Mais c'est un point déj à acquis dans la mes ure où, comme l'a dit plusieurs fois Fidel, dans un front anti-impérialiste il y a place pour tous. Il ne faut pas donner à un front anti­ impérialiste un sens idéologique sectaire. 6. Ne pensez-vous pas q u'il y a une con tradiction

dans le fait q u e les étudiants (et en général ceux qu i viennent des m ilieux in tellectuels) dirigent le mouvem en t révolutionnaire en A m érique la tine et qu'en m ême temps ce mou­ vem en t souffre de graves déficiences d'ordre théorique, de grandes faiblesses dans le tra­ vail de l'idéologie révolutionnaire ?

Je n'avais jamais pensé à cette contradiction, mais il est certain que les étudiants sont ac tuel­ lement à la tê te de la lutte anti-impérial iste en Amérique latine. Mais on peut dire aus si que lors qu'un in tel lectuel vénézuél ien ou péruvien entre dans l a l u tte armée, il peu t, au bou t d' un certain temps, oublier son origine in tellectu elle. Probablement parce qu'en se trouvant à l'avant­ garde il a tant à faire qu'il est assailli par l'ur­ gence pratique. On peu t ci ter l'exemple c! � Luis de La Puente Uceda, dont on ne peut pas dire qu'il a oublié le travail d'ordre idéologique mais qui n'a pas eu le temps de le réaliser. Il y a

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essais s u r l'am ériq u e latine

en effet une contradiction, parce que ces deux phénomènes se prod u isen t effectivemen t. I l y a une sou s-es timation éviden te de la théorie révol u tionnaire, c'est-à-d ire de l'au tocri­ tique et de l'analyse de l 'ennemi, du mil ieu réel, tel les qu 'ont pu les faire des hommes comme Lé­ nine et Mao Tsé-tou ng, pendant tou te la guerre de libération chinoise ou pendant toute la révo­ lu tion soviétique. Après l' échec de 1 905, Lénine a fai t la cri tique publique et l 'analyse pub l iq u e des raisons d e l'échec e t i l l ' a fai t comme u n tra­ vail de masse, c'est-à-d ire pour que cette au to­ critique arrive aux masses, et c'est peut-ê tre cela qu i a permis que l'échec de 1 905 ne se repro­ duise pas en 1 9 1 7. C'est très important. 7. Dans les conditions actuelles, en A m érique la­

tine, q u elle est, à votre a v is, la classe qui constitue l'avan t-garde révolu tionnaire ?

Voilà encore une question d i fficile ; c'est une quest ion abstraite qu i se prés e n te dans les fa i t s comme une ci:uestion concrè te, c'es t-à-dire d i f­ féremment smvant le m i l ieu de chaque pavs. Il est évident que le développement d'un foyer de guéri lla est la réu nion dans la prat ique d u paysan pauvre e t d e ce qu'on peut appeler l ' i n­ tel lectuel révol u t ionnaire ; et que cel le :-éu n ion permet l ' é t i ncel le grâce à laquel le les ques t ions se poseron t sur u n plan pl us large. C'es t un eu d ifficile de dire quel le est la cl asse d 'ava nt-garde p arce qu'il fau d rai t d i s t i n guer la phase de la l u tte impérial i s t e et l a pha s e de l a con ception d'u ne soci é té différen t e de la soc i é t é ca p i ta l i s te. J e croi s très sincèremen t qu 'act u e l l em e n t, d a n s la mes u re où i l ex i s te en Améri que lat ine des clas­ ses d é fi n ies, la classe d'ava n t -garde e s t la paysa n­ nerie pau vre, ré u n i e sou s la direction con sciente qui s'expr i m e dan s l e m i l ieu é t u d i a n t. Cela n e veu t pas d i re q u ' i l n ' y a pas d'ou vr iers dans les guérillas du Vene zu ela ou du Pé rou ; il y e n a , mais i l s n e son t p a s encore l a force principale.

