Entre langues et logos: Une analyse épistémologique de la linguistique benvenistienne 9783110483406, 9783110481143

Collection ILF Cet ouvrage s’attache, au moyen d’une analyse épistémologique minutieuse d’une part significative du co

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Entre langues et logos: Une analyse épistémologique de la linguistique benvenistienne
 9783110483406, 9783110481143

Table of contents :
Sommaire
Introduction
Première partie. Problématique de l’expression et structuralisme
1. Valeur, structure et expression
2. La langue comme organisation de l’expression
3. Structure orientée, sémiotique et sémantique
Deuxième partie. L’obstacle de la signification
4. Arbitraire et symbolisme
5.Linguistique et sciences de l’homme
6. L’étiologie par l’objet
Conclusion
Annexes
Annexe 1. Bibliographie chronologique des textes de Benveniste
Annexe 2. Relevés d’occurrences
Bibliographie
Tables
Index rerum
Index nominum

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Anne-Gaëlle Toutain Entre langues et logos

Études de linguistique française

Édité par Franck Neveu

Volume 2

Anne-Gaëlle Toutain

Entre langues et logos Une analyse épistémologique de la linguistique benvenistienne

ISBN 978-3-11-048114-3 e-ISBN [PDF] 978-3-11-048340-6 e-ISBN [EPUB] 978-3-11-048127-3 ISSN 2365-2071 Library of Congress Cataloging-in-Publication Data A CIP catalog record for this book has been applied for at the Library of Congress. Bibliographic information published by the Deutsche Nationalbibliothek The Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche Nationalbibliografie; detailed bibliographic data are available on the Internet at http://dnb.dnb.de. © 2016 Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston Printing and binding: CPI books GmbH, Leck ♾ Printed on acid-free paper Printed in Germany www.degruyter.com

Et voici que se ranime dans notre mémoire la parole limpide et mystérieuse du vieil Héraclite, qui conférait au Seigneur de l’oracle de Delphes l’attribut que nous mettons au cœur le plus profond du langage : Oute légei, oute krýptei « Il ne dit, ni ne cache », alla semaínei « mais il signifie ». (« La forme et le sens dans le langage », in Benveniste, 1974 : p. 229).

Sommaire Introduction

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Première partie. Problématique de l’expression et structuralisme 11



Valeur, structure et expression



La langue comme organisation de l’expression



Structure orientée, sémiotique et sémantique

101 179

Deuxième partie. L’obstacle de la signification 

Arbitraire et symbolisme



Linguistique et sciences de l’homme



L’étiologie par l’objet

Conclusion

261 289

345

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Annexes Annexe 1 Bibliographie chronologique des textes de Benveniste Annexe 2 Relevés d’occurrences Bibliographie Tables

451

459

Index rerum Index nominum

465 471

426

419

Introduction Benveniste est sans doute le plus connu des linguistes français, et il occupe une place nodale dans l’histoire de la linguistique, notamment en France¹ : comparatiste de renom, lecteur des textes saussuriens, dont il a ainsi œuvré à la diffusion, et, en tant que tel, « comparatiste devenu structuraliste sans reniement » (Normand, dir., 1985 : p. 7), pour reprendre une expression utilisée par Claudine Normand dans son article « Le sujet dans la langue » (1985), il a également joué un rôle déterminant dans l’émergence des linguistiques de l’énonciation. Comme l’affirme Claudine Normand dans le même article : On s’accorde généralement aujourd’hui pour voir dans les textes de Benveniste ce qui a permis l’avènement d’un courant linguistique, particulièrement en France, sous des formes diverses, qu’il aboutisse à la théorie de l’énonciation ou à l’analyse de discours. On pourrait montrer que la pragmatique, dont le terrain de départ est plus proprement anglo-saxon, s’est trouvée marquée elle aussi dans les travaux français par l’héritage de Benveniste ; celui-ci, en tout cas, rattachait explicitement ses premières analyses au projet de Ch. Morris. Ce qui est devenu pour beaucoup de linguistes contemporains une évidence, à savoir que les questions du sujet et du sens ne peuvent plus être tenues hors du champ linguistique, se formule là, par le biais d’hypothèses, de reprises concentriques et d’approfondissements dont l’histoire théorique reste à faire par une analyse comparative des textes successifs. (Normand, dir., 1985 : p. 8).

Benveniste appartient ainsi à une double histoire, celle du saussurisme, sous la forme historiquement déterminante qu’en fut le structuralisme, et celle de l’« émergence de la notion de “discours” en France », selon le titre d’un article de Christian Puech². À cet égard, on peut s’interroger sur l’existence de continuités ou de discontinuités entre Saussure et Benveniste, d’une part, entre le structuralisme et cette émergence d’autre part. La première question est inséparable de celle, plus large et plus générale, des rapports entre Saussure et le structuralisme. Or, au moins depuis ce que Christian Puech a appelé la « qua-

 C’est la conclusion de Michel Arrivé dans sa préface à Émile Benveniste vingt ans après, où, comparant les influences respectives de Martinet et de Benveniste, il affirme : « Il semble bien que Martinet et Benveniste, pour l’instant – il en ira peut-être autrement en  – répartissent leur influence de façon complémentaire : Benveniste domine le domaine francophone, Martinet conserve une bonne avance à l’étranger. » (Arrivé & Normand, dir.,  : p. ), puis : « Mais restons en France. Pour l’instant, Benveniste continue à y régner. Il y est bien – c’est là la réponse que je hasarde timidement – le linguiste qui a marqué le plus fortement son siècle. » (Arrivé & Normand, dir.,  : p. ).  Voir Puech ().

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Introduction

trième réception de Saussure³ », à savoir la réception philologique, il n’est pas rare de voir la mise en œuvre structuraliste de la pensée saussurienne considérée comme réductrice, voire trompeuse relativement à ce que serait la véritable pensée de Saussure, à laquelle les manuscrits et notes d’étudiants permettent un accès moins médiatisé et dès lors plus sûr que le Cours de linguistique générale publié en 1916. Concernant Benveniste, il faut notamment mentionner les travaux de Claudine Normand qui, de manière de plus en plus appuyée au fil des textes et des années, a mis en relief des différences notables entre les pensées de Saussure et de Benveniste, qui aurait ainsi contribué à la diffusion d’une lecture structuraliste, et dès lors, à certains égards, réductrice, de Saussure⁴. La seconde question est généralement résolue en termes de dépassement – rupture ou dépassement dialectique – du structuralisme. Il importe ici de souligner qu’elle n’est pas totalement indépendante de la première, dans la mesure où si la problématique de l’énonciation est hétérogène au structuralisme, on peut dès lors se demander si cette hétérogénéité ne rencontre pas celle qui sépare de la pensée structuraliste la pensée saussurienne ainsi redécouverte. D’autres chercheurs s’attachent ainsi à mettre en évidence des points de contact entre le Saussure des manuscrits et le Benveniste des textes relatifs à l’énonciation, voire les problématiques actuelles de la pragmatique ou de l’analyse du discours⁵. Notre position, que nous avons notamment exposée, outre dans notre thèse de doctorat⁶, dans La problématique phonologique. Du structuralisme linguistique comme idéologie scientifique ⁷, est à la fois plus radicale et significativement différente. Elle est plus radicale, concernant les rapports entre les pensées saussurienne et structuraliste en général, et benvenistienne en particulier, dans la mesure où notre analyse des textes des quatre grands structuralistes européens que sont Louis Hjelmslev, Roman Jakobson, André Martinet et Émile Benveniste⁸ ainsi que de ceux de Saussure nous a conduite à affirmer que le

 Voir, dans le texte mentionné ci-dessus, Puech () : p.  – , ainsi que Puech () : p.  – .  On lit notamment dans « Saussure-Benveniste : les aventures d’un héritage » (), à propos de « Tendances récentes en linguistique générale » () : « Interprétation structuraliste de Saussure donc, qui prend le relais de l’école de Prague et contribuera à faire du saussurisme une doctrine fermée, la fameuse “clôture”, que Hjelmslev a aggravée. » (Normand,  : p. ).  Voir par exemple Adam (), qui se réfère à Bouquet ().  Toutain ().  Toutain (a).  Concernant Benveniste, nous avons travaillé sur l’ensemble formé par les ouvrages publiés du vivant de Benveniste et par les Problèmes de linguistique générale, auquel nous avons ajouté tous les textes de linguistique générale mentionnés par la bibliographie de Moïnfar intitulée « Bibliographie résumée des travaux d’Émile Benveniste » (Moïnfar, b), y compris les Actes de

Introduction

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structuralisme linguistique européen n’était pas saussurien. Cela signifie, tout d’abord, qu’il se méprend sur le sens des concepts saussuriens et sur les enjeux de la théorisation saussurienne de la langue, auxquels, en dépit d’une rédaction parfois – même souvent – contestable, le Cours de linguistique générale donne malgré tout accès⁹. Néanmoins, dans la mesure où, comme nous nous sommes efforcée de le montrer dans La rupture saussurienne. L’espace du langage ¹⁰, il faut parler de rupture saussurienne, au sens bachelardien, cette méprise des structuralistes européens a pour conséquence que la linguistique structuraliste est demeurée présaussurienne. Aussi notre problématique est-elle en second lieu fondamentalement différente de celles qui ont prévalu jusqu’ici. En effet, le « retour à Saussure » que nous nous efforçons de mettre en œuvre ne prend pas pour point de départ la linguistique actuelle, que le « vrai Saussure » aurait anticipée, ou qu’une lecture moins structuraliste de Saussure pourrait situer dans un héritage saussurien. Il s’ancre dans une lecture radicalement nouvelle de Saussure, élaborée à l’analyse de l’ensemble du corpus saussurien, ainsi que du corpus structuraliste, dont les méprises éclairent la nature et les enjeux de la rupture saussurienne, et il invite tout au contraire à une prise en compte de la rupture saussurienne par la linguistique actuelle, à laquelle il nous semble qu’elle pourrait ouvrir des perspectives fécondes, par la distinction qu’elle institue entre langue et idiome. Dans ce cadre, il nous a paru utile de consacrer une monographie à Benveniste, qui se singularise, outre par cette place charnière

la conférence européenne de sémantique, bien que ce texte dactylographié soit hors commerce, et soit donc demeuré non publié à proprement parler, ainsi que les comptes rendus des communications faites par Benveniste à la Société de linguistique de Paris, et cinq comptes rendus d’ouvrage. La lecture des Dernières leçons et de Langues, cultures, religions, récemment parus, ne nous a pas conduite à modifier notre analyse, et nous n’avons donc pas jugé nécessaire de les intégrer à notre corpus d’analyse. Nous publions en effet ici, réorganisées et remaniées, une partie des analyses de notre thèse relatives à Benveniste. Une bibliographie chronologique des textes de notre corpus, réalisée à l’aide des bibliographies de Moïnfar (Moïnfar a et b), figure dans l’annexe . Le lecteur y trouvera notamment les abréviations utilisées dans les références des citations, abréviations permettant pour les textes des Problèmes de linguistique générale de renvoyer aux textes eux-mêmes, au lieu d’une référenciation uniforme préjudiciable à l’analyse épistémologique (donc, inséparablement, historique), et dont il trouvera également une table à la fin de cet ouvrage. Pour la commodité du lecteur, les abréviations renvoyant à des textes publiés dans les Problèmes de linguistique générale seront suivies des chiffres  ou  (en romain et précédés d’un point : par exemple « Nat. »), qui permettront de les identifier comme telles, et indiqueront le volume de leur publication.  Inversement, comme nous l’avons déjà affirmé (voir Toutain, a : note  p.  et Toutain, a : p.  – ), le recours aux manuscrits de Saussure et aux notes d’étudiants n’est pas toujours un gage de compréhension de la pensée de Saussure.  Toutain (a).

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Introduction

dans l’histoire de la linguistique française, comme lecteur de Saussure et comme maillon intermédiaire entre le structuralisme et les linguistiques de l’énonciation, par la spécificité de sa mise en œuvre du structuralisme et, en lien avec son intérêt pour l’énonciation, et dans le cadre de son inscription dans la mouvance structuraliste, par ses contributions à l’élaboration, au-delà et à partir de la linguistique, d’une science de l’homme et du langage, au sens large. Cette triple spécificité nous paraît en effet rendre une analyse de son œuvre tout particulièrement propre à faire apparaître la nécessité de la théorisation saussurienne de la langue, et plus précisément, de la distinction entre langue et idiome. Les concepts nodaux de la théorisation saussurienne de la langue sont ceux de système et de valeur. La linguistique saussurienne se singularise en effet dans l’ensemble des théories linguistiques par sa théorisation du rapport son/sens. On avait dès longtemps reconnu la dualité du signe, combinaison de sons et d’un sens, ou d’une forme et d’une signification. Saussure affirme pour sa part que cette combinaison est en même temps délimitation d’unités, c’est-à-dire que la langue n’est pas un ensemble – ni même un système, au sens d’ensemble structuré – de signes, combinaisons d’un signifiant et d’un signifié, mais qu’elle est le fonctionnement – délimitation-combinaison ou articulation¹¹ – constitutif des signes, signes dont est ainsi donnée l’étiologie, et qui se définissent dès lors comme des effets du fonctionnement de la langue. C’est là, ce nous semble, le sens de la définition saussurienne de la langue comme système de valeurs, et de la notion corrélative de négativité, qui s’efforce de rendre compte de cette nature particulière des entités offertes à l’analyse des linguistes, nature non pas objectale, mais d’entités dont l’existence, dès lors nécessairement fugitive¹², ne fait que manifester un fonctionnement, l’articulation socialement réglée de la pensée dans la matière phonique. La théorisation saussurienne du rapport son/sens implique ainsi une rupture avec l’évidence de l’entité linguistique comme donné. Saussure dénie toute existence à cette entité linguistique, que l’on avait considérée jusque là comme un objet analysable – et à analyser – de différents points de vue : phonique, morphologique, syntaxique, sémantique, mais qu’il construit pour sa part comme résultat, c’est-à-dire comme effet de langue. Se trouvent ainsi distingués la langue et l’idiome, le second étant la manifestation de la première, qui en est pour sa part la linguisticité. C’est cette distinction que manquent les structuralistes, dont la conception de la langue s’élabore sans rupture avec le donné de l’idiome, c’est-à-dire avec le donné de l’entité, qu’il  Le signe est un articulus, nous dit Saussure dans le deuxième cours. Voir Saussure () : p. .  Rappelons ici la métaphore de la bulle de savon que l’on trouve dans les Légendes germaniques. Voir Saussure () : p. .

Introduction

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s’agisse des entités linguistiques que sont les signes ou les phonèmes, ou de la langue conçue comme entité délimitée ou comme entité en évolution – deux représentations avec lesquelles Saussure rompt également, notamment en distinguant entre synchronie et diachronie. Le système, ensemble de valeurs purement oppositives, relatives et négatives, devient ainsi structure, ensemble d’entités certes oppositives et relatives, mais néanmoins positives, et corrélativement, le signe demeure combinaison d’un signifiant et d’un signifié, signifiant et signifié dont le rapport doit précisément être construit par la structure. Autrement dit, les structuralistes disjoignent les deux axes – vertical et horizontal – de la valeur saussurienne, axes dont l’inséparabilité constitue la spécificité de ce concept. Le structuralisme se caractérise dès lors par le fonctionnement de ce que nous avons appelé dans notre thèse puis, notamment, dans La problématique phonologique, la double problématique des rapports son/sens et des rapports forme/substance, la deuxième prenant plus généralement la forme d’une problématique structurale, dans la mesure où la notion de forme est plus ou moins centrale selon les élaborations. La distinction forme/substance est au cœur de la linguistique hjelmslevienne, qui se spécifie dans l’ensemble du structuralisme par sa construction de la langue comme forme, dans le cadre d’un dédoublement de la structure et du rapport son/sens, permettant une horizontalisation des fonctions, forme qui fait figure de reflet objectal de la théorisation saussurienne de la langue. Jakobson et Martinet mettent en place, bien que selon des modalités très différentes, deux linguistiques fonctionnelles. La définition de la langue comme un instrument de communication a en effet pour corollaire le caractère central de la notion de fonction, outil de construction de la structure et, par là même, du rapport son/ sens. Benveniste se singularise pour sa part par une définition de la langue mettant en relief, bien plutôt que celle de communication, la notion de signification. Sa linguistique s’ancre ainsi dans une problématique de l’expression, forme particulière de la problématique des rapports son/sens, qui se double dans ses textes d’une problématique structurale dont la spécificité est d’être tout à la fois inévitable – comme effet de la disjonction structuraliste des deux axes de la valeur – et nettement hétérogène à la première, qui, fondamentalement présaussurienne, produit néanmoins des analyses que l’on peut avec quelque raison qualifier de saussuriennes. C’est là, ce nous semble, la spécificité de la mise en œuvre benvenistienne du structuralisme que nous évoquions plus haut, et qui, dans La problématique phonologique, nous avait conduite à parler d’inscription benvenistienne dans le paradigme structuraliste. À cette première dualité de la linguistique benvenistienne s’en ajoute une seconde, entre des analyses purement idiomologiques et des textes théoriques, voire philosophiques ou spéculatifs, consacrés aux rapports entre langue et pensée, à la

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psychanalyse, à la sémiologie ou à la subjectivité dans le langage. Cette deuxième dualité est pointée par Claudine Normand dans la plupart des travaux qu’elle consacre à Benveniste, où elle qualifie les premiers textes de « textes d’ouverture », « parce qu’ils donnent des résultats qui invitent à poursuivre la recherche » (Normand, 1994– 1995 : p. 35), et les seconds de « textes d’arrêt », « parce qu’ils offrent la rigidité d’un système dans lequel tout ce qui concerne le langage doit trouver place » (Normand, 1994– 1995 : p. 36)¹³. Cette dualité lui paraît solidaire de deux autres, entre deux types de rapport à Saussure, d’une part, consistant à « appliquer en toute rigueur les principes saussuriens d’analyse linguistique (en particulier, qu’il n’y a dans la langue que des différences) et développer toutes leurs conséquences qui doivent permettre de traiter aussi de la signification » (Normand, 1986 : p. 197), mais également à « développer le projet saussurien de sémiologie générale » (Normand, 1986 : p. 197), et entre deux types de réflexion, d’autre part, respectivement linguistique et philosophique¹⁴. Comme nous l’avons posé ci-dessus, et comme nous nous efforcerons de le montrer dans cet ouvrage, il n’est pas faux de parler, chez Benveniste, d’analyse saussurienne des langues. La problématique benvenistienne demeure néanmoins fondamentalement non saussurienne, et c’est pourquoi nous ne pouvons souscrire à l’analyse de Claudine Normand. Ces deux types de textes nous paraissent correspondre à deux types de construction du rapport son/sens, dans le cadre de la problématique de l’expression et en termes de structure à plusieurs niveaux, orientée du son vers le sens. Cette dualité de construction est déterminée par la dualité des deux problématiques – problématique de l’expression et problématique structurale – que nous venons de signaler. Elle se double par ailleurs de la dualité des deux perspectives linguistique et philosophique mise en relief par Claudine Normand, et qui correspond à la troisième spécificité de la linguistique benvenistienne évoquée plus haut, dualité qui fait à certains égards figure, à la lumière récurrente de la théorisation saussurienne de la langue, de double spéculatif de la distinction entre idiomologie et linguistique instaurée par la théorisation saussurienne de la langue, et qui apparaît ainsi liée à la précédente, dont elle est en réalité une conséquence logique. Claudine Normand insiste, en regard des dualités qu’elle met en évidence, sur l’unité du projet benvenistien, unité qui tient notamment à son objectif : « celui qui, des travaux comparatistes aux derniers textes, cherche à éclairer la question, centrale en

 Voir également Normand () : p.  et  – , Normand () : p.  et  –  et Arrivé & Normand, dir. () : p.  – .  Voir Normand () : p. , Normand () : p. , ,  et , Normand & Montaud, dir. () : p. , ,  et  – , Normand ( – ) : p. , Normand () : p.  et  et Arrivé & Normand, dir. () : p.  – .

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linguistique selon Benveniste, de la signification : qu’est-ce qui fait que les énoncés portent du sens et comment ? » (Normand, 1994– 1995 : p. 38). Nous voudrions montrer pour notre part que ce projet est également un obstacle épistémologique, obstacle déterminant une lecture structuraliste de Saussure et aboutissant à une impuissance théorique, et c’est ainsi le lien entre problématique structurale – donc empirique – et impuissance théorique que nous voudrions notamment faire apparaître dans cet ouvrage, où nous envisagerons donc successivement la construction benvenistienne du rapport son/sens (première partie) et les textes de Benveniste relatifs au langage, au-delà de la langue et des langues (deuxième partie). Il ne s’agit certes pas pour nous, ce faisant, de récuser les linguistiques de l’énonciation – que, d’ailleurs, nous connaissons bien trop peu, et qui, même dans leur ancrage benvenistien, ne constituent pas l’objet de cet ouvrage, qui se veut une monographie consacrée à Benveniste –, mais seulement d’apporter un éclairage nouveau sur leur préhistoire, et de faire apparaître, par l’analyse de cet exemple remarquable qu’est la linguistique benvenistienne, la nécessité d’une construction de ce que nous avons appelé, pour rendre compte des enjeux de la théorisation saussurienne de la langue, « l’espace du langage ». À ce point, cependant, l’épistémologie de la linguistique rencontre la linguistique. Comme nous l’avons souligné plus haut, l’œuvre benvenistienne est en effet tout particulièrement propre à nourrir une réflexion sur l’articulation entre idiomologie et linguistique, articulation que la théorisation saussurienne de la langue nous somme d’élaborer. Prise entre langues (analyse idiomologique) et logos (discours spéculatif sur le langage), la linguistique benvenistienne ne parvient pas à théoriser la langue, et c’est, ce nous semble, précisément en cela qu’elle doit interpeller la linguistique contemporaine : par ce qu’elle permet de faire apparaître de la nouveauté et de l’importance de la distinction saussurienne entre langue et idiome (dont, comme nous l’avons posé ci-dessus, la dualité langage/ langues apparaît comme un double spéculatif et, ajoutons-le ici, objectal), par la réflexion qu’elle est ainsi tout particulièrement propre à susciter sur le statut épistémologique des linguistiques post-structuralistes, et par l’importance et la fécondité des analyses idiomologiques qui la caractérisent, sur lesquelles se fondent notamment les linguistiques de l’énonciation et l’analyse du discours, et à l’égard desquelles la réflexion sur le statut épistémologique des linguistiques post-structuralistes est d’autant plus cruciale et importante pour les sciences du langage.

Première partie. Problématique de l’expression et structuralisme

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Première partie. Problématique de l’expression et structuralisme

Il importe en premier lieu de faire apparaître le caractère structuraliste, au sens défini en introduction, de la lecture benvenistienne de Saussure. Eu égard à la spécificité de la linguistique de Benveniste, une telle lecture à la fois se marque par une compréhension positiviste¹ du concept de valeur, positivisme lié à un ancrage dans le double donné de la structure et du rapport son/sens, et donne lieu à une élaboration singulière, tendue entre problématique de l’expression et problématique structurale. Nous envisagerons ainsi successivement la lecture benvenistienne du concept de valeur (chapitre 1), puis la double construction du rapport son/sens qui spécifie la linguistique de Benveniste : dans le cadre d’une définition de la langue comme organisation de l’expression (chapitre 2) et dans celui de l’élaboration d’une représentation de la langue comme une structure à plusieurs niveaux, orientée du son vers le sens (chapitre 3).

 Comme dans notre thèse (voir Toutain,  : note  p. ) et dans La problématique phonologique (voir Toutain, a : note  p. ), nous donnons à ce terme un sens particulier : celui de « tenant d’une appréhension des unités linguistiques comme positives, et non, comme chez Saussure, comme purement oppositives, relatives et négatives ». Sauf précision, c’est toujours en ce sens que nous l’emploierons dans cet ouvrage.

1 Valeur, structure et expression La lecture benvenistienne du concept de valeur, que nous envisagerons plus précisément dans la troisième section de ce chapitre, est déterminée par son ancrage dans la problématique des rapports son/sens, qui prend chez Benveniste plus précisément la forme d’une problématique de l’expression, et qui se double, comme chez les autres structuralistes, d’une problématique structurale. Ce sont donc ces deux problématiques que nous envisagerons en premier lieu, avant d’y revenir dans la quatrième et dernière section du chapitre, pour commencer d’en faire apparaître la singularité.

1.1 Problématique de l’expression et problématique des rapports son/sens La linguistique benvenistienne est profondément ancrée dans la problématique de l’expression, dans le cadre de laquelle la langue, et avec elle ses signes constitutifs, sont envisagés comme « expression » d’une signification, et qui témoigne ainsi avant tout d’une conception commune du signe linguistique, et corrélativement de l’acceptation du donné du son et du sens, donné qui, comme nous l’avons vu en introduction, fait au contraire problème pour Saussure, dont la linguistique s’inscrit ainsi dans une problématique étiologique. Outre le terme d’expression, omniprésent, et que nous envisagerons en détail infra ¹, Benveniste utilise ainsi de manière récurrente des termes comme indiquer ², marquer ³ ou (s’) exprimer ⁴, ou encore, recourant à la métaphore du convoyage, porter ou convoyer ⁵. Dans ce cadre, l’usage du terme de signe est tout à fait instable. Mots et formes, notamment dans les derniers textes, sont considérés et désignés comme  Voir le deuxième chapitre.  Voir par exemple Es. : p. , NANA : p. , , , , , , , , ,  et , Sub. : p. , Moy. : p. , ELO : p. , Êt. : p.  et Rel. : p. .  Voir par exemple Es. : p. , Dif. : p. X et NANA : p. , , , , ,  et . Benveniste emploie également volontiers le nom marque. Voir par exemple Es. : p. , NANA : p. , RTV. : p. , Êt. : p.  et Fon. : p.  et . Notons également ces occurrences de signaler : NANA : p. , HIE : p.  et Ant. : p. .  Voir par exemple Es. : p. , GVP : p. , Dif. : p. X, NANA : p.  – , ,  et , Cat. : p. , RTV. : p.  et  et Êt. : p.  et .  Voir par exemple Es. : p.  – , Or. : p. , ,  et , Inf. :  – , Nat. : p. , NANA : p. , , ,  et , Par. : p.  et , Moy. : p. , ELO : p.  et , RTV. : p. , HIE : p. , Aux. : p. , Ant. : p. , So. : p. , Tra. : p.  et VIE : p. ,  et . On trouve également des locutions comme attaché à, ainsi en ELO : p. .

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1 Valeur, structure et expression

des signes, comme en témoignent par exemple⁶ ces occurrences de « Le langage et l’expérience humaine » (1965) : Ces pronoms sont là, consignés et enseignés dans les grammaires, offerts comme les autres signes et également disponibles. (LEH.2 : p. 68) […] une translocation spatiale et temporelle devient nécessaire pour objectiver des signes tels que « ce », « je », « maintenant », qui ont chaque fois un référent unique dans l’instance de discours et qui ne l’ont que là. (LEH.2 : p. 78).

Néanmoins, en particulier dans les textes consacrés à des analyses idiomologiques, le terme de signe prend volontiers le sens de « signifiant », comme dans ces propositions de l’Essai de grammaire sogdienne (1929) et d’Origines de la formation des noms en indo-européens (1935) : Une fois écartés ces -w hétérogènes, on reconnaît un -w, signe net et assez fréquent de l’accusatif, qui remonte donc à l’accusatif en -am. (Es. : p. 76) […] la finale -r-u a une justification immédiate ; elle se conforme étroitement dans sa structure à la 1re sg. du présent médio-passif et ne s’en distingue que par -u, signe de sa fonction (Or. : p. 49).

Il s’agit là de textes anciens. Les textes plus tardifs ne sont cependant pas exempts de ce type d’occurrences. On lit ainsi par exemple⁷ dans « Le langage et l’expérience humaine » : En outre, ce je dans la communication change alternativement d’état : celui qui l’entend le rapporte à l’autre dont il est le signe indéniable (LEH.2 : p. 68) […] « aujourd’hui » n’est plus alors le signe du présent linguistique puisqu’il n’est plus parlé et perçu (LEH.2 : p. 77).

Inversement, le terme de signifiant n’a pas toujours un sens clairement distinct de celui de signe. Dans « Analyse d’un vocable primaire : indo-européen *bhāghu- “bras” » (1956), par exemple, « signifiant » reprend « vocable » :

 Voir également, notamment – cette énumération n’a aucune prétention à l’exhaustivité : Pro. : p. ,  et , Cat. : p.  et , Subj. : p. , Dél. : p. ,  et , Niv. : p. , , ,  et , Lex. : p. , ,  et , Nou. : p. , FSL. : p.  et , Fon. : p. , , , ,  et  et Tra. : p. .  Mais voir également, notamment, NANA : p. , Par. : p. , et Êt. : p. . Dans certains passages, le terme de signe a de même le sens de « marque » ou de « signifiant », mais a par ailleurs pour référent des entités qui sont des signes au sens de la première acception. Voir par exemple Êt. : p. , ,  et  et Méc. : p. . C’est là une complication propre à la linguistique benvenistienne. Voir infra, le deuxième chapitre.

1.1 Problématique de l’expression et problématique des rapports son/sens

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Par « vocable primaire » nous entendons un terme de vocabulaire reconnu comme appartenant à une langue ou à un groupe de langues, mais qui n’y est pas susceptible d’analyse, et qui se présente donc comme un signifiant irréductible à d’autres signifiants plus simples du même état de langue ou d’un état antérieur⁸. (Bhā : p. 61).

Son emploi peut en outre s’inscrire très explicitement dans la problématique de l’expression, perdant ainsi toute la spécificité de son sens saussurien, comme dans ce passage de « Le langage et l’expérience humaine », où un « signifiant » permet l’« explicitation formelle » d’un contenu : On remarquera qu’en réalité le langage ne dispose que d’une seule expression temporelle, le présent, et que celui-ci, signalé par la coïncidence de l’événement et du discours, est par nature implicite. Quand il est explicité formellement, c’est par une de ces redondances fréquentes dans l’usage quotidien. […] […] Il [le présent] détermine deux autres références temporelles ; celles-ci sont nécessairement explicitées dans un signifiant⁹ (LEH.2 : p. 74– 75).

Il est de même question, dans « Fondements syntaxiques de la composition nominale » (1967), de « réalisation formelle » : La base du composé est le groupe syntaxique libre à déterminant au génitif et déterminé au nominatif (de quelque manière que se réalise formellement ce rapport, énoncé ici, pour la simplicité, en termes de flexion casuelle). (Fon.2 : p. 149).

Benveniste fait également un large usage du terme de valeur, autre terme saussurien. Celui-ci a cependant dans ses textes, en dehors de l’usage définitoire ou réflexif, le sens commun de « fonction, rôle » ou « sens, signification¹⁰ ».

 Voir également Bhā : p. .  Voir encore également, notamment, pour des emplois de signifiant, par opposition à signe, SL. : p.  – où l’on notera l’expression « portions de signifiants » –, et Niv. : p. . L’occurrence en Tra. : p.  est plus ambiguë. Voir, de nouveau, infra, le deuxième chapitre. Voir enfin, par exemple, pour des occurrences de signifié – nous reviendrons sur ce terme, qui prend également un sens commun dans les textes de Benveniste : Lex. : p.  et  et Nou. : p. ,  et .  Voir par exemple Su : p. ,  et , Es. : p. , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,  et , GVP : p. , , , , , , , , , etc., Sog. : p. , ,  et , Ves. : p. , Dif. : p. X, NANA : p. , ,  et , etc. (et notamment VIE et  : passim). Signalons en particulier les occurrences suivantes, où valeur et sens (ou signification, ou signifier, ou notion) sont employés de manière concurrente : Or. : p.  et , Inf. : p. , HIE : p. , Ma. : p. , Ti. : p. , VIE : p. ,  et  et VIE : p. ,  et . Notons qu’équivalence ne signifie pas

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1 Valeur, structure et expression

Nombre d’expressions témoignent en outre de la positivité de la valeur benvenistienne, telles par exemple avoir toute sa valeur, ou garder, acquérir, donner, comporter, assumer une valeur ¹¹. Le vocabulaire benvenistien, même quand il pourrait paraître saussurien, révèle ainsi une problématique distincte de celle de Saussure : la problématique de l’expression. La conception benvenistienne du signe apparaît de fait profondément différente de la conception saussurienne. En témoignent, dès 1939, l’ensemble de l’argumentation de « Nature du signe linguistique », que nous envisagerons en détail infra ¹², puis notamment, en 1954, cette appréciation de la théorie hjelmslevienne formulée dans « Tendances récentes en linguistique générale » : L’idée centrale est ici, en gros, celle du « signe » saussurien, où l’expression et le contenu (répondant au « signifiant » et au « signifié » saussuriens) sont posés comme deux plans corrélatifs, dont chacun comporte une « forme » et une « substance ». (Ten.1 : p. 13).

En effet, le signe hjelmslevien n’a rien de saussurien, dans la mesure où, comme il est clairement lisible dans cette définition où sont opposées forme et substance du contenu et de l’expression, il s’inscrit dans la double problématique des rapports son/sens et des rapports forme/substance¹³, et il apparaît ainsi que Benveniste ne retient du signe saussurien que la dimension commune de l’appariement du son et du sens, fil rouge de la continuité qu’il peut alors établir de Saussure à Hjelmslev. On trouvera ensuite, dans « Sémiologie de la langue » (1969), une définition du signe comme un aliquid quod stat pro aliquo :

indistinction, comme en témoigne cette proposition de Noms d’agent et noms d’action en indoeuropéen, où valeur s’oppose à sens : « Bien que le sens soit discuté, la valeur de ὀτρυντύς n’est pas douteuse : “exhortation” comme disposition propre aux λαοί » (NANA : p. ). Dans certaines occurrences, de même, valeur commute avec fonction ou rôle. Voir par exemple Inf. : p. , Rel. : p. , Tra. : p. , Fon. : p.  et VIE : p. . Sont tout particulièrement remarquables, également, les occurrences où valeur s’oppose à forme (voir par exemple : Es. : p. ,  et , GVP : p. , ,  et , Or. : p. , Inf. : p. , , ,  et , NANA : p. , , , , ,  et , Pas. : p. , Hi. : p. , Os. : p. , Lu. : p. , ELO : p. , HIE : p.  et , Ti. : p. , Fon. : p.  et , VIE : p.  et VIE : p.  et ), et celles où la valeur est « exprimée », « indiquée », etc. (voir par exemple : Es. : p.  et , HIE : p. , Gén. : p.  – ), ou encore « portée » ou « convoyée » (voir par exemple les occurrences mentionnées dans la note  ci-dessus). Enfin, certaines occurrences témoignent de ce que la notion de désignation n’est jamais très loin. Voir par exemple GVP : p.  – , HIE : p. , Dim. : p.  – , Ti. : p.  et Ci. : . Nous reviendrons infra sur ce dernier aspect.  Voir la section  de l’annexe .  Voir le quatrième chapitre.  Voir Toutain () et l’introduction de Hjelmslev (à paraître).

1.1 Problématique de l’expression et problématique des rapports son/sens

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Le rôle du signe est de représenter, de prendre la place d’autre chose en l’évoquant à titre de substitut. Toute définition plus précise, qui distinguerait notamment plusieurs variétés de signes, suppose une réflexion sur le principe d’une science des signes, d’une sémiologie, et un effort pour l’élaborer. (Sé.2 : p. 51).

Cette conception, qui est celle de la connaissance commune, détermine une linguistique des rapports son/sens, c’est-à-dire où la question n’est pas celle de l’étiologie du signe et du rapport son/sens, mais qui consiste en une analyse des signes comme objets donnés, dont on étudie la constitution au sens de la manière dont leurs éléments sont arrangés, linguistique dont Benveniste esquisse le programme quelques pages plus loin dans « Tendances récentes en linguistique générale » lorsqu’il énumère et détaille les différentes « structures de la langue¹⁴ » : Le langage a d’abord ceci d’éminemment distinctif qu’il s’établit toujours sur deux plans, signifiant et signifié. La seule étude de cette propriété constitutive du langage et des relations de régularité ou de dysharmonie qu’elle entraîne, des tensions et des transformations qui en résultent en toute langue particulière, pourrait servir de fondement à une linguistique. (Ten.1 : p. 16).

On lit de même ensuite dans « [Signe et système dans la langue] » (1959), en réponse à la question « Was versteht man unter einem sprachlichen Zeichen ? » (S. A., 1961 : p. 1) : Les signes sont simples ou complexes, et complexes de plusieurs manières (par exemple les deux membres de l’unité fr. pomm-ier ne sont pas dans le même rapport que ceux d’all. Apfel-baum) ; ils peuvent être segmentés (p. ex. fr. ne…pas) ou cumulatifs (fr. du = de + le) ; ils sont mutuellement complémentaires, ou sélectifs, ou exclusifs ; entre le signifiant et le signifié, le rapport est généralement asymétrique, et ici encore il faudrait dénombrer plusieurs variétés d’asymétrie. On pourrait élaborer toute une théorie du signe comme élément du système linguistique. (Sig. : p. 92).

Dans ce passage, la « théorie du signe comme élément du système linguistique » se résume significativement à la distinction de différents types de signes et à l’analyse des rapports son/sens. Dans « Saussure après un demi-siècle » (1963), le signe est en outre présenté, dans ce cadre, comme un « principe d’analyse¹⁵ » :

 « Si particulières sont les conditions propres au langage qu’on peut poser en fait qu’il y a non pas une mais plusieurs structures de la langue, dont chacune donnerait lieu à une linguistique complète. » (Ten. : p. ).  À cette notion se rattache celle de signe minimal, profondément étrangère à la pensée saussurienne, dans la mesure où elle substitue la correspondance à l’articulation. Benveniste

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1 Valeur, structure et expression

Ces dernières années, la notion de signe a été discutée chez les linguistes : jusqu’à quel point les deux faces se correspondent, comment l’unité se maintient ou se dissocie à travers la diachronie, etc. Bien des points de la théorie sont encore à examiner. Il y aura lieu notamment de se demander si la notion de signe peut valoir comme principe d’analyse à tous les niveaux. Nous avons indiqué ailleurs que la phrase comme telle n’admet pas la segmentation en unités du type du signe. (Sau.1 : p. 43).

Or, c’est là, selon Benveniste, l’enseignement de la théorie saussurienne de la langue, auquel il renvoie dans ce deuxième passage. C’est en effet ce dont témoignent les lignes qui précèdent : Comme toutes les pensées fécondes, la conception saussurienne de la langue portait des conséquences qu’on n’a pas aperçues tout de suite. Il est même une part de son enseignement qui est restée à peu près inerte et improductive pendant longtemps. C’est celle relative à la langue comme système de signes, et l’analyse du signe en signifiant et signifié. Il y avait là un principe nouveau, celui de l’unité à double face. (Sau.1 : p. 43).

À la théorisation saussurienne de la langue se substitue ainsi chez Benveniste, sur le fond de la conception commune du signe, une appréhension du signe comme principe de structuration de la langue, fournissant en tant que tel un principe d’analyse linguistique, analyse qui vient dès lors en lieu et place de toute réflexion sur l’étiologie du rapport son/sens et ancre ainsi la linguistique benvenistienne dans une problématique des rapports son/sens. La problématique des rapports son/sens apparaît de manière très nette dans les discussions de la conférence européenne de sémantique (1951), animées par Benveniste. Dès la première séance, les participants s’interrogent sur le caractère

affirmait ainsi dans les Actes de la conférence européenne de sémantique () : « C’est donc que nous pouvons considérer comme établi qu’il y a correspondance entre morphème et la notion de l’élément du signifiant, élément minimal, la plus petite unité signifiante. » (Ac. : p. ), et la réserve formulée dans « Saussure après un demi-siècle » est reprise en ces termes dans « Sémiologie de la langue » : « La sémiologie de la langue a été bloquée, paradoxalement, par l’instrument même qui l’a créée : le signe. On ne pouvait écarter l’idée du signe linguistique sans supprimer le caractère le plus important de la langue ; on ne pouvait non plus l’étendre au discours entier sans contredire sa définition comme unité minimale. » (Sé. : p.  – ). La notion d’unité minimale joue cependant un rôle relativement restreint dans la linguistique benvenistienne, qui se distingue ainsi de celles de Jakobson et de Martinet. Notons d’ailleurs que si le sens de la première occurrence est clair, l’occurrence de « Sémiologie de la langue » n’a pas nécessairement un sens restrictif, comme en témoigne, dans « [Signe et système dans la langue] », la distinction entre signes « simples » et « complexes ». Il en est de même dans cette proposition de « La forme et le sens dans le langage » () : « L’unité, dirons-nous, sera l’entité libre, minimale dans son ordre, non décomposable en une unité inférieure qui soit ellemême un signe libre. » (FSL. : p. ).

1.1 Problématique de l’expression et problématique des rapports son/sens

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« primaire » ou « secondaire » du signe linguistique. À Hjelmslev, qui refuse la définition de la langue comme un système de signes, à laquelle il substitue sa propre définition de la langue comme un système d’éléments servant à former des signes¹⁶, Benveniste répond : Si vous parlez des éléments avec lesquels la langue construit ces signes, il faut avant tout nous mettre d’accord sur la signification de ce mot élément. Ne pourrions-nous dire, par exemple, que la langue possède des phonèmes nous bâtissons des signes ? [sic] Signifiant et signifié représentent des termes obtenus, construits et fixés dans l’usage à l’aide des éléments de la langue. Ces éléments sont-ils entièrement dépourvus ou non de valeur différentielle ? (Ac. : p. 12).

Cette conception du signifiant et du signifié comme des « termes obtenus, construits et fixés dans l’usage à l’aide des éléments de la langue » témoigne de nouveau du caractère donné du son et du sens, conçus comme des objets et principes d’analyse, et ainsi constitués, définis et caractérisés dans le cadre de leur analyse au lieu que se pose le problème de leur étiologie. C’est là un point d’opposition entre Hjelmslev et Frei¹⁷, auquel Benveniste n’apporte aucune réponse définitive, se contentant de souligner l’intérêt de la question : Dans la hiérarchie des fonctions linguistiques, la question soulevée présente une grande portée. Le problème que pose M. Frei est de savoir si dans la discussion sur le signifié et la conception que nous devons nous en faire, nous devons considérer le signe comme quelque chose de primaire (comme il l’est pour Saussure) ou comme quelque chose de secondaire. (Ac. : p. 12– 13).

La réponse, cependant, importe peu, la question témoignant à elle seule, dans la mesure où elle se substitue comme question analytique¹⁸ à celle de l’étiologie du signe, de la problématique des rapports son/sens. Cette problématique est d’ailleurs impliquée par l’objet même de la conférence : l’analyse de la signifi-

 Voir Ac. : p. .  Voir Ac. : p. . La discussion est à replacer dans le contexte plus vaste d’une discussion relative à la distinction saussurienne entre différence et opposition, à laquelle renvoie également la « possibilité de conciliation » dont il est question à cet endroit. Voir ci-dessous la note .  Comme dans La problématique phonologique, nous qualifions d’analytique une démarche d’élaboration d’une représentation de la langue dans le cadre de l’analyse du donné de la parole, cette élaboration se faisant ainsi sans rupture avec le donné de l’entité linguistique que nous évoquions en introduction. Analytique s’oppose dès lors à étiologique, adjectif que nous avons utilisé à quelques reprises ci-dessus et qui qualifie quant à lui la démarche saussurienne, dans la mesure où celle-ci s’attache pour sa part à rendre compte du donné, établissant ainsi d’une certaine manière les « causes » de la langue.

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1 Valeur, structure et expression

cation, qui suppose en tant que tel¹⁹ une analyse séparée des deux faces du signe. Bazell peut ainsi poser la question suivante : Il s’agit de savoir si nous pouvons attribuer à Saussure l’idée que la correspondance, l’opposition entre le signifiant trouve un parallèle dans l’opposition entre les signifiés, s’il y a un parallélisme tel que nous puissions conclure de l’un à l’autre, appliquer la même définition aux deux faces de la même notion. Cela ne va pas toujours de soi. (Ac. : p. 3).

Or, la réponse de Benveniste montre que celui-ci ne récuse pas la possibilité d’une telle analyse, mais la présuppose au contraire dans sa réflexion : « Nous devrons pourtant tenir compte de l’observation de M. Bazell et ne pas conclure mécaniquement d’un plan à l’autre. » (Ac. : p. 3). Il affirmera de même plus loin : […] nous […] considérons que notre sujet d’aujourd’hui est la Sémantique de la langue. La théorie à considérer est introduite par une déclaration saussurienne, une référence qui est, au titre de la discussion d’aujourd’hui, destinée à justifier cette dichotomie pratique entre les deux aspects auxquels se ramène le signe²⁰. En liaison avec ces différences, nous devons considérer une notion sur laquelle plusieurs des membres de cette conférence ont insisté : le parallélisme entre relations phonémiques et relations sémantiques. (Ac. : p. 40).

La notion de « parallélisme » était intervenue très rapidement dans les débats. Les discussions relatives à l’analyse du signifié avaient en effet de suite mis en jeu la question des rapports signifiant/signifié puis, presque aussitôt, celle de l’isomorphisme des deux faces du signe, autre point d’opposition entre Frei et Hjelmslev. Pour autant que sa position soit décelable sans ambiguïté dans une série de répliques issues d’un débat où s’affrontent des positions théoriques distinctes, et distinctes de la sienne propre, et où il doit par ailleurs jouer, en tant que responsable de la convocation de cette conférence, un rôle de conciliateur, Benveniste avait alors défendu une conception du signe marquée par l’asymétrie dont il était question dans les passages de « Tendances récentes en linguistique générale », « [Signe et système dans la langue] » et « Saussure après un demisiècle » que nous avons cités ci-dessus, asymétrie qui rend ce dernier passible d’une analyse double, du signifiant et du signifié, et par le primat du rapport vertical entre signifiant et signifié, qui tout à la fois constitue le signe et vaut

 La sémantique faisant figure de « phonologie du contenu ». Voir notamment Ac. : p.  et . Les participants de la conférence envisageront ainsi le classement des oppositions et les possibilités d’analyse componentielle du signifié. Voir ci-dessous.  Il est difficile de savoir, dans le contexte des discussions, à quoi renvoie cette « dichotomie pratique » : dualité langue/parole ou dualité signifiant/signifié.

1.2 Du système à la structure

19

principe d’analyse²¹. Le fait remarquable demeure néanmoins la participation de Benveniste à de telles discussions, et son adhésion aux problèmes qui y sont posés. Il apparaît donc que, reprenant à son compte la définition traditionnelle du signe comme expression d’un contenu, la linguistique benvenistienne s’inscrit dans la problématique des rapports son/sens. Comme nous le posions ci-dessus, à ce donné du rapport son/sens répond, comme chez tout structuraliste, une redéfinition du système comme structure.

1.2 Du système à la structure La notion et le terme de système sont présents dès les premiers textes, ainsi qu’en témoigne cette occurrence de l’Essai de grammaire sogdienne, qui intervient dans les premières lignes de l’ouvrage : En moyen iranien, au contraire, il [le verbe] a subi les changements graves qui accompagnent l’apparition de l’accent, les effets de la réduction des finales et ceux de la tendance générale qui a entraîné l’ensemble des dialectes indo-européens modernes à réduire leur système verbal à deux thèmes […]. (Es. : p. 1).

Dès ces premiers textes, cependant, la notion apparaît profondément différente de celle de Saussure. En atteste déjà ici le syntagme « système verbal », qui manifeste une appréhension structurale des phénomènes, au lieu d’une conception de la langue comme système de valeurs. C’est dans la mesure, en effet, où il ne s’agit pas de valeurs mais de systématicité que la notion peut renvoyer à un ensemble plus ou moins étendu, et à des ensembles susceptibles de rapports d’inclusion, toutes représentations que récuse la conception saussurienne, où le concept de système a pour corollaire la négativité des éléments. Or, la notion de système partiel est extrêmement récurrente dans les textes de Benveniste²², qui dans « Catégories de pensée et catégories de langue » (1958) désigne la langue comme « [c]ette grande structure, qui enferme des structures plus petites et de  Voir Ac. : p.  – .  Voir par exemple GVP : p. , Pas. : p. , Cla. : p. ,  et , Fle. : p.  et , note , Rec. : p. , Hi. : p. , Cat. : p.  et , Lu. : p. ,  et , ELO : p. , RT : p. XIII, RTV. : p. , , , ,  et , HIE : p. , , , , note ,  et , Gén. : p. , LEH. : p. ,  et , Ant. : p.  et Tra. : p. . Il s’agit d’occurrences du type « système + caractérisant ». Voir également, cependant, VIE : p. , , ,  et , ainsi que, pour des notions proches, Os. : p. , Rec. : p. , Dim. : p. , VIE : p.  et , ELO : p. , Ac. : p. , Niv. : p.  – , Sé. : p. , RTV. : p.  –  et Ten. : p. .

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1 Valeur, structure et expression

plusieurs niveaux » (Cat.1 : p. 64). Cette représentation de la langue comme structure de structures et de la systématicité comme structuration à plusieurs niveaux, apparaît en outre de manière très nette dans « [Signe et système dans la langue] » : Mais il est aisé de découvrir, au sein de la langue comme système, des systèmes partiels, dont le nombre n’est pas limité d’avance : système des tons, système des quantités, des aspects, etc. […] Il ne semble pas possible de décrire le « système » d’une langue indépendamment des sous-systèmes qu’elle contient. Idéalement la description du « système » consisterait à montrer les relations de dépendance entre la totalité des sous-systèmes. En fait nos descriptions de systèmes linguistiques sont toujours des descriptions additives de sous-systèmes dans un ordre conventionnel. Et comme le nombre des sous-systèmes n’est pas donné par avance, une description intégrale du « système » d’une langue est à peine concevable. (Sig. : p. 94– 95).

Par ailleurs, si les valeurs saussuriennes se spécifient par leur négativité, toute une série d’expressions témoigne en revanche de la consistance et de la positivité du système benvenistien. Il est ainsi question par exemple, dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen (1948), d’implantation dans un système, et de même dans « Sur quelques développements du parfait indo-européen » (1949) d’incorporation à un système, ou dans « Actif et moyen dans le verbe » (1950), d’accueil par un système, enfin dans « Catégories de pensée et catégories de langue », de forme s’insérant dans un système²³. Dans « Comment s’est formée une différenciation lexicale en français » (1966), le système apparaît plus précisément comme un contenant, cadre de la vie des signes :

 Dans ces passages : « Que la formation en *-tu- se soit implantée dans le système verbal, le fait n’est pas unique. » (NANA : p. ), « Mais cette utilisation du parfait comme forme temporelle n’a été possible que parce que les formes authentiques du parfait ancien s’étaient déjà dissociées de leur fonction première et avaient été incorporées au nouveau système verbal comme présents, permettant ainsi l’instauration d’une classe de parfaits-prétérits. » (Par. : p. ), « […] le passif dépend du “moyen” dont il représente historiquement une transformation, qui à son tour contribue à transformer le système qui l’accueille » (Moy. : p. ), « Il est certain en tout cas que le parfait ne s’insère pas dans le système temporel du grec et reste à part, indiquant, selon le cas, un mode de la temporalité ou une manière d’être du sujet. » (Cat. : p. ). Il sera de même question, dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes, d’incorporation à une structure : « Les éléments hérités de la langue commune se trouvent incorporés à des structures indépendantes qui sont celles de langues particulières ; dès lors ils se transforment et prennent des valeurs nouvelles au sein des oppositions qui se créent et qu’ils déterminent. » (VIE : p. ).

1.2 Du système à la structure

21

Il serait utile de faire une étude systématique de ces phénomènes, qui manifestent la vie changeante des signes au sein des systèmes linguistiques, et les déplacements de leurs relations dans la diachronie. (Lex.2 : p. 271).

La notion de « vie des signes » y introduit la dimension de la diachronie, et il faut souligner la consistance et la positivité du système dont témoigne la représentation benvenistienne du changement linguistique. Il est également question, par exemple, dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen, de persistance d’une opposition : Au total la valeur des mots latins en -tus concorde bien avec celle qui a été reconnue aux formations correspondantes de l’indo-iranien et du grec. La continuité du système ancien est établie par la persistance de l’opposition *-ti-/*-tu- dans lat. -tio/-tus. (NANA : p. 99 – 100).

Notons de même, dans Hittite et indo-européen (1962), la notion de réemploi dans une structure nouvelle : Comme l’ensemble du système verbal hittite a été refait, fortement réduit, et soumis à une organisation dualiste, ainsi les désinences verbales présentent, par rapport à celles de l’indo-iranien, du grec ou du latin, une apparence très simplifiée. Mais de nombreux archaïsmes y subsistent, réemployés dans une structure nouvelle : les désinences en -r notamment. (HIE : p. 16).

Une autre notion récurrente des analyses benvenistiennes est celle de place ou de position dans un système, que l’on trouve par exemple²⁴ dans cette phrase de « Actif et moyen dans le verbe » : […] nous avons à indiquer quelle place cette diathèse tient dans le système verbal indoeuropéen et à quelles fins elle est employée. (Moy.1 : p. 174).

Or, c’est là, de nouveau, un élément d’une représentation positiviste de la réalité, comme en témoignent, dans Hittite et indo-européen et dans « Comment s’est formée une différenciation lexicale en français », la possibilité d’un panchronisme de ces positions occupées dans le système – en lieu et place de la distinction saussurienne entre synchronie et diachronie, qui est en premier lieu une conséquence ou une autre formulation de la négativité des unités linguistiques : une unité purement oppositive, relative, négative ne saurait bien entendu exister

 Voir également, notamment, Bhā : p. , RTV. : p.  et VIE : p.  et .

22

1 Valeur, structure et expression

dans le temps²⁵ –, de même que dans « Les relations de temps dans le verbe français [art.] » (1959) la notion de distribution des formes dans des systèmes²⁶ : Il est admis partout que h. -un répond à la désinence secondaire i. e. –*m̥ de gr. -α, hom. ἦα, qui alternait avec i. e. -*om, skr. -am, etc. Certains précisent ce développement de i. e. *-m̥ par *-am > -*an > -un. Évidemment c’est la première idée qui se présente, et rien n’interdit de chercher les mêmes choses aux mêmes places dans des systèmes successifs. (HIE : p. 17) L’adjectif menu (qui comporte un diminutif menuet) « de peu de volume, de petite taille » (opp. gros) occupe la même position qu’avait minutus en latin, et la conservera en français moderne. (Lex.2 : p. 268) Les temps d’un verbe français ne s’emploient pas comme les membres d’un système unique, ils se distribuent en deux systèmes distincts et complémentaires. (RTV.1 : p. 238).

Aussi bien, d’ailleurs, certaines formes peuvent-elles se trouver hors système, ainsi qu’en témoigne la citation de « Catégories de pensée et catégories de langue » produite ci-dessus²⁷, cependant que d’autres peuvent appartenir à deux systèmes, ainsi qu’il apparaît dans ce passage de « Les relations de temps dans le verbe français [art.]²⁸ » : De là provient la situation ambiguë d’une forme comme il avait fait, qui est membre de deux systèmes. En tant que forme (libre) d’accompli, il avait fait s’oppose comme imparfait au présent il a fait, à l’aoriste il eut fait, etc. Mais en tant que forme (non libre) d’antériorité, (quand) il avait fait, s’oppose à la forme libre il faisait et n’entretient aucune relation avec (quand) il fait, (quand) il a fait, etc. La syntaxe de l’énoncé décide de l’appartenance de la forme de parfait à l’une ou l’autre des deux catégories. (RTV.1 : p. 248).

 Voir par exemple, dans la note « Sémiologie » ( – ) : « Par le fait qu’aucun élément n’existe (ou par mille autres raisons, car nous ne prétendons pas faire une sorte de système cartésien de choses qui tombent sous le sens de tous les côtés), on voit qu’aucun élément n’est (à plus forte raison) en état de se transformer » (Saussure,  : p. ).  Voir également la notion de comparaison structurale qui apparaît dans Hittite et indoeuropéen. Voir HIE : p.  et .  Voir la note  ci-dessus. On lit de même dans « Mécanismes de transposition » () : « Certains de ces noms admettent un ou deux autres adjectifs, avec des nuances particulières et hors système. » (Méc. : p. ).  Voir également dans « L’antonyme et le pronom en français moderne » (), cette fois concernant deux paradigmes : « Ainsi lui appartient à deux paradigmes : en tant que forme d’antonyme, au paradigme des antonymes moi, toi ; en tant que signalant la e personne, au paradigme des formes permutables servant de sujet à une forme verbale de e personne » (Ant. : p. ). Voir en outre, notamment, dans « La forme du participe en luwi » (), la notion de marge : « Plusieurs formes, restées en marge du système, en éclairant en quelque mesure le passé. » (Lu. : p. ).

1.2 Du système à la structure

23

Le système benvenistien apparaît ainsi comme un contenant. Au lieu d’un corollaire du concept de valeur, définitoire des entités linguistiques comme purement oppositives, relatives, négatives, il est de fait avant tout le lieu d’une organisation où se définissent les éléments. L’expression la plus remarquable de la positivité du système benvenistien réside en effet dans la notion de constitution d’un système. L’expression « constituer un système » apparaît notamment dans les Études sur la langue ossète (1959), où Benveniste parle, en lien avec celle-ci, de valeurs qui « se joignent en oppositions régulières » : Il n’y a en ossète qu’un nombre limité de préverbes, mais ils sont presque tous d’emploi vivant et constituent pour les verbes de sens un peu général (« aller, porter, faire, regarder », etc.) un répertoire de formes à valeurs souvent très spécifiques et lexicalement distinctes. C’est dans chaque verbe que l’effet de sens de chaque préverbe est à étudier. Il y a cependant des valeurs à peu près constantes qui se joignent en oppositions régulières. C’est la preuve que ces préverbes constituent un système, qu’il s’agit maintenant de dégager. (ELO : p. 93).

Il était de même question dans la Grammaire du vieux-perse (1931) d’un système formé par des éléments : […] dans ce dialecte, ēn et (h)ān reposent respectivement sur *aina- et *āna- qui forment un système entièrement différent. (GVP : p. 185).

Or, ce n’est pas là, pour Benveniste, simple façon de s’exprimer, dans le cadre d’une analyse idiomologique. Dans « Tendances récentes en linguistique générale », la langue est en effet définie comme « une structure, dont chaque pièce reçoit sa raison d’être de l’ensemble qu’elle sert à composer » (Ten.1 : p. 8). On relève par ailleurs dans les « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » (1956) la notion de combinaison de signes en un système : En regard de ce symbolisme qui se réalise en signes infiniment divers, combinés en systèmes formels aussi nombreux et distincts qu’il y a de langues, le symbolisme de l’inconscient découvert par Freud offre des caractères absolument spécifiques et différents. (Rem.1 : p. 85).

On notera, à ce propos, cette métaphore architecturale de l’Essai de grammaire sogdienne ²⁹ :

 Voir également cette affirmation de « Présents dénominatifs en hittite » (), dans le cadre de laquelle nous retrouvons le verbe constituer : « Le hittite a constitué son système de présents

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1 Valeur, structure et expression

Ce qui est commun à tout l’Iran, ce n’est pas le système rigoureux et extrême du persan, c’est la tendance générale qui a amené tous les dialectes à bâtir leur système verbal sur deux thèmes seulement, l’un proprement verbal, l’autre nominal […]. (Es. : p. 2– 3).

S’y inscrit en effet ensuite, dans la mesure où elle implique la notion de construction solide, la première occurrence du terme structure ³⁰ que l’on trouve dans notre corpus, et qui figure dans Origines de la formation des noms en indoeuropéen : Si forte a été la structure de cette catégorie nominale en indo-européen que les accidents inhérents à chaque développement dialectal ont pu la déformer, non la rompre. (Or. : p. 95).

Il était de même question, dans l’Essai de grammaire sogdienne, de « la robustesse et la persistance du système³¹ » (Es. : p. 7). Le terme de structure devient rapidement omniprésent dans les textes de Benveniste, où il renvoie d’une part aux structures que sont les langues ou leurs parties et sous-systèmes, et d’autre part à la structure d’un système ou d’une langue³². Certaines occurrences sont ambiguës³³, et le passage est de fait aisé de l’un à l’autre type d’occurrences, dans la mesure où le terme structure introduit la dimension de la structuration, vecteur d’une redéfinition de la notion de système. Aux deux termes de structure et de système s’ajoute ainsi la notion de structure d’un système, convoquée dans quelques textes de Benveniste³⁴ et mise en relief dans « “Structure” en linguisen réduisant fortement la variété des types représentés dans les états anciens de l’indo-européen, et en spécialisant ceux qu’il a gardés dans des fonctions définies. » (Hi. : p. ).  Au sens de « système ». Benveniste utilise par ailleurs volontiers le terme au sens saussurien de « structure d’une forme ». Voir par exemple Or. : p. , NANA : p.  et , Moy. : p. , Ry. : p. , Dév. : p. , FSL. : p. , etc.  Il est inversement question, dans la Grammaire du vieux-perse, de « dégradation » : « Dans le détail, il ne manque pas d’innovations qui attestent la dégradation du système ancien » (GVP : p. ). On notera également, dans le cadre de la métaphore architecturale, la notion d’ossature que l’on trouve dans « Les relations de temps dans le verbe français [art.] » : « Pour mieux éclairer l’ossature “historique” du verbe, nous reproduisons ci-dessous trois spécimens de récit, pris au hasard » (RTV. : p. ).  Voir la deuxième section de l’annexe .  Voir de même la deuxième section de l’annexe .  Voir notamment dans « Projet de colloque international sur le problème de la “signification” » () : « On a essayé d’élucider en commun la structure des systèmes sémantiques, de créer une terminologie, de formuler des thèses de principe, et aussi de fournir des suggestions pour le travail des lexicographes. » (PCI : p. XXIII), et dans « Les verbes délocutifs » () : « Ce sont en définitive les ressources et la structure de chaque système linguistique qui décident de cette possibilité de dérivation verbale comme de toutes les autres. » (Dél. : p. ). Il est même question dans « Sémiologie de la langue » de « structure d’une structure » : « Deux structures

1.2 Du système à la structure

25

tique » (1962), où Benveniste écrit, commentant les thèses de Prague : « On notera dans les plus explicites de ces citations que “structure” se détermine comme “structure d’un système”. » (SEL.1 : p. 95), puis : Ainsi, la notion de la langue comme système était depuis longtemps admise de ceux qui avaient reçu l’enseignement de Saussure, en grammaire comparée d’abord, puis en linguistique générale. Si on y ajoute ces deux autres principes, également saussuriens, que la langue est forme, non substance, et que les unités de la langue ne peuvent se définir que par leurs relations, on aura indiqué les fondements de la doctrine qui allait, quelques années plus tard, mettre en évidence la structure des systèmes linguistiques. (SEL.1 : p. 93).

La notion apparaît ensuite dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique » (1962), où elle est constitutive de la définition linguistique de la structure : Voilà le second terme clé de la linguistique, la structure. On entend d’abord par là la structure du système linguistique, dévoilée progressivement à partir de cette observation qu’une langue ne comporte jamais qu’un nombre réduit d’éléments de base, mais que ces éléments, peu nombreux en eux-mêmes, se prêtent à un grand nombre de combinaisons. (Dév.1 : p. 21).

Aux dires de Benveniste, le terme structuration n’est pas utilisé en linguistique structurale. On lit en effet dans une note de « “Structure” en linguistique » : Mais ni structurer ni structuration n’ont cours en linguistique. (SEL.1 : p. 91, note 1).

La notion n’en est pas moins omniprésente dans la caractérisation et la définition des termes de système et de structure. Benveniste utilise en particulier les termes de classification ³⁵ et, surtout, d’agencement, d’arrangement et d’organi-

linguistiques de structures différentes peuvent révéler des homologies partielles ou étendues. » (Sé. : p. ).  Voir par exemple Rem. : p. , Cat. : p.  et Dév. : p. , cité ci-dessous dans la note . Voir également, dans « Ce langage qui fait l’histoire » (), la notion de catégorisation sémantique : His. : p. . La notion de catégorisation était déjà présente dans « Actif et moyen dans le verbe » : voir Moy. : p.  et dans les « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » : voir Rem. : p. . On la retrouve ensuite dans « Sémiologie de la langue » : voir Sé. : p.  – . Les notions de catégorie et de classe sont par ailleurs omniprésentes dans les textes de Benveniste. Voir infra.

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1 Valeur, structure et expression

sation ³⁶, constitutifs de sa définition de la structure. Le premier de ces trois derniers termes apparaît dans « Nature du signe linguistique » : Il s’agit ici, non plus du signe isolé, mais de la langue comme système de signes et nul n’a aussi fortement que Saussure conçu et décrit l’économie systématique de la langue. Qui dit système dit agencement et convenance des parties en une structure qui transcende et explique ses éléments. (Nat.1 : p. 54).

On le retrouve, adjoint aux deux autres, dans « Tendances récentes en linguistique générale » : Une grande simplification est opérée désormais, et il devient alors possible de reconnaître l’organisation interne et les lois d’agencement de ces traits formels. Chaque phonème ou morphème devient relatif à chacun des autres, en ce qu’il en est à la fois différent et solidaire ; chacun délimite les autres qui le délimitent à leur tour, distinctivité et solidarité étant des conditions connexes. Ces éléments s’ordonnent en séries et montrent dans chaque langue des arrangements particuliers. C’est une structure, dont chaque pièce reçoit sa raison d’être de l’ensemble qu’elle sert à composer³⁷. (Ten.1 : p. 8).

Benveniste donne ensuite dans « “Structure” en linguistique » cette « définition minimale » (SEL.1 : p. 98) de la structure, où apparaît la notion d’organisation : Le principe fondamental est que la langue constitue un système, dont toutes les parties sont unies par un rapport de solidarité et de dépendance. Ce système organise des unités, qui sont les signes articulés, se différenciant et se délimitant mutuellement. La doctrine structuraliste enseigne la prédominance du système sur les éléments, vise à dégager la structure du système à travers les relations des éléments, aussi bien dans la chaîne parlée que dans les paradigmes formels, et montre le caractère organique des changements auxquels la langue est soumise. (SEL.1 : p. 98).

 Voir notamment, outre les passages cités dans ce qui suit, Jeu : p.  et , NANA : p.  et , Par. : p.  et , Moy. : p. , Ten. : p. ,  et , Rem. : p. , Cat. : p. , Subj. : p. ,  et , ELO : p. , RTV. : p.  et , Lu. : p. , Êt. : p.  et , HIE : p.  et , LEH. : p.  et , FSL. : p. , ,  et , SL. : p.  et , So. : p. , His. : p. , VIE : p.  et , Cat. : p. , Str. : p.  et , SEL. : p. , Tra. : p.  et VIE : p.  – . Voir également dans les « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », la notion récurrente de langage organisé : Rem. : p. ,  et . Notons par ailleurs l’emploi, à trois reprises, du terme organisme, en NANA : p. , Int. : p. LVII et Cla. : p. . Benveniste utilise également, dans la Grammaire du vieux-perse, le terme d’organe (GVP : p. ), et dans « Les niveaux de l’analyse linguistique » () l’adjectif organique (Niv. : p. ).  Voir ensuite : « On entend par structure, particulièrement en Europe, l’arrangement d’un tout en parties et la solidarité démontrée entre les parties du tout qui se conditionnent mutuellement » (Ten. : p. ).

1.2 Du système à la structure

27

On lit enfin dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique »³⁸, à propos de « ce principe qui allait devenir le principe fondamental de la linguistique moderne, que la langue forme un système » (Dév.1 : p. 21) : De la base au sommet, depuis les sons jusqu’aux formes d’expression les plus complexes, la langue est un arrangement systématique de parties. Elle se compose d’éléments formels articulés en combinaisons variables, d’après certains principes de structure. (Dév.1 : p. 21).

Suit la définition de la structure citée ci-dessus³⁹. Benveniste précise alors, utilisant le terme de configuration : Or l’analyse méthodique conduit à reconnaître qu’une langue ne retient jamais qu’une petite partie des combinaisons, fort nombreuses en théorie, qui résulteraient de ces éléments minimaux librement assemblés. Cette restriction dessine certaines configurations spécifiques, variables selon les systèmes linguistiques envisagés. C’est là d’abord ce qu’on entend par structure : des types particuliers de relations articulant les unités d’un certain niveau. (Dév.1 : p. 21).

Il conclut : Chacune des unités d’un système se définit ainsi par l’ensemble des relations qu’elle soutient avec les autres unités, et par les oppositions où elle entre ; c’est une entité relative et oppositive, disait Saussure. On abandonne donc l’idée que les données de la langue valent par elles-mêmes et sont des « faits » objectifs, des grandeurs absolues, susceptibles d’être considérées isolément. En réalité les entités linguistiques ne se laissent déterminer qu’à l’intérieur du système qui les organise et les domine, et les unes par rapport aux autres. Elles ne valent qu’en tant qu’éléments d’une structure. C’est tout d’abord le système qu’il faut dégager et décrire. On élabore ainsi une théorie de la langue comme système de signes et comme agencement d’unités hiérarchisées. (Dév.1 : p. 21).

Il se réfère ici à la définition saussurienne des entités linguistiques comme des valeurs, mais en omettant significativement la notion de négativité⁴⁰, à laquelle  Voir également, dans ce texte – il s’agit alors d’arrangement : « Le langage reproduit le monde, mais en le soumettant à son organisation propre. Il est logos, discours et raison ensemble, comme l’ont vu les Grecs. Il est cela du fait même qu’il est langage articulé, consistant en un arrangement organique de parties, en une classification formelle des objets et des procès. Le contenu à transmettre (ou, si l’on veut, la “pensée”) est ainsi décomposé selon un schéma linguistique. La “forme” de la pensée est configurée par la structure de la langue. » (Dév. : p. ).  Voir Dév. : p. .  On lit en effet dans le Cours de linguistique générale : « Les phonèmes sont avant tout des entités oppositives, relatives et négatives. » (Saussure,  : p. ), et de même dans les notes d’étudiants : « éléments phoniques d’une langue

28

1 Valeur, structure et expression

il substitue l’opposition entre relatif et absolu, qui, pour sa part, n’est aucunement incompatible avec la notion d’organisation. Le système saussurien se trouve ainsi redéfini, dans ces quatre textes, comme « organisateur » – structure transcendante –, puis comme « arrangement systématique de parties », organisation d’unités soumises à des principes de structure, la langue étant dès lors appréhendée non seulement comme un « système de signes », mais également, de manière non saussurienne⁴¹ – et en accord avec la notion commune de structure⁴² –, comme un « agencement d’unités hiérarchisées⁴³ ». Cette redéfinition est en réalité lisible dès le premier texte que Benveniste consacre à la linguistique générale. On lit en effet dans « Structure générale des faits linguistiques – Aperçu historique » (1937) : Il [Saussure] a fondé d’abord la distinction devenue classique entre la linguistique synchronique et la linguistique diachronique, la première s’appliquant à l’aspect statique de la langue, système complexe de valeurs rigoureusement organisées ; la seconde aux phases de son évolution et à la réfection continue de ces valeurs, les deux aspects de la linguistique étant considérés à la fois comme autonomes et comme interdépendants. (Ap. : p. 1.32– 2).

Or, on notera ici de nouveau la notion d’organisation. Dans cette perspective, la notion de système apparaît inséparable de celle de structure, elle-même définie – de manière relativement confuse, comme nous le verrons ci-dessous puis infra,

comme des sons ayant une valeur absolue mais oppositive, relative, négative. » (Saussure,  : p. ).  La notion d’organisation n’est pas absente de la linguistique saussurienne. Une organisation est de fait constatable en tout idiome. Elle s’y trouve cependant élaborée dans le cadre de la définition de la langue comme système de valeurs, et non, comme chez les structuralistes, appliquée à l’analyse des idiomes, sans rupture avec le donné empirique. Voir Toutain (a) et Toutain (b).  Ce structuralisme commun explique la recherche benvenistienne de précurseurs. Voir Dév. : p.  – , puis His. : p.  – .  Voir également, pour cette notion de hiérarchie, cette remarque relative aux travaux de Jakobson sur le langage enfantin et l’aphasie : « Cette conception de la structure organisée en totalité se complète par la notion de hiérarchie entre les éléments de la structure. On en trouve une illustration remarquable dans l’analyse, donnée par R. Jakobson, de l’acquisition et de la perte des sons du langage chez l’enfant et chez l’aphasique respectivement : les sons acquis en dernier par l’enfant sont les premiers à disparaître chez l’aphasique, et ceux que l’aphasique perd en dernier sont ceux que l’enfant articule en premier, l’ordre de disparition étant inverse de celui de l’acquisition. » (Ten. : p. ). Notons par ailleurs la thèse de l’existence d’une hiérarchie fonctionnelle des cas, énoncée dans « Pour l’analyse des fonctions casuelles : le génitif latin » () : Gén. : p. , contre laquelle Saussure s’inscrit en faux (voir Saussure,  : p.  –  et Saussure,  : p. ).

1.2 Du système à la structure

29

et comme il apparaît déjà à la comparaison des différents passages cités – comme arrangement ou organisation. Cette définition de la langue comme structure apparaît, après « Tendances récentes en linguistique générale⁴⁴ », dans « Catégories de pensée et catégories de langue » : Or cette langue [la langue] est configurée dans son ensemble et en tant que totalité. Elle est en outre organisée comme agencement de « signes » distincts et distinctifs, susceptibles eux-mêmes de se décomposer en unités inférieures ou de se grouper en unités complexes. Cette grande structure, qui enferme des structures plus petites et de plusieurs niveaux, donne sa forme au contenu de pensée. (Cat.1 : p. 64).

On lit ensuite dans « [Signe et système dans la langue] » : Étant donné que toute langue constitue un système articulé, on pourra appeler structure l’arrangement particulier des éléments dans le système. On pourra ainsi, dans le système des phonèmes, déterminer la structure de leur distribution (par exemple [ŋ] est seulement initial dans certains systèmes, seulement final dans d’autres). Mais dans la pratique actuelle « structure » est déjà un terme galvaudé. (Sig. : p. 95).

Citons enfin, de nouveau, « “Structure” en linguistique » – il s’agit de la conclusion de l’exposé des « vues des premiers phonologistes » (SEL.1 : p. 96) : Il s’agit donc, la langue étant posée comme système, d’en analyser la structure. Chaque système, étant formé d’unités qui se conditionnent mutuellement, se distingue des autres systèmes par l’agencement interne de ces unités, agencement qui en constitue la structure. Certaines combinaisons sont fréquentes, d’autres plus rares, d’autres enfin, théoriquement possibles, ne se réalisent jamais. Envisager la langue (ou chaque partie d’une langue, phonétique, morphologie, etc.) comme un système organisé par une structure à déceler et à décrire, c’est adopter le point de vue « structuraliste ». (SEL.1 : p. 95 – 96).

À ces notions d’organisation et d’agencement répondent celles de symétrie, de cohérence et de nécessité, de nouveau profondément étrangères à la linguistique saussurienne, mais en revanche constitutives de la notion commune de structure. La notion de symétrie apparaît notamment dans « Sur quelques développements du parfait indo-européen⁴⁵ » :

 Voir Ten. : p. , cité ci-dessus.  Mais voir également, notamment, NANA : p. , Moy. : p. , Lu. : p.  et RTV. : p. ,  et . Voir en outre, dans les Actes de la conférence européenne de sémantique, la notion de parallélisme : « Ceci est pour montrer l’absence de parallélisme à l’intérieur d’une catégorie. » (Ac. : p. ).

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1 Valeur, structure et expression

À l’intérieur de cette catégorie qui semble unitaire et qui a pour signe constant l’allongement de la voyelle radicale, le comparatiste discerne plusieurs types confondus, parfaits anciens ou aoristes radicaux, formes pourvues de correspondances partielles (lat. sēdī : got. sētum 1e pl.) ou complètes (lat. iēcī : gr. ἧκα) ou formes secondaires, le tout ordonné en une symétrie qui est la preuve d’un arrangement nouveau. (Par. : p. 16).

Dans ses « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », Benveniste insiste de même sur la cohérence du système linguistique⁴⁶. On lit en effet dans ce texte : En tant qu’institution collective et traditionnelle, toute langue a ses anomalies, ses illogismes, qui traduisent une dissymétrie inhérente à la nature du signe linguistique. Mais il n’en reste pas moins que la langue est système, qu’elle obéit à un plan spécifique, et qu’elle est articulée par un ensemble de relations susceptibles d’une certaine formalisation. (Rem.1 : p. 82).

Benveniste ajoute en outre quelques lignes plus loin : Les distinctions que chaque langue manifeste doivent être rapportées à la logique particulière qui les soutient et non soumises d’emblée à une évaluation universelle. À cet égard, les langues anciennes ou archaïques ne sont ni plus ni moins singulières que celles que nous parlons, elles ont seulement la singularité que nous prêtons aux objets peu familiers. Leurs catégories, orientées autrement que les nôtres, ont néanmoins leur cohérence. (Rem.1 : p. 82).

Citons enfin, concernant la notion de nécessité, ce passage d’« Actif et moyen dans le verbe⁴⁷ » : Il n’est pas question de considérer la distinction « actif-moyen » comme plus ou comme moins authentique que la distinction « actif-passif ». L’une et l’autre sont commandées par les nécessités d’un système linguistique, et le premier point est de reconnaître ces nécessités, y compris celle d’une période intermédiaire où moyen et passif coexistent. (Moy.1 : p. 169).

 Voir également, notamment, pour cette notion : GVP : p. , Jeu : p. , NANA : p. , SEL. : p.  et RTV. : p. . Voir en outre, dans « La phrase relative, problème de syntaxe générale » ( – ), la notion d’induction structurale : Rel. : p.  –  et, dans « Convergences typologiques » (), celle d’anomalie structurale : Ty. : p. .  Voir également, ci-dessus, les « lois d’agencement » (Ten. : p. ) et les « principes de structure » (Dév. : p. ) et, dans « Structuralisme et linguistique » (), les « lois de structure » (SL. : p. ). Voir par ailleurs Nat. : p.  – .

1.2 Du système à la structure

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Y répond également, par ailleurs, la notion de structure des relations. Benveniste écrit ainsi dans ses Études sur la langue ossète, à propos des préverbes du passage cité ci-dessus⁴⁸ : Pour chacun de ces préverbes le Dictionnaire donne, empiriquement, une définition qui est approximativement exacte, mais qui ne les délimite pas les uns par rapport aux autres et ne peut donc faire voir la structure de leurs relations. (ELO : p. 94).

On lit de même dans « Les relations de temps dans le verbe français [art.] », puis dans « Structure des relations d’auxiliarité » (1965), dont le titre est en lui-même révélateur⁴⁹ : La réalité de la distinction que nous posons entre formes d’accompli et formes d’antériorité nous paraît mise en évidence par un autre indice encore. Suivant qu’il s’agit des unes ou des autres, la structure des relations entre les formes temporelles est différente. (RTV.1 : p. 248) Il [notre propos] a été ensuite de définir chacune de ces variétés dans ses termes propres et d’en donner une description formelle qui met en lumière les éléments constants, les variables et la structure de leurs relations. (Aux.2 : p. 179).

Chez Benveniste, comme, mutatis mutandis, chez Hjelmslev et chez Jakobson, les relations sont en effet constituées en objet d’analyse. Benveniste parle ainsi volontiers, outre de structure et d’éléments constitutifs d’une structure, de système ou de structure de relations (oppositions, distinctions), et de relations formant un système. On lit par exemple dans Origines de la formation des noms en indo-européen et dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes (1969) :

 Voir ELO : p. .  Voir également, dans « Saussure après un demi-siècle », la définition de la phonologie comme la « théorie des fonctions distinctives des phonèmes, théorie des structures de leurs relations » (Sau. : p. ), suivie de cette affirmation : « Bien que celui-ci n’ait jamais employé en un sens doctrinal le terme “structure” (terme qui d’ailleurs, pour avoir servi d’enseigne à des mouvements très différents, a fini par se vider de tout contenu précis), la filiation est certaine de Saussure à tous ceux qui cherchent dans la relation des phonèmes entre eux le modèle de la structure générale des systèmes linguistiques. » (Sau. : p. ). Il est également question, dans « Structure des relations de personne dans le verbe » () et dans « Les transformations des catégories linguistiques » (), de « structure des oppositions » (voir Str. : p.  – , Tra. : p. ), et dans « Comment s’est formée une différenciation lexicale en français », d’articulation d’une différence : « La différence existe déjà, elle est seulement articulée d’une autre manière. » (Lex. : p. ).

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1 Valeur, structure et expression

Mais on peut montrer dès maintenant que, même sur des thèmes déjà élargis, il s’est constitué le même système de corrélations. (Or. : p. 56) On s’efforce ainsi […] de montrer comment les langues réorganisent leurs systèmes de distinctions et rénovent leur appareil sémantique. (VIE1 : p. 9 – 10).

Il est par ailleurs question, dans « Catégories de pensée et catégories de langue », de relations formant un système : Il y a en effet, entre le parfait et le moyen grecs, diverses relations à la fois formelles et fonctionnelles, qui, héritées de l’indo-européen, ont formé un système complexe (Cat.1 : p. 69).

Dans « Les relations de temps dans le verbe français [art.] », les relations apparaissent en outre comme ce qui organise les éléments, et l’examen de la structure s’y formule alors en termes de description des relations : Il s’agit donc de chercher dans une vue synchronique du système verbal en français moderne, les relations qui organisent les diverses formes temporelles. C’est à la faveur de ce qui semble une faille dans ce système que nous discernerons mieux la nature réelle des articulations. […] D’un problème à l’autre, c’est la structure entière du verbe qui se trouve soumise à un nouvel examen. Il nous a paru que la description des relations de temps constituait la tâche la plus nécessaire. (RTV.1 : p. 238).

L’appartenance à deux systèmes des formes composées du verbe, évoquée cidessus, fait de même l’objet, à un autre endroit du texte⁵⁰, d’une formulation en termes de relations. Benveniste pose en effet la question : « […] quelle est la relation entre temps simples et temps composés ? » (RTV.1 : p. 245), y apportant la réponse suivante : Il a écrit s’oppose à la fois à il écrit et à il écrivit, mais non de la même manière. La raison en est que les temps composés ont un double statut : ils entretiennent avec les temps simples deux types distincts de relations (RTV.1 : p. 246).

Enfin, dans « De la subjectivité dans le langage » (1958), à « l’agencement des formes » répondent les « relations de la signification » : Elle [l’installation de la subjectivité dans le langage] a en outre des effets très variés dans la structure même des langues, que ce soit dans l’agencement des formes ou dans les relations de la signification. (Subj.1 : p. 263).

 Comme en RTV. : p. , cité dans ce qui précède.

1.2 Du système à la structure

33

Le concept saussurien de système cède ainsi la place, dans le cadre de l’analyse séparée des deux faces du signe, à l’étude des relations, entendue comme mise au jour de structures. Cette substitution apparaît de manière très nette, de nouveau, dans les Actes de la conférence européenne de sémantique. Les participants s’attachent en effet à l’établissement et à l’étude du « système sémantique⁵¹ » de la langue, dans le cadre de la « sémémique », correspondant de la phonémique sur le plan du signifié, système sémantique que Benveniste qualifie de « structure nouvelle à explorer et à définir » (Ac. : p. 50). Or, la notion de type de relation est alors au centre des discussions. Benveniste affirme ainsi, au cours de la quatrième séance et au cœur des débats relatifs au système sémantique, que les participants se trouvent conduits à considérer « un problème formel, qui est de définir les critères des différences sémantiques » (Ac. : p. 61) : « […] il s’agit de savoir comment se distribuent les unités sémantiques et, par conséquent comment il y a lieu de définir ces relations sémantiques » (Ac. : p. 61). Ce sera l’objet de la cinquième séance, que Benveniste, après avoir annoncé le thème de la journée, la « Sémantique de la parole », ouvre en ces termes : Mais nous avons tout d’abord un report du programme d’hier, relatif à la question de la classification des catégories sémantiques et des principes qui peuvent y être appliqués. Ceci se réfère à certaines parties de propositions, mais expressément à un paragraphe des propositions de M. Frei. Nous trouvons chez lui un essai intéressant tendant à classifier les espèces sémantiques, « par application (c’est le texte même de M. Frei, page 3, alinéa 4)

 Voir Ac. : p. , où on lit notamment – il s’agit de propos de Benveniste ; il en ira de même chaque fois que nous ne préciserons pas l’identité du locuteur : « – Notion de système sémantique –, et il me semble que ceci doit être placé à l’origine de notre discussion d’aujourd’hui, à savoir comment démontrer l’existence d’un pareil système – et pas seulement l’assumer – comment l’établir, et, dans quels termes on peut le décrire. » (Ac. : p. ). On pense ici à cet éloge martinettien de la phonologie praguoise : « En matière de synchronie, ils [les premiers phonologues] […] étaient véritablement les premiers à dépasser l’affirmation cent fois répétée que les unités d’une langue (y compris les unités phoniques) forment un système où tout se tient, et les vagues déclarations relatives à l’existence d’une base d’articulation commune à tous les membres de chaque communauté linguistique. Enfin, on essayait pour de bon de déterminer précisément ce qu’était ce système ou cette base. » (Martinet,  : p.  – ), ou à cette critique de Troubetzkoy : « Et ce qui aurait de l’intérêt [chez Saussure] est terriblement abstrait, peu concret. Je commence à comprendre la direction qu’a prise l’activité de ses élèves. En fait, ils parlent à tort et à travers du système, et, pourtant (à l’exception du Système du verbe russe de Karcevskij), personne n’a réussi à décrire le système d’une langue vivante, ne serait-ce que celui du français. » (Troubetzkoy,  : p. ). De fait, les structuralistes se situent sur le plan de l’idiome, et théorisent la langue à partir de l’idiome, tandis que le concept saussurien de système est constitutif de celui de langue.

34

1 Valeur, structure et expression

des principes qui servent à distinguer les phonèmes, ou les principes qui sont à la base etc. (Lecture). (Ac. : p. 68).

Frei se réfère notamment à Troubetzkoy et à sa théorie des oppositions, et Benveniste l’interroge d’une part sur l’exhaustivité de son travail – « Dans le même sens que M. Ullmann, je voulais demander à M. Frei s’il pense que les cinq différences ou oppositions qu’il a prévues épuisent les oppositions possibles découvrables dans le dictionnaire ? » (Ac. : p. 70) –, d’autre part sur la pertinence d’une extension de ce dernier du domaine du vocabulaire à l’ensemble des relations sémantiques⁵², question significative, en ce qu’elle témoigne de l’empirisme de la notion de système ainsi discutée. Il conclut à ce dernier propos : C’est une simple suggestion que nous posons : il reste évidemment à explorer – mais ceci est affaire de réflexion individuelle – les limites de cette organisation introduite à l’intérieur du vocabulaire pour savoir si nous pouvons organiser de cette manière tout l’ensemble des relations sémantiques et des différences sémantiques existant dans une langue. (Ac. : p. 79).

On retrouve, dans ce cadre, des notions empruntées aux Praguois. Benveniste utilise ainsi, lors d’une discussion relative aux deux types de différences représentés par rouge-jaune et taureau-bœuf, la notion de marque, qui lui paraît susceptible de rendre compte du deuxième type d’opposition⁵³. Il faut prendre en compte le contexte particulier de cette discussion, dont le point de départ est la classification de Frei, elle-même fondée sur le classement de Troubetzkoy. Les notions de marque et de corrélation sont cependant présentes dans d’autres textes de Benveniste⁵⁴. Certaines analyses de Benveniste se rapprochent en outre des recherches jakobsoniennes de correspondance entre son et sens. Il est ainsi question dans « Structure des relations de personne dans le verbe » (1946), de la « situation très particulière de la 3e personne dans le verbe de la plupart des langues » (Str.1 : p. 228), répondant à son statut de non-personne : En sémitique, la 3e sg. du parfait n’a pas de désinence. En turc, d’une manière générale, la 3e sg. a la marque zéro, en face de la 1re sg. -m et de la 2e sg. -n […] […] Inversement la différence peut se manifester par une forme de 3e sg. qui est seule marquée (Str.1 : p. 228 – 229).

 Voir Ac. : p. .  Voir Ac. : p.  puis  – .  Dans « Structure des relations de personne dans le verbe », où apparaît également la notion de corrélation (voir RTV. : p.  – ,  – , ,  et ), dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen (voir NANA : p. ), dans « La nature des pronoms » (voir Pro. : p. ) et dans « Structure des relations d’auxiliarité » (voir Aux. : p. ).

1.2 Du système à la structure

35

On lit de même ensuite dans « Une valeur du diminutif » (1963) : Dans le couple coche : cochon, c’est le masculin qui est la forme marquée, à l’inverse du rapport ordinaire. (Dim. : p. 9 – 10).

Enfin, si la notion de type de relation, au sens de la conférence européenne de sémantique n’apparaît pas autrement dans les textes de Benveniste, l’objet de ces derniers n’en demeure pas moins l’étude des relations, et de leur nature⁵⁵, en un sens seulement plus descriptif, tourné vers la description du sens au lieu de la démarche clairement classificatoire de la conférence⁵⁶. Cette démarche de description et de caractérisation des relations apparaît de manière tout particulièrement nette dans « Deux modèles linguistiques de la cité » (1970), où on relève notamment ces deux passages, dans lesquels il est respectivement question d’interprétation d’un ensemble de rapports et de « fonder en rigueur » un rapport : La traduction de civis par « citoyen » est une erreur de fait, un de ces anachronismes conceptuels que l’usage fixe, dont on finit par n’avoir plus conscience, et qui bloquent l’interprétation de tout un ensemble de rapports. (Ci.2 : p. 273) Il devient possible et aisé à présent de fonder en rigueur le rapport linguistique de civis à civitas. En tant que formation d’abstrait, civitas désignera proprement l’« ensemble des cives ». […] Un modèle tout autre de cette même relation (nous disons qu’elle est la même non pas seulement parce qu’elle opère entre termes de même sens, mais parce qu’elle ne peut varier que par inversion : A → B ou B → A) est donné par le grec. (Ci.2 : p. 276 – 277).

La linguistique benvenistienne se caractérise donc – comme les linguistiques hjelmslevienne, jakobsonienne et martinettienne – par la substitution de la notion de structure au concept de système. Il s’agit là cependant, chez Benveniste comme chez les autres structuralistes, d’une interprétation de la pensée saussurienne, conçue, comme il est déjà apparu ci-dessus à la lecture d’un passage de « Coup d’œil sur le développement de la linguistique »⁵⁷, comme

 Le terme intervient dans le résumé de la communication « [La personne dans le verbe] » () : « L’éminence de la première personne marque l’opposition à la troisième et à la deuxième ; il convient d’analyser la nature de ces oppositions. » (Pers. : p. XXIII).  C’est également, significativement, en termes de types de relation que Benveniste interprète la distinction saussurienne entre différence et opposition, rappelée par Frei, et qui renvoie chez Saussure à la dialectique de la négativité et de la positivité qu’implique sa définition de la langue (voir Toutain a, et infra), dans un remarquable dialogue de sourds avec Frei (voir Ac. : p.  et  –  puis  – ).  Voir Dév. : p. . Voir également Sau. : p. , cité dans la note .

36

1 Valeur, structure et expression

initiatrice du structuralisme. On lit notamment dans « “Structure” en linguistique » : On a appelé Saussure avec raison le précurseur du structuralisme moderne. Il l’est assurément, au terme près. Il importe de noter, pour une description exacte de ce mouvement d’idées qu’il ne faut pas simplifier, que Saussure n’a jamais employé, en quelque sens que ce soit, le mot « structure ». À ses yeux la notion essentielle est celle du système. La nouveauté de sa doctrine est là, dans cette idée, riche d’implications qu’on mit longtemps à discerner et à développer, que la langue forme un système. (SEL.1 : p. 92).

Le postulat de l’existence d’une continuité entre système saussurien et structure apparaît de manière très nette dans ce passage, dans la mention des « implications qu’on mit longtemps à discerner et à développer ». Benveniste insiste ensuite significativement sur une idée dont il faut dire au contraire que la linguistique benvenistienne en met en œuvre une lecture purement analytique, manquant la dimension étiologique de la proposition saussurienne. Il ajoute en effet : C’est comme telle que le Cours la présente, en formulations qu’il faut rappeler : « La langue est un système qui ne connaît que son ordre propre » (p. 43) ; « La langue, système de signes arbitraires » (p. 106) ; « La langue est un système dont toutes les parties peuvent et doivent être considérées dans leur solidarité synchronique » (p. 124). Et surtout, Saussure énonce la primauté du système sur les éléments qui le composent : « C’est une grande illusion de considérer un terme simplement comme l’union d’un certain son avec un certain concept. Le définir ainsi, ce serait l’isoler du système dont il fait partie ; ce serait croire qu’on peut commencer par les termes et construire le système en en faisant la somme, alors qu’au contraire c’est du tout solidaire qu’il faut partir pour obtenir par analyse les éléments qu’il renferme » (p. 157). Cette dernière phrase contient en germe tout l’essentiel de la conception « structurale ». Mais c’est toujours au système que Saussure se réfère. (SEL.1 : p. 92– 93).

Les sources du passage du Cours de linguistique générale auquel Benveniste se réfère en dernier lieu se trouvent dans le troisième cours⁵⁸. Le début provient du passage suivant : Si l’on revient maintenant à la figure qui représentait le signifié en regard du signifiant […] on voit qu’elle a sans doute sa raison d’être mais qu’elle n’est qu’un produit secondaire de la valeur. Le signifié seul n’est rien, il se confond dans une masse informe. De même pour le signifiant. Mais le signifiant et le signifié contractent un lien en vertu des valeurs déterminées qui sont nées de la combinaison de tant et tant de signes acoustiques avec tant et tant de

 Voir Saussure () : p.  – .

1.2 Du système à la structure

37

qu’on peut faire dans la masse. Que faudrait-il pour ce rapport le signifiant et le signifié fût en soi ? Il faudrait avant tout que l’idée soit déterminée ce rapport n’est qu’une autre expression des valeurs prises dans leur opposition. – parfait périphrastique (habeō scriptum) fait émerger, dans la relation entre les éléments de la forme, le sens inhérent au parfait indo-européen. (Êt.1 : p. 200).

Comme Benveniste le note dans « Les transformations des catégories linguistiques » (1966), « [l]a transformation structurale aboutit à une conservation fonctionnelle » (Tra.2 : p. 130), mais l’idée remarquable nous paraît être que, toujours dans les termes de ce troisième texte, « la forme périphrastique est héritière de l’ancien parfait, non pas seulement en vertu d’une succession historique, mais parce qu’elle en rend explicite la valeur inhérente » (Tra.2 : p. 130), où apparaît de manière très nette le lien établi entre analyse de la signification et analyse de la structure des expressions, à savoir que la seconde est un mode de la première. Il faut mentionner également un échange des Actes de la conférence européenne de sémantique, dans la mesure où il semble annoncer les analyses de « Mécanismes de transposition » (1969), tout à fait caractéristiques de la démarche benvenistienne. Apparaît nettement en premier lieu, dans cet échange, la spécificité de l’attitude benvenistienne à l’égard de la distinction forme/ substance, mise en relief ci-dessus. Se donne tout d’abord à lire, dans le cadre d’une critique des distributionnalistes américains, critique qui donne lieu à une

 Benveniste renvoie alors à « La construction passive du parfait transitif ». Voir Êt. : p. , note .  Voir également Pas. : p.  – , mais les enjeux y apparaissent moins nettement.

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2 La langue comme organisation de l’expression

distinction entre « signification » et « substance », ainsi qu’à l’affirmation de la nécessité de « termes de distinction », la problématique de l’intégration de la signification à la langue, constitutive de la problématique sémantique comme pendant de la problématique phonologique. On lit en effet : M. Hjelmslev – Je suis disposé à croire, et je suis d’accord en cela avec M. Benveniste, que la substance du contenu a été jusqu’ici mal étudiée : on ne possède pas encore de moyens pour définir les prétendues garanties. M. Benveniste – Je suis heureux de voir que M. Hjelmslev s’intéresse à cette question qui me paraît essentielle. Nous avons dans l’ordre phonique – dans l’ordre du son – une notion assez précise de la substance. Du côté du signifié, nous ne savons pratiquement rien, et non seulement nous en savons si peu que c’est justement cela qui a été exclu par certaines écoles linguistiques comme étant totalement identique à la signification et sans les termes de distinction nécessaires. (Ac. : p. 112).

La suite de l’échange témoigne cependant de la spécificité de la perspective de Benveniste : si celui-ci parle de « pur schème », ce schème renvoie néanmoins à un type de formation, et ainsi à la structure des expressions, au sens de l’analyse syntaxique proposée dans « Fondements syntaxiques de la composition nominale » (1967) ou dans « Mécanismes de transposition ». Benveniste affirme en effet notamment, à propos du « contenu de la distinction » (Ac. : p. 112) entre parfait et passé défini, que « [l]a question [de ce contenu] doit être posée, car c’est une question essentielle » (Ac. : p. 112) et que « les substances nous sont à peu près inconnues » (Ac. : p. 112). On lit alors : Nous avons ici, dans la suite des notions qui définissent, de façon assez précise en apparence, noms d’instruments, noms d’animaux, noms d’agents (je tiens à souligner ce qu’il y a d’étrange à mettre sur le même plan noms d’instrument et noms d’animaux) ; et même la notion de noms d’instruments ou de noms d’agents, qui a l’air assez précise en ellemême, non seulement recouvre différentes espèces, mais reste en réalité très vague et présente des incompatibilités. En effet, si nous identifions le suffixe eur avec le nom d’agent, est-ce que dormeur sera, de ce fait, un nom d’agent ? Non. Vous voyez donc combien sont vagues et grossières ces notions. […] Nous nous restreignons ici au pur schème ; on peut dire alors que tout ce qui relève paradigmatiquement d’un certain type de formation avec un élément dit radical et un suffixe eur est défini conventionnellement comme nom d’agent. Mais alors commence ici le véritable problème. (Ac. : p. 112– 113).

Le problème des noms d’agent en -eur est examiné dans « Mécanismes de transposition », où Benveniste conclut : Ces remarques ont fait ressortir la diversité des valeurs qui se révèlent à l’examen dans la classe des noms d’agent en -eur, habituellement traitée comme unitaire. C’est en replaçant chacune de ces valeurs dans le cadre syntaxique dont elle relève et en partant de la

2.3 Analyse de la structure des expressions

139

construction verbale qu’elle transpose qu’on peut mettre en lumière les mécanismes qui produisent et qui différencient ces catégories nominales. (Méc.2 : p. 125).

Ce type d’analyse avait été inauguré dans « Convergences typologiques⁵⁰ » (1966), à propos des composés de type garde-chasse, dont l’analyse conduisait Benveniste à mettre en relief le « rôle de la fonction prédicative dans la genèse de cette classe de composés » (Ty.2 : p. 104), fonction « sous-jacente à une partie notable de la dérivation » (Ty.2 : p. 104), puis surtout dans « Fondements syntaxiques de la composition nominale », où la démarche se trouvait explicitée. Benveniste récusait en effet dans ce texte la considération morphologique des composés nominaux, qui « laisse sans réponse et à vrai dire ne permet même pas de poser le problème fondamental : quelle est la fonction des composés ? Qu’estce qui les rend possibles et pourquoi sont-ils nécessaires ? » (Fon.2 : p. 145), au profit de leur analyse syntaxique : Dans une langue consistant en signes simples, l’existence d’unités faites de deux signes conjoints invite à se demander où est la source commune des composés et d’où provient la diversité de leurs formes. Pour répondre à cette question, il faut, à notre avis, envisager les composés non plus comme des espèces morphologiques, mais comme des organisations syntaxiques. La composition nominale est une micro-syntaxe. Chaque type de composés est à étudier comme la transformation d’un type d’énoncé syntaxique libre. (Fon.2 : p. 145 – 146).

La réciprocité des rapports entre formes et fonction, mise en évidence ci-dessus, apparaît de manière très nette dans ces trois textes, auxquels il faut ajouter « Formes nouvelles de la composition nominale » (1966). Comme il apparaît en particulier dans « Fondements syntaxiques de la composition nominale », la distinction morphologie/syntaxe s’y double en effet d’une analyse de la diversité formelle des composés, de sorte que, tandis que l’analyse formelle se trouve ainsi subordonnée à une analyse fonctionnelle, cette analyse fonctionnelle, qui ne met en jeu la distinction forme/fonction que dans la mesure où celle-ci s’inscrit dans la partition traditionnelle de la langue, a pour fin la mise au jour du sens réel des composés, ainsi que de la fonction de la composition. Benveniste poursuit en effet :

 Si l’on excepte la communication « Les rapports de la détermination et de la composition » (), que Benveniste mentionne dans « Fondements syntaxiques de la composition nominale » (voir Fon : p. , note ), mais de la portée de laquelle le résumé très sommaire qui en a été publié nous permet difficilement de nous faire une idée.

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2 La langue comme organisation de l’expression

Nous examinons donc sous cette considération les principales classes de composés, telles qu’elles sont partout reconnues, pour mettre au jour les fondements syntaxiques propres à chacune et finalement pour en rechercher la commune fonction. […] On doit distinguer dans l’analyse des composés deux facteurs qui obéissent à des conditions différentes : la relation logique et la structure formelle. Celle-ci dépend de cellelà. La structure est agencée par la relation. Seule la relation logique fournit les critères propres à classer fonctionnellement les types de composés. En conséquence, la relation à établir entre les deux termes doit être considérée comme le premier critère, le plus général, celui auquel tous les autres seront subordonnés. (Fon.2 : p. 146).

Cette fonction, « transférer au virtuel le rapport actuel de prédication énoncé par la proposition de fondement » (Fon.2 : p. 161), est liée à l’« activité métamorphique, peut-être le travail le plus singulier de la langue » (Fon.2 : p. 162), activité qui se définit comme le « processus de transformation de certaines classes en d’autres » (Fon.2 : p. 161) : La langue n’est pas un répertoire immobile que chaque locuteur n’aurait qu’à mobiliser aux fins de son expression propre. Elle est en elle-même le lieu d’un travail incessant qui agit sur l’appareil formel, transforme ses catégories et produit des classes nouvelles. Les composés sont une de ces classes de transformation. Ils représentent la transformation de certaines propositions typiques, simples ou complexes, en signes nominaux. (Fon.2 : p. 160).

Ces deux aspects du sens des composés et de la fonction de la composition sont également présents dans « Mécanismes de transposition ». Benveniste y insiste sur le rôle de la transposition : Le rôle considérable de la transposition pourrait être illustré dans tous les chapitres d’une description fonctionnelle. (Méc.2 : p. 113).

Néanmoins, certaines remarques, faisant appel aux notions de latence : « Dans cette distinction, de sens et de fonction syntaxique, se réalise, par l’intermédiaire de la transposition, une distinction latente dans la prédication verbale. » (Méc.2 : p. 117), d’implication : « On peut ainsi différencier en anglais par des lexèmes explicites les valeurs diverses de qualité et de quantité impliquées en français par “bien manger” et qu’“un bon mangeur” ne peut transposer complètement. » (Méc.2 : p. 125), et de structure profonde : « L’identité de la structure formelle recouvre une disparité dans la structure profonde. » (Méc.2 : p. 118), font nettement apparaître le gain que représente une telle analyse fonctionnelle pour l’élucidation du sens des composés.

2.3 Analyse de la structure des expressions

141

La notion de métamorphisme met par ailleurs en jeu celle de catégorie, et l’on en arrive ainsi à la seconde dimension impliquée par l’analyse de la structure des expressions : l’organisation catégorielle de la langue. Cette dimension est très présente dans les textes de Benveniste, où les termes de catégorie et de classe sont extrêmement récurrents. On notera, en particulier, les syntagmes « catégorie d’expression⁵¹ » et « classe d’expression⁵² ». Les notions de système, de structure et d’organisation sont par ailleurs convoquées à plusieurs reprises dans le cadre de l’analyse de l’expression. On se souvient, par exemple, de cette affirmation de « La classification des langues », où des « systèmes » se trouvent comparés à des « modes d’expression » : Or, on peut montrer, et nous essayerons de le faire ailleurs, que tous les systèmes variés de « classes nominales » sont fonctionnellement analogues aux divers modes d’expression du « nombre grammatical » dans d’autres types de langues (Cla.1 : p. 117– 118).

Rappelons également cette affirmation de « Le langage et l’expérience humaine », où l’expression apparaît le fait d’une « organisation paradigmatique⁵³ » : L’organisation paradigmatique propre aux formes temporelles de certaines langues, notablement des langues indo-européennes, n’a ni en droit ni en fait le privilège exclusif d’exprimer le temps. (LEH.2 : p. 69).

 Voir par exemple : « Or toutes les langues possèdent des pronoms, et dans toutes on les définit comme se rapportant aux mêmes catégories d’expression (pronoms personnels, démonstratifs, etc.). » (Pro. : p. ), « Toutes les langues ont en commun certaines catégories d’expression qui semblent répondre à un modèle constant. » (LEH. : p. ).  Voir par exemple : « Mais pour les linguistes, du moins pour ceux qui ne se détournent pas des problèmes de la signification et considèrent que le contenu des classes d’expression leur ressortit aussi, un pareil programme est plein d’intérêt. » (Phi. : p. ).  Voir en outre, pour cette convocation du système, ces deux passages, également cités plus haut : « Plus générale et, si l’on peut dire, naturelle est une autre confusion qui consiste à penser que le système temporel d’une langue reproduit la nature du temps “objectif”, si forte est la propension à voir dans la langue le calque de la réalité. Les langues ne nous offrent en fait que des constructions diverses du réel, et c’est peut-être justement dans la manière dont elles élaborent un système temporel complexe qu’elles divergent le plus. » (LEH. : p. ), « Telle paraît être l’expérience fondamentale du temps dont toutes les langues témoignent à leur manière. Elle informe les systèmes temporels concrets et notamment l’organisation formelle des différents systèmes verbaux. » (LEH. : p. ).

142

2 La langue comme organisation de l’expression

Le système catégoriel de la langue se trouve en effet impliqué dans la structure des expressions. On lit ainsi par exemple dans « Formes nouvelles de la composition nominale », à propos du mot otarie : Il est clair maintenant que la création de ce terme ne doit rien aux catégories grecques et que Péron n’a pas cherché à helléniser. La forme otarie est une transposition approximative du français « (phoque) à auricules ». Ici encore, c’est du français habillé en grec. Ce néologisme, en tant que terme simple, confirme donc ce que le composé microbe nous avait montré : que certains des néologismes scientifiques de forme gréco-latine créés en français et tout particulièrement les composés (la proportion reste à évaluer après examen) n’ont de grec ou de latin que la forme matérielle. Ce sont en réalité des composés bâtis en français et seulement transposés – souvent d’une manière assez lâche – en lexèmes gréco-latins. (Nou.2 : p. 170).

De même, dans « Convergences typologiques », la « structure formelle » des composés se double d’une « structure formelle » au sens de la structure morphologique de la langue⁵⁴. Benveniste insiste en effet en conclusion de son article sur l’identité de structure formelle et fonctionnelle des composés paiutes et français : Que ce type de composés soit vivant et productif en paiute et seulement résiduel en français ne touche en rien au principe de cette comparaison et n’en altère pas la légitimité. Il s’agit essentiellement de la même structure formelle et fonctionnelle : un nom entre en composition avec un verbe qu’il précède à titre de déterminant instrumental. Les exemples cités pour le français comme pour le paiute offrent une similitude frappante. En outre, la morphologie de la composition présente un curieux trait d’analogie. (Ty.2 : p. 111).

Or, sont ensuite convoquées la typologie, ainsi que la notion de « structure formelle », qui renvoie notamment à la distinction de deux catégories, nom et verbe : De telles corrélations sont utiles à retenir. Elles aident à voir combien la typologie est indépendante de la parenté linguistique. Des convergences typologiques peuvent se produire hors de toute filiation génétique. Il y faut cependant un minimum d’analogie dans la structure formelle des langues comparées. Dans le cas présent on peut relever que le paiute distingue clairement nom et verbe, qu’il utilise largement la composition des thèmes nominaux et verbaux, qu’il a des préfixes et des suffixes. Tous ces traits se retrouvent en

 Il était de même question dans « La classification des langues » d’une part de la « manière de construire les formes » (Cla. : p. ) et d’autre part des « traits saillants d’une morphologie » (Cla. : p. ).

2.3 Analyse de la structure des expressions

143

français, avec cette différence cependant que le champ de la composition y est réduit. (Ty.2 : p. 111– 112).

Il était de même question, en ouverture du texte⁵⁵, et conformément au titre, de « structure » et de « type », type dont on notera par ailleurs, eu égard à ce que nous avons dit de la spécificité de l’analyse benvenistienne, que la notion s’en trouve considérablement limitée par rapport à « La classification des langues » : On entend généralement par typologie l’étude des types linguistiques définis par leur structure générale. De cette notion assez sommaire est issue la classification traditionnelle des langues en flexionnelles, isolantes, etc., qui était en faveur autrefois. Il paraît plus instructif de caractériser comme « types » des ensembles plus limités, mais mieux définis, qui peuvent d’ailleurs être de nature assez variée, pourvu qu’ils offrent dans une langue donnée une particularité notable. Si l’observation initiale est correcte et si elle dégage les conditions du phénomène, elle conduit parfois à reconnaître le même type dans une langue de structure tout autre, où les mêmes conditions l’ont produit. (Ty.2 : p. 103).

Il s’agit dans tous ces passages de la possibilité même de certaines structures d’expression, mais ces expressions, en retour, s’inscrivent dans des classes ou des catégories⁵⁶. Benveniste écrit ainsi, dans « Les transformations des catégories linguistiques⁵⁷ » : Les transformations que nous considérons plus spécialement sont celles qui à la fois produisent une nouvelle classe de signes, qu’on pourrait appeler les signes d’auxiliation, et qui sont réalisées corrélativement par ces formes d’auxiliation. (Tra.2 : p. 127).

 Voir encore, dans le corps du texte, la considération d’un « type de composition » comme une « anomalie structurale » en Ty. : p.  – .  On trouve dans « La forme et le sens dans le langage » une distinction, proche, entre « paradigmes » et « catégories de signes », le premier terme impliquant significativement un rapport entre engendrement et organisation : « On doit donc inclure dans la sémiologie, outre les diverses catégories de signes, les modèles et les schémas selon lesquels les signes s’engendrent et s’organisent : les paradigmes, au sens traditionnel (flexion, dérivation, etc.). » (FSL. : p. ).  Mais voir également, par exemple, les développements de Noms d’agent et noms d’action en indo-européen sur la comparaison, où, comme nous l’avons vu plus haut, les deux types de comparatif indo-européen constituent « deux catégories distinctes » (NANA : p. ) et où de même « [a]vec le comparatif, c’est une catégorie nouvelle qui s’est instaurée » (NANA : p. ).

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2 La langue comme organisation de l’expression

On lit de même dans « Formes nouvelles de la composition nominale » : Les langues que nous parlons se transforment sous nos yeux sans que nous en prenions toujours conscience ; maintes catégories traditionnelles de nos descriptions ne répondent plus à la réalité vivante ; d’autres se forment qui ne sont pas encore reconnues. C’est le cas de la composition nominale dans le français d’aujourd’hui. Nous voudrions signaler deux développements qui s’y produisent, et deux classes qui en résultent, auxquelles il s’agit de donner statut d’existence. (Nou.2 : p. 163).

En raison de ce double rapport entre catégories et expression, l’analyse des expressions vaut en même temps analyse des structures linguistiques engagées. On lit ainsi dans le compte rendu de la communication « [Actif, “passif”… dans le verbe] » (1949) : Ainsi, dans deux langues de type différent, l’idée que le verbe transitif serait d’expression passive déforme les faits. Les véritables catégories verbales de ces langues sont tout autres et ne peuvent être décrites que sur la base de leurs caractères formels et à l’intérieur d’une structure d’ensemble. (Act. : p. XXV).

Les deux dimensions de l’analyse des expressions (« l’idée que le verbe transitif serait d’expression passive », « décrites sur la base de leurs caractères formels ») et de l’analyse de la structure (« les véritables catégories verbales ») apparaissent nettement dans ce passage. Néanmoins, précisément, la dimension de la structure se trouve ainsi impliquée dans l’analyse benvenistienne, qu’elle entre en jeu dans la description des expressions, qu’en retour, elle s’y trouve convoquée comme objet de l’analyse, conjointement aux expressions qui la mettent en jeu et par l’analyse desquelles s’accroît la justesse de sa description, ou enfin, comme il apparaît dans la citation de « [Actif, “passif”… dans le verbe] » – « et à l’intérieur d’une structure d’ensemble » –, qu’elle en constitue le cadre, voire l’un des principes. Elle apparaît ainsi comme un postulat de l’analyse, et un corollaire de la notion d’expression, sans que cette corrélation fasse l’objet d’aucune élaboration, si ce n’est par le biais de la notion de forme, c’est-à-dire de nouveau par voie de postulat, postulat auquel s’ajoute seulement une définition, c’est-à-dire un autre postulat. Nous pensons ici à la définition de la notion de catégorie, mentionnée plus haut en note⁵⁸, et que Benveniste donne dans « [Signe et système dans la langue] » (1959), puis de nouveau dans « Les transformations des catégories linguistiques » :

 Voir ci-dessus la note  du premier chapitre. En dérive la notion de « classe formelle ». Voir par exemple Pro. : p. , Dév. : p. , Niv. : p.  et Fon. : p. ,  –  et .

2.3 Analyse de la structure des expressions

145

Est catégorie ce qui se laisse classifier formellement dans une langue. Le nombre et la nature de ces classes ne peuvent être prévues. Faut-il restreindre le terme « catégorie » à la grammaire ? C’est largement affaire de convention. (Sig. : p. 95) On entendra par catégories les classes de formes caractérisées distinctivement et susceptibles de fonctions grammaticales. (Tra.2 : p. 126).

Il faut noter, à ce propos, l’ambiguïté qui marque certains emplois des termes forme et structure, en particulier⁵⁹ dans « Structure des relations d’auxiliarité », où le terme structure, de même que celui de formel semblent renvoyer avant tout à la structure des expressions examinées⁶⁰, mais où, par ailleurs, le développement conclusif, qui entend caractériser la « structure formelle de l’auxiliation », est appréhendable en termes de principes de structure et d’organisation, dans la mesure où Benveniste y énumère « trois règles relatives à la structure formelle de l’auxiliation » (Aux.2 : p. 192), qui sont « le principe de non-réflexivité

 Voir également Pas. : p. , ainsi que Cla. : p.  et Êt. : p. . Notons par ailleurs cette occurrence d’organisation de « La classification des langues » : « Les formes grammaticales traduisent, avec un symbolisme qui est la marque distinctive du langage, la réponse donnée à ces problèmes ; en étudiant ces formes, leur sélection, leur groupement, leur organisation propres, nous pouvons induire la nature et la forme du problème intra-linguistique auquel elles répondent. » (Cla. : p. ).  On relève ainsi : « Il [notre propos] a été ensuite de définir chacune de ces variétés [de l’auxiliation] dans ses termes propres et d’en donner une description formelle qui met en lumière les éléments constants, les variables et la structure de leurs relations. » (Aux. : p. ), « Cette jonction produit une forme verbale de structure binomale auxiliant + auxilié d’ordre invariable, dont les éléments peuvent être dissociés par insertion. » (Aux. : p. ), « En étudiant les termes et l’agencement de la forme de parfait, nous déterminerons quelques-unes des conditions nécessaires de toute structure d’auxiliation. » (Aux. : p. ), « C’est donc un scindement de l’auxiliant il a (chanté) en il a eu (chanté), produisant une auxiliation au second degré. Nous parlerons en ce cas d’une surauxiliation. Il faut prendre garde que il a dans il a (chanté) et il a dans il a (eu – chanté) ne sont pas la même forme, n’étant pas de même niveau. Nous distinguerons le premier comme il a, auxiliant, et le second comme il a, surauxiliant. // À ce dédoublement de structure correspond un dédoublement de fonction : il a eu (chanté) diffère de il a (chanté) par la notion d’un achèvement préalable créant un palier d’antériorité logique ; c’est un discordantiel du parfait. » (Aux. : p.  – ), « Nous n’étudions pas ici la nature du passif (ce vaste sujet est étranger à notre propos), mais la structure de l’auxiliation dans le passif. » (Aux. : p. ), « On peut donc établir deux règles de correspondance entre l’actif et le passif qui permettent de prédire la structure de l’auxiliation au passif » (Aux. : p. ), « Les autres variations possibles dans la structure du passif dépendront de la combinaison de l’auxiliation de diathèse avec l’auxiliation de modalité » (Aux. : p. ), « En outre la langue a étendu la fonction modalisante à d’autres verbes dans une partie de leurs emplois et par la même structure d’auxiliation ; principalement : aller, vouloir, falloir, désirer, espérer. » (Aux. : p. ).

146

2 La langue comme organisation de l’expression

de la fonction auxiliante » (Aux.2 : p. 192), celui selon lequel « aucun auxiliant n’admet l’auxiliation de diathèse » (Aux.2 : p. 193), et celui de la « non-réversibilité du rapport auxiliant : auxilié » (Aux.2 : p. 193). Benveniste semble d’ailleurs jouer sur la polysémie du terme forme, écrivant dans « Tendances récentes en linguistique générale » : Si la science du langage doit se choisir des modèles, ce sera dans les disciplines mathématiques ou déductives qui rationalisent complètement leur objet en le ramenant à un ensemble de propriétés objectives munies de définitions constantes. C’est dire qu’elle deviendra de plus en plus « formelle », au moins en ce sens que le langage consistera en la totalité de ses « formes » observables. (Ten.1 : p. 8).

L’adjectif formel est d’autant plus ambivalent dans ce passage que ces quelques lignes introduisent le développement qui s’achève sur ce passage cité plus haut : Une grande simplification est opérée désormais, et il devient alors possible de reconnaître l’organisation interne et les lois d’agencement de ces traits formels. Chaque phonème ou morphème devient relatif à chacun des autres, en ce qu’il en est à la fois différent et solidaire ; chacun délimite les autres qui le délimitent à leur tour, distinctivité et solidarité étant des conditions connexes. Ces éléments s’ordonnent en séries et montrent dans chaque langue des arrangements particuliers. C’est une structure, dont chaque pièce reçoit sa raison d’être de l’ensemble qu’elle sert à composer. (Ten.1 : p. 8).

L’adjectif formel revient cinq fois dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique ». Il y qualifie en premier lieu les éléments de la langue, Benveniste parlant d’« analyser la langue dans ses éléments formels propres » (Dév.1 : p. 20), puis affirmant, comme nous l’avons vu plus haut, que la langue « se compose d’éléments formels articulés en combinaisons variables, d’après certains principes de structure » (Dév.1 : p. 21). Il est ensuite question de « classe formelle » (Dév.1 : p. 22) et de la « structure formelle de la langue » (Dév.1 : p. 22). On lit enfin : Le langage reproduit le monde, mais en le soumettant à son organisation propre. Il est logos, discours et raison ensemble, comme l’ont vu les Grecs. Il est cela du fait même qu’il est langage articulé, consistant en un arrangement organique de parties, en une classification formelle des objets et des procès. (Dév.1 : p. 25).

Si la dernière occurrence semble appeler le sens de « forme-signifiant », il semble difficile de donner aux quatre autres un sens univoque, d’autant que la première est suivie d’une caractérisation de la linguistique comme science « formelle », et que cette proximité maximalise l’ambiguïté des occurrences de l’adjectif :

2.3 Analyse de la structure des expressions

147

La linguistique entre alors dans sa troisième phase, celle d’aujourd’hui. Elle prend pour objet non la philosophie du langage ni l’évolution des formes linguistiques, mais d’abord la réalité intrinsèque de la langue, et elle vise à se constituer comme science, formelle, rigoureuse, systématique. (Dév.1 : p. 20).

L’interprétation de la quatrième occurrence est quant à elle doublement déterminée par la référence à l’organisation paradigmatique et syntagmatique et par le syntagme « classe formelle ». L’occurrence du verbe formaliser que l’on trouve ensuite est tout aussi ambiguë : Décrire ces rapports, définir ces plans, c’est se référer à la structure formelle de la langue ; et formaliser ainsi la description, c’est – sans paradoxe – la rendre de plus en plus concrète en réduisant la langue aux éléments signifiants dont elle se constitue uniquement et en définissant ces éléments par leur relevance mutuelle. Au lieu d’une série d’« événements » singuliers, innombrables, contingents, nous obtenons un nombre fini d’unités et nous pouvons caractériser une structure linguistique par leur répartition et leurs combinaisons possibles. (Dév.1 : p. 22).