entretien avec les étudian ts

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Pourquoi ? pour différentes raisons historiques : la faible importance de la classe ou vrière, sa bureaucratisation, l'ari s tocratisa t ion de fa it dan s les pays o ù d i e est rela tivemen t développée, le fai t que la classe ouvrière est installée dans la ville alors que la l u t te fondamentale se livre à la cam pagne. Tou tes sortes de rai sons fon t que la paysannerie est la force principale mais non la force d'avant-garde au sens de d i rection ou d' idéologie. Ceci est essen tiel . El l e peu t de­ ven ir la force d'avan t-garde si elle s'accompagne d' u ne d i rection de type i n tel lectuel. Je dis d irec­ t ion in tellectuel le parce que je répète ce qui s'es t passé dans l'h i s toire du mouvement ouvrier. Vous savez na turel lement qu' u ne des th èses fon­ damen tales du lé nin isme est que le marx isme a été importé de l'extér ieur et qu' il doit con t i n uer à ê tre importé. Aucu n mouvement ouvrier n e peu t engendrer spon tanéme n t la théorie du ca­ p ital isme, la théorie du parti et de l'avan t-garde révol u t ionnaire. Dans les fai ts - et Lén ine l'a toujours répété - dans les faits, le marxisme a é té cré é par des inteHectuels révolution naires et importé dans les organisations ouvrières par les in tel lectuels eux-mêmes. Ce que Lénine a dû comba t tre c'est précisémen t le ré form isme, qui est le spon tanéisme ouvrier con s i s ta n t à lai sser la classe ouvrière mener ses l u t tes de type éco­ nomique sans qu'el les pui ssen t franch i r d'el les­ mêmes l'é tape posi t ive vers le pol i t ique. Cet te réunion des intel lect uels et de la paysannerie en Amé rique la t ine n'est donc pas d u tou t u n phé nomène origi nal ; ce n'es t pas u ne excep tion à la règle du développement du mouvement ré­ volutionnaire.

8. Q uelle a été l'influence de la division du camp socialiste sur le développemen t de la lutte en A m érique latine ?

C'est u n probl ème très important. La division du camp socialis te a entraîné un affaiblissement

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des mouvements de libération dans le monde parce qu'elle s'est répercutée sur la lutte de ce qu'on appelle le « tiers monde >. Beaucoup de partis communistes se sont divisés et ces divi­ sions ne s'expliquent pas toujours par la poli­ tique internationale. Dans divers endroits d'Amérique latine, à mon avis, la division s'est justifiée ou du moins peut très bien s'expliquer par certaines erreurs commises. On peut expli­ quer certaines divisions des partis communistes autrement que par la répercussion mécanique de la polémique sino-soviétique, en constatant que cette polémique coïncide avec des problèmes internes purement nationaux. Choisir entre la ligne de Pékin et la ligne soviétique est manifes­ tement un faux problème. S'il faut mener la lutte de manière totalement inC:épendante, il ne fau t pas affaiblir le front anti-impérialiste par des discussions idéologiques. La question est de comprendre commen t ce faux problème peut cependant se poser comme un problème réel. Je crois que cela est dû à la carence historique d'une conscience continen ta-le en Amérique la­ tine. Je dirais un peu schématiquement que l'absence d'un centre révolutionnaire purement la t ino-américain a provoqué la polarisation presque automatique des mouvements de libéra­ tion ou des mouvements ouvriers sur ces centres reconnus, soit Moscou, soit Pékin. A mesure que se développera une conscience continentale ; à mesure qu'une coordination et une vision continentales purement latino-américaines de la lutte deviendront possibles grâce à la révolution cubaine, le centre de gravité se déplacera forcé­ ment vers l'intérieur du continen� et il ne sera plus nécessaire d'aller chercher à l'extérieur des points d'appui. Les effe�s de. la division du camp socialiste se sont fait sentir dans le mouvement d'Amérique latine parce que celui-ci n'avait pas encore conscience d'être un mouvement origi nal ; mais à mesure que s'affirmera une perspective purement continentale, c'est-à-dire quand cha-

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que mouvement national pourra s'appuyer sur le mouvement voisin dans l'ensemble du conti­ nent, chaque mouvement trouvera une ligne réel­ lement indépendante. Je voudrais ajouter que si l'al ternative Moscou:­ Pékin est une fausse alternative ce n'est pas seulement parce qu'il faut définir une ligne cor­ respondant aux conditions réelles de chaque pays. Il y a autre chose. Nous allons partir du fait que l'histoire se répète toujours deux fois, et je vais parler très franchement de quelques problèmes. La position de ce qu'on peut appeler la tendance chinoise des mouvements de libé­ ration d'Amérique latine représente une lutte sur deux fronts : le front de l'impérialisme et le front du révisionnisme. Cette lutte se voit comme une seule et même lutte : pour vaincre l'impérialisme il faut d'abord vaincre le révi­ sionnisme. D'où la conséquence suivante : il n'y a qu'une lutte à livrer, à la fois contre le révi­ sionnisme et contre l 'impérialisme, les deux étant seul et même ennemi. Le fait que la lutte ne soit pas différenciée, le fait que la lutte se pose comme une lutte unique about it à la conclusion que l'ennemi a deux visages, mais qu'il n'y a qu'un seul ennemi. C'est la thèse soutenue à la Troisième Internationale après le sixième congrès de 1 928, c'est la thèse soutenue aussi au dixième plénum de la Troisième Internatio­ nale en 1 929 qui est arrivé aux conclusions sui­ vantes : social-démocratie égale social-fascisme ; pour vaincre le fascisme européen il faut vaincre le réformisme des sociaux-démocrates. C'est pour cela qu'en Allemagne, entre 1 928 et 1 933 les communistes se sont battus sur deux fron ts : contre les socialistes et contre les fascistes. Pour­ quoi ? Parce que, pour des raisons historiques, il existait dans les pays d'Europe de ·l'ouest des courants sociaux-démocrates qui menaient les grandes masses de la classe ouvrière ; autrement dit, parmi les forces révolu tionnaires au sein des classes ouvrières il y avait des socialistes, des

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sociaux-démocrates, des anticommunistes. La tactique de la social-démocratie al lemande étai t de s'a l lier à la démocratie bourgeoise contre .J e fascisme ; la tactique des communistes alle­ mands fut donc de lutter contre l a direction social-démocrate qui vou lait que les ou vriers s'a l l ient à la démocratie bourgeoise au l ieu de rejoindre la révolu tion. Jusqu'à ce que finalement Hi tler prenne le pouvoir en profi tan t de la divi­ sion de la classe ouvrière. Il y avait au tant de combats en tre les milices communistes et les mi­ lices social istes allemandes qu'en tre les deux milices et les SS. Cette division du front an ti­ fasciste permit à Hitler de prendre le pou voir et c'est ce qui poussa le septi ème congrès de la Troisième I n ternationale à changer comnlète­ ment de ligne. L'égalité entre social-démocratie et social-fascisme fut remplacée par la ligne de front populaire avec les socialistes. Il y a un rapport avec ce qui se passe en Amérique l atine, mais la si tuation historique est totalemen t dif­ féren te. I l n'existe pas actuellement en Améri,.ue latine de courant his t orique analogue, similaire à la social-démocratie européenne. L'absence même de classes ouvrières constituées ne donne pas au combat contre ce que les Chinois appel­ lent le réformisme cet aspect de l u tte fonda­ mentale. Si bien que la ten dance ch ino;se en Amérique latine n'a pas de fondemen ts histo­ riques. Pourquoi mettre l'accent principal sur le danger réformiste ou socia l-démocrate alors que dans les fai ts la social-démocra tie latino­ américaine s'est déj à dém asqu ée ? I l n'v :.. pl us, dans les fai ts, la moin dre confusion d a ns le camp révolu tionnaire en tre un révolutio n naire et u n social-démocrate. Chacun sait que Betan­ cou rt, que Mufioz Marin ou Haya de l a Torre, qui étaien t les grands sociaux-démocrates, son t a l l iés à l ' impéria l isme, e t tout l e mon de est d' accord sur le fait que la lutte anti-im périaliste est une ·l utte à mort. Il peut naturel lement y avoir des hésitations dans le camp révolution-

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naire sur les méthodes de lu t te, mais il y a un accord de principe. Nous pourrions le résu mer dans u ne formu le : dans l'Europe occiden tale de 1 928 il y avait dans le camp révol u tionnaire des fau x amis qui é taien t les sociaux-démocra tes. I ls se d isaien t marxistes, ils se disaien t révol u­ tionnaires et il é tait très concevab le de vou lo ir les démasquer. Auj ourd'hui en Amérique latine il n'y a pas de faux amis : il y a les amis et les ennemis. E t même s'il y a des faux amis ils n'ont aucune importance his torique, ni assez d'influence sur les masses pour j ustifier qu'on mette au premier plan la l u tte con tre eux. En raison de cette différence historique, j e crois que la question du double front, du combat u n ique con tre les deux ennemis - révision­ nisme et impérialisme - ne se pose pas en Amérique latine. C'est du moins mon analyse personnelle ; vous pouvez ne pas être d'accord ; j e suis arrivé à cette concl usion en tenant compte de l a similitude en tre ce qu'on peu t appeler la ligne chinoise et u ne certaine ligne de la Troi­ sième I n ternationale entre 1 928 et 1 934. Et cette similitude permet de dégager une différence. 9. Dans quelle mesure la position de Cuba face à cette polém ique s'est-elle fait sentir en A m é­ riq ue latine ? Là aussi il fau dra se contenter d'u ne descrip­ tion. Depuis quelque temps on constate que la révolu t ion cubaine a ré ussi à rompre cet te dé­ cen tral isation des mouvements ou vriers ou com­ mun istes d'Amérique la tine vers l'Europe. C'est un fait qu'aucun mouvement de l ibération en Amérique latine implan té dans les masses et engagé dans u ne lu tte réelle n'a pris j usqu ' ici posi tion dans la dispu te sino-soviétique. Le prin­ cipe de l' indépendance, de la neu tralité dans la scission du camp social iste est u n principe acq u is, et c'est même le cri tère de la force réelle que représente un mouvement. Le mouvement