Il est encore question, dans « Les niveaux de l’analyse linguistique » (1962), de la langue comme un « ensemble de signes formels » (Niv.1 : p. 130) et de « structure formelle » (Niv.1 : p. 126), sans que le sens de l’adjectif ne perde son ambivalence⁶¹. On lit en outre dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique », au terme d’une partie consacrée à la « structure articulée du langage » et  Voir également Subj. : p. , ainsi que le syntagme « organisation formelle » dans « La phrase relative, problème de syntaxe générale » en Rel. : p. , et certaines occurrences de structure dans le même texte : Rel. : p. , note ,  et . En revanche, l’occurrence de « Saussure après un demi-siècle » (), en Sau. : p. , n’est pas sans rappeler d’une part le passage de « Tendances récentes en linguistique générale » cité en conclusion de la deuxième section de ce chapitre (Ten. : p.  – ), où Benveniste oppose substantiel et structures formelles, et d’autre part le rapport établi par Benveniste entre signe et fonctionnement différentiel ou oppositif (voir le premier chapitre, notamment Moy. : p.  et Cat. : p. ). Aussi sera-t-on tenté de l’interpréter en termes de forme-structure. Ces occurrences de « structure formelle » de « La forme et le sens dans le langage » et de « Fondements syntaxiques de la composition nominale » renvoient quant à elles à la structure au sens « saussurien » : FSL. : p.  et Fon. : p. . Cette dernière occurrence témoigne que la notion benvenistienne de forme se complique en outre de son inscription dans le cadre de la partition traditionnelle de la langue. Par ailleurs, les deux autres occurrences de « La forme et le sens dans le langage » nous confrontent à un autre type de difficulté : s’il s’agit sans ambiguïté de la structure au sens structuraliste, « structure formelle » semble s’y opposer à « sémantique » d’une part, « sémiotique » d’autre part – au sens spécifiquement benvenistien de ces deux termes. Voir FSL. : p.  et . Ces deux occurrences se compliquent d’une troisième, où « structure formelle » semble pouvoir renvoyer aussi bien au « sémantique » (au sens benvenistien) qu’au syntagme. Voir FSL. : p. . Voir infra, le troisième chapitre.

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2 La langue comme organisation de l’expression

en ouverture d’une deuxième section consacrée à la fonction du langage : « Ce n’est pas seulement la forme linguistique qui relève de cette analyse ; il faut considérer parallèlement la fonction du langage. » (Dév.1 : p. 24), et l’ambiguïté qui marque alors la notion de forme réapparaît dans un passage important de « Ce langage qui fait l’histoire » (1968), sur lequel nous reviendrons infra : Au sens strict, le structuralisme est un système formel. Il ne dit absolument rien sur ce que nous appelons la signification. Nous la mettons entre parenthèses. Nous supposons que tout le monde comprend que si nous disons : « Vous avez faim », nous mettons avez à cause de vous. Il y a donc une combinatoire avec certaines corrélations qui sont codées, fixées par un code de convention : vous va avec avez et non avec avons. Mais que signifie « avoir » ? Quand je dis : « Vous avez raison », le verbe « avoir » signifie-t-il la même chose que si je dis : « Vous avez froid » ? Cela n’intéresse absolument pas le structuralisme : cela intéresse la sémiologie. (His.2 : p. 34).

À l’opposition forme/fonction répond en effet ici l’opposition forme/signification, Benveniste parlant cependant par ailleurs de « combinatoire » et de « code de convention », outre de « structuralisme ». Cette première modalité de l’articulation entre expression et organisation sui generis de la signification que constitue l’analyse de la structure des expressions n’implique ainsi d’autre élaboration de ce lien que l’ambiguïté de la notion de forme. Cependant, l’analyse des expressions ne vaut par définition que pour les syntagmes, et les notions lexicales font l’objet d’une analyse relativement différente⁶², d’ailleurs complémentaire – et à certains égards solidaire⁶³ – de la

 Bien qu’elles soient également passibles, lorsque le terme s’y prête, d’une analyse morphologique. On lit ainsi par exemple dans « La notion de “rythme” dans son expression linguistique » () : « Ce sens établi, on peut et il faut le préciser. Pour “forme”, il y a en grec d’autres expressions : σχῆμα, μορφή, εἶδος, etc., dont ῥυθμός doit en quelque manière se distinguer, mieux que notre traduction ne peut l’indiquer. La structure même du mot ῥυθμός doit être interrogée. » (Ry. : p. ). On trouve d’ailleurs, dans « Deux modèles linguistiques de la cité », un développement remarquable eu égard à l’ambiguïté de la notion benvenistienne de forme. Benveniste propose en effet dans ce texte un nouveau type d’analyse des rapports entre langue et société : « Ce n’est plus une substance, un donné lexical sur lequel s’exerce la comparaison socio-linguistique, mais une relation entre un terme de base et un dérivé. Cette relation intralinguistique répond à une certaine nécessité de configuration à la fois formelle et conceptuelle. De plus, étant intralinguistique, elle n’est pas censée fournir une dénomination d’objet, mais elle signifie un rapport (à interpréter selon le cas comme subordination ou dépendance) entre deux notions formellement liées. Il faut voir dans quelle direction se produit la dérivation. Alors la manière dont se configure dans la langue ce rapport notionnel évoquera dans le champ des réalités sociales la possibilité (c’est tout ce qu’on peut dire a priori) d’une situation parallèle. » (Ci. : p.  – ). Dans ce cadre, l’analyse morphologique apparaît

2.4 Analyse des emplois

149

première, et s’inscrivant, comme elle, dans la problématique de l’expression (la notion d’utilisation conduit à celle d’emploi)⁶⁴ : l’analyse des emplois.

2.4 Analyse des emplois L’élaboration benvenistienne de la notion d’expression est corrélative d’un traitement particulier de la double distinction langue/parole et sens/référence, dont Benveniste affirme à plusieurs reprises la nécessité pour l’analyse des significations. La distinction langue/parole apparaît tout d’abord liée à la problématique de l’expression. La parole est le domaine de l’utilisation et des moyens d’expression, la langue celui de l’organisation de l’expression, des « notions » au sens de la signification sui generis, telle qu’elle est appréhendable dans l’expression. Benveniste écrit ainsi, dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen, à propos des deux constructions indo-européennes du comparatif : Il faut donc vérifier si les différences syntaxiques constatées entre leurs emplois respectifs et qu’on cherche toujours à unifier au profit d’une seule construction, n’ont pas d’autre cause que la contrainte des moyens d’expression. En d’autres termes, le problème a été jusqu’ici posé sur le seul plan de la « parole ». Il faut pousser plus loin et voir si la notion à exprimer était bien la même. (NANA : p. 129).

Dans ce cadre, la distinction langue/parole est donnée comme nécessaire à une analyse rigoureuse des significations, dont la définition requiert que soient écartées comme telles les acceptions de parole, occasionnelles, et non constitutives de l’expression. On lit ainsi également dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen :

solidaire d’une structure conceptuelle, configuration d’une notion dont se dévoile ainsi la spécificité. Voir Ci. : p.  – .  L’analyse de la structure des expressions implique en effet les emplois, cependant qu’inversement, les emplois sont solidaires d’un contexte de spécification. L’analyse morphologique des termes exprimant des notions lexicales (voir la note précédente) fait en outre figure de point de bascule entre les deux types d’analyse. Voir ci-dessous.  Les occurrences de forme, valeur et fonction qui manifestent la dualité forme linguistique/ sens impliquent ainsi souvent, comme il a pu apparaître plus haut, les notions de syntagme et d’emploi, c’est-à-dire les deux modalités de l’analyse benvenistienne de l’organisation de l’expression.

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2 La langue comme organisation de l’expression

Il importe de veiller aux confusions qui risquent toujours de s’établir entre « langue » et « parole », entre la valeur propre d’une formation – valeur stable et généralement simple – et les acceptions multiples qu’elle reçoit des circonstances de l’emploi. (NANA : p. 84).

Benveniste oppose la constance de la valeur de langue à la multiplicité des acceptions de parole. On retrouve ici la lecture analytique de la distinction saussurienne⁶⁵. Il s’agit, comme nous le verrons plus en détail ci-dessous, d’unifier et d’ordonner la diversité des emplois, unification et ordonnance corrélatives d’une analyse morphologique et d’une analyse différentielle. Benveniste affirme en effet un peu plus bas à propos de la valeur du mot en -σις : Celle-ci doit être constante et se définira, d’une part, par rapport à la forme d’où elle dérive, de l’autre, par rapport aux autres suffixes que la même base pourrait admettre. (NANA : p. 85)⁶⁶.

Il apparaît cependant également que cette lecture de la distinction langue/parole permet par ailleurs de distinguer entre acceptions de parole et valeurs de langue, distinction dont Benveniste affirme l’absolue nécessité : Faute de délimiter clairement la valeur et l’emploi, de distinguer entre le sens inhérent au suffixe et les situations variables auxquelles l’énoncé donne expression, on se voue aux incertitudes ou aux subtilités. (NANA : p. 85).

La détermination du sens implique que l’on fasse la part des acceptions de parole et du sens inhérent à la forme examinée. Cette affirmation est récurrente dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen et dans les textes de Benveniste en général. On lisait ainsi quelques pages plus haut : Il importe peu que ces mots en -(t)eur désignent des hommes ou des instruments, c’est là affaire de « parole », de nécessités locales et imprévisibles. On ne devinerait pas, si on ne le savait, que chauffeur s’applique à un homme, brûleur à un appareil, et il est d’ailleurs inévitable, dans une civilisation de plus en plus mécanisée, que les tâches humaines s’assimilent à des fonctions d’instruments. Au point de vue sémantique, seule compte la distinction entre les deux catégories de noms. (NANA : p. 61).

 Voir plus haut p. .  Voir également ensuite NANA : p.  et , cités dans le premier chapitre. Voir également, concernant le rôle de l’analyse morphologique, Ac. : p. .

2.4 Analyse des emplois

151

Benveniste écrit en outre de nouveau un peu plus loin : Que certaines des acceptions de *en-ter puissent ainsi équivaloir à l’idée de « supprimer », c’est là une particularité qui relève du vocabulaire et de la « parole ». Nous avons seulement voulu éclairer la valeur de « langue » et montrer comment l’analyse des fonctions du suffixe *-ter dévoile la structure de « entre », concept spatial et catégorie de pensée. (NANA : p. 121).

On lit ensuite dans « Euphémismes anciens et modernes » (1949), où s’ajoute la dimension de l’explication des emplois par la valeur, autre dimension importante de l’élaboration benvenistienne, que nous envisagerons plus en détail cidessous : Dans l’exégèse de ces mots il s’est introduit une confusion entre les valeurs de « langue » et celles de « parole » (au sens saussurien). Les acceptions religieuses, avec toutes leurs résonances, leurs associations, leurs interférences, relèvent de la « parole ». Mais ces acceptions ne se déterminent qu’à partir d’une valeur purement linguistique. Dans l’étude du vocabulaire cultuel, comme de tous les vocabulaires spéciaux il faut bien séparer les deux aspects du problème si l’on veut comprendre la nature des actions qui s’y croisent. (Eu.1 : p. 308 – 309).

On trouve enfin des affirmations analogues dans « Problèmes sémantiques de la reconstruction », Hittite et indo-européen, « Pour l’analyse des fonctions casuelles : le génitif latin » (1962) et « Pour une sémantique de la préposition allemande vor » (1969)⁶⁷. La distinction benvenistienne entre langue et parole est ainsi corrélative d’une distinction entre valeur et emplois, à visée méthodologique, ordonnatrice et explicative. Cette deuxième distinction fait l’objet d’une élaboration particulière, dans le cadre de laquelle la distinction vaut moins de manière absolue qu’elle ne permet l’instauration, dans le cadre de la problématique benvenistienne de l’expression, d’un espace proprement linguistique⁶⁸. Il faut noter tout d’abord à cet égard que, comme il est déjà apparu plus haut, la distinction benvenistienne entre signification et désignation, constamment affirmée, est en

 Voir Rec. : p.  – , HIE : p. , Gén. : p.  –  et All. : p. . Voir également Dim. : p.  – .  Signalons à cet égard un échange des Actes de la conférence européenne de sémantique qui, bien que relativement confus, fait apparaître que Benveniste a besoin, dans le cadre de son appréhension de la distinction langue/parole, d’une double distinction : entre valeur et emploi d’une part, entre mot ou signification et référence d’autre part. Voir Ac. : p.  – . Y apparaît par ailleurs la notion d’actualisation, qui n’est pas sans évoquer les textes relatifs à l’énonciation.

152

2 La langue comme organisation de l’expression

réalité extrêmement fragile. Nous avons vu dans le premier chapitre l’importance de la notion de nomenclature dans les textes de Benveniste, et la labilité de la frontière entre signification, expression et désignation⁶⁹. Il faut ici faire remarquer le modelage de la notion de désignation par celle d’expression, au sens spécifiquement benvenistien que nous nous sommes efforcée de mettre en évidence dans la première section de ce chapitre. Nous avons cité plus haut, par exemple, ce passage de Noms d’agent et noms d’action en indo-européen : L’existence de deux types de noms d’agent n’est donc pas liée à une certaine famille de langues ni à une structure linguistique définie. Elle peut se réaliser dans des conditions historiques très variées, chaque fois qu’on veut opposer, dans la désignation du sujet agissant, des modes d’action sentis comme distincts. (NANA : p. 61).

Or, le terme de désignation y a le même sens actif qui marque de nombreux emplois du terme expression ⁷⁰. Il est en outre question, dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen, d’un type d’indication dans la parole : […] les mots en -τύς portent toujours une valeur subjective, et expriment le procès en tant que modalité (capacité, etc.) du sujet. En termes de « parole », ils indiquent le procès comme exercice ou métier de celui qui le pratique. (NANA : p. 86).

Il s’agit ici de traduction, « en termes de “parole” », de la définition de langue. La nuance est cependant absente de ces autres remarques : Par la formation en -tr̥ ́ est caractérisé celui qui accomplit ou a accompli un acte, que cet acte ait eu lieu une fois ou qu’il soit répété. Seule la notion d’auteur est mise en valeur, et le sujet est désigné à partir de cet accomplissement. (NANA : p. 11– 12) Dans l’ordre des noms divins, il n’est pas sans intérêt de relever que tváṣt ̣r̥ (comme tāś ṭ ̣r̥) est dénommé comme auteur d’un procès cosmogonique, en tant qu’il a fabriqué le monde,

 Signalons encore, à ce propos, cette formule remarquable des Études sur la langue ossète () : « Ce sont en majorité des termes généraux, non techniques, comportant parfois une acception particulière, mais qui restent intelligibles et qui désignent sans détour les choses qu’ils signifient. » (ELO : p. ). Voir également VIE : p.  (où il apparaît nettement que, malgré la distinction entre signification et désignation – dont nous verrons de nouveau l’importance ci-dessous, en particulier dans cet ouvrage –, la signification n’est pas réellement distincte de la désignation), ainsi que VIE : p.  –  et  – , et avec eux la problématique de Benveniste dans ce travail.  On notera, à cet égard, la commutation entre désignation ou dénomination et expression que l’on constate dans ces deux passages d’« Euphémismes anciens et modernes » () : Eu. : p.  et .

2.4 Analyse des emplois

153

alors que savitr̥ est désigné comme chargé d’inciter, de mettre en mouvement, et a ainsi une ́ mission permanente⁷¹. (NANA : p. 17).

Il faut également signaler l’appréhension de la synapsie comme un « mode de désignation » (Nou.2 : p. 174) que l’on trouve dans « Formes nouvelles de la composition nominale », ainsi que ce passage de « Fondements syntaxiques de la composition nominale », où il est question de « formes désignant comme » : Cette interprétation s’accorde avec deux particularités propres à ces composés à premier membre verbal et régissant : l’une est qu’ils ne désignent pas un être ou un objet comme porteur d’une fonction – cette fonction pourrait être sienne sans être jamais réalisée en acte –, mais comme accomplissant effectivement ou ayant accompli l’acte dénommé, et par suite comme particuliers et définis. En conséquence – c’est l’autre trait caractéristique – cette formation produit des épithètes qui conviennent à des individus, non à des classes, et les décrivent dans leurs accomplissements propres et non dans la virtualité d’une fonction. (Fon.2 : p. 154).

On lit ensuite dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes : Au plan propre de la nomenclature, il faut distinguer deux séries de désignations : l’une classificatoire, l’autre descriptive. (VIE1 : p. 275) […] il [le grec] manifeste le passage d’un type de désignation à l’autre, par la coexistence de deux mots différents pour le « frère », phrátēr et adelphós (VIE1 : p. 275) Mais le choix des équivalents ne peut être guidé que par des définitions exactes, c’est-à-dire par une notion exacte des différences entre ces sept manières de désigner la « force ». (VIE2 : p. 72) Le système grec marque la transition d’un type de désignation à l’autre : tous les termes de parenté tendent à se fixer avec une signification unique et exclusivement descriptive ⁷². (VIE1 : p. 269).

En retour, fût-ce au prix d’une extension de sens, la notion d’expression prend en charge la parole. En témoigne, en premier lieu, le texte « La blasphémie et l’euphémie » (1969), où le terme expression apparaît extrêmement polysémique.

 Voir également : « […] mais κραντῆρες chez Aristote (HA. II ) dénomme les “dents mâchelières” avec une valeur de fonction évidente. » (NANA : p. ), où il s’agit cette fois de dénomination.  On relève encore ces deux propositions, où il s’agit d’indication : « Donc leíbō ne peut pas indiquer la même notion, tout au moins pas de la même manière ni dans les mêmes circonstances. » (VIE : p. ), et de signification : « Le sanskrit sva- signifie “sien”, mais avec une valeur technique qui dépasse la possession personnelle. » (VIE : p. ).

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2 La langue comme organisation de l’expression

Certains emplois ont été relevés plus haut⁷³, dans la mesure où expression, bien qu’appliqué au phénomène spécifique qu’est le juron, y a le sens de « forme exprimant » ou de « ce qui exprime ». La blasphémie se trouve cependant appréhendée comme un « procès de parole » (Bl.2 : p. 255)⁷⁴, étant définie comme une « expression émotionnelle » (Bl.2 : p. 256), pure expression au lieu de communication, dans la mesure où la référence n’en est pas constitutive⁷⁵. Il faut signaler, également, certains emplois du terme expression, où ce dernier est clairement relié à la dimension de la parole. On lit ainsi par exemple dans le développement de Noms d’agent et noms d’action en indo-européen que nous avons cité au début de cette analyse : En particulier, si, en vertu d’un énoncé négatif (type οὔ τοι ἔστι φύξις), le mot en -σις paraît concourir à l’expression d’une possibilité (« tu n’as aucune chance de fuir »), il faut se garder d’imputer à -σις cette valeur de « possibilité » ; c’est simplement une acception occasionnelle (en « parole ») dont la négation est souvent l’instrument et qui se reproduirait aussi bien avec un substantif de n’importe quelle autre formation. Faute de délimiter clairement la valeur et l’emploi, de distinguer entre le sens inhérent au suffixe et les situations variables auxquelles l’énoncé donne expression, on se voue aux incertitudes ou aux subtilités. (NANA : p. 85).

Or, « l’expression d’une possibilité » est ici donnée comme un fait de parole. Citons également cette affirmation de « De la subjectivité dans le langage »⁷⁶, où il est question d’expression de la subjectivité dans le discours, qui provoque l’émergence de cette dernière : Le langage est donc la possibilité de la subjectivité, du fait qu’il contient toujours les formes linguistiques appropriées à son expression, et le discours provoque l’émergence de la subjectivité, du fait qu’il consiste en instances discrètes. (Subj.1 : p. 263).

Dans cette autre formulation, en outre, expression commute aisément avec emploi : Même la forme fixe de l’espagnol est susceptible de rendre, en expression prépositionnelle, une valeur « subjective » : sobre ser hermosa es muy amiable. (NANA : p. 93).

 Voir l’annexe , section .  Voir également Bl. : p. , où il est question de la blasphémie dans son « expression de parole ».  Voir Bl. : p. .  Voir en outre Éch. : p. .

2.4 Analyse des emplois

155

Enfin, comme nous l’avons vu plus haut⁷⁷, le terme expression peut renvoyer à la parole, comme dans ce passage de « Fondements syntaxiques de la composition nominale » que nous avons cité ci-dessus : La langue n’est pas un répertoire immobile que chaque locuteur n’aurait qu’à mobiliser aux fins de son expression propre. (Fon.2 : p. 160).

C’est ainsi que tandis que la notion de désignation se modèle sur celle d’expression, cette dernière est transcendante à la distinction langue/parole. De fait, la seule distinction réelle est la distinction entre signification et emploi, distinction d’autant plus importante que la notion d’emploi est intrinsèquement marquée de la même polysémie que celle d’expression⁷⁸ : liée à la parole, elle renvoie dans le même temps à la notion d’utilisation que met en jeu la problématique benvenistienne de l’expression. À l’emploi du moyen d’expression, constitutif de la langue, répond ainsi l’emploi de l’expression dans le cadre de la parole, et à la distinction notion à exprimer/notion exprimée la distinction valeur/emploi. Cette dernière distinction fait figure de point de retournement et de discontinuité, grâce auquel le moyen d’expression devient expression, la notion valeur, et l’emploi se trouve appréhendé dans le cadre d’une logique de la signification et de la dérivation des emplois, où se construit l’organisation des notions. La distinction entre signification (ou valeur) et emploi est présente dès les premiers textes. On lit ainsi par exemple dans l’Essai de grammaire sogdienne : « […] la principale est reliée à l’hypothétique par rty dont on constate la variété d’emplois, et par conséquent, la valeur très affaiblie » (Es. : p. 192), puis dans la Grammaire du vieux-perse ⁷⁹ : Ces exemples sont donc probants pour la valeur absolue des formes, mais non pour leur emploi à l’époque des inscriptions : il s’agit de formules fixées où se trouvent un mot

 Voir la note  de ce chapitre.  En témoignent, notamment, les occurrences d’emploi au singulier, par exemple en NANA : p. , , ,  et  – . Emploi, parfois corrélatif de fonction, s’y oppose à sens (ou valeur), mais également à emplois. Voir également la note suivante.  L’opposition peut ainsi prendre la forme d’une distinction entre valeur et emploi. Dans certaines occurrences, cependant, valeur commute avec emploi. Voir GVP : p.  ou Or. : p. . On notera également, à cet égard, la locution « en valeur de », que l’on trouve par exemple en Or. : p.  et Inf. : p. ,  et , ainsi que les occurrences de valeur en Es. : p.  et Or. : p.  et  – . La polysémie demeure dans les textes ultérieurs. Voir par exemple Ves. : p. , NANA : p. , , , , , , , etc. On a là, de nouveau, un témoignage de la continuité impliquée par la problématique benvenistienne de l’expression, dans la mesure où la valeur en emploi ne se distingue pas toujours de la valeur de la forme.

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2 La langue comme organisation de l’expression

emprunté à un dialecte mède, vazrka (cf. § 9 et 119) et un contraste archaïque, religieux, entre imām « celle-ci » et avam « celui-là » (cf. § 325). (GVP : p. 139).

Dès les premiers textes, également, la valeur est donnée comme subsomptrice des emplois. On lit ainsi dans Origines de la formation des noms en indo-européen (1935) : Dès lors, une forme telle que *deiks-ai doit à priori pouvoir servir indifféremment d’infinitif ou d’impératif. C’est précisément ce qu’on constate en grec, où δεῖξαι est à la fois infinitif et impératif. Il serait erroné de donner à l’une des deux fonctions la priorité sur l’autre ; les deux sont virtuellement incluses dans la structure de la forme. (Or. : p. 132).

Il n’est pas question, dans ce passage, de la « valeur » mais de la « structure de la forme ». Comme nous l’avons vu plus haut, il s’agit de fait dans cet ouvrage de la seule morphologie. L’enjeu n’en est pas moins analogue à celui d’une opposition entre signification et emplois : ramener les deux fonctions à une unité « virtuelle ». Inversement, les emplois donnent accès à la valeur. Benveniste écrit ainsi dans Les infinitifs avestiques : Cette valeur se marque plus nettement encore dans un autre emploi du même nom d’action (Inf. : p. 12).

On lit de même plus loin : Ainsi, même converti en cliché, pίbadhyai témoigne en quelque mesure, par son emploi constamment intransitif, de la valeur spéciale des formes en -dhyai. (Inf. : p. 90).

Cette exigence de méthode est explicitement formulée dans Les mages dans l’Ancien Iran (1938) : Aussi devons-nous à notre tour examiner maintenant l’emploi de maga dans les Gāthās, pour rechercher si, toute préoccupation étymologique bannie, le sens du mot est bien celui que de nombreux interprètes ont admis. (Ma. : p. 14).

On lit ensuite notamment⁸⁰ dans « Problèmes sémantiques de la reconstruction » :

 Mais voir également, en particulier, NANA : p.  – , ,  – ,  et . Apparaît également, dans « Différents types d’expression du comparatif », la nécessité de tenir compte de « l’emploi des formes » (Dif. : p. X).

2.4 Analyse des emplois

157

Le seul principe dont nous ferons usage dans les considérations qui suivent, en le prenant pour accordé, est que le « sens » d’une forme linguistique se définit par la totalité de ses emplois, par leur distribution et par les types de liaisons qui en résultent. (Rec.1 : p. 289 – 290).

C’est là ce que Benveniste, dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen, qualifie de « démarche inductive ». On se souvient, en effet, de ce passage : Sans reprendre ici une description détaillée qui se trouve dans tous les manuels, on examinera successivement chacun des deux suffixes, pour ressaisir dans les formes qu’ils constituent leur sens et leur fonction respectifs. Cette démarche inductive expliquera que nous ne commencions pas, à l’exemple de tant d’auteurs récents, l’étude du comparatif par une définition de ce qu’est en soi la comparaison. (NANA : p. 115).

La « démarche inductive » s’oppose alors à « l’apriorisme logique » : Pour élucider complètement ces questions, il faudrait étudier de près tout le développement des constructions comparatives dans chacune des langues. Ce travail descriptif est à peine amorcé, et là même où nous disposons de données groupées et classifiées, l’interprétation, comme on le verra, doit être reprise. Nous nous bornerons donc à l’essentiel, l’analyse de la signification du comparatif, vérifiée notamment en grec homérique, par les emplois principaux. Ce sujet est un de ceux où l’apriorisme logique a fait le plus de tort à l’interprétation linguistique. (NANA : p. 125).

Comme il était déjà apparu ci-dessus, la distinction benvenistienne entre signification et emploi renvoie ainsi, outre à la distinction de l’essentiel et de l’accidentel, et toujours dans le cadre de la distinction langue/parole au sens que lui confère la problématique benvenistienne de l’expression, à la dimension de l’explication des emplois. Dans cette perspective, les emplois constituent tout à la fois le point de départ et l’objet de l’analyse, cependant qu’inversement la signification est indissolublement objet de l’analyse et raison des emplois. L’analyse des emplois permet en premier lieu d’accéder à la signification propre du terme. On lit ainsi par exemple dans Le vocabulaire des institutions indoeuropéennes : Nous avons toujours tendance à transposer en d’autres langues les significations dont les termes de même sens sont affectés pour nous. Prier, supplier, nous ne voyons là que des notions à peu près pareilles partout ou ne différant que par l’intensité du sentiment. Les traduisant ainsi, nous privons les termes anciens de leur valeur spécifique : là où l’on percevait une différence, nous répandons l’uniformité. Pour corriger ces traductions déformantes, il faut encore et toujours le contact et l’inspiration des emplois vivants. (VIE2 : p. 249 – 250).

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2 La langue comme organisation de l’expression

Benveniste affirmait de même, en termes de langue et de parole, dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen : Tous ces faits, qui sont du vocabulaire et de la « parole », montrent que -tero- comporte une valeur différentielle. Cette valeur se manifeste à l’occasion d’emplois où un terme est caractérisé : il est par là posé comme distinct d’un autre terme lexicalement différent de la même série notionnelle, avec lequel il n’a aucune relation syntaxique. Les deux termes entrent dans deux phrases distinctes, du type : « A est x-teros, B est z ». (NANA : p. 119).

On retrouve ici la dimension de la signification sui generis, et l’analyse des emplois vaut notamment en raison de l’éclairage apporté par les contextes. Benveniste écrit ainsi également dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes : Quand on étudie ce vocabulaire, il faut être attentif aux liaisons qui s’établissent entre les termes. Chacun de ceux-ci, pris en lui-même, ne paraît pas toujours significatif, mais il s’éclaire dans ses liaisons. On remarque alors certaines déterminations qui révèlent leur plein sens et font apparaître une valeur nouvelle. On doit parfois lire, chez Homère, un long morceau continu pour ressaisir des valeurs qui jouent subtilement : un terme important peut, de par les liaisons où il est engagé, jeter une lumière sur des termes qui attirent moins l’attention⁸¹. (VIE2 : p. 57).

Néanmoins, l’analyse des emplois est par ailleurs inséparable de leur explication, qui est précisément constitutive de la mise au jour de la signification. Dans « Le jeu comme structure » (1947)⁸², la nécessité d’expliquer les emplois de jeu est ainsi indissociable de celle de mettre au jour « les traits constants d’une définition » (Jeu. : p. 162), de sorte que « se trouve unifiée, dans les termes qui la traduisent, notre représentation du jeu » (Jeu. : p. 163), où la solidarité des deux objets de l’analyse, emplois et signification, apparaît de manière très nette. Benveniste insiste à de nombreuses reprises sur l’unité de la signification, garante de la cohérence de celle-ci. On lit ainsi par exemple dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen : « Ainsi est assignée à tous les mots en -τύς la signification qui assure l’unité de la formation. » (NANA : p. 74), puis de nouveau : L’expression demeure pareille parce que la structure de la relation se révèle la même dans des emplois qui sont divers en apparence, et que leur fonction unifie. (NANA : p. 136)⁸³.

 Voir également plus loin VIE : p. , ainsi que VIE : p.  et  et NANA : p. . Voir encore en outre, pour le recours à l’analyse des emplois, VIE : p.  et VIE : p. .  Voir Jeu. : p.  – .  Voir encore notamment dans cet ouvrage : « Il s’agit d’un seul et même suffixe en divers emplois, auquel doit s’appliquer une seule et même définition. » (NANA : p. ). On retrouve

2.4 Analyse des emplois

159

Il est par ailleurs question, dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen, d’unité coordonnant une diversité. Benveniste affirme en effet dans l’avant-propos de cet ouvrage que la dernière partie « tente d’expliquer, par une coordination systématique qui les unifie, des formes réparties historiquement dans des classes très diverses : comparatifs, superlatifs, ordinaux, adjectifs verbaux, à partir du suffixe -to- » (NANA : p. 6), et l’ouvrage s’achève de fait sur le paragraphe suivant⁸⁴ : L’unité de la valeur sémantique du suffixe est ainsi rétablie à l’aide de celles des formations qui impliquent le suffixe dans les types les plus anciens et les plus caractéristiques, et cette unité coordonne à son tour la diversité des catégories qui ont ce suffixe pour indice dans des emplois devenus historiquement distincts et indépendants. (NANA : p. 168).

Il faut enfin citer Le vocabulaire des institutions indo-européennes, où Benveniste oppose significativement sa propre démarche de restauration d’une signification à la fois cohérente et sui generis à une démarche purement analytique et formelle. Il écrit ainsi tout d’abord : Une fois de plus se posent, pour le problème qui nous intéresse ici, les questions que nous avons rencontrées toutes les fois qu’il a fallu préciser le sens d’une racine indo-européenne. 1) En général on donne à une telle racine la valeur la plus vague, la plus générale possible, pour qu’elle soit susceptible de se dissocier en valeurs particulières. […] 2) Souvent encore on essaie de rendre compte de la valeur initiale d’une racine en additionnant, aussi adroitement qu’il se peut, les différents sens dans lesquels elle se réalise à époque historique. Mais est-il licite d’opérer un tel conglomérat d’idées, dont chacune est distincte et se présente dans l’histoire de chaque langue fixée dans un sens particulier ? (VIE2 : p. 126 – 127).

Il ajoute alors : Les comparatistes pratiquent donc deux opérations – 1) et 2) – dont la première est une abstraction consistant à évacuer des significations historiquement attestées ce qu’elles ont de concret, le résidu vague ainsi obtenu étant posé comme le sens premier – la seconde, une juxtaposition qui additionne tous les sens ultérieurs, mais qui n’est qu’une vue de l’esprit, sans appui dans la réalité des emplois. En fait un sens comme celui que nous cherchons ne peut être atteint que par une analyse en profondeur de chacune des valeurs historiquement constatées. Des notions simples et distinctes comme « juger », « guérir »,

évidemment ici le gage des rapports son/sens (voir supra). Voir en outre Éch. : p. , ainsi que ELO : p. . Apparaît également dans ce dernier ouvrage la dimension de l’explication des emplois. Voir ELO : p. .  Voir en outre NANA : p. .

160

2 La langue comme organisation de l’expression

« gouverner » ne font que transposer dans notre langue un système de signification autrement articulé. Ce sont toutes les composantes d’un sens global qu’il s’agit de faire apparaître en vue de restaurer l’unité fondamentale de la signification. (VIE2 : p. 127).

Cependant, l’explication des emplois, dont la dernière citation de Noms d’agent et noms d’action en indo-européen fait nettement apparaître, de nouveau, la corrélation avec l’analyse des emplois aux fins de restauration de l’unité de la signification⁸⁵, implique, au-delà de la cohérence de la signification, une logique de l’expression et de dérivation des emplois. À cette « unité fondamentale de la signification » répondent ainsi des relations liant les termes dérivés de la racine en question. On lit par exemple également dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes : Ainsi, ce mécanisme complexe de dons qui appellent des contre-dons par une espèce de force contraignante a une expression de plus dans les termes dérivés de la racine *mei-, comme mūnus. Si l’on n’avait pas le modèle de l’institution, il serait difficile de saisir le sens des termes qui s’y rapportent, car c’est dans une notion précise et technique que ces termes retrouvent leur unité et leurs relations propres⁸⁶. (VIE1 : p. 97).

Il s’agit là, bien qu’« à une plus grande échelle », d’explication des emplois, ainsi que le pose Benveniste dans cet autre passage du Vocabulaire des institutions indo-européennes, où apparaissent nettement, par ailleurs, les deux pôles corrélatifs de l’explication des emplois par la signification et de l’étude des emplois pour accéder à la signification : Toutes les fois que nous constatons des emplois techniques d’un terme, il y a lieu d’en rechercher l’explication à l’intérieur même de la sphère à laquelle il appartient, mais après avoir défini exactement le sens initial. À une plus grande échelle, ce n’est pas autrement qu’on peut dégager la valeur propre des notions dans le vocabulaire des institutions. (VIE2 : p. 122).

En témoigne, également, à l’échelle de la famille étymologique, et dans la mesure où l’on peut parler d’emploi d’une racine⁸⁷, un développement comme le suivant :

 Cette corrélation est très nette également dans un passage de « Don et échange dans le vocabulaire indo-européen » () : Éch. : p. . Voir en outre Rec. : p. .  Voir de même plus loin VIE : p. , ainsi que VIE : p.  et .  Voir à ce propos VIE : p. , et dans Titres et noms propres en iranien ancien () : « C’est là le sens même de zauš- et cette valeur se vérifie dans tous les emplois ainsi que dans tous les dérivés. » (Ti. : p. ). L’analyse est alors très proche de celle qui fait l’objet de « Deux modèles linguistiques de la cité » : au point de rencontre des deux types d’analyse (analyse morpho-

2.4 Analyse des emplois

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On voudrait savoir comment il se fait que la notion d’« autorité » ait pris naissance dans une racine qui signifie simplement « augmenter, accroître ». […] Le problème est ici, comme bien souvent, de définir exactement le sens propre du terme premier, de telle sorte que les dérivés en reçoivent leur explication. Or le sens de auctor dans ses divers emplois ne peut dériver de celui de « augmenter » qu’on assigne à augeo. Une large portion du sens de augeo demeure encore dans l’ombre, et c’est justement la portion essentielle, celle d’où procèdent les déterminations spéciales qui ont fini par se scinder en unités distinctes. (VIE2 : p. 148 – 150).

La signification a ainsi valeur explicative dans le cadre de l’histoire d’un terme : expliquant les emplois, elle rend compte par là même de la genèse de significations nouvelles. On lit ainsi encore dans Le vocabulaire des institutions indoeuropéennes ⁸⁸ : L’histoire de cette notion considérée dans ses différents termes et dans leur évolution distincte apparaît comme un ensemble de procès complexes, dont chacun s’est précisé dans l’histoire de chaque société. Le problème est partout d’établir quelle était la première valeur de ces termes et comment se spécialisent les emplois. Même s’il subsiste quelques obscurités dans le détail, on a pu montrer quelle est la situation respective des formes entrant en jeu et comment peut se conditionner l’extension ou la restriction de sens de certains termes. (VIE1 : p. 197).

Dans cet ouvrage, Benveniste formule d’ailleurs à ce propos une règle de méthode : De là se dégage un principe de méthode sur lequel il y aura lieu d’insister, au risque de se répéter : quand la signification d’un vocable se particularise ainsi, il faut essayer de retrouver les emplois spécifiques qui ont déterminé le sens nouveau⁸⁹. (VIE1 : p. 159).

logique et analyse des emplois) émerge le système comme relation entre les termes, d’autant plus ambivalent qu’il est ainsi doublement déterminé. Voir les notes  et  de ce chapitre.  Voir également notamment dans cet ouvrage : VIE : p. ,  et . Voir en outre Os. : p. .  Voir également VIE : p. . Voir par exemple, dans Noms d’agent et noms d’action en indoeuropéen, l’analyse de ῥήτωρ (NANA : p.  puis  – ), qui s’ouvre sur le constat suivant : « Il y a quelques formes ou mots qui sont exclusivement en -τήρ ou exclusivement en -τωρ depuis l’origine et paraissent ainsi échapper au principe de l’alternance. Il y en a d’autres qui ont reçu une extension telle qu’elle offusque parfois le sens propre à leur catégorie morphologique. » (NANA : p. ), et se conclut de la sorte : « Éclairée par ses premiers emplois, la forme ῥήτωρ apparaît maintenant comme régulière et répondant pleinement à la signification des mots en -τωρ. C’est, comme toutes les autres, une forme à valeur participiale, dénotant seulement l’accomplissement de la notion, et n’impliquant pas à l’origine la valeur spéciale qu’elle a acquise ultérieurement dans le vocabulaire attique. L’anomalie apparente est éliminée. »

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On lisait de même dans « Problèmes sémantiques de la reconstruction » : La nécessité de recourir aux contextes pourrait sembler un principe de méthode trop évident pour mériter qu’on y insiste. Mais quand on ramène le sens aux variétés de l’emploi, il devient impératif de s’assurer que les emplois permettent non seulement de rapprocher des sens qui paraissent différents, mais de motiver leur différence. Dans une reconstruction d’un procès sémantique doivent aussi entrer les facteurs qui provoquent la naissance d’une nouvelle « espèce » du sens. Faute de quoi la perspective est faussée par des appréciations imaginaires. (Rec.1 : p. 295).

C’est là enfin l’objet de l’article « La notion de “rythme” dans son expression linguistique » (1951), où Benveniste pose le problème en ces termes : La notion de « rythme » est de celles qui intéressent une large portion des activités humaines. Peut-être même servirait-elle à caractériser distinctivement les comportements humains, individuels et collectifs, dans la mesure où nous prenons conscience des durées et des successions qui les règlent, et aussi quand, par-delà l’ordre humain, nous projetons un rythme dans les choses et dans les événements. Cette vaste unification de l’homme et de la nature sous une considération de « temps », d’intervalles et de retours pareils, a eu pour condition l’emploi du mot même, la généralisation, dans le vocabulaire de la pensée occidentale moderne, du terme rythme qui, à travers le latin, nous vient du grec. En grec même, où ῥυθμός désigne en effet le rythme, d’où dérive la notion et que signifie-t-elle proprement ? (Ry.1 : p. 327).

On lit ensuite, au terme d’une description de « l’emploi [du terme] dans ses débuts, qui remontent haut » (Ry.1 : p. 328), description visant à « fonder la signification authentique du mot ῥυθμός » (Ry.1 : p. 328) et permettant de conclure à la signification de « “forme distinctive ; figure proportionnée ; disposition” » (Ry.1 : p. 332), que viendra ensuite préciser l’analyse morphologique du terme : Comment alors, dans cette sémantique cohérente et constante de la « forme », la notion de « rythme » s’insère-t-elle ? Où est sa liaison avec le concept propre de ῥυθμός ? Le problème est de saisir les conditions qui ont fait de ῥυθμός le mot apte à exprimer ce que nous entendons par « rythme ». (Ry.1 : p. 333).

(NANA : p. ), ainsi que, à plus grande échelle, l’étude de la « relation fonctionnelle » entre superlatif et ordinal (chapitre XI ; voir notamment NANA : p.  et ).

2.4 Analyse des emplois

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Il s’agit là d’une notion, dont l’élaboration, qui plus est, fut due à « l’effort des penseurs » (Ry.1 : p. 335) – Benveniste évoque Platon et Aristote –, mais on lit de même, par exemple, dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen ⁹⁰ : La signification fondamentale de la catégorie en *-tu- a produit ici, par des voies différentes, la création d’un adjectif verbal, pour la même raison qui a déterminé la création des adjectifs d’« obligation » sanskrits en -tavya, grecs en -τέος. (NANA : p. 104).

Benveniste écrit en outre dans « Les transformations des catégories linguistiques » : On voit ici l’exemple d’une locution née pour répondre à une fonction particulière et limitée, enserrée dans un cadre syntaxique étroit, qui développe ses virtualités propres, et alors, par un effet de sens imprévisible, réalise une certaine expression du futur. (Tra.2 : p. 133).

Un terme nous semble remarquable dans « La notion de “rythme” dans son expression linguistique » : l’adjectif apte. On retrouve en effet, avec cette notion d’aptitude à l’expression, la réversibilité du rapport entre expression et moyen d’expression, qui apparaît à présent constitutive de ce que l’on pourrait appeler une « chaîne transitive de l’expression ». Cette notion, qui nous reconduit à la perspective synchronique, est omniprésente dans les textes de Benveniste. On lit ainsi dans « Structure des relations de personne dans le verbe » : Cette position toute particulière de la 3e personne explique quelques-uns de ses emplois particuliers dans le domaine de la « parole ». On peut l’affecter à deux expressions de valeur opposée. Il (ou elle) peut servir de forme d’allocution vis-à-vis de quelqu’un qui est présent quand on veut le soustraire à la sphère personnelle du « tu » (« vous »). D’une part, en manière de révérence : c’est la forme de politesse (employée en italien, en allemand ou dans les formes de « majesté ») qui élève l’interlocuteur au-dessus de la condition de

 Voir également les passages mentionnés dans la note précédente, ainsi que ce passage, où apparaît nettement la continuité « étagée » qui lie chez Benveniste le moyen d’expression à l’expression, et ainsi la valeur à l’emploi et l’emploi à la nouvelle signification : « Le fait que les participes grecs échappent à la composition obligeait de recourir à une forme supplétive quand on voulait donner au participe une forme négative. Là est, selon toute apparence, le point où la composition s’est amorcée : dans les composés négatifs en -τος, du type de ἄμβροτος, ἄφατος, qui procèdent eux-mêmes des formes négatives en -t- telles que ἀγνώς, ἀδμής. // Cette création des composés négatifs est en outre à l’origine de la valeur de “possibilité passive” que portent fréquemment, surtout – mais non exclusivement – en grec, les adjectifs en *-to-. » (NANA : p. ). Voir encore, par ailleurs, pour l’explication des changements et des évolutions, Eu. : p.  – , où on lit notamment : « Le jeu des emplois illustre et motive la déviation sémantique. » (Eu. : p. ).

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2 La langue comme organisation de l’expression

personne et de la relation d’homme à homme. D’autre part, en témoignage de mépris, pour ravaler celui qui ne mérite même pas qu’on s’adresse « personnellement » à lui. De sa fonction de forme non-personnelle, la « 3e personne » tire cette aptitude à devenir aussi bien une forme de respect qui fait d’un être bien plus qu’une personne, qu’une forme d’outrage qui peut le néantiser en tant que personne. (Str.1 : p. 231).

À l’explication des emplois répond ici une aptitude à l’expression, corrélative de la valeur de la forme. On lit de même, notamment⁹¹, dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen : […] quelque langue que l’on étudie, la constitution de l’infinitif est un fait complexe dont les emplois syntaxiques ne rendent pas compte immédiatement, déterminés qu’ils sont eux-mêmes par une condition primordiale : la valeur de la formation nominale qui sert de base à l’infinitif. Il faut donc étudier la relation sémantique et fonctionnelle entre les mots de la catégorie nominale et les formes par où s’amorcent, en telle spécialisation casuelle, les débuts d’un « infinitif ». Dans une langue comme le sanskrit où ont coexisté plusieurs types d’infinitif, chacun d’eux suit une voie différente, et la simple considération de l’emploi ne suffit pas à expliquer qu’ils aient abouti à la même fonction, justement parce que chacun des types a été porté vers cette fonction par une valeur différente, qu’il faut d’abord définir. Alors on peut voir pourquoi tel type a été généralisé, par exemple dans l’emploi « final », parce qu’on discerne les relations que sa valeur le rendait apte à assumer vis-à-vis de verbes d’une certaine catégorie. (NANA : p. 92– 93).

L’explication des emplois s’inscrit dans la distinction langue/parole. On lit ainsi dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen : βρῶσις « nourriture » et πόσις « boisson » ont déjà été relevés à propos de βρωτύς et définis par leur opposition aux mots en -τύς. Ils portent la signification claire de l’action effective, qui détermine dans la « parole » leur acception concrète⁹² (NANA : p. 76).

Néanmoins, tandis que cette distinction apparaît comme le pendant synchronique de l’explication diachronique des emplois, la notion d’aptitude à l’expression constitue le maillon permettant de relier les deux perspectives : relative à l’expression comme moyen d’expression, elle inscrit dans la dynamique inhérente à la notion d’expression une perspective par ailleurs analytique. On comparera, à cet égard, cet autre passage de « Structure des relations de per-

 Voir cependant également, en particulier, dans cet ouvrage, NANA : p.  et . Voir en outre NANA : p. , , , , , ,  et .  Voir également plus loin NANA : p. .

2.4 Analyse des emplois

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sonne dans le verbe », où la perspective apparaît strictement explicative, à celui que nous avons cité ci-dessus⁹³ : […] « nous » n’est pas un « je » quantifié ou multiplié, c’est un « je » dilaté au-delà de la personne stricte, à la fois accru et de contours vagues. De là viennent en dehors du pluriel ordinaire deux emplois opposés, non contradictoires. D’une part, le « je » s’amplifie par « nous » en une personne plus massive, plus solennelle et moins définie ; c’est le « nous » de majesté. D’autre part, l’emploi de « nous » estompe l’affirmation trop tranchée de « je » dans une expression plus large et diffuse : c’est le « nous » d’auteur ou d’orateur. On peut penser aussi à expliquer par là les contaminations ou enchevêtrements fréquents du singulier et du pluriel, ou du pluriel et de l’impersonnel dans le langage populaire ou paysan : « nous, on va » (toscan pop., « noi si canta ») ou « je sommes » en français du Nord faisant pendant au « nous suis » du franco-provençal : expressions où se mêlent le besoin de donner à « nous » une compréhension indéfinie et l’affirmation volontairement vague d’un « je » prudemment généralisé. (Str.1 : p. 235).

Cette comparaison fait en effet apparaître la ténuité de cette notion d’aptitude à l’expression, dont le soubassement est analytique. Néanmoins, dans ce cadre, et l’on retrouve ici la solidarité des deux objets que sont les emplois et la signification, rendre compte de la possibilité des emplois et de la genèse corrélative des significations implique la restitution de la signification première. Benveniste insiste ainsi dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen sur la singularité des significations originelles que son étude du comparatif lui a permis de mettre au jour :

 Certains des passages en référence dans la note  ci-dessus témoignent de ce que la frontière est parfois fragile entre les deux pôles. Eu égard à l’orientation générale de la perspective benvenistienne, c’est cependant également en termes d’aptitude à l’expression que l’on peut interpréter les affirmations suivantes de « Sur quelques développements du parfait indoeuropéen », Titres et noms propres en iranien ancien et « Mécanismes de transposition » : « Seuls ont abouti à la valeur de présents les parfaits qui conservaient le sens ancien du parfait, et dans leur valeur de présent le sens ancien du parfait est amené à son épanouissement. » (Par. : p. ), « Or telle est la définition même du parfait indo-européen ancien ; il dénote l’état du sujet, et ne se constitue donc que sur des racines propres à convoyer cette expression. » (Par. : p. ), « Comment ce transfert d’un nom propre personnel à un titre religieux s’est-il produit ? Indépendamment des circonstances historiques particulières, que nous ne connaissons pas, nous pouvons supposer – et c’est là une condition nécessaire – que le sens même du nom propre préparait cette évolution. » (Ti. : p.  – ), « Quand on transpose un verbe en nom d’agent, il faut aussi que le qualificateur verbal (l’adverbe) puisse être transposé en qualificateur nominal (l’adjectif), et cela crée un problème difficile dans une langue où l’adverbe ne produit guère de dérivés. C’est pourquoi on a choisi des adjectifs déjà existants en leur donnant une fonction nouvelle. Le choix de ces adjectifs a été guidé par des raisons de sens, qu’il est intéressant de dégager. » (Méc. : p. ).

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2 La langue comme organisation de l’expression

Ces analyses ont montré combien sont profondes les différences entre des formations que l’histoire de la plupart des langues indo-européennes devait associer toujours plus étroitement dans des fonctions devenues voisines jusqu’à se confondre. Si les emplois ont fini par se superposer, les significations étaient distinctes. (NANA : p. 125).

Il faut mentionner, à cet égard, les analyses de « Problèmes sémantiques de la reconstruction » (1954), qui mettent en relief la notion de liaison, corrélative de celle d’emploi, mais également de celle de configuration d’une notion. Citons, en particulier, les deux propositions suivantes : Ainsi, grâce à un contexte décisif, se configure en indo-européen une notion telle que « craindre » avec ses liaisons spécifiques que seul l’emploi peut révéler, et qui sont différentes de celles qui la déterminent aujourd’hui. (Rec.1 : p. 295) 3o la notion de « faire », en tant qu’elle est exprimée par *dhē-, se détermine par des liaisons particulières qui seules permettent de la définir, car la définition n’est possible que dans les termes de la langue même. (Rec.1 : p. 292).

On retrouve en effet ici la dimension de l’organisation de l’expression. Benveniste associe d’ailleurs dans ce texte « structure sémantique » et « analyse des emplois » : Car – cela est essentiel – si nous pouvons considérer comme « simple » la notion de « deux », nous n’avons aucun droit de présumer également « simple » une notion telle que « craindre ». Rien ne nous assure a priori qu’elle ait eu la même structure sémantique dans des états anciens de l’indo-européen que dans la langue de nos propres raisonnements. Et l’analyse de cette structure sémantique a elle-même pour condition l’étude des emplois de *dwei-, « craindre », là où nous pouvons le mieux les observer. (Rec.1 : p. 294).

Il faut également faire état à ce propos du traitement benvenistien de la notion de Gegensinn, que nous envisagerons dans le cinquième chapitre. C’est dans ce dernier cadre qu’intervient, dans « Euphémismes anciens et modernes », la distinction entre langue et parole⁹⁴. Cette logique de la signification et de l’expression est de fait l’enjeu majeur de la distinction entre signification et désignation, cas particulier de la distinction entre signification et emploi qui, impliquant alors l’organisation de la signification comme lieu du linguistique, acquiert donc une autre portée que purement analytique. On lit ainsi en quatrième de couverture de Le Vocabulaire des institutions indo-européennes :

 Voir Eu. : p.  et , où l’on retrouve les deux dimensions de la restauration de la signification première et de l’explication des emplois et de l’évolution sémantique.

2.4 Analyse des emplois

167

Partant des correspondances entre les formes historiques, on cherche, au-delà des désignations, qui sont souvent divergentes, à atteindre le niveau profond des significations qui les fondent, pour retrouver la notion première de l’institution comme structure latente, enfouie dans la préhistoire linguistique. (VIE1/2 : 4e de couverture).

La distinction apparaît à de nombreuses reprises dans les deux tomes. Citons par exemple⁹⁵ l’avant-propos du premier tome : Si nous nous occupons du verbe grec hēgéomai et de son dérivé hēgemōń , c’est pour voir comment s’est constituée une notion qui est celle de l’« hégémonie », mais sans égard au fait que gr. hēgemonía est tour à tour la suprématie d’un individu, ou d’une nation, ou de l’équivalent de l’imperium romain, etc., seul nous retient le rapport, difficile à établir, entre un terme d’autorité tel que hēgemōń et le verbe hēgéomai au sens de « penser, juger ». Nous éclairons par là la signification ; d’autres se chargeront de la désignation. (VIE1 : p. 10).

On comprend mieux, dans cette perspective, que tandis que, comme nous l’avons vu plus haut, la frontière séparant signification et désignation est extrêmement labile et fragile, cette distinction ne cesse cependant d’être convoquée, et que parlant des institutions, Benveniste prétende étudier des significations et pose dans son avant-propos que « [l]a notion d’indo-européen vaut d’abord comme notion linguistique » (VIE1 : p. 8) et que « si nous pouvons l’élargir à d’autres aspects de la culture, ce sera encore à partir de la langue » (VIE1 : p. 8), puis qu’il écrive : Quand nous parlons du mot germanique feudum en rapport avec les termes d’élevage, nous ne mentionnons la féodalité que par prétérition. Les historiens et les sociologues verront mieux alors ce qu’ils peuvent retenir des présentes analyses où n’entre aucun présupposé extra-linguistique. (VIE1 : p. 10).

Il s’agit moins, en effet, de la langue et de ses designata que de la distance constitutive de la notion d’expression⁹⁶. Dans Le vocabulaire des institutions  Mais voir également VIE : p.  et  et VIE : p.  – . La deuxième référence concerne le nom indo-européen de l’arbre. La racine *dreu- avait déjà été examinée dans « Problèmes sémantiques de la reconstruction », où l’on retrouve la distinction entre signification et désignation. Voir Rec. : p.  – . Voir encore, par ailleurs, pour cette distinction, dans Titres et noms propres en iranien ancien : « Il faudra donc tenir compte de cette situation pour apprécier les relations entre titres qui ont le même sens, mais non la même référence : gr. χιλίαρχος et arm. hazarapet désignent des réalités différentes selon qu’ils figurent dans les versions de l’Ancien Testament ou dans des ouvrages historiques. » (Ti. : p. ).  Voir également Ci. : p.  –  et  – , mentionnés dans la note  de ce chapitre. On retrouve en effet, avec le nouveau type de rapport entre langue et société envisagé dans ce texte, la conception benvenistienne de la distinction entre linguistique et extra-linguistique : au

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2 La langue comme organisation de l’expression

indo-européennes, la distinction entre signification et désignation apparaît solidaire d’une perspective diachronique : la signification ne se distingue de la désignation que dans la mesure où la valeur est la raison des emplois, mais par ailleurs, ces emplois sont des significations historiques. On lit ainsi dans cet ouvrage : Le point de départ est généralement choisi dans l’une ou l’autre des langues indo-européennes, parmi les termes dotés d’une valeur prégnante, et autour de cette donnée, par l’examen direct de ses particularités de forme et de sens, de ses liaisons et oppositions actuelles, puis par la comparaison des formes apparentées, nous restituons le contexte où elle s’est spécifiée, souvent au prix d’une profonde transformation. On s’efforce ainsi de restaurer les ensembles que l’évolution a disloqués, de produire au jour des structures enfouies, de ramener à leur principe d’unité les divergences des emplois techniques, et en même temps de montrer comment les langues réorganisent leurs systèmes de distinctions et rénovent leur appareil sémantique. (VIE1: p. 9 – 10).

On retrouve, dans ce cadre, la distinction entre signification et désignation. Benveniste écrit en effet de nouveau à la page suivante : On s’est efforcé de montrer comment des vocables d’abord peu différenciés ont assumé progressivement des valeurs spécialisées et constituent ainsi des ensembles traduisant une évolution profonde des institutions, l’émergence d’activités ou de conceptions nouvelles. Ce processus intérieur à une langue peut aussi agir sur une autre langue par contact de culture ; des relations lexicales instaurées en grec par un développement propre ont servi de modèles par voie de traduction ou de transposition directe à des relations similaires en latin. (VIE1 : p. 11).

lieu de réfuter la confusion de la signification avec la désignation dont témoigne « l’inventaire lexicologique de la culture », Benveniste récuse l’assimilation de deux structures ; il délimite cependant nettement, ce faisant, le domaine du linguistique comme domaine de l’organisation et du jeu des formes. À l’instar de ce que nous venons de voir, la distinction signification/ désignation se trouve ainsi tout à la fois déniée et doublement affirmée, comme corollaire de l’autonomie de la langue (la société ne saurait être qu’un designatum) et comme corollaire de la problématique de l’expression, qui implique, dans son élaboration benvenistienne, la distinction signification/emploi. Le développement liminaire de « Deux modèles linguistiques de la cité » n’est pas sans évoquer un passage de « Structure de la langue et structure de la société » : So. : p.  – , que l’on est tenté de rapprocher d’un autre, à consonance très martinettienne : So. : p. . Or, là encore, s’il est difficile de savoir ce que désigne le « système fondamental de la langue », on y retrouve une opposition entre « désignation » et « système », la désignation ne se distinguant guère, de nouveau, de la signification. Voir encore Ten. : p. .

2.4 Analyse des emplois

169

Or, il ajoute : Nous avons tenté de faire ressortir un double caractère propre aux phénomènes décrits ici : d’une part l’enchevêtrement complexe de ces évolutions qui se déroulent pendant des siècles ou des millénaires et que le linguiste doit ramener à leurs facteurs premiers ; d’autre part, la possibilité de dégager néanmoins certaines tendances très générales qui régissent ces développements particuliers. Nous pouvons les comprendre, leur reconnaître une certaine structure, les ordonner en un schème rationnel, si nous savons les étudier directement en nous dégageant des traductions simplistes, si nous savons aussi établir certaines distinctions essentielles, notamment celle, sur laquelle nous insistons à plusieurs reprises, entre désignation et signification, à défaut de laquelle tant de discussions sur le « sens » sombrent dans la confusion. Il s’agit, par la comparaison et au moyen d’une analyse diachronique, de faire apparaître une signification là où, au départ, nous n’avons qu’une désignation. La dimension temporelle devient ainsi une dimension explicative. (VIE1 : p. 11– 12).

Se conjugent ici deux objets tout à la fois distincts et corrélatifs : la restitution d’évolutions et de processus (ainsi que leur ordonnance et la formulation de tendances⁹⁷) et la restitution d’une signification au-delà des désignations, restitution dont Benveniste pose clairement qu’elle confère à la dimension temporelle une portée explicative, c’est-à-dire qu’elle est le produit d’une analyse indissolublement diachronique et synchronique, autrement dit expressive. S’explique ainsi cette autre formulation de la distinction entre signification et emploi que l’on trouve dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes, et où, en un raccourci remarquable, la différence qui spécifie les trois formes se trouve exprimée en termes d’explication des emplois historiques : Ces trois verbes se ressemblent ; ils pourraient passer pour des synonymes syntaxiques : lat. puto, duco et gr. hēgéomai se construisent pareillement. Mais on voit combien diffèrent leur origine et les cheminements qui les ont conduits à cet emploi commun. (VIE1 : p. 154).

La notion benvenistienne d’organisation de l’expression a ainsi une dimension indissolublement synchronique et diachronique, qu’unifie la chaîne transitive de l’expression : à l’unité d’une notion, dont les relations déploient la configuration, répond l’unité d’un sens explicatif des emplois, qui sont à la fois expression corrélative d’un moyen d’expression, articulations d’une notion et lieux d’une spécification menant à une réorganisation. C’est cette indissolubilité des deux perspectives synchronique et diachronique qui confère à la notion benvenistienne d’expression, d’abord synchronique, l’épaisseur dont témoigne la notion d’aptitude à l’expression. Cette élaboration de la notion d’expression  Voir par exemple, à propos des termes de propriété, VIE : p.  – .

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2 La langue comme organisation de l’expression

rencontre cependant, dans ses développements synchroniques et dans le cadre de la lecture analytique de la distinction langue/parole, une perspective purement analytique et explicative, ce qu’il nous faut montrer en dernier lieu.

2.5 Le paradigme structural Nous avons vu ci-dessus le caractère parfois ténu de la dimension de l’aptitude à l’expression. On lit ainsi encore dans « Pour l’analyse des fonctions casuelles : le génitif latin » : Nous considérons que tous les emplois du génitif sont engendrés par cette relation de base, qui est de nature purement syntaxique, et qui subordonne, dans une hiérarchie fonctionnelle, le génitif au nominatif et à l’accusatif. […] Tous les autres emplois du génitif sont, comme on a tenté de le montrer plus haut, dérivés de celui-ci, sous-classes à valeur sémantique particulière, ou variétés de nature stylistique. Et le « sens » particulier attaché à chacun de ces emplois est lui aussi dérivé de la valeur grammaticale de « dépendance » ou de « détermination » inhérente à la fonction syntaxique primordiale du génitif. » (Gén.1 : p. 147– 148).

Or, s’il est question dans ce passage d’engendrement des emplois, la perspective y apparaît avant tout analytique. De fait, Benveniste peut également s’exprimer en termes de réalisation et de variantes, comme dans ce passage de « Problèmes sémantiques de la reconstruction » : Dans tous les cas discutés se trouve impliqué un problème de relation, et c’est par les relations qu’est définie une structure sémantique. Le lecteur averti discernera sans doute dans la démarche suivie ici les mêmes préoccupations qui se font jour dans d’autres parties de la linguistique actuelle, et même certaines analogies dans l’objet de la recherche. Les considérations qui précèdent tournent autour d’une même question, qui est l’identification des traits distinctifs par opposition aux variantes : comment définir la distribution et les capacités combinatoires d’un « sens » ; comment un sens tenu pour différent d’un autre peut ne représenter qu’une de ses variantes ; comment la variante d’un sens se « sémantise » à son tour et devient unité distincte, tous problèmes qui se transposeraient immédiatement en termes de phonémique. Mais les notions sémantiques, beaucoup plus complexes, plus difficiles à objectiver et surtout à formaliser, étant engagées dans la « substance » extra-linguistique, appellent d’abord une description des emplois qui seuls permettent de définir un sens. (Rec.1 : p. 307).

Ce passage est tout particulièrement remarquable, en ce que s’y mêlent l’élaboration benvenistienne de la notion d’expression, que rappellent le « problème de relation » et la notion de sémantisation d’une variante, et des considérations purement analytiques et structuralistes, formulées en termes de « traits dis-

2.5 Le paradigme structural

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tinctifs par opposition aux variantes » et de « formalisation » de « données engagées dans la substance extra-linguistique », et significativement données comme analogues à celles qui prévalent en phonémique. Il avait par ailleurs été question, dans le cours des développements, de réalisations d’une signification générale qui sont des variantes : À partir de skr. pathya et dans l’histoire de l’indo-aryen, nous avons « chemin », mais ce sens n’est pas plus « originel » que les autres ; ce n’est qu’une des réalisations de la signification générale ici définie. Ailleurs, ces réalisations sont représentées autrement. En grec, le « franchissement » est celui d’un bras de mer (cf. Helles-pontos), puis plus largement d’une étendue maritime servant de « passage » entre deux continents ; en arménien, d’un « gué » ; et en latin, pons désignera le « franchissement » d’un cours d’eau ou d’une dépression, donc un « pont ». Nous ne sommes pas en mesure de donner les raisons précises, qui tiennent à la géographie ou à la culture, de ces déterminations particulières, toutes préhistoriques. Du moins aperçoit-on que « chemin », « bras de mer », « gué », « pont » sont comme les variantes d’une signification qu’ils laissent reconstruire, et que le problème ne concerne pas l’aspect sémantique du terme dans telle ou telle langue, mais qu’il se pose pour chacun d’eux et pour la famille entière dont ils sont les membres. (Rec.1 : p. 298).

Cette tension entre chaîne transitive de l’expression et perspective analytique et formelle apparaît de manière très nette dans les Actes de la conférence européenne de sémantique, où le propos benvenistien apparaît à la fois spécifique et largement perméable à une telle perspective. La question des variantes y est introduite pour la première fois par Devoto, qui évoque le cas du latin deleveris, forme de futur antérieur et de subjonctif parfait, et de l’italien ami, forme d’indicatif présent et de subjonctif présent. Ces deux formes, pour Hjelmslev et Benveniste, sont des cas de syncrétisme ou de superposition de fonctions⁹⁸, et, comme le souligne Devoto, la question s’inscrit dans le cadre de la correspondance entre signifiant et signifié : Oui, mais cela nous amène à poser cette question : le parallélisme entre signifié et signifiant se heurte à des complications ; je veux dire que l’identité ici est une identité qui n’est pas identique ! (Ac. : p. 24).

 Voir Ac. : p. , et notamment, cette réponse de Benveniste à Devoto à propos de amaveris : « Ce sont deux variantes ; on peut admettre des superpositions de fonctions, des syncrétismes de fonctions… » (Ac. : p. ).

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2 La langue comme organisation de l’expression

Benveniste affirme alors, parlant de « variantes » : Je ne voudrais pas anticiper, mais je pense que nous serons peut-être amenés à distinguer de façon très stricte des variantes de fonctions d’un même signifié, en prenant l’unité du signifié. Au point de vue grammatical ou lexical, nous retrouverons les mêmes problèmes. (Ac. : p. 24).

La question est reprise lors de la quatrième séance, puis, surtout, lors des septième et neuvième séances. On lit ainsi, peu avant le milieu de la quatrième séance : En tout cas, en nous référant à la proposition de M. Kurylowicz⁹⁹, on se demande si on a le droit d’admettre pour un mot ou pour une forme grammaticale, une seule valeur, résumant plusieurs sens ou, plutôt, se réalisant dans plusieurs acceptions. Cette question a reçu déjà une réponse affirmative ; je ne veux pas soulever ici d’objection, mais faire préciser la position de M. Frei par rapport à une autre terminologie et une autre manière d’envisager cette identité. (Ac. : p. 57).

On retrouve ici la notion de réalisation d’une signification générale de « Problèmes sémantiques de la reconstruction », mais la formulation sur laquelle porte l’épanorthose, « résumant plusieurs sens », témoigne de l’adoption d’une perspective purement analytique, que vient dès lors pondérer la notion de réalisation. Le terme d’emploi intervient à quelques reprises dans la suite de l’échange, mais en un sens parfois différent de celui qu’il prend dans les autres textes de Benveniste. Il est ainsi question d’emploi « dans une acception », et emploi apparaît dans le syntagme « emploi particulier », qui répond à celui de « signification générale » : Si je remplace location par fait de louer c’est une opération de substitution et qui laisse intacte la possibilité de l’employer dans une acception ou dans l’autre ; cette opération – fait de louer – nous donne, si vous voulez, la signification générale : il reste à spécifier les emplois particuliers (fait de donner en location ou fait de prendre en location)¹⁰⁰ (Ac. : p. 57).

On retrouve cependant à la page suivante le sens dynamique de ce terme : M. Devoto – Lorsqu’on parle de louer, on peut dire vraiment valeur partielle et valeur totale ; tandis que dans le cas de land je serais très hésitant avant de dire que land générique a une valeur totale. Je crois que c’est une erreur générique que cette valeur unitaire de land.

 Voir la note  ci-dessous.  Voir également plus loin Ac. : p. .

2.5 Le paradigme structural

173

M. Benveniste – Surtout qu’il peut surgir des variétés nouvelles dans l’emploi de land, imprévisibles par avance. (Ac. : p. 58).

Les septième et neuvième séances introduisent et mettent en place la notion de hiérarchie des significations, qui permet de préciser celle de signification générale. Dès le début de la septième séance est envisagée la question des « Fonctions primaires et secondaires » (Ac. : p. 108) : Ici¹⁰¹, vous le voyez, nous retrouvons ce parallélisme qui nous est apparu déjà plusieurs fois au cours de nos discussions entre fonctions sémantiques et fonctions phonémiques. La question est de savoir si nous pouvons trouver toujours et nécessairement le moyen d’opposer des formes primaires à des formes secondaires ou, plutôt, des fonctions primaires à des fonctions secondaires. (Ac. : p. 109).

On voit que l’on retrouve, dans ce cadre, le modèle de l’analyse phonologique¹⁰². La suite des discussions laisse cependant transparaître, en dépit de ce cadre analytique et formel¹⁰³, la spécificité de la perspective benvenistienne. Discutant la notion hjelmslevienne de syncrétisme, Benveniste réaffirme en effet son exigence d’une logique de la signification et de la dérivation des emplois¹⁰⁴. Les développements qui suivent lui sont presque intégralement dus, et, bien que s’exprimant en termes de variantes, il expose alors des idées proches de celles que l’on rencontre dans les autres textes. Citons notamment¹⁰⁵ : La proposition sommaire que je vous fais est la première partie d’une proposition qui en comporte plusieurs, et j’ai peut-être tort de les dissocier. La seconde se présente sous une forme aussi sommaire et improvisée que la première : je voudrais en second lieu que la fonction première soit énoncée de façon à comporter les implications qui préparent les variantes. (Ac. : p. 122).

 Benveniste se réfère aux travaux de Kuryłowicz. Voir Ac. : p.  – . Dans « Le problème du classement des cas », Kuryłowicz établit un parallèle entre sa distinction de deux types de fonction et la distinction jakobsonienne entre signification générale et signification spécifique. Voir Kuryłowicz () : p.  – .  Voir ensuite Ac. : p.  – .  On a dans les Actes de la conférence européenne de sémantique une lecture très formaliste (très fortement influencée par la théorie hjelmslevienne) de la distinction saussurienne langue/ parole. Voir Toutain () : p.  – . Concernant Benveniste, cette lecture nous paraît significative à deux égards : à celui de l’inscription benvenistienne dans le paradigme structural, et à celui de la future substitution à cette distinction de la distinction sémiotique/sémantique (au sens benvenistien des termes), dont il apparaît ainsi nettement qu’elle ne concerne pas, en réalité, la distinction saussurienne, mais est interne à la problématique structuraliste. Voir infra.  Voir Ac. : p.  –  puis .  Voir de même ensuite Ac. : p.  et .

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2 La langue comme organisation de l’expression

Benveniste insiste de nouveau ici sur la dimension de l’explication des variantes, au sens, sinon de la logique de l’expression, du moins, comme plus haut, d’une logique de dérivation des emplois. Cette logique implique une consistance et une complexité de la signification, à laquelle, comme dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes, il refuse de conférer un caractère purement formel. C’est cette consistance que désigne, ce nous semble, la notion d’actualisation qu’il introduit ensuite lorsqu’il affirme que « […] les variantes [de âne] ne sont pas actualisées, tandis que l’âne, comme individu, c’est l’actualisation permanente des variantes » (Ac. : p. 124), avant d’expliquer, en réponse à une question de Hjelmslev : Étant donné que nous considérons le sens 2, ou 3, ou 4, par rapport au sens 1, comme des réalisations des variantes, je propose de considérer le sens 1, comme le sens qui n’est pas une variante, qui n’en est pas susceptible par lui-même, ou qui contient par avance toutes les variantes ; mais ces variantes n’y sont pas actualisées. Il implique la totalité des variantes, il les contient, il n’est pas une variante, mais celles-ci sont des actualités qu’il faut faire prévoir expressément dans la définition du sens 1 ; les sens 2, 3, 4, sont des variantes qui ne peuvent avoir de justification, qui ne peuvent par elles-mêmes contenir une somme de variantes – je dirai donc que le sens 1, enferme la totalité des variantes sémémiques virtuelles. (Ac. : p. 124).

Il semble en effet que la notion d’actualisation, dans l’utilisation qu’en fait ici Benveniste, introduise une distinction entre le sens primaire et sa nature de subsompteur de variantes. Le sens primaire, bien qu’obtenu de manière analytique, apparaît alors, au lieu d’une simple construction destinée à rendre compte des emplois, comme un vivier de possibilités d’expression virtuelles. Aussi le sens primaire benvenistien n’est-il pas susceptible de variantes : il ne s’agit pas d’un ensemble de possibles, non plus que d’un élément variant, mais d’une possibilité d’expression en attente d’actualisations tout à la fois inhérentes et altérantes : « […] le sens primaire, le sens qui embrasse […] et qui en même temps laisse prévoir la formation de différentes variantes, l’affectation à plusieurs contextes » (Ac. : p. 149), lit-on une vingtaine de pages plus loin. Il apparaît ainsi que tandis que Benveniste s’exprime en termes de variantes, ces variantes sont à certains égards des emplois. La dimension de l’emploi apparaît de manière beaucoup plus nette dans les derniers échanges de la séance puis dans ceux de la neuvième séance, avec l’entrée en jeu des considérations diachroniques. On lit notamment à la fin de cette septième séance¹⁰⁶ :

 Voir ensuite Ac. : p.  – .

2.5 Le paradigme structural

175

M. Benveniste – La formulation que j’ai proposée s’applique d’ailleurs au plan synchronique ; si vous jugez acceptable de la formuler, il y a là un principe directeur dans l’élaboration même d’un dictionnaire, quant aux articles diachroniques de ce dictionnaire. En effet, le sens de l’histoire des mots considérée dans cette perspective, est justement de faire apparaître des variantes sémantiques latentes dans une certaine synchronie, et, 2o de transformer les variantes en termes primaires dérivant des éléments premiers. M. Sommerfelt – Il y a un guide, un indice, pour séparer l’histoire du mot : celle-ci prépare parfois des surprises que l’on ne peut prévoir. M. Benveniste – L’histoire elle-même est aveugle, et ne nous renseigne sur rien si nous ne pouvons saisir les faits par une élaboration théorique. (Ac. : p. 123).

Benveniste s’exprime ici encore en termes de variantes, mais le propos est très proche de celui des textes que nous avons analysés ci-dessus : le sens primaire apparaît corrélatif d’une « élaboration théorique » des faits diachroniques, c’està-dire d’une logique de l’expression. On retrouve, dans ce cadre, l’indissolubilité des deux perspectives synchronique et diachronique. La synchronie est le domaine de la définition du sens primaire et de la subsomption des variantes, la diachronie celui des faits qui donneront lieu à l’« élaboration théorique » qui est constitutive de la logique de la signification et de l’expression. Autrement dit, tandis que la distinction synchronie/diachronie est nécessaire à l’analyse structurale, la diachronie est au principe de l’explication synchronique. Il est cependant significatif, précisément, que Benveniste puisse ainsi s’exprimer en termes de variantes et de hiérarchie des significations. Il apparaît en effet alors que la perspective benvenistienne, en dépit de sa spécificité, s’inscrit cependant sans difficulté dans le paradigme structuraliste que manifestent, dans le cadre d’une exigence de consensus, les discussions de la conférence¹⁰⁷. Cette perméabilité de l’analyse benvenistienne à l’analyse sémantique structurale est d’autant plus notable que la dimension de l’unification, tout comme plus haut l’analyse des expressions, conduit à celle de système. On lit ainsi dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen où, comme nous l’avons vu cidessus¹⁰⁸, il était question de coordination : Chacune de ces notions globales d’« agent » et d’« action » se scinde en deux concepts opposés qui à leur tour s’organisent en un système. À travers la diversité des emplois de « parole », on discerne la cohérence d’une structure fondée dans la langue. (NANA : p. 112).

 On signalera en outre, à cet égard, la notion structuraliste de « sens fondamental », commune – bien que mutatis mutandis –, à Hjelmslev et Jakobson, et à laquelle se trouve identifiée ici celle de sens primaire. Voir Ac. : p.  et .  Voir NANA : p.  –  et .

176

2 La langue comme organisation de l’expression

En outre, en 1949, dans « Le système sublogique des prépositions en latin », Benveniste emprunte à Hjelmslev sa notion de système sublogique : Dans son important ouvrage sur La Catégorie des cas (I, p. 127 sq.), M. Louis Hjelmslev a posé les grandes lignes du « système sublogique » qui sous-tend la distinction des cas en général et qui permet de construire l’ensemble des relations casuelles d’un état idiosynchronique. Ce système sublogique comporte trois dimensions, chacune d’elles étant susceptible de plusieurs modalités : 1° direction (rapprochement-éloignement) ; 2° cohérenceincohérence ; 3° subjectivité-objectivité. Dans son analyse, M. Hjelmslev, quoique occupé uniquement des cas, n’a pu se dispenser de considérer en même temps, au moins d’une manière latérale, les prépositions ; et à bon droit, si étroit est le rapport fonctionnel entre les deux catégories. Il faut insister sur ce point que chaque préposition d’un idiome donné dessine, dans ses emplois divers, une certaine figure où se coordonnent son sens et ses fonctions et qu’il importe de restituer si l’on veut donner de l’ensemble de ses particularités sémantiques et grammaticales une définition cohérente. Cette figure est commandée par le même système sublogique qui gouverne les fonctions casuelles. (Sub.1 : p. 132).

Il est remarquable que le système sublogique vaille chez Benveniste en tant que « figure où se coordonnent » le sens et les fonctions d’une forme, et qu’une étude attentive des emplois permet de restituer. On retrouve en effet ici la notion de configuration d’une notion, dont se trouve ainsi postulée une raison structurale : « Cette figure est commandée par le même système sublogique qui gouverne les fonctions casuelles. » De nouveau cependant, il s’agit là d’un postulat, qui ne fait l’objet d’aucune explicitation autre que de se trouver impliqué comme « technique de description » corrélative d’un postulat d’unité. On lit en effet ensuite¹⁰⁹ : Tous les emplois de prae se tiennent ainsi dans une définition constante. Nous avons voulu montrer sur un exemple que, dans l’étude des prépositions, quels que soient l’idiome et l’époque considérés, une nouvelle technique de la description est nécessaire et devient possible, pour restituer la structure de chacune des prépositions et intégrer ces structures dans un système général. La tâche entraîne l’obligation de réinterpréter toutes les données acquises et de refondre les catégories établies. (Sub.1 : p. 139).

La notion de système sublogique réapparaît implicitement dans les Études sur la langue ossète (1959), où il est question d’un « système sous-jacent à [d]es préverbes » (ELO : p. 94). On lit de même ensuite dans « Pour une sémantique de la préposition allemande vor » :

 Voir également Sub. : p. .

2.5 Le paradigme structural

177

La langue ne pourrait produire des constructions aussi semblables s’il n’y avait entre elles une similitude profonde due à un même schéma sous-jacent. Il appartient au linguiste de découvrir ces relations profondes sous la diversité superficielle des emplois, s’il veut comprendre les effets de sens qui en résultent. (All.2 : p. 140 – 141).

Il était par ailleurs question, dans « Les relations de temps dans le verbe français [art.] » (1959), d’organisation des emplois dans une structure paradigmatique : L’ensemble des formes personnelles du verbe français est traditionnellement réparti entre un certain nombre de paradigmes temporels dénommés « présent », « imparfait », « passé défini », etc., et ceux-ci à leur tour se distribuent selon les trois grandes catégories du temps, présent, passé, futur. Ces divisions, incontestables dans leur principe, restent cependant loin des réalités d’emploi et ne suffisent pas à les organiser¹¹⁰. (RTV.1 : p. 237).

Il apparaît de nouveau ici que tandis que, comme nous l’avons vu dans ce chapitre, l’élaboration benvenistienne de la notion d’expression implique la notion de structure, qu’il s’agisse de l’analyse de la structure (au sens saussurien) des expressions ou de celle des emplois, l’organisation de l’expression et l’analyse structurale demeurent deux dimensions distinctes et à certains égards hétérogènes¹¹¹. Le structuralisme de Benveniste, revers de la spécificité de sa problématique de l’expression, se révèle ainsi polysémique et hétérogène. Cette polysémie et cette hétérogénéité se trouvent maximalisées par la distinction sémiotique/sémantique¹¹², autre tentative d’articulation de la signification et de la structure, en particulier de cet autre pan de la structure benvenistienne qu’est la notion de signification différentielle, notion qui, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, renvoie elle-

 On notera également la mention, dans « Tendances récentes en linguistique générale », de tentatives visant à une « théorie de la signification lexicale ». Voir Ten. : p. , dont il faut peutêtre rapprocher Rec. : p. . Voir également Ac. : p. .  Voir à cet égard la note  de ce chapitre.  De nouveau, au sens benvenistien de ces termes. Nous reviendrons plus loin sur le terme de sémiotique (voir la note  du chapitre ). Concernant celui de sémantique, que nous avons utilisé jusqu’ici dans son sens usuel, nous nous efforcerons dans ce qui suit d’éviter toute ambiguïté sur le sens à lui conférer dans notre propos. Dans le chapitre , il aura toujours, sauf précision, et sauf, potentiellement, dans les citations de Benveniste, son sens benvenistien – tout comme le terme de sémiotique. Nous procéderons en revanche à l’inverse dans les trois chapitres suivants, lui donnant par défaut son sens usuel, et indiquant comme tels les emplois du terme dans son sens benvenistien.

178

2 La langue comme organisation de l’expression

même à une telle tentative d’articulation, et dont on notera qu’elle est précisément absente des développements analysés dans cette section¹¹³.

 À l’exception de Noms d’agent et noms d’action en indo-européen. Voir NANA : p.  – , cité et analysé ci-dessus, où elle intervient comme principe d’analyse. Elle apparaît par ailleurs significativement dans les Actes de la conférence européenne de sémantique, où elle intervient dans un contexte remarquable. Nous avons vu plus haut la fragilité de la distinction benvenistienne entre signification et désignation, corrélative de son caractère fondamental. Or, parallèlement à la perspective analytique et formelle dont ils témoignent, incluant une lecture presque formaliste de la distinction langue/parole (voir la note  ci-dessus), les Actes de la conférence européenne de sémantique donnent aussi à lire une élaboration totalement différente de cette distinction, en termes de méthode de définition des significations. Les participants de la conférence reconnaissent en effet dans la définition référentielle un complément indispensable de la définition linguistique, définition linguistique qui se trouve quant à elle d’une part caractérisée comme structurale, et d’autre part obtenue par des voies hétérogènes, en lesquelles se laissent reconnaître les différentes modalités de l’articulation benvenistienne de l’expression et de la structure. Voir Ac. : p.  – .

3 Structure orientée, sémiotique et sémantique Comme nous l’avons posé en introduction, puis de nouveau en conclusion du premier chapitre, la linguistique benvenistienne se caractérise par l’irréductibilité de deux constructions du rapport son/sens : dans le cadre de la problématique de l’expression et par la construction d’une structure orientée du son vers le sens, construction d’une structure orientée dont l’analyse constitue l’objet du présent chapitre. Ces deux constructions du rapport son/sens s’opposent notamment à deux égards : à la chaîne transitive de l’expression répond la dualité sémiotique/sémantique, à la solidarité du sens et de la forme la dualité du sens principe d’analyse et du sens objet d’analyse ainsi qu’une articulation structurale de la forme et du sens. Nous verrons cependant que tandis que s’accentue ainsi le structuralisme « théorique » de Benveniste, la perspective benvenistienne demeure spécifique et distincte de celle des phonologues aussi bien que de celle de Hjelmslev. La structure n’y est pas le produit d’une analyse de la substance, et, pour une part corrélativement, l’expression demeure une dimension indépendante de la structure, indépendance que manifeste même, à certains égards, la distinction sémiotique/sémantique, dans la mesure où elle met en jeu l’ambivalence des notions benvenistiennes de forme et de structure. Le rapport forme/sens et la solidarité qui le définit chez Benveniste demeurent en effet, bien que selon des modalités différentes, un objet privilégié, et l’élaboration fait par certains côtés figure de construction théorique destinée à soutenir l’analyse de l’expression. Se maintient ainsi la spécificité d’un mode de pensée en termes de signification, et non de communication, en dépit d’une construction et d’une conception instrumentales de la langue.

3.1 Les niveaux de l’analyse linguistique La structure orientée fait l’objet d’une élaboration progressive à partir du milieu des années 1950. Il s’agit, pour Benveniste, de décrire la langue comme un « système sémiotique sui generis », et d’en caractériser la structure. L’expression se trouve dans « [Signe et système dans la langue] » (1959) où à la question « Wie läßt sich eine gegebene Redefolge in Einzelelemente analysieren ? » (S. A., 1961 : p. 1) Benveniste répond : L’analyse doit tenir compte des données suivantes : 1. La langue est un système sémiotique sui generis, dont le modèle ne se retrouve identique nulle part. (Sig. : p. 93).

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

Nous avons signalé plus haut¹ l’importance, dans la conception benvenistienne de la structure, de la notion de signe articulé. C’est là tout d’abord, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, un point de proximité avec l’analyse phonologique. Rappelons en effet ce passage de « Tendances récentes en linguistique générale » (1954), où Benveniste, ayant affirmé que la linguistique « deviendra de plus en plus “formelle”, au moins en ce sens que le langage consistera en la totalité de ses “formes” observables » (Ten.1 : p. 8), introduit la notion de structure, « un des termes essentiels de la linguistique moderne, un de ceux qui ont encore valeur programmatique » (Ten.1 : p. 8) : Partant de l’expression linguistique native, on procède par voie d’analyse à une décomposition stricte de chaque énoncé en ses éléments, puis par analyses successives à une décomposition de chaque élément en unités toujours plus simples. Cette opération aura pour but de dégager les unités distinctives de la langue, et il y a déjà ici un changement radical de la méthode. Alors qu’autrefois l’objectivité consistait dans l’acceptation intégrale du donné, ce qui entraînait à la fois l’admission de la norme graphique pour les langues écrites et l’enregistrement minutieux de tous les détails articulatoires pour les textes oraux, on s’attache aujourd’hui à identifier les éléments en tant qu’ils sont distinctifs à tous les niveaux de l’analyse. Pour les reconnaître, ce qui n’est en aucun cas une tâche aisée, on s’éclaire de ce principe qu’il n’y a dans une langue que des différences, que la langue met en œuvre un ensemble de procédés discriminatoires. On ne dégage que les traits pourvus de valeur significative en écartant, après les avoir spécifiés, ceux qui ne représentent que des variantes. (Ten.1 : p. 8).

La démarche benvenistienne y apparaît comparable à celle des phonologues : il s’agit, au moyen de la décomposition des énoncés, puis des éléments, en unités de plus en plus simples, opération dont la possibilité témoigne de la nature articulée de la langue, de « dégager les unités distinctives de la langue », dont la reconnaissance implique l’opposition, fondamentale dans la problématique phonologique, de deux réalités, celle du « donné » brut ou « intégral » et la réalité linguistique des « éléments […] distinctifs à tous les niveaux de l’analyse », « traits pourvus de valeur significative » par opposition aux « variantes ». On retrouve, dans ce cadre, la nature différentielle des unités de langue, qui intervient donc ici en premier lieu, comme chez les phonologues, comme un principe d’analyse, et non plus, comme plus haut, comme une méthode de définition des unités. Néanmoins, nous avons également vu plus haut² que la fin de ce passage donnait à lire une conception particulière de la distinctivité,

 Voir p. .  Voir p.  – .

3.1 Les niveaux de l’analyse linguistique

181

corrélative d’une absence d’élaboration fonctionnaliste de la notion de valeur. Benveniste poursuit en effet : Une grande simplification est opérée désormais, et il devient alors possible de reconnaître l’organisation interne et les lois d’agencement de ces traits formels. Chaque phonème ou morphème devient relatif à chacun des autres, en ce qu’il en est à la fois différent et solidaire ; chacun délimite les autres qui le délimitent à leur tour, distinctivité et solidarité étant des conditions connexes. Ces éléments s’ordonnent en séries et montrent dans chaque langue des arrangements particuliers. C’est une structure, dont chaque pièce reçoit sa raison d’être de l’ensemble qu’elle sert à composer. (Ten.1 : p. 8).

Plutôt que de fonction, il s’agit alors de caractérisation différentielle des unités, dans le cadre de la structure. Comme Martinet à propos de son principe de pertinence, Benveniste, parlant de « simplification », insiste dans ce passage sur la prise que permet une telle analyse sur le donné linguistique, prise structurale – Martinet insiste quant à lui sur la discrétion des unités ainsi obtenues, notion qui, comme nous le verrons, n’est pas étrangère à Benveniste – là où il n’y avait auparavant que contingence et diversité sans limites. La structure apparaît alors double : « organisation interne » et « ordonnance en séries » d’une part, « lois d’agencement » et « arrangements particuliers » d’autre part, mais sans qu’il soit possible d’assigner une place précise à la solidarité et à la définition différentielle des éléments, sans parler de leur identification, qui apparaît de même comme une dimension distincte de la structure. La conception d’une nature articulée de la langue, terrain commun avec les phonologues, semble ainsi le lieu d’une triple mise en œuvre du postulat structuraliste (de la prise en compte des notions de valeur et de système en termes de postulat structuraliste) : comme principe d’analyse, comme définition différentielle et comme organisation, c’est-à-dire en termes de distinctivité – au sens des phonologues –, de relativité et de structuration. La notion centrale, corrélative de celle d’articulation (au sens benvenistien), est la notion de niveau – « analyses successives », « on s’attache aujourd’hui à identifier les éléments en tant qu’ils sont distinctifs à tous les niveaux de l’analyse » –, que l’on retrouve ensuite dans « [Signe et système dans la langue]³ », lorsque Benveniste affirme que « [l]e principe qui

 Nous laissons de côté les syntagmes « niveaux de l’expression » que l’on trouve, avant , dans les Actes de la conférence européenne de sémantique (), puis avant  dans les « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » (), dont nous avons proposé plus haut (voir p. ) une autre interprétation. Voir cependant, pour cette notion de niveau dans les Actes de la conférence européenne de sémantique : Ac. : p.  et . Voir également par ailleurs, pour la notion de niveau dans « [Signe et système dans la langue] », la réponse aux questions  et  – « Welche Beziehungen bestehen zwischen Einzelelementen eines

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

caractérise la langue entre tous les systèmes sémiotiques est qu’un très grand nombre de signes complexes se laissent progressivement réduire à un très petit nombre de traits distinctifs » (Sig. : p. 93), puis qu’« [o]n procède par dissociation à partir des grandes unités, en segments de plus en plus petits, jusqu’aux unités élémentaires, en étudiant à tous les niveaux les possibilités de combinaison, de permutation, etc. » (Sig. : p. 94), ajoutant : La méthode impose donc de considérer l’ordre paradigmatique aussi bien que l’ordre syntagmatique. (Sig. : p. 94).

Le « principe qui caractérise la langue entre tous les systèmes sémiotiques » renvoie à la notion d’articulation. En effet, si Benveniste évoque ici la possibilité de réduire progressivement un très grand nombre de signes complexes à un très petit nombre de traits distinctifs, on lit à la page suivante : Parler du « système » d’une langue, c’est affirmer qu’elle est articulée, c’est-à-dire qu’elle est construite à l’aide d’un petit nombre de distinctions minimales qui produisent par leurs combinaisons un très grand nombre de « signes ». Là est le fondement du système. » (Sig. : p. 95).

Or, il apparaît clairement, à la lecture de cette affirmation, que la possibilité de décomposer n’est que le revers de la nature articulée du langage, principe de sa construction et « fondement du système ». C’est là, de fait, la détermination centrale de la structure benvenistienne, qui justifie sa nature double, explicitement caractérisée dans ce texte comme une double dimension paradigmatique et syntagmatique. Cette caractérisation explicite se conjugue cependant avec une relative imprécision de la distinction, qui apparaît déterminée par deux oppositions, entre segments obtenus par dissociation et « possibilités de combinaison, de permutation, etc. », d’une part, mais également, d’autre part, entre « l’ensemble de la langue » et « eine gegebene Redefolge », puisque l’affirmation de la nécessité de considérer les deux ordres paradigmatique et syntagmatique que nous avons citée ci-dessus vient clore une réponse qui s’ouvrait sur cette autre proposition : L’analyse ne peut porter sur « eine gegebene Redefolge » sans porter sur l’ensemble de la langue⁴. (Sig. : p. 94).

gegebenen Mitteilungsinhaltes (message) ? » (S. A.,  : p. ) et « Welche Beziehungen bestehen zwischen den Einzelelementen einer gegebenen Redefolge ? » (S. A.,  : p. ) – en Sig. : p. .  Comme ci-dessus, Benveniste répond en effet à la question : « Wie läßt sich eine gegebene Redefolge in Einzelelemente analysieren ? » (S. A.,  : p. ).

3.1 Les niveaux de l’analyse linguistique

183

Il est dès lors difficile de savoir dans quelle mesure et de quelle manière le paradigmatique est constitutif de la langue, et inversement de quelle manière y intervient la dimension du syntagmatique. À cette imprécision s’ajoute une substitution de la signification à l’analyse différentielle. Au lieu du « principe qu’il n’y a dans une langue que des différences, que la langue met en œuvre un ensemble de procédés discriminatoires » qui était invoqué dans « Tendances récentes en linguistique générale », Benveniste se contente ici de demander que « l’analyse tienne compte de la signification » (Sig. : p. 93), dans la mesure où « [l]e fait que la langue est “signifiante” est une raison à la fois nécessaire et suffisante » (Sig. : p. 93) de le faire et où « [u]ne analyse linguistique indépendante de la signification est pure chimère » (Sig. : p. 93 – 94). L’imprécision de la distinction syntagmatique/paradigmatique trouve une manière de résolution dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique » (1962). Si le statut de la dimension syntagmatique demeurait peu clair dans « [Signe et système dans la langue] », dans ce texte Benveniste confère en effet à cette dimension un rôle central dans l’organisation de la langue, définissant la structure comme « des types particuliers de relations articulant les unités d’un certain niveau » (Dév.1 : p. 21), et affirmant par ailleurs que les « principes de structure » (Dév.1 : p. 21) régissent les combinaisons des éléments, de sorte que « la structure du système linguistique » (Dév.1 : p. 21) est liée à des restrictions de combinaisons qui « dessine[nt] certaines configurations spécifiques, variables selon les systèmes linguistiques envisagés » (Dév.1 : p. 21). Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre⁵, il distingue en outre dans ce texte les « relations » des « oppositions », et caractérise ainsi les premières comme syntagmatiques, par opposition aux « oppositions » paradigmatiques: Chacune des unités d’un système se définit ainsi par l’ensemble des relations qu’elle soutient avec les autres unités, et par les oppositions où elle entre ; c’est une entité relative et oppositive, disait Saussure. (Dév.1 : p. 21).

Comme nous l’avons également vu dans ce chapitre⁶, cette assimilation de la structure à des principes de structure n’est pas isolée dans notre corpus, puisqu’on la retrouve dans « “Structure” en linguistique » (1962), où Benveniste affirme que « [c]haque système, étant formé d’unités qui se conditionnent mutuellement, se distingue des autres systèmes par l’agencement interne de ces unités, agencement qui en constitue la structure » (SEL.1 : p. 96), ajoutant : « Certaines combinaisons sont fréquentes, d’autres plus rares, d’autres enfin,

 Voir p. .  Voir p.  et la note  du premier chapitre.

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théoriquement possibles, ne se réalisent jamais. » (SEL.1 : p. 96), puis dans « Structuralisme et linguistique » (1968), où il donne comme exemple de « lois de structure » (SL.2 : p. 18) l’impossibilité de la coexistence de certains sons ainsi que la nécessité pour certains sons d’être syllabiques⁷. Il était en revanche question, dans « Tendances récentes en linguistique générale », d’organisation en séries et de lois de combinaisons⁸, et on lit par ailleurs dans « “Structure” en linguistique », dans le cadre de la « définition minimale » de la structure que nous avons citée dans le premier chapitre : Le principe fondamental est que la langue constitue un système, dont toutes les parties sont unies par un rapport de solidarité et de dépendance. Ce système organise des unités, qui sont les signes articulés, se différenciant et se délimitant mutuellement. La doctrine structuraliste enseigne la prédominance du système sur les éléments, vise à dégager la structure du système à travers les relations des éléments, aussi bien dans la chaîne parlée que dans les paradigmes formels, et montre le caractère organique des changements auxquels la langue est soumise. (SEL.1 : p. 98).

Or, dans ce passage comme dans « Tendances récentes en linguistique générale », la structure apparaît non seulement syntagmatique, mais également paradigmatique, puisque les « relations des éléments » sont « aussi bien dans la chaîne parlée que dans les paradigmes formels ». Il est en outre possible que, comme cela a lieu chez les autres structuralistes, notamment chez Hjelmslev et Martinet, les « configurations spécifiques » de « Coup d’œil sur le développement de la linguistique », dessinées par les restrictions de combinaison, soient d’ordre paradigmatique. Nous verrons en effet plus bas que cette articulation des structures syntagmatique et paradigmatique n’est pas absente de la linguistique benvenistienne. Néanmoins, il s’agit moins ici, en réalité, de la définition de la structure que du statut des relations. À cet égard, le développement de « Structuralisme et linguistique » auquel nous venons de faire référence⁹ est révélateur. La limitation de la structure aux relations syntagmatiques y a en effet pour corollaire une opposition entre identification et structure, Benveniste distinguant

 Voir SL. : p.  – . Ce passage de « [Signe et système dans la langue] » est par ailleurs relativement ambigu à cet égard : « Étant donné que toute langue constitue un système articulé, on pourra appeler structure l’arrangement particulier des éléments dans le système. On pourra ainsi, dans le système des phonèmes, déterminer la structure de leur distribution (par exemple [ŋ] est seulement initial dans certains systèmes, seulement final dans d’autres). Mais dans la pratique actuelle “structure” est déjà un terme galvaudé. » (Sig. : p. ).  Voir Ten. : p. , ci-dessus. Voir par ailleurs la note , où nous avions mentionné Sig. : p. , cité ici dans la note précédente.  Voir SL. : p.  – .

3.1 Les niveaux de l’analyse linguistique

185

entre « deux choses, les deux données fondamentales en toute considération structurale de la langue » (SL.2 : p. 16) : « les pièces du jeu » (SL.2 : p. 16) et « les relations entre ces pièces » (SL.2 : p. 16)¹⁰. Dans ce cadre, tandis que la dimension de l’identification met en jeu les notions phonologiques de « valeur distinctive » (SL.2 : p. 16) et de variantes, elle demeure indépendante de celle de relation comme de celle d’organisation. On retrouve ici en premier lieu la définition de la langue comme « articulée », qui repose, ainsi qu’il apparaissait dans « [Signe et système dans la langue] »¹¹, sur l’existence de « distinctions minimales » et de « combinaisons » produites par ces distinctions, ou, pour reprendre les termes de « Coup d’œil sur le développement de la linguistique », d’« éléments formels articulés en combinaisons variables, d’après certains principes de structure » (Dév.1 : p. 21). Benveniste parle de même, dans « Structuralisme et linguistique », de « système combinatoire » (SL.2 : p. 26), et il est encore question, dans « Ce langage qui fait l’histoire¹² » (1968), de « constituer une espèce de combinatoire » (His.2 : p. 33) avec les éléments, dans un passage où l’on trouve une opposition analogue à celle de « Structuralisme et linguistique », puisqu’il s’agit d’« isoler les éléments distinctifs d’un ensemble fini » (His.2 : p. 33) d’une part, d’« établir les lois de combinaison de ces éléments » (His.2 : p. 33) d’autre part. Néanmoins, outre cette définition de la langue comme articulée, on retrouve ici, également, la dualité de « Coup d’œil sur le développement de la linguistique », entre les « éléments formels » et les « principes de structure », dualité d’autant plus remarquable que s’y adjoint ensuite la distinction entre relations et oppositions, qui détermine une double définition des unités. Cette double définition des unités renvoie à la dimension de la solidarité et de la prédominance du système sur les éléments. Ce point est explicite dans le deuxième passage de « “Structure” en linguistique » que nous avons cité cidessus¹³. Il faut rappeler en outre que la distinction de « Coup d’œil sur le

 Voir ensuite : « Mais il n’est pas facile du tout, même pour commencer, d’identifier les pièces du jeu. » (SL. : p. ), inaugurant un développement conclu par « Par conséquent voilà la première considération : reconnaître les termes constitutifs du jeu. » (SL. : p. ), le développement suivant s’ouvrant par : « La deuxième considération essentielle pour l’analyse structurale, c’est précisément de voir quelle est la relation entre ces éléments constitutifs. » (SL. : p. ).  Voir Sig. : p. , ci-dessus.  Voir en outre dans « Structure de la langue et structure de la société » () : « La base de la structure linguistique est composée d’unités distinctives, et ces unités se définissent par quatre caractères : elles sont des unités discrètes, elles sont en nombre fini, elles sont combinables et elles sont hiérarchisées. » (So. : p. ), où s’ajoute seulement la notion de niveau, corrélative de celle d’articulation.  SEL. : p. .

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développement de la linguistique » entre relations et oppositions est suivie de cette affirmation : On abandonne donc l’idée que les données de la langue valent par elles-mêmes et sont des « faits » objectifs, des grandeurs absolues, susceptibles d’être considérées isolément. En réalité les entités linguistiques ne se laissent déterminer qu’à l’intérieur du système qui les organise et les domine, et les unes par rapport aux autres. Elles ne valent qu’en tant qu’éléments d’une structure. (Dév.1 : p. 21).

Cette thèse permet en effet ensuite l’utilisation du terme relation en un sens générique : Dès à présent on voit combien cette conception de la linguistique diffère de celle qui prévalait autrefois. La notion positiviste du fait linguistique est remplacée par celle de relation. (Dév.1 : p. 22).

Par ailleurs, il apparaît tant dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique » que dans « “Structure” en linguistique » et dans « Ce langage qui fait l’histoire », que cette double définition est solidaire de la dimension de l’organisation paradigmatique. Il est en effet question, dans « “Structure” en linguistique », de « paradigmes formels » et, dans « Ce langage qui fait l’histoire », la structure est donnée comme une organisation paradigmatique : Si nous pouvons parler, si notre langue nous donne le moyen de construire des phrases, c’est que nous conjoignons des mots qui valent à la fois par les syntagmes et par leur opposition. […] Nous faisons deux choses quand nous parlons : nous agençons des mots, tous les éléments de ces agencements représentent chacun un choix entre plusieurs possibilités ; quand je dis « je suis », j’ai éliminé « vous êtes », « j’étais », « je serai », etc. C’est donc, dans une série qu’on appelle paradigme, une forme que je choisis, et ainsi pour chaque portion d’un énoncé qui se constitue en syntagme. (His.2 : p. 32– 33).

On lit en outre dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique », après l’affirmation qu’« [e]n isolant dans le donné linguistique des segments de nature et d’étendue variable, on recense des unités de plusieurs types » (Dév.1 : p. 22) qu’on est conduit à « caractériser par des niveaux distincts dont chacun est à décrire en termes adéquats » (Dév.1 : p. 22) : Les unités de la langue relèvent, en effet, de deux plans : syntagmatique quand on les envisage dans leur rapport de succession matérielle au sein de la chaîne parlée, paradigmatique quand elles sont posées en rapport de substitution possible, chacune à son niveau et dans sa classe formelle. Décrire ces rapports, définir ces plans, c’est se référer à la structure formelle de la langue ; et formaliser ainsi la description, c’est – sans paradoxe – la rendre de plus en plus concrète en réduisant la langue aux éléments signifiants dont elle

3.1 Les niveaux de l’analyse linguistique

187

se constitue uniquement et en définissant ces éléments par leur relevance mutuelle. Au lieu d’une série d’« événements » singuliers, innombrables, contingents, nous obtenons un nombre fini d’unités et nous pouvons caractériser une structure linguistique par leur répartition et leurs combinaisons possibles. (Dév.1 : p. 22).

Or, il est de même question dans ce passage de « classe formelle », puis de « répartition ». On y retrouve cependant également la dualité qui marquait le développement cité ci-dessus, ainsi que ceux de « Structuralisme et linguistique » et de « Ce langage qui fait l’histoire ». À la « structure formelle » de la langue, qui implique deux types de rapports, rapports syntagmatiques « de succession matérielle au sein de la chaîne parlée » et rapports paradigmatiques « de substitution possible », correspondant aux « deux plans » dont relèvent les unités de la langue, répond une « formalisation » de la description, qui implique non seulement la description de ces rapports et la définition de ces plans, mais également la réduction de la langue « aux éléments signifiants » dont elle se constitue uniquement et ainsi à « un nombre fini d’unités », la structure ne consistant quant à elle qu’en « leur répartition et leurs combinaisons possibles ». Aussi retrouve-t-on pour finir une proposition tout à fait analogue à celle de « Tendances récentes en linguistique générale » : « Au lieu d’une série d’“événements” singuliers, innombrables, contingents, nous obtenons un nombre fini d’unités et nous pouvons caractériser une structure linguistique par leur répartition et leurs combinaisons possibles. », répondant à « Une grande simplification est opérée désormais, et il devient alors possible de reconnaître l’organisation interne et les lois d’agencement de ces traits formels. » Ces différents passages témoignent ainsi d’une double modalité de la structure, qui succède, au moyen d’un regroupement, à la triple mise en œuvre du postulat structuraliste que nous identifiions ci-dessus dans « Tendances récentes en linguistique générale » : l’identification ou la réduction du donné à des unités discrètes d’une part, la définition relationnelle des unités, syntagmatique et paradigmatique, ainsi que l’organisation paradigmatique et les principes de structure d’autre part. On retrouve ici la disjonction des deux axes de la valeur que nous nous sommes efforcée de mettre en évidence dans le premier chapitre¹⁴, et qui, dans sa manifestation benvenistienne, témoigne tout autant de l’absence d’élaboration fonctionnaliste de cette notion, absence qui caractérise, comme nous l’avons vu de même dans le premier chapitre, la linguistique de Benveniste. Cette dualité est en réalité inhérente à la construction benvenistienne de la langue comme structure orientée qui, tandis qu’elle témoigne d’une tentative d’articu-

 Aussi aurait-on également pu citer ici FSL. : p.  – , SL. : p.  et Sé. : p. , analysés alors, et que l’on retrouvera plus bas.

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lation des deux dimensions de l’identification et de la définition-organisation, manifeste dans le même temps leur disjonction ou leur impossible conjonction eu égard à la spécificité de l’objet benvenistien : la signification et l’analyse de l’expression. Ces deux dimensions – articulation et disjonction – apparaissent nettement dès le premier texte consacré à la description de la structure orientée, datant également de 1962, « Les niveaux de l’analyse linguistique ». La notion de niveau linguistique y est introduite d’emblée : La notion de niveau nous paraît essentielle dans la détermination de la procédure d’analyse. Elle seule est propre à faire justice à la nature articulée du langage et au caractère discret de ses éléments ; elle seule peut nous faire retrouver, dans la complexité des formes, l’architecture singulière des parties et du tout. Le domaine où nous l’étudierons est celui de la langue comme système organique de signes linguistiques. (Niv.1 : p. 119).

On retrouve alors la double nature de la structure benvenistienne, syntagmatique et paradigmatique, mais sous l’aspect de deux opérations d’analyse, la segmentation et la substitution, permettant la délimitation, l’identification et la définition des éléments. Benveniste poursuit en effet : La procédure entière de l’analyse tend à délimiter les éléments à travers les relations qui les unissent. Cette analyse consiste en deux opérations qui se commandent l’une l’autre et dont toutes les autres dépendent : 1o la segmentation ; 2o la substitution. Quelle que soit l’étendue du texte considéré, il faut d’abord le segmenter en portions de plus en plus réduites jusqu’aux éléments non décomposables. Parallèlement on identifie ces éléments par les substitutions qu’ils admettent. […] Progressivement, d’un signe à l’autre, c’est la totalité des éléments qui sont dégagés et pour chacun d’eux la totalité des substitutions possibles. Telle est en bref la méthode de distribution : elle consiste à définir chaque élément par l’ensemble des environnements où il se présente, et au moyen d’une double relation, relation de l’élément avec les autres éléments simultanément présents dans la même portion de l’énoncé (relation syntagmatique) ; relation de l’élément avec les autres éléments mutuellement substituables (relation paradigmatique). (Niv.1 : p. 119 – 120).

La difficulté est de mesurer la corrélation de la définition et de l’identification, c’est-à-dire, comme plus haut avec le terme de distinctivité, de cerner précisément le sens du terme identifier. La proposition initiale – « La procédure entière de l’analyse tend à délimiter les éléments à travers les relations qui les unissent » – paraît impliquer une telle corrélation. Les termes identifier et identifiable demeurent cependant ambivalents, dans la mesure où l’identification (la reconnaissance de l’unité linguistique) est indissolublement établissement d’une identité (caractérisation de l’unité linguistique) et se sépare en cela des opérations qui la rendent possible, et qui deviennent des outils de définition de l’unité linguistique. D’une part, en effet, les deux opérations « se commandent l’une

3.1 Les niveaux de l’analyse linguistique

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l’autre », et l’identification des éléments « par les substitutions qu’ils admettent » semble ainsi impliquée dans la possibilité même de la segmentation. D’autre part, néanmoins, cette identification est également liée au recensement des substitutions possibles et à l’établissement des « classes des substituts possibles » (Niv.1 : p. 120) de chaque élément dans les différentes chaînes. Il s’agit donc non seulement de dégager les éléments, mais également, « pour chacun d’eux la totalité des substitutions possibles ». Or, la « méthode de distribution » se trouve finalement caractérisée comme une méthode de définition des éléments, « par l’ensemble des environnements où il[s] se présente[nt], et au moyen d’une double relation ». L’ambiguïté est encore accentuée par les deux paragraphes qui suivent, dans la mesure où la dépendance mutuelle de la segmentation et de la substitution y est explicitée en des termes inattendus. Benveniste insiste en effet ensuite¹⁵ sur la différence existant entre les deux opérations dans le champ de leur application, à savoir l’existence d’éléments substituables mais non segmentables. Cette différence ne remet pas en cause la complémentarité des deux opérations, qui supposent deux niveaux d’analyse distincts, celui de l’unité segmentée, et celui des unités substituées. Benveniste semble cependant opposer le cas où « [d]es éléments sont identifiés par rapport à d’autres segments avec lesquels ils sont en relation de substituabilité » (Niv.1 : p. 120) – proposition où par ailleurs, la locution prépositionnelle par rapport à rend de nouveau très ambivalent le terme identifiés – à celui où « la substitution […] op[ère] […] sur des éléments non segmentables » (Niv.1 : p. 120), comme si le fait d’être un segment avait quelque chose à voir avec le fait d’être segmentable. Affirmant que « ces traits distinctifs du phonème ne sont plus segmentables, quoique identifiables et substituables » (Niv.1 : p. 120) – et l’on note de nouveau ici la relation d’addition instaurée entre identifiable et substituable – il explicite de même ensuite cette proposition en termes d’impossibilité d’une réalisation pour soi-même hors de l’articulation phonétique analysée, d’absence d’ordre syntagmatique et d’inséparabilité, c’est-à-dire dans des termes qui concernent moins le trait distinctif comme segmentable que le trait distinctif comme segment, ou la spécificité du phonème comme élément segmentable. On ne sait, dès lors, ce qu’il faut entendre par les « classes syntagmatiques » (Niv.1 : p. 121) que ne sauraient constituer les traits distinctifs. Bien que non segmentables, les traits distinctifs demeurent en effet des segments. Il est remarquable, quoi qu’il en soit, que substitution et segmentation puissent ainsi caractériser des unités et des niveaux linguistiques, au lieu d’être simplement requises pour la mise au jour des unités. On lit en outre plus loin dans le texte :

 Voir Niv. : p.  – .

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Dans la pratique, le mot est envisagé surtout comme élément syntagmatique, constituant d’énoncés empiriques. Les relations paradigmatiques comptent moins, en tant qu’il s’agit du mot, par rapport à la phrase. Il en va autrement quand le mot est étudié comme lexème, à l’état isolé. On doit alors inclure dans une unité toutes les formes flexionnelles, etc. (Niv.1 : p. 124).

Or, les relations paradigmatiques et syntagmatiques apparaissent ici comme de simples paramètres d’analyse des unités. Si l’on retrouve donc dans ce texte les trois dimensions de l’identification, de la définition, et dans une moindre mesure de l’organisation, celles-ci apparaissent à la fois solidaires et associées, de manière profondément ambivalente. Or, Benveniste introduit ensuite un nouvel élément, le sens, dont les rapports avec la notion de substitution sont ambigus et dont, par ailleurs, la conception implique une subordination du paradigmatique au syntagmatique, cependant qu’il n’est plus question ni de définition, ni d’organisation, sinon de manière clairement seconde, c’est-à-dire dans le cadre d’un dédoublement de la notion de paradigmatique. Les développements sont introduits par la question suivante, qu’amène la distinction des deux niveaux phonématique et mérismatique à laquelle conduisait cette remarque relative à la différence entre segmentation et substitution dans le champ de leur application – mérisme étant le nom donné par Benveniste aux traits distinctifs¹⁶ : Nous définissons empiriquement leur relation [aux niveaux phonématique et mérismatique] d’après leur position mutuelle, comme celle de deux niveaux atteints successivement, la combinaison des mérismes produisant le phonème ou le phonème se décomposant en mérismes. Mais quelle est la condition linguistique de cette relation ? (Niv.1 : p. 121).

On lit ensuite : Nous la trouverons si nous portons l’analyse plus loin, et, puisque nous ne pouvons plus descendre, en visant le niveau supérieur. Il nous faut alors opérer sur des portions de textes plus longues et chercher comment réaliser les opérations de segmentation et de substitution quand il ne s’agit plus d’obtenir les plus petites unités possibles, mais des unités plus étendues. (Niv.1 : p. 121).

On retrouve donc ici, en premier lieu, les opérations de segmentation et de substitution. La segmentation apparaît de fait subordonnée à la « condition linguistique du sens » (Niv.1 : p. 121), condition qui est ensuite donnée comme la condition même de la linguisticité :

 Voir Niv. : p. .

3.1 Les niveaux de l’analyse linguistique

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Le sens est en effet la condition fondamentale que doit remplir toute unité de tout niveau pour obtenir statut linguistique. Nous disons bien de tout niveau : le phonème n’a de valeur que comme discriminateur de signes linguistiques, et le trait distinctif, à son tour, comme discriminateur des phonèmes. La langue ne pourrait fonctionner autrement. (Niv.1 : p. 122).

La suite du passage est de nouveau passablement ambiguë, dans la mesure où tandis que le sens est alors constitutif des deux opérations de segmentation et de substitution, ou mis en jeu par elles, Benveniste en parle comme de la « condition » (Niv.1 : p. 122) supposée par de telles opérations, puis, de même que plus haut le dégagement des éléments se doublait de l’établissement de leurs classes de substituts possibles, distingue deux étapes dans « l’analyse guidée par le sens » (Niv.1 : p. 122), d’abord la segmentation, puis la distinction des unités et des variantes¹⁷. Le sens se trouve ensuite caractérisé en termes de constituance. On lit tout d’abord : Il ressort de ces analyses sommaires que segmentation et substitution ne peuvent pas s’appliquer à des portions quelconques de la chaîne parlée. En fait, rien ne permettrait de définir la distribution d’un phonème, ses latitudes combinatoires de l’ordre syntagmatique et paradigmatique, donc la réalité même d’un phonème, si l’on ne se référait toujours à une unité particulière du niveau supérieur qui le contient. C’est là une condition essentielle, dont la portée sera indiquée plus loin. On voit alors que ce niveau n’est pas quelque chose d’extérieur à l’analyse ; il est dans l’analyse ; le niveau est un opérateur. Si le phonème se définit, c’est comme constituant d’une unité plus haute, le morphème. La fonction discriminatrice du phonème a pour fondement son inclusion dans une unité particulière, qui, du fait qu’elle inclut le phonème, relève d’un niveau supérieur. Soulignons donc ceci : une unité linguistique ne sera reçue telle que si on peut l’identifier dans une unité plus haute. La technique de l’analyse distributionnelle ne met pas en évidence ce type de relation entre niveaux différents. (Niv.1 : p. 122 – 123).

La notion de « distribution d’un phonème », explicitée ensuite par « ses latitudes combinatoires de l’ordre syntagmatique et paradigmatique, donc la réalité même d’un phonème », nous reconduit à la dimension de la définition, mais celle-ci se trouve subordonnée à la « condition linguistique du sens », par l’intermédiaire de la notion de niveau. Benveniste insiste sur le caractère fondamental de cette notion, opérateur interne à l’analyse et non simple cadre de celle-ci. De fait, l’inclusion dans une unité linguistique plus haute se trouve placée au fondement de toute fonction et de tout sens, et devient ainsi la condition de la linguisticité : « une unité linguistique ne sera reçue telle que si on peut l’identifier dans une

 Voir Niv. : p. . On notera en outre dans ce passage l’allusion aux distributionnalistes américains, qui semble caractériser les opérations de segmentation et de substitution comme des « traits formels ».

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unité plus haute ». C’est là le premier jalon d’une redéfinition du sens comme capacité d’intégration. Benveniste introduit ensuite les notions corrélatives de constituant et d’intégrant, affirmant que « [d]u fait que les entités linguistiques sont discrètes, elles admettent deux espèces de relation : entre éléments de même niveau ou entre éléments de niveaux différents » (Niv.1 : p. 124), puis qu’« [e]ntre les éléments de même niveau, les relations sont distributionnelles » (Niv.1 : p. 124) tandis qu’« entre éléments de niveau différent, elles sont intégratives » (Niv.1 : p. 124), et expliquant à propos de ces dernières : Quand on décompose une unité, on obtient non pas des unités de niveau inférieur, mais des segments formels de l’unité en question. Si on ramène fr. /ɔm/ homme à [ɔ] – [m], on n’a encore que deux segments. Rien ne nous assure encore que [ɔ] et [m] sont des unités phonématiques. Pour en être certain, il faudra recourir à /ɔt/ hotte, /ɔs/ os d’une part, à /om/ heaume, /ym/ hume de l’autre. Voilà deux opérations complémentaires de sens opposé. Un signe est matériellement fonction de ses éléments constitutifs, mais le seul moyen de définir ces éléments comme constitutifs est de les identifier à l’intérieur d’une unité déterminée où ils remplissent une fonction intégrative. Une unité sera reconnue comme distinctive à un niveau donné si elle peut être identifiée comme « partie intégrante » de l’unité de niveau supérieur, dont elle devient l’intégrant. (Niv.1 : p. 124– 125).

On retrouve de nouveau dans ce passage les deux « opérations complémentaires » que sont la segmentation et la substitution. Ces termes, cependant, n’apparaissent pas, et les deux opérations sont données non seulement comme complémentaires, mais également comme étant « de sens opposé ». De fait, alors que sont encore distinguées les deux étapes de la segmentation et de la substitution – « Si on ramène fr. /ɔm/ homme à [ɔ] – [m], on n’a encore que deux segments. Rien ne nous assure encore que [ɔ] et [m] sont des unités phonématiques. Pour en être certain, il faudra recourir à /ɔt/ hotte, /ɔs/ os d’une part, à /om/ heaume, /ym/ hume de l’autre. » –, si « l’analyse guidée par le sens » impliquait ci-dessus la segmentation, selon le critère du sens, puis l’identification des unités et des variantes, la segmentation se trouve à présent définie comme une opération purement formelle, tandis que l’identification des unités implique la reconnaissance d’une « fonction intégrative ». On retrouve ici la constituance du développement précédent, rebaptisée « intégration », les intégrants, orientés vers l’unité supérieure, étant opposés aux constituants¹⁸, obtenus par dissociation de cette unité. Il ne s’agit plus, cependant, d’une condition de l’opération, mais de la définition même du sens. Benveniste affirme en effet

 Pour ces termes de constituant et d’intégrant, voir ensuite : « Quelle est, dans le système des signes de la langue, l’étendue de cette distinction entre constituant et intégrant ? » (Niv. : p. ).

3.1 Les niveaux de l’analyse linguistique

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ensuite que la « fonction assignable à cette distinction entre constituant et intégrant » (Niv.1 : p. 125) est « une fonction d’importance fondamentale » (Niv.1 : p. 125), dans la mesure où il s’agit du « principe rationnel qui gouverne, dans les unités des différents niveaux, la relation de la forme et du sens » (Niv.1 : p. 126) : Quand nous ramenons une unité à ses constituants, nous la ramenons à ses éléments formels. Comme il a été dit plus haut, l’analyse d’une unité ne livre pas automatiquement d’autres unités. […] en opérant une analyse d’unités linguistiques, nous y isolons des constituants seulement formels. Que faut-il pour que dans ces constituants formels nous reconnaissions, s’il y a lieu, des unités d’un niveau défini ? Il faut pratiquer l’opération en sens inverse et voir si ces constituants ont fonction intégrante au niveau supérieur. Tout est là : la dissociation nous livre la constitution formelle ; l’intégration nous livre des unités signifiantes. Le phonème, discriminateur, est l’intégrant, avec d’autres phonèmes, d’unités signifiantes qui le contiennent. Ces signes à leur tour vont s’inclure comme intégrants dans des unités plus hautes qui sont informées de signification. Les démarches de l’analyse vont, en directions opposées, à la rencontre ou de la forme ou du sens dans les mêmes entités linguistiques. (Niv.1 : p. 126).

Il reprend ainsi la distinction d’une segmentation uniquement formelle et d’une identification impliquant la fonction intégrante. Néanmoins, il n’est plus question, cette fois, de substitution, mais seulement de « pratiquer l’opération en sens inverse et [de] voir si ces constituants ont fonction intégrante au niveau supérieur ». Il s’agit par ailleurs de définir la forme et le sens, respectivement comme « capacité de se dissocier en constituants de niveau inférieur » (Niv.1 : p. 127) et comme « capacité d’intégrer une unité de niveau supérieur » (Niv.1 : p. 127). On observe donc, au fil de l’élaboration de « Les niveaux de l’analyse linguistique », le remplacement de la substitution (de la dimension paradigmatique) par le sens, complément, dans le cadre d’une redéfinition du sens comme fonction intégrante, de l’opération de segmentation. Cette redéfinition, fondée sur la notion de niveau qui est constitutive de la définition de la langue comme structure articulée, implique une subordination du paradigmatique au syntagmatique, subordination qui apparaît dans ce passage de « Structure de la langue et structure de la société » (1968) que nous avons cité plus haut : On sait que l’axe paradigmatique de la langue est celui qui est justement caractérisé, par rapport à l’axe syntagmatique, par la possibilité de remplacer un terme par un autre, une fonction par une autre dans la mesure où justement elle a une valeur d’utilisation syntagmatique. (So.2 : p. 101).