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de libération du Venezuela a été influencé par la révolution cubaine dans ce domaine : les F. L. N. n'ont pas pris parti dans les disputes, elles ont une ligne totalement indépendante. E n Colombie c'est la même position ; e t dans tous les pays où la l u tte s'est développée, par la force des choses, la position qui s'impose est cell e dont Cuba donne auj ourd'hui l'exemple. Je pense donc que l'effet admirable de la révol uli ? n _ cubaine a réu ssi, et qu'il peut se résumer ams1 chacun doit choisir sa propre voie selon ses pro­ pres conditions. 1 0. Quelle est la situation des jeunes Européens

qui, com me vous le savez, comprennen t si bien la situation révolu tionnaire d'A m érique latin e, devan t l'état actuel des forces révolutionnaires dans leurs propres pays ?

Vous voulez dire que les j eunes Européens ne peuvent pas, ou ne doivent pas prendre les ar­ mes. Je ne vois pas de contradiction. Un j eu ne Européen, comme moi, lien que jeune et bien qu'Européen, formé par tou te une tra dition his­ torique différente, reflè te les conditions réelles du pays où il vit. Il est vrai qu'il y a u n m alaise évident dans la jeunesse européenne (je parle d e l a j eunesse italienne et de l a jeunesse française) qui se traduit par deux types de comportement : ceux qui se battent à l'intérieu r et ceux qu i se bat­ tent à l'extérieur. Ceux qui se bat tent à l'intérieur essaient de Iivrer une lutte de type idéologique, de type organisa tion nel contre u ne ligne paci­ fiste. Vous savez qu'il y a touj ou rs des diver­ gences dans les partis français et italien entre la ligne de la j eunesse communiste ou révol u­ tionnaire et la ligne des partis. Ce mal aise s'ex­ prime donc dans ces luttes qui peuvent à leur tour mener à des contradictions, comme cela s'est passé en France il y a deu x ans. Par aill eurs il y a ceux qui sans trahir leur propre m ilieu sont allés lutter dans les pays ·colonisés par la

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France : par exemple beaucoup de Français ont lutté aux côtés des Algériens ou ont constitué l'organisation clandestine en France composée d' Algériens et de Français pour soutenir '1e mou­ vement de libération. Tous ces militants ont été très nombreux et principalement parmi les j eunes. 11. Les jeunes intellectuels français se préoccu­ pent-ils de comprendre, d analyser les m ouve­ ments révolutionnaires du « tiers monde > d'une man ière générale ? ou bien devons-nous considérer que vous êtes une exception ? Oui, j e crois que beaucoup de j eunes intellec­ tuels en France qui ont eu la chance de faire des études supérieures travaillent actuellement pour la révolution ; je ne peux pas parler en leur nom, mais l'article qui a été publié ici avait déj à été publié en France dans les Cahiers Marxistes Léninistes où l'on trouve beaucoup d'autres travaux du même genre, beaucoup plus approfondis que celui que j 'ai fait moi-même. Il existe un courant très net dont je peux être un exemple parmi d'autres, qui fait des recher­ ches dans le domaine économique, philosophi­ que, scientifique. Il y a d'excellents textes écrits par de j eunes Français, de j eunes économistes, de jeunes philosophes français, sur l'impéria­ lisme, sur le marché mondial, sur la construction du socialisme, sur l'his.toire du mouvement ou­ vrier, sur la guerre du Vietnam. Et surtout, la meilleure analyse de la réalité algérienne a été faite en collaboration par des Algériens et des Français. Ce qui prouve que les j eunes peuvent collaborer modestement dans un certain travail qui pour d'autres raisons ne peut pas être effec­ tué dans les pays même où l'on lutte. On pour­ rait arriver à une certaine forme de solidarité concrète, à une certaine organisation : je pense que par ·exemple à Paris, ou à Rome, on pour­ rait constituer des équipes qui enverraient des textes ici et avec -lesquelles vous feriez des échan­ ges. 14

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1 2. Commen t concilier les fonctions d'un com ité

continental avec les conditions particulières de chaque pays ?