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Il apparaît nettement, cependant, à la lecture de « Les niveaux de l’analyse linguistique », que cette subordination est d’abord une conséquence de la définition benvenistienne du sens et qu’elle n’implique qu’en second lieu les dimensions définitionnelle et organisationnelle. Ces deux dimensions sont précisément absentes des derniers développements, et c’est pourquoi l’on a pu parler ci-dessus de dédoublement du paradigmatique : sens (« valeur d’utilisation syntagmatique ») d’une part, axe de la structure (« possibilité de remplacer un terme par un autre, une fonction par une autre ») et pan de la définition différentielle de l’unité d’autre part, autrement dit, de nouveau, identification d’une part, définition et organisation d’autre part. Il faut noter, à cet égard, que l’objet de l’élaboration benvenistienne, dans ce texte, est beaucoup moins la structure que le rapport du sens et de la forme – et non par ailleurs, significativement, du son. Cet objet est traité de manière éminemment structuraliste. La notion de « principe rationnel qui gouverne, dans les unités de différents niveaux, la relation de la forme et du sens » est en effet significative, dans la mesure où elle assigne la relation forme/sens à un principe, et nous reconduit à la problématique fondamentale du structuralisme : la relation forme/sens est un donné, et il s’agit de la construire structuralement, construction structurale dont les enjeux apparaissent nettement dans la dernière proposition de ce développement de « Les niveaux de l’analyse linguistique », où les rapports mutuels de la forme et du sens sont donnés comme dévoilés dans l’analyse, « et grâce à la nature articulée du langage », c’est-à-dire grâce à la structure et dans le cadre du postulat structural : Forme et sens apparaissent ainsi comme des propriétés conjointes, données nécessairement et simultanément, inséparables dans le fonctionnement de la langue. Leurs rapports mutuels se dévoilent dans la structure des niveaux linguistiques, parcourus par les opérations descendantes et ascendantes de l’analyse, et grâce à la nature articulée du langage. (Niv.1 : p. 127).

Aussi retrouve-t-on, bien que sous une forme différente de celle qui prévaut chez Hjelmslev et chez les phonologues, de même que de celle que nous avons rencontrée plus haut, la démarche d’intégration de la signification à la langue : Voici que surgit le problème qui hante toute la linguistique moderne, le rapport forme : sens que maints linguistes voudraient réduire à la seule notion de la forme, mais sans parvenir à se délivrer de son corrélat, le sens. Que n’a-t-on tenté pour éviter, ignorer, ou expulser le sens ? On aura beau faire : cette tête de Méduse est toujours là, au centre de la langue, fascinant ceux qui la contemplent. Forme et sens doivent se définir l’un par l’autre et ils doivent ensemble s’articuler dans toute l’étendue de la langue. (Niv.1 : p. 126).

3.1 Les niveaux de l’analyse linguistique

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On lisait de même un peu plus haut : Plutôt que de biaiser avec le « sens » et d’imaginer des procédés compliqués – et inopérants – pour le laisser hors de jeu en retenant seulement les traits formels, mieux vaut reconnaître franchement qu’il est une condition indispensable de l’analyse linguistique. Il faut seulement voir comment le sens intervient dans nos démarches et de quel niveau d’analyse il relève. (Niv.1 : p. 122).

Cette proposition fait écho à cet avertissement de « [Signe et système dans la langue] », également cité ci-dessus, et où le donné du signe est de nouveau très lisible – « le fait que la langue est “signifiante” » : 3. Le fait que la langue est « signifiante » est une raison à la fois nécessaire et suffisante pour que l’analyse tienne compte de la signification. Une analyse linguistique indépendante de la signification est pure chimère, et malgré certaines affirmations, n’a jamais pu être seulement entreprise. (Sig. : p. 93 – 94).

De même, ensuite, dans « La forme et le sens dans le langage » (1966)¹⁹, Benveniste justifie le choix de son sujet – la forme et le sens dans le langage – de manière extrêmement significative, en termes d’intégration de la signification à la langue, d’une part, à travers la référence au rejet distributionnaliste de la signification et la revendication du caractère linguistique, et non seulement psychologique ou philosophique, du sens, et corrélativement, d’autre part, dans les termes de la problématique des rapports son/sens, parlant des « manifestations du sens » (FSL.2 : p. 216) et des « aspects de la forme » (FSL.2 : p. 216), sens et forme étant considérés comme les « deux termes du problème » (FSL.2 : p. 216). Le développement qui suit est remarquable à cet égard : Dans une première approximation, le sens est la notion impliquée par le terme même de langue comme ensemble de procédés de communication identiquement compris par un ensemble de locuteurs ; et la forme est au point de vue linguistique (à bien distinguer du point de vue des logiciens), soit la matière des éléments linguistiques quand le sens en est écarté, soit l’arrangement formel de ces éléments au niveau linguistique dont il relève. Opposer la forme au sens est une convention banale et dont les termes mêmes semblent usés ; mais si nous essayons de réinterpréter cette opposition dans le fonctionnement de la langue en l’y intégrant et en l’éclairant par là, elle reprend toute sa force et sa nécessité (FSL.2 : p. 217).

Ces définitions du sens et de la forme sont des définitions « de première approximation », mais également de première venue, et Benveniste note ainsi

 Voir FSL. : p.  – .

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justement qu’« opposer la forme au sens est une convention banale et dont les termes mêmes semblent usés ». Le seul recours, une fois ces définitions acceptées, est une construction structurale, une tentative de « réinterpréter cette opposition dans le fonctionnement de la langue en l’y intégrant et en l’éclairant par là ». Corrélativement, il ne s’agit plus de langue, mais de signification. Benveniste ajoute en effet : […] nous voyons alors qu’elle enferme dans son antithèse l’être même du langage, car voici que d’un coup, elle nous met au cœur du problème le plus important, le problème de la signification. Avant toute chose, le langage signifie, tel est son caractère primordial, sa vocation originelle qui transcende et explique toutes les fonctions qu’il assure dans le milieu humain. (FSL.2 : p. 217).

On retrouve significativement ici la notion de fonction, que Benveniste se contente d’écarter au profit de celle de signification, dans un déplacement d’objet dont on aperçoit ainsi le caractère fondamentalement analogue à celui qui caractérise les linguistiques jakobsonienne et martinettienne, qui substituent quant à elles la communication à la langue, sur un même fond de définition évidente et première du langage en lieu et place de la reconnaissance du problème linguistique que constitue l’existence du son et du sens. Comme nous l’avons déjà noté, la signification demeure cependant un objet spécifique, dont le caractère central dans la linguistique benvenistienne est solidaire de cette primauté accordée au rapport forme/sens par rapport à la structure, que manifeste de nouveau l’élaboration de « Les niveaux de l’analyse linguistique ». On retrouve d’ailleurs remarquablement, dans cette définition de la forme de « La forme et le sens dans le langage », l’ambivalence de la notion benvenistienne de forme, mais sous une forme différente de celle dont il a été question plus haut. S’il s’agit encore de la double opposition forme/substance, forme/sens, et de la polysémie corrélative du terme structure, cette polysémie se précise en se déplaçant de la dualité structure d’une expression/organisation à la dualité structure d’une expression/structuration (interne à un niveau), cependant que les deux oppositions se superposent : la forme est soit la « matière des éléments linguistiques quand le sens en est écarté », soit « l’arrangement formel de ces éléments au niveau linguistique dont il relève », l’opposition matière/arrangement impliquant ainsi une conception du sens comme informateur, corollaire d’une forme qui, bien qu’engageant dès lors nécessairement le rapport forme/ substance, se définit comme structure d’une expression. Il faut rappeler ici le syntagme « informées de signification » qui qualifiait, dans un des développements de « Les niveaux de l’analyse linguistique » que nous avons cités ci-

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dessus²⁰, les unités dont les signes sont les intégrants. L’information apparaît ainsi comme le mode de pensée benvenistien du rapport son/sens, mode de pensée dont il faut de nouveau souligner le caractère tout à la fois structuraliste et spécifique. La différence avec Saussure apparaît de manière très nette dans cette note de « Les niveaux de l’analyse linguistique », dont l’appel se situe au terme de la proposition « Forme et sens apparaissent ainsi comme des propriétés conjointes, données nécessairement et simultanément, inséparables dans le fonctionnement de la langue. » que nous avons citée ci-dessus : F. de Saussure semble avoir conçu aussi le « sens » comme une composante interne de la forme linguistique, bien qu’il ne s’exprime que par une comparaison destinée à réfuter une autre comparaison : « On a souvent comparé cette unité à deux faces [l’association du signifiant et du signifié] avec l’unité de la personne humaine, composée du corps et de l’âme. Le rapprochement est peu satisfaisant. On pourrait penser plus justement à un composé chimique, l’eau par exemple ; c’est une combinaison d’hydrogène et d’oxygène ; pris à part, chacun de ces éléments n’a aucune des propriétés de l’eau²¹ » (Cours, 2e éd., p. 145). (Niv.1 : p. 127, note 1).

La notion du sens comme « composante interne » de la forme linguistique est beaucoup moins saussurienne que benvenistienne, bien que révélatrice de « l’intuition saussurienne » qui caractérise la pensée de Benveniste. Le sens saussurien ne saurait en effet être une composante interne de la forme linguistique que dans la mesure où cette forme serait le signe même, autrement dit le signifiant considéré comme signifiant²². C’est là une proposition toute diffé-

 Niv. : p. .  La source de ce passage se trouve dans le troisième cours : « Le concept devient une qualité de la substance acoustique comme la sonorité devient une qualité de la substance conceptuelle. Comparaison avec la personne (formée du corps et de l’âme) en partie juste. On pourrait comparer l’entité linguistique à un corps chimique composé, ainsi l’eau, où il y a de l’hydrogène et de l’oxygène . Sans doute, la chimie si elle sépare les éléments a de l’oxygène et de l’hydrogène mais l’on reste dans l’ordre chimique. Au contraire, si on décompose l’eau linguistique on quitte l’ordre linguistique . » (Saussure & Constantin,  : p. ). L’idée que le rapprochement avec le rapport entre l’âme et le corps est peu satisfaisant provient des notes de Joseph et de Mme Sechehaye, qui ont tous deux noté que cette comparaison « cloche » (Saussure,  : p. ).  Citons notamment, ici, ce passage de « De l’essence double du langage » : « Le dualisme profond qui partage le langage ne réside pas dans le dualisme du son et de l’idée, du phénomène vocal et du phénomène mental ; c’est là la façon facile et pernicieuse de le concevoir. Ce dualisme réside dans la dualité du phénomène vocal comme tel, et du phénomène vocal comme signe – du fait physique (objectif) et du fait physico-mental (subjectif), nullement du fait “physique” du son par opposition au fait “mental” de la signification. Il y a un premier

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rente de celle de Benveniste, qui entend intégrer le sens au signe comme ce qui donne sens à la forme, l’informe de signification et la fait structure. Certes, la notion d’information se trouve alors indépendante de la substance, dans la mesure même où elle est liée à la décomposition-intégration. Il faut signaler ici la manière dont Benveniste rend compte dans « Les niveaux de l’analyse linguistique » de ce qui serait chez les phonologues la distinction entre phonétique et phonologie : L’analyse peut donc reconnaître et distinguer un niveau phonématique, où les deux opérations de segmentation et de substitution sont pratiquées, et un niveau hypo-phonématique, celui des traits distinctifs, non segmentables, relevant seulement de la substitution. Là s’arrête l’analyse linguistique. Au-delà, les données fournies par les techniques instrumentales récentes appartiennent à la physiologie ou à l’acoustique, elles sont infralinguistiques. Nous atteignons ainsi, par les procédés décrits, les deux niveaux inférieurs de l’analyse, celui des entités segmentables minimales, les phonèmes, le niveau phonématique, et celui des traits distinctifs, que nous proposons d’appeler mérismes (gr. merisma, -ato, « délimitation »), le niveau mérismatique. (Niv.1 : p. 121).

La proposition est en effet conforme à la définition de la forme comme « ce qui se laisse décomposer » : « La forme d’une unité linguistique se définit comme sa capacité de se dissocier en constituants de niveau inférieur », et elle témoigne d’une problématique relativement différente de celle des phonologues, dans le cadre de laquelle la construction structurale du rapport son/sens se trouve indépendante de l’analyse de la substance, et est dès lors corrélative d’une conception particulière de la notion de forme : forme au sens de la structure d’une expression et ainsi forme-signifiant, dans la mesure où elle se trouve informée de signification. Il s’agit là cependant, comme chez les phonologues, d’information et de construction structurale. La notion benvenistienne de structure, au sens de la structure d’une expression, apparaît ainsi tout à la fois comme le lieu de cette substitution de la forme-signifiant à la forme-structure dont nous parlions plus haut et celui où se cristallise la pensée structurale comme pensée du rapport son/sens, dont l’évidence première interdit toute élaboration. On comprend mieux, dans cette perspective, l’importance conférée par Benveniste à la nature articulée du langage ainsi qu’à la notion de niveau, qui apparaît alors comme l’équivalent benvenistien de la fonction des phonologues,

domaine, intérieur, psychique, où existe le signe autant que la signification, l’un indissolublement lié à l’autre ; il y en a un second, extérieur, où n’existe plus que le “signe” ; mais à cet instant le signe réduit à une succession d’ondes sonores ne mérite pour nous que le nom de figure vocale. » (Saussure, a : p.  – ).

3.1 Les niveaux de l’analyse linguistique

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avec le sens dont, comme nous l’avons vu ci-dessus, il permet la redéfinition comme fonction intégrante. Plus précisément, on retrouve, dans cette élaboration de « Les niveaux de l’analyse linguistique », la perspective benvenistienne d’analyse de la structure des expressions. On notera tout d’abord, corrélativement à la singularité du traitement benvenistien de la distinction forme/substance, le caractère central que l’analyse benvenistienne confère à la notion de signe. Cette prééminence oriente de fait la démarche benvenistienne dans une direction inverse de celle des phonologues. On se souvient en effet du raisonnement de Benveniste dans « Les niveaux de l’analyse linguistique », où le donné du sens se substitue à celui de la fonction, substitution solidaire d’une démarche d’extension inverse de celle des phonologues, le sens conduisant à la fonction, et l’analyse du niveau morphématique permettant de comprendre l’articulation des niveaux phonématique et mérismatique²³, là où²⁴ les phonologues étendent au contraire les principes de l’analyse phonologique à l’ensemble de la structure linguistique. Le caractère central de la notion de signe détermine par ailleurs, dans un autre passage de « Les niveaux de l’analyse linguistique », une omission significative. Benveniste affirme en effet plus loin : Quelle est, dans le système des signes de la langue, l’étendue de cette distinction entre constituant et intégrant ? Elle joue entre deux limites. La limite supérieure est tracée par la phrase, qui comporte des constituants, mais qui, comme on le montre plus loin, ne peut intégrer aucune unité plus haute. La limite inférieure est celle du « mérisme », qui, trait distinctif de phonème, ne comporte lui-même aucun constituant de nature linguistique. Donc la phrase ne se définit que par ses constituants ; le mérisme ne se définit que comme intégrant. Entre les deux un niveau intermédiaire se dégage clairement, celui des signes, autonomes ou synnomes, mots ou morphèmes, qui à la fois contiennent des constituants et fonctionnent comme intégrants. Telle est la structure de ces relations. (Niv.1 : p. 125).

On lisait de même plus haut : Du phonème on passe ainsi au niveau du signe, celui-ci s’identifiant selon le cas à une forme libre ou à une forme conjointe (morphème). Pour la commodité de notre analyse, nous pouvons négliger cette différence, et classer les signes comme une seule espèce, qui coïncidera pratiquement avec le mot. Qu’on nous permette, toujours pour la commodité, de conserver ce terme décrié – et irremplaçable.

 Voir Niv. : p.  – , ci-dessus.  Bien que le donné de la fonction ne soit pas indépendant de celui du sens, de sorte que l’on peut également trouver dans les textes des phonologues des témoignages du redoublement dans le signifiant du rapport constitutif du signe, en quoi consiste aussi la démarche phonologique. Voir Toutain (a).

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

Le mot a une position fonctionnelle intermédiaire qui tient à sa nature double. D’une part il se décompose en unités phonématiques qui sont de niveau inférieur ; de l’autre il entre, à titre d’unité signifiante et avec d’autres unités signifiantes, dans une unité de niveau supérieur. (Niv.1 : p. 123).

Or, si le signe constitue de fait un « niveau intermédiaire », il en est de même du phonème, phonème dont, pourtant, Benveniste ne dit rien. On lira ensuite dans « La forme et le sens dans le langage » : Le signifiant n’est pas seulement une suite donnée de sons qu’exigerait la nature parlée, vocale, de la langue, il est la forme sonore qui conditionne et détermine le signifié, l’aspect formel de l’entité dite signe. On sait que toute forme linguistique est constituée en dernière analyse d’un nombre restreint d’unités sonores, dites phonèmes ; mais il faut bien voir que le signe ne se décompose pas immédiatement en phonèmes, non plus qu’une suite de phonèmes ne compose immédiatement un signe. L’analyse sémiotique, différente de l’analyse phonétique, exige que nous posions, avant le niveau des phonèmes, celui de la structure phonématique du signifiant. Le travail consiste ici à distinguer les phonèmes qui font seulement partie, nécessairement, de l’inventaire de la langue, unités dégagées par des procédures et une technique appropriées, et ceux qui, simples ou combinés, caractérisent la structure formelle du signifiant et remplissent une fonction distinctive à l’intérieur de cette structure. (FSL.2 : p. 220 – 221).

Benveniste distingue ici entre analyse phonétique et analyse « sémiotique », substituant ainsi définitivement le sens à la fonction, ce dernier fût-il fonction intégrative²⁵ : à la « fonction distinctive » répond la fonction de constituer une partie d’un signifiant. Ce niveau de la « structure phonématique du signifiant » ou des « composants formels de signifiant » (FSL.2 : p. 221), n’est pas sans évoquer, outre certains développements saussuriens²⁶, dont, dans la mesure où il ne s’agit pas de valeur mais d’analyse du rapport son/sens, l’analyse benvenistienne se distingue nettement, la morphonologie praguoise. La perspective

 Le contexte est en réalité différent : il s’agit ici du signifiant, et non de la forme au sens strictement défini dans « Les niveaux de l’analyse linguistique ». Le développement est en effet introduit de la manière suivante : « […] celles-ci [les unités sémiotiques] doivent être caractérisées au double point de vue de la forme et du sens, puisque le signe, unité bilatérale par nature, s’offre à la fois comme signifiant et comme signifié. Je voudrais ici proposer quelques remarques sur l’un et l’autre de ces deux aspects. » (FSL. : p. ). On retrouve significativement, dans ce cadre différent bien qu’associé puisqu’il s’agit toujours de niveau, la dimension de l’organisation. Voir FSL. : p. . L’organisation benvenistienne paraît ainsi liée, comme il était apparu dans le deuxième chapitre, aux deux dimensions de la forme et des « principes de structure ». Voir ci-dessous.  Nous pensons ici aux interrogations saussuriennes concernant « l’étage inférieur de la morphologie ». Voir Godel () : p. .

3.1 Les niveaux de l’analyse linguistique

201

est cependant, précisément, inverse de la démarche d’analyse morphonologique : Benveniste n’étudie pas la fonction des phonèmes, mais leur nature de constituant d’un niveau intermédiaire entre les phonèmes et le signe, dans la mesure où « le signe ne se décompose pas immédiatement en phonèmes, non plus qu’une suite de phonèmes ne compose immédiatement un signe ». À l’intérieur de ce niveau de la « structure formelle du signifiant », la hiérarchie des lexèmes aux phonèmes institue par ailleurs des niveaux de décomposition du signifiant. On lit en effet ensuite : Nous instaurons donc sous la considération sémiotique des classes particulières que nous dénommons comme sémiotiques, même un peu lourdement, pour les mieux délimiter et pour les spécifier dans leur ordre propre : des sémio-lexèmes, qui sont les signes lexicaux libres ; des sémio-catégorèmes, qui sont des sous-signes classificateurs (préfixes, suffixes, etc.) reliant des classes entières de signifiants, assurant par là de grandes unités, supérieures aux unités individuelles, et enfin des sémio-phonèmes qui ne sont pas tous les phonèmes de la nomenclature courante, mais ceux qui, comme on vient de l’indiquer, caractérisent la structure formelle du signifiant. (FSL.2 : p. 221– 222).

Il s’agit de fait du signifiant comme « forme sonore qui conditionne et détermine le signifié », de « l’aspect formel de l’entité dite signe », et l’on retrouve ainsi l’inséparabilité de la forme et du sens. On rappellera, à cet égard, la justification de la notion de niveau que donne Benveniste dans les premières lignes de « Les niveaux de l’analyse linguistique », citées plus haut : La notion de niveau nous paraît essentielle dans la détermination de la procédure d’analyse. Elle seule est propre à faire justice à la nature articulée du langage et au caractère discret de ses éléments ; elle seule peut nous faire retrouver, dans la complexité des formes, l’architecture singulière des parties et du tout. Le domaine où nous l’étudierons est celui de la langue comme système organique de signes linguistiques. (Niv.1 : p. 119).

Il faut en effet noter, dans ce passage, l’intention de « retrouver, dans la complexité des formes, l’architecture singulière des parties et du tout ». On lit par ailleurs dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique », autre texte de 1962 : On voit clairement en procédant à des analyses portant sur des systèmes différents qu’une forme linguistique constitue une structure définie : 1o c’est une unité de globalité enveloppant des parties ; 2o ces parties sont dans un arrangement formel qui obéit à certains principes constants ; 3o ce qui donne à la forme le caractère d’une structure est que les parties constituantes remplissent une fonction ; 4o enfin ces parties constitutives sont des unités d’un certain niveau, de sorte que chaque unité d’un niveau défini devient sous-unité du niveau supérieur. (Dév.1 : p. 22– 23).

202

3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

On retrouve ici les notions fondamentales de « Les niveaux de l’analyse linguistique » et des textes analysés plus haut : la décomposition, les lois de combinaison des éléments, le caractère constitutif de la fonction et la notion de niveau, mais qui convergent vers la définition des formes comme des structures formelles. S’explique ainsi, ce nous semble, l’association tendancielle du paradigmatique au sens et du syntagmatique à la forme, par le biais de la dualité substitution/segmentation. La conception des rapports forme/sens qui est exposée dans « Les niveaux de l’analyse linguistique » nous reconduit en effet à l’analyse de la structure des expressions qui, comme nous l’avons vu plus haut, constitue l’objet de nombreux textes de Benveniste. Comme dans ces analyses, il s’agit de donner sens à la « structure formelle » que sa décomposition ne permet d’appréhender qu’en termes d’éléments formels : si la forme est nécessaire pour qu’il y ait un sens et le caractérise ainsi dans sa spécificité, seul le sens l’institue comme structure informée de signification, autrement dit comme expression ; l’organisation du sens dans l’expression a pour revers l’information des formes par le sens. Dans cette perspective, si « [f]orme et sens apparaissent ainsi comme des propriétés conjointes, données nécessairement et simultanément, inséparables dans le fonctionnement de la langue²⁷ », ce fonctionnement, information des formes par la signification, est le fonctionnement même de la langue comme (organisation de l’)expression. La construction benvenistienne de la structure orientée fait ainsi figure, pour une part, de construction théorique destinée à soutenir cette première modalité de l’articulation de l’expression et de la structure que constitue l’analyse de la structure des expressions. Aussi retrouvet-on, corrélativement, cette absence d’articulation entre structure (analyse structurale) et organisation que nous avait semblé cristalliser l’ambiguïté des notions benvenistiennes de forme et de structure, sous la forme de la disjonction que nous nous sommes efforcée de mettre en évidence dans ce qui précède, entre identification d’une part, définition et organisation d’autre part. Il faut souligner, eu égard à cette disjonction, le caractère analytique de l’élaboration benvenistienne. Son caractère expressif ou significatif, au lieu d’étiologique, interdit en effet au fonctionnement de la langue benvenistienne tout autre lieu d’existence que celui de l’analyse, ce que signale Benveniste lui-même : « Leurs rapports mutuels [à la forme et au sens] se dévoilent dans la structure des niveaux linguistiques, parcourus par les opérations descendantes et ascendantes de l’analyse, et grâce à la nature articulée du langage²⁸. » La notion d’information par la signification implique de fait une ambivalence ou une réversibilité

 Voir ci-dessus Niv. : p. .  Voir de même ci-dessus Niv. : p. .

3.2 Sémiotique/sémantique

203

remarquables, liées à la notion même de niveau : à la fonction intégrante répond nécessairement un sens manifesté, la forme se trouvant ainsi doublement informée. Cela signifie, en réalité, qu’elle est purement et simplement analysée, et c’est pourquoi, précisément, cette double information détermine chez Benveniste une double linguistique, sémiotique et sémantique, dualité dans le cadre de laquelle la disjonction mise en évidence prend un relief particulier.

3.2 Sémiotique/sémantique La distinction entre sémiotique et sémantique apparaît assez tardivement dans les textes de Benveniste : dans « La forme et le sens dans le langage ». Les prémices en sont cependant décelables dès le début des années 50, et la distinction est déjà en place, bien qu’anonymement, dans « Les niveaux de l’analyse linguistique ». Rappelons tout d’abord que, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, Benveniste oppose dans les Actes de la conférence européenne de sémantique (1951), pour introduire à l’analyse structurale de la signification qui constitue l’objet de la conférence, « relation humaine du langage » (Ac. : p. 1) et « relation scientifique » (Ac. : p. 1), la première représentant « la manière dont l’homme intervient dans le langage et veut, à travers le langage, dire quelque chose, se rapporter donc à un certain aspect de la réalité » (Ac. : p. 1), la seconde renvoyant à « la signification telle qu’elle se présente à un observateur objectif, donc du fait du langage que nous avons devant nous, comme un objet, et que nous commençons à analyser » (Ac. : p. 1) et impliquant une « conception différentialiste de la signification » (Ac. : p. 1). S’opposent ainsi deux conceptions de la signification : « ce que l’homme cherche à réaliser à travers le langage » (Ac. : p. 1) et « ce que signifie le langage par lui-même » (Ac. : p. 1), conceptions dont l’opposition n’est pas sans rappeler celle de la parole à la langue. Or, certains textes des années 1950 témoignent d’une conception tout à fait particulière de la parole, comme un mode de langage plutôt qu’un acte de communication. On lit ainsi dans les « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » (1956) : Le langage est donc ici utilisé comme parole, converti en cette expression de la subjectivité instante et élusive qui forme la condition du dialogue. La langue fournit l’instrument d’un discours où la personnalité du sujet se délivre et se crée, atteint l’autre et se fait reconnaître de lui. Or la langue est structure socialisée, que la parole asservit à des fins individuelles et intersubjectives, lui ajoutant ainsi un dessin nouveau et strictement personnel. La langue est système commun à tous ; le discours est à la fois porteur d’un message et instrument d’action. En ce sens, les configurations de la parole sont chaque fois uniques, bien qu’elles

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

se réalisent à l’intérieur et par l’intermédiaire du langage. Il y a donc antinomie chez le sujet entre le discours et la langue. (Rem.1 : p. 77– 78).

Benveniste oscille ici entre deux types de formulation, la langue apparaissant d’une part, comme c’est traditionnellement le cas, comme un instrument de la parole, et la parole étant donnée d’autre part comme une utilisation particulière du langage, à égalité, dès lors, avec la langue. Il est ainsi question de la langue comme de « l’instrument d’un discours », et d’une « structure socialisée » que la parole « asservit à des fins individuelles et intersubjectives ». Ces formulations sont cependant brouillées ou complexifiées par la notion d’un « langage […] utilisé comme parole, converti en cette expression de la subjectivité instante et élusive qui forme la condition du dialogue », puis par celle de « configurations de la parole » réalisées « à l’intérieur et par l’intermédiaire du langage ». La notion de mode de langage apparaît dans un texte de la même année, « La nature des pronoms », où Benveniste écrit : […] les pronoms ne constituent pas une classe unitaire, mais des espèces différentes selon le mode de langage dont ils sont les signes. Les uns appartiennent à la syntaxe de la langue, les autres sont caractéristiques de ce que nous appellerons les « instances de discours », c’est-à-dire les actes discrets et chaque fois uniques par lesquels la langue est actualisée en parole par un locuteur. (Pro.1 : p. 251).

S’opposent alors « syntaxe de la langue » et « instances de discours », et la parole est définie comme l’actualisation de la langue. On lit ensuite : L’habitude nous rend facilement insensibles à cette différence profonde entre le langage comme système de signes et le langage assumé comme exercice par l’individu. (Pro.1 : p. 254).

Or, cette affirmation revient quelques pages plus loin en termes de langue : Une analyse, même sommaire, des formes classées indistinctement comme pronominales, conduit donc à y reconnaître des classes de nature toute différente, et par suite, à distinguer entre la langue comme répertoire de signes et système de leurs combinaisons, d’une part, et, de l’autre, la langue comme activité manifestée dans des instances de discours qui sont caractérisées comme telles par des indices propres. (Pro.1 : p. 257).

Il est de même question deux ans plus tard dans « De la subjectivité dans le langage », de « la langue en tant qu’assumée par l’homme qui parle » (Subj.1 : p. 266). On retrouve en revanche, dans « [Signe et système dans la langue] », la

3.2 Sémiotique/sémantique

205

notion d’instrument. Benveniste propose alors une première²⁹ distinction entre signe et signal, corrélative d’une différenciation entre deux conceptions de la langue, comme « système de “valeurs”, entités abstraites en conditionnement mutuel » et comme « instrument des interactions humaines » : Mais on tombe dans la plus dangereuse confusion si l’on identifie « signe » à « signal ». Ce sont là deux plans qu’il importe de maintenir absolument distincts si l’on veut arriver à quelque clarté. Le « signe » appartient à la langue conçue comme système de « valeurs », entités abstraites en conditionnement mutuel. Le « signal » appartient à la langue conçue comme instrument des interactions humaines, ce qui est tout autre chose. Ici les notions essentielles sont celles de stimulus et de réaction, de perception et d’interprétation, de symbolisme et de situation. (Sig. : p. 93).

Aux « valeurs » répond notamment, outre la notion de symbolisme, qui rappelle cette affirmation des « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », intervenant à propos de « la propriété fondamentale du langage, qui est d’impliquer que quelque chose correspond à ce qui est énoncé, quelque chose et non pas “rien” » (Rem.1 : p. 85) : « Nous arrivons ici au problème essentiel dont toutes ces discussions et l’ensemble des procédés analytiques attestent l’instance : celui du symbolisme. » (Rem.1 : p. 85), celle de « situation ». Il est plus précisément question ensuite de deux types de rapports à la réalité, et par là même, comme dans les Actes de la conférence européenne de sémantique, de référence. On lit en effet en réponse à la question « Welches Verhältnis besteht zwischen sprachlichen Zeichen und Wirklichkeit ? » (S. A., 1961 : p. 1) : Je ne vois donc aucune réponse possible à la question 2 : « Verhältnis von sprachlichen Zeichen und Wirklichkeit ». S’il s’agit du « signe linguistique », la seule « réalité » à laquelle il soit relié est celle du système où il fonctionne. Il en va tout autrement du « signal », naturellement, puisque le « signal » est justement un moyen linguistique d’agir sur la « réalité », de modifier le comportement du partenaire, etc. Ici le rapport à la réalité résulte du fait que tous les membres d’une communauté linguistique sont identiquement conditionnés par l’apprentissage et la pratique de la langue. (Sig. : p. 93).

Le « système de “valeurs”, entités abstraites en conditionnement mutuel » n’est pas sans évoquer la structure étagée et orientée de « Les niveaux de l’analyse linguistique ». Or, celle-ci se trouve de fait solidaire d’une opposition entre le sens, interne au système et clos sur lui-même, et la désignation, ainsi que d’une  « Première » est à entendre en deux sens différents : on trouvera d’une part dans les textes postérieurs une autre distinction entre signe et signal (voir infra, le cinquième chapitre) ; nous verrons d’autre part dans ce qui suit que cette distinction entre signe et signal est reprise dans le cadre de la distinction sémiotique/sémantique, où elle disparaît en tant que telle.

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

conception de la parole qui est analogue à celle des textes de 1956 et de 1958. On lit en effet dans ce texte, une fois forme et sens définis comme capacités, respectivement, de dissociation et d’intégration : Mais la notion de sens a encore un autre aspect. Peut-être est-ce parce qu’on ne les a pas distingués que le problème du sens a pris une opacité aussi épaisse. (Niv.1 : p. 127).

Benveniste rappelle alors la définition du sens qu’il vient d’établir, et qui concerne la « langue organisée en signes » : Dans la langue organisée en signes, le sens d’une unité est le fait qu’elle a un sens, qu’elle est signifiante. Ce qui équivaut à l’identifier par sa capacité de remplir une « fonction propositionnelle³⁰ ». C’est la condition nécessaire et suffisante pour que nous reconnaissions cette unité comme signifiante. Dans une analyse plus exigeante, on aurait à énumérer les « fonctions » que cette unité est apte à remplir, et – à la limite – on devrait les citer toutes. Un tel inventaire serait assez limité pour méson ou chrysoprase, immense pour chose ou un ; peu importe, il obéirait toujours au même principe d’identification par la capacité d’intégration. Dans tous les cas on serait en mesure de dire si tel segment de la langue « a un sens » ou non. (Niv.1 : p. 127).

On retrouve dans ce passage la dimension de l’identification des éléments, dont se confirme ainsi le caractère d’enjeu principal de la notion de fonction intégrante. Benveniste insiste en effet sur la seule dimension de l’existence – avoir un sens, être signifiant –, se contentant d’affirmer en outre la nécessité, dans une « analyse plus exigeante », d’énumérer les diverses fonctions des unités ainsi identifiées. Le fait remarquable est néanmoins cette assignation d’une telle définition du sens à « la langue organisée en signes ». Benveniste évoque en effet ensuite un autre « problème » (Niv.1 : p. 127), consistant à se demander : « quel est ce sens ? » (Niv.1 : p. 127), question qui implique selon lui « une acception complètement différente » (Niv.1 : p. 127) du terme de sens : Quand on dit que tel élément de la langue, court ou étendu, a un sens, on entend par là une propriété que cet élément possède en tant que signifiant, de constituer une unité distinctive, oppositive, délimitée par d’autres unités, et identifiable pour les locuteurs natifs, de qui cette langue est la langue. Ce « sens » est implicite, inhérent au système linguistique et à ses parties. Mais en même temps le langage porte référence au monde des objets, à la fois globalement, dans ses énoncés complets, sous forme de phrases, qui se rapportent à des situations concrètes et spécifiques, et sous forme d’unités inférieures qui se rapportent à des « objets » généraux ou particuliers, pris dans l’expérience ou forgés par la convention linguistique. Chaque énoncé, et chaque terme de l’énoncé, a ainsi un référent, dont la

 Benveniste se référait en effet plus haut à Russel pour définir la « relation intégrante ». Voir Niv. : p. , et , note .

3.2 Sémiotique/sémantique

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connaissance est impliquée par l’usage natif de la langue. Or, dire quel est le référent, le décrire, le caractériser spécifiquement est une tâche distincte, souvent difficile, qui n’a rien de commun avec le maniement correct de la langue. (Niv.1 : p. 127– 128).

On retrouve ici l’opposition de « [Signe et système dans la langue] » entre le sens interne au système, la signification différentielle – il s’agissait alors d’« entités abstraites en conditionnement mutuel » –, dimension sur laquelle Benveniste insiste de nouveau ici, sans cependant – nous y reviendrons – que cette dimension paraisse réellement articulée à celle de l’identification – il s’agit en effet d’une relation d’addition : « une unité distinctive, oppositive, délimitée par d’autres unités, et identifiable pour les locuteurs natifs, de qui cette langue est la langue » –, et la référence. Dire « quel est ce sens » devient ainsi « dire quel est le référent, le décrire, le caractériser spécifiquement », et de même que dans « [Signe et système dans la langue] », dans le cas du signal « le rapport à la réalité résulte du fait que tous les membres d’une communauté linguistique sont identiquement conditionnés par l’apprentissage et la pratique de la langue », de même ici « [c]haque énoncé, et chaque terme de l’énoncé, a ainsi un référent, dont la connaissance est impliquée par l’usage natif de la langue ». On lira de même ensuite : Ceux qui communiquent ont justement ceci en commun, une certaine référence de situation, à défaut de quoi la communication comme telle ne s’opère pas, le « sens » étant intelligible, mais la « référence » demeurant inconnue. (Niv.1 : p. 130).

Tandis que le sens concerne la structure, la désignation intervient au niveau de la phrase, où elle se combine avec le sens. Benveniste ajoute en effet : Nous ne pouvons nous étendre ici sur toutes les conséquences que porte cette distinction. Il suffit de l’avoir posée pour délimiter la notion du « sens », en tant qu’il diffère de la « désignation ». L’un et l’autre sont nécessaires. Nous les retrouvons, distincts mais associés, au niveau de la phrase. (Niv.1 : p. 128).

Or, il avait préalablement insisté sur l’hiatus séparant signe et phrase, affirmant tout d’abord que si « [l]a phrase se réalise en mots » (Niv.1 : p. 123), « les mots n’en sont pas simplement les segments » (Niv.1 : p. 123), dans la mesure où « [u]ne phrase constitue un tout, qui ne se réduit pas à la somme de ses parties » (Niv.1 : p. 123), et définissant ainsi un autre type de constituant, puis distinguant, dans une opposition analogue à celle qui introduisait l’exposé des relations entre forme et sens³¹, entre la « constatation empirique » qui préside à la dis Voir Niv. : p. , cité plus haut.

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

tinction des niveaux et la « condition linguistique » de leur relation, qui introduit pour sa part une discontinuité : Avec les mots, puis avec des groupes de mots, nous formons des phrases ; c’est la constatation empirique du niveau ultérieur, atteint dans une progression qui semble linéaire. En fait une situation toute différente va se présenter ici. (Niv.1 : p. 124).

La caractérisation du domaine de la phrase, par opposition à celui du signe, nous reconduit à la spécificité de la conception benvenistienne de la parole. Benveniste insiste tout d’abord sur la nature prédicative – et non intégrante – de la phrase : Avec la phrase une limite est franchie, nous entrons dans un nouveau domaine. Ce qui est nouveau ici, tout d’abord, est le critère dont relève ce type d’énoncé. Nous pouvons segmenter la phrase, nous ne pouvons pas l’employer à intégrer. Il n’y a pas de fonction propositionnelle qu’une proposition puisse remplir. Une phrase ne peut donc pas servir d’intégrant à un autre type d’unité. Cela tient avant tout au caractère distinctif entre tous, inhérent à la phrase, d’être un prédicat. Tous les autres caractères qu’on peut lui reconnaître viennent en second par rapport à celui-ci. (Niv.1 : p. 128).

Dans ce « nouveau domaine » qu’est la phrase, il n’est plus question d’existence, mais de prédication. Par là même, au-delà de la signification, il s’agit de fonction. On lit en effet dans le compte rendu de la communication « Le problème linguistique de l’“interrogation” » (1948) : On se trouve, dans toute langue, en présence de deux fonctions, parmi les plus générales : dénomination de l’objet, et fonction prédicative, qui sont l’essence de tout organisme linguistique. (Int. : p. LVII).

On rappellera, à cet égard, la fonction verbale de « La phrase nominale [art.] » (1950), qui renvoyait également au plan du langage, et avait partie liée avec la référence, puisque, double, elle était notamment « fonction assertive, consistant à doter l’énoncé d’un prédicat de réalité » (Nom.1 : p. 154)³² : Une assertion finie, du fait même qu’elle est assertion, implique référence de l’énoncé à un ordre différent, qui est l’ordre de la réalité. À la relation grammaticale qui unit les membres de l’énoncé s’ajoute implicitement un « cela est ! » qui relie l’agencement linguistique au

 Et qui n’est pas sans évoquer le traitement de la notion de négation, significativement différente, parce qu’affinée de l’un à l’autre texte, dans les Actes de la conférence européenne de sémantique et dans les « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne ». Voir Ac. : p.  –  puis  et Rem. : p.  – .

3.2 Sémiotique/sémantique

209

système de la réalité. Le contenu de l’énoncé est donné comme conforme à l’ordre des choses³³. (Nom.1 : p. 154).

La notion de fonction se trouve explicitement convoquée dans la suite du développement de « Les niveaux de l’analyse linguistique », où elle se trouve solidaire d’une conception de la phrase comme « vie même du langage en action », c’est-à-dire aussi bien comme une manifestation de la parole conçue comme un mode de langage. Benveniste met en avant la différence fondamentale existant entre la phrase et les autres types d’unités linguistiques, et qui consiste en ce que « [l]a phrase n’est pas une classe formelle qui aurait pour unités des “phrasèmes” délimités et opposables entre eux » (Niv.1 : p. 129). On retrouve alors l’association entre fonction intégrante et solidarité, association très nette avec la mise en italiques de « et opposables entre eux », qui se trouve ensuite appuyée par l’enchaînement : Il faut donc reconnaître que le niveau catégorématique comporte seulement une forme spécifique d’énoncé linguistique, la proposition ; celle-ci ne constitue pas une classe d’unités distinctives. C’est pourquoi la proposition ne peut entrer comme partie dans une totalité de rang plus élevé. (Niv.1 : p. 129).

Le fait notable, dans cette perspective, est la corrélation établie entre l’« être distinctif », au double sens, dès lors, de la fonction et de la définition différentielle, et l’« être signe ». On lit en effet quelques lignes plus bas : Du fait que la phrase ne constitue pas une classe d’unités distinctives, qui seraient membres virtuels d’unités supérieures, comme le sont les phonèmes ou les morphèmes, elle se distingue foncièrement des autres entités linguistiques. Le fondement de cette différence est que la phrase contient des signes, mais n’est pas elle-même un signe. (Niv.1 : p. 129).

Le signe apparaît alors comme un mode de signification ou une modalité du sens, lié à l’articulation (au sens benvenistien), donc à l’existence d’un système clos, composé d’éléments en nombre fini et entretenant les deux types de relation dont il a été question ci-dessus, distributionnelles et intégratives, relations dont il est ensuite question : Les phonèmes, les morphèmes, les mots (lexèmes) ont une distribution à leur niveau respectif, un emploi au niveau supérieur. Les phrases n’ont ni distribution ni emploi. (Niv.1 : p. 129).

 Voir ensuite Nom. : p. .

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

Il s’oppose en tant que tel à un autre mode de signification : la « propriété » et la « fonction ». Le terme de propriété était intervenu au début du développement, Benveniste affirmant que « [l]e prédicat est une propriété fondamentale de la phrase, ce n’est pas une unité de phrase » (Niv.1 : p. 129). Quant au terme de fonction, Benveniste définit ensuite la phrase comme « l’unité du discours » (Niv.1 : p. 130), définition que lui paraissent conforter « les modalités dont la phrase est susceptible » (Niv.1 : p. 130), assertive, interrogative et impérative, « distinguées par des traits spécifiques de syntaxe et de grammaire, tout en reposant identiquement sur la prédication » (Niv.1 : p. 130) et définies ensuite comme les modalités répondant aux « trois fonctions interhumaines du discours³⁴ » (Niv.1 : p. 130). Si donc l’identification apparaît ici de nouveau corrélative de la solidarité, c’est dans le cadre d’une opposition entre deux modalités du sens : celle du signe et de la structure, et celle de la fonction du discours. En outre, une telle corrélation ne semble pas exclusive de la dualité identification/ structuration. La langue est en effet caractérisée dans ce développement comme un « ensemble de signes formels, dégagés par des procédures rigoureuses, étagés en classes, combinés en structures et en systèmes » (Niv.1 : p. 130), où l’on notera de nouveau la relation d’addition. Or, on retrouve parallèlement l’oscillation caractéristique de la conception benvenistienne de la parole. On lit en effet à cet endroit :

 Notons qu’on lisait déjà à propos de l’interrogation dans le compte rendu de la communication « Le problème linguistique de l’“interrogation” » : « On se trouve, dans toute langue, en présence de deux fonctions, parmi les plus générales : dénomination de l’objet, et fonction prédicative, qui sont l’essence de tout organisme linguistique. C’est ce que l’on a dans l’interrogation : une forme d’expression seconde qui suppose une structure de la langue. Aussi l’interrogation n’est-elle pas une “catégorie linguistique” mais une “fonction supralinguistique”. » (Int. : p. LVII). Ces trois fonctions réapparaissent ensuite dans « L’appareil formel de l’énonciation » (), où, par ailleurs, il est de nouveau question de la négation (voir la note  ci-dessus). Voir AFE. : p.  – . La réflexion en termes de fonction du langage ou du discours est significativement caractéristique des textes relatifs à l’énonciation. Il est ainsi également question, dans « Les relations de temps dans le verbe français [art.] » (), d’une fonction historique : « L’intention historique constitue bien une des grandes fonctions de la langue : elle y imprime sa temporalité spécifique, dont nous devons maintenant signaler les marques formelles. » (RTV. : p. ). Dans le développement de « L’appareil formel de l’énonciation », Benveniste parle d’un énonciateur qui « se sert de la langue », mais la notion même d’appareil formel, de « formes qui relèvent de l’énonciation » rend le propos extrêmement ambigu, tout de même que lorsqu’il est question, dans « Le langage et l’expérience humaine » (), de « l’exercice du langage » (LEH. : p. ) et de la « production du discours » (LEH. : p. ), ou dans « L’antonyme et le pronom en français moderne » (), de la « langue actualisée dans le discours » (Ant. : p. ). Notons que l’ambiguïté joue en sens inverse lorsqu’il s’agit des fonctions, dont l’énonciateur est dit « disposer ». Voir infra.

3.2 Sémiotique/sémantique

211

La phrase, création indéfinie, variété sans limite, est la vie même du langage en action. Nous en concluons qu’avec la phrase on quitte le domaine de la langue comme système de signes, et l’on entre dans un autre univers, celui de la langue comme instrument de communication, dont l’expression est le discours. Ce sont là vraiment deux univers différents, bien qu’ils embrassent la même réalité, et ils donnent lieu à deux linguistiques différentes, bien que leurs chemins se croisent à tout moment. Il y a d’un côté la langue, ensemble de signes formels, dégagés par des procédures rigoureuses, étagés en classes, combinés en structures et en systèmes, de l’autre, la manifestation de la langue dans la communication vivante. (Niv.1 : p. 129 – 130).

Or, d’une part, la phrase est décrite dans ce passage comme « la vie même du langage en action », le langage dont la parole serait ainsi un mode étant ensuite de nouveau évoqué à travers la notion de réalité commune qui contrebalance la conception de deux univers distincts : « Ce sont là vraiment deux univers différents, bien qu’ils embrassent la même réalité ». En outre, si, comme dans « [Signe et système dans la langue] », la « langue comme système de signes » est opposée à « la langue comme instrument de communication », cette deuxième langue est par ailleurs dotée d’une « expression », « le discours ». Benveniste parle cependant d’autre part de « la manifestation de la langue dans la communication vivante », formulation introduisant une ambiguïté. Cette ambiguïté est en réalité constitutive de l’articulation du signe et de la phrase, puisque tandis que Benveniste distingue ainsi deux types de signification, comme nous l’avons vu ci-dessus, cette articulation se trouve impliquée par la notion même de structure orientée. Ainsi, de même que plus haut Benveniste distinguait deux types de constituance, la phrase est dite ici une « unité complète », dans la mesure où elle « porte à la fois sens et référence » : La phrase est une unité, en ce qu’elle est un segment de discours, et non en tant qu’elle pourrait être distinctive par rapport à d’autres unités de même niveau, ce qu’elle n’est pas, comme on l’a vu. Mais c’est une unité complète, qui porte à la fois sens et référence : sens parce qu’elle est informée de signification, et référence parce qu’elle se réfère à une situation donnée. Ceux qui communiquent ont justement ceci en commun, une certaine référence de situation, à défaut de quoi la communication comme telle ne s’opère pas, le « sens » étant intelligible, mais la « référence » demeurant inconnue. (Niv.1 : p. 130).

Le sens apparaît alors relativement indépendant de la référence, dont il peut même être dissocié, « le sens étant intelligible, mais la “référence” demeurant inconnue ». La distinction des deux types de constituance repose en effet tout à la fois sur la prise en charge structurale de la distinction entre sens et emploi : le mot « est un constituant de la phrase, il en effectue la signification » (Niv.1 : p. 123), mais « il n’apparaît pas nécessairement dans la phrase avec le sens qu’il a comme unité autonome » (Niv.1 : p. 124), et sur la distinction de deux types

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

irréductibles de signification : à l’information par la signification, qui fait de la phrase une expression, répond non seulement la référence, mais également un sens en amont, qui interdit de réduire la phrase, comme tout, « à la somme de ses parties »³⁵. Le rôle de la structure dans la signification de la phrase se double ainsi du postulat d’une dualité de la signification, qui ne se résume pas à l’opposition du sens et de la référence. Il y a là, en réalité, une situation paradoxale, dont les enjeux apparaissent de manière très nette dans les dernières propositions du texte. Benveniste poursuit en effet : Nous voyons dans cette double propriété de la phrase la condition qui la rend analysable pour le locuteur même, depuis l’apprentissage qu’il fait du discours quand il apprend à parler et par l’exercice incessant de son activité de langage en toute situation. Ce qui lui devient plus ou moins sensible est la diversité infinie des contenus transmis, contrastant avec le petit nombre d’éléments employés. De là, il dégagera inconsciemment, à mesure que le système lui devient familier, une notion tout empirique du signe, qu’on pourrait définir ainsi, au sein de la phrase : le signe est l’unité minimale de la phrase susceptible d’être reconnue comme identique dans un environnement différent, ou d’être remplacée par une unité différente dans un environnement identique. (Niv.1 : p. 130 – 131).

Or, il oppose ensuite les deux démarches du linguiste et du locuteur : Le locuteur peut ne pas aller plus loin ; il a pris conscience du signe sous l’espèce du « mot ». Il a fait un début d’analyse linguistique à partir de la phrase et dans l’exercice du discours. Quand le linguiste essaie pour sa part de reconnaître les niveaux de l’analyse, il est amené par une démarche inverse, partant des unités élémentaires, à fixer dans la phrase le niveau ultime. C’est dans le discours, actualisé en phrases, que la langue se forme et se configure. Là commence le langage. On pourrait dire, calquant une formule classique : nihil est in lingua quod non prius fuerit in oratione. (Niv.1 : p. 131).

Ces deux démarches sont de sens inverses – celle du locuteur va de la phrase au mot, celle du linguiste des unités élémentaires aux phrases – mais également d’une inégale complétude. Le locuteur se contente en effet d’« un début d’analyse linguistique à partir de la phrase et dans l’exercice du discours », et il est notable, dès lors, que cette analyse soit donnée comme conditionnée par la « double propriété de la phrase ». Tout se passe en effet comme si le fonctionnement langagier du locuteur était indépendant de la langue en tant qu’elle est une structure. Autrement dit, tandis que la structure permet la communication,

 Voir Niv. : p. , ci-dessus, où la notion de sens est bien convoquée : « La phrase se réalise en mots, mais les mots n’en sont pas simplement les segments. Une phrase constitue un tout, qui ne se réduit pas à la somme de ses parties ; le sens inhérent à ce tout est réparti sur l’ensemble des constituants. »

3.2 Sémiotique/sémantique

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ainsi que l’affirme Benveniste dans cet autre texte de 1962 qu’est « Coup d’œil sur le développement de la linguistique » lorsqu’il écrit que « la langue étant organisée systématiquement et fonctionnant selon les règles d’un code, celui qui parle peut, à partir d’un très petit nombre d’éléments de base, constituer des signes, puis des groupes de signes et finalement une variété indéfinie d’énoncés, tous identifiables pour celui qui les perçoit puisque le même système est déposé en lui³⁶ » (Dév.1 : p. 23), la structure n’est atteinte qu’au moyen d’une analyse linguistique. Aussi pourra-t-il être question, dans « Saussure après un demisiècle » (1963), du signe comme d’un principe d’analyse : Bien des points de la théorie [saussurienne] sont encore à examiner. Il y aura lieu notamment de se demander si la notion de signe peut valoir comme principe d’analyse à tous les niveaux. Nous avons indiqué ailleurs que la phrase comme telle n’admet pas la segmentation en unités du type du signe. (Sau.1 : p. 43).

Il n’est pas étonnant, à la lumière de ce paradoxe, d’une part que l’oscillation qui caractérise la conception benvenistienne de la parole se double d’une association entre identification et solidarité, et d’autre part que cette dernière s’accommode de la dualité entre identification et définition-organisation (structuration). Dans ce cadre, le sens apparaît en effet tout à la fois comme un principe d’analyse, et comme un composant de toute phrase dans la mesure où elle est expression, et dès lors également comme un objet d’analyse. Il semble ainsi que tandis que l’élaboration de la structure orientée implique le sens comme principe d’analyse, la perspective analytique ait pour conséquence, outre, dans la forme particulière qu’elle prend chez Benveniste, l’atomisation de la notion de structure en de multiples déterminations et modalités d’articulation entre structure et expression, un double statut du sens, tout à la fois, et de manière discontinue, principe et objet d’analyse. Significativement, le dévelop-

 C’est là, sans doute, une réponse à la question du fonctionnement de la langue, également évoquée dans « Les niveaux de l’analyse linguistique » (voir Niv. : p. , cité ci-dessus) : « […] quelle est la nature du fait linguistique ? quelle est la réalité de la langue ? est-il vrai qu’elle ne consiste que dans le changement ? mais comment tout en changeant reste-t-elle la même ? comment alors fonctionne-t-elle et quelle est la relation des sons aux sens ? » (Dév. : p. ), « Il s’agit en effet de savoir en quoi consiste une langue et comment elle fonctionne. » (Dév. : p. ). Voir également, à cet égard, dans « [Signe et système dans la langue] » : « Si la langue n’était pas un système, elle ne pourrait ni être acquise ni même fonctionner. » (Sig. : p. ). On trouve en outre dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique », plusieurs professions de réalisme, dont l’une – la première – nous semble particulièrement remarquable eu égard au paradoxe que nous nous efforçons de faire apparaître. Voir Dév. : p.  – ,  et  – .

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

pement final de « Les niveaux de l’analyse linguistique », n’est pas sans évoquer ce passage du deuxième cours³⁷ : On pourrait essayer sur d’autres unités que les mots qui peuvent s’offrir. Il y a un point de vue qui dit : les unités concrètes ce sont seulement les phrases, c’est nous qui ensuite cherchons les mots Mais cela conduit loin. Si nous prenons la masse des phrases qui se prononcent, leur caractère est de ne pas se ressembler du tout entre elles, de ne pas offrir un fond commun qui puisse être objet d’étude. Les autres sciences peuvent étudier le général dans l’individu en en négligeant les caractères qui différencient Dans la phrase tout est diversité et si l’on veut trouver quelque chose de commun on arrive au mot qu’on ne cherchait pas directement ! (Saussure, 1997 : p. 20).

Néanmoins, Saussure affirme précisément la position centrale du mot comme unité d’articulation (au sens saussurien)³⁸. On notera, à cet égard, que tandis que la dualité de la signification qui est liée à la distinction sémiotique/sémantique ne se résume pas à l’opposition du sens et de la référence, elle lui est liée de manière profondément ambivalente. Elle ne s’y résume pas, dans la mesure où elle est corrélative de la double information dont il a été question à la fin de la section précédente, et où elle en est en tant que telle indépendante. Elle lui est cependant liée dans les propos de Benveniste. Il faut rappeler en effet ici que dans l’un des développements de « Les niveaux de l’analyse linguistique » que nous avons cités ci-dessus³⁹, la question « quel est ce sens ? » devenait « quel est ce référent ? » Cela est d’autant plus remarquable que la question « quel est ce sens ? » s’oppose en réalité tout autant à la question de l’existence sur laquelle insistait par ailleurs Benveniste : derrière cette dualité constitutive de l’articulation du signe et de la phrase se profile de nouveau celle de l’identification et de la définition-organisation, et avec elle, au-delà de la spécificité du structuralisme benvenistien, la disjonction des deux axes de la valeur qui caractérise la problématique structuraliste. Ce jeu complexe des différentes déterminations de la structure benvenistienne apparaîtra plus clairement à l’analyse de « La forme et le sens dans le

 Voir, dans le Cours de linguistique générale, Saussure () : p.  – .  Voir notamment Saussure () : p.  et  et Saussure () : p. , ainsi que Toutain (a) : p.  – . Benveniste parlera quant à lui (voir ci-dessous) de la « fonction naturelle » (FSL. : p. ) du mot, considéré comme « l’unité minimale du message et l’unité nécessaire du codage de la pensée » (FSL. : p. ). Il s’agit là cependant d’un codage de parole.  Niv. : p.  – .

3.2 Sémiotique/sémantique

215

langage ». Le caractère à la fois ambigu et paradoxal de l’élaboration benvenistienne se trouve en effet maximalisé dans ce texte, où intervient pour la première fois l’opposition entre sémiotique et sémantique. Un trait important en est la place qu’y tient la notion de signification. Celle-ci s’y trouve en effet originellement envisagée en soi, en dehors de toute notion de signe ou même simplement de forme. Nous avons cité plus haut cette proposition : Avant toute chose, le langage signifie, tel est son caractère primordial, sa vocation originelle qui transcende et explique toutes les fonctions qu’il assure dans le milieu humain. (FSL.2 : p. 217).

Benveniste demande ensuite : « […] qu’est-ce que la signification ? » (FSL.2 : p. 217), avant d’examiner la réponse des logiciens, seuls théoriciens qui se soient préoccupés de répondre à cette question⁴⁰, et de conclure, annonçant la distinction entre sémiotique et sémantique dont « Les niveaux de l’analyse linguistique » ont dessiné les linéaments : La signification est donc [pour Carnap] identique à la synonymie. Cette procédure, dont je n’ai pas à m’occuper autrement ici, peut être justifiée dans une conception strictement positive pour éliminer toute contamination de psychologisme. Je ne la crois pas opérante pour le linguiste, qui s’occupe d’abord de la langue pour elle-même ; et, comme nous le verrons, nous ne pouvons pas nous contenter d’un concept global comme celui de la signification à définir en soi et une fois pour toutes. Le cours même de notre réflexion nous amènera à particulariser cette notion, que nous entendons tout autrement que le font les logiciens. (FSL.2 : p. 218).

On lit ensuite : Que la langue signifie, cela veut dire que la signification n’est pas quelque chose qui lui est donné par surcroît, ou dans une mesure plus large qu’à une autre activité ; c’est son être même ; si elle n’était pas cela, elle ne serait rien. Mais elle a aussi un caractère tout différent, mais également nécessaire et présent dans toute langue réelle, quoique subordonné, j’y insiste, au premier : celui de se réaliser par des moyens vocaux, de consister pratiquement dans un ensemble de sons émis et perçus, qui s’organisent en mots dotés de sens. C’est ce double aspect, inhérent au langage, qui est distinctif. Nous dirons donc avec Saussure, à titre de première approximation, que la langue est un système de signes. (FSL.2 : p. 219).

 Voir FSL. : p. . Les autres théoriciens envisagés sont les linguistes et les philosophes : « Les linguistes acceptent cette notion toute faite, empiriquement ; chez les philosophes, je ne sais si elle a été scrutée pour elle-même ; à vrai dire, c’est là un de ces problèmes immenses qui pour concerner trop de sciences, ne sont retenus en propre par aucune. » (FSL. : p.  – ).

216

3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

La langue – et l’on retrouve ici le déplacement d’objet de la langue à la signification que nous signalions dans « Les niveaux de l’analyse linguistique » – se trouve donc définie par la signification, dont le signe, appréhendé comme réalisation par des moyens vocaux organisés en mots dotés de sens puis référé à Saussure, apparaît dès lors, dans la lignée des développements de « Les niveaux de l’analyse linguistique », comme un mode particulier. Il faut souligner, de nouveau, la différence de perspective avec Saussure. On pense ici au passage du Cours de linguistique générale où Saussure affirme que « [l]a question de l’appareil vocal est […] secondaire dans le problème du langage » (Saussure, 1972 : p. 26)⁴¹. Il semble en effet que tout comme Saussure donne la question de l’appareil vocal comme « secondaire dans le problème du langage », Benveniste donne la réalisation vocale de la langue comme un « caractère […] subordonné » à la signification. La proposition benvenistienne répète néanmoins la proposition saussurienne dans le cadre du rapport son/sens, et en vient ainsi à constituer le signe comme entité double, au sens traditionnel – la langue est un « système de signes », exprimant la signification par des « moyens vocaux », signification et réalisation par des moyens vocaux constituant le « double aspect » « inhérent au langage » –, là où Saussure le définit comme articulation (division-combinaison), indifférent en tant que tel à la substance qui entre en jeu dans son fonctionnement. Benveniste ajoute : C’est la notion de signe qui intègre désormais dans l’étude de la langue la notion très générale de signification. Cette définition la pose exactement, la pose-t-elle entièrement ? Quand Saussure a introduit l’idée du signe linguistique, il pensait avoir tout dit sur la nature de la langue ; il ne semble pas avoir envisagé qu’elle pût être autre chose en même temps, sinon dans le cadre de l’opposition bien connue qu’il établit entre langue et parole. Il nous incombe donc d’essayer d’aller au-delà du point où Saussure s’est arrêté dans l’analyse de la langue comme système signifiant. (FSL.2 : p. 219).

Néanmoins, s’il entend donc « essayer d’aller au-delà du point où Saussure s’est arrêté dans l’analyse de la langue comme système signifiant », son élaboration implique en réalité une problématique tout autre que la problématique saussurienne : une analyse de la signification au lieu d’une théorisation de la langue. En témoigne notamment, dans ce dernier passage, la commutation entre signification et langue, qui manifeste de nouveau le déplacement d’objet de la langue à la signification, c’est-à-dire le présupposé – l’évidence – qui sous-tend la linguistique benvenistienne : l’être de la langue est la signification. Benveniste

 Dont les sources se trouvent dans les deuxième et troisième cours. Voir Saussure () : p.  – , Saussure () : p.  –  et Saussure & Constantin () : p.  et .

3.2 Sémiotique/sémantique

217

écrit en effet tout d’abord : « C’est la notion de signe qui intègre désormais dans l’étude de la langue la notion très générale de signification. Cette définition la pose exactement, la pose-t-elle entièrement ? », mais on lit ensuite : « Quand Saussure a introduit l’idée du signe linguistique, il pensait avoir tout dit sur la nature de la langue », Benveniste passant ainsi sans explication de la signification, intégrée dans l’étude de la langue, à la langue elle-même. La dernière phrase énonce quant à elle très clairement l’objet de la linguistique benvenistienne, distinct de celui de la linguistique saussurienne : « l’analyse de la langue comme système signifiant ». Il est logique, dans cette perspective, que Benveniste évoque ici la distinction langue/parole, dont nous avons vu dans ce qui précède l’oscillation entre une distinction « d’objets » – distinction analytique qui fonde la démarche structuraliste d’édification de la langue dans le cadre de l’analyse de la parole – et la distinction de deux types de signification, et que la notion « saussurienne » de signe constitue le point de départ de l’exposé de la distinction entre sémiotique et sémantique, avatar benvenistien, conçu comme correctif, de la distinction saussurienne langue/parole. Benveniste s’attache ainsi ensuite à l’exposé de « ce qu’implique quant aux notions qui nous occupent ici – notion de sens et donc aussi notion de forme – la doctrine saussurienne du signe » (FSL.2 : p. 219). Or, il pose alors que « [d]ire que le langage est fait de signes, c’est dire d’abord que le signe est l’unité sémiotique » (FSL.2 : p. 219), proposition qui selon lui « enferme une double relation qu’il faut expliciter : la notion du signe en tant qu’unité, et la notion du signe comme relevant de l’ordre sémiotique » (FSL.2 : p. 219). Au donné de la signification répondent ainsi le donné de la structure, et la disjonction des deux faces de la valeur. De fait, si la proposition « le signe est l’unité sémiotique » « n’est pas chez Saussure » (FSL.2 : p. 219), comme le souligne ensuite Benveniste, ce n’est pas, comme il le suggère alors, parce que celui-ci « la considérait comme allant de soi » (FSL.2 : p. 219), mais parce qu’au contraire elle ne saurait s’y trouver, le signe saussurien n’étant précisément pas cette « unité sémiotique » dont la notion implique une « double relation » : « la notion du signe en tant qu’unité, et la notion du signe comme relevant de l’ordre sémiotique », autrement dit une unité structurale d’une part, une « unité bilatérale par nature » (FSL.2 : p. 220) d’autre part. Nous avons cité dans le premier chapitre la suite du développement⁴², où Benveniste reprend l’opposition saussurienne de la linguistique aux sciences de la nature, opposant les unités des sciences de la nature, qui « sont en général des portions identiques conventionnellement découpées dans un continu spécifique » (FSL.2 : p. 219), aux unités linguistiques, obtenues, non par

 Voir FSL. : p.  – .

218

3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

division, mais par décomposition, dans la mesure où le langage, qui « ne relève pas du monde physique » (FSL.2 : p. 220), « n’est ni du continu, ni de l’identique mais bien au contraire du discontinu et du dissemblable » (FSL.2 : p. 220). Le fait remarquable est que tandis que cette opposition permet à Saussure de mettre en évidence la spécificité de l’unité linguistique comme valeur, nature qui implique l’absence de tout objet donné, au double sens de l’opposition épistémologique entre donné et construit et de la définition des entités linguistiques comme effet de langue⁴³, elle intervient ici en dehors de toute considération relative au signe. L’unité linguistique est d’abord caractérisée comme structurale, élément d’une structure articulée : les unités du langage sont « des éléments de base en nombre limité, chacune différente de l’autre, et ces unités se groupent pour former de nouvelles unités, et celles-ci à leur tour pourront en former d’autres encore, d’un niveau chaque fois supérieur » (FSL.2 : p. 220). Aussi, précisément, l’opposition des deux types de sciences peut-elle être reprise, dans « Ce langage qui fait l’histoire », où il s’agit de cet autre aspect de la structure benvenistienne qu’est la dimension de la signification différentielle, en termes de forme et de substance⁴⁴. Intervient ensuite le deuxième aspect de la valeur. Benveniste poursuit en effet : Or l’unité particulière qu’est le signe a pour critère une limite inférieure : cette limite est celle de signification ; nous ne pouvons descendre au-dessous du signe sans porter atteinte à la signification. L’unité, dirons-nous, sera l’entité libre, minimale dans son ordre, non décomposable en une unité inférieure qui soit elle-même un signe libre. Est donc signe l’unité ainsi définie, relevant de la considération sémiotique de la langue. (FSL.2 : p. 220).

On retrouve alors la notion d’unité minimale⁴⁵ mais, conformément à la spécificité de l’élaboration benvenistienne, d’une manière relativement différente de celle que l’on peut par exemple rencontrer chez Martinet : au lieu de l’unité minimale de signification, l’unité minimale « libre » obtenue par décomposition. Il faut donc de nouveau insister sur le déplacement d’objet de la langue à la signification qui caractérise la linguistique benvenistienne, et sur l’ancrage de cette dernière dans la problématique des rapports son/sens. La suite du développement de « La forme et le sens dans le langage » s’efforce, dans le cadre de cette problématique, de caractériser les unités sémiotiques « au double point de vue de la forme et du sens » (FSL.2 : p. 220). Nous avons vu plus haut⁴⁶ la

 Voir Saussure () : p.  – ,  – , , ,  et  ainsi que Saussure () : p.  – .  Voir His. : p. , cité dans le premier chapitre.  Voir la note  du premier chapitre.  Voir FSL. : p.  – , cité ci-dessus.

3.2 Sémiotique/sémantique

219

caractérisation du signifiant comme « forme sonore qui conditionne et détermine le signifié », « aspect formel de l’entité dite signe ». Le signifié est envisagé dans un développement⁴⁷ que nous avons justement commenté dans le premier chapitre pour mettre en évidence la disjonction des deux axes de la valeur qui caractérise l’élaboration benvenistienne, et qui renvoie également, comme nous le mesurons à présent, à une absence d’élaboration fonctionnaliste. Retenons-en ici cette affirmation qu’« [e]n sémiologie [en sémiotique⁴⁸], ce que le signe signifie n’a pas à être défini » (FSL.2 : p. 222), ce que Benveniste glose de nouveau – comme dans « Les niveaux de l’analyse linguistique », et répétant ainsi tout en l’estompant la disjonction des deux faces de la valeur – en termes doubles d’identification et de solidarité. Il ajoute en effet : Pour qu’un signe existe, il faut et il suffit qu’il soit reçu et qu’il se relie d’une manière ou d’une autre à d’autres signes. (FSL.2 : p. 222).

On lit de même ensuite : Énonçons donc ce principe : tout ce qui relève du sémiotique a pour critère nécessaire et suffisant qu’on puisse l’identifier au sein et dans l’usage de la langue. Chaque signe entre dans un réseau de relations et d’oppositions avec d’autres signes qui le définissent, qui le délimitent à l’intérieur de la langue. Qui dit « sémiotique », dit « intra-linguistique ». Chaque signe a en propre ce qui le distingue d’autres signes. Être distinctif, être significatif, c’est la même chose. (FSL.2 : p. 222– 223).

Le domaine sémiotique se constitue donc en réponse à la question de l’existence des signes. On lit ainsi encore : L’entité considérée signifie-t-elle ? La réponse est oui, ou non. Si c’est oui, tout est dit, on l’enregistre ; si c’est non, on la rejette, et tout est dit aussi. « Chapeau » existe-t-il ? – Oui. – « Chameau » ? – Oui. – « Chareau » ? – Non.

 FSL. : p.  – .  « Sémiologie » est en effet repris ensuite par « sémiotique » : « En sémiologie, ce que le signe signifie n’a pas à être défini. » est reformulé en « Il n’est donc plus question de définir le sens, en tant que celui-ci relève de l’ordre sémiotique. » Le terme sémiologie revient à la page suivante (voir FSL. : p. ), dans un contexte analogue. Le lexique d’É. Benveniste se contente ainsi d’indiquer, à l’entrée « Sémiologie » : « (→ v. Sémiotique) » (Coquet & Derycke,  : p. ), à l’article « Sémiotique » se trouvant précisément citées ces pages  –  de « La forme et le sens dans le langage ». La terminologie benvenistienne semble parfois peu rigoureuse sur ce point. Comme nous le verrons plus bas, dans « Ce langage qui fait l’histoire », sémiologie est glosé par la définition saussurienne du terme, sens qui préside également aux développements de « Sémiologie de la langue » (voir également FSL. : p. ), mais par ailleurs, sémiologie y semble également synonyme de sémantique, par opposition à sémiotique.

220

3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

Il n’est donc plus question de définir le sens, en tant que celui-ci relève de l’ordre sémiotique. Au plan du signifié, le critère est : cela signifie-t-il ou non ? Signifier, c’est avoir un sens, sans plus. Et ce oui ou non ne peut être prononcé que par ceux qui manient la langue, ceux pour qui cette langue est la langue tout court. Nous élevons donc la notion d’usage et de compréhension de la langue à la hauteur d’un principe de discrimination, d’un critère. C’est dans l’usage de la langue qu’un signe a existence ; ce qui n’entre pas dans l’usage de la langue n’est pas un signe, et à la lettre n’existe pas. (FSL.2 : p. 222).

On voit que dans ce cadre, le sens apparaît avant tout comme un principe d’analyse. Il s’agit d’un « principe de discrimination, d’un critère », ce pour quoi, précisément, sa définition importe peu : « Il n’est donc plus question de définir le sens, en tant que celui-ci relève de l’ordre sémiotique. » Les considérations qui suivent réintroduisent cependant la dimension de l’objet d’analyse, par le biais de caractérisations positives du sens sémiotique : comme sens par opposition à la référence, et comme signifié générique et conceptuel au lieu de particulier et occasionnel. Benveniste ajoute en effet : De là résultent trois conséquences de principe. Premièrement, à aucun moment, en sémiotique, on ne s’occupe de la relation du signe avec les choses dénotées, ni des rapports entre la langue et le monde. Deuxièmement, le signe a toujours et seulement valeur générique et conceptuelle. Il n’admet donc pas de signifié particulier ou occasionnel ; tout ce qui est individuel est exclu ; les situations de circonstance sont à tenir pour non avenues. Troisièmement, les oppositions sémiotiques sont de type binaire. La binarité me paraît être la caractéristique sémiologique par excellence, dans la langue d’abord, puis dans tous les systèmes de comportement nés au sein de la vie sociale et relevant d’une analyse sémiologique. (FSL.2 : p. 223).

Comme nous l’avons vu plus haut, on lira ensuite dans « Sémiologie de la langue » (1969), où la dualité identification/solidarité se double d’une dualité entre existence et délimitation d’une part, description par comparaison d’autre part, autrement dit, d’une certaine manière – nous employons ces termes à dessein, pour y revenir plus bas –, entre négativité et positivité : Le sémiotique désigne le mode de signifiance qui est propre au signe linguistique et qui le constitue comme unité. On peut, pour les besoins de l’analyse, considérer séparément les deux faces du signe, mais sous le rapport de la signifiance, unité il est, unité il reste. La seule question qu’un signe suscite pour être reconnu est celle de son existence, et celle-ci se décide par oui ou non : arbre – chanson – laver – nerf – jaune – sur, et non *orbre – *vanson – *laner – *derf – *saune – *tur. Au-delà, on le compare pour le délimiter soit à des signifiants partiellement semblables : sabre : sobre, ou sabre : sable, ou sabre : labre, soit à des signifiés voisins : sabre : fusil, ou sabre : épée. Toute l’étude sémiotique, au sens strict, consistera à identifier les unités, à en décrire les marques distinctives et à découvrir des critères de plus en plus fins de la distinctivité. (Sé.2 : p. 64).

3.2 Sémiotique/sémantique

221

On retrouve de fait dans « La forme et le sens dans le langage » – puis dans « Sémiologie de la langue » – l’articulation paradoxale des deux aspects de la signification. Interviennent en effet dans la suite du texte les questions de la phrase et de la « fonction communicative de la langue » (FSL.2 : p. 223), questions liées puisque « c’est ainsi que nous communiquons, par des phrases, même tronquées, embryonnaires, incomplètes, mais toujours par des phrases » (FSL.2 : p. 223 – 224). Apparaît alors de nouveau l’opposition du signe et de la phrase, sous une forme cependant plus radicale que dans « Les niveaux de l’analyse linguistique », puisque le postulat d’une discontinuité se double d’une exclusion de la phrase du domaine du signe : Contrairement à l’idée que la phrase puisse constituer un signe au sens saussurien, ou qu’on puisse par simple addition ou extension du signe, passer à la proposition, puis aux types divers de construction syntaxique, nous pensons que le signe et la phrase sont deux mondes distincts et qu’ils appellent des descriptions distinctes. (FSL.2 : p. 224).

Se trouve ensuite évoquée la distinction langue/parole, à laquelle Benveniste substitue sa propre distinction des deux domaines sémiotique et sémantique. Il poursuit en effet : Nous instaurons dans la langue une division fondamentale, toute différente de celle que Saussure a tentée entre langue et parole. Il nous semble qu’on doit tracer à travers la langue entière une ligne qui départage deux espèces et deux domaines du sens et de la forme, bien que, voilà encore un des paradoxes du langage, ce soient les mêmes éléments qu’on trouve de part et d’autre, dotés cependant d’un statut différent. Il y a pour la langue deux manières d’être langue dans le sens et dans la forme. Nous venons d’en définir une ; la langue comme sémiotique ; il faut justifier la seconde, que nous appelons la langue comme sémantique. (FSL.2 : p. 224).

Dans la lignée des textes précédents, celle-ci se distingue notamment de la précédente – dans sa version structuraliste – par la conception de la parole comme un mode de langage. Il s’agit en effet, au lieu d’une circonscription du domaine de la langue, d’une division « instaur[ée] dans la langue », d’une ligne « trac[ée] à travers la langue entière », et qui « départage deux espèces et deux domaines du sens et de la forme », enfin de « deux manières d’être langue dans le sens et dans la forme ». On retrouve, corrélativement à cette distinction de deux modes de langage et de deux types de signification, la notion de fonction, bien qu’en un sens beaucoup plus général que celui que nous avons rencontré plus haut, puisqu’il s’agit cette fois de la « fonction communicative de la langue », notion que Benveniste précise ensuite dans le cadre de sa distinction en parlant des « deux modalités de la fonction linguistique, celle de signifier, pour la sémiotique, celle de communiquer, pour la sémantique » (FSL.2 : p. 224).

222

3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

Dans ce cadre, tandis que Benveniste reprend la définition traditionnelle, et constitutive de la conception structuraliste de la distinction langue/parole, de la langue comme un instrument de communication, la notion de « langue en emploi » se double de celle de « langue en action », ou de « fonctionnement sémantique », qui autorise une série de syntagmes participiaux dont « la langue » est le contrôleur. On lit en effet ensuite : La notion de sémantique nous introduit au domaine de la langue en emploi et en action ; nous voyons cette fois dans la langue sa fonction de médiatrice entre l’homme et l’homme, entre l’homme et le monde, entre l’esprit et les choses, transmettant l’information, communiquant l’expérience, imposant l’adhésion, suscitant la réponse, implorant, contraignant ; bref, organisant toute la vie des hommes. C’est la langue comme instrument de la description et du raisonnement. Seul le fonctionnement sémantique de la langue permet l’intégration de la société et l’adéquation au monde, par conséquent la régulation de la pensée et le développement de la conscience. (FSL.2 : p. 224).

Il est question quelques lignes plus bas du sémantique comme « résult[ant] d’une activité du locuteur qui met en action la langue » (FSL.2 : p. 225), ce qui rappelle la conception traditionnelle, mais cette conception est néanmoins atténuée, dans l’expression même, par la notion de mise en action. La phrase est par ailleurs caractérisée, plutôt que comme une unité, comme « l’expression sémantique » (FSL.2 : p. 224) ou l’« expression du sémantique » (FSL.2 : p. 225). La distinction sémiotique/sémantique apparaît ainsi comme l’aboutissement d’une tendance à faire de la parole un mode de langage, dans la mesure où cette tendance est solidaire de la distinction de deux modalités du sens : sémiotique et significative d’une part, prédicative et communicative d’autre part. Cette distinction de deux domaines et de deux types de signification et d’expression se double néanmoins d’une articulation analogue à celle que mettait en place « Les niveaux de l’analyse linguistique ». Benveniste affirme en effet également : Du sémiotique au sémantique il y a un changement radical de perspective : toutes les notions que nous avons passées en revue reviennent devant nous, mais autres, et pour entrer dans des rapports nouveaux. Le sémiotique se caractérise comme une propriété de la langue, le sémantique résulte d’une activité du locuteur qui met en action la langue. Le signe sémiotique existe en soi, fonde la réalité de la langue, mais il ne comporte pas d’applications particulières ; la phrase, expression du sémantique, n’est que particulière. Avec le signe, on atteint la réalité intrinsèque de la langue ; avec la phrase, on est relié aux choses hors de la langue ; et tandis que le signe a pour partie constituante le signifié qui lui est inhérent, le sens de la phrase implique référence à la situation de discours, et l’attitude du locuteur. (FSL.2 : p. 225).

Il faut noter ici l’idée que tandis qu’il s’agit de deux domaines distincts, le sémiotique « se caractérise comme une propriété de la langue » et surtout que

3.2 Sémiotique/sémantique

223

« [l]e signe sémiotique existe en soi, fonde la réalité de la langue » et permet d’atteindre « la réalité intrinsèque de la langue ». Remarquons en effet que cette idée, comme l’élaboration de « Les niveaux de l’analyse linguistique », ne laisse pas d’être paradoxale : si le signe « fonde la réalité de la langue », « il ne comporte pas d’applications particulières », et c’est pourquoi il y a bien rupture entre les deux univers : si ce sont « les mêmes éléments que l’on trouve de part et d’autre, dotés cependant d’un statut différent », de l’un à l’autre domaine, « les notions que nous avons passées en revue reviennent devant nous, mais autres, et pour entrer dans des rapports nouveaux ». Benveniste reconduit ici la distinction qu’il instituait dans « Les niveaux de l’analyse linguistique » entre sens et désignation, à laquelle il adjoint celle du générique et du particulier. Cette distinction fait ensuite l’objet d’une longue explicitation⁴⁹. Benveniste distinguait plus haut entre « signifié du signe » (FSL.2 : p. 225) et « intenté » (FSL.2 : p. 225), « ce que le locuteur veut dire, […] l’actualisation linguistique de sa pensée » (FSL.2 : p. 225). S’attachant à « élucider le processus par lequel se réalise le “sens” en sémantique » (FSL.2 : p. 226), il distingue à présent, dans le développement auquel nous nous référons ici, entre « sens d’une phrase » (FSL.2 : p. 226) et « sens des mots qui la composent » (FSL.2 : p. 226). C’est là d’abord une distinction interne au domaine sémantique : « Le sens d’une phrase est son idée, le sens d’un mot est son emploi » (FSL.2 : p. 226), affirme Benveniste, précisant à propos de ce dernier terme, « (toujours dans l’acception sémantique) » (FSL.2 : p. 226). De fait, si dans « Les niveaux de l’analyse linguistique », le « signe », unité sémiotique, coïncidait avec le « mot »⁵⁰, dans « La forme et le sens dans le langage », le terme mot acquiert le sens spécifique d’unité sémantique, s’opposant dès lors à celui de signe, qui désigne l’unité sémiotique : En second lieu, nous avons à déterminer le type d’unité qui convient à cette structure formelle⁵¹. On a vu que l’unité sémiotique est le signe. Que sera l’unité sémantique ? – Simplement, le mot. Après tant de débats et de définitions sur la nature du mot (on en a rempli un livre entier), le mot retrouverait ainsi sa fonction naturelle, étant l’unité minimale du message et l’unité nécessaire du codage de la pensée. (FSL.2 : p. 225).

Benveniste pourra ainsi conclure : Tout fait ainsi ressortir le statut différent de la même entité lexicale, selon qu’on la prend comme signe ou comme mot. (FSL.2 : p. 227).

 Voir FSL. : p.  – .  Voir Niv. : p. , cité ci-dessus.  Sur ce syntagme, voir supra la note  du deuxième chapitre.

224

3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

On retrouve, dans le cadre de cette distinction, interne au domaine sémantique, entre « idée » de la phrase et « sens » (« emplois ») des mots, les deux directions opposées de l’intégration et de la réalisation de l’idée dans l’expression. Comme dans « Les niveaux de l’analyse linguistique », si les mots ont un emploi dans la phrase, l’idée se situe en amont de l’expression, dans laquelle elle se réalise ou prend forme. Benveniste affirme en effet : À partir de l’idée chaque fois particulière, le locuteur assemble des mots qui dans cet emploi ont un « sens » particulier. (FSL.2 : p. 226).

Or, cette dualité de la signification se complique d’un rapport complexe entre sens et référence. Benveniste pose tout d’abord que le référent, « qui est l’objet particulier auquel le mot correspond dans le concret de la circonstance ou de l’usage » (FSL.2 : p. 226), est « indépendant du sens » (FSL.2 : p. 226). Il semble cependant qu’il faille ici comprendre « sens » au sens sémiotique du terme. Benveniste ajoute en effet, reformulant une proposition de « Les niveaux de l’analyse linguistique⁵² » : Tout en comprenant le sens individuel des mots, on peut très bien, hors de la circonstance, ne pas comprendre le sens qui résulte de l’assemblage des mots ; c’est là une expérience courante, qui montre que la notion de référence est essentielle. (FSL.2 : p. 226).

Or, dans ce passage, le sens sémantique, lié à l’emploi, se trouve associé à la référence. Il était déjà question, dans « Les niveaux de l’analyse linguistique », de deux types de référence, « globale » et « sous forme d’unités inférieures ». On se souvient en effet de cette affirmation, citée ci-dessus : Mais en même temps le langage porte référence au monde des objets, à la fois globalement, dans ses énoncés complets, sous forme de phrases, qui se rapportent à des situations concrètes et spécifiques, et sous forme d’unités inférieures qui se rapportent à des « objets » généraux ou particuliers, pris dans l’expérience ou forgés par la convention linguistique (Niv.1 : p. 128).

Benveniste pose de même dans cette affirmation de « La forme et le sens dans le langage » que la distinction entre sens et référence vaut aux deux niveaux de la « sémantique lexicale » et de la « sémantique de la phrase », pour reprendre des expressions qui apparaissent un peu plus loin dans le texte :

 « Ceux qui communiquent ont justement ceci en commun, une certaine référence de situation, à défaut de quoi la communication comme telle ne s’opère pas, le “sens” étant intelligible, mais la “référence” demeurant inconnue. » (Niv. : p. ). Voir ci-dessus.

3.2 Sémiotique/sémantique

225

C’est de la confusion extrêmement fréquente entre sens et référence, ou entre référent et signe, que sont nées tant de vaines discussions sur ce qu’on appelle le principe de l’arbitraire du signe. Cette distinction, qu’on vérifie aisément dans la sémantique lexicale, doitelle être introduite aussi dans la sémantique de la phrase ? Nous le pensons. Si le « sens » de la phrase est l’idée qu’elle exprime, la « référence » de la phrase est l’état de choses qui la provoque, la situation de discours ou de fait à laquelle elle se rapporte et que nous ne pouvons jamais, ni prévoir, ni deviner. (FSL.2 : p. 226 – 227).

Dans la mesure où la phrase n’a de sens qu’au niveau sémantique, sens et référence apparaissent ici plus clairement distingués, c’est-à-dire qu’à la différence de ce qui a lieu au niveau de la sémantique lexicale, leur distinction est indépendante de la dualité sémiotique/sémantique. Benveniste insiste ainsi sur le caractère « évanouissant » (FSL.2 : p. 227) de la phrase, lié au fait que « la situation est une condition unique » (FSL.2 : p. 227), et au regard duquel « [e]lle ne peut sans contradiction dans les termes comporter d’emploi » (FSL.2 : p. 227). Le lien se reporte cependant au niveau des mots, dont l’assemblage demeure constitutif de l’idée, et c’est pourquoi la distinction entre sens et référence semble plus difficile à soutenir à ce niveau. Benveniste insiste en effet également sur le fait que les mots « n’ont que des emplois » (FSL.2 : p. 227), dans la mesure où leur sens « résulte précisément de la manière dont ils sont combinés » (FSL.2 : p. 227). Il s’agit là du sens sémantique, puisqu’il est question d’emplois, mais celui-ci est défini dans les mêmes termes que le sens sémiotique tel qu’appréhendé dans « Les niveaux de l’analyse linguistique », comme capacité d’intégrer une unité de niveau supérieur. Benveniste précise en effet : Le sens d’un mot consistera dans sa capacité d’être l’intégrant d’un syntagme particulier et de remplir une fonction propositionnelle. (FSL.2 : p. 227).

Les diverses « fonctions » que, dans « Les niveaux de l’analyse linguistique⁵³ », devait énumérer « une analyse plus exigeante », deviennent ici des « valeurs contextuelles », que leur particularité, liée à l’insertion du mot dans un « syntagme particulier », assigne au sémantique, mais qui peuvent cependant, en retour s’institutionnaliser : Ce qu’on appelle la polysémie n’est que la somme institutionnalisée, si l’on peut dire, de ces valeurs contextuelles, toujours instantanées, aptes continuellement à s’enrichir, à disparaître, bref, sans permanence, sans valeur constante. (FSL.2 : p. 227).

 Voir Niv. : p. , ci-dessus.

226

3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

On pense ici aux dernières lignes de « Les niveaux de l’analyse linguistique » : « C’est dans le discours, actualisé en phrases, que la langue se forme et se configure. Là commence le langage. On pourrait dire, calquant une formule classique : nihil est in lingua quod non prius fuerit in oratione ⁵⁴ », ainsi qu’à l’élaboration benvenistienne de la distinction sens/emploi, telle que nous nous sommes efforcée de la caractériser dans le deuxième chapitre. La dualité de la signification implique ainsi une articulation complexe entre sémiotique et sémantique, dans le cadre de laquelle, de même que l’élaboration benvenistienne de la distinction sens/emplois impliquait une perspective indissolublement synchronique et diachronique, le sens de la phrase suppose tout à la fois le fonctionnement sémiotique de l’intégration, et le fonctionnement sémantique de l’actualisation ou de l’expression. On retrouve d’ailleurs significativement, à propos de l’institutionnalisation productrice de polysémie, la distinction entre signification et désignation (tout aussi significativement dénommée « référence », « désignation » renvoyant au terme lui-même). On lit en effet dans « Structure de la langue et structure de la société » : L’état de la société à une époque donnée n’apparaît pas toujours reflété dans les désignations dont elle fait usage, car les désignations peuvent souvent subsister alors que les référents, les réalités désignées ont changé. C’est là un fait d’expérience fréquente et qui se vérifie constamment, et les meilleurs exemples sont précisément le terme « langue » et le terme « société » que nous utilisons en ce moment à chaque instant. La diversité des références qu’on peut donner à l’un et à l’autre de ces deux termes est le témoin justement et la condition de l’emploi que nous devons faire des formes. Ce qu’on appelle la polysémie résulte de cette capacité que la langue possède de subsumer en un terme constant une grande variété de types et par suite d’admettre la variation de la référence dans la stabilité de la signification. (So.2 : p. 98).

Il n’est pas sûr, cependant, que la notion de désignation puisse se superposer sans autre forme de procès à celle de référence, dans la mesure d’une part où la chaîne transitive de l’expression a cédé la place à la séparation rigoureuse de deux domaines, et d’autre part où la référence implique une actualité que ne retient pas nécessairement la notion de désignation, dont nous avons vu plus haut qu’elle se distinguait parfois à peine de celle de signification. La complexité de l’articulation entre sémiotique et sémantique apparaît de manière très nette dans les « deux conséquences opposées » de la différence de statut affectant la même unité selon qu’elle est signe ou mot que Benveniste s’attache ensuite à mettre en évidence :

 Voir Niv. : p. , cité ci-dessus.

3.2 Sémiotique/sémantique

227

[…] d’une part on dispose souvent d’une assez grande variété d’expressions pour énoncer, comme on dit, « la même idée » ; il y a je ne sais combien de manières possibles, dans le concret de chaque situation et de chaque locuteur ou interlocuteur, d’inviter quelqu’un à s’asseoir, sans parler du recours à un autre système de communication, non linguistique, néanmoins sublinguistique, le simple geste désignant un siège. D’autre part, en passant dans les mots, l’idée doit subir la contrainte des lois de leur assemblage ; il y a, ici, nécessairement, un mélange subtil de liberté dans l’énoncé de l’idée, de contrainte dans la forme de cet énoncé, qui est la condition de toute actualisation du langage. C’est par suite de leur coaptation que les mots contractent des valeurs que en eux-mêmes ils ne possédaient pas et qui sont même contradictoires avec celles qu’ils possèdent par ailleurs. (FSL.2 : p. 227).

La première nous reconduit en effet à la distinction constitutive de la problématique benvenistienne de l’expression, entre l’idée à exprimer et l’idée exprimée dans la spécificité d’une expression. Or, tandis que l’expression conduit à la langue, la seconde conséquence met quant à elle en jeu l’articulation des deux fonctionnements sémiotique et sémantique : d’une part, « en passant dans les mots, l’idée doit subir la contrainte des lois de leur assemblage », mais d’autre part « [c]’est par suite de leur coaptation que les mots contractent des valeurs que en eux-mêmes ils ne possédaient pas et qui sont même contradictoires avec celles qu’ils possèdent par ailleurs ». À cette articulation répond la possibilité d’une analyse formelle de la phrase. Benveniste conclut en effet : Ainsi le « sens » de la phrase est dans la totalité de l’idée perçue par une compréhension globale ; la « forme » est obtenue par la dissociation analytique de l’énoncé poursuivie jusqu’aux unités sémantiques, les mots. Au-delà, les unités ne peuvent plus être dissociées sans cesser de remplir leur fonction. Telle est l’articulation sémantique. (FSL.2 : p. 228).

Tandis que le sens de la phrase « est dans la totalité de l’idée perçue par une compréhension globale », sa forme, comme toute forme dans la définition qu’en donne Benveniste, est obtenue par décomposition dans le cadre de l’analyse. Or, cette analyse impliquera nécessairement les deux aspects du sens (sémiotique) et de l’emploi, c’est-à-dire les signes aussi bien que les mots : Le sens à convoyer, ou si l’on veut, le message est défini, délimité, organisé par le truchement des mots ; et le sens des mots de son côté se détermine par rapport au contexte de situation. Or, les mots, instruments de l’expression sémantique, sont, matériellement, les « signes » du répertoire sémiotique. Mais ces « signes », en eux-mêmes conceptuels, génériques, non circonstanciels, doivent être utilisés comme « mots » pour des notions toujours particularisées, spécifiques, circonstancielles, dans les acceptions contingentes du discours. Cela explique que les signes les moins délimités à l’intérieur du répertoire sémiotique de la langue, « être », « faire », « chose », « cela », aient, comme mots, la plus haute fréquence d’emploi. (FSL.2 : p. 228).

228

3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

D’une part, en effet, comme nous l’avons vu ci-dessus, ce sont « les mêmes éléments que l’on trouve de part et d’autre, dotés cependant d’un statut différent », et le signe « fonde la réalité de la langue ». D’autre part, en outre, le fonctionnement sémantique semble lié au fonctionnement sémiotique. Il est vrai que si les constituants ne sauraient être identifiés que dans la mesure où ils sont intégrants, la notion d’emploi n’implique celle de sens que du point de vue théorique, sans nécessairement la supposer au plan de l’analyse. Aussi, comme nous venons de le voir, la fonction propositionnelle opère-t-elle également au niveau sémantique, de même que si le signe « fonde la réalité de la langue », « il ne comporte pas d’applications particulières ». On lit cependant en conclusion du texte : Ces deux systèmes se superposent ainsi dans la langue telle que nous l’utilisons. À la base, il y a le système sémiotique, organisation de signes, selon le critère de la signification, chacun de ces signes ayant une dénotation conceptuelle et incluant dans une sous-unité l’ensemble de ses substituts paradigmatiques. Sur ce fondement sémiotique, la languediscours construit une sémantique propre, une signification de l’intenté produite par syntagmation de mots où chaque mot ne retient qu’une petite partie de la valeur qu’il a en tant que signe. […] Tel est le double système constamment à l’œuvre dans la langue et qui fonctionne si vite, et d’un jeu si subtil, qu’il demande un long effort d’analyse et un long effort pour s’en détacher si l’on veut dissocier ce qui relève de l’un et de l’autre. Mais au fondement de tout, il y a le pouvoir signifiant de la langue, qui passe bien avant celui de dire quelque chose. (FSL.2 : p. 229).

L’utilisation de la langue implique ainsi la superposition des deux systèmes, et si « la langue-discours construit une sémantique propre », elle ne le fait que sur le « fondement sémiotique ». Dans ce cadre, bien qu’un signe « ne comporte pas d’applications particulières », le sens d’un mot n’est pas indépendant de celui du signe correspondant : « une signification de l’intenté, produite par syntagmation de mots où chaque mot ne retient qu’une petite partie de la valeur qu’il a en tant que signe ». Se rencontrent ainsi, au niveau de la construction « théorique », les deux modalités de l’articulation entre expression et structure que nous avons analysées dans le deuxième chapitre – l’analyse de la structure des expressions et celle des emplois –, et dont nous avions posé la complémentarité et la solidarité au niveau de l’analyse. Apparaît alors de manière d’autant plus claire la détermination et les enjeux de la dualité de l’identification, fût-elle corrélative de la solidarité, et de la définition-organisation : si l’analyse de la structure des expressions implique le sens comme principe d’analyse et que, comme nous l’avons vu ci-dessus, l’articulation du sémiotique et du sémantique au niveau de la phrase entraîne par ailleurs la promotion de celui-ci au statut d’objet d’analyse, l’analyse des emplois suppose quant à elle non seulement l’existence d’une signification positive, mais également, comme il apparaît notamment dans Noms

3.2 Sémiotique/sémantique

229

d’agent et noms d’action en indo-européen (1948), la définition différentielle des unités. Reste la dimension de l’organisation, présente dans la définition du « système sémiotique » comme une « organisation de signes, selon le critère de la signification » ainsi qu’à travers la notion de paradigme – « chacun de ces signes […] incluant dans une sous-unité l’ensemble de ses substituts paradigmatiques ». Nous avons assigné ci-dessus la « contrainte des lois » de l’assemblage des mots au sémiotique. La construction benvenistienne se complique cependant, dans « La forme et le sens dans le langage », d’une élaboration différenciée de la dimension du syntagmatique, autre corollaire de l’ambiguïté de la conception benvenistienne de la parole dont témoigne encore, dans ce passage de « La forme et le sens dans le langage », l’ambiguïté de la notion de fondement, qui renvoie aussi bien au fondement de la structure orientée et ainsi à l’articulation du sémantique au sémiotique, qu’au fondement commun à la signification et à la communication qu’est la signification comme être du langage, au regard de laquelle sémiotique et sémantique sont deux modes de signification et de langage. Comme dans le développement précédent, la signification sémantique apparaît liée à la « syntagmation ». On lit cependant également : Une description distincte est donc nécessaire pour chaque élément selon le domaine dans lequel il est engagé, selon qu’il est pris comme signe ou qu’il est pris comme mot. En outre, il faut tracer une distinction à l’intérieur du domaine sémantique entre la multiplicité indéfinie des phrases possibles, à la fois par leur diversité et par la possibilité qu’elles ont de s’engendrer les unes les autres, et le nombre toujours limité, non seulement de lexèmes utilisés comme mots, mais aussi des types de cadres syntaxiques auxquels le langage a nécessairement recours. (FSL.2 : p. 229).

Or, Benveniste distingue ici entre la capacité illimitée du langage à engendrer des phrases et l’existence de schémas syntaxiques, qui se trouve dès lors assignée au sémantique. En ce qui concerne la notion de syntagmation, il faut rappeler tout d’abord ce passage de « Les niveaux de l’analyse linguistique » : Dans la pratique, le mot est envisagé surtout comme élément syntagmatique, constituant d’énoncés empiriques. Les relations paradigmatiques comptent moins, en tant qu’il s’agit du mot, par rapport à la phrase. Il en va autrement quand le mot est étudié comme lexème, à l’état isolé. On doit alors inclure dans une unité toutes les formes flexionnelles, etc. (Niv.1 : p. 124).

S’y dessine une association, présentée comme « pratique », entre sémantique et syntagmatique d’une part, sémiotique et paradigmatique d’autre part. Le propos de « La forme et le sens dans le langage » est cependant beaucoup plus tranché. Benveniste écrit en effet :

230

3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

[…] essayons de dire comment les notions de forme et de sens apparaissent cette fois sous le jour sémantique. Une première constatation est que le « sens » (dans l’acception sémantique qui vient d’être caractérisée) s’accomplit dans et par une forme spécifique, celle du syntagme, à la différence du sémiotique qui se définit par une relation de paradigme. D’un côté, la substitution, de l’autre la connexion, telles sont les deux opérations typiques et complémentaires. (FSL.2 : p. 225).

L’opposition entre paradigmatique et syntagmatique est cette fois superposée sans ambiguïté à la distinction sémiotique/sémantique. C’est pourquoi, tandis que l’on retrouve, parmi « les deux opérations typiques et complémentaires », la notion de substitution, la segmentation a cédé la place à la connexion. On notera, eu égard à cette superposition, que, dans « Structure des relations d’auxiliarité » (1965), l’exemple de l’auxiliation utilisé dans « La forme et le sens dans le langage » pour illustrer la « transformation que les conditions d’emploi peuvent produire dans le sens même des mots appelés à une syntagmation étroite » (FSL.2 : p. 228)⁵⁵ était traité en termes de « valeur paradigmatique » et de modification de celle-ci dans le cadre des liaisons syntagmatiques contractées par l’unité en question : Il peut y avoir, à degrés variables, modalisation de verbes modalisants, donc une sorte de modalisation au second degré ou de surmodalisation, dans une construction telle que : « il doit pouvoir faire ce travail » où l’on voit « il peut », auxiliant dans « il peut faire », devenu auxilié sous la forme de l’infinitif dans « il doit pouvoir faire ». C’est là probablement le seul exemple d’un pareil transfert à l’intérieur de la modalisation. Encore faut-il remarquer que, dans cet exemple même, les deux verbes ne restent pas intégralement modalisants dans leurs rapports. La valeur paradigmatique de chacun d’eux, possibilité d’une part, nécessité de l’autre, ne peut subsister intacte quand ils contractent une liaison syntagmatique. De fait, dans « il doit pouvoir », le modalisant « il doit » exprime moins la nécessité qu’un haut degré de probabilité. (Aux.2 : p. 191).

On retrouve ici la dépendance du sémantique à l’égard du sémiotique, et avec elle l’ambiguïté constitutive de l’articulation des deux domaines. Benveniste précise ensuite, dans « La forme et le sens dans le langage » : Le sens de la phrase est en effet l’idée qu’elle exprime ; ce sens est réalisé formellement dans la langue, par le choix, l’agencement des mots, par leur organisation syntaxique, par l’action qu’ils exercent les uns sur les autres. Tout est dominé par la condition du syntagme, par la liaison entre les éléments de l’énoncé destiné à transmettre un sens donné, dans une circonstance donnée. Une phrase participe toujours de « l’ici – maintenant » ; certaines unités du discours y sont conjointes pour traduire une certaine idée intéressant un certain

 Voir FSL. : p. .

3.2 Sémiotique/sémantique

231

présent d’un certain locuteur. Toute forme verbale, sans exception, en quelque idiome que ce soit, est toujours reliée à un certain présent, donc à un ensemble chaque fois unique de circonstances, que la langue énonce dans une morphologie spécifique. (FSL.2 : p. 225 – 226).

Apparaît nettement dans ce passage la notion de réalisation formelle de l’idée dans la phrase, impliquant la langue. Benveniste parle du choix et de l’agencement des mots, ainsi que de leur organisation syntaxique, et de ce qu’il appellera plus loin, comme nous l’avons vu ci-dessus, leur coaptation. Dans cette perspective, si « tout est dominé par la condition du syntagme », cette condition, en dépit de l’association du syntagmatique au sémantique, semble double. Les notions de choix et d’agencement rappellent en effet la dualité éléments/principes de structure, et ce passage de « Ce langage qui fait l’histoire » que nous avons cité plus haut : Si nous pouvons parler, si notre langue nous donne le moyen de construire des phrases, c’est que nous conjoignons des mots qui valent à la fois par les syntagmes et par leur opposition. […] Nous faisons deux choses quand nous parlons : nous agençons des mots, tous les éléments de ces agencements représentent chacun un choix entre plusieurs possibilités ; quand je dis « je suis », j’ai éliminé « vous êtes », « j’étais », « je serai », etc. C’est donc, dans une série qu’on appelle paradigme, une forme que je choisis, et ainsi pour chaque portion d’un énoncé qui se constitue en syntagme. Vous avez là le principe et la clef de ce qu’on appelle la structure. Pour y atteindre, il faut : 1o isoler les éléments distinctifs d’un ensemble fini ; 2o établir les lois de combinaison de ces éléments. (His.2 : p. 32– 33).

On lit de même, la même année, dans « Structure de la langue et structure de la société »⁵⁶ : La langue permet la production indéfinie de messages en variétés illimitées. Cette propriété unique tient à la structure de la langue qui est composée de signes, d’unités de sens, nombreuses mais toujours en nombre fini, qui entrent dans des combinaisons régies par un code et qui permettent un nombre d’énonciations qui dépasse tout calcul, et qui le dépasse nécessairement de plus en plus, puisque l’effectif des signes va toujours s’accroissant et que les possibilités d’utilisation des signes et de combinaison de ces signes s’accroissent en conséquence. (So.2 : p. 97).

 Voir également Dév. : p. , cité plus bas. Notons encore, par ailleurs, pour cette dualité et pour la notion de « principe de structure », la notion de « registre de possibilités et d’impossibilités qui caractérisent l’emploi d’un système phonologique » que l’on trouve ensuite dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes (voir VIE : p.  – ).

232

3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

La distinction revient enfin dans « Sémiologie de la langue » : Il est temps d’énoncer les conditions minimales d’une comparaison entre systèmes d’ordres différents. Tout système sémiotique⁵⁷ reposant sur des signes doit nécessairement comporter (1) un répertoire fini de signes, (2) des règles d’arrangement qui en gouvernent les figures (3) indépendamment de la nature et du nombre des discours que le système permet de produire. (Sé.2 : p. 56).

Il est clair de nouveau ici que le fonctionnement sémantique – celui de la langue comme instrument de communication – n’est pas indépendant du système sémiotique. Dans le même temps, il est tout aussi clair, à la lecture du développement de « La forme et le sens dans le langage », que la syntagmation constitutive du sémantique est inséparable de la référence, en tant qu’elle engage l’ici-et-maintenant et, par ailleurs, qu’elle implique un autre type de « cadre syntaxique » – pour reprendre l’expression du développement final, cité cidessus⁵⁸ – que ceux qui constituent l’organisation sémiotique. Benveniste ajoute d’ailleurs dans « Structure de la langue et structure de la société » : Il y a donc deux propriétés inhérentes à la langue, à son niveau le plus profond. Il y a la propriété qui est constitutive de sa nature d’être formée d’unités signifiantes, et il y a la propriété qui est constitutive de son emploi de pouvoir agencer ces signes d’une manière signifiante. Ce sont là deux propriétés qu’il faut tenir distinctes, qui commandent deux analyses différentes et qui s’organisent en deux structures particulières. (So.2 : p. 97).

La notion de propriété était apparue dans « La forme et le sens dans le langage », où, comme nous l’avons vu plus haut, elle caractérisait le seul sémiotique. Rappelons en effet cette proposition : « Le sémiotique se caractérise comme une propriété de la langue » (FSL.2 : p. 225). On lit de même dans la dernière réplique de la discussion : Quant à la place du sémiotique, je crois que c’est un ordre distinct, qui obligera à réorganiser l’appareil des sciences de l’homme. Nous sommes là, en effet, tout à fait au commencement d’une réflexion sur une propriété qui n’est pas encore définissable d’une manière intégrale. C’est une qualité inhérente du langage, mais que l’on découvre aussi dans des domaines où l’on n’imaginait pas qu’elle pût se manifester. (FSL.2 : p. 238).

À la notion d’inhérence répond dans « Structure de la langue et structure de la société » celle de nature, à laquelle s’oppose celle d’emploi. Nous avons vu la singularité de la conception benvenistienne de la parole, qui interdit toute ré-

 La précision « reposant sur des signes » invite à entendre ici sémiotique en un sens large.  Voir FSL. : p. , ci-dessus.

3.2 Sémiotique/sémantique

233

flexion en termes simples d’emploi, au sens banal de l’utilisation de la langue conçue comme un instrument de communication. Aussi cette « propriété qui est constitutive de son emploi » ne saurait-elle s’identifier avec le « code » dont il vient d’être question, ce que confirme ensuite l’assignation des deux propriétés à « deux analyses distinctes » et à « deux structures particulières », qui renvoie selon toute probabilité à la distinction sémiotique/sémantique. Sont ensuite distingués, corrélativement, deux domaines du syntagmatique : La langue peut être envisagée à l’intérieur de la société comme un système productif : elle produit du sens, grâce à sa composition qui est entièrement une composition de signification et grâce au code qui conditionne cet agencement. Elle produit aussi indéfiniment des énonciations grâce à certaines règles de transformation et d’expansion formelles ; elle crée donc des formes, des schèmes de formation ; elle crée des objets linguistiques qui sont introduits dans le circuit de la communication. La « communication » devrait être entendue dans cette expression littérale de mise en commun et de trajet circulatoire. (So.2 : p. 100 – 101).

Au « code qui conditionne cet agencement » et ainsi la production du sens répondent ici « certaines règles de transformation et d’expansions formelles », des « formes, des schèmes de formation », corrélatifs de la production d’énonciations. On retrouve ici en premier lieu la spécificité de l’utilisation benvenistienne de la notion d’instrument de communication. Si la langue est un « système productif ⁵⁹ », une « machine à produire du sens, en vertu de sa structure même » (So.2 : p. 97), cette structure est double, et inversement la production concerne aussi bien la langue que la parole. Dès lors, cependant, à la dualité du paradigmatique s’adjoint une dualité du syntagmatique, selon la distinction sémiotique/sémantique. Benveniste insiste d’ailleurs, plutôt que sur les principes de structure, sur l’organisation paradigmatique qui est constitutive du système sémiotique. Il était question plus haut, dans le développement conclusif de « La forme et le sens dans le langage »⁶⁰, de « signes ayant une dénotation conceptuelle et incluant dans une sous-unité l’ensemble de [leurs] substituts paradigmatiques ». On lit en outre, également dans « La forme et le sens dans le langage » : Enfin, il doit être entendu que les signes se disposent toujours et seulement en relation dite paradigmatique. On doit donc inclure dans la sémiologie⁶¹, outre les diverses catégories de

 Voir encore, pour cette expression, à la page suivante : « […] l’un et l’autre [la langue et la société] peuvent être considérés comme des systèmes productifs chacun selon sa nature. » (So. : p. ).  Voir de nouveau FSL. : p. .  Voir la note  ci-dessus.

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

signes, les modèles et les schémas selon lesquels les signes s’engendrent et s’organisent : les paradigmes, au sens traditionnel (flexion, dérivation, etc.). (FSL.2 : p. 223).

Il est alors question de schémas d’engendrement et d’organisation. Apparaît ici, dans le cadre de la dualité qui marque chacune des dimensions benvenistiennes du syntagmatique et du paradigmatique, et fût-ce de manière discrète, presque implicite, l’intégration du syntagmatique à la langue qui caractérise l’élaboration structurale de la dimension de l’organisation, et qui consiste à faire de ce dernier l’armature de la structure, construite dans le cadre de l’analyse de la chaîne. Il est ainsi question, dans « La forme et le sens dans le langage », non seulement d’agencement, mais également d’une « structure formelle » : De plus la conversion de la pensée en discours est assujettie à la structure formelle de l’idiome considéré, c’est-à-dire à une organisation typologique qui, selon la langue, fait tantôt prédominer le grammatical et tantôt le lexical. Que néanmoins il soit possible en gros de « dire la même chose » dans l’une comme dans l’autre catégorie d’idiomes est la preuve, à la fois, de l’indépendance relative de la pensée et en même temps de son modelage étroit dans la structure linguistique. (FSL.2 : p. 228).

Le paragraphe qui suit⁶² témoigne sans ambiguïté de ce que cette structure formelle relève du sémiotique. À cette structure formelle s’ajoute néanmoins une grammaire ou un « mécanisme grammatical », dont le statut est bien moins clair. On lisait déjà dans « Les niveaux de l’analyse linguistique » : La « syntaxe » de la proposition n’est que le code grammatical qui en organise l’arrangement. (Niv.1 : p. 128).

Benveniste explique de même à M. Perelman, lors de la discussion qui suivit la communication « La forme et le sens dans le langage », que les notions de syntaxique, de sémantique et de pragmatique des logiciens « appartiennent exclusivement au domaine qui est, dans [s]a terminologie, celui du sémantique » (FSL.2 : p. 233), précisant : En effet, ce qui pour le logicien est syntaxique, c’est-à-dire la liaison entre les éléments de l’énoncé, relève d’une considération qui pour moi est ambiguë, en ce sens que d’une part,

 À savoir : « Qu’on réfléchisse de près à ce fait notable, qui nous paraît mettre en lumière l’articulation théorique que nous nous efforçons de dégager. On peut transposer le sémantisme d’une langue dans celui d’une autre, “salva veritate” ; c’est la possibilité de la traduction ; mais on ne peut pas transposer le sémiotisme d’une langue dans celui d’une autre, c’est l’impossibilité de la traduction. On touche ici à la différence du sémiotique et du sémantique. » (FSL. : p.  – ).

3.2 Sémiotique/sémantique

235

ce qui est syntagmatique pour le linguiste coïncide avec ce que l’on appelle syntaxe en logique, et qui, par conséquent, se situe à l’intérieur de l’ordre du sémantique ; mais d’autre part, aux yeux du linguiste, cette liaison peut être gouvernée par une nécessité purement grammaticale, qui dépend entièrement de la structure de l’idiome, qui n’est pas quelque chose d’universel, qui prend des formes particulières suivant le type de langue considérée. Il y a ainsi non seulement une certaine manière de coder la pensée, mais une certaine manière d’enchaîner les éléments du discours, qui est fonction de ce qu’on peut appeler une grammaire. (FSL.2 : p. 233 – 234).

Or, apparaît de nouveau dans ce passage la distinction de deux aspects du syntagmatique : la « syntaxe », au sens logique, interne au sémantique et gouvernant le codage de la pensée, et la « grammaire » ou les contraintes qui émanent d’une « nécessité purement grammaticale », qui gouverne quant à elle la « manière d’enchaîner les éléments du discours ». Cette grammaire est assignée à la « structure de l’idiome », et la mention du type de langue nous rappelle la « structure formelle » du passage précédent. Benveniste précise cependant ensuite : Je voudrais ici préciser un point que je n’ai peut-être pas fait suffisamment ressortir. Ce qui relève de la nécessité idiomatique, du mécanisme grammatical est quelque chose de distinct, qui appartient à la structure formelle de la langue et reste en dehors du sémantique et du sémiotique, n’étant pas à proprement parler de la signification. (FSL.2 : p. 237– 238).

Cette position intermédiaire se retrouve dans « Structure de la langue et structure de la société », sous les espèces de la « propriété syntagmatique ». Benveniste affirmait en effet dans ce texte, une fois distinguées les deux propriétés dont il a été question ci-dessus : Entre ces deux propriétés le lien est établi par une troisième propriété. Nous avons dit qu’il y a d’une part des unités signifiantes, en second lieu la capacité d’agencer ces signes en manière signifiante et en troisième lieu, dirons-nous, il y a la propriété syntagmatique, celle de les combiner dans certaines règles de consécution et seulement de cette manière. (So.2 : p. 97).

Dans « Sémiologie de la langue », en revanche, l’organisation de la langue apparaît à la fois syntagmatique et paradigmatique, et cette organisation est assignée au sémiotique. Benveniste affirme en effet : Ainsi la combinatoire musicale qui relève de l’harmonie et du contrepoint n’a pas d’équivalent dans la langue, où tant le paradigme que le syntagme sont soumis à des dispositions spécifiques : règles de compatibilité, de sélectivité, de récurrence, etc. d’où dépendent la fréquence et la prévisibilité statistiques d’une part, et la possibilité de construire des énoncés intelligibles de l’autre. (Sé.2 : p. 56).

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

Or, il conclut : On peut dire en somme, si la musique est considérée comme une « langue », que c’est une langue qui a une syntaxe, mais pas de sémiotique⁶³. Ce contraste dessine par avance un trait positif et nécessaire de la sémiologie linguistique qui est à retenir. (Sé.2 : p. 56).

C’est également ce que donne à penser la lecture des premières lignes de « L’appareil formel de l’énonciation » (1970), où Benveniste oppose « emploi des formes » et « emploi de la langue » comme deux « mondes différents » (AFE.2 : p. 79), et assigne au premier une organisation analogue à celle de « Sémiologie de la langue », syntagmatique et paradigmatique et qui, par ailleurs, porte trace du rôle des « principes de structure » dans l’organisation paradigmatique : Toutes nos descriptions linguistiques consacrent une place souvent importante à l’« emploi des formes ». Ce qu’on entend par là est un ensemble de règles fixant les conditions syntactiques dans lesquelles les formes peuvent ou doivent apparaître, pour autant qu’elles relèvent d’un paradigme qui recense les choix possibles. Ces règles d’emploi sont articulées à des règles de formation préalablement indiquées, de manière à établir une certaine corrélation entre les variations morphologiques et les latitudes combinatoires des signes (accord, sélection mutuelle, prépositions et régimes des noms et des verbes, place et ordre, etc.). (AFE.2 : p. 79).

La « structure formelle » paraît ainsi dotée d’un statut ambigu, oscillant entre une nature sémiotique et un statut de troisième terme, et il apparaît alors que tandis que la notion d’organisation paradigmatique témoigne d’une intégration du syntagmatique à la langue, c’est-à-dire d’une élaboration structurale de la notion d’organisation, la dimension syntagmatique se trouve incomplètement élaborée, et avec elle la notion d’organisation, qui demeure une dimension à part et, en tant que telle, double, puisqu’à la fois inhérente au sémiotique, « organisation de signes, selon le critère de la signification » (FSL.2 : p. 229), et extérieure à celui-ci. Il est notable, dans cette perspective, que le pan sémantique de la dimension du syntagmatique ait en revanche un statut tout à fait clair, mais soit par ailleurs corrélatif de certaines propositions spéculatives relatives au langage. Comme il apparaîtra plus clairement dans ce qui suit, cette dualité de la notion d’organisation semble en effet une manifestation de la disjonction primordiale entre identification et définition-organisation, à laquelle renvoie la dualité du para-

 Il sera question plus loin de sémantique au lieu de syntaxe, syntaxe dont la notion renvoie cependant à la dimension syntagmatique qui est constitutive du sémantique. Voir Sé. : p. , cité ci-dessous.

3.2 Sémiotique/sémantique

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digmatique. Or, impliquant ainsi une troisième notion d’organisation, la dualité du syntagmatique qui s’articule à cette dualité du paradigmatique pour constituer la dimension de l’organisation au sens de la structure formelle vient en quelque sorte profiler dans la complexité de l’articulation du sémantique au sémiotique cette dualité primordiale de l’identification et de la définition-organisation, et ainsi révéler son sens et ses enjeux. Benveniste insiste de nouveau, dans la discussion de « La forme et le sens dans le langage », sur l’existence de schèmes syntaxiques relevant du domaine sémantique : Je ne pense pas que la phrase puisse trouver place dans le sémiotique. Le problème de la phrase ne se pose qu’à l’intérieur du sémantique, et c’est bien la région de la langue sur laquelle porte la question de M. Ricœur. Nous constatons qu’il y a d’une part, empiriquement, des phrases et des possibilités de phrases indéfinies, d’autre part, certaines conditions qui commandent la génération des phrases. Chaque langue possède sans aucun doute un certain nombre de mécanismes, de schèmes de production, qui peuvent se formuler, qui peuvent même se formaliser ; c’est à les reconnaître et à les inventorier que s’emploie une certaine école de linguistes à l’heure actuelle. (FSL.2 : p. 237).

Comme il apparaît dans les lignes qui suivent, cette « école de linguistes » est la grammaire générative, dont Benveniste affirme qu’elle « ne cess[e] pas d’être dans le sémantique » (FSL.2 : p. 237). La grammaire générative est de nouveau convoquée dans « Structuralisme et linguistique », où Benveniste pose que Chomsky « considère la langue comme production » (SL.2 : p. 18), « part de la parole comme produite » (SL.2 : p. 18), par opposition au structuralisme, qui « a d’abord besoin de constituer un corpus » (SL.2 : p. 18). On lit ensuite : Or comment produit-on la langue ? On ne reproduit rien. On a apparemment un certain nombre de modèles. Or tout homme invente sa langue et l’invente toute sa vie. Et tous les hommes inventent leur propre langue sur l’instant et chacun d’une façon distinctive, et chaque fois d’une façon nouvelle. Dire bonjour tous les jours de sa vie à quelqu’un, c’est chaque fois une réinvention. À plus forte raison quand il s’agit de phrases, ce ne sont plus les éléments constitutifs qui comptent, c’est l’organisation d’ensemble complète, l’arrangement original, dont le modèle ne peut pas avoir été donné directement, donc que l’individu fabrique. Chaque locuteur fabrique sa langue. Comment la fabrique-t-il ? C’est une question essentielle, car elle domine le problème de l’acquisition du langage. Quand l’enfant a appris une fois à dire : « la soupe est trop chaude », il saura dire : « la soupe n’est pas assez chaude », ou bien « le lait est trop chaud ». Il arrivera à construire ainsi des phrases où il utilisera en partie des structures données mais en les renouvelant, en les remplissant d’objets nouveaux et ainsi de suite. (SL.2 : p. 18 – 19).

L’opposition entre production et corpus n’est pas sans évoquer, sinon la distinction sémantique/sémiotique – mais, comme nous le verrons ci-dessous, nous avons toutes raisons de penser que, dans ce contexte, le « structuralisme »

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

renvoie à l’analyse sémiotique –, du moins la conception benvenistienne de la parole. Il faut noter, d’ailleurs, le passage de « la parole comme produite » à « comment produit-on la langue ? », puis « tout homme invente sa langue » et « Chaque locuteur fabrique sa langue ». Benveniste parle de « modèles » inhérents à cette production⁶⁴, mais également, dans la suite du passage, où il évoque le distributionnalisme américain – auquel, dans la mesure où, loin de proscrire le « mentalisme », elle implique la pensée par son objet même (la parole), la linguistique chomskyenne pourrait apparaître comme une réaction⁶⁵ –, d’une « organisation mentale propre à l’homme » (SL.2 : p. 19), puis de « la langue comme organisation et de l’homme comme capable d’organiser sa langue » (SL.2 : p. 20). La notion d’organisation mentale revient de nouveau quelques pages plus loin, à l’occasion d’un autre développement relatif à l’acquisition du langage par l’enfant : Il y a cette différence dans la vie de relation, que la langue est un mécanisme inconscient, tandis qu’un comportement est conscient : on croit qu’on se comporte de telle ou telle manière pour des raisons qu’on choisit, ou en tout cas qu’on a un choix. En réalité, ce n’est pas cela qui est important, c’est le mécanisme de la signification. C’est à ce niveau que l’étude de la langue peut devenir une science pilote en nous éclairant sur l’organisation mentale qui résulte de l’expérience du monde ou à laquelle l’expérience du monde s’adapte, je ne sais pas très bien lequel des deux. Il y a, en particulier, une manière d’organiser des rapports logiques qui apparaît très tôt chez l’enfant. Piaget a beaucoup insisté sur cette capacité de former des schèmes opératoires et cela va de pair avec l’acquisition de la langue. (SL.2 : p. 24– 25).

Le fait notable est qu’il s’agit à la fois d’organisation, ce qui justifie la notion de « structure » sémantique, et de pensée, et viennent ici à l’esprit les développements des « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », de « Catégories de pensée et catégories de langue » (1958) et de « Coup d’œil sur le développement de la linguistique », sur la langue comme organisatrice de la pensée qui lui est cependant transcendante⁶⁶. À cette double qualification répond en effet une sorte d’inhérence ou de réciprocité entre organi-

 Il sera ensuite question de « schémas » : « De même que nous ne parlons pas au hasard, je veux dire sans cadre, que nous ne produisons pas la langue hors de certains cadres, de certains schémas que nous possédons, de même je crois que l’art ne se produit pas non plus en dehors de cadres ou de schémas différents mais qui existent aussi. » (SL. : p. ).  Voir SL. : p.  – . On lit notamment : « Alors qu’à partir du moment où il s’agit de l’homme parlant, la pensée est reine, et l’homme est tout entier dans son vouloir parler, il est sa capacité de parole. » (SL. : p. ).  Voir infra, la première section du cinquième chapitre.

3.2 Sémiotique/sémantique

239

sation mentale et organisation linguistique⁶⁷, dont témoigne la proposition « Il s’agit avant tout de la langue comme organisation et de l’homme comme capable d’organiser sa langue. » (SL.2 : p. 20). On lisait déjà dans « La forme et le sens dans le langage » : Que l’idée ne trouve forme que dans un agencement syntagmatique, c’est là une condition première, inhérente au langage. Le linguiste se trouve ici devant un problème qui lui échappe ; il peut seulement conjecturer que cette condition toujours nécessaire reflète une nécessité de notre organisation cérébrale. On retrouve dans les modèles construits par la théorie de l’information la même relation entre le message et les unités probables du codage. (FSL.2 : p. 226).

Dans ce texte, par ailleurs, le sémantique était donné comme corrélatif d’une « faculté métalinguistique » (FSL.2 : p. 229), qui « est la preuve de la situation transcendante de l’esprit vis-à-vis de la langue dans sa capacité sémantique » (FSL.2 : p. 229). La référence au métalangage revient ensuite dans « Sémiologie de la langue » : La langue est le seul système dont la signifiance s’articule ainsi sur deux dimensions. Les autres systèmes ont une signifiance unidimensionnelle : ou sémiotique (gestes de politesse ; mudrās), sans sémantique ; ou sémantique (expressions artistiques), sans sémiotique. Le privilège de la langue est de comporter à la fois la signifiance des signes et la signifiance de l’énonciation. De là provient son pouvoir majeur, celui de créer un deuxième niveau d’énonciation, où il devient possible de tenir des propos signifiants sur la signifiance. C’est dans cette faculté métalinguistique que nous trouvons l’origine de la relation d’interprétance par laquelle la langue englobe les autres systèmes. (Sé.2 : p. 65).

La dualité du syntagmatique se double ainsi d’une dualité de la notion d’organisation, sémiotique ou « grammaticale » d’une part, sémantique et mentale d’autre part, de sorte que la « faculté sémiotique » (FSL.2 : p. 223) qui « compose pour chaque ensemble un système » (FSL.2 : p. 223) a pour pendant, dans le domaine sémantique, une organisation mentale. Mentionnant les analyses de la grammaire transformationnelle, Benveniste va jusqu’à parler, dans « L’appareil formel de l’énonciation », d’une « théorie du fonctionnement de l’esprit »

 On notera à cet égard que dans cette proposition de « La forme et le sens dans le langage », citée ci-dessus, « le langage » occupe une position de sujet : « En outre, il faut tracer une distinction à l’intérieur du domaine sémantique entre la multiplicité indéfinie des phrases possibles, à la fois par leur diversité et par la possibilité qu’elles ont de s’engendrer les unes les autres, et le nombre toujours limité, non seulement de lexèmes utilisés comme mots, mais aussi des types de cadres syntaxiques auxquels le langage a nécessairement recours. » (FSL. : p. ).

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

(AFE.2 : p. 81). Or, il défend dans « Sémiologie de la langue » cette position radicale : Quand Saussure a défini la langue comme système de signes, il a posé le fondement de la sémiologie linguistique. Mais nous voyons maintenant que si le signe correspond bien aux unités signifiantes de la langue, on ne peut l’ériger en principe unique de la langue dans son fonctionnement discursif. Saussure n’a pas ignoré la phrase, mais visiblement elle lui créait une grave difficulté et il l’a renvoyée à la « parole »⁶⁸, ce qui ne résout rien ; il s’agit justement de savoir si et comment du signe on peut passer à la « parole ». En réalité le monde du signe est clos. Du signe à la phrase il n’y a pas transition, ni par syntagmation ni autrement. Un hiatus les sépare. Il faut dès lors admettre que la langue comporte deux domaines distincts, dont chacun demande son propre appareil conceptuel. Pour celui que nous appelons sémiotique, la théorie saussurienne du signe linguistique servira de base à la recherche. Le domaine sémantique, par contre, doit être reconnu comme séparé. Il aura besoin d’un appareil nouveau de concepts et de définitions. (Sé.2 : p. 65).

Il pouvait ainsi envisager, dans « La forme et le sens dans le langage », deux linguistiques distinctes : Je distingue entre les unités dites signes de la langue pris en soi et en tant qu’ils signifient, et la phrase, où les mêmes éléments sont construits et agencés en vue d’un énoncé particulier. Je conçois donc deux linguistiques distinctes. C’est là, au stade présent de l’étude, une phase nécessaire de cette grande reconstruction à laquelle nous commençons seulement de procéder, et de cette découverte de la langue, qui en est encore à ses débuts. Au stade présent, il faut élaborer des méthodes et des ensembles conceptuels distincts, strictement appropriés à leur objet. Je trouve donc tout avantage, pour la clarification des notions auxquelles nous nous intéressons, à ce qu’on procède par linguistiques différentes, si elles doivent, séparées, conquérir chacune plus de rigueur, quitte à voir ensuite comment elles peuvent se joindre et s’articuler. (FSL.2 : p. 235 – 236).

On rappellera, à cet égard, la justification donnée dans « La forme et le sens dans le langage » pour l’exclusion de la structure formelle du sémiotique comme du sémantique : Ce qui relève de la nécessité idiomatique, du mécanisme grammatical est quelque chose de distinct, qui appartient à la structure formelle de la langue et reste en dehors du sémantique et du sémiotique, n’étant pas à proprement parler de la signification. (FSL.2 : p. 238).

Sémiotique et sémantique sont en effet définis, dans « Sémiologie de la langue », comme deux « modes de signifiance » :

 Voir Saussure () : p.  et . La référence est donnée par Benveniste. Voir Sé. : p. , note .

3.2 Sémiotique/sémantique

241

[…] la langue signifie d’une manière spécifique et qui n’est qu’à elle, d’une manière qu’aucun autre système ne reproduit. Elle est investie d’une double signifiance. C’est là proprement un modèle sans analogue. La langue combine deux modes distincts de signifiance, que nous appelons le mode sémiotique d’une part, le mode sémantique de l’autre. (Sé.2 : p. 63).

Au « mode de signifiance qui est propre au signe linguistique⁶⁹ » répond ainsi celui qui est « engendré par le discours », impliquant, comme dans « La forme et le sens dans le langage », l’intenté et la référence : Avec le sémantique, nous entrons dans le mode spécifique de signifiance qui est engendré par le discours. Les problèmes qui se posent ici sont fonction de la langue comme productrice de messages. Or le message ne se réduit pas à une succession d’unités à identifier séparément ; ce n’est pas une addition de signes qui produit le sens, c’est au contraire le sens (l’« intenté »), conçu globalement, qui se réalise et se divise en « signes » particuliers, qui sont les mots. En deuxième lieu, le sémantique prend nécessairement en charge l’ensemble des référents, tandis que le sémiotique est par principe retranché et indépendant de toute référence. L’ordre sémantique s’identifie au monde de l’énonciation et à l’univers du discours. (Sé.2 : p. 64).

Cependant, qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre, il s’agit du signe, au sens général de la solidarité de la forme et du sens. Ainsi Benveniste précise-t-il, à propos des termes sémiotique et sémantique : Nous aurions préféré choisir, pour faire ressortir cette distinction, des termes moins semblables entre eux que sémiotique et sémantique, puisque l’un et l’autre assument ici un sens technique. Il fallait bien cependant que l’un et l’autre évoquent la notion du séma à laquelle ils se rattachent tous les deux, quoique différemment. Cette question terminologique ne devrait pas gêner ceux qui voudront bien considérer la perspective entière de notre analyse. (Sé.2 : p. 63, note 1).

Il faut évoquer, à cet égard, le développement de « L’appareil formel de l’énonciation » où Benveniste distingue trois manières d’étudier l’énonciation, définie comme « cette mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (AFE.2 : p. 80)⁷⁰, développement où dans le même temps qu’elle y est dite impliquer une « sémantisation de la langue », l’énonciation se voit dotée d’un « appareil formel » propre, dans la lignée des analyses relatives à la subjectivité dans le langage⁷¹. Benveniste écrit en effet à ce propos :  Voir Sé. : p. , cité ci-dessus.  Voir AFE. : p.  – .  Dans « Structure des relations de personne dans le verbe » (), « La nature des pronoms », « De la subjectivité dans le langage », « Les relations de temps dans le verbe français

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

Le mécanisme de cette production est un autre aspect majeur du même problème. L’énonciation suppose la conversion individuelle de la langue en discours. Ici la question – très difficile et peu étudiée encore – est de voir comment le « sens » se forme en « mots », dans quelle mesure on peut distinguer entre les deux notions et dans quels termes décrire leur interaction. C’est la sémantisation de la langue qui est au centre de cet aspect de l’énonciation, et elle conduit à la théorie du signe et à l’analyse de la signifiance⁷². Sous la même considération nous rangerons les procédés par lesquels les formes linguistiques de l’énonciation se diversifient et s’engendrent. La « grammaire transformationnelle » vise à les codifier et à les formaliser pour en dégager un cadre permanent, et, d’une théorie de la syntaxe universelle, propose de remonter à une théorie du fonctionnement de l’esprit. (AFE.2 : p. 81).

Or, on voit que, bien qu’il s’agisse de « mots », et de la formation du sens – « l’idée » de « La forme et le sens dans le langage » – dans les mots, ainsi que des « procédés par lesquels les formes linguistiques de l’énonciation se diversifient et s’engendrent », donc de la dimension sémantique du syntagmatique et de la « théorie du fonctionnement de l’esprit » qui lui est liée, Benveniste affirme que cette sémantisation de la langue « conduit à la théorie du signe et à l’analyse de la signifiance ». On retrouve ici l’articulation des deux domaines sémiotique et sémantique qui prévalait dans les textes précédents. Néanmoins, par ailleurs, la troisième approche envisagée se fonde sur le postulat, conforme à la définition de « La forme et le sens dans le langage » du sémiotique et du sémantique comme « deux domaines du sens et de la forme » (FSL.2 : p. 224), « deux manières d’être langue dans le sens et dans la forme » (FSL.2 : p. 224), de l’existence de « caractères formels de l’énonciation », de formes dont Benveniste affirme par ailleurs qu’elles n’existent que par et dans l’énonciation⁷³ : [art.] » (), « Sur les pronoms personnels » (), « La philosophie analytique et le langage » (), « Le langage et l’expérience humaine » () et, donc, « L’appareil formel de l’énonciation ». Voir également, dans l’un des passages de « La forme et le sens dans le langage » que nous avons cités ci-dessus, la mention, à propos de la dimension de l’ici-etmaintenant qu’implique la référence, d’une « morphologie spécifique » : « Une phrase participe toujours de “l’ici – maintenant” ; certaines unités du discours y sont conjointes pour traduire une certaine idée intéressant un certain présent d’un certain locuteur. Toute forme verbale, sans exception, en quelque idiome que ce soit, est toujours reliée à un certain présent, donc à un ensemble chaque fois unique de circonstances, que la langue énonce dans une morphologie spécifique. » (FSL. : p.  – ). Nous reviendrons infra, dans le sixième chapitre, sur ces développements.  Benveniste renvoie ici en note à « Sémiologie de la langue ». Voir AFE. : p. , note .  Voir également infra, le sixième chapitre. On lit notamment dans « La nature des pronoms » () : « L’habitude nous rend facilement insensibles à cette différence profonde entre le langage comme système de signes et le langage assumé comme exercice par l’individu. Quand l’individu se l’approprie, le langage se tourne en instances de discours, caractérisées par ce

3.2 Sémiotique/sémantique

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On peut enfin envisager une autre approche, qui consisterait à définir l’énonciation dans le cadre formel de sa réalisation. C’est l’objet propre de ces pages. Nous tentons d’esquisser, à l’intérieur de la langue, les caractères formels de l’énonciation à partir de la manifestation individuelle qu’elle actualise. Ces caractères sont les uns nécessaires et permanents, les autres incidents et liés à la particularité de l’idiome choisi. (AFE.2 : p. 81).

La distinction entre « emploi des formes » et « emploi de la langue » que nous avons mentionnée plus haut et qui apparaît au début du texte est importante de ce point de vue, dans la mesure où elle met en jeu la notion de totalité : Tout autre chose est l’emploi de la langue. Il s’agit ici d’un mécanisme total et constant qui, d’une manière ou d’une autre, affecte la langue entière. (AFE.2 : p. 80).

Il semble en effet ainsi que la mise en fonctionnement de la langue préside à l’emploi des formes, mécanisme partiel, et en tant que tel non sémantique, mais passible d’une « sémantisation ». On peut en outre imaginer une manière de résolution partielle de la contradiction, selon laquelle contrairement à ce que nous avons soutenu ci-dessus, l’emploi des formes relèverait de la seule structure formelle, qui retrouverait alors son statut de tiers. Benveniste parle en effet de « mondes différents », mais également de « nomenclature morphologique et grammaticale » : Nous voudrions cependant introduire ici une distinction dans un fonctionnement qui a été considéré sous le seul angle de la nomenclature morphologique et grammaticale. Les conditions d’emploi des formes ne sont pas, à notre avis, identiques aux conditions d’emploi de la langue. Ce sont en réalité des mondes différents, et il peut être utile d’insister sur cette différence, qui implique une autre manière de voir les mêmes choses, une autre manière de les décrire et de les interpréter. (AFE.2 : p. 79).

La contradiction demeure cependant entre la représentation de l’énonciation en termes de sémantisation de la langue et le postulat d’un « appareil formel de l’énonciation ». Nous ne sommes pas la première à relever cette contradiction, qui a notamment été commentée par Irène Tamba-Mecz⁷⁴, qui parle de « sémiotisation du

système de références internes dont la clef est je, et définissant l’individu par la construction linguistique particulière dont il se sert quand il s’énonce comme locuteur. Ainsi les indicateurs je et tu ne peuvent exister comme signes virtuels, ils n’existent qu’en tant qu’ils sont actualisés dans l’instance de discours, où ils marquent par chacune de leurs propres instances le procès d’appropriation par le locuteur. » (Pro. : p.  – ).  Voir Serbat, éd. () : tome I, p.  – , en particulier p.  – .

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

sémantique » (Serbat, éd., 1984 : tome I, p. 195) et par Claudine Normand⁷⁵, qui affirme quant à elle que « [b]ien loin d’être dépassée, la dichotomie saussurienne langue/parole se trouve, avec sémiotique/sémantique, compliquée et brouillée ; ce qui peut être considéré comme un bénéfice pour des descriptions nouvelles mais fait échec à la théorie unitaire que Benveniste désirait réaliser » (Normand, 1989 : p. 159). Enfin, Sarah de Vogüé⁷⁶ montre que ce « paradoxe de l’intériorité/extériorité du discours par rapport à la langue » (Arrivé & Normand, dir., 1997 : p. 146) témoigne en réalité de la nature propre de la langue, « qui en chacun de ses points se retourne pour intégrer son extérieur » (Arrivé & Normand, dir., 1997 : p. 156). Dans « Culioli après Benveniste : énonciation, langage, intégration » (1992), elle se réfère notamment à la conclusion de « La forme et le sens dans le langage » : Mais au fondement de tout, il y a le pouvoir signifiant de la langue, qui passe bien avant celui de dire quelque chose. Au terme de cette réflexion, nous sommes ramenés à notre point de départ, à la notion de signification. Et voici que se ranime dans notre mémoire la parole limpide et mystérieuse du vieil Héraclite, qui conférait au Seigneur de l’oracle de Delphes l’attribut que nous mettons au cœur le plus profond du langage : Oute légei, oute krýptei « Il ne dit, ni ne cache », alla semaínei « mais il signifie ». (FSL.2 : p. 229).

Elle écrit alors : Il y a là une continuité de fond avec Saussure, que rien ne vient dépasser : l’humain n’est envisagé qu’en tant qu’il est signifié par le langage, en tant que production langagière, et non en tant qu’il aurait une activité langagière. Dès lors, si le langage est réhabilité, ce n’est pas en tant qu’il constitue une « faculté humaine » : il n’y a aucune problématique de la faculté chez Benveniste ; il n’y a que ce pouvoir signifiant qui place le langage à l’origine non seulement de lui-même (c’est la position structuraliste), mais aussi de la condition humaine. (Normand & Montaud, dir., 1992 : p. 95).

Comme nous nous efforçons de le montrer dans cet ouvrage, il nous semble pour notre part que cette affirmation, qui témoigne du déplacement de la langue à la signification que nous avons mis en relief plus haut, sépare radicalement Benveniste de Saussure. Or, comme il apparaîtra dans la deuxième partie, en particulier dans le dernier chapitre, dans le cadre d’une telle problématique, la langue se trouve valorisée et construite – structuralement – comme étiologie de  Voir Normand () et Normand (), en particulier Normand () : p.  et Normand () : p.  – .  Voir Normand & Montaud, dir. () : p.  –  et Arrivé & Normand, dir. () : p.  – .

3.2 Sémiotique/sémantique

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ses propriétés, et non théorisée. C’est donc tout autrement qu’en termes de nature de la langue que nous interprétons ces difficultés de la représentation benvenistienne de la langue, qui nous semblent manifester une contradiction inhérente à l’élaboration benvenistienne de la notion de communication. Il s’agit en effet toujours de la même ambiguïté de l’articulation du sémantique au sémiotique. On retrouve ainsi dans ce développement de « L’appareil formel de l’énonciation » l’ambivalence de la conception benvenistienne de la parole : il s’agit d’une part d’un « acte individuel d’utilisation », ou, lit-on encore, d’un « acte […] de produire un énoncé » (AFE.2 : p. 80), dans le cadre duquel le locuteur « mobilise la langue pour son compte » (AFE.2 : p. 80) et « prend la langue pour instrument » (AFE.2 : p. 80), mais par ailleurs, d’autre part, de « mise en fonctionnement de la langue » et de « conversion individuelle de la langue en discours⁷⁷ ». L’utilisation de la langue se double d’un mode particulier de signifiance, qui implique en tant que tel sa propre production de signification. On retrouvait de même dans « Sémiologie de la langue » la contradiction mise au jour dans « La forme et le sens dans le langage » : si, comme nous l’avons vu cidessus, Benveniste affirme en effet dans ce texte que « le monde du signe est clos » (Sé.2 : p. 65), on y lit par ailleurs, comme nous l’avons également vu cidessus, que le signe est « base signifiante de la langue, matériau nécessaire de l’énonciation » (Sé.2 : p. 64). De fait, la critique benvenistienne de la conception de la langue comme un instrument de communication, dont la distinction sémiotique/sémantique apparaît comme l’un des enjeux, se révèle profondément ambivalente. Cette conception se trouve explicitement remise en cause dans « De la subjectivité dans le langage », dans le développement liminaire de l’article, où Benveniste pose la question : Si le langage est, comme on dit, instrument de communication, à quoi doit-il cette propriété ? (Subj.1 : p. 258).

On lit alors : La question peut surprendre, comme tout ce qui a l’air de mettre en question l’évidence, mais il est parfois utile de demander à l’évidence de se justifier. (Subj.1 : p. 258).

Néanmoins, la formulation même de cette mise en question témoigne de l’impossibilité de celle-ci. Il est clair, en effet, à la lecture de cette interrogation, qui ne porte que sur la propriété faisant du langage un instrument de communication, que la définition de la langue comme instrument de communication n’est

 Cette ambivalence, comme nous le verrons infra, caractérise en réalité l’ensemble du texte.

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

pas remise en cause, ce pour quoi la réponse ne saurait être énoncée qu’en termes de « propriété ». Cette propriété est cet objet que Benveniste substitue à la langue : la signification. Aussi, précisément, Benveniste en vient-il à construire cet objet particulier qu’est la parole conçue comme mode de langage, instrument de communication en même temps que lieu de signification, et dont ce développement fait nettement apparaître qu’il vient justement prendre en charge la définition de la langue comme un instrument de communication. On retrouve de fait ensuite la conception benvenistienne de la parole : à une langue conçue comme instrument de la parole ou du discours, Benveniste substitue la conception d’un discours qui joue lui-même le rôle d’un instrument de communication, dans la mesure où il est « le langage mis en action ». Il écrit en effet : On pourrait aussi penser à répondre que le langage présente telles dispositions qui le rendent apte à servir d’instrument ; il se prête à transmettre ce que je lui confie, un ordre, une question, une annonce, et provoque chez l’interlocuteur un comportement chaque fois adéquat. Développant cette idée sous un aspect plus technique, on ajouterait que le comportement du langage admet une description behavioriste, en termes de stimulus et de réponse, d’où l’on conclut au caractère médiat et instrumental du langage. Mais est-ce bien du langage que l’on parle ici ? Ne le confond-on pas avec le discours ? Si nous posons que le discours est le langage mis en action, et nécessairement entre partenaires, nous faisons apparaître, sous la confusion, une pétition de principe, puisque la nature de cet « instrument » est expliquée par sa situation comme « instrument ». (Subj.1 : p. 258).

On lit de même en conclusion du développement : Tous les caractères du langage, sa nature immatérielle, son fonctionnement symbolique, son agencement articulé, le fait qu’il a un contenu, suffisent déjà à rendre suspecte cette assimilation à un instrument, qui tend à dissocier de l’homme la propriété du langage. Assurément, dans la pratique quotidienne, le va-et-vient de la parole suggère un échange, donc une « chose » que nous échangerions, elle semble donc assumer une fonction instrumentale ou véhiculaire que nous sommes prompts à hypostasier en un « objet ». Mais, encore une fois, ce rôle revient à la parole. (Subj.1 : p. 259).

Dans cette perspective, la conception benvenistienne de la parole ne saurait être qu’ambivalente, et la conception de la langue comme un instrument de communication ne peut se trouver réellement récusée. Elle est notamment très présente dans « Structure de la langue et structure de la société ». On lit en particulier dans ce texte⁷⁸ :

 Texte où, en outre, parlant d’« appareil de dénotation » (So. : p. ), comme dans « Structuralisme et linguistique » d’« appareil d’expression » (SL. : p. ), Benveniste s’exprime en termes d’appropriation d’un instrument de communication par un groupe donné de locuteurs

3.2 Sémiotique/sémantique

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Rien ne peut être compris, il faut s’en convaincre, qui n’ait été réduit à la langue. Par suite la langue est nécessairement l’instrument propre à décrire, à conceptualiser, à interpréter tant la nature que l’expérience, donc ce composé de nature et d’expérience qui s’appelle la société. C’est grâce à ce pouvoir de transmutation de l’expérience en signes et de réduction catégorielle que la langue peut prendre pour objet n’importe quel ordre de données et jusqu’à sa propre nature. Il y a une métalangue, il n’y a pas de métasociété. (So.2 : p. 97).

L’explicitation du principe sémiologique de la non-redondance entre systèmes, c’est-à-dire de l’absence de « “synonymie” entre systèmes sémiotiques » (Sé.2 : p. 53) que l’on trouve dans « Sémiologie de la langue » témoigne quant à elle de la fragilité de la frontière qui sépare le système productif de signification de l’instrument de communication. Benveniste explique en effet alors : « Cela revient à dire que deux systèmes sémiotiques de type différent ne peuvent être mutuellement convertibles. » (Sé.2 : p. 53), et on lit ensuite : Dans le cas cité, la parole et la musique ont bien ce trait commun, la production de sons et le fait de s’adresser à l’ouïe ; mais ce rapport ne prévaut pas contre la différence de nature entre leurs unités respectives et entre leurs types de fonctionnement, comme on le montrera plus loin. Ainsi la non-convertibilité entre systèmes à bases différentes est la raison de la non-redondance dans l’univers des systèmes de signes. L’homme ne dispose pas de plusieurs systèmes distincts pour le même rapport de signification. (Sé.2 : p. 53).

Or, la notion de « production » se double ici d’une représentation en termes de système dont l’homme « dispose » à fins d’expression de la signification. Il faut noter, à cet égard, que l’élaboration benvenistienne implique une relative circularité des rapports entre signification et communication. D’une part, en effet, le rôle de la langue dans la communication est rapporté à la signification, comme dans ce passage de « Structure de la langue et structure de la société », cité plus haut : C’est que la langue est – on le sait – l’instrument de communication qui est et doit être commun à tous les membres de la société. Si la langue est un instrument de communication ou l’instrument même de la communication, c’est qu’elle est investie de propriétés sémantiques et qu’elle fonctionne comme une machine à produire du sens, en vertu de sa structure même. (So.2 : p. 97).

On lisait de même plus haut : […] il y a la langue comme système de formes signifiantes, condition première de la communication. (So.2 : p. 94).

(voir So. : p.  – ) puis d’élaboration de la langue par la communauté humaine dans le cadre d’une activité de transformation de la nature et de multiplication des instruments (voir So. : p. ).

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

Néanmoins, d’autre part, ainsi qu’en témoigne la définition de « première approximation » que Benveniste donnait du sens dans « La forme et le sens dans le langage », également citée plus haut, la signification se trouve elle-même rapportée à la communication : Dans une première approximation, le sens est la notion impliquée par le terme même de langue comme ensemble de procédés de communication identiquement compris par un ensemble de locuteurs (FSL.2 : p. 217).

On lit de même dans « Ce langage qui fait l’histoire » : Ce langage [le langage des abeilles] a une signification. Autant que nous puissions le comprendre, les danses des abeilles représentent quelque chose et leurs compagnes le comprennent. Ce langage est signifiant parce qu’il dicte un comportement qui vérifie la pertinence signifiante du geste. En revanche, si je fais un geste pour ouvrir un livre, c’est un geste utile, mais il ne signifie pas, il n’a pas de portée conceptuelle. (His.2 : p. 34).

Il est clair, dès lors, qu’il s’agit moins, pour Benveniste, de récuser la conception de la langue comme un instrument de communication, que de l’élaborer sous les espèces de la signification, autrement dit de se refuser à une élaboration fonctionnaliste de la signification. Un texte révélateur, de ce point de vue, est « Structuralisme et linguistique ». La distinction sémiotique/sémantique s’y trouve exposée dans des termes très proches de ceux de « La forme et le sens dans le langage ». On y retrouve notamment, rigoureusement tracée, la distinction entre identification et description du sens. Benveniste affirme en effet : On a raisonné avec la notion du sens comme avec une notion cohérente, opérant uniquement à l’intérieur de la langue. Je pose en fait qu’il y a deux domaines ou deux modalités de sens, que je distingue respectivement comme sémiotique et sémantique. Le signe saussurien est en réalité l’unité sémiotique, c’est-à-dire l’unité pourvue de sens. Est reconnu ce qui a un sens ; tous les mots qui se trouvent dans un texte français, pour qui possède cette langue, ont un sens. Mais il importe peu qu’on sache quel est ce sens et on ne s’en préoccupe pas. Le niveau sémiotique, c’est ça : être reconnu comme ayant ou non un sens. Ça se définit par oui, non. (SL.2 : p. 21).

Or, en regard, si la sémantique est « le “sens” résultant de l’enchaînement, de l’appropriation à la circonstance et de l’adaptation des différents signes entre eux » (SL.2 : p. 21), « l’ouverture vers le monde » (SL.2 : p. 21), alors que « la sémiotique, c’est le sens refermé sur lui-même et contenu en quelque sorte en lui-même » (SL.2 : p. 21), elle implique en tant que telle, comme dans « La forme et le sens dans le langage », une multiplicité de valeurs. On lit en effet ensuite :

3.2 Sémiotique/sémantique

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En français ril ne signifie rien, n’est pas signifiant, tandis que rôle l’est. Voilà le niveau sémiotique, c’est un point de vue tout différent que de distinguer le rôle de la science dans le monde, le rôle de tel acteur. Là est le niveau sémantique : cette fois, il faut comprendre et distinguer. C’est à ce niveau que se manifestent les 80 sens du verbe faire ou du verbe prendre. Ce sont des acceptions sémantiques. Il s’agit donc de deux dimensions tout à fait différentes. Et si on ne commence pas par reconnaître cette distinction, je crains qu’on reste dans le vague. (SL.2 : p. 22).

Néanmoins, s’il s’agit ainsi de nouveau, dans ce passage, de « deux domaines ou deux modalités de sens », ce mode d’appréhension y apparaît clairement déterminé par la forme du questionnement benvenistien. Le développement dont sont extraites ces citations vient en effet en réponse à une question de Pierre Daix portant sur la sémiologie, au sens de science des signes, envisagée comme un « héritage proprement saussurien » (SL.2 : p. 20), et cette réponse témoigne d’une démarche de reconsidération de vérités d’évidence à la lumière de la question du sens. Benveniste reprend ainsi sans les interroger la notion de communication, puis celles de structure et de signe : On voit bien que, quand on parle, c’est pour dire quelque chose, pour transmettre un message. On sait bien aussi que la langue se compose d’éléments isolables dont chacun a un sens et qui sont articulés selon un code. (SL.2 : p. 20).

Il demande ensuite : « Qu’est-ce c’est que le sens ? » (SL.2 : p. 20), question qui se ramifie dans sa réponse en une branche descriptive : « Est-ce que c’est le même sens ? Est-ce que c’est beaucoup de sens ? » (SL.2 : p. 20) – à propos des différents sens de soleil et de faire –, et une branche structurale : « Comment le sens s’organise-t-il ? Plus généralement, quelles sont les conditions pour que quelque chose soit donné comme signifiant ? » (SL.2 : p. 20), branches qui déterminent respectivement les notions de sémantique et de sémiotique, sur le fond du questionnement « anthropologique » appelé par ces questions, et que l’on trouve donc au début de la réplique où intervient cette distinction⁷⁹. À la lumière de ce développement, l’ambiguïté de la conception benvenistienne de la parole, et avec elle la distinction sémiotique/sémantique, apparaît en dernière analyse comme une élaboration particulière du double donné de la structure et des rapports son/sens, incluant la définition de la langue comme un instrument de communication. S’expliquent et s’unifient ainsi les différentes dualités que se sont efforcées de mettre au jour les analyses qui précèdent. Bien que fondant sa démarche sur la définition commune de la langue comme un instrument de communication, Benveniste l’élabore en termes doubles de signification diffé Voir SL. : p.  – .

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

rentielle et de signification exprimée. Au sens sémiotique, qui prend en charge l’existence des unités signifiantes et le caractère significatif ou la linguisticité des unités, répond ainsi un sens sémantique, sens exprimé et en tant que tel nécessairement particulier. Dans le même temps, et dans la mesure où le signe « fonde la réalité de la langue », la conception sémiotique du sens vaut justification théorique de l’analyse des expressions, cependant que l’organisation doit rendre compte de la possibilité de l’expression – et avec elle du fonctionnement qui sous-tend la distinction entre signification et emploi –, dépendante de la « structure formelle » des idiomes, mais également, avant elle, de leur nature articulée, impliquant éléments et principes de structure. Comme nous le soulignions ci-dessus, l’organisation est dès lors nécessairement double, dans la mesure où elle renvoie d’une part au postulat de la signification différentielle, et d’autre part à l’analyse de l’expression. Cette dualité apparaît de manière très nette dans un passage de « Coup d’œil sur le développement de la linguistique ». Benveniste y affirme tout d’abord : Tous les moments essentiels de la langue ont un caractère discontinu et mettent en jeu des unités discrètes. On peut dire que la langue se caractérise moins par ce qu’elle exprime que par ce qu’elle distingue à tous les niveaux : – distinction des lexèmes permettant de dresser l’inventaire des notions désignées ; – distinction des morphèmes fournissant l’inventaire des classes et sous-classes formelles ; – distinction des phonèmes donnant l’inventaire des distinctions phonologiques non signifiantes ; – distinction des « mérismes » ou traits qui ordonnent les phonèmes en classes. (Dév.1 : p. 23).

On lit ensuite : C’est là ce qui fait que la langue est un système où rien ne signifie en soi et par vocation naturelle, mais où tout signifie en fonction de l’ensemble ; la structure confère leur « signification » ou leur fonction aux parties. C’est là aussi ce qui permet la communication indéfinie : la langue étant organisée systématiquement et fonctionnant selon les règles d’un code, celui qui parle peut, à partir d’un très petit nombre d’éléments de base, constituer des signes, puis des groupes de signes et finalement une variété indéfinie d’énoncés, tous identifiables pour celui qui les perçoit puisque le même système est déposé en lui. (Dév.1 : p. 23).

L’opposition entre expression et distinction y renvoie ainsi tout à la fois au postulat de la différentialité des unités de langue et à la nature articulée du langage comme condition du fonctionnement de la langue, qui font respectivement l’objet des deux phrases du paragraphe que nous venons de citer. Il en est de même de la notion d’organisation, par ailleurs articulée de manière très lâche à celle de distinction. La distinction des lexèmes se double de l’existence d’une

3.2 Sémiotique/sémantique

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structure morphologique, par le biais de la « distinction des morphèmes fournissant l’inventaire des classes et sous-classes formelles », et de même, à la distinction des phonèmes répond l’existence d’un système phonologique, par le biais de la « distinction des “mérismes” ou traits qui ordonnent les phonèmes en classes ». À chacun des deux niveaux signifiant et non signifiant les oppositions se doublent ainsi d’une organisation, mais celle-ci s’articule à celles-là par le seul moyen d’une assignation (celle d’un rôle organisateur aux composants formels, au sens de la constituance), et dans le cadre de la partition traditionnelle de la langue. Il est question dans ce passage d’une langue « fonctionnant selon les règles d’un code ». Le terme de fonctionnement apparaissait notamment dans « [Signe et système dans la langue] ». Benveniste affirme de nouveau dans ce texte la corrélation entre nature articulée du langage et différentialité : Je crains que la position du problème du « signe linguistique » ne soit obscurcie par un grave malentendu. On ne peut donner d’autre définition du signe linguistique que celle de l’unité signifiant + signifié. Mais ces unités ne se définissent que comme distinctives et oppositives ; elles relèvent exclusivement du plan de la langue comme système articulé. C’est dans chaque langue qu’on doit les dégager, les caractériser, les hiérarchiser. (Sig. : p. 92).

La multiplicité du système benvenistien y apparaît en outre de manière très nette, à propos, précisément, de cette question du « fonctionnement » de la langue : Si la langue n’était pas un système, elle ne pourrait ni être acquise ni même fonctionner. Qu’elle est un système se voit à trois ordres de faits : 1. la langue consiste en classes formelles et fonctionnelles. 2. la langue est décomposable en éléments distinctifs de nombre toujours limité et assez réduit. 3. la langue manifeste une solidarité formelle et fonctionnelle entre tous les éléments – de tout niveau – qui la constituent. (Sig. : p. 94).

On notera en effet dans ce passage l’énumération de « trois ordres de faits », qui renvoient tous au caractère systématique de la langue mais dont l’articulation ne fait l’objet d’aucune explicitation. Dans cette perspective, si la notion d’organisation est double, sa dualité même, dans l’imprécision dont elle témoigne, implique l’impossibilité d’un lien autre que revendiqué (et non construit) entre identification et différentialité ou solidarité. Nous avons signalé plus haut dans ce passage de « Les niveaux de l’analyse linguistique » l’absence d’une telle articulation : Quand on dit que tel élément de la langue, court ou étendu, a un sens, on entend par là une propriété que cet élément possède en tant que signifiant, de constituer une unité distinc-

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

tive, oppositive, délimitée par d’autres unités, et identifiable pour les locuteurs natifs, de qui cette langue est la langue. Ce « sens » est implicite, inhérent au système linguistique et à ses parties. (Niv.1 : p. 127– 128).

Il faut également rappeler, notamment, ces affirmations de « Structuralisme et linguistique », citées supra pour illustrer la dissociation benvenistienne des deux axes de la valeur, que l’on retrouve ici d’une autre manière : La culture est aussi un système distinguant ce qui a un sens, et ce qui n’en a pas. Les différences entre les cultures se ramènent à cela. Je prends un exemple qui n’est pas linguistique : pour nous la couleur blanche est une couleur de lumière, de gaieté, de jeunesse. En Chine, c’est la couleur du deuil. Voilà un exemple d’interprétation de sens au sein de la culture ; une articulation entre une certaine couleur et un certain comportement et, finalement, une valeur inhérente à la vie sociale. Tout cela s’intègre dans un réseau de différences : le blanc, le noir ne valent pas dans la culture occidentale comme dans la culture extrême-orientale. Tout ce qui est du domaine de la culture relève au fond de valeurs, de systèmes de valeurs. D’articulation entre les valeurs. (SL.2 : p. 22).

On retrouve donc ici, dans le cadre de cette autre modalité de l’articulation entre structure et expression que constitue la distinction sémiotique/sémantique, articulation double, liée à la dépendance du sémantique à l’égard du sémiotique et à l’existence d’une double organisation, sémiotique et sémantique, d’une part les deux modalités de l’articulation entre structure et expression dont il a été question dans le deuxième chapitre, et d’autre part la multiplicité corrélative des déterminations et des manifestations de la structure benvenistienne, en particulier l’impossible coïncidence de la structure et de l’organisation. Néanmoins, par ailleurs, et nous en venons ainsi au caractère triple de la notion d’organisation qu’implique l’existence d’une double organisation sémiotique et sémantique dans la mesure où s’y ajoute celle d’une « structure formelle », la distinction sémiotique/sémantique manifeste elle-même, dans la modalité d’articulation qu’elle représente, la disjonction entre structure et expression qui est constitutive de l’élaboration benvenistienne. Il est clair, à la lecture de l’échange de « Structuralisme et linguistique » que nous avons cité cidessus, que la question du sens entretient un rapport privilégié avec le domaine sémantique. Or, on retrouve, dans « Ce langage qui fait l’histoire », l’ambiguïté des notions benvenistiennes de forme et de structure. Comme nous l’avons vu plus haut, Benveniste affirme en effet dans ce texte : Au sens strict, le structuralisme est un système formel. Il ne dit absolument rien sur ce que nous appelons la signification. Nous la mettons entre parenthèses. Nous supposons que tout le monde comprend que si nous disons : « Vous avez faim », nous mettons avez à cause de vous. Il y a donc une combinatoire avec certaines corrélations qui sont codées, fixées par

3.2 Sémiotique/sémantique

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un code de convention : vous va avec avez et non avec avons. Mais que signifie « avoir » ? Quand je dis : « Vous avez raison », le verbe « avoir » signifie-t-il la même chose que si je dis : « Vous avez froid » ? Cela n’intéresse absolument pas le structuralisme : cela intéresse la sémiologie. (His.2 : p. 34).

Il y oppose ainsi structuralisme et sémiologie. On peut voir dans l’assimilation du structuralisme à un « système formel » une allusion au distributionnalisme américain. Cette analyse se trouve confortée par une autre occurrence du syntagme « système formel », qui intervient lorsque la « description linguistique purement formelle » (His.2 : p. 30) de Pāṇini est présentée par Benveniste comme « l’ancêtre des recherches scientifiques d’aujourd’hui » (His.2 : p. 30). Celui-ci précise en effet : Cela est vrai spécialement pour l’école structuraliste américaine qui voulait écarter le « mentalisme » (qui introduit, dans l’étude du langage, des notions psychologiques), pour s’en tenir à l’enregistrement et à l’analyse formelle d’un corpus de textes. Il s’agissait, en dissociant les unités du langage, de trouver les éléments d’une structure et de les décrire dans leur agencement : constitution vocalique et consonantique des formes, distribution statistique de ces éléments, nature des syllabes, longueur des mots, analyse de ces éléments, analyse des tons si c’est du chinois, de l’accentuation si c’est une langue qui comporte des accents, etc. Voilà ce qu’est l’étude de la langue comme système formel. (His.2 : p. 30 – 31).

Benveniste oppose par ailleurs ce type de description linguistique à la linguistique chomskyenne, de même que dans « Structuralisme et linguistique », où la notion de structuralisme avait un sens beaucoup plus large, renvoyant à toute analyse en termes de structure, au sens de l’identification des éléments et des relations entre les éléments⁸⁰. Il écrivait alors : En cette année 1968, la notion de structuralisme linguistique a exactement quarante ans. C’est beaucoup pour une doctrine dans une science qui va très vite. Aujourd’hui un effort comme celui de Chomsky est dirigé contre le structuralisme. Sa façon d’aborder les faits linguistiques est exactement inverse. (SL.2 : p. 16).

Il ajoute de même ici : Et c’est contre cette conception que réagit un linguiste comme Chomsky. (His.2 : p. 31).

Nous avons vu plus haut le lien établi par Benveniste entre les analyses de la grammaire générative et le domaine sémantique. Or, dans le premier passage de  Voir SL. : p.  – .

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

« Ce langage qui fait l’histoire », l’opposition entre système formel et signification se trouve explicitée en termes de principes de structure – « Il y a donc une combinatoire avec certaines corrélations qui sont codées, fixées par un code de convention » – et de questionnement sémantique, dans la forme que ce questionnement prenait dans l’échange de « Structuralisme et linguistique » que nous avons cité ci-dessus : il s’agit alors de la question : « quel est ce sens ? » En outre, la dénomination « structuralisme », dans ce passage, semble liée à la description précédente, citée plus haut⁸¹, de la structure comme d’un ensemble d’éléments distinctifs doublés de lois de combinaison. Aussi peut-on penser que l’opposition entre structuralisme et sémiologie est largement parallèle, dans ce texte, à la distinction sémiotique/sémantique. Il est notable, dans cette perspective, que l’adjectif formel s’oppose au substantif signification, reconduisant ainsi l’ambiguïté de la notion benvenistienne de forme. Le sémiotique serait ainsi tout à la fois le domaine de la forme, par opposition à la signification, et celui de la structure, par opposition, de même, à la signification. On retrouve ici, bien que d’une autre manière, la dualité de l’identification et de la définitionorganisation, corrélative de la dissociation du sens en principe et objet d’analyse, principe d’analyse des formes, en tant que tel indépendant de la signification, y compris lorsqu’il s’agit du « système formel » régissant la syntagmation (les principes de structure), et objet de l’analyse sémantique. Aussi s’agit-il également, paradoxalement, pour Benveniste, de faire du signe quelque chose d’exorbitant au structuralisme. On lisait en effet à la page précédente : G. D. – Et le signe, la valeur symbolique du langage ? Le système que vous venez de décrire, c’est du positivisme… À quel moment intervient la sémiologie ? E. B. – Nous sommes là devant le problème essentiel d’aujourd’hui, celui qui dépasse ce qu’on entend banalement par structuralisme, quoiqu’il soit impliqué par le structuralisme. Qu’est-ce que le signe ? C’est l’unité de base de tout système signifiant. (His.2 : p. 33).

Le signe renvoie en effet d’une part à l’élaboration saussurienne et à l’intuition du concept de valeur, et d’autre part à la question de la signification, dont Benveniste propose une élaboration différenciée. Il apparaît ainsi que la distinction sémiotique/sémantique se fonde sur une triple disjonction, de la forme et de la signification d’une part, de la structure et de la signification d’autre part, enfin du sens comme principe d’analyse et de la signification comme objet d’analyse, disjonction qui met en jeu la réélaboration structuraliste de la notion saussurienne de valeur, et par ailleurs, dans la mesure où elle tient lieu d’articulation des différents pans de la structure, l’ambiguïté de la notion benvenis-

 Voir His. : p.  – .

3.2 Sémiotique/sémantique

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tienne de forme. S’explique ainsi la multiplicité des déterminations benvenistiennes de la structure, et en particulier le statut multiple de la différentialité. La notion de structure, dans l’élaboration benvenistienne, est triplement impliquée comme postulat présidant à la construction du sémiotique et du sémantique comme des structures, comme distinctivité (la structure ou signification structurale, par opposition à la signification, c’est-à-dire la forme comme analysée) et comme organisation (la forme par opposition à la signification, mais aussi bien sa structure). L’articulation du sémiotique et du sémantique tient alors lieu d’articulation des deux pôles (forme-structure et signification), articulation dont l’ambivalence de la conception benvenistienne de la parole et la contradiction constitutive des rapports entre sémiotique et sémantique manifestent l’impossibilité. Le paradoxe est que cette double disjonction – par la dualité et dans l’impossibilité de l’articulation – de la forme et de la structure d’avec la signification est liée à « l’intuition saussurienne » qui subordonne la linguistique benvenistienne à l’inséparabilité de la forme et du sens, au lieu d’une élaboration fonctionnelle ou formelle. Le sémiotique est le domaine de la forme, mais si le sens y apparaît comme un principe d’analyse, la dualité de l’identification et de la définition-organisation témoigne, outre d’une détermination multiple de la structure benvenistienne, d’une élaboration tout autre que celle des phonologues. Là où l’analyse fonctionnelle de la substance lie la fonction à une identité positive, Benveniste envisage séparément les deux questions de l’existence et de la définition, maintenant, face au principe d’analyse – fût-il exclusivement horizontal, d’où la dualité de statut de la notion de différentialité –, l’unité du signe. Il faut rappeler, ici, ce passage de « Sémiologie de la langue », cité plus haut : Le sémiotique désigne le mode de signifiance qui est propre au signe linguistique et qui le constitue comme unité. On peut, pour les besoins de l’analyse, considérer séparément les deux faces du signe, mais sous le rapport de la signifiance, unité il est, unité il reste. La seule question qu’un signe suscite pour être reconnu est celle de son existence, et celle-ci se décide par oui ou non : arbre – chanson – laver – nerf – jaune – sur, et non *orbre – *vanson – *laner – *derf – *saune – *tur. Au-delà, on le compare pour le délimiter soit à des signifiants partiellement semblables : sabre : sobre, ou sabre : sable, ou sabre : labre, soit à des signifiés voisins : sabre : fusil, ou sabre : épée. Toute l’étude sémiotique, au sens strict, consistera à identifier les unités, à en décrire les marques distinctives et à découvrir des critères de plus en plus fins de la distinctivité. (Sé.2 : p. 64).

Le sémiotique s’y trouve défini comme « le mode de signifiance » qui « constitue [le signe linguistique] » comme unité. Néanmoins, l’opposition entre point de vue de la signifiance et point de vue de l’analyse, corrélative de la dualité unité/ considération séparée des deux faces du signe se solde finalement par l’affir-

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3 Structure orientée, sémiotique et sémantique

mation que par la découverte de « critères de plus en plus fins de la distinctivité », au sens ambivalent qui caractérise l’usage de ce terme par Benveniste, le signe « sera appelé à affirmer toujours plus clairement sa propre signifiance au sein d’une constellation ou parmi l’ensemble des signes ». Benveniste ajoute en effet : Par là chaque signe sera appelé à affirmer toujours plus clairement sa propre signifiance au sein d’une constellation ou parmi l’ensemble des signes. Pris en lui-même, le signe est pure identité à soi, pure altérité à tout autre, base signifiante de la langue, matériau nécessaire de l’énonciation. Il existe quand il est reconnu comme signifiant par l’ensemble des membres de la communauté linguistique, et il évoque pour chacun, en gros, les mêmes associations et les mêmes oppositions. Tel est le domaine et le critère du sémiotique. (Sé.2 : p. 64).

Nous avons parlé plus haut⁸², à propos de ce développement, de négativité et de positivité. De fait, il est tentant de considérer cet aspect de l’élaboration benvenistienne comme une sorte de reflet objectal – parce que prisonnier des deux problématiques structurale et des rapports son/sens – de la dualité entre négativité et positivité qu’implique le concept saussurien de valeur. On mesure ainsi la puissance de l’obstacle épistémologique que constituent ces deux problématiques. Il ne s’agit pas en effet, chez Benveniste, d’articulation, au sens saussurien, mais du sens comme principe d’analyse, impliquant en tant que tel la réintroduction immédiate du sens comme objet d’analyse, sous la double forme de l’analyse des expressions, impliquant le pôle de la définition différentielle et de l’organisation, et du sémantique, et corrélativement, en regard de la théorisation saussurienne de la possibilité de la parole dans le cadre de la définition de la langue comme fonctionnement⁸³, une construction objectale – fût-elle partielle, puisque partiellement récusée – de la possibilité de la communication. La double problématique structurale et des rapports son/sens implique donc une dualité du sémiotique. Celui-ci n’en manifeste pas moins, sous ses deux aspects, la solidarité de la forme et du sens qui est au cœur de la linguistique benvenistienne et qui y détermine, sous de multiples formes, une disjonction de l’organisation et de l’expression. Inversement, nous avons vu que l’analyse sémantique de la signification, bien qu’opposée à la considération du seul « système formel », au double sens de la forme et de la structure, non seulement implique la dimension de l’organisation, mais a également une dimension formelle, qu’il s’agisse de l’articulation avec l’analyse sémiotique, en

 Voir p. .  Voir Toutain (a) : p.  – .

3.2 Sémiotique/sémantique

257

écho à l’analyse de la structure des expressions et à l’analyse des emplois, ou, sur fond d’une réflexion d’ordre anthropologique et d’une volonté de rendre compte du langage au-delà de la langue, du postulat d’un autre objet ou type de signification, corrélatif d’un « appareil formel ». On retrouve donc, des deux côtés sémiotique et sémantique, le signe, séma, au sens benvenistien de la signification ou de l’expression, dont le signe saussurien, tel que conçu par Benveniste, n’est qu’un aspect – le signe comme mode de signification. « Sémiologie de la langue » s’achève sur les lignes suivantes : La sémiologie de la langue a été bloquée, paradoxalement, par l’instrument même qui l’a créée : le signe. On ne pouvait écarter l’idée du signe linguistique sans supprimer le caractère le plus important de la langue ; on ne pouvait non plus l’étendre au discours entier sans contredire sa définition comme unité minimale. En conclusion, il faut dépasser la notion saussurienne du signe comme principe unique, dont dépendraient à la fois la structure et le fonctionnement de la langue. Ce dépassement se fera par deux voies : – dans l’analyse intra-linguistique, par l’ouverture d’une nouvelle dimension de signifiance, celle du discours, que nous appelons sémantique, désormais distincte de celle qui est liée au signe, et qui sera sémiotique ; – dans l’analyse translinguistique des textes, des œuvres, par l’élaboration d’une métasémantique qui se construira sur la sémantique de l’énonciation. Ce sera une sémiologie de « deuxième génération », dont les instruments et la méthode pourront aussi concourir au développement des autres branches de la sémiologie générale. (Sé.2 : p. 65 – 66).

Significativement, le signe « saussurien » y apparaît à la fois comme le lieu d’une prise en charge du rapport son/sens – « On ne pouvait écarter l’idée du signe linguistique sans supprimer le caractère le plus important de la langue » – et comme une unité structurale – « sa définition comme unité minimale ». Aussi, précisément, Benveniste ne peut-il rendre compte du fonctionnement de la langue, et se trouve-t-il confronté, bien que d’une autre manière, à la dualité de la « structure » et du « fonctionnement » qui caractérise les élaborations jakobsonienne et martinettienne comme élaborations fonctionnalistes⁸⁴. Aspect du séma, le signe « saussurien » est par là même nécessairement double, marque de la structure aussi bien que du rapport son/sens, et ainsi raison première, avant celle de maintenir la solidarité de la forme et du sens, dont par ailleurs elle relève également comme « intuition saussurienne », de l’impossible articulation du sémiotique et du sémantique.

 Voir Toutain ().

Deuxième partie. L’obstacle de la signification

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Deuxième partie. L’obstacle de la signification

L’élaboration benvenistienne apparaît ainsi entièrement déterminée par la double problématique définitoire du structuralisme : la problématique structurale et des rapports son/sens, double problématique qui en définit la forme et, dans la mesure où, comme chez tous les structuralistes, bien que selon des modalités différentes, elle est un effet de la disjonction des deux axes de la valeur saussurienne qui est constitutive du structuralisme, en génère les difficultés. Cette détermination implique d’une part le caractère structuraliste de la linguistique benvenistienne, qui ne se singularise que par la spécificité de sa problématique des rapports son/sens – qui est avant tout une problématique de l’expression – et par une analyse structurale de la signification, qui ne cesse, audelà ou dans le cadre de la construction du rapport son/sens, de postuler la solidarité du son et du sens, de déployer et de démultiplier l’espace de l’expression comme lieu du linguistique. Cependant, ce structuralisme signifie également, d’autre part, que le caractère « saussurien » de l’analyse benvenistienne est désamorcé par son inscription dans le paradigme structuraliste, ou plus exactement – et c’est pourquoi nous employions des guillemets –, demeure purement idiomologique. Conformément à ce que nous venons de dire, en témoignent tout d’abord les difficultés qui grèvent la représentation benvenistienne de la langue comme toute représentation élaborée sans rupture avec l’idiome, et que nous nous sommes efforcée de mettre en évidence dans la première partie. Cette impuissance théorique apparaît cependant de manière beaucoup plus nette à l’analyse des textes benvenistiens relatifs au langage et à l’énonciation, dans la mesure où, comme nous l’avons posé en introduction, leur caractère « philosophique » ou spéculatif rend palpable la nécessité de la distinction entre linguistique et idiomologie qu’implique la théorisation saussurienne de la langue, en tant que cette dernière opère une délimitation de la langue dans le tout du langage. Nous verrons tout d’abord comment la conception benvenistienne de l’arbitraire du signe vient doubler la théorisation saussurienne en l’inscrivant dans le cadre de la double problématique structurale et des rapports son/sens, ne laissant ainsi d’autre recours à Benveniste que de s’avancer sur un terrain spéculatif (chapitre 4), puis l’incapacité benvenistienne à rendre compte de la spécificité du langage humain (chapitre 5), et enfin la construction benvenistienne du langage comme « étiologie » de ses propriétés, qui vient en lieu et place de toute définition du langage ou – ce qui revient au même – de toute délimitation entre langage et langue (à laquelle, comme nous l’avons vu dans le deuxième chapitre, se substitue une élaboration interne à la problématique de l’expression), ce pour quoi elle ne saurait être que circulaire (chapitre 6).

4 Arbitraire et symbolisme Le principe saussurien de l’arbitraire du signe a fait l’objet de nombreuses critiques après la parution du Cours de linguistique générale, et celle de Benveniste, qui ouvrit en 1939, avec la publication de « Nature du signe linguistique » – dont le titre est homonyme de celui du premier chapitre de la première partie du Cours de linguistique générale – dans Acta linguistica, la célèbre querelle de l’arbitraire du signe, est sans doute la plus connue. Elle est de fait très remarquable, en ce qu’elle fait très nettement apparaître le caractère spéculatif de la théorisation benvenistienne de la langue, et surtout, à la lumière récurrente de la théorie saussurienne, les raisons de cette dualité idiomologie/spéculation qui caractérise la linguistique de Benveniste. C’est pourquoi nous lui consacrerons la première section de ce chapitre, avant d’envisager les autres réflexions de Benveniste sur l’arbitraire du signe.

4.1 Nature du signe linguistique Peut-on parler de principe saussurien de l’arbitraire du signe ? C’est ce qu’a contesté, par exemple, Coseriu¹. La réponse nous paraît néanmoins devoir être affirmative, dans la mesure où s’il reprend un thème philosophique, et une thèse linguistique bien connue – celle de Whitney, en particulier –, Saussure procède ce faisant à une redéfinition de ce principe. En premier lieu, comme y ont insisté nombre de commentateurs de Saussure², le principe saussurien de l’arbitraire du signe est au fondement du concept de valeur. Or, il renvoie en tant que tel à l’étiologie du signe. À une signification naturelle ou conventionnelle, Saussure substitue en effet une valeur différentielle, concept dont nous avons vu plus haut qu’il impliquait une étiologie du signe. Dans cette perspective, la convention n’est plus, comme dans le cadre du conventionnalisme philosophique, un type de rapport son/sens, mais elle devient le nom d’une absence fondamentale de naturalité ou de motivation : en tant que fondement du concept de valeur, l’arbitraire saussurien implique un fonctionnement constitutif du signe, et dès lors l’impossibilité de tout rapport originel, rapport qui supposerait en tant que tel l’existence préalable de son et de sens, son et sens que Saussure définit

 Voir Coseriu ().  Voir notamment Normand () : p.  – , Normand () : p. , Arrivé () : p.  et  – , Amacker () : p. , Bouquet () : p.  et , Culler () : p. , Wells () : p. , ou encore Fehr () et Suenaga ().

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4 Arbitraire et symbolisme

précisément comme effets de langue, et qui sont donc seconds dans cette étiologie. En second lieu, et c’est là le second pan de la théorisation saussurienne de la langue et du rapport son/sens, corrélatif du premier – la définition du son et du sens comme effets de langue –, l’arbitraire, au sens traditionnel de convention, est réélaboré par Saussure dans le cadre de sa construction d’une extériorité non objectale – la seule extériorité compatible avec la définition de la langue comme fonctionnement – qui se substitue à la représentation en termes d’entité, et qui est liée au caractère social de la langue. Le principe saussurien de l’arbitraire du signe est donc l’instrument d’une rupture avec la problématique des rapports son/sens, à un double égard : comme fondement du concept de valeur, et comme vecteur de la réélaboration de la notion traditionnelle de convention, aboutissant à la définition d’un mode d’existence – ce que Saussure appelle dans le deuxième cours la « vie sémiologique » (Saussure, 1997 : p. 12) – corrélatif d’une extériorité non objectale³. Or, la critique benvenistienne s’inscrit pour sa part dans la double problématique des rapports son/sens et des rapports forme/substance qui caractérise le structuralisme. La problématique des rapports son/sens apparaît dès les premières lignes de « Nature du signe linguistique », avant même la critique proprement dite du principe saussurien de l’arbitraire du signe. Rappelant les termes dans lesquels ce principe se trouve formulé dans le Cours de linguistique générale ⁴, Benveniste conclut en effet : Ce caractère doit donc expliquer le fait même par où il se vérifie : savoir que, pour une notion, les expressions varient dans le temps et dans l’espace, et par suite n’ont avec elle aucune relation nécessaire. (Nat.1 : p. 50).

Or, cette proposition paraît déplorer une circularité du propos saussurien et ainsi situer sur le même plan le constat empirique de la diversité des signifiants linguistiques et le principe de l’arbitraire du signe, là où ce dernier constitue chez Saussure le fondement d’une théorisation qui, comme telle, permet de rendre compte du constat empirique. On lit ensuite : Nous ne songeons pas à discuter cette conclusion au nom d’autres principes ou en partant de définitions différentes. Il s’agit de savoir si elle est cohérente, et si, la bipartition du signe étant admise (et nous l’admettons), il s’ensuit qu’on doive caractériser le signe comme arbitraire. (Nat.1 : p. 50).

 Voir Toutain (a) et Toutain ().  Voir Nat. : p.  – .

4.1 Nature du signe linguistique

263

Il faut noter, ici, l’inversion que la formulation benvenistienne du problème fait subir au raisonnement saussurien. Tandis que Saussure fait de la valeur et de la dualité qu’elle institue une conséquence de l’arbitraire du signe, Benveniste admet en premier lieu « la bipartition du signe », par rapport à laquelle le principe de l’arbitraire du signe sera examiné comme une « conclusion », « cohérente » ou non. On retrouve ici le donné de la définition traditionnelle du signe – du rapport son/sens –, qui fonctionne ainsi comme le cadre de la réfutation benvenistienne – et plus largement structuraliste⁵ – du principe de l’arbitraire du signe. Benveniste oppose de fait ensuite deux types de rapport son/sens : signe/ objet et signifiant/signifié. C’est alors en effet qu’intervient la critique sur laquelle se sont focalisés un grand nombre de commentateurs, relative à l’exemple de bœuf/Ochs, doublée de celle portant sur le syntagme « aucune attache naturelle dans la réalité ». On lit tout d’abord : On vient de voir que Saussure prend le signe linguistique comme constitué par un signifiant et un signifié. Or – ceci est essentiel – il entend par « signifié » le concept. Il déclare en propres termes (p. 100) que « le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique ». Mais il assure, aussitôt après, que la nature du signe est arbitraire parce que il n’a avec le signifié « aucune attache naturelle dans la réalité ». Il est clair que le raisonnement est faussé par le recours inconscient et subreptice à un troisième terme, qui n’était pas compris dans la définition initiale. Ce troisième terme est la chose même, la réalité. Saussure a beau dire que l’idée de « sœur » n’est pas liée au signifiant sö-r ; il n’en pense pas moins à la réalité de la notion. Quand il parle de la différence entre b-ö-f et o-k-s, il se réfère malgré lui au fait que ces deux termes s’appliquent à la même réalité. » (Nat.1 : p. 50).

L’exemple de bœuf et Ochs ⁶ a fait l’objet de nombreuses critiques⁷, parce qu’il met en jeu un signifié qui, commun aux différentes langues, n’a plus rien de

 Voir Toutain () : p.  – , où sont analysées les réfutations jakobsonienne, hjelmslevienne et martinettienne. Il en va de même, en réalité, de toutes les autres réfutations, qui opposent toujours deux types de rapport son/sens, comme dans le conventionnalisme traditionnel, opposition avec laquelle, comme nous l’avons posé ci-dessus, rompt précisément Saussure, dont la nouveauté radicale, à cet égard, est ainsi d’avoir posé le problème en termes de tout ou rien.  Voir Saussure () : p. . La formulation est analogue dans les notes d’étudiants. Voir Saussure & Constantin () : p.  –  et Saussure () : p.  – .  Voir par exemple Arrivé () : p.  – , Coseriu () : p. , note , Gadet () : p.  – , Godel () : p.  –  et , De Mauro () : p.  – , note  et p. , note , Stefanini () : p. , note , Suenaga () : p.  et  – . Voir également, bien qu’il ne s’agisse pas explicitement de Saussure, Naert () : p.  –  et Ducrot & Todorov () : p. . Engler et Harris se singularisent à cet égard. Voir Engler () : p.  et Harris () : p.  – . Voir également De Mauro () : p. , note . Comme le

264

4 Arbitraire et symbolisme

linguistique au sens de la dimension du sui generis qui est corrélative du concept de valeur. On conclura volontiers, avec Arrivé⁸, que ce principe est indémontrable, caractère qui expliquerait, sinon la maladresse – quelle autre « preuve », en effet, de ce principe, que la diversité des langues, argument dont l’exposé implique nécessairement une formulation nomenclaturiste ? – du moins la nature, de l’argument saussurien. Aussi, précisément, selon nous, la question se trouve-t-elle ailleurs : dans la redéfinition saussurienne de l’arbitraire du signe comme arbitraire du rapport signifiant/signifié – comme fondement du concept de valeur – au lieu d’un arbitraire du rapport signe/objet, ou son/sens, c’est-àdire dans la rupture avec la problématique des rapports son/sens. Saussure, d’ailleurs, ne dit pas autre chose, lui qui insiste, moins sur le principe que sur ses conséquences, qu’il s’attache pour sa part à déployer. On lit ainsi dans le Cours de linguistique générale : Le principe de l’arbitraire du signe n’est contesté par personne ; mais il est souvent plus aisé de découvrir une vérité que de lui assigner la place qui lui revient. Le principe énoncé plus haut domine toute la linguistique de la langue ; ses conséquences sont innombrables. Il est vrai qu’elles n’apparaissent pas toutes du premier coup avec une égale évidence ; c’est après bien des détours qu’on les découvre, et avec elles l’importance primordiale du principe. (Saussure, 1972 : p. 100).

Citons également les notes du troisième cours qui constituent la source de ce passage : Premier principe ou vérité primaire : Le signe linguistique est arbitraire. Le lien qui relie une image acoustique donnée avec un concept déterminé et qui lui confère sa valeur de signe est un lien radicalement arbitraire. Tout le monde est d’accord. La place hiérarchique de cette vérité-là est tout au sommet. Ce n’est que peu à peu que l’on finit par reconnaître combien de faits différents ne sont que des ramifications, des conséquences voilées de cette vérité-là. (Saussure & Constantin, 2005 : p. 221).

Le deuxième passage incriminé par Benveniste est le suivant : Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l’idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant (on verra plus bas qu’il n’est pas au pouvoir de l’individu de rien changer à un signe une fois établi dans un groupe linguistique) ; nous

signalent Arrivé et De Mauro, la difficulté de ce passage du Cours de linguistique générale avait été mise en évidence, avant Benveniste, par Pichon, dans un article de , « La linguistique en France : problèmes et méthodes ». Voir Pichon () : p.  – . Voir également Pichon () : p.  –  et Damourette & Pichon ( – ), tome I : p.  – .  Voir Arrivé () : p.  – . Voir également Normand () : p. , qui parle quant à elle d’axiome.

4.1 Nature du signe linguistique

265

voulons dire qu’il est immotivé, c’est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n’a aucune attache naturelle dans la réalité. (Saussure, 1972 : p. 101).

Comme le souligne Bouquet⁹, le terme que déplore Benveniste ne figure pas dans les notes d’étudiants¹⁰. On lit en effet dans les notes de Constantin du troisième cours¹¹ : Il faut revenir sur ce mot d’arbitraire. Il n’est pas arbitraire au sens de dépendant du libre choix de l’individu. Il est arbitraire par rapport au concept, comme n’ayant rien en lui qui le lie particulièrement à ce concept. Une société entière ne pourrait changer le signe, car l’héritage du passé lui est imposé par les faits d’évolution. (Saussure & Constantin, 2005 : p. 222).

Dégallier, Mme Sechehaye et Joseph ont noté quant à eux : [Dégallier] […] il [le signe] est arbitraire par rapport au concept. [Mme Sechehaye] […] mais par rapport au concept, n’ayant rien qui le lie au concept. [Joseph] Il l’est par rapport au concept, avec lequel il n’a aucune attache première. (Saussure, 1967 : p. 155).

Il n’est pas sûr, cependant, que la formulation soit si anti-saussurienne que l’affirme Bouquet. En premier lieu la lecture benvenistienne ne paraît pas justifiée¹². Il nous semble en effet que le terme de réalité n’introduit pas néces Voir Arrivé & Normand, dir. () : p. .  Le terme naturel provient quant à lui des notes de Saussure : « Mais le langage et l’écriture ne sont pas fondés . Il n’y a aucun rapport, à aucun moment, entre un certain son sifflant et la forme de la lettre S, et de même il n’est pas plus difficile au mot cow qu’au mot vacca de désigner une vache. » (Saussure,  : p. ). Ce passage figure dans les « Notes pour un article sur Whitney » (voir Saussure,  : p. ). Il est cité par Engler dans son article de , « Théorie et critique d’un principe saussurien : l’arbitraire du signe ». Voir Engler () : p. .  Voir Saussure () : p. . La précision d’arbitraire par immotivé provient quant à elle de l’ouverture du chapitre consacré à l’arbitraire absolu et à l’arbitraire relatif : « Nous avons posé comme étant une vérité évidente que le lien du signe par rapport à l’idée représentée est radicalement arbitraire. Dans toute langue, il faut distinguer ce qui reste radicalement arbitraire et ce qu’on peut appeler l’arbitraire relatif. Une partie seulement des signes dans toute langue seront radicalement arbitraires. Chez d’autres intervient un phénomène au nom duquel on peut distinguer un degré. Au lieu d’arbitraire nous pouvons dire immotivé. » (Saussure & Constantin,  : p. ).  Claudine Normand affirme en revanche : « Et sans doute comme Benveniste (op. cité) l’a bien montré, le passage est-il des plus confus puisque, par contamination avec la définition traditionnelle, il réintroduit “subrepticement la réalité”, le référent explicitement écarté dans la première définition quelques lignes plus haut. Comme nous l’avons dit, l’important ne nous

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4 Arbitraire et symbolisme

sairement la dimension de la chose : il s’agit seulement de dire que quelque chose de l’ordre d’une « attache naturelle » du signifiant avec le signifié n’existe pas, autrement dit que rien, dans la « réalité » – du son aussi bien que du sens – ne motive le lien entre signifiant et signifié. C’est ce que pose, dans « L’arbitraire du signe. Valeur et signification » (1940), Bally¹³ : D’après ce qui précède, il est bien évident que « réalité » ne désigne pas ici l’objet réel, par exemple l’arbre que je vois en ce moment devant ma fenêtre, mais le caractère logique et nécessaire d’une union fondée en nature. (Bally, 1940 : p. 194).

Surtout, il semble impossible de se contenter d’affirmer, avec Bouquet¹⁴, que « le CLG a induit Benveniste en erreur : […] en faisant miroiter, dans son texte, l’illusion d’un auteur et en fournissant à Benveniste des mots qu’il prend pour support d’une herméneutique malheureuse » (Arrivé & Normand, dir., 1997 : p. 121). En effet, si, comme le note Engler, « nulle part S’ n’emploie le terme d’arbitraire pour ce rapport entre réalité extérieure et signe (abstraction faite de N 10 p. 13, passage biffé par S’) : d’une façon ou de l’autre, la notion d’arbitraire est liée à l’association intérieure du signe » (Engler, 1962 : p. 50), les formulations en termes de rapport signe/objet sont loin d’être absentes du corpus saussurien. Cette note biffée¹⁵ est d’ailleurs intéressante pour notre propos : N 10 p. 13 « Il suffit de dire que la force des signes est de sa nature conventionnelle, de sa nature arbitraire, de sa nature indépendante des réalités qu’ils désignent pour voir que ce

semble pas de supprimer ici la confusion (par des interprétations diverses de “réalité” ou de “naturel”), mais de la souligner au contraire comme indice des difficultés du travail théorique. » (Normand,  : p. ). Nehring ne conteste pas non plus la lecture benvenistienne, mais seulement la critique qui lui est liée. Voir Nehring ( – ) : p.  –  et .  Ce passage est cité par Engler. Voir Engler () : p. .  Le propos de Bouquet, dans cet article, est « d’illustrer comment la critique de Saussure par Benveniste se construit sur fond d’une perspective en trompe-l’œil » (Arrivé & Normand, dir.,  : p. ), « celle du Cours de linguistique générale » (Arrivé & Normand, dir.,  : p. ), où certains concepts et certaines propositions apparaissent « déformés » (Arrivé & Normand, dir.,  : p. ), c’est-à-dire « de montrer que, de fait, Benveniste reproche à Saussure des arguments qui ne sont pas les siens, mais surtout de montrer que la critique de Benveniste visant à dépasser Saussure pourrait bien, sur certains points au moins, être ellemême dépassée par la pensée qui apparaît dans les textes originaux » (Arrivé & Normand, dir.,  : p. ). Il s’agit ainsi d’« une critique, fondée sur le Saussure des textes originaux, de la critique adressée par Benveniste au Saussure du CLG » (Arrivé & Normand, dir.,  : p. ). La tentative ne nous semble guère convaincante, dans la mesure d’une part où la thèse est philologiquement discutable, mais surtout, d’autre part, parce que Bouquet y propose, comme dans son Introduction à la lecture de Saussure, une lecture structuraliste de Saussure.  Qui figure également dans les « Notes pour un article sur Whitney ».

4.1 Nature du signe linguistique

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n’est pas du tout là, dans le bagage de l’humanité, un article comparable à d’autres » (cité SM 45 note 23) est un texte curieux. Il pourrait très bien être à la base des mots incriminés par Benveniste dans CLG 1 § 2 al. 6 : « nous voulons dire qu’il [le signifiant] est immotivé, c’est-à-dire arbitraire par rapport au signifié avec lequel il n’a aucune attache dans la réalité » (103/101) ; car réalité ne figure pas dans la source directe (SM III 121) de l’alinéa. (Engler, 1962 : p. 50).

Aussi, comme pour l’exemple de bœuf/Ochs, il nous semble que la question est ailleurs : si la rupture saussurienne réside bien pour une part dans la redéfinition de l’arbitraire signe/objet en un arbitraire signifiant/signifié, le second n’exclut pas le premier, dans la mesure où il ne s’agit pas, comme chez Benveniste, d’un déplacement de l’arbitraire d’un rapport à l’autre, mais d’une redéfinition du principe dans le cadre de la théorisation du rapport son/sens. En réalité, comme en témoigne la problématique de l’intégration de la signification à la langue, répondant sémantique de la problématique phonologique dont il a été question dans la première partie, l’exclusion du référent est un acte structuraliste, et c’est là l’objet principal de l’argumentation benvenistienne. Benveniste insiste en effet – « ceci est essentiel » – sur la nature conceptuelle du signifié, et sur l’exclusion de la chose qu’implique une telle définition, sans prendre garde que l’opposition nom/chose renvoie autant à la simplicité du signe de la conception traditionnelle que son refus établit le caractère psychique des deux entités constitutives du signe tel que redéfini par Saussure¹⁶. Intervient alors, de manière significative et logique – et d’autant plus significative que nous en avons vu la sporadicité dans les textes de Benveniste –, la distinction forme/ substance, qui vient prendre en charge le rapport signe/réalité et désigner la langue comme ordre propre, indépendant de la réalité. Benveniste poursuit en effet : Voilà donc la chose, expressément exclue d’abord de la définition du signe, qui s’y introduit par un détour et qui y installe en permanence la contradiction. Car si l’on pose en principe – et avec raison – que la langue est forme, non substance (p. 163), il faut admettre – et Saussure l’a affirmé nettement – que la linguistique est science des formes exclusivement. D’autant plus impérieuse est alors la nécessité de laisser la « substance » sœur ou bœuf hors de la compréhension du signe. Or c’est seulement si l’on pense à l’animal « bœuf » dans sa particularité concrète et « substantielle » que l’on est fondé à juger « arbitraire » la relation entre böf d’une part, oks de l’autre, à une même réalité. Il y a donc contradiction entre la manière dont Saussure définit le signe linguistique et la nature fondamentale qu’il lui attribue. (Nat.1 : p. 50).

 On notera, à cet égard, que, dans son commentaire du passage du Cours de linguistique générale, Benveniste substitue le « signe » au « signifiant ». Ce « petit malentendu » a été relevé par Niels Ege dans son article « Le signe linguistique est arbitraire ». Voir Ege () : p.  – .

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4 Arbitraire et symbolisme

La conclusion est par ailleurs remarquable. On se demande en effet en quoi « c’est seulement si l’on pense à l’animal “bœuf” dans sa particularité concrète et “substantielle” que l’on est fondé à juger “arbitraire” la relation entre böf d’une part, oks de l’autre, à une même réalité ». C’est là, en revanche, une conclusion logique dans la perspective structuraliste : si Benveniste peut ainsi affirmer qu’il y a « contradiction entre la manière dont Saussure définit le signe linguistique et la nature fondamentale qu’il lui attribue », c’est dans la mesure où, comme il l’explique ensuite, la notion de forme implique pour lui celle de nécessité. Comme le note Benveniste lui-même¹⁷ – et après lui, notamment, Arrivé, Bouquet et Depecker¹⁸ –, la « nécessité » du rapport entre signifiant et signifié est un élément central de la définition saussurienne du signe. C’est là, en effet, un corollaire de la définition de la langue comme articulation (au sens saussurien). Aussi n’y a-t-il dans l’argumentation de Benveniste¹⁹ aucune réfutation ou correction de la pensée saussurienne, mais seulement une interprétation singulière des deux notions corrélatives d’arbitraire et de nécessité. Il faut noter, en premier lieu, que la « nécessité » benvenistienne renvoie au point de vue du sujet parlant, point de vue qui est celui de la connaissance commune contre laquelle, comme toute théorisation, se constitue la définition saussurienne du signe. Benveniste affirme en effet : Entre le signifiant et le signifié, le lien n’est pas arbitraire ; au contraire, il est nécessaire. Le concept (« signifié ») « bœuf » est forcément identique dans ma conscience à l’ensemble phonique (« signifiant ») böf. Comment en serait-il autrement ? Ensemble les deux ont été imprimés dans mon esprit ; ensemble ils s’évoquent en toute circonstance. Il y a entre eux symbiose si étroite que le concept « bœuf » est comme l’âme de l’image acoustique böf. L’esprit ne contient pas de formes vides, de concepts innommés. […] Inversement l’esprit n’accueille de forme sonore que celle qui sert de support à une représentation identifiable pour lui ; sinon, il la rejette comme inconnue ou étrangère. (Nat.1 : p. 51– 52).

Or, il faut noter ici les expressions « dans ma conscience », « dans mon esprit » et « s’évoquent », qui renvoient au ressenti du tout-venant locuteur. Un tel point de vue est nécessairement impuissant à rendre compte de cette « impression »  Comme nous le verrons dans ce qui suit, Benveniste s’appuie en effet sur des citations du Cours de linguistique générale, qu’il introduit en ces termes : « Saussure dit lui-même » (Nat. : p. ), « Ici encore c’est à Saussure même que nous en appelons » (Nat. : p. ).  Voir Arrivé () : p. , Arrivé & Normand, dir. () : p.  –  et Depecker () : p.  – . Voir également Ege () : p.  –  et Gardiner () : p.  – .  Dont Arrivé souligne ainsi à juste titre la faiblesse. Voir Arrivé () : p. . La critique benvenistienne apparaît d’autant plus faible qu’elle n’a pas la clarté de celle de Pichon, qui lie clairement délimitation sui generis des signifiés et nécessité du lien entre signifiant et signifié.

4.1 Nature du signe linguistique

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conjointe du signifiant et du signifié dans l’esprit, et ce alors que, comme le pose ensuite Benveniste, cette « consubstantialité », tout à l’inverse, « assure l’unité structurale du signe linguistique » : Le signifiant et le signifié, la représentation mentale et l’image acoustique, sont donc en réalité les deux faces d’une même notion et se composent ensemble comme l’incorporant et l’incorporé. Le signifiant est la traduction phonique d’un concept ; le signifié est la contrepartie mentale du signifiant. Cette consubstantialité du signifiant et du signifié assure l’unité structurale du signe linguistique. (Nat.1 : p. 52).

Benveniste se réfère chaque fois à Saussure, citant le paragraphe « La langue comme pensée organisée dans la matière phonique » du Cours de linguistique générale auquel nous avons fait référence dans le premier chapitre, plus précisément à l’affirmation du caractère nébuleux de la pensée prélinguistique, puis à la métaphore de la feuille de papier²⁰, mais sans apercevoir que ces affirmations impliquent précisément le concept de valeur et le principe corrélatif de l’arbitraire du signe, qui permettent une étiologie de cette consubstantialité qu’il se contente pour sa part de valoriser dans le cadre tout idéologique que lui fournissent les notions de structure et de nécessité. Aussi affirme-t-il ensuite à propos de cette métaphore saussurienne que « [c]e que Saussure dit ici de la langue vaut d’abord pour le signe linguistique en lequel s’affirment incontestablement les caractères premiers de la langue » (Nat.1 : p. 52), là où le signe est au contraire, chez Saussure, effet de langue. Le caractère idéologique de la notion de nécessité apparaît d’emblée dans la redéfinition benvenistienne de l’arbitraire comme contingence qui apparaît au début de ce développement, où Benveniste attribue ce qui lui paraît être un glissement de Saussure du rapport signifiant/signifié au rapport signe/chose à « la pensée historique et relativiste de la fin du xixe siècle, une démarche habituelle à cette forme de la réflexion philosophique qu’est l’intelligence comparative » (Nat.1 : p. 50 – 51), dans le cadre de laquelle « l’infinie diversité des attitudes et des jugements amène à considérer que rien apparemment n’est nécessaire » (Nat.1 : p. 51), de sorte que « [d]e l’universelle dissemblance, on conclut à l’universelle contingence » (Nat.1 : p. 51). Cette redéfinition est d’autant plus significative qu’un glissement de sens marquant le terme nécessité lui confère un statut d’arrière-plan de l’appréhension benvenistienne du signe. Si, en effet, on peut parler de la « nécessité » du signe saussurien, « nécessité » ne s’oppose en rien à « arbitraire », et le fait

 Voir Saussure () : p.  puis  et Nat. : p.  – .

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4 Arbitraire et symbolisme

notable est l’imprécision terminologique dont Benveniste²¹ fait preuve dans son argumentation. Comme on vient de le voir, la redéfinition initiale de l’arbitraire comme « contingence » conduit à l’opposition entre « arbitraire » et « nécessité », terme dont se trouve alors convoqué le sens philosophique. Néanmoins, la notion de nécessité renvoie ensuite, lorsqu’il s’agit du signe, à une relation de consubstantialité ou d’implication, dont on ne voit pas bien en quoi elle ne saurait être arbitraire. Il faut citer à cet égard cette argumentation de Benveniste concernant le caractère « relativiste » qu’il attribue à la pensée saussurienne : Décider que le signe linguistique est arbitraire parce que le même animal s’appelle bœuf en un pays, Ochs ailleurs, équivaut à dire que la notion du deuil est « arbitraire », parce qu’elle a pour symbole le noir en Europe, le blanc en Chine. Arbitraire, oui, mais seulement sous le regard impassible de Sirius ou pour celui qui se borne à constater du dehors la liaison établie entre une réalité objective et un comportement humain et se condamne ainsi à n’y voir que contingence. Certes, par rapport à une même réalité, toutes les dénominations ont égale valeur ; qu’elles existent est donc la preuve qu’aucune d’elles ne peut prétendre à l’absolu de la dénomination en soi. Cela est vrai. Cela n’est même que trop vrai – et donc peu instructif. Le vrai problème est autrement profond. Il consiste à retrouver la structure intime du phénomène dont on ne perçoit que l’apparence extérieure et à décrire sa relation avec l’ensemble des manifestations dont il dépend. (Nat.1 : p. 51).

Le raisonnement benvenistien y est en effet en défaut puisque tandis que lorsqu’il s’agit du signe linguistique, nous sommes en présence de trois types d’éléments : le signe en tant qu’entité générique, un référent particulier (le bœuf), et deux signes particuliers qui dénomment ce référent, bœuf et Ochs, lorsqu’il s’agit de la notion du deuil, il n’y a plus que deux éléments, le premier ayant disparu : la notion du deuil et les deux symboles qui l’évoquent respectivement en Chine et en Europe, le blanc et le noir. Or, si, du signe linguistique à la notion du deuil, le premier élément, c’est-à-dire le signe en tant qu’entité générique, disparaît, et si entre les deux éléments de la comparaison, les éléments comparables sont d’une part la notion du deuil et l’animal bœuf, d’autre part les deux signes bœuf et Ochs et les deux symboles du blanc et du noir, le prédicat attribué au premier élément, le signe en tant qu’entité générique, quant à lui ne disparaît pas et, contre toute logique, est attribué à ce qui correspond au deuxième élément : la notion du deuil, déclarée à son tour arbitraire. Aussi, malgré ce qu’affirme Benveniste, « [d]écider que le signe est arbitraire parce que le même animal s’appelle bœuf en un pays, Ochs ailleurs » n’a rien à voir avec le fait de « dire que la notion du deuil est “arbitraire” parce

 C’est là un caractère général de la réfutation structuraliste du principe de l’arbitraire du signe, qui en dit assez le caractère idéologique.

4.1 Nature du signe linguistique

271

qu’elle a pour symbole le noir en Europe, le blanc en Chine ». Cette déviation du raisonnement atteste de la fondamentale similitude et de la continuité qui lient chez Benveniste les deux rapports signe/chose et signifiant/signifié, et nous reconduit en outre à la spécificité de la problématique benvenistienne de l’expression que nous nous sommes efforcée de mettre en évidence dans le deuxième chapitre, impliquant une solidarité de la notion et de l’expression. Néanmoins, par ailleurs, on retrouve ici le glissement de sens qui soutient l’opposition benvenistienne entre contingence et nécessité : à l’arbitraire des dénominations répond l’arbitraire de la notion, de même que la nécessité de celles-ci, au sens de l’incorporation du signifié dans le signifiant, s’oppose à toute contingence. On rappellera, à ce propos, que, comme nous l’avons vu dans la première partie, l’objet de la linguistique benvenistienne est avant tout la signification. L’argument benvenistien se réduit ainsi à un argument d’autorité, dont l’objet est la constitution de la langue comme ordre propre, lieu de nécessité. Le couple contingence/nécessité se double en effet d’une opposition entre interne et externe. À « l’infinie diversité » empiriquement constatable, Benveniste entend opposer la logique de la « structure interne du phénomène dont on ne perçoit que l’apparence extérieure » : au « regard impassible de Sirius » ou de « celui qui se borne à constater du dehors la liaison établie entre une réalité objective et un comportement humain », il faut substituer « l’unité structurale du signe linguistique » et l’examen de la « relation » du phénomène « avec l’ensemble des relations dont il dépend ». On retrouve significativement, dans ce cadre, outre la notion de structure, celle de forme, au travers de la métaphore du moule à laquelle, comme nous l’avons vu ci-dessus²², recourt Benveniste après celle de l’âme et du corps²³ : « Le signifiant et le signifié, la représentation mentale et l’image acoustique, sont donc en réalité les deux faces d’une même notion et se composent ensemble comme l’incorporant et l’incorporé²⁴. »

 Voir Nat. : p. , ci-dessus.  Métaphore qui, comme nous l’avons vu plus haut, est également présente chez Saussure, bien que, d’après les notes de Joseph et Mme Sechehaye, elle « cloche ». Voir la note  du chapitre précédent.  Il s’agit alors de rapport signifiant/signifié – comme chez Saussure lorsqu’il rejette cette métaphore dans le paragraphe « La langue comme pensée organisée dans la matière phonique » (voir Saussure,  : p.  et, pour les sources de ce passage, Saussure,  : p.  et Saussure,  : p. ), et non, comme notamment chez Hjelmslev, de rapport forme/substance. Il est de fait question de signe, et non de langue. Nous verrons en effet que l’ambiguïté de la structure benvenistienne – entre forme/substance et forme/sens – que nous nous sommes efforcée de mettre en évidence dans la première partie de ce travail, manifeste de manière on ne peut plus nette l’impuissance théorique de Benveniste. Voir infra, le chapitre suivant.

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4 Arbitraire et symbolisme

Les notions de nécessité et de structure occupent une place extrêmement importante dans la suite de l’argumentation, lorsque Benveniste envisage le problème de la valeur. Le développement s’ouvre sur une citation du Cours de linguistique générale dont plusieurs commentateurs²⁵ ont relevé le caractère très malheureux : Non seulement les deux domaines reliés par le fait linguistique sont confus et amorphes, mais le choix qui appelle telle tranche acoustique pour telle idée est parfaitement arbitraire. Si ce n’était pas le cas, la notion de valeur perdrait quelque chose de son caractère, puisqu’elle contiendrait un élément imposé du dehors. Mais en fait les valeurs restent entièrement relatives, et voilà pourquoi le lien de l’idée et du son est radicalement arbitraire. (Saussure, 1972 : p. 157).

De fait, si les éditeurs écrivent : « Mais en fait les valeurs restent entièrement relatives, et voilà pourquoi le lien de l’idée et du son est radicalement arbitraire », les étudiants ont unanimement noté : [Dégallier] Mais les valeurs restent parfaitement relatives parce que le lien est parfaitement arbitraire. [Mme Sechehaye] Le choix qui appelle telle tranche acoustique pour telle idée est arbitraire. Aussi les valeurs sont-elles relatives. [Constantin] Mais puisque ce contrat est parfaitement arbitraire, les valeurs seront parfaitement relatives. (Saussure, 1967 : p. 254).

Cette rédaction est d’ailleurs contradictoire, puisque les deux parties de l’argument se caractérisent alors par un rapport d’implication inverse²⁶. Néanmoins, Benveniste ne s’attache qu’à la première partie de l’argument, et c’est pourquoi il peut poser, inversement, que « le caractère “relatif” de la valeur ne peut dépendre de la nature “arbitraire” du signe » : Mais si l’on considère le signe en lui-même et en tant que porteur d’une valeur, l’arbitraire se trouve nécessairement éliminé. Car – la dernière proposition est celle qui enferme le plus clairement sa propre réfutation – il est bien vrai que les valeurs restent entièrement « re-

 Voir par exemple Amacker () : p. , Godel () : p. , note , Koerner () : p. , note  et De Mauro () : p. , note . Comme le signale Godel, Wells avait relevé la difficulté à partir du seul Cours de linguistique générale. Voir Wells () : p. . Engler justifie ainsi la rédaction des éditeurs : « Il semble que les éditeurs de  aient eu tendance à augmenter généralement la part de la synchronie dans l’économie du cours. L’étrange “faute” dans CLG / “Les valeurs sont relatives, voilà pourquoi le lien est arbitraire”, où D  disait “sont relatives parce que le lien est arbitraire” [, ] nous semble imputable à cette même tendance. » (Engler,  : p. ).  Voir en outre Saussure () : p. .

4.1 Nature du signe linguistique

273

latives », mais il s’agit de savoir comment et par rapport à quoi. Posons tout de suite ceci : la valeur est un élément du signe ; si le signe pris en soi n’est pas arbitraire, comme on pense l’avoir montré, il s’ensuit que le caractère « relatif » de la valeur ne peut dépendre de la nature « arbitraire » du signe. (Nat.1 : p. 54).

La thèse saussurienne est ainsi réfutée sur la base de l’argumentation précédente, selon laquelle le lien entre signifiant et signifié est nécessaire, et non pas arbitraire, la nécessité du signe renvoyant à la consubstantialité de ses deux faces : Le choix qui appelle telle tranche acoustique pour telle idée n’est nullement arbitraire ; cette tranche acoustique n’existerait pas sans l’idée correspondante et vice versa. (Nat.1 : p. 54).

On retrouve à ce propos un argument analogue à celui mis en avant plus haut, relatif à la « confusion » entre « idée » et « objet réel », « chose signifiée » ou « réalité objective » dont témoignerait le propos du Cours de linguistique générale : En réalité Saussure pense toujours, quoiqu’il parle d’« idée », à la représentation de l’objet réel et au caractère évidemment non nécessaire, immotivé, du lien qui unit le signe à la chose signifiée. La preuve de cette confusion gît dans la phrase suivante dont je souligne le membre caractéristique : « Si ce n’était pas le cas, la notion de valeur perdrait quelque chose de son caractère, puisqu’elle contiendrait un élément imposé du dehors. » C’est bien « un élément imposé du dehors », donc la réalité objective que ce raisonnement prend comme axe de référence. (Nat.1 : p. 54).

Bouquet insiste de nouveau sur le fait que la formulation est due aux éditeurs²⁷. On lit en effet dans les cahiers d’étudiants : [Dégallier] Si ce n’était pas arbitraire, il y aurait à restreindre cette idée de valeur ; il y aurait un élément absolu. [Constantin] Sans cela, les valeurs seraient dans une certaine mesure absolues. (Saussure, 1967 : p. 254).

Néanmoins, en considération par exemple de l’affirmation de « Status et motus » selon laquelle « [s]i un objet pouvait où que ce soit être le terme sur lequel est fixé le signe, la linguistique cesserait instantanément d’être ce qu’elle est, depuis le sommet jusqu’à la base ; du reste l’esprit humain du même coup, comme il est

 Voir Arrivé & Normand, dir. () : p.  – .

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4 Arbitraire et symbolisme

évident à partir de cette discussion » (Saussure, 2002 : p. 230), la rédaction des éditeurs ne nous semble pas pour autant fautive. Le fait notable, de nouveau, nous paraît être l’opposition benvenistienne entre extérieur – « C’est bien “un élément imposé du dehors”, donc la réalité objective que ce raisonnement prend comme axe de référence. » – et intérieur – « Si l’on considère le signe en luimême et en tant que porteur d’une valeur », « si le signe pris en soi n’est pas arbitraire » –, corrélative d’une absence totale d’interrogation relative à l’étiologie de ce rapport son/sens, rapport dans le cadre duquel, de fait, « cette tranche acoustique n’existerait pas sans l’idée correspondante et vice versa ». À cette absence d’étiologie, et à une telle assomption du point de vue commun du sujet parlant, répond de nouveau un glissement de sens affectant le terme nécessité, dont l’unité ne se soutient dès lors que de son opposition à celui d’arbitraire (de contingence). Benveniste met en effet en avant un autre argument, celui de la relativité des valeurs, « preuve de leur nécessité » : Puisqu’il faut faire abstraction de la convenance du signe à la réalité, à plus forte raison doit-on ne considérer la valeur que comme un attribut de la forme, non de la substance. Dès lors dire que les valeurs sont « relatives » signifie qu’elles sont relatives les unes aux autres. Or n’est-ce pas là justement la preuve de leur nécessité ? Il s’agit ici, non plus du signe isolé, mais de la langue comme système de signes et nul n’a aussi fortement que Saussure conçu et décrit l’économie systématique de la langue. (Nat.1 : p. 54).

La fin du développement insiste fortement sur cette dimension de la nécessité. Benveniste poursuit en effet : Qui dit système dit agencement et convenance des parties en une structure qui transcende et explique ses éléments. Tout y est si nécessaire que les modifications de l’ensemble et du détail s’y conditionnent réciproquement. La relativité des valeurs est la meilleure preuve qu’elles dépendent étroitement l’une de l’autre dans la synchronie d’un système toujours menacé, toujours restauré. C’est que toutes les valeurs sont d’opposition et ne se définissent que par leur différence. Opposées, elles se maintiennent en mutuelle relation de nécessité. Une opposition est, par la force des choses, sous-tendue de nécessité, comme la nécessité donne corps à l’opposition. Si la langue est autre chose qu’un conglomérat fortuit de notions erratiques et de sons émis au hasard, c’est bien qu’une nécessité est immanente à sa structure comme à toute structure. (Nat.1 : p. 54– 55).

Il s’agit là de la solidarité des valeurs qui est constitutive de la structure, donc de la dimension horizontale de la valeur, au lieu du rapport vertical auquel renvoyait auparavant la nécessité du signe, consubstantialité du signifiant et du signifié. On retrouve, dans ce cadre, la dimension de la structuration – « Qui dit système dit agencement et convenance des parties en une structure qui transcende et explique ses éléments. » –, ainsi que la distinction forme/substance,

4.1 Nature du signe linguistique

275

qui intervient significativement en renfort de la réfutation du rapport d’implication établi par Saussure entre arbitraire et relativité des valeurs. Suit de là, pour Benveniste, que les valeurs, relatives, sont en réalité « relatives les unes aux autres ». C’est donc, apparemment, la relativité des valeurs, la structure au sens d’agencement, qui fonde la nécessité de celles-ci. N’était le changement de sens ou de domaine d’application de la notion de nécessité, on serait ici de retour, mutatis mutandis (c’est-à-dire la nécessité substituée à l’arbitraire) au rapport d’implication établi par le Cours de linguistique générale, selon lequel la relativité des valeurs fonde l’arbitraire du signe. Or, la modification des éditeurs n’avait bien entendu rien d’anodin : l’arbitraire du signe fondé sur la relativité des valeurs est une propriété du signe, qui dépend dès lors d’une construction structurale ; l’arbitraire saussurien du signe est en revanche au fondement du concept de système. Aussi la proposition du Cours de linguistique générale vautelle en réalité pour tous les structuralistes. La dualité d’application de la notion benvenistienne de nécessité permet cependant de maintenir le parallélisme avec le raisonnement saussurien. On lit ainsi en conclusion de « Nature du signe linguistique » : Il apparaît donc que la part de contingence inhérente à la langue affecte la dénomination en tant que symbole phonique de la réalité et dans son rapport avec elle. Mais le signe, élément primordial du système linguistique, enferme un signifiant et un signifié dont la liaison doit être reconnue comme nécessaire, ces deux composantes étant consubstantielles l’une à l’autre. Le caractère absolu du signe linguistique ainsi entendu commande à son tour la nécessité dialectique des valeurs en constante opposition, et forme le principe structural de la langue. C’est peut-être le meilleur témoignage de la fécondité d’une doctrine que d’engendrer la contradiction qui la promeut. En restaurant la véritable nature du signe dans le conditionnement interne du système, on affermit, par-delà Saussure, la rigueur de la pensée saussurienne. (Nat.1 : p. 55).

Or, on voit ici que de même que l’arbitraire saussurien est au fondement de la relativité des valeurs, « [l]e caractère absolu du signe linguistique ainsi entendu commande à son tour la nécessité dialectique des valeurs en constante opposition, et forme le principe structural de la langue. » La dualité de la notion de nécessité apparaît nettement au travers du changement terminologique, qui promeut le couple absolu/nécessité, dont les termes renvoient respectivement aux deux dimensions verticale et horizontale de la valeur. Celles-ci ne s’articulent pas autrement que dans le cadre de l’opposition nécessité/contingence – dont l’opposition entre « conglomérat fortuit de notions erratiques et de sons émis au hasard » et « nécessité […] immanente à sa structure » rappelle le caractère nettement idéologique –, ou intérieur/extérieur. En effet, ce « caractère absolu du signe » ne renvoie en réalité à rien d’autre qu’au postulat de non-

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arbitraire, ou au rejet de l’arbitraire du signe hors de la langue, arbitraire que Benveniste affirmait précisément réfuté par la relativité des valeurs : « Mais si l’on considère le signe en lui-même et en tant que porteur d’une valeur, l’arbitraire se trouve nécessairement éliminé. Car – la dernière proposition est celle qui enferme le plus clairement sa propre réfutation – il est bien vrai que les valeurs restent entièrement “relatives”, mais il s’agit de savoir comment et par rapport à quoi », proposition qui se renverse ensuite en ce « fondement » du caractère absolu du signe : « […] si le signe pris en soi n’est pas arbitraire, comme on pense l’avoir montré, il s’ensuit que le caractère “relatif” de la valeur ne peut dépendre de la nature “arbitraire” du signe. » Il apparaît ainsi que le lien entre les deux notions de nécessité n’a d’autre consistance que celui qu’il emprunte à la thèse saussurienne, qui se trouve ainsi non réfutée mais, pour ainsi dire, reproduite – fût-elle inversée – dans le cadre de la double problématique structurale et des rapports son/sens. Apparaissent alors de manière d’autant plus nette les enjeux du principe saussurien de l’arbitraire du signe : ceux d’une unification des deux aspects de la valeur, dans le cadre de la théorisation du rapport son/sens. Il est remarquable, à cet égard, que l’arbitraire du signe ne puisse être totalement éliminé de l’élaboration benvenistienne, où il demeure sous l’aspect de la convention. Les deux premières propositions du paragraphe conclusif que nous venons de citer renvoient à la redéfinition benvenistienne du principe de l’arbitraire du signe, intervenue quelques pages plus haut, et qui consiste à situer celui-ci entre le signe et la chose, par opposition au signifiant et au signifié : On voit maintenant et l’on peut délimiter la zone de l’« arbitraire ». Ce qui est arbitraire, c’est que tel signe, et non tel autre, soit appliqué à tel élément de la réalité, et non à tel autre. En ce sens, et en ce sens seulement, il est permis de parler de contingence, et encore sera-ce moins pour donner au problème une solution que pour le signaler et en prendre provisoirement congé. Car ce problème n’est autre que le fameux : φύσει ou θέσει ? et ne peut être tranché que par décret. C’est en effet, transposé en termes linguistiques, le problème métaphysique de l’accord entre l’esprit et le monde, problème que le linguiste sera peut-être un jour en mesure d’aborder avec fruit, mais qu’il fera mieux pour l’instant de délaisser. (Nat.1 : p. 52).

La conception benvenistienne de l’arbitraire du signe y apparaît de nouveau entièrement dépendante de l’opposition interne/externe. Il s’agit en effet, pour Benveniste, de « délimiter la zone de l’“arbitraire” », c’est-à-dire plus exactement, comme il l’affirme ensuite, de le « relégu[er] hors de la compréhension du signe linguistique » (Nat.1 : p. 53), autrement dit de la langue comme ordre propre. Cette délimitation est cependant relativement ambivalente, dans la me-

4.1 Nature du signe linguistique

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sure où elle est double. En effet, à côté de la circonscription de l’arbitraire au rapport signe/objet, le rapport signifiant/signifié étant quant à lui défini comme nécessaire, Benveniste oppose le point de vue du linguiste à celui du sujet parlant. Tandis que pour le premier le signe linguistique est arbitraire, pour le second, « il y a entre la langue et la réalité adéquation complète : le signe recouvre et commande la réalité ; mieux, il est cette réalité ». Benveniste écrit en effet également : Poser la relation comme arbitraire est pour le linguiste une manière de se défendre contre cette question et aussi contre la solution que le sujet parlant y apporte instinctivement. Pour le sujet parlant, il y a entre la langue et la réalité adéquation complète : le signe recouvre et commande la réalité ; mieux, il est cette réalité (nomen omen, tabous de parole, pouvoir magique du verbe, etc.). À vrai dire le point de vue du sujet et celui du linguiste sont si différents à cet égard que l’affirmation du linguiste quant à l’arbitraire des désignations ne réfute pas le sentiment contraire du sujet parlant. Mais, quoi qu’il en soit, la nature du signe linguistique n’y est en rien intéressée, si on le définit comme Saussure l’a fait, puisque le propre de cette définition est précisément de n’envisager que la relation du signifiant au signifié. (Nat.1 : p. 52– 53).

Or, il ne tranche pas réellement la question. Il affirme en premier lieu que le problème de l’arbitraire du signe – phusei ou thései ? – est la reformulation linguistique du « problème métaphysique de l’accord entre l’esprit et le monde », qui « ne peut être tranché que par décret ». Le postulat de l’arbitraire du signe apparaît alors au fondement du point de vue linguistique, en tant que prise de distance – Benveniste parle quant à lui, l’expression est significative, de « défense » – à l’égard de cette question métaphysique et à l’égard du point de vue du sujet parlant, « si différent » de celui du linguiste. Benveniste affirme cependant par ailleurs que « quoi qu’il en soit, la nature du signe linguistique n’y est en rien intéressée », de sorte que l’on peut se contenter de « signaler » le problème et d’« en prendre provisoirement congé ». Comme il le soulignait dans un des développements cités ci-dessus, l’arbitraire du signe est en réalité un constat empirique irréfutable, « trop vrai » (Nat.1 : p. 51). Le développement qui suit, relatif aux onomatopées et aux mots expressifs²⁸, lui attribue ainsi un statut constitutif de la langue : Il est alors assez vain de défendre le principe de l’« arbitraire du signe » contre l’objection qui pourrait être tirée des onomatopées et mots expressifs (Saussure, p. 103 – 4), non seulement parce que la sphère d’emploi en est relativement limitée et parce que l’expressivité est un effet essentiellement transitoire, subjectif et souvent secondaire, mais

 Benveniste se réfère alors à Saussure () : p.  – , dont la source se trouve dans le troisième cours (voir Saussure,  : p.  –  et Saussure & Constantin,  : p. ).

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4 Arbitraire et symbolisme

surtout parce que, ici encore, quelle que soit la réalité dépeinte par l’onomatopée ou le mot expressif, l’allusion à cette réalité dans la plupart des cas n’est pas immédiate et n’est admise que par une convention symbolique analogue à celle qui accrédite les signes ordinaires du système. Nous retrouvons donc la définition et les caractères valables pour tout signe. L’arbitraire n’existe ici aussi que par rapport au phénomène ou à l’objet matériel et n’intervient pas dans la constitution propre du signe. (Nat.1 : p. 53).

De nouveau, cet arbitraire « n’existe ici aussi que par rapport au phénomène ou à l’objet matériel et n’intervient pas dans la constitution propre du signe ». Il s’agit bien, avant tout, de rejeter l’arbitraire hors de la langue. L’argument est néanmoins significatif, dans la mesure où l’objection de l’onomatopée se trouve ainsi doublement réfutée²⁹ : par la convention, qui préside à la « définition » et aux « caractères valables pour tout signe », et par le rejet de l’arbitraire hors de la langue. Le paragraphe qui suit implique d’ailleurs la reconnaissance de l’arbitraire du signe, dont Benveniste envisage les conséquences³⁰ – conséquences qui nous reconduisent en outre significativement au postulat d’une logique de l’expression : Il faut maintenant considérer brièvement quelques-unes des conséquences que Saussure a tirées du principe ici discuté et qui retentissent loin. Par exemple il montre admirablement qu’on peut parler à la fois de l’immutabilité et de la mutabilité du signe³¹ : immutabilité, parce qu’étant arbitraire il ne peut être mis en question au nom d’une norme raisonnable ; mutabilité, parce qu’étant arbitraire il est toujours susceptible de s’altérer. « Une langue est radicalement impuissante à se défendre contre les facteurs qui déplacent d’instant en instant le rapport du signifié et du signifiant. C’est une des conséquences de l’arbitraire du signe » (p. 112). Le mérite de cette analyse n’est en rien diminué, mais bien renforcé au contraire si l’on spécifie mieux la relation à laquelle en fait elle s’applique. Ce n’est pas entre le signifiant et le signifié que la relation en même temps se modifie et reste immuable, c’est entre le signe et l’objet ; c’est, en d’autres termes, la motivation objective de la désignation, soumise, comme telle, à l’action de divers facteurs historiques. Ce que Saussure démontre reste vrai, mais de la signification, non du signe. (Nat.1 : p. 53).

 De nouveau, l’argument de Pichon est plus homogène, dans la mesure où il se résume au second point. Voir Pichon () : p. .  Aussi Bally, Frei et Sechehaye ont-ils pu écrire : « D’ailleurs M. Benveniste, qui semble avoir de la peine à se séparer du maître, dont il goûte la pensée forte et subtile, nous y aide en faisant lui-même une nouvelle concession qui l’éloigne passablement de son scepticisme initial. » (Sechehaye, Bally & Frei,  –  : p. ), et après eux Ege, qui renvoie à l’analyse de ces derniers (voir Ege,  : p. , note ) : « En réalité, M. Benveniste lui-même incline vers la conception que le signe est arbitraire au sens de Saussure. » (Ege,  : p. ).  Il s’agit du deuxième chapitre de la première partie du Cours de linguistique générale, intitulé « Immutabilité et mutabilité du signe ». Voir Saussure () : p.  – .

4.2 Signe et symbole

279

La redéfinition benvenistienne du principe de l’arbitraire du signe se double ainsi paradoxalement – car pour ainsi dire « subrepticement » – de son assomption, et de la reconnaissance d’une double constitution de la langue : par la convention qui distingue le mot de la chose et par la nécessité définitoire du signe linguistique. Cette dualité dessine en creux le double enjeu du concept saussurien de valeur, dont témoigne en retour la dualité structuraliste du rapport son/sens et de la structure, celui de la théorisation du rapport son/sens et celui de la constitution de la langue comme ordre propre, mais au sens d’une nature – produit d’une théorisation – au lieu de l’objet que postulent tous les structuralistes – produit, quant à lui, d’une délimitation, au sens objectal du terme. Aussi, précisément, la langue benvenistienne apparaît-elle à certains égards comme un double objectal de la langue saussurienne. C’est ce doublage que manifeste la notion de symbolisme qui apparaît dans les textes postérieurs et qui devient rapidement omniprésente.

4.2 Signe et symbole La dimension de la convention acquiert au fil des textes une place de plus en plus importante. Dans « Le jeu comme structure » (1947), les notions de forme et de structure apparaissent ainsi liées, non seulement aux dimensions de l’agencement et de la cohérence, mais également à celle de la convention. Le jeu y est considéré comme « forme » (Jeu. : p. 161), caractère qui le fait échapper au réel. Néanmoins, si considérer le jeu comme forme implique donc de « l’opposer à un “contenu” qui serait la réalité même » (Jeu. : p. 162), « il ne s’ensuit pas que le jeu soit forme vide, production d’actes dénués de sens » (Jeu. : p. 162). Le jeu est au contraire pourvu d’un sens « inhérent à sa forme » (Jeu. : p. 162) et impliqué par « [l]a cohérence de sa structure » (Jeu. : p. 162) et « sa finalité interne » (Jeu. : p. 162). Or, Benveniste affirme alors que le jeu « est produit par l’arbitraire même des conditions qui le limitent et à travers lesquelles, passant de l’une à l’autre, il s’accomplit » (Jeu. : p. 162) et que « son être est tout entier dans la convention qui le régit » (Jeu. : p. 162). Comme dans « Nature du signe linguistique », la dimension de la convention est liée à la notion de structure. Benveniste parle en effet des règles comme de « propriétés structuralisantes » : Dans le jeu, les règles ne sont rien séparément et sont tout ensemble, ce qui montre bien leur propriété structuralisante ; elles servent à délimiter le cadre spatial et temporel, les « conventions », et en même temps elles constituent par elles-mêmes le jeu entier. (Jeu : p. 164).

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4 Arbitraire et symbolisme

Il est remarquable, à cet égard, qu’apparaissent également dans ce texte d’une part la notion de « totalité fermée³² », corrélative de l’autonomie à l’égard de la réalité, et d’autre part, en regard de l’affirmation de la « cohérence de [l]a structure » du jeu, la caractérisation du réel comme arbitraire, dans un contexte de nouveau fortement, sinon idéologique, du moins affectif : Par tous ces traits, faut-il le dire, le jeu est séparé du « réel » où le vouloir humain, asservi à l’utilité, se heurte de toutes parts à l’événement, à l’incohérence, à l’arbitraire, où rien ne va jamais à son terme prévu ni selon les règles admises, où la seule certitude que l’homme possède, celle de sa fin, lui apparaît à la fois inique et absurde. À toutes ces limitations le jeu échappe, en ce qu’il est d’abord forme. (Jeu. : p. 161– 162).

Ces deux éléments rappellent en effet, mutatis mutandis, les conclusions de « Nature du signe linguistique », et avec elles, en regard de la considération structurale de l’arbitraire du signe, celle de la convention comme lieu du nécessaire, double spéculatif du postulat saussurien de l’arbitraire du signe, instituant la langue comme ordre propre. La question de l’arbitraire du signe est également envisagée lors de la conférence européenne de sémantique (1951), durant laquelle, d’après un compte rendu de Hjelmslev³³, Benveniste a exposé sa théorie en suivant un « manuscrit préparé » : Suit une discussion animée qui se concentre sur le terme de symbole. Benveniste, en s’appuyant sur un manuscrit préparé, expose une doctrine selon laquelle tout est symbolique dans la langue, et que d’autre part il faut exclure le symbolisme. C’est selon lui le moyen pour surmonter le dualisme du symbole chez Saussure. (p. 4).

Benveniste paraît tout d’abord reprendre à son compte la distinction saussurienne entre signe et symbole³⁴ : M. Frei – Signifiés par gestes, stop ou go n’ont pas la même valeur que le rouge et le vert [dans les feux de circulation] : c’est encore une traduction, mais de valeur différente, parce que peuvent intervenir d’autres gestes intermédiaires qui en modifient la valeur.

 Benveniste parle plus loin de « structure complète » : « Nous nous trouvons donc au point où se rejoignent un besoin qui émane de la conscience et une forme que propose le jeu. Le besoin de s’irréaliser s’épanche dans cette structure donnée et complète. » (Jeu : p. ).  Ce compte rendu figure dans les archives Hjelmslev de la Bibliothèque Royale de Copenhague. Ce document, ainsi que d’autres, nous a été aimablement communiqué par Driss Ablali, auquel nous renouvelons nos remerciements.  Voir Saussure () : p. , ainsi que Saussure () : p.  et Saussure & Constantin () : p. .

4.2 Signe et symbole

281

M. Benveniste – On peut considérer que le geste a ici valeur de symbole : le fait d’étendre le bras indique le symbolisme de la barre, la fermeture de la route. Ce n’est donc plus un signe, mais un symbole. (Ac. : p. 17– 18).

Le symbole est également distingué de l’icône : Considérons la photo et la personne : c’est une icône ; la carte et le pays qu’elle représente, également ne sont pas des symboles ; cela ne peut être complet, tandis que dans le symbole, nous avons un « signe dont le contenu et l’expression sont sentis comme présentant une ressemblance ». (Ac. : p. 28).

Benveniste affirme cependant ensuite, en réponse à Hjelmslev qui demande : « Vous savez la signification du terme symbole en français et en anglais. » (Ac. : p. 28) : Il y a beaucoup à dire là-dessus, et un des points de notre programme est d’éclaircir cette notion du symbolisme linguistique qui a des applications considérables en général, et chez Saussure en particulier. (Ac. : p. 29).

Cette intervention³⁵ prélude au long développement mentionné par Hjelmslev, que l’on trouve quelques pages plus loin, et qui se présente comme une « discussion du symbole dans la conception saussurienne » (Ac. : p. 30). Benveniste fait tout d’abord référence au rejet saussurien du terme de symbole ³⁶, avant d’invoquer le passage relatif aux onomatopées dont il était question dans « Nature du signe linguistique »³⁷. La position benvenistienne apparaît alors tout à la fois notablement différente et proche de celle de « Nature du signe linguistique ». Elle semble en premier lieu tout à fait traditionnelle. Le traitement saussurien des onomatopées est interprété comme un « rejet », une « limitation », dont Benveniste, comme d’autres, s’attache à réfuter la légitimité. On lit en effet à propos de l’argument « diachronique » auquel a recours Saussure : M. Benveniste – […] Je crois que nous serons tous d’accord pour rejeter cette limitation faite par Saussure, pour rejeter, en somme, ce rejet. M. Hjelmslev – C’est là, sans doute, le néo-grammairien qui parle. M. Benveniste – Fouet n’a pas toujours été expressif, mais cela ne démontre pas qu’il ne le soit pas. Nous devons choisir le plan de notre examen : synchronique ou diachronique. (Ac. : p. 31).

 Voir également ensuite la réponse à la question d’Ulmann : « […] comment doit-on considérer les onomatopées ? » (Ac. : p. ), en Ac. : p. .  Voir la note  ci-dessus et Ac. : p. .  Voir Ac. : p. .

282

4 Arbitraire et symbolisme

Cet argument benvenistien est éminemment structuraliste, dans la mesure où il joue la structure – la « synchronie » – contre la perspective étiologique. À « l’origine » du signe, indicatrice d’un fonctionnement – c’est là en effet l’enjeu de l’argument saussurien –, Benveniste oppose le constat d’une expressivité, de même qu’il réfutait plus haut l’arbitraire du signe par celui de la consubstantialité du signifiant et du signifié. Il affirme de fait plus loin que si « Saussure fait tous ses efforts pour exclure le plus possible de la langue la notion de symbolisme dans ce sens-là, pour affirmer et démontrer que la langue ne comprend pour ainsi dire exclusivement que des signes arbitraires » (Ac. : p. 31), « [i]l y a, dans le détail, des objections évidentes » (Ac. : p. 31), et on lit alors : Si nous écartons le recours à la diachronie ou au caractère synchronique des onomatopées, il reste qu’il y a dans la langue une partie de symbolisme ; et en réalité, si nous considérons la place que tiennent dans la langue ces éléments, nous constatons qu’elle est loin d’être limitée ; à mon avis, elle est même considérable, et ceci à tous les points de vue : en importance, en productivité, et on a même constaté qu’il existe une catégorisation possible de ces éléments dans la langue. On a pu dresser en effet une grammaire de ces symboles ; Bloomfield en a dressé une liste, et Grammont aussi. On a établi quels sont les éléments phoniques associés à telle et telle impression (impression de glissement, de craquement, de brisure, de chute, de lourdeur, de légèreté, etc…), et vous connaissez les recherches faites par divers auteurs sur le timbre des voyelles. Il y a là tout un ordre important de recherches, tout un domaine linguistique appartenant vraiment à la langue, comprenant de véritables signes signifiants, et non seulement des cris ou des onomatopées. Ce serait donc, je crois, une grave erreur de les rejeter du domaine du symbole. (Ac. : p. 31– 32).

Or, c’est là un argument empirique, dans la mesure où l’arbitraire saussurien y apparaît comme un type de rapport son/sens, au lieu d’un principe définitoire de la langue comme système de valeurs, et rendant ainsi possible une étiologie du signe. L’argumentation paraît différente de celle de « Nature du signe linguistique », dans la mesure, d’une part, où comme nous l’avons vu, Benveniste affirmait alors simplement que « la sphère d’emploi [des onomatopées et mots expressifs] […] est relativement limitée et […] que l’expressivité est un effet essentiellement transitoire, subjectif et souvent secondaire » (Nat.1 : p. 53), mais également, et surtout, d’autre part, où dans ces Actes de la conférence européenne de sémantique, Benveniste ne récuse pas la notion d’arbitraire du signe. Elle en est cependant, en réalité, remarquablement proche. En effet, Benveniste ne se contente pas ici de convoquer cet argument traditionnel³⁸, mais il propose  Voir encore également à cet égard : « Il n’y a donc pas lieu de suivre Saussure dans son essai de réduire ce qu’il a appelé abusivement “le symbolisme linguistique” pour l’exclure du domaine du signe, parce que justement nous avons là des exemples d’associations non arbitraires et, en quelques mesures [sic], naturelles. (Approbation de M. Hjelmslev). » (Ac. : p. ), ainsi que

4.2 Signe et symbole

283

en outre une manière d’« étiologie » de ces possibilités d’expressivité, « étiologie » impliquant significativement le postulat de la nature conventionnelle de la langue. De même, en effet, que dans « Nature du signe linguistique » une « convention symbolique » était postulée au fondement de tout signe, Benveniste définit ici la langue comme un système symbolique : On peut dire que la langue est un ensemble de données symboliques ; que toute langue opère par le truchement du symbole, et que le langage consiste entièrement en symboles ; qu’il n’y a pas enfin d’autre réalité dans le langage, qu’une réalité symbolique. C’est donc un système de symboles phoniques qui, en vertu de certaines traditions, permettent de tenir des discours, un concept, une notion de communication, peu importe : cela permet l’expression, le discours par le moyen de symboles, de combinaisons aussi larges et variées que possible. Et je crois que tout, exactement tout, est, dans ce sens, symbolique dans la langue. Et la dénomination des choses, et la façon dont on les énonce, sont également symboliques, ainsi que les modalités d’expression. C’est bien là, d’ailleurs, ce que Saussure entend lui-même : « À ce point de vue, je ne fais aucune différence entre signe et symbole, sauf que signe est un terme technique dont il faut reconnaître les parties constituantes…³⁹ » (Ac. : p. 32).

De nouveau, la position benvenistienne apparaît éminemment complexe et ambivalente. Ce symbolisme se trouve explicitement corrélé, outre à la dimension de la structure, à celle de l’arbitraire – entre signe et objet, symbole et « ce qu’il symbolise » –, au sens de l’absence de motivation. Il est ici question de « certaines traditions », mais Benveniste parle un peu plus bas de ce symbolisme comme du « symbolisme rationnel de la langue, qui est le symbolisme qui soutient une langue dont les traits sont différentiels, immatériels, et donc valent

Ac. : p. . Ce postulat d’une correspondance entre son et sens, simple proportionnalité, expressivité au sens large ou caractère onomatopéique, est présent depuis les premiers textes de Benveniste, et le demeure jusqu’aux derniers, où il renvoie à une possibilité d’analyse ou de description. Voir notamment, concernant la proportionnalité, Es. : p. ,  et  et GVP : p.  et , concernant l’expressivité, Es. : p. , ,  et , GVP : p. , ,  et , Or. : p. , , ,  et  – , Rép. : p.  et , Dim. : p. , Fon. : p. , VIE : p. , Di. : p.  et Ge. : p. , enfin concernant l’imitation ou les onomatopées, Rép. : p. , Dél. : p.  et HIE : p.  – . La notion d’expressivité peut également caractériser le sens plutôt que le rapport son/sens, ainsi en Gén. : p.  – . Il s’agit toujours, cependant, de la problématique de l’expression, dans le cadre de laquelle arbitraire, expressivité et motivation renvoient à des types de rapport son/sens ou à des types de désignation. Il est notable que la seule mention de la notion saussurienne d’arbitraire relatif s’insère dans un tel cadre. Voir Nou. : p. .  Sauf erreur, il ne s’agit pas ici d’une citation du Cours de linguistique générale. Les deux points et les guillemets semblent donc avoir été introduits par erreur. C’est là, en effet, comme il apparaît plus loin (voir Ac. : p. ), une thèse de Benveniste.