I l n'y a pas de contradiction entre l'existence d'un comité de solidarité, de coordination ou un bureau d'information, ou ce que vous voudrez, latino-américain, et la loi du développement inégal. Il est évident que la révolution d'Améri­ que latine se produira continenta'1ement ; il est évident que la seule riposte possible à une inva­ sion yankee au Venezuela, par exemple, est de riposter sur d'autres fronts ; la lutte de libéra­ tion bolivienne aura inévitablement une certaine correspondance dans la libération vis-à-vis des Etats-Unis. Non pas que la libération du Brésil provoque mécaniq uement l'année suivante celle de la Bolivie ; mais il y aura un rapport de réci­ procité obligatoire entre 'les processus de -chaque nation. Pour que cette réciprocité ait lieu, même compte tenu du développement inégal, il faut une coordination continentale qui puisse commencer par u n échange d'informations, qui est la ques­ tion e ssentielle. La première impression qu'on ressent quand on voyage en Amérique latine c'est le manque d'information entre pays voisins sur les mouvements de libération. Un comité de solidarité latino-américain doit donc effectuer un travail d'échange d'informations objectives. Il est plus important qu'un Vénézuélien sache ce qui se passe en Colombie qu'au Siam ou en Afrique du Sud. Or actuellement il y a presque le même manque d'information entre les pays d'Amérique latine qu'entre l'Amérique latine et les autres continents. De Ia même façon ,qu'on construit un édifice en commençant par le bas et non pas par le haut, on peut considérer qu'il faut constituer une organisation continentale avant une organisation tricontinentale ; ce qui n'est pas contradictoire, et qui aurait fort bien pu se combiner. Il semble toutefois que ce n'ait pas été possible. Mais je crois que toutes les

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délégations d'Amérique latine sont convaincues que la création d'un organisme continental est impérative. 1 3. Quelle a été en Europe de l'Ouest l'influence

du débat idéologique actuel au sein du marxisme, et plus particulièrement de la polé­ mique sino-souiétique ?

Cette polémique a été très discutée et continue de l'être ; mais il n'est pas possible de donner une réponse générale. C'est presque une règle que moins 'le mouvement de libération d'un pays donné est confronté à la tâche pratique de la lutte, et plus on y parle de cette polémique. Comme il se produit en Europe une inflation théorique pour compenser la déflation de la pratique, H est normal qu'on discute beaucoup de ces problèmes de type idéologique. Il n'y a pas eu de division importante sur le plan des organisations. Aucun parti communiste européen ne 'S'est divisé à l'exception du Parti communiste belge qui a peu de bases. Il n'en reste pas moins qu'il y a une grande inquiétude parmi les militants et que la j eunesse est très attirée par les positions chi­ noises ; mais enfin ·cette sensibi'lité au problème, ceUe sympathie vis-à-vis des thèses chinoises n'ont marqué aucune division.

Table I. Quinze j ours dans les maquis vénézuéliens (1 963) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

11

II. Le castrisme : la longue marche de l'Amérique latine (1 965) . . . . . . . . . . . .

47

HI. Amérique latine : quelques problèmes de stratégie révolutionnaire (1 965) . .

129

IV. Le rôle de l'intellectuel (1 966) . . . . . .

1 83

V. Entretien avec les étudiants de La Havane ( 1 966) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

1 89

DANS LA COLLECTION c CAHIERS LIBRES >

* P. Nenni, La guerre d'Espagne. F. Fanon, Sociologie d'une révolution : L'an V de la Révolution algérienne. G. Suffert, Les catholiques et la gauche. * J. Baby, Critique de base. * M. Maschino, Le Refus. P. Nizan, A den Arabie, préface de J.-P. Sartre. * G. Boffa, Le grand tournant. * R. Barrat, Officiers en A lgérie. P. Nen ni, Vmgt ans de fascismes. * Le droit à l'insoumission. J. Vergès, Défense politique. * A. Man douze, La Révolution algérienne par les textes. * M. Péju, Le procès du réseau Jeanson. M. Maschino, L'engagement. * A. R. Abdel Kader, Le conf lit judéo-arabe. P. Togliatti, Le Parti communiste italien. * P. Péju, Les harkis à Paris. * J. Grignon-Dumoulin , Fidel Castro parle ... • G.-M. Mattei, Disponibles. F. Fanon, Les damnés de la terre, préface de J.-P. Sartre.