284

4 Arbitraire et symbolisme

uniquement les uns par rapport aux autres sans qu’il y ait relation nécessaire entre eux et ce qu’ils symbolisent » (Ac. : p. 33). On est très proche, ici, mutatis mutandis, du rapport saussurien d’implication entre arbitraire et relativité des valeurs, réfuté dans « Nature du signe linguistique ». Il s’agit là d’ailleurs, selon Benveniste, de « ce que Saussure entend lui-même », du « véritable symbolisme » (Ac. : p. 32) de Saussure. Néanmoins, dans le même temps, Benveniste parle précisément de symbolisme, et entend redéfinir le terme de manière à exclure toute distinction entre signe et symbole. Si, en effet, « [l]a conséquence, qui serait logique mais paradoxale, serait, si l’on pose ainsi la question, d’exclure de la langue tout ce qui, dans l’acception commune, est nommé symbole » (Ac. : p. 32), il faut préciser « que le signe évoque une certaine partie, un certain aspect du monde » (Ac. : p. 33), et que « cette représentation elle-même, obscurément se coordonne dans notre esprit à un ensemble d’autres représentations associées également à l’image que porte le mot » (Ac. : p. 33), de sorte qu’il y a « une certaine correspondance entre l’impression créée par le phonétisme et l’objet représenté » (Ac. : p. 33), correspondance qu’il appelle également symbolisme en précisant le terme par les adjectifs « psychique ou émotionnel ou évocatif » (Ac. : p. 33) pour la distinguer du symbolisme rationnel. Or, dans cette perspective, il ne faut pas, comme, selon lui, Saussure, exclure ce symbolisme évocatif au nom du symbolisme rationnel, mais, bien que ce symbolisme n’ait « absolument aucun rapport avec le symbolisme foncier, le caractère purement symbolique de l’ensemble des signes du langage » (Ac. : p. 33), et qu’il « importe de distinguer » (Ac. : p. 33) les deux symbolismes, « une fois qu’on a distingué ces deux espèces de symbolisme, il n’y a plus aucune raison de chercher à réduire, à détruire l’un par rapport à l’autre » (Ac. : p. 33). Autrement dit, au nom de l’existence du rapport signe/objet qui est constitutif du symbolisme, il n’est plus possible de concevoir le signe par exclusion du rapport de motivation. Benveniste ne saurait mieux dire que sa discussion du principe de l’arbitraire du signe s’ancre dans le donné de la définition traditionnelle du signe. Néanmoins, par ailleurs, tandis que se trouvent ainsi distingués deux niveaux de symbolisme, dont le premier fonde le second, l’arbitraire du signe se trouve par là même dénué de tout contenu, si ce n’est celui de l’existence du signe qui vaut ainsi « étiologie » de la langue. À la dualité convention/nécessité de « Nature du signe linguistique » répond ainsi la redéfinition du signe comme symbole, au double sens de l’arbitraire du rapport signe/objet, constitutif de la langue comme structure, et de l’unité d’un symbolisme transcendant la distinction arbitraire/motivation. Cette redéfinition de la notion de symbolisme est fortement appuyée par Benveniste, qui, dans la suite des discussions, insiste sur la nécessité, pour l’appréhension de la langue, du terme de symbolisme, affirmant notamment que « nous avons besoin du terme symbole ou symbolisme pour

4.2 Signe et symbole

285

définir en général dans l’ensemble des activités humaines, l’activité linguistique » (Ac. : p. 35)⁴⁰, et rapporte opiniâtrement la distinction saussurienne entre signe et symbole à une définition erronée – trop restreinte – du terme de symbole. Citons notamment⁴¹ : Et c’est justement une très grave erreur de Saussure, et commise par lui faute justement d’une terminologie adéquate, contre laquelle je tiens à réagir parce que cela me paraît grave. Vous savez que c’est toujours cette partie de la langue que l’on qualifie de symbolique ; or, le véritable symbolisme est celui de toute langue, de tout langage, et c’est là un type de symbolisme particulier, un type de symbolisme que l’on peut définir par l’adjonction d’un adjectif, peut-être, ou par un terme différent, tel que motivation peut-être ? (Ac. : p. 35).

Cette insistance de Benveniste à ramener à une imprécision terminologique ce qu’il considère comme une erreur de Saussure fait nettement apparaître qu’il s’agit pour lui de redéfinir l’arbitraire comme symbolisme, indifférent en tant que tel à la distinction entre arbitraire et motivation, si ce n’est dans le cadre de la distinction de deux niveaux. De nouveau, l’analyse benvenistienne vient doubler le geste saussurien, qui consistait pour sa part à substituer à la distinction de types de rapport son/sens l’étiologie de ce dernier. L’enjeu, de fait, est la spécificité du langage. Benveniste affirmait ainsi également, à propos de la distinction des deux types de symbolisme : […] il y a deux types de symbolismes différents, en linguistique même, et qu’il est très important de distinguer. Ce sont là, en effet, des distinctions qui portent sur la relation possible entre le système linguistique et d’autres systèmes également symboliques (Ac. : p. 32).

Il liait ainsi la question de l’arbitraire du signe à celle de la sémiotique, au sens de la science des signes⁴². Cette dernière question apparaît dès l’abord confuse et double : double dans la mesure où la redéfinition du symbolisme implique un refus de restreindre la langue à un type de signe, la langue apparaissant ainsi

 Mais voir également Ac. : p. , dans la mesure où la transcription nous paraît fautive.  Mais voir également Ac. : p.  et .  Dans la suite de nos analyses, sauf dans les citations de Benveniste, et sauf précision contraire, sémiotique, adjectif ou nom, renverra à la science des signes, qui porte traditionnellement ce nom, en concurrence avec sémiologie, et non, comme dans le chapitre précédent, à ce que Benveniste appelle sémiotique, dans le cadre de sa distinction entre sémiotique et sémantique. Nous sommes consciente que cette homonymie est fâcheuse, mais elle nous paraît inévitable dans le cadre d’une analyse des textes de Benveniste.

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4 Arbitraire et symbolisme

tout à la fois comme un type de symbolisme et comme un symbolisme fondamental, confuse dans la mesure où, dans le même temps – et l’on retrouve ici le donné de la définition traditionnelle du signe –, le symbolisme apparaît commun aux différents systèmes sémiotiques. Or, c’est précisément dans le cadre de développements d’ordre sémiotique que réapparaît, dans les deux textes postérieurs⁴³ où il est de nouveau convoqué, le principe de l’arbitraire du signe. Il apparaît alors sous les espèces de la notion de convention. Dans ses « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » (1956)⁴⁴, Benveniste oppose ainsi symbolisme linguistique et symbolisme de l’inconscient, selon cinq axes corrélatifs et symétriques : à un symbolisme du langage (1) divers, (2) appris, (3) reconnu comme symbolisme, (4) impliquant une symbiose entre mot et chose et (5) non justifiable (arbitraire) s’oppose un symbolisme de l’inconscient (1) universel, (2) non appris, (3) non reconnu comme symbolisme, (4) fondé sur une multiplicité des signifiants pour un même signifié et (5) motivé. Le symbolisme du langage apparaît ainsi comme un type de symbolisme, spécifié par son caractère conventionnel. La notion même de type de symbolisme atteste de nouveau du donné du signe, dans le même temps que la redéfinition du symbolisme semble avoir cédé la place à la reconnaissance de deux types de signes, conventionnels et motivés, et l’on retrouve ici la confusion de l’horizon sémiotique que Benveniste confère à la question de l’arbitraire du signe. La difficulté apparaît plus nettement dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique » (1962), où se trouvent distingués signal et symbole. Le premier est un « fait physique relié à un autre fait physique par un rapport naturel ou conventionnel » (Dév.1 : p. 27), le second est « institué par l’homme » (Dév.1 : p. 27) ; le premier est perçu par l’animal qui « est capable d’y réagir adéquatement » (Dév.1 : p. 27) et peut être dressé à le faire, le second est utilisé – en plus du signal – par l’homme, qui doit « apprendre le sens du symbole » (Dév.1 : p. 27) et « être capable de l’interpréter dans sa fonction signifiante et non plus seu-

 Voir cependant également Com. : p. , analysé dans le chapitre . Il s’agit là, de nouveau, d’un développement d’ordre sémiotique. Comme nous l’avons vu plus haut, on lira seulement ensuite, dans « La forme et le sens dans le langage » (), écho, peut-être, de l’analyse de « Nature du signe linguistique » : « C’est de la confusion extrêmement fréquente entre sens et référence, ou entre référent et signe, que sont nées tant de vaines discussions sur ce qu’on appelle le principe de l’arbitraire du signe. » (FSL. : p. ). Signalons également, dans « Documents pour l’histoire de quelques notions saussuriennes » (), les citations de Boole et de Valéry, que Benveniste juge « susceptibles d’éclairer les antécédents ou l’histoire ultérieure de certaines des notions que Saussure a introduites en linguistique » (Doc. : p. ), et où la conception de l’arbitraire du signe apparaît significativement tout à fait traditionnelle. Voir Doc. : p.  –  et  – .  Voir Rem. : p.  – .

4.2 Signe et symbole

287

lement de le percevoir comme impression sensorielle, car le symbole n’a pas de relation naturelle avec ce qu’il symbolise » (Dév.1 : p. 27). Il s’agit donc cette fois de la spécificité du langage comme symbolisme, et non plus, comme dans les « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », de la distinction de différents types de symbolisme. On retrouve cependant la même distinction entre conventionnel et naturel, et la caractérisation corrélative du langage comme un symbolisme reconnu comme symbolisme. Benveniste insiste en effet sur le caractère « institué par l’homme » qui spécifie le symbole par rapport au signal, caractère qu’il oppose nettement à la motivation ou à la naturalité du rapport signe/objet. Néanmoins, par ailleurs, la convention ne semble pas propre au seul symbole, puisque le signal « est un fait physique relié à un autre fait physique par un rapport naturel ou conventionnel ». Il faut mentionner, à cet égard, un autre développement du même texte, où le langage se trouve cette fois caractérisé comme un symbolisme particulier, « organisé sur deux plans » (Dév.1 : p. 28), « fait physique » (Dév.1 : p. 28) d’une part, « structure immatérielle, communication de signifiés, remplaçant les événements ou les expériences par leur “évocation” » (Dév.1 : p. 28) d’autre part, organisation qui le rend « médiatisant » (Dév.1 : p. 28) et le définit comme « structure relationnelle » (Dév.1 : p. 28). Benveniste insiste alors de nouveau sur le caractère institué du langage, qui le distingue du signal, mais sans que le lien entre les deux dimensions apparaisse clairement. Il affirme en effet : Il [le langage] organise la pensée et il se réalise en une forme spécifique, il rend l’expérience intérieure d’un sujet accessible à un autre dans une expression articulée et représentative, et non par un signal tel qu’un cri modulé ; il se réalise dans une langue déterminée, propre à une société distincte, non dans une émission vocale commune à l’espèce entière. (Dév.1 : p. 28).

On lira encore quelques pages plus loin : La diversité des langues, la diversité des cultures, leurs changements, font apparaître la nature conventionnelle du symbolisme qui les articule. C’est en définitive le symbole qui noue ce lien vivant entre l’homme, la langue et la culture. (Dév.1 : p. 30).

La conventionnalité du rapport signe/objet apparaît ainsi au fondement de la spécificité du symbolisme humain, mais dans le même temps, le refus de l’arbitraire du signe, c’est-à-dire la problématique des rapports son/sens dont il est un effet, en interdit toute élaboration susceptible de rendre compte de la spécificité du signe linguistique. La conventionnalité ne se distingue guère, dans cette perspective, du constat empirique de la diversité des langues, corrélatif, comme il est apparu dans la première partie, de la notion de structure. C’est une

288

4 Arbitraire et symbolisme

telle inefficience théorique de ce double objectal de la langue saussurienne qu’est la langue (ou le langage) benvenistienne que nous nous efforcerons de faire apparaître dans les deux chapitres qui suivent, dans le cadre de la problématique sémiotique, d’une part, et dans celui des développements relatifs au langage, d’autre part.

5 Linguistique et sciences de l’homme Nous envisagerons dans ce chapitre trois types de développements benvenistiens, respectivement consacrés aux rapports entre langage et pensée, au langage animal et à la sémiologie saussurienne. Nous voudrions ainsi faire apparaître, tout d’abord, l’obstacle épistémologique que constitue la problématique de l’expression, et avec elle la notion de symbolisme, à une appréhension théorique des rapports entre langage et pensée, puis, dans la lignée du chapitre précédent, la manière dont cette problématique se double nécessairement d’une problématique sémiotique, qui met de même en échec la tentative benvenistienne de définir le langage humain dans sa spécificité, qu’il s’agisse de l’opposer au langage animal ou aux autres systèmes de signes.

5.1 Langage et pensée Les rapports entre langage et pensée sont envisagés pour la première fois, très brièvement, dans « Tendances récentes en linguistique générale » (1954), où Benveniste affirme : Enfin, et nous touchons ici à des questions dont la portée dépasse la linguistique, on discerne que les « catégories mentales » et les « lois de la pensée » ne font dans une large mesure que refléter l’organisation et la distribution des catégories linguistiques. Nous pensons un univers que notre langue a d’abord modelé. Les variétés de l’expérience philosophique ou spirituelle sont sous la dépendance inconsciente d’une classification que la langue opère du seul fait qu’elle est langue et qu’elle symbolise. (Ten.1 : p. 6).

On retrouve ici, significativement, la notion de symbolisme. Dans ce cadre, la langue apparaît comme un moule de la pensée, conformément à la métaphore déjà rencontrée dans « Nature du signe linguistique »¹ et qui est rejetée par Saussure dans son deuxième cours de linguistique générale². Les notes des étudiants sont ici relativement différentes les unes des autres. Il est question, dans celles de Riedlinger, comme dans celles de Bouchardy³, de « langage » puis de « matière phonique » :

 Voir Nat. : p. .  Voir la note  du chapitre précédent.  Voir Saussure () : p. .

290

5 Linguistique et sciences de l’homme

La pensée de sa nature chaotique est forcée de se préciser parce qu’elle décomposée, elle est répartie par le langage en des unités. Mais il ne faut pas tomber dans l’idée banale que le langage est un moule : c’est le considérer comme quelque chose de fixe, de rigide alors que la chaotique en soi que la pensée. c’est le fait mystérieux que la pensée-son implique des divisions qui sont les unités finales de la linguistique. (Saussure, 1997 : p. 21).

Gautier donne en revanche : « Ne pas dire que la pensée reçoit un moule (banale observation). » (Saussure, 1967 : p. 252), sans autre précision, tandis qu’il n’est question, dans les notes de Constantin, que de la seule matière phonique : « Il est faux qu’en soi-même une suite de sons est un moule. C’est un matériel aussi chaotique que la pensée elle-même en soi. » (Saussure, 1967 : p. 252), interprétation retenue par le Cours de linguistique générale : En face de ce royaume flottant, les sons offriraient-ils par eux-mêmes des entités circonscrites d’avance ? Pas davantage. La substance phonique n’est pas plus fixe ni plus rigide ; ce n’est pas un moule dont la pensée doive nécessairement épouser les formes, mais une matière plastique qui se divise à son tour en parties distinctes pour fournir les signifiants dont la pensée a besoin. (Saussure, 1972 : p. 155).

C’est significativement d’une oscillation, à la fois analogue et déplacée, entre langue et signifiant, forme (au sens de l’opposition forme/substance) et expression, que témoignent les réflexions benvenistiennes sur les rapports entre langue et pensée, telles qu’elles se donnent à lire dans « Catégories de pensée et catégories de langue » (1958) et « Coup d’œil sur le développement de la linguistique » (1962). Le premier de ces deux textes s’attache à la démonstration de la thèse rapidement exposée dans « Tendances récentes en linguistique générale ». Le texte s’ouvre sur l’affirmation que « [n]ous faisons de la langue que nous parlons des usages infiniment variés, dont la seule énumération devrait être coextensive à la liste des activités où peut s’engager l’esprit humain » (Cat.1 : p. 63), mais que ces usages, en dépit de leur diversité, ont néanmoins deux caractères communs, d’une part que « la réalité de la langue y demeure en règle générale inconsciente » (Cat.1 : p. 63), et d’autre part que « si particulières que soient les opérations de la pensée, elles reçoivent expression dans la langue » (Cat.1 : p. 63). Benveniste affirme alors : Nous pouvons tout dire, et nous pouvons le dire comme nous voulons. De là procède cette conviction, largement répandue et elle-même inconsciente comme tout ce qui touche au langage, que penser et parler sont deux activités distinctes par essence, qui se conjoignent pour la nécessité pratique de la communication, mais qui ont chacune leur domaine et

5.1 Langage et pensée

291

leurs possibilités indépendantes, celles de la langue consistant dans les ressources offertes à l’esprit pour ce qu’on appelle l’expression de la pensée. Tel est le problème que nous envisageons sommairement ici et surtout pour éclairer quelques ambiguïtés dont la nature même du langage est responsable. (Cat.1 : p. 63).

Il faut noter, en premier lieu, que Benveniste appréhende ici la langue comme un instrument, dont l’homme fait « usage ». La perspective apparaît ainsi dès l’abord profondément différente de celle de Saussure. Dans la lignée de ce que nous avons vu dans la première partie, elle est également distincte, notamment, de celle des phonologues, en particulier de Martinet, dans la mesure où la communication cède la place aux « activités où peut s’engager l’esprit humain ». Dans ce cadre, la langue est conçue comme un instrument de la pensée, mais il faut remarquer la singularité de la formulation benvenistienne de cette thèse : au lieu de définir la langue comme un instrument de la pensée, Benveniste affirme que toutes les opérations de la pensée « reçoivent expression dans la langue », dans la mesure où « [n]ous pouvons tout dire, et nous pouvons le dire comme nous voulons ». L’affirmation de Benveniste s’inscrit en effet en faux contre la conception du penser et du parler comme deux activités séparées et de la langue comme un simple instrument servant à l’expression d’une pensée indépendante. Le fait notable, cependant, est que la réfutation qu’il propose dans les paragraphes qui suivent s’inscrit dans le cadre de la représentation « expressive » du langage, langage qui, « [a]ssurément […] est employé à convoyer “ce que nous voulons dire” » (Cat.1 : p. 63). La langue, dès l’abord conçue comme un instrument, s’identifie ainsi nécessairement à un signifiant, comme il était d’ailleurs lisible dans l’idée même que les opérations de la pensée « reçoivent expression dans la langue ». C’est pourquoi, tandis que Benveniste procède, après Saussure, à une ontologisation de la signification – le sens convoyé est ensuite dénommé « ce que nous voulons dire » (Cat.1 : p. 63) puis « ce que nous avons dans l’esprit » (Cat.1 : p. 63) puis « notre pensée » (Cat.1 : p. 63), enfin « contenu de pensée, fort difficile à définir en soi, sinon par des caractères d’intentionnalité ou comme structure psychique, etc. » (Cat.1 : p. 63) –, à la différence de ce qui a lieu chez Saussure, une telle assimilation de la signification à la pensée ne permet ni définition de la langue ni étiologie de la signification. Le refus de la métaphore du moule se double en effet chez Saussure de la définition de la langue comme division-combinaison dont nous avons cité les termes au début du premier chapitre⁴. Or, dans ce cadre, l’ontologisation de la signification, devenue pensée, se double d’une spécification aboutissant à une distinction : à

 P. . Voir Saussure () : p. . Voir également, dans les notes d’étudiants, Saussure () : p.  –  et Saussure & Constantin () : p. .

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5 Linguistique et sciences de l’homme

la pensée pré-linguistique, « masse informe et indistincte » (Saussure, 1972 : p. 155), « nébuleuse où rien n’est nécessairement délimité » (Saussure, 1972 : p. 155)⁵, succède, à l’avènement du fonctionnement linguistique, une pensée articulée dans le langage, dont l’effet est la signification. Benveniste, pour sa part, donne consistance ontologique à la signification, mais sans distinguer entre signification et pensée. Aussi retrouve-t-on, en lieu et place de l’étiologie saussurienne de la signification, et corrélativement à la dimension de l’organisation dont il a été question dans la première partie, cette métaphore du moule, qui réintroduit la langue derrière le signifiant et donne ainsi corps à cette ambivalence de la notion d’expression qui caractérise la linguistique benvenistienne et qui est aussi ambivalence de la notion de forme. On lit en effet ensuite : Ce contenu reçoit forme quand il est énoncé et seulement ainsi. Il reçoit forme de la langue et dans la langue, qui est le moule de toute expression possible ; il ne peut s’en dissocier et il ne peut la transcender. Or cette langue est configurée dans son ensemble et en tant que totalité. Elle est en outre organisée comme agencement de « signes » distincts et distinctifs, susceptibles eux-mêmes de se décomposer en unités inférieures ou de se grouper en unités complexes. Cette grande structure, qui enferme des structures plus petites et de plusieurs niveaux, donne sa forme au contenu de pensée. Pour devenir transmissible, ce contenu doit être distribué entre des morphèmes de certaines classes, agencés dans un certain ordre, etc. Bref, ce contenu doit passer par la langue et en emprunter les cadres. (Cat.1 : p. 63 – 64).

Aux métaphores saussuriennes de l’indistinction, indistinction sur laquelle Benveniste insiste également pour sa part, répondent alors, au lieu d’une langue théorisée comme « terrain […] des articulations » (Saussure, 1997 : p. 22), le postulat – en tant que tel arbitraire, parce que se résumant à un constat empirique, outre qu’il est tautologique (la pensée est indistincte en dehors de la langue, de sorte qu’on ne peut l’appréhender en dehors de la langue) – d’une indissolubilité de la langue et de la pensée, et une langue dépourvue d’étiologie, simplement définie comme « condition de réalisation de la pensée », et non seulement « condition de transmissibilité » de celle-ci. Benveniste poursuit ainsi : Autrement la pensée se réduit sinon exactement à rien, en tout cas à quelque chose de si vague et de si indifférencié que nous n’avons aucun moyen de l’appréhender comme « contenu » distinct de la forme que la langue lui confère. La forme linguistique est donc non seulement la condition de transmissibilité, mais d’abord la condition de réalisation de la pensée. Nous ne saisissons la pensée que déjà appropriée aux cadres de la langue. Hors de cela, il n’y a que volition obscure, impulsion se déchargeant en gestes, mimique. C’est dire que la question de savoir si la pensée peut se passer de la langue ou la tourner comme

 Les termes figurent dans les notes d’étudiants. Voir la note précédente.

5.1 Langage et pensée

293

un obstacle, pour peu qu’on analyse avec rigueur les données en présence, apparaît dénuée de sens. (Cat.1 : p. 64).

C’est donc, en regard de l’étiologie saussurienne, à une affirmation que son caractère purement empirique prive de toute justification que se résume la thèse benvenistienne. Cette insuffisance est perçue par Benveniste, qui dénonce d’une part l’insuffisance d’une telle « relation de fait » (Cat.1 : p. 64), affirmant que « [p]oser ces deux termes, pensée et langue, comme solidaires et mutuellement nécessaires ne nous indique pas comment ils sont solidaires, pourquoi on les jugerait indispensables l’un à l’autre » (Cat.1 : p. 64) – ce dont, eu égard à ce que nous venons de voir, l’on ne peut de fait que convenir – et qu’« [e]ntre une pensée qui ne peut se matérialiser que dans la langue et une langue qui n’a d’autre fonction que de “signifier”, on voudrait établir une relation spécifique, car il est évident que les termes en présence ne sont pas symétriques » (Cat.1 : p. 64), et d’autre part la simplification que constitue la métaphore du moule⁶. Les termes mêmes de cette dénonciation font cependant apparaître l’impossibilité dans laquelle se trouve Benveniste d’« établir une relation spécifique » entre langue et pensée. En premier lieu, la langue se trouve de nouveau définie par sa fonction de « signifier », et corrélativement la pensée n’est pas appréhendée autrement que comme un contenu informe, « qui ne peut se matérialiser que dans la langue ». Dans ce cadre, en second lieu – et l’on retrouve ici la tautologie que nous pointions dans ce qui précède –, la métaphore du moule n’est pas rejetée en tant que telle ou pour la conception de la langue dont elle témoignerait, mais au nom de la solidarité établie entre pensée et langue. On lit en effet alors : Parler de contenant et de contenu, c’est simplifier. L’image ne doit pas abuser. À strictement parler, la pensée n’est pas une matière à laquelle la langue prêterait forme, puisque à aucun moment ce « contenant » ne peut être imaginé vide de son « contenu », ni le « contenu » comme indépendant de son « contenant ». (Cat.1 : p. 64).

Là où Saussure postule une hétérogénéité de la pensée et de la langue, Benveniste constate l’interdépendance d’une langue dès l’abord conçue comme ex On lira de même ensuite dans « [Signe et système dans la langue] » (), en réponse à la question « Welches Verhältnis besteht im sprachlichen Bereich zwischen Form und Inhalt ? » (S. A.,  : p. ) : « Quant à la question  “Verhältnis zwischen Form und Inhalt”, ou c’est un pseudo-problème philosophique, ou c’est une formulation inadéquate. S’il apparaît impossible d’employer rigoureusement des termes comme “Form” et “Inhalt”, mieux vaut les bannir de nos discussions. Les praticiens de l’“information” et du “codage” auraient peut-être un usage technique à en faire. » (Sig. : p. ).

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5 Linguistique et sciences de l’homme

pression et d’une pensée dès l’abord conçue comme contenu. Dès lors, le signifiant – « qui n’a d’autre fonction que de “signifier” » – se double nécessairement d’une forme – « se matérialiser […] dans une langue » –, objet en lieu et place d’un concept, et dont l’ambivalence n’a d’égale que la confusion entourant le statut de la pensée. Cette confusion apparaît de manière très nette dans la suite de l’argumentation benvenistienne. On lit en effet ensuite : La question devient alors celle-ci. Tout en admettant que la pensée ne peut être saisie que formée et actualisée dans la langue, avons-nous le moyen de reconnaître à la pensée des caractères qui lui soient propres et qui ne doivent rien à l’expression linguistique ? Nous pouvons décrire la langue pour elle-même. Il faudrait de même atteindre directement la pensée. (Cat.1 : p. 64– 65).

Au postulat de l’indissociabilité de la langue et de la pensée répond ici, de manière extrêmement logique, une tentative d’« atteindre directement la pensée » afin de savoir si l’on peut lui « reconnaître […] des caractères qui lui soient propres et qui ne doivent rien à l’expression linguistique ». Benveniste voudrait ainsi parvenir à définir cette « relation spécifique » dont il était question au paragraphe précédent. Il ajoute en effet : S’il était possible de définir celle-ci par des traits qui lui appartiennent exclusivement, on verrait du même coup comment elle s’ajuste à la langue et de quelle nature sont leurs relations. (Cat.1 : p. 65).

Il se propose pour ce faire de procéder à un examen comparatif des catégories de pensée et des catégories de langue, dans la mesure où les catégories « apparaissent en médiatrices » (Cat.1 : p. 65) et « ne présentent pas le même aspect suivant qu’elles sont catégories de pensée ou catégories de langue » (Cat.1 : p. 65). Ces discordances tiennent d’abord à ce que « la pensée peut spécifier librement ses catégories, en instaurer de nouvelles, alors que les catégories linguistiques, attributs d’un système que chaque locuteur reçoit et maintient, ne sont pas modifiables au gré de chacun » (Cat.1 : p. 65), et par ailleurs à ce que « la pensée peut prétendre à poser des catégories universelles, mais que les catégories linguistiques sont toujours catégories d’une langue particulière » (Cat.1 : p. 65), ce qui « [à] première vue […] confirmerait la position précellente et indépendante de la pensée à l’égard de la langue » (Cat.1 : p. 65). Benveniste refuse néanmoins de se contenter de « poser le problème en termes aussi généraux » (Cat.1 : p. 65), et entend pour sa part « entrer dans le concret d’une situation historique, scruter les catégories d’une pensée et d’une langue définies » (Cat.1 : p. 65), ce que lui paraissent rendre possible les catégories d’Aristote, auxquelles il consacre donc les analyses qui suivent. La démarche

5.1 Langage et pensée

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benvenistienne est ici remarquable. Il importe en effet de noter qu’au fil du raisonnement que nous venons de retracer, la pensée change de statut : auparavant structure ou fonctionnement psychique identifiable au contenu des expressions linguistiques, elle devient structure organisée puis, avec l’entrée « dans le concret d’une situation historique », système particulier de pensée, distinct, en tant que tel, de la « substance psychique » que l’on pouvait penser constitutive du premier de ces trois référents. L’examen des catégories d’Aristote occupe les pages qui suivent⁷. Benveniste y fait apparaître que si « Aristote pose ainsi la totalité des prédicats que l’on peut affirmer de l’être, et […] vise à définir le statut logique de chacun d’eux » (Cat.1 : p. 66), « ces distinctions sont d’abord des catégories de langue, et qu’en fait Aristote, raisonnant d’une manière absolue, retrouve simplement certaines des catégories fondamentales de la langue dans laquelle il pense » (Cat.1 : p. 66). Nous lisons, au terme de l’analyse⁸ : Nous avons ainsi une réponse à la question posée en commençant et qui nous a conduit à cette analyse. Nous nous demandions de quelle nature étaient les relations entre catégories de pensée et catégories de langue. Pour autant que les catégories d’Aristote sont reconnues valables pour la pensée, elles se révèlent comme la transposition des catégories de langue. C’est ce qu’on peut dire qui délimite et organise ce qu’on peut penser. La langue fournit la configuration fondamentale des propriétés reconnues par l’esprit aux choses. Cette table des prédicats nous renseigne donc avant tout sur la structure des classes d’une langue particulière. Il s’ensuit que ce qu’Aristote nous donne pour un tableau de conditions générales et permanentes n’est que la projection conceptuelle d’un état linguistique donné. (Cat.1 : p. 70).

Il nous semble pour notre part que, de même qu’Aristote « était […] voué à retrouver sans l’avoir voulu les distinctions que la langue même manifeste entre

 Voir Cat. : p.  – .  Analyse ponctuée par les remarques suivantes : « Il nous paraît que ces prédicats correspondent non point à des attributs découverts dans les choses, mais à une classification émanant de la langue même. » (Cat. : p. ), « C’est donc bien dans le système des formes de la langue que sont fondés ces deux prédicats nécessaires. » (Cat. : p. ), « Ce n’est donc pas sans raison que ces catégories se trouvent énumérées et groupées comme elles le sont. Les six premières se réfèrent toutes à des formes nominales. C’est dans la particularité de la morphologie grecque qu’elles trouvent leur unité. // Sous la même considération, les quatre suivantes forment aussi un ensemble : ce sont toutes des catégories verbales. » (Cat. : p. ), « […] cette fois les exemples mêmes sont choisis de manière à souligner l’opposition linguistique » (Cat. : p. ), « Ici encore, les notions nous paraissent avoir un fondement linguistique. » (Cat. : p. ), « On peut maintenant transcrire en termes de langue la liste des dix catégories. » (Cat. : p. ). Voir en outre le résumé de la thèse en Cat. : p. , précédant tout juste le passage que nous citons ci-dessus.

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5 Linguistique et sciences de l’homme

les principales classes de formes » (Cat.1 : p. 70), Benveniste était voué à conclure à l’indissolubilité de la pensée et de la langue qu’il avait initialement postulée : dans la mesure où il ne s’agit plus de pensée, mais d’organisation cognitive, cadre de pensée universel, culturel ou système particulier – autrement dit, mais en un sens certainement différent de celui que donne Benveniste à cette restriction : « Pour autant que les catégories d’Aristote sont reconnues valables pour la pensée » –, il ne saurait s’agir d’autre chose que de contenu linguistique, effectivement articulé dans et par la langue. On retrouve ici, pour une part, la distinction du signifié et du référent, et la thèse whorfienne, objet véritable et unique, dès lors, de la démonstration de Benveniste : Il [Aristote] pensait définir les attributs des objets ; il ne pose que des êtres linguistiques : c’est la langue qui, grâce à ses propres catégories, permet de les reconnaître et de les spécifier. (Cat.1 : p. 70).

De ce point de vue, les deux propositions suivantes sont fallacieuses, qui désignent comme « pensée » ce qui n’est que « signification », pensée articulée et effet de langue : « C’est ce qu’on peut dire qui délimite et organise ce qu’on peut penser. La langue fournit la configuration fondamentale des propriétés reconnues par l’esprit aux choses. » On lit de même ensuite, la langue, en tant qu’idiome, devenant ainsi une condition de possibilité de la pensée : On n’en finirait pas d’inventorier cette richesse d’emplois [du verbe être en grec⁹], mais il s’agit bien de données de langue, de syntaxe, de dérivation. Soulignons-le, car c’est dans une situation linguistique ainsi caractérisée qu’a pu naître et se déployer toute la métaphysique grecque de l’« être », les magnifiques images du poème de Parménide comme la dialectique du Sophiste. La langue n’a évidemment pas orienté la définition métaphysique

 À l’examen des catégories d’Aristote succède en effet un développement sur le verbe être, introduit de la manière suivante : « On peut même étendre cette remarque. Au-delà des termes aristotéliciens, au-dessus de cette catégorisation, se déploie la notion d’“être” qui enveloppe tout. Sans être un prédicat lui-même, l’“être” est la condition de tous les prédicats. Toutes les variétés de l’“être-tel”, de l’“état”, toutes les vues possibles du “temps”, etc., dépendent de la notion d’“être”. Or, ici encore, c’est une propriété linguistique très spécifique que ce concept reflète. » (Cat. : p.  – ). Voir Cat. : p.  – , où on lit notamment, pour introduire à l’examen de la notion d’être en ewe : « Qu’il s’agit ici au premier chef d’un fait de langue, on s’en rendra mieux compte en considérant le comportement de cette même notion dans une langue différente. Il y a avantage à choisir, pour l’opposer au grec, une langue de type tout autre, car c’est justement par l’organisation interne de ces catégories que les types linguistiques diffèrent le plus. Précisons seulement que ce que nous comparons ici, ce sont des faits d’expression linguistique, non des développements conceptuels. » (Cat. : p. ). La première de ces deux citations n’est pas sans évoquer la notion d’opérateur des Actes de la conférence européenne de sémantique (). Voir Ac. : p.  – .

5.1 Langage et pensée

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de l’« être », chaque penseur grec a la sienne, mais elle a permis de faire de l’« être » une notion objectivable, que la réflexion philosophique pouvait manier, analyser, situer comme n’importe quel autre concept. (Cat.1 : p. 71).

Benveniste reconnaît la singularité de la pensée individuelle – « La langue n’a évidemment pas orienté la définition métaphysique de l’“être”, chaque penseur grec a la sienne » –, se contentant d’assigner à la langue le rôle de condition d’existence d’une « notion objectivable » et ainsi maniable par la réflexion philosophique. Il reconnaît en outre la possibilité d’une action des penseurs sur la langue, qui, comme il l’écrit un peu plus loin, « enrichi[ssent] les significations » (Cat.1 : p. 73) et « cré[ent] de nouvelles formes » (Cat.1 : p. 73). Dans le même temps, cependant, la langue apparaît comme une condition de la pensée : « c’est dans une situation linguistique ainsi caractérisée qu’a pu naître et se déployer toute la métaphysique grecque », et, comme il l’affirme de même plus loin, « la structure linguistique du grec prédisposait la notion d’“être” à une vocation philosophique » (Cat.1 : p. 73), tandis que « la langue ewe ne nous offre qu’une notion étroite, des emplois particularisés » (Cat.1 : p. 73). Une proposition de ce deuxième passage est d’ailleurs significative, mêlant pensée individuelle ou système philosophique et signification : Nous ne saurions dire quelle place tient l’« être » dans la métaphysique ewe, mais a priori la notion doit s’articuler tout autrement. (Cat.1 : p. 73).

Comme nous l’avons vu ci-dessus, à l’appréhension première de la pensée comme signification répond en effet nécessairement l’assimilation de la pensée à la signification. L’aporie à laquelle conduit une telle assimilation apparaît très nettement dans les dernières lignes du texte. Benveniste affirme tout d’abord : Il est de la nature du langage de prêter à deux illusions en sens opposé. Étant assimilable, consistant en un nombre toujours limité d’éléments, la langue donne l’impression de n’être qu’un des truchements possibles de la pensée, celle-ci, libre, autarcique, individuelle, employant la langue comme son instrument. En fait, essaie-t-on d’atteindre les cadres propres de la pensée, on ne ressaisit que les catégories de la langue. L’autre illusion est à l’inverse. Le fait que la langue est un ensemble ordonné, qu’elle révèle un plan, incite à chercher dans le système formel de la langue le décalque d’une « logique » qui serait inhérente à l’esprit, donc extérieure et antérieure à la langue. En fait, on ne construit ainsi que des naïvetés ou des tautologies. (Cat.1 : p. 73).

Il dénonce ainsi de nouveau, pour conclure, la conception de la langue comme un instrument de la pensée, qu’il double de la thèse « inverse » d’une appréhension de la langue comme reflet de la pensée, et à laquelle il oppose sa propre thèse d’une détermination des cadres de la pensée par les catégories de la

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langue. Qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre des deux conceptions ainsi caractérisées comme erronées, langue et pensée apparaissent comme deux entités séparées. La conception benvenistienne des rapports entre langue et pensée postule au contraire l’indissolubilité des deux termes. Elle implique cependant également – par opposition à la deuxième thèse, qui n’est donc pas réellement l’inverse de l’autre, mais dont la présentation comme telle est significative en ce qu’elle tend à estomper le décalage qu’implique le passage de l’un à l’autre référent du terme benvenistien de pensée – une subordination de la pensée à la langue, corrélative d’une appréhension de la seconde comme une organisation ou une structure, et de la première comme un contenu informe. Aussi le dernier paragraphe du texte, en même temps qu’il réintroduit une relative indépendance de la pensée à l’égard de la langue, redonne-t-il à la pensée son statut premier de fonctionnement psychique ou de production idéique. Benveniste y affirme tout d’abord qu’« [i]l est plus fructueux de concevoir l’esprit comme virtualité que comme cadre, comme dynamisme que comme structure » (Cat.1 : p. 73). On lisait déjà, à titre de précaution liminaire, dans l’introduction à l’examen de la langue ewe : Précisons seulement que ce que nous comparons ici, ce sont des faits d’expression linguistique, non des développements conceptuels. (Cat.1 : p. 71).

On lit ensuite : C’est un fait que, soumise aux exigences des méthodes scientifiques, la pensée adopte partout les mêmes démarches en quelque langue qu’elle choisisse de décrire l’expérience. En ce sens, elle devient indépendante, non de la langue, mais des structures linguistiques particulières. La pensée chinoise peut bien avoir inventé des catégories aussi spécifiques que le tao, le yin et le yang : elle n’en est pas moins capable d’assimiler les concepts de la dialectique matérialiste ou de la mécanique quantique sans que la structure de la langue chinoise y fasse obstacle. Aucun type de langue ne peut par lui-même et à lui seul ni favoriser ni empêcher l’activité de l’esprit. L’essor de la pensée est lié bien plus étroitement aux capacités des hommes, aux conditions générales de la culture, à l’organisation de la société qu’à la nature particulière de la langue. Mais la possibilité de la pensée est liée à la faculté de langage, car la langue est une structure informée de signification, et penser, c’est manier les signes de la langue. (Cat.1 : p. 73 – 74).

Précisément, cependant, s’il est vrai que « la possibilité de la pensée est liée à la faculté de langage » et que « penser, c’est manier les signes de la langue », il s’agit d’arriver à comprendre ce que cela signifie et comment s’articulent « langue » et « développements conceptuels ». Benveniste oppose bien la langue aux « structures linguistiques particulières », mais sa conception de la langue comme « structure informée de signification » ne lui permet pas de proposer

5.1 Langage et pensée

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autre chose qu’une reformulation, sous le nom de rapports langue/pensée, de la conception traditionnelle des rapports son/sens. En témoigne de nouveau ici le chiasme que met en œuvre la dernière proposition, et dans le cadre duquel « langue » et « forme » apparaissent comme des opérateurs d’articulation entre langage et pensée, structure et signification, manifestations de cet objet que le structuralisme postule en lieu et place du concept saussurien : « Mais la possibilité de la pensée est liée à la faculté de langage, car la langue est une structure informée de signification. » (nous soulignons). La dualité de la forme et du signifiant, constitutive de cet objet qui n’est qu’une reduplication de la définition traditionnelle du signe, est tout particulièrement lisible dans le deuxième texte où Benveniste envisage les rapports de la langue et de la pensée, « Coup d’œil sur le développement de la linguistique ». Comme nous le verrons plus en détail dans le chapitre 6, le langage s’y trouve défini comme une forme de la faculté de symbolisation. On lit tout d’abord : […] le langage représente la forme la plus haute d’une faculté qui est inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser. Entendons par là, très largement, la faculté de représenter le réel par un « signe » et de comprendre le « signe » comme représentant le réel, donc d’établir un rapport de « signification » entre quelque chose et quelque chose d’autre. (Dév.1 : p. 26).

Benveniste donne ensuite cette définition de la symbolisation considérée « sous sa forme la plus générale et hors du langage » (Dév.1 : p. 26) : Employer un symbole est cette capacité de retenir d’un objet sa structure caractéristique et de l’identifier dans des ensembles différents. C’est cela qui est propre à l’homme et qui fait de l’homme un être rationnel. La faculté symbolisante permet en effet la formation du concept comme distinct de l’objet concret, qui n’en est qu’un exemplaire. Là est le fondement de l’abstraction en même temps que le principe de l’imagination créatrice. (Dév.1 : p. 26).

Interviennent enfin la distinction entre signal et symbole et la caractérisation du langage comme « structure relationnelle » (Dév.1 : p. 28) dont il a été question dans le chapitre précédent¹⁰. Comme nous l’avons vu, Benveniste insiste alors sur la dualité du langage, « système symbolique particulier, organisé sur deux plans » (Dév.1 : p. 28), « entité à double face » (Dév.1 : p. 28). Il ne s’agit pas seulement de définir le langage par le signe, rapport entre son et sens, mais de le caractériser comme « structure relationnelle ». Benveniste oppose ainsi au « fait physique » (Dév.1 : p. 28) qu’est le langage pour une part, non les significations,

 Voir Dév. : p.  et  – .

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mais une nature de « structure immatérielle » (Dév.1 : p. 28), de « communication de signifiés, remplaçant les événements ou les expériences par leur “évocation” » (Dév.1 : p. 28). Il était de même question, dans « De la subjectivité dans le langage » (1958), outre de « contenu », de « nature immatérielle » et de « fonctionnement symbolique » : Tous les caractères du langage, sa nature immatérielle, son fonctionnement symbolique, son agencement articulé, le fait qu’il a un contenu, suffisent déjà à rendre suspecte cette assimilation à un instrument, qui tend à dissocier de l’homme la propriété du langage. (Subj.1 : p. 259).

Le symbole linguistique peut alors être défini comme « médiatisant » (Dév.1 : p. 28), c’est-à-dire articulant (au sens benvenistien) et double, dualité dont témoigne ensuite l’opposition des « signes » et des « référents matériels » qu’ils permettent de « représenter » et dont la notion même de représentation implique qu’ils sont distincts : Il met en relation dans le discours des mots et des concepts, et il produit ainsi, en représentation d’objets et de situations, des signes, distincts de leurs référents matériels. (Dév.1 : p. 28).

Le symbole linguistique s’oppose ainsi d’une part à la pure abstraction ou conceptualisation qui est constitutive de la symbolisation, et d’autre part à la pure expression (désignation) qu’est le signal, fait physique indiquant un autre fait physique au lieu de le représenter par un signe. Benveniste affirme en effet également : Il organise la pensée et il se réalise en une forme spécifique, il rend l’expérience intérieure d’un sujet accessible à un autre dans une expression articulée et représentative, et non par un signal tel qu’un cri modulé (Dév.1 : p. 28).

Néanmoins, il apparaît nettement, à la lecture de ce développement, que le signe benvenistien demeure double au sens commun, au lieu de la dualité constitutive du signe saussurien. En premier lieu, les oppositions qui y sont successivement déclinées manifestent une oscillation significative entre les deux distinctions forme/pensée et expression/contenu. À la « structure immatérielle » répond ainsi la « communication de signifiés », à l’organisation de la pensée le fait de rendre « l’expérience intérieure d’un sujet accessible à un autre ». De ce point de vue, l’expression « se réalise en une forme spécifique », dans son ambiguïté même, est extrêmement significative. On pense en premier lieu à la « matérialisation » de « Catégories de pensée et catégories de langue », mais également à la

5.1 Langage et pensée

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notion de réalisation formelle que l’on trouve par exemple dans ce passage de « La forme et le sens dans le langage » (1966) où, mal gré qu’en ait Benveniste, la langue apparaît dès lors comme un instrument de communication : Le sens de la phrase est en effet l’idée qu’elle exprime ; ce sens est réalisé formellement dans la langue, par le choix, l’agencement des mots, par leur organisation syntaxique, par l’action qu’ils exercent les uns sur les autres. (FSL.2 : p. 225).

Autrement dit, il s’agit de nouveau de forme d’une part, de signifiant d’autre part, l’une n’étant pas réellement indépendante de l’autre. L’adjectif « spécifique », joint à la proposition, citée dans le chapitre précédent, « il se réalise dans une langue déterminée, propre à une société distincte, non dans une émission vocale commune à l’espèce entière » (Dév.1 : p. 28), où l’on retrouve le verbe réaliser, introduit quant à lui la dimension du sui generis et de la conventionalité qui est un des axes de l’opposition entre signal et symbole, et cette inséparabilité des propositions théoriques et des propositions descriptives témoigne à elle seule de l’absence d’articulation de la notion benvenistienne de signe. On notera, enfin, la glose de la notion de « structure relationnelle » en termes d’opposition mots/concepts, qui installe au cœur même du symbole la dualité signe/chose que Benveniste voudrait pourtant éloigner : au moment même où le signifié est défini comme distinct du référent, la langue est caractérisée comme instrument de la pensée, représentation d’un contenu qu’elle n’organise que dans la mesure où elle l’exprime. On retrouve ainsi, en guise d’étiologie de la signification et de la langue, la conception des rapports langue/ pensée que « Catégories de pensée et catégories de langue » avait cherché à démontrer. On lisait en effet plus haut : Cette capacité symbolique est à la base des fonctions conceptuelles. La pensée n’est rien d’autre que ce pouvoir de construire des représentations des choses et d’opérer sur ces représentations. Elle est par essence symbolique. La transformation symbolique des éléments de la réalité ou de l’expérience en concepts est le processus par lequel s’accomplit le pouvoir rationalisant de l’esprit. La pensée n’est pas un simple reflet du monde ; elle catégorise la réalité, et en cette fonction organisatrice elle est si étroitement associée au langage qu’on peut être tenté d’identifier pensée et langage à ce point de vue. En effet la faculté symbolique chez l’homme atteint sa réalisation suprême dans le langage, qui est l’expression symbolique par excellence ; tous les autres systèmes de communications, graphiques, gestuels, visuels, etc. en sont dérivés et le supposent. (Dév.1 : p. 27– 28).

Le propos est un peu différent de celui de « Catégories de pensée et catégories de langue ». Au lieu d’une simple subordination de la pensée au langage, pensée et langage se trouvent d’abord définis comme deux activités symboliques et deux

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activités de catégorisation de la réalité, avant que Benveniste n’affirme que la pensée, « en cette fonction organisatrice » « est si étroitement associée au langage qu’on peut être tenté d’identifier pensée et langage à ce point de vue ». On lisait cependant quelques pages plus haut, à propos du problème de l’adéquation de l’esprit à la réalité, que Benveniste entend laisser aux philosophes¹¹ : Le linguiste pour sa part estime qu’il ne pourrait exister de pensée sans langage, et que par suite la connaissance du monde se trouve déterminée par l’expression qu’elle reçoit. Le langage reproduit le monde, mais en le soumettant à son organisation propre. Il est logos, discours et raison ensemble, comme l’ont vu les Grecs. Il est cela du fait même qu’il est langage articulé, consistant en un arrangement organique de parties, en une classification formelle des objets et des procès. Le contenu à transmettre (ou, si l’on veut, la « pensée ») est ainsi décomposé selon un schéma linguistique. La « forme » de la pensée est configurée par la structure de la langue. (Dév.1 : p. 25).

Or, on retrouve ici la subordination de la pensée au langage, teintée de l’identification dont il vient d’être question – au-delà de la pensée, le langage organise le monde et, « logos », il est « discours et raison ensemble » – mais toujours corrélative d’une organisation de la pensée par la langue, la première fût-elle forme aussi bien que la seconde, conformément à la représentation en termes d’association et d’identification : « La “forme” de la pensée est configurée par la structure de la langue. » Elle demeure d’ailleurs, dans le même temps, contenu : « Le contenu à transmettre (ou, si l’on veut, la “pensée”) est ainsi décomposé selon un schéma linguistique », cependant que la langue est de nouveau caractérisée comme expression : « la connaissance du monde se trouve déterminée par l’expression qu’elle reçoit ». Il semble que l’on retrouve, avec cette ambivalence de représentation – subordination aussi bien qu’association –, quelque chose de la confusion qui entoure chez Benveniste la nature et le statut de la pensée. Il est d’autant plus notable que le langage, appréhendé comme logos et ainsi presque identifié à la pensée, soit dans le même temps défini comme organisation et cette organisation présentée comme la cause – « Il est cela du fait même qu’il est langage articulé, consistant en un arrangement organique de parties, en une classification formelle des objets et des procès » – de sa nature de logos : si l’identification – comme plus haut la subordination – prend ainsi la place de l’étiologie, elle se voit doublée, dans cette fonction, par la définition de la langue comme structure. Elle apparaît ainsi corrélative d’une double oscillation, entre contenu et organisation pour la pensée, expression et organisation pour le langage, c’est-à-dire entre les deux distinctions son/sens et forme/ substance, dans un chevauchement sans fin qui voile le problème de la langue  Voir Dév. : p. .

5.1 Langage et pensée

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comme celui de la signification en leur substituant la double évidence du signifiant et de la structure, et un objet dès lors nécessairement protéiforme. Ce caractère protéiforme apparaissait déjà dans les « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » (1956), qui contient notamment une réfutation de la théorie de Carl Abel sur les sens opposés dans les mots primitifs¹², reprise par Freud en particulier dans un article de 1910, « Sur les sens opposés dans les mots primitifs »¹³. Benveniste s’attache tout d’abord à démontrer l’invalidité des « spéculations étymologiques » (Rem.1 : p. 79) d’Abel, au moyen de remarques générales sur la reconstruction sémantique et la méthode comparative, puis par un rapide examen de la quasi-totalité des exemples donnés par Freud¹⁴. Il explique ainsi que tandis que « si l’on prétend remonter le cours de l’histoire sémantique des mots et en restituer la préhistoire, le premier principe de la méthode est de considérer les données de forme et de sens successivement attestées à chaque époque de l’histoire jusqu’à la date la plus ancienne et de n’envisager une restitution qu’à partir du point dernier où notre enquête peut atteindre » (Rem.1 : p. 80), principe qui « en commande un autre, relatif à la technique comparative, qui est de soumettre les comparaisons entre langues à des correspondances régulières » (Rem.1 : p. 80), « K. Abel opère sans souci de ces règles et assemble tout ce qui se ressemble » (Rem.1 : p. 80) : D’une ressemblance entre un mot allemand et un mot anglais ou latin de sens différent ou contraire, il conclut à une relation originelle par « sens opposés », en négligeant toutes les étapes intermédiaires qui rendraient compte de la divergence, quand il y a parenté effective, ou ruineraient la possibilité d’une parenté en prouvant qu’ils sont d’origine différente. Il est facile de montrer qu’aucune des preuves alléguées par Abel ne peut être retenue. (Rem.1 : p. 80).

Suit l’examen des « exemples pris aux langues occidentales qui pourraient troubler des lecteurs non linguistes » (Rem.1 : p. 80), tout d’abord de la « série de correspondances entre l’anglais et l’allemand, que Freud a relevées comme montrant d’une langue à l’autre des sens opposés, et entre lesquels on constaterait une “transformation phonétique en vue de la séparation des contraires” »

 Voir Abel (a et b).  Voir Freud (). Freud fait également allusion à Abel dans la troisième édition de la Traumdeutung. Voir Freud () : p. , note .  Ce qui fait écrire à Michel Arrivé : « Benveniste […] visiblement, n’a lu Abel que par l’intermédiaire de Freud : tous les exemples qu’il cite sont empruntés à la sélection opérée par Freud » (Arrivé,  : p. ). Voir également Arrivé () : p. . Benveniste reprend en tout cas – comme, étonnamment, Milner – la graphie fautive de Freud pour le prénom d’Abel.

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(Rem.1 : p. 80)¹⁵, puis de la « série de preuves, tout aussi erronées, […] tirée par Abel de certaines expressions qui se prennent en sens opposés dans la même langue » (Rem.1 : p. 81)¹⁶, Benveniste concluant : Il n’y a aucun mystère dans tout cela et l’application de règles élémentaires dissipe ces mirages. (Rem.1 : p. 80).

Le second temps de l’argumentation est voué à la mise en évidence de la « grave erreur de raisonnement » (Rem.1 : p. 80) qui rend de toute façon la thèse d’Abel irrecevable. La question concerne la « “logique” du langage » (Rem.1 : p. 82). Benveniste insiste sur le caractère systématique de la langue, qu’il conçoit comme un « instrument à agencer le monde et la société » : En tant qu’institution collective et traditionnelle, toute langue a ses anomalies, ses illogismes, qui traduisent une dissymétrie inhérente à la nature du signe linguistique. Mais il n’en reste pas moins que la langue est système, qu’elle obéit à un plan spécifique, et qu’elle est articulée par un ensemble de relations susceptibles d’une certaine formalisation. Le travail lent mais incessant qui s’opère à l’intérieur d’une langue ne s’opère pas au hasard, il porte sur celles des relations ou des oppositions qui sont ou ne sont pas nécessaires, de manière à renouveler ou à multiplier les distinctions utiles à tous les niveaux de l’expression. L’organisation sémantique de la langue n’échappe pas à ce caractère systématique. C’est que la langue est instrument à agencer le monde et la société, elle s’applique à un monde considéré comme « réel » et reflète un monde « réel ». (Rem.1 : p. 82).

Ces propositions nous reconduisent à la dimension de l’organisation sui generis des langues, caractère dont la réaffirmation permet à Benveniste de poser l’universalité de cette caractérisation des langues comme des organisations systématiques, c’est-à-dire, comme il apparaît dans ce passage, et conformément, comme nous l’avons vu, à la notion commune de système, cohérentes. Benveniste ajoute ainsi : Mais ici chaque langue est spécifique et configure le monde à sa manière propre. Les distinctions que chaque langue manifeste doivent être rapportées à la logique particulière qui les soutient et non soumises d’emblée à une évaluation universelle. À cet égard, les langues anciennes ou archaïques ne sont ni plus ni moins singulières que celles que nous parlons, elles ont seulement la singularité que nous prêtons aux objets peu familiers. Leurs catégories, orientées autrement que les nôtres, ont néanmoins leur cohérence. (Rem.1 : p. 82).

 Voir Rem. : p.  – .  Voir Rem. : p. .

5.1 Langage et pensée

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Or, dans cette perspective, la thèse d’Abel devient insoutenable, dans la mesure où la coexistence de sens opposés dans un même mot serait au contraire la marque d’une organisation incohérente, ou, plus exactement, pour cette raison, est incompatible avec la notion même de structure. Benveniste conclut en effet : Il est donc a priori improbable – et l’examen attentif le confirme – que ces langues, si archaïques qu’on les suppose, échappent au « principe de contradiction » en affectant d’une même expression deux notions mutuellement exclusives ou seulement contraires. En fait, on attend encore d’en voir produire des exemples sérieux. À supposer qu’il existe une langue où « grand » et « petit » se disent identiquement, ce sera une langue où la distinction de « grand » et « petit » n’a littéralement pas de sens et où la catégorie de la dimension n’existe pas, et non une langue qui admettrait une expression contradictoire de la dimension. La prétention d’y rechercher cette distinction et de ne pas l’y trouver réalisée démontrerait l’insensibilité à la contradiction non dans la langue, mais chez l’enquêteur, car c’est bien un dessein contradictoire que d’imputer en même temps à une langue la connaissance de deux notions en tant que contraires, et l’expression de ces notions en tant qu’identiques. (Rem.1 : p. 82).

On lit de même ensuite, à propos de « la logique particulière du rêve » (Rem.1 : p. 82), concernant laquelle Benveniste pose que « [s]i nous caractérisons le déroulement du rêve par la liberté totale de ses associations et par l’impossibilité d’admettre une impossibilité, c’est d’abord parce que nous le retraçons et l’analysons dans les cadres du langage, et que le propre du langage est de n’exprimer que ce qu’il est possible d’exprimer » (Rem.1 : p. 82– 83) : Un langage est d’abord une catégorisation, une création d’objets et de relations entre ces objets. Imaginer un stade du langage, aussi « originel » qu’on le voudra, mais néanmoins réel et « historique », où un certain objet serait dénommé comme étant lui-même et en même temps n’importe quel autre, et où la relation exprimée serait la relation de contradiction permanente, la relation non relationnante, où tout serait soi et autre que soi, donc ni soi ni autre, c’est imaginer une pure chimère. Dans la mesure où nous pouvons nous aider du témoignage des langues « primitives » pour remonter aux origines de l’expérience linguistique, nous devons envisager au contraire une extrême complexité de la classification et une multiplicité des catégories. (Rem.1 : p. 83).

Ce texte de Benveniste a été analysé en particulier par Arrivé¹⁷ et par Milner¹⁸. Dans le chapitre de Linguistique et psychanalyse qu’il a intitulé « Freud et ses linguistes : Sperber, Abel, Schreber », Arrivé affirme que la critique benvenistienne des exemples donnés par Abel « est philologiquement indiscutable » (Arrivé, 1987 : p. 117), mais que « l’homophonie n’en reste pas moins une donnée

 Voir Arrivé () et Arrivé ().  Voir Milner (), repris avec quelques modifications dans Milner ().

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constante du langage » (Arrivé, 1987 : p. 118) et qu’« elle peut aller jusqu’à conférer le même signifiant à deux signifiés opposés » (Arrivé, 1987 : p. 118). Or, c’est là, selon lui, « précisément le problème que Benveniste ne veut pas aborder » (Arrivé, 1987 : p. 118). Cette lecture est reprise et développée dans le chapitre « Le sens opposé des mots primitifs… et des autres » de Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient. Arrivé montre tout d’abord que l’ambiguïté, dont l’énantiosémie est un cas particulier, est le régime normal de la signification, et que « l’examen des phénomènes d’ambiguïté […] a été déterminant dans l’histoire de la linguistique » (Arrivé, 1994 : p. 176), « [c]omme si l’ambiguïté avait été, et avait à être constamment cernée, pourchassée, enserrée de toute part dans un carcan de règles qui en contrôlent et en limitent la prolifération » (Arrivé, 1994 : p. 176). Benveniste ne fait pas exception, dont Arrivé affirme qu’il « semble bien se poser en ennemi résolu de l’homonymie » (Arrivé, 1994 : p. 176), citant partiellement le passage de Noms d’agent et noms d’action en indo-européen (1948) où Benveniste, s’inscrivant en faux contre l’analyse sémantique du suffixe -σις proposée par Holt, affirme notamment qu’il ne saurait comprendre « comment cette notion de “possibilité” caractériserait à elle seule la valeur d’un suffixe si elle doit dans certains emplois s’abolir en son contraire » (NANA : p. 84)¹⁹, et renvoyant à l’article « Profanus et profanare » (1960), où Benveniste s’attache à expliquer l’« étrangeté » (Benveniste, 1960e : p. 47) qu’est l’existence pour profanare de « deux valeurs opposées » (Benveniste, 1960e : p. 47) et qu’il démontre être une « illusion » (Benveniste, 1960e : p. 53). On retrouve ensuite²⁰ une analyse comparable à celle de Linguistique et psychanalyse, à la conclusion près, qui est propre à ce deuxième texte et selon laquelle Benveniste mettrait ainsi en cause « la possibilité d’articuler étroitement langage et inconscient » (Arrivé, 1994 : p. 187). L’analyse qui vient après²¹ est également propre au deuxième ouvrage. Arrivé s’attache alors à montrer que l’argumentation de Benveniste n’est pas indiscutable, dans la mesure, notamment, où son « argument théorique général » (Arrivé, 1994 : p. 188) est circulaire : Benveniste saisit en effet la contradiction entre deux positions : la reconnaissance de deux notions comme contraires et leur affectation à un signifiant unique. C’est exiger de la langue ce qu’on n’a pas besoin de lui demander : ne peut-elle pas précisément se donner comme signifié un objet spécifique, caractérisé non par l’annulation d’une différence préalablement posée entre deux contraires, mais par leur indistinction originelle ? En somme, Benveniste traite sous le même chef deux problèmes qu’on peut isoler chez Freud, même s’il faut avouer qu’ils sont souvent quelque peu intriqués : celui de l’indistinction des

 Voir NANA : p.  – .  Voir Arrivé () : p. .  Voir Arrivé () : p.  – .

5.1 Langage et pensée

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contraires et celui de la suspension de leur opposition. Le premier est à penser indépendamment de toute référence à quelque négation que ce soit : point de négation entre objets non encore distincts. Le second présuppose la mise en place de la négation, puis sa suspension : c’est le problème de Freud dans la Traumdeutung que de s’interroger sur ce qu’il en est au juste de la négation dans l’inconscient. (Arrivé, 1994 : p. 188 – 189).

On trouve chez Milner un type analogue d’argumentation, en ce que, comme Arrivé, Milner s’efforce de mettre en évidence, sur fond de reconnaissance de l’existence du Gegensinn, la spécificité de la position de Benveniste. Le texte s’ouvre sur une analyse de la référence freudienne à Abel, qui permet à Milner de montrer que le Gegensinn, « lieu où Freud et Abel se font écho » (Milner, 2002 : p. 69), « ne fait que spécifier une configuration infiniment plus générale : la noncoïncidence des Uns et l’indécidabilité » (Milner, 2002 : p. 69), configuration dans le cadre de laquelle l’interprétation implique un renversement de l’indécidabilité – « […] bien loin qu’elle fonde l’indétermination de l’analyse, elle isole la nécessité et le pouvoir de l’Un » (Milner, 2002 : p. 69) –, de sorte qu’en dernière analyse, « le Gegensinn consiste à nier le principe leibnizien des Indiscernables » (Milner, 2002 : p. 69). Commence alors l’analyse du texte de Benveniste. Milner pose tout d’abord que si l’argument benvenistien selon lequel « il est impossible qu’un seul élément de langue X désigne A et non-A tout à la fois, puisque le seul principe de différenciation entre A et non-A, c’est justement qu’ils soient, par des éléments linguistiques, différents » (Milner, 2002 : p. 70) peut s’interpréter en un « sens whorfien » (Milner, 2002 : p. 70), c’est-à-dire comme un « nominalisme linguistique » (Milner, 2002 : p. 70), on peut aussi « au-delà de la lettre, reconnaître ici une position plus radicale : ce que Benveniste énonce c’est que la linguistique n’a rien à savoir d’une instance externe à la langue » (Milner, 2002 : p. 70) : Le propre du geste, chez Abel, et de l’interprétation, chez Freud, consistait précisément à introduire, à partir d’un extérieur, des différenciations dans l’objet, sur des points où l’objet lui-même ne différenciait pas. Rien de tel pour Benveniste : la langue accomplit à elle seule toutes les différences dont elle a à connaître. La raison en est que Saussure a dit le vrai : la langue n’est qu’un système de différences. Or cette proposition serait invalidée, si la langue rencontrait d’autres différences que celles qu’elle institue. Le scandale de la position d’Abel affecte donc une thèse essentielle ; en fait, elle porte atteinte au concept même de langue, tel que le Cours le définit. On conçoit donc la passion de Benveniste. (Milner, 2002 : p. 70).

On lit alors : Il est permis de se demander cependant si cette passion ne l’a pas aveuglé sur le véritable enjeu de la position d’Abel. Diverses interrogations se proposent : la critique de Benveniste est-elle entièrement équitable ? La position qu’il articule et qui va, en fait, au-delà de

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Saussure, est-elle tenable ? L’a-t-il lui-même maintenue dans son œuvre ? L’indécidabilité comme telle est-elle réductible à ce qu’en dit Abel et, si elle est autre chose, quelle est sa place dans la langue ? (Milner, 2002 : p. 70).

Milner s’attache tout d’abord aux trois premières interrogations. Il affirme alors, comme Arrivé, que les arguments de Benveniste sont irréfutables²² mais que « [c]ela cependant n’épuise pas la question » (Milner, 2002 : p. 71), dans la mesure où « [à] supposer même qu’on réduise les données d’Abel à leur minimum, elles démontrent au moins ceci : l’homophonie occasionnelle des antonymes » (Milner, 2002 : p. 71), et où surtout « il est toujours aventureux d’affirmer qu’une différence est ou n’est pas opérée dans une langue » (Milner, 2002 : p. 71). Il reprend ensuite deux des exemples analysés par Benveniste – altus et sacer ²³ – pour montrer que la conclusion benvenistienne relative à l’exemple de grand et de petit ²⁴, et selon laquelle la catégorie de la dimension n’existe pas si ces deux notions n’ont pas d’expression distincte, « n’est pas incontestable » (Milner, 2002 : p. 72), ce qui le conduit à poser l’existence du Gegensinn ²⁵. Il donne alors quelques exemples de Gegensinn, dont deux sont empruntés à Benveniste. Il mentionne ainsi tout d’abord le texte « Don et échange dans le vocabulaire indoeuropéen » (1951). Benveniste affirme en effet dans ce texte, à propos de *dō-, que cette racine « ne signifiait proprement ni “prendre” ni “donner”, mais l’un ou l’autre selon la construction » (Éch.1 : p. 316), et « devait s’employer comme angl. take qui admet deux sens opposés : to take something from s. o., “prendre”, mais to take something to s. o., “livrer (quelque chose à quelqu’un)” » (Éch.1 : p. 316), et, comme nous l’avons vu dans le chapitre 2, conclut :

 Voir Milner () : p. . Milner signale en outre que, d’après G. Roquet, les analyses abéliennes des termes égyptiens sont invalides. Voir Milner () : p. , note  et surtout p.  – , note . Voir également, sur cette question, Posener () et Lopes (). D’après Nicolas Leroux (communication personnelle), ce dernier article est cependant affaibli par de nombreuses erreurs d’ordre égyptologique, dues en particulier à une méconnaissance des états de l’égyptien postérieurs au moyen-égyptien, qui empêche l’auteur de tenir compte de la provenance des exemples d’Abel, hétérogènes.  L’analyse d’altus a été citée dans le chapitre . Voir Rem. : p. , cité p. . Voici celle de sacer : « Une seconde série de preuves, tout aussi erronées, est tirée par Abel de certaines expressions qui se prennent en sens opposés dans la même langue. Tel serait le double sens du latin sacer, “sacré” et “maudit”. Ici l’ambivalence de la notion ne devrait plus nous étonner depuis que tant d’études sur la phénoménologie du sacré en ont banalisé la dualité foncière : au Moyen Age, un roi et un lépreux étaient l’un et l’autre, à la lettre, des “intouchables”, mais il ne s’ensuit pas que sacer renferme deux sens contradictoires ; ce sont les conditions de la culture qui ont déterminé vis-à-vis de l’objet “sacré” deux attitudes opposées. » (Rem. : p. ).  Voir Rem. : p. , ci-dessus.  Voir Milner () : p.  – .

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Il semble donc que le verbe le plus caractéristique pour « donner » ait été marqué d’une curieuse ambivalence sémantique, la même qui affectera des expressions plus techniques telles que « acheter » et « vendre » en germanique (all. kaufen : verkaufen) ou « prêter » et « emprunter » en grec (δανείζω : δανείζομαι). « Prendre » et « donner » se dénoncent ici, dans une phase très ancienne de l’indo-européen, comme des notions organiquement liées par leur polarité et susceptibles d’une même expression. (Éch.1 : p. 317).

Suit l’exemple de « l’ambivalence de *nem- qui indique l’attribution légale comme donnée ou comme reçue » (Éch.1 : p. 318), auquel s’ajoute en note celui de geben (germ. « donner »)/gaibim (v. irl. « prendre, avoir »), exemples tous deux mentionnés par Milner²⁶, qui cite cette proposition remarquable : Ces termes sont affectés d’une instabilité apparente qui reflète en réalité la double valeur inhérente à des verbes de ce sens. Les étymologistes refusent souvent d’admettre ces significations opposées ou tâchent de n’en retenir qu’une, repoussant ainsi des rapprochements évidents et faisant tort à l’interprétation. (Éch.1 : p. 318, note 1).

Signalons, après Milner, que ces exemples « dépendent de la relation entre le don et l’échange, dans la suite des analyses de Mauss » (Milner, 2002 : p. 74). Le texte de Benveniste s’ouvre en effet sur les lignes suivantes : C’est le grand mérite de Marcel Mauss, dans son mémoire désormais classique sur le Don, d’avoir mis en lumière la relation fonctionnelle entre le don et l’échange et défini par là un ensemble de phénomènes religieux, économiques et juridiques propres aux sociétés archaïques. Il a montré que le don n’est qu’un élément d’un système de prestations réciproques à la fois libres et contraignantes, la liberté du don obligeant le donataire à un contre-don, ce qui engendre un va-et-vient continu de dons offerts et de dons compensatoires. Là est le principe d’un échange qui, généralisé non seulement entre les individus, mais entre les groupes et les classes, provoque une circulation de richesses à travers la société entière. Le jeu en est déterminé par des règles, qui se fixent en institutions de tous ordres. Un vaste réseau de rites, de fêtes, de contrats, de rivalités organise les modalités de ces transactions. (Éch.1 : p. 315).

Le second exemple convoqué par Milner est celui du terme grec aidôs, analysé par Benveniste dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen puis dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes (1969). On lit tout d’abord dans le texte de 1948 : Αἰδώς énonce le sentiment collectif de l’honneur et les obligations qui en résultent pour le groupe. Mais ce sentiment prend sa vigueur et ces obligations sont le plus vivement ressenties quand l’honneur collectif est lésé. Alors l’« honneur » de tous, bafoué, devient la

 Voir Milner () : p.  –  et Éch. : p.  –  et , note .

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« honte » de chacun. Lorsqu’un chef fait appel à l’αἰδώς, il veut représenter qu’une atteinte est portée à l’honneur : αἰδώς, ’Αργεῖοι « honte à vous, Argiens » (E 787). Proclamer l’αἰδώς, c’est mobiliser le sentiment de tous contre celui qui enfreint l’αἰδώς. Ainsi, chez les Romains, celui qui invoque la fides (vestram fidem !) dénonce publiquement que ses droits sont violés ; et pudor désigne ce qui blesse l’honneur : publicus pudor « un scandale public » (Liv. IV 30, 10). Invoquer l’« honneur » signifie qu’on a subi un affront. (NANA : p. 79 – 80).

L’analyse du Vocabulaire des institutions indo-européenne est comparable : Ainsi, si un membre d’un groupement donné est attaqué, outragé, l’aidōś poussera l’un de ses parents à prendre sa défense ; plus généralement, à l’intérieur d’un groupement donné, l’un assumera les obligations de l’autre en vertu de l’aidōś ; c’est aussi le sentiment de déférence à l’égard de celui avec qui l’on se trouve lié. Quand un guerrier excite ses compagnons défaillants en leur criant : aidōś ! il les rappelle au sentiment de cette conscience collective, du respect de soi-même qui doit resserrer leur solidarité. À l’intérieur d’une communauté plus large, l’aidōś définit le sentiment des supérieurs envers les inférieurs (égards, pitié, miséricorde, respect de l’infortune), comme aussi l’honneur, la loyauté, la bienséance collective, l’interdiction de certains actes, de certaines conduites – de là, finalement, le sens de « pudeur » et de « honte ». (VIE1 : p. 340 – 341).

Milner peut ainsi écrire : « La position de Benveniste ne saurait donc être maintenue dans son entièreté ; il a lui-même proposé les exemples qui la corrigent. » (Milner, 2002 : p. 75), avant de s’interroger sur les raisons pour lesquelles Benveniste n’a pas mentionné ces exemples et d’en venir ainsi à la dernière question qu’il posait plus haut, qui concerne la notion d’indécidabilité : Au silence de Benveniste touchant ses propres rencontres avec les « significations opposées », il faut conférer le statut d’un oubli ou d’une méconnaissance. Dans l’un ou l’autre cas, on conclura que nulle raison de circonstance n’est suffisante à en rendre compte. Ou il faudrait qu’il s’agît d’une circonstance éternelle. Tout grand linguiste définit la structure d’un moment qui lui est propre, où s’accomplit à ses propres yeux l’acmè de la démonstration linguistique. Or, le lecteur se convaincra aisément de ce qui caractérise le moment benvenistien par excellence : parvenir à démontrer que deux objets linguistiques, indiscernables par leurs propriétés de langue, doivent néanmoins être comptés pour deux au regard de l’analyse. (Milner, 2002 : p. 76).

Suit une série d’exemples de telles analyses benvenistiennes²⁷, exemples nombreux car « [l]e raisonnement est si fréquent qu’il constitue la marque propre  Voir Milner () : p.  – . Il s’agit successivement de servus, qui n’est pas dérivé de servare (VIE : p.  – ), de la désignation du père dans les langues indo-européennes (VIE : p.  – ), de salvere, qui ne dérive pas de salvus (Dél. : p.  – ), enfin de la racine *dem-, qui n’est en réalité pas unitaire (Benveniste,  : p.  –  et VIE : p. ).

5.1 Langage et pensée

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d’un style, constamment occupé à maintenir des distinctions là où les propriétés sont indistinctes » (Milner, 2002 : p. 77), et qui, selon Milner, « reviennent à admettre, contrairement à Leibniz, qu’il existe dans la langue des êtres linguistiques distincts sola positione » (Milner, 2002 : p. 77) : […] les propriétés d’un être linguistique sont en gros de deux ordres, sa forme phonique et son sens ; si aucun de ces deux ordres ne permet de discerner les unités, le principe des Indiscernables conclura qu’il n’y en a qu’une seule. C’est justement ce que ne conclut pas Benveniste : il tranche, au nom de la structure. (Milner, 2002 : p. 77).

On lit alors : Ne retrouve-t-on pas alors un indécidable, à propos duquel, pourtant, l’on peut et doit trancher : soit la conjoncture même qui avait passionné Freud et Abel ? Sans doute, il ne s’agit ni de Gegensinn, ni d’absence de la contradiction ou du Non, mais il s’agit de la structure réelle dont le Gegensinn et l’absence de la contradiction et du Non étaient les indices manifestes : le rejet du principe des Indiscernables et la disjonction des Uns. C’est en effet croire que les Uns sont disjoints que de croire que deux unités n’en font qu’une du point de vue de leurs propriétés matérielles et pourtant en font deux du point de vue de l’analyse linguistique. (Milner, 2002 : p. 77– 78).

Comme le souligne Milner, tout est « renversé » (Milner, 2002 : p. 78), car « s’il y a de l’indiscernable chez Abel et chez Freud, c’est au nom d’un discernement externe » (Milner, 2002 : p. 78), tandis que « [s]’il y a de l’indiscernable chez Benveniste, c’est tout au contraire parce qu’il n’y a pas d’instance externe et que la décision ultime revient à la structure » (Milner, 2002 : p. 78) : Chez les premiers, la langue – langue naturelle ou langue du rêve – ne suffit pas à trancher : il arrive que compte pour deux dans la réalité désignée ou représentée ce qui compte pour un dans la langue. Chez le second, c’est la réalité qui est indistincte : il arrive que compte pour deux au regard de la langue ce qui compte pour un au regard des propriétés. (Milner, 2002 : p. 78).

Néanmoins, « ce renversement lui-même n’est rien qu’un Gegensinn : il s’agit toujours que deux comptent pour un » (Milner, 2002 : p. 78) : La linguistique d’Abel, fallacieuse et fantasmatique, répète, en la retournant, la linguistique positive et rigoureuse de Benveniste. La première offre à la seconde son image renversée. Nous sommes au miroir et Benveniste n’y reconnut pas – le reflet sans doute était trop obscurci – l’objet qui l’avait inlassablement sollicité au travers de la reconstruction indo-européenne. (Milner, 2002 : p. 78).

Il apparaît ainsi que pour Milner comme pour Arrivé, il faut compter avec l’existence du Gegensinn, et l’analyse de Benveniste est fallacieuse à certains

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égards, et aveugle à certains enjeux. Arrivé montre que Benveniste refuse d’envisager le problème de l’homophonie et que, par ailleurs, son argument théorique est circulaire. Il conclut notamment à la remise en cause, par Benveniste, de la « possibilité d’articuler étroitement langage et inconscient ». Milner insiste sur la possibilité d’autres analyses que celles de Benveniste, et note l’existence, chez Benveniste même, d’analyses en termes de Gegensinn. Il s’efforce corrélativement de montrer l’enjeu, pour Benveniste, des thèses de Carl Abel, enjeu double : celui de la définition saussurienne de la langue et celui du refus du principe des indiscernables. Il nous semble pour notre part que la critique benvenistienne des thèses abéliennes a pour enjeu principal le postulat d’une organisation sémantique cohérente. L’« argument théorique général » – selon l’expression d’Arrivé – concerne ainsi « la “logique” du langage », dont Benveniste entend, contre Abel, démontrer la cohérence. Comme nous l’avons vu cidessus, Benveniste pose en effet qu’en dépit des « anomalies » et des « illogismes » dont il faut bien reconnaître l’existence et qui « traduisent une dissymétrie inhérente à la nature du signe linguistique », « la langue est système, qu’elle obéit à un plan spécifique, et qu’elle est articulée par un ensemble de relations susceptibles d’une certaine formalisation », puis que « [l’]organisation sémantique de la langue n’échappe pas à ce caractère systématique »²⁸. « Plan », « anomalies », « illogismes », « dissymétrie », « organisation » appartiennent au champ lexical de l’ordre et de l’ordonnancement qui parcourt l’ensemble du développement, et Benveniste affirme de même ensuite que « la langue est instrument à agencer le monde et la société », qu’elle « configure le monde à sa manière », que ses distinctions sont soutenues par une « logique particulière », que les catégories des langues anciennes ou archaïques « ont néanmoins leur cohérence »²⁹, que le langage est « catégorisation » et que les langues primitives manifestent « une extrême complexité de la classification et une multiplicité des catégories »³⁰. Il dénonce corrélativement la « pure chimère » que serait une « relation de contradiction permanente », une « relation non relationnante, où tout serait soi et autre que soi, donc ni soi ni autre »³¹. C’est ainsi en arguant de cette cohérence qu’il postule pour les langues que Benveniste réfute la thèse abélienne : « Il est donc a priori improbable – et l’examen attentif le confirme – que ces langues, si archaïques qu’on les suppose, échappent au “principe de contradiction” en affectant d’une même expression deux notions mutuellement exclusives ou seulement contraires », « […] c’est bien un dessein contradictoire    

Voir Voir Voir Voir

Rem. Rem. Rem. Rem.

: : : :

p. p. p. p.

, , , ,

ci-dessus. ci-dessus. ci-dessus. ci-dessus.

5.1 Langage et pensée

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que d’imputer en même temps à une langue la connaissance de deux notions en tant que contraires, et l’expression de ces notions en tant qu’identiques. »³² Il est remarquable à cet égard que Benveniste attribue les « anomalies » et les « illogismes » à la « dissymétrie inhérente à la nature du signe linguistique » : la structure benvenistienne apparaît à la fois verticale et horizontale, organisation dans le cadre de l’expression. Aussi, si « le propre du langage est de n’exprimer que ce qu’il est possible d’exprimer », c’est dans la mesure où, « création d’objets et de relations entre ces objets », il ne peut « dénomm[er] » un objet comme étant lui-même et en même temps n’importe quel autre » : ce serait là, en effet, exprimer une « relation de contradiction permanente », une « relation non relationnante, où tout serait soi et autre que soi, donc ni soi ni autre »³³. Dans cette perspective, le refus du Gegensinn ne nous semble pas assimilable à une dénégation de l’homonymie ou de la polysémie, mais renvoyer au postulat de cette logique de la signification et de l’expression que nous nous sommes efforcée de mettre en évidence dans le deuxième chapitre, et qui sous-tend l’ensemble des analyses linguistiques de Benveniste. Des deux analyses mentionnées par Arrivé, celle du suffixe -σις dans Noms d’agent et noms d’action en indoeuropéen et celle de « Profanus et profanare », la première met ainsi en avant un désaccord « qui porte sur les fondements mêmes de la méthode » (NANA : p. 84) : les emplois postulés par Holt sont trop différents et les deux derniers ne sont pas dérivables du premier qui, par ailleurs, ne saurait « s’abolir en son contraire ». En regard, tandis que le double sens de profanare est une « étrangeté », la rectification proposée par Benveniste permet que « [t]out s’ordonne dans une perspective intelligible » (Benveniste, 1960e : p. 53). De même, parmi les exemples que choisit Milner pour illustrer ce qu’il appelle le « moment benvenistien »³⁴, si seruus ne saurait dériver de seruare, c’est dans la mesure où son sens ne saurait dériver de celui du premier : tandis que seruare signifie « garder », « seruus énonce la condition juridique et sociale d’“esclave” et non une fonction domestique déterminée » (VIE1 : p. 359), et de manière analogue, l’appellation divine est incompatible avec la paternité physique : Ce sont deux représentations distinctes, et elles peuvent selon les langues se montrer irréductibles l’une à l’autre. (VIE1 : p. 210 – 211).

Pour que les deux acceptions puissent être assignées au même terme, il faudrait qu’on pût « passe[r] […] aisément de l’une à l’autre » (VIE1 : p. 210), autrement dit

 Voir Rem. : p. , ci-dessus.  Voir Rem. : p.  – , ci-dessus.  Voir la note  ci-dessus.

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qu’il existât une logique de dérivation des emplois, dessinant une articulation de la notion. La notion d’articulation d’une notion peut prendre une autre forme : dans la première analyse mentionnée par Milner, si les termes relatifs au don admettent effectivement « deux sens opposés » et sont marqués d’une « curieuse ambivalence sémantique », c’est dans la mesure où « prendre » et « donner » sont « des notions organiquement liées par leur polarité », en conformité avec l’analyse de Mauss, qui a « mis en lumière la relation fonctionnelle entre le don et l’échange » et « a montré que le don n’est qu’un élément d’un système de prestations réciproques à la fois libres et contraignantes³⁵ ». Quant à l’aidôs de Noms d’agent et noms d’action en indo-européen et du Vocabulaire des institutions indo-européennes, il se caractérise moins, à proprement parler, par des sens opposés que par l’articulation spécifique de la notion d’honneur qu’il exprime. Il s’agit de même, dans le cas de salvere, de déterminer précisément le sens et la fonction du verbe. L’analyse de dómos est la plus révélatrice, en ce que l’un des textes cités contient des considérations générales sur la reconstruction sémantique. On lit ainsi en ouverture d’« Homophonies radicales en indo-européen » (1955) : Une difficulté particulière, la plus grave peut-être, dans la comparaison indo-européenne est de savoir à quelles conditions, nécessaires et suffisantes, un rapprochement doit satisfaire pour être jugé valide entre morphèmes formellement comparables. Les exigences d’un apparentement formel étant supposées remplies, ces conditions ne peuvent concerner que le sens. On a donc à définir les critères qui permettent d’identifier l’une à l’autre des significations non pareilles, et de décider si les morphèmes comparés sont effectivement la même unité ou seulement des homophones. Divers aspects de ce problème ont été examinés dans une étude antérieure. (Benveniste, 1955 : p. 14).

L’étude antérieure à laquelle Benveniste fait référence est « Problèmes sémantiques de la reconstruction » (1954). Le problème y est posé en des termes analogues : En général, les critères d’une reconstruction formelle peuvent être stricts, parce qu’ils découlent de règles précises, dont on ne peut s’écarter que si l’on se croit en mesure d’y

 Voir Éch. : p. , ci-dessus. On lit de même dans « Actif et moyen dans le verbe » () : « Enfin les langues ont effectué à l’aide de cette diathèse des oppositions lexicales de notions polaires où un même verbe, par le jeu des désinences, pouvait signifier ou “prendre” ou “donner” : skr. dāti, “il donne” : ādāte, “il reçoit” ; gr. μισθοῦν, “donner en location” : μισθοῦσθαι, “prendre en location” ; – δανείζειν, “prêter” : δανείζεσθαι, “emprunter” ; lat. licet “(l’objet) est mis aux enchères” : licetur, “(l’homme) se porte acquéreur”. Notions importantes quand les rapports humains sont fondés sur la réciprocité des prestations privées ou publiques, dans une société où il faut s’engager pour obtenir. » (Moy. : p. ).

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substituer des règles plus exactes. Tout l’appareil de la phonétique et de la morphologie intervient pour soutenir ou réfuter ces tentatives. Mais, en matière de sens, on n’a pour guide qu’une certaine vraisemblance, fondée sur le « bon sens », sur l’appréciation personnelle du linguiste, sur les parallèles qu’il peut citer. Le problème est toujours, à tous les niveaux de l’analyse, à l’intérieur d’une même langue ou aux différentes étapes d’une reconstruction comparative, de déterminer si et comment deux morphèmes formellement identiques ou comparables peuvent être identifiés par leur sens. (Rec.1 : p. 289).

En outre, comme nous l’avons vu dans le deuxième chapitre, la notion d’articulation d’une notion, qu’il s’agisse de la logique de dérivation des emplois ou, dans une perspective strictement synchronique, de la spécificité d’une signification, y est très nettement caractérisée³⁶, Benveniste y mettant en avant la notion de liaison, corrélative de celles d’emploi et de configuration d’une notion. Nous avions mentionné alors les analyses des notions de craindre et de faire ³⁷, qui rappellent celle qui est donnée d’altus dans les « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » et dont la forme, dès lors, importe peu. De ce point de vue en effet, et comme il apparaît notamment à la lecture des analyses de Milner – les analyses benvenistiennes convoquées par Milner sont en effet d’autant plus intéressantes que Milner démontre la possibilité d’autres analyses d’altus et de sacer que celles que propose Benveniste –, mais contrairement à ce que semble penser Arrivé³⁸, l’objet de la réfutation dépasse large-

 La spécificité de cette notion explique, ce nous semble, que, pour reprendre les termes de Milner, « le raisonnement de Benveniste porte sur les lexèmes isolés » (Milner,  : p. ) : l’organisation sémantique benvenistienne n’est pas un système de distinctions sémantiques, mais un ensemble de notions organisées. Aussi nous semble-t-il que Benveniste n’entend pas « affirmer qu’une différence est ou n’est pas opérée dans une langue », mais seulement que tout terme témoigne d’une organisation sémantique.  Voir, respectivement, Rec. : p.  –  et  – .  Dont, par ailleurs, un argument (Arrivé,  : p. ) nous semble contestable : si Abel « rassemble tout ce qui se ressemble », cela n’est comparable en rien au rapprochement saussurien de décrépi et décrépit ou à la sysémie homophonique de Damourette et Pichon, et la langue ne « procède » aucunement « de cette façon ». D’une part, en effet, ce que vise Benveniste est l’absence de régularité des correspondances phonétiques abéliennes – « Ce principe en commande un autre, relatif à la technique comparative, qui est de soumettre les comparaisons entre langues à des correspondances régulières. K. Abel opère sans souci de ces règles et assemble tout ce qui se ressemble » –, et d’autre part, il n’entend pas, par exemple, que with de without ne saurait être rapproché de with, mais que without n’est pas originellement une alliance de contraires. Benveniste ne nie pas l’homophonie, il recherche une logique de l’expression, qui articule signification et emploi et témoigne ainsi d’une organisation sémantique : « D’une ressemblance entre un mot allemand et un mot anglais ou latin de sens différent ou contraire, il conclut à une relation originelle par “sens opposés”, en négligeant toutes les étapes intermédiaires qui rendraient compte de la divergence, quand il y a parenté effective, ou ruineraient la

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ment la question du Gegensinn ³⁹ : une notion peut être contradictoire, mais elle doit être articulée. Il s’agit encore moins de dénégation de la possibilité d’articuler langage et inconscient, pour la raison qu’une telle articulation n’est aucunement envisageable dans les termes de Benveniste – non plus, d’ailleurs, que dans ceux d’Arrivé ou de Milner⁴⁰. Il faut noter, en effet – et nous y reviendrons d’une autre manière dans le chapitre suivant –, que la réfutation benvenistienne de la thèse abélienne implique l’autonomie de la langue à l’égard du psychisme. Tandis que Freud, selon les termes de Benveniste, réfléchit « au fonctionnement du langage dans ses relations avec les structures infra-conscientes du psychisme » (Rem.1 : p. 78 – 79), et se demande « si les conflits qui définissent ce psychisme n’auraient pas imprimé leur trace dans les formes mêmes du langage » (Rem.1 : p. 79), Benveniste se place quant à lui sur le terrain d’une « analogie […] entre le processus du rêve et la sémantique des langues “primitives” » (Rem.1 : p. 79), c’est-à-dire de la comparaison de deux objets distincts. Aussi, comme le souligne Arrivé⁴¹, conclut-il, au terme de sa réfutation de « la possibilité d’une homologie entre les démarches du rêve et les procédés des “langues primitives” » (Rem.1 : p. 81– 82), à une analogie entre rêve et mythe ou poésie⁴², dont il compare significativement les « modes de structuration », puis entre « symbolique de l’inconscient » et « procédés stylistiques du discours »⁴³. On retrouve, dans ce cadre, cet objet spécifiquement benvenistien qu’est la signification – et qu’il faut ainsi qualifier de « faux objet » – que pointent Arrivé⁴⁴ et Milner en signalant les difficultés de la distinction entre sens et référence. Il est vrai que, comme le souligne Arrivé, les deux « “attitudes opposées” déterminées par la culture à l’égard du même objet » (Arrivé, 1994 : p. 188)⁴⁵ pourraient aussi bien être deux signifiés, et que, comme le signale Milner⁴⁶, l’argumentation de Benveniste n’est pas clairement située entre Sinn et Bedeutung. Néanmoins, par ailleurs, il nous semble que la distinction importe peu : qu’il s’agisse de Sinn ou de Bedeutung, il s’agit de signification et d’organisation

possibilité d’une parenté en prouvant qu’ils sont d’origine différente. » Voir Rem. : p. , cidessus.  Elle ne concerne pas, par ailleurs, l’homophonie, phénomène d’ailleurs reconnu par Benveniste, comme en témoignent notamment Es. : p.  et Rec. : p. .  Voir Toutain () : p.  – .  Voir Arrivé () : p. .  Voir Rem. : p. .  Voir Rem. : p.  – .  Voir Arrivé () : p. , note . La formulation d’Arrivé est cependant malheureuse : il s’agit du lieu du sens, et non du « concept de sens ».  Voir la note  ci-dessus.  Voir Milner () : p.  – .

5.2 Langage animal et langage humain

317

sémantique et ces deux « attitudes opposées » pourraient aussi bien rendre compte des emplois et ainsi participer de l’articulation de la notion. Le glissement dans la Bedeutung qu’implique l’analyse de sacer signifie, pour Milner, que la langue « est affectée par ce qui lui est radicalement extérieur et non l’inverse » (Milner, 2002 : p. 73), ce qui « n’est […] pas conforme à Saussure » (Milner, 2002 : p. 73). Précisément, cependant, l’analyse benvenistienne n’est pas saussurienne. S’il est vrai que, comme nous l’avons vu, pour Benveniste « la linguistique n’a rien à savoir d’une instance externe à la langue », dans la mesure où « la langue accomplit à elle seule toutes les différences dont elle a à connaître »⁴⁷, il s’agit là de structuralisme et du postulat selon lequel toute langue est une organisation sui generis, qui implique, au-delà de la spécificité de chaque structure linguistique, ce que Milner désigne du nom de « nominalisme » et qui sous-tend la thèse, commune à ce texte et à « Tendances récentes en linguistique générale », « Catégories de pensée et catégories de langue » et « Coup d’œil sur le développement de la linguistique », d’une langue organisatrice du monde et de la pensée. Comme nous nous sommes efforcée de le montrer dans ce qui précède, l’argument benvenistien consiste essentiellement en la démonstration de la cohérence de la structure linguistique, structure tout à la fois horizontale et verticale, organisation et expression. Cette orientation argumentative explique la circularité pointée par Arrivé – Benveniste démontre une logique au lieu de rendre compte d’un état –, mais elle empêche par ailleurs que la langue soit autre chose qu’une structure au nom de laquelle on puisse poser la disjonction des Uns, geste structuraliste par excellence. On notera, à cet égard, que « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » paraît ainsi plus structuraliste que les textes précédemment analysés. La langue n’en apparaît que d’autant mieux dans sa nature d’objet protéiforme, tout à la fois expression et organisation, organisation parce qu’expression mais également, articulation spécifiquement benvenistienne, organisation dans le cadre de l’expression.

5.2 Langage animal et langage humain Il apparaît donc, à l’analyse des textes de Benveniste relatifs aux rapports entre langage et pensée, que la problématique de l’expression – impliquant la notion de signification – fait obstacle à l’élaboration théorique de ces rapports. Comme nous le verrons à l’examen de « Communication animale et langage humain »

 Voir Milner () : p. , ci-dessus.

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5 Linguistique et sciences de l’homme

(1952), où l’on retrouve, outre la notion de symbolisme, la problématique sémiotique dont il a été question dans le chapitre précédent, elle ne permet pas non plus de cerner la spécificité du langage humain. Dans « Communication animale et langage humain », Benveniste s’efforce en effet de définir cette spécificité, dans le cadre d’une comparaison avec le langage des abeilles qui constitue le premier développement benvenistien d’ordre sémiotique⁴⁸. Le langage y est dès l’abord défini comme un « mode d’expression ». Le texte s’ouvre en effet sur la proposition suivante : Appliquée au monde animal, la notion de langage n’a cours que par un abus de termes. On sait qu’il a été impossible jusqu’ici d’établir que des animaux disposent, même sous une forme rudimentaire, d’un mode d’expression qui ait les caractères et les fonctions du langage humain. (Com.1 : p. 56).

On lit en outre ensuite : Il ne semble pas que ceux des animaux qui émettent des cris variés manifestent, à l’occasion de ces émissions vocales, des comportements d’où nous puissions inférer qu’ils se transmettent des messages « parlés ». Les conditions fondamentales d’une communication proprement linguistique semblent faire défaut dans le monde des animaux même supérieurs. (Com.1 : p. 56).

Or, il faut noter, dans ces affirmations, la récurrence des termes relatifs à la communication. Benveniste parle de même ensuite à propos du langage des abeilles, qu’il mentionne alors dans la mesure où la spécificité de ce dernier lui paraît devoir conduire à reconsidérer les propositions relatives au langage animal sur lesquelles s’ouvre son texte, de moyens de communication et d’échange de messages : Tout porte à croire – et le fait est observé depuis longtemps – que les abeilles ont le moyen de communiquer entre elles. La prodigieuse organisation de leurs colonies, leurs activités différenciées et coordonnées, leur capacité de réagir collectivement devant des situations imprévues, font supposer qu’elles sont aptes à échanger de véritables messages. (Com.1 : p. 56).

C’est ainsi cette définition du langage – dont on rappellera de nouveau ici le caractère de première venue – qui fournit le cadre de l’analyse benvenistienne, consacrée à la comparaison du « mode de communication » (Com.1 : p. 59) des

 Il avait cependant été question de sémiotique lors de la conférence européenne de sémantique ().

5.2 Langage animal et langage humain

319

abeilles et de celui des hommes à partir des observations de Karl von Frisch⁴⁹ sur le « processus de la communication parmi les abeilles » (Com.1 : p. 57), comparaison visant à « marquer brièvement en quoi il [le langage des abeilles] est ou […] n’est pas un langage, et comment ces observations sur les abeilles aident à définir, par ressemblance ou par contraste, le langage humain » (Com.1 : p. 59). Dans ce cadre, le langage humain ne saurait être défini autrement que comme un type de communication, c’est-à-dire inséparablement, dans la perspective benvenistienne, comme un type de signification. Benveniste envisage tout d’abord les ressemblances entre ces deux « langages », écrivant à propos de celui des abeilles : On voit ici plusieurs points de ressemblance au langage humain. Ces procédés mettent en œuvre un symbolisme véritable bien que rudimentaire, par lequel des données objectives sont transposées en gestes formalisés, comportant des éléments variables et de « signification » constante. En outre, la situation et la fonction sont celles d’un langage, en ce sens que le système est valable à l’intérieur d’une communauté donnée et que chaque membre de cette communauté est apte à l’employer ou à le comprendre dans les mêmes termes. (Com.1 : p. 60).

Il affirme alors notamment que « [l]e message transmis contient trois données, les seules identifiables jusqu’ici : l’existence d’une source de nourriture, sa distance, sa direction » (Com.1 : p. 60), ce à quoi Karl von Frisch objecta que ce message comprend également « grâce au parfum des fleurs apporté en même temps que le nectar qui est offert en petits échantillons aux compagnes que cela intéresse, un renseignement précis quant à l’espèce de fleur vers laquelle on doit voler (chaque espèce de fleur a un parfum spécifique) » (Dio. : p. 130), et que ce parfum, par ailleurs, « par son intensité graduée, fait connaître aux compagnes de l’abeille l’importance de la source d’approvisionnement découverte » (Dio. : p. 130). La réponse de Benveniste à cette objection est remarquable : […] c’est là une confusion dont j’avais justement voulu me garder : je n’ai retenu que les données impliquées par la danse, en écartant celles dont les abeilles étaient informées par des impressions tactiles ou olfactives, qui n’ont d’ailleurs rien de très caractéristique. La seule question est celle-ci : les abeilles sont-elles renseignées par la danse de leur compagne sur la nature de la fleur visitée ? M. von Frisch indique lui-même que non. (Dio. : p. 131).

Elle fait en effet apparaître une distinction entre indication et « symbolisme véritable », lié à l’existence d’un acte de symbolisation et, corrélativement, à

 Voir Com. : p.  – .

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celle de signes. Il distinguait de même, dans son développement, entre l’indication de la présence du butin, « fondée sur le principe mécanique du “tout ou rien” » (Com.1 : p. 60), et la véritable communication⁵⁰ que constitue l’énonciation de la distance et de la direction dans la mesure où elle repose sur des « gestes formalisés, comportant des éléments variables et de “signification” constante ». Cependant, si la communication des abeilles offre ainsi « plusieurs points de ressemblance au langage humain », c’est dans la mesure où celui-ci n’a en réalité plus rien de spécifique. On retrouve en effet ici la disjonction des deux axes de la valeur et la problématique de la communication et de l’expression. La symbolisation suppose ainsi tout d’abord la reconnaissance d’un sens ou d’une donnée à transmettre, puis l’appariement conventionnel de ce sens à un signe chargé de l’exprimer. On lit en effet : Les abeilles apparaissent capables de produire et de comprendre un véritable message, qui enferme plusieurs données. Elles peuvent donc enregistrer des relations de position et de distance ; elles peuvent les conserver en « mémoire » ; elles peuvent les communiquer en les symbolisant par divers comportements somatiques. Le fait remarquable est d’abord qu’elles manifestent une aptitude à symboliser : il y a bien correspondance « conventionnelle » entre leur comportement et la donnée qu’il traduit. (Com.1 : p. 59).

Ce sont là, d’après Benveniste, « les conditions mêmes sans lesquelles aucun langage n’est possible » (Com.1 : p. 60), qu’il résume de la manière suivante : « la capacité de formuler et d’interpréter un “signe” qui renvoie à une certaine “réalité”, la mémoire de l’expérience et l’aptitude à la décomposer » (Com.1 : p. 60). On retrouve ici, de nouveau, d’une part le rapport son/sens, et d’autre part le repérage et la délimitation d’un contenu, mais il faut noter, en outre, que le rapport son/sens se formule en termes de rapport signe/chose (« signe »/« réalité » et plus loin, comme nous l’avons vu ci-dessus, « gestes formalisés »/ « données objectives ») et, par ailleurs, que Benveniste fait ici référence à des capacités cognitives. De fait, s’il s’efforce de définir le « symbolisme véritable », le cadre adopté de la comparaison de deux types de communication ne lui permet cependant que d’énumérer des éléments de description et de comparaison, c’est-à-dire d’égrener le donné du signe, sans aucune redéfinition ou articulation conceptuelle permettant de rompre avec le tout du langage – c’est là, en effet, le geste saussurien – et notamment, ici, de distinguer entre capacités cognitives, neurologiques et physiologiques d’une part, et phénomène du langage d’autre part (distinction d’autant plus importante que certaines capacités cognitives ne sont pas indépendantes du langage, dont elles apparaissent ainsi

 « L’autre danse formule vraiment une communication » (Com. : p. ).

5.2 Langage animal et langage humain

321

comme un effet⁵¹). Il est remarquable, à cet égard, que dans l’énumération des ressemblances entre les deux langages que nous avons citée ci-dessus⁵² le caractère social du langage des abeilles fasse l’objet d’une mention séparée, apparaissant ainsi indépendant de l’existence d’un « symbolisme véritable », mais renvoyant au contraire à la « situation » et à la « fonction » qui sont celles d’un langage, c’est-à-dire au cadre de la définition traditionnelle de la langue comme un instrument de communication. C’est en effet, en revanche, comme nous l’avons signalé au début du chapitre précédent⁵³, son caractère social qui définit la langue saussurienne comme distincte du langage, la constituant dans son extériorité non objectale. On lit en effet dans le troisième cours : Il y a chez chaque individu une faculté que nous pouvons appeler la faculté du langage articulé. Cette faculté nous est donnée d’abord par des organes, et puis par le jeu que nous pouvons obtenir d’eux. Mais ce n’est qu’une faculté et il serait matériellement impossible de l’exercer sans une autre chose qui est donnée à l’individu du dehors : la langue ; il faut que ce soit l’ensemble de ses semblables qui lui en donne le moyen par ce qu’on appelle la langue, nous voyons ainsi entre parenthèses la démarcation peut-être la plus juste à établir entre langage et langue. La langue est forcément sociale, le langage ne l’est pas forcément. (Saussure & Constantin, 2005 : p. 87).

Benveniste insiste ensuite, tout aussi significativement, sur le caractère vocal du langage humain, dont, s’attachant cette fois aux différences entre langage humain et langage des abeilles, il affirme qu’il le « caractérise en propre » : Mais les différences [entre le langage humain et le langage des abeilles] sont considérables et elles aident à prendre conscience de ce qui caractérise en propre le langage humain. Celle-ci, d’abord, essentielle, que le message des abeilles consiste entièrement dans la danse, sans intervention d’un appareil « vocal », alors qu’il n’y a pas de langage sans voix. D’où une autre différence, qui est d’ordre physique. N’étant pas vocale mais gestuelle, la communication chez les abeilles s’effectue nécessairement dans des conditions qui permettent une perception visuelle, sous l’éclairage du jour ; elle ne peut avoir lieu dans l’obscurité. Le langage humain ne connaît pas cette limitation. (Com.1 : p. 60).

Saussure insiste également sur le caractère vocal des signes de la langue – dans la mesure, notamment, où celui-ci implique la linéarité du signifiant⁵⁴ – mais dans le cadre d’une élaboration fondée sur une redéfinition du signe dont l’indifférence à la substance et au « moyen de production » (Saussure, 1997 : p. 8) est un élément central puisque constitutif du concept de valeur et de la défini   

En témoigne, de manière emblématique, le cas de Victor. Voir Itard (). Voir Com. : p. . Voir p. . Voir notamment Saussure () : p.  –  et Saussure & Constantin () : p.  – .

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tion de la langue comme articulation. À cet égard, l’échange entre Karl von Frisch et Benveniste sur cette question du caractère vocal du langage humain est remarquable. En réponse à l’article de Benveniste, Karl von Frisch insiste sur certaines particularités anatomiques des abeilles, qui les rendent peu susceptibles de faire usage d’un mode de communication vocal : M. Benveniste voit une autre opposition très profonde dans le fait que le message des abeilles est constitué exclusivement par la danse, sans que s’y insère aucun appareil vocal. Pour autant que nous le sachions, les abeilles sont dépourvues du sens auditif ; un langage composé de sons serait donc illogique. D’autre part, il existe même chez les humains un langage par signes, celui des sourds-muets. Il est faux que le langage des abeilles soit édifié sur des perceptions visuelles et ne se produise pas dans l’obscurité. Les danses ont lieu presque exclusivement dans la ruche sombre. Les détails qui doivent être communiqués aux habitantes de la ruche par le moyen de la danse sont recueillis par les sens du toucher et de l’odorat. (Dio. : p. 130).

Or, Benveniste répond significativement à cette critique : M. von Frisch trouve qu’un langage composé de sons serait illogique chez les abeilles dépourvues de sens auditif. Je ne saisis pas bien la portée de cette observation. Il ne s’agissait pas pour moi de dénoncer une infériorité dans l’organisation anatomique des abeilles, mais simplement de constater ce fait évident que le rôle dévolu chez l’homme à l’appareil phonateur et acoustique est rempli chez l’abeille par un comportement gestuel et visuel. (Dio. : p. 132).

Il ajoute : M. von Frisch allègue « qu’il existe même chez les humains un langage par signes, celui des sourds-muets ». Il tombe dans l’illusion, si commune, touchant le langage par gestes. Fautil rappeler que le langage des sourds-muets est entièrement artificiel et créé par convention, et que jamais on n’a observé un langage par gestes indépendant du langage vocal ? Aucune comparaison n’est possible ici avec le langage des abeilles. (Dio. : p. 132).

Cette deuxième objection est à la fois juste et fausse : juste dans la mesure où le langage des sourds-muets, comme l’écriture, est une notation du langage parlé ; fausse dans la mesure où, à la différence de l’écriture, il est – au moins pour une part – un substitut et non une transposition du langage parlé, de sorte que, comme le serait le langage d’hommes-abeilles (dotés des mêmes capacités cognitives et neurologiques mais dépourvus du sens auditif), il est bien une langue, au lieu du code secondaire qu’est l’écriture. Précisément, néanmoins, Benveniste « ne saisi[t] pas bien la portée » de l’observation de Karl von Frisch. Apparaît ici très nettement la difficulté de la rupture avec le tout du langage,

5.2 Langage animal et langage humain

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dont témoignera également ensuite, dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique », cette affirmation aux résonances martinettiennes : Enfin le langage est le symbolisme le plus économique. À la différence d’autres systèmes représentatifs, il ne demande aucun effort musculaire, il n’entraîne pas de déplacement corporel, il n’impose pas de manipulation laborieuse. (Dév.1 : p. 29).

La proximité avec l’élaboration martinettienne est d’ailleurs maximale dans « Communication animale et langage humain », où la spécificité du langage humain, langage véritable au lieu du « code de signaux⁵⁵ » (Com.1 : p. 62) qu’est finalement pour Benveniste le langage des abeilles, ainsi qu’il le posera plus loin, se trouve ensuite appréhendée en termes de structure. Comme, là encore, Martinet – et comme Hjelmslev – Benveniste caractérise tout d’abord le langage par le caractère illimité de ses contenus, qui le distingue notamment du langage des abeilles, dont le contenu « se rapporte toujours et seulement à une donnée, la nourriture » (Com.1 : p. 61). Il mentionne ensuite le caractère arbitraire du signe, apparemment corrélatif, moyennant certaines distinctions, d’une « nature » et d’un « fonctionnement » particuliers du symbolisme humain. Il affirme en effet : De plus, la conduite qui signifie le message des abeilles dénote un symbolisme particulier qui consiste en un décalque de la situation objective, de la seule situation qui donne lieu à un message, sans variation ni transposition possible. Or, dans le langage humain, le symbole en général ne configure pas les données de l’expérience, en ce sens qu’il n’y a pas de rapport nécessaire entre la référence objective et la forme linguistique. Il y aurait ici beaucoup de distinctions à faire au point de vue du symbolisme humain dont la nature et le fonctionnement ont été peu étudiés. Mais la différence subsiste. (Com.1 : p. 61).

On retrouve ici les enjeux des développements des « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » et de « Coup d’œil sur le développement de la linguistique » analysés dans le chapitre précédent. Or, comme dans ces derniers, l’affirmation reste lettre morte, et la suite du développement⁵⁶ est entièrement consacrée à l’énumération de particularités de structure, qui permettront de rendre compte de la première spécificité mentionnée, le caractère

 On retrouvera ensuite cette notion de signal, outre, comme nous l’avons vu plus haut (voir également infra), dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique », dans « La philosophie analytique et le langage » (). Voir Phi. : p.  – . Comme nous l’avons également vu plus haut, le terme a un sens tout différent dans « [Signe et système dans la langue] ».  Voir Com. : p.  – .

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illimité des contenus du langage humain. Benveniste insiste ainsi, comme, mutatis mutandis, Martinet avec sa double articulation – et, dans une moindre mesure, Jakobson –, sur la possibilité de décomposer le contenu des messages linguistiques en morphèmes, puis les morphèmes en phonèmes, possibilité corrélative d’une liberté de combinaison « selon des règles définies » (Com.1 : p. 62), « d’où naît la variété du langage humain, qui est capacité de tout dire » (Com.1 : p. 62). C’est là, selon lui, la caractéristique essentielle du langage – « Le langage humain se caractérise justement par là. » (Com.1 : p. 61), affirme-t-il –, ce que confirme ensuite l’énumération des caractères faisant du langage des abeilles un « code de signaux » plutôt qu’un langage : « fixité du contenu », « invariabilité du message », « rapport à une seule situation », « nature indécomposable de l’énoncé »⁵⁷, qui ne rappelle que le premier (fixité vs caractère illimité du contenu) et le troisième (nature indécomposable vs décomposable de l’énoncé) des trois traits mentionnés dans ce développement – à l’exclusion, significativement, de l’arbitraire du signe –, traits dont, précisément, le troisième explique le premier. Le dernier trait mentionné, la « transmission unilatérale » (Com.1 : p. 62) renvoie à un paragraphe précédent⁵⁸, où Benveniste signalait une autre « différence capitale » (Com.1 : p. 60) entre les deux langages, relative à « la situation où la communication a lieu » (Com.1 : p. 60) et consistant en ce que « [l]e message des abeilles n’appelle aucune réponse de l’entourage, sinon une certaine conduite, qui n’est pas une réponse » (Com.1 : p. 60), ce qui signifie que « les abeilles ne connaissent pas le dialogue, qui est la condition du langage humain » (Com.1 : p. 60). Cette absence de dialogue implique un type particulier de signifié : la communication des abeilles ne peut se référer qu’à la réalité objective, et non à une donnée linguistique, tandis que dans la communication humaine « la référence à l’expérience objective et la réaction à la manifestation linguistique s’entremêlent librement et à l’infini » (Com.1 : p. 61). Cependant, il ne s’agit pas là, en réalité, d’un type de signifié, mais d’une spécificité du mode de représentation constitutif du langage humain. Benveniste affirme en effet que « le caractère du langage est de procurer un substitut de l’expérience apte à être transmis sans fin dans le temps et l’espace, ce qui est le propre de notre symbolisme et le fondement de la tradition linguistique » (Com.1 : p. 61). On pense ici à l’aphorisme lacanien selon lequel « le mot tue la chose », et l’on a là, effectivement, une spécificité du langage humain, outil de représentation bien plutôt que de communication. Néanmoins, le fait notable, de nouveau, est que le propos de Benveniste ne dépasse pas le stade du constat descriptif, évoquant

 Voir Com. : p. .  Voir Com. : p.  – .

5.2 Langage animal et langage humain

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une différence de « situation », puis deux types de référence ou de signifié, sans autre élaboration théorique que l’affirmation que le dialogue est la « condition du langage humain ». Le texte s’achève sur ces lignes où, comme plus haut l’affirmation de l’arbitraire du signe, la reconnaissance du caractère social du langage en reste au stade du constat, cependant que se trouve réaffirmée la démarche comparative qui est constitutive de la sémiotique : Il reste néanmoins significatif que ce code, la seule forme de « langage » qu’on ait pu jusqu’ici découvrir chez les animaux, soit propre à des insectes vivant en société. C’est aussi la société qui est la condition du langage. Ce n’est pas le moindre intérêt des découvertes de K. von Frisch, outre les révélations qu’elles nous apportent sur le monde des insectes, que d’éclairer indirectement les conditions du langage humain et du symbolisme qu’il suppose. Il se peut que le progrès des recherches nous fasse pénétrer plus avant dans la compréhension des ressorts et des modalités de ce mode de communication, mais d’avoir établi qu’il existe et quel il est et comment il fonctionne, signifie déjà que nous verrons mieux où commence le langage et comment l’homme se délimite. (Com.1 : p. 62).

Comme pour la « condition du dialogue », sa nature de « condition du langage » ne saurait dès lors connaître d’autre élaboration que son affirmation. Nous verrons cependant infra ⁵⁹ que cette affirmation, de même que celle qui concerne la condition du dialogue, est centrale dans l’élaboration benvenistienne, et il faut noter à cet égard que la spécificité du langage humain se trouve ici doublement assignée, à une structure d’une part, lorsqu’il s’agit du fonctionnement de la communication, à une « situation » particulière d’autre part, lorsqu’il s’agit de la nature de la représentation. Cette dualité n’est pas sans évoquer celle à laquelle nous avait conduits l’analyse des rapports entre langage et pensée : entre forme et signifiant. C’est là, de fait, une dualité proprement benvenistienne, qui semble tout à la fois une forme particulière de la dualité constitutive de la problématique sémiotique des structuralistes – entre démarche de spécification et effort de construction du caractère fondamental du langage⁶⁰ –, forme corrélative de la dualité communication/signification qui, comme nous l’avons vu dans la première partie, spécifie la linguistique benvenistienne, et les jalons de sa résolution structurale et objectale. La problématique sémiotique des structuralistes, fondée sur le donné du signe, se caractérise par son caractère empirique. Elle s’oppose comme telle à la problématique sémiologique de Saussure⁶¹. La sémiologie saussurienne se dis-

 Voir le sixième chapitre.  Voir la deuxième section du chapitre précédent et Toutain (b).  C’est donc ainsi, pour notre part, que nous opposerons les termes de sémiotique et de sémiologique, le premier renvoyant à une problématique empirique, le second à une problé-

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tingue en effet de la sémiotique traditionnelle par la redéfinition du signe qu’elle implique. Le fait remarquable est néanmoins qu’elle n’est pas exempte de toute dimension sémiotique, contradiction dont témoigne notamment la circularité des rapports établis par Saussure entre sémiologie et linguistique, pointée par un certain nombre de commentateurs⁶², et que, dans La rupture saussurienne. L’espace du langage ⁶³, nous avons analysée en termes de permanence de l’obstacle épistémologique du rapport son/sens et de désignation d’un espace non identifié comme tel par Saussure : l’espace du langage, au sens de la psychanalyse. Comme nous le montrons ensuite dans cet ouvrage⁶⁴, cette articulation entre linguistique et psychanalyse fut l’œuvre du psychanalyste Alain Manier, auteur d’une théorie de la psychose fondée sur la définition saussurienne de la langue⁶⁵. Or, cette théorie permet précisément d’appréhender de manière nouvelle les deux questions des rapports entre langage et pensée et de la spécificité du langage humain que Benveniste, pour sa part, ne parvient pas à renouveler : en termes de fonctionnement langagier – de pensée prise, ou non, dans le langage –, fonctionnement radicalement distinct, en tant que tel, des codes signalétiques que sont les langages animaux, et qui reposent pour leur part sur un arbitraire du rapport signe/objet, au lieu de l’arbitraire du rapport signifiant/ signifié que définit Saussure⁶⁶. À la redéfinition saussurienne de l’arbitraire du signe répond ainsi l’ouverture d’un nouvel espace de théorisation, tout à la fois distinct de la langue – il s’agit alors du langage – et ordonné par la théorisation de cette dernière. Il est remarquable, à cet égard, que, comme nous allons le voir dans ce qui suit, la reconnaissance benvenistienne du caractère fondamental du langage conduise pour sa part, dans le cadre d’une problématique sémiotique, au lieu de sémiologique, à une ordonnance structurale de l’univers des signes.

matique théorique. Fehr distingue également entre la sémiologie saussurienne et la tradition sémiotique. Voir Fehr () : p. , note  et Fehr () : p. .  Voir par exemple Arrivé () : p.  – , Chiss & Puech () : p.  – , Bouquet () : p.  –  et Fehr () : p.  – .  Voir Toutain (a) : p.  – . Concernant la sémiologie saussurienne, voir également Toutain (b).  Voir Toutain (a) : p.  – .  Voir notamment Manier ().  Voir Manier () : p.  et Toutain (a) : p.  – .

5.3 Organisation structurale de l’univers des signes

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5.3 Organisation structurale de l’univers des signes La dualité entre structure et « situation » qui apparaît dans « Communication animale et langage humain » organise l’ensemble des développements des textes postérieurs, où Benveniste insiste sur l’existence d’une problématique « sémiologique »⁶⁷ définitoire des sciences de l’homme, en même temps qu’il élabore, outre une représentation singulière du fonctionnement de la structure linguistique, une organisation structurale du champ sémiotique. La notion d’une problématique « sémiologique » définitoire des sciences de l’homme apparaît pour la première fois dans « Tendances récentes en linguistique générale ». Benveniste met tout d’abord en relief dans ce texte l’importance de la réflexion linguistique pour l’ensemble des sciences de l’homme, affirmant que « les discussions sur les questions de méthode en linguistique pourraient n’être que le prélude d’une révision qui engloberait finalement toutes les sciences de l’homme » (Ten.1 : p. 4). Il écrit plus précisément quelques pages plus loin, à propos du refus distributionnaliste de prendre en compte la signification : « Il est à craindre que, si cette méthode doit se généraliser, la linguistique ne puisse jamais rejoindre aucune des autres sciences de l’homme ni de la culture. » (Ten.1 : p. 12), avant d’évoquer à la page suivante, « les problèmes inhérents à l’analyse de la langue d’une part, de la culture de l’autre, et ceux de la “signification” qui leur sont communs, brefs ceux-là mêmes qui ont été évoqués cidessus » (Ten.1 : p. 15). La signification apparaît ainsi comme un enjeu et un problème communs aux sciences de la langue, de la société et de la culture. Il est ensuite question, à ce propos, de la nécessité d’une « analyse des symboles » analogue à celle que Peirce avait essayé de mettre en œuvre. Benveniste s’interroge alors sur la possibilité d’une formalisation de la science des cultures : Il est difficile de concevoir ce que donnerait une segmentation de la culture en éléments discrets. Dans une culture, comme dans une langue, il y a un ensemble de symboles dont il s’agit de définir les relations. Jusqu’ici la science des cultures reste fortement et délibérément « substantielle ». Pourra-t-on dégager dans l’appareil de la culture des structures formelles du type de celles que M. Lévi-Strauss a introduites dans les systèmes de parenté ? C’est le problème de l’avenir. (Ten.1 : p. 12– 13).

Or, il ajoute : On voit en tout cas combien serait nécessaire, pour l’ensemble des sciences qui opèrent avec des formes symboliques, une investigation des propriétés du symbole. Les recherches

 C’est le terme que Benveniste emploie pour sa part pour ce que nous qualifions quant à nous de sémiotique. Pour distinguer cet emploi du nôtre, nous mettrons ce terme entre guillemets.

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5 Linguistique et sciences de l’homme

amorcées par Peirce n’ont pas été reprises et c’est grand dommage. C’est du progrès dans l’analyse des symboles qu’on pourrait attendre notamment une meilleure compréhension des procès complexes de la signification dans la langue et probablement aussi hors de la langue. (Ten.1 : p. 13).

S’il était significativement question, dans les deux passages précédents, de méthode, on notera dans ce passage l’insistance sur la dimension structurale – il s’agit de dégager des « structures formelles ». Cette dimension est solidaire du postulat d’un fonctionnement, qualifié ici d’« inconscient »⁶⁸. Benveniste précise en effet : Et puisque ce fonctionnement est inconscient, comme est inconsciente la structure des comportements, psychologues, sociologues et linguistes associeraient utilement leurs efforts dans cette recherche. (Ten.1 : p. 13).

On se souvient, de même, de ce passage de « Structuralisme et linguistique » (1968), où il est question, à propos de la culture, de « système », puis de « réseau de différences » et de « système de valeurs » : Et cela m’amène à la culture. La culture est aussi un système distinguant ce qui a un sens, et ce qui n’en a pas. Les différences entre les cultures se ramènent à cela. Je prends un exemple qui n’est pas linguistique : pour nous la couleur blanche est une couleur de lumière, de gaieté, de jeunesse. En Chine, c’est la couleur du deuil. Voilà un exemple d’interprétation de sens au sein de la culture ; une articulation entre une certaine couleur et un certain comportement et, finalement, une valeur inhérente à la vie sociale. Tout cela s’intègre dans un réseau de différences : le blanc, le noir ne valent pas dans la culture occidentale comme dans la culture extrême-orientale. Tout ce qui est du domaine de la culture relève au fond de valeurs, de systèmes de valeurs. D’articulation entre les valeurs. (SL.2 : p. 22).

On notera en outre ici, dans ce dernier texte, la solidarité de la reconnaissance d’une « notion de science humaine qui, maintenant, est capable de devenir organisatrice, de rassembler des réflexions éparses, chez beaucoup d’hommes qui visent à découvrir leur foyer commun » (SL.2 : p. 27), et de la réduction du « problème que la langue nous a appris à voir » (SL.2 : p. 28) à l’existence de « cadres » (SL.2 : p. 28) et de « schémas » (SL.2 : p. 28). Il était également question, dans « Tendances récentes en linguistique générale »⁶⁹, d’une collaboration interdisciplinaire. À propos de cette dernière, Benveniste affirme un peu

 Benveniste insiste à quelques reprises sur le caractère inconscient du fonctionnement linguistique. Voir Ten. : p. , Cla. : p. , Cat. : p. , So. : p.  et SL. : p. .  Voir Ten. : p. , ci-dessus.

5.3 Organisation structurale de l’univers des signes

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plus loin dans ce texte qu’un des problèmes en matière d’articulation de la linguistique avec d’autres sciences sera de « découvrir la base commune à la langue et à la société, les principes qui commandent ces deux structures » (Ten.1 : p. 15), base commune et principes dont il entend substituer la recherche à la quête naïve de correspondances entre des langues et des structures sociales données⁷⁰. Dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique », il évoque ensuite la perspective d’une « science de la culture qui fondera la théorie des activités symboliques de l’homme » et à laquelle concourront la linguistique et les sciences voisines : Voilà à grands traits la perspective qu’ouvre le développement récent des études de linguistique. Approfondissant la nature du langage, décelant ses relations avec l’intelligence comme avec le comportement humain ou les fondements de la culture, cette investigation commence à éclairer le fonctionnement profond de l’esprit dans ses démarches opératoires. Les sciences voisines suivent ce progrès et y coopèrent pour leur compte en s’inspirant des méthodes et parfois de la terminologie de la linguistique. Tout laisse prévoir que ces recherches parallèles engendreront de nouvelles disciplines, et concourront à une véritable science de la culture qui fondera la théorie des activités symboliques de l’homme. (Dév.1 : p. 30).

Comme nous l’avons vu supra, il sera enfin question, dans « La forme et le sens dans le langage », outre d’une « nature sémiotique » (FSL.2 : p. 223) commune aux comportements institutionnalisés dans la vie sociale, d’une « commune faculté sémiotique » (FSL.2 : p. 223)⁷¹ dont dérivent les systèmes observés, puis dans « Structuralisme et linguistique »⁷² d’une « sémantique » organisant le domaine de la culture de même qu’elle organise le domaine de la langue : Et, au fond, tout le mécanisme de la culture est un mécanisme de caractère symbolique. Nous donnons un sens à certains gestes, nous ne donnons aucun sens à d’autres, à l’intérieur de notre culture. C’est comme ça, mais pourquoi ? Il s’agira d’identifier, de décomposer puis de classer les éléments signifiants de notre culture, c’est un travail qui n’a pas encore été fait. Il y faut une capacité d’objectivation qui est assez rare. On verrait alors qu’il y a comme une sémantique qui passe à travers tous ces éléments de culture et qui les organise – qui les organise à plusieurs niveaux. (SL.2 : p. 25).

 Benveniste fait alors référence aux recherches de Meillet. Voir Ten. : p.  – .  Voir également, à la même page, la notion de « systèmes de comportement nés au sein de la vie sociale et relevant d’une analyse sémiologique » (FSL. : p. ).  Signalons encore dans ce texte, concernant la « sémiologie », ce passage : « Nous avons à élaborer peu à peu tout un corps de définitions dans cet immense domaine, lequel ne comprend pas seulement la langue. » (SL. : p. ).

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5 Linguistique et sciences de l’homme

Benveniste insiste donc, dans ces différents textes, sur l’existence d’un objet, d’un domaine et d’une analyse « sémiologiques ». Dans cette perspective, la sémiologie saussurienne se voit interprétée, dans « Saussure après un demisiècle » (1963), comme un point de vue constitutif d’une « science de la culture » constituée à partir et autour de la linguistique. Benveniste insiste en effet dans ce texte sur « la portée de ce principe du signe instauré comme unité de la langue » (Sau.1 : p. 43), dont il résulte que « la langue devient un système sémiotique » (Sau.1 : p. 43), citant à ce propos l’affirmation saussurienne selon laquelle « la tâche du linguiste est de définir ce qui fait de la langue un système spécial dans l’ensemble des faits sémiologiques⁷³ » (Sau.1 : p. 43) et « le problème linguistique est avant tout sémiologique⁷⁴ » (Sau.1 : p. 43). On lit alors : Or nous voyons maintenant ce principe se propager hors des disciplines linguistiques et pénétrer dans les sciences de l’homme, qui prennent conscience de leur propre sémiotique. Loin que la langue s’abolisse dans la société, c’est la société qui commence à se reconnaître comme « langue ». Des analystes de la société se demandent si certaines structures sociales ou, sur un autre plan, ces discours complexes que sont les mythes ne seraient pas à considérer comme des signifiants dont on aurait à rechercher les signifiés. Ces investigations novatrices donnent à penser que le caractère foncier de la langue, d’être composée de signes, pourrait être commun à l’ensemble des phénomènes sociaux qui constituent la culture. (Sau.1 : p. 43 – 44).

Intervient ensuite la distinction, mentionnée dans le premier chapitre, entre « données physiques et biologiques » (Sau.1 : p. 44), de « nature “simple” » (Sau.1 : p. 44), et les « phénomènes propres au milieu interhumain » (Sau.1 : p. 44), « qui ont cette caractéristique de ne pouvoir jamais être pris comme données simples ni se définir dans l’ordre de leur propre nature, mais doivent toujours être reçus comme doubles, du fait qu’ils se relient à autre chose, quel que soit leur “référent” » (Sau.1 : p. 44), avant cette évocation d’une future « science de la culture » : Un fait de culture n’est tel qu’en tant qu’il renvoie à quelque chose d’autre. Le jour où une science de la culture prendra forme, elle se fondera probablement sur ce caractère primordial, et elle élaborera ses dualités propres à partir du modèle qu’en a donné Saussure pour la langue, sans s’y conformer nécessairement. Aucune science de l’homme n’échappera à cette réflexion sur son objet et sur sa place au sein d’une science générale de la culture, car l’homme ne naît pas dans la nature, mais dans la culture. (Sau.1 : p. 44).

 Saussure () : p. . La référence est donnée par Benveniste. Voir Sau. : p. , note .  Saussure () : p. . La référence est de même donnée par Benveniste. Voir la note précédente.

5.3 Organisation structurale de l’univers des signes

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Néanmoins, au-delà de cette problématique et de cet objet communs, dès « Tendances récentes en linguistique générale » se trouve reconnu et affirmé le caractère central de la langue ou du langage. Benveniste écrit ainsi dans ce texte que le langage est « dans l’homme, le lieu d’interaction de la vie mentale et de la vie culturelle et en même temps l’instrument de cette interaction » (Ten.1 : p. 16), puis dans « La forme et le sens dans le langage », où le propos apparaît beaucoup plus ambigu que dans les passages cités ci-dessus : Quant à la place du sémiotique, je crois que c’est un ordre distinct, qui obligera à réorganiser l’appareil des sciences de l’homme. Nous sommes là, en effet, tout à fait au commencement d’une réflexion sur une propriété qui n’est pas encore définissable d’une manière intégrale. C’est une qualité inhérente du langage, mais que l’on découvre dans des domaines où l’on n’imaginait pas qu’elle pût se manifester. On connaît les tentatives qui sont faites actuellement pour organiser en notions sémiotiques certaines données qui relèvent de la culture ou de la société en général. Dans le langage est unifiée cette dualité de l’homme et de la culture, de l’homme et de la société, grâce à la propriété de signification dont nous essayons de dégager la nature et le domaine. (FSL.2 : p. 238).

On retrouve dans ce passage l’affirmation de l’importance de la linguistique – ici de la sémiotique au sens benvenistien – pour les sciences de l’homme, et l’extension à celles-ci du modèle linguistique sur fond d’un objet commun, cette « qualité inhérente du langage […] que l’on découvre dans des domaines où l’on n’imaginait pas qu’elle pût se manifester ». Néanmoins, par ailleurs, le langage est donné comme le lieu d’une interaction et d’une unification des différentes dimensions constitutives des sciences de l’homme. Aussi, tandis que l’insistance sur la structure que nous avons vue ci-dessus dans quelques textes s’inscrit dans le mouvement du structuralisme généralisé⁷⁵ – de la linguistique aux autres sciences humaines –, elle renvoie en outre chez Benveniste – linguiste – à un autre type de tentative. Outre cet horizon d’une science unifiée de la langue, de la culture et de la société, se dessine également dans « Tendances récentes en linguistique générale », et dans la lignée de la démarche de « Communication animale et langage humain », le programme d’une sémiotique comparative permettant de définir la

 Ce dont témoigne encore, et d’autant plus que, si, comme dans certains passages cités cidessus, Benveniste y insiste sur la signification et sur l’existence d’un « niveau signifiant » plutôt que sur la structure, il y est question d’épistémologie, l’échange de « Ce langage qui fait l’histoire » () que l’on trouve en His. : p.  – . Voir également His. : p. , où, dans un contexte « sémiologique » analogue, Benveniste insiste sur la structure puis sur le signe comme « base de tout système signifiant ».

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spécificité du signe linguistique. Benveniste écrit en effet par ailleurs dans ce texte : On voit encore comme possible une étude du langage en tant que branche d’une sémiotique générale qui couvrirait à la fois la vie mentale et la vie sociale. Le linguiste aura alors à définir la nature propre des symboles linguistiques à l’aide d’une formalisation rigoureuse et d’une métalangue distincte. (Ten.1 : p. 17).

Ce programme est mis en œuvre dans « Sémiologie de la langue » (1969), qui vient un an après un texte contemporain de « Structuralisme et linguistique » et de « Ce langage qui fait l’histoire », « Structure de la langue et structure de la société » (1968). Dans ce dernier texte, Benveniste établissait des rapports « fonctionnels » (So.2 : p. 102) entre langue et société, fondés sur la considération de ces deux structures comme des « systèmes productifs » (So.2 : p. 102)⁷⁶, où l’on retrouve la perspective du structuralisme généralisé. Comme le souligne Benveniste lui-même⁷⁷, une grande partie des développements de ce texte était cependant consacrée à l’établissement de rapports « logiques » (So.2 : p. 101 et 102) entre langue et société, « sous une considération de leurs facultés et de leur rapport signifiants » (So.2 : p. 102), rapports à propos desquels il avait mis en évidence le « mécanisme qui permet à la langue de devenir le dénominateur, l’interprétant des fonctions et des structures sociales » (So.2 : p. 100). Benveniste s’attachait en effet dans ce texte à poser langue et société « en synchronie et dans un rapport sémiologique » (So.2 : p. 95), rapport sémiologique à l’égard duquel, d’une part, « la langue est l’interprétant de la société » (So.2 : p. 95), et d’autre part, « la langue contient la société » (So.2 : p. 95), la seconde proposition valant justification de la première. Or, on retrouvait dans ce cadre la construction benvenistienne de la langue comme un système doté d’une double signifiance dont il a été question dans le troisième chapitre. À la question : « qu’est-ce qui assigne à la langue cette position d’interprétant ? » (So.2 : p. 97), Benveniste répondait en effet : « C’est que la langue est – on le sait – l’instrument de communication qui est et doit être commun à tous les membres de la société. » (So.2 : p. 97), ajoutant : Si la langue est un instrument de communication ou l’instrument même de la communication, c’est qu’elle est investie de propriétés sémantiques et qu’elle fonctionne comme une machine à produire du sens, en vertu de sa structure même. Et ici nous sommes au cœur du problème. La langue permet la production indéfinie de messages en variétés illimitées. Cette propriété unique tient à la structure de la langue qui est composée de signes, d’unités

 Voir So. : p.  – , et supra, le premier chapitre.  Voir So. : p. .

5.3 Organisation structurale de l’univers des signes

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de sens, nombreuses mais toujours en nombre fini, qui entrent dans des combinaisons régies par un code et qui permettent un nombre d’énonciations qui dépasse tout calcul, et qui le dépasse nécessairement de plus en plus, puisque l’effectif des signes va toujours s’accroissant et que les possibilités d’utilisation des signes et de combinaison de ces signes s’accroissent en conséquence. (So.2 : p. 97).

Intervenait ensuite la distinction, citée dans le troisième chapitre⁷⁸, des « deux propriétés inhérentes à la langue » (So.2 : p. 97) que Benveniste caractérisera ensuite, dans « Sémiologie de la langue », respectivement comme sémiotique (au sens benvenistien) et sémantique⁷⁹. On lisait enfin : Rien ne peut être compris, il faut s’en convaincre, qui n’ait été réduit à la langue. Par suite la langue est nécessairement l’instrument propre à décrire, à conceptualiser, à interpréter tant la nature que l’expérience, donc ce composé de nature et d’expérience qui s’appelle la société. C’est grâce à ce pouvoir de transmutation de l’expérience en signes et de réduction catégorielle que la langue peut prendre pour objet n’importe quel ordre de données et jusqu’à sa propre nature. Il y a une métalangue, il n’y a pas de métasociété. (So.2 : p. 97).

L’affirmation du rôle métalinguistique du langage à l’égard des autres phénomènes culturels⁸⁰ est banale. La spécificité de l’élaboration benvenistienne est néanmoins de l’ériger en principe ordonnateur du champ sémiotique et, par ailleurs, de le rapporter à la construction structurale qui sous-tend sa représentation de la langue. L’analyse est donc reprise et développée dans « Sémiologie de la langue », où Benveniste pose la question : « […] quelle est la place de la langue parmi les systèmes de signes ? » (Sé.2 : p. 43), affirmant que « le problème central de la sémiologie » (Sé.2 : p. 50) est « le statut de la langue parmi les systèmes de signes » (Sé.2 : p. 50), et où apparaît l’ordonnance du champ sémiotique. Ben Voir p. .  Voir So. : p. .  Il était seulement question, dans « Communication animale et langage humain », d’une « capacité de tout dire » (Com. : p. ), mais on lisait déjà dans les Actes de la conférence européenne de sémantique, à propos des systèmes à plans uniques de Hjelmslev : « Avec toutefois cette réserve qu’un plan de cette sorte suppose une langue linguistique ; cela ne peut, en effet, exister, s’il n’existe à la base une langue au sens où nous l’entendons. C’est ce que l’on peut appeler un système au second degré. » (Ac. : p. ), puis de même à la page suivante à propos des traffic-lights : « M. Frei – Je pense que le fire-place répond à une définition sensorielle du signe. Il y a trois éléments à considérer : premièrement, les signes sont arbitraires ; deuxièmement, ils sont imposés par la police – donc conventionnels ; troisièmement, ils reposent sur des différences entre rouge et vert, donc sur l’opposition de deux signes. Il ne s’agit donc pas d’une langue linguistique, mais bien sémiologique. // M. Benveniste – Mais ceci n’a pu être établi que parce qu’il existe une langue linguistique. » (Ac. : p. ).

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veniste écrivait déjà dans « Tendances récentes en linguistique générale » que le Cours de linguistique générale, « projeta[i]t la langue sur le plan d’une sémiologie universelle, ouvrant des vues auxquelles la pensée philosophique d’aujourd’hui s’éveille à peine » (Ten.1 : p. 7), et, après la rapide allusion de « Saussure après un demi-siècle⁸¹ », les développements du texte de 1969 – dont l’épigraphe est cette citation du deuxième cours : « La sémiologie aura beaucoup à faire rien que pour voir où se limite son domaine⁸². » (Sé.2 : p. 43) – s’ouvrent quant à eux sur une analyse des textes saussuriens relatifs à la sémiologie, et sur lesquels Benveniste entend se fonder pour déployer sa « sémiologie de la langue⁸³ ». Benveniste note alors avec raison que la réflexion saussurienne « procède de la langue et prend la langue comme objet exclusif » (Sé.2 : p. 45), mais il inverse ensuite la démarche saussurienne, démarche de théorisation à laquelle il substitue la définition d’une méthode en vue de l’application de celle-ci à un objet défini d’avance. Il entend en effet qu’on définisse d’abord « les pouvoirs et les ressources de la linguistique, c’est-à-dire la prise qu’elle a sur le langage, donc la nature et les caractères propres de cette entité, la langue » (Sé.2 : p. 46), définition qui rendra ensuite possible l’analyse linguistique, c’est-à-dire « la description et l’histoire des langues » (Sé.2 : p. 46) et la recherche de « lois générales » (Sé.2 : p. 46). Or, c’est là une démarche tout à fait différente de celle de Saussure, et corrélative d’un autre type de définition de la langue : en termes de sémiotique au lieu du point de vue sémiologique saussurien. En premier lieu, comme il le souligne lui-même⁸⁴, Benveniste inverse ici l’ordre du Cours de linguistique générale. On lit en effet dans ce dernier :

 Voir Sau. : p. , cité ci-dessus.  Voir Saussure () : p. . La référence est donnée par Benveniste, qui renvoie cependant à la publication de ces notes dans le e volume des Cahiers Ferdinand de Saussure. Voir Sé. : p. , note .  Nous entendons par cette expression, qui donne son titre au texte, une démarche de définition de la spécificité de la langue parmi les autres systèmes sémiotiques, conformément à l’objet que Benveniste s’assigne dans ce texte. Normand y voit quant à elle une désignation de l’ensemble constitué par une analyse sémiotique et une analyse sémantique (au sens benvenistien de ces deux termes) : « Benveniste se réfère explicitement à Saussure pour reprendre sémiologie dans le sens de science générale des systèmes de signes ; il est cependant difficile, on l’a vu, de fixer ce qu’il entend par sémiologie, terme qui semble désigner deux démarches et deux objectifs assez distincts : dans un premier emploi la sémiologie reprend le programme saussurien de “science générale des systèmes de signes” ; dans un deuxième emploi, une sémiologie semble désigner l’ensemble constitué par les deux analyses, sémiotique et sémantique, appliquées à un domaine donné (par exemple la sémiologie de la langue). » (Normand,  : p. ).  Voir Sé. : p.  – .

5.3 Organisation structurale de l’univers des signes

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La tâche de la linguistique sera : a) de faire la description et l’histoire de toutes les langues qu’elle pourra atteindre, ce qui revient à faire l’histoire des familles de langues et à reconstituer dans la mesure du possible les langues mères de chaque famille ; b) de chercher les forces qui sont en jeu d’une manière permanente et universelle dans toutes les langues, et de dégager les lois générales auxquelles on peut ramener tous les phénomènes particuliers de l’histoire ; c) de se délimiter et de se définir elle-même. (Saussure, 1972 : p. 20).

Or, c’est alors en dernier lieu, après la description et l’histoire des langues et la recherche de lois générales qu’intervient la tâche de délimiter et de définir la linguistique. L’exposé du troisième cours⁸⁵ est plus linéaire, et fait ainsi plus nettement apparaître la relation instituée par Saussure entre langues et langue (ou, dans ce passage, qui intervient au tout début du cours, langage), à savoir une relation de théorisation, qui engage dès lors la définition et la délimitation de la linguistique. Citons notamment : La matière, la tâche ou l’objet de l’étude scientifique des langues, ce sera si possible faire l’histoire de toutes les langues connues. […] Mais en second lieu, ce qui est fort différent, il faudra que de cette histoire de toutes les langues elles-mêmes se dégagent les lois les plus générales. La linguistique aura à reconnaître les lois qui sont en jeu universellement dans le langage et d’une façon absolument rationnelle, séparant les phénomènes généraux de ceux qui sont particuliers à telle ou telle branche de langues. Il y a des tâches plus spéciales qu’on pourrait rattacher ; elles concernent les rapports que la linguistique doit avoir vis-à-vis de certaines sciences. […] C’est une des tâches de la linguistique de se définir, de reconnaître ce qui est dans son domaine. Dans les cas où elle dépendra de la psychologie, elle en dépendra indirectement, elle restera indépendante. (Saussure & Constantin, 2005 : p. 85).

Il apparaît en effet, à la lecture de ce passage, que la recherche de « lois générales » concerne le langage, par opposition aux langues, et engage la question de la définition de la linguistique. À cette démarche de théorisation se substitue chez Benveniste une démarche de définition préalable doublée d’une « classification » valant assignation à un ordre, qui apparaît de manière très nette dans la suite du développement, lorsque se trouvent convoquées les réflexions sémiologiques de Saussure. Benveniste se réfère tout d’abord à la distinction saussurienne entre langue et langage⁸⁶. On lit alors :

 Voir Saussure & Constantin () : p. .  Voir Sé. : p.  – . Voir Saussure () : p.  – . Pour les sources de ce passage, pour ce qui nous concerne ici, voir ci-dessous.

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La préoccupation de Saussure est de découvrir le principe d’unité qui domine la multiplicité des aspects où nous apparaît le langage. Seul ce principe permettra de classer les faits de langage parmi les faits humains. La réduction du langage à la langue satisfait cette double condition : elle permet de poser la langue comme principe d’unité et du même coup de trouver la place de la langue parmi les faits humains. Principe de l’unité, principe de classement, voilà introduits les deux concepts qui vont à leur tour introduire la sémiologie. (Sé.2 : p. 47).

La notion saussurienne de classement est certes relativement ambivalente dans le cadre des réflexions sémiologiques. Cependant, elle ne saurait purement et simplement être identifiée à une assignation à un ordre, ce que, d’ailleurs, Benveniste note à sa manière en soulignant « la nouveauté de la démarche saussurienne » (Sé.2 : p. 47), dans laquelle « il ne s’agit pas de décider si la linguistique est plus proche de la psychologie ou de la sociologie ni de lui trouver une place au sein des disciplines existantes » (Sé.2 : p. 47), mais de poser le problème « dans des termes qui créent leurs propres concepts » (Sé.2 : p. 47). Le paradoxe est cependant que tandis que Benveniste reconnaît que l’enjeu dépasse le simple « souci de rigueur » (Sé.2 : p. 47) nécessaire à « fonder la linguistique comme science » (Sé.2 : p. 47) dans la mesure où « on ne concevrait pas une science incertaine de son objet, indécise sur son appartenance » (Sé.2 : p. 47), affirmant qu’« il y va du statut propre à l’ensemble des faits humains » (Sé.2 : p. 47), ce « statut propre à l’ensemble des faits humains » se trouve par ailleurs rapporté à la définition traditionnelle du signe et, corrélativement, pensé dans le cadre de la démarche de la sémiotique traditionnelle, comparative et taxonomique. Conformément à l’ambivalence de la sémiologie saussurienne, la notion de classement se double chez Saussure, lorsqu’il s’agit des rapports entre langue et langage, de celle d’ordonnancement. Il faut notamment citer ici un passage du troisième cours, où apparaissent nettement deux sens de la notion de classement, celui qui est lié à la sémiologie, du classement de la langue parmi les faits humains, et celui d’un ordonnancement du langage, fût-il difficilement séparable du premier type de classement. Saussure affirme tout d’abord qu’« une fois la langue dégagée de ce qui ne lui appartient pas, elle apparaît comme classable parmi les faits humains » (Saussure & Constantin, 2005 : p. 218). Il s’agit alors de l’assignation de la langue à l’ordre sémiologique. On lit en effet : C’est un système de signes reposant sur des images acoustiques . D’autres systèmes de signes : ceux de l’écriture, signaux maritimes, langue des sourds-muets. Tout un ordre de faits psychologiques (de psychologie sociale) qui ont droit d’être étudiés comme un seul ensemble de faits. Compartiment dans la psychologie : la sémiologie (études des signes et de leur vie dans les sociétés humaines). (Saussure & Constantin, 2005 : p. 218).

5.3 Organisation structurale de l’univers des signes

337

Apparaît cependant ensuite la dimension de l’ordonnancement du langage : Aucune série de signes n’aura une importance plus considérable dans cette science que celle des faits linguistiques. On pourrait retrouver l’équivalent dans l’écriture de ce que sont les faits phonétiques dans la langue. On peut en outre dire que c’est en choisissant la langue comme centre et point de départ, qu’on a la meilleure plate-forme pour aller aux autres éléments du langage. . (Saussure & Constantin, 2005 : p. 218).

Or, cet ordonnancement est un enjeu fondamental de la linguistique saussurienne, dans la mesure où, comme nous l’avons posé à la fin de la deuxième section de ce chapitre⁸⁷, la théorisation saussurienne de la langue, impliquant une distinction entre langue et langage, substitue à cet objet « hétéroclite » (Saussure, 1972 : p. 25)⁸⁸ qu’est le langage un espace à ordonner dans le cadre de la définition de la langue comme fonctionnement⁸⁹. On lisait ainsi de même quelques pages plus haut dans le troisième cours : La langue quoique complexe représente un tout séparable, un organisme en soi qu’il est possible de classer, quant à elle. La langue représentant une unité satisfaisante pour l’esprit on peut donner à cette unité la place prééminente dans l’ensemble des faits de langage. Et ainsi on aura introduit un ordre intérieur dans les choses qui concernent le langage. (Saussure & Constantin, 2005 : p. 214– 215).

La dualité de la notion est confirmée par les notes de Dégallier et de Joseph⁹⁰ et le Cours de linguistique générale parle de même de la langue comme d’un « principe de classification » (Saussure, 1972 : p. 25) et de l’introduction d’un « ordre naturel » (Saussure, 1972 : p. 25) dans les faits de langage. Benveniste semble quant à lui projeter le « classement parmi les faits humains » dans la « classification » (Saussure, 1972 : p. 25) – l’ordonnancement – des faits de langage, assimilation témoignant par avance de ce que la définition de la « nature » de la langue, fût-elle corrélative du postulat d’une « science qui n’existe pas encore » (Sé.2 : p. 47), est en réalité assignation à un ordre préexistant. Il rapprochait déjà en ouverture la sémiotique de Peirce de la sémiologie de Saussure :

   

Voir Voir Voir Voir

p.  – . aussi Saussure & Constantin () : p. . Toutain (a). Saussure () : p. .

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5 Linguistique et sciences de l’homme

Depuis que ces deux génies antithétiques, Peirce et Saussure, ont, en complète ignorance l’un de l’autre et environ le même temps, conçu la possibilité d’une science des signes et travaillé à l’instaurer, un grand problème a surgi, qui n’a pas encore reçu sa forme précise, n’ayant même pas été posé clairement, dans la confusion qui règne sur ce domaine : quelle est la place de la langue parmi les systèmes de signes ?⁹¹ (Sé.2 : p. 43).

Or, les travaux de Peirce s’inscrivent dans ce que nous avons caractérisé cidessus comme la « problématique sémiotique » – fondée sur le donné du signe – et il est donc très significatif que Benveniste puisse ainsi les rapprocher des réflexions saussuriennes, témoignant ainsi qu’il ne mesure pas la différence de problématique qui singularise ces dernières. Benveniste signale ensuite la circularité des rapports établis par Saussure entre linguistique et sémiologie. Il affirme en effet que « [l]a pensée de Saussure, très affirmative sur la relation de la langue aux systèmes de signes, est moins claire sur la relation de la linguistique à la sémiologie, science des systèmes de signes » (Sé.2 : p. 49), avant de citer les principales propositions saussuriennes à cet égard⁹², et de conclure : Ainsi, tout en formulant avec netteté l’idée que la linguistique a un rapport nécessaire avec la sémiologie, Saussure s’abstient de définir la nature de ce rapport, sinon par le principe de l’« arbitraire du signe » qui gouvernerait l’ensemble des systèmes d’expression et d’abord la langue. La sémiologie comme science des signes reste chez Saussure une vue prospective, qui dans ses traits les plus précis se modèle sur la linguistique. (Sé.2 : p. 49 – 50).

Cette circularité, signalée plus haut, nous paraît renvoyer à la singularité de la démarche saussurienne, qui doit être décomposée en l’adoption d’un point de vue sémiologique définitoire de la langue, et en la projection corrélative d’un horizon sémiotique, en tant que tel nécessairement programmatique. Comme nous l’avons posé alors⁹³, elle témoigne par ailleurs d’une difficulté fondamentale de la sémiologie saussurienne. Cette circularité semble au contraire facilement soluble à Benveniste, qui ajoute : Reprenant ce grand problème au point où Saussure l’a laissé nous voudrions insister d’abord sur la nécessité d’un effort préalable de classement, si l’on veut promouvoir l’analyse et affermir les bases de la sémiologie. (Sé.2 : p. 50).

 Suit un rapide exposé de la sémiotique de Peirce. Voir Sé. : p.  – , et ci-dessous.  Voir Sé. : p.  – .  Voir p. .

5.3 Organisation structurale de l’univers des signes

339

Cet « effort préalable de classement » implique notamment pour lui une analyse des relations existant entre les différents systèmes de signes⁹⁴ et, de manière tout à fait significative, un examen préalable de la notion de signe, qui permettra ensuite d’aborder le « problème central de la sémiologie, le statut de la langue parmi les systèmes de signes » : Il est temps de quitter les généralités et d’aborder enfin le problème central de la sémiologie, le statut de la langue parmi les systèmes de signes. Rien ne pourra être assuré dans la théorie tant qu’on n’aura pas éclairci la notion et la valeur du signe dans les ensembles où l’on peut déjà l’étudier. Nous pensons que cet examen doit commencer par les systèmes non linguistiques. (Sé.2 : p. 50).

Apparaissent ainsi de manière tout à fait nette, d’une part le renversement du point de vue sémiologique en une assignation à un ordre préexistant – c’est-àdire la conservation de la seule perspective sémiotique de Saussure, au détriment de la nouveauté de son point de vue sémiologique –, et d’autre part la problématique sémiotique, comparative et taxonomique. La deuxième partie du texte, à laquelle cette première partie avait pour fonction d’introduire, s’ouvre ainsi sur la définition traditionnelle du signe que nous avons citée plus haut, et dans le cadre de laquelle, comme le signale Benveniste lui-même, toute élaboration sera nécessairement un ensemble de distinctions supplémentaires : Le rôle du signe est de représenter, de prendre la place d’autre chose en l’évoquant à titre de substitut. Toute définition plus précise, qui distinguerait notamment plusieurs variétés de signes, suppose une réflexion sur le principe d’une science des signes, d’une sémiologie, et un effort pour l’élaborer. (Sé.2 : p. 51).

C’est pourquoi, tandis que Benveniste pose par ailleurs une question importante : « La langue “est seulement le plus important de ces systèmes⁹⁵”. Le plus important sous quel rapport ? Est-ce simplement parce que la langue tient plus de place dans la vie sociale que n’importe quel autre système ? Rien ne permet d’en décider. » (Sé.2 : p. 49), question qui fut en effet laissée de côté par Saussure, et dont la résolution eût sans doute clarifié les rapports entre linguistique et sémiologie ainsi que la notion même de sémiologie, il ne pourra lui apporter d’autre réponse qu’une élaboration structurale. On lit ainsi dans « Sémiologie de la langue » comme dans « Structure de la langue et structure de la société » :

 Voir Sé. : p. .  Voir Saussure () : p. .

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5 Linguistique et sciences de l’homme

Peut-on discerner pourquoi la langue est l’interprétant de tout système signifiant ? Est-ce simplement parce qu’elle est le système le plus commun, celui qui a le champ le plus large, la plus grande fréquence d’emploi et – en pratique – la plus grande efficacité ? Tout à l’inverse : cette situation privilégiée de la langue dans l’ordre pragmatique est une conséquence, non une cause, de sa prééminence comme système signifiant, et de cette prééminence un principe sémiologique peut seul rendre raison. Nous le découvrirons en prenant conscience de ce fait que la langue signifie d’une manière spécifique et qui n’est qu’à elle, d’une manière qu’aucun autre système ne reproduit. Elle est investie d’une double signifiance. C’est là proprement un modèle sans analogue. La langue combine deux modes distincts de signifiance, que nous appelons le mode sémiotique d’une part, le mode sémantique de l’autre. (Sé.2 : p. 63).

Comme nous l’avons vu plus haut, Benveniste écrit de même plus loin : La langue est le seul système dont la signifiance s’articule ainsi sur deux dimensions. Les autres systèmes ont une signifiance unidimensionnelle : ou sémiotique (gestes de politesse ; mudrās), sans sémantique ; ou sémantique (expressions artistiques), sans sémiotique. Le privilège de la langue est de comporter à la fois la signifiance des signes et la signifiance de l’énonciation. De là provient son pouvoir majeur, celui de créer un deuxième niveau d’énonciation, où il devient possible de tenir des propos signifiants sur la signifiance. C’est dans cette faculté métalinguistique que nous trouvons l’origine de la relation d’interprétance par laquelle la langue englobe les autres systèmes. (Sé.2 : p. 65).

Comme il apparaît dans ces deux passages, on retrouve en outre dans « Sémiologie de la langue » la relation d’interprétance apparue dans « Structure de la langue et structure de la société ». Ainsi que nous allons le voir dans ce qui suit, il s’agit là en effet du résultat de la « réflexion sur le principe d’une science des signes, d’une sémiotique » et de l’« effort pour l’élaborer ». Conformément au programme d’analyse sémiotique qu’il s’était assigné, Benveniste s’était tout d’abord⁹⁶ attaché à définir des critères d’analyse et de comparaison des différents systèmes sémiotiques, dont le caractère commun est « leur propriété de signifier ou signifiance, et leur composition en unités de signifiance, ou signes » (Sé.2 : p. 51) : mode opératoire, domaine de validité, nature et nombre des signes, type de fonctionnement, dont les deux premiers « fournissent les conditions externes, empiriques, du système » (Sé.2 : p. 52), tandis que les deux autres « en indiquent les conditions internes, sémiotiques » (Sé.2 : p. 52). On retrouve ici le donné du signe, conduisant à la distinction de différents types de « forme structurale » (Sé.2 : p. 53) opposés grâce à des « caractères distinctifs » (Sé.2 : p. 51). La suite des développements promouvait cependant une notion

 Voir Sé. : p.  – .

5.3 Organisation structurale de l’univers des signes

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paradoxale, celle de systèmes sémiotiques dépourvus de signes⁹⁷, eu égard à laquelle – conformément à ce que nous avons vu dans le troisième chapitre à propos de la distinction entre sémiotique et sémantique (au sens benvenistien de ces deux termes) – le signe apparaît comme un mode de signifiance. Dans ce cadre, l’accent se déplaçait des « caractères distinctifs » aux relations entre les systèmes de signes, qui, selon Benveniste, sont au nombre de trois : la « relation d’engendrement » (Sé.2 : p. 60), qui « vaut entre deux systèmes distincts et contemporains, mais de même nature, dont le second est construit à partir du premier et remplit une fonction spécifique » (Sé.2 : p. 60), la « relation d’homologie, établissant une corrélation entre les parties de deux systèmes sémiotiques » (Sé.2 : p. 61) et la « relation d’interprétance » (Sé.2 : p. 61), instituée « entre un système interprétant et un système interprété » (Sé.2 : p. 61). La relation d’homologie nous reconduit aux analogies constitutives du structuralisme généralisé, ainsi qu’à la perspective comparative et taxonomique. Celles d’engendrement et d’interprétance ont quant à elles un enjeu explicatif. Or, on retrouve précisément, dans cette perspective, l’affirmation du caractère central de la langue, mais sous la forme un peu différente, d’une part d’une définition de la langue comme « signifiance même, fondant la possibilité de tout échange et de toute communication, par là de toute culture » (Sé.2 : p. 60), autrement dit d’une identification de celle-ci à cette « base commune » dont il était question plus haut, et d’autre part, dans la lignée de « Structure de la langue et structure de la société », de l’attribution à la langue d’une capacité métalinguistique universelle. Benveniste affirme en effet, à propos de la relation d’interprétance : Au point de vue de la langue, c’est le rapport fondamental, celui qui départage les systèmes en systèmes qui articulent, parce qu’ils manifestent leur propre sémiotique, et systèmes qui sont articulés et dont la sémiotique n’apparaît qu’à travers la grille d’un autre mode d’expression. On peut ainsi introduire et justifier ce principe que la langue est l’interprétant de tous les systèmes sémiotiques. Aucun autre système ne dispose d’une « langue » dans laquelle il puisse se catégoriser et s’interpréter selon ses distinctions sémiotiques, tandis que la langue peut, en principe, tout catégoriser et interpréter, y compris elle-même. (Sé.2 : p. 61– 62).

Significativement, cette relation d’interprétance vient répondre à un problème interne à la « sémiologie » telle que la conçoit Benveniste. On lisait en effet plus haut :

 Voir Sé. : p.  – . Benveniste écrit ainsi dans une note : « Le problème que nous discutons ici est justement celui de la validité intersémiotique de la notion de “signe”. » (Sé. : p. , note ).

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5 Linguistique et sciences de l’homme

Les systèmes de signes sont-ils alors autant de mondes clos, n’ayant entre eux qu’un rapport de coexistence peut-être fortuit ? Nous formulerons une nouvelle exigence de méthode. Il faut que le rapport posé entre systèmes sémiotiques soit lui-même de nature sémiotique. (Sé.2 : p. 53 – 54).

Or, à cet égard, la relation d’interprétance apparaît comme « un principe général de hiérarchie, propre à être introduit dans la classification des systèmes sémiotiques et qui servira à construire une théorie sémiologique » (Sé.2 : p. 54), dans la mesure où elle est marquée par une « dissymétrie fondamentale » (Sé.2 : p. 54) dont « la première cause » (Sé.2 : p. 54) est « que la langue occupe une situation particulière dans l’univers des systèmes de signes » (Sé.2 : p. 54) : Si l’on convient de désigner par S l’ensemble de ces systèmes et par L la langue, la conversion se fait toujours dans le sens S → L, jamais à l’inverse. (Sé.2 : p. 54).

La reconnaissance du caractère fondamental de la langue fait ainsi figure d’axe d’une ordonnance de l’univers des signes. C’était là, par ailleurs, l’objet de la critique benvenistienne de la sémiotique peircienne. Benveniste commençait en effet par signaler qu’« [e]n ce qui concerne la langue, Peirce ne formule rien de précis ni de spécifique » (Sé.2 : p. 44) : Pour lui la langue est partout et nulle part. Il ne s’est jamais intéressé au fonctionnement de la langue, si même il y a prêté attention. La langue se réduit pour lui aux mots, et ceux-ci sont bien des signes, mais ils ne relèvent pas d’une catégorie distincte ou même d’une espèce constante. (Sé.2 : p. 44).

Or, on lisait ensuite : On ne voit donc pas quelle serait l’utilité opérative de pareilles distinctions ni en quoi elles aideraient le linguiste à construire la sémiologie de la langue comme système. La difficulté qui empêche toute application particulière des concepts peirciens, hormis la tripartition bien connue, mais qui demeure un cadre trop général, est qu’en définitive le signe est posé à la base de l’univers entier, et qu’il fonctionne à la fois comme principe de définition pour chaque élément et comme principe d’explication pour tout ensemble, abstrait ou concret. L’homme entier est un signe, sa pensée est un signe, son émotion est un signe. Mais finalement ces signes, étant tous signes les uns des autres, de quoi pourront-ils être signes qui ne soit pas signe ? Trouverons-nous le point fixe où amarrer la première relation de signe ? L’édifice sémiotique que construit Peirce ne peut s’inclure lui-même dans sa définition. (Sé.2 : p. 44– 45).

On pense ici à un autre principe établi par Benveniste, avant « l’exigence de méthode » selon laquelle les rapports entre les systèmes sémiotiques doivent être « sémiologiques », celui selon lequel « [l]a valeur d’un signe se définit

5.3 Organisation structurale de l’univers des signes

343

seulement dans le système qui l’intègre » (Sé.2 : p. 53), de sorte qu’« [i]l n’y a pas de signe trans-systématique » (Sé.2 : p. 53). Comme nous l’avons vu plus haut, ce principe renvoie tout d’abord à la réélaboration structuraliste du concept saussurien de valeur. Il soutient néanmoins par ailleurs l’existence de systèmes de signes qui sont « autant de mondes clos » et qu’il devient ainsi possible d’articuler dans une classification ou une hiérarchie ordonnées. Benveniste concluait ainsi sa critique de la sémiotique peircienne en affirmant : Pour que la notion de signe ne s’abolisse pas dans cette multiplication à l’infini, il faut que quelque part l’univers admette une différence entre le signe et le signifié. Il faut donc que tout signe soit pris et compris dans un système de signes. Là est la condition de la signifiance. Il s’ensuivra, à l’encontre de Peirce, que tous les signes ne peuvent fonctionner identiquement ni relever d’un système unique. On devra constituer plusieurs systèmes de signes, et entre ces systèmes, expliciter un rapport de différence et d’analogie. (Sé.2 : p. 45).

Aussi opposait-il en ouverture de son texte « ces deux génies antithétiques, Peirce et Saussure » (Sé.2 : p. 43), introduisant ensuite son exposé de la doctrine saussurienne par cette transition, qui vient tout juste au terme du développement consacré à Peirce : C’est ici que Saussure se présente, d’emblée, dans la méthodologie comme dans la pratique, à l’exact opposé de Peirce. (Sé.2 : p. 45).

Il s’agit en effet pour lui de substituer un édifice sémiotique structuré à la multiplicité constatée des signes et des systèmes constitutifs du champ de la culture⁹⁸. C’est là néanmoins une construction structurale, dans le cadre de laquelle, si « [l]a signifiance de la langue […] est la signifiance même, fondant la possibilité de tout échange et de toute communication, par là de toute culture » (Sé.2 : p. 60), ce caractère fondamental n’est expliqué que par une description structurale – par la double signifiance de la langue –, reposant en tant que telle sur la définition commune du signe, de sorte que, paradoxalement, la langue, toute signifiance même qu’elle est, est dans le même temps un type de signifiance, conformément à la problématique sémiotique. Cette ordonnance structurale se trouve ainsi minée d’avance par le fond sur lequel elle s’édifie : celui du postulat d’un objet commun aux sciences de l’homme dont il a été question au début de cette analyse, et qui vient doubler la langue, dont il dénonce ce faisant la définition de première venue. Benveniste affirme ainsi également dans « Sémiologie de la langue » que le rapport posé entre systèmes sémiotiques « sera  Voir, pour celle-ci, Sé. : p. .

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déterminé d’abord par l’action d’un même milieu culturel, qui d’une manière ou d’une autre produit et nourrit tous les systèmes qui lui sont propres » (Sé.2 : p. 54). On lisait de même au début de la deuxième partie de l’article que les signes « semblent s’engendrer et se multiplier en vertu d’une nécessité interne, qui apparemment répond aussi à une nécessité de notre organisation mentale » (Sé.2 : p. 51). Ce postulat d’un objet commun aux sciences de la culture apparaît ainsi comme le point d’achoppement de l’élaboration benvenistienne, sémiotique et structurale là où le point de vue sémiologique saussurien permettait la théorisation de la langue. Cette ordonnance de l’univers des signes, fondée sur la construction structurale de la langue comme un système productif doté d’une double signifiance, fait en effet figure de double objectal et structuraliste de ce qu’aurait pu être une sémiologie saussurienne, dont elle reproduit dès lors jusqu’à la circularité constitutive, sous la forme particulière d’un doublage de la langue par un objet commun aux sciences de l’homme. Il n’est pas surprenant, dès lors, que tandis que, comme nous l’avons posé plus haut, la sémiologie saussurienne désigne le langage au sens de la psychanalyse, comme nous allons le voir dans le chapitre suivant, les réflexions benvenistiennes relatives au langage mettent pour leur part en œuvre ce qu’on pourrait appeler une « étiologie par l’objet ».

6 L’étiologie par l’objet Comme tous les structuralistes, Benveniste distingue, non entre langue et idiomes, mais entre langage et langues. Pour lui, la linguistique a ainsi un double objet : le langage et les langues, comme il le pose dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique » (1962) : Commençons par observer que la linguistique a un double objet, elle est science du langage et science des langues. Cette distinction, qu’on ne fait pas toujours, est nécessaire : le langage, faculté humaine, caractéristique universelle et immuable de l’homme, est autre chose que les langues, toujours particulières et variables, en lesquelles il se réalise. C’est des langues que s’occupe le linguiste, et la linguistique est d’abord la théorie des langues. Mais, dans la perspective où nous nous plaçons ici, nous verrons que ces voies différentes s’entrelacent souvent et finalement se confondent, car les problèmes infiniment divers des langues ont ceci de commun qu’à un certain degré de généralité ils mettent toujours en question le langage. (Dév.1 : p. 19).

Il insiste sur l’importance de la distinction, qui fait du langage, défini comme « faculté humaine », un objet distinct des langues, bien qu’impliqué dans l’analyse de ces dernières, qu’il s’agisse de sa mise en question dans « les problèmes infiniment divers des langues », « à un certain degré de généralité », ou, dans « Saussure après un demi-siècle » (1963), de son implication dans le point de vue définitoire de l’analyse. On lit en effet dans ce deuxième texte¹ : Dès ce moment, en effet, Saussure a vu qu’étudier une langue conduit inévitablement à étudier le langage. Nous croyons pouvoir atteindre directement le fait de langue comme une réalité objective. En vérité nous ne le saisissons que selon un certain point de vue, qu’il faut d’abord définir. Cessons de croire qu’on appréhende dans la langue un objet simple, existant par soi-même, et susceptible d’une saisie totale. La première tâche est de montrer au linguiste « ce qu’il fait² », à quelles opérations préalables il se livre inconsciemment quand il aborde les données linguistiques. (Sau.1 : p. 38).

Benveniste se réfère ici à la rupture saussurienne avec l’entité linguistique comme objet donné. Nous avons vu néanmoins qu’il ne percevait pas cette rupture, à laquelle il substitue, selon l’expression qu’il emploie ensuite, des

 Voir également, notamment, pour la distinction entre langage et langues, outre les textes relatifs à l’énonciation, que nous envisagerons dans ce chapitre, SL. : p. .  Benveniste se réfère ici à la lettre de Saussure à Meillet du  janvier . Voir Saussure () : p. .

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6 L’étiologie par l’objet

« préoccupations logiques » (Sau.1 : p. 39)³. Aussi, précisément, en dépit d’une formulation possible en termes de distinction entre langue et langues⁴, fait-il fonctionner la distinction traditionnelle entre langage et langues, langage et langues entre lesquels, comme nous l’avons vu dans le deuxième chapitre, il établit un double rapport, en termes de structure, et en termes d’expression, là où Saussure distingue d’une part entre langue et idiomes, et d’autre part, corrélativement, entre langage et langue, le second objet étant délimité dans l’ensemble hétérogène constitué par le premier. C’est cette question de la délimitation qu’il nous faut envisager en premier lieu.

6.1 L’objet de la linguistique Un texte important, à l’égard de la délimitation benvenistienne de l’objet de la linguistique, est « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », paru en 1956 pour le centenaire de la naissance de Freud, et où Benveniste ne se contente pas de prendre position sur la question des sens opposés des mots primitifs, mais s’attache également, et avant tout, à définir la spécificité de l’objet de la psychanalyse, qu’il distingue de celui de la linguistique. Le développement inaugural de ce texte témoigne en premier lieu de la nature de l’objet que se donne la linguistique benvenistienne : le langage en tant que fait humain, expression humaine et objet potentiellement commun, en tant que tel, à la linguistique et la psychanalyse. Linguistique et psychanalyse auront ainsi affaire non à deux objets distincts, bien qu’articulables, la langue pour l’une, le langage et le locuteur pour l’autre, mais à deux « variétés du “langage” » (Rem.1 : p. 77), variétés ou manifestations d’un objet dont l’unité n’est pas interrogée, ou, à tout le moins, à deux « langages », où l’on retrouve la problématique sémiotique. Benveniste écrit ainsi au terme de sa présentation de la psychanalyse : Tout annonce ici l’avènement d’une technique qui fait du langage son champ d’action et l’instrument privilégié de son efficience. Mais alors surgit une question fondamentale : quel est donc ce « langage » qui agit autant qu’il exprime ? Est-il identique à celui qu’on emploie hors de l’analyse ? Est-il seulement le même pour les deux partenaires ? (Rem.1 : p. 77).

 Pour une analyse de la lecture épistémologique benvenistienne des textes saussuriens, voir Toutain (a) : p.  – .  Voir So. : p.  – , où Benveniste distingue, non entre « langage » et « langues », mais entre la langue « au niveau fondamental » et « la langue comme idiome empirique, historique ». Voir également Sé. : p. , ci-dessus, où Benveniste commente la substitution saussurienne de la langue au langage.

6.1 L’objet de la linguistique

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On lit de même un peu plus loin : En marquant ces distinctions, qui demanderaient beaucoup de développements, mais que l’analyste seul pourrait préciser et nuancer, on voudrait surtout éclaircir certaines confusions qui risqueraient de s’établir dans un domaine où il est déjà difficile de savoir de quoi on parle quand on étudie le langage « naïf » et où les préoccupations de l’analyse introduisent une difficulté nouvelle. (Rem.1 : p. 78).

Ce trait remarquable est cependant le corollaire de deux autres, eux-mêmes corrélatifs. Il faut en effet également s’arrêter, dans ce développement inaugural des « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », sur la conception de la psychanalyse qu’y expose Benveniste. Ce dernier entend rendre compte de la « méthode » (Rem.1 : p. 75), des « démarches » (Rem.1 : p. 75) et du « projet » (Rem.1 : p. 75) de la psychanalyse, et les « comparer à ceux des “sciences” reconnues » (Rem.1 : p. 75). On lit alors : Qui veut discerner les procédés de raisonnement sur lesquels repose la méthode analytique est amené à une constatation singulière. Du trouble constaté jusqu’à la guérison, tout se passe comme si rien de matériel n’était en jeu. On ne pratique rien qui prête à une vérification objective. Il ne s’établit pas, d’une induction à la suivante, cette relation de causalité visible qu’on recherche dans un raisonnement scientifique. Quand, à la différence du psychanalyste, le psychiatre tente de ramener le trouble à une lésion, du moins sa démarche a-t-elle l’allure classique d’une recherche qui remonte à la « cause » pour la traiter. Rien de pareil dans la technique analytique. (Rem.1 : p. 75).

Il oppose ensuite au rapport de causalité qu’établissent les autres sciences le rapport de motivation qu’établirait pour sa part la psychanalyse, et dont l’établissement la singulariserait dans l’ensemble des sciences : […] l’ensemble des symptômes de nature diverse que l’analyste rencontre et scrute successivement sont le produit d’une motivation initiale chez le patient, inconsciente au premier chef, souvent transposée en d’autres motivations, conscientes celles-là et généralement fallacieuses. À partir de cette motivation, qu’il s’agit de dévoiler, toutes les conduites du patient s’éclairent et s’enchaînent jusqu’au trouble qui, aux yeux de l’analyste, en est à la fois l’aboutissement et le substitut symbolique. Nous apercevons donc ici un trait essentiel de la méthode analytique : les « phénomènes » sont gouvernés par un rapport de motivation, qui tient ici la place de ce que les sciences de la nature définissent comme un rapport de causalité. Il nous semble que si les analystes admettent cette vue, le statut scientifique de leur discipline, dans sa particularité propre, et le caractère spécifique de leur méthode en seront mieux établis. (Rem.1 : p. 76).

Benveniste parle ici de « raisonnement scientifique », mais il ne s’attache pourtant qu’à la « méthode analytique », et non à la théorie constitutive de la psychanalyse, ce qui fausse toute comparaison avec les autres sciences. Ce qu’il

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6 L’étiologie par l’objet

qualifie de « rapport de motivation » concerne le dire ou le comportement du patient, en tant que dire ou comportement singuliers ou, pourrait-on dire – en employant à dessein ce terme qui se rattache à celui d’idiome et rappelle ainsi la démarche idiomologique qui est celle de Benveniste en linguistique et que l’on retrouve en quelque sorte ici – idiomatiques, et quoi qu’il en soit du rôle de la parole dans la cure et l’interprétation psychanalytiques, rôle sur l’importance duquel Benveniste insiste fortement dans ce développement liminaire, affirmant que si « la psychanalyse semble se distinguer de toute autre discipline » (Rem.1 : p. 75), c’est « [p]rincipalement en ceci : l’analyste opère sur ce que le sujet lui dit » (Rem.1 : p. 75), et que « le processus entier s’opère par le truchement du langage » (Rem.1 : p. 76)⁵, la psychanalyse n’en institue pas moins, comme toute science, des « rapports de causalité ». En premier lieu, au niveau du cas singulier de chaque patient, le « rapport de motivation » n’est pas exclusif d’un rapport de causalité, bien que la cause en question ne soit évidemment pas un « fait biographique » (Rem.1 : p. 76), mais une structure et une économie psychiques, elles-mêmes notamment déterminées, plutôt, là encore, que par des « faits biographiques », par les structures et symptômes des premiers autres avec lesquels s’est jouée la construction psychique du patient. En second lieu, et corrélativement, la psychanalyse n’est pas seulement une méthode, mais avant tout une théorie permettant de rendre compte de la vie psychique et de ses particularités et pathologies, en cela tout à fait comparable – c’est-à-dire, justement, à la théorie près – à la psychiatrie qui explique ces dernières par l’existence de lésions ou de prédispositions ou dysfonctionnements génétiques. Enfin, la méthode psychanalytique elle-même, dans sa spécificité bien décrite par Benveniste – l’analyse est effectivement impensable en dehors de la parole et de l’écoute du patient – est tout entière déterminée par la théorie psychanalytique, qui se définit ainsi comme science du « langage ». Nous en venons ainsi au troisième trait remarquable de ce développement. Ce dernier constitue certes l’introduction d’un texte consacré à la « fonction du langage dans la découverte freudienne », mais il entend néanmoins, comme nous l’avons signalé ci-dessus,

 Voir également ensuite : « […] c’est que les événements empiriques n’ont de réalité pour l’analyste que dans et par le “discours” qui leur confère l’authenticité de l’expérience, sans égard à leur réalité historique, et même (faut-il dire : surtout) si le discours élude, transpose ou invente la biographie que le sujet se donne. Précisément parce que l’analyste veut dévoiler les motivations plutôt que reconnaître les événements. La dimension constitutive de cette biographie est qu’elle est verbalisée et ainsi assumée par celui qui s’y raconte ; son expression est celle du langage ; la relation de l’analyste au sujet, celle du dialogue. » (Rem. : p. ). Il s’agit alors pour Benveniste de montrer que « la motivation porte ici la fonction de “cause” » (Rem. : p. ).

6.1 L’objet de la linguistique

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envisager la « méthode », les « démarches » et le « projet » de la psychanalyse, et contribuer à un meilleur établissement, outre du « caractère spécifique de [la] méthode » des analystes, du « statut scientifique » de la psychanalyse « dans sa particularité propre ». Or, il n’envisage cependant que le « langage », comme s’il s’agissait là de l’objet définitoire de la psychanalyse, là où cette dernière serait mieux caractérisée – en tout cas dans sa version freudienne et lacanienne⁶ – comme théorie du psychisme humain et de l’inconscient, elle dont la nature de science du « langage » ou du locuteur suppose précisément une certaine théorisation – la théorisation psychanalytique – de ces deux objets. Ce développement inaugural nous semble ainsi témoigner avant tout, outre de la nature du langage benvenistien, mais, comme nous venons de le voir, corrélativement, du caractère indéfini de ce dernier, qui conduit Benveniste à comparer deux « langages » sur le fond du postulat d’un objet unique, le langage, objet de la linguistique et champ et instrument de la psychanalyse. Cette indéfinition de l’objet est sensible dans l’ensemble du texte, et en premier lieu dans les paragraphes relatifs aux « distinctions »⁷ auxquelles introduit ce développement. Benveniste poursuit en effet : En première instance, nous rencontrons l’univers de la parole, qui est celui de la subjectivité. Tout au long des analyses freudiennes, on perçoit que le sujet se sert de la parole et du discours pour se « représenter » lui-même, tel qu’il veut se voir, tel qu’il appelle l’« autre » à le constater. Son discours est appel et recours, sollicitation parfois véhémente de l’autre à travers le discours où il se pose désespérément, recours souvent mensonger à l’autre pour s’individualiser à ses propres yeux. Du seul fait de l’allocution, celui qui parle de lui-même installe l’autre en soi et par là se saisit lui-même, se confronte, s’instaure tel qu’il aspire à être, et finalement s’historise en cette histoire incomplète ou falsifiée. (Rem.1 : p. 77).

Suit une série d’affirmations que nous avons citées dans le troisième chapitre pour la conception de la parole qui s’y donne à lire : Le langage est donc ici utilisé comme parole, converti en cette expression de la subjectivité instante et élusive qui forme la condition du dialogue. La langue fournit l’instrument d’un discours où la personnalité du sujet se délivre et se crée, atteint l’autre et se fait reconnaître de lui. Or la langue est structure socialisée, que la parole asservit à des fins individuelles et intersubjectives, lui ajoutant ainsi un dessin nouveau et strictement personnel. La langue est système commun à tous ; le discours est à la fois porteur d’un message et instrument d’action. En ce sens, les configurations de la parole sont chaque fois uniques, bien qu’elles

 Benveniste se réfère en effet également à Lacan. Voir Rem. : p. .  Voir Rem. : p. , ci-dessus.

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6 L’étiologie par l’objet

se réalisent à l’intérieur et par l’intermédiaire du langage. Il y a donc antinomie chez le sujet entre le discours et la langue. (Rem.1 : p. 77– 78).

Nous avions alors souligné l’ambivalence de cette conception de la parole, tout à la fois utilisation de la langue et mode de langage. Notons ici en outre que la parole ou le discours apparaissent également comme des instruments – « le sujet se sert de la parole et du discours pour se “représenter” lui-même » –, de même que le langage, en tant que la parole en est un mode – « Le langage est donc ici utilisé comme parole » – mais également en tant qu’il est un instrument de la parole, c’est-à-dire également, à ce qu’il semble, comme « langue » – « Or la langue est structure socialisée, que la parole asservit à des fins individuelles et intersubjectives […] Il y a donc antinomie chez le sujet entre le discours et la langue » –, et ce alors que Benveniste oppose ensuite le discours à un autre « “langage” » ou à un autre « symbolisme ». Il ajoute en effet : Mais pour l’analyste l’antinomie s’établit à un plan tout différent et revêt un autre sens. Il doit être attentif au contenu du discours, mais non moins et surtout aux déchirures du discours. Si le contenu le renseigne sur la représentation que le sujet se donne de la situation et sur la position qu’il s’y attribue, il y recherche, à travers ce contenu, un nouveau contenu, celui de la motivation inconsciente qui procède du complexe enseveli. Au-delà du symbolisme inhérent au langage, il percevra un symbolisme spécifique qui se constituera, à l’insu du sujet, autant de ce qu’il omet que de ce qu’il énonce. Et dans l’histoire où le sujet se pose, l’analyste provoquera l’émergence d’une autre histoire, qui expliquera la motivation. Il prendra donc le discours comme truchement d’un autre « langage », qui a ses règles, ses symboles et sa « syntaxe » propres, et qui renvoie aux structures profondes du psychisme. (Rem.1 : p. 78).

Le « langage » apparaît ainsi significativement ambivalent, ou plutôt polyvalent, tout à la fois langage, type de langage, langue et parole. On lit ensuite : Freud a jeté des lumières décisives sur l’activité verbale telle qu’elle se révèle dans ses défaillances, dans ses aspects de jeu, dans sa libre divagation quand le pouvoir de censure est suspendu. Toute la force anarchique que refrène ou sublime le langage normalisé, a son origine dans l’inconscient. Freud a remarqué aussi l’affinité profonde entre ces formes du langage et la nature des associations qui se nouent dans le rêve, autre expression des motivations inconscientes. Il était conduit ainsi à réfléchir au fonctionnement du langage dans ses relations avec les structures infra-conscientes du psychisme, et à se demander si les conflits qui définissent ce psychisme n’auraient pas imprimé leur trace dans les formes mêmes du langage. (Rem.1 : p. 78 – 79).

S’opposent ici de nouveau, sur le fond de l’objet commun des développements précédents, et que désigne ici « l’activité verbale », deux types de « langage » : le « langage normalisé » d’une part, et « ces formes du langage » qui ont leur

6.1 L’objet de la linguistique

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origine dans l’inconscient. Or, Benveniste envisage ensuite de nouveau « le fonctionnement du langage » et « les formes mêmes du langage », c’est-à-dire, puisque, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, il s’agit là de l’introduction du développement relatif à la théorie d’Abel, le langage comme objet de la linguistique. Il sera question, dans ce développement, d’une part du « langage collectif » (Rem.1 : p. 79), de la « “logique” du langage » (Rem.1 : p. 82), de « la langue » (Rem.1 : p. 82) – et non seulement des langues ; il sera ensuite inversement question d’« un langage » (Rem.1 : p. 83) – et du « langage organisé » (Rem.1 : p. 83), d’autre part, en passant, des « manifestations psychopathologiques du langage » (Rem.1 : p. 80), et l’analyse de Benveniste s’achève sur l’opposition du « langage organisé » au mythe et à la poésie qu’il juge comparables au langage du rêve : Ce que Freud a demandé en vain au langage « historique », il aurait pu en quelque mesure le demander au mythe ou à la poésie. Certaines formes de poésie peuvent s’apparenter au rêve et suggérer le même mode de structuration, introduire dans les formes normales du langage ce suspens du sens que le rêve projette dans nos activités. Mais alors c’est, paradoxalement, dans le surréalisme poétique, que Freud, au dire de Breton, ne comprenait pas, qu’il aurait pu trouver quelque chose de ce qu’il cherchait à tort dans le langage organisé. (Rem.1 : p. 83).

On mesure ainsi l’enjeu de la polysémie du terme langage, ou plus exactement, de l’évidence de l’objet auquel renvoie ce terme : du « langage » comme objet commun à la linguistique et à la psychanalyse, point de départ de la discussion, Benveniste passe insensiblement au langage comme objet de la linguistique, ainsi postulé au lieu d’être défini, mais par ailleurs référent de la caractérisation du « langage » de la psychanalyse, à laquelle il s’attache dans la suite du texte. Il poursuit : Ces confusions semblent prendre naissance, chez Freud, dans son recours constant aux « origines » : origines de l’art, de la religion, de la société, du langage… Il transpose constamment ce qui lui paraît « primitif » dans l’homme en un primitif d’origine, car c’est bien dans l’histoire de ce monde-ci qu’il projette ce qu’on pourrait appeler une chronologie du psychisme humain. Est-ce légitime ? Ce que l’ontogénèse permet à l’analyste de poser comme archétypal n’est tel que par rapport à ce qui le déforme ou le refoule. Mais si on fait de ce refoulement quelque chose qui est génétiquement coextensif à la société, on ne peut pas plus imaginer une situation de société sans conflit qu’un conflit hors de la société. Róheim a découvert le complexe d’Œdipe dans les sociétés les plus « primitives ». Si ce complexe est inhérent à la société comme telle, un Œdipe libre d’épouser sa mère est une contradiction dans les termes. Et, dans ce cas, ce qu’il y a de nucléaire dans le psychisme humain, c’est justement le conflit. Mais alors la notion d’« originel » n’a plus guère de sens. (Rem.1 : p. 83 – 84).

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6 L’étiologie par l’objet

Ce paragraphe nous paraît extrêmement significatif pour notre propos, dans la mesure où ce refus d’induction de l’ontogénèse à la phylogénèse implique un refus de la question de l’origine, et avec elle, concernant le langage, de l’étiologie de ce dernier, c’est-à-dire de sa définition. Il faut en effet citer ici le développement qui suit, et qui est consacré à la négation. On lit tout d’abord : Dès qu’on pose le langage organisé en correspondance avec le psychisme élémentaire, on introduit dans le raisonnement une donnée nouvelle qui rompt la symétrie qu’on pensait établir. Freud en a donné lui-même la preuve, à son insu, dans son ingénieux essai sur la négation. Il ramène la polarité de l’affirmation et de la négation linguistiques au mécanisme biopsychique de l’admission en soi ou du rejet hors de soi, lié à l’appréciation du bon et du mauvais. Mais l’animal aussi est capable de cette évaluation qui conduit à admettre en soi ou à rejeter hors de soi. La caractéristique de la négation linguistique est qu’elle ne peut annuler que ce qui est énoncé, qu’elle doit poser explicitement pour supprimer, qu’un jugement de non-existence a nécessairement aussi le statut formel d’un jugement d’existence. Ainsi la négation est d’abord admission. Tout autre est le refus d’admission préalable qu’on appelle refoulement. (Rem.1 : p. 84).

Benveniste fait ici référence à un article de Freud paru en 1925, « Die Verneinung [La négation] ». Ce dernier s’ouvre sur le constat de l’importance et du rôle significatif de la négation dans la parole des patients. La négation est importante dans la mesure où elle est caractéristique de la manière dont les patients présentent les idées qui leur viennent à l’esprit au cours de l’analyse ; elle joue par ailleurs un rôle significatif dans la mesure où l’idée ainsi déniée correspond toujours à la réalité⁸. Freud conclut alors : Un contenu de représentation ou de pensée refoulé peut donc se frayer la voie jusqu’à la conscience à la condition de se faire nier. La négation est une manière de prendre connaissance du refoulé, de fait déjà une suppression du refoulement, mais certes pas une acceptation du refoulé. On voit comment la fonction intellectuelle se sépare ici du processus affectif. À l’aide de la négation c’est seulement l’une des conséquences du processus du refoulement qui est abolie, celle qui consiste en ce que son contenu représentatif ne parvienne pas à la conscience. Il en résulte une sorte d’acceptation intellectuelle du refoulé tandis que persiste ce qui est essentiel dans le refoulement. (Freud, 1925 : p. 136).

On lit ensuite : La tâche de la fonction intellectuelle de jugement étant d’affirmer ou de nier des contenus de pensée, les remarques précédentes nous ont conduits à l’origine psychologique de cette fonction. Nier quelque chose dans le jugement veut dire au fond : c’est là quelque chose que je préférerais de beaucoup refouler. Le jugement de condamnation est le substitut intellectuel du refoulement, son non est un signe de marquage de celui-ci, un certificat

 Voir Freud () : p.  – .

6.1 L’objet de la linguistique

353

d’origine comparable au « made in Germany ». Au moyen du symbole de la négation la pensée se libère des limitations du refoulement et s’enrichit de contenus dont elle ne peut se passer pour son fonctionnement. (Freud, 1925 : p. 136).

Benveniste cite le premier de ces deux passages⁹, pour montrer que « Freud a luimême fort bien énoncé ce que la négation manifeste » (Rem.1 : p. 84). Il commente alors : Ne voit-on pas ici que le facteur linguistique est décisif dans ce procès complexe, et que la négation est en quelque sorte constitutive du contenu nié, donc de l’émergence de ce contenu dans la conscience et de la suppression du refoulement ? Ce qui subsiste alors du refoulement n’est plus qu’une répugnance à s’identifier avec ce contenu, mais le sujet n’a plus de pouvoir sur l’existence de ce contenu. Ici encore, son discours peut prodiguer les dénégations, mais non abolir la propriété fondamentale du langage, qui est d’impliquer que quelque chose correspond à ce qui est énoncé, quelque chose et non pas « rien ». (Rem.1 : p. 84– 85).

Freud examinait ensuite la fonction de jugement (Urteilsfunktion). Or, s’il ramenait de fait « la polarité de l’affirmation et de la négation linguistiques au mécanisme biopsychique de l’admission en soi ou du rejet hors de soi, lié à l’appréciation du bon et du mauvais », c’était pour faire du symbole de la négation un instrument nécessaire de la constitution de la fonction intellectuelle du juger. Celui-ci confère en effet au moi une indépendance relative par rapport aux pulsions : L’étude du jugement nous dévoile et nous fait pénétrer, peut-être pour la première fois, la façon dont s’engendre la fonction intellectuelle à partir du jeu des motions pulsionnelles primaires. Le juger est le développement ultérieur, approprié à une fin, de l’inclusion dans le moi ou de l’expulsion hors du moi qui, originellement, se produisaient selon le principe de plaisir. Sa polarité semble correspondre à l’opposition des deux groupes de pulsions dont nous avons accepté l’hypothèse. L’affirmation – comme substitut de l’unification – appartient à l’Éros, la négation – successeur de l’expulsion – appartient à la pulsion de destruction. Le plaisir généralisé de la négation, le négativisme de tant de psychotiques, doit être vraisemblablement compris comme indice de la démixtion des pulsions par retrait des composantes libidinales. Mais l’opération de la fonction du jugement n’est rendue possible que par la création du symbole de négation qui a permis à la pensée un premier degré d’indépendance à l’égard des conséquences du refoulement et, par là, à l’égard de la contrainte du principe de plaisir. (Freud, 1925 : p. 138 – 139).

L’argument de Benveniste est notablement différent : à cette assimilation génétique de la « polarité de l’affirmation et de la négation linguistiques » et du

 Voir Rem. : p. .

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6 L’étiologie par l’objet

« mécanisme biopsychique de l’admission en soi ou du rejet hors de soi, lié à l’appréciation du bon et du mauvais », il oppose le fait que « l’animal aussi est capable de cette évaluation qui conduit à admettre en soi ou à rejeter hors de soi » et la caractéristique spécifique de la négation linguistique, qui renvoie à « la propriété fondamentale du langage, qui est d’impliquer que quelque chose correspond à ce qui est énoncé, quelque chose et non pas “rien” ». Il ne s’agit plus alors – quoi qu’il en soit de la validité des analyses freudiennes, sur laquelle il n’entre pas dans notre propos de nous prononcer – de la spécificité de l’articulation du moi au monde, mais d’une soumission de l’homme à la propriété du langage, langage qui apparaît ainsi, certes, comme un espace proprement humain, mais par ailleurs, et en tant que tel, comme une réalité première et dernière, dont le postulat vient en lieu et place de toute définition du langage, et, corrélativement, de toute collaboration possible de la linguistique et de la psychanalyse. Aussi, paradoxalement, le langage se trouve-t-il finalement défini comme un « type de symbolisme », symbolisme dont il est par ailleurs l’archétype. On lit en effet ensuite : Nous arrivons ici au problème essentiel dont toutes ces discussions et l’ensemble des procédés analytiques attestent l’instance : celui du symbolisme. Toute la psychanalyse est fondée sur une théorie du symbole. Or, le langage n’est que symbolisme. Mais les différences entre les deux symbolismes illustrent et résument toutes celles que nous indiquons successivement. Les analyses profondes que Freud a données du symbolisme de l’inconscient éclairent aussi les voies différentes par où se réalise le symbolisme du langage. (Rem.1 : p. 85).

Suit la comparaison que nous avons mentionnée dans le quatrième chapitre¹⁰, au terme de laquelle Benveniste conclut : « Nous sommes donc en présence d’un “langage” si particulier qu’il y a tout intérêt à le distinguer de ce que nous appelons ainsi. » (Rem.1 : p. 86), avant, comme nous l’avons signalé dans le chapitre précédent, de comparer la « symbolique inconsciente » (Rem.1 : p. 86), « à la fois infra- et supra-linguistique » (Rem.1 : p. 86), infra-linguistique car « elle a sa source dans une région plus profonde que celle où l’éducation installe le mécanisme linguistique » (Rem.1 : p. 86), et car « [e]lle utilise des signes qui ne se décomposent pas et qui comportent de nombreuses variantes individuelles, susceptibles elles-mêmes de s’accroître par recours au domaine commun de la culture ou à l’expérience personnelle » (Rem.1 : p. 86), supra-linguistique, « du fait qu’elle utilise des signes extrêmement condensés, qui, dans le langage organisé, correspondraient plutôt à de grandes unités du discours qu’à des unités

 P. . Voir Rem. : p.  – .

6.1 L’objet de la linguistique

355

minimales » (Rem.1 : p. 86), aux « procédés stylistiques du discours » (Rem.1 : p. 86). Il n’est alors plus question de deux « langages » mais de deux « symbolismes », celui de l’inconscient et celui du langage, le premier étant un « “langage” si particulier qu’il y a tout intérêt à le distinguer de ce que nous appelons ainsi ». Il s’agit néanmoins de situer ce symbolisme de l’inconscient « dans le registre des expressions linguistiques », et l’examen benvenistien de la théorie freudienne conduit ainsi au face à face de deux objets : langage et inconscient, inarticulés, sinon par la problématique sémiotique que nous avons vue dans le chapitre précédent et dans le cadre de laquelle ils sont appréhendés comme deux « symbolismes » et deux types d’expression linguistique, c’est-à-dire, paradoxalement, comme deux types d’un langage qui est par ailleurs considéré comme « le langage », cependant qu’inversement l’inconscient, dont la rhétorique est l’analogue du style, vaut par ailleurs – au moins partiellement – « étiologie »¹¹ de ce dernier : Ce qu’il y a d’intentionnel dans la motivation gouverne obscurément la manière dont l’inventeur d’un style façonne la matière commune, et, à sa manière, s’y délivre. Car ce qu’on appelle inconscient est responsable de la manière dont l’individu construit sa personne, de ce qu’il y affirme et de ce qu’il rejette ou ignore, ceci motivant cela. (Rem.1 : p. 87).

On retrouve ici le paradoxe de la sémiotique benvenistienne, que nous nous sommes efforcée de mettre en évidence dans le chapitre précédent et qui paraît ici d’autant plus remarquable que le langage benvenistien a par ailleurs une vocation « étiologique ». Comme nous l’avons posé ci-dessus, l’élaboration benvenistienne se singularise en effet par une construction du langage comme « étiologie », non seulement des langues, mais du langage lui-même, comme en témoigne, dans les « Remarques sur la fonction du langage dans la théorie freudienne », le refus de toute réflexion génétique, au profit d’une singularisation du langage comme espace proprement humain. L’« étiologie » benvenistienne du langage a cependant un double aspect, selon qu’il s’agit, d’une part, de signification (2) ou de communication (3), d’autre part, de structure ou de fonction, deux dualités tout à la fois indépendantes et remarquablement corrélatives.

 Ici comme plus haut et dans la suite du chapitre, les guillemets signalent le caractère qu’à la lumière récurrente de la théorie saussurienne on pourrait qualifier de « pseudo-étiologique », au lieu d’étiologique, de la construction benvenistienne.

356

6 L’étiologie par l’objet

6.2 Langage et symbolisation Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, Benveniste oppose dans la conclusion de « Catégories de pensée et catégories de langue »¹² deux conceptions des rapports entre langue (ou langage) et pensée : celle qui fait de la langue un instrument de la pensée et celle qui voit dans la langue un décalque de celleci. Il insiste pour sa part dans ce texte sur la détermination de la pensée par la structure du langage, conception nécessairement contradictoire si l’on veut « concevoir l’esprit comme virtualité [plutôt] que comme cadre, comme dynamisme [plutôt] que comme structure » (Cat.1 : p. 73). Aussi, comme nous l’avons vu, distingue-t-il entre les langues, « structures linguistiques particulières » (Cat.1 : p. 73) dont la pensée devient indépendante, et le langage, c’est-à-dire « la faculté de langage » (Cat.1 : p. 74), à laquelle est en revanche liée « la possibilité de la pensée » (Cat.1 : p. 74). Cette distinction entre langage et langues vient en lieu et place de toute définition du langage. Benveniste caractérise ce dernier comme une « structure informée de signification » (Cat.1 : p. 74), caractérisation à laquelle répond une définition de la pensée comme fait de langage – « penser, c’est manier les signes de la langue » (Cat.1 : p. 74). La pensée se trouve ainsi assimilée à la signification, mais de manière dès lors purement spéculative, dans la mesure où la caractérisation du langage n’implique rien d’autre que les notions de structure et de signification, autrement dit, comme nous l’avons vu, l’hypothèse structurale et le rapport son/sens. C’est là, en réalité, l’« étiologie » benvenistienne du langage, au sens large de phénomène humain. Rappelons ainsi que Benveniste affirme également dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique » qu’« il ne pourrait exister de pensée sans langage » (Dév.1 : p. 25) et que « par suite la connaissance du monde se trouve déterminée par l’expression qu’elle reçoit » (Dév.1 : p. 25). De nouveau, en effet, il s’agit alors de structure d’une part – si le langage « reproduit le monde, mais en le soumettant à son organisation propre » (Dév.1 : p. 25), c’est « du fait même qu’il est langage articulé, consistant en un arrangement organique de parties, en une classification formelle des objets et des procès » (Dév.1 : p. 25) –, de rapport son/sens d’autre part : le langage reproduit la réalité, et il est en cela « expression » (Dév.1 : p. 25), cependant que la pensée est « contenu à transmettre » (Dév.1 : p. 25). Structure et expression apparaissent ainsi comme des propriétés du langage, postulées au lieu d’être théorisées – et dès lors, comme nous l’avons vu, nécessairement disjointes et concurrentes –, mais qui rendent raison de son rôle par rapport à la pensée, ainsi que de sa fonction, de sorte que l’« étiologie »

 Voir Cat. : p.  – .

6.2 Langage et symbolisation

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benvenistienne se réduit à l’énumération des propriétés du langage et la construction du langage à une position spéculative, d’ailleurs explicitement désignée comme telle à quelques reprises dans les textes de Benveniste¹³. La notion de reproduction de la réalité avait été définie de la manière suivante, en ouverture de la deuxième partie de « Coup d’œil sur le développement de la linguistique », consacrée à la « fonction » (Dév.1 : p. 24) du langage, opposée à sa « forme » (Dév.1 : p. 24) : Le langage re-produit la réalité. Cela est à entendre de la manière la plus littérale : la réalité est produite à nouveau par le truchement du langage. Celui qui parle fait renaître par son discours l’événement et son expérience de l’événement. Celui qui l’entend saisit d’abord le discours et à travers ce discours, l’événement reproduit. Ainsi la situation inhérente à l’exercice du langage qui est celle de l’échange et du dialogue, confère à l’acte de discours une fonction double : pour le locuteur, il représente la réalité ; pour l’auditeur, il recrée cette réalité. Cela fait du langage l’instrument même de la communication intersubjective. (Dév.1 : p. 25).

La fonction du langage (d’abord de « l’acte de discours », mais également ensuite du « langage ») apparaît ici « double » – selon que l’on se place du côté de l’auditeur ou de celui du locuteur – dans la mesure où s’ajoute « la situation inhérente à l’exercice du langage qui est celle de l’échange et du dialogue » et qui « fait du langage l’instrument même de la communication intersubjective ». Benveniste insiste sur cette fonction du langage, qu’il qualifie ensuite de « fonction médiatrice », affirmant que comme la fonction de reproduction de la réalité, elle est dans le même temps une propriété du langage, dont témoigne le système de catégories de ce dernier : Et la langue à son tour révèle dans le système de ses catégories sa fonction médiatrice. Chaque locuteur ne peut se poser comme sujet qu’en impliquant l’autre, le partenaire qui, doté de la même langue, a en partage le même répertoire de formes, la même syntaxe d’énonciation et la même manière d’organiser le contenu. À partir de la fonction linguistique, et en vertu de la polarité je : tu, individu et société ne sont plus termes contradictoires, mais termes complémentaires. C’est en effet dans et par la langue qu’individu et société se déterminent mutuellement. (Dév.1 : p. 25).

Le caractère purement descriptif de la perspective benvenistienne apparaît très nettement dans ce passage, où Benveniste parle de « fonction médiatrice » du langage et de nécessaire corrélation entre le soi et l’autre – « Chaque locuteur ne peut se poser comme sujet qu’en impliquant l’autre, le partenaire » –, mais se

 Voir Nat. : p. , Ten. : p. , Dév. : p.  et FSL. : p. , cités plus haut.

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6 L’étiologie par l’objet

contente ainsi de constater – de décrire comme propriété du langage – la communauté de langue qui lie les locuteurs, sans expliquer comment il se fait que les locuteurs « a[ient] en partage le même répertoire de formes, la même syntaxe d’énonciation et la même manière d’organiser le contenu ». Il insiste en revanche sur ce pouvoir du langage d’unifier individu et société, autrement dit sur le langage comme « étiologie », mais étiologie objectale fondée sur le postulat d’une réalité première et dernière : « À partir de la fonction linguistique, et en vertu de la polarité je : tu, individu et société ne sont plus termes contradictoires, mais termes complémentaires. » « C’est en effet dans et par la langue qu’individu et société se déterminent mutuellement. » Aussi bien, d’ailleurs, le langage ne se contente-t-il pas d’unifier individu et société, mais est la source commune de l’individu et de la société, individu et société dont l’articulation est de nouveau purement descriptive, Benveniste parlant de « coïncidence ». On lit en effet ensuite – où apparaît ce terme de pouvoir que nous venons d’utiliser : L’homme a toujours senti – et les poètes ont souvent chanté – le pouvoir fondateur du langage, qui instaure une réalité imaginaire, anime les choses inertes, fait voir ce qui n’est pas encore, ramène ici ce qui a disparu. C’est pourquoi tant de mythologies, ayant à expliquer qu’à l’aube des temps quelque chose ait pu naître de rien, ont posé comme principe créateur du monde cette essence immatérielle et souveraine, la Parole. Il n’est pas en effet de pouvoir plus haut, et tous les pouvoirs de l’homme, sans exception, qu’on veuille bien y songer, découlent de celui-là. La société n’est possible que par la langue ; et par la langue aussi l’individu. L’éveil de la conscience chez l’enfant coïncide toujours avec l’apprentissage du langage, qui l’introduit peu à peu comme individu dans la société. (Dév.1 : p. 25 – 26).

À cet égard, la comparaison avec la « Parole » des mythologies religieuses est tout à fait remarquable. Il s’agit bien, en effet, dans la représentation benvenistienne telle qu’elle se donne à lire ici, d’un « pouvoir fondateur du langage », « principe créateur du monde », « essence immatérielle et souveraine » dont « découlent » « tous les pouvoirs de l’homme, sans exception », langage qui fait ainsi figure d’entité dispensatrice, au lieu d’un phénomène humain à construire, au sens bachelardien, et qu’il importe d’autant plus de construire qu’assurément « l’individu » – le sujet – « n’est possible que par la langue » (le langage). Benveniste pose cependant la question : Mais quelle est donc la source de ce pouvoir mystérieux qui réside dans la langue ? Pourquoi l’individu et la société sont-ils, ensemble et de la même nécessité, fondés dans la langue ? (Dév.1 : p. 26).

Le langage apparaît alors comme le produit d’une faculté de l’homme. Benveniste répond en effet :

6.2 Langage et symbolisation

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Parce que le langage représente la forme la plus haute d’une faculté qui est inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser. Entendons par là, très largement, la faculté de représenter le réel par un « signe » et de comprendre le « signe » comme représentant le réel, donc d’établir un rapport de « signification » entre quelque chose et quelque chose d’autre. (Dév.1 : p. 26).

Comme nous allons le voir dans ce qui suit, on a là cependant, avec cette faculté, une sorte de double du langage, dont l’existence nous reconduit au point d’achoppement de la sémiotique benvenistienne. Rappelons en effet la définition que Benveniste donne ensuite de la « faculté de symboliser », en la considérant « d’abord sous sa forme la plus générale et hors du langage » (Dév.1 : p. 26) : Employer un symbole est cette capacité de retenir d’un objet sa structure caractéristique et de l’identifier dans des ensembles différents. C’est cela qui est propre à l’homme et qui fait de l’homme un être rationnel. La faculté symbolisante permet en effet la formation du concept comme distinct de l’objet concret, qui n’en est qu’un exemplaire. Là est le fondement de l’abstraction en même temps que le principe de l’imagination créatrice. (Dév.1 : p. 26).

Benveniste affirme ici que cette faculté est « propre à l’homme ». Il poursuit de même : Or cette capacité représentative d’essence symbolique qui est à la base des fonctions conceptuelles n’apparaît que chez l’homme. Elle s’éveille très tôt chez l’enfant, avant le langage, à l’aube de sa vie consciente. Mais elle fait défaut chez l’animal. (Dév.1 : p. 26).

La « faculté symbolisante » est donc une faculté spécifiquement humaine. Or, elle renvoie en outre, au-delà du langage, à la conceptualisation et est « à la base des fonctions conceptuelles ». Elle vaut ainsi, en lieu et place du langage, « étiologie » de la pensée. Le fait remarquable, cependant, est que cette faculté symbolisante se définit aussi comme un type de signe et apparaît en tant que telle modelée sur le langage. Benveniste émet en effet ensuite une réserve, affirmant qu’il faut faire « une exception glorieuse en faveur des abeilles » (Dév.1 : p. 26), dans la mesure où les observations de Karl von Frisch « semble[nt] suggérer que les abeilles communiquent entre elles par un symbolisme particulier et se transmettent de véritables messages » (Dév.1 : p. 26). Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la position de Benveniste était relativement différente dans « Communication animale et langage humain » (1952), où

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6 L’étiologie par l’objet

celui-ci s’attachait au contraire à mettre en évidence tout ce qui sépare le langage des abeilles de celui des hommes¹⁴, parlant à propos du premier de « code de signaux ». Or, on se souvient par ailleurs qu’il distingue de même ensuite dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique » entre signal et symbole¹⁵, distinction qui intervient sitôt cette réserve formulée et dont l’exposé se clôt sur cette affirmation : On ne saurait trouver au langage un commencement ou une approximation dans les moyens d’expression employés chez les animaux. Entre la fonction sensori-motrice et la fonction représentative, il y a un seuil que l’humanité seule a franchi. (Dév.1 : p. 27).

Qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre position, il s’agit cependant toujours de caractériser un type de signe, définitoire du langage et avec lui de la faculté symbolisante qui constitue l’« étiologie » de ce dernier. À la différence d’autres linguistes – notamment Martinet –, Benveniste distingue nettement entre le symbolisme humain et la signalétique animale, entre un signe et une association de Pavlov. Comme nous l’avons déjà souligné, la perspective demeure néanmoins descriptive : Benveniste ne définit pas le langage – c’est en revanche l’objet de la sémiologie saussurienne – mais le décrit comme type de signe. C’est pourquoi, en lieu et place de cette étiologie, il en assigne les propriétés à une réalité première et dernière, le langage, et ici la faculté symbolisante. C’est pourquoi, par ailleurs, cette faculté symbolisante vient doubler le langage, en même temps qu’elle en constitue l’« étiologie ». Ce doublage apparaît de manière très nette dans la suite du développement. Benveniste ajoute en effet : Car l’homme n’a pas été créé deux fois, une fois sans langage, et une fois avec le langage. L’émergence de Homo dans la série animale peut avoir été favorisée par sa structure corporelle ou son organisation nerveuse ; elle est due avant tout à sa faculté de représentation symbolique, source commune de la pensée, du langage et de la société. (Dév.1 : p. 27).

Deux points nous paraissent ici dignes de remarque. En premier lieu, la perspective benvenistienne apparaît clairement idéaliste. Il faut de fait noter – outre l’emploi du verbe créer, dont nous avons vu ci-dessus avec la référence aux mythologies religieuses un arrière-plan significatif – que l’adoption d’une

 La société apparaissait alors inversement comme une condition du langage. Voir Com. : p. . Il s’agit de la conclusion du texte, à la lecture de laquelle nous avons déjà souligné le caractère descriptif des affirmations benvenistiennes.  Voir Dév. : p.  – .

6.2 Langage et symbolisation

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perspective darwinienne – Benveniste parle d’un seuil franchi par l’humanité et de « [l]’émergence de Homo dans la série animale » – ne va pas jusqu’à celle d’une perspective matérialiste : on se demande en effet d’où provient cette « faculté de représentation symbolique » qui caractérise Homo si elle n’est pas liée à « son organisation nerveuse ». On retrouve ici, à certains égards, le refus de la question de l’origine que nous avons noté plus haut dans les « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne ». Il faut rappeler, à ce point, le développement de « De la subjectivité dans le langage » (1958) où Benveniste interroge la définition traditionnelle du langage comme instrument de communication en se demandant « à quoi [il doit] cette propriété » (Subj.1 : p. 258) et que nous avons analysé dans le troisième chapitre¹⁶. Nous avons souligné alors la facticité d’une telle interrogation de la définition traditionnelle de la langue comme instrument de communication. Le fait remarquable, pour ce qui nous concerne ici, est l’argumentation qui consiste, une fois la fonction instrumentale assignée à la parole ou au discours, à opposer la notion d’instrument, qui « me[t] en opposition l’homme et la nature », à celle d’un langage constitutif de la nature de l’homme. On lit en effet ensuite : En réalité la comparaison du langage avec un instrument, et il faut bien que ce soit avec un instrument matériel pour que la comparaison soit simplement intelligible, doit nous remplir de méfiance, comme toute notion simpliste au sujet du langage. Parler d’instrument, c’est mettre en opposition l’homme et la nature. La pioche, la flèche, la roue ne sont pas dans la nature. Ce sont des fabrications. Le langage est dans la nature de l’homme, qui ne l’a pas fabriqué. Nous sommes toujours enclins à cette imagination naïve d’une période originelle où un homme complet se découvrirait un semblable, également complet, et entre eux, peu à peu, le langage s’élaborerait. C’est là pure fiction. Nous n’atteignons jamais l’homme séparé du langage et nous ne le voyons jamais l’inventant. Nous n’atteignons jamais l’homme réduit à lui-même et s’ingéniant à concevoir l’existence de l’autre. C’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l’homme. (Subj.1 : p. 259).

Or, il apparaît nettement à la lecture de ce passage, où le refus d’assimiler le langage à un instrument se confond avec un rejet de toute interrogation (phylo) génétique, rejet lui-même corrélatif d’un statut « étiologique » du langage, qui « enseigne la définition même de l’homme », que le langage n’est pas défini mais valorisé et constitué en réalité première et dernière, et que l’« étiologie » vient ainsi en lieu et place de toute définition. Selon une démarche que nous étudierons en détail dans la section suivante, la fonction instrumentale, non réellement remise en cause, est assignée à la parole, elle-même caractérisée comme

 Voir Subj. : p.  – .

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6 L’étiologie par l’objet

un mode de langage – « le langage mis en action » –, et le langage défini par ses propriétés qui, comme nous le verrons alors, permettront de rendre compte de la parole et de sa fonction instrumentale. C’est en effet sur l’énumération des propriétés du langage que se clôt ce développement, d’une manière d’ailleurs extrêmement significative puisque Benveniste refuse alors toute « hypostase en un objet » au profit d’une pensée en termes de solidarité de l’homme et de la « propriété du langage », là où son refus de toute perspective phylogénétique est précisément fondé sur une représentation objectale qui, en tant que telle, fait obstacle à une problématique étiologique : Tous les caractères du langage, sa nature immatérielle, son fonctionnement symbolique, son agencement articulé, le fait qu’il a un contenu, suffisent déjà à rendre suspecte cette assimilation à un instrument, qui tend à dissocier de l’homme la propriété du langage. Assurément, dans la pratique quotidienne, le va-et-vient de la parole suggère un échange, donc une « chose » que nous échangerions, elle semble donc assumer une fonction instrumentale ou véhiculaire que nous sommes prompts à hypostasier en un « objet ». Mais, encore une fois, ce rôle revient à la parole. (Subj.1 : p. 259).

On notera en second lieu dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique » que si le langage apparaissait plus haut comme la condition de la pensée et la source de l’individu et de la société, c’est ici la « faculté de représentation symbolique » qui est la « source commune de la pensée, du langage et de la société ». L’enchaînement des arguments témoigne cependant d’une quasiéquivalence entre le langage et cette faculté de représentation symbolique : à la proposition « Entre la fonction sensori-motrice et la fonction représentative, il y a un seuil que l’humanité seule a franchi » répond aussitôt cette autre : « Car l’homme n’a pas été créé deux fois, une fois sans langage, et une fois avec le langage », elle-même suivie de cette dernière : « L’émergence de Homo dans la série animale peut avoir été favorisée par sa structure corporelle ou son organisation nerveuse ; elle est due avant tout à sa faculté de représentation symbolique, source commune de la pensée, du langage et de la société. » Aussi lit-on ensuite : Cette capacité symbolique est à la base des fonctions conceptuelles. La pensée n’est rien d’autre que ce pouvoir de construire des représentations des choses et d’opérer sur ces représentations. Elle est par essence symbolique. La transformation symbolique des éléments de la réalité ou de l’expérience en concepts est le processus par lequel s’accomplit le pouvoir rationalisant de l’esprit. La pensée n’est pas un simple reflet du monde ; elle catégorise la réalité, et en cette fonction organisatrice elle est si étroitement associée au langage qu’on peut être tenté d’identifier pensée et langage à ce point de vue. (Dév.1 : p. 27– 28).

6.2 Langage et symbolisation

363

Réapparaît dans ce passage une position proche de celle de « Catégories de pensée et catégories de langue » et du début de la deuxième partie de « Coup d’œil sur le développement de la linguistique » – concernant la fonction du langage, par opposition à sa forme –, dont elle ne diffère que par sa prise en compte de la caractérisation du langage comme réalisation de la faculté symbolique, à l’égard de laquelle cette faculté se substitue au langage comme « étiologie » de la pensée. Dans ce cadre, l’association du langage et de la pensée est nécessairement une proposition psychologique ou philosophique, au lieu de linguistique¹⁷, comme l’est pour sa part la définition saussurienne de la langue comme articulation de la pensée dans la matière phonique. La proposition linguistique se réduit quant à elle à une définition structurale. Intervient ainsi ensuite la caractérisation du langage comme « système symbolique particulier, organisé sur deux plans » (Dév.1 : p. 28), qui rend compte de son caractère « médiatisant » (Dév.1 : p. 28) et de « structure relationnelle » (Dév.1 : p. 28), et que nous avons déjà évoquée dans les deux chapitres précédents. Le fait remarquable est que Benveniste commençait cependant par affirmer que « la faculté symbolique chez l’homme atteint sa réalisation suprême dans le langage, qui est l’expression symbolique par excellence » (Dév.1 : p. 28), où se dessinait une inhérence du langage et de la symbolisation que nous retrouverons dans les textes postérieurs à propos de la signification, mais dont il faut de nouveau souligner qu’elle se substitue comme constat à une définition du langage, et qui implique par ailleurs, contradictoirement, une définition du langage comme « expression symbolique », qui le rapporte à une faculté, puis que « tous les autres systèmes de communications, graphiques, gestuels, visuels, etc. en sont dérivés et le supposent » (Dév.1 : p. 28), affirmation eu égard à laquelle, de même, sa caractérisation comme type de signe – comme nous l’avons vu, décrivant le langage comme structure relationnelle, Benveniste l’oppose également au signal¹⁸ – devient paradoxale. Il apparaît ainsi que si l’explication structurale du rôle joué par le langage à l’égard de la pensée – la caractérisation du langage comme « système symbolique particulier, organisé sur deux plans » – vient s’ajouter à l’« étiologie » de ce dernier – défini comme « expression symbolique » –, cette dualité structure/« étiologie », liée au doublage du langage par la faculté symbolique, nous reconduit en réalité au paradoxe constitutif de la sémiotique benvenistienne. Ce paradoxe apparaît de manière tout aussi nette dans la suite du développement. Il faut en effet également noter dans celui-ci la construction du

 Benveniste se réfère d’ailleurs à Delacroix. Voir Dév. : p. , note .  Voir Dév. : p. .

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6 L’étiologie par l’objet

langage comme entité génératrice, construction à l’égard de laquelle ce dernier apparaît comme un double de la fonction symbolique, et qui est notamment lisible dans le passage suivant, avec l’accumulation de verbes dont le sujet est « il », reprenant « le langage » : Le langage offre le modèle d’une structure relationnelle, au sens le plus littéral et le plus compréhensif en même temps. Il met en relation dans le discours des mots et des concepts, et il produit ainsi, en représentation d’objets et de situations, des signes, distincts de leurs référents matériels. Il institue ces transferts analogiques de dénominations que nous appelons métaphores, facteur si puissant de l’enrichissement conceptuel. Il enchaîne les propositions dans le raisonnement et devient l’outil de la pensée discursive. (Dév.1 : p. 28 – 29).

Benveniste appréhende ensuite le fait que « le langage est le symbolisme le plus économique » (Dév.1 : p. 29), c’est-à-dire qu’« [à] la différence d’autres systèmes représentatifs, il ne demande aucun effort musculaire, il n’entraîne pas de déplacement corporel, il n’impose pas de manipulation laborieuse » (Dév.1 : p. 29) – fait dont Martinet, par exemple, s’efforce de donner l’étiologie – en termes de « pouvoir du langage » : Imaginons ce que serait la tâche de représenter aux yeux une « création du monde » s’il était possible de la figurer en images peintes, sculptées ou autres au prix d’un labeur insensé ; puis, voyons ce que devient la même histoire quand elle se réalise dans le récit, suite de petits bruits vocaux qui s’évanouissent sitôt émis, sitôt perçus, mais toute l’âme s’en exalte, et les générations les répètent, et chaque fois que la parole déploie l’événement, chaque fois le monde recommence. Aucun pouvoir n’égalera jamais celui-là, qui fait tant avec si peu. (Dév.1 : p. 29).

C’est néanmoins de nouveau sur la mention de cette fonction ou faculté symbolique que se clôt le développement : Qu’un pareil système de symboles existe nous dévoile une des données essentielles, la plus profonde peut-être, de la condition humaine : c’est qu’il n’y a pas de relation naturelle, immédiate et directe entre l’homme et le monde, ni entre l’homme et l’homme. Il y faut un intermédiaire, cet appareil symbolique, qui a rendu possibles la pensée et le langage. Hors de la sphère biologique, la capacité symbolique est la capacité la plus spécifique de l’être humain. (Dév.1 : p. 29).

On retrouve en outre dans ce qui suit la perspective sémiotique, avec le doublage du langage par un objet commun aux sciences de l’homme que nous avons mis en évidence dans le chapitre précédent. Benveniste réaffirme en effet ensuite l’existence d’un lien intrinsèque unissant langage et société :

6.2 Langage et symbolisation

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Il ne reste plus qu’à tirer la conséquence de ces réflexions. En posant l’homme dans sa relation avec la nature ou dans sa relation avec l’homme, par le truchement du langage, nous posons la société. Cela n’est pas coïncidence historique, mais enchaînement nécessaire. Car le langage se réalise toujours dans une langue, dans une structure linguistique définie et particulière, inséparable d’une société définie et particulière. Langue et société ne se conçoivent pas l’une sans l’autre. (Dév.1 : p. 29).

Comme dans le développement relatif au langage comme « structure relationnelle » – où, comme nous l’avons souligné dans le chapitre précédent, le caractère social de la langue se réduit à la dimension du sui generis –, ce lien est cependant purement constatatif : au lieu de définir le langage comme fait social, Benveniste constate qu’il « se réalise toujours dans une langue, dans une structure linguistique définie et particulière, inséparable d’une société définie et particulière », affirmation qui nous reconduit à la distinction entre signal et symbole de ce même développement ainsi qu’à l’opposition des « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » entre symbolisme du langage et symbolisme de l’inconscient, autrement dit à la perspective sémiotique. Benveniste insiste d’ailleurs ensuite, moins sur l’interdépendance de la langue et de la société, que sur leur homologie. Il ajoute en effet : L’une et l’autre sont données. Mais aussi l’une et l’autre sont apprises par l’être humain, qui n’en possède pas la connaissance innée. (Dév.1 : p. 29).

En outre, tandis qu’il met alors en relief, comme plus haut, le rôle du langage dans la constitution de l’individu et de son être social, ainsi que le caractère langagier de l’univers humain, Benveniste insiste avant tout ce faisant sur le caractère sui generis de la culture et de la conceptualisation humaines, autrement dit sur leur caractère de « langage » ou de systèmes sémiotiques comparables, en tant que tels, au langage. Il affirme en effet : L’enfant naît et se développe dans la société des hommes. Ce sont des humains adultes, ses parents, qui lui inculquent l’usage de la parole. L’acquisition du langage est une expérience qui va de pair chez l’enfant avec la formation du symbole et la construction de l’objet. Il apprend les choses par leur nom ; il découvre que tout a un nom et que d’apprendre les noms lui donne la disposition des choses. Mais il découvre aussi qu’il a lui-même un nom et que par là il communique avec son entourage. Ainsi s’éveille en lui la conscience du milieu social où il baigne et qui façonnera peu à peu son esprit par l’intermédiaire du langage. (Dév.1 : p. 29 – 30).

On retrouve ici l’affirmation de l’importance pour la construction de ce que Benveniste appelait plus haut « l’individu » de la société et du langage. On lit cependant ensuite :

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6 L’étiologie par l’objet

À mesure qu’il devient capable d’opérations intellectuelles plus complexes, il est intégré à la culture qui l’environne. J’appelle culture le milieu humain, tout ce qui, par-delà l’accomplissement des fonctions biologiques, donne à la vie et à l’activité humaines forme, sens et contenu. La culture est inhérente à la société des hommes, quel que soit le niveau de civilisation. Elle consiste en une foule de notions et de prescriptions, aussi en des interdits spécifiques ; ce qu’une culture interdit la caractérise au moins autant que ce qu’elle prescrit. Le monde animal ne connaît pas de prohibition. Or ce phénomène humain, la culture, est un phénomène entièrement symbolique. (Dév.1 : p. 30).

Or, on retrouve cette fois la caractérisation de la culture en termes de phénomène symbolique. Le développement se clôt ainsi sur la caractérisation de la culture comme un « univers de symboles intégrés en une structure spécifique », articulé par un symbolisme conventionnel, dont Benveniste affirme significativement tout à la fois qu’il n’est pas indépendant du langage, qui joue au moins un rôle d’instrument et de véhicule, et qu’il est en tant que tel analogue au langage. Il poursuit en effet : La culture se définit comme un ensemble très complexe de représentations, organisées par un code de relations et de valeurs : traditions, religions, lois, politique, éthique, arts, tout cela dont l’homme, où qu’il naisse, sera imprégné dans sa conscience la plus profonde et qui dirigera son comportement dans toutes les formes de son activité, qu’est-ce donc sinon un univers de symboles intégrés en une structure spécifique et que le langage manifeste et transmet ? Par la langue, l’homme assimile la culture, la perpétue ou la transforme. (Dév.1 : p. 30).

Il n’est pas étonnant, eu égard à cette double affirmation, que le développement se close par une réaffirmation du caractère constituant de la fonction symbolique, qui nous reconduit au doublage du langage par la faculté symbolique : Or comme chaque langue, chaque culture met en œuvre un appareil spécifique de symboles en lequel s’identifie chaque société. La diversité des langues, la diversité des cultures, leurs changements, font apparaître la nature conventionnelle du symbolisme qui les articule. C’est en définitive le symbole qui noue ce lien vivant entre l’homme, la langue et la culture. (Dév.1 : p. 30).

La définition de la langue comme un véhicule de la culture revient ensuite dans « Structuralisme et linguistique » (1968), où la caractérisation de la culture comme un « système de valeurs » que nous avons rappelée dans le chapitre précédent¹⁹ se double d’une considération de la langue comme un véhicule de cette dernière, Benveniste ajoutant que « ces valeurs sont celles qui s’impriment

 Voir SL. : p. .

6.2 Langage et symbolisation

367

dans la langue » (SL.2 : p. 22), de sorte que cette dernière peut être « révélatrice de la culture » (SL.2 : p. 23). Il parle néanmoins ensuite, à propos de ces mêmes rapports, et dans un développement comparable à celui de « Coup d’œil sur le développement de la linguistique », de « rapport d’intégration nécessaire ». On lit tout d’abord : Nous voyons toujours le langage au sein d’une société, au sein d’une culture. Et si j’ai dit que l’homme ne naît pas dans la nature, mais dans la culture, c’est que tout enfant et à toutes les époques, dans la préhistoire la plus reculée comme aujourd’hui, apprend nécessairement avec la langue les rudiments d’une culture. Aucune langue n’est séparable d’une fonction culturelle. Il n’y a pas d’appareil d’expression tel que l’on puisse imaginer qu’un être humain soit capable de l’inventer tout seul. Les histoires de langage inventé, spontané, hors de l’apprentissage humain sont des fables. Le langage a toujours été inculqué aux petits des hommes, et toujours en relation avec ce que l’on appelle les réalités qui sont des réalités définies comme éléments de culture, nécessairement. (SL.2 : p. 24).

Benveniste ajoute un peu plus loin : […] ce que l’enfant acquiert, en apprenant comme on dit à parler, c’est le monde dans lequel il vit en réalité, que le langage lui livre et sur lequel il apprend à agir. En apprenant le nom d’une chose, il acquiert le moyen d’obtenir cette chose. En employant le mot, il agit donc sur le monde et s’en rend compte obscurément très tôt. C’est le pouvoir d’action, de transformation, d’adaptation, qui est la clef du rapport humain entre la langue et la culture, un rapport d’intégration nécessaire. (SL.2 : p. 24).

Ce développement est très remarquable à deux égards. En premier lieu, on y retrouve de nouveau la perspective sémiotique. En effet, si Benveniste affirme que « l’homme ne naît pas dans la nature, mais dans la culture », caractérisant le langage comme un phénomène culturel – par opposition, nous le verrons, à naturel –, cette proposition est aussitôt explicitée en une caractérisation inverse du langage comme véhicule de et moyen d’accès à la culture – l’enfant « apprend nécessairement avec la langue les rudiments d’une culture » –, ce qui, de nouveau inversement renvoie pour lui à la nature symbolique particulière de la langue, d’être un symbolisme conventionnel : « Le langage a toujours été inculqué aux petits des hommes, et toujours en relation avec ce que l’on appelle les réalités qui sont des réalités définies comme éléments de culture, nécessairement », où l’on retrouve la perspective sémiotique. En second lieu, on retrouve en outre ici le refus d’étiologie que nous nous sommes efforcée de mettre en évidence dans ce qui précède. Cette définition du langage comme phénomène culturel s’oppose en effet à la définition de ce dernier comme phénomène naturel. À l’instar de Saussure, Benveniste refuse toute pertinence à la question de l’origine du langage, et à la manière hautement spéculative dont elle était posée

368

6 L’étiologie par l’objet

au xixe siècle, affirmant que s’« il y a eu, tout à fait au début du xixe siècle, en particulier dans la première phase de découvertes que permettait la grammaire comparée, cette idée qu’on remontait aux origines de l’esprit humain, qu’on saisissait la naissance de la faculté de langage » (SL.2 : p. 23), « [a]ujourd’hui on s’aperçoit qu’un tel problème n’a aucune réalité scientifique » (SL.2 : p. 23)²⁰. Saussure refuse cette question au nom de sa définition de la langue comme fonctionnement, qui vaut étiologie du rapport son/sens. On lit notamment dans le deuxième cours : Le moment où l’on s’accorde sur les signes n’existe pas réellement, n’est qu’idéal ; et existerait-il qu’il n’entre pas en considération à côté de la vie régulière de la langue. La question de l’origine des langues n’a pas l’importance qu’on lui donne. (question de la source du Rhône – puérile !) Le moment de la genèse n’est lui-même pas saisissable, on ne le voit pas. Le contrat primitif se confond avec ce qui passe tous les jours dans la langue, si vous augmentez d’un signe la langue vous diminuez d’autant la signification des autres. Le moment de l’accord n’est pas distinct des autres et en s’occupant de lui on laisse de côté l’essentiel […]. (Saussure, 1997 : p. 11– 12).

Citons également cette affirmation de « Status et motus » : origine du langage. – Inanité de la question pour qui prend une juste idée de ce qu’est un système sémiologique et de ses conditions de vie, avant de considérer ses conditions de genèse. p. 000. Il n’y a aucun moment où la genèse diffère caractéristiquement de la vie du langage, et l’essentiel est d’avoir compris la vie (Saussure, 2002 : p. 228).

Benveniste substitue pour sa part à cette question de l’origine l’opposition entre nature et culture – substitution que le passage de « Coup d’œil sur le développement de la linguistique » analysé ci-dessus, où il faisait inversement du langage un phénomène « naturel », mais cette fois au sens de la « nature de l’homme », rend d’autant plus remarquable –, et la définition de l’univers humain comme univers culturel, dont le langage apparaît de manière notablement  Voir également à cet égard, outre le développement des « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » relatif aux langues primitives, ce passage de « Tendances récentes en linguistique générale » () : « À aucun moment du passé, sous aucune forme du présent on n’atteint quoi que ce soit d’“originel”. L’exploration des plus anciennes langues qui soient attestées les montre aussi complètes et non moins complexes que celles d’aujourd’hui ; l’analyse des langues “primitives” y révèle une organisation hautement différenciée et systématique. Loin de constituer une norme, le type indo-européen apparaît plutôt exceptionnel. » (Ten. : p.  – ).

6.2 Langage et symbolisation

369

ambiguë comme un élément instituant – mais dans le cadre de la seule ontogenèse, et l’on pense ici à la remarque des « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » sur le recours freudien aux origines – en même temps que comme un transmetteur. La nature symbolique particulière du langage apparaît alors définitoire de l’opposition entre nature et culture, qu’elle rend par là même impensable car, en réalité, double : opposition entre deux types de phénomènes (de symbolismes), aussi bien qu’entre l’Univers et le monde de l’homme, de même que le langage est tout à la fois le symbolisme par excellence (défini par sa structure) et un type de signe (rapporté à une « étiologie »). On lisait de même quelques pages plus haut : Comment le sens s’organise-t-il ? Plus généralement, quelles sont les conditions pour que quelque chose soit donné comme signifiant ? Tout le monde peut fabriquer une langue, mais elle n’existe pas, au sens le plus littéral, dès lors qu’il n’y a pas deux individus qui peuvent la manier nativement. Une langue est d’abord un consensus collectif. Comment estil donné ? L’enfant naît dans une communauté linguistique, il apprend sa langue, processus qui paraît instinctif, aussi naturel que la croissance physique des êtres ou des végétaux, mais ce qu’il apprend, en réalité, ce n’est pas l’exercice d’une faculté « naturelle », c’est le monde de l’homme. (SL.2 : p. 20 – 21).

Or, ce développement est de nouveau remarquable. La question posée par Benveniste concerne en effet d’abord la nature de la langue : « Comment le sens s’organise-t-il ? » – où l’on notera néanmoins d’emblée le terme organiser –, « quelles sont les conditions pour que quelque chose soit donné comme signifiant ? » Or, tandis qu’elle se prolonge en une question d’ordre sinon étiologique, du moins génétique : « comment est-il donné ? », la réponse, formulée en termes ontogénétiques, verrouille aussitôt le questionnement d’ordre étiologique qui aurait pu se déployer en opposant « exercice d’une faculté naturelle » et « monde de l’homme », opposition qui apparaît dès lors comme le seul enjeu de l’insistance préalable sur le caractère social du langage. Benveniste ajoute en outre, caractérisant de nouveau la langue comme un symbolisme particulier et réintroduisant ainsi le cadre sémiotique : L’appropriation du langage à l’homme, c’est l’appropriation du langage à l’ensemble des données qu’il est censé traduire, l’appropriation de la langue à toutes les conquêtes intellectuelles que le maniement de la langue permet. C’est là quelque chose de fondamental : le processus dynamique de la langue, qui permet d’inventer de nouveaux concepts et par conséquent de refaire la langue, sur elle-même en quelque sorte. (SL.2 : p. 21).

Dans « Structuralisme et linguistique », l’opposition entre nature et culture conduit Benveniste à la question du « rôle de la linguistique comme science pilote » (SL.2 : p. 24). Comme nous l’avons vu dans le troisième chapitre, il

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6 L’étiologie par l’objet

affirme alors que l’important est « le mécanisme de la signification » (SL.2 : p. 24), dans la mesure où « [c]’est à ce niveau que l’étude de la langue peut devenir une science pilote en nous éclairant sur l’organisation mentale qui résulte de l’expérience du monde ou à laquelle l’expérience du monde s’adapte, [il] ne sai[t] pas très bien lequel des deux » (SL.2 : p. 24). On retrouve ici, en arrière-plan, la faculté symbolique, dont le langage apparaît alors comme une manifestation. Benveniste poursuit en effet : Il y a, en particulier, une manière d’organiser des rapports logiques qui apparaît très tôt chez l’enfant. Piaget a beaucoup insisté sur cette capacité de former des schèmes opératoires et cela va de pair avec l’acquisition de la langue. Ce réseau complexe se retrouverait à un niveau profond dans les grandes démarches intellectuelles, dans la structure des mathématiques, dans les relations qui sont au fondement de la société. Je pense que certains des concepts marxistes pourraient à leur tour entrer peu à peu, une fois dûment élaborés, dans ce cercle de notions articulées par les mêmes rapports de base dont la langue offre l’image la plus aisément analysable. (SL.2 : p. 25).

À cet égard, la linguistique éclaire tout à la fois l’objet et la méthode des sciences de l’homme. On lit de même dans « La forme et le sens dans le langage » (1966) : Je crois nécessaire, quant à moi (j’ai l’impression de ne pas être le seul dans ce cas parmi les linguistes), de partir de la langue et d’essayer d’aller jusqu’aux fondements qu’elle permet d’entrevoir. La contribution des linguistes à la théorie générale de la connaissance est précisément dans l’indépendance de leur démarche, et dans la façon dont, pour leur propre compte, ils tentent d’élaborer cet ensemble que représente la langue avec sa complication toujours croissante, la variété de ses niveaux, etc… (FSL.2 : p. 233).

C’est la dimension de la méthode qui se trouve mise en avant dans « Saussure après un demi-siècle », où, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, Benveniste affirme que « le caractère foncier de la langue, d’être composée de signes, pourrait être commun à l’ensemble des phénomènes sociaux qui constituent la culture » (Sau.1 : p. 43 – 44) et qu’« [a]ucune science de l’homme n’échappera à cette réflexion sur son objet et sur sa place au sein d’une science générale de la culture, car l’homme ne naît pas dans la nature, mais dans la culture » (Sau.1 : p. 44). Il s’agit en effet alors, non seulement de signe et de « constitution d’une sémiologie générale » (Sau.1 : p. 45) – ainsi que, de nouveau, de distinction entre nature et culture –, mais également, et corrélativement, de « pensée formelle » (Sau.1 : p. 45) et de « principe d’analyse » (Sau.1 : p. 43). On lisait de même au début de « Coup d’œil sur le développement de la linguistique » : On constate en même temps que ces méthodes nouvelles de la linguistique prennent valeur d’exemple et même de modèle pour d’autres disciplines, que les problèmes du langage

6.2 Langage et symbolisation

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intéressent maintenant des spécialités très diverses et toujours plus nombreuses, et qu’un courant de recherches entraîne les sciences de l’homme à travailler dans le même esprit qui anime les linguistes. (Dév.1 : p. 18).

Or, il s’agit tout à la fois dans ce passage du langage comme objet, dont « les problèmes […] intéressent maintenant des spécialités très diverses et toujours plus nombreuses » et des « méthodes nouvelles de la linguistique », qui « prennent valeur d’exemple et même de modèle pour d’autres disciplines ». Au postulat d’une faculté symbolique répond donc l’horizon d’une science de la culture qui, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, demeure en dépit d’une ordonnance structurale de l’espace sémiotique, ordonnance qui, quant à elle, rend compte du caractère fondateur du langage. Rappelons la conclusion de « Coup d’œil sur le développement de la linguistique », où Benveniste, après avoir affirmé que « le développement récent des études de linguistique » (Dév.1 : p. 30), a permis de « commence[r] à éclairer le fonctionnement profond de l’esprit dans ses démarches opératoires » (Dév.1 : p. 30), prophétise l’avènement d’une « véritable science de la culture qui fondera la théorie des activités symboliques de l’homme » (Dév.1 : p. 30). On lit ensuite : Par ailleurs on sait que les descriptions formelles des langues ont une utilité directe pour la construction des machines logiques aptes à effectuer des traductions, et inversement on peut espérer des théories de l’information quelque clarté sur la manière dont la pensée est codée dans le langage. Dans le développement de ces recherches et de ces techniques, qui marqueront notre époque, nous apercevons le résultat de symbolisations successives, toujours plus abstraites, qui ont leur fondement premier et nécessaire dans le symbolisme linguistique. Cette formalisation croissante de la pensée nous achemine peut-être à la découverte d’une plus grande réalité. Mais nous ne pourrions seulement concevoir de telles représentations si la structure du langage n’en contenait le modèle initial et comme le lointain pressentiment. (Dév.1 : p. 30 – 31).

Au développement d’« une véritable science de la culture qui fondera la théorie des activités symboliques de l’homme » répond ainsi l’affirmation que ces symbolisations successives « ont leur fondement premier et nécessaire dans le symbolisme linguistique », qui nous reconduit pour sa part au caractère fondateur du langage. Apparaissent ici de manière très nette les enjeux de la problématique sémiotique qui, corollaire d’une incapacité à construire un point de vue linguistique sur le langage, ne peut que se solder par une dualité du langage et de l’hypothèse structurale – ou sémiotique, cela revient ici au même – : le langage n’étant pas autrement défini que comme structure ou comme type de signe, il est, comme objet, nécessairement corrélatif d’une méthode, cependant

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qu’inversement, cette méthode suppose un objet auquel s’appliquer, objet qui pour sa part requiert définition²¹. Aussi, tandis que la construction du langage comme « étiologie » vient chez Benveniste en lieu et place de la définition de ce dernier, elle suppose en tant que telle l’arrière-plan d’une telle définition, circularité que manifeste ici cette double construction « étiologique » : par la structure et dans le cadre d’une « étiologie » par la fonction symbolique, double construction qui manifeste cette dualité du langage et de l’hypothèse structurale. C’est pourquoi, comme il apparaîtra dans ce qui suit, la construction structurale du langage comme « étiologie » se solde par la dualité de la distinction sémiotique/sémantique (au sens benvenistien) que nous nous sommes efforcée de mettre en évidence dans le troisième chapitre, dualité corrélative du caractère descriptif de la définition benvenistienne du langage – de son caractère inarticulé, articulation à laquelle se substitue le postulat et le support d’une réalité première et dernière. La construction structurale du langage comme « étiologie », déjà partiellement analysée dans le chapitre précédent, intervient dans les textes de la deuxième moitié des années 1960. Dans ces textes, le langage se trouve défini par sa propriété de signification. Comme nous l’avons vu dans le troisième chapitre, Benveniste affirme ainsi dans « La forme et le sens dans le langage » que l’opposition forme/sens « enferme dans son antithèse l’être même du langage » (FSL.2 : p. 217), dans la mesure où, réinterprétée dans le fonctionnement de la langue, « elle nous met au cœur du problème le plus important, le problème de la signification » (FSL.2 : p. 217), et que « le langage signifie, tel est son caractère primordial, sa vocation originelle qui transcende et explique toutes les fonctions qu’il assure dans le milieu humain » (FSL.2 : p. 217). On lit de nouveau en conclusion du texte, où l’on retrouve significativement le terme de pouvoir, ainsi qu’une comparaison quasi religieuse : Mais au fondement de tout, il y a le pouvoir signifiant de la langue, qui passe bien avant celui de dire quelque chose. Au terme de cette réflexion, nous sommes ramenés à notre point de départ, à la notion de signification. Et voici que se ranime dans notre mémoire la parole limpide et mystérieuse du vieil Héraclite, qui conférait au Seigneur de l’oracle de Delphes l’attribut que nous mettons au cœur le plus profond du langage : Oute légei, oute krýptei « Il ne dit, ni ne cache », alla semaínei « mais il signifie ». (FSL.2 : p. 229).

 Voir à cet égard Toutain (a), où nous nous efforçons ainsi de montrer que le structuralisme est une idéologie scientifique, concept que nous empruntons à Georges Canguilhem.

6.2 Langage et symbolisation

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Or, cette définition nous reconduit au doublage et à la circularité que nous venons de voir, dans la mesure où si la signification définit ici « l’être même du langage », son « caractère primordial », sa « vocation originelle qui transcende et explique toutes les fonctions qu’il assure dans le milieu humain », inversement, le langage apparaît définitoire de la signification. On lit en effet quelques lignes après le premier passage : Une première question surgit aussitôt : qu’est-ce que la signification ? (FSL.2 : p. 217).

Or, Benveniste définit alors la signification comme ce dont le langage, qui est « l’activité signifiante par excellence », donne l’image. Il écrit en effet – où l’on notera en passant l’assomption de la définition de la connaissance commune (il s’agit de ce que chacun « comprend par là ») : À nous en tenir pour l’instant à ce que chacun comprend par là, on peut tenir pour admis que le langage est l’activité signifiante par excellence, l’image même de ce que peut être la signification ; tout autre modèle significatif que nous pourrions construire sera accepté dans la mesure où il ressemblera par tel ou tel de ses aspects à celui de la langue. Effectivement dès qu’une activité est conçue comme représentation de quelque chose, comme « signifiant » quelque chose, on est tenté de l’appeler langage ; on parle ainsi de langage pour divers types d’activités humaines, chacun le sait, de façon à instituer une catégorie commune à des modèles variés. (FSL.2 : p. 218).

Il réaffirme cependant pour terminer que la signification est l’« être même » de la langue qui, « si elle n’était pas cela, […] ne serait rien », revenant ainsi à la définition du langage par la signification : Que la langue signifie, cela veut dire que la signification n’est pas quelque chose qui lui est donné par surcroît, ou dans une mesure plus large qu’à une autre activité ; c’est son être même ; si elle n’était pas cela, elle ne serait rien. (FSL.2 : p. 219).

Il est remarquable, à l’égard de cette circularité, que cette propriété de signification, comme dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique », ait valeur « étiologique ». Cette valeur apparaît dans deux des passages de « La forme et le sens dans le langage » que nous venons de citer²², dans le premier, lorsque Benveniste affirme que la signification est donnée comme la « vocation originelle » du langage, qui « transcende et explique toutes les fonctions qu’il assure dans le milieu humain », et dans le second à travers le terme de fondement, que l’on retrouve ensuite, dans le même syntagme, dans « Structura-

 Voir FSL. : p.  et .