* Ratonnades à Paris. * E. Copfermann, La génération des blousons noirs,

préface de Cl. Bourdet. E. Che Guevara, La guerre de guérilla. M. Merlier, Le Congo, de la colonisation belge à

l'indépendance. * S. Moureaux, Les accords d'Evian et l'avenir de la Révolution algérienne. G. Botra, Les étapes de la Révolution russe. * Cercle Taleb-Moumié, Fidel Castro ou Tshombé ? R. Paris, Histoire du fascisme en Italie : I. - Des origines à la prise du pouvoir. A. L. Morton et G. Tate, Histoire du mouvement ouvrier anglais. P. Kessel et G. Pirelli, Le peuple algérien et la guerre.

*

P. Anderson, Le Portugal et la fin de l'ultra-co­

* *

Fidel Castro, Cuba et la crise des Cara'ibes. Nguyen Kien, Le Sud-Vietnam depuis Dien-Bien­

* *

Danilo Dolci, Gasp illage. J. Alvarez Del Vayo, Les batailles de la liberté. Claude Estier, Pour l'A lgérie. L. Huberman et P. M. Sweezy, Où va l'Amérique

lonialisme,

Phu.

latine ?

F. Fanon, Pour la Révolution Africaine. • G. Chaliand, L'A lgérie est-elle socialiste ? C. Bourdet, Les chemins de l'unité. • B. Ameillon, La Guinée, bilan d'une indépendan ce. * J. Woddis, L'avenir de l'Afrique. * Fidel Castro, Etapes de la révolution cubaine. • J. Baby, Un monde meilleur. * Fadela M'rabet, La femme algérienne. * Seydou Badian, Les dirigeants africains face à *

leur peuple.

Eve Dessarre, Cauchemar antillais. Pierre Jalée, Le pillage du tiers-monde (2• édition, 1 966.)

*

*

E. Cop ferman n , Le thédtre oopulaire pourquoi ? Malcolm X., J. Baldwin, M. L. King, Nous les n ègres, présentation d'Albert Memmi. Mostefa Lacheraf, L'A lgérie : nation et société. Basil Davi dson, Les voies africaines. Danilo Dolci, Enquêtes sur 1m monde nouveau. M. C. Sahli, Décoloniser l'histoire. L. Ramirez, Fran co. Vo Nguyen Giap ... et autres, Récits de la Résis­ tan ce vietnamienne.

E. Che Guevara, Le socialisme et l'homme à Cuba. Vo Nguyen Giap, Guerre du peup le, armée du peuple.

J. Bo � gs et R. Williams, La Révolu tion aux Etats­ Unz.ç ?

*

*

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Mehdi Ben Barka, Option révolutionnaire au Ma­ roc - Ecrits politiques. A. P. Lentin, La lutte tri con tinentale. Le Châu, La ré volution agraire du Sud-Vietnam. Malcolm X., Le pou voir noir. A. R. Abdel-Kader, Le monde arabe à la veille d'un tournan t.

WHfred Burchctt, Hanoï sous les bombes. E. Che Guevara, Ecrits I : Souvenirs de la guerre révolutionnaire.

B. Russel, Nuremberg pour le Vietnam / Régis Debray, Révolution dans la révolution. « Parti-pris » , Les Québécois.

Gérard Chaliand, Lutte armée en Afrique. Fadéla M'Rabet, Les A lgériennes. Paul Nizan, intellectuel communiste (Ecrits et correspondance) . « OLAS » : Première Conférence latino-américaine de solidarité. William Pomeroy, Les Huks . Wilfred Burchett, A nou veau la Corée. Demba Diallo, L'Afrique en question. E. Che Guevara, Ecrits Il : amures révolution­ naires, 1959-1967. « Quaderni Rossi » , Lutte ouvrière (à p araître) . Le signe * indique les ouvrages épui sés

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