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lisme et linguistique », où on lit que les voies nouvelles de la linguistique sont « [b]eaucoup plus scientifiques, car il ne s’agit plus des origines, mais des fondements » (SL.2 : p. 25) et qu’« au fondement de tout se trouve la symbolique de la langue comme pouvoir de signification » (SL.2 : p. 25). Le propos est alors d’autant plus notable que « fondement » s’oppose à « origine », et que la perspective se veut ainsi étiologique au lieu de génétique. Benveniste écrivait en outre dans « La forme et le sens dans le langage », à propos des fonctions du langage que la signification transcende et explique : Quelles sont ces fonctions ? Entreprendrons-nous de les énumérer ? Elles sont si diverses et si nombreuses que cela reviendrait à citer toutes les activités de parole, de pensée, d’action, tous les accomplissements individuels et collectifs qui sont liés à l’exercice du discours : pour les résumer d’un mot, je dirais que, bien avant de servir à communiquer, le langage sert à vivre. Si nous posons qu’à défaut du langage, il n’y aurait ni possibilité de société, ni possibilité d’humanité, c’est bien parce que le propre du langage est d’abord de signifier. À l’ampleur de cette définition, on peut mesurer l’importance qui doit revenir à la signification. (FSL.2 : p. 217).

Or, le langage apparaît ici comme la condition de possibilité de la société et de l’humanité, propriété que Benveniste rapporte au fait que « le propre du langage est d’abord de signifier ». Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, on lit de même ensuite en réponse à la question d’un congressiste que « [d]ans le langage est unifiée cette dualité de l’homme et de la culture, de l’homme et de la société, grâce à la propriété de signification dont nous essayons de dégager la nature et le domaine » (FSL.2 : p. 238). Comme nous l’avons souligné alors, on retrouve par ailleurs dans cette réponse de Benveniste l’ambivalence de la sémiotique benvenistienne. Benveniste affirmait en effet, avant de conclure par l’affirmation citée : Quant à la place du sémiotique, je crois que c’est un ordre distinct, qui obligera à réorganiser l’appareil des sciences de l’homme. Nous sommes là, en effet, tout à fait au commencement d’une réflexion sur une propriété qui n’est pas encore définissable d’une manière intégrale. C’est une qualité inhérente du langage, mais que l’on découvre aussi dans des domaines où l’on n’imaginait pas qu’elle pût se manifester. On connaît les tentatives qui sont faites actuellement pour organiser en notions sémiotiques certaines données qui relèvent de la culture ou de la société en général. (FSL.2 : p. 238).

Or, il s’agit cette fois de la linguistique comme modèle pour les autres sciences de l’homme, en raison d’une communauté d’objet, plutôt que du caractère fondamental du langage que Benveniste pose pourtant ensuite sans transition. Cette ambivalence est également lisible dans « Structuralisme et linguistique », où Benveniste affirme que si la linguistique est indissociable des sciences hu-

6.2 Langage et symbolisation

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maines, c’est dans la mesure où « [e]lle peut fournir à des sciences dont la matière est plus difficile à objectiver, comme la culturologie, si ce terme est admis, des modèles qui ne seront pas nécessairement à imiter mécaniquement, mais qui procurent une certaine représentation d’un système combinatoire, de manière que ces sciences de la culture puissent à leur tour s’organiser, se formaliser dans le sillage de la linguistique » (SL.2 : p. 26), puis que la primauté de la linguistique n’est pas due à une « supériorité intrinsèque » (SL.2 : p. 26), mais au fait que « nous sommes avec la langue au fondement de toute vie de relation » (SL.2 : p. 26)²³, affirmations énonçant successivement le caractère sémiotique (au sens non benvenistien du terme) du langage et son caractère de fondement. Il s’agit, dans « La forme et le sens dans le langage », non seulement de la « propriété de signification », mais également, en premier lieu, du « sémiotique » (au sens benvenistien du terme), « qualité inhérente du langage, mais que l’on découvre dans des domaines où l’on n’imaginait pas qu’elle pût se manifester ». De fait, dès « Saussure après un demi-siècle²⁴ », Benveniste signale les limites du signe « saussurien » comme principe d’analyse, et, comme nous l’avons vu²⁵, il annonce d’emblée dans « La forme et le sens dans le langage » la future distinction entre sémiotique et sémantique (au sens benvenistien), en affirmant l’impossibilité de « [se] contenter d’un concept global comme celui de la signification à définir en soi et une fois pour toutes » (FSL.2 : p. 218) et ainsi la nécessité de « particulariser cette notion » (FSL.2 : p. 218). Rappelons notamment l’introduction des développements de « La forme et le sens dans le langage » relatifs à cette distinction entre sémiotique et sémantique : C’est la notion de signe qui intègre désormais dans l’étude de la langue la notion très générale de signification. Cette définition la pose exactement, la pose-t-elle entièrement ? Quand Saussure a introduit l’idée du signe linguistique, il pensait avoir tout dit sur la nature de la langue ; il ne semble pas avoir envisagé qu’elle pût être autre chose en même temps, sinon dans le cadre de l’opposition bien connue qu’il établit entre langue et parole. Il nous incombe donc d’essayer d’aller au-delà du point où Saussure s’est arrêté dans l’analyse de la langue comme système signifiant. (FSL.2 : p. 219).

 Voir également SL. : p.  – , dans la mesure où ce passage suit l’affirmation benvenistienne qu’« au fondement de tout se trouve la symbolique de la langue comme pouvoir de signification ».  Voir Sau. : p.  – , où Benveniste se demande « si la notion de signe peut valoir comme principe d’analyse à tous les niveaux », faisant allusion à son article « Les niveaux de l’analyse linguistique » ().  Voir p.  et FSL. : p.  – .

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6 L’étiologie par l’objet

À la propriété sémiotique s’adjoint ainsi la propriété sémantique, également « inhérente » à la langue. Comme nous l’avons vu, on lit ainsi dans « La forme et le sens dans le langage » : « Le sémiotique se caractérise comme une propriété de la langue » (FSL.2 : p. 225), mais ensuite dans « Structure de la langue et structure de la société » : Il y a donc deux propriétés inhérentes à la langue, à son niveau le plus profond. Il y a la propriété qui est constitutive de sa nature d’être formée d’unités signifiantes, et il y a la propriété qui est constitutive de son emploi de pouvoir agencer ces signes d’une manière signifiante. Ce sont là deux propriétés qu’il faut tenir distinctes, qui commandent deux analyses différentes et qui s’organisent en deux structures particulières. (So.2 : p. 97).

Comme la propriété sémiotique, la propriété sémantique a valeur « étiologique ». Il faut en effet rappeler ici ce passage de « La forme et le sens dans le langage » : La notion de sémantique nous introduit au domaine de la langue en emploi et en action ; nous voyons cette fois dans la langue sa fonction de médiatrice entre l’homme et l’homme, entre l’homme et le monde, entre l’esprit et les choses, transmettant l’information, communiquant l’expérience, imposant l’adhésion, suscitant la réponse, implorant, contraignant ; bref, organisant toute la vie des hommes. C’est la langue comme instrument de la description et du raisonnement. Seul le fonctionnement sémantique de la langue permet l’intégration de la société et l’adéquation au monde, par conséquent la régulation de la pensée et le développement de la conscience. (FSL.2 : p. 224).

Il s’agit de même dans « Structure de la langue et structure de la société » de rendre compte de la position d’interprétant de la langue, qui renvoie à la nature d’instrument de communication de celle-ci, nature que Benveniste rapporte au fait « qu’elle est investie de propriétés sémantiques et qu’elle fonctionne comme une machine à produire du sens, en vertu de sa structure même » (So.2 : p. 97). Dans ce texte, s’adjoignent ainsi l’une à l’autre les deux propriétés sémiotique et sémantique, constitutives du « pouvoir de transmutation de l’expérience en signes et de réduction catégorielle » (So.2 : p. 97) que Benveniste attribue à la langue, construction que l’on retrouve ensuite dans « Sémiologie de la langue » (1969), où la notion d’interprétance est élaborée plus avant, et où la dimension « étiologique » du langage apparaît de manière beaucoup plus nette. On retrouve en premier lieu dans ce dernier texte l’inhérence mutuelle de la langue et de la signification, ainsi que la dimension « étiologique » de celle-ci. Benveniste affirme en effet que « [l]a signifiance de la langue […] est la signifiance même, fondant la possibilité de tout échange et de toute communication, par là de toute culture » (Sé.2 : p. 60). Il caractérise en outre la langue par son

6.2 Langage et symbolisation

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statut d’interprétant universel²⁶. Le fait remarquable est que cette dimension métalinguistique et métasémiotique de la langue, dont Benveniste affirme le caractère décisif – comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la relation d’interprétance est selon lui, « [a]u point de vue de la langue » (Sé.2 : p. 61), « le rapport fondamental, celui qui départage les systèmes en systèmes qui articulent, parce qu’ils manifestent leur propre sémiotique, et systèmes qui sont articulés et dont la sémiotique n’apparaît qu’à travers la grille d’un autre mode d’expression » (Sé.2 : p. 61) –, prend en charge, mais en termes de structure (et non plus seulement d’hypothèse structurale ou de définition de la langue par la signification et par son caractère organisé), la prééminence de la langue dans l’ordre psychique, et ainsi son caractère fondateur et constitutif à l’égard de la pensée, prééminence et caractère qu’à la différence de Saussure, Benveniste ne parvient pas à élaborer sur le plan linguistique mais qui, comme nous l’avons vu, font chez lui figure de propositions philosophiques. Il en va de même concernant les rapports établis entre langue et société : que la langue soit l’interprétant de la société rend compte pour Benveniste du fait que « seule la langue permet la société » (Sé.2 : p. 62), qu’elle « constitue ce qui tient ensemble les hommes, le fondement de tous les rapports qui à leur tour fondent la société » (Sé.2 : p. 62). Il affirme ensuite que « [l]a langue nous donne le seul modèle d’un système qui soit sémiotique à la fois dans sa structure formelle et dans son fonctionnement » (Sé.2 : p. 62) : 1o elle se manifeste par l’énonciation, qui porte référence à une situation donnée ; parler, c’est toujours parler-de ; 2o elle consiste formellement en unités distinctes, dont chacune est un signe ; 3o elle est produite et reçue dans les mêmes valeurs de référence chez tous les membres d’une communauté ; 4o elle est la seule actualisation de la communication intersubjective. (Sé.2 : p. 62).

« Sémiotique » paraît ici avoir le sens large de « sémiologique » (au sens benvenistien du terme), non celui qui l’oppose au terme de sémantique ²⁷, et l’on retrouve ainsi de nouveau dans ce passage l’inhérence mutuelle de la langue et

 Voir Sé. : p.  – .  Nous avons déjà rencontré ces difficultés terminologiques. Voir les notes  et  du chapitre . Notons par ailleurs que cet emploi de sémiotique, justifié par le rapport au signe, est symptomatique du paradoxe constitutif de la distinction entre sémiotique et sémantique, précisément déterminée par la nécessité de dépasser la notion de signe qui s’impose à Benveniste.

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de la signification, ainsi que le caractère « étiologique » de celle-ci. Benveniste poursuit en effet : Pour ces raisons, la langue est l’organisation sémiotique par excellence. Elle donne l’idée de ce qu’est une fonction de signe, et elle est seule à en offrir la formule exemplaire. De là vient qu’elle peut seule conférer – et elle confère effectivement – à d’autres ensembles la qualité de systèmes signifiants en les informant de la relation de signe. Il y a donc un modelage sémiotique que la langue exerce et dont on ne conçoit pas que le principe se trouve ailleurs que dans la langue. La nature de la langue, sa fonction représentative, son pouvoir dynamique, son rôle dans la vie de relation font d’elle la grande matrice sémiotique, la structure modelante dont les autres structures reproduisent les traits et le mode d’action. (Sé.2 : p. 62– 63).

La notion de « structure formelle », de même que les propriétés 2 et 3, pointent vers la notion de sémiotique (au sens benvenistien), celle de « fonctionnement », ainsi que les propriétés 1 et 4, vers celle de sémantique (également au sens benvenistien). Intervient de fait ensuite la notion de double signifiance²⁸, qui rend compte de la « faculté métalinguistique » de la langue, et ainsi de la relation d’interprétance qui spécifie celle-ci. Significativement, on retrouve de nouveau ici le terme de pouvoir : Le privilège de la langue est de comporter à la fois la signifiance des signes et la signifiance de l’énonciation. De là provient son pouvoir majeur, celui de créer un deuxième niveau d’énonciation, où il devient possible de tenir des propos signifiants sur la signifiance. C’est dans cette faculté métalinguistique que nous trouvons l’origine de la relation d’interprétance par laquelle la langue englobe les autres systèmes. (Sé.2 : p. 65).

Cette construction structurale est remarquable à deux égards. En premier lieu, il faut de nouveau insister sur le fait qu’elle vient en lieu et place de toute définition de la langue, et qu’elle implique ainsi un renversement de perspective et un redoublement ou un dédoublement de l’objet : la perspective descriptive, corrélative du postulat d’une réalité première et dernière et de la construction de celle-ci comme « étiologie », se double par là même d’une construction de la langue comme « étiologie » de ses propriétés, dès lors « étiologie » d’elle-même en même temps que du langage. En tant que telle, la construction ne saurait être que circulaire. On notera, à cet égard, et c’est là le deuxième point, que cette construction, qui unifie le langage par une « étiologie » structurale, le suppose par ailleurs comme unité soutenant une construction qui se caractérise quant à elle par un « hiatus » constitutif :

 Voir Sé. : p. .

6.2 Langage et symbolisation

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En réalité le monde du signe est clos. Du signe à la phrase, il n’y a pas transition, ni par syntagmation ni autrement. Un hiatus les sépare. Il faut dès lors admettre que la langue comporte deux domaines distincts, dont chacun demande son propre appareil conceptuel²⁹. (Sé.2 : p. 65).

Nous avons vu dans le troisième chapitre la dualité et les difficultés de l’articulation benvenistienne entre sémiotique et sémantique, liée à la spécificité de cette élaboration des deux donnés de la structure et du rapport son/sens. On voit ici qu’elles manifestent également l’impossibilité d’articuler langue et parole. Benveniste affirme en effet : Saussure n’a pas ignoré la phrase, mais visiblement elle lui créait une grave difficulté et il l’a renvoyée à la « parole », ce qui ne résout rien ; il s’agit justement de savoir si et comment du signe on peut passer à la « parole ». (Sé.2 : p. 65).

Or, comme nous l’avons déjà posé à la fin du troisième chapitre³⁰, définissant la parole comme fonctionnement exécutif de la langue, Saussure théorise la possibilité de la parole, en l’inscrivant dans le fonctionnement définitoire de la langue. À cette théorisation se substitue chez Benveniste le postulat de deux domaines du sens, dont l’unité ne se soutient que de celle du langage, qui témoigne pour sa part du caractère non interrogé de ce dernier. À ce postulat du langage et à cette définition purement descriptive de la langue répond ainsi une démultiplication de l’objet, répondant inarticulé et spéculatif de l’articulation théorique qui est constitutive du concept saussurien de langue. On signalera en particulier à cet égard que tandis que, comme nous l’avons vu dans le troisième chapitre, Benveniste d’une part assigne en partie le syntagmatique au sémantique, et d’autre part postule dans ce cadre, de manière spéculative, l’existence d’une « organisation mentale », la théorisation saussurienne de la langue implique de faire de la parole, théorisée dans le cadre du concept de langue, une « détermination externe », c’est-à-dire une détermination du langage (comme objet empirique) en elle-même non linguistique, mais inscrite et prise dans le fonctionnement définitoire de la langue³¹. S’opposent ainsi deux constructions de l’espace du langage : fondée sur l’unité postulée d’un objet demeurant non défini, et dès lors nécessairement spéculative, et articulée dans le cadre d’une théorisation qui lui substitue un objet hétérogène, mais ordonné – et à ordonner

 Voir par ailleurs la note  : la « fonction de signe » renvoyait alors à la signifiance qui définit la langue et que la langue définit.  Voir p. .  Voir, pour cette notion et pour cette analyse, Toutain (a), particulier p.  – .

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6 L’étiologie par l’objet

– par la structure des concepts – concepts qu’il faut néanmoins continuer de travailler. La démultiplication de l’objet benvenistien que nous paraît donc manifester en dernière analyse la dualité sémiotique/sémantique (au sens benvenistien) apparaît par ailleurs de manière très nette dans « Structure de la langue et structure de la société », dont nous avons souligné ci-dessus la moindre netteté pour ce qui concerne la dimension « étiologique » du langage benvenistien, par comparaison avec « Sémiologie de la langue », moindre netteté qui est peut-être justement en rapport inverse du caractère détaillé de l’examen des rapports entre langue et société. Notons déjà dans « Sémiologie de la langue » la circularité qui caractérise les rapports établis entre langue et société, et que nous avions déjà remarquée dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique ». Comme nous l’avons vu ci-dessus, la nature d’interprétant de la langue rend compte du caractère fondateur de celle-ci à l’égard de la société. Comme il apparaît dans un autre des passages que nous avons cités³², Benveniste affirme cependant ensuite, à l’inverse, que « [l]a nature de la langue, sa fonction représentative, son pouvoir dynamique, son rôle dans la vie de relation font d’elle la grande matrice sémiotique » (nous soulignons). On lisait en ouverture³³ de « Structure de la langue et structure de la société » : Le langage est pour l’homme un moyen, en fait le seul moyen d’atteindre l’autre homme, de lui transmettre et de recevoir de lui un message. Par conséquent le langage pose et suppose l’autre. Immédiatement, la société est donnée avec le langage. La société à son tour ne tient ensemble que par l’usage commun de signes de communication. Immédiatement, le langage est donné avec la société. Ainsi chacune de ces deux entités, langage et société, implique l’autre. Il semblerait que l’on puisse et même qu’on doive les étudier ensemble, les découvrir ensemble, puisque ensemble elles sont nées. Il semblerait aussi qu’on puisse et même qu’on doive trouver de l’une à l’autre, de la langue à la société, des corrélations précises et constantes, puisque l’une et l’autre sont nées de la même nécessité. (So.2 : p. 91).

Ce passage témoigne avant tout de l’adoption par Benveniste de la définition commune de la langue comme instrument de communication : si le langage implique la société, c’est dans la mesure où il « est pour l’homme un moyen, en fait le seul moyen d’atteindre l’autre homme, de lui transmettre et de recevoir de

 Voir Sé. : p. .  Après cette entrée en matière : « Mesdames et messieurs, j’ai à traiter d’un sujet qui conduit tantôt à énoncer l’évidence et tantôt à poser une contradiction. Il s’agit en effet d’examiner les relations entre deux grandes entités qui sont respectivement la langue et la société. » (So. : p. ). Comme il apparaîtra dans ce qui suit, cette dualité évidence/contradiction est tout à fait remarquable.

6.2 Langage et symbolisation

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lui un message » ; de même, si la société implique le langage, c’est dans la mesure où elle « ne tient ensemble que par l’usage commun de signes de communication ». Benveniste insiste ensuite sur le caractère strictement corrélatif et la commune origine de la langue et de la société, au sens empirique : il faut « les étudier ensemble, les découvrir ensemble, puisque ensemble elles sont nées », et on peut et doit « trouver de l’une à l’autre, de la langue à la société, des corrélations précises et constantes, puisque l’une et l’autre sont nées de la même nécessité ». De fait, le terme de société semble impliquer ici deux significations distinctes, que ne saurait unifier que la confusion d’une réflexion en termes d’entités, et en dehors de toute démarche définitoire et étiologique : la communication (et le langage) implique l’autre, mais non nécessairement la société ; la société implique quant à elle, à l’évidence, la communication et, selon la définition que l’on confère à ce terme de société (parlera-t-on de « société » animale ?), le langage. On retrouve ensuite la thèse des textes précédents et de « Sémiologie de la langue », qui place la langue au fondement de la société. Benveniste s’attache en effet un peu plus loin³⁴ à énumérer une série d’« homologies » (So.2 : p. 94) liant langue et société : leur caractère de « réalités inconscientes » (So.2 : p. 94), le fait qu’elles « représentent la nature » (So.2 : p. 94), qu’elles soient toutes deux héritées et qu’on ne puisse leur imaginer un commencement, enfin l’impossibilité de les modifier, mais le commentaire de ce dernier point le conduit à voir dans la langue une « force unifiante » (So.2 : p. 94), un « pouvoir cohésif qui fait une communauté d’un agrégat d’individus et qui crée la possibilité même de la production et de la subsistance collective » (So.2 : p. 95). On lit alors : C’est pourquoi la langue représente une permanence au sein de la société qui change, une constance qui relie les activités toujours diversifiées. Elle est une identité à travers les diversités individuelles. Et de là procède la double nature profondément paradoxale de la langue, à la fois immanente à l’individu et transcendante à la société. Cette dualité se retrouve dans toutes les propriétés du langage. (So.2 : p. 95).

De la notion d’instrument de communication, on passe ensuite à celle d’interprétant, élaborée dans « Sémiologie de la langue », et dans le cadre de laquelle « la langue contient la société » (So.2 : p. 95). C’est là un deuxième « pouvoir » (So.2 : p. 97) de la langue, après le « pouvoir cohésif » qui la place au fondement de la société. Or, Benveniste affirme ensuite :

 Voir So. : p.  – .

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6 L’étiologie par l’objet

La langue entoure de toute part la société et la contient dans son appareil conceptuel, mais en même temps, en vertu d’un pouvoir distinct, elle configure la société en instaurant ce qu’on pourrait appeler le sémantisme social. (So.2 : p. 97– 98).

Il s’agit alors de la « faculté sémantique » (So.2 : p. 98) de la langue, à laquelle il faut encore en ajouter une quatrième, annoncée dans le développement relatif à la relation d’interprétance, où Benveniste affirmait que « la langue fournit la base constante et nécessaire de la différenciation entre l’individu et la société » (So.2 : p. 96), affirmation qui nous reconduit au double sens de société que nous signalions ci-dessus. Benveniste insistait plus haut sur « la double nature profondément paradoxale de la langue, à la fois immanente à l’individu et transcendante à la société³⁵ ». Il est de même question ici de la « situation paradoxale de la langue à l’égard de la société » (So.2 : p. 99), que Benveniste rapporte alors à la « coïncidence entre la langue comme réalité objectivable, supraindividuelle, et la production individuelle du parler » (So.2 : p. 99). Le problème est analogue à celui qui se posait pour l’analysant dans les « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne »³⁶, celui de l’antinomie entre langue et parole. Il trouve néanmoins dans ce développement une manière de résolution, grâce à la reconnaissance d’un autre « pouvoir » de la langue. Cette coïncidence était en effet exposée en ces termes : […] chacun parle à partir de soi. Pour chaque parlant le parler émane de lui et revient à lui, chacun se détermine comme sujet à l’égard de l’autre ou des autres. Cependant, et peut-être à cause de cela, la langue qui est ainsi l’émanation irréductible du soi le plus profond dans chaque individu est en même temps une réalité supraindividuelle et coextensive à la collectivité tout entière. (So.2 : p. 98 – 99).

Or, on lit ensuite : En effet la langue fournit au parlant la structure formelle de base, qui permet l’exercice de la parole. Elle fournit l’instrument linguistique qui assure le double fonctionnement, subjectif et référentiel, du discours : c’est la distinction indispensable, toujours présente en n’importe quelle langue, en n’importe quelle société ou époque, entre le moi et le non-moi, opérée par des indices spéciaux qui sont constants dans la langue et qui ne servent qu’à cet usage, les formes dites en grammaire les pronoms, qui réalisent une double opposition, l’opposition du « moi » à « toi » et l’opposition du système « moi/toi » à « lui ». (So.2 : p. 99).

 Voir So. : p. , ci-dessus.  Voir Rem. : p.  – .

6.2 Langage et symbolisation

383

La première opposition, entre moi et toi, « est une structure d’allocution personnelle qui est exclusivement interhumaine » (So.2 : p. 99), la seconde, de moitoi à lui, « effectue l’opération de la référence et fonde la possibilité du discours sur quelque chose, sur le monde, sur ce qui n’est pas l’allocution » (So.2 : p. 99), et c’est donc là « le fondement sur lequel repose le double système relationnel de la langue » (So.2 : p. 99). On a là une « étiologie » du caractère social de la langue, mais en un sens distinct de celui qui prévalait plus haut. En effet, il ne s’agit plus de société, mais de dimension sociale et de constitution du sujet dans le rapport à l’autre. Autrement dit, il s’agit d’un autre aspect de la définition de la langue – mais également, confusément, du langage, conformément à l’inséparabilité des deux objets qui spécifie l’élaboration de Benveniste, visant l’« étiologie » du langage bien plutôt que celle des langues, c’est-à-dire, mais de manière objectale, et en dehors de toute distinction entre langue et langage, l’« étiologie » de la langue –, effleuré dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique »³⁷, dont Benveniste, de nouveau, rend compte par une construction de la langue comme « étiologie », en lieu et place de la constitution du concept de langue. La langue benvenistienne est « étiologie » de son caractère social, au lieu d’être définie par celui-ci, et de pouvoir ainsi constituer le levier d’une approche scientifique du langage, avec lequel, si l’on s’efforce d’en rendre compte, elle ne peut dès lors que se confondre. Il s’agit ainsi tout à la fois du caractère social de la langue et de celui de l’homme, que lui confère le langage. Benveniste écrit en effet en conclusion du texte : C’est dans la pratique sociale, comme dans l’exercice de la langue, dans cette relation de communication interhumaine que les traits communs de leur fonctionnement seront à découvrir, car l’homme est encore et de plus en plus un objet à découvrir, dans la double nature que le langage fonde et instaure en lui. (So.2 : p. 102).

En outre, le développement que nous venons de citer se poursuivait de la manière suivante : Ici apparaît une nouvelle configuration de la langue qui s’ajoute aux deux autres que j’ai sommairement analysées ; c’est l’inclusion du parlant dans son discours, la considération pragmatique qui pose la personne dans la société en tant que participant et qui déploie un réseau complexe de relations spatio-temporelles qui déterminent les modes d’énonciation. Cette fois l’homme se situe et s’inclut par rapport à la société et à la nature et il se situe nécessairement dans une classe, que ce soit une classe d’autorité ou une classe de production. La langue en effet est considérée ici en tant que pratique humaine, elle révèle

 Voir Dév. : p. , cité au début de cette analyse.

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6 L’étiologie par l’objet

l’usage particulier que les groupes ou classes d’hommes font de la langue et les différenciations qui en résultent à l’intérieur de la langue commune. Je pourrais décrire ce phénomène comme une appropriation par des groupes ou des classes de l’appareil de dénotation qui est commun à tous. (So.2 : p. 99 – 100).

Or, on retrouve ici, au-delà de cette dimension de l’autre, celle de la société. À cette confusion répond, à la mesure de cette présupposition d’une unité fondant la construction « étiologique », une démultiplication, bien lisible dans ce texte qui multiplie non seulement les « pouvoirs » de la langue, mais également les « configurations de la langue », en dépit d’une unification par la définition de la langue comme interprétant de la société, que rappelle l’ouverture du développement suivant celui que nous venons de commenter – ouverture qui atténue ainsi l’hétérogénéité de ce développement relatif à la pragmatique, où il s’agit donc tout à la fois de l’autre, et de la société, mais également, significativement, de la langue comme « production individuelle du parler » ou « pratique humaine » et de la langue comme instrument de communication, mais en nous reconduisant par ailleurs à la problématique sémiotique (au sens non benvenistien du terme) : En distinguant, comme nous avons essayé de le faire, les différents types de rapports qui unissent la langue à la société, qui sont propres à les éclairer l’un par l’autre, nous avons eu à faire surtout au mécanisme qui permet à la langue de devenir le dénominateur, l’interprétant des fonctions et des structures sociales. Mais au-delà on entrevoit certaines analogies moins visibles entre les structures profondes, le fonctionnement même de la langue et les principes fondamentaux de l’activité sociale. (So.2 : p. 100).

Cette démultiplication est tout aussi lisible, bien que d’une autre manière – à travers une série de dualités, manifestant la polysémie du langage benvenistien –, dans l’élaboration relative au deuxième aspect de l’« étiologie » benvenistienne du langage, auquel nous introduit ce développement de « Structure de la langue et structure de la société » sur la pragmatique³⁸, et qui, comme nous allons le voir, nous confronte de plus, avec cette dualité de représentation de la langue et de la parole qui apparaît ici de nouveau et que nous avons rencontrée plus haut, à la même double « étiologie » que nous avons vue ci-dessus : par la structure et par la signification, c’est-à-dire, comme il apparaîtra alors, à la dualité du langage benvenistien : structure et fonction.

 Dans « La forme et le sens dans le langage », la considération pragmatique relève du sémantique. Voir FSL. : p. . Voir également Pro. : p. .

6.3 Langage et énonciation

385

6.3 Langage et énonciation³⁹ Le point de départ de l’élaboration benvenistienne relative à l’énonciation est une analyse des formes, dans le cadre de la mise au jour du système morphologique du langage et des langues. Cette mise au jour constitue de fait l’objet du premier texte consacré par Benveniste à l’analyse de ce que l’on peut appeler, pour reprendre un terme courant bien que jamais employé par Benveniste, les « embrayeurs » : « Structure des relations de personne dans le verbe » (1946) – où il s’agit, non des pronoms, mais de la personne verbale. Dans ce texte, Benveniste s’attache en effet à substituer à la description usuelle de la catégorie de la personne verbale, héritée de la grammaire grecque et qu’il juge extralinguistique, une description proprement linguistique⁴⁰. On lit alors notamment : À ranger dans un ordre constant et sur un plan uniforme des « personnes » définies par leur succession et rapportées à ces êtres que sont « je » et « tu » et « il », on ne fait que transposer en une théorie pseudo-linguistique des différences de nature lexicale. Ces dénominations ne nous renseignent ni sur la nécessité de la catégorie, ni sur le contenu qu’elle implique ni sur les relations qui assemblent les différentes personnes. Il faut donc rechercher comment chaque personne s’oppose à l’ensemble des autres et sur quel principe est fondée leur opposition, puisque nous ne pouvons les atteindre que par ce qui les différencie. (Str.1 : p. 226).

Ce passage est remarquable en ce que l’objet y apparaît d’emblée double. Il s’agit en effet non seulement des « relations qui assemblent les différentes personnes », mais également de la « nécessité de la catégorie » et du « contenu qu’elle implique ». Comme nous l’avons vu dans le deuxième chapitre, la personne est une catégorie du langage, comme l’affirme Benveniste aussitôt après, lorsqu’une fois posée la question : « […] peut-il exister un verbe sans distinction de personne ? » (Str.1 : p. 226), qui « revient à se demander si la catégorie de la personne est vraiment nécessaire et congéniale au verbe ou si elle en constitue seulement une modalité possible, réalisée le plus souvent, mais non indispensable, comme le sont après tout bien des catégories verbales » (Str.1 : p. 226), et au terme d’un rapide examen des langues où paraît manquer l’expression de la personne, il conclut : Au total, il ne semble pas qu’on connaisse une langue dotée d’un verbe où les distinctions de personne ne se marquent pas d’une manière ou d’une autre dans les formes verbales. On

 L’analyse qui suit a déjà fait l’objet d’une publication, dans le tome cix, fasc. , du Bulletin de la Société de linguistique de Paris. Voir Toutain (c), dont nous reprenons ici, avec quelques modifications (principalement de forme), la partie consacrée à Benveniste.  Voir Str. : p.  – .

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6 L’étiologie par l’objet

peut donc conclure que la catégorie de la personne appartient bien aux notions fondamentales et nécessaires du verbe. C’est là une constatation qui nous suffit, mais il va de soi que l’originalité de chaque système verbal sous ce rapport devra être étudiée en propre. (Str.1 : p. 227).

Rappelons également cette affirmation de « La nature des pronoms » (1956), où il s’agit cette fois, comme l’indique le titre, de la catégorie pronominale : […] toutes les langues possèdent des pronoms, et dans toutes on les définit comme se rapportant aux mêmes catégories d’expression (pronoms personnels, démonstratifs, etc.). L’universalité de ces formes et de ces notions conduit à penser que le problème des pronoms est à la fois un problème de langage et un problème de langues, ou mieux, qu’il n’est un problème de langues que parce qu’il est d’abord un problème de langage. C’est comme fait de langage que nous le poserons ici, pour montrer que les pronoms ne constituent pas une classe unitaire, mais des espèces différentes selon le mode de langage dont ils sont les signes⁴¹. (Pro.1 : p. 251).

De fait, c’est précisément cette conjonction d’une description linguistique des formes et de la mise au jour du langage au-delà des langues qui spécifie l’analyse benvenistienne de l’énonciation, qu’elle situe d’emblée sur un double plan. Dans ce premier texte, l’analyse des formes donne lieu à la mise au jour de deux corrélations organisant la catégorie et à une redéfinition de l’opposition entre singulier et pluriel. Benveniste conclut ainsi : Ainsi, les expressions de la personne verbale sont dans leur ensemble organisées par deux corrélations constantes : 1 Corrélation de personnalité opposant les personnes je/tu à la non-personne il ; 2 Corrélation de subjectivité, intérieure à la précédente et opposant je à tu. La distinction ordinaire de singulier et de pluriel doit être sinon remplacée, au moins interprétée, dans l’ordre de la personne, par une distinction entre personne stricte (= « singulier ») et personne amplifiée (= « pluriel »). Seule la « troisième personne », étant non-personne, admet un véritable pluriel. (Str.1 : p. 235 – 236).

L’analyse implique notamment un examen des emplois, dont, en retour, ces corrélations et les significations qu’elles mettent en jeu permettent de rendre compte⁴², et « Structure des relations de personne dans le verbe » est à cet égard,

 Voir également quelques pages plus loin : « Ces définitions visent je et tu comme catégorie du langage et se rapportent à leur position dans le langage. On ne considère pas les formes spécifiques de cette catégorie dans les langues données, et il importe peu que ces formes doivent figurer explicitement dans le discours ou puissent y demeurer implicites. » (Pro. : p. ).  Voir par exemple Str. : p. , cité dans le deuxième chapitre p.  – .

6.3 Langage et énonciation

387

un texte tout à fait représentatif de l’analyse linguistique benvenistienne. Cette description des formes est cependant dotée d’un double objet, ce qui lui confère un caractère spéculatif : en même temps que Benveniste s’efforce ainsi de caractériser les formes de la personne verbale, il s’attache à définir une notion qu’il entend introduire dans la description linguistique, celle de personne. Le fait remarquable, dans ces développements, est en effet la discussion en termes de « personne » des propriétés référentielles des signes linguistiques. Benveniste affirme ainsi que tandis que « [d]ans les deux premières personnes, il y a à la fois une personne impliquée et un discours sur cette personne » (Str.1 : p. 228), puisque « “[j]e” désigne celui qui parle et implique en même temps un énoncé sur le compte de “je” : disant “je”, je ne puis ne pas parler de moi » (Str.1 : p. 228), et que de même « [à] la 2e personne, “tu” est nécessairement désigné par “je” et ne peut être pensé hors d’une situation posée à partir de “je” ; et, en même temps, “je” énonce quelque chose comme prédicat de “tu” » (Str.1 : p. 228), « de la 3e personne, un prédicat est bien énoncé, seulement hors du “jetu” ; cette forme est ainsi exceptée de la relation par laquelle “je” et “tu” se spécifient » (Str.1 : p. 228), constat qui doit conduire à mettre en question « la légitimité de cette forme comme “personne” » (Str.1 : p. 228) : Nous sommes ici au centre du problème. La forme dite de 3e personne comporte bien une indication d’énoncé sur quelqu’un ou quelque chose, mais non rapporté à une « personne » spécifique. L’élément variable et proprement « personnel » de ces dénominations fait ici défaut. C’est bien l’« absent » des grammairiens arabes. Il ne présente que l’invariant inhérent à toute forme d’une conjugaison. La conséquence doit être formulée nettement : la « 3e personne » n’est pas une « personne »; c’est même la forme verbale qui a pour fonction d’exprimer la non-personne. (Str.1 : p. 228).

Or, on se demande en quoi la relation par laquelle je et tu se spécifient devrait les définir comme des « personnes », à l’exclusion de il. Il semblerait plutôt que ce dût être l’inverse : la personne se définirait par cette spécification, et le langage témoignerait de l’existence de cette notion⁴³. En réalité, cette définition de je et de tu comme des personnes est tout à fait circulaire, dans la mesure où si elle permet de distinguer entre je et tu d’une part, il d’autre part, la notion de personne n’est cependant pas autrement définie qu’eu égard à la spécificité de je et de tu comme formes linguistiques. Cette spécificité est double. Il s’agit tout d’abord de leur unicité : En effet une caractéristique des personnes « je » et « tu » est leur unicité spécifique : le « je » qui énonce, le « tu » auquel « je » s’adresse sont chaque fois uniques. Mais « il » peut

 Serait-ce là, néanmoins, du langage ? Là, ce nous semble, est la question.

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6 L’étiologie par l’objet

être une infinité de sujets – ou aucun. C’est pourquoi le « je est un autre » de Rimbaud fournit l’expression typique de ce qui est proprement l’« aliénation » mentale, où le moi est dépossédé de son identité constitutive. (Str.1 : p. 230).

Cette unicité se double en outre d’une inversibilité : Une seconde caractéristique est que « je » et « tu » sont inversibles : celui que « je » définis par « tu » se pense et peut s’inverser en « je », et « je » (moi) devient un « tu ». Aucune relation pareille n’est possible entre l’une de ces deux personnes et « il », puisque « il » en soi ne désigne spécifiquement rien ni personne. (Str.1 : p. 230).

Ces deux propriétés paraissent néanmoins plus spéculatives que linguistiques. Il s’agit en effet, avant que d’unicité, et rendant compte de celle-ci, de référence aux personnes impliquées dans l’acte d’allocution, qui – c’est le sens de la notion d’embrayeur –, sont dès lors nécessairement définies par rapport à cet acte. Significativement, d’ailleurs, Benveniste n’insiste pas sur cette notion d’unicité, mais dans son commentaire fait aussitôt intervenir la notion d’identité, psychologique bien plutôt que linguistique. La relation d’inversibilité est quant à elle tout à la fois une propriété du langage en tant qu’il implique des interlocuteurs, et une relation constituante du psychisme en tant que celui-ci se constitue dans la relation moi-autre. Elle lie ainsi deux aspects relevant de domaines distincts – « linguistique » et, là encore, psychologique –, mais que Benveniste conjoint, et conjoint justement, de la manière circulaire que nous avons pointée ci-dessus, en distinguant (spéculativement) entre personne et non-personne, mais en se fondant pour ce faire sur la signification des formes en question, déterminée par la structure d’allocution. On aperçoit ainsi que ce caractère spéculatif de l’analyse benvenistienne est la conséquence d’une absence de définition du langage : le langage est cadre de l’analyse, en tant que conjonction d’une forme et d’une signification ; il n’est pas défini comme langage. Aussi la construction « étiologique » que donnent à lire les textes des années 1950 et 1960 sera-t-elle nécessairement circulaire, circularité que manifeste une série de dualités qu’il faut mettre en rapport avec les difficultés de la distinction benvenistienne entre sémiotique et sémantique : « étiologie »/phénomène, définition du discours comme mode du langage/définition du discours comme type de discours, unité forme-fonction/irréductibilité de la forme à la fonction et acte/ actualisation (ou expression). Le premier de cette série de textes est « La nature des pronoms ». Comme nous l’avons vu, Benveniste y établit une distinction entre deux modes de lan-

6.3 Langage et énonciation

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gage. Il était ainsi question, dans le passage que nous avons cité ci-dessus⁴⁴, de deux « espèces différentes » de pronoms, « selon le mode de langage dont ils sont les signes », et Benveniste poursuit : Les uns appartiennent à la syntaxe de la langue, les autres sont caractéristiques de ce que nous appellerons les « instances de discours », c’est-à-dire les actes discrets et chaque fois uniques par lesquels la langue est actualisée en parole par un locuteur. (Pro.1 : p. 251).

On lit de même en conclusion du texte : Une analyse, même sommaire, des formes classées indistinctement comme pronominales, conduit donc à y reconnaître des classes de nature toute différente, et par suite, à distinguer entre la langue comme répertoire de signes et système de leurs combinaisons, d’une part, et, de l’autre, la langue comme activité manifestée dans des instances de discours qui sont caractérisées comme telles par des indices propres. (Pro.1 : p. 257).

L’explicitation de la différence séparant les deux classes de signes nous reconduit aux analyses de « Structure des relations de personne dans le verbe ». On retrouve en effet alors la notion de personne, Benveniste affirmant que « la définition ordinaire des pronoms personnels comme contenant les trois termes je, tu, il, y abolit justement la notion de “personne” » (Pro.1 : p. 251), qui est « propre seulement à je/tu, et fait défaut dans il » (Pro.1 : p. 251)⁴⁵. Néanmoins, celui-ci s’attache avant tout dans ce texte à définir deux fonctionnements référentiels distincts. On retrouve en effet la propriété d’unicité, mais formulée différemment, en termes de type de référent. Benveniste écrit tout d’abord : […] on relèvera une propriété fondamentale, et d’ailleurs manifeste, de je et tu dans l’organisation référentielle des signes linguistiques. Chaque instance d’emploi d’un nom se réfère à une notion constante et « objective », apte à rester virtuelle ou à s’actualiser dans un objet singulier, et qui demeure toujours identique dans la représentation qu’elle éveille. Mais les instances d’emploi de je ne constituent pas une classe de référence, puisqu’il n’y a pas d’« objet » définissable comme je auquel puissent renvoyer identiquement ces instances. Chaque je a sa référence propre, et correspond chaque fois à être unique [sic], posé comme tel. (Pro.1 : p. 252).

Comme l’explique ensuite Benveniste, le référent des formes « personnelles » (je et tu) est une « réalité de discours », c’est-à-dire que ces formes sont définies en termes de locution, et non, comme les formes nominales, d’objet :

 Pro. : p. .  Voir également ensuite Pro. : p.  – .

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6 L’étiologie par l’objet

Quelle est donc la « réalité » à laquelle se réfère je ou tu ? Uniquement une « réalité de discours », qui est chose très singulière. Je ne peut être défini qu’en termes de « locution », non en termes d’objets, comme l’est un signe nominal. Je signifie « la personne qui énonce la présente instance de discours contenant je ». Instance unique par définition, et valable seulement dans son unicité. Si je perçois deux instances successives de discours contenant je, proférées de la même voix, rien encore ne m’assure que l’une d’elles ne soit pas un discours rapporté, une citation où je serait imputable à un autre. (Pro.1 : p. 252).

Benveniste ne nie pas l’existence d’une signification définitoire de ces formes, mais sa perspective est néanmoins spécifique, puisque s’il s’agit pour lui de signification : « Je signifie “la personne qui énonce la présente instance de discours contenant je” », son argumentation concerne non les formes linguistiques, mais leurs instances. C’est pourquoi il insiste sur l’absence de référence à « une notion constante et “objective” » qui caractérise ces formes, c’est-à-dire, malgré tout, sur une certaine absence de signification. C’est pourquoi, en outre, il subordonne l’existence de ces formes à l’acte linguistique. Il poursuit en effet : Il faut donc souligner ce point : je ne peut être identifié que par l’instance de discours qui le contient et par là seulement. Il ne vaut que dans l’instance où il est produit. Mais, parallèlement, c’est aussi en tant qu’instance de forme je qu’il doit être pris ; la forme je n’a d’existence linguistique que dans l’acte de parole qui la profère. Il y a donc, dans ce procès, une double instance conjuguée : instance de je comme référent, et instance de discours contenant je, comme référé. La définition peut alors être précisée ainsi : je est l’« individu qui énonce la présente instance de discours contenant l’instance linguistique je ». Par conséquent, en introduisant la situation d’« allocution », on obtient une définition symétrique pour tu, comme l’« individu allocuté dans la présente instance de discours contenant l’instance linguistique tu ». (Pro.1 : p. 252– 253).

Or, il s’attache par ailleurs dans ce texte à construire le langage comme « étiologie ». À la spécificité de ce fonctionnement référentiel répond en effet une fonction spécifique, liée à un « problème à résoudre » : C’est pourtant un fait à la fois original et fondamental que ces formes « pronominales » ne renvoient pas à la « réalité » ni à des positions « objectives » dans l’espace ou dans le temps, mais à l’énonciation, chaque fois unique, qui les contient, et réfléchissent ainsi leur propre emploi. L’importance de leur fonction se mesurera à la nature du problème qu’elles servent à résoudre, et qui n’est autre que celui de la communication intersubjective. Le langage a résolu ce problème en créant un ensemble de signes « vides », non référentiels par rapport à la « réalité », toujours disponibles, et qui deviennent « pleins » dès qu’un locuteur les assume dans chaque instance de son discours. Dépourvus de référence matérielle, ils ne peuvent pas être mal employés ; n’assertant rien, ils ne sont pas soumis à la condition de vérité et échappent à toute dénégation. Leur rôle est de fournir l’instrument d’une conversion, qu’on peut appeler la conversion du langage en discours. (Pro.1 : p. 254).

6.3 Langage et énonciation

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Le sujet parlant s’identifie ainsi comme locuteur, au lieu d’exprimer une subjectivité qui serait sinon irréductible au langage, donc inexprimable : Si chaque locuteur, pour exprimer le sentiment qu’il a de sa subjectivité irréductible, disposait d’un « indicatif » distinct (au sens où chaque station radiophonique émettrice possède son « indicatif » propre), il y aurait pratiquement autant de langues que d’individus et la communication deviendrait strictement impossible. À ce danger le langage pare en instituant un signe unique, mais mobile, je, qui peut être assumé par chaque locuteur, à condition qu’il ne renvoie chaque fois qu’à l’instance de son propre discours. (Pro.1 : p. 254).

Ce qui est appelé « conversion du langage en discours » renvoie donc en réalité au caractère socialement codé de la parole⁴⁶ – il s’agit bien du « problème » de la « communication intersubjective » –, c’est-à-dire à l’existence même du langage comme langage, dont la définition qui vient immédiatement à l’esprit est celle d’instrument de communication – définition qui, comme définition traditionnelle, est à interroger, et que Benveniste s’efforce pour sa part d’asseoir « étiologiquement ». On voit cependant le paradoxe de cette « étiologie », qui consiste à faire de signes liés au discours la condition du discours, conçu comme un mode du langage, de sorte qu’il s’agit tout à la fois de « conversion du langage en discours », rendue possible par le langage – qui vaut ainsi « étiologie » de cette propriété –, et d’un phénomène irréductible au langage comme système de signes, ce qui est le paradoxe même de la distinction benvenistienne entre sémiotique et sémantique, qui implique tout à la fois une construction de la langue comme dotée d’une « double signifiance » – celle des signes et celle de l’énonciation – et le postulat de deux univers distincts et irréductibles. Benveniste réaffirme en effet cette irréductibilité aussitôt après, poursuivant⁴⁷ : Ce signe est donc lié à l’exercice du langage et déclare le locuteur comme tel. C’est cette propriété qui fonde le discours individuel, où chaque locuteur assume pour son compte le langage entier. L’habitude nous rend facilement insensibles à cette différence profonde entre le langage comme système de signes et le langage assumé comme exercice par l’individu. Quand l’individu se l’approprie, le langage se tourne en instances de discours, caractérisées par ce système de références internes dont la clef est je, et définissant l’individu par la construction linguistique particulière dont il se sert quand il s’énonce comme locuteur. Ainsi les indicateurs je et tu ne peuvent exister comme signes virtuels, ils n’existent qu’en tant qu’ils sont actualisés dans l’instance de discours, où ils marquent par chacune de leurs propres instances le procès d’appropriation par le locuteur. (Pro.1 : p. 254– 255).

 Voir également à cet égard Subj. : p.  –  et LEH. : p. , cité ci-dessous.  Voir également ensuite Pro. : p. , cité ci-dessous.

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6 L’étiologie par l’objet

Cette dualité entre « étiologie » et phénomène, qui témoigne de nouveau de l’absence de définition benvenistienne du langage – le langage est donné : tout est d’avance langage, ce pour quoi celui-ci peut constituer le cadre de l’analyse –, et qui nous reconduit au dédoublement du langage que nous avons vu dans la section précédente, apparaît de manière encore plus nette dans « De la subjectivité dans le langage », où, de nouveau, Benveniste s’attache à construire le langage comme « étiologie » de ses propriétés. Il s’agit cette fois clairement de la définition du langage comme instrument de communication, que, comme nous l’avons rappelé dans la section précédente, Benveniste refuse, mais pour la reporter sur la parole⁴⁸. On lit alors : Une fois remise à la parole cette fonction, on peut se demander ce qui la prédisposait à l’assurer. Pour que la parole assure la « communication », il faut qu’elle y soit habilitée par le langage, dont elle n’est que l’actualisation. En effet, c’est dans le langage que nous devons chercher la condition de cette aptitude. (Subj.1 : p. 259).

Le fait remarquable, de nouveau, dans cette affirmation, est la polysémie du terme langage : entité « étiologique » dont la parole est « l’actualisation », et entité dont la parole (comme instrument de communication, définition refusée pour le langage) peut être dite distincte, comme elle est distincte du langage comme système de signes. Apparaît ensuite, mais de manière différente des textes précédents, la notion de personne, à travers celle de subjectivité. Benveniste poursuit en effet : Elle réside, nous semble-t-il, dans une propriété du langage, peu visible sous l’évidence qui la dissimule, et que nous ne pouvons encore caractériser que sommairement. C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept d’« ego ». La « subjectivité » dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à se poser comme « sujet ». Elle se définit, non par le sentiment que chacun éprouve d’être lui-même (ce sentiment, dans la mesure où l’on peut en faire état, n’est qu’un reflet), mais comme l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience. Or nous tenons que cette « subjectivité », qu’on la pose en phénoménologie ou en psychologie, comme on voudra, n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage. Est « ego » qui dit « ego ». Nous trouvons là le fondement de la « subjectivité », qui se détermine par le statut linguistique de la « personne ». (Subj.1 : p. 259 – 260).

Se produit ici une sorte de renversement de la perspective de « Structure des relations de personne dans le verbe » : la définition de la personne ne vient plus  Voir Subj. : p.  – .

6.3 Langage et énonciation

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doubler ni commander l’analyse des formes linguistiques, mais constitue le phénomène – franchement psychologique : apparaît bien ici le caractère spéculatif du propos benvenistien – dont le langage doit constituer l’étiologie⁴⁹. On retrouve alors une propriété importante du texte de 1946 : la réversibilité. Benveniste introduit en effet ensuite la notion de « polarité des personnes » : La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je. C’est là que nous voyons un principe dont les conséquences sont à dérouler dans toutes les directions. Le langage n’est possible que parce que chaque locuteur se pose comme sujet, en renvoyant à lui-même comme je dans son discours. De ce fait, je pose une autre personne, celle qui, tout extérieure qu’elle est à « moi », devient mon écho auquel je dis tu et qui me dit tu. La polarité des personnes, telle est dans le langage la condition fondamentale, dont le procès de communication, dont nous sommes parti, n’est qu’une conséquence toute pragmatique. (Subj.1 : p. 260).

Or, il précise alors : Polarité d’ailleurs très singulière en soi, et qui présente un type d’opposition dont on ne rencontre nulle part, hors du langage, l’équivalent. Cette polarité ne signifie pas égalité ni symétrie : « ego » a toujours une position de transcendance à l’égard de tu ; néanmoins, aucun des deux termes ne se conçoit sans l’autre ; ils sont complémentaires, mais selon une opposition « intérieur/extérieur », et en même temps ils sont réversibles. Qu’on cherche à cela un parallèle ; on n’en trouvera pas. Unique est la condition de l’homme dans le langage. (Subj.1 : p. 260).

Ce passage témoigne cependant significativement d’une inhérence tautologique du langage et de la subjectivité : « Le langage n’est possible que parce que chaque locuteur se pose comme sujet, en renvoyant à lui-même comme je dans son discours », affirme ici Benveniste ; autrement dit, si le langage est la condition de la subjectivité, inversement, la subjectivité est la condition du langage. Cette double « étiologie », de la subjectivité par le langage, et du langage par la subjectivité, n’est pas sans évoquer l’inhérence tautologique de la langue et de la signification dont il a été question dans la section précédente de ce chapitre. On lit d’ailleurs ensuite : Mais faut-il que ce fondement soit linguistique ? Où sont les titres du langage à fonder la subjectivité ?

 Il sera de même question, en conclusion du passage, du « fondement linguistique de la subjectivité » (Subj. : p. ).

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6 L’étiologie par l’objet

En fait le langage en répond dans toutes ses parties. Il est marqué si profondément par l’expression de la subjectivité qu’on se demande si, autrement construit, il pourrait encore fonctionner et s’appeler langage. (Subj.1 : p. 261).

Cette affirmation est remarquable à deux égards : outre par cette inhérence entre langage et subjectivité, par le raisonnement qui s’y donne à lire. À l’interrogation succède le constat empirique, qui vaut pour Benveniste justification, au point de fournir le point de départ d’une construction « étiologique », mais qui empêche tout déploiement (et toute fécondité) de l’interrogation⁵⁰. Il faut par ailleurs noter dans ce développement, en regard de la construction du langage comme « étiologie », l’idée d’une configuration spécifique au langage, c’est-à-dire la reconnaissance de la spécificité de significations linguistiques : « Polarité d’ailleurs très singulière en soi, et qui présente un type d’opposition dont on ne rencontre nulle part, hors du langage, l’équivalent », « Qu’on cherche à cela un parallèle ; on n’en trouvera pas. Unique est la condition de l’homme dans le langage. » En effet, apparaît bien, ainsi, la dualité de l’« étiologie » et du phénomène, c’est-à-dire, finalement, la dualité de la construction « étiologique » benvenistienne. Il s’agit d’une part d’une « étiologie » formelle, énoncée dans des affirmations proches de celles de « La nature des pronoms ». Benveniste affirme en effet : Le langage est ainsi organisé qu’il permet à chaque locuteur de s’approprier la langue entière en se désignant comme je. (Subj.1 : p. 262).

On lit de même ensuite : Le langage est donc la possibilité de la subjectivité, du fait qu’il contient toujours les formes linguistiques appropriées à son expression, et le discours provoque l’émergence de la subjectivité, du fait qu’il consiste en instances discrètes. Le langage propose en quelque sorte des formes « vides » que chaque locuteur en exercice de discours s’approprie et qu’il rapporte à sa « personne », définissant en même temps lui-même comme je et un partenaire comme tu. (Subj.1 : p. 263).

 On trouvera une remarque analogue dans « Le langage et l’expérience humaine » (), à propos du temps : « […] on ne peut même imaginer ce que deviendrait une langue où le point de départ de l’ordonnance du temps ne coïnciderait pas avec le présent linguistique et où l’axe temporel serait lui-même une variable de la temporalité. » (LEH. : p. ). La perspective descriptive – empirique – apparaît de nouveau de manière très nette, de même que le caractère spéculatif qu’elle confère au propos.

6.3 Langage et énonciation

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Y répond cependant, d’autre part, une « étiologie » « linguistique », c’est-à-dire une tentative de définition du langage en tant que le discours en est un mode, à savoir comme phénomène. On lit ainsi par ailleurs dans ce texte : C’est dans l’instance de discours où je désigne le locuteur que celui-ci s’énonce comme « sujet ». Il est donc vrai à la lettre que le fondement de la subjectivité est dans l’exercice de la langue. Si l’on veut bien y réfléchir, on verra qu’il n’y a pas d’autre témoignage objectif de l’identité du sujet que celui qu’il donne ainsi lui-même sur lui-même. (Subj.1 : p. 262).

Cette double « étiologie », formelle et « linguistique », apparaît d’ailleurs dans la proposition : « Le langage est donc la possibilité de la subjectivité, du fait qu’il contient toujours les formes linguistiques appropriées à son expression, et le discours provoque l’émergence de la subjectivité, du fait qu’il consiste en instances discrètes », qui les conjoint en une seule phrase et les rapporte respectivement au « langage » et au « discours ». Nous parlons ici, dans chaque cas, d’« étiologie », mais en lien avec l’« étiologie » « linguistique » se dessine dans « De la subjectivité dans le langage » une tout autre perspective, qui fait encore mieux paraître la dualité entre « étiologie » et phénomène. Il y est en effet question, en conclusion, d’un « cadre du discours » : Bien des notions en linguistique, peut-être même en psychologie, apparaîtront sous un jour différent si on les rétablit dans le cadre du discours, qui est la langue en tant qu’assumée par l’homme qui parle, et dans la condition d’intersubjectivité, qui seule rend possible la communication linguistique. (Subj.1 : p. 266).

Benveniste fait ici référence à plusieurs « notions », et de fait, dans ce texte comme dans « La nature des pronoms », il envisage d’autres formes que les pronoms : dans « La nature des pronoms »⁵¹, les démonstratifs, ainsi que les adverbes comme ici et maintenant, toutes formes définies comme des « indicateurs », dans « De la subjectivité dans le langage », rapidement, ces mêmes formes, mais surtout l’expression de la temporalité. Or, la perspective apparaît alors nettement différente. En effet, il ne s’agit plus des formes comme « étiologie » de la subjectivité – ni même de « conversion du langage en discours » –, mais de la « mise au jour de la subjectivité dans le langage » (Subj.1 : p. 262), c’est-à-dire d’un domaine spécifique de l’expression linguistique, celui de la subjectivité, définitoire du langage et dont, de nouveau – comme dans le texte de 1946 –, et dans la lignée de ce que nous avons vu en particulier dans le

 Voir Pro. : p.  – .

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deuxième chapitre, Benveniste entend décrire les significations comme proprement linguistiques. En témoignent les notions d’« expression de la temporalité » et d’« installation de la “subjectivité” dans le langage » créant la catégorie de la personne et ayant des effets variés dans la structure des langues, qui apparaissent dans ces deux passages : Il est aisé de voir que le domaine de la subjectivité s’agrandit encore et doit s’annexer l’expression de la temporalité. Quel que soit le type de langue, on constate partout une certaine organisation linguistique de la notion de temps. […] Le temps linguistique est suiréférentiel. En dernière analyse la temporalité humaine avec tout son appareil linguistique⁵² dévoile la subjectivité inhérente à l’exercice même du langage. (Subj.1 : p. 262– 263) L’installation de la « subjectivité » dans le langage crée, dans le langage et, croyons-nous, hors du langage aussi bien, la catégorie de la personne. Elle a en outre des effets très variés dans la structure même des langues, que ce soit dans l’agencement des formes ou dans les relations de la signification. (Subj.1 : p. 263).

« De la subjectivité dans le langage » contient un assez long développement⁵³ consacré à ces « effets très variés », où se trouve mise en évidence la spécificité de certains verbes, qui échappent à la permanence du sens dans le changement des personnes : les verbes dénotant des dispositions ou des opérations mentales, devenant modalisateurs à la première personne, et certains verbes de parole, qui, à la première personne, entrent dans des énoncés « performatifs⁵⁴ ». Il s’agit alors d’analyse du discours, c’est-à-dire de la mise au jour des significations particulières qui sont générées par le discours dans la mesure où il implique la subjectivité, et apparaît alors de manière d’autant plus nette la dualité de la construction benvenistienne du langage : comme « étiologie » et comme phénomène. Ce deuxième mode de considération du langage – « sémantique » (au sens benvenistien), ou du langage comme phénomène – implique par ailleurs une autre dualité : entre mode du langage et type de discours. Cet ensemble de textes met en effet en place une opposition entre deux types d’expression. Il était déjà question, dans « La nature des pronoms », de « con-

 Cette dernière expression – « la temporalité humaine avec tout son appareil linguistique » – est par ailleurs remarquable : Benveniste ne saurait mieux dire qu’il analyse le langage d’un point de vue spéculatif, tout en le décrivant comme forme.  Voir Subj. : p.  – .  Voir également, concernant ces derniers : « La philosophie analytique et le langage » (), où il en sera de nouveau question.

6.3 Langage et énonciation

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dition d’emploi⁵⁵ », ainsi que de « deux plans d’expression⁵⁶ », et enfin de deux « modes d’énonciation », personnel et de la « non-personne » : Si le langage en exercice se produit par nécessité en instances discrètes, cette nécessité le voue-t-elle aussi à ne consister qu’en instances « personnelles » ? Nous savons empiriquement que non. Il y a des énoncés de discours, qui en dépit de leur nature individuelle, échappent à la condition de personne, c’est-à-dire renvoient non à eux-mêmes, mais à une situation « objective ». La « troisième personne » représente en fait le membre non marqué de la corrélation de personne. C’est pourquoi il n’y a pas truisme à affirmer que la non-personne est le seul mode d’énonciation possible pour les instances de discours qui ne doivent pas renvoyer à elles-mêmes, mais qui prédiquent le procès de n’importe qui ou n’importe quoi hormis l’instance même, ce n’importe qui ou n’importe quoi pouvant toujours être muni d’une référence objective. (Pro.1 : p. 255 – 256).

On lit de même dans « De la subjectivité dans le langage », dans le développement relatif aux verbes performatifs : « Or ici, la différence entre l’énonciation “subjective” et l’énonciation “non subjective” apparaît en pleine lumière, dès qu’on s’est avisé de la nature de l’opposition entre les “personnes” du verbe. » (Subj.1 : p. 265), où s’opposent de nouveau deux types d’énonciation : « subjective » et « non subjective ». La notion de discours apparaît ainsi double : notion générique subsumant la distinction de deux « modes d’énonciation » et

 Dans ce passage : « Entre je et un nom référant à une notion lexicale, il n’y a pas seulement les différences formelles, très variables, qu’impose la structure morphologique et syntaxique des langues particulières. Il y en a d’autres, qui tiennent au processus même de l’énonciation linguistique et qui sont d’une nature plus générale et plus profonde. L’énoncé contenant je appartient à ce niveau ou type de langage que Charles Morris appelle pragmatique, qui inclut, avec les signes, ceux qui en font usage. On peut imaginer un texte linguistique de grande étendue – un traité scientifique par exemple – où je et tu n’apparaîtraient pas une seule fois ; inversement il serait difficile de concevoir un court texte parlé où ils ne seraient pas employés. Mais les autres signes de la langue se répartiraient indifféremment entre ces deux genres de textes. En dehors de cette condition d’emploi, qui est déjà distinctive, on relèvera une propriété fondamentale, et d’ailleurs manifeste, de je et tu dans l’organisation référentielle des signes linguistiques. » (Pro. : p.  – ).  Dans ce passage : « L’essentiel est donc la relation entre l’indicateur (de personne, de temps, de lieu, d’objet montré, etc.) et la présente instance de discours. Car, dès qu’on ne vise plus, par l’expression même, cette relation de l’indicateur à l’instance unique qui le manifeste, la langue recourt à une série de termes distincts qui correspondent un à un aux premiers et qui se réfèrent, non plus à l’instance de discours, mais aux objets “réels”, aux temps et lieux ”historiques”. D’où les corrélations telles que je : il – ici : là – maintenant : alors – aujourd’hui : le jour même – hier : la veille – demain : le lendemain – la semaine prochaine : la semaine suivante – il y a trois jours : trois jours avant, etc. La langue même dévoile la différence profonde entre ces deux plans. » (Pro. : p.  – ).

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6 L’étiologie par l’objet

de deux types d’« énoncés de discours », et notion plus restreinte désignant ce type particulier d’énonciation et d’énoncés où se trouve mise en jeu la personne. Cette dualité est à rapprocher d’une autre, à savoir du fait que, comme nous l’avons vu ci-dessus, tandis qu’il s’agit uniment de langage, et bien qu’il soit question des « classes formelles que l’idiome reconnaît », certains signes ne relèvent que de la « métalangue lexicographique », leur appartenance au langage (leur existence « en langue ») étant entièrement liée au discours, au deuxième sens que nous venons de distinguer. On lisait en effet dans « La nature des pronoms », dans la lignée d’un des passages cités ci-dessus, et juste avant le passage que nous venons de citer : On doit insister sur ce point : la « forme verbale » est solidaire de l’instance individuelle de discours en ce qu’elle est toujours et nécessairement actualisée par l’acte de discours et en dépendance de cet acte. Elle ne peut comporter aucune forme virtuelle et « objective ». Si le verbe est usuellement représenté par son infinitif comme entrée de lexique pour nombre de langues, c’est pure convention ; l’infinitif en langue est tout autre chose que l’infinitif de la métalangue lexicographique. Toutes les variations du paradigme verbal, aspect, temps, genre, personne, etc. résultent de cette actualisation et de cette dépendance vis-à-vis de l’instance de discours, notamment le « temps » du verbe, qui est toujours relatif à l’instance où la forme verbale figure. (Pro.1 : p. 255).

De même que le langage est dans ces textes une notion polysémique, tout à la fois définitoire de l’objet d’analyse, objet « étiologique » et mode de langage, la notion de discours renvoie tout à la fois à un mode de langage, par opposition à la « langue », et, en tant que telle, à un type d’énoncé ou d’énonciation, donc de discours. Un texte révélateur, à cet égard, est « Les relations de temps dans le verbe français » (1959), où Benveniste distingue de nouveau entre deux modes d’énonciation, mais s’efforce ainsi de mettre au jour la structure du système temporel français : Les paradigmes des grammaires donnent à croire que toutes les formes verbales tirées d’un même thème appartiennent à la même conjugaison, en vertu de la seule morphologie. Mais on se propose de montrer ici que l’organisation des temps relève de principes moins évidents et plus complexes. Les temps d’un verbe français ne s’emploient pas comme les membres d’un système unique, ils se distribuent en deux systèmes distincts et complémentaires. Chacun d’eux ne comprend qu’une partie des temps du verbe ; tous les deux sont en usage concurrent et demeurent disponibles pour chaque locuteur. Ces deux systèmes manifestent deux plans d’énonciation différents, que nous distinguerons comme celui de l’histoire et celui du discours. (RTV.1 : p. 238).

La perspective est plus complexe que dans les textes précédents, dans la mesure où ces « plans d’énonciation » ne sont pas seulement des modes d’énonciation,

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dont l’un est un mode de langage, mais sont liés à deux systèmes linguistiques, donc à la langue comme système, dont il s’agit de mettre au jour l’organisation. Il est ici question des seuls temps verbaux, mais les développements qui suivent, successivement consacrés à l’énonciation historique et à l’énonciation de discours, mettent en jeu la notion de personne : l’énonciation historique exclut « l’appareil formel du discours, qui consiste d’abord dans la relation de personne je : tu » (RTV.1 : p. 239), et se cantonne à la troisième personne ; inversement, l’énonciation de discours se caractérise par cet appareil formel. Cependant, s’il s’agit de « personne » et de « locuteur », il ne saurait s’agir de parole, mais uniquement d’un type de signification. On se demande en effet comment une énonciation, fût-elle historique et caractérisée par l’absence de toute intervention du locuteur, pourrait être dépourvue de locuteur, comme y insiste pourtant Benveniste, qui affirme, concernant l’énonciation historique : À vrai dire, il n’y a même plus alors de narrateur. Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes. (RTV.1 : p. 241).

De même, inversement, il est difficile de voir comment il pourrait se définir en dehors du je/tu, ce que, de nouveau, affirme cependant Benveniste, qui distingue ainsi récit et discours : Le discours emploie librement toutes les formes personnelles du verbe, aussi bien je/tu que il. Explicite ou non, la relation de personne est présente partout. De ce fait, la « 3e personne » n’a pas la même valeur que dans le récit historique. Dans celui-ci, le narrateur n’intervenant pas, la 3e personne ne s’oppose à aucune autre, elle est au vrai une absence de personne. Mais dans le discours un locuteur oppose une non-personne il à une personne je/tu. (RTV.1 : p. 242).

Il s’agit alors, comme plus haut dans « De la subjectivité dans le langage », d’analyse du discours. Le fait remarquable, néanmoins, est que, tandis qu’il ne saurait donc plus être question du langage comme « étiologie », il s’agit cependant toujours de « langage », bien que d’une autre manière : comme cadre de l’analyse de l’expression, dont la mise en œuvre suppose un point de convergence, ici la langue comme système. On voit ainsi de nouveau que ce que manifestent toutes ces dualités est la polysémie du terme langage, et ainsi l’évidence de cet objet, non interrogé, et donc non construit. Il en va de même de la dualité entre unité forme-fonction et irréductibilité de la forme à la fonction qui apparaît dans l’avant-dernier texte relatif à l’énonciation : « Le langage et l’expérience humaine » (1965), où une opposition entre formes et fonction vient doubler l’opposition entre langues et langage que nous

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avons vue plus haut. Rappelons l’ouverture de ce texte, où intervient cette opposition : Toutes les langues ont en commun certaines catégories d’expression qui semblent répondre à un modèle constant. Les formes que revêtent ces catégories sont enregistrées et inventoriées dans les descriptions, mais leurs fonctions n’apparaissent clairement que si on les étudie dans l’exercice du langage et dans la production du discours. Ce sont des catégories élémentaires, qui sont indépendantes de toute détermination culturelle et où nous voyons l’expérience subjective des sujets qui se posent et se situent dans et par le langage. Nous essayons ici d’éclairer deux catégories fondamentales du discours, d’ailleurs conjointes nécessairement, celle de la personne et celle du temps. (LEH.2 : p. 67).

À la description des langues, description formelle, Benveniste entend ainsi ajouter une description fonctionnelle, relevant du plan du langage, mais impliquant par ailleurs la distinction entre langue et discours puisque ces fonctions « n’apparaissent clairement que si on les étudie dans l’exercice du langage et dans la production du discours » et qu’il s’agit de « catégories […] du discours ». Par ailleurs, la perspective apparaît proche de celle du texte précédent : plutôt que d’« étiologie », il s’agit de « catégories d’expression ». Il semble en réalité que l’on ait dans ce texte une autre forme de la dualité entre « étiologie » et phénomène, mais, dans la lignée de ce que nous avons vu plus haut, déplacée au cœur même de la construction « étiologique », et faisant ainsi plus nettement paraître l’enjeu de cette dualité, c’est-à-dire la circularité qu’elle implique. On retrouve en effet dans ce texte la construction du langage comme « étiologie » de la subjectivité, Benveniste affirmant : Tout homme se pose dans son individualité en tant que moi par rapport à toi et lui. Ce comportement sera jugé « instinctif » ; il nous paraît refléter en réalité une structure d’oppositions linguistiques inhérente au discours. (LEH.2 : p. 67).

Il s’agit dans ce passage, non de « langage », mais de « discours ». Le propos est cependant ambivalent sur ce point. En effet, certaines expressions de ce texte témoignent de l’appartenance de ces formes personnelles au système de la langue, ou en tout cas au langage : Ainsi, en toute langue et à tout moment, celui qui parle s’approprie je, ce je qui, dans l’inventaire des formes de la langue, n’est qu’une donnée lexicale pareille à une autre, mais qui, mis en action dans le discours, y introduit la présence de la personne sans laquelle il n’est pas de langage possible. (LEH.2 : p. 67– 68) Ces pronoms sont là, consignés et enseignés dans les grammaires, offerts comme les autres signes et également disponibles. Que l’un des hommes les prononce, il les assume, et le pronom je, d’élément d’un paradigme, est transmué en une désignation unique et produit, chaque fois, une personne nouvelle. (LEH.2 : p. 68)

6.3 Langage et énonciation

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La langue pourvoit les parlants d’un même système de références personnelles que chacun s’approprie par l’acte de langage et qui, dans chaque instance de son emploi, dès qu’il est assumé par son énonciateur, devient unique et nonpareil, ne pouvant se réaliser deux fois de la même manière. (LEH.2 : p. 68).

Benveniste réaffirme néanmoins par ailleurs, comme dans le texte précédent : Mais hors du discours effectif, le pronom n’est qu’une forme vide, qui ne peut être attachée ni à un objet ni à un concept. Il reçoit sa réalité et sa substance du discours seul. (LEH.2 : p. 68).

En deuxième lieu, il faut noter dans « Le langage et l’expérience humaine » la même inhérence mutuelle du langage et de la subjectivité que dans le texte précédent. S’il y est en effet question, à propos de la subjectivité, de « l’instrument linguistique qui la fonde » (LEH.2 : p. 68), on lit par ailleurs, dans le même passage : « la présence de la personne sans laquelle il n’est pas de langage possible » (LEH.2 : p. 68), et un peu plus loin : Telle est l’expérience centrale à partir de laquelle se détermine la possibilité même du discours. (LEH.2 : p. 68).

Il faut signaler, à cet égard, une spécificité de ce texte par rapport aux textes antérieurs : s’il s’agit toujours des instances de je et de tu, Benveniste insiste moins sur la particularité du fonctionnement référentiel de ces formes que sur la dimension de l’acte, sur l’unicité de chaque acte de parole et ainsi de chaque énonciation de je, et sur l’avènement de la subjectivité qui est constitutif de cet acte : Or cet acte de discours qui énonce je apparaîtra, chaque fois qu’il est reproduit, comme le même acte pour celui qui l’entend, mais pour celui qui l’énonce, c’est chaque fois un acte nouveau, fût-il mille fois répété, car il réalise chaque fois l’insertion du locuteur dans un moment nouveau du temps et dans une texture différente de circonstances et de discours. Ainsi, en toute langue et à tout moment, celui qui parle s’approprie je, ce je qui, dans l’inventaire des formes de la langue, n’est qu’une donnée lexicale pareille à une autre, mais qui, mis en action dans le discours, y introduit la présence de la personne sans laquelle il n’est pas de langage possible⁵⁷. (LEH.2 : p. 67– 68).

 Voir également, tout juste ci-dessus : « devient unique et nonpareil, ne pouvant se réaliser deux fois de la même manière » (LEH. : p. ).

402

6 L’étiologie par l’objet

Cette insistance doit être rapprochée de l’opposition que nous venons de voir entre « donnée lexicale » et existence dans le seul discours, et que Benveniste énonce dans ce texte en termes de dualité donnée/fonction : Dès que le pronom je apparaît dans un énoncé où il évoque – explicitement ou non – le pronom tu pour s’opposer ensemble à il, une expérience humaine s’instaure à neuf et dévoile l’instrument linguistique qui la fonde. On mesure par là la distance à la fois infime et immense entre la donnée et sa fonction. Ces pronoms sont là, consignés et enseignés dans les grammaires, offerts comme les autres signes et également disponibles. Que l’un des hommes les prononce, il les assume, et le pronom je, d’élément d’un paradigme, est transmué en une désignation unique et produit, chaque fois, une personne nouvelle. (LEH.2 : p. 68).

Il faut noter, dans cette citation, le verbe produire : ce que Benveniste entend faire apparaître et mettre en relief, est la génération de la personne dans le discours. On lit de même quelques lignes plus bas : Telle est l’expérience centrale à partir de laquelle se détermine la possibilité même du discours. Nécessairement identique dans sa forme (le langage serait impossible si l’expérience chaque fois nouvelle devait s’inventer dans la bouche de chacun une expression chaque fois différente), cette expérience n’est pas décrite, elle est là, inhérente à la forme qui la transmet, constituant la personne dans le discours et par conséquent toute personne dès qu’elle parle. (LEH.2 : p. 68).

S’opposent bien ici, comme plus haut, deux « étiologies ». D’une part, le discours se constitue en « étiologie » de la subjectivité, en tant qu’il réalise une transmutation des formes personnelles en une désignation unique, produisant chaque fois une personne nouvelle. C’est l’unité de la forme et de la fonction dans le discours, mode de langage. Cependant, d’autre part, ces formes sont également « de langue », et l’on retrouve alors l’« étiologie formelle », qui implique au contraire, parallèlement à la dualité langage comme système de signes/langage comme exercice de la langue, une irréductibilité de la forme à la fonction. Qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre, il s’agit de rapport formes/fonction, et c’est là, de fait, la circularité fondamentale de l’élaboration benvenistienne, qui s’efforce de construire deux « langages », tout en se fondant sur l’existence du langage, fondamentalement unique, présupposé, et dont la présupposition se manifeste dès lors à chaque instant, comme dualité entre « étiologie » et phénomène, mais aussi comme dualité de l’« étiologie » elle-même et, enfin, dans l’appréhension du phénomène lui-même. Cette troisième dualité, entre deux rapports formes/fonction, renvoyant à deux « étiologies » et parallèle à la dualité entre « étiologie » et phénomène, se double ainsi d’une dernière, qui

6.3 Langage et énonciation

403

la reproduit un degré plus loin dans la tension vers le phénomène, au-delà de l’« étiologie » : entre acte et actualisation. On relève en effet également, dans le passage que nous venons d’analyser, en regard de cette mise en valeur de la dimension de l’acte, cette proposition : « C’est l’actualisation d’une expérience essentielle, dont on ne conçoit pas que l’instrument puisse jamais manquer à une langue. » (LEH.2 : p. 68), à la lecture de laquelle le langage apparaît de nouveau comme une expression de la subjectivité, bien plutôt que comme l’« étiologie » de celle-ci. On retrouve là, mais sous une autre forme, la circularité des rapports entre langage et subjectivité : la subjectivité se trouve tout à la fois produite et exprimée, fondée et présupposée comme phénomène à actualiser. Le fait notable, de nouveau, est que cette dualité est inhérente au phénomène appréhendé, dont la singularité est celle d’une signification produite dans le discours, mais que la linguisticité du discours doit paradoxalement assigner au langage, et ainsi définir comme signification exprimée. La dualité acte/actualisation apparaît de manière très nette dans le développement relatif à la temporalité. Dans ce texte, en effet, comme dans « La nature des pronoms » et « De la subjectivité dans le langage », Benveniste envisage d’autres formes que les pronoms : les déictiques⁵⁸, mais surtout les formes temporelles. Comme dans « De la subjectivité dans le langage », Benveniste entend décrire le temps linguistique à travers l’étude de sa catégorie d’expression. On lit en effet : Des formes linguistiques révélatrices de l’expérience subjective, aucune n’est aussi riche que celles qui expriment le temps, aucune n’est aussi difficile à explorer, tant les idées reçues, les illusions du « bon sens », les pièges du psychologisme sont tenaces. Nous voudrions montrer que ce terme temps recouvre des représentations très différentes, qui sont autant de manières de poser l’enchaînement des choses, et nous voudrions montrer surtout que la langue conceptualise le temps tout autrement que ne le fait la réflexion. (LEH.2 : p. 69).

Il s’agit ici tout à la fois, de manière remarquablement ambivalente, d’expression – ces formes « expriment le temps » –, et du langage comme domaine spécifique, caractérisé par la spécificité de ses significations⁵⁹. On retrouve cependant

 Voir LEH. : p.  – .  Voir également LEH. : p.  – , où il est de même tout à la fois question d’expression – « exprimer le temps » (LEH. : p. ), « l’expression du temps » (LEH. : p. ), « à quel niveau de l’expression linguistique » (LEH. : p. ) – et de langage et de temps linguistique – « Nous avons à nous demander à quel niveau de l’expression linguistique nous pouvons atteindre la notion du temps qui informe nécessairement toutes les langues, et ensuite, comment se caractérise cette notion. // Il y a en effet un temps spécifique de la langue » (LEH. : p.  – ).

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6 L’étiologie par l’objet

également à propos du temps linguistique la notion d’acte, avec sa dimension « étiologique ». Benveniste affirme en effet ensuite que « [c]e que le temps linguistique a de singulier est qu’il est organiquement lié à l’exercice de la parole, qu’il se définit et s’ordonne comme fonction du discours » (LEH.2 : p. 73). On lit alors : Ce temps a son centre – un centre générateur et axial ensemble – dans le présent de l’instance de parole. Chaque fois qu’un locuteur emploie la forme grammaticale de « présent » (ou son équivalent), il situe l’événement comme contemporain de l’instance du discours qui le mentionne. Il est évident que ce présent en tant qu’il est fonction du discours ne peut être localisé dans une division particulière du temps chronique, parce qu’il les admet toutes et n’en appelle aucune. Le locuteur situe comme « présent » tout ce qu’il implique tel en vertu de la forme linguistique qu’il emploie. Ce présent est réinventé chaque fois qu’un homme parle parce que c’est, à la lettre, un moment neuf, non encore vécu. C’est là, encore une fois, une propriété originale du langage, si particulière qu’il y aura sans doute lieu de chercher un terme distinct pour désigner le temps linguistique et le séparer ainsi des autres notions confondues sous le même nom. (LEH.2 : p. 73 – 74).

Ce fait est d’autant plus remarquable que le problème de l’intersubjectivité se trouve ici résolu de manière toute différente des textes précédents, où il s’agissait des pronoms. Benveniste envisage en effet ensuite « la manière dont elle [la temporalité] s’insère dans le procès de la communication » (LEH.2 : p. 76), posant le problème suivant : Du temps linguistique, nous avons indiqué l’émergence au sein de l’instance de discours qui le contient en puissance et l’actualise en fait. Mais l’acte de parole est nécessairement individuel ; l’instance spécifique d’où résulte le présent est chaque fois nouvelle. En conséquence la temporalité linguistique devrait se réaliser dans l’univers intrapersonnel du locuteur comme une expérience irrémédiablement subjective et impossible à transmettre. Si je raconte ce qui « m’est arrivé », le passé auquel je me réfère n’est défini que par rapport au présent de mon acte de parole, mais comme l’acte de parole surgit de moi et que personne autre ne peut parler par ma bouche non plus que voir par mes yeux ou éprouver ce que je sens, c’est à moi seul que ce « temps » se rapportera et c’est à ma seule expérience qu’il se restreindra. (LEH.2 : p. 76).

Il explique alors : Mais le raisonnement est en défaut. Quelque chose de singulier, de très simple et d’infiniment important se produit qui accomplit ce qui semblait logiquement impossible : la temporalité qui est mienne quand elle ordonne mon discours est d’emblée acceptée comme sienne par mon interlocuteur. Mon « aujourd’hui » se convertit en son « aujourd’hui », quoiqu’il ne l’ait pas lui-même instauré dans son propre discours, et mon « hier » en son « hier ». Réciproquement, quand il parlera en réponse, je convertirai, devenu récepteur, sa temporalité en la mienne. Telle apparaît la condition d’intelligibilité du langage, révélée par

6.3 Langage et énonciation

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le langage : elle consiste en ce que la temporalité du locuteur, quoique littéralement étrangère et inaccessible au récepteur, est identifiée par celui-ci à la temporalité qui informe sa propre parole quand il devient à son tour locuteur. L’un et l’autre se trouvent ainsi accordés sur la même longueur d’onde. (LEH.2 : p. 76 – 77).

Or, on voit qu’il ne s’agit plus d’une expérience individuelle à exprimer (expression qui serait rendue possible par l’existence de formes communes mais dotées d’une fonction transcendante à cette existence formelle), mais d’une expérience à concevoir comme intrinsèquement intersubjective. Cette intersubjectivité est par ailleurs la condition de la communication linguistique. Benveniste poursuit en effet : Le temps du discours n’est ni ramené aux divisions du temps chronique ni enfermé dans une subjectivité solipsiste. Il fonctionne comme un facteur d’intersubjectivité, ce qui d’unipersonnel qu’il devrait être le rend omnipersonnel. La condition d’intersubjectivité permet seule la communication linguistique. (LEH.2 : p. 77).

Autrement dit, il s’agit du langage comme « étiologie » de l’intersubjectivité (et de la communication), mais également en tant qu’acte, acte auquel répond une expression. Comme nous venons de le voir, et comme il apparaît de nouveau dans le passage suivant, il s’agit en effet, dans le même temps, d’expression : C’est par la langue que se manifeste l’expérience humaine du temps, et le temps linguistique nous apparaît également irréductible au temps chronique et au temps physique. […] Telle paraît être l’expérience fondamentale du temps dont toutes les langues témoignent à leur manière. Elle informe les systèmes temporels concrets et notamment l’organisation formelle des différents systèmes verbaux. (LEH.2 : p. 73 – 75).

À un temps générateur, le présent, répondent ainsi, bien que déterminés par le présent, des temps conçus, puis exprimés : le passé et le futur. Benveniste note en effet ensuite que « dans les langues des types les plus variés, la forme du passé ne manque jamais, et que très souvent elle est double ou même triple » (LEH.2 : p. 75), alors qu’« [a]u contraire, beaucoup de langues n’ont pas de forme spécifique de futur » (LEH.2 : p. 75), et par ailleurs que « [l]’analyse diachronique, dans les langues où elle est possible, montre que le futur se constitue souvent à date récente par la spécialisation de certains auxiliaires, notamment “vouloir” » (LEH.2 : p. 75), concluant : Ce contraste entre les formes du passé et celles du futur est instructif par sa généralité même dans le monde des langues. Il y a évidemment une différence de nature entre cette temporalité rétrospective, qui peut prendre plusieurs distances dans le passé de notre expérience, et la temporalité prospective qui n’entre pas dans le champ de notre expérience

406

6 L’étiologie par l’objet

et qui à vrai dire ne se temporalise qu’en tant que prévision d’expérience. La langue met ici en relief une dissymétrie qui est dans la nature inégale de l’expérience. (LEH.2 : p. 76).

On retrouve d’ailleurs également dans ce texte la deuxième dualité dont il a été question dans ce qui précède : entre deux définitions du discours (notion générique, impliquant des types de discours, et mode du langage). De fait, il s’agit bien, avec ce temps linguistique, d’un temps spécifique à ce mode de langage qu’est le discours, et Benveniste fait la part de deux types d’énonciation : du « discours » et de la « relation historique », et de deux types de formes. Il est en effet question ensuite⁶⁰ de « transfert » et de « conversion », nécessitant des « opérateurs » et permettant le passage des formes linguistiques du discours à la relation historique, ou inversement, transfert et conversion qui, comme le souligne Benveniste, « f[on]t apparaître la différence des plans entre lesquels glissent les mêmes formes linguistiques selon qu’elles sont considérées dans l’exercice du discours ou à l’état de données lexicales » (LEH.2 : p. 78). La conclusion insiste ainsi sur la dimension de l’expression : L’intersubjectivité a ainsi sa temporalité, ses termes, ses dimensions. Là se reflète dans la langue l’expérience d’une relation primordiale, constante, indéfiniment réversible, entre le parlant et son partenaire. En dernière analyse, c’est toujours à l’acte de parole dans le procès de l’échange que renvoie l’expérience humaine inscrite dans le langage. (LEH.2 : p. 78).

Cette conclusion est par ailleurs remarquablement circulaire : s’il s’agit ainsi d’expression et de reflet dans la langue d’une expérience humaine, expérience humaine que l’on peut ainsi dire « inscrite dans le langage », cette expérience humaine renvoie à « l’acte de parole dans le procès de l’échange », autrement dit au langage, langage dès lors et effectivement double : expression, mais également parole ou phénomène. La construction « étiologique » benvenistienne se solde ainsi, lorsqu’il s’agit de l’énonciation, par une série de dualités, qui manifestent sa circularité : « étiologie »/phénomène, définition du discours comme mode du langage/définition du discours comme type de discours, unité forme-fonction/irréductibilité de la forme à la fonction, acte/actualisation (ou expression). Ces dualités, que nous avons vues se manifester au fil des textes analysés, apparaissent toutes quatre dans le dernier texte que Benveniste consacre à l’énonciation, « L’appareil formel de l’énonciation » (1970). Comme nous l’avons vu dans le troisième chapitre, le passage inaugural de ce texte met en place une distinction entre

 Voir LEH. : p. .

6.3 Langage et énonciation

407

« emploi des formes » (AFE.2 : p. 79) et « emploi de la langue » (AFE.2 : p. 79), donnés comme des « mondes différents » (AFE.2 : p. 79). Benveniste y définit l’énonciation comme la « mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (AFE.2 : p. 80). Comme l’implique d’ailleurs la notion même d’« emploi de la langue », il y est ainsi également question d’utilisation de la langue, langue dès lors conçue comme un instrument. Le terme d’instrument apparaît de fait quelques lignes plus bas : Le discours, dira-t-on, qui est produit chaque fois qu’on parle, cette manifestation de l’énonciation, n’est-ce pas simplement la « parole » ? – Il faut prendre garde à la condition spécifique de l’énonciation : c’est l’acte même de produire un énoncé et non le texte de l’énoncé qui est notre objet. Cet acte est le fait du locuteur qui mobilise la langue pour son compte. La relation du locuteur à la langue détermine les caractères linguistiques de l’énonciation. On doit l’envisager comme le fait du locuteur, qui prend la langue pour instrument, et dans les caractères linguistiques qui marquent cette relation. (AFE.2 : p. 80).

Comme nous l’avons vu alors, ce texte manifeste de fait une tension entre « sémantisation de la langue » (ainsi d’abord conçue comme système « sémiotique », au sens benvenistien) et conception de celle-ci comme une manifestation. Benveniste oppose en effet l’objet propre de ce texte à l’analyse du mécanisme de la production du discours, qu’il appelle « sémantisation de la langue » (AFE.2 : p. 81), évoquant cet « aspect de l’énonciation » (AFE.2 : p. 81), qui concerne la manière dont « le “sens” se forme en “mots” » (AFE.2 : p. 81) et « conduit à la théorie du signe et à l’analyse de la signifiance » (AFE.2 : p. 81), avant d’ajouter : On peut enfin envisager une autre approche, qui consisterait à définir l’énonciation dans le cadre formel de sa réalisation. C’est l’objet propre de ces pages. Nous tentons d’esquisser, à l’intérieur de la langue, les caractères formels de l’énonciation à partir de la manifestation individuelle qu’elle actualise. Ces caractères sont les uns nécessaires et permanents, les autres incidents et liés à la particularité de l’idiome choisi. (AFE.2 : p. 81).

Or, on retrouve ici la distinction entre deux modes de langage, et la considération sémantique (au sens benvenistien) de la langue, c’est-à-dire la dimension du phénomène. Benveniste renvoie⁶¹, concernant cette « sémantisation de la langue », à « Sémiologie de la langue », où la langue se trouve définie comme dotée d’une double signifiance, mais où se trouve également énoncée une rigoureuse distinction entre deux mondes irréductibles, et clos, séparés par un hiatus. À cette opposition répond néanmoins dans la suite du texte une tension

 Voir AFE. : p. , note .

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6 L’étiologie par l’objet

entre les deux « étiologies » formelle et « linguistique ». À la première se rattache la représentation en termes d’instrument de communication, dont témoignent en particulier la notion d’« appropriation »⁶², ainsi que celle d’appareil formel. La seconde est présente à travers la mise en relief du rôle de l’énonciation et l’insistance sur le caractère spécifique – ressortissant à la seule énonciation – des formes constitutives de l’appareil formel de l’énonciation. Benveniste affirme ainsi notamment : Or le statut de ces « individus linguistiques » tient au fait qu’ils naissent d’une énonciation, qu’ils sont produits par cet événement individuel et, si l’on peut dire, « semel-natif ». Ils sont engendrés à nouveau chaque fois qu’une énonciation est proférée, et chaque fois ils désignent à neuf. (AFE.2 : p. 83).

On lit de même un peu plus loin⁶³ : Ainsi l’énonciation est directement responsable de certaines classes de signes qu’elle promeut littéralement à l’existence. Car ils ne pourraient prendre naissance ni trouver emploi dans l’usage cognitif de la langue. Il faut donc distinguer les entités qui ont dans la langue leur statut plein et permanent et celles qui, émanant de l’énonciation, n’existent que dans le réseau d’« individus » que l’énonciation crée et par rapport à l’« ici-maintenant » du locuteur. Par exemple ; le « je », le « cela », le « demain » de la description grammaticale ne sont que les « noms » métalinguistiques de je, cela, demain produits dans l’énonciation. (AFE.2 : p. 84).

 Ainsi : « L’acte individuel par lequel on utilise la langue introduit d’abord le locuteur comme paramètre dans les conditions nécessaires à l’énonciation. » (AFE. : p. ), « En tant que réalisation individuelle, l’énonciation peut se définir, par rapport à la langue, comme un procès d’appropriation. Le locuteur s’approprie l’appareil formel de la langue et il énonce sa position de locuteur par des indices spécifiques, d’une part, et au moyen de procédés accessoires, de l’autre. » (AFE. : p. ), « Enfin, dans l’énonciation, la langue se trouve employée à l’expression d’un certain rapport au monde. La condition même de cette mobilisation et de cette appropriation de la langue est… » (AFE. : p. ), « L’acte individuel d’appropriation de la langue » (AFE. : p. ), « Cette situation va se manifester par un jeu de formes spécifiques dont la fonction est de mettre le locuteur en relation constante et nécessaire avec son énonciation. » (AFE. : p. ), « Dès lors que l’énonciateur se sert de la langue pour influencer en quelque manière le comportement de l’allocutaire, il dispose à cette fin d’un appareil de fonctions. » (AFE. : p. ).  Voir également : « Avant l’énonciation, la langue n’est que la possibilité de la langue. Après l’énonciation, la langue est effectuée en une instance de discours » (AFE. : p. ), « C’est d’abord l’émergence des indices de personne (le rapport je-tu) qui ne se produit que dans et par l’énonciation » (AFE. : p. ), « Outre les formes qu’elle commande, l’énonciation… » (AFE. : p. ).

6.3 Langage et énonciation

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On voit par ailleurs que cette dualité entre « étiologie » et phénomène, unité forme-fonction et irréductibilité de la forme à la fonction se double de la dernière dualité que nous avons mise en évidence, entre acte et actualisation. La notion de phénomène nous reconduit en effet à celle d’acte, avec sa dimension « étiologique ». Benveniste affirme ainsi que tandis que l’« [o]n pourrait croire que la temporalité est un cadre inné de la pensée » (AFE.2 : p. 83), « [e]lle est produite en réalité dans et par l’énonciation » (AFE.2 : p. 83) : De l’énonciation procède l’instauration de la catégorie du présent, et de la catégorie du présent naît la catégorie du temps. Le présent est proprement la source du temps. Il est cette présence au monde que l’acte d’énonciation rend seul possible, car, qu’on veuille bien y réfléchir, l’homme ne dispose d’aucun autre moyen de vivre le « maintenant » et de le faire actuel que de le réaliser par l’insertion du discours dans le monde. (AFE.2 : p. 83).

Il insiste ensuite sur la dimension de l’acte, ajoutant : On pourrait montrer par des analyses de systèmes temporels en diverses langues la position centrale du présent. Le présent formel ne fait qu’expliciter le présent inhérent à l’énonciation, qui se renouvelle avec chaque production de discours, et à partir de ce présent continu, coextensif à notre présence propre, s’imprime dans la conscience le sentiment d’une continuité que nous appelons « temps » ; continuité et temporalité s’engendrant dans le présent incessant de l’énonciation qui est le présent de l’être même, et se délimitant, par référence interne, entre ce qui va devenir présent et ce qui vient de ne l’être plus. (AFE.2 : p. 83 – 84).

Dans le même temps, cependant, il s’agit des « caractères linguistiques de l’énonciation ». Rappelons en effet ces citations produites ci-dessus, qui nous reconduisent à la dimension de l’actualisation : La relation du locuteur à la langue détermine les caractères linguistiques de l’énonciation. On doit l’envisager comme le fait du locuteur, qui prend la langue pour instrument, et dans les caractères linguistiques qui marquent cette relation. (AFE.2 : p. 80) On peut enfin envisager une autre approche, qui consisterait à définir l’énonciation dans le cadre formel de sa réalisation. C’est l’objet propre de ces pages. Nous tentons d’esquisser, à l’intérieur de la langue, les caractères formels de l’énonciation à partir de la manifestation individuelle qu’elle actualise. (AFE.2 : p. 81).

On retrouve enfin dans ce texte la notion de type d’énonciation, et avec elle la double définition du discours comme mode du langage et comme type de discours. L’énonciation s’y trouve en effet caractérisée comme « forme de discours » :

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6 L’étiologie par l’objet

Ce qui en général caractérise l’énonciation est l’accentuation de la relation discursive au partenaire, que celui-ci soit réel ou imaginé, individuel ou collectif. Cette caractéristique pose par nécessité ce qu’on peut appeler le cadre figuratif de l’énonciation. Comme forme de discours, l’énonciation pose deux « figures » également nécessaires, l’une source, l’autre but de l’énonciation. C’est la structure du dialogue. Deux figures en position de partenaires sont alternativement protagonistes de l’énonciation. Ce cadre est donné nécessairement avec la définition de l’énonciation. (AFE.2 : p. 85).

Les divers textes que Benveniste a consacrés à l’énonciation manifestent ainsi quatre dualités, qui témoignent toutes d’une polysémie de la notion de langage, langage qui constitue un cadre tout à la fois non interrogé et limitant. Le langage étant construit comme « étiologie » au lieu d’être défini, cette « étiologie » ne saurait être que circulaire : elle implique la problématique des rapports son/sens, et dès lors, en regard de cette construction « étiologique », la notion d’expression. À l’« étiologie » répond ainsi le phénomène et, inversement, ou en miroir, à l’acte, l’actualisation ou l’expression, de sorte que le discours est tout à la fois type de discours et mode de langage, la forme tout à la fois forme linguistique, dotée, en tant que telle, d’une fonction, et irréductible à sa fonction. Le passage relatif à la temporalité que nous venons de citer fait de nouveau très nettement apparaître le caractère spéculatif de l’élaboration benvenistienne, lisible dès le texte de 1946 : il s’agit en réalité avant tout d’une expérience « humaine », mais que Benveniste ne peut appréhender autrement qu’en termes de signification, donc de langage. Autrement dit, Benveniste pointe vers quelque chose d’irréductible à la langue comme système de formes (comme structure), mais sans pouvoir l’appréhender autrement qu’en termes de fonction, donc de langage. Le problème fondamental est donc ce que l’on pourrait appeler la compacité du langage benvenistien – son fonctionnement comme cadre d’analyse, corrélatif de son évidence d’objet donné –, liée à la problématique des rapports son/sens, et à l’absence de définition de la langue. On pourrait également dire : le langage est abordé par Benveniste à partir des idiomes, ce pour quoi il fait figure de cadre d’analyse, au lieu d’être problématisé. On mesure ainsi l’apport saussurien à la linguistique et, par là même, aux sciences du langage : la rupture avec la problématique des rapports son/sens et l’élaboration du concept de langue, en rupture avec le donné de l’idiome et ouvrant l’espace du langage comme espace de théorisation. Il faut en effet revenir ici sur cette double dualité de la construction benvenistienne du langage comme « étiologie » : entre signification et communication, et entre structure et fonction, dualités dont nous affirmions plus haut le caractère tout à la fois indépendant et corrélatif. Le premier type d’élaboration implique le face à face du langage et de l’hypothèse structurale, dont l’inefficience théorique se manifeste par un doublage de l’« étiologie » structurale par le postulat d’une faculté symbolique

6.3 Langage et énonciation

411

valant « étiologie » du langage ; le second repose pour sa part avant tout sur les rapports établis par Benveniste entre langage et langues, deux objets qui ne se distinguent et ne s’articulent pratiquement que dans le cadre de la problématique de l’expression, et se caractérise de même par une série de dualités, qui renvoient toutes à la dualité fondamentale de deux étiologies, « linguistique » ou « sémantique » (au sens benvenistien) et « formelle » ou « sémiotique » (au sens benvenistien). À la structure (l’« étiologie » structurale) répond ainsi la fonction (l’« étiologie » linguistique, par opposition à l’« étiologie » formelle), cependant que les deux constructions, avec la contradiction entre deux « étiologies » qui les caractérise, manifestent chacune pour leur part la dualité entre structure (ou forme(s), conformément à l’ambivalence de la construction benvenistienne) et fonction (ou signification). Apparaît ainsi de manière on ne peut plus nette la nature d’obstacle épistémologique de ces deux problématiques structurale et des rapports son/sens, qui sont solidaires d’une unité postulée, là où l’unification constitutive du concept saussurien de valeur, en rompant avec le donné de l’idiome, institue une discontinuité entre langage et langue, dont l’articulation devra dès lors être construite, au lieu de la répétition sans échappatoire possible de la double dualité son/sens ou forme/substance (structure/langage, structure/ pensée, langage/pensée), c’est-à-dire, aussi bien, « linguistique »/« philosophie », double spéculatif de la distinction saussurienne entre idiomologie et linguistique.

Conclusion Relire Benveniste : c’est là un autre titre que nous aurions pu donner à cet ouvrage – où nous nous sommes pour cette raison efforcée de donner à lire, autant que possible, les textes de Benveniste, en les citant parfois longuement et en les analysant de manière presque linéaire. C’est en effet une relecture de Benveniste que nous avons voulu proposer ici, relecture dotée d’un double enjeu. En premier lieu, nous avons voulu montrer qu’en dépit de l’inscription de sa linguistique dans l’héritage de la pensée saussurienne, Benveniste n’est pas saussurien. Cela signifie, il importe de le souligner, non pas qu’il aurait « mal lu » Saussure, ce qui est certes une conclusion qui s’impose, et qui pourrait conduire à s’interroger sur les raisons – matérielles, conjoncturelles, personnelles, etc. – d’une telle lecture, mais également une façon personnelle de poser le problème, en tant que telle anecdotique et dénuée d’intérêt dans une perspective épistémologique, mais que sa problématique se situe en-deçà de la rupture saussurienne : si la théorisation saussurienne de la langue rompt avec le donné du son et du sens, rendant possible une étiologie de ces derniers dans le cadre d’une définition radicalement nouvelle de la langue comme un fonctionnement dont son et sens, en tant que linguistiques, sont les effets, la linguistique benvenistienne s’ancre pour sa part dans la double problématique des rapports son/sens et des rapports forme/substance (structurale) qui est définitoire du structuralisme et que l’on peut interpréter, à la lumière récurrente de la théorisation saussurienne de la langue, comme une disjonction des deux axes du concept saussurien de valeur. C’est là une formulation répondant à une analyse des lectures de Saussure. Il serait évidemment plus logique – eu égard à l’incompréhension structuraliste du concept saussurien de valeur – de s’exprimer, non en termes de disjonction, mais en termes d’impossible conjonction – de ce qu’il faudrait alors dénommer autrement, sans se référer au concept de valeur, antérieur, mais logiquement postérieur⁶⁴, par exemple, en termes structuralistes : structure et rapport son/ sens, ou structure et fonction. Nous en venons ainsi au second pan de notre  Nous formulons en effet ici d’une autre manière le paradoxe que nous avons notamment signalé en conclusion de La problématique phonologique (voir Toutain, a : p. ), et qui consiste en ce que tandis qu’une analyse récurrente porte habituellement sur le passé de la science considérée comme « actuelle », en raison du recouvrement de la rupture saussurienne, elle porte, dans le cas d’une comparaison entre Saussure et le structuralisme, sur son futur. Comme tout paradoxe, ce fait doit inciter à la réflexion, et c’est dans cette perspective que s’inscrivent tous nos écrits relatifs au structuralisme.

Conclusion

413

relecture – et de notre démonstration. Nous avons en effet également voulu faire apparaître, en second lieu, les enjeux d’une telle problématique présaussurienne, enjeux doubles, concernant d’une part la forme de l’élaboration benvenistienne en tant que telle et d’autre part la linguistique et plus largement les sciences du langage, élaboration benvenistienne et enjeux théoriques auxquels nous avons respectivement consacré les première et deuxième parties de cet ouvrage. Tout d’abord, la forme de la construction benvenistienne du rapport son/sens s’est révélée entièrement déterminée par cette double problématique structurale et des rapports son/sens, dans sa forme spécifiquement benvenistienne, c’est-à-dire par l’impossible articulation de ces deux problématiques. La réélaboration du concept saussurien de valeur en termes de mode de signification est solidaire d’une inscription de la problématique structurale dans une problématique de l’expression, articulation spécifiquement benvenistienne des deux dimensions de la structure et de la fonction qui, en même temps qu’elle distingue radicalement les problématiques saussurienne et benvenistienne, singularise l’élaboration benvenistienne dans l’ensemble du structuralisme européen. Là où, selon des modalités différentes, impliquant une importance différemment située du rapport son/sens, c’est-à-dire par le biais de la forme (Hjelmslev) ou de la fonction (Jakobson et Martinet), le primat de la structure et de l’analyse de la substance commande l’élaboration structuraliste, la linguistique benvenistienne, fondée pour sa part sur le primat de la signification, se spécifie par une double construction du rapport son/sens et de la langue, comme organisation de l’expression et comme structure orientée du son vers le sens, la seconde construction faisant à certains égards figure d’élaboration théorique venant soutenir l’analyse benvenistienne de l’expression et de la signification mais se soldant pour sa part par l’impossible articulation du sémiotique et du sémantique au sens benvenistien. En tant que telle, la linguistique benvenistienne apparaît doublement déterminée : par son inscription dans les deux problématiques structurale et des rapports son/sens, et par ce que nous avons qualifié d’« intuition saussurienne », cette intuition conférant sa forme particulière au structuralisme de Benveniste, cependant qu’inversement, cette forme témoigne pour sa part, à la lumière récurrente de la linguistique saussurienne, de l’obstacle épistémologique que constituent ces deux problématiques. Nous avons précisément vu ensuite l’impuissance théorique à laquelle conduisent celles-ci lorsqu’il s’agit d’envisager le langage. À l’arbitraire saussurien se substitue chez Benveniste une définition de la langue comme « symbolisme », marque de la double problématique définitoire du structuralisme et double spéculatif du principe saussurien, qui inscrit ainsi la réflexion benvenistienne dans une problématique sémiotique dont le déploiement fait apparaître de la manière la plus nette la tension constitutive de la linguistique benvenistienne,

414

Conclusion

entre idiomologie et « philosophie », au lieu de la distinction saussurienne entre idiomologie et linguistique. Le langage, en tant que terme de l’opposition langage/langues, est le substitut structuraliste – et traditionnel – de la langue saussurienne, dont les structuralistes ne la distinguent que pour faire de cette dernière un mode d’appréhension du premier. Il ne saurait dès lors être qu’un objet aux implications confuses, « humaines » aussi bien que linguistiques proprement dites. À cet égard, la spécificité de Benveniste dans l’ensemble du structuralisme est de substituer à une réflexion en termes de partage d’objet (entre langue et langage, double objectal de la délimitation saussurienne de la langue dans le tout du langage) une construction du langage comme « étiologie » de ses propriétés, qui repose au contraire sur une unification de la langue et du langage, dans le cadre de la problématique de l’expression. Apparaît ainsi de manière d’autant plus nette le caractère spéculatif des propositions benvenistiennes relatives au langage, que ne viennent soutenir aucune définition ni élaboration théorique, mais qui se soutiennent au contraire de l’unité – postulée – du langage comme phénomène humain, comme structure et comme rapport son/sens. Comme nous l’avons rappelé dans ce qui précède, cette singularité de l’élaboration de Benveniste apparaît également à l’analyse de sa construction du rapport son/sens, dans le cadre de laquelle la problématique de l’expression, impliquant l’inséparabilité de la forme et du sens, ne cesse de venir battre en brèche la construction structurale. Il faut ainsi insister, pour conclure, sur l’obstacle épistémologique de la signification – c’est là une autre manière, la seule recevable théoriquement, de répondre à la question des raisons de la mécompréhension benvenistienne de Saussure : non personnelle, mais épistémologique. Cet objet privilégié de la linguistique benvenistienne apparaît en effet tout à la fois comme le vecteur d’une analyse idiomologique remarquablement saussurienne – la langue étant conçue comme organisation de l’expression – et la marque d’une problématique présaussurienne, impliquant notamment le postulat d’un objet unifié, et que l’on ne peut dès lors que démultiplier, là où il faudrait l’ordonner : le langage comme faculté humaine. Saussure nous enseigne que la langue est un fonctionnement. Reste cependant à en analyser les éléments, et c’est à quoi doit notamment contribuer l’analyse des idiomes, qui doit sans cesse rester consciente de l’hétérogénéité introduite dans son objet par les distinctions saussuriennes entre langue et langage et entre langue et idiome. En effet, distinguer entre langue et langage et entre langue et idiome, c’est affirmer, d’une certaine manière, que le signe n’existe pas, et avec lui la signification – si la signification est pensée d’une part, effet de langue d’autre part, elle ne saurait nous renseigner sur autre chose que sur ce qui s’articule dans la langue, sans qu’il s’agisse nécessairement là de

Conclusion

415

langage, au sens restreint que la linguistique confère usuellement à ce terme –, formulation négative, mais à laquelle on peut aussi donner un tour positif, et plus fécond : la signification est à construire comme aspect du langage, c’est-àdire comme effet de langue. Comme le souligne Sarah de Vogüé, « avec la question du langage, c’est bien celle de l’humain qui est posée » (Normand & Montaud, dir., 1992 : p. 91), mais il ne s’ensuit pas que le langage soit ainsi, comme tel, l’objet de la linguistique : il ne s’agit pas d’y projeter l’observable – problématique empirique et descriptive – mais de le construire pour rendre compte de ce dernier. Benveniste a remarquablement analysé la signification comme objet idiomologique, contribuant ainsi magistralement à la connaissance de l’humain, mais sa représentation de la langue rend paradoxalement impossible toute construction linguistique de cet objet. Aussi, précisément, faut-il relire Benveniste, relecture instructive pour tout saussurien.

Annexes

Annexe 1 Bibliographie chronologique des textes de Benveniste¹ Dans la première colonne figure le titre original du texte, suivi entre crochets du titre donné dans la publication à laquelle nous nous sommes référée si celui-ci diffère du premier. Les titres entre accolades sont les titres donnés dans la bibliographie de Moïnfar. La deuxième colonne donne la date de la publication originale, ou une date antérieure (date de composition ou date de présentation s’il s’agit d’une communication), celle-ci en italiques, la date de publication, toujours en romain, figurant alors entre parenthèses. La troisième colonne indique, s’il y a lieu, le recueil de publication, ainsi que d’éventuelles différences par rapport à la publication originale. Nous nous référons toujours à la publication dans ce recueil, sauf dans le cas de Langues, cultures, religions. Nous avons en effet alors conservé nos références à l’édition originale. Nous utilisons dans cette colonne les abréviations suivantes : ELO : Études sur la langue ossète HIE : Hittite et indo-européen LCR : Langues, cultures, religions Ma. : Les mages dans l’Ancien Iran PLG1 : Problèmes de linguistique générale, tome I PLG2 : Problèmes de linguistique générale, tome II PLGr : Obščaja lingvistika ² VIE1 : Le vocabulaire des institutions indo-européennes, tome I VIE2 : Le vocabulaire des institutions indo-européennes, tome II La quatrième colonne indique le nom d’éventuels co-auteurs. La cinquième colonne donne l’abréviation utilisée pour chaque texte dans le corps de l’ouvrage.

 Cette bibliographie a déjà paru dans La problématique phonologique (voir Toutain, a : p.  – ). Il nous a cependant semblé indispensable de la faire figurer également dans cette monographie consacrée à Benveniste. Aussi la republions-nous dans cette annexe, en y ajoutant seulement des références à Langues, cultures, religions, récemment paru.  Traduction russe des Problèmes de linguistique générale, , partielle mais incluant des textes des Problèmes de linguistique générale, , ainsi que « Sur quelques développements du parfait indo-européen ». Voir Moïnfar (a) : p. XII, .

420

Annexe 1 Bibliographie chronologique des textes de Benveniste

The Persian Religion according to the chief Greek Texts³ Rabmag Sutra des Causes et des Effets, tome  : transcription, traduction et index Essai de grammaire sogdienne. Deuxième partie : morphologie, syntaxe et glossaire Grammaire du vieux-perse

 ⁴ ()  /⁵ ⁷ 

Ma. R. Gauthiot, P. Pelliot⁶

Sut. Es.

A. Meillet⁸

GVP

 Le texte fut rédigé en français par Benveniste. La traduction est due à Mesdemoiselles Summers et Berry. Voir Benveniste (a) : p. .  Il s’agit de conférences données en  à la Sorbonne et publiées en . Voir Benveniste (a) : p. .  Voir la note  de la bibliographie.  Paul Pelliot précise dans l’introduction de l’ouvrage : « Les notes laissées par Gauthiot [chargé de la partie sogdienne] ont été revues d’abord par M. A. Meillet, puis reprises et complétées avec autant de soin que de compétence par M. É. Benveniste. Je suis responsable de la version chinoise et des notes sur les versions tibétaines. M. Benveniste a mis au point le glossaire préparé il y a plus de dix ans par Gauthiot et par moi. » (Benveniste, Gauthiot & Pelliot, / : p. VI).  Benveniste signale cependant dans l’avant-propos de l’ouvrage : « Le manuscrit des trois derniers chapitres était prêt en septembre , la nouvelle rédaction du chapitre initial, au début de , et vers la fin de la même année, l’ouvrage complet allait à l’impression. S’il a fallu près de cinq ans pour en achever le tirage, c’est en partie à cause d’une absence prolongée de l’auteur, surtout par suite des défaillances répétées de l’imprimeur. // La lenteur de l’impression et la nécessité de tirer, souvent à de très longs intervalles, chaque feuille séparément, ont fait à ce livre un sort fâcheux : les premières feuilles ne portent qu’en notes de correction la mention de travaux âgés maintenant de plusieurs années, ceux de M. Tedesco en particulier ; dans les dernières, j’ai pu insérer des formes empruntées aux textes du British Museum, grâce à la publication de M. Reichelt (). Il en résulte une information inégalement distribuée, et, surtout pour le chapitre du verbe, un certain vieillissement. Les Additions ne signalent qu’une partie des remaniements qu’on aurait voulu y apporter. Du moins at-on facilité le contrôle des formes en les faisant suivre de références, et l’utilisation du vocabulaire par l’adjonction d’un Glossaire. » (Benveniste, b : p. I-II). Voir également Benveniste () : p. .  Il s’agit d’un ouvrage d’A. Meillet, dans une « [d]euxième édition entièrement corrigée et augmentée par É. Benveniste » (Moïnfar, a : p. XI, ). Meillet écrit dans l’avant-propos : « Je ne suis pour rien dans cette édition, qui, sans changer la structure de l’ouvrage et sans en modifier les principales idées directrices, est cependant nouvelle. Je n’ai fait que donner quelques conseils, critiquer certains détails et relire les épreuves avec l’auteur. C’est donc M. Benveniste seul qu’on devra remercier de tout le progrès qu’on verra si l’on compare la seconde édition à la première, comme c’est à lui qu’il faudra s’en prendre s’il a laissé subsister des erreurs dont je me suis rendu coupable autrefois. » (Meillet, a : p. XVII-XVIII), et Benveniste ajoute : « Le plan de cet ouvrage était si bien adapté à la description qu’on a pu, tout en respectant jusqu’à la correspondance des paragraphes, modifier assez profondément le détail de l’exposé sans en changer l’économie. / […] / S’il y a peu de paragraphes entiè-

Annexe 1 Bibliographie chronologique des textes de Benveniste

Vṛtra et Vṛθṛragna Origines de la formation des noms en indoeuropéen Les infinitifs avestiques Structure générale des faits linguistiques – Aperçu historique¹⁰ Les mages dans l’Ancien Iran Nature du signe linguistique Répartition des consonnes et phonologie du mot Codices Sogdiani¹¹ Textes sogdiens¹² [Compte rendu de] Word. Journal of the Linguistic Circle of New York. Vol. I, no  Vessantara Jātaka¹³ {La personne dans le verbe…} Structure des relations de personne dans le verbe {Différents types d’expression du comparatif} Le jeu comme structure Noms d’agent et noms d’action en indo-européen

L. Renou⁹

      

421

VV Or. Inf. Ap.

PLG LCR

Ma. Nat. Rép.

  

Sog. Wo.

 ¹⁴ ()  ()

Ves. Pers. Str.

 (– )  

PLG

Dif. LCR

Jeu. NANA

rement neufs (noms de nombre, p.  –  ; prépositions et adverbes, p.  – ), on n’en trouvera pour ainsi dire aucun qui ait subsisté tel quel. J’ai tâché, d’une part, d’incorporer la plus grande somme possible de faits, notamment les inscriptions récemment découvertes, les transcriptions araméennes et les noms propres clairs ; de l’autre, de préciser partout les problèmes dialectaux, en introduisant la notion de “mède” et en utilisant les données, à présent bien élaborées, du moyen-iranien occidental. À ces remaniements l’ouvrage s’est accru de  pages. » (Meillet,  : p. XVIII).  L. Renou est responsable de la partie indienne (p.  – ), É. Benveniste de l’introduction (p.  – ), de la partie iranienne (p.  – ) et de la conclusion (p.  – ). Voir Moïnfar (a) : p. XI, , et l’avant-propos de l’ouvrage (Benveniste & Renou,  : p. ).  Il s’agit de l’introduction, intitulée « Aperçu historique », d’un chapitre du volume I de L’Encyclopédie française, intitulé « Structure générale des faits linguistiques », et signé par Antoine Meillet. Comme le signale M. Dj. Moïnfar (voir Moïnfar, a : p. XVII, ), cette introduction n’est pas signée par Benveniste, qui par ailleurs ne figure pas dans l’index des auteurs de l’ouvrage.  « Manuscrits de la Bibliothèque Nationale (Mission Pelliot) reproduits en fac-similé avec une introduction. » (Moïnfar, a : p. XI, ).  « Édités, traduits et commentés. » (Moïnfar, a : p. XI, ).  « Texte sogdien, édité, traduit et commenté. » (Moïnfar, a : p. XI, ).  Ici, comme dans les cas qui suivent, il s’agit de la date de la communication à la Société de Linguistique de Paris.

422

Annexe 1 Bibliographie chronologique des textes de Benveniste

{Les rapports de la détermination et de la composition} {Le problème linguistique de l’« interrogation »} Le système sublogique des prépositions en latin Euphémismes anciens et modernes Sur quelques développements du parfait indo-européen {Actif, « passif »… dans le verbe} {La phrase nominale} Actif et moyen dans le verbe La phrase nominale La notion de « rythme » dans son expression linguistique Don et échange dans le vocabulaire indo-européen {Projet de colloque international sur le problème de la « signification »} Actes de la conférence européenne de sémantique¹⁵ Communication animale et langage humain La construction passive du parfait transitif {Les procédés linguistiques par lesquels s’exprime la possession} La classification des langues [Compte rendu de] Louis Hjelmslev, Prolegomena to a Theory of Language La flexion pronominale en hittite [La flexion pronominale] Le terme obryza et la métallurgie de l’or Civilisation : contribution à l’histoire du mot

 (– )  (– )   

Dét. Int. PLG

Sub.

PLG PLGr (tr. russe)

Eu. Par.

  ()   

PLG PLG PLG

Act. Phr. Moy. Nom. Ry.



PLG

Éch.



PCI



Ac.

  

PLG PLG

Com. Pas. Pos.

–¹⁶ () 

PLG

Cla.



HIE (add.¹⁷) HIE (add.¹⁸) PLG

Fle.

 ¹⁹

Obr. Civ.

 Conférence organisée par É. Benveniste. Ces actes ne se trouvent pas dans le commerce. Nous remercions ici M. Moïnfar de nous avoir informée du dépôt des exemplaires de la bibliothèque de Benveniste à la bibliothèque de l’université de Berne, indication grâce à laquelle nous avons pu nous procurer ces Actes.  Conférences à l’Institut de linguistique de Paris ( – ). Voir Moïnfar (a) : p. XXI, .  Voir Moïnfar (a) : p. XXI, .  Voir Moïnfar (a) : p. XXI, .  Moïnfar donne la date de  (voir Moïnfar, a : p. XXI, ), mais Brunet et Mahrer celle de  (voir Brunet & Mahrer,  : p. ). Or, ces derniers écrivent à propos de la

Annexe 1 Bibliographie chronologique des textes de Benveniste

Tendances récentes en linguistique générale Problèmes sémantiques de la reconstruction {Lettre à la Rédaction de Diogène} Présents dénominatifs en hittite

   

Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne La nature des pronoms Analyse d’un vocable primaire : indo-européen *bhāghu- « bras » [Analyse d’un vocable primaire : indo-européen *bhāghu- « bras » en ossète] Études sur la phonétique et l’étymologie de l’ossète [Études sur la phonétique et l’étymologie] Allocution [au e Congrès International des Linguistes] La phrase relative, problème de syntaxe générale Catégories de pensée et catégories de langue De la subjectivité dans le langage Les verbes délocutifs [Compte rendu de] André Martinet, Économie des changements phonétiques La forme du participe en luwi



PLG PLG HIE (add., corr.²⁰) PLG

423

Ten. Rec. Dio. Hi. Rem.

 

PLG ELO (corr.²¹)

Pro. Bhā.



ELO (corr.²²)

Os.

 ()

Al.

–

PLG

Rel.

   

PLG PLG PLG

Cat. Subj. Dél. Mar.



HIE

Lu.

Études sur la langue ossète  Les relations de temps dans le verbe français  () [com.] Les relations de temps dans le verbe français  [art.]

(add.²³)

ELO RT PLG

RTV

bibliographie de Moïnfar : « Elle comporte quelques erreurs dont certaines ont été reportées dans les PLG (Moïnfar est à l’origine de l’édition du second tome) et que G. Redard avait entrepris de corriger sans être allé au bout du projet. » (Brunet & Mahrer,  : p. , note ), avant d’ajouter : « Les références du présent volume ont été vérifiées et, le cas échéant, rectifiées. » (Brunet & Mahrer,  : p. , note ). Malheureusement, ces références ne couvrent pas notre corpus, et ce texte est le seul pour lequel nous ayons constaté une différence avec les dates données par Moïnfar ou les Problèmes de linguistique générale.  Voir Moïnfar (a) : p. XXII, .  Voir Moïnfar (a) : p. XXII, .  Voir Moïnfar (a) : p. XXIII, .  Voir Moïnfar (a) : p. XXIII, .

424

Annexe 1 Bibliographie chronologique des textes de Benveniste

{Rapport sur le développement de la linguistique} {Signe et système dans la langue} {Rapport sur les études de linguistique au CNRS} « Être » et « avoir » dans leurs fonctions linguistiques Joseph Vendryes (–) [Compte rendu de] Robert Godel, Les Sources manuscrites du Cours de linguistique générale de F. de Saussure Hittite et indo-européen « Structure » en linguistique Pour l’analyse des fonctions casuelles : le génitif latin Coup d’œil sur le développement de la linguistique Sur les pronoms personnels Les niveaux de l’analyse linguistique Saussure après un demi-siècle Une valeur du diminutif. L’expression indo-européenne du « mariage » La philosophie analytique et le langage [Compte rendu de] Roman Jakobson, Selected Writings I Lettres de Ferdinand de Saussure à Antoine Meillet²⁸ Documents pour l’histoire de quelques notions saussuriennes Ferdinand de Saussure à l’École des Hautes Études Le langage et l’expérience humaine Structure des relations d’auxiliarité L’antonyme et le pronom en français moderne Titres et noms propres en iranien ancien

²⁴

Ra.

²⁵ () 

Sig. Rap.



PLG

 

Êt. Ven. God.

  

PLG PLG

HIE SEL Gén.

²⁶ ()

PLG

Dév.

 () ²⁷ ()     

PLG PLG LCR VIE PLG

PP Niv. Sau. Dim. Ma. Phi.



Let.



Doc.

–

EHE

   

PLG PLG PLG

LEH Aux. Ant. Ti.

 La Bibliographie des travaux d’Émile Benveniste donne la date de  (voir Moïnfar, a : p. XXIV, ), mais seul le deuxième volume de ce rapport, qui contient la table analytique, fut publié en . Le premier volume date de . Ce texte, de même que le rapport pour le CNRS, n’est pas signé. Voir Moïnfar (a) : p. XXIV,  et .  Participation au colloque « Zeichen und System der Sprache » ().  Communication du  novembre . Voir Moïnfar (a) : p. XXV, .  Communication au neuvième Congrès international de linguistes. Voir Moïnfar (a) : p. XXV, .  Publiées par É. Benveniste avec un avant-propos et des notes. Voir Moïnfar (a) : p. XXVI, .

Annexe 1 Bibliographie chronologique des textes de Benveniste

Convergences typologiques Comment s’est formée une différenciation lexicale en français Formes nouvelles de la composition nominale La forme et le sens dans le langage Les transformations des catégories linguistiques Les valeurs économiques dans le vocabulaire indo-européen [Le bétail et l’argent : pecu et pecunia] Fondements syntaxiques de la composition nominale Structuralisme et linguistique Ce langage qui fait l’histoire Structure de la langue et structure de la société Le vocabulaire des institutions indo-européennes (deux tomes) Sémiologie de la langue (deux parties) Mécanismes de transposition La blasphémie et l’euphémie Diffusion d’un terme de culture : latin orarium Genèse du terme « scientifique » L’appareil formel de l’énonciation Deux modèles linguistiques de la cité Pour une sémantique de la préposition allemande vor

425

 

PLG PLG

Ty. Lex.

 ²⁹ () ³⁰ ()

PLG PLG PLG

Nou. FSL Tra.

³¹ ()

VIE (abr.³²)



PLG

Fon.

  ³³ ()

PLG PLG PLG

SL His. So.

PLG PLG PLG PLG PLG PLG PLG PLG

VIE VIE Sé. Méc. Bl. Di. Ge. AFE Ci. All.

        

 Communication au XIIIe Congrès des Sociétés de Philosophie de langue française à Neuchâtel (). Voir Moïnfar (a) : p. XXVII,  et Benveniste () : p. , note *.  Communication à un Symposium in Historical Linguistics (). Voir Moïnfar (a) : p. XXVIII,  et Benveniste () : p. , note *. Le texte est publié pour la première fois en français dans les Problèmes de linguistique générale.  est la date de la publication anglaise, dans les actes du colloque.  Communication à la Third Indo-European Conference at the University of Pennsylvania (). Voir Moïnfar (a) : p. XXIX, .  Voir Moïnfar (a) : p. XXIX,  et Benveniste (a) : p. , note .  Communication au Convegno internazionale Olivetti (). Voir Moïnfar (a) : p. XXIX,  et Benveniste () : p. , note *.

Annexe 2 Relevés d’occurrences³⁴ 1 Emplois remarquables du terme de valeur 1.1 Expressions significatives Avoir toute sa valeur (Es. : p. 7, GVP : p. 125 et 136), garder une valeur (Es. : p. 79 et 128, GVP : p. 138 et 187, Or. : p. 93), conserver une valeur (GVP : p. 136, 190, 196 et 205, Or. : p. 99, Inf. : p. 54, NANA : p. 320), acquérir une valeur (Es. : p. 67, Or. : p. 208, NANA : p. 51 et 54), prendre une valeur (Es. : p. 68, Or. : p. 107, Str.1 : p. 235, NANA : p. 167, Obr. : p. 129, HIE : p. 104), contracter une valeur (FSL.2 : p. 227), conférer une valeur (GVP : p. 218, Or. : p. 72 et 84), donner une valeur (Inf. : p. 20), communiquer une valeur (Or. : p. 198), comporter une valeur (Or. : p. 199, Inf. : p. 90, NANA : p. 119, Dim. : p. 9), assumer une valeur (Or. : p. 191, Inf. : p. 69, NANA : p. 83), posséder une valeur (NANA : p. 77, FSL.2 : p. 227), montrer une valeur (Or. : p. 189), présenter une valeur (Ves. : p. 94), porter encore assez de valeur (Es. : p. 65), entrer dans les valeurs de (Inf. : p. 33), inclure une notion dans une valeur (Cat.1 : p. 69), dénoter une valeur (NANA : p. 93), valeur particulière (Es. : p. 67 et 68, VIE1 : p. 88), spéciale (Inf. : p. 90, NANA : p. 54) ou spécifique (Or. : p. 126 et 140, Os. : p. 41, ELO : p. 93, HIE : p. 104, Dim. : p. 10, Aux.2 : p. 184, VIE1 : p. 221), même valeur (Es. : p. 161, GVP : p. 153 et 155, Or. : p. 41, 204 et 208), valeur identique (Es. : p. 47 et 162), différer, coïncider dans sa, quant à sa valeur (Es. : p. 96, GVP : p. 141, Or. : p. 203), valeur commune (Or. : p. 142 et 144, Inf. : p. 75, Par. : p. 22), valeur opposée (Str.1 : p. 231), valeur propre (Es. : p. 20, 38 et 53, GVP : p. 137, Or. : p. 157 et 202, Nom.1 : p. 166 et 167, Éch.1 : p. 320, Hi. : p. 26, HIE : p. 65, 105 et 116, Aux.2 : p. 184, Fon.2 : p. 153, VIE1 : p. 36), foncière (Or. : p. 205, Inf. : p. 54), inhérente (Tra.2 : p. 130, Fon.2 : p. 153) ou intrinsèque (Or. : p. 196 et 206), valeur nette (Es. : p. 51 et 111, Or. : p. 123, Inf. : p. 62 et 94, NANA : p. 25), exacte (Es. : p. 67, NANA : p. 44), définie (Es. : p. 95, GPV : p. 200, Dim. : p. 9 et 10), précise (Es. : p. 58, GPV : p. 158 – 159, NANA : p. 29, ELO : p. 104, Ti. : p. 19 et 44) ou stricte (Aux.2 : p. 181), valeur affaiblie (Es. : p. 97, 163 et 192, Aux.2 : p. 191, Ti. : p. 48), faible (GVP : p. 20 et 141), à peine sensible (Es. : p. 118), à peine

 Aucun de ces relevés n’a prétention à l’exhaustivité. Ils se veulent seulement représentatifs et illustratifs. Précisons également, concernant les sections  et , que nous avons conscience du caractère passablement arbitraire de ce type d’analyse, infiniment incertaine et amendable pour nombre d’occurrences. Ces difficultés nous semblent cependant précisément révélatrices de la spécificité de la perspective benvenistienne, et c’est pourquoi nous soumettons malgré tout ces relevés au lecteur.

1 Emplois remarquables du terme de valeur

427

perceptible (Es. : p. 129), pleine (NANA : p. 17, 49 et 137, note 1, Ti. : p. 19, VIE1 : p. 150) ou forte (GVP : p. 136, Sub.1 : p. 135), valeur constante (Es. : p. 123 et 136, ELO : p. 105, FSL.2 : p. 227), valeur contextuelle (FSL.2 : p. 227, Fon.2 : p. 151, VIE1 : p. 58), participer d’une valeur (Es. : p. 132, Or. : p. 200, Inf. : p. 96), valeur primordiale (Es. : p. 175) ou première (NANA : p. 122), manifester sa valeur (GPV : p. 138, Or. : p. 197, NANA : p. 62), valeur absolue (GVP : p. 139, Or. : p. 200), valeur générale (GVP : p. 155, NANA : p. 94, ELO : p. 111, All.2 : p. 138), valeur en puissance (Or. : p. 71), valeur originelle (Or. : p. 99 et 200) ou initiale (Inf. : p. 96), valeur normale (Dél.1 : p. 279), double valeur (Es. : p. 47, Or. : p. 106, Inf. : p. 96, HIE : p. 8, Fon.2 : p. 153, VIE1 : p. 269, VIE2: p. 235), cumul de valeurs (Fon.2 : p. 154), diversité des valeurs (Méc.2 : p. 125), valeur caractérisée (NANA : p. 84, Lu. : p. 29), valeur prolongée (NANA : p. 94), valeur ambiguë (Os. : p. 50), valeur singulière (Subj.1 : p. 265), valeur empruntée (HIE : p. 101, note 1), valeur produite (Aux.2 : p. 184), valeur impliquant (Méc.2 : p. 122) ou impliquée (Méc.2 : p. 125).

1.2 « Valeur + caractérisant précisant le contenu de la valeur » « valeur modale » (Es. : p. 23, Inf. : p. 13), « valeur causative » (Es. : p. 23, GVP : p. 115, Hi. : p. 24), « valeur prédicative » (Es. : p. 33, GVP : p. 218, Fon.2 : p. 157), « valeur de prédicat » (Inf. : p. 76), « valeur de présent » (Es. : p. 36, HIE : p. 45), « valeur durative » (Es. : p. 40 et 47, Or. : p. 120), « valeur imparfaite » (Es. : p. 47), « valeur “simultanée” » (Es. : p. 47), « valeur active » (Es. : p. 48, GVP : p. 113), « valeur substantive » (Es. : p. 56), « valeur nominale » (Or. : p. 93, Inf. : p. 31, 41 et 62), « valeur adjective » (Es. : p. 56, GVP : p. 153), « valeur d’adjectif » (Or. : p. 106, Sog. : p. 175, Tra.2 : p. 129), « valeur définie » (Es. : p. 59), « valeur déterminée » (GVP : p. 223), « valeur d’optatif » (Es. : p. 65), « valeur collective » (Es. : p. 78, GVP : p. 201, 202 et 203), « valeur de collectif » (Es. : p. 79 et 81, Or. : p. 127), « valeur prégnante » (Es. : p. 109, GVP : p. 184, Or. : p. 84), « valeur de démonstratif » (Es. : p. 111), « valeur démonstrative » (GVP : p. 190, 192 et 221), « valeur expressive » (Es. : p. 111), « valeur pronominale » (Es. : p. 112), « valeur d’objet » (Es. : p. 116), « valeur de pluriel » (Es. : p. 117, Or. : p. 95), « valeur de composé prépositionnel » (Es. : p. 128), « valeur locative » (Es. : p. 130), « valeur copulative » (Es. : p. 130), « valeur indéfinie » (Es. : p. 132), « valeur itérative » (GVP : p. 115), « valeur verbale » (GVP : p. 124, 161 et 207, Inf. : p. 16, Tra.2 : p. 129), « valeur concrète » (GVP : p. 19, 143, 145 et 205, Sog. : p. 213), « valeur de nom d’agent » (GVP : p. 149 et 161, NANA : p. 26), « valeur de nom d’action » (Or. : p. 106), « valeur possessive » (GVP : p. 153), « valeur d’abstrait » (GVP : p. 155, Or. : p. 127), « valeur abstraite » (Or. : p. 41, Inf. : p. 106), « valeur de composé possessif » (GVP : p 168), « valeur d’insistance » (GVP : p. 192, Ant.2 : p. 197),

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Annexe 2 Relevés d’occurrences

« valeur d’ablatif » (GVP : p. 193), « valeur de génitif » (GVP : p. 198), « valeur casuelle » (GVP : p. 200, Or. : p. 89 et 96, Fle. : p. 73, HIE : p. 74), « valeur de datif » (GVP : p. 201 et 211), « valeur générique » (GVP : p. 202), « valeur suffixale » (Or. : p. 56), « valeur de participe futur passif » (Or. : p. 72), « valeur de forme d’obligation » (Or. : p. 72), « valeur d’opposition » (Or. : p. 84, Dif. : p. X), « valeur d’élargissement » (Or. : p. 99), « valeur de nominatif singulier masculin et neutre » (Or. : p. 107), « valeur “animée” » (Or. : p. 121 et 124), « valeur indicative » (Or. : p. 131), « valeur exhortative » (Or. : p. 131), « valeur d’exhortation » (Or. : p. 132), « valeur d’infinitif » (Or. : p. 131, Inf. : p. 98), « valeur d’impératif » (Or. : p. 132, Inf. : p. 65 et 98), « valeur d’état » (Or. : p. 144 et 199, Êt.1 : p. 199), « valeur neutre » (Or. : p. 189 et 191, Ves. : p. 89), « valeur intransitive » (Or. : p. 109, 189, 191, 193 et 206, Inf. : p. 58, 86 et 90, Lu. : p. 31), « valeur transitive » (Or. : p. 191 et 193, Hi. : p. 24), « valeur de verbe d’état » (Or. : p. 192), « valeur moyenne » (Or. : p. 94, 109, 198 et 209, Inf. : p. 75, 80, 84, 89 et 95, Lu. : p. 31), « valeur passive » (Or. : p. 195 et 196, Inf. : p. 75, 85 et 98), « valeur terminative » (Or. : p. 195), « valeur médio-passive » (Or. : p. 206 et 208, Inf. : p. 77, 94 et 95), « valeur de subjonctif » (Inf. : p. 20), « valeur d’instrumental » (Inf. : p. 28), « valeur de “moyen réciproque” » (Inf. : p. 90, Ci.2 : p. 274 et 275), « valeur mutuelle » (Ci.2 : p. 276), « valeur personnelle » (Inf. : p. 100), « valeur d’allocution strictement personnelle, donc familière » (Str.1 : p. 235), « valeur concessive » (Sog. : p. 205), « valeur “respectueuse” » (Ves. : p. 89), « valeur “dépositive” » (Ves. : p. 94), « valeur de conjonction consécutive » (Ves. : p. 97), « valeur de destination » (NANA : p. 13), « valeur de participe » (NANA : p. 25, Lex.2 : p. 259), « valeur d’agent » (NANA : p. 27), « valeur participiale » (NANA : p. 30), « valeur aoristique » (NANA : p. 35), « valeur adverbiale » (Fle. : p. 74), « valeur de superlatif » (Rec.1 : p. 303), « valeur d’article/de quasi-article » (Rel.1 : p. 217 et 220), « valeur perfective » (ELO : p. 98 et 101), « valeur temporelle » (HIE : p. 42, 57 et 65), « valeur d’intention » (Gen. : p. 144, Tra.2 : p. 132), « valeur singulative » (Dim. : p. 11), « valeur “épouser (une femme)” » (Ma. : p. 240), « valeur réciproque » (Aux.2 : p. 182), « valeur comparative » (Lex.2 : p. 260), « valeur de comparatif » (Lex.2 : p. 266), « valeur attributive » (FSL.2 : p. 157), « valeur aspectuelle » (Tra.2 : p. 135), « valeur de “qui fait…” » (Méc.2 : p. 115), « valeur d’activité professionnelle » (Méc.2 : p. 116), « valeur de capacité » (Méc.2 : p. 120).

2 La notion de structure

429

2 La notion de structure 2.1 Le terme désigne les langues ou leurs parties et sous-systèmes « C’est à peu près la distinction établie pour l’indo-européen, au moins sous le rapport du temps, entre -tor (auteur d’une action accomplie) et -ter (agent d’une action à accomplir) bien que cette distinction se réalise, à travers des structures linguistiques différentes, par des procédés opposés : à l’encontre de l’arabe, l’indo-européen emploie une forme à valeur verbale pour le passé, à valeur nominale pour l’éventuel et le futur. » (NANA : p. 59), « Chacune de ces notions globales d’“agent” et d’“action” se scinde en deux concepts opposés qui à leur tour s’organisent en un système. À travers la diversité des emplois de “parole”, on discerne la cohérence d’une structure fondée dans la langue. » (NANA : p. 112), « Les conditions d’une enquête valable sont définies par la connaissance que nous pouvons avoir des diverses structures linguistiques. » (NANA : p. 146), « En considérant séparément des langues distinctes et en replaçant les formes dans leur structure d’ensemble, on pare au danger de comparer directement entre elles des expressions disparates, arrachées à leur contexte linguistique. » (NANA : p. 146), « un ensemble de définitions constantes visant, d’une part, les éléments des structures, de l’autre, leurs relations » (Cla.1 : p. 115), « retrouver dans les structures linguistiques des lois de transformation » (Cla.1 : p. 118), « Le problème sera bien plutôt de découvrir la base commune à la langue et à la société, les principes qui commandent ces deux structures, en définissant d’abord les unités qui, dans l’une et dans l’autre, se prêteraient à être comparées, et d’en faire ressortir l’interdépendance. » (Ten.1 : p. 15), « En ce sens, elle [la pensée] devient indépendante, non de la langue, mais des structures linguistiques particulières. » (Cat.1 : p. 73), « Tout s’éclaire en effet quand on reconnaît avoir pour ce qu’il est, un verbe d’état. Nous en trouverons confirmation dans les structures linguistiques les plus différentes. » (Êt.1 : p. 197), « La base de la structure linguistique est composée d’unités distinctives » (So.2 : p. 93).

2.2 Le terme renvoie à la structure d’un système ou d’une langue « Or cette double structure de l’“action” se révèle symétrique à la double structure de l’“agent” » (NANA : p. 112), « Et invariablement l’auteur répond par une définition logique et facile, que sa facilité n’empêcherait pas d’être vraie ni sa logique d’être constante, si elle n’avait le défaut de préparer la conclusion avant l’examen des faits et de transposer en catégorie universelle un mécanisme lié aux structures des langues modernes, occidentales et normalisantes. » (NANA :

430

Annexe 2 Relevés d’occurrences

p. 141), « Il semble qu’on trouve ici une de ces très rares catégories qui, par leur contenu sémantique, témoignent d’une structure pareille, apparemment nécessaire, de la plupart des organismes linguistiques et des mentalités qu’ils reflètent. » (NANA : p. 160), « toute langue, quelle que soit sa structure » (Nom.1 : p. 155), « la structure différente des langues occidentales modernes » (Nom.1 : p. 160), « caractériser objectivement la structure de catégories telles que le passif et le transitif » (Pas.1 : p. 176), « juger d’une langue pour elle-même sans la transposer dans les cadres d’une structure familière » (Pas.1 : p. 186), « des langues sans histoire dont la parenté est constatée aujourd’hui, de quelque structure qu’elles relèvent » (Cla.1 : p. 101), « la répartition des traits essentiels de la structure d’ensemble est sensiblement pareille dans les langues de même antiquité » (Cla.1 : p. 103), « […] il semble que, depuis les langues “semi-bantou” du Soudan jusqu’au zoulou, chaque zone se définisse par rapport à la zone voisine plutôt que par référence à une structure commune. » (Cla.1 : p. 104), « dégager une structure formelle et grammaticale propre à la famille définie » (Cla.1 : p. 107), « Les langues caractérisées historiquement comme indo-européennes ont, en effet, de surcroît, certains traits de structure en commun. » (Cla.1 : p. 110), « La parenté de structure peut résulter d’une origine commune » (Cla.1 : p. 110), « Avec une intuition profonde de la structure linguistique et une expérience étendue des langues les plus singulières qui soient, celles de l’Amérique indienne, Sapir a construit un classement des types linguistiques d’après un triple critère » (Cla.1 : p. 112), « une analogie dans la manière de construire les formes reste un trait superficiel tant que la structure profonde n’est pas mise en évidence » (Cla.1 : p. 114), « la forme n’est que la possibilité de la structure » (Cla.1 : p. 115), « élaborer une théorie générale de la structure linguistique » (Cla.1 : p. 115), « une classe de telle ou telle structure » (Cla.1 : p. 116), « une classification portant cette fois sur les éléments de la structure linguistique au sens indiqué plus haut » (Cla.1 : p. 117), « un trait de structure caractéristique dans les langues bantou » (Cla.1 : p. 117), « la fonction d’une pareille structure » (Cla.1 : p. 117), « certaines analogies de structure » (Ten.1 : p. 6), « Dans la mesure où une recherche de cet ordre met en jeu, consciemment ou non, des critères à la fois esthétiques, linguistiques et psychologiques, elle engage à la fois la structure de la langue, son pouvoir de stimulation et les réactions qu’elle provoque. » (Ten.1 : p. 15 – 16), « la structure morphologique et syntaxique des langues particulières » (Pro.1 : p. 252), « Ce grand rassemblement de disciplines très diverses, convergeant dans l’analyse des faits linguistiques, nous a révélé dans le langage des propriétés et des structures encore inconnues. » (Al. : p. 861), « Cette table des prédicats nous renseigne donc avant tout sur la structure des classes d’une langue particulière. » (Cat.1 : p. 70), « la structure linguistique du grec » (Cat.1 : p. 73), « la structure de la langue chinoise » (Cat.1 : p. 74), « la structure même

2 La notion de structure

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des langues » (Subj.1 : p. 263), « la structure de l’ossète » (ELO : p. 5), « la structure de la langue » (Êt.1 : p. 189), « On entend généralement par typologie l’étude des types linguistiques définis par leur structure générale. » (Ty.2 : p. 103), « Si l’observation initiale est correcte et si elle dégage les conditions du phénomène, elle conduit parfois à reconnaître le même type dans une langue de structure tout autre » (Ty.2 : p. 103), « […] c’est dans la structure actuelle du français, où il s’oppose à d’autres types de composés, que celui-ci doit être défini. » (Ty.2 : p. 104), « Il semble donc que le type français maintenir réalise, dans la structure générale du français, un modèle qui n’est pas indo-européen. » (Ty.2 : p. 107– 108), « Chaque langue dans son organisation entière sera justiciable de pareilles analyses et on dégagera ainsi des schémas qui illustreront la structure propre de chaque idiome. » (FSL.2 : p. 221), « […] cette liaison peut être gouvernée par une nécessité purement grammaticale, qui dépend entièrement de la structure de l’idiome » (FSL.2 : p. 234), « Partout où le phénomène de l’auxiliation est constaté, on peut remarquer que l’auxiliant est un verbe de nature particulière, et, au-delà de toutes les différences de structure linguistique, qu’il appartient aux mêmes séries. » (Tra.2 : p. 135), « Alors à ce niveau-là et, dans cette considération, la structure phonématique d’une langue a peu d’importance. » (SL.2 : p. 19 – 20), « […] on ne découvre en réalité de la langue à la société aucune relation qui révélerait une analogie dans leur structure respective. » (So.2 : p. 91), « […] des langues de structures comparables servent à des sociétés très différentes entre elles. » (So.2 : p. 92), « […] rien de comparable n’est survenu dans la structure de la langue russe. » (So.2 : p. 92), « On devrait donc conclure que langue et société ne sont pas isomorphes, que leur structure ne coïncide pas » (So.2 : p. 92), « L’idée de chercher entre ces deux entités des relations univoques qui feraient correspondre telle structure sociale à telle structure linguistique, semble trahir une vue très simpliste des choses. » (So.2 : p. 93), « Il faut donc constater qu’il n’y a de correspondance ni de nature ni de structure entre les éléments constitutifs de la langue et les éléments constitutifs de la société. » (So.2 : p. 93), « la structure générale de cette nomenclature » (VIE1 : p. 264), « Outre la structure générale de la parenté indo-européenne, il faut reconnaître pour chaque langue à une époque donnée, une structure particulière qui est à interpréter dans ses propres termes. » (VIE1 : p. 265), « Elle est conditionnée par la transformation de la structure générale qui a eu lieu en grec. » (VIE1 : p. 268), « En latin, nous ne retrouvons pas non plus la structure iranienne : uīcus n’est pas le degré supérieur de domus ; c’est autre chose que la vīs iranienne, autre chose aussi que le (w)oîkos grec. » (VIE1 : p. 295), « la structure du français » (Méc.2 : p. 120), « L’analyse portera sur un fait de dérivation, profondément lié à la structure propre de la langue. » (Ci.2 : p. 272), « C’est tout un appareillage extrêmement complexe, qu’on dégage de la langue

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étudiée comme un objet, exactement comme le physicien analyse la structure de l’atome. » (SL.2 : p. 18).

2.3 Occurrences ambiguës³⁵ « L’existence de deux types de noms d’agent n’est donc pas liée à une certaine famille de langues ni à une structure linguistique définie. » (NANA : p. 61), « Il n’en reste pas moins que les structures linguistiques les plus variées admettent ou exigent que, dans certaines conditions, un prédicat verbal ne soit pas exprimé ou qu’un prédicat nominal suffise. » (Nom.1 : p. 152), « […] l’expression du temps est compatible avec tous les types de structures linguistiques. » (LEH.2 : p. 69), « […] ces langues, notamment les langues indiennes d’Amérique que j’ai personnellement étudiées, sont très instructives parce qu’elles nous font connaître des types de catégorisation sémantique et de structure morphologique nettement différents de ceux que les linguistes formés dans la tradition classique considéraient comme inhérents à l’esprit humain. » (His.2 : p. 35), « La diversité des structures linguistiques, autant que nous savons les analyser, ne se laisse pas réduire à un petit nombre de modèles qui comprendraient toujours et seulement les éléments fondamentaux. » (AFE.2 : p. 80).

3 La notion d’expression 3.1 Rapport signifiant/signifié « Comme on vient de le voir, l’opposition des simples et des causatifs (lesquels paraissent avoir une valeur plutôt modale que proprement causative) s’exprime par une différence de vocalisme radical. » (Es. : p. 23), « […] l’ordre des mots ne sert en rien à exprimer les fonctions grammaticales » (GVP : p. 242), « […] la “3e personne” n’est pas une “personne” ; c’est même la forme verbale qui a pour fonction d’exprimer la non-personne. » (Str.1 : p. 228), « D’une manière générale, la personne verbale au pluriel exprime une personne amplifiée et diffuse. » (Str.1 : p. 235), « Quant à la non-personne (3e personne), la pluralisation verbale, quand elle n’est pas le prédicat grammaticalement régulier d’un sujet pluriel, accomplit la même fonction que dans les formes “personnelles” : elle exprime la

 L’ambiguïté est telle que certaines occurrences de . et de . auraient pu être citées en ..

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généralité indécise du on (type dicunt, they say). » (Str.1 : p. 235), « C’est bien que -tr´̥ exprime à lui seul et par nature la capacité ou la destination. » (NANA : p. 12– 13), « On exprime par -σις la notion comme étant hors du sujet et, en ce sens, objective, et posée comme accomplie du fait qu’elle est objective. » (NANA : p. 85), « Or quand on compare -σις à -τύς, on voit que -τύς exprime l’opposé de ce qui caractérise -σις : les mots en -τύς portent toujours une valeur subjective, et expriment le procès en tant que modalité (capacité, etc.) du sujet. » (NANA : p. 86), « Car l’antériorité intra-linguistique maintient le procès dans le même temps qui est exprimé par la forme corrélative simple. » (RTV.1 : p. 247), « Saussure avait bien marqué l’importance de ce procédé de dérivation, dans son cadre dialectal et pour le sens très spécifique qu’il exprime. » (HIE : p. 123), « Comment une forme casuelle exprimerait-elle par elle-même, et à elle seule une valeur telle que l’“intention” ? » (Gén.1 : p. 143 – 144), « Dans une vue synchronique de ce type de composé, le premier membre apparaît non comme une forme du paradigme flexionnel, mais comme un thème verbal, exprimant la notion hors de toute actualisation temporelle ou modale. » (Ty.2 : p. 104), « Considérons maintenant le mot avestique *varəšan. Il exprime une notion différente : celle de reproducteur ; ce n’est plus une caractéristique d’une classe d’êtres, mais une épithète de valeur fonctionnelle. » (VIE1 : p. 23).

3.2 Occurrences indécidables « Quand la valeur durative et imparfaite de ce “passé” est particulièrement prononcée, elle est marquée au moyen d’une particule enclitique, exactement comme dans le cas du présent. Cette particule est toujours ’skwn […] Dans le Vessantara Jātaka, il se rencontre bien d’autres exemples de l’emploi du passé avec ’skwn, exprimant toujours une valeur identique. » (Es. : p. 47), « Ces termes, en effet, commandent des séries entières d’autres termes, des termes qui nous servent, si vous voulez, d’opérateurs, qui nous permettront de dire que telle série est bonne, que telle autre est mauvaise, qui exprimeront un sens péjoratif, etc. » (Ac. : p. 141), « Cette corrélation entre les termes en -no- du domaine occidental et les composés en -poti, qui prolifèrent surtout en indo-iranien, suggère qu’ils expriment la même notion. » (Rec.1 : p. 304– 305), « À partir de là, l’ancien perfectum feci, libéré de l’expression du parfait, a pu se maintenir comme aoriste. » (Êt.1 : p. 205), « Des formes linguistiques révélatrices de l’expérience subjective, aucune n’est aussi riche que celles qui expriment le temps » (LEH.2 : p. 69), « De l’ancienne périphrase le membre qui exprimait l’intention s’est éliminé comme signifiant » (Tra.2 : p. 133), « On peut concevoir un parallélisme

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“prêter/emprunter” puisqu’en germanique, le même verbe borgen exprime les deux notions. » (VIE1 : p. 189).

3.3 Rapport forme linguistique/sens exprimé 3.3.1 Exprimer « Le type le plus normal est syntaxique, non morphologique (il est grand à partir de moi), et bien des langues l’expriment par une sorte d’ablatif, ou par une proposition [préposition ?] marquant l’éloignement. » (Dif. : p. X), « Il apparaît donc que la relation de l’“agent” à l’“action” donne lieu en indo-européen à deux représentations et à deux expressions distinctes en ce qui concerne l’“agent”. Il reste à voir comment, de son côté, est conçue et exprimée l’“action”. » (NANA : p. 62), « Comment l’une et l’autre formation en sont-elles venues à exprimer le “comparatif” ? » (NANA : p. 125), « Plus intéressante encore est la nature des comparaisons exprimées par l’ablatif. Comme l’a justement observé Löfstedt, ce sont moins des comparaisons au sens ordinaire que des expressions de ressemblance » (NANA : p. 130), « […] c’est en général le féminin de l’ordinal qui exprime le nombre fractionnaire » (NANA : p. 160), « Dans la plupart des langues indo-européennes, “donner” s’exprime par un verbe de la racine *dōqui fournit aussi un grand nombre de dérivés nominaux. » (Éch.1 : p. 316), « […] les langues indo-européennes n’ont connu longtemps que le tour est mihi aliquid pour exprimer le rapport de possession » (Pas.1 : p. 179), le titre : « Les procédés linguistiques par lesquels s’exprime la possession », « Enfin avec certains prédicats de qualité physique, d’état, “être” s’exprime par d̠i » (Cat.1 : p. 72), « Or puisque j’ai fait glisse au rang de temps simple, il aura besoin d’un nouveau temps composé qui exprime à son tour l’accompli : ce sera le surcomposé j’ai eu fait. » (RTV.1 : p. 249), « Comment une forme casuelle exprimerait-elle par ellemême, et à elle seule une valeur telle que l’“intention” ? » (Gén.1 : p. 143 – 144), « Il n’y a plus rien, dans cette situation, qui corresponde à l’opposition lexicale de esp. ser/estar, ni à celle que le russe exprime d’une part au moyen de -Ojestĭ/, de l’autre par la variation casuelle du prédicat, nominatif/instrumental. » (Êt.1 : p. 193), « L’originalité de l’arménien est d’exprimer la relation “avoir” par un tour syntaxique qui transpose le sujet en “possesseur” ; c’est le syntagme “être + génitif prédicat”, équivalent arménien du verbe “avoir”. » (Êt.1 : p. 201), « Il est intéressant de constater un fait parallèle en iranien ancien, où la même notion s’exprime dans un dérivé abstrait muni du même suffixe, avestique nāiriθwana- Le thème est ici nāiri- = véd. nāri- “femme, épouse”, féminin indoiranien qui fait couple avec nar- dans des locutions traditionnelles » (Ma. : p. 242), « On sous-entend que seul le verbe permet d’exprimer le temps. »

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(LEH.2 : p. 69), « L’organisation paradigmatique propre aux formes temporelles de certaines langues, notablement des langues indo-européennes, n’a ni en droit ni en fait le privilège exclusif d’exprimer le temps. » (LEH.2 : p. 69), « Aucune forme nominale du paradigme verbal latin ne pouvait exprimer cette notion qui était à la fois nouvelle par rapport aux “temps” classiques du verbe et nécessaire dans le cadre conceptuel où elle se produisait. » (Tra.2 : p. 132), « On affecte des termes distincts en latin à ces deux notions que le français exprime également par louer. » (VIE1 : p. 155).

3.3.2 Expression « En particulier, si, en vertu d’un énoncé négatif (type οὔ τοι ἔστι φύξις), le mot en -σις paraît concourir à l’expression d’une possibilité (“tu n’as aucune chance de fuir”), il faut se garder d’imputer à -σις cette valeur de “possibilité” ; c’est simplement une acception occasionnelle (en “parole”) dont la négation est souvent l’instrument et qui se reproduirait aussi bien avec un substantif de n’importe quelle autre formation. » (NANA : p. 85), « Qu’on observe en effet dans quelles liaisons se prépare la fonction d’infinitif. Dans l’expression de la capacité avec īś- qui est un verbe de “pouvoir” » (NANA : p. 91), le titre « La notion de “rythme” dans son expression linguistique », « C’était une curiosité du sogdien, retrouvée ensuite en chorasmien, que l’expression du parfait avec dār-, “avoir”. » (Pas.1 : p. 185), « De plus, il existe des expressions du possessif par l’article. » (Pos. : p. XXIV), « Comme la plupart des langues iraniennes, l’ossète a affecté la racine signifiant “(se) mettre en mouvement” à l’expression de “aller ; devenir”. » (Os. : p. 22), « Le langage est donc la possibilité de la subjectivité, du fait qu’il contient toujours les formes linguistiques appropriées à son expression, et le discours provoque l’émergence de la subjectivité, du fait qu’il consiste en instances discrètes. » (Subj.1 : p. 263), « Il y a un point où le système se fait indûment redondant : c’est l’expression temporelle du “passé”, qui dispose de deux formes, il fit et il a fait. » (RTV.1 : p. 238), « L’assertion d’identité entre deux termes a pour expression la phrase nominale. » (Êt.1 : p. 187– 188), « Notons en passant que irl. ta- avec le datif pronominal, litt. “être à”, fournit l’expression de “avoir” : ni-t-ta, “tu n’as pas”. » (Êt.1 : p. 188), « […] on peut dire que l’expression “normale” du rapport prédicatif à la 3e sg. consiste dans l’emploi du pronom ol, “il, lui”, postposé à un terme nominal » (Êt.1 : p. 190), « Sur le domaine africain on pourra citer, en ewe (Togo), l’expression de “avoir” par “être dans la main” avec le verbe le, “être, exister”, asi, “dans la main” : ga le asi-nye, “argent (ga) est dans ma (‐nye) main, j’ai de l’argent”. » (Êt.1 : p. 195), « C’est donc du rapport de possession que nous traitons et de son expression par “être-à”. » (Êt.1 : p. 197), « Que le parfait soit dans ces langues lié à l’emploi des auxiliaires être et

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avoir, qu’il n’ait pas d’autre expression possible que être ou avoir avec le participe passé du verbe, et que cette forme périphrastique constitue une conjugaison complète, c’est là un ensemble de traits qui éclairent la nature profonde du parfait. » (Êt.1 : p. 200), « On constate que dans les langues des types les plus variés, la forme du passé ne manque jamais, et que très souvent elle est double ou même triple. Les langues indo-européennes anciennes disposent pour cette expression du prétérit et de l’aoriste, et même du parfait. » (LEH.2 : p. 75), « Dans tous les cas, nous y insistons, l’auxilié n’est pas simplement un sémantème. Il contribue aussi, du fait même qu’il prend la forme de l’infinitif, à l’expression de la modalité. » (Aux.2 : p. 190), « À passer ainsi dans le cadre formel du nom, la proposition libre subit une réduction inévitable de ses latitudes d’expression. Il était assurément impossible de faire tenir dans les deux termes du composé la multiplicité de relations syntaxiques dont la proposition libre est susceptible. » (Fon.2 : p. 161– 162), « Avant tout, il faut rappeler que dans les locutions comme vor Freude (weinen), la préposition s’applique exclusivement à des états ou actions involontaires et s’oppose à l’expression du comportement volontaire ou réfléchi qui demande la préposition aus. » (All.2 : p. 138).

3.4 Expression au sens de « tour de la langue écrite ou parlée », sans dimension active « Nous employons des expressions aussi diverses que : entrer en jeu ; mettre en jeu ; donner du jeu ; se faire un jeu de… » (Jeu. : p. 162), « Il faut encore que la formation de ces ordinaux entre dans une classe d’expressions comportant au moins un autre emploi, et c’est la comparaison entre cet emploi particulier et celui de l’ordinal qui éclairera l’interprétation. » (NANA : p. 146), « Nous avons le droit, considérant le système, l’existence d’une forme autonome libre de est et trouvant en apparence ce même signifiant est dans l’expression laudatus est de nous demander si c’est ou non le même. » (Ac. : p. 63), « […] voilà ce que je veux dire : nous avons une expression comme to back qui, en français, se traduirait par derrière, mais pour cette notion derrière, il y a en anglais : behind. » (Ac. : p. 159), « Même des expressions choisies à dessein comme ambiguës telles que to build a story ou the third story (d’un recueil – d’un immeuble), une fois replacées dans un contexte authentique, perdent immédiatement leur ambiguïté. » (Rec.1 : p. 290), « […] une expression telle que theînai tina athánaton équivaut exactement à immortalem facere. » (Rec.1 : p. 292), « L’expression en d(w)oyêi (esti) signifie proprement “la chose est en double, en doute, in dubio”, c’est-à-dire “elle est à redouter”. » (Rec.1 : p. 294– 295), « Qui lit attentivement ce passage, au milieu d’une narration si riche en traditions authentiques, peut déceler dans la

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formulation livienne une expression certainement empruntée à un rituel archaïque. À l’aide de l’expression parentem salvere jubent, il nous semble qu’on doit restaurer une formule solennelle qui consistait dans l’appel : “parens, salve !” Tite-Live nous conserverait en syntaxe indirecte la formule même de la conclamatio. L’hypothèse devient certitude quand on retrouve cette même expression dans un épisode célèbre » (Dél.1 : p. 280), « Le point de départ est l’expression être bienvenu (de quelqu’un) traitée comme un passif » (Dél.1 : p. 283), « La raison qui a fait créer matrimonium n’est pas l’analogie de patrimonium, notion toute différente. Elle ressort des expressions consacrées d’où matrimonium tire son sens plein, à savoir pour le père : dare filiam in matri´ucere in matrimonium ; enfin pour la monium ; pour le mari : alicuius filiam d jeune femme elle-même : ire in matrimonium. » (Ma. : p. 243), « L’expression concidere minute (minutim, minutatim) “couper en menus morceaux” (cf. cidessus la citation biblique de l’Itala) est parallèle à gr. λεπτὰ τῖλαι chez Théocrite » (Lex.2 : p. 264), « L’expression devenue stéréotype “grand chasseur devant l’Éternel” provient de l’Ancien Testament où elle qualifie Nemrod. » (Méc.2 : p. 122, note 1), « Bien qu’on entende parfois l’expression “un fort mangeur”, l’adjectif fort est au moins ambigu dans sa relation syntaxique avec “chasseur”. » (Méc.2 : p. 122, note 1), « L’emploi figuré, seul vivant aujourd’hui, de cette expression devenue familière, mauvais coucheur “homme difficile à vivre”, en a fait oublier le sens propre » (Méc.2 : p. 123, note 1), « Les mêmes observations valent pour l’expression unique, bien plus ancienne d’ailleurs, librepenseur, où libre- fonctionne comme exposant adverbial, “qui pense librement”. » (Méc.2 : p. 124).

3.5 Expression au sens de « tour de la langue écrite ou parlée », avec dimension active « D’autre part, l’emploi de “nous” estompe l’affirmation trop tranchée de “je” dans une expression plus large et diffuse : c’est le “nous” d’auteur ou d’orateur. » (Str.1 : p. 235), « Avec un nom d’“auteur” en -tr̥ ́ , la nature de l’acte doit être définie, elle a en quelque sorte valeur “historique” ; c’est pourquoi hántā vr̥trám “celui qui a tué V.” met en relief l’exploit comme unique. Mais avec un nom d’“agent” en -tr´̥, c’est la fonction qui passe au premier plan, et elle doit s’accomplir en toute circonstance. Elle entraîne donc un pluriel indéfini : dātā́ vásunām “donneur de (n’importe quels) biens”. Le choix de l’une ou de l’autre expression est affaire de circonstances ; mais la structure de ces expressions est commandée par la notion à exprimer. » (NANA : p. 16), « On peut passer en revue l’ensemble des liaisons nominales où le mot en -σις est “déterminé” par un

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génitif (à l’exception de νέμεσις qui a eu un sort particulier), on verra partout que le syntagme “mot en -σις + génitif” peut être remplacé par une expression “verbe + régime” » (NANA : p. 81), « Qu’on observe en effet dans quelles liaisons se prépare la fonction d’infinitif. Dans l’expression de la capacité avec īś- qui est un ́ rāyáḥ dāt́ oḥ (rection nominale de rāyáḥ) “il a le pouvoir verbe de “pouvoir” : īśe ́ yótoḥ “il a le pouvoir d’écarter” ; – avec ā “jusqu’à”, de donner la richesse”, īśe ́ purā “avant” : purā hántoḥ “avant d’être frappé” (III, 30, 10), ou madhyā ́ kártoḥ “au milieu de l’action, tandis qu’il faisait…”, toutes expressions qui mettent le procès en relation personnelle avec le sujet. » (NANA : p. 91), « Même la forme fixe de l’espagnol est susceptible de rendre, en expression prépositionnelle, une valeur “subjective” : sobre ser hermosa es muy amiable. » (NANA : p. 93), « De fait, une expression comme facilius dictu quam re montre qu’il fallait recourir à une autre catégorie que -tus pour indiquer le contraire d’une potentialité. » (NANA : p. 101), « Il serait contraire et à l’usage constaté et au principe même des expressions oppositives que chacun des deux termes fût “marqué”. » (NANA : p. 118), « Il faut une expression négative pour rendre à peu près τὰ χέρεια, qui sont, à un degré variable, le contraire des “bonnes” choses. » (NANA : p. 122), « Tantôt on considère *-yes- comme un “intensif”, tantôt comme servant à des expressions restrictives “assez…, passablement…”. » (NANA : p. 122), « Pourraiton substituer ἀμείνονας τούτων à l’expression que le poète a choisie, ἀμείνονας ἠέ περ οἵδε ? » (NANA : p. 138 – 139), « Il s’appuyait sur un fait qui a été dès lors constamment invoqué dans le même sens : l’expression du vieux-perse ima tya manā krtam, “voici ce que j’ai fait”, litt. “ce qui par moi a été fait”, pour établir à travers l’histoire entière de l’iranien jusqu’aux parlers modernes que le prétérit avait eu dès l’origine et toujours gardé une construction passive. On sait que l’expression du vieux-perse a déterminé la forme du prétérit transitif et du pronom en moyen-perse » (Pas.1 : p. 177), [à propos de « Le vieux-perse se conforme à l’usage ancien en disant *manā pus͜sa astiy, “mihi filius est”, pour signifier “j’ai un fils”. » (Pas.1 : p. 179)] « L’expression est tirée, pour la commodité de la démonstration, du dernier exemple perse cité. Elle s’est d’ailleurs maintenue en moyen-perse : ēn zan kē-š yak pust ast, “cette femme qui a un fils” (H. R., II, p. 91). » (Pas.1 : p. 179, note 5), « La similitude des expressions apparaît dès qu’on les superpose : // *manā pus͜sa astiy, “mihi filius est” = “habeo filium” ; // manā krtam astiy, “mihi factum est” = “habeo factum”. » (Pas.1 : p. 180), « Le tour nora ē gorceal se traduira “eius est factum”, ce qui est simplement l’équivalent arménien usuel d’une expression possessive » (Pas.1 : p. 183), « C’est ici que s’insère un développement particulier et “technique”, qui est justement le sens de “cailler”. L’expression grecque est tréphein gála (Od., IX, 246), qui doit maintenant s’interpréter à la lettre comme “favoriser la croissance naturelle du lait, le laisser atteindre l’état où il tend”, ou, prosaïquement, “le

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laisser cailler”. Ce n’est rien autre qu’une liaison idiomatique de tréphein au sens de “laisser croître, favoriser la croissance” qu’il a partout. » (Rec.1 : p. 293), « Cette définition de *poti- comme “le ipse, l’être en personne” est conditionnée par la détermination qui en effet accompagne toujours le terme dans les expressions les plus anciennes : le *dems poti (av. dəng pati-, véd. dam- pati, gr. des-pótēs) est littéralement “le ipse de la maison, l’être même de la famille”, celui qui personnifie la cellule sociale. » (Rec.1 : p. 304), « L’expression “…to which we give the name of civilization” est ambiguë : est-ce le “nous” de l’usage commun ? ou celui de l’auteur qui crée une nouvelle expression ? » (Civ.1 : p. 345), « Ce sont bien deux formes de salus qui se distinguent par là, et seule la seconde expression salutem dare équivaut à salutare. » (Dél.1 : p. 278), « Ici valere est l’infinitif converti de vale ! de sorte que te jubeo valere équivaut à te jubeo : vale ! Ainsi la dérivation syntaxique vale ! > valere donne à valere dans cette expression une fonction délocutive. » (Dél.1 : p. 279), « Il convient seulement de prévenir ici un malentendu auquel prêterait facilement l’expression “mihi est” si on la prenait telle quelle, sans en spécifier la valeur dans chaque système linguistique. » (Êt.1 : p. 196), « Les expressions sic habet ou bene habet sont connues. » (Êt.1 : p. 199), « Sur le “génitif du type de personne”, posé par M. A. W. de Groot (p. 43 sq.) comme dénotant une qualité typique d’une classe de personnes, nous observerons qu’il est propre à une seule classe d’expressions : pauperis est numerare pecus ; – est miserorum ut invideant bonis ; – constat virorum esse fortium toleranter dolorem pati ; – Gallicae consuetudinis est…, etc. » (Gén.1 : p. 145), « En avestique nāiriθwana, formé comme véd. janitvaná-, a exactement le même sens “condition de l’épouse”, et il nous est donné aussi dans une rédaction formulaire : xvaŋha va duγδa va… nərəbyō ašavabyō nāiriθwanāiupavādayaēta “une sœur ou une fille pourrait être menée en mariage aux hommes pieux” (Vd. XIV, 15), ce qui fait apparaître une expression légale nāiriθwanāi vādaya- “conduire au mariage (une jeune fille)”, avec le verbe vad (aya)- dont on a vu ci-dessus la valeur technique. » (Ma. : p. 242), « En outre minutus reproduit λεπτός dans une série d’expressions non techniques, dont voici quelques unes » (Lex.2 : p. 264), « Chez ces deux auteurs, nourris de culture hellénique, parlant d’un sculpteur grec qui était célèbre par ses petits ouvrages d’ivoire et de bronze, l’expression minuta opera, étrangère à l’usage latin, est vraisemblablement la traduction d’un terme grec tel que λεπτουργία » (Lex.2 : p. 267), « Mais l’expression thésphatón estí (moi, soi, etc.) a une valeur spécifique : elle marque un événement fatal ; non pas seulement un événement à venir, préparé ou prévu par les dieux, mais une annonce de caractère “fatal”, la prévision d’une destinée bordée par les dieux. » (VIE2 : p. 141), « Dans des expressions comme thésphatos, palaíphatos (adjectif), le caractère divin est mis en évidence par l’adjectif verbal. » (VIE2 : p. 141), « À première vue, on assimilerait

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un bon marcheur à n’importe quelle expression de même construction, comme un célèbre écrivain. » (Méc.2 : p. 118), « Il faut expliquer la création de marcheur à partir d’une expression prédicative où la forme verbale est accompagnée d’une qualification dite adverbe : par exemple “il marche bien”. » (Méc.2 : p. 119), « On voit en effet gros comme qualifiant dans maintes expressions relatives à l’argent, en équivalence avec beaucoup : “perdre une grosse somme”, c’est “perdre beaucoup d’argent”. » (Méc.2 : p. 121), « Il [Boèce] rend l’expression à l’accusatif συλλογισμὸν ἐπιστημονικόν en la transcrivant par syllogismum epistemonicon » (Ge.2 : p. 251), « Il ne faudrait pas croire que ce sens de civis soit limité à une certaine latinité et qu’il ait disparu ensuite. Qui entreprendra de le suivre à travers les phases ultérieures de la langue le découvrira jusque dans la Vulgate, où il reste encore inaperçu. cives eius “ses concitoyens” chez Luc 19, 14, pour rendre gr. hoi polîtai autoû avec la même valeur réciproque de polítēs. Les trois traductions anciennes des Évangiles ont reproduit l’expression : en gotique, baurgjans is ; en arménien, k‘ałak‘ac‘ik‘n nora et en v. slave graždane ego. » (Ci.2 : p. 275 – 276), « Nous avions donc repoussé l’explication donnée par Brugmann de l’expression prae (gaudio) » (All.2 : p. 137), « Nous pensons que, loin de modifier notre conception du sens de lat. prae gaudio, l’expression allemande vor Freude la renforce. » (All.2 : p. 137– 138).

3.6 Expression au sens de « forme exprimant » ou « ce qui exprime », avec dimension active « En fait on peut relever, bien que les exemples soient très rares, des langues où l’expression de la personne est susceptible de manquer au verbe. » (Str.1 : p. 226), « Ainsi, les expressions de la personne verbale sont dans leur ensemble organisées par deux corrélations constantes » (Str.1 : p. 235), « Cette réalité seconde dans laquelle le jeu nous installe et nous maintient tant qu’il dure, il ne suffit pas de dire qu’elle est différente de la “vraie” réalité. On peut plus précisément la caractériser à l’aide des expressions que nous lui appliquons. » (Jeu. : p. 162), « Il apparaît donc que la relation de l’“agent” à l’“action” donne lieu en indo-européen à deux représentations et à deux expressions distinctes en ce qui concerne l’“agent”. Il reste à voir comment, de son côté, est conçue et exprimée l’“action”. » (NANA : p. 62), « En vertu de sa valeur propre, -tu- a été orienté vers des expressions verbales spécifiques » (NANA : p. 93), « Y appartient notamment l’expression de ce qui intéresse les sens ou les sensations physiques : sensus, visus, auditus, tactus, gustus, artus, spiritus, anhelitus, flatus ; – l’apparence et le comportement : conspectus, vultus, gestus, habitus, cubitus, incessus, vestitus, ornatus, comptus, victus ; – les impulsions : instinctus, impetus, ausus, conatus ;

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– les états physiques ou affectifs : risus, rictus, vomitus, luctus, questus, planctus, fremitus ; – des cris, sons, bruits en tant qu’ils émanent du sujet : mugitus, crepitus, singultus, ructus, strepitus, sonitus, vagitus ; – des mouvements : saltus, tumultus, nutus, ictus, passus, et plus généralement toutes les notions de caractère subjectif. » (NANA : p. 96), « Il faut nous efforcer de bannir l’idée d’une gradation entre plusieurs expressions de la qualité, si nous voulons ressaisir ce que celle-ci a de spécifique. » (NANA : p. 121– 122), « Il s’agit donc de rechercher à quoi répond cette nouvelle fonction et pourquoi elle emprunte deux expressions différentes, qui sont justement ces deux expressions-ci. » (NANA : p. 125), « Partout ailleurs, et surtout quand le second terme n’est pas susceptible d’une forme casuelle, on se sert de la construction avec particule, qui est l’unique expression possible dans des comparaisons telles que : “il m’a donné plus qu’à toi” – “il est plus grand que je ne croyais” – “l’oiseau vole plus vite que le cheval ne court” – “il fait meilleur ici que dehors” – “mieux vaut s’entendre que se battre”, etc. » (NANA : p. 128), « Plus intéressante encore est la nature des comparaisons exprimées par l’ablatif. Comme l’a justement observé Löfstedt, ce sont moins des comparaisons au sens ordinaire que des expressions de ressemblance » (NANA : p. 130), « La substitution d’un cas “sociatif” à un cas “séparatif” pose un problème dont l’importance varie selon la perspective de l’étude : considérable, si l’on envisage l’histoire entière de la flexion et l’ensemble des formes casuelles dans leurs diverses fonctions ; mais assez réduite si l’on se borne à l’expression du comparatif. » (NANA : p. 133), « En énonçant : “nemo me miserior est”, je décide que la qualité miser est intégrée dans le concept ego par une identification aussi nécessaire que celle qui intègre la qualité dulcis dans le concept mel. C’est pourquoi la construction devient applicable dans des tours comme κρείσσων εἰς ἐμέθεν “tu es plus puissant que moi”, où ἐμέθεν désigne la norme de qualité implicite qui sert à mesurer la qualité explicitement attribuée à un autre objet. L’expression demeure pareille parce que la structure de la relation se révèle la même dans des emplois qui sont divers en apparence, et que leur fonction unifie. » (NANA : p. 136), « Mais aujourd’hui on essaie seulement de retourner le problème et, constatant l’ancienneté du comparatif syntaxique, on suggère qu’il aurait pu produire l’autre par une sorte d’“abréviation”. Cela n’est pas plus probable. Nous devons admettre comme des données contemporaines les deux expressions et apprécier la seconde, comme nous avons fait la première, selon la fonction qui s’empreint dans ses emplois. » (NANA : p. 136), « Certes les faits chamito-sémitiques sont d’une clarté qui ne laisse pas de doute sur l’explication à en donner ; on ne possède dans aucune autre langue d’expressions aussi transparentes. » (NANA : p. 145 – 146), « En considérant séparément des langues distinctes et en replaçant les formes dans leur structure d’ensemble, on pare au danger de comparer di-

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rectement entre elles des expressions disparates, arrachées à leur contexte linguistique. » (NANA : p. 146), « Le kalispel (famille Salishan) a une toute autre expression : l’ordinal est constitué par la forme “subjonctive” du nombre cardinal qui est un adjectif, c’est-à-dire au moyen d’une préfixation par q + s » (NANA : p. 149), « En fait nous avons ici une fonction des ordinaux qui paraît ressembler de près à celle des expressions indo-européennes pour le compte du temps » (NANA : p. 150), « On pourrait allonger cette énumération par des expressions parallèles d’autres familles linguistiques » (NANA : p. 150), « Plus précisément même, le signe graphique de -kam s’expliquerait, selon Deimel, par “cercle” + til “accompli”, donc comme une expression typique du nombre “complétif”. » (NANA : p. 151), « En mélanésien, dont certaines autres formations ont été signalées plus haut (p. 148), on relève une expression similaire. » (NANA : p. 154), « Mais c’est l’ensemble des emplois indo-européens qu’il faut considérer pour voir si les concordances signalées sont de rencontre, ou limitées à quelques emplois d’une langue particulière, ou au contraire si elles manifestent une expression constante et qu’on ait le droit de reporter à l’état indo-européen commun. » (NANA : p. 155), « En akkadien l’expression est similaire, avec cette particularité que c’est en général le féminin de l’ordinal qui exprime le nombre fractionnaire » (NANA : p. 160), « Mais il existe aussi, pour d’autres idées, un procédé différent, par lequel on désacralise l’expression jugée mauvaise en lui substituant un équivalent lointain ou affaibli. » (Eu.1 : p. 312), « […] elle [la catégorie verbale de l’actif et du passif] semble […] symétrique – et elle abonde en expressions discordantes. » (Moy.1 : p. 168), « Il y a des langues comme le hopi où le verbe n’implique absolument aucune modalité temporelle, mais seulement des modes aspectuels, et d’autres comme le tübatulabal (du même groupe uto-aztec que le hopi) où l’expression la plus claire du passé appartient non au verbe, mais au nom » (Nom.1 : p. 153), « Les langues non flexionnelles ne sont pas les seules à employer des expressions temporelles non verbales. » (Nom.1 : p. 153), « Il importe en effet, si l’on veut dissiper les obscurités qui se sont accumulées sur le problème, de séparer entièrement l’étude de la phrase nominale et celle de la phrase à verbe “être”. Ce sont deux expressions distinctes, qui se conjoignent en certaines langues, mais non partout ni nécessairement. » (Nom.1 : p. 156 – 157), « En grec, comme en indo-iranien ou en latin, les deux types d’énoncé coexistent et nous les prenons dans leur coexistence, sans chercher à les tirer l’un de l’autre par un processus génétique dont il n’y a aucune preuve. La question est de rendre compte de cette double expression, et de voir si elle signifie emploi libre et arbitraire ou si elle reflète une différence et laquelle. » (Nom.1 : p. 161), « Dans ces deux témoignages si différents de ton, de style et de contenu, nous chercherons si la phrase nominale sert à spécifier certaines expressions ou si elle est simplement la forme occasionnelle d’un

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énoncé qui aurait pu aussi bien comprendre un verbe explicite. » (Nom.1 : p. 161), « La phrase nominale en védique est l’expression par excellence de la définition intemporelle. » (Nom.1 : p. 166), le titre « La notion de “rythme” dans son expression linguistique », « Pour “forme”, il y a en grec d’autres expressions : σχῆμα, μορφή, εἶδος, etc., dont ῥυθμός doit en quelque manière se distinguer, mieux que notre traduction ne peut l’indiquer. » (Ry.1 : p. 332), « […] la simplicité d’une notion telle que “don” ne semblerait pas demander des expressions multiples. » (Éch.1 : p. 318), « M. Benveniste – Pour prendre un exemple concret, répondant à la question de M. Ullmann, considérons une définition telle par exemple celle de table : objet carré, en bois, reposant sur des pieds, etc… Ce serait là, proprement la sémantique de la parole : il y a toujours référence à une réalité. // M. Hjelmslev – Prenons garde : réalité est un mot dangereux ! // M. Benveniste – C’est le contenu concret de l’expression. Notez que je ne fais que chercher à préciser la pensée de M. Bazell en ce qui concerne cette notion. » (Ac. : p. 42), « Negare entre dans une série de faits impliquant la négation transformée en expression verbale, mais non n’est pas une expression qui puisse trouver un parallèle dans le plan de la langue. » (Ac. : p. 132), « On ne s’expliquait pas que deux dialectes, assez voisins entre eux, du moyen-iranien oriental, fussent parvenus à la même expression du parfait avec “avoir” que les langues occidentales ont acquise. » (Pas.1 : p. 185), « […] l’arménien et le vieux-perse doivent maintenant compter au nombre des langues qui ont converti le parfait ancien en expression de l’action “possédée” par l’acteur » (Pas.1 : p. 185), « La combinaison d’une forme de “être” avec le participe passé et la forme du sujet à un cas indirect caractérisent l’expression passive dans les langues de la plupart des linguistes » (Pas.1 : p. 186), « Il y a, en fait, deux expressions de la possession en français. » (Pos. : p. XXIV), « […] l’importance du tabou linguistique (Meillet, Havers), les modifications des formes linguistiques pour signaler l’attitude du parlant envers les choses dont il parle (Sapir), la hiérarchie cérémonielle des expressions, mettent en lumière l’action complexe des comportements sociaux et des conditionnements psychologiques dans l’usage de la langue. » (Ten.1 : p. 15), « […] c’est au contraire par l’expression de la solidité qu’on a désigné l’arbre en général et le chêne en particulier » (Rec.1 : p. 301), « Il y a dans les langues indoeuropéennes deux expressions distinctes de l’identité » (Rec.1 : p. 303), « À supposer qu’il existe une langue où “grand” et “petit” se disent identiquement, ce sera une langue où la distinction de “grand” et “petit” n’a littéralement pas de sens et où la catégorie de la dimension n’existe pas, et non une langue qui admettrait une expression contradictoire de la dimension. » (Rem.1 : p. 82), « […] c’est bien un dessein contradictoire que d’imputer en même temps à une langue la connaissance de deux notions en tant que contraires, et l’expression de ces notions en tant qu’identiques. » (Rem.1 : p. 82), « Car, dès qu’on ne vise plus, par

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l’expression même, cette relation de l’indicateur à l’instance unique qui le manifeste, la langue recourt à une série de termes distincts qui correspondent un à un aux premiers et qui se réfèrent, non plus à l’instance de discours, mais aux objets “réels”, aux temps et lieux “historiques”. » (Pro.1 : p. 253 – 254), « On a traité trop légèrement et comme allant de soi la référence au “sujet parlant” implicite dans tout ce groupe d’expressions. » (Pro.1 : p. 254), « En second lieu il faut observer que la postposé à un syntagme verbal prend fonction substantivante et confère à l’expression le rôle d’une qualification ou d’un nom d’agent » (Rel.1 : p. 209), « […] nous considérons pour l’expression du “relatif” d’abord le navaho, puis le chipewyan. » (Rel.1 : p. 212), « […] non seulement ποῦ et ποτέ se tiennent par la symétrie de leur formation reproduite dans οὗ ὅτε, τοῦ τότε, mais ils font partie d’une classe qui comprend encore d’autres adverbes (du type de ἐχθές, πέρυσιν) ou des expressions casuelles utilisant la forme du locatif (ainsi ἐν Λυκείῳ, ἐν ἀγορᾷ). » (Cat.1 : p. 67), « Inconsciemment il a pris pour critère la nécessité empirique d’une expression distincte pour chacun des prédicats. » (Cat.1 : p. 70), « Une langue sans expression de la personne ne se conçoit pas. » (Subj.1 : p. 261), « Il est aisé de voir que le domaine de la subjectivité s’agrandit encore et doit s’annexer l’expression de la temporalité. » (Subj.1 : p. 262), « Mais prenons-y garde, il n’y a pas d’autre critère ni d’autre expression pour indiquer “le temps où l’on est” que de le prendre comme “le temps où l’on parle” » (Subj.1 : p. 262), « Mais que l’on retranche l’expression de la personne en ne laissant que : il suppose que…, et nous n’avons plus, au point de vue de je qui l’énonce, qu’une simple constatation. » (Subj.1 : p. 265), « Alors que je jure est un engagement, il jure n’est qu’une description, au même plan que il court, il fume. On voit ici, dans des conditions propres à ces expressions, que le même verbe, suivant qu’il est assumé par un “sujet” ou qu’il est mis hors de la “personne”, prend une valeur différente. » (Subj.1 : p. 265), « Il ne faudrait d’ailleurs pas croire que l’emploi de merci ! comme locution dût entraîner nécessairement la création d’un dérivé verbal tel que remercier. On pouvait recourir à des expressions distinctes. » (Dél.1 : p. 281), « La plupart des verbes cités jusqu’ici se rapportent à des conventions de la vie sociale. Les conditions générales de la culture étant à peu près pareilles dans les diverses sociétés occidentales modernes, il peut sembler naturel que nous rencontrions les mêmes expressions en plusieurs langues. » (Dél.1 : p. 282), « On relève en trois langues une expression de même sens : all. willkommen, angl. welcome, fr. bienvenu. » (Dél.1 : p. 283), « L’expression germanique était si étroitement associée à un rite d’accueil qu’elle est devenue, empruntée par a. fr. wilecome, ital. bellicone, le nom de la grande coupe d’hospitalité. » (Dél.1 : p. 283), « Assurément des expressions comme welcome ! salut ! servent à transmettre un souhait. » (Dél.1 : p. 285), « Sera pareillement défini le champ de l’expression temporelle.

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L’énonciation historique comporte trois temps » (RTV.1 : p. 239), « Un événement, pour être posé comme tel dans l’expression temporelle, doit avoir cessé d’être présent, il doit ne pouvoir plus être énoncé comme présent. » (RTV.1 : p. 245), « À partir de là, l’expression est fixée : pour spécifier le passé subjectif, il suffira d’employer dans le discours la forme d’accompli. » (RTV.1 : p. 248 – 249), « Notons en passant que irl. ta- avec le datif pronominal, litt. “être à”, fournit l’expression de “avoir” : ni-t-ta, “tu n’as pas”. » (Êt.1 : p. 188), « Ici l’expression la plus générale ne comporte aucun verbe. » (Êt.1 : p. 188), « […] on peut dire que l’expression “normale” du rapport prédicatif à la 3e sg. consiste dans l’emploi du pronom ol, “il, lui”, postposé à un terme nominal » (Êt.1 : p. 190), « L’expression la plus courante du rapport indiqué en nos langues par avoir s’énonce à l’inverse, par “être-à”, constituant en sujet ce qui est l’objet grammatical d’un verbe avoir. » (Êt.1 : p. 195), « En vai (Liberia), où la possession doit être spécifiée comme aliénable ou inaliénable, il y a deux expressions : d’une part nkuṅ?bε, “ma (ṅ) tête (kuṅ) existe (?bε), j’ai une tête”, de l’autre ken ?bε m ’bolo, “maison (ken) existe dans ma main (m ’bolo), j’ai une maison”. » (Êt.1 : p. 195 – 196), « Les diverses expressions sont étudiées par G. Deeters, Festschrift A. Debrunner, 1954, p. 109 sq. » (Êt.1 : p. 195, note 4), « S’il y a une expression “normale” de ce rapport, c’est “mihi est aliquid” ; tandis que “habeo aliquid” n’en est qu’une variante secondaire et d’extension limitée » (Êt.1 : p. 196), « Que le parfait soit dans ces langues lié à l’emploi des auxiliaires être et avoir, qu’il n’ait pas d’autre expression possible que être ou avoir avec le participe passé du verbe, et que cette forme périphrastique constitue une conjugaison complète, c’est là un ensemble de traits qui éclairent la nature profonde du parfait. » (Êt.1 : p. 200), « Le principe de l’explication étant donné, on n’a pas de peine à comprendre que cette construction ait servi d’expression au parfait transitif, qui apparaît ainsi comme “possessif”, à la lettre, et qui devient homologue au parfait de signe “avoir”, des autres langues. » (Êt.1 : p. 201), « Le latin n’ignore pas non plus l’ambiguïté occasionnelle dans l’expression de l’agent. » (Êt.1 : p. 204), « On aperçoit dans cet enchevêtrement la condition qui a préparé, entre autres, une nouvelle expression du parfait transitif. » (Êt.1 : p. 205), « Le même tour est de règle en v. islandais où le participe passif joint à vera est l’expression ordinaire du passif. » (Êt.1 : p. 206), « Sur les autres domaines linguistiques cette notion emprunte des expressions variées, secondaires et en général d’extension limitée. » (HIE : p. 117), « Plus généralement encore, on doit lier dans un même examen la construction du génitif + gérondif ou adjectif en -ndus à celle qui dépend de esse dans un tour comme : cetera minuendi luctus sunt, “les autres (dispositions légales) sont destinées à restreindre le deuil” (Cic.), où le syntagme prédicat au génitif avec esse relève de l’expression de l’“appartenance” » (Gén.1 : p. 144– 145), le titre « L’expression indo-européenne du “mariage” », « De fait,

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les expressions qu’on rencontre aujourd’hui sont toutes de création secondaire, qu’il s’agisse de fr. mariage, d’all. Ehe (proprement “loi”), de russe brak (dérivé de brat’sja “emporter”), etc. » (Ma. : p. 239), « Pour dire que l’homme “prend femme”, l’indo-européen emploie les formes d’une racine verbale *wedh“conduire”, spécialement “conduire une femme à la maison”. Ce sens particulier résulte de correspondances étroites entre la plupart des langues : celtique gall. dy-weddio, sl. vedǫ, lit. vedù, avest. vādayeiti, avec les dérivés indoiran. vadhū- “jeune mariée”, grec héedna (ἕεδνα) “présent de mariage”. // Telle était l’expression dans l’état le plus ancien, et quand certaines langues ont renouvelé la notion de “conduire”, le nouveau verbe a assumé aussi la valeur “épouser (une femme)”. » (Ma. : p. 240), « “Donner” est le verbe constant pour cet acte solennel ; on le retrouve d’une langue à l’autre, tout au plus avec quelques variations dans le préverbe […] Cette constance dans l’expression illustre la persistance des usages hérités d’un passé commun et d’une même structure familiale, où l’époux “conduisait” chez lui la jeune femme que le père lui avait “donnée”. » (Ma. : p. 240 – 241), « […] (le langage serait impossible si l’expérience chaque fois nouvelle devait s’inventer dans la bouche de chacun une expression chaque fois différente) » (LEH.2 : p. 68), « […] l’expression du temps est compatible avec tous les types de structures linguistiques. » (LEH.2 : p. 69), « On remarquera qu’en réalité le langage ne dispose que d’une seule expression temporelle, le présent, et que celui-ci, signalé par la coïncidence de l’événement et du discours, est par nature implicite. » (LEH.2 : p. 74), « […] l’impossibilité n’a pas d’expression distincte, et s’exprime par la négation de la possibilité. » (Aux.2 : p. 187– 188), « […] on dispose souvent d’une assez grande variété d’expressions pour énoncer, comme on dit, “la même idée” ; il y a je ne sais combien de manières possibles, dans le concret de chaque situation et de chaque locuteur ou interlocuteur, d’inviter quelqu’un à s’asseoir, sans parler du recours à un autre système de communication, non linguistique, néanmoins sublinguistique, le simple geste désignant un siège. » (FSL.2 : p. 227), « On citerait bien d’autres exemples de ces “être organisés microscopiques”, de ces “organismes microscopiques”. Pasteur n’avait pas d’autre expression pour ces infiniment petits, agents de toutes les altérations organiques. » (Nou.2 : p. 165), « Il y a eu ainsi deux expressions du futur : l’un comme intention (c’est la forme simple en -bō, -am), l’autre comme prédestination (c’est le syntagme : “ce qui a à arriver” > “ce qui arrivera”). Inévitablement, les deux expressions devaient se rencontrer et en diverses circonstances d’emploi, se confondre. » (Tra.2 : p. 132), « La forme ancienne du futur est remplacée en moyen-grec par des périphrases concurrentes qui révèlent le conflit de deux expressions distinctes : l’une consiste en ékhō (“j’ai”) + inf., l’autre, en thélō (“je veux”) + inf. » (Tra.2 : p. 133), « Que ce composé est fondé sur une construction attributive, diverses langues en

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donnent une preuve remarquable sous la forme d’un groupe syntaxique qui prélude en quelque sorte au composé attributif, et où la fonction d’attribution est assumée par une expression possessive. C’est le cas de l’irlandais, qui emploie à cette fin le a possessif de 3e personne : Cailti cruaid a chri “C. dur son corps, C. au corps dur” ; ben … sion a grúad “une femme digitale sa joue, à la joue de digitale (= aux joues pourprées)”. » (Fon.2 : p. 157), « En général cette expression est décrite comme un “génitif du relatif”, ce qui vaut seulement pour les langues de description, comme les langues occidentales modernes. » (Fon.2 : p. 157, note 1), « Comment est-ce qu’une expression formulée au moyen d’un verbe actif peut se transformer en formulation passive ? » (SL.2 : p. 19), « Nous considérons ici le juron comme l’expression blasphémique par excellence, entièrement distincte du blasphème comme assertion diffamante à l’égard de la religion ou de la divinité » (Bl.2 : p. 254), « Le juron appartient bien au langage, mais il constitue à lui seul une classe d’expressions typiques dont le linguiste ne sait que faire et qu’en général il renvoie au lexique ou à la phraséologie. De ce fait on ne retient du juron que les aspects pittoresques, anecdotiques, sans s’attacher à la motivation profonde ni aux formes spécifiques de l’expression. » (Bl.2 : p. 254), « La forme de base est l’exclamation “nom de Dieu !”, c’est-à-dire l’expression même de l’interdit » (Bl.2 : p. 256), « On accentue l’intention outrageante en accouplant au nom divin une invective, en substituant au “nom” le “corps” ou tel de ses organes, ou sa “mort”, en redoublant l’expression (type : “bon Dieu de bon Dieu !”) » (Bl.2 : p. 257), « 3o la création d’une forme de non-sens à la place de l’expression blasphémique » (Bl.2 : p. 257), « L’expression de la différence est renouvelée, le même écart est conservé ; car il importe de maintenir une distinction qui relève, elle, d’une réalité extra-linguistique, les conditions de l’élevage. » (VIE1 : p. 36), « Ainsi, ce mécanisme complexe de dons qui appellent des contre-dons par une espèce de force contraignante a une expression de plus dans les termes dérivés de la racine *mei-, comme mūnus. » (VIE1 : p. 97), « […] n’y a-t-il pas une expression simple pour “donner”, pour un don qui n’appelle pas un contre-don ? La réponse est déjà acquise. Elle ressort déjà d’un développement antérieur : il existe une racine indo-européenne, celle de lat. dō, dōnum, gr. dōr̂ on. » (VIE1 : p. 97), « L’expression par excellence de la notion de “fidélité”, la plus générale et en même temps la mieux caractérisée en indoeuropéen occidental, est celle du latin fidēs, avec sa famille étymologique. » (VIE1 : p. 115), « Ce sens particulier de conducere serait dérivé du sens général de “conduire” : “conduire des ouvriers, des soldats” puis les “prendre en location”. On voit là une expression technique en latin qui a l’air de se créer à l’intérieur de la langue et de se spécialiser sous nos yeux. » (VIE1 : p. 155), « D’une part *swe implique l’appartenance à un groupe de “siens propres”, de l’autre il spécialise le “soi” comme individualité. L’intérêt d’une telle notion est évident, tant pour la

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linguistique générale que pour la philosophie. Ici se dégage la notion de “soi”, du réfléchi. C’est l’expression dont use la personne pour se délimiter comme individu et pour renvoyer à “soi-même”. » (VIE1 : p. 332), « Ainsi dasta et grabconjoignent leurs valeurs propres dans l’expression de la prise de guerre. » (VIE1 : p. 357), « Voilà donc, dès l’indo-européen, un concept général englobant, sous de nombreuses variétés lexicales, les aspects religieux, juridiques, techniques, de l’“ordre”. Mais sur chaque domaine des termes distinctifs étaient nécessaires. C’est pourquoi le “droit” a reçu des expressions plus précises et qui doivent être étudiées dans leur sphère propre. » (VIE2 : p. 101), « Comme il a été observé plusieurs fois dans les développements précédents, des dialectes voisins peuvent différer dans l’expression de notions essentielles. » (VIE2 : p. 123), « La racine *med- qui ici tient la place de ius n’est pas inconnue en latin ; elle y est représentée par la famille de medeor (medeo) qui comprend aussi le présent dit fréquentatif meditor. Elle a fourni en italique une nouvelle expression de la notion de “droit” dont nous allons examiner et préciser le sens. » (VIE2 : p. 124), « Considérons à présent une autre expression de la même idée, la notion de “sacré” en germanique. » (VIE2 : p. 184).

3.7 Indissolubilité de l’expression et du moyen d’expression 3.7.1 Occurrences où le terme expression apparaît dans un syntagme du type « expression + adjectif descriptif » « […] la définition “passive” du verbe transitif se révèle, à l’examen, trop simple et inopérante. La preuve en est donnée par un examen des conditions, toutes différentes entre elles, où fonctionne le verbe “transitif” de deux langues du Caucase, l’ubyx, d’une part, le géorgien, de l’autre. En ubyx, nous devons poser qu’il n’existe pas de distinction de l’actif et du passif, le verbe “transitif” doit être pris comme un verbe “possessif”. En géorgien, où le verbe admet les voix active et passive, le parfait actif, qui semble d’expression passive, doit s’interpréter réellement comme un parfait actif. On peut le démontrer au moyen du parallèle que fournit le parfait transitif arménien, qui s’explique simplement comme une périphrase formée à l’aide du participe et d’un substitut de l’auxiliaire “avoir”. Ainsi, dans deux langues de type différent, l’idée que le verbe transitif serait d’expression passive déforme les faits. » (Act. : p. XXIV-XXV), « Negare entre dans une série de faits impliquant la négation transformée en expression verbale » (Ac. : p. 132), « […] l’interprétation des constructions transitives par une expression passive a semblé trouver confirmation dans un nombre toujours croissant de langues des familles les plus diverses. » (Pas.1 : p. 176), « Il est généralement admis que deux au moins des langues indo-eu-

3 La notion d’expression

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ropéennes anciennes montrent une expression passive dans le verbe transitif » (Pas.1 : p. 176 – 177), « Cela suffit à ruiner la notion traditionnelle que le parfait tya manā krtam serait une expression passive. » (Pas.1 : p. 179), « C’est un parfait actif d’expression possessive » (Pas.1 : p. 180), « Nous avons examiné en deux langues différentes l’expression “passive” du parfait transitif. Dans les deux cas la prétendue construction “passive” se résout en une expression possessive, qui apparaît comme la marque même du parfait transitif. » (Pas.1 : p. 184), « C’est en vieux-perse que l’évolution du parfait vers une expression possessive et périphrastique a commencé. » (Pas.1 : p. 185), « On voit que dans l’organisation formelle de la syntaxe ewe, la “phrase relative” est obtenue par la conversion d’une phrase verbale en expression nominale au moyen de déterminants pronominaux. » (Rel.1 : p. 210), « On convertit ainsi en expressions relatives des phrases verbales » (Rel.1 : p. 212), « Pour l’antériorité, il faut distinguer entre l’expression lexicale et l’antériorité intra-linguistique marquée par le simple emploi des formes composées » (RT : p. XIII), « […] dès lors qu’ils [les faits] sont enregistrés et énoncés dans une expression temporelle historique, ils se trouvent caractérisés comme passés. » (RTV.1 : p. 239), « Il y a en effet une notion lexicale dont l’expression verbale est aussi authentique, aussi ancienne que n’importe quelle autre, et qui peut avoir son plein exercice sans jamais empiéter sur la fonction de la “copule”. » (Êt.1 : p. 188), « […] comment un verbe “être” existe-t-il, donnant expression verbale et consistance lexicale à une relation logique dans un énoncé assertif. » (Êt.1 : p. 189), « […] le parfait transitif égyptien est d’expression possessive » (Êt.1 : p. 201), « Une troisième graduation (“avant-avanthier” ; “après-après-demain”) est chose exceptionnelle ; et même la seconde n’a pas le plus souvent d’expression lexicale indépendante ; “avant-hier” et “aprèsdemain” ne sont que “hier” et “demain” portés un degré plus loin dans leur ordre. » (LEH.2 : p. 77– 78), « Pour traduire cette notion, le latin a choisi minutus qu’il a commencé par spécialiser dans une expression descriptive ; ainsi chez Augustin : “dies et horas minutioresque horarum articulos” ; puis il en a fait une désignation directe, minutum d’abord, ensuite minuta “minute”, qui s’est implanté dans la plupart des langues modernes. » (Lex.2 : p. 263), « Mais cet appauvrissement relatif de l’expression syntaxique transformée en expression nominale est compensé par la variété des combinaisons que le composé livre à la langue. » (Fon.2 : p. 162), « On voit ici l’exemple d’une locution née pour répondre à une fonction particulière et limitée, enserrée dans un cadre syntaxique étroit, qui développe ses virtualités propres, et alors, par un effet de sens imprévisible, réalise une certaine expression du futur. » (Tra.2 : p. 133), « Quand on aborde cette notion du “roi” dans son expression lexicale, on est frappé de constater que le nom représenté par rex n’apparaît qu’aux deux extrémités du monde indo-européen et fait défaut dans la partie centrale. » (VIE2 : p. 9), « La

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Annexe 2 Relevés d’occurrences

notion à laquelle nous nous attacherons ici est, dans son expression lexicale, celle de “cité”. Nous la considérerons sous la forme où elle s’énonce en latin, civitas. » (Ci.2 : p. 273).

3.7.2 Autres occurrences « On exprime par -σις la notion comme étant hors du sujet et, en ce sens, objective, et posée comme accomplie du fait qu’elle est objective. » (NANA : p. 85), « Or quand on compare -σις à -τύς, on voit que -τύς exprime l’opposé de ce qui caractérise -σις : les mots en -τύς portent toujours une valeur subjective, et expriment le procès en tant que modalité (capacité, etc.) du sujet. » (NANA : p. 86), « Le premier, δώς, n’a qu’un exemple unique, chez Hésiode : δώς ἀγαθή, ἅρπαξ δὲ κακή, “donner est bien, ravir est mal” (Tr., 354) ; mot racine qui, comme ἅρπαξ, doit être une création du poète pour une expression aussi nue, aussi peu différenciée que possible, du don. » (Éch.1 : p. 318), « Dans une vue synchronique de ce type de composé, le premier membre apparaît non comme une forme du paradigme flexionnel, mais comme un thème verbal, exprimant la notion hors de toute actualisation temporelle ou modale. » (Ty.2 : p. 104), « Il y a eu ainsi deux expressions du futur : l’un comme intention (c’est la forme simple en -bō, -am), l’autre comme prédestination (c’est le syntagme : “ce qui a à arriver” > “ce qui arrivera”). Inévitablement, les deux expressions devaient se rencontrer et en diverses circonstances d’emploi, se confondre. » (Tra.2 : p. 132).

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Rhétoré, J., 1986, « Benveniste : Lecteur de Peirce ? », Angewandte Semiotik, 5 (Bernard, J. (éd.), Semiotik Interdisziplinär I) : 27 – 51. Saussure, F. (de), 1879 [2005], Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes, Leipsick, En vente chez B. G. Teubner [Fac-similé par Elibron Classics, Adamant Media Corporation]. Saussure, F. (de), 1922, Recueil des publications scientifiques de Ferdinand de Saussure, Genève, Société anonyme des éditions Sonor. Saussure, F. (de), 1972² [1995], Cours de linguistique générale, Paris, Payot. Saussure, F. (de), 1967/1974, Cours de linguistique générale, Wiesbaden, Otto Harrassowitz. Saussure, F. (de), 1986, Le Leggende germaniche, Este, Libreria Editrice Zielo. Saussure, F. (de), 1996, Premier cours de linguistique générale (1907), d’après les cahiers d’Albert Riedlinger, Oxford/New York/Séoul/Tokyo, Pergamon. Saussure, F. (de), 1997, Deuxième cours de linguistique générale (1908 – 1909), d’après les cahiers d’Albert Riedlinger et Charles Patois, Oxford/New York/Tokyo, Pergamon. Saussure, F. (de), 2002, Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard³. Saussure, F. (de), Constantin, É., 2005, « Ferdinand de Saussure : Notes préparatoires pour le cours de linguistique générale 1910 – 1911, Émile Constantin : Linguistique générale. Cours de M. le professeur de Saussure 1910 – 1911 », Cahiers Ferdinand de Saussure, 58 : 83 – 289. Saussure, F. (de), 2011, Science du langage. De la double essence du langage. Édition des Écrits de linguistique générale établie par René Amacker, Genève, Droz. Sechehaye, A., Bally, C., Frei, H., 1940 – 1941, « Pour l’arbitraire du signe », Acta Linguistica, II-3 : 165 – 169. Serbat, G., 1982, « Saussure corrigé par Benveniste : dans quel sens ? (à propos de l’arbitraire du signe et de la “détermination réciproque” des signifiés) », Raison présente, 62 (Lire les linguistes) : 21 – 37. Serbat, G. (éd.), 1984, É. Benveniste aujourd’hui. Actes du Colloque international du C.N.R.S., Université François Rabelais, Tours, 28 – 30 septembre 1983, t. I, Paris, Société pour l’information grammaticale. Serbat, G., Taillardat, J., Lazard, G. (éd.), 1984, É. Benveniste aujourd’hui. Actes du Colloque international du C.N.R.S., Université François Rabelais, Tours, 28 – 30 septembre 1983, t. II, Paris, Société pour l’information grammaticale. Stefanini, J., 1975, « Tradition grammaticale et arbitraire du signe », Cahiers de linguistique, d’orientalisme et de slavistique, 5 – 6 (En hommage à Georges Mounin pour son soixante-cinquième anniversaire, I- Mélanges de linguistique et de stylistique) : 373 – 386. Suenaga, A., 2005, Saussure, un système de paradoxes. Langue, parole, arbitraire et inconscient, Limoges, Lambert-Lucas.

 La première édition du Cours de linguistique générale date de . Les suivantes (la seconde édition date de ) s’en distinguent par quelques modifications mineures et une pagination différente.  est la date de la première édition qui soit accompagnée de l’apparat critique de Tullio de Mauro.  Nos citations ont été revues à la lumière des manuscrits. Pour ne pas alourdir l’appareil de notes, nous n’indiquons pas les éventuelles modifications effectuées.

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Bibliographie

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Tables Table des abréviations utilisées pour les textes du corpus⁴ Ac. Act. AFE Al. All. Ant. Ap. Aux. Bhā.

Bl. Cat. Ci. Civ. Cla. Com. Dél. Dét. Dév. Di. Dif. Dim. Dio. Doc. Éch. EHE ELO Es. Êt. Eu. Fle. Fon. FSL Ge. Gén.

Actes de la conférence européenne de sémantique Actif, « passif »… dans le verbe L’appareil formel de l’énonciation Allocution [au e Congrès International des Linguistes] Pour une sémantique de la préposition allemande vor L’antonyme et le pronom en français moderne Structure générale des faits linguistiques – Aperçu historique Structure des relations d’auxiliarité Analyse d’un vocable primaire : indo-européen *bhāghu- « bras » [Analyse d’un vocable primaire : indo-européen *bhāghu« bras » en ossète] La blasphémie et l’euphémie Catégories de pensée et catégories de langue Deux modèles linguistiques de la cité Civilisation : contribution à l’histoire du mot La classification des langues Communication animale et langage humain Les verbes délocutifs Les rapports de la détermination et de la composition Coup d’œil sur le développement de la linguistique Diffusion d’un terme de culture : latin orarium Différents types d’expression du comparatif Une valeur du diminutif Lettre à la Rédaction de Diogène Documents pour l’histoire de quelques notions saussuriennes Don et échange dans le vocabulaire indo-européen Ferdinand de Saussure à l’École des Hautes Études Études sur la langue ossète Essai de grammaire sogdienne. Deuxième partie : morphologie, syntaxe et glossaire « Être » et « avoir » dans leurs fonctions linguistiques Euphémismes anciens et modernes La flexion pronominale en hittite [La flexion pronominale] Fondements syntaxiques de la composition nominale La forme et le sens dans le langage Genèse du terme « scientifique » Pour l’analyse des fonctions casuelles : le génitif latin

        

     –             –          

 Comme indiqué dans la note  de l’introduction, dans le corps de l’ouvrage, les textes repris dans les Problèmes de linguistique générale sont signalés comme tels par l’ajout des chiffres  ou  (selon le volume de publication), en romain et précédés d’un point.

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God. GVP Hi. HIE His. Inf. Int. Jeu. LEH Let. Lex. Lu. Ma. Ma. Mar. Méc. Moy. NANA Nat. Niv. Nom. Nou. Obr. Or. Os. Par. Pas. PCI Pers. Phi. Phr. Pos. PP Pro. Ra. Rap. Rec. Rel. Rem. Rép. RT RTV

Tables

[Compte rendu de] Robert Godel, Les Sources manuscrites du Cours de linguistique générale de F. de Saussure Grammaire du vieux-perse Présents dénominatifs en hittite Hittite et indo-européen Ce langage qui fait l’histoire Les infinitifs avestiques Le problème linguistique de l’« interrogation » Le jeu comme structure Le langage et l’expérience humaine Lettres de Ferdinand de Saussure à Antoine Meillet Comment s’est formée une différenciation lexicale en français La forme du participe en luwi Les mages dans l’Ancien Iran L’expression indo-européenne du « mariage » [Compte rendu de] André Martinet, Économie des changements phonétiques Mécanismes de transposition Actif et moyen dans le verbe Noms d’agent et noms d’action en indo-européen Nature du signe linguistique Les niveaux de l’analyse linguistique La phrase nominale [art.] Formes nouvelles de la composition nominale Le terme obryza et la métallurgie de l’or Origines de la formation des noms en indo-européen Études sur la phonétique et l’étymologie de l’ossète [Études sur la phonétique et l’étymologie] Sur quelques développements du parfait indo-européen La construction passive du parfait transitif Projet de colloque international sur le problème de la « signification » La personne dans le verbe… La philosophie analytique et le langage La phrase nominale [com.] Les procédés linguistiques par lesquels s’exprime la possession Sur les pronoms personnels La nature des pronoms Rapport sur le développement de la linguistique Rapport sur les études de linguistique au CNRS Problèmes sémantiques de la reconstruction La phrase relative, problème de syntaxe générale Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne Répartition des consonnes et phonologie du mot Les relations de temps dans le verbe français [com.] Les relations de temps dans le verbe français [art.]

                                      –     

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Table des textes du corpus

Ry. Sau. Sé. SEL Sig. SL So. Sog. Str. Sub. Subj. Sut. Ten. Ti. Tra. Ty. Ven. Ves. VIE VIE VV Wo.

La notion de « rythme » dans son expression linguistique Saussure après un demi-siècle Sémiologie de la langue (deux parties) « Structure » en linguistique Signe et système dans la langue Structuralisme et linguistique Structure de la langue et structure de la société Textes sogdiens Structure des relations de personne dans le verbe Le système sublogique des prépositions en latin De la subjectivité dans le langage Sutra des Causes et des Effets, tome  : transcription, traduction et index Tendances récentes en linguistique générale Titres et noms propres en iranien ancien Les transformations des catégories linguistiques Convergences typologiques Joseph Vendryes ( – ) Vessantara Jātaka Le vocabulaire des institutions indo-européennes, tome I Le vocabulaire des institutions indo-européennes, tome II Vṛtra et Vṛθṛragna [Compte rendu de] Word. Journal of the Linguistic Circle of New York. Vol. I, no 

           /          

Table des textes du corpus Actes de la conférence européenne de sémantique [Compte rendu de] André Martinet, Économie des changements phonétiques [Compte rendu de] Robert Godel, Les Sources manuscrites du Cours de linguistique générale de F. de Saussure [Compte rendu de] Word. Journal of the Linguistic Circle of New York. Vol. I, no  « Être » et « avoir » dans leurs fonctions linguistiques « Structure » en linguistique Actif et moyen dans le verbe Actif, « passif »… dans le verbe Allocution [au e Congrès International des Linguistes] Analyse d’un vocable primaire : indo-européen *bhāghu- « bras » [Analyse d’un vocable primaire : indo-européen *bhāghu- « bras » en ossète] Catégories de pensée et catégories de langue Ce langage qui fait l’histoire Civilisation : contribution à l’histoire du mot Comment s’est formée une différenciation lexicale en français

 

Ac. Mar.



God.



Wo.

     

Êt. SEL Moy. Act. Al. Bhā.

   

Cat. His. Civ. Lex.

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Tables

Communication animale et langage humain Convergences typologiques Coup d’œil sur le développement de la linguistique De la subjectivité dans le langage Deux modèles linguistiques de la cité Différents types d’expression du comparatif Diffusion d’un terme de culture : latin orarium Documents pour l’histoire de quelques notions saussuriennes Don et échange dans le vocabulaire indo-européen Essai de grammaire sogdienne. Deuxième partie : morphologie, syntaxe et glossaire Études sur la langue ossète Études sur la phonétique et l’étymologie de l’ossète [Études sur la phonétique et l’étymologie] Euphémismes anciens et modernes Ferdinand de Saussure à l’École des Hautes Études Fondements syntaxiques de la composition nominale Formes nouvelles de la composition nominale Genèse du terme « scientifique » Grammaire du vieux-perse Hittite et indo-européen Joseph Vendryes ( – ) L’antonyme et le pronom en français moderne L’appareil formel de l’énonciation L’expression indo-européenne du « mariage » La blasphémie et l’euphémie La classification des langues La construction passive du parfait transitif La flexion pronominale en hittite [La flexion pronominale] La forme du participe en luwi La forme et le sens dans le langage La nature des pronoms La notion de « rythme » dans son expression linguistique La personne dans le verbe… La philosophie analytique et le langage La phrase nominale [art.] La phrase nominale [com.] La phrase relative, problème de syntaxe générale Le jeu comme structure Le langage et l’expérience humaine Le problème linguistique de l’« interrogation » Le système sublogique des prépositions en latin Le terme obryza et la métallurgie de l’or Le vocabulaire des institutions indo-européennes, tome I Le vocabulaire des institutions indo-européennes, tome II Les infinitifs avestiques

         

Com. Ty. Dév. Subj. Ci. Dif. Di. Doc. Éch. Es.

 

ELO Os.

  –             –             –         

Eu. EHE Fon. Nou. Ge. GVP HIE Ven. Ant. AFE Ma. Bl. Cla. Pas. Fle. Lu. FSL Pro. Ry. Pers. Phi. Nom. Phr. Rel. Jeu. LEH Int. Sub. Obr. VIE VIE Inf.

Table des textes du corpus

Les mages dans l’Ancien Iran Les niveaux de l’analyse linguistique Les procédés linguistiques par lesquels s’exprime la possession Les rapports de la détermination et de la composition Les relations de temps dans le verbe français [art.] Les relations de temps dans le verbe français [com.] Les transformations des catégories linguistiques Les verbes délocutifs Lettre à la Rédaction de Diogène Lettres de Ferdinand de Saussure à Antoine Meillet Mécanismes de transposition Nature du signe linguistique Noms d’agent et noms d’action en indo-européen Origines de la formation des noms en indo-européen Pour l’analyse des fonctions casuelles : le génitif latin Pour une sémantique de la préposition allemande vor Présents dénominatifs en hittite Problèmes sémantiques de la reconstruction Projet de colloque international sur le problème de la « signification » Rapport sur le développement de la linguistique Rapport sur les études de linguistique au CNRS Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne Répartition des consonnes et phonologie du mot Saussure après un demi-siècle Sémiologie de la langue (deux parties) Signe et système dans la langue Structuralisme et linguistique Structure de la langue et structure de la société Structure des relations d’auxiliarité Structure des relations de personne dans le verbe Structure générale des faits linguistiques – Aperçu historique Sur les pronoms personnels Sur quelques développements du parfait indo-européen Sutra des Causes et des Effets, tome  : transcription, traduction et index Tendances récentes en linguistique générale Textes sogdiens Titres et noms propres en iranien ancien Une valeur du diminutif Vessantara Jātaka Vṛtra et Vṛθṛragna

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                  

Ma. Niv. Pos. Dét. RTV RT Tra. Dél. Dio. Let. Méc. Nat. NANA Or. Gén. All. Hi. Rec. PCI

  

Ra. Rap. Rem.

           /

Rép. Sau. Sé. Sig. SL So. Aux. Str. Ap. PP Par. Sut.

     

Ten. Sog. Ti. Dim. Ves. VV

Index rerum Agencement 25 – 30, 32, 38, 57, 92, 98, 125, 131, 132, 134, 145, 146, 181, 183, 186, 187, 208, 230, 231, 232, 233, 234, 235, 239, 246, 253, 274, 275, 279, 292, 300, 301, 304, 312, 362, 376, 396 Analytique (vs étiologique) 17, 36, 37, 60, 62, 68, 72, 150, 159, 164, 165, 166, 170, 171, 172, 173, 174, 178, 202, 213, 217 Arbitraire du signe 36, 53, 54, 55 – 56, 57, 68, 225, 260, 261 – 288, 323, 324, 325, 326, 333, 338, 413 Arrangement 25 – 30, 92, 116, 146, 181, 184, 195, 196, 201, 232, 234, 237, 302, 356 Articulation (Benveniste) 26, 27, 29, 30, 65, 67, 82, 98, 146, 147, 180, 181, 182, 183, 184, 185, 188, 193, 194, 198, 201, 202, 209, 218, 239, 246, 249, 250, 251, 252, 287, 300, 302, 304, 312, 328, 340, 341, 356, 362, 366, 377 Articulation (Saussure) 4, 15, 76, 214, 216, 256, 268, 292, 296, 322, 363, 414 Articulation d’une notion 160, 169, 297, 314 – 316, 317, 370 Associatif 48, 74 – 80, 96, 98 Besoin 44, 84, 90, 95, 105, 121, 124, 129, 165, 280 Catégorisation 25, 115, 282, 296, 301, 302, 305, 312, 341, 362 Chaîne transitive de l’expression 163, 169, 171, 179, 226 Classification 25, 27, 33, 78, 97, 122, 132, 145, 146, 157, 201, 289, 295, 302, 305, 312, 356 Cohérence 29 – 30, 38, 41, 162, 175, 176, 279 – 280, 304 – 305, 312, 317 Désignation, 14, 35, 49, 51, 69 – 70, 78, 79, 105, 112, 113, 130, 150, 151 – 153, 155, 162, 166 – 169, 178, 205, 207, 223, 226, 250, 265, 266, 277, 278, 283, 300, 307,

310, 311, 368, 387, 388, 393, 394, 395, 400, 402, 408 Diachronie 5, 16, 21, 28, 67, 93, 164, 168 – 169, 174 – 175, 226, 281, 282, 405 Différence/différentiel 6, 17, 26, 31, 33, 34, 35, 38, 39, 43 – 45, 46 – 53, 57, 57 – 67, 68, 70, 74, 86, 87, 90 – 94, 126, 146, 147, 150, 153, 158, 177, 180, 181, 183, 184, 194, 203, 207, 209, 218, 229, 250, 251, 252, 255 – 256, 261, 274, 283, 307, 328, 333, 385 Distinctif/distinctivité 26, 29, 31, 45 – 49, 51, 64, 65, 66, 67, 76, 78, 82, 84, 86, 87, 88, 92, 97, 98, 112, 145, 146, 170, 180 – 182, 185, 188, 189, 190 – 191, 192, 198, 199, 200, 206, 207, 209, 211, 219, 220, 231, 251, 254, 255 – 256, 292 Distinction 30, 31, 32, 41, 51, 77, 95, 98, 104, 110, 117, 121, 123, 124, 127, 138, 140, 150, 168, 176, 185, 250 – 251, 295, 304, 305, 312, 315, 341, 385, 386 Embrayeur, 385 – 388 Emploi, 21, 22, 23, 40, 70, 75, 76, 81, 85, 89, 90 – 91, 96, 101, 102, 104, 107, 108, 110, 114, 116, 126, 127 – 128, 145, 149 – 170, 170, 172 – 177, 209, 211, 222, 223, 224, 225, 226, 227, 228, 230, 232 – 233, 236, 243, 250, 257, 277, 282, 296, 297, 306, 313, 314, 315, 317, 340, 346, 376, 386, 389, 390, 393, 397, 398, 399, 400, 404, 407, 408 Énonciation 1, 2, 4, 7, 45, 66, 88, 151, 210, 231, 233, 239, 241 – 243, 245, 256, 257, 260, 333, 340, 345, 357, 358, 377, 378, 383, 385, 386, 390, 391, 397, 398, 399, 406 – 410 « Étiologie » 244, 260, 283, 284, 344, 355, 356, 358, 359, 360, 361, 363, 369, 372, 373, 376, 378, 380, 383, 384, 388, 390, 391, 392, 393, 394, 395, 396, 398, 399,

466

Index rerum

400, 402, 403, 404, 405, 406, 408, 409, 410, 411, 414 Étiologie/étiologique 4, 11, 15, 16, 17, 36, 37, 59, 62, 63, 202, 261 – 262, 269, 274, 282, 285, 291, 292, 293, 301, 302, 352, 362, 364, 367, 368, 369, 374, 381, 393, 412 Faculté symbolique 301, 361, 362, 363, 364, 366, 370, 371, 410 Fonction passim Fonction symbolique 364, 366, 372 Fonctionnement (Saussure) 4, 63, 68, 216, 256, 261, 262, 282, 292, 326, 337, 368, 379, 412, 414 Forme (vs sens ou fonction) passim Forme (vs substance) 5, 14, 25, 27, 38, 52, 54, 81, 82, 83, 84, 100, 104, 116, 134, 135, 136, 137, 144 – 148, 179, 196, 198, 199, 202, 218, 252, 254, 255, 262, 267, 268, 271, 274, 279 – 280, 290, 292, 293, 294, 299, 300, 301, 302, 325, 411, 412 Gegensinn 166, 307, 308, 311, 312, 313, 316 Idéologie scientifique 2, 372 Idiome 3, 4, 7, 28, 33, 63, 260, 296, 345, 346, 348, 410, 411, 414 Idiomologie 5, 6, 7, 12, 23, 72, 260, 261, 348, 411, 414, 415 Inconscient (adjectif) 132, 238, 263, 289, 290, 328, 347, 350, 381 Inconscient (psychanalyse) 23, 110, 286, 306, 307, 312, 316, 349, 350, 351, 354, 355, 365 Interprétance 239, 340, 341, 342, 376, 377, 378, 382 Langage animal 289, 317 – 326 Locuteur 50, 51, 74, 85, 106, 112, 140, 155, 195, 204, 206, 207, 212, 222, 223, 224, 227, 231, 237, 238, 242, 243, 245, 246, 248, 252, 268, 294, 346, 349, 357, 358, 389, 390, 391, 392, 393, 394, 395, 398, 399, 401, 404, 405, 407, 408, 409 Logique de l’expression 160, 174, 175, 278, 315

Mérisme 51, 190, 198, 199, 250, 251 Métalinguistique 239, 333, 340, 341, 377, 378, 408 Métasémantique 257 Mode de langage 120, 203, 204, 209, 221, 222, 246, 350, 362, 386, 388, 389, 391, 396, 398, 399, 402, 406, 409, 410 Morphème 16, 26, 43, 44, 46, 48, 51, 89, 92, 94, 123, 127, 146, 181, 191, 199, 209, 250, 251, 292, 314, 315, 324 Morphologie 29, 70, 79, 90, 95, 108, 122, 123, 124, 139, 142, 156, 200, 231, 242, 295, 315, 398 Nécessité 29, 30, 41, 84, 90 – 91, 95, 97, 109, 110, 111, 112, 117, 120, 121, 122, 123, 126, 127, 129, 130, 139, 145, 148, 150, 195, 214, 223, 229, 235, 236, 239, 240, 243, 245, 247, 256, 262, 268 – 271, 272 – 276, 277, 279, 280, 284, 290, 295, 304, 307, 323, 344, 358, 380, 381, 382, 385, 386, 397, 398, 400, 403, 407 Négatif/négativité 4, 5, 10, 19, 20, 21, 23, 27, 28, 35, 39, 50, 54, 57, 63, 71, 220, 256 Niveau 6, 10, 16, 20, 27, 29, 46, 49, 51, 53, 77, 87, 93, 94, 98, 110 – 111, 121, 134, 180, 181, 182, 183, 185, 186, 188 – 203, 207, 208, 209, 211, 212, 213, 218, 225, 250, 251, 292, 304, 315, 329, 370, 375, 403 Obstacle épistémologique 7, 100, 256, 289, 326, 411, 413, 414 Opposition 5, 10, 17, 18, 20, 21, 23, 27, 28, 31, 34, 35, 37, 39, 43, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 55, 63, 64, 65, 66, 67, 77, 79, 80, 81, 82, 90, 94, 96, 99, 104, 110, 127, 129, 130, 147, 164, 168, 183, 185, 186, 206, 207, 219, 220, 231, 251, 252, 256, 274, 275, 304, 314, 333, 382, 383, 385, 386, 393, 394, 397, 400 Organisation 21, 23, 26, 27, 28, 29, 32, 34, 37, 38, 39, 40, 51, 52, 65, 68, 76, 77, 78, 79, 82, 84, 92, 93, 94, 98, 99, 104, 111, 116, 118, 119, 121, 122, 132, 136, 137, 139, 141, 143, 145, 146, 147, 148, 155,

Index rerum

166, 168, 169, 175, 177, 181, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 190, 194, 196, 200, 202, 206, 213, 214, 215, 216, 222, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 233, 234, 235, 236, 237, 238, 239, 249, 250, 251, 252, 254, 255, 256, 269, 287, 289, 292, 295, 296, 298, 299, 300, 301, 302, 304, 305, 312, 313, 315, 316, 317, 329, 351, 352, 354, 356, 357, 358, 362, 363, 366, 368, 369, 377, 378, 386, 394, 396, 397, 398, 399, 405 Organisation de l’expression 10, 99, 101, 116, 119, 121, 130, 136, 149, 166, 169, 177, 202, 413, 414 Paradigmatique 39, 55, 75, 77 – 80, 89, 96, 98 – 99, 141, 147, 177, 182 – 184, 186 – 187, 188, 190, 191, 193, 194, 202, 228, 229, 230, 233, 234, 235, 236, 237 Paradigme 22, 26, 50, 65, 77, 78 – 79, 143, 177, 184, 186, 229, 230, 231, 234, 235, 236, 398, 400, 402 Parole 17, 18, 33, 42, 51, 68, 87, 110, 149 – 151, 152, 153, 154, 155, 157, 158, 163, 164, 166, 170, 173, 175, 178, 203 – 204, 206, 208, 209, 210, 211, 213, 214, 216, 217, 221, 222, 229, 232, 233, 237, 238, 240, 244, 245, 246, 247, 249, 255, 256, 349 – 350, 358, 361 – 362, 364, 365, 374, 375, 379, 382, 384, 389, 390, 391, 392, 399, 401, 404, 405, 406, 407 Pensée 4, 5, 27, 29, 35, 37, 151, 214, 222, 223, 234, 235, 238, 269, 287, 289 – 303, 317, 325, 326, 342, 352 – 353, 356, 359, 360, 362 – 363, 364, 370, 371, 374, 376, 377, 409, 411, 414 Philosophie 114, 135, 195, 269, 289, 293, 297, 334, 363 Philosophie analytique 135 Philosophie du langage 147 Phonème 5, 17, 26, 27, 29, 31, 34, 39, 46, 47, 51, 74, 75, 82, 86 – 87, 92, 146, 181, 184, 189, 190, 191, 193, 198, 199, 200, 201, 209, 250, 251, 324 Phonologie 18, 31, 33, 59, 86, 87, 198

467

Positif/positivité 5, 10, 14, 20, 21, 23, 35, 50, 54, 62 – 63, 64, 127, 220, 228, 255, 256 Positivisme (sens courant) 52, 57, 58, 186, 254 Positivisme (sens défini dans cet ouvrage) 10, 21, 39, 50, 66 Problématique de l’expression 5, 6, 10, 11, 13, 14, 67, 70, 71, 72, 73, 74, 76, 77, 79, 100, 101, 103, 104, 106, 117, 121, 132, 149, 168, 177, 179, 260, 283, 289, 317, 411, 413, 414 Problématique des rapports forme/substance 5, 14, 134, 135, 136, 262, 412 Problématique des rapports son/sens 5, 11, 14, 16, 17, 19, 195, 218, 256, 260, 262, 264, 276, 287, 410, 412, 413 Problématique phonologique 97, 138, 180, 267 Problématique sémantique 97, 267 Problématique sémiologique 325, 326, 334, 338, 339, 344 Problématique sémiotique 288, 289, 318, 325, 326, 334, 336, 338, 339, 343, 344, 346, 355, 364, 365, 367, 369, 371, 384, 413 Problématique structurale 5, 6, 7, 10, 11, 67, 256, 260, 276, 413 Psychanalyse 6, 326, 344, 346 – 349, 354 Psychique 198, 267, 284, 291, 295, 298, 348, 377, 392 Psychologie 195, 253, 335, 336, 392 Référence/référent 12, 53, 69, 83, 107, 135, 149, 151, 154, 167, 178, 205, 206 – 209, 211 – 212, 214, 220, 222, 224 – 226, 232, 241, 242, 265, 267, 270, 286, 296, 300, 301, 316, 323, 324, 325, 330, 364, 377, 382, 383, 387, 388, 389 – 390, 396, 397, 401 Relatif/relativité 5, 10, 21, 23, 26, 27, 28, 37, 38, 39, 41, 43, 46, 47, 52, 57, 64, 66, 81, 92, 146, 181, 183, 187, 272, 273, 274 – 276, 284 Relation 18, 20, 21, 22, 25, 26, 27, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 38, 39, 42, 44, 45, 47, 49, 50, 52, 60, 64, 65, 67, 68, 74, 76,

468

Index rerum

77, 78, 79, 81, 87, 94, 97, 98, 99, 110, 114, 125, 126 – 127, 128, 131, 133, 137, 140, 145, 148, 158, 160, 161, 162, 164, 167, 168, 170, 176, 177, 183, 184, 185, 186, 188, 189, 190, 191, 192, 199, 209, 219, 229 – 230, 233, 253, 274, 304, 305, 312, 313, 327, 366, 385, 387, 396, 399 Rupture épistémologique 3, 4, 5, 17, 28, 260, 262, 263, 264, 267, 322, 345, 410, 412 Science de la culture 54, 329, 330, 344, 371, 375 Science de la nature 52, 53, 54, 217, 347 Sémantique (adjectif) 18, 24, 25, 32, 33, 34, 40, 51, 60, 62, 69, 70, 75, 76, 79, 81, 88, 89, 90, 93, 94, 95, 96, 97, 104, 113, 115, 119, 147, 150, 159, 162, 163, 164, 166, 168, 170, 171, 173, 175, 176, 267, 303, 304, 306, 309, 312, 314, 315, 317, 332 Sémantique (nom) 4, 18, 33, 93, 95, 162, 224 – 225, 234, 316, 329 Sémantique (Benveniste) 88, 147, 173, 177, 179, 203, 203 – 257, 285, 333, 334, 340, 341, 372, 375 – 380, 380, 382, 384, 388, 391, 396, 407, 411, 413 Sémiologie 6, 15, 16, 78, 43, 148, 219, 233, 236, 240, 249, 253, 254, 257, 285, 289, 325, 326, 330, 333, 334, 336, 337, 338 – 339, 341, 342, 344, 360, 370 Sémiologique 45, 220, 249, 262, 327, 329, 330, 331, 332, 335, 336, 340, 342, 368 Sémiotique (adjectif de relation) 179, 182, 232, 247, 286, 329, 330, 340, 341, 342, 343, 365, 375, 377 Sémiotique (science des signes) 285, 318, 325, 326, 327, 331, 332, 333, 337, 338, 340, 342, 343, 355, 359, 363, 371 Sémiotique (Benveniste) 45, 49, 64, 66, 88, 93, 147, 173, 177, 179, 200, 201, 203, 203 – 257, 331, 333, 334, 340, 341, 372, 374, 375 – 380, 388, 391, 407, 411, 413 Sens passim Signal 205, 207, 286 – 287, 299 – 300, 301, 323, 326, 360, 363, 365 Signe passim

Signifiance 66, 67, 220, 239, 240 – 241, 242, 245, 255 – 256, 257, 332, 340, 341, 343, 344, 376, 378, 379, 391, 407 Signification passim Structuralisme 1 – 5, 28, 36, 38, 43, 52, 63, 67, 80, 99, 148, 177, 179, 194, 214, 237, 252 – 254, 260, 262, 299, 317, 331, 332, 341, 372, 412 – 414 Structuration 16, 20, 24, 25, 104, 136, 137, 181, 196, 210, 213, 274, 316, 351 Structure passim Structure orientée 94, 99, 179, 187, 188, 202, 211, 213, 229, 413 Subjectivité 6, 32, 69, 106, 118, 120, 121, 154, 203 – 204, 241, 349, 382, 386, 390 – 391, 392 – 395, 395 – 396, 397, 400 – 402, 403 – 406 Substance 5, 14, 25, 38, 40, 47, 52, 59, 62 – 63, 81 – 84, 86, 87, 91, 100, 104, 134, 135, 136, 137, 138, 148, 170 – 171, 179, 196, 198, 199, 216, 218, 255, 262, 267, 271, 274, 290, 295, 302, 321, 411, 412, 413 Sujet 1, 20, 120, 203 – 204, 287, 300, 348, 349 – 350, 353, 357, 358, 382, 383, 388, 392 – 393, 395, 400 Sujet parlant 73 – 74, 264, 268, 274, 277, 391 Symbole 270 – 271, 275, 280 – 288, 299 – 301, 323, 327 – 328, 332, 350, 353, 354, 359, 360, 364, 365, 366 Symbolique (adjectif) 133, 246, 254, 278, 280 – 288, 299 – 301, 327, 329, 347, 359, 360, 361, 362, 363, 364, 366, 367, 369, 371 Symbolique (nom) 110, 316, 354, 374, 375 Symbolisation 134, 283 – 284, 287, 289, 299 – 300, 319 – 320, 359, 360, 363, 371 Symbolisme 23, 132, 145, 205, 279, 280 – 288, 289, 318 – 321, 323, 324, 325, 350, 354, 355, 359, 360, 364, 365, 366, 367, 369, 371, 413 Symétrie 29 – 30, 50, 99 Synapsie 49, 69, 78, 79, 153 Synchronie 5, 21, 28, 32, 33, 36, 47, 48, 50, 73, 79, 93, 163, 164, 169 – 170, 175, 176, 226, 272, 274, 281, 282, 315, 332

Index rerum

Syntagmation 228 – 229, 230, 232, 240, 254, 379 Syntagmatique 39, 55, 65, 78 – 79, 89, 98 – 99, 108, 147, 182 – 184, 186 – 187, 188, 189 – 190, 191, 193 – 194, 202, 229 – 231, 233 – 237, 239, 242, 379 Syntagme 78 – 79, 102, 125, 147, 148, 149, 186, 196, 225, 230, 231, 235 Syntaxe 4, 13, 22, 45, 70, 79, 88, 94 – 96, 99, 107, 108, 122 – 125, 127, 128, 137, 138 – 140, 149, 158, 163, 164, 169, 170, 204, 210, 221, 229 – 232, 234 – 235, 236,

469

237, 239, 242, 296, 301, 350, 357, 358, 389, 397 Système passim Système sublogique 176 Utilisation 20, 42, 55, 84 – 86, 88, 90, 103, 104 – 105, 129, 142, 149, 155, 193 – 194, 203, 204, 227, 228, 229, 231, 233, 237, 239, 241, 245, 333, 349 – 350, 354, 407, 408 Valeur passim

Index nominum Abel, C. 303 – 305, 307 – 308, 311, 312, 315, 316, 351 Ablali, D. 280 Adam, J.-M. 2 Amacker, R. 261, 272 Aristote 109, 153, 163, 294 – 296 Arrivé, M. 1, 261, 263, 264, 268, 303, 305 – 306, 307, 308, 311, 312, 313, 315, 316, 317, 326 Bachelard, G. 3, 358 Bally, C. 266, 278 Baudouin de Courtenay, J. 87 Bazell, C. E. 18, 80, 81 Berry, Miss 420 Bloomfield, L. 58, 59, 100, 282 Boole, G. 286 Bouchardy, F. 289 Bouquet, S. 2, 261, 265, 266, 268, 273, 326 Breton, A. 351 Brunet, É. 422 Canguilhem, G. 372 Carnap, R. 215 Chiss, J.-L. 326 Chomsky, N. 237, 238, 253 Constantin, É. 72, 265, 272, 273, 290 Coseriu, E. 261, 263 Culler, J. 261

Fehr, J. 261, 326 Finck, F. N. 130 Firth, J. R. 74 Frei, H. 17, 18, 33, 34, 35, 54, 58 – 59, 60, 61, 62, 63, 172, 278, 280, 333 Freud, S. 23, 303, 306 – 307, 311, 316, 346, 349, 350, 351, 352 – 354, 355, 369 Frisch, K. (von) 319, 322, 325, 359 Gadet, F. 263 Gardiner, A. H. 268 Gauthiot, R. 420 Gautier, L. 290 Godel, R. 56, 58, 263, 272 Grammont, M. 37, 282 Harris, R. 263 Héraclite 244, 272 Hjelmslev, L. 2, 5, 14, 17, 18, 31, 35, 37, 62, 75, 80, 81, 82, 83, 84, 94, 97, 134, 135, 138, 171, 173, 174, 175, 176, 179, 184, 194, 263, 271, 280, 281, 282, 323, 333, 413 Holt, J. 306, 313 Homère 158 Jakobson, R. 2, 5, 16, 28, 31, 34, 35, 70, 75, 80, 86, 87, 88, 94, 104, 134, 173, 175, 196, 257, 263, 324, 413 Joseph, F. 197, 265, 271, 337

Daix, P. 249 Damourette, J. 264, 315 Darwin, C. R. 361 De Mauro, T. 56, 263 – 264, 272, 457 Dégallier, G. 59, 61, 265, 272, 273, 337 Delacroix, H. 363 Depecker, L. 268 Devoto, G. 58, 71, 80, 82, 171, 172 Ducrot, O. 263 Dumur, G. 254

Lacan, J. 324, 349 Leibniz, G. W. 307, 311 Leroux, N. 308 Lévi-Strauss, C. 136, 327

Ege, N. 267, 268, 278 Engler, R. 58, 61, 263, 265, 266, 272

Mahrer, R. 422 Manier, A. 326

Karcevskij, S. J. 33 Koerner, F. K. 272 Kruszewski, M. 87 Kuryłowicz, J. 172, 173

472

Index nominum

Martinet, A. 1, 2, 5, 16, 33, 35, 69, 70, 75, 80, 84, 85, 86, 88, 94, 104, 116, 134, 168, 181, 184, 196, 218, 257, 263, 291, 323, 324, 360, 364, 413 Mauss, M. 309, 314 Meillet, A. 37, 329, 345, 420, 421 Milner, J.-C. 45, 303, 305, 307 – 311, 312, 313, 314, 315, 316, 317 Moïnfar, M. D. 2 – 3, 41, 421, 422, 423 Morris, C. 1, 397 Naert, P. 263 Nehring, A. 266 Normand, C. 1, 2, 6 – 7, 244, 261, 264, 265, 334 Pāṇini 104, 253 Parménide 296 Pavlov, I. 360 Peirce, C. S. 327, 328, 337 – 338, 342, 343 Pelliot, P. 420 Perelman, C. 234 Péron, F. 142 Piaget, J. 238, 370 Pichon, É. 264, 268, 278, 315 Platon 163 Pos, H. 57 Puech, C. 1 – 2, 326 Redard, G. 423 Reichelt, H. 420 Renou, L. 421

Ricœur, P. 237 Riedlinger, A. 289 Rimbaud, A. 388 Róheim, G. 351 Roquet, G. 308 Russel, B. 206 Sapir, E. 130 – 131 Saussure, F. (de) passim Sechehaye, A. 278 Sechehaye, M. 197, 265, 271, 272 Sommerfelt, A. 75, 175 Stefanini, J. 263 Suenaga, A. 261, 263 Summers, Miss 420 Tamba-Mecz, I. 243 Tedesco, P. 420 Thureau-Dangin, F. 107 Todorov, T. 263 Troubetzkoy, N. S. 33, 34, 87 Ullmann, S. 34, 84 Valéry, P. 286 Vogüé, S. (de) 244, 415 Wells, R. S. 261, 272 Westendorf, W. 126 Whitney, W. D. 261 Whorf, B. L. 296, 307

Table des matières Introduction

1

Première partie. Problématique de l’expression et structuralisme 11  Valeur, structure et expression . Problématique de l’expression et problématique des rapports son/ sens 11 19 . Du système à la structure . Réélaboration du concept saussurien de valeur 38 . Problématique structurale et problématique de l’expression 68  La langue comme organisation de l’expression 101 . Démultiplication du rapport son/sens 101 . Langage, langues et expression 117 136 . Analyse de la structure des expressions . Analyse des emplois 149 . Le paradigme structural 170  Structure orientée, sémiotique et sémantique 179 . Les niveaux de l’analyse linguistique 179 203 . Sémiotique/sémantique

Deuxième partie. L’obstacle de la signification  Arbitraire et symbolisme 261 . Nature du signe linguistique . Signe et symbole 279

261

 Linguistique et sciences de l’homme 289 . Langage et pensée 289 . Langage animal et langage humain 317 . Organisation structurale de l’univers des signes

327

CDLXXIV

Table des matières

 L’étiologie par l’objet 345 346 . L’objet de la linguistique . Langage et symbolisation 356 . Langage et énonciation 385 Conclusion

412

Annexes Annexe 1 Bibliographie chronologique des textes de Benveniste Annexe  . .  . . .  . . . .. .. . . . . .. ..

419

2 Relevés d’occurrences 426 426 Emplois remarquables du terme de valeur Expressions significatives 426 « Valeur + caractérisant précisant le contenu de la valeur » 427 429 La notion de structure Le terme désigne les langues ou leurs parties et soussystèmes 429 Le terme renvoie à la structure d’un système ou d’une langue 429 432 Occurrences ambiguës La notion d’expression 432 Rapport signifiant/signifié 432 433 Occurrences indécidables Rapport forme linguistique/sens exprimé 434 Exprimer 434 Expression 435 Expression au sens de « tour de la langue écrite ou parlée », sans dimension active 436 Expression au sens de « tour de la langue écrite ou parlée », avec dimension active 437 Expression au sens de « forme exprimant » ou « ce qui exprime », avec dimension active 440 Indissolubilité de l’expression et du moyen d’expression 448 Occurrences où le terme expression apparaît dans un syntagme du type « expression + adjectif descriptif » 448 Autres occurrences 450

CDLXXV

Table des matières

Bibliographie 451 451 Textes de Benveniste Autres références 453 Tables 459 Table des abréviations utilisées pour les textes du corpus Table des textes du corpus 461 Index rerum Index nominum

465 471

